Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

44 | 2012 L'Italie du Risorgimento. Relectures

Catherine Brice et Gilles Pécout (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rh19/4225 DOI : 10.4000/rh19.4225 ISSN : 1777-5329

Éditeur La Société de 1848

Édition imprimée Date de publication : 30 septembre 2012 ISSN : 1265-1354

Référence électronique Catherine Brice et Gilles Pécout (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 44 | 2012, « L'Italie du Risorgimento. Relectures » [En ligne], mis en ligne le 30 septembre 2012, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/4225 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.4225

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SOMMAIRE

Introduction Catherine Brice et Gilles Pecout

Articles

Entretien avec Catherine Brice Alberto Banti

Pour une lecture méditerranéenne et transnationale du Risorgimento Gilles Pecout

Guerre et nation dans l’Italie du Risorgimento Lucy Riall

Une émotion patriotique : la honte et le Risorgimento Silvana Patriarca

Monarchie, État et nation en Italie durant le Risorgimento (1831-1870) Catherine Brice

L’effondrement de l’Italie pré-unitaire : l’exemple du royaume des Deux-Siciles Simon Sarlin

Femmes et Risorgimento : un bilan historiographique Maria Pia Casalena

Les juifs italiens et le Risorgimento : un regard historiographique Tullia Catalan

L’historiographie catholique face au Risorgimento Daniele Menozzi

Mémoires publiques du Risorgimento dans l’Italie libérale. Un parcours historiographique Massimo Baioni

Varia

La danse des corps figés. Catalepsie et imaginaire médical au XIXe siècle Alexandra Bacopoulos-Viau

Lectures

Agostino BISTARELLI, Gli esuli del Risorgimento Bologne, Il Mulino, 2011, 370 p. ISBN : 978-88-15-23353-0. 30 euros. Grégoire Bron

Jean-Yves FRÉTIGNÉ et Paul PASTEUR [dir.], Garibaldi : modèle, contre-modèle collection Changer d’époque, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2011, 151 p. ISBN : 978-2-87775-508-5. 18 euros. Pierre-Yves Manchon

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Éric SAUGERA, Reborn in America. French Exiles and Refugees in the United States and the Vine and Olive Adventure, 1815-1865 traduit du français par Madeleine Velguth, Tuscaloosa (Ala.), The University of Alabama Press, 2011, 572 p. ISBN : 978-0-8173-1723-2. 30 dollars. Tangi Villerbu

Adam JORTNER, The Gods of Prophetstown. The Battle of Tippecanoe and the Holy War for the American Frontier New York, Oxford University Press, 2011, 320 p. ISBN : 978-0-19-976529-4. 27,95 dollars. Tangi Villerbu

Mark TRAUGOTT, The Insurgent Barricade Berkeley (Calif.), University of California Press, 2011, 436 p. ISBN : 978-0-520-26632-2. 39,95 dollars. Quentin Deluermoz

Karine SALOMÉ, L’Ouragan homicide. L’attentat politique en au XIXe siècle Paris, Champ Vallon, 2011, 320 p. ISBN : 978-2-87673-538-5. 25 euros. Constance Bantman

Jean-Jacques CLÈRE, Jean-Claude FARCY [dir.], Le juge d’instruction. Approches historiques collection Institutions, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, 318 p. ISBN : 978-2-915611-68-7. 22 euros. Céline Regnard

Pierre PIAZZA [dir.], Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime Paris, Karthala, 2011, 384 p. ISBN : 978-2-8111-0550-1. 29 euros. Céline Regnard

Nicole SAVY, Les Juifs des Romantiques. Le discours de la littérature sur les Juifs de Chateaubriand à Hugo | Maurice SAMUELS, Inventing the Israelite. Jewish Fiction in Nineteenth-Century France Paris, Belin, 2010, 256 p. ISBN : 978-2-7011-4896-0. 23 euros. | Stanford University Press, 2010, 323 p. ISBN : 978-0-8047-6384-4. 60 dollars. Judith Lyon-Caen

Fabrice ERRE, Le règne de la poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis- Philippe à nos jours collection La Chose publique, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 260 p. ISBN : 978-2-8767-3548-4. 23 euros. Grégoire Franconie

Louis GIRARD, Lamennais ou le devoir de croire, Hildesheim G. Olms, 2010, 476 p. ISBN : 978-3-487-14294-4. 68 euros. Estelle Berthereau

Nicolas CHAMP, La religion dans l’espace public. Catholiques, protestants et anticléricaux en Charente-Inférieure au XIXe siècle Pessac, Fédération historique du Sud-Ouest, 2010, 520 p. ISBN : 978-2-85408-074-2. 30 euros. Sylvain Milbach

André LÉO, Aline-Ali, nouvelle édition présentée et annotée par Cecilia Beach, Caroline Granier et Alice Primi, Chauvigny APC éditions/Association André Léo, Cahiers du Pays Chauvinois, n° 41, 2011, 184 p. ISBN : 978-2-909165-99-8. 20 euros. Nicole Edelman

Strasbourg 1870, le récit du siège d’après le journal inédit d’Ernest Frantz, 15 juillet-28 septembre introduction et commentaires d’Aline Bouche, David Bourgeois et Marie-Claire Vitoux, Nancy, Éditions Place Stanislas, 2011, 240 p. ISBN : 978-2-35578-087-5. 25 euros. Olivier Berger

Mathieu LÉONARD, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale Paris, La Fabrique, 2011, 416 p. ISBN : 978-2-35872-023-6. 16 euros. Michel Cordillot

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Sylvie RÉMY, Jean, Jules, Prosper et les autres. Les socialistes indépendants en France à la fin du XIXe siècle collection Histoire et civilisations, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011, 346 p. ISBN : 978-2-75740-182-8. 26 euros. Christophe Voilliot

Pierre SINGARAVÉLOU, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe République Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 409 p. ISBN : 978-2-85944-678-9. 35 euros. M’hamed Oualdi

Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE et Georges VIGARELLO [dir.], Histoire de la virilité. Volume II, Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, dirigé par Alain Corbin Paris, Le Seuil, 2011, 512 p. ISBN : 978-2-02-098068-5. 38 euros. Nicole Edelman

Émilien CONSTANT, Le département du Var sous le Second Empire et au début de la Troisième République, préface de Jean-Marie Guillon Les Mées, Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, 2009, tome 1 : 570 p., tome II : 632 p., plus un volume d’index et bibliographie (préparé par Évelyne Maushart), 60 p., ISBN : 978-2-9535478-0-1 et 978-2-9535478-1-8. 45 euros. Raymond Huard

Isabelle LE BOULANGER, L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 368 p. ISBN : 978-2-7535-1312-9. 20 euros. Nathalie Brémand

Alain CROIX, Didier GUYVARC’H, Marc RAPILLIARD, La Bretagne des photographes. La construction d’une image de 1841 à nos jours Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 512 pages, ISBN : 978-2-7535-1476-8. 54 euros. Karine Salomé

Les membres du comité de rédaction ont publié

François JARRIGE, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860) collection Carnot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 369 p. ISBN : 978-2-7535-0926-9. 18 euros. Iorwerth Prothero

Gilles MALANDAIN, L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration collection En temps et lieux, Paris, éditions de l’ÉHÉSS, 2011, 336 p. ISBN : 978-2-7132-2280-1. 26 euros. Olivier Tort

Emmanuel FUREIX, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), préface d’Alain Corbin collection Époques, Paris, Champ Vallon, 2009, 507 p. ISBN : 978-2-87673-497-5. 30 euros. Guillaume Cuchet

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Introduction

Catherine Brice et Gilles Pecout

1 Les célébrations officielles et médiatiques d’un grand anniversaire national sont fréquemment l’occasion de réfléchir sur l’état de la production scientifique, sur sa diffusion éditoriale et pédagogique en relation avec les usages publics du passé. En 2011, le cent cinquantième anniversaire de l’Unité italienne n’a pas échappé à la règle1. L’anniversaire de l’acte de naissance officiel du nouveau royaume italien unifié et indépendant le 17 mars 1861 a été volontiers mis en perspective dans une histoire plus longue du Risorgimento qui a ainsi retrouvé ses caractéristiques historiographiques de vaste mouvement d’éveil national dans l’Europe romantique2. Les commémorations scientifiques et culturelles de l’Unité ont été idéalement associées aux trois références territoriales matricielles : avec d’abord la patrimonialisation de proximité à travers l’exhumation des héros locaux de l’époque du Risorgimento ; puis avec la proposition d’un modèle syncrétique d’histoire nationale ; et enfin avec la revendication du caractère européen de la grande aventure de l’unité des Italiens3. On vit aussi à l’occasion émerger et se reconstituer – souvent à grand renfort d’érudition locale ou même sous un vernis universitaire – de vigoureuses familles révisionnistes anti- unitaires : septentrionaux sécessionnistes ou pseudo-fédéralistes, méridionalistes nostalgiques des Bourbons et catholiques ultra-conservateurs avec comme point commun la remise en cause, non pas de l’inachèvement du processus d’unification – ce qui fut longtemps le cas des critiques anti-risorgimentales sérieuses –, mais des valeurs mêmes de l’unité nationale4.

2 A dire vrai, la réflexion sur l’écriture de l’histoire et sur les grands débats concernant le XIXe siècle n’avait pas attendu ces anniversaires pour s’exercer dans la tradition scientifique et universitaire italienne qui a toujours su ménager une place importante à l’historiographie comme forme noble de la vie intellectuelle. En outre, le parti pris d’une approche extensive du Risorgimento comme vaste catégorie de périodisation de l’Italie allant du « Settecento breve » au « lungo Ottocento » – des Lumières à la Première Guerre mondiale –, à défaut de correspondre à une conception lexicale et chronologique rigoureuse, a souvent permis de disposer, en partant d’une interrogation sur la genèse et les lendemains de l’Unité, d’un inventaire complet de l’historiographie politique, économique, sociale et culturelle de l’Italie moderne et

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contemporaine5. Si les historiens italiens ont profité de ces prédispositions heureuses pour aller questionner à de très nombreuses reprises l’image de l’Italie – opinion publique et production scientifiques – à l’étranger6, les historiens étrangers de l’Italie ont aussi tenté de temps à autre de présenter l’historiographie de l’Italie contemporaine. Plusieurs solutions ont été éprouvées parfois de façon contemporaine : continuer à s’interroger à l’infini sur la spécificité d’un regard historien étranger sur l’Italie en postulant que la nationalité de l’historien est déterminante, ce qui ne peut manquer de poser problème à l’heure du comparatisme et de la « globalisation » des structures de la recherche ; proposer une réflexion sur l’Italie comme territoire et objet savant pour les étrangers à travers l’examen des structures scientifiques d’accueil et de recherche ; analyser l’hybridation des modèles historiographiques7 ; entrevoir les relations et regards bilatéraux8 ; enfin accompagner et favoriser l’accès d’une production mal connue sur l’Italie indépendamment de la formation nationale des auteurs. C’est cette dernière option que nous avons choisi de privilégier en illustrant certaines des tendances de la production sur le Risorgimento et l’Unité dans le sillage de la vénérable bibliographie de Georges Bourgin soucieux de faire connaître en France une production dans laquelle les titres français n’avaient aucunement vocation à tenir la vedette, sans pour autant être relégués9.

3 L’objet de ce fascicule de la Revue d’histoire du XIXe siècle est, très simplement, de rendre compte auprès du public français des principales évolutions que connaît depuis une quinzaine l’historiographie italienne du Risorgimento. Longtemps considérée comme assez traditionnelle, et agitée par des débats d’érudition ou d’interprétations bien balisés, l’histoire du Risorgimento a connu depuis une quinzaine d’années une sorte de renaissance. Émergence de nouvelles questions (ou de questions anciennes posées en des termes nouveaux), retour sur la formation de l’Italie unifiée à l’occasion du cent cinquantième anniversaire, autant d’éléments invitant à une mise au point destinée aux lecteurs francophones. D’autant (et on peut le regretter) que les ouvrages traduits de l’italien en français sont assez rares, trop rares10.

4 Le choix proposé dans ce numéro est forcément partiel et partial. On n’y trouvera pas une synthèse exhaustive des multiples domaines que les historiens de l’Italie ont récemment travaillés, mais une sélection des questions qui nous sont apparues stimulantes et neuves. En mentionnant ici les « historiens de l’Italie », on voudrait préciser que l’histoire de la péninsule est majoritairement faite par des chercheurs transalpins, mais qu’elle se nourrit aussi de collaborations, suggestions, liens institutionnels avec une communauté internationale dont on trouvera ici quelques représentants. Si des auteurs italiens, anglais, américains et français figurent dans ce numéro, il n’y a pas d’auteur allemand, et c’est sans doute un manque, car l’historiographie allemande de l’Italie du XIXe siècle est riche, nourrie d’une longue tradition d’échanges universitaires11.

5 En ouverture de ce numéro, on trouvera une interview d’Alberto Banti12, qui a contribué au renouvellement des travaux sur le Risorgimento. Proposant une histoire culturelle de l’idée de nation et de sa réception à partir des premières décennies du XIXe siècle, Banti a contribué à inspirer nombre de travaux mais a aussi suscité des controverses animées13. Le Risorgimento de Banti a révolutionné l’approche du XIXe siècle politique et culturel italien autour d’une conception qui revient sur la distinction classique de l’histoire des idées européennes entre deux conceptions antagonistes de la nation : l’idée « naturaliste » de type germanique qui lie la nation à l’appartenance

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communautaire principalement par le sang et l’acception dite « volontariste » liée au modèle français et italien. En réalité, l’idée d’une nation pré-existante implique qu’il y ait déjà un certain nombre d’éléments constitutifs de la nation au moment où s’établit le pacte politique volontariste. Les liens du sang, la tradition communautaire, le langage commun sont autant d’éléments relevant d’une conception habituellement considérée comme étrangère au modèle italien mais que Banti a le très grand mérite de réintroduire au coeur du « canon » italien de la nation.

6 La question initiale que se pose Gilles Pécout concerne la place des références et des dynamiques internationales dans la nation du Risorgimento. C’est un débat lui aussi classique et dont les éléments ont éclairé le caractère d’une unité nationale qui est aussi – et d’abord peut-être – une grande aventure européenne. Mais ce qui est ici proposé, à partir d’un inventaire historiographique et de nouvelles pistes de recherche sur le premier XIXe siècle jusqu’à la transition unitaire des années 1860, est un peu différent de l’histoire internationale intellectuelle, diplomatique et militaire de l’Unité. Il s’agit d’éclairer un cadre peu considéré jusqu’alors par l’histoire du Risorgimento : la Méditerranée, dans sa double acception de « mer domestique » (Mare nostrum), réservoir potentiel de figures de l’identité géographique, culturelle et politique, et d’espace de déploiement et de rapports avec les autres nations méditerranéennes (Mare aliorum). La thèse défendue est que, contrairement à une lecture « méditerranéiste » interne et identitaire, et surtout, à l’opposé d’une interprétation centrée sur la linéarité d’un impérialisme méditerranéen, le Risorgimento méditerranéen est un espace de circulation, de solidarité et d’amitié politique transnationale. La mobilité intellectuelle et politique qui a déjà fait l’objet de travaux importants, mais aussi l’omniprésence pour les Italiens de la pérégrination armée à travers le volontariat militaire, international et anti-impérialiste, en témoignent des années 1820 jusqu’à la Première Guerre mondiale.

7 Mais cette relecture méditerranéenne du Risorgimento autour d’un sentiment public international comme l’amitié ne doit pas nous faire oublier la force et l’économie des sentiments dans l’auto-représentation des Italiens. On retrouve ainsi l’approche culturaliste bantienne dans l’article de Silvana Patriarca consacré à la « honte » dans le discours patriotique et qui reprend, à travers cette figure, les travaux qu’elle a récemment proposés sur le poids des stéréotypes nationaux et des émotions qui s’y attachent, dans la construction de l’identité italienne14. Patriarca insiste à juste titre sur le caractère « réflexif » des stéréotypes créés par les étrangers sur la perception que les Italiens ont d’eux-mêmes.

8 Lucy Riall, auteur d’un récent ouvrage sur Garibaldi et la « construction » du héros national15 concentre sa réflexion sur le thème de la guerre et de la violence dans l’Italie du premier XIXe siècle, thèmes qui se révèlent centraux pour la compréhension de la période. Présente dans le vécu des protagonistes comme dans la culture nationale, la guerre se décline en de multiples facettes : depuis les guerres inter-étatiques « classiques » entre Piémont et Autriche jusqu’aux guerres menées par des « volontaires », qu’ils soient garibaldiens ou zouaves pontificaux, aux accents fratricides.

9 L’historiographie italienne a également ouvert des chantiers autour de nouveaux groupes, protagonistes des luttes patriotiques. On en trouvera ici deux exemples avec l’article de Maria Pia Casalena consacré aux femmes et celui de Tullia Catalan s’intéressant aux communautés juives. A l’arrière plan de ces problématiques, la

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question de la « participation » populaire au Risorgimento. A la perception longtemps défendue s’appuyant sur les thèses d’Antonio Gramsci, d’un Risorgimento élitiste, un Risorgimento de la bourgeoisie, s’est dressée l’affirmation d’un Risorgimento plus « populaire », d’un mouvement de masses et pas seulement d’élites. Certes, pas très rural, mais infiniment plus affirmé dans les zones d’agglomération urbaine qu’on ne l’avait pensé. Dès lors, l’enjeu était moins de montrer une participation active de classes sociales plus diversifiées que de groupes socialement diversifiés, mais homogènes. Qu’il s’agisse de groupes religieux ou de communautés de genre, les modalités d’intervention des minorités juives ou des femmes dans les luttes patriotiques sont ici présentées et analysées, en tenant compte de la production historiographique la plus récente.

10 On sera aussi sensible ici à la manière dont un des filons proposés par Banti a été suivi et parfois détourné et comment, suivant également les sollicitations de l’historiographie internationale, de nouveaux sujets émergent. Dans La nazione del Risorgimento, Banti propose comme « figure profonde » du patriotisme, la famille16. La famille comme métaphore de la communauté nationale, la famille aussi comme ressource de la lutte pour l’unité et l’indépendance. Au sein de ces familles (de sang ou métaphoriques) les femmes sont investies d’un triple rôle. A la fois symbole de l’Italie, mère éplorée tentant de rassembler leurs fils, les « fratelli » autour d’elle – et l’on pense aux tableaux de Francesco Hayez –, mais aussi protagoniste du Risorgimento. Que ce soit des « combattantes » comme la Belgioioso, ou des femmes journalistes, historiennes, écrivains telles que nous les présente Maria Pia Casalena, ou bien encore, sœurs, mères, épouses qui entretiennent la « flamme » patriotique des combattants, ou gardent le foyer des exilés, assurant la permanence de patrimoines souvent menacés. Bref, elles entrent en politique et assurent aussi un rôle social « actif » qui, dans l’aristocratie, n’était pas nouveau, mais en revanche l’était dans la bourgeoisie ou les classes moyennes.

11 Quant aux communautés juives, présentées par Tullia Catalan, leur intégration dans le processus national qui semblait s’être déroulé sereinement et sans heurt, apparaît infiniment plus complexe. La « nationalisation parallèle » des juifs italiens à partir de 1848 est loin d’être linéaire. Différences sociales, différences régionales, clivages religieux ont créé autant de lignes de fracture qui ont rendu plus conflictuel, plus complexe le passage des juifs du statut d’exclus à celui de citoyens italiens. Autre élément sur lequel revient Catalan, l’antisémitisme dans l’Italie libérale. Là encore, longtemps lu à l’aune des seules lois raciales de 1938, l’antisémitisme semblait né sous le fascisme. Suivant les travaux précurseurs de Giovanni Miccoli (Université de Trieste), la question des liens entre antijudaïsme et antisémitisme a été revue à nouveaux frais.

12 Mais on trouvera aussi d’autres travaux portant sur des acteurs plus classiques dont le rôle a pu être soit revalorisé, soit réinterprété. Ainsi Catherine Brice17, pour la période pré-unitaire, réévalue-t-elle le rôle de la monarchie. La marge de manœuvre laissée au souverain dans le Statuto de 1848 a donné à cette institution une coloration particulière dans l’éventail des monarchies constitutionnelles européennes, marquée par une flexibilité entre un fonctionnement autoritaire ou parlementaire. Mais, plus important encore, c’est sans doute le rôle de « ciment nationalisateur » joué par l’institution comme par les souverains qu’il convient de noter. Ce faisant, une histoire de l’Italie au prisme des relations d’opposition et de dépendance entre monarchie et république est désormais possible, comme le montre un livre récent18.

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13 Le Mezzogiorno est présenté par Simon Sarlin19 non pas sous l’angle désormais connu du regard « colonial » porté sur le sud par les Italiens du nord ou du centre, ou sous celui de l’exploitation du sud par le nord, mais sous l’angle d’une approche plus politique du Royaume des Deux-Siciles et plus précisément d’une étude des causes de l’effondrement brutal du Royaume. Remettant ainsi en perspective les temporalités de la modernisation, de la transition politique et de l’événement, Sarlin apporte un éclairage nouveau sur le Sud des Bourbons dans la lignée d’une reprise des études sur les États de la Restauration20.

14 Daniele Menozzi, présentant le catholicisme dans son lien avec le Risorgimento, montre qu’encore aujourd’hui ce thème est objet d’une relecture passionnée aux accents polémiques. L’historiographie catholique a encore une vision très négative de la période du Risorgimento. Un Risorgimento qui n’aurait eu raison de l’Italie catholique que par la ruse, la violence et l’appui étranger et qui, brisant le lien « naturel » entre religion et nation, aurait ouvert les plaies (encore actuelles) de la péninsule. Face à cette historiographie catholique militante, Menozzi historicise la position des catholiques italiens du Risorgimento, rappelant que l’opinion fut longtemps divisée, oscillant entre appui au processus unitaire et compromis ponctuels et circonstanciés. Le refus de l’État unitaire passa, pour beaucoup d’Italiens, par l’adhésion à la propagande de Pie IX après les premières lois mettant en danger la primauté de l’Église dans la vie sociale (lois Siccardi de 1865), donnant naissance à une histoire « officielle » du Risorgimento qui, aujourd’hui encore, nourrit la production historique du Vatican. Une production historique contemporaine qui, rappelle l’auteur, continue à se situer dans un rapport hiérarchique avec l’Église de .

15 Enfin, il était intéressant de s’interroger sur les mémoires publiques italiennes dans le sillage du cent cinquantième anniversaire, dont on se souviendra à la fois du caractère profondément critique (avec les appels à la « sécession » tant de la « Padanie » que de la Sicile), mais aussi des déclarations passionnées d’italianité venant d’hommes politiques, de journalistes, d’artistes… Le thème de la mémoire publique est relativement récent dans l’histoire italienne21, et ces commémorations ont permis de tester « en temps réel » cette conflictualité, cette rhétorique et sa réception. Ce qui donne l’occasion à Massimo Baioni de présenter la mémoire publique du Risorgimento dans l’Italie libérale (1861-1915), sa « fabrication », sa diffusion et sa réception. Une mémoire publique du Risorgimento déjà éclatée politiquement et régionalement et que les cérémonies de 1911, célébrant le cinquantième anniversaire de l’unification, reflètent – partiellement –, en écho à 2011.

16 Outre l’intérêt pour l’histoire italienne du XIXe siècle, qui peut être partagé par un (relativement) petit groupe de chercheurs, l’historiographie italienne peut apparaître exemplaire à plus d’un titre. Le revirement culturaliste proposé par Alberto Banti se nourrit à la fois de sollicitations extérieures, internationales – il suffit de noter les noms qu’il cite dans son interview, de Benedict Anderson à George L. Mosse – lui permettant de sortir de vieux débats sur le Risorgimento. Mais cette évolution est aussi très spécifiquement italienne dans son intérêt porté aux textes, à la littérature, à la poésie (plutôt qu’à d’autres mediums comme la sculpture, la peinture, l’opéra, etc.), comme « marqueurs » du « canon » risorgimental. Ce faisant, Banti prend en compte une des idées forces du Risorgimento, soit le poids de la langue italienne comme marqueur culturel de la nation et comme vecteur de la diffusion de l’idée nationale.

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17 Il reste donc à remercier le comité de rédaction de la Revue, patient et attentif – et plus particulièrement Emmanuel Fureix –, les auteurs qui se sont prêtés au jeu, et, plus institutionnellement, le CRHEC (Centre de recherches en histoire européenne comparée, Université Paris-Est Créteil) ainsi que l’ANR fraternité et l’IHMC (Institut d’histoire moderne et contemporaine) qui ont permis la traduction des articles.

NOTES

1. Pour l’Italie du Risorgimento cet assemblage ne date pas d’hier mais de la fin du XIXe siècle avec comme apogée les célébrations de 1911, ainsi que l’avait montré le livre pionnier de Massimo Baioni, La religione della patria. Musei e istituti del culto risorgimentale 1884-1918, Treviso, Pagus Editore, 1994. Du même auteur, Risorgimento conteso : memorie e usi pubblici nell’Italia contemporanea, Reggio Emilia, Diabasis, 2009. 2. Pour avoir une idée des expositions et des manifestations scientifiques officiellement patronnées par le Comitato interministeriale per le Celebrazioni del 150° anniversario dell’Unità italiana, voir la liste dans : « Elenco delle Grandi Mostre e dei Convegni », in http://www.italiaunita150.it/ programma-delle-celebrazioni.aspx. 3. On trouve ces trois dimensions pleinement intégrées aux pratiques officielles et légitimement politisées d’usages publics du passé par le chef de l’État. Cf. le recueil récent de ses principaux discours dont un certain nombre ont d’ailleurs été prononcés à l’occasion de manifestations scientifiques : Giorgio Napolitano, Una e indivisibile. Riflessioni sui 150 anni della nostra Italia, Milano, Rizzoli, 2011. 4. Pour un accès en langue française à ces débats et polémiques, cf. Fabrice Jesné et Simon Sarlin, « L’Italie en proie à la tentation révisionniste », La Vie des idées, 25 avril 2012. URL : http:// www.laviedesidees.fr/L-Italie-en-proie-a-la-tentation.html. 5. On renverra ainsi aux volumes de la monumentale Bibliografia dite Ghisalberti publiés sous la direction du regretté Giuseppe Talamo, Bibliografia dell’età del Risorgimento 1970-2001, Firenze, Olschki, 2003, 3 volumes. Si la structure est restée très traditionnelle, les très longs articles d’introduction des quarante-deux contributions offrent mises bout à bout un panorama précieux de l’historiographie de l’Italie de la fin du XVIIIe siècle aux lendemains de la Première Guerre mondiale. 6. On mentionnera comme tentative récente et intéressante le colloque organisé à Bologne par Roberto Balzani et Fulvio Cammarano en janvier 2009 : « L’Italia degli altri. La storia dell’Italia contemporanea vista da fuori ». 7. Dans le cas français, après l’état des lieux pluridisciplinaire proposé par les Mélanges de l’Ecole française de Rome (MEFREM) – Recherches sur l’Italie contemporaine en 1979, on mentionnera plus spécifiquement quelques articles très bien documentés portant sur l’histoire des XIXe et XX e siècles : Jean-Dominique Durand, « La storia dell’Italia in Francia », Italia contemporanea, 1996, 205, p. 755-773 ; Olivier Faron, ‘The History of modern and contemporary : made in France (from the late 1970s to the late 1990s)’, Journal of Modern Italian Studies, 3, 1999, p. 416-440 ; Jean- Yves Frétigné, « La Francia » in Bibliografia dell’età del Risorgimento 1970-2001, Firenze, Olschki, 2003, volume 3, p. 1706-1721. 8. Un numéro spécial de la revue Vingtième siècle dirigé par Marc Lazar a proposé une tentative originale de lectures croisées de l’Italie contemporaine à travers la confrontation de spécialistes

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italiens et français sur les mêmes dossiers, dont l’historiographie culturelle et sociale, celle de l’antifascisme, de la nation, du catholicisme, etc. : Italie. La présence du passé, Vingtième siècle, 100, 2008-4. 9. Georges Bourgin, Les études relatives à la période du Risorgimento en Italie (1789-1870), Paris, Librairie Léopold Cerf, 1911. 10. On doit à Ecole française de Rome à travers sa revue d’histoire moderne et contemporaine (Mélanges de l’Ecole française de Rome – Italie et Méditerranée MEFRIM) et sa collection la traduction de certains historiens italiens, comme ce fut le cas de l’important recueil de l’historien napolitain Giuseppe Galasso, L’autre Europe, Rome, EFR, 1992. Certaines revues italianistes comme la Revue des études italiennes ou Laboratoire italien jouent également ce rôle en proposant de temps à autre de rares traductions d’historiens italiens. Il existe par ailleurs en France une collection universitaire consacrée à l’histoire moderne et contemporaine et aux sciences sociales italiennes : la collection Italica dirigée par Gilles Pécout aux Presses de l’ENS-Editions rue d’Ulm qui a traduit les volumes suivants : Mario Isnenghi [dir.], L’Italie par elle-même. Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours, 2006 ; Roberto Bizzocchi, Généalogies fabuleuses. Inventer et faire croire dans l’Europe moderne, 2010 ; Piero Gobetti (édition par Eric Vial), Libéralisme et antifascisme, 2010. Se trouvent en préparation et en prévision les traductions prochaines d’ouvrages de Luigi Mascilli Migliorini, d’Alberto Banti et de Sabino Cassese. 11. On trouvera une très intéressante mise au point sur cette historiographie allemande du Risorgimento dans La ricerca tedesca sul Risorgimento italiano. Temi e prospettive (Roma, 1–3 marzo 2001), in Rassegna Storica del Risorgimento, 88, 2001. 12. Alberto Mario Banti, La nazione del Risorgimento : parentela, santita e onore alle origini dell’Italia unita Torino, Einaudi, 2000 ; Alberto Mario Banti, L’onore della nazione : identita sessuali e violenza nel nazionalismo europeo dal 18 secolo alla grande guerra, Torino, Einaudi, 2005 ; Alberto Mario Banti et Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia, Annali 22, Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007 ; Alberto Mario Banti [dir.], Nel nome dell’Italia : il Risorgimento nelle testimonianze, nei documenti e nelle immagini, Roma, GLF editori Laterza, 2010 ; Alberto Mario Banti, Sublime madre nostra : la nazione italiana dal Risorgimento al fascismo, Roma-Bari, Laterza, 2011 ; Alberto Mario Banti [dir.], Atlante culturale del Risorgimento : lessico del linguaggio politico dal Settecento all’Unità, Roma-Bari, Laterza, 2011. 13. Cf. les principaux titres de ces débats dans l’interview d’Alberto Banti. 14. Silvana Patriarca, Numbers and Nationhood : Writing Statistics in Nineteenth-Century Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Silvana Patriarca, Italianità : la costruzione del carattere nazionale, Roma-Bari, Laterza, 2010. 15. Lucy Riall, and the Unification of Italy : Liberal Policy and Local Power, 1859-1866, Oxford, Clarendon Press, 1998 ; Lucy Riall, Garibaldi : l’invenzione di un eroe, Roma-Bari, Laterza, 2007 ; Lucy Riall, Il Risorgimento : storia e interpretazioni, Roma, Donzelli, 2001. 16. Laura Casella [dir.], Generazioni familiari, generazioni politiche (18-20 secc), Roma, Bulzoni, 2010 ; Ilaria Porciani [dir.], Famiglia e nazione nel lungo Ottocento, Roma, Viella, 2006. 17. Cf. Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie (1861-1900), Éditions de l’EHESS, Paris, 2010. Voir également Filippo Mazzonis [dir.], La monarchia nella storia dell’Italia unita. Problematiche ed esemplificazioni, Cheiron, 1996, n° 25-26 ; Filippo Mazzonis, La monarchia e il Risorgimento, Bologna, Il Mulino, 2003 ; Paolo Colombo, Il re d’Italia : prerogative costituzionali e potere politico della Corona (1848-1922), Milano, Franco Angeli, 1999. 18. Marina Tesoro et Maurizio Ridolfi, Monarchia e Repubblica. Istituzioni, culture e rappresentazioni politiche in Italia (1848-1948), Milano, Mondadori, 2011. 19. Cf. pour une synthèse Maurizio Ridolfi [dir.], Rituali civili : storie nazionali e memorie pubbliche nell’Europa contemporanea, Roma, Gangemi, 2006. 20. On mentionnera ici les travaux de Marco Meriggi, Gli stati italiani prima dell’Unità, Bologna, Il Mulino, 2002 ; Amministrazione e classi sociali nel Lombardo Veneto 1814-1848, Bologna, Il Mulino,

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1983 ; Il Regno lombardo-veneto, Torino, UTET, 1987. Cf. également David Laven, Venice and Venetia Under the Habsburgs, 1815-1835, New York, Oxford University Press, 2002 ; Philippe Boutry, Souverain et pontife : recherches prosopographiques sur la Curie romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846), Rome, École française de Rome, 2002 et Philippe Boutry, Francesco Pitocco e Carlo Maria Travaglini [dir.], Roma negli anni di influenza e dominio francese, 1798-1814. Rotture, continuità, innovazioni tra fine Settecento e inizi Ottocento, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 2000. 21. Catherine Brice et Massimo Baioni [dir.], Celebrare la nazione : anniversari e commemorazioni nella societa contemporanea, Memoria e Ricerca, n° 34, mai-août 2010 ; Ilaria Porciani, La festa della nazione : rappresentazione dello Stato e spazi sociali nell’Italia unita, Bologna, Il Mulino, 1997 ; Maurizio Ridolfi [dir.], Almanacco della Repubblica : storia d’Italia attraverso le tradizioni, le istituzioni e le simbologie repubblicane, Milano, B. Mondadori, 2003.

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Articles

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Entretien avec Catherine Brice

Alberto Banti Traduction : Vincent Jolivet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Vincent Jolivet.

1 Alberto Mario Banti, professeur d’histoire à l’Università degli studi di Pisa, a commencé sa carrière comme historien de la société italienne. Ses premiers travaux s’intéressent à la bourgeoisie de la région de Plaisance1, suivis par une synthèse portant sur la bourgeoisie italienne de la période libérale2. Banti a montré la difficulté (voire l’impossibilité) à considérer les bourgeoisies de la péninsule (entrepreneurs, aristocratie terrienne, haute administration, etc.) comme une bourgeoisie nationale. La persistance des logiques familiales, locales et provinciales empêcha ces groupes sociaux de se constituer en véritable élite nationale. Poursuivant ses travaux autour de la « question nationale » italienne, il a proposé en 2000 une lecture plus « culturaliste » du Risorgimento3 insistant, non plus sur les trajectoires sociales, mais sur la constitution de ce qu’il a appelé le « canon du Risorgimento » soit un ensemble de thèmes (la famille, l’honneur et la sainteté) qui, déjà profondément ancrés dans la culture de la péninsule, ont été détournés pour constituer le terreau dans lequel s’opéra l’engagement pour les luttes nationales. Largement discutée, cette proposition sera retravaillée par l’auteur autour du thème de l’identité sexuelle dans le nationalisme4. Le nationalisme est l’objet du livre Sublime madre nostra publié en 2011 5. Dans ce travail, Banti établit une généalogie du nationalisme italien dont les racines s’établiraient dès le Risorgimento pour trouver, pendant le fascisme, une sorte de couronnement. Un élément intéressant de discussion dans la thèse de Banti réside dans le caractère pré- racial (le thème de la stirpe italiana) du sentiment national des années 1820-1850, contrastant avec l’idée d’un mouvement national fondé sur la revendication de racines culturelles communes (la langue, l’art, l’histoire). Par ailleurs, Alberto Banti est l’auteur d’ouvrages de vulgarisation et il a été un protagoniste actif des commémorations du 150e anniversaire de l’Unification, prenant largement part au débat public.

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CB – Vous avez d’abord travaillé comme historien de la société italienne du XIXe siècle, puis, à partir de 2000, vous vous êtes consacré plutôt à l’histoire culturelle du Risorgimento. Pouvez-vous nous retracer rapidement cette évolution et en expliquer les raisons? Et pourquoi le Risorgimento? AB – Au début des années 1990, je travaillais à la préparation d’une histoire de la bourgeoisie italienne depuis l’Unité jusqu’au fascisme [Storia della borghesia italiana. L’età liberale, Rome, 1996]. Ce travail d’histoire sociale venait conclure une décennie de recherches microanalytiques – pas seulement les miennes – consacrées à ce sujet. Ces recherches m’ont permis d’aboutir à deux conclusions. La première est qu’il était impossible de prétendre que les analyses d’histoire sociale (structures familiales, morphologie des relations économiques, composition des revenus et des patrimoines, dynamique des conflits) puissent fournir des indications claires sur les orientations culturelles et politiques des individus et des groupes étudiés, ni du point de vue des contenus, ni du point de vue des figures rhétoriques et symboliques récurrentes. La seconde concernait la natures des élites italiennes entre 1861 et 1922 : il s’agissait à mes yeux d’élites incroyablement fragmentées et désunies d’un point de vue social, économique et territorial; et pourtant, il me semblait qu’elles tiraient de forts éléments de cohésion de deux dimensions omniprésentes, et bizarrement incongrues, d’une part les réseaux de clientèles, très centrés sur le clientélisme des notables qui, depuis le Parlement, couvrait tout le pays, et d’autre part une véritable obsession pour le thème du national-patriotisme. Nul discours public, que ce soit au Parlement, dans les banquets électoraux, les comices, les journaux, les rituels publics, et même dans les archives privées, qui ne fasse un appel pesant et insistant à la cohésion nationale et aux devoirs du patriotisme. Au terme de mon travail, je me suis donc posé la question suivante : quelle est l’origine de toute cette obsession national- patriotique? Bien sûr, le Risorgimento! Alors, demandons-nous comment s’est formée cette idéologie. Lorsque j’ai commencé à préparer mon plan de lecture sur ce sujet, je m’attendais, un peu ingénument, à ce qu’il existe des centaines d’ouvrages consacrés à l’idée de nation au cours du Risorgimento : à ma grande surprise, je n’en ai trouvé pratiquement aucun. J’ai donc pensé qu’il s’agissait d’un thème crucial que l’historiographie avait considéré jusqu’à présent comme acquis : or il était précisément important de ne rien donner pour acquis, et de chercher à reconstruire l’origine et les caractéristiques de l’idée de nation italienne. C’est ainsi qu’a débuté ma recherche, qui devait aboutir à la publication de La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita (, 2000).

CB – S’il vous fallait expliciter les fondements théoriques et historiographiques de La nazione del Risorgimento, quels sont les ouvrages qui vous ont le plus inspiré? Accordez- vous une place particulière à l’historiographie étrangère et en particulier anglo-saxonne – aux cultural studies, par exemple? AB – Benedict Anderson [Imagined Communities. Reflections on the Origins and Spread of Nationalism, 1983] et George L. Mosse [The Nationalization of the Masses: Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars through the Third Reich, 1975] ont eu une influence profonde sur ma manière d’aborder cette question. Je partage le présupposé fondamental de ces ouvrages, selon lequel la conception politique de la nation est une construction moderne, et qu’il a été nécessaire de recourir à une pédagogie émotionnelle très profonde pour pouvoir « nationaliser les masses ». J’ai aussi lu Michel Foucault avec une grande excitation (mais non sans peine…), en conservant mes distances par rapport à l’orthodoxie foucaldienne, mais

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en m’inspirant de son travail sur des points spécifiques (l’idée de la mort de l’auteur; de l’intertextualité; des formations discursives; de la biopolitique; de l’importance de la sexualité). Clifford Geertz m’a aidé à envisager l’univers de la culture comme un sujet digne d’étude en soi, débarassé d’opérations déductives qui le fassent dériver des structures sociales, économiques ou autres. Enfin, toute la discussion sur le tournant linguistique, avec l’idée de John Austin sur la force performative des actes linguistiques, a été également importante pour me convaincre de la possibilité d’étudier des rhétoriques, des symboles et des énoncés en tant que formations décisives dans la construction des itinéraires mentaux qui orientent les comportements des individus dans un contexte historique donné (et ceci même si je n’ai lu Austin que bien après avoir rédigé La nazione del Risorgimento).

CB – Quels sont les principaux apports de La nazione del Risorgimento à l’histoire du Risorgimento telle qu’elle était pratiquée en 2000? AB – Il me semble que ce livre a ouvert des perspectives de travail qui n’existaient absolument pas auparavant, centrées sur l’imaginaire national-patriotique et sur l’énorme potentiel de communication de cet imaginaire. Sa nouveauté concerne aussi bien le traitement du sujet que l’utilisation des sources. Auparavant, la très riche historiographie consacrée au Risorgimento s’était concentrée presque exclusivement sur sa dimension spécifiquement politique – programmes et organisation, entre autres –, mais en négligeant d’observer quels éléments rendaient crédible la véritable idée motrice de tout le Risorgimento, c’est-à-dire la conviction qu’une communauté italienne existait, et qu’il fallait s’investir concrètement afin qu’elle puisse se traduire en une expression politique. Ainsi, dans le cas du Risorgimento italien (comme dans celui du nationalisme romantique allemand, ou d’autres similaires), existe-t-il un aspect que l’historiographie antérieure du Risorgimento avait manifestement négligé : le sens profond du mouvement ne se résumait pas aux mots d’ordre de liberté, représentation, constitution, réformes : s’il en avait été ainsi, le mouvement aurait pu se limiter à produire des transformations internes aux différents États italiens. Mais sa proposition politique était beaucoup plus radicale : introduire représentation, constitution et nouvelle discipline des droits civils et politiques au sein d’un ordre géopolitique entièrement nouveau, c’est-à-dire à l’intérieur d’un seul État-nation italien, dont la nécessité dérivait précisément de la reconnaissance préliminaire de l’existence d’une communauté nationale italienne. Cependant, la question politique une fois posée en ces termes, il restait à faire tout un travail pour donner à cette hypothèse la force d’une réalité indiscutable, convaincante, et qui fût en mesure de pousser beaucoup de jeunes gens, hommes ou femmes, à s’engager dans une activité politique et militaire dangereuse, telle que l’exigeait l’objectif du Risorgimento. Mon analyse dérive de ces considérations, et c’est là un second point de nouveauté : en partant de l’examen des témoignages privés de patriotes, hommes ou femmes (mémoires, journaux intimes, lettres), je suis parvenu à rassembler un corpus documentaire fondateur formé de romans, de recueils de poésies, de tragédies, de mélodrames, de peintures, qui vient s’ajouter aux textes politiques, plus attendus, au travers desquels les porte-paroles du national-patriotisme du Risorgimento ont su construire une éthique et une esthétique de la nation, en produisant des récits et des images symboliques chargés d’une grande force de communication. Parmi elles, la figure de la parenté me semble particulièrement fondamentale : elle décrivait la nation comme une famille, ou comme un réseau de parenté, en imposant ainsi le sang, le sol et la généalogie comme facteurs de cohésion

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appelés à transformer la nation italienne en une communauté qui n’était plus seulement culturelle, mais aussi biopolitique. J’ai également jugé importante l’idée du sacrifice, c’est-à-dire du devoir d’être prêt à verser son sang pour le bien et le rachat de sa patrie : cette image projetait autour de l’idée de nation une aura aux connotations religieuses. Enfin, j’ai également considéré comme fondamentale la conjonction fatale des valeurs d’amour romantique/honneur/vertu, constellation qui a permis aux intellectuels et aux hommes politiques du Risorgimento qui ont construit le discours national-patriotique de présenter la nation comme une communauté sexuée, au sein de laquelle hommes et femme avaient des tâches fonctionnellement et hiérarchiquement différenciées. J’ai qualifié de « profondes » ces morphologies figurales, parce qu’elles offraient un horizon de sens à l’intérieur duquel il était possible de placer des « faits primaires » : naissance/mort, amour/haine, sexualité/ reproduction. Mais je les ai aussi définies comme « profondes » parce que, en reprenant et en réélaborant des symboles qui étaient déjà cruciaux à l’époque médiévale et moderne, elles s’inscrivaient dans un continuum discursif antérieur, remontant parfois à plusieurs siècles. En effet, ces « figures » se rattachaient plus directement au culte du martyr, fondamental dans la tradition chrétienne, mais aussi dans la pensée monarchique et républicaine de l’époque médiévale et moderne, qui l’avait développé sous la forme du pro patria mori; elles se rattachaient au rôle politique crucial des généalogies, déterminantes pour fonder la légitimation de la souveraineté des dynasties régnantes et les prétentions de supériorité sociale des familles nobles; enfin, elle se référaient à la valeur de l’honneur, si fondamental dans la culture des sociétés nobiliaires. En observant ces relations intertextuelles, j’ai enfin conclu que les « figures profondes » qui structuraient la nation du Risorgimento tiraient précisément une très grande part de leur force de communication de leur positionnement à l’intérieur de ce continuum discursif pluriséculaire : le rapport avec les images traditionnelles du pro patria mori et du martyre, de la généalogie et de la hiérarchie de genre entre masculinité combattante et féminité reproductrice, faisait apparaître le langage de la nation à la fois comme familier et doté d’une solide légitimité. Bien entendu, ce qui changeait avec le discours nationaliste était que ces valeurs étaient soumises à un processus de « nationalisation », si l’on peut dire, dans la mesure où le nationalisme les projetait sur l’ensemble des masses nationales, tandis qu’auparavant les figures symboliques et les systèmes de valeurs n’appartenaient qu’à des élites restreintes de guerriers, de nobles ou de souverains : et cette opération de « nationalisation » (peut-être devrait-on plutôt la qualifier de « démocratisation ») de valeurs auparavant réservées aux élites magnifiait aussi la force de communication et le pouvoir de séduction du discours national.

CB – Depuis La nazione del Risorgimento, vous avez été très actif dans trois directions. D’abord vous avez continué sur la voie de l’histoire culturelle avec une réflexion sur le genre et, récemment, un livre sur le patriotisme/nationalisme; ensuite, vous vous êtes attaché à publier des textes des principaux auteurs, narrateurs, poètes et historiens du Risorgimento; enfin, vous avez été très présent sur le champ de la vulgarisation. Pourriez-vous d’abord nous dire ce que vous apporte cette vulgarisation scientifique, et ce que vous en retirez? Et quels enseignements tirez-vous de l’année du 150e anniversaire de l’unité italienne, qui vous

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a vu sur tous les plateaux, et polémiquer avec Roberto Benigni après l’ouverture de San Remo? AB – La tentative de traduire les résultats de la recherche scientifique de manière claire et dans un langage qui ne soit pas réservé aux initiés me semble être un devoir civique, qui peut faire partie intégrante du travail d’un savant. Je ne crois pas pour autant qu’il s’agisse d’une obligation. J’ai le plus grand respect pour les savants purs, ceux qui considèrent qu’ils ne doivent ou ne peuvent s’adresser qu’à la communauté scientifique formée par leurs pairs. Au fond, compte tenu de mon caractère, j’aurais certainement continué moi aussi à agir ainsi, si je n’avais été encouragé par les responsables de la maison d’édition Laterza qui m’ont convaincu de me consacrer aussi au domaine de l’écriture didactique ou de divulgation : cette expérience, en fin de compte, a été véritablement féconde, dans la mesure où elle m’a permis d’entrer en contact avec un public que je n’aurais jamais pu atteindre autrement, si je m’étais limité à publier des textes complexes sur les plans stylistique et analytique. Ce type de travail me paraît d’autant plus important qu’il se produit trop souvent que la divulgation tombe entre les mains de gens qui n’ont aucune véritable connaissance technique de ce qu’ils prétendent divulguer (journalistes, écrivains, acteurs politiques). Il s’agit bien évidemment d’un aspect structurel permanent de la communication dans une société de masse. Mais en 2011, en Italie, au cours des célébrations du cent cinquantenaire de l’unité italienne, la chose a pris un tour un peu ridicule : écrivains, acteurs, comiques, journalistes et politiques qui, jusqu’à présent, ne s’étaient pas intéressés au Risorgimento, et le plus souvent pas même à l’histoire en général, se sont découverts à l’improviste des experts passionnés de l’« épopée du Risorgimento » : ils ont écrit des articles, monté des spectacles, fait des discours inspirés, comme s’ils connaissaient véritablement ce dont ils parlaient. On a donc assisté, au cours des célébrations du cent cinquentenaire, à l’apparition de nombreux “petits saints”, de deux types différents : dans certains cas, opposés au Risorgimento; mais bien plus souvent – spécialement dans les grands médias (Corriere della Sera, La Repubblica, télévisions nationales) – aveuglément favorables, et donnant une description parfois assez grotesque de la beauté absolue, de la cohésion, de l’harmonie, de la modernité, etc., du Risorgimento et du Royaume d’Italie. Mais il faut aussi reconnaître que ces célébrations ont précisément permis à beaucoup de chercheurs de présenter leurs travaux et de rencontrer un vaste public, qui n’était pas nécessairement entièrement anesthésié par les petits saints patriotiques ou anti- patriotiques. Ce fut mon cas, et ça ne l’aurait pas été avec l’intensité dont j’ai pu faire ainsi l’expérience, si les célébrations du cent cinquantenaire n’en avaient pas fourni l’opportunité.

CB – Votre dernier livre touche à l’histoire du nationalisme et aux liens qui, selon vous, relient le patriotisme du XIXe siècle au nationalisme fasciste. C’est étonnant pour un public français qui fait souvent la distinction entre le patriotisme « universaliste, ouvert », du mouvement des nationalités, et le nationalisme « intégral », racial et fermé. Selon vous, cette distinction n’est pas pertinente. Pourquoi? AB – Il est clair qu’il peut y avoir des nationalismes plus enclins à l’assimilation que d’autres, et l’expérience française s’inscrit certainement dans ce cas de figure. Cependant, tout nationalisme – y compris celui du XIXe siècle français –, lorsqu’il se trouve confronté à la nécessité d’expliquer les dispositifs fondamentaux qui déterminent l’appartenance à une nation, se réfère inévitablement aux principes juridiques du ius sanguinis et du ius soli; ces deux principes se fondent sur un

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événement – la naissance – qui n’implique aucun choix rationnel de la part de celui qui le vit. Pour les nationalismes du XIXe siècle, il ne fait aucun doute que l’on naît au sein d’une nation, mais qu’on ne la choisit pas : c’est là le mécanisme originaire par lequel le nationalisme qui prend forme dans l’Europe romantique déstructure complètement (et partout) les conceptions contractualistes du XVIIIe siècle. Pour les nationalismes du XIXe siècle, ce n’est pas l’accord, le pacte, le contrat qui fondent les communautés à leur origine; ce sont les déterminants naturels (la naissance, le sang et le sol, en tout premier lieu), et ensuite l’histoire ethno-culturelle, qui jouent un rôle décisif; pour ce qui concerne l’histoire, tout ceci se manifeste aussi dans les innombrables exagérations que l’historiographie romantique admet dans son arsenal : quel rapport peut-il bien exister entre les Français du XIXe siècle et leurs « ancêtres les Gaulois »? Entre les Allemands et Arminius, chef des Chérusques? Entre les Britanniques de l’époque victorienne et les héros anglo-saxons? Entre les Italiens du Risorgimento et Scipion l’Africain, ou les guerriers du Moyen-Âge qui auraient lutté contre l’oppression étrangère? Aucun. Du reste, nombre de ces héros du nationalisme du XIXe siècle ne parlaient même pas les langues qui devaient plus tard différencier ces nations. Mais au fond, quelle importance? Pour le nationalisme du XIXe siècle, les liens généalogiques étaient plus forts que les réalités linguistico- culturelles. Pour ce qui est des « autres », des étrangers, ils pouvaient aussi choisir de devenir « nous » : mais en même temps, depuis le XIXe siècle, les lois pour l’attribution de la nationalité ne facilitaient jamais l’entrée dans une communauté nationale différente de celle d’origine; en outre, le terme que l’on utilisait (et que l’on utilise encore) pour décrire le processus d’assimilation, « naturalisation », est ici particulièrement significatif : tout se passe comme si quelqu’un venant de l’extérieur devait – comment l’exprimer? – s’imprégner des caractéristiques « naturelles » du « nous » collectif qui l’accueille, comme si le nouvel arrivé se tranformait magiquement « en sang de notre sang et chair de notre chair ». Si ces différents aspects ont une valeur générale, je crois qu’ils ont été pleinement opérants, en particulier, au cours du Risorgimento italien. Ici aussi, une analyse objective, textes en main, montre – sans l’ombre d’un doute, à mon avis – que les images, les symboles, les récits qui structurent la conception de la nation du Risorgimento forment une matrice discursive qui a été transmise, sans distorsions ni solutions de continuité, aussi bien à l’Italie libérale qu’au régime fasciste. En soutenant cette thèse [développée dans Sublime madre nostra. La nazione italiana dal Risorgimento al fascismo, Roma-Bari, 2011], je n’ai jamais voulu dire qu’il existe un rapport de causalité entre Risorgimento et fascisme; je n’avais aucune intention non plus de minimiser la différence des aspirations politiques qui animaient les militants du Risorgimento par rapport à celles qui guidaient les chemises noires, et donnèrent ensuite sa forme au régime fasciste. Le point important, pour moi, n’est pas là; il s’agit de reconnaître que le lien de continuité existe, et qu’il est extrêmement fort au niveau du discours national. Cela peut apparaître comme une provocation stupide, comme certains l’ont pensé; pour moi il n’en est rien : la morphologie des symboles et des valeurs, les récits, les énoncés, les termes utilisés pour décrire la nation du Risorgimento ont conditionné la manière dont le nationalisme a investi l’opinion publique de 1861 à 1945, sans qu’il soit possible d’observer de variations importantes susceptibles de modifier en profondeur la manière de concevoir la communauté nationale. Ce lien de continuité très fort permet de penser, selon moi, que la législation raciale fasciste, expérimentée d’abord dans les colonies italiennes, puis

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contre les Italiens de confession juive, ne fut pas une aberration, mais le développement logique d’une conception qui décrivit, dès ses origines, la communauté nationale comme une communauté liée par le sang et par le sol. J’y insiste : aucun rapport de causalité; mais pas non plus de solution de continuité et, moins encore, de nette contraposition. Et les interprétations selon lesquelles le fascisme italien a bien emprunté des éléments du nationalisme du Risorgimento, mais seulement pour les déformer et les pervertir, me semblent, pour être franc, des argumentations rassurantes, mais en opposition complète avec ce que disent clairement nos sources et les témoignages dont nous disposons.

CB – Vos premiers travaux, et surtout votre dernier livre, ont suscité un vif débat au sein de la communauté historienne italienne et internationale. Parmi les éléments de dissension, quelles sont, à votre avis les pistes qui vous semblent intéressantes et, peut-être, à creuser? AB – On m’a souvent fait une critique portant sur la nécessité d’approfondir l’analyse de la réception des textes et des discours qui ont structuré l’idée de nation6 : je partage pleinement cette préoccupation, que j’ai du reste explicitement reconnue. Toutefois, en ce qui me concerne, je ne suis pas parvenu à identifier d’instruments analytiques et de sources qui permettraient de procéder à une analyse satisfaisante et systématique de cette réception : lorsque quelqu’un parviendra à mettre au point une méthode adaptée à cette fin, il gagnera toute mon admiration. Je suis aussi d’accord avec ceux qui soulignent la nécessité de développer des analyses qui se se limitent pas à la reconstruction des systèmes de valeurs, de la culture, des symboles, des liturgies : je partage également ce type d’orientation; toutefois, je crois n’avoir jamais affirmé que l’approche culturaliste fût la seule possible, ou même la meilleure. Elle l’est dans son domaine spécifique, lorsqu’il nous faut étudier la culture ou les mentalités collectives; il est impossible de faire dériver l’analyse de ces dimensions de facteurs externes, alors qu’elle doit progresser en fonction d’une logique interne, en restituant entièrement la construction d’un système de pensée, d’une culture politique, d’une mentalité. Après quoi, cependant, il est impératif de rassembler toutes les autres informations nécessaires à la restitution du contexte culturel, social, économique à l’intérieur duquel opèrent les formations discursives, afin d’apprécier jusqu’à quel point, et au travers de quelles modalités, elles se diffusent ou rencontrent des résistances.

CB – En revanche, quelles sont les critiques faites à vos travaux qui vous semblent moins pertinentes? AB – De sérieuses objections m’ont été formulées (par exemple par Lucy Riall ou Matthew D’Auria) sur le thème des « figures profondes » : si la figure du sacrifice ou du trépas pour la patrie plonge ses racines dans le Moyen-Âge chrétien, ou même dans des époques antérieures, ne sommes-nous pas confrontés à des figures archétypales, universelles, permanentes et qui, en tant que telles, déshistoricisent le nationalisme, en faisant intervenir des éléments de déterminisme métahistorique? Je me limiterai à observer sur ce point que les persistances culturelles existent bien, et que le nier serait s’interdire de saisir le caractère opératoire de figures qui structurent effectivement en permanence la culture occidentale, au moins à partir du Moyen-Âge. Qu’on ne les voie pas, c’est-à-dire que l’on ne voie pas de formations symboliques et culturelles de longue durée est – à mon avis – l’un des cadeaux empoisonnés de la spécialisation disciplinaire dont nous sommes tous prisonniers, aussi bien dans notre travail scientifique que dans notre acritvité didactique; si bien

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qu’à quelques exceptions près il est très difficile qu’un contemporanéiste se penche sérieusement sur l’historiographie médiévale, et réciproquement. Je n’ignore évidemment pas les avantages de la spécialisation : si l’on veut connaître à fond les documents et la bibliographie considérable qui s’est accumulée sur tous les contextes spécifiques et tous les moments historiques, il est sage, et même indispensable, de concentrer son analyse d’un point de vue thématique, territorial ou chronologique. Mais à se refermer trop hermétiquement sur son propre domaine, on court le risque de ne pas s’apercevoir que différentes pratiques sociales ou culturelles, différents discours, différentes figures symboliques, tout en se présentant sous des formes institutionnelles ou de valeurs différentes, ne sont en réalité que la réémergence de systèmes symboliques morphologiquement symétriques et dotés d’une très longue durée (comme le rappelait par exemple, pour ce qui concerne le pro patria mori, un grand historien doté d’une profonde capacité analytique, Ernst Kantorowicz). Faut-il en déduire que les « figures profondes » engendrent des immobilismes culturels ou politiques? Non, parce que de contexte à contexte, de période à période, les déclinaisons de ces figures varient, ainsi que leur positionnement à l’intérieur de différents systèmes discursifs; et que leurs rapports avec les autres figures symboliques qui organisent la morphologie toute entière de ces différents systèmes discursifs varient donc eux aussi. C’est une chose d’exalter le pro patria mori comme manifestation de loyauté envers son souverain féodal; autre chose de le faire comme manifestation de loyauté vis-à-vis de sa propre nation, considérée non seulement comme une communauté d’appartenance, mais aussi comme une communauté dotée d’une pleine souveraineté politique. De même, dans le cadre d’une monarchie tardo- médiévale, l’impératif du sacrifice patriotique doit être relié à une déclinaison dynastique de la conception généalogique, tandis que dans le contexte du nationalisme romantique il finit par interagir avec une conception ethno-nationale de la généalogie; et ceci parce que l’évolution des morphologies discursives se fait parallèlement à celle des relations intertextuelles entre les différentes figures qui les composent. Je me rends évidemment parfaitement compte des raisons pour lesquelles le thème des longues durées culturelles s’expose à des résistances critiques; mais c’est aussi une question réelle, extraordinairement excitante et riche de perspectives analytiques : c’est un dossier qui devrait être rouvert au plus vite, si du moins les formes d’organisation actuelles des champs disciplinaires ne s’y opposent pas définitivement.

CB – Sur quels projets travaillez-vous en ce moment? AB – J’ai sur ma table deux dossiers de recherche : la reconstruction systématique, sur une longue période, du développement d’une série de figures symboliques qui traversent la culture occidentale; une analyse de la représentation de la nudité (celle de corps jeunes et vieux, masculins et féminins, au travers de médias culturels nobles ou moins nobles), du Moyen-Âge à nos jours : je rêve d’un étude qui ait le souffle et le rythme chronologique des travaux d’Ariès. Quant à savoir si j’aurai la détermination et la capacité de traduire cette intention en une réalité analytique cohérente…

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NOTES

1. Alberto M. Banti, Terra e denaro. Una borghesia padana dell’Ottocento, Venezia, Marsilio Editori, 1989. 2. Alberto M. Banti, Storia della Borghesia italiana – L’età liberale (1861-1922), Roma, Donzelli, 1996. 3. Alberto M. Banti, La Nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Torino, Einaudi, 2000. 4. Alberto M. Banti, L’onore della nazione. Identità sessuale e violenza nel nazionalismo europeo, Torino, Einaudi, 2005. 5. Alberto M. Banti, Sublime Madre Nostra. La nazione italiana dal Risorgimento al fascismo, Bari, Laterza, 2011. 6. Les principales discussions relatives à mon interprétation figurent dans les ouvrages suivants : Alberto Banti’s Interpretation of Risorgimento Nationalism : A Debate, in « Nations and Nationalism », 2009, 3, avec des contributions de Axel Körner, Lucy Riall, David Laven, Maurizio Isabella, Catherine Brice et John Breuilly ; Le emozioni del Risorgimento, Passato e Presente, 26, 2008, avec des contributions de Simonetta Soldani, Daniela Maldini Chiarito et Paolo Macry ; Gianluca Albergoni, Sulla nuova storia del Risorgimento, et Luca Mannori, « Il Risorgimento tra nuova e vecchia storia » in Società e Storia, 208, 120 ; voir aussi Matthew D’Auria, « Risorgimento addio ? Alcune riflessioni sulla ‘nazione italiana’ di Alberto Mario Banti », in Rivista di Politica, 2011, 2.

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Pour une lecture méditerranéenne et transnationale du Risorgimento Calling for a Mediterranean and Transnational approach of the Italian Risorgimento Für einen mediterranen und transnationalen Zugang zum Risorgimento

Gilles Pecout

1 Le constat qui fait de la naissance de l’Italie dans l’Europe du XIXe siècle une grande aventure internationale n’est évidemment pas une découverte récente. La cause est entendue de longue date et bien plaidée même par les acteurs et les publicistes du XIXe siècle comme par les historiens du siècle suivant. Ce qui reste à éclairer concerne la périodisation et le périmètre de déploiement transnational du mouvement. En effet, l’international a surtout été perçu à travers la chronologie diplomatique et militaire de l’accomplissement du Risorgimento territorial qui part des lendemains de 1848, comprend la « décennie de préparation » des années 1850 et prend fin avec l’entrée des Italiens à Rome par la brèche de Porta Pia le 20 septembre 1870, après avoir fait de la transition unitaire de 1859-1861 son sommet. Durant ces vingt années, l’internationalisation du Risorgimento trouve ainsi ses acteurs étrangers de prédilection dans le trio constitué des Français, des Britanniques et des Autrichiens, parfois escortés, au fil de leurs alliances, des Prussiens et des Russes.

2 La hiérarchie des puissances au cœur de l’historiographie diplomatique et militaire ne doit pas faire oublier que l’Italie inscrit son unité revendiquée puis retrouvée dans l’espace méditerranéen. Notre propos est de montrer que la dimension transnationale méditerranéenne du Risorgimento est l’une des premières informations politiques livrées par son code génétique national pré-unitaire et romantique. Si l’on excepte les textes liés à l’impérialisme méditerranéen libéral et fasciste qu’il convient de prendre comme des sources1, peu nombreux ont été les travaux consacrés à cette lecture - méditerranéenne de la naissance de l’Italie contemporaine, malgré l’omniprésence au XXe siècle d’une conception de la Méditerranée italo-centrée, et en dépit de la floraison d’une littérature méditerranéiste qui pense l’Homo italicus comme Homo mediterraneus et fait de lui, au gré du vent, la silhouette de l’archaïsme ou la figure du héros syncrétique

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de la civilisation2. Loin de ces tropes de la méditerranéité, on s’intéressera à quelques références méditerranéennes – scientifiques, culturelles et géopolitiques – disponibles dès le premier XIXe siècle et à leur usage politique avant l’existence de l’Italie comme État. En utilisant une définition large de la Méditerranée, à la fois maritime et centrée sur la mer et continentalement axée sur les rapports entre pays riverains du bassin, on s’appropriera la simple et efficace dichotomie posée par Daniel Nordman3 entre, d’une part, un « espace » comme aire de flux, de mobilité et d’influence transnationale, et, d’autre part, un « territoire » comme zone de souveraineté continentale et maritime et d’exercice du pouvoir garanti par les armes. On se demandera dès lors s’il n’est pas possible, en privilégiant le seul regard politique, de considérer la Méditerranée comme espace des Italiens avant de faire d’elle un territoire de l’Italie unifiée et bientôt conquérante.

3 En acceptant l’idée que le Risorgimento s’inscrit comme processus national et international « dans » la Méditerranée, mais avec l’ambition de devenir le Risorgimento modèle « de » la Méditerranée, nous sommes porté à dépasser la distinction de Horden et de Purcell entre une histoire « de » la Méditerranée et une histoire « dans » la Méditerranée4. Notre hypothèse est que la référence méditerranéenne du Risorgimento met plus de temps à s’imposer comme élément de définition d’une identité nationale italienne propre que comme manifestation positive d’un Risorgimento international et transnational : le Mare nostrum de l’Italie du Risorgimento n’a de légitimité que parce qu’il est déjà le Mare aliorum5.

Retrouver la Méditerranée dans l’historiographie politique de l’Italie du XIXe siècle

4 Faut-il attendre l’histoire des lendemains de l’Unité pour voir se profiler la Méditerranée dans l’historiographie ? Les travaux ne manquent pas sur le rôle joué par la Méditerranée dans la construction de la puissance économique et internationale post-unitaire, ainsi que sur la chimie méditerranéenne du nationalisme agressif et du colonialisme. Beaucoup a été écrit sur le rôle joué par la réactivation à l’époque libérale, puis sous le fascisme, du mythe du Mare nostrum comme l’a rappelé un récent et excellent article historiographique qui pose le problème de la place de l’Italie dans la « résurgence des études méditerranéennes »6. Au-delà des apports précieux sur l’exploitation du gisement méditerranéen dans la mythologie nationaliste et fasciste7, sur les enjeux d’une nouvelle politique de puissance régionale et coloniale8 et sur les liens entre domination méditerranéenne et discours de la modernité économique9, il reste néanmoins à situer dans la profondeur historique du Risorgimento ce que Lucia Re et Claudio Fogu définissent comme « la nouvelle topographie critique de l’Italie dans la Méditerranée »10. Bref, donner à cette topographie le sens d’une génétique. L’histoire du Risorgimento international en porte-t-elle l’empreinte?

5 La dernière livraison dirigée par Giuseppe Talamo de la monumentale bibliographie de l’Italie du Risorgimento accorde une place substantielle au regard étranger sur l’Italie du Risorgimento et aux liens des Italiens avec les autres pays du monde11; mais, à part la France, l’Espagne est le seul pays méditerranéen retenu12. Que le Risorgimento possède déjà ses pages classiques d’histoire internationale est donc un fait acquis et trois thèmes ont informé de façon dominante cette internationalisation de la construction

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unitaire : la genèse du mouvement national, l’achèvement militaire et diplomatique et la mobilité de ses élites.

6 Le problème des origines de la conscience nationale autour du rapport entre « influence endogène » avec les réformes menées par les élites autochtones des États de la fin du XVIIIe siècle et « influence exogène » avec les Lumières européennes est étroitement associé à celui du bilan de l’expérience française révolutionnaire et napoléonienne. Il a longtemps dominé la réflexion sur l’internationalisation des idées et des modèles du long Risorgimento et a été exacerbé négativement à l’époque fasciste au nom de la défense d’une renaissance nationale qui ne pouvait être débitrice de l’étranger, avant les interventions des démocrates et libéraux antifascistes de l’après- guerre qui, de Venturi à Romeo, ont milité pour l’abandon de toute « prétention à une genèse autochtone du mouvement du Risorgimento »13. En retour, l’historiographie la plus récente s’est aussi attachée à renverser le classique rapport d’influence en traquant l’inscription des références risorgimentales dans les autres cultures politiques européennes dites dominantes14.

7 C’est la place de la diplomatie et de l’effort de guerre international dans le processus d’achèvement militaire et politique de l’Unité qui a constitué le corpus le plus riche pour décliner les leçons internationales de l’Unité. Il a bénéficié des grands congrès de l’Istituto per la storia del Risorgimento italiano qui ont dressé de façon érudite et souvent pionnière un inventaire de l’internationalisation des affaires italiennes entre 1848 et 1870. En plein fascisme, le congrès de 193615 s’attaque à la question des rapports entre « les États italiens et l’Europe durant le Risorgimento », vingt ans avant le très grand congrès d’aggiornamento organisé par Franco Valsecchi sur « le problème italien dans la politique européenne », bientôt complété par le congrès du centenaire de la guerre de 185916. S’il faut attendre, après les congrès commémoratifs de 1860 et de 1861, le colloque de 2002 introduit par Michel Vovelle pour revoir dans les grand- messes de l’Istituto l’Unité resituée dans les rapports entre « Nations, nationalités, États-nations dans le XIXe siècle européen » 17, l’écho international de 1861 s’est retrouvé au centre de nombreuses initiatives du même Institut lors du cent cinquantième anniversaire de 2011. La question se pose toutefois du renouvellement d’une historiographie qui tend à s’épuiser en juxtaposant l’étude de la presse et des archives diplomatiques. Une attention plus grande portée à certains regards consulaires périphériques – dont ceux qui concernent la Grèce ou le Portugal – ainsi qu’aux réseaux d’information, de rumeurs et de sociabilité des diplomates sur place apportera sans doute quelques solutions.

8 L’Europe parcourue par cette historiographie officielle du Risorgimento ne fait pas très souvent le détour par le bassin méditerranéen. À part une communication sur la révolution des Grecs qui n’évoque pas directement la situation de l’Italie18, l’essentiel concerne la diplomatie et l’opinion publique espagnoles de 1856 à 186119, puis l’empire ottoman autour de la question d’Orient et des nationalismes balkaniques20. Une contribution plus originale sut s’y glisser sur les conceptions orientalistes du patriote mazzinien et garibaldien calabrais, Benedetto Musolino21, dont la pensée méditerranéenne n’a toujours pas fait l’objet d’une étude systématique22, malgré le grand intérêt que suscitèrent dès le XIXe siècle ses réflexions sur la nécessité de trouver un foyer juif en Palestine et sa réputation de « précurseur inconnu du sionisme italien » 23. Pour le reste, c’est dans le domaine économique qu’il faut aller chercher les plus significatives contributions sur les rapports de la péninsule à la Méditerranée orientale.

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9 Avec l’examen de la mobilité politique et armée des patriotes, proscrits et exilés, grâce aux travaux récents de Gia Cagliotti24, de Maurizio Isabella25 et d’Agostino Bistarelli26, l’approche du Risorgimento international a été considérablement renouvelée. S’ils ne sont certes pas des personnages historiographiques vierges27, ces pérégrins du Risorgimento sont éclairés d’un regard neuf. On les identifie comme vecteurs de transferts politiques et culturels, c’est-à-dire que plus de poids est accordé au creuset d’expériences communes, à l’impact politique de leur séjour et à l’idée que le cosmopolitisme des exilés politiques fortifie par solidarité leur patriotisme. Ils sont en effet porteurs d’un cosmopolitisme alors fondamentalement intégré à la constitution des nationalismes romantiques lorsqu’ils sont étudiants, lettrés et artistes28. En se focalisant avec minutie sur les débats et les réseaux intellectuels, Isabella est en effet l’un des premiers à poser clairement la question d’une mondialisation de la révolution libérale comme référence et front commun, malgré les échecs des mouvements des années 1820 – à l’exception de la Grèce – de cette « sociabilité transnationale »29 dont la diaspora italienne est largement partie prenante. Quant à Bistarelli, il éclaire de façon convaincante les modalités d’inscription sociale des exilés en Espagne et accorde une très grande attention au retour des exilés, acte fondamental et complexe du processus de politisation des proscrits30.

10 L’histoire des circulations, des emprunts et des hybridations relève d’une approche dite transnationale, qui est sans doute autre chose que la reproposition désormais fréquente d’une vénérable histoire des relations internationales (celle des « forces profondes ») sous l’étiquette commode de « global » ou « transnational history ». Si les frontières entre histoire internationale et histoire transnationale ne sont pas toujours faciles à appréhender, comme l’observait Chris Bayly31, on peut au moins admettre que la distinction permet de désigner des formes complexes de déplacement et mettent ainsi la péninsule au carrefour d’un réseau lié à l’engagement individuel et non étatique, à la circulation culturelle et aux emprunts réciproques. Notre hypothèse est que l’optique transnationale revêt un sens d’autant plus pertinent qu’elle concerne des espaces de proximité géographique et historique dessinant plus aisément des solidarités régionales culturelles et géopolitiques. L’espace méditerranéen et notamment euro- méditerranéen, celui qui unit les trois grandes péninsules méditerranéennes – à quoi s’ajoute ce que les géographes français de la fin du XIXe siècle ont baptisé « l’isthme gaulois » – est ainsi une aire privilégiée d’observation pour l’histoire transnationale d’un Risorgimento qui sait aussi faire de la Méditerranée un espace politique domestique.

La Méditerranée du Risorgimento : de l’impossible « mare di casa » à la « piazza dei popoli civili »

11 Significativement publié dans une collection intitulée « L’idendità italiana », un ouvrage de Paolo Frascani s’interroge de façon synthétique sur le rapport des Italiens à la mer32, à leur mer à eux (« Il mare di casa »). D’une part, l’auteur refuse la vision essentialiste et culturaliste à la fois d’un invariant méditerranéen des habitants de la péninsule et, de l’autre, il se méfie d’une historicisation qui considère la mer intérieure comme un espace domestique depuis l’Antiquité, correspondant à une vocation internationale linéaire des Italiens. Frascani évoque une « vraie reconversion maritime de la péninsule » 33 marquée par le « lent processus de rapprochement des Italiens à leur

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mer ». Or la réappropriation par les Italiens de leur mer ne serait réelle qu’avec l’imposition d’une identité balnéaire et touristique, peu présente aux XVIIIe et XIX e siècles dans les images du Grand tour34. Cette synthèse questionne aussi la présence de la mer dans l’univers culturel et politique du premier XIXe siècle. Et la conclusion tirée d’un premier parcours dans les lettres, les arts, les sciences et les études folkloriques serait l’absence de perception maritime et d’identité méditerranéenne. Le déficit de maritimité est plus généralement relié à la difficulté qu’aurait la littérature italienne de l’époque à représenter la « “physicité” de la patrie »35. Quant à la carence d’identité méditerranéenne, il faut certainement l’associer à la présence hégémonique de l’orientalisme, même si, comme l’a montré de façon très convaincante Fabrizio De Donno, les lettrés et les scientifiques italiens réagissent à un orientalisme « imposé par l’Europe occidentale septentrionale » en tentant de redonner vie à une Méditerranée italienne classique puis anthropologique36. Mais en attendant, où faut-il donc chercher les Méditerranéens?

12 Dans la littérature géographique, la place du milieu méditerranéen comme description de la mer, du paysage et du climat est très limitée. Il faut attendre les années 1860 – et notamment les lendemains de la défaite navale de Lissa – pour voir renaître la géographie navale et la cartographie maritime. Des années 1870 doit aussi être daté l’usage cartographique et géographique approfondi d’une Méditerranée non italienne et africaine, comme support efficace du colonialisme37. La seule image présente dans la littérature géographique du Risorgimento est celle de la centralité de l’Italie dans le bassin, entre Occident et Orient. Cette centralité méditerranéenne se fait allégorie et même principe d’une géographie animée sous la plume du saint-simonien Michel Chevalier dans le Globe de février 1832 : « L’Italie, au territoire allongé, ressemble à un messager de l’Europe vers l’Afrique et l’Asie »38. Mais l’inventaire des ingrédients d’une identité géographique méditerranéenne des États pré-unitaires, même à et à Gênes, reste pauvre. L’Italie ne fait donc pas encore réellement partie des terres où les géographes, les botanistes et les anthropologues « inventent la Méditerranée »39.

13 Le silence méditerranéen cesse si l’on passe des images littéraires et scientifiques au lexique et aux théories politiques. Les véritables expressions politiques d’une identité méditerranéenne de l’Italie datent de la domination française. C’est ainsi l’occupant français qui est à l’origine de la première occurrence en géographie administrative du substantif Méditerranée. À une époque où « méditerranée » est encore volontiers employé comme adjectif en italien et en français pour caractériser une « mer entourée de terre », le toponyme Mediterraneo a été choisi en 1808 pour désigner l’un des départements de la Toscane annexée avec comme chef-lieu le port de Livourne. Auparavant, avait été émise par un Cuoco l’idée que l’affranchissement de la péninsule devait passer par la réappropriation économique de la Méditerranée. Du réveil économique au risorgimento politique le pas est aisément franchi par le juriste salernitain et jacobin Matteo Galdi qui défend l’alliance française, l’adoption du régime républicain et l’édification d’un État national méditerranéen anti-britannique40. Chez Galdi, en outre, cette théorie du réveil maritime italien se trouve liée à la conception d’une zone d’arbitrage international italo-français dont devront faire les frais les Barbaresques comme les Maltais41, tout en se rattachant à l’esquisse d’un projet révolutionnaire français de « régénération de l’Europe par la Méditerranée »42.

14 Sous la Restauration, le thème méditerranéen prend une direction opposée. Le patriote catholique piémontais auteur du Primat moral et civil des Italiens

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donne au milieu des années 1840 l’une des équations les plus élaborées de l’identité méditerranéenne comme trait d’union entre le passé et l’avenir de la péninsule. La Méditerranée giobertienne est d’abord celle de la romanité et de la latinité. Dans le Primato, la romanité concerne aussi bien le passé du Mare nostrum que l’hégémonie de la Roma christiana. Ce qui est plus original chez Gioberti est le système de correspondance géopolitique établi entre la continuité historique de la supériorité italique et la position de la péninsule en Méditerranée. Particulièrement original à ce propos se révèle le développement intitulé « La péninsule par sa position est le centre du monde civil ». Dans le petit extrait qui suit, on admire l’exploit qui consiste à superposer centralité méditerranéenne, centralité européenne et centralité occidentale autour d’une adéquation entre monde « civil » et monde « civilisé » : « L’Europe est la plus centrale de toutes les contrées, si par centre on entend […] le site le mieux disposé à communiquer par mer et par terre avec toutes les parties du monde et en proportion de leur importance dans l’ordre actuel de la civilisation. Or, l’Italie a avec les autres régions d’Europe les mêmes rapports que l’Europe avec le reste des pays habités. Bien que située sur son bord méridional, elle est toutefois politiquement parlant la plus centrale des provinces d’Europe […]. Les Français ont l’habitude d’assigner ce privilège à leur patrie, mais la vérité est que la France ne participe à la centralité de civilisation de l’Europe que par la Provence; parce que la Méditerranée […] est le vrai milieu, et pour ainsi dire la place des peuples civilisés. Et voilà que le point central de la Méditerranée est occupé par l’Italie » 43.

15 Comme l’a très bien observé Nelson Moe – escorté des commentaires de Croce – la centralité méditerranéenne giobertienne s’accompagne d’une valorisation de l’Italie méridionale, alors peu commune dans la pensée des libéraux septentrionaux et modernisateurs44. L’identité méditerranéenne dresse l’Italie contre la France. À Gioberti pourrait s’ajouter le corpus mazzinien bien plus connu qui insiste sur le déploiement méditerranéen de « l’Italie du Peuple » et de la « Troisième Rome » et qui fera les beaux jours de l’idéologie fasciste irrédentiste et anti-française lorsqu’elle revendiquera Nice et la Corse.

La Méditerranée espace d’amitié politique transnationale

16 Mais l’image de l’Italie trônant au centre d’une Méditerranée « piazza dei popoli civili » mérite une autre lecture que celle du nationalisme exclusif, prélude de l’impérialisme. La Méditerranée se définit à partir du début du XIXe siècle comme une aire privilégiée d’application de l’amitié politique internationale. Le regard de l’historien du Risorgimento doit aussi se porter sur le répertoire des relations internationales associé à l’image idéale de l’éclosion de la nation, sinon de ses origines profondes. Depuis longtemps nous rappelons cette idée désormais passée dans la vulgate : le long XIXe siècle ne voit pas de combat plus international que la cause de la nation; il ne perçoit nulle antinomie entre nation et internationalisme et le Risorgimento transnational en est l’illustration la plus chimiquement pure45. Depuis une dizaine d’années quelques voies nouvelles ont été empruntées pour scruter cette histoire du Risorgimento comme sentiment public international, et forme éminente d’une amitié politique internationale méditerranéenne.

17 Le grand livre d’Alberto Mario Banti à l’origine d’une véritable école d’histoire culturelle de la nation du Risorgimento a réintroduit un récit familial cohérent des

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origines de la nouvelle Italie46. La famille ainsi campée vit en vase clos et se défend de ses ennemis plus qu’elle ne cultive ses amitiés étrangères. Cette superbe grammaire de la nation est-elle la seule viable? Le programme collectif international de recherche sur le lexique de la fraternité politique dans l’Italie du XIXe siècle – initialement limité aux réalités intérieures – s’est inscrit dans cette veine historiographique47 tout en rencontrant le développement d’un volet consacré aux discours et aux ressorts politiques de la fraternité internationale.

18 Lorsque l’on repasse des discours aux acteurs, le périmètre méditerranéen se dessine avec plus de netteté : à la fois espace d’européanisation et d’italianisation. Désormais, les puissances se doivent de contrôler des flux dits subversifs qui vont de la péninsule ibérique à la Turquie en passant par les escales importantes constituées par les îles. On avait sans doute surévalué le rôle de Malte comme « refuge des exilés et foyer ardent de conspiration du Risorgimento »48 prenant parfois au pied de la lettre les craintes du gouverneur anglais de voir le petit archipel transformé en base arrière des subversifs patriotes. Un examen récent et attentif des mouvements a remarquablement nuancé cette image en redonnant aux îles du détroit de Sicile leur rôle d’étapes d’une émigration méridienne qui est aussi socio-économique et porte les Napolitains et les Siciliens vers les îles méridionales et vers la Régence de Tunis49. Il reste que si La Valette n’est pas le laboratoire politique du Risorgimento longtemps imaginé, l’archipel maltais et les îles ioniennes verrouillent aux deux extrémités une Méditerranée occidentale sillonnée par les patriotes italiens. Certains proscrits vont directement d’une île à l’autre, comme Pepe, Manin ou Fabrizi. Ces populations politisées ont aussi à leur façon italianisé et affranchi un espace méditerranéen enjeu tout aussi bien des puissances (France, Angleterre et même Russie) que des États pré-unitaires comme celui des Bourbons de Naples.

19 Plus encore, la pérégrination est le révélateur d’une véritable internationale libérale en Méditerranée50, selon l’expression lancée par José Luis Comelles Garcia-Llera51 et formalisée par Marion S. Miller à partir de la comparaison des « révolutions libérales et des guerres d’indépendance, réelles ou projetées sur la rive nord de la Méditerranée »52. L’empreinte ibérique dans les mouvements libéraux italiens avait déjà été soulignée dans un texte de Giorgio Spini en 195053. Depuis, les quelques travaux entrepris ont confirmé l’importance de la halte des libéraux, notamment piémontais, en Espagne et au Portugal, tout en mettant en perspective, grâce aux apports des historiens du droit, ces relations dans une histoire plus longue du modèle « constitutionnel méditerranéen »54 dont les expériences napoléoniennes 55, la constitution de Sicile et surtout la charte matricielle de Cadix en 181256 sont les principaux jalons. Peu à peu, la Méditerranée européenne est vue comme un milieu de projection favorable au libéralisme démocratique grâce à cette circulation entre péninsules57.

20 Nombreux de ces exilés, proscrits ou simplement voyageurs intermédiaires et vecteurs du libéralisme constitutionnel ont aussi pris les armes. Cette aventure constitue certainement l’une des plus intéressantes manifestations du Risorgimento comme amitié politique transnationale58. Le volontariat armé est une constante du Risorgimento intérieur, bien étudié pour les trois guerres de 1848-1849, de 1859 et de 1866 à travers l’épopée de Garibaldi et de ses Chemises rouges qui a depuis longtemps révélé la centralité de la guerre dans l’historiographie de l’Unité 59. Les aspects internationaux du volontariat garibaldien ont su retenir l’attention des historiens du Risorgimento et des relations internationales en Europe après notamment les pistes

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ouvertes par le livre d’Angelo Tamborra sur l’engagement garibaldien européen60. Mais au-delà du seul volontariat international garibaldien, des travaux en cours entendent mettre en perspective ce volontariat dans le temps long du Risorgimento61. Le changement d’échelle chronologique induit aussi un recentrage géographique dont bénéficie l’aire méditerranéenne. Le Risorgimento méditerranéen, en effet, n’a pas de meilleurs représentants que les volontaires internationaux armés : ceux qui viennent combattre dans les guerres de la péninsule, certes, mais surtout ceux qui partent d’Italie combattre dans les autres péninsules. La plupart des volontaires se rattachent au Risorgimento autour de l’idéal d’une solidarité des libéralismes et des nations en gestation, en attendant le volontariat légitimiste et anti-risorgimental des années de la transition unitaire. Mais auparavant, les deux principaux terrains européens de destination des volontaires furent, aux deux extrêmes du bassin méditerranéen, la péninsule balkanique durant la Révolution grecque (Epanastasis) et la péninsule ibérique au gré des agitations libérales des années 1820-1830.

21 La Grèce en révolte est bien au principe de la parabole du volontariat international risorgimental. Les années 1820 marquent une étape qualitative mais aussi quantitative dans un volontariat militaire étroitement lié à l’exil libéral et progressiste. La participation des volontaires italiens en Grèce fut longtemps minorée et les premiers travaux de Carlo Francovich comme ceux de William Saint-Clair limitent le départ des péninsulaires à la première vague de 1821-182262. Douglas Dakin qui souligne surtout la supériorité des volontaires anglo-américains remarquait pourtant la présence de combattants italiens liés au idéaux maçonniques et risorgimentaux, combattants italiens, souvent issus des armées napoléoniennes63 dont la spécificité aurait été de vouloir à tout prix constituer une armée régulière pour aller ensuite combattre et défaire les Bourbons64 en relation avec les quelques comités philhellènes de Gênes, Livourne, Pise, Florence ou Naples65. Le sacrifice individuel de quelques héros, tel Santore di Santarosa le « Byron italien », permet ainsi aux Piémontais qui n’y participent pas officiellement de payer leur obole à cette épopée fondatrice philhellène66. C’est une expérience politique et culturelle du Risorgimento méditerranéen dont on retiendra trois traits fondamentaux.

22 D’abord son insertion dans le contexte de l’« Internationale libérale méditerranéenne » précédemment évoquée. Les volontaires armés ne se perçoivent jamais comme « étrangers », mais bien comme « internationaux ». Comme les proscrits et les exilés dont ils sont aussi67, les volontaires en armes révolutionnaires libéraux ont eu au moins en commun la Grèce et l’Italie et de préférence les trois espaces68. Les libéraux et patriotes sont passés par l’Espagne, parfois aussi par le Portugal comme Giacomo Durando à qui l’on attribue l’invention de la géostratégie, avant d’aboutir en Grèce69. Certains comme le muratien napolitain Pepe tirent de leurs expériences armées et politiques méditerranéennes l’idée que le royaume des Deux-Siciles, la région la plus naturellement et historiquement tournée vers la mer entre Occident et Orient est la seule « base d’opérations pour les Italiens qui ambitionnent véritablement de travailler à l’indépendance italique »70.

23 Ces itinéraires italiens nous enseignent que le départ est parfois aussi un engagement par défaut. Certes, d’abord parce qu’il est un exil forcé, mais aussi parce que le choix de la Grèce, comme du Portugal et de l’Espagne illustre la recherche d’une terre politique vierge après l’échec des solutions constitutionnelles en Piémont. Le volontariat fournit donc à travers la naturalisation de l’internationalisme romantique l’un des ingrédients

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éminents du dispositif imaginaire et politique de la nation risorgimentale idéale et à venir.

24 Pourquoi donner tant d’importance aux trajectoires méditerranéennes? Le combat est vu comme la répétition de la lutte politique italienne contre la Sainte-Alliance et contre l’empire ottoman dans une logique géopolitique qui est aussi celle d’un Risorgimento balkanique, préfigurant un véritable axe méditerranéen de l’émancipation nationale. Cette géopolitique méditerranéenne a comme caractéristique d’être partagée par les libéraux modérés, comme par les radicaux mazziniens71 et futurs garibaldiens. Avant d’être le fondement d’un impérialisme méditerranéen, elle est donc le vrai creuset d’un anti-impérialisme anti-ottoman72 et anti-autrichien à la fois.

25 Mais les Grecs apportent une dimension supplémentaire : celle de l’amitié née de la communauté de civilisation. C’est bien des années 1820 que date l’habitude d’associer civilisation grecque et civilisation latine, avec cependant l’idée que le syntagme gréco- latin traduit une supériorité des Latins sur les Grecs. Or de cette communauté inégale mais réelle de civilisation, naît une amitié politique qui se développe avec le parallèle des deux risorgimenti. Pour les Italiens, la révolution grecque est perçue comme le seul risorgimento comparable au leur. En effet, si risorgimento signifie renaissance, seuls le peuple grec et le peuple italien peuvent connaître un tel processus parce qu’ils sont les seuls à avoir en commun l’héritage des deux grandes civilisations de l’Occident. On retrouvera cette idée à la fin du Risorgimento, exprimée par Garibaldi, lorsqu’il envoie des camicie rosse en Crète et s’adresse à « L’Hellade! Sœur de l’Italie, dans le génie, les gloires et les malheurs… »73. Encore à la fin du siècle, lors de la guerre gréco-turque de 1897, lorsque des volontaires partent d’Italie, de Provence et de Catalogne pour se battre contre les Ottomans, ils le font au nom d’une communauté de civilisation méditerranéenne pour défendre la latinité… à travers l’hellénisme74! Entre-temps, la Grèce d’Othon a été l’un des premiers États européens à reconnaître le nouvel État italien né du Risorgimento. Cette diplomatie des cabinets entérine une « diplomatie des peuples » dont le volontariat militaire, forme d’amitié internationale, fut le principal vecteur75, avant de contribuer à donner sa place symbolique et politique à l’Italie post- unitaire dans la Méditerranée balkanique76.

Vers la Méditerranée, territoire des nouveaux Italiens

26 De l’Unité à la fin du XIXe siècle se déroule une phase complexe d’identification active de l’Italie avec la Méditerranée comme territoire du nouvel État-nation. Gioberti redivivus : en 1872, le comte Campo Fregoso publie Del primato italiano sul Méditerraneo77. L’ouvrage ne serait qu’une longue et vaine réflexion sur la décadence italienne si ne s’y trouvait en conclusion un intéressant appel au savoir méditerranéen : seule l’Italie comme nation de connaisseurs scientifiques de la Méditerranée pourra retrouver le primat sur sa mer78. La période, cela fut signalé, a fait l’objet du plus grand nombre d’études sur l’imagerie du Mare nostrum. Mais cette appropriation n’aurait pas été possible sans une lecture méditerranéenne de la transition unitaire.

27 La conscience de la dimension à la fois maritime et méditerranéenne de l’unification est certainement bien plus présente qu’il n’est dit chez les élites pro-unitaires, notamment piémontaises. La guerre de Crimée et son règlement au congrès de Paris de 1856 sanctionnent un engagement économique et commercial du Piémont en Méditerranée et un rôle ancien dans l’empire ottoman. Le développement de la marine et des ports de

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Gênes et de La Spezia a été considéré comme prioritaire. Cavour décide de la création d’un ministère autonome de la Marine dans le premier gouvernement du royaume d’Italie en mars 1861. Il en détient lui-même le maroquin jusqu’à sa mort et son récit d’agonie porterait trace de cette obsession de la marine puisque la tradition lui prête assez de force pour livrer agonisant le nom de son successeur à la Marine.

28 Pour ces mêmes élites, la volonté de faire de Rome la capitale dévoile le plan méditerranéen de l’unification territoriale. Comme l’avait rappelé il y a longtemps l’un des premiers historiens des relations internationales réellement attentif aux sensibilités et imaginaires culturels des acteurs diplomatiques, Federico Chabod, la revendication de Rome marque l’orientation méditerranéenne du gouvernement piémontais. Mais le choix de Rome a pu aussi être interprété comme l’abandon des revendications orientales : d’où l’opposition dès mars 1861 chez un certain nombre de patriotes vénètes entre « politique méditerranéenne » et « politique adriatique ». Par ailleurs, l’élection de Rome a aussi suscité d’âpres discussions dans les milieux unitaires. D’autres villes méditerranéennes sont avancées, comme Venise et Naples79. Or, le combat est bien inégal dès lors que réapparaissent la Rome antique et le Mare nostrum. Le mythe joue, victorieux, à plusieurs niveaux : celui de la continuité de civilisation, celui de l’hégémonie géopolitique et celui de l’ouverture au monde et aux autres continents.

29 Mais si Cavour peut faire de « Rome capitale » le programme de ses derniers grands discours prononcés au Sénat et à la Chambre80, c’est qu’entre-temps le Sud a été rattaché au nouveau royaume. La conquête du royaume des Deux-Siciles, avec la grande expédition garibaldienne des Mille inscrit une dimension maritime et méditerranéenne dans l’épopée territoriale fondatrice du Risorgimento. L’expédition est décrite comme une expédition navale autant qu’une opération militaire terrienne. Garibaldi narrateur insiste sur les mouvements de vaisseaux et couvre d’éloges les matelots italiens : il veut montrer que ces civils, par leur professionnalisme presque atavique – que Garibaldi le Niçois fils de marin partage – participent à l’idéal de la nation armée. S’il n’y a que très peu d’épisodes réels de combat naval dans la conquête des Deux-Siciles, et si le marin de Nice restera toujours le général Garibaldi sans jamais prétendre au titre d’amiral trop lié à l’aristocratie, l’expédition des Mille apparaît immédiatement aux yeux des contemporains comme « l’odyssée » de l’Unité, bénéficiant du rejeu de l’image maritime du jeune Garibaldi81.

30 C’est en grande partie à la médiation d’Alexandre Dumas, déjà célèbre auteur d’un best- seller, le Comte de Monte-Cristo, que l’on doit cette tradition méditerranéenne. Dumas publie les Garibaldiens. Révolution de Sicile et de Naples de 1861, à quoi s’ajoute un corpus réuni en 1862 dans son journal Le Monte-Cristo. L’ensemble de ces textes a comme ambition de raconter les aventures de l’auteur qui était parti de Marseille pour une croisière en Méditerranée, lorsqu’il apprend que Garibaldi vient de s’embarquer avec ses volontaires. Il décide alors de se mettre à son service. Doublement : en l’aidant dans les opérations militaires et diplomatiques – il sert d’émissaire pour aller chercher des armes à Marseille – et surtout comme écrivain et journaliste en décrivant pour les lecteurs des journaux parisiens l’épopée de Garibaldi dont il devient le grand reporter82. Le Garibaldi de Dumas est la réincarnation du marin héros Dantès, homme du peuple devenu célèbre sous les traits du comte de Monte-Cristo qui se fait aussi appeler « Simbad le marin ». Dumas décrit Garibaldi comme à la fois Dantès, Monte-Cristo et Simbad le marin : « À bord, le général était tout : chauffeur, machiniste, commandant ».

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En outre, chez Dumas, l’entreprise garibaldienne est explicitement conçue comme la régénération de la dite « race latine » au contact des autres races grâce au carrefour méditerranéen sicilien. Garibaldi est décrit comme le régénérateur de la synthèse méditerranéenne : « Il y a en ce moment-ci, en Italie, deux peuples différents de civilisation, de patrie, nous dirons même de race : la race latine pure, qui traverse la mer pour affranchir la Sicile, et qui trouve en Sicile une race croisée de Latins, de Grecs, de Sarrasins et de Normands »83. Quelle leçon tirer de cette mise en scène littéraire? L’Unité d’Italie peut se lire en 1860 comme la victoire du Nord sur le Sud. Mais cette victoire n’a de sens que parce qu’elle marque la suprématie de la latinité. L’homme providentiel qui incarne la renaissance d’une Italie pure est aussi à ce moment le seul qui par sa dimension héroïque puisse réconcilier le peuple des deux races. L’Italie se fait par absorption et non par exclusion, telle est la vérité mythique du héros méditerranéen ou latin.

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31 Garibaldi en héros signe ainsi les trois niveaux possibles du rapport épique des Italiens à la Méditerranée comme territoire au moment où s’achève le Risorgimento : la relation anthropologique qui fait des Italiens un peuple de valeureux gens de mer; l’indifférence, parfois critique, face aux professionnels italiens de la guerre navale liés aux Etats pré-unitaires; la valorisation géographique et géopolitique du cadre méditerranéen de l’aventure risorgimentale qui concourt à une exaltation en termes de civilisation liée à la latinité et à l’amitié politique des peuples méridionaux contre les empires centraux, orientaux ou septentrionaux.

32 Ces ingrédients se retrouveront dans le processus d’intense alphabétisation méditerranéenne des Italiens dès la fin du XIXe siècle. Il existe ainsi un cycle de naturalisation de la Méditerranée qui s’accomplit tout au long du XIXe siècle en privilégiant une dimension politique bien avant les usages du Mare nostrum par les fascistes. La lecture proprement culturaliste et anthropologique appartient, quant à elle, au XXe siècle. Même si la conception d’une « race aryenne et méditerranéenne »84 plonge ses racines culturelles au XIXe siècle, l’identité ethno-culturelle se rattache davantage au thème de la latinité et de la « race latine »85.

33 Si la dimension culturelle est présente, c’est toujours au service de la politique et c’est le plus souvent à travers les deux mêmes modalités d’accomplissement : d’une part, une continuité de civilisation qui fonde la « destinée » méditerranéenne des Italiens au nom d’une synthèse gréco-latine à l’avantage des héritiers latins, et, de l’autre, une proximité de civilisation qui légitime la notion de solidarité méditerranéenne. Cette dernière catégorie fut négligée par l’historiographie au profit d’une définition exclusive de la vocation méditerranéenne en termes d’impérialisme qui trouverait son nouveau printemps historiographique avec l’histoire des empires. C’est cependant en vertu de cet héritage risorgimental anti-impérial que l’Italie républicaine pourra revendiquer, encore un siècle plus tard, le statut de puissance d’arbitrage euro-méditerranéenne en rappelant son « option méditerranéenne »86.

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NOTES

1. Le petit ouvrage de Carlo Curcio, Ideali mediterranei nel Risorgimento, Roma, Ed. Urbinati, 1941, est en effet le premier volume des Saggi di storia e dottrina del fascismo. Les conférences et écrits de Pietro Silva – souvent antérieurs au fascisme mais republiés dans l’entre-deux-guerres – ont un autre statut, plus scientifique, même si Silva fut évidemment utilisé par le régime, avec qui il avait aussi pris quelque distance : cf. Pietro, Silva, Il Mediterraneo dall’unità di Roma all’impero italiano, Milano, ISPI, (1937), 1941, 2 volumes. Sur la Méditerranée de Silva on renverra aux stimulantes réflexions de Salvatore Bono, « Un Mediterraneo troppo italiano di Pietro Silva », in Saggi storici in onore di Romain Rainero, Milano, Franco Angeli, 2005, p. 67-81. On trouve des pages intéressantes sur « l’impérialisme » de Gioberti et de Balbo dans le livre de Federico Barbieri, Dante Visconti, Il problema del Mediterraneo nel Risorgimento, Milano, Vallardi, 1948. Nous remercions les collègues du séminaire Studies in Modern Italian Studies de Columbia autour de Marie Petrusewicz et Michael Blim pour leurs suggestions dans la discussion d’une version orale ancienne de ce texte, ainsi que Gian Luca Fruci de l’université de Pise pour sa relecture. 2. Pour situer le cas italien dans les débats sur les « stéréotypes méditerranéens », on se réfèrera avec profit à Dionigi Albera, Anton Blok et Christian Bromberger [dir.], L’anthropologie de la Méditerranée, Paris-Aix-en-Provence, Maisonneuve et Larose-MSH, 2001. Toujours en français, et à l’usage d’un public moins spécialisé, on trouve une application sans recul de ces stéréotypes dans Vincenzo Consolo et Franco Cassano, La Méditerranée italienne, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000. Enfin toujours du côté italien, mais sans privilégier l’Italie, on dispose de la synthèse historiographique des théories d’historiens et de géographes sur la Méditerranée, très claire et très bien informée de Scipione Guarracino, Mediterraneo. Immagini, storie e teorie da Omero a Braudel, Milano, Bruno Mondadori, 2007, ainsi que d’un récent manuel d’histoire méditerranéenne, Luigi Mascilli Migliorini [dir.], Storia del Mediterraneo moderno e contemporaneo, Napoli, Guida, 2009. 3. Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, XVIe-XIXe siècles, Paris, Gallimard, 1999. 4. Peregrine Horden, Nicholas Purcell, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford, Blackwell, 2000, p. 43. L’ambition est certes séduisante puisque vouée à combattre la tentation « méditerranéiste » qui fait de tout événement en Méditerranée l’événement porteur d’une essence méditerranéenne. 5. Claudio Fogu – à qui nous empruntons cette typologie en la transportant au XIX e siècle – l’utilise pour opposer une pensée de la Méditerranée nationale et nationaliste à la Méditerranée ouverte des migrations actuelles. Claudio Fogu ‘From Mare nostrum to Mare aliorum. Mediterranean Theory and Mediterraneism in Contemporary Italian Thought’, California Italian Studies, 1, 1, 2010 (http://www.escholarship.org). 6. Claudio Fogu, ‘From Mare nostrum…, loc. cit. 7. Sur tous ces aspects voir le livre de Massimo Baioni, Risorgimento in camicia nera. Studi, istituzioni, musei nell’Italia fascista, Torino, Carocci-Comitato di Torino dell’ISRI, 2006. 8. On se limitera à des travaux récents qui permettent de retrouver les grandes lignes, de cette historiographie révélant la multiplicité des usages du Mare nostrum : Stefano Trinchese [dir.], Mare Nostrum. Percezione ottomana e mito mediterraneo in Italia all’alba del 900, préface d’Andrea Riccardi, Milano, Guerini, 2005, et notamment à l’article d’Olga Tamburini, « La via romana sepolta dal mare : mito del Mare nostrum e ricerca di un’identità personale » ; Nicola Labanca, Oltremare. Storia dell’espansione coloniale italiana, Bologna, ll Mulino, 2007 [2002] ; Ruth Ben Ghiat et Mia Fuller (eds), Italian Colonialism, London-New York, Palgrave, 2008 [2005]. En français, l’ouvrage fondamental reste la grande thèse de Daniel Grange, L’Italie et la Méditerranée 1896-1911.

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Les fondements d’une politique étrangère, préface de Jean-Baptiste Duroselle, Rome, École française de Rome, 1994, 2 volumes. 9. L’exaltation nationaliste du passé impérial et méditerranéen, s’accompagne aussi d’une revendication de modernité à l’époque fasciste, comme le montre l’image de Venise-Porto Marghera « métropole lagunaire » d’avenir : Xavier Tabet, « Le mythe de la mer dans les écrits nationalistes vénitiens (1900-1922) : aux origines du “fascisme adriatique” », in Claude Cazalé Bérard, Susanno Gambino-Longo et Pierre Girard [dir.], La mer dans la culture italienne, Paris, Presses Universitaires de Paris-Ouest, 2009, p. 345-356. 10. Claudio Fogu et Lucia Re (ed.), Italy in the Mediterranean, California Italian Studies, vol. 1, Issue 1, 2010 (http://www.escholarship.org). 11. Giuseppe Talamo [dir.], Bibliografia dell’età del Risorgimento 1970-2001, Firenze, « Biblioteca di Bibliografia italiana », Olschki, 2003, 3 volumes. 12. Jean-Yves Frétigné, « La Francia », in Giuseppe Talamo [dir.], Bibliografica…, op. cit., Manuel Espadas Burgos, « La Spagna », in Giuseppe Talamo [dir.], Bibliografia… op. cit., p. 1908-1918. 13. Rosario Romeo, « La storiografia italiana sul Risorgimento e l’Italia unitaria (1815-1915) nel secondo dopoguerra » in Il Giudizio storico sul Risorgimento, Acireale, Bonanno Editore, 1987, p. 111 : « pretese di una genesi autoctona del moto risorgimentale ». 14. Pour les relations franco-italiennes, cf. Piero Finelli et Gian-Luca Fruci, « Que votre Révolution soit vierge. Il « momento risorgimentale » nel discorso politico francese 1796-1870 » in Alberto Banti et Paolo Ginsborg [dir.], Storia d’Italia, Annale 22, Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007, p. 747-776. 15. Gli Stati italiani e l’Europa nel Risorgimento. Atti del XXIV Congresso di storia del Risorgimento italiano (Venezia, 10-14 settembre 1936), Roma, ISRI, 1941. 16. Il problema italiano nella politica europea (1849-1856), Atti del XXXV Congresso di storia del Risorgimento italiano (Torino, 1-4 settembre 1956), Roma, ISRI, 1959 ; ainsi que Nel centenario del 1859 Atti del XXXVIII Congresso di storia del Risorgimento italiano (Milano, 28 maggio-1 giugno 1959), Roma, ISRI, 1960. 17. Nazioni, Nazionalità, Stati Nazionali nell’Ottocento europeo. Atti del LXI Congresso di storia del Risorgimento italiano (Torino, 9-13 ottobre 2002), Roma, Carocci-ISRI, 2004. 18. Hélène Koukou, « Il movimento di nazionalità in Grecia in alcune lettere inedite di Giovanni Capodistria ad Alessandro Stourtza, 1821 » in Nazioni, Nazionalità, Stati Nazionali…, op. cit. 19. Gino Bandini, « Spagna e Sardegna nel 1869 (Dalla corrispondenza diplomatica spagnuola inedita », in Gli Stati italiani…, op. cit. ; Jaime Vicens Vives, « Governo ed opinione pubblica nella Spagna durante la crisi della guerra di Crimea », in Il problema italiano…, op. cit. ; Jaime Vicens Vives, « La diplomazia spagnola di fronte alla crisi italiana del 1859 », in Nel centenario del 1859…, op. cit. 20. Umberto Marcelli, « La questione d’Oriente e la questione italiana al congresso di Parigi », in Il problema italiano nella politica europea (1849-1856)…, op. cit. ; Marco Dogo, « Il problema delle nazionalità nell’area balcanica dell’impero ottomano », in Nazioni, Nazionalità, Stati Nazionali…, op. cit. 21. Roberto Cessi, « Benedetto Musolino e la questione d’Oriente », in Il problema italiano…, op. cit. 22. Paolo Alatri, Benedetto Musolino, profilo biografico, , Pellegrini, 1985, ainsi que le colloque Il Mezzogiorno nel Risorgimento tra rivoluzione e utopia : atti del Convegno storico in Pizzo, 15-16 novembre 1985, Milano, Jaca book, 1988. 23. La citation de Dante Lattès renvoie à l’ouvrage de Benedetto Musolino, Gerusalemme e il popolo ebreo, préface de Gino Luzzatto, Rome, La Rassegna mensile d’Israele, 1951. 24. Daniela Luigia Cagliotti, ‘Elite migrations in modern Italy : patterns of settlement, integration and identity negotiation – Introduction’, Journal of Modern Italian Studies, 13, 2, June 2008, p. 143 : « bi-directional flows of mobility and migration ».

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25. Maurizio Isabella, Risorgimento in Exile. Italian Emigres and the Liberal International in the Post- Napoleonic Era, Oxford, Oxford University Press, 2009. 26. Agostino Bistarelli, Gli esuli del Risorgimento, Bologna, Il Mulino, 2011. 27. Le congrès de Florence de 1953 est inauguré par la grande contribution de Franco Venturi sur « La circolazione delle idee e l’emigrazione », in La circolazione delle idee e l’emigrazione (Serie Memorie) Atti del XXII Congresso (Firenze 1953), p. 203-222. 28. C’est le cas du Corfiote Mustodixi en séjour en Italie : Constantina Zanou, « Andrea Mustoxidi : nostalgie, poésie populaire et philhellénisme », in Michel Espagne et Gilles Pécout [dir.], Philhellénisme et transferts culturels, Revue germanique internationale, septembre 2005, p. 143-154. 29. Maurizio Isabella, Risorgimento in Exile…, op. cit., p. 23. 30. Agostino Bistarelli, Gli esuli…, op. cit., p. 147 et sq. 31. Chris Bayly, ‘AHR Conversation : On Transnational History’, American Historical Review, vol. 111, 5 (2006), p. 1 : « At least in Europe, I get the sense that “transnational history” stands in the same relationship to “international history” as “global history” does to “world history” : that it is much the same thing, except that the term “transnational” gives a sense of movement and interpenetration. It is broadly associated with the study of diasporas, social or political, which cross national boundaries, etc. ». 32. Paolo Frascani, Il mare, Bologna, Il Mulino, 2008. 33. Ibidem, p. 10. 34. Nelson Moe, View from Vesuvius : Representations of the South in 19th Century Italy, Ewing, University of California Press, 2002, p. 14 ; Gilles Bertrand, Le Grand tour revisité : pour une archéologie du tourisme. Le voyage des Français en Italie (milieu XVIIIe siècle–début XIXe siècle), Rome, École Française de Rome, 2008. 35. Frascani, Il mare…, op. cit., p. 20. 36. Fabrizio De Donno, ‘Routes to Modernity : Orientalism and Mediterraneanism in Italian Culture, 1810-1910’, California Italian Studies, 1 (1), 2010 (http://escholarship.org/uc/item/ 920809th). 37. David Atkinson, ‘Constructing Italian Africa : Geography and Geopolitics’, in Ruth Ben Ghiat, Mia Fuller, Mia (eds), Italian Colonialism…, op. cit. 38. Michel Chevalier, Le Globe, 12 février 1832, « Politique générale », IV, Le Système de la Méditerranée, Houilles, Editions Manucius, 2008, p. 124. 39. Marie-Noëlle Bourguet, Bernard Lepetit, Daniel Nordman et Maroula, Sinarellis L’invention scientifique de la Méditerrannée : Egypte, Morée, Algérie, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998. Si l’Espagne n’est pas non plus présente, on rappellera que le botaniste et anthropologue Bory de Saint- Vincent, l’un des héros de la découverte scientifique de la Méditerranée en Grèce et en Algérie, a aussi écrit sur l’Espagne. 40. Paolo Frascani, « Matteo Galdi : analisi di una trasformazione ideologica durante il periodo rivoluzionario in Italia », Rassegna storica del Risorgimento, juin 1972, 59 - 2, p. 207-234. 41. Matteo Galdi, Dei rapporti politico-economici fra le nazioni libere, Milan, 1797-1798, Pirotta e Maspero, p. 36 : « Le due repubbliche s’impegnano di distruggere la pirateria di qualunque genere siasi nel Mediterraneo, e di obbligare per trattato amichevole o per forza le reggenze barbaresche ad abolire il loro piratico sistema. Si obbligheranno all’istessa legge i nobili pirati Crocesignati di Malta ». 42. Pierre Serna, « L’Europe une idée nouvelle à la fin du XVIIIe siècle ? », La Révolution française- Cahiers de l’IHRF, mis en ligne le 14 juin 2011, http://lrf.revues.org/index252.html. 43. Vincenzo Gioberti, Del Primato morale e civile degli italiani (1843), introduzione e note di Gustavo Balsamo-Crivelli, I, Torino, UTET, 1919, p. 42-43 : « la penisola per la sua postura è il centro morale del mondo civile […] L’Europa […] ella è la più centrale di tutte le contrade ; se per centro s’intende, non già la postura materiale rispetto all’equatore e alla linea meridiana dei due

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emisferi continentali, ma il sito più acconcio a comunicare per mare o per terra con tutte le parti del mondo in proporzione alla loro importanza verso gli ordini attuali dell’incivilimento. Ora l’Italia ha colle altre regioni di Europa le medesime attinenze dell’Europa col rimanente dei paesi abitati ; laonde, benchè campata sull’orlo meridionale, essa è tuttavia, politicamente parlando, la più centrale delle sue provincie. I Francesi sogliono assegnare questo privilegio alla loro patria […]. Il vero si è che questa partecipa alla centralità civile di Europa, solo per via della Provenza ; perchè il Mediterraneo, lambendo i margini dell’Africa e dell’Asia, guardando per lo stretto Gaditano all’America, essendo diviso pel solo istmo di Suez dalle porte marittime dell’India e dell’Oceania, e attenendosi, mediante l’Adriatico, il Mar Nero e i suoi affluenti, al lembo della Germania, della Russia e dell’Oriente, è il vero mezzo e per cosi dire la piazza dei popoli civili. Ora il punto centrale del Mediterraneo è occupato dall’Italia ». 44. Moe View from Vesuvius… op. cit., p. 119. 45. Gilles Pécout, ‘The international armed volunteers : pilgrims of a Transnational Risorgimento’, Journal of Modern Italian Studies, 2009, 14, (4), p. 413-426 ; Dominique Reill, ‘The Risorgimento : a Multi-National Movement’, in Silvana Patriarca, Lucy Riall (eds), The Risorgimento Revisited. Nationalism and Culture in Nineteenth-Century Italy, New York, Palgrave, 2012, p. 255-269. 46. Alberto M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Torino, Einaudi, 2000. 47. La fraternité comme catégorie de l’engagement politique en Italie et en Europe (1820-1930) programme international de l’ANR imaginé et coordonné par Catherine Brice. 48. C’est ainsi le cas de Bianca Fiorentini, Malta rifugio di esuli e focolare ardente di cospirazione durante il Risorgimento italiano, Malta, Casa S. Giuseppe, 1966, 220 p. 49. Amina Maslah, « Insulaires du détroit de Sicile et itinéraires atypiques de migration (1820-1914) », Cahiers de la Méditerranée, Nice, 2010, p. 124-143. Cet article était la captatio d’une thèse, Un espace partagé : circulations et migrations entre les rives et les îles du Canal de Sicile (1800-1896), thèse d’histoire sous la direction de Gilles Pécout et de Luigi Mascilli Migliorini, Université de Paris I, 2011. 50. Maurizio Isabella, ‘Liberalism and Empire in the Mediterranean : The View-Point of the Risorgimento’, in Silvana Patriarca, Lucy Riall (eds), The Risorgimento Revisited…, op. cit., p. 232-254. 51. Jose Luis Comelles Garcia-Llera, El trienio constitucional, Madrid, 1963, p. 397. 52. Marion S. Miller, ‘A liberal International ? Perspectives on Comparative Aproaches to the Revolutions in Spain, Italy, and Greece in the 1820s’, in Richard W. Clement, Benjamin F. Taggie et Robert G. Schwartz (eds), Greece and the Mediterranean, Kirksville-Missouri, Sixteenth Century Journal Publishers, 1990, p. 61-68. 53. Giorgio Spini, Mito e realtà della Spagna nelle rivoluzioni italiane del 1820-1821, Roma, Perrella, 1950. 54. Andrea Romano, « L’influenza della carta gaditana nel costituzionalismo italiano ed europeo », in Asdrubal Aguiar [dir.], La Constitucion de Cadiz de 1812. Hacia los origines del costitucionalismo iberoamericano y latino, Caracas, UCAB, 2004, p. 351-373. 55. Antonio De Francesco, Rivoluzione e costituzioni. Saggi sul democratismo politico nell’Italia napoleonica 1796-1821, Napoli, ESI, 1996. 56. Ignacio Fernandez Sarasola, « La Constitucion espanola de 1812 y su proyeccion europea y iberoamericana », Fundamentos. Cuadernos monograficos de Teoria del Estado, Derecho publico Historia Constitucional, 2, 2000, Modelos Constitucionales en la Historia comparada, p. 359-466. 57. Cette idée est au principe d’un très prometteur programme international piloté d’Oxford par Joanna Innes et Mark Philip intitulé Re-Imagining Democracy in the Mediterranean 1750-1860. 58. Gilles Pécout, ‘The international armed volunteers…’, loc. cit. 59. L’historiographie sur le volontariat armé garibaldien interne est immense, on se contentera de renvoyer à deux études magistrales et désormais classiques : Anna Maria Isastia, Il volontariato

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militare nel Risorgimento, Roma, Stato Maggiore Esercito- Ufficio Storico, 1990, et Eva Cecchinato, Camicie rosse. I garibaldini dall’unità alla Grande Guerra, Roma-Bari, Laterza, 2007. 60. Angelo Tamborra, Garibaldi e l’Europa. Impegno militare e prospettive politiche, Roma, Stato Maggiore dell’Esercito-Ufficio storico, 1983. 61. On se permettra de mentionner l’existence d’un Groupe de recherche international de l’IHMC (CNRS) et du Département d’histoire de l’ENS ayant en outre reçu le soutien initial en 2004 des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ainsi que l’appui de l’Institut Remarque de New York University : « Volontaires internationaux en Méditerrannée ». C’est la partie de ce groupe qui s’intéresse à l’Italie qui a rejoint l’ANR « La fraternité en Italie » pour en constituer l’essentiel du volet international. Un aperçu de ces travaux est donné dans un dossier thématique du Journal of Modern Italian Studies, 2009, 14 (4) que nous avons consacré au Risorgimento des volontaires internationaux : Anne-Claire Ignace ‘French, volunteers in Italy, 1848–49 : a collective incarnation of the fraternity of the peoples and of the tradition of French military engagement in Italy and Europe’, p. 445-460 ; Ferdinand Göhde, ‘German volunteers in the armed conflicts of the Italian Risorgimento 1834–70’, p. 461-470 ; Simon Sarlin, ‘Fighting the Risorgimento : foreign volunteers in southern Italy (1860-63)’ ; Grégoire Bron, ‘The Exiles of the Risorgimento : Italian Volunteers in the Portuguese Civil War (1832-1834)’, p. 427-444. 62. Carlo Francovich, « Il movimento filoellenico in Italia e in Europa », in Indipendenza e unità nazionale in Italia ed in Grecia. Convegno di studio, Atene 2-7.X.1985, Firenze, Olschki, 1987, p. 1- 23 et William St-Clair, That Greece still might be Free. The Philhellenes during the War of Independence, Oxford-London, Oxford University Press-Ely Press, 1972, p. 357-359. Ce constat est confirmé par les importants travaux récents sur la mobilisation philhellène de l’arrière : Denys Barau, La Cause des Grecs : une histoire du mouvement philhellène (1821-1829), Paris, Honoré Champion, 2009. 63. Walter Bruyère-Ostells, La grande armée de la liberté, Paris, Tallandier, 2009. 64. Douglas Dakin, British and American Philhellenes during the War of Greek Independence 1821-1833, Thessalonique, Hetairia Makedonikon Spoudon, 1955, p. 3. 65. Gianni Korinthios, I liberali napoletani e la Rivoluzione greca 1821-1830, Napoli, Istituto italiano per gli studi flosofici-L’Officina Tipografia, 1990. 66. Gilles Pécout, ‘Philhellenism as a political friendship : italian volunteers in 19th century Mediterranean’, Journal of Modern Italian studies, 2004, 9, (4), p. 405-427. 67. Maria Christina Chadzijoannou, « Oi Itali prosfuges sta Ionia nesià sta mesa tou 19ou aiona : diamorfomenes pragmatikotites kai proupotheseis ensomatosis », in Praktikà tou ST’Dietnous Panioniou Sinedriou, t. B, Athenes, 2001, p. 495-510. 68. Marion S. Miller, ‘A liberal International ? Perspectives on Comparative Approaches to the Revolutions in Spain, Italy, and Greece in the 1820s’, in Richard W. Clement, Benjamin F. Taggie, Robert G. Schwartz (eds), Greece and the Mediterranean, Kirksville-Missouri, Sixteenth-Century Journal Publishers, 1990, p. 61-68. La question des liens entre exil, libéralisme et philhellénisme ayant par ailleurs fait l’objet de développements dans les travaux importants de M. Isabella déjà mentionnés, cf. Maurizio Isabella, « Gli Esuli italiani in Inghilterra e il movimento liberale tra filellenismo e americanismo », in Annali della fondazione Einaudi, XXVIII, 1994, p. 411-466 ; ‘Exile and Nationalism : The Case of the Risorgimento’, European History Quarterly, 36/4 (2006), p. 493-520. 69. Grégoire Bron, ‘The Exiles of the Risorgimento…’, loc. cit. ; et « Penser le Risorgimento italien depuis l’exil : l’exemple du libéral piémontais Giacomo Durando (1807-1894) », Cahiers de la Méditerranée, 82, 2011, p. 47-56. 70. Guglielmo Pepe (texte publié anonymement), Mémoire sur les moyens qui peuvent conduire à l’indépendance italienne, préface d’Armand Carrel, Paris, Paulin, 1833, p. 21. 71. Significatif à cet égard est l’itinéraire du mazzinien et vétéran de la révolution vénitienne, Canini, qui de son exil grec songe au leadership de l’Italie dans un plus vaste Risorgimento : cf.

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Francesco Guida, L’Italia e il Risorgimento balcanico : Marco Antonio Canini, Roma, Edizioni dell’Ateneo, 1984. 72. Malgré la présence massive des Italiens dans l’empire ottoman et la diplomatie commerciale pro-ottomane du royaume de Sardaigne, un anti-ottomanisme italien se manifeste avec vigueur dès les années 1830-1840. Avant son expression libérale et démocratique, et, en utilisant les classiques ressorts anti-musulmans, il a déjà des buts géopolitiques moins désintéressés et vise à incriminer la politique des Puissances – et notamment de la France – qui associe la Question d’Orient au maintien de l’intégrité de l’empire au détriment des intérêts péninsulaires et catholiques. Voir notamment ce qu’écrit le catholique et futur auteur de pédagogie géographique Luigi Padoa, Saggio storico sulla posizione dell’impero ottomano nel 1842, Modena, Tip. Vincenzi e Rossi, 1842, p. 15-17. 73. , Edizione Nazionale degli Scritti, volume V, Scritti e discorsi, tome 2, 1862-1867, Bologna, Cappelli, 1935, p. 360-361 : 28 octobre 1866, « Agli Elleni !…all’Ellade ! Alla sorella dell’Italia, nel genio, nelle glorie, nelle sventure… ». 74. Gilles Pécout, « Amitié littéraire et amitié politique méditerranéennes : philhellènes français et italiens de la fin du XIXe siècle », in Michel Espagne et Gilles Pécout [dir.], Philhellénisme et transferts culturels, Revue germanique internationale, septembre 2005, p. 207-218. 75. On se réfèrera pour une vision des deux « diplomaties concurrentes » au classique ouvrage d’Antonis Liakos, L’unificazione italiana e la Grande Idea. Ideologia e azione dei movimenti nazionali in Italia e in Grecia, 1859-1871, préface de Stuart Woolf, Firenze, Aletheia, 1995. 76. Fabrice Jesné, Les nationalités balkaniques dans le débat politique italien, de l’Unité au lendemain des Guerres balkaniques (1861-1913). Entre invention scientifique, solidarité méditerranéenne et impérialisme adriatique, thèse d’histoire sous la direction de Gilles Pécout et Francesco Guida, Université Paris I, 2009. 77. Luigi Campo Fregoso, Del primato italiano sul Mediterraneo, Roma, Loescher, 1872. 78. Ibidem, p. 399. 79. On dispose de la thèse de géo-histoire d’une géographe qui met en perspective sur la longue durée les logiques spatiales du choix de Rome : Géraldine Djament-Tran, Rome éternelle. Les métamorphoses de la capitale, Paris, Belin, 2011. Cf. notamment p. 83-156, § 3 : « De la Rome pontificale à la Rome italienne : la bifurcation de la ville éternelle ». 80. Camillo Cavour, Discorsi per Roma capitale, introduction de Pietro Scoppola, (1971), Rome, Donzelli, 2010. 81. Sur la place de la mer dans la formation de Garibaldi, voir Romano Ugolini, « La formazione culturale di Garibaldi », in Garibaldi :cultura e ideali Atti del LXIII Congresso di storia del Risorgimento (11-15 ottobre 2006), Roma, Istituto per la Storia del Risorgimento italiano, 2008, p. 89-126 ; et plus précisément Mariano Gabriele, « Garibaldi marinaio », in Giuseppe Garibaldi e il suo mito. Atti del LI Congresso di storia del Risorgimento Italiano (10-13 nov. 1982), Roma, Istituto per la storia del Risorgimento, 1984, p. 163-191 ; ainsi que Gilles Pécout, « Garibaldi est-il un héros méditerranéen ? » in Pérette-Cécile Buffaria [dir.], Diplomatie et littérature, Paris, Artprint, 2011, p. 155-171. En outre on trouvera de très nombreux et précieux éléments sur le rapport de Garibaldi à la mer dans Annita Garibaldi Jallet, Anna Maria Lazzarino Del Grosso [dir.], Garibaldi : orizzonti mediterranei, La Maddalena, Paolo Sorba, 2009. 82. Alexandre Dumas, Viva Garibaldi. Une odyssée en 1860, édition et présentation par Claude Schopp, Paris, Fayard, 2002. Sur la dimension proprement méditerranéenne de cette épopée, on se permet de renvoyer à l’édition italienne : Viva Garibaldi, Turin, Einaudi, 2004, p. VII-XXXI, Gilles Pécout « Una crociera nel Mediterraneo con Garibaldi ». 83. Alexandre Dumas, Viva Garibaldi…, op. cit., p. 292. 84. Fabrizio De Donno ‘Routes to Modernity…’, loc. cit.

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85. L’ouvrage de William Ripley, The Races of Europe : A Sociological Study, New York, Appleton, 1899, distingue une « race méditerranéenne » à côté de la « teutonique » et de « l’alpine » et fait de la « race méditerranéenne » la race primitive de l’Europe. 86. Antonio Varsori « Europeismo e mediterraneità nella politica estera italiana », in Massimo De Leonardis [dir.], Il Mediterraneo nella politica estera italiana del dopoguerra, Bologna, Il Mulino, 2003, p. 23-24 ; et Stéphane Mourlane, « Un pont entre l’Orient et l’Occident : paradigme médiéval, médiation culturelle et politique arabe de l’Italie dans les années 1950 », in Benoît Grévin [dir.], Maghreb- Italie : des passeurs médiévaux à l’orientalisme moderne, XIIe-XXe siècle, Rome, École française de Rome, 2010, p. 433-444.

RÉSUMÉS

L’unité italienne est d’abord une aventure européenne. Le Risorgimento est ici envisagé à partir d’une réflexion sur l’historiographie internationale de l’Unité et à travers des pistes de recherche qui privilégient le premier XIXe siècle jusqu’aux années 1860, dans une optique transnationale différente de l’histoire traditionnelle des influences intellectuelles, de la diplomatie et des interventions militaires officielles. Dès lors, le cadre méditerranéen est conçu dans une double acception : d’une part, la « mer domestique » (Mare nostrum) comme réservoir potentiel de figures de l’identité géographique, culturelle et politique ; de l’autre, un espace de déploiement et de rapports avec les autres nations méditerranéennes (Mare aliorum). Notre hypothèse est que, contrairement à une lecture nationale culturaliste et précocement « méditerranéiste », et surtout à l’opposé d’une interprétation centrée sur l’impérialisme, le Risorgimento méditerranéen est espace de pérégrination, de solidarité et d’amitié politique transnationale comme l’illustre l’omniprésence pour les Italiens d’un volontariat armé et politique international et anti- impérialiste.

The key idea and starting point of this paper is that the Italian Unity is a European adventure. With focusing on the category of a transnational Risorgimento from the end of the 18th century to the 1860s we intend to emphasize dynamics different than the traditional history of ideas and intellectual influences, and of diplomacy and military official actions. We want to pursue the Mediterranean Risorgimento with exploring the two following meanings of the Mediterranean: on the one hand, the domestic sea as a potential component for the images of geographical, cultural and political identity; on the other hand, Mediterranean as a zone of influx and of relationships with other Mediterranean nations. Our hypothesis is that the Mediterranean Risorgimento is an area of peregrination and transnational political friendship -the area of transnational armed volunteers and not only the cradle of a cultural and national “mediterraneist” identity and the territory of Italian imperialism.

Die Einheit Italiens war in erster Linie ein europäisches Abenteuer. Das Risorgimento wird hier ausgehend von einer Reflexion über die internationale Geschichtsschreibung der Einheitsbewegung vom Beginn des 19. Jahrhunderts bis 1860 mit einem transnationalen Blick betrachtet, der sich von der traditionellen Geschichte der intellektuellen Einflüsse, der Diplomatie- und der Militärgeschichte unterscheidet. Das mediterrane Risorgimento wird dabei in einer zweifachen Bedeutung gesehen : zum einen als das „heimische Meer“ (Mare Nostrum), ein potentielles Reservoir an geographischen, kulturellen und politischen identitätsstiftenden

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Bildern ; zum anderen als Raum der Entfaltung und der Beziehung zu den anderen mediterranen Nationen. Entgegen einer national kulturalistischen,„mediterranistischen“ und auf den italienischen Imperialismus zentrierten Sichtweise wird hier die These vertreten, dass das mediterrane Risorgimento ein Raum der Wanderschaft, der Solidarität und der politischen und transnationalen Freundschaft war, wie sich anhand der Freiwilligen und der internationalen und anti-imperialistischen Politik zeigt.

AUTEUR

GILLES PECOUT Professeur à l’Ecole normale supérieure (Ulm), et directeur d’études à l’EPHE (chaire « Italie et Méditerranée au XIXe siècle »)

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Guerre et nation dans l’Italie du Risorgimento War and Nation in Risorgimento Italy Krieg und Nation im Italien des risorgimento

Lucy Riall Traduction : Vincent Jolivet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’anglais par Vincent Jolivet.

1 À la différence de l’unification allemande, dont on sait qu’elle s’est construite « par le sang et par le fer », l’unification italienne n’est pas associée, en général, à des succès militaires. La seule armée italienne qui ait eu un tant soit peu d’envergure internationale au cours de cette période fut l’armée piémontaise. Mais cette armée montra à différentes occasions qu’elle n’était pas à la hauteur de son seul véritable adversaire, l’Autriche. Le Piémont, vaincu par l’Autriche de manière humiliante à deux reprises au cours des mouvements révolutionnaires de 1848-1849, fut à peine en mesure – et encore avec l’aide de la France – d’arracher une victoire dix ans plus tard, en 1859. L’unification nationale ne paraît guère avoir changé les choses. En 1866, l’armée italienne, constituée d’un noyau piémontais, fut vaincue sur terre et sur mer par les forces autrichiennes – défaite d’autant plus cuisante qu’elle se produisit alors que l’Autriche, au cours de cette même guerre, se montra impuissante face à la Prusse de Bismarck. Il n’est donc guère étonnant que les efforts officiels pour célébrer les seules victoires militaires importantes du Piémont et de l’Italie au cours du Risorgimento – contre les armées du pape en 1860 et 1870 – n’aient pas véritablement réussi à convaincre les Italiens – pas plus que les étrangers – de ce que l’Italie avait alors un réel poids militaire en Europe.

2 Les approches de l’histoire de la guerre dans l’Italie du XIXe siècle reflètent ces difficultés. On s’accorde à penser que le nationalisme italien n’était pas façonné par le

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puissant ethos militaire qui contribua à forger et à renforcer les nationalismes français, prussien et britannique au cours de la même période1. C’est la raison pour laquelle la question de la guerre italienne a été traditionnellement étudiée à travers le prisme du déclin2, ou comme l’expression d’un retard. Dans cette dernière perspective, l’émergence du militarisme moderne italien se situerait postérieurement au Risorgimento, en relation avec la naissance d’un nationalisme agressif et chauvin au tournant du siècle, et/ou avec l’affirmation d’une conscience populaire militaire et nationale au cours de la Première Guerre mondiale3. C’est peut-être la raison pour laquelle nombre d’études récentes sur la guerre dans l’Europe du XIXe siècle, et sur sa relation au nationalisme et aux représentations de la virilité militaire, ne comportent généralement presqu’aucune mention de l’Italie4.

3 On constate cependant depuis peu un regain d’intérêt aussi bien pour le Risorgimento italien que pour l’esprit militaire qui l’animait. En tout premier lieu, la nouvelle approche du nationalisme du Risorgimento, inaugurée par Alberto Mario Banti, a orienté l’attention des chercheurs sur les représentations italiennes de la guerre et de la violence, et nous a incités à reconnaître que ces représentations furent décisives dans les expressions d’enthousiasme associées au Risorgimento5. Ensuite, les travaux de Gilles Pécout, entre autres, sur les soldats volontaires au cours du Risorgimento (et à des périodes ultérieures) ont révélé l’existence d’une tradition militaire jusque-là négligée par les historiens. Ces travaux ont permis de mettre en valeur le rôle joué par les « amitiés politiques » transnationales dans les événements qui conduisirent à l’unification italienne6. Enfin, en 2008, la publication de Gli Italiani in Guerra, dirigé par Mario Isnenghi et notamment de l’un de ses tomes coordonné par Eva Cecchinato et consacré au Risorgimento, a représenté un pas en avant décisif dans notre connaissance des multiples formes d’organisation militaire en Italie autour de l’époque de l’unification. Ces travaux nous ont aidé à identifier les diverses cultures nationales inspirant ces structures militaires7. Dès lors, la problématique doit être reformulée : il s’agit moins d’affirmer que l’Italie du Risorgimento a manqué d’un ethos militaire, que de comprendre que cet ethos fut conçu et a fonctionné selon des modalités nouvelles. Dans les pages qui suivent, nous examinerons quelques-unes des conséquences de cette mutation, en nous concentrant en particulier sur la tradition du volontariat en Italie et sur l’image du volontaire dans les guerres du Risorgimento.

Images de guerre

4 Dans l’Italie du Risorgimento, l’idée de nation reposait sur un discours de « vertus » et de « vices ». Comme l’a montré Silvana Patriarca, le « caractère national » italien – ou la « conscience d’eux-mêmes » des Italiens – s’est fondé au début du XIXe siècle à la fois sur l’idée d’une « primauté » culturelle et historique, et sur un sentiment de déclin. Les étrangers, tout comme les Italiens, utilisaient des métaphores de faiblesse, d’émasculation et de féminisation pour indiquer l’état d’infériorité et de « dégénérescence » de l’Italie. Pour Giacomo Durando, le caractère italien était marqué par la paresse et le relâchement, du fait d’une éducation « castratrice », tandis que pour , l’ozio (l’« indolence ») avait abouti à la disparition de la vertu militaire et engendré la mollezza parmi les élites italiennes. Ainsi, le caractère effeminé, la servilité et la passivité des Italiens traduisaient une condition de déclin moral et politique, qui leur attirait un chœur de réprobation8.

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5 « Nous ne sommes pas l’Italie, grâce à Dieu », put ainsi écrire Jules -Michelet en 18419. Tous ne s’accordaient pas sur les explications de ce triste état de choses, mais celui-ci était généralement associé à un échec militaire et politique. « Vous étiez jadis les maîtres du monde », écrivit , naguère roi de Naples, dans sa Proclamation aux Italiens de 1815, « et vous avez expié votre gloire par vingt siècles de massacres et d’oppression »10. C’est contre ce processus de dégénérescence nationale que les patriotes italiens du Risorgimento proposèrent une régénération nationale. Le redressement militaire était d’ailleurs un but auquel tendaient les modérés tout comme les radicaux, qui divergeaient sur tous les autres points. D’un côté, affirmait que la guerre effacerait la « souillure » du caractère des Italiens et encouragerait les actes de courage et d’héroïsme ; il exaltait aussi la mort pour la nation comme un martyre dont l’exemple contribuerait à engendrer un esprit martial et à fomenter la révolution en Italie. De l’autre, les opposants modérés à Mazzini, comme Gallenga et Durando, percevaient la guerre et la discipline militaire comme le moyen de reconstruire le « caractère » italien11. Pour tous deux, il fallait « reviriliser » les Italiens par la guerre et par l’affirmation de la valeur du sacrifice dans la bataille. Comme l’écrivent Alberto Mario Banti et Marco Mondini, au cours du Risorgimento, la guerre devait être « une démonstration de courage, de virilité, d’unité, un démenti à tous ceux qui, hors de la péninsule, depuis des siècles, s’étaient obstinés à présenter les Italiens comme des couards peu fiables »12.

6 Durant le Risorgimento, la guerre et la glorification du combat, de la violence et de la mort, considérées comme des manifestations de courage, discipline et martyre, allaient de pair avec une exhortation à s’assumer comme Italien et à agir en homme. Parallèlement, la nation italienne était appréhendée en termes d’émotion, comme une famille naturelle : les liens d’affection qui liaient la communauté nationale étaient semblables à ceux d’une famille, et l’amour de l’un était considéré comme un préalable nécessaire à l’amour de l’autre. La défense armée de l’honneur national, conçue pour « reviriliser » les Italiens, était donc aussi présentée comme une exigence morale : celle de défendre sa famille et de protéger sa réputation13.

7 Ce mélange de métaphores nationales, militaires, masculines et familiales n’était nullement un cas isolé. À partir de la Révolution française, en -Allemagne, en France comme en Grande-Bretagne, s’est opérée une militarisation du discours politique, vecteur d’affirmation d’une autorité confondue avec le sentiment national. Cette célébration de l’armée et des idéaux militaires, au travers de récits, chansons, peintures ou monuments, conférait une dimension mythologique à l’expérience de guerre en glorifiant la mort au combat. La guerre devint une aventure héroïque, y compris pour le simple soldat et c’est grâce à cette association que l’armée permit de relier entre eux l’idéal abstrait et public de la nation, les normes de conduite individuelle et les rôles de genre14.

8 Le lien entre guerre et appartenance nationale s’était généralisé et consolidé en Europe. L’identification de la nation avec la guerre, et leur fusion dans la personne du jeune homme courageux et généralement beau, eurent pour effet d’étendre le consensus politique et de renforcer la légitimité de dirigeants qui assuraient incarner ces qualités15. En Italie, cependant, ce processus d’identification et de légitimation était bien moins affirmé : l’appel nationaliste aux armes y était lié à un sentiment d’échec militaire, de douceur féminine et de faiblesse morale, sentiment directement associé aux pouvoirs en place et à la dépravation des classes dirigeantes. En conséquence,

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contrairement à la France, à l’Allemagne ou à la Grande-Bretagne, les appels à la lutte militaire, à la virilité et à la défense de la patrie ne s’y manifestaient pas comme une force de mobilisation en faveur des pouvoirs mais comme un moyen de les renverser.

9 En d’autres termes, si cette relation entre guerre, nation et « virilité » était extrêmement étroite, elle prit en Italie une signification particulière qui eut des conséquences spécifiques. Ainsi, les œuvres romantiques du XIXe siècle, qui fournirent un socle à l’identité nationale italienne, soulignèrent-elles moins la gloire des armées ou de leurs chefs que le grand courage des -Italiens lorsqu’ils agissaient seuls, soit comme individus, soit par petits groupes. Comme l’a montré Alberto Mario Banti, ces récits se concentraient sur la lutte armée et le sacrifice afin de défendre un « honneur » national menacé par des forces extérieures, par les trahisons personnelles et l’oppression étrangère16. Par-dessus tout, le duel devint une riposte matérielle et métaphorique aux insultes faites à l’honneur italien17. L’Ettore Fieramosca de Massimo D’Azeglio (1833) est à cet égard emblématique puisque le jeune héros organise un duel avec des soldats français, et qu’il parvient ainsi à laver les Italiens de l’accusation de traîtrise et de couardise18. La guerre et la culture militaire créèrent ainsi un idéal de masculinité héroïque qui était appelé à devenir central, plus généralement, dans le discours patriotique du Risorgimento, exaltant la culture et le peuple italiens tout en blâmant la faiblesse de l’Italie dans son mode de gouvernement.

10 En somme, si partout en Europe la guerre était liée à la nation et à la « virilité » en tant qu’éléments de mobilisation patriotique, ce processus prenait dans l’Italie du Risorgimento une dimension morale tout à la fois comme symbole de la rébellion et instrument de renouveau. La guerre était un moyen de réclamer et de définir une patrie qui n’existait pas encore, de montrer à des étrangers sceptiques l’existence d’une italianità héroïque, et de surmonter la contradiction entre peuple et gouvernement. En outre, vers le milieu du siècle, la guerre apparaissait comme la seule possibilité d’« émanciper » l’Italie de l’oppression politique. Les révolutions de 1848-1849, notamment, persuadèrent bien des nationalistes que le changement politique ne pourrait venir que de la défaite militaire de l’Autriche et de ses alliés. Pour toutes ces raisons, durant le Risorgimento, l’appel à l’action militaire était un appel à devenir Italien et réciproquement.

Rebelles romantiques

11 Dans l’Europe du XIXe siècle, le volontariat militaire exerça un attrait aussi puissant que durable sur les hommes cultivés de la classe moyenne. Comme l’a écrit George Mosse, il offrit un nouveau modèle de jeunesse, d’énergie et de romantisme, d’association politique et d’engagement, tandis que l’émergence d’une littérature du volontariat contribua à forger l’idée que la condition de simple soldat était honorable et « distinguée », que la guerre était une aventure excitante et que la mort était glorieuse19. Pour un public plus large, le volontaire prêt à mourir pour sa patrie représentait une « version actualisée et idéalisée du soldat » ; il offrait l’opportunité d’imaginer la communauté nationale sous les traits d’un valeureux jeune homme20.

12 Dans l’Italie du Risorgimento, le volontariat prit une signification militaire et politique particulière. Introduit comme une nouvelle forme de guerre au cours des années 1840 par les exilés qui avaient combattu en Espagne, en Grèce et au service des révolutions d’Amérique du Sud, il connut une réelle popularité au cours des révolutions de

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1848-1849. Les raisons de cet engouement pour le volontariat ne sont pas encore parfaitement connues, mais l’ampleur du mouvement et la volonté (affirmée dans les correspondances comme dans les contrats) de mourir en luttant pour l’Italie témoignent du succès et de la diffusion de l’idée de nation durant le Risorgimento, tout comme du goût pour l’aventure associé à la violence militaire. Durant ces mêmes révolutions, le mouvement de volontariat trouva un meneur habile et stimulant en la personne de Giuseppe Garibaldi, qui revint en Italie après avoir combattu en Uruguay en 1848. Garibaldi était un expert en tactiques de guérilla. Il était rompu au commandement des civils qui n’avaient qu’une expérience limitée du combat. Il était en outre célèbre pour ses victoires désespérées face à un ennemi numériquement bien supérieur. Enfin, il jouissait d’une réputation enviable d’homme d’honneur, sincère, symbole de la régénération nationale que les patriotes exaltaient dans leurs écrits. À partir de la fin des années 1840, les armées de volontaires jouèrent donc un rôle de plus en plus central dans la préparation militaire des révolutionnaires italiens21.

13 Quelque trois cents groupes de volontaires distincts se joignirent aux campagnes militaires contre l’Autriche en 1848 et, selon une estimation approximative, 100 000 hommes au total se portèrent volontaires pour combattre dans les différentes guerres italiennes de 1848-1849. 50 000 hommes, peut-être, participèrent volontairement à la guerre contre l’Autriche en 1859 et plus de 20 000 volontaires se trouvaient aux côtés de Giuseppe Garibaldi à la fin de sa campagne dans le Sud de l’Italie, en 1860 (certaines estimations donnent un chiffre proche de 50 000 hommes)22. Les volontaires remportèrent d’importants succès militaires, souvent contre des troupes bien supérieures en nombre. Leurs victoires, certes vouées à l’échec, au cours de la défense héroïque de la République romaine en 1849, au cours de la campagne de 1859 contre l’Autriche, et surtout en Sicile et dans le Sud de -l’Italie en 1860, jouèrent un rôle déterminant pour provoquer les changements politiques à court et long termes qui conduisirent à l’unification de l’Italie en 1861.

14 Ces succès militaires et ces réalisations politiques renforcèrent l’importance symbolique des volontaires : aux moments cruciaux du Risorgimento, ils personnifièrent la nation italienne. Même lorsqu’elle ne fut pas couronnée de succès (comme durant les révolutions de 1848-49), la volonté de se battre pour l’Italie constituait la preuve tangible de l’existence de la nation, transformant ainsi la défaite en épisode glorieux. En choisissant de combattre et de mourir pour l’Italie, les volontaires offraient la preuve vivante que les Italiens, loin d’être paresseux, effeminés ou couards, étaient forts et courageux. Ainsi, l’énergie victorieuse des volontaires dans la bataille montrait bien que les dirigeants italiens, et non les Italiens eux-mêmes, étaient les responsables du déclin de la nation. Le soutien mutuel et la solidarité dont ils témoignaient – cette fraternité des volontaires – personnifiaient par ailleurs l’idéal d’une nation conçue comme une famille aimante, qu’il était loisible d’opposer à la division et à la dégénérescence des États favorables à l’Autriche.

15 En tant que chef reconnu du mouvement des volontaires en Italie, Garibaldi joua alors un rôle fondamental. Tandis qu’il combattait à Rome en 1849, il refusa de porter l’uniforme militaire, préférant garder les habits amples des volontaires de la légion italienne en Uruguay. Menant ses hommes à la bataille revêtu d’une tunique rouge, d’un poncho, d’une houppelande et d’un béret « puritain », il était muni d’un sabre et d’armes à feu. Un journal put alors qualifier Garibaldi et ses hommes de « pittoresques », au sens d’exotiques et naturels. Ils rappelaient sans doute aux lecteurs

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les peintures de l’artiste du XVIIe siècle Salvatore Rosa, dont les farouches paysages italiens étaient peuplés de soldats, de pâtres et de bandits. Ils pouvaient aussi évoquer les romans de guerre de Walter Scott, qui avait fait de l’esthétique de la guerre un objet héroïque, chevaleresque et plaisant23.

16 Dans les années 1840, Garibaldi était représenté sous les traits d’un bel homme aux yeux en amande, aux cheveux longs et ondulés, serein mais courageux, à la physionomie farouche, non dénuée de féminité : coiffé d’un béret incliné, il portait une tunique lâche à large encolure, attachée par un pompon24. Une sympathisante mazzinienne, Margaret Fuller, écrivit pour le New York Tribune avoir pensé à Walter Scott en le voyant, et compara l’allure de Garibaldi à « celle d’un héros du Moyen-Âge » 25. Des journalistes plus critiques eurent une impression analogue, mais ils voyaient en lui le « meneur » d’une bande de « brigands étrangers » ou encore, plus simplement, « un bandit de grand chemin »26.

17 La manipulation politique des images du bandit et du hors-la-loi, ainsi que le lien romantique établi avec le passé médiéval, sont ici tout à fait significatifs27 : Garibaldi n’est pas figuré en héros militaire conventionnel, mais en héros romantique. Meneur d’hommes séduisant, courageux et affranchi de la discipline, il conduit une nation à se révolter contre l’influence corruptrice et castratrice de son gouvernement. Son apparence est dominée par une gamme de signes éloquents. Sa tunique rouge, couleur du pouvoir et de la liberté, concrétise le lien visuel entre les idéaux du républicanisme et ceux de la démocratie. L’absence d’uniforme et d’insignes militaires défie les hiérarchies ordinaires, et rappelle le rêve de fraternité et d’égalité qui guidait les armées de la Révolution française. Le port de vêtements exotiques issus d’Amérique du Sud renvoie au courage et à l’héroïsme des Italiens à l’étranger, contraints à l’exil par des gouvernements iniques. Le fossé entre des Italiens courageux et leurs dirigeants tyranniques était ainsi allusivement représenté28.

18 En outre, Garibaldi ne combattait pas seul : ce n’était qu’un héros parmi tant d’autres. Ses volontaires s’habillaient et se comportaient comme lui, ainsi que l’explique l’un d’entre eux, le Lombard Emilio Dandolo : Garibaldi et ses officiers « prennent soin de manifester le plus grand mépris pour tout ce qui est observé et affirmé avec la plus grande sévérité dans les armées régulières »29. Un observateur put ainsi voir des soldats couchés sur le sol autour du quartier général de Garibaldi, et noter qu’aucun d’entre eux ne se redressait à son arrivée ; la sentinelle elle-même conserva sa position, mi- assis, mi-affalé sur le sol30. Peu de changements se produisirent lorsque les volontaires quittèrent la ville pour affronter l’armée d’occupation. Ils utilisaient des selles américaines, montaient leur camp spontanément et « sans aucun ordre » ; les soldats s’installaient là où ils pouvaient, avec « le général au centre ». On laissait les chevaux brouter librement, cependant que les hommes tuaient des bêtes et les partagaient équitablement31. À l’heure des repas, comme le note Dandolo, « tous, officiers et soldats, se mettent à égorger, équarrir, et rôtir dans d’immense bûchers des pièces de bœufs, de cabris, de porcelets »32. Nulle cérémonie particulière lorsque Garibaldi se retirait pour dormir ou se reposer : « sous la tente, le général se fabriqua une couche avec sa selle et sa peau de bête tigrée, enleva sa chemise, se mit en chien de fusil et s’endormit »33.

19 Les Italiens revendiquaient leur honneur et leur masculinité au travers de la guerre, mais en tant que volontaires, rejetant les codes de conduite, le rang social, l’ancienneté, voire même les normes de genre. La légion de Garibaldi, telle que la décrit Dandolo, était simplement formée par les « plus courageux, sans se préoccuper d’ancienneté ou

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de règles formelles »34. La légion garibaldienne était avant tout une force armée internationale, rappelant le lien entre cosmopolitisme et nationalisme présent dans les mouvements patriotiques du début du XIXe siècle35. L’artiste hollandais Jan Koelman fut particulièrement impressionné par le garde du corps uruguayen de Garibaldi, l’ancien esclave Aguyar, « un Hercule de couleur ébène » qui fondait sur l’ennemi au combat et le terrassait avec son lasso, ainsi que par un prêtre, Ugo Bassi, qui combattait revêtu d’une longue tunique talaire en chevauchant un destrier blanc. Tous admiraient éperdument la femme de Garibaldi, Anita, « très délicate de corps », comme la décrivait un volontaire suisse, qui précisait cependant : « au premier regard, on percevait en elle l’amazone »36. Garibaldi la traitait « honorablement » et avec affection en public. Il raconta un soir à ses hommes comment elle avait échappé à l’ennemi en Amérique du Sud pour rejoindre son mari. Anita – « la femme courageuse » – fit en sorte de voler un cheval et de s’évader du camp ennemi ; après avoir traversé la rivière sous une pluie de projectiles en se tenant à la queue du cheval, elle voyagea quatre jours et quatre nuits pour traverser la forêt vierge sans s’alimenter, avant de rejoindre enfin son mari huit jours plus tard. « Oui, Messieurs, ma femme est valeureuse, conclut le général en lui tendant la main et en lui adressant un regard plein d’affection. La joie et la fierté irradiaient du visage d’Anita »37.

20 La presse se fit également l’écho de l’impression que suscitèrent, dans la Rome des années 1840, ces Sud-Américains aux cheveux longs, portant des habits voyants, ainsi que les groupes de races et de classes mêlées. Une -illustration de l’Illustrated London News décrit ainsi Aguyar, le « serviteur noir de Garibaldi […] aujourd’hui mort » comme un « bon compagnon » monté sur un cheval caracolant, « son vêtement, un large manteau rouge et un foulard de soie criard noué librement autour de ses épaules ». Une autre vignette représentait un lancier à cheval, homme à fière allure, aux habits flottants, avec de longs cheveux et une barbe, galopant dans une rue romaine encombrée. Une illustration célèbre représentait un groupe de volontaires au quartier général de Garibaldi, bavardant et fumant, se rassemblant spontanément autour d’un groupe d’officiers sud-américains barbus aux longs cheveux, portant de larges tuniques et coiffés de bérets « puritains » surmontés de plumes d’autruche38. Mais c’est Garibaldi lui-même qui résumait le mieux le caractère de son armée : « Les gens qui m’accompagnaient [en Amérique du Sud], véritable chiourme cosmopolite, étaient composés de toutes les couleurs, comme de toutes les nations. Je les traitais avec bonté, peut-être superflue… Ils ne manquaient pas de courage et cela me semblait suffisant »39.

21 À partir de 1848-1849, Garibaldi et ses volontaires contribuèrent à répandre un modèle vivant d’italianità. Leur idéal d’héroïsme militaire ne se fondait pas sur l’histoire ou sur des romans, mais sur leur propre expérience militaire évoquée au travers de mémoires, de tableaux, de poèmes et de chansons. Comme le note Alberto Asor Rosa, le volontaire est « la figure dominante de toute une veine, non institutionnelle, de la littérature de guerre italienne… Le volontaire est celui qui va à la guerre non parce qu’il est contraint de le faire, ou par métier, mais par un libre choix, et il vit la guerre comme le grand moment de l’aventure juvénile »40. Les volontaires occupèrent ainsi une place centale dans la construction du Risorgimento en tant que « récit de fondation » de l’Italie. L’ensemble des écrits des volontaires (qu’on désigne sous le nom de « littérature garibaldine ») – entre l’ouvrage I volontari d’Emilio Dandolo, immédiatement postérieur aux révolutions de 1849, et les Noterelle de Giuseppe Cesare Abba, rédigées à la fin du siècle – suscita une nouvelle littérature patriotique en Italie41. Cet ensemble contribua à fixer une série d’épisodes militaires cruciaux du Risorgimento, mémorables, et qui

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devaient à ce titre être commémorés comme une partie de l’histoire officielle ; mais ce corpus glorifiait aussi un type d’héroïsme spécifiquement italien, qui ne perdit jamais complètement son lien avec la régénération et le rejet de l’autorité établie42.

Une nation divisée

22 Cependant, malgré d’indéniables succès, l’idée d’un renouveau militaire italien engendra aussi désaccords et déceptions. Avant les révolutions de 1848-1849, les principaux stratèges révolutionnaires – Giuseppe Mazzini, Nicola Fabrizi, et – échouèrent à se mettre d’accord sur le type de guerre qu’il convenait d’engager. Leurs dissensions portaient notamment sur la manière dont il convenait d’organiser « le peuple » (en petites bandes de guérilla, ou en armées de masse), sur les buts et les modalités de direction de l’action militaire. Ces hommes ne s’accordaient pas non plus sur le lieu précis où la révolution pourrait ou devrait éclater (dans les villes du Nord ou dans la campagne au Sud). En outre, après 1849, Cattaneo et Pisacane divergèrent sur le modèle dominant de volontaires, en proposant des définitions très différentes de la milice citoyenne, de son organisation et de sa composition sociale. Pisacane critiquait aussi ouvertement les méthodes de Garibaldi, ainsi que son recours aux volontaires pour la défense de la République romaine en 1849. On discutait par ailleurs constamment de la meilleure manière de recruter des volontaires : en 1860, il n’existait encore aucun accord quant à la relation entre droit de citoyenneté et service militaire obligatoire. Nombreux étaient ceux qui soutenaient que les milices de citoyens, pour être effectives, devaient devenir une armée de conscription ; ils pensaient qu’il était vital de conserver et de promouvoir l’image du volontariat, tout en le rendant facultatif dans les faits43.

23 Tous ces débats reflétaient des questionnements relatifs à la nation elle-même. On sait que la plupart des volontaires étaient d’origine urbaine : professionnels, étudiants et artisans venus des villes du Nord et du Centre de l’Italie. Dans l’ensemble, le mouvement a rencontré beaucoup moins de succès parmi les paysans et les ruraux. Les habitants du Sud de l’Italie ont répondu de manière beaucoup moins enthousiaste à l’appel patriotique aux armes de 1859 et de 1860. Garibaldi, qui fut le symbole par excellence de l’idéal volontaire au cours du Risorgimento, et dont les talents particuliers de chef charismatique contribuèrent de manière si décisive à assurer son succès, ne réussit pas en 1860 à rendre l’idée du service militaire attractive pour les paysans du Sud de l’Italie, et la leva dut être tacitement abandonnée en Sicile. Au reste, Garibaldi lui-même ne définit jamais avec précision comment son armée devait être recrutée et organisée44.

24 Garibaldi espérait que les volontaires pussent former le noyau d’une nouvelle armée nationale en Italie et le socle d’une vie institutionnelle rénovée. Cette « nation armée » aurait entraîné les jeunes gens à l’usage des armes à feu. Elle aurait contribué à politiser et intégrer tous les membres de la nation, et éduqué le peuple à une nouvelle conscience politique45. Elle aurait aussi démontré les vertus militaires de l’Italie en Europe, en présentant aux étrangers « le spectacle solennel d’une Nation qui s’émancipe, faisant de tous ses fils des soldats pour qu’ils deviennent des citoyens libres »46. Mais ce but ne fut pas atteint. Un problème majeur posé aux volontaires révolutionnaires résidait dans l’attrait pour d’autres options militaires. Le pouvoir (relatif) de l’armée royale du Piémont, notamment dans les années 1850, représentait

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un puissant défi pour Garibaldi, même s’il ne rencontra pas que des succès. Non seulement l’armée piémontaise était la seule force militaire de quelque importance constituée en Italie, mais elle pouvait s’apuyer sur une longue tradition, continue et prestigieuse, et le militarisme était central pour l’identité piémontaise considérée dans son ensemble47. L’identité militaire du Piémont était étroitement liée au roi – un héros masculin traditionnel par excellence, représentant une forme de virilité plus austère et plus stoïque, bien plus proche du modèle identifié par Mosse ou d’autres, et typique de l’image masculine militaire au XIXe siècle48. Ainsi, en assumant la direction du combat patriotique, comme il le fit avec succès au cours des années 1850, le Piémont savoyard pouvait offrir plus ou moins le même mélange d’autorité royale, d’orgueil militaire et de valeurs établies qui se révélèrent si efficaces en Prusse49. Il n’est donc pas surprenant qu’à partir de 1848, et plus spécialement au cours des années cruciales 1859-1861, l’armée royale ait été -extrêmement hostile aux volontaires, et qu’elle ait utilisé ses liens avec le pouvoir en place pour les exclure explicitement50.

25 En outre, la réticence de beaucoup d’Italiens à s’engager eux-mêmes sur le plan militaire dans le processus de leur propre émancipation témoigne du fossé persistant entre les dirigeants et une grande partie de la société italienne, fossé que le Risorgimento, en dépit de sa rhétorique, était incapable de combler dans les faits. En effet, le volontariat militaire était bien loin d’être un phénomène cantonné aux seuls jeunes révolutionnaires. Cet idéal se reflétait aussi très nettement dans l’entousiasme des volontaires catholiques à défendre le pape et Rome contre les nationalistes italiens. Formés sous l’autorité du général français Louis de Lamoricière, ces corps de zouaves catholiques regroupaient environ 18 000 volontaires en mai 1860, et 10 000 d’entre eux environ participèrent à la bataille de Castelfidardo en octobre 1860, contre l’invasion de l’armée piémontaise. Même si les zouaves étaient une force pleinement internationale (ils venaient d’Amérique du Nord ou du Sud, d’Irlande, de Pologne, de Belgique et d’Espagne, et majoritairement de France, plus particulièrement des bastions catholiques de l’Ouest), leur présence dans la péninsule représentait un défi à la prétention des volontaires nationalistes à incarner les espoirs de l’Italie51.

26 Tout comme les volontaires de Garibaldi symbolisaient l’Italie du Risorgimento, les zouaves attestaient du renouveau du catholicisme. Ils représentaient ce que Carol Harrison a pu définir comme « une forme particulière de loyauté catholique : intransigeante, ultramontaine, et souvent dirigée par le bas clergé »52. Bien qu’ils aient été peu efficaces sur le plan militaire, leur détermination à mourir pour Rome se révéla cruciale dans le combat du pape contre le nationalisme italien. Ils canalisèrent le débordement de sympathie internationale pour la situation critique du pape. Sous la plume habile des journalistes, les volontaires du pape en vinrent ainsi à personnifier une nouvelle sorte d’héroïsme catholique – et c’était là une autre version de la virilité combattante, alliant la volonté de se battre et de mourir à une piété docile, dans laquelle l’amour de la famille – et de la mère en particulier – ne pouvait être retrouvé que parmi les volontaires nationalistes du Risorgimento53.

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27 Nous avons montré combien la guerre avait représenté un puissant moyen d’imaginer et de forger une Italie « revirilisée », en portant une attention particulière aux associations spécifiques que celle-ci suggère. Le combat militaire a joué un rôle central

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dans la construction d’un discours nationaliste dans la première moitié du XIXe siècle en Italie, mais bien plus en termes de défaite et de rébellion que de victoire et d’adhésion. Dans l’Italie du Risorgimento, la guerre offrait une image d’italianità virile, en opposition explicite avec la faiblesse féminine engendrée par des dirigeants corrompus. Mais au lieu de fournir une justification à l’obéissance politique, cette image a été utilisée comme un appel à la révolution. Garibaldi, qui a le mieux personnifié le rêve du renouveau par la lutte militaire au cours du Risorgimento, se référait à des idées démocratiques. Il reflétait une culture romantique recourant aux passions et à la dissidence. N’excluant pas un versant féminin, ce système de représentations n’avait que peu de rapports avec la masculinité sévère des armées traditionnelles.

28 Cependant, la guerre était aussi un « récit de fondation ambivalent » pour la nation italienne54. Les volontaires italiens du Risorgimento donnaient plus de sens au combat qu’à la victoire. Grâce à leur enthousiasme et à leur martyre, la défaite au combat pouvait se révéler glorieuse. Or, si les volontaires ont pu remporter des succès spectaculaires, leurs victoires ont été sporadiques dans le meilleur des cas, et quelle que fût la passion manifestée dans leurs luttes, ils n’ont jamais bénéficié du soutien unanime de la population italienne. Leur conception révolutionnaire de l’italianità pouvait entrer en collision avec un militarisme royal traditionnel, remis à l’ordre du jour par le Piémont et par la maison de Savoie. Elle était également fortement combattue par l’Église catholique de Rome : dans les années 1860, les catholiques furent en mesure d’organiser une forme rivale de volontariat militaire qui s’opposait ouvertement aux armées de l’Italie unifiée. Dans l’Italie du Risorgimento, ces conflits entre cultures militaires reflétaient et renforçaient à leur tour des discours rivaux sur la nation. Comme Alberto Mario Banti et Marco Mondini l’ont bien souligné, la contradiction entre la tradition démocratique représentée par Garibaldi et la tradition royale de la Maison de Savoie a engendré une « identité militaire fracturée » et variée, ce qui explique en partie les difficultés et la « fragilité » du processus visant à « faire les Italiens » (« Fare gli Italiani »)55.

29 L’historiographie récente de l’Italie au XIXe siècle a souligné l’existence de nombreux mouvements rivaux de renouveau national. Mais il semble aujourd’hui insuffisant de s’en tenir aux dichotomies acceptées autrefois entre libéraux et conservateurs, modérés et démocrates. Ainsi, toute analyse qui ne prendrait pas en compte l’existence de mouvements multiples, avec des objectifs, des identités et des rêves propres, convergeant pour partie se révèle peu satisfaisante56. Il serait maintenant nécessaire d’approfondir la recherche sur le centre et les marges du Risorgimento, sur la politique vue d’en haut et vue d’en bas, et sur ceux qui se sont opposés au nationalisme italien, tout comme sur ceux qui l’ont soutenu passionnément. L’Italie était sans doute moins une nation faible qu’une nation perpétuellement contestée57. À cet égard, plutôt que d’accepter simplement les vieux stéréotypes de l’échec militaire italien, nous devrions réfléchir aux manières dont les images de déclin ont été elles-mêmes le produit d’une lutte politique entre visions antagonistes du bien collectif.

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NOTES

1. Il existe bien sûr de très importantes études sur le militarisme italien. Citons en particulier Piero Pieri, Storia militare del Risorgimento, Torino, Einaudi, 1962 ; Mario Isnenghi, Le guerre degli Italiani, Bologna, Il Mulino, 1989, p. 193-212 ; Ilaria Porciani, « Der Krieg als ambivalenter italianischer Gründungsmythos – Siege und Niederlagen », in Nikolaus Buschmann et Dieter Langewiesche [dir.], Der Krieg in den Gründungsmythen europäischer Nationen und der USA, Francfort, Campus, 2003, p. 193-212 ; Walter Barberis [dir.], Storia d’Italia. Annali 18. Guerra e pace, Torino, Einaudi, 2002. On constate cependant peu de continuité dans la démarche de ces différents auteurs. 2. Sur le déclin de la tradition militaire en Italie, cf. Gregory Hanlon, The Twilight of a Military Tradition. Italian Aristocracy and European Conflicts, 1560-1800, London, UCL Press, 1998. 3. Emilio Gentile, La grande Italia. Il mito della nazione nel XX secolo, Roma/Bari, Laterza, 2009 ; Oliver Janz, « Nazionalismo e coscienza nazionale nella prima guerra mondiale. Germania e Italia a confronto », in Oliver Janz et al. [dir.], Centralismo e federalismo tra Otto e Novecento. Italia e Germania a confronto, Bologna, Il Mulino, 1997. Pour la période postérieure à l’unification italienne, cf. Marco Mondini, « La nazione di Marte. Esercito e nation building nell’Italia unita », Storica, tome 20-21, 2001, p. 209-246. 4. Cf., parmi d’autres, les études rassemblées par Christine G. Krüger et Sonia Levsen (eds), War Volunteering in Modern Times. From the French Revolution to the Second World War, London, Palgrave, 2011, et Stefan Dudnik, Karen Hagemann et John Tosh (eds), Masculinities in Politics and War. Gendering Modern History, Manchester, Manchester University Press, 2004. Bien que très complets et concernant une vaste aire géographique (outre l’Europe et les États-Unis, sont abordés l’Iran, l’Afrique du Sud et l’Amérique latine), il est révélateur que ces travaux ne comportent aucune étude qui accorde à l’Italie plus qu’une brève mention. 5. Alberto Mario Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Torino, Einaudi, 2000 ; L’onore della nazione. Identità sessuali e violenza nel nazionalismo europeo dal XVIII secolo alla Grande Guerra, Torino, Einaudi, 2005 ; Sublime madre nostra. La nazione italiana dal Risorgimento al fascismo, Roma-Bari, Laterza, 2011. Cf. aussi le volume dirigé par Alberto Mario Banti et Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia, Annali. vol. 22. Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007. 6. On se reportera en particulier au numéro spécial du Journal of Modern Italian Studies, XIV, 4 (2009), International Volunteers and the Risorgimento, édité par Gilles Pécout, qui comporte des articles de Grégoire Bron, Anne-Claire Ignace, Ferdinand-Nicols Göhde et Simon Sarlin ; Gilles Pécout, ‘Philhellenism in Italy : Political Friendship and the Italian Volunteers in the Mediterranean in the Nineteenth Century’, Journal of Modern Italian Studies, IX, 4 (2004), p. 405-427 ; cf. aussi Lucy Riall, « Eroi maschili, virilità e forme della guerra », in Alberto Mario Banti et Paul Ginsborg [dir.], Il Risorgimento…, op. cit., p. 253-288. On se reportera également à Gilles Pécout, « Les sociétés de tir dans l’Italie unifiée de la seconde moitié du XIXe siècle », Mélanges de l’École Française de Rome, tome 102, n° 2, 1990, p. 533-676 et à l’étude antérieure d’Anna Maria Isastia, Il volontario militare nel Risorgimento. La partecipazione alla guerra del 1859, Roma, Ufficio Storico SME, 1990. 7. Mario Isnenghi [dir.], Gli Italiani in Guerra. Conflitti, identità, memorie dal Risorgimento ai giorni nostril, 5 volumes, volume 1, Torino, UTET, 2008 ; Mario Isnenghi et Eva Cecchinato [dir.], Fare l’Italia : unità e disunità nel Risorgimento, Torino, UTET, 2008. 8. Silvana Patriarca, ‘Indolence and Regeneration : Tropes and Tensions of Risorgimento Patriotism’, American Historical Review, CX, 2 (2005), p. 381, 387-389 et 394-395 ; du même auteur, Italian Vices. Nation and Character from the Risorgimento to the Republic, Cambridge, Cambridge

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University Press, 2010. Cf. aussi Lucy Riall, ‘Which Italy ? Italian Culture and the Problem of Politics’, Journal of Contemporary History, XXXIX, 3 (2004), notamment p. 437-439 et p. 443-446. 9. Jules Michelet, Le peuple (1841), cité par Marcello Verga, « Nous ne sommes pas l’Italie, grâce à Dieu ». Note sull’idea di decadenza nel discorso nazionale italiano », Storica, tomes 43-45, 2009, p. 169-207. Sur l’avis des Français quant aux capacités militaires des Italiens, cf. aussi Michael Broers, The Napoleonic Empire in Italy, 1796-1814. Cultural Imperialism in a European Context, London, Palgrave, 2005. 10. Cité dans Denis Mack Smith (ed.), The Making of Italy, 1796-1866, London, Mac Millan, 1988, p. 17-18. 11. Silvana Patriarca, ‘Indolence and Regeneration’, loc. cit., p. 403-404. 12. Alberto Mario Banti et Marco Mondini, « Da Novara a Custoza : culture militari e discorso nazionale tra Risorgimento e Unità », in Walter Barberis [dir.], Guerra e pace, op. cit., p. 420. 13. Silvana Patriarca, ‘Indolence and Regeneration’, loc. cit., p. 418; Ilaria Porciani, « Famiglia e nazione nel lungo Ottocento », Passato e Presente, tome 57, 2002, p. 33-39; Adrian Lyttelton, ‘Creating a National Past: History, Myth and Image in the Risorgimento’, in Albert Russell Ascoli et Kristina von Henneberg [eds.], Making and Remaking Italy: the Cultivation of National Identity around the Risorgimento, Oxford, Berg, 2001, p. 36. 14. Sur le « mythe de l’expérience de la guerre », cf. George Mosse, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 15-32. 15. Sur le genre et la sexualité, cf. en particulier Stefan Dudnik et Karen Hagemann, ‘Masculinity in Politics and War in the Age of Democratic Revolutions, 1750-1850’, in Stefan Dudnik, Karen Hagemann et John Tosh (eds.), Masculinities in Politics and War, op. cit., p. 18; Anne McClintock, ‘“No -Longer in a Future Heaven”: Nationalism, Gender, and Race’, in Geoff Eley et Ronald Grigor Suny (ed.), Becoming National. A Reader, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 261; George Mosse, The Image of Man. The Creation of Modern Masculinity, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 56-76; George Mosse, Nationalism and Sexuality. Middle-class Morality and Sexual Norms in Modern Europe, Madison (WS), University of Winsconsin Press, 1985, p. 16. Sur l’importance de la famille et son identification avec la nation, et les cas français et allemand durant la période révolutionnaire, cf. Lynn Hunt, The Family Romance of the French Revolution, London, Routledge, 1992 et Karen Hagemann, ‘A valorous volk Family : the Nation, the military, and the gender Order in Prussia in the time of the anti-Napoleonic Wars, 1806-1815’, in Ida Blom, Karen Hagemann et Catherine Hall (eds.), Gendered nations. Nationalisms and Gender Order in the Long Nineteenth Century, Oxford-New York, Berg, 2000, p. 179-205. 16. Alberto Mario Banti, La nazione del Risorgimento, op. cit., notamment p. 96 ; cf. aussi Alberto Asor Rosa, « L’epopea tragica di un popolo non guerriero », in Walter Barberis [dir.], Guerra e pace, op. cit., p. 851. 17. Steven Hughes, Politics of the Sword. Duelling, Honour and Masculinity in Modern Italy, -Columbus (OH.), Ohio State University Press, 2007, p. 30-37. 18. Massimo Taparelli d’Azeglio, Ettore Fieramosca ossia la disfida di Barletta. Milano, V. Ferrario, 1833 ; Giuliano Procacci, La disfida di Barletta tra storia e romanzo, Milano, Mondadori, 2001, p. 62-67. 19. George Mosse, Fallen Soldiers, op. cit., p. 16-19 et 28-33. 20. John Horne, ‘Masculinity in Politics and War in the Age of Nation-states and World Wars, 1850-1950’, in Stefan Dudnik, Karen Hagemann et John Tosh (eds.), Masculinities in Politics and War, op. cit., p. 27-28. 21. Alberto Mario Banti et Marco Mondini, « Da Novara a Custoza », loc. cit., p. 420-424 ; Franco della Peruta, « Le teorie militari della democrazia risorgimentale », in Franco Mazzonis [dir.], Garibaldi condottiero. Storia, teoria, prassi, Milano, Franco Angeli, 1982, p. 61-72. Sur le rôle de Garibaldi comme symbole d’une nation, cf. Lucy Riall, Garibaldi. Invention of a Hero, New Haven/ London, Yale University Press, 2007.

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22. Eva Cecchinato, « Il regno delle camicie rosse. L’impresa garibaldina del 1860 » in Mario Isnenghi et Eva Cecchinato [dir.], Fare l’Italia, op. cit., p. 560 ; Giorgio Rochat, « Le guerre del Risorgimento… », loc. cit., p. 426 ; Anna Maria Isastia, Il volontario militare nel Risorgimento, p. 189-242 ; Carlo Jean, « Garibaldi e il volontariato nel Risorgimento », Rassegna Storica del Risorgimento, tome 69, n° 4, 1982, p. 401 ; Cesare Cesari, Tradizioni del volontarismo italiano, Napoli, Rispoli, 1942, p. 5 ; George Macaulay Trevelyan, Garibaldi and the Making of Italy, London, Longman, 1911, appendice B, p. 316-318. 23. Illustrated London News, 21 juillet 1849. Sur l’Italien pittoresque, cf. Nelson Moe, The View from Vesuvius. Italian Culture and the Southern Question, Berkeley, CA., University of California Press, 2002, p. 2-3 et p. 16-19; sur la perception du pittoresque par le public britannique, Simon Bainbridge, British Poetry and the Revolutionary and Napoleonic Wars, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 120-133. 24. La lithographie que nous décrivons ici a été reproduite dans un certain nombre de versions précoces de la Biografia di Garibaldi publiée par Giovanni Battista Cuneo à Turin en 1850 ; une autre lithographie qui représente Garibaldi de la même manière a été publiée à Turin dans Il Mondo Illustrato du 5 février 1848, dans l’Illustrated London News et dans le The Lady’s Newspaper du 19 mai 1849 ; à Paris, enfin, dans L’Illustration du 26 mai 1849. 25. 6 juillet 1849, dans Arthur B. Fuller (ed.), At Home and Abroad. Or Things and Thoughts in America and Europe, Boston, The Tribune Association, 1874, p. 414. 26. The Times, 24 et 29 mai 1849 ; Pierre Gut, « Garibaldi et la France, 1848-1882. Naissance d’un mythe », Rassegna Storica del Risorgimento, tome 74, n° 3, 1987, p. 300. 27. Sur Byron et les « anti-héros » du romantisme, cf. Mario Praz, The Romantic Agony, London, Oxford University Press, 1933, notamment p. 58-69; Adrian Lyttelton, ‘Creating a National Past’, loc. cit., notamment p. 33-36, et ‘The Hero and the People’, in Silvana Patriarca et Lucy Riall (eds.), The Risorgimento Revisited. Nationalism and Culture in Nineteenth-century Italy, London, Palgrave, 2012. 28. Sur le symbolisme révolutionnaire, cf. Maurice Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979. 29. Emilio Dandolo, I volontari ed i bersaglieri lombardi, Torino, 1849, p. 176-177. 30. Jan P. Koelman, Memorie romane, Roma, Istituto per la storia del Risorgimento, 1963 [1863], p. 245-246. 31. Gustav von Hoffstetter, Giornale delle cose di Roma nel 1849, Torino, G. Cassone, 1851, p. 32-33. 32. Emilio Dandolo, I volontari…, op. cit., p. 176. 33. Gustav Von Hoffstetter, Giornale, op. cit., p. 33. 34. Emilio Dandolo, I volontari…, op. cit., p. 177. 35. Maurizio Isabella, Risorgimento in Exile. Italian Emigrés and the Liberal International in the Post- Napoleonic Era, Oxford, Oxford University Press, 2009. 36. Jan P. Koelman, Memorie, op. cit., p. 331 ; Gustav von Hoffstetter, Giornale, op. cit., p. 29, 272, 327 et 355. 37. Cette histoire était considérée comme importante. Garibaldi la rapporta dans une partie d’ Anita, l’« esquisse de biographie » qu’il écrivit sur sa femme après sa mort, d’abord publiée avec ses mémoires à New York en 1859 ; elle fut aussi utilisée et embellie par Alexandre Dumas dans ses différentes éditions des mémoires de Garibaldi. Sur l’importance d’Anita et d’autres femmes pour les images de la nation « revirilisée » : Lucy Riall, « Men at War : Masculinity and Military Ideals », in Silvana Patriarca et Lucy Riall (eds.), The Risorgimento Revisited, op. cit. 38. Illustrated London News, 23 juin, 14 et 21 juillet 1849. 39. Le memorie di Garibaldi in una delle redazioni anteriori alla definitiva del 1872, Bologne, Cappelli, 1932, p. 30. 40. Alberto Asor Rosa, « L’epopea tragica », loc. cit., p. 853.

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41. L’édition définitive des Noterelle d’Abba a été publiée sous le titre de Da Quarto al Volturno. Noterelle d’uno dei Mille, Bologne, Zanichelli, 1891. Sur la littérature garibaldienne, cf. Mario Isnenghi et Eva Cecchinato, « La nazione volontaria », in Alberto Mario Banti et Paul Ginsborg [dir.], Il Risorgimento, op. cit. , p. 607-720 ; Alberto Asor Rosa, « L’epopea tragica », op. cit., p. 853-861 ; Mario Tedeschi, « Memorialisti garibaldini », La letteratura italiana. Storia e testi : il secondo Ottocento. Lo stato unitario e l’età del positivismo, 8/2, Roma-Bari, Laterza, 1975, p. 433-483 ; Gaetano Trombatore, Scrittori garibaldini, Torino, Einaudi, 1979 ; Benedetto Croce, « Letteratura garibaldina », La letteratura della nuova Italia. Saggi critici, volume 6, Bari, 1940, p. 5-15. 42. Cf. mes commentaires dans Robert Gerwarth et Lucy Riall, ‘Fathers of the Nation? Bismarck, Garibaldi and the Cult of Memory in Germany and Italy’, European History Quarterly, XXXIX, 3 (2009), p. 388-413. 43. Piero Pieri, Storia militare, op. cit., p. 578-585 ; Franco della Peruta, « Le teorie militari », loc. cit., p. 72-78. Sur le désaccord entre Cattaneo et Pisacane, cf. aussi Ettore Rota, « Del contributo dei Lombardi alla guerra del 1848 : il problema del volontarismo », Nuova Rivista Storica, tome VI, n° 1, 1928, p. 11-14. 44. Sur Garibaldi et les volontaires, on se reportera à Alberto Mario Banti et Marco Mondini, « Da Novara a Custoza », loc. cit., p. 425-426, et à Carlo Jean, « Garibaldi », loc. cit., p. 410-416. 45. Alberto Mario Banti et Marco Mondini, « Da Novara a Custoza », loc. cit., p. 424-425 ; sur la « nazione armata », plus généralement Giuseppe Conti, « Il mito della “nazione armata” », Storia Contemporanea, tome 21, n° 6, 1990, p. 1149-1195. 46. Cité dans Gilles Pécout, « Les sociétés de tir », loc. cit., p. 534-535, avec ses commentaires aux p. 608-629. 47. Walter Barberis, Le armi del principe. La tradizione militare sabauda, Torino, Einaudi, 1988. Cf. la discussion sur les modèles classiques de la masculinité sous-tendant les travaux de G. L. Mosse dans The Image of Man. The Creation of Modern Masculinity, Oxford, Oxford University Press, 1996. 48. Sur le rôle « nationalisant » de la monarchie italienne, cf. Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie, 1861-1900, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, notamment p. 13-23 et 101-164. 49. L’admiration éprouvée par des dirigeants politiques italiens comme Crispi à l’égard de l’Allemagne impériale a souvent été commentée, mais l’importance du modèle prussien pour le Risorgimento n’a jamais été véritablement prise en compte. Christopher Duggan, . From Nation to Nationalism, Oxford, Oxford University Press, p. 364-375, 467, 475 et 500-504; Enzo Collotti, « I tedeschi », in Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria. Personaggi e date dell’Italia unita, Roma- Bari, Laterza, 1997, p. 67-76. Pour une comparaison entre les rôles de Cavour et de Bismarck dans le processus d’unification nationale, on se reportera à Gian Enrico Rusconi, Cavour e Bismarck. Due leader fra liberalismo e cesarismo, Bologna, Il Mulino, 2011. 50. Sur le traitement réservé aux volontaires italiens en 1861, cf. Piero Pieri, Storia militare, op. cit., p. 734-735 ; Franco Molfese, « Lo scioglimento dell’esercito meridionale garibaldino 1860-1 », Nuova Rivista Storica, tome 44, 1960, p. 1-53. 51. Eugene Jarry, ‘Zouaves, Papal’, New Catholic Encyclopedia 14, New York, 20032, p. 936-937 ; Jean Guénel, La dernière guerre du pape. Les zouaves pontificaux au secours du Saint-Siège, 1860-1870, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, p. 26-43. 52. Carol Harrison, ‘Zouave Stories: Gender, Catholic Spirituality, and French Responses to the ’, Journal of Modern History, LXXIX, 2 (2007), p. 278. 53. Pour une comparaison entre les volontaires nationalistes et pontificaux, cf. Lucy Riall, ‘Martyr Cults in Nineteenth-century Italy’, Journal of Modern History, LXXXII, 2 (2010), notamment p. 277-284. 54. C’est la thèse développée par Ilaria Porciani dans son article « Der Krieg als ambivalenter italianischer Gründungsmythos », loc. cit. 55. Alberto Mario Banti et Marco Mondini, « Da Novara a Custoza », loc. cit., p. 428-429.

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56. Cf. à ce propos les commentaires de Dominique Reill, ‘The Risorgimento : a Multi-national Movement’, in Patriarca et Riall (eds), The Risorgimento Revisited, et David Laven, ‘Why Patriots Wrote and what Reactionaries Read : Reflections on Alberto Mario Banti’s La nazione del Risorgimento’, Nations and Nationalism, XV, 4 (2009), p. 419-426 ; cf. aussi Lucy Riall, ‘Martyr Cults’, loc. cit. 57. Lucy Riall, « Eroi maschili », loc. cit., p. 288.

RÉSUMÉS

L’identité nationale italienne est rarement associée à la guerre, et parmi les stéréotypes relatifs au peuple italien, dominent ceux qui le présentent comme pacifique, féminin et rétif au combat armé. Cet article propose une réflexion sur les tentatives destinées à renverser ce système de représentations durant le Risorgimento. Il s’efforce de montrer que, dans cette perspective, la guerre devint un acte individuel de rébellion virile et de réfutation du déclin national. Ainsi, plutôt qu’un instrument d’obéissance politique, cette image devint un appel à la révolution. Centré sur les volontaires et sur l’image de Giuseppe Garibaldi, qui incarna le mieux ce rêve de régénération par le combat militaire, l’article montre comment un idéal militaire se mit au service d’idéaux démocratiques. Ainsi Garibaldi en vint-il à refléter une culture romantique affective et dissidente, non conforme à la virilité sévère des armées traditionnelles. Mais cet idéal ne convint pas à tous les Italiens ; ceux qui combattirent en faveur du pape dans les années 1860 s’opposèrent à ce système de représentations démocratiques.

Italian national identity is not traditionally associated with warfare, and among Italian stereotypes, there have been few as influential as the view of the Italian people as soft, feminine and reluctant to fight. This article looks at efforts made in the Risorgimento to challenge this view. It argues that, in the process, war in Italy became an act of masculine rebellion and a personal refutation of the nation’s decline. Thus, instead of providing the basis for political compliance, this image was used convincingly as a call to revolution. Focusing especially on volunteers and on the image of Giuseppe Garibaldi, who best embodied the dream of renewal through military struggle in the Risorgimento, the article shows how a military ideal became linked to democratic ideas; indeed, Garibaldi reflected a romantic culture that was both passionate and dissenting and had little in common with the stern masculinity of traditional armies. However, this ideal did not appeal to all Italians, and opposition to this democratic vision can be found among those who volunteered to fight for the Pope in the 1860s.

Die italienische nationale Identität wird nur selten mit Krieg assoziiert, und unter den Klischees über das italienische Volk dominieren diejenigen, die es als friedlich, feminin und zurückhaltend gegenüber dem bewaffneten Kampf präsentieren. Dieser Artikel analysiert die Versuche während des Risorgimento, diese Vorstellungen zu kippen. Der Krieg wurde dabei zu einem individuellen Akt der männlichen Rebellion und des Aufhaltens des nationalen Niedergangs. Dieses Bild wurde daher eher ein Aufruf zur Revolution statt ein Instrument des politischen Gehorsams. Anhand der Freiwilligen und des Bildes von Giuseppe Garibaldi, der die Erneuerung durch den militärischen Kampf am meisten verkörperte, wird gezeigt, wie ein militärisches Ideal für demokratische Ideale in den Dienst genommen wurde. Garibaldi spiegelte so eine romantische, emotionale und abweichende Kultur, die nicht im Einklang war mit der strikten Männlichkeit

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konventioneller Armeen. Aber dieses Ideal fand nicht bei allen Italienern Anklang : Diejenigen, die in den 1860er Jahren für den Papst kämpften, widersetzten sich dieser demokratischen Vorstellung.

AUTEURS

LUCY RIALL Professeure à l’Université de Londres (Birkbeck College)

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Une émotion patriotique : la honte et le Risorgimento A patriotic emotion: Shame and the Risorgimento Ein patriotisches Gefühl: die Scham und das Risorgimento

Silvana Patriarca Traduction : Vincent Jolivet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Vincent Jolivet.

NOTE DE L'AUTEUR

Une version légèrement modifiée de cet article a été publiée dans Silvana Patriarca et Lucy Riall (eds), The Risorgimento Revisited. Nationalism and Culture in Nineteenth-Century Italy, London, Palgrave MacMillan, 2012. Je souhaite remercier ici mes auditeurs de l’University of Louisiana à Baton Rouge, de l’École Pratique des Hautes Études, de l’Institute of Historical Research à London et de la New York University, et notamment William V. Harris, Lucy Riall, Margherita Zanasi, Catherine Brice, Gilles Pécout, John Foot, et Karl Appuhn, auxquels j’ai présenté différentes versions de cet essai.

1 Au cours de ces dix dernières années, les historiens du Risorgimento ont prêté une attention croissante aux émotions liées au patriotisme national. Cette tendance peut être considérée comme un développement positif de l’histoire du nationalisme : bien que celle-ci s’intéresse à un type de politique qui repose très largement sur la sollicitation des émotions – voire même à un type achevé de « politique passionnée », s’il en fut1 –, ce domaine de recherche n’avait pas été particulièrement étendu, jusqu’à présent, à l’analyse des passions. Dans ce secteur, comme dans d’autres, les émotions ou, pour être plus précis, certaines d’entre elles ont pris aujourd’hui progressivement une place centrale : en particulier l’amour et, à un moindre degré, son opposé, la haine.

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Plusieurs études récentes ont mis en évidence le parallèle alors établi entre l’amour pour la famille et les enfants et celui de la patria, représentée comme une femme, ou imaginée comme une famille élargie : les sentiments d’amour ont ainsi été transférés, en quelque sorte, du domaine familial vers l’espace public, en investissant du même coup cet objet du désir connu sous le nom de nation2. Au fil de travaux anticipant sur cette nouvelle approche du Risorgimento, Alberto M. Banti a bien souligné l’aspect plus agressif, anti-féminin et presque exclusivement masculin de cet amour national- patriotique, sa haine envers l’étranger, ainsi que l’importance qu’il accorde, en tant que valeur, à l’honneur mobilisé en faveur de la nation.

2 Bien qu’il ne soit généralement pas compté au nombre des émotions, l’honneur présente un contenu émotionnel tout à fait spécifique. Comme l’a souligné William M. Reddy, sa charge émotionnelle ne pouvait qu’échapper à une société qui avait fait de l’émotivité le propre des femmes, et de la raison celui des hommes3. L’honneur prend une signification de genre, voire même sexuelle, du fait de son lien avec une conception bien précise de la virilité et du nationalisme ; il a notamment conditionné l’aptitude des hommes à défendre leurs femmes contre la menace (sexuelle) des étrangers4. Si le contrôle des femmes et de la sexualité était un élément fondamental de la passion de l’honneur, cette dimension spécifiquement sexuelle n’englobait pas tout ce qui se rapportait à l’honneur et à son opposé (qui peut, du reste, se confondre avec lui) : la honte, tout aussi importante dans une société méditerranéenne5. De fait, si nous examinons plus attentivement la honte, et que nous nous intéressons à ses différentes significations à travers un certain nombre d’axes6, on voit bien qu’elle prend d’autres dimensions, du moins dans le cas du Risorgimento. Elles peuvent être conditionnées par le genre, mais sur la base d’une idée de la virilité qui mettrait moins l’accent sur l’aspect sexuel que sur l’autonomie du sujet individuel. Il est donc important, lorsque nous considérons le nationalisme dans ses variantes nationales et/ou culturelles et idéologiques, d’envisager l’expression des sentiments de honte pour eux-mêmes7. L’étude de la honte au cours du Risorgimento peut nous aider à mieux comprendre l’univers moral et les motivations de ceux qui ont adhéré à la cause nationale dans l’Italie du début du XIXe siècle ; elle nous permet également de mieux saisir le lien entre le moi individuel et la nation, qui a contribué à faire du nationalisme une idéologie extrêmement puissante, sinon la plus puissante du monde moderne.

Le pouvoir d’une émotion sociale

3 Avant d’examiner un certain nombre de témoignages historiques, voyons ce que les disciplines qui s’intéressent plus particulièrement à l’étude des émotions peuvent nous apprendre sur la honte. La psychologie et la philosophie morale placent la honte dans une famille d’émotions d’ordre social et individuel à dimension morale/éthique8. Elle fait donc partie d’un groupe d’émotions comme l’embarras, l’humiliation ou le sens de culpabilité. Bien qu’il existe des ressemblances évidentes entre ces sentiments voisins, ce qui semble différencier la honte (avec l’embarras et l’humiliation) du sens de culpabilité, c’est qu’elle implique la totalité de l’individu, et que son activation nécessite la présence d’un public, le regard d’un Autre – peu importe que ce dernier existe réellement, ou qu’il soit imaginaire. En revanche, on éprouve un sens de culpabilité face à une action bien déterminée, en fonction d’une autorité morale qui est la plupart du temps intériorisée. Jon Elster a noté que la honte est un puissant

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régulateur de conduite sociale dans la mesure où elle peut susciter des sentiments qui sont « plus intensément douloureux qu’un accès de culpabilité »9.

4 La psychologie et la philosophie morale opèrent une seconde distinction entre un type de honte reconnu et un autre qui ne l’est pas, et soulignent que ce dernier peut avoir des effets dévastateurs aussi bien au niveau individuel que collectif. Au plan individuel, nombre de chercheurs interprètent comme une honte inconsciente le type d’émotion paralysante qui empêche de jouir de la vie10. De même, au plan collectif, certains soulignent que ce genre de honte peut devenir un instrument de contrôle social et un puissant outil de manipulation politique11. Mais si la haine peut être mobilisée en faveur de causes profondément négatives et destructrices, la philosophie morale et certaines approches d’études culturelles ont également mis en évidence un aspect plus valorisant : celui que peuvent présenter des appels à la honte pour susciter, par exemple, une « réponse moralement responsable » à des guerres, à des génocides ou à d’autres atrocités collectives12. La honte inspirée par des événements de ce type peut être provoquée chez des gens qui, spontanément, ne l’auraient pas éprouvée. En d’autres termes, on s’accorde à reconnaître que « pousser les gens à l’action par la honte » peut être, d’une manière ou d’une autre, un important vecteur de mobilisation politique.

5 Il faut bien sûr reconnaître les difficultés inhérentes à l’étude de cette émotion dans le passé et souligner la prudence nécessaire lorsqu’on applique des modèles et des théories empruntées à d’autres disciplines ; il n’en demeure pas moins que la nature sociale et le potentiel politique de la honte peuvent en faire un objet d’étude particulièrement intéressant pour les historiens de la société et de la politique. Dans la mesure où il s’agit par définition d’une émotion qui a été profondément influencée, au fil du temps, par la diversité des expériences humaines, et qui diffère selon les périodes, les historiens s’interrogent à juste titre sur les risques de généralisations anhistoriques auxquelles peuvent aboutir psychologues et théoriciens de la société. Toutefois, ce questionnement n’oblige nullement à adhérer à une vision constructiviste radicale des émotions humaines ; de fait, au cours de ces dernières années, nombre d’historiens ont proposé de dépasser les conceptions dualistes (comme le binôme inné/culturel) dans l’étude des émotions du passé, et esquissé de nouvelles approches conceptuelles qui reposent, entre autres, sur des théories inspirées par les sciences cognitives13. Certaines des perspectives qu’ils ont dessinées, et certaines de leurs orientations méthodologiques vont être mises à profit dans les pages qui suivent. Dans le cadre de cette recherche, et à ce degré d’avancement, ce sont surtout les voix d’hommes appartenant aux couches les plus éduquées de la population que nous entendrons. Cela ne signifie pas que les voix des femmes ou des personnes « ordinaires » soient sans importance ou ne puissent être dévoilées mais elles nécessiteraient une nouvelle recherche.

Sous le regard de l’étranger

6 Dans le plus célèbre recueil de mémoires de l’Italie du XIXe siècle, I Miei Ricordi (1867), Massimo d’Azeglio, issu de la noblesse piémontaise, rapporte que lorsqu’il se trouvait à Rome, jeune homme, en compagnie d’amis anglais, il se sentait « honteux d’être Italien », en raison de l’état politique humiliant dans lequel se trouvait alors l’Italie. Il poursuit en comparant le sentiment de confiance en soi et de supériorité qui émanait

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de ces Anglais – ainsi que leur arrogance vis-à-vis des autochtones – avec le sens aigu d’infériorité nationale qu’il éprouvait parce que sa nation s’était laissée dépouiller et piller : les citoyens d’une telle nation, note d’Azeglio, ne peuvent être que tolérés par les étrangers, et jamais considérés comme des pairs. Le sentiment d’humiliation qui l’avait accompagné durant toute sa vie fut l’une des raisons pour lesquelles il n’avait jamais particulièrement aimé voyager en dehors de son pays, ou passer beaucoup de temps avec des étrangers14.

7 On trouve de nombreuses références au regard réprobateur d’étrangers issus des « fières nations », comme les appelle le poète , dans les écrits de la période du Risorgimento. Il convient d’examiner plus en détail cette dynamique dans la mesure où elle nous permettra de mieux comprendre comment le sentiment de honte a pu être mis au service d’une cause patriotique. Mais il faut constater que le regard de l’étranger, tel qu’il avait pu être perçu auparavant, ne suscitait pas nécessairement ce type de réaction. On peut prendre pour exemple le cas de l’écrivain Giuseppe Baretti (1719-1789) qui résida à Londres à partir de 1751. Baretti avait quitté l’Italie en quête d’un milieu plus favorable à l’exercice de ses talents littéraires. Vers 1760, il entretenait des relations étroites avec les cercles littéraires londoniens (il était très lié à Samuel Johnson), et ne pouvait évidemment manquer de s’intéresser au récit de voyage publié à cette époque par Samuel Sharp, qui était alors l’un des nombreux écrivains peu indulgents envers les Italiens. Convaincu de la supériorité morale de son pays, Sharp délivrait dans ses Letters from Italy (1767) toute une série de jugements sévères et tranchants sur la moralité des Italiens, dont il réprouvait tout particulièrement les usages matrimoniaux. Son périple l’avait amené à visiter différentes villes italiennes, et il avait constaté partout la déplorable coutume du cicisbeo ou chevalier servant, ce compagnon des femmes mariées de l’aristocratie qui les accompagnait généralement dans leurs obligations sociales, et qui était parfois aussi leur amant. Sharp considère cet usage comme une « maladie contagieuse de galanterie », et note en conclusion que les femmes italiennes étaient passionnément attachées à cette coutume « dissolue, immorale, abominable et diabolique »15.

8 Ces considérations excédèrent Baretti. Il fit savoir à ses amis italiens qu’il s’employait à écrire une réponse à un auteur anglais qui avait décrit tous les hommes italiens comme becchi, fanatici, ignoranti (cocus, fanatiques et ignorants), et toutes les femmes italiennes comme puttanacce e superstiziose (viles putains et superstitieuses) 16. Sa réponse prit la forme d’un livre de réfutation – The Account of the Customs and Manners of Italy – dans lequel il accusait Sharp d’avoir parlé du « caractère des Italiens sans connaître un traître mot d’italien », et d’avoir calomnié la noblesse de ce pays sans même l’avoir fréquentée. Quant aux sigisbées, selon lui, Sharp exagérait : l’auteur anglais avait généralisé à partir de quelques cas, sans comprendre que cette coutume – qui remontait, selon Baretti, à la chevalerie médiévale – était parfaitement innocente (selon sa version, le sigisbée n’était que l’ami chevaleresque d’une femme, et non son amant)17. Baretti décrivait de nombreux aspects de la société italienne, généralement en termes positifs, notant aussi qu’il existait, selon les régions, des différences considérables qui échappaient pour la plupart aux observateurs étrangers. Il concluait que les Italiens n’étaient nullement le peuple indolent et efféminé dépeint par les étrangers, ou qu’ils ne l’étaient pas plus, en tout cas, que les ressortissants des autres nations européennes18.

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9 Baretti mourut en mai 1789, juste avant le début de la Révolution française. Ceux qui vécurent la grande tourmente des années suivantes et de l’époque napoléonienne, et qui adhérèrent aux valeurs révolutionnaires et au langage politique de cette période, réagirent bien différemment aux évocations peu flatteuses des Italiens. Considérons par exemple un autre écrivain, l’un des principaux protagonistes de la scène culturelle et politique de l’Italie napoléonienne, qui partit vivre en exil à Londres après le retour des Autrichiens en Lombardie, en 1815 : (1778-1827). Dans un article intitué The Women of Italy, publié dans le London Magazine en 1826, il abordait une question toujours d’actualité pour les observateurs étrangers en Italie : celle de la relation entre les sexes, telle que l’illustrait notamment la tradition des sigisbées. Foscolo entendait défendre la réputation des femmes italiennes contre ce qu’il considérait comme le produit du « bavardage vicieux » de femmes d’une société vieillie et amère – la plupart des auteurs de guides de voyage étant des hommes, il se livre ainsi, en quelque sorte, à une attaque misogyne contre la manière dont ces derniers collectaient leurs informations19.

10 Foscolo accusait les voyageurs de flatter leur propre vanité nationale, mais il n’éprouvait aucune sympathie envers ceux qui prisaient par trop l’Italie et les Italiens : ces derniers, tout en faisant insidieusement la promotion du catholicisme, témoignaient eux aussi d’une compréhension limitée de la situation dans la péninsule. De fait, les sigisbées n’étaient nullement du goût de Foscolo, qui s’indignait de ce que la situation politique et sociale de l’Italie ait pu engendrer ce type humain. Pour lui, la coutume des sigisbées, si fréquemment évoquée par les voyageurs étrangers, était une réalité tragique et honteuse, et prouvait la dégénérescence politique italienne. Foscolo liait cette dégénérescence à la persistance de certaines coutumes aristocratiques comme la primogéniture, et plus encore à la domination du clergé catholique sur la société italienne : un groupe de célibataires qui exerçait à ses yeux une influence corruptrice sur celle-ci, et encourageait l’adultère.

11 Tout en critiquant l’hypocrisie et la morgue de certains observateurs étrangers, Foscolo était au fond d’accord avec ceux qui pensaient que la figure du sigisbée personnifiait la dégénérescence politique de l’Italie. L’historien et économiste politique Jean-Charles- Léonard Simonde de Sismondi s’était livré à des réflexions analogues dans sa célèbre Histoire des républiques italiennes au Moyen Âge, publiée entre 1809 et 1818, où il mettait en relation la tradition du sigisbée avec la perte de la liberté et avec la domination complète de l’Église de la Contre-Réforme, ainsi qu’avec l’influence espagnole sur la société italienne20. De fait, Foscolo développait certains des arguments de Sismondi dans son propos anti-aristocratique et anti-clérical, fermement opposé à l’ordre socio- politique et moral dominant dans l’Italie de la Restauration. Foscolo se présentait aussi comme le défenseur des jeunes femmes sacrifiées au nom d’un ordre familial inique qui plaçait les intérêts matériels des familles au-dessus du bonheur de leurs membres individuels. Contraintes à épouser toutes jeunes un mari bien plus âgé, ces femmes finissaient inévitablement par prendre un amant et par négliger leurs devoirs maternels. Privé et public, individuel et national étant pour lui inextricablement liés, Foscolo terminait en s’exclamant : « Qui peut s’attendre à ce que des hommes indifférents à leur propre honneur puissent s’exposer à la peine ou au danger pour défendre celui de leur patrie »21 ?

12 Ainsi, bien que Baretti et Foscolo aient tous deux adhéré à un genre patriotique qui pourrait être étiqueté comme de « défense de l’Italie », leur réaction s’est exprimée en

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des termes très différents, aussi bien sur le plan politique qu’émotionnel. Mais il ne s’agissait pas seulement d’une question de convictions politiques différentes, Baretti étant sur ce plan tout à fait modéré, tandis que Foscolo était anti-clérical et libéral. La gamme des émotions et des sentiments dont témoignent leurs deux textes diffère également : un sens de fierté culturelle outragée domine celui de Baretti, qui tient à réaffirmer la valeur et les qualités des Italiens22 ; Foscolo, en revanche, s’il déborde d’indignation contre l’opinion des étrangers, s’emporte plus encore contre les coutumes de son propre pays, et exprime un profond désir de rédemption et de réparation.

13 Leurs milieux et leurs expériences étaient à l’évidence complètement différents. Baretti était un lettré cosmopolite de l’Ancien Régime, consacrant sa vie à des études d’érudition dans une société anglaise policée, tandis que Foscolo incarnait le type de l’écrivain romantique passionné, qui vécut une expérience politique et militaire très concrète, au moins durant les années napoléoniennes, ainsi qu’une turbulente série d’histoires d’amour passionnées. La personnalité de Foscolo avait été forgée dans le culte du sentiment de la fin du XVIIIe siècle, pour lequel une vision positive des passions façonnait la moralité et conduisait à accomplir de nobles actions23. Ce nouveau type de patriote italien représentait aussi un nouveau type de virilité issu de la remilitarisation de la société italienne, et suscité par l’occupation française : les idées et les sentiments d’« honneur » furent alors puissamment réactivés, tandis que des milliers d’hommes combattaient dans les armées napoléoniennes, en faisant aussi à cette occasion l’expérience de la trahison et de la perte24. La diffusion des sentiments d’honneur (une sorte de démocratisation de l’honneur – mais non poussée au stade qui fut le sien dans la France post-révolutionnaire)25 amena aussi au développement de sentiments de honte auxquels les Italiens durent faire face en raison de leur condition d’impuissance politique et militaire due au retour de leurs anciens dirigeants, d’abord brièvement en 1799, puis plus longtemps après 1815.

14 En outre, à la différence de Baretti, qui avait choisi d’émigrer mais qui ne se considérait pas pour autant comme un exilé, Foscolo avait choisi l’exil, et peut même être considéré comme l’exilé politique par excellence26. Les sentiments de honte doivent avoir été profonds chez les exilés, puisque les patriotes italiens passionnés devaient se soumettre régulièrement au regard de fiers étrangers ; mais il n’était évidemment pas nécessaire de résider à l’étranger pour prendre conscience de la piètre opinion que les étrangers avaient de l’Italie. De fait, le regard de l’étranger a joué un rôle important pour forger la perception patriotique que les Italiens avaient d’eux-mêmes, ainsi que leur sentiment d’identité en tant que peuple. Pour le patriotisme italien, l’étranger n’a pas seulement fonctionné comme une figure d’opposition et d’exclusion, comme un Autre négatif contre lequel l’identité nationale/masculine se définissait (c’était le cas des Autrichiens, souvent désignés comme des « barbares ») : l’étranger était aussi l’Autre au sens positif, un objet d’admiration, notamment dans le cas des Anglais. Les patriotes italiens, profondément conscients de ce regard extérieur, l’ont en quelque sorte intériorisé. Comme les conditions dans lesquelles versait leur pays leur inspiraient de l’embarras et de la honte, ils se contemplaient eux-mêmes au miroir du regard des étrangers27.

15 Outre Foscolo, d’autres auteurs du Risorgimento, issus de différents milieux politiques, ont évoqué ce type de rencontre avec des étrangers. Prenons, par exemple, Cesare Balbo (1789-1853), membre de la noblesse piémontaise qui servit dans la bureaucratie

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napoléonienne en Italie et à l’étranger, et vécut brièvement en exil après la révolution manquée de 1821 – bien qu’il n’y ait pas participé, il était en contact avec certains des conspirateurs. Catholique, il se rallia par la suite à des positions modérées et demeura toujours très proche de la monarchie piémontaise. Comme Foscolo, Balbo mentionne à plusieurs reprises dans ses écrits les voyageurs étrangers, et leurs considérations sur l’Italie. Comme Foscolo, il déclarait qu’il préférait, chez les étrangers, les « diffamateurs » aux « flatteurs ». Les premiers diffamaient au sens où « ils nous trouvent indignes de nous-mêmes », et témoignaient ainsi en fait de plus d’amour que les seconds qui utilisaient l’Italie comme le « jardin de leurs jeux, de leurs plaisirs et de leurs débauches » – tous termes qui désignent ce pays comme le théâtre d’un tourisme sexuel effréné.

16 Balbo a exprimé ces vues dans un dialogue intitulé Lo straniero, qui analysait les « vices des Italiens »28. L’étranger en question était décrit comme « un homme du Nord », « respectueusement compatissant à l’égard de l’Italie ». Il ne fait qu’une brève apparition au début du dialogue, en formulant alors une vigoureuse observation : « il est impossible de corrompre un homme ou une nation qui se refuse à être corrompu. Je pense que personne n’a ce pouvoir sur moi ». Surpris par ses propos, ses compagnons s’engagent aussitôt dans une discussion portant sur les vices italiens, et tous s’accordent à dire que l’amour est le tout premier vice que les étrangers repèrent chez les Italiens ; ils soulignent sa présence envahissante dans la vie des hommes, dont témoignent les nombreuses histoires d’amour auxquelles les Italiens se consacraient aux dépens d’occupations ou d’entreprises plus utiles. Ce type d’amour nuisait au patriotisme. Il est inutile de préciser que la plus grande partie du dialogue tourne autour du phénomène du sigisbée et de ses effets délétères sur les hommes comme sur les femmes, bien que ce ne fût plus alors, et de longue date, un usage aussi répandu que par le passé.

17 Ceux qui vécurent longtemps à l’étranger, comme Baretti et Foscolo, passèrent nécessairement beaucoup de temps avec des étrangers, et étaient donc conscients, grâce à leurs contacts réguliers, de la manière dont ceux-ci percevaient la situation italienne. Toutefois, comme nous l’avons déjà relevé, certains sentiments relatifs à l’Italie pouvaient être partagés indépendamment du lieu de résidence. L’important était en fait la vision partagée qui véhiculait l’idée de honte, et la vision que les patriotes de différents bords politiques élaborèrent et partagèrent était précisément centrée sur le déclin honteux d’un peuple qui avait connu des temps bien plus heureux. Cette idée prend plus de relief encore lorsqu’elle se combine avec l’image alors très répandue d’une « Italie » présentée comme une jeune fille en détresse, évoquée par des poètes romantiques comme Giacomo Leopardi, ou dépeinte par les arts figurés. Cette figure était également présente dans l’imaginaire des amis de l’Italie européens comme Madame de Staël, qui en donna en 1808 une personnification très émouvante dans son roman, doublé d’un guide de voyage, Corinne ou l’Italie, l’histoire d’un amour impossible entre une Italienne (en fait, demi-Italienne) passionnée et créative et un Écossais respectueux des convenances, destiné par son père à épouser une jeune Anglaise : une figure de deuil, pleurant la disgrâce de tout un peuple, la représentation de l’Italie comme une femme visait à susciter l’émotion, spécialement chez les jeunes gens que les patriotes comme Giuseppe Mazzini croyaient particulièrement sensibles à l’appel du patriotisme.

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L’individu et la nation : mobiliser la honte dans l’Italie du début du XIXe siècle

18 Les patriotes italiens connaissaient parfaitement la valeur politique et le potentiel de la honte. Giuseppe Mazzini se fit explicitement le théoricien du rôle que les émotions ou, pour utiliser le vocabulaire de l’époque, les passions et les sentiments, étaient susceptibles de jouer en politique. Dans son Della guerra d’insurrezione conveniente all’Italia (1833), il parle de la « haine et du désir de revanche » comme de sentiments turpi (bas, honteux) qui pouvaient toutefois être « convertis en émotions profondément sacrées lorsque leur victime est l’exploiteur (depredatore) étranger, et leur autel celui de la liberté et de la nation ». « Sans cette haine, et sans ce désir de revanche », poursuit-il, les Italiens « n’auraient jamais conquis une patria et la liberté »29. Au cours d’une autre période, en envisageant l’échec de différentes tentatives d’insurrection, il affirme aussi l’importance de garder l’espoir et de vaincre le principal adversaire du révolutionnaire : la résignation à l’échec. Il est particulièrement significatif que le langage des passions figure dans le serment de la Jeune Italie rédigé par Mazzini en 1831. Après avoir invoqué Dieu, l’Italie et les « martyrs » qui s’étaient sacrifiés sur l’autel de la cause nationale, le nouveau membre était invité à réciter : « Par [per] l’amour – inné chez tous les hommes – que je porte au pays qui a donné naissance à ma mère, et qui sera le foyer de mes enfants. Par la haine – innée chez tous les hommes – que je porte au mal, à l’injustice, à l’usurpation et à l’ordre arbitraire. Par le rouge qui me monte au front lorsque je suis en face de citoyens d’autres pays, sachant que je n’ai pas de droits de citoyen, pas de pays et pas de drapeau national… je jure […] »30

19 La cérémonie du serment n’était alors en rien une nouveauté dans le monde des sociétés secrètes, mais le langage de celui-ci en était une. Il se réfère en effet à des émotions spécifiques sans faire explicitement mention du contenu des serments antérieurs, comme ceux du Carbonarisme, qui se référaient aux valeurs plus abstraites et aux principes libéraux de la Révolution française, l’égalité et la liberté31. Dans le serment mazzinien, l’appel réitéré aux émotions supposées « abstraites » qui lient la nationalité et la liberté, est tout à fait saisissant.

20 Loin d’être une formule purement descriptive, cette invocation active des émotions spécifiques – amour, haine et honte, telle que la révèle le rougissement, sa manifestation extérieure, qu’elle transforme en une promesse d’action. Pour utiliser un terme introduit par William M. Reddy, c’est un emotive, un type d’énonciation qui s’apparente à une formulation performative au sens où « cela a un effet sur le monde », comme celui d’intensifier une émotion32. Des trois émotions qui viennent d’être évoquées, c’est la honte qui prédomine dans ce texte, et l’on trouve, plus loin dans le serment, des références à d’autres formes de honte – lorsqu’il rappelle « l’état d’abjection » dans lequel se trouve un apatride – et, à la fin de celui-ci, lorsqu’il est rappelé au nouvel affilié, homme ou femme, qu’en cas de trahison il sera frappé d’une éternelle infamie (infamia).

21 Sensation désagréable, le rougissement prenait cependant un sens positif dans la mesure où il témoignait que sa victime possédait suffisamment de sensibilité et de sens de l’honneur pour se consacrer à une juste et noble cause – on pense, à cet égard, à l’idée du XVIIIe siècle (qui apparaît par exemple dans les Notes on the state of Virginia de Jefferson), selon laquelle rougir était un signe distinctif de la « race » blanche,

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considéré comme absent chez les Noirs, et donc le signe ultérieur d’une moralité « inférieure » de ces derniers. Mais un homme adulte, viril, était-il supposé rougir ? Difficilement : après tout, le rougissement, témoignage de retenue et de chasteté féminines, était fortement connoté en termes de genre. Dans sa Rhétorique, déjà, Aristote affirmait que les sentiments de honte convenaient aux jeunes gens et aux femmes, mais pas aux hommes adultes33. Chez ces derniers, ils trahissaient l’existence d’un problème qu’il était impératif de régler, d’autant que ce rougissement pouvait comporter une composante de colère. Les opéras du XIXe siècle, et en particulier ceux dont la thématique était explicitement patriotique, comme La battaglia di Legnano et I Vespri siciliani de Verdi 34, mentionnent fréquemment le rougissement, généralement fruit d’un acte déshonorant provoquant la souffrance de la collectivité ou de ses membres les plus vulnérables.

22 Les idées de Mazzini sur le rougissement en tant que réaction spontanée et naturelle chez des individus privés de nation peuvent sembler difficiles à concilier avec tout ce que nous savons de la perception de l’identité nationale dans l’Italie du début du XIXe siècle : pour la plupart des gens ordinaires, l’idée de nation était tout à fait abstraite et ne leur inspirait pas l’affection que pouvait susciter le lieu de leur naissance – leur piccola patria. Nous n’avons pourtant aucune raison de douter que le public auquel Mazzini s’adressait plus particulièrement – dans sa majorité, jeune et cultivé, et composé d’un nombre important d’artisans35 – connaissait l’émotion associée au rougissement, c’est-à-dire la honte, tout comme il avait pu faire l’expérience de bien d’autres émotions fréquemment évoquées dans la correspondance échangée avec des amis ou des parents.

23 La mobilisation de sentiments personnels témoigne de la signification existentielle que revêtait la lutte pour la nation aux yeux de Mazzini. Roberto Balzani a récemment souligné cet aspect, en réaction aux interprétations qui se sont concentrées exclusivement sur les composantes idéologiques de sa pensée36. En 1832, lorsque le jeune Mazzini se présente lui-même par lettre à Pietro Giannone, exilé à Paris, il se décrit ainsi : « Je ne suis qu’un jeune homme dont le cœur a éprouvé de la honte pour ce pays et qui travaille et travaillera jusqu’à la fin de ses jours pour s’en libérer »37. L’équation nation-subjectivité individuelle transforme le combat national en une lutte d’un type très particulier. Dans les notes inédites d’exil du comte Santorre di Santarosa, l’un des protagonistes de la révolution piémontaise de 1821, nous lisons : « Je pleure, je rougis, je me déséspère lorsque je pense à notre condition. Après avoir porté un uniforme militaire, je ressens la dégradation de notre pays comme plus insupportable encore »38. Santarosa et Mazzini s’expriment comme le héros du roman werthérien d’Ugo Foscolo, Le ultime lettere di Jacopo Ortis (1802), auquel tous deux ressemblent ; ce dernier éprouve des sentiments profonds tout au long du livre, au début duquel il déclare avec emphase : « Le sacrifice de notre pays natal est complet. Tout est perdu ; et la vie ne nous est accordée – si, de fait, on nous permet de vivre – que pour que nous puissions mieux déplorer nos malheurs et notre honte »39.

24 Si la nationalité implique l’individualité dans son ensemble et si l’objectif de créer une nation est compris comme une mission religieuse, comme ce fut le cas pour beaucoup de républicains comme Mazzini, les patriotes étaient nécessairement engagés dans une entreprise reposant sur des valeurs morales et émotionnelles élevées, qui mobilisa tout un ensemble de sentiments moraux en vue de la bataille finale. Remarquablement sensible à la dimension psychologique de la lutte politique, Mazzini considérait

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clairement que la honte était importante en tant que prédisposition émotionnelle et morale, susceptible de créer une aspiration au changement politique et de restituer l’honneur national et la dignité. Il n’était pas le seul. Le poète Giacomo Leopardi, autre romantique majeur du début du XIXe siècle, en analyste subtil des passions, était du même avis. On lit dans un passage de ses carnets, en mars 1821 : « S’il nous faut réveiller et retrouver l’esprit de la nation, notre premier sentiment ne doit pas être une fierté et une considération [superbia e stima] exagérées de ce que nous avons, mais la honte [vergogna]. Et ceci doit nous conduire à un changement et à un renouvellement complets. Commémorer nos gloires passées nous incite à la vertu, mais mentir et proclamer une gloire présente encourage la paresse [ignavia] et nous porte à nous satisfaire de notre condition présente, qui est profondément méprisable [vilissima] »40.

25 Ces réflexions – extraites d’un passage dans lequel Leopardi blâmait l’attitude hautaine des écrivains italiens envers les travaux de leurs confrères étrangers – faisait suite à une série de poèmes patriotiques qui insistaient sur le thème ancien de la misère présente de l’Italie opposée à sa gloire passée, et exhortaient les Italiens à rougir de la condition de leur pays et à agir pour la relever. Dans un célèbre poème de jeunesse, Sul monumento di Dante, composé en 1819, Leopardi s’adresse à l’Italie : « regarde en arrière, sois honteuse et réveille-toi » (volgiti e ti vergogna e ti riscuoti). Dans Per Angelo Mai, composé l’année suivante, il déplore que ses contemporains – « plèbe sans honneur, immonde » (inonorata, immonda plebe) – soient incapables de rougir, incapables d’éprouver de la honte face à leur avilissement, et souhaite que cet « âge de boue », du moins, rougisse de lui-même41.

26 La culture des romantiques italiens n’a jamais rompu complètement avec le passé classique, en particulier dans le cas d’un poète érudit comme Giacomo Leopardi, auquel sa remarquable éducation classique et humaniste fournissait des instruments précieux pour développer ses vues sur les passions et leurs relations avec l’action et la motivation humaines. Bien qu’il soulignât ailleurs que la science des passions et des sentiments humains n’avait guère, selon lui, progressé depuis l’époque d’Aristote, Leopardi connaissait bien Rousseau et la pensée des idéologues français auxquels il empruntait une philosophie des sentiments qui considérait les passions comme des facultés naturelles, et donc positives.

27 Dans le passage de ses carnets cité précédemment, Leopardi oppose la honte à une autre émotion politiquement importante, l’orgueil. Celle-ci est intimement liée au patriotisme et au nationalisme et, selon certains psychologues, c’est même l’une des émotions « fondamentales » éprouvées par les êtres humains42. Qu’ils aient ou non raison, des sociologues comme Anthony Giddens relèvent qu’un certain niveau d’orgueil, ou d’estime de soi, est nécessaire pour faire émerger un sentiment de solidarité dans un groupe, et donc pour entreprendre une action collective43. Pour Leopardi, comme nous l’avons vu, un orgueil excessif pose problème en ce qu’il peut dégénérer en complaisance envers soi ; il observait également qu’un manque d’estime de soi (amor proprio) n’était pas bon non plus, puisque seuls des hommes qui en possédaient une bonne dose pouvaient entreprendre de grandes actions. Les carnets de Leopardi nous permettent de comprendre comment la pensée relative à ce nouvel objet d’amour qu’était la nation se développait au travers d’une analogie, d’un parallèle constamment établi entre les nations et les individus, ainsi que de l’exemple de la religion organisée :

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« Plus on s’aime, moins on peut aimer. Appliquer cette observation aux nations, aux différents degrés d’amour de la patrie toujours proportionnels aux différents degrés de haine nationale ; à la nécessité de créer un homme patriotiquement égoïste [egoista di una patria], en sorte qu’il puisse aimer ses concitoyens à cause de lui-même, plus ou moins comme les théologiens disent qu’il faut s’aimer soi-même et ses voisins en Dieu, et à cause de l’amour de Dieu [17 septembre 1821] »44.

28 Bien que Leopardi n’ait pas été un patriote militant, ses termes expriment parfaitement le type de « régime émotionnel »45 et de sensibilité morale que les patriotes du Risorgimento – tout particulièrement ceux qui appartenaient aux rangs républicains – entendaient promouvoir au début du XIXe siècle. Le comte Carlo Bianco di Saint Jorioz, qui fut le fondateur de la société secrète des Apofasimeni avant de rejoindre la Jeune Italie de Mazzini en 1831, en offre un autre exemple, qui est cette fois celui d’un patriote républicain militant. Dans l’introduction de son Della guerra nazionale di insurrezione per bande applicata all’Italia (1830), Bianco recourait très largement au ressort de la honte pour exhorter les Italiens à l’action, en se référant en permanence à la « honte » qui frappait le « pays très aimé » par la faute de ses citoyens indignes. Tout en dénonçant l’« objection infamante » qui faisait les délices des « ennemis de l’Italie », selon lesquels « les Italiens n’étaient pas aptes à porter les armes puisque, énervés par leur caractère efféminé et par leurs vices, ils étaient devenus aussi faibles que des femmes », il admettait qu’il s’agissait en fait d’une injure (ingiuria) « bien méritée […] tant que les Italiens ne se laveraient pas eux-mêmes de la boue d’insignifiance et de la honte qui les couvrait »46. Les Italiens ne pouvaient blâmer qu’eux-mêmes de la situation dans laquelle ils versaient : ce peuple qui n’était inférieur à nul autre, et doué en réalité d’un génie et d’une intelligence supérieurs, avait permis à des souverains étrangers de lui faire la loi, en entraînant sa ruine et en s’attirant le mépris des autres peuples. Bianco appelait à l’insurrection, à la guerre et au bain de sang (y compris, après la victoire de la révolution, au déchaînement de la terreur contre les Italiens opposés au mouvement national), afin de mettre enfin un terme à la honte et au déshonneur de l’oppression subie par les Italiens aux mains de l’« Allemand » et d’une « race dégénérée » de tyrans locaux47.

29 On ne peut sous-estimer le talent rhétorique de Bianco, qui cherchait à faire rougir ses lecteurs pour les pousser à l’action en leur présentant l’image d’une patrie misérable, et en s’interrogeant à plusieurs reprises sur la virilité et la moralité des Italiens. La tradition culturelle italienne offre d’importants modèles de ce type de stratégie rhétorique, modèles dont on peut faire remonter l’origine jusqu’à Dante – qui connaissait parfaitement l’importance de la honte comme incitation à l’action48 – et à Machiavel – auquel, tout naturellement, Bianco emprunta l’épigraphe de son ouvrage. Fidèles à l’enseignement des classiques, les humanistes de la Renaissance pensaient que la volonté humaine était conditionnée en tout premier lieu par les passions, et que c’était la rhétorique, plutôt que la philosphie, qui incitait les hommes à l’action. Mais la fonction d’exhortation de ces textes n’exclut nullement, bien sûr, qu’ils aient également exprimé les émotions réelles de leurs auteurs, ainsi que leurs fantasmes de revanche contre ceux qui contrariaient leur rêve de créer un pays libre. Les Romantiques disposaient, par définition, d’un riche vocabulaire émotionnel et aimaient solliciter une vaste gamme d’émotions profondes. Les accents passionnés de Bianco rappellent ceux du Jacopo Ortis d’Ugo Foscolo : dans l’une de ses lettres, Jacopo évoque une scène d’auto-destruction comme une réaction de revanche suscitée par la honte d’une occupation étrangère (et peut-être par la passivité de ses compatriotes

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« serviles ») : « ah, si je pouvais, j’enterrerais mon foyer, mes amis les plus chers, et moi-même, afin de ne rien laisser, rien qui puisse faire s’enorgueillir ces nations de leur omnipotence et de ma servitude »49. Cette explosion émotionnelle était peut-être le témoignage d’une impuissance réelle, mais c’était aussi une forme de réaffirmation personnelle pour des hommes privés de la possibilité de modeler leur propre destin politique.

30 On peut évidemment éprouver de la honte pour différentes raisons, pas nécessairement patriotiques, même si celles-ci peuvent en accentuer la force ; au XIXe siècle, comme aujourd’hui, cette émotion s’appliquait à un grand nombre de situations et de conditions. En 1842, alors qu’il était en exil à Londres, Mazzini écrivit dans le journal Apostolato popolare (dans une veine qui rappelle celle de Leopardi) que « l’orgueil des lettrés italiens pour leur passé » contrastait avec la « très faible estime que les étrangers avaient pour les Italiens », et soutenait le besoin impérieux d’éduquer de toutes les manières possibles « les Italiens qui voyagent à l’étranger pour y chercher un travail ». Même ceux des Italiens qui ne ressentaient pas les « devoirs qui les liaient à leurs frères italiens » devaient s’efforcer d’éduquer ces derniers si « ils éprouvaient le besoin de ne pas ressentir eux-mêmes de la honte pour leur propre nation [vilipeso se stesso nella propria nazione] du fait de ces étrangers qui parlaient ou écrivaient sur l’Italie »50. Ce passage est révélateur d’un certain malaise éprouvé par les Italiens éduqués de la classe moyenne, ainsi associés avec les émigrés plus pauvres de leur pays, mais il constitue aussi une preuve supplémentaire de la volonté constante de Mazzini de parler aux émotions de son public, et en particulier à un sentiment de soi conçu comme intimement lié à la nation.

31 Je n’ai mentionné jusqu’à présent que des auteurs masculins. Mais ce sens national de l’individu n’était nullement le propre de l’homme : des femmes aussi ont participé au Risorgimento, en démontrant un attachement passionné à la cause51. Même si la plupart des femmes patriotes ont principalement écrit sur des questions d’éducation féminine et se sont abstenues de participer directement aux combats, certaines d’entre elles ont lancé des appels passionnés à soutenir la lutte, notamment au cours des révolutions de 1848 (que l’historiographie italienne considère comme la première guerre d’indépendance). En cherchant à définir la spécificité de cet engagement féminin dans ce contexte-ci, Caterina Franceschi Ferrucci demandait ainsi aux femmes de placer l’amour de leur pays avant les « timides affects » de la famille et de la parenté, et de parler à leurs maris et à leurs enfants de la « beauté de la mort » rencontrée sur le champ de bataille pour la cause de la « justice bafouée ». La nouvelle génération avait le devoir de « balayer dans le sang les fautes et les bassesses [colpe e viltà] du passé », et les femmes devaient elles aussi y contribuer en rachetant par leur « généreuse volonté » les « événements honteux du passé »52. Bien que leur propre honneur n’ait pas été directement mis en cause, comme c’était le cas pour les hommes, les femmes patriotes adhérèrent au même discours sur la nation, et se sentirent tout autant concernées par l’honneur (ou la honte) des hommes qui leur étaient proches53.

*

32 Tout comme pour l’étude des motivations psychologiques du choix politique dans les sociétés contemporaines54, l’attention aux théories psychologiques peut donc fournir des outils importants pour comprendre le fonctionnement des idéologies politiques du

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passé. Faute de prendre en considération l’aspect moral/émotionnel du discours patriotique, on court le risque de passer à côté de la « force psychique »55 sur laquelle le nationalisme, mais aussi les idéologies de tous bords, se fondent pour parvenir à leurs fins. Les psychologues sociaux s’accordent à dire que la honte fait partie d’un groupe d’émotions sociales fondées sur l’interaction, qui sont plus étroitement liées à la sensibilité morale et jouent un rôle spécifique pour pousser les êtres humains à l’action. Ma thèse est que la compréhension de cet aspect, dans la mesure où elle est historiquement ancrée, peut nous aider à mieux saisir le fonctionnement du patriotisme italien du premier XIXe siècle.

33 En tant qu’émotion relationnelle, la honte semble avoir été de plus en plus exploitée dans un monde qui devenait plus nationalisé, et dans lequel les comparaisons entre les pays et leurs ressortissants se faisaient plus fréquentes. Même Karl Marx – qui n’était assurément pas un patriote au sens idéologique – témoigne avoir souffert d’une forme de honte nationale lorsqu’il révèle, dans une lettre envoyée à Arnold Ruge depuis la Hollande, en mars 1843 : « Même si l’on n’éprouve nul sentiment d’orgueil national, on ressent toutefois de la honte nationale, même en Hollande. Le plus insignifiant des Hollandais demeure un citoyen comparé au plus éminent Allemand. […] Vous me regardez en souriant et vous me demandez : à quoi bon ? Aucune révolution ne se fait avec la honte. Je réponds : la honte est déjà une forme de révolution »56.

34 Au fur et à mesure que la dimension nationale devint la norme pour définir le moi « civilisé », ceux qui ne pouvaient l’atteindre firent inévitablement l’expérience d’un profond sentiment de honte. Mais le lien émotionnel étroit entre l’individu et la nation devait être nourri et cultivé, ce que fit la culture du nationalisme romantique en établissant l’équation individuel/national, et en faisant de la réputation du pays d’un individu une question morale/personnelle. Ainsi, nous comprenons mieux pourquoi, dans les années 1830-1860, nombre de jeunes gens décidèrent qu’ils pouvaient et qu’ils voulaient risquer leur vie pour leur patrie, en organisant des insurrections qui avaient en réalité de très faibles chances de succès57.

35 Par ailleurs, nous ne pouvons supposer que les réactions psychologiques se conforment à quelque automatisme que ce soit, puisque les psychismes sont différents, tout comme le sont les sensibilités morales. De fait, la plupart des habitants de la péninsule italienne n’ont pas ressenti ce type de honte, ou ne se sont pas sentis honteux de la même manière, ou pour les mêmes raisons. Comme toutes les émotions, la honte possède une composante culturelle importante, si bien qu’il serait erroné de tenter de bâtir de grandes généralisations sur les relations entre cette émotion particulière et le nationalisme. De même que nous ne pouvons parler de nationalisme au singulier – puisqu’il y eut, sur le plan historique, toutes sortes de types de nationalismes et de mouvements nationalistes –, de même nous ne pouvons présumer que le sentiment de honte fut toujours et partout le même. Bien au contraire, comme l’a suggéré Barbara H. Rosenwein, nous devons nous interroger sur la formation de « communautés émotionnelles » spécifiques58. Comme j’ai tenté de le montrer ici, les patriotes romantiques du Risorgimento ont formé ce type de communauté, au moins jusqu’en 1848, mais peut-être aussi au-delà.

36 La honte, tout comme le nationalisme, peut s’attacher à différentes causes et se manifester sous des formes extrêmement diverses. Avec une conception moins romantique et démocratique de la nation que celle de Mazzini, dans un autre contexte

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de sensibilité morale, et une fois la nation italienne devenue un État en compétition avec d’autres, les sentiments de honte nationale se manifestèrent selon des modalités totalement différentes. Ce fut notamment le cas à la fin du XIXe siècle, en 1896, après que l’armée italienne eut perdu contre les Éthiopiens la bataille d’Adoua – la seule de ce siècle où une armée africaine remporta une victoire décisive face à une armée européenne. À cette occasion, l’humiliation nationale provoquée par la défaite se transforma en appel à la revanche, profondément émotionnel et agressif de la part du milieu ultra-nationaliste émergent. Cette revanche trouva à se concrétiser dans l’escalade de l’engagement impérialiste italien, entraînant en 1911 la Turquie dans une guerre sanglante qui s’acheva par l’ocupation de Tripoli, coûtant ainsi la vie à des dizaines de milliers de personnes qui n’avaient rien à voir avec l’Italie. À cette époque, beaucoup d’acteurs, issus de tous les milieux politiques, saluèrent la guerre comme le seul moyen de restaurer l’image des Italiens aux yeux du monde. Le recours aux émotions est alors devenu beaucoup plus violent et meurtrier que celui qui caractérisait le patriotisme des débuts du XIXe siècle. Désormais, les victimes des passions « honteuses » évoquées par Mazzini pour « laver » la honte de l’Italie n’étaient plus, de longue date, des depredatori étrangers, mais des hommes, des femmes et des enfants innocents habitant les rives méridionales de la Méditerranée.

NOTES

1. J’emprunte cette expression à Jeff Goodwin, James M. Jasper et Francesca Polletta (eds), Passionate Politics. Emotions and Social Movements, Chicago, University of Chicago Press, 2001. 2. On se reportera aux différents articles réunis dans Alberto M. Banti et P. Ginsborg [dir.], Storia d’Italia. Annali, tome 22, Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007. 3. William M. Reddy, The Invisible Code. Honor and Sentiment in Post-Revolutionary France, 1814-1848, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1997. 4. Cf. Alberto M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini del’Italia unita, Torino, Einaudi, 2000, et L’onore della nazione. Identità sessuali e violenza nel nazionalismo europeo dal XVIII secolo alla Grande Guerra, Torino, Einaudi, 2005. 5. Le terme de « honte » est ici utilisé pour traduire le terme italien « vergogna ». Selon le Grande dizionario della lingua italiana (par Battaglia), la première signification du mot en italien renvoie à une émotion provoquée par un très fort embarras (et qui, dans le cas de la femme, provient de sa pudicizia). La seconde signification de vergogna est l’infamie et le déshonneur. Sur l’honneur et la honte comme valeurs fondamentales dans les sociétés méditerranéennes, cf. John G. Peristiany (ed.), Honor and Shame. The Values of Mediterranean Society, Chicago, University of Chicago Press, 1966, et David D. Gilmore (ed.), Honor and Shame and the Unity of the Mediterranean, Washington, American Anthropological Association1987. Ces études posent souvent le problème de réifier la culture et d’opérer à l’intérieur des conventions de notre présent ethnographique, en ignorant l’histoire. 6. J’emprunte cette notion à Werner L. Gundersheimer, ‘Renaissance Concepts of Shame and Pocaterra’s Dialoghi della Vergogna’, Renaissance Quarterly, 47, 1994, p. 34-56. 7. Ce qui peut, à son tour, nous aider à réfléchir sur certaines des apories récemment mises en évidence par Lucy Riall dans la nouvelle histoire du Risorgimento, du moins telle qu’elle est

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pratiquée par certains historiens : cf. Lucy Riall, ‘Nation, “Deep Images”, and the Problem of Emotions’, Nations and Nationalism, 15, 2009, p. 402-409. 8. Parmi les publications les plus récentes, cf. en particulier June Tangney et Ronda L. Dearing, Shame and Guilt, New York, Guilford Press, 2002 ; Martha Nussbaum, Hiding from Humanity : Disgust, Shame, and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004 ; Michael L. Morgan, On Shame, New York/London, Routledge, 2008 ; Phil Hutchinson, Shame and Philosophy. An Investigation in the Philosophy of Emotions and Ethics, Houndsmill/New York, Palgrave-Macmillan, 2008. 9. Jon Elster, Alchemies of the Mind. Rationality and the Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 154. 10. Cf. Stephen Pattison, Shame. Theory, Therapy, Theology, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 11. Thomas Scheff a souligné la manière dont les démagogues nationalistes et nazis ont suscité des sentiments de honte auprès du peuple allemand à la suite de la Grande Guerre, en créant ce qu’il appelle une « spirale honte/colère » (cf. son Bloody Revenge. Emotions, Nationalism, and War, Boulder/San Francisco/Oxford, Westview Press, 1994). 12. Cf. Michael L. Morgan, On Shame, op. cit. note 7. 13. Cf., par exemple, William M. Reddy, ‘Against Constructionism. The Historical Ethnography of Emotions’, Current Anthropology 38, 1997, p. 327-351, ainsi que Lynn Hunt, ‘Psychology, Psychoanalysis, and Historical Thought’, in Lloyd Kramer et Sarah Maza (eds), A Companion to Western Historical Thought, Malden, MA, Blackwell, 2002, p. 337-356. 14. Massimo d’Azeglio, I miei ricordi, Firenze, Barbera, 1867. 15. Samuel Sharp, Letters from Italy Describing the Customs and Manners of that Country in the Years 1765 and 1766, London, R. Cave, 1767. 16. Giuseppe Baretti, Epistolario, Luigi Piccioni [dir.], Bari, Laterza, 1936, tome 1, p. 349 (lettre du 20 avril 1767 à Iacopo Taruffi) et p. 350 (lettre du 20 avril 1767 à Giovanni Antonio Battarra). Il est intéressant de noter qu’il se réfère aux hommes et aux femmes d’Italie comme à « nos hommes » et à « nos femmes ». 17. Sur la réalité effective des sigisbées dans l’Italie du XVIIIe siècle, cf. Roberto Bizzocchi, Cicisbei. Morale privata e identità nazionale in Italia, Roma-Bari, Laterza, 2009. 18. Giuseppe Baretti, An Account of the Manners and Customs of Italy : with a Dissertation of the Mistakes of Some Travellers with Regard to that Country, London, T. Davies, 1768. 19. Ugo Foscolo, ‘The Women of Italy’, London Magazine, octobre 1826, figurant dans Uberto Limentani [dir.], Scritti vari di critica storica e letteraria (1817-1827), Firenze, Le Monnier, 1978, p. 418-468. 20. Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi, Histoire des républiques italiennes au Moyen Âge, 16 tomes, Paris, Nicolle, 1809-1818. Cet ouvrage a fait l’objet de nombreuses traductions et rééditions (une édition italienne abrégée en a été publiée en 1832). 21. Ugo Foscolo, ‘The Women of Italy’, loc. cit., note 19, p. 466. 22. On ne peut évidemment exclure qu’il se soit senti lui même honteux, ou embarassé, bien qu’il n’y fasse nulle allusion. 23. Sur l’histoire du sentimentalisme en France, cf. William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, chapitres 5-6. 24. Steven C. Hughes, Politics of the Sword. Dueling, Honor, and Masculinity in Modern Italy, Columbus, The Ohio State University Press, 2007, chapitre 1. 25. William M. Reddy, The Invisible Code, op. cit., note 3. 26. Maurizio Isabella, Risorgimento in Exile. Italian Emigrés and the Liberal International in the Post- Napoleonic Era, Oxford, Oxford University Press, 2009. 27. Cf. la typologie utile établie par Ulf Hedetoff, Signs of Nations. Studies in Political Semiotics of Self and Other in Contemporary European Nationalism, Aldershot, Dartmouth Publishing, 1995. Je réélabore ici – dans une direction qui prend directement les émotions en considération –

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certaines des idées que j’ai développées dans ‘Indolence and Regeneration : Tropes and Tensions of Risorgimento Patriotism’, The American Historical Review, 110, 2005, p. 280-308. 28. Cesare Balbo, « Lo straniero. Dialogo primo », in Cesare Balbo, Pensieri ed esempi, Firenze, Le Monnier, 1854, p. 347-378. 29. Giuseppe Mazzini, Scritti editi e inediti, tome 3, Imola, Galeati, 1907, p. 218. 30. Giuseppe Mazzini, Idem, tome 2. 31. Pour des exemples de ces serments, cf. Aldo Chiarle, Carboneria : storia-documenti 1809-1831, Firenze, Istituto Lino Salvini, 1999. Une autre version du serment de la Jeune Italie, qui circulait en 1834 dans les États pontificaux, était plus proche de ce modèle (cf. Giuseppe Mazzini, Scritti editi ed inediti, op. cit. note 29, tome 2, p. 59-63). 32. William M. Reddy, ‘Emotional Liberty : Politics and History in the Anthropology of Emotions’, Cultural Anthropology 14, 1999, p. 270, et The Navigation of Feelings, op. cit. note 23, p. 129. 33. Cf. Aristote, On Rhetoric. A Theory of Civic Discourse, New York, Oxford University Press, 1991, p. 143-149 et Nicomachean Ethics, Indianapolis, Hackett, 1985, p. 114-115. 34. Cf. en particulier l’acte II de La battaglia di Legnano et la fin de l’acte II des Vespri siciliani. Je remercie John B. Henderson de m’avoir communiqué ces références. 35. Maurizio Ridolfi, Interessi e passioni. Storia dei partiti politici italiani tra l’Europa e il Mediterraneo, Milano, Mondadori, 1999. Selon Ridolfi, la Jeune Italie comptait en 1833 environ 12 000 membres. 36. Roberto Balzani, « Il problema Mazzini », Ricerche di storia politica, 2, 2005, p. 159-182. 37. Giuseppe Mazzini, Scritti editi e inediti, tome 5, Imola, Galeati, 1909, p. 105. 38. Santorre di Santarosa, Delle speranze degli italiani, Milano, Casa Editrice Risorgimento, 1920, p. XLI. 39. Dans l’original italien, le mot utilisé pour désigner la honte est infamia, cf. Ugo Foscolo, Ultime lettere di Jacopo Ortis, Milano, Garzanti, 1983 (1802), p. 5, traduction française : Les dernières lettres de Jacopo Ortis, Paris, Delestre-Boulage, 1819. 40. Traduit de Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, tome 1, Milano, Mondadori, p. 380. 41. Giacomo Leopardi, Canti, Niccoló Gallo et Cesare Garboli [ed.], Torino, Einaudi, 1993. Traduction française : Les chants, Lausanne, L’âge d’homme, 1982. Sur l’impact de ces poèmes à cette époque, cf. Francesco De Sanctis, Studio su Giacomo Leopardi, Enrico Ghidetti [dir.], Lavello, Edizioni Osanna, 2001, et Giuseppe Leti, Carboneria e massoneria nel Risorgimento italiano, Bologna, Forni, 1925, p. 179-180. 42. Donald L. Nathanson, Shame and Pride : Affect, Sex and the Birth of the Self, New York, W.W. Norton, 1992. 43. Anthony Giddens, Modernity and Self Identity cité dans Stephen Pattison, Shame, op. cit. note 10. 44. Leopardi, Zibaldone, tome 2, p. 623. Dans l’index de ses carnets, Leopardi a inséré ce passage dans la rubrique « traité des passions ». Il existe une édition récente de tous les passages compris dans ce « traité » (Trattato delle passioni, Roma, Donzelli, p. 100) ; traduction française : Zibaldone, Paris, éditions Allia, 2003. 45. J’emprunte l’expression à William M. Reddy (The Navigation of Feeling…, op. cit., note 23, p. 125). 46. Carlo Bianco di Saint Jorioz, Della guerra nazionale d’insurrezione per bande, applicata all’Italia, dans Scrittori politici dell’Ottocento, tome 1, Giuseppe Mazzini e i democratici italiani, Franco Della Peruta [dir.], Napoli, Ricciardi, 1969, p. 58. 47. Ibidem, p. 67. 48. Werner L. Gundersheimer, ‘Renaissance Concepts of Shame’, loc. cit., note 6. 49. Ugo Foscolo, Ultime Lettere, op. cit., note 39, p. 11. 50. Giuseppe Mazzini, « Scuola elementare italiana gratuita », Apostolato popolare, 4, 1er janvier 1842, dans Lamberto Borghi [dir.], Il pensiero pedagogico del Risorgimento, Firenze, Giuntina, 1958. 51. Il existe une vaste littérature sur les femmes et le Risorgimento. Parmi les contributions les plus récentes, cf. en particulier Marina d’Amelia, La mamma, Bologna, Il Mulino, 2005, chapitres

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1-2, et Simonetta Soldani, « Il Risorgimento delle donne », dans Storia d’Italia. Annali, tome 22, Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007, p. 181-224. 52. Caterina Franceschi Ferrucci, « De’ doveri degl’italiani nelle circostanze presenti », Il Felsineo, 11, 25 janvier 1848, maintenant dans « Italiane ! Appartenenza nazionale e cittadinanza negli scritti di donne dell’Ottocento », Simonetta [dir.], Genesis. Rivista di storia delle donne, 1, 2002, p. 96-97. 53. Dans l’une de ses lettres à sa fille, Massimo d’Azeglio explique que s’il n’avait pas rejoint l’armée au cours de la guerre contre l’Autriche au printemps 1848, « il eut été si honteux pour moi [de penser] que tu aurais eu à rougir d’être ma fille » : cf. la lettre du 3 avril 1848, dans Epistolario, Georges Virlogeux [dir.], Torino, Centro Studi Piemontesi, 1989, tome 6, p. 94. 54. Cf. George Lakoff, The Political Mind. A Cognitive Scientist’s Guide to Your Brain and Its Politics, London, Penguin, 2008, et Drew Westen, The Political Brain. The Role of Emotions in Deciding the Fate of the Nation, New York, Public Affairs, 2008. 55. J’emprunte l’expression à Joan W. Scott, ‘Some More Reflections on Gender and Politics’, dans History and the Politics of Gender, éd. révisée., New York, Columbia University Press, 1999, p. 217. 56. Cf. Deutsche-Französische Jahrbücher : 1ste und 2te Lieferung/ hrsg von Arnold Ruge und Karl Marx, Paris, 1844, p. 17, in The Making of the Modern World, Gale, 2010 (consulté le 10/23/2010 à l’adresse http://galenet.galegroup.com/servlet/MOME ?af =RN&ae =U3610577812&srchtp =a&ste =14). 57. Pour les expériences concrètes et le vocabulaire émotionnel des membres de la génération montée sur les barricades en 1848, voir l’ouvrage récent d’Arianna Arisi Rota, I piccoli cospiratori : politica ed emozioni nei primi mazziniani, Bologna, Il mulino, 2010. 58. Barbara H. Rosenwein, ‘Worrying About Emotions in History’, The American Historical Review, n° 107, 2002, p. 821-845.

RÉSUMÉS

Les références à la honte abondent dans les écrits politiques de patriotes du Risorgimento, quelle que soit leur sensibilité politique. Comprise comme le symétrique de l’honneur, la honte est généralement perçue en termes sexués, signifiant l’impuissance de l’homme à protéger (et contrôler) « ses » femmes face aux prédations extérieures. Bien que cette connotation sexuelle soit importante, la figure de la honte ne se réduit pas à la question du contrôle de la sexualité des femmes. En s’appuyant sur des constructions théoriques qui font de la honte une émotion relationnelle ou interactionnelle, cet article montre comment des écrits patriotiques (tant publics que privés, fictionnels que non fictionnels) révèlent une sensibilité aiguë au regard et à l’opinion des étrangers, et le désir de renverser une condition humiliante de sujétion politique. Dans le contexte d’une sensibilité romantique, le sentiment de honte joua un rôle fondamental dans l’incitation à l’action politique des jeunes. Ces émotions ont été consciemment stimulées par des patriotes romantiques tels que Mazzini, qui réfléchirent aux motivations conduisant les individus à embrasser la cause nationale, et éveillèrent les passions nécessaires à leurs fins. Dans e e le contexte du nationalisme agressif de la fin du XIX et du début du XX siècle, la honte fut cependant mobilisée à des fins autrement discutables.

References to shame abound in the political writings of Risorgimento patriots, on all sides of the political spectrum. Understood as the opposite of honor, shame is usually seen in sexual- gendered terms as denoting the inability of a man to protect (and control) his women from the

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threats of foreigners. Although the sexual meaning of shame (and honor) is certainly important, there is more to shame than the control over women’s sexuality. By relying on theories of shame as a relational or interaction-based emotion, this essay shows how patriotic writings (both public and private, fictional and non-fictional) revealed a keen sensitivity to the opinions and the gaze of others, i.e. foreigners, and a desire to overcome a profoundly embarrassing condition of political subjection. In the context of Romantic culture, feelings of shame had an important role in motivating young men (and also women) to political action. These feelings were also stirred very consciously by Romantic patriots such as Mazzini who reflected on what led people to embrace the cause of the nation, and recruited the passions in the attempt to achieve their goals. In the context of the aggressive nationalism of the late nineteenth and early twentieth century, however, the passion of shame would be mobilized for altogether questionable enterprises.

Es finden sich zahlreiche Bezugnahmen auf Scham in den politischen Schriften der Patrioten des Risorgimento, egal welchem politischen Spektrum sie angehörten. Scham stand dem Ehrbegriff diametral gegenüber und wurde im Allgemeinen in sexualisierten Begriffen definiert, die die Ohnmacht der Männer, ihre Frauen vor Übergriffen von außen zu schützen (und sie zu kontrollieren) beinhaltete. Obwohl diese sexuelle Konnotation wichtig ist, lässt sich die Figur der Scham nicht auf die Kontrolle der Sexualität der Frauen reduzieren. Basierend auf theoretischen Konstruktionen, die aus der Scham ein relationales oder auf Interaktion basierendes Gefühl machten, zeigt dieser Artikel, wie die patriotischen Schriften (ob öffentlich oder privat, fiktional oder nicht fiktional) eine akute Empfindlichkeit gegenüber dem Blick und der Meinung Fremder zeigten, wie auch den Wunsch, die Erniedrigung der politischen Unterdrückung abzuwälzen. Im Zusammenhang mit einer romantischen Sensibilität spielte das Schamgefühl eine fundamentale Rolle bei der Förderung des politischen Handelns der Jugend. Diese Gefühle wurden bewusst von romantischen Patrioten wie Mazzini geschürt, die darüber nachdachten, was den Einzelnen dazu veranlasste, die nationale Sache zu unterstützen und die versuchten, die notwendige Leidenschaft dafür zu entfachen. Im Zusammenhang mit dem aggressiven Nationalismus am Ende des 19. und zu Beginn des 20. Jahrhunderts wurde die Scham jedoch insgesamt zu fragwürdigen Zwecken mobilisiert.

AUTEURS

SILVANA PATRIARCA Professeure à l’Université Fordham de New York

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Monarchie, État et nation en Italie durant le Risorgimento (1831-1870) Monarchy, State and Nation in Italy during the Risorgimento (1831-1870) Monarchie, Staat und Nation in Italien während des Risorgimento (1831-1870)

Catherine Brice

1 Il y a encore quelques années, inclure la monarchie dans un volume sur l’historiographie récente du Risorgimento eût sans doute suscité l’étonnement. En effet, les travaux sur les monarchies des anciens États italiens, comme ceux sur la monarchie italienne après 1861, semblaient balisés et dominés par deux grandes lignes interprétatives. La première, héritée de l’historiographie du Risorgimento, plutôt hagiographique quant à la « glorieuse » Maison de Savoie, diffusait une légende noire sur les autres dynasties (Royaume de Naples, Habsbourg de Vienne, Grand-duché de Toscane, principautés de Parme, États pontificaux, etc.)1. La seconde, jugeant de manière tout aussi négative les maisons régnantes de la réaction, proposait une vision très sombre de la dynastie de Savoie, coupable d’avoir mené une unification/annexion, placé l’ensemble du pays sous sa férule autoritaire et accompli une révolution d’où le peuple était totalement absent2. Enfin, tout un pan de l’historiographie italienne et étrangère voyait dans la monarchie un acteur certes important, mais dont il fallait réévaluer – à la baisse – la place prise dans l’aventure nationale. Ainsi Luigi Salvatorelli écrivait-il en 1944 : « Il faut reconnaître que la monarchie, entre 1870 et 1914, exerça une fonction de continuité, de rassemblement, de symbole unitaire, qui lui fut propre, et contribua ainsi à préserver et à renforcer l’État national. Mais il est très exagéré d’en faire l’unique facteur d’unité, ou du moins le principal »3. Dans la réflexion du grand historien italien, c’est bien évidemment la fin de la phrase qui est importante. Largement partagées, ces interprétations recoupaient les grandes écoles historiographiques italiennes et participaient du jugement porté sur le Risorgimento, puis sur la mise en place de l’Italie libérale (rebaptisée, et ce n’est pas un hasard, l’Italietta, la « petite » Italie).

2 Durant la dernière décennie, les lignes ont bougé dans plusieurs directions. Certaines études ont examiné à nouveaux frais l’histoire des anciens États italiens4. Le poids de la

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domination autrichienne sur la Vénétie et la Lombardie a été revu par Marco Meriggi puis David Laven, qui ont démontré que la « domination autrichienne » avait aussi été un moment de modernisation pour ces régions. Marco Meriggi a insisté sur la capacité de réaction de Vienne face aux exigences de la périphérie ainsi que sur le rôle joué par le gouvernement autrichien pour appuyer la croissance économique5. Un certain « révisionnisme » marque également les études sur le Royaume des Deux-Siciles, insistant sur le poids des réformes administratives introduites par les Bourbons ou encore les politiques économiques du Sud6. La configuration des forces dans le Grand- duché de Toscane et les élites à l’œuvre dans le processus du Risorgimento ont fait l’objet d’études récentes, insistant sur la « crise d’identité politique » du patriciat toscan qui, privé de son leadership ancestral par la politique de centralisation administrative du Grand-duc, se tourna alors vers la solution libérale et italienne7. Quant aux États pontificaux, les travaux sur la Restauration, à l’instar de ce que Philippe Boutry a montré8, tendent à dresser un tableau plus complexe de ces États présentés longtemps comme immobiles voire, arriérés : « La destinée de la ville, dans les trois décennies d’apparente et fragile immobilité qui séparent le retour de Pie VII de la fuite de Pie IX, se comprend entièrement dans une tension historique entre fidélité et rupture, réaction et renouveau, restaurations et révolutions »9. L’ensemble des travaux dits « révisionnistes », qu’ils s’intéressent à l’Italie méridionale ou aux régions septentrionales, mettent en évidence des scansions temporelles plus fines, un rapport à la modernisation problématique, et tendent à montrer que c’est moins la chape de plomb pesant sur ces États qui aurait entraîné une « explosion » révolutionnaire, que les déséquilibres sociaux découlant de tentatives de modernisation mal maîtrisées qui les ont amenés à des états de décomposition politique, ou de fragilité, convergeant selon des modalités très différentes vers l’unification et le rattachement au Royaume de Piémont-Sardaigne, puis d’Italie.

La « gloriosa casa Savoia »

3 Parallèlement, les études portant sur le Royaume de Piémont-Sardaigne, avant et après 1861, tendent d’une part à nuancer la notion largement répandue de « conquista regia », c’est-à-dire d’une conquête piémontaise de l’Italie, en restituant à Charles- Albert et à Victor-Emmanuel II une épaisseur politique ou diplomatique qui leur avait été longtemps niée, soit qu’elle ait été noyée dans une rhétorique pesamment philo- monarchique, soit qu’elle ait été contestée par une historiographie qui, sur les traces de Gramsci, condamnait la « confiscation » du pouvoir opérée par la dynastie turinoise au dépens des forces démocratiques. C’est ici à la dynastie de Savoie Carignan, qui deviendra la dynastie italienne, que nous nous intéresserons en priorité. D’abord à son rôle durant le Risorgimento, mais aussi, une fois arrivée sur le trône d’Italie, à la place qu’elle a eue dans la « construction » d’une identité nationale10.

4 Charles-Albert de Savoie Carignan fut longtemps un souverain peu aimé. Appelé à la Régence du Royaume par le réactionnaire Charles-Félix, son oncle, qui avait fui Turin lors des émeutes républicaines de 1821, il donna au Piémont une constitution libérale inspirée de la Constitution de Cadix de 1812, faisant montre d’une réelle volonté réformatrice. Exilé à Florence au retour de Charles-Félix qui supprima toutes les concessions faites par Charles-Albert, il sembla alors trahir ses premières amours politiques et ses compagnons libéraux; d’autant que, pour revenir dans les bonnes

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grâces du roi, il alla combattre en Espagne en 1823 et participa à la bataille du - Trocadéro où les troupes libérales furent écrasées par une coalition légitimiste. Pourtant, ce même Charles-Albert11, qui régna de 1831 à 1849, souverain peu aimé, est bien l’instigateur de l’entrée de l’Italie dans une modernité politique, celle qui unit Couronne, État et Nation12. Les historiens semblent enfin laisser de côté le « caractère » du roi, cette mélancolie un peu morbide doublée d’une bigoterie affirmée, pour s’intéresser à ce que Charles-Albert a donné à l’Italie. En 1846, Turin représente déjà pour nombre de patriotes italiens un modèle. Ainsi Luigi Carlo Farini, Romagnol exilé en 1843 par le gouvernement pontifical, alors proche des idées mazziniennes, écrit-il : « J’ai observé ici deux faits rares partout ailleurs, et peut-être uniques en Italie. D’abord, la concorde entre gouvernés et gouvernants. Ensuite, la fusion et l’entente entre les meilleurs de la caste aristocratique et les meilleurs du Tiers-État. Le roi favorise cette concorde et, sans aucun doute, aime et encourage le progrès modéré, mais il ne veut pas que des individus ou le peuple lui forcent la main »13. Préparé par des années de réformes profondes, Mars 1848 constitue cependant une véritable révolution, même à Turin. C’est le moment où, symboliquement, Charles-Albert fait sien le Tricolore, drapeau pourtant fortement marqué par ses origines républicaines, opérant ainsi une véritable captatio au profit de la dynastie qui continuera à placer, au cœur du drapeau vert-blanc-rouge, les armes de Savoie14. C’est bien l’union de la nation que symbolise cette improbable synthèse : les armes de Savoie et le Tricolore républicain. Plus encore que ce symbole, c’est un texte que Charles-Albert donne comme référence à la future Italie. Que le Statuto soit une concession faite aux libéraux et aux démocrates à un moment où le souverain comprend que la révolution née à Paris peut être fatale à son pouvoir, et que ce soit donc un acte de realpolitik, ne fait aucun doute. Mais encore faut-il se rappeler que l’entourage de la Cour fut loin d’être enthousiasmé par cette concession et que dans un Piémont encore clérical, aristocratique et réactionnaire, le geste du souverain constituait un pari. Le Statuto, texte qui allait rester le pivot du système politique italien jusqu’en 1922, fut conservé, en partie vidé de son sens, durant les années du fascisme et ne disparut qu’avec la République italienne en 194815. Souvent entaché du fait qu’il avait été concédé de manière pragmatique, le Statuto tend désormais à être étudié comme un texte constitutionnel complexe, pouvant laisser place à des interprétations assez contradictoires. Mais faut-il plutôt parler d’un texte complexe, donc imparfait ou plutôt d’un texte complexe, donc adaptable? C’est, de plus en plus, la seconde hypothèse qui prévaut.

5 Sur les 84 articles que compte le texte, 36 sont consacrés à la Couronne : c’est dire la centralité de la monarchie dans le système institutionnel piémontais qui sera ensuite étendu au Royaume. Mais ce n’est pas seulement une centralité, c’est aussi une efficacité des pouvoirs du roi qu’affirme le Statuto. On le sait, le texte avait été inspiré de la Charte française de 1814, sans les ajouts de 1830, et en rupture avec la constitution de Cadix de 1812, considérée désormais comme trop libérale, car monocamérale. Sur ce point, Charles-Albert et ses conseillers avaient fait machine arrière par rapport à 1821. La monarchie conservait donc des pouvoirs réellement importants. Le roi avait l’initiative des lois et un véritable droit de veto, le droit de dissoudre la Chambre (mais il devait la reconvoquer dans les 4 mois), et possédait le droit de prolonger sine die les sessions parlementaires. En cas de dissolution de la Chambre, l’activité parlementaire était exercée par le roi et ses ministres (nommés par lui). Ainsi, de 1852 à 1860, il y eut seulement 2 ans et 8 mois de travaux parlementaires, le reste du temps la Chambre

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étant dissoute. Il convient aussi de noter le rôle du Sénat, dont les membres étaient nommés à vie par le roi, et qui avait la prééminence sur la Chambre. Même si le Sénat fut loin d’être une assemblée « monolithique », il joua en fait le rôle d’amortisseur des dissensions entre la Chambre et le roi, et représentait une porte de sortie constitutionnellement acceptable pour le souverain en cas de conflit. Ce Sénat fortement empreint de loyauté monarchique constituait un élément fort du pouvoir royal. En 1853, Victor-Emmanuel II, fils de Charles-Albert, régnant depuis 1849, s’opposa à la nomination comme sénateurs de personnes qui s’étaient opposées à son père : « Mon cher Cavour, écrivit -Victor-Emmanuel II, après avoir nouvellement réfléchi à l’affaire Sénateurs, je ne vois pas nécessaire de les nommer [sic]. De plus je vous dirai que quant aux premiers leurs noms me déplaît [sic], que leurs souvenirs du passé me choquent, aussi en égard à la mémoire de mon père, que je respecte, et à qui ils ont manqué [sic] »16.

6 Les pouvoirs du roi en matière d’exécutif sont encore plus forts que dans la sphère législative. L’article 5 est sans fioriture : « Le Roi détient seul le pouvoir exécutif. Il est le Chef suprême de l’État, il commande à toutes les forces de terre et de mer; il déclare la guerre; il signe les traités de paix, d’alliance, de commerce et autres; il informe la Chambre si l’intérêt et la sûreté de l’État sont en jeu, et il communique les informations nécessaires. Les traités qui comportent des dépenses publiques ou impliquent des variations du territoire de l’État ne seront effectifs qu’après avoir reçu l’assentiment des Chambres. » Mais, comme l’a remarqué Filippo Mazzonis, ce pouvoir est encore renforcé par le fait qu’à aucun moment on ne parle du gouvernement comme un élément d’application de l’exécutif. Les ministres sont bien mentionnés, mais sans aucune autonomie institutionnelle. Enfin, le roi est également central dans le pouvoir judiciaire. Il joue un rôle majeur par la coutume des grâces royales – très nombreuses, compensant en partie la sévérité des jugements prononcés. Le Statuto consacre donc une prééminence forte de la fonction royale, et assure à la Couronne une grande autonomie. Ce faisant, il cherche à éviter le lent remplacement de la Couronne par la souveraineté nationale puis éventuellement la République.

7 Au-delà même de l’usage qui en fut fait par les souverains (dans sa version autoritaire ou dans sa version libérale), le Statuto constitua en 1848 un atout de poids pour le Piémont. En effet, alors même que tous les États italiens avaient retiré les constitutions octroyées durant les événements révolutionnaires, le Royaume de Piémont-Sardaigne la conserva. Malgré les probables réticences de Victor-Emmanuel II – devenu roi dans des circonstances dramatiques après l’abdication de Charles-Albert et la défaite de Novare – et quelles qu’aient été au fond ses motivations, il conserva le Statuto17. Ainsi, tant du point de vue politique que symbolique, le mal-aimé Charles-Albert a donné à la future Italie, avant d’abdiquer, un drapeau, un texte constitutionnel et une pratique politique respectant les décisions de la Chambre – comme en témoigne l’entrée en guerre face à l’Autriche en 1849, voulue par les députés bien plus que par le roi, conscient de la faiblesse du Piémont. C’est donc bien le triptyque Statuto / nation / Couronne18 que ce roi légua à son fils, Victor-Emmanuel II, le futur père de la patrie, décision qui, alors, pouvait apparaître d’autant plus hasardeuse qu’entre les défaites militaires face à l’Autriche et les expériences républicaines à Venise et à Rome, le sort d’une monarchie constitutionnelle était loin d’être assuré.

8 Ainsi, ce texte qui inscrivait la prééminence de la fonction monarchique, tout en conférant au souverain une « inviolabilité » et des pouvoirs étendus, fut rapidement

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utilisé par Victor-Emmanuel. Dès le début de son règne, la dissolution des Chambres, puis la Proclamation de Moncalieri, le 20 novembre 1849, qui vit le souverain s’adresser directement aux électeurs, court-circuitant les instances représentatives, constituèrent une première version « autoritaire » de la conduite constitutionnelle du pays dont on pourrait donner de très nombreux exemples19. Concession faite aux libéraux, le maintien du Statuto, devint rapidement pour le souverain une sorte de carte de visite qui lui permit de présenter la dynastie piémontaise comme la seule garante d’une indépendance italienne qui se ferait sous l’égide d’un régime constitutionnel, ce qui n’était le cas d’aucune des autres dynasties régnantes. En outre, politiquement, cette solution rassemblait sur une base commune les libéraux – puisqu’il y avait un texte constitutionnel que la pratique pouvait faire évoluer dans un sens moins monarchique – et les conservateurs, rassurés par la puissance royale.

9 On le sait, la teneur du Statuto, sa « flexibilité » entre pouvoir monarchique et pouvoir parlementaire, fut aussi largement tributaire des rapports de force politiques et il fallut attendre la crise financière de 1869 pour que l’action conjuguée de Quintino Sella et de Giovanni Lanza finisse par émousser nombre des prérogatives royales. Ce qui n’empêcha pas le roi de continuer d’agir pour son propre compte en matière de politique étrangère, déployant sa dangereuse et assez déstabilisatrice « diplomatie parallèle ». Et en matière de politique intérieure ce fut le souverain qui décida, en 1876, d’appeler au pouvoir la Sinistra et Agostino Depretis20. Ainsi, le rôle joué par la dynastie durant les premières années du Risorgimento, rôle souvent amplifié par la rhétorique assez boursouflée des historiens dévoués à la Maison de Savoie21 aura permis d’ancrer cette dynastie dans les origines de l’Italie unitaire.

Une fonction de médiation

10 Durant les années qui virent la « formation » du Royaume d’Italie, le roi parvint, par une action diplomatique orchestrée de main de maître par Cavour22 et par une propagande politique transformant les défaites en « défaites glorieuses »23, à consolider la solution monarchique en la proposant comme solution de médiation politique pour les forces attachées à l’indépendance et à la liberté du pays, en marginalisant les extrêmes, catholiques ou républicains. En premier lieu par l’usage des plébiscites qui se déroulèrent entre 1859 et 1870 dans toutes les provinces rattachées au Royaume : un moyen efficace pour rendre visible un attachement populaire à la monarchie tout en évitant de poser la question du régime politique. En effet, en demandant aux habitants des Marches, de l’Ombrie, puis du Royaume de Naples s’ils acceptaient Victor- Emmanuel II comme roi d’Italie, l’option institutionnelle (monarchie ou république) n’était pas questionnée24. Et pourtant, comme l’a montré Gian Luca Fruci, malgré cette limite évidente posée à la « sanction populaire » de la monarchie, pour beaucoup d’Italiens, les plébiscites ont été le moyen d’une participation politique sans citoyenneté, d’apprentissage du vote, pour des hommes qui ne votèrent pas avant 1912.

11 Le « souvenir » du plébiscite comme sanction du lien entre la Couronne et la Nation, illustré par les pourcentages très élevés de votants en faveur de la monarchie, fut très rapidement entretenu dans nombre de municipalités par la pose solennelle de « plaques » (lapide) rappelant la date et les résultats de la consultation. Il n’est pas rare non plus de trouver sur la façade des mairies, ou dans leurs atriums, aux côtés de ces inscriptions, d’autres plaques rappelant cette fois le passage, plus ou moins bref, d’un

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autre personnage important de l’Italie du XIXe siècle : Giuseppe Garibaldi. Ce n’est pas le lieu d’en rappeler la biographie, par ailleurs excellemment faite25, mais seulement d’insister sur le fait que ce ne fut pas le moindre succès du roi de se rallier tant Garibaldi (qui avait déjà combattu aux côté de l’armée piémontaise en 1848-1849) que des républicains de la trempe de Francesco Crispi qui, malgré le peu d’estime qu’il avait pour les personnes de la Maison royale, croyait néanmoins en une monarchie « nationalisante »26, ou plutôt dans une institution dont les capacités « nationalisatrices » étaient bien supérieures à celles des républicains. Aux côtés de Francesco Crispi, de , on trouve nombre de garibaldiens qui mirent leur entreprise au service du roi, uni au Condottiere, Garibaldi27. C’est là, sur le terrain, une union entre démocrates et modérés que les plébiscites avaient également sanctionnée et que la symbolique du Risorgimento, unissant Victor-Emmanuel II, Cavour et Garibaldi dans d’innombrables gravures, finira de célébrer.

12 Enfin, Victor-Emmanuel II donna sans aucun doute à l’Italie une figure symbolique – tout particulièrement après sa mort, le 9 janvier 1878 – qui allait cristalliser l’épopée du Risorgimento autour du Re Galantuomo ou du Père de la Patrie. Le nombre de monuments élevés à sa mémoire, d’opuscules consacrés à ses faits et gestes, de plaques et bustes inaugurés en son honneur témoignent d’un « culte » politique et national que seul Garibaldi parvient alors à égaler. C’est bien de sa mort que date ce qu’on a pu appeler « l’invention de la tradition » monarchique italienne, une mort qui rassembla une grande partie des Italiens – y compris les catholiques qui n’ont pas suivi les instructions de la Secrétairerie d’État les enjoignant à ne pas participer au deuil. En effet, aux yeux du Vatican, Victor-Emmanuel II restait celui qui avait permis que Rome devienne italienne le 20 septembre 187028, reléguant Pie IX dans les palais apostoliques.

« À défaut de mieux, nous choisîmes les Savoie » (Francesco Crispi)

13 Restent pourtant encore quelques péchés capitaux longtemps reprochés à Victor- Emmanuel II et à la dynastie et qui pesèrent lourdement sur l’historiographie du Risorgimento. Le premier point reproché à la dynastie sarde fut de ne pas être italienne. De fait, cette dynastie « montagnarde », historiquement tournée vers le nord du pays, ou occupée à nouer des alliances internationales, ne s’était que rarement intéressée à la péninsule, sauf à considérer sporadiquement la possibilité de s’agrandir, comme en 1815 lorsque la République de Gênes lui fut annexée. La possibilité d’intégrer le Mezzogiorno fut envisagée avec une certaine répugnance, liée à l’image très négative du Royaume des Bourbons et à un véritable sentiment d’étrangeté face à un État en tous points très différent, culturellement, économiquement, socialement. Inversement, le Mezzogiorno voyait avec répugnance la présence piémontaise comme en témoigne cet extrait des lettres de Giuseppe La Farina, pourtant méridional, en novembre 1860 : « Mais ce qui m’effraie le plus ici, c’est la distance qui existe entre ces provinces et celles de l’Italie du Nord et du Centre, au plan de la vie morale et politique. À part le mot Piémont, il n’y a pas un seul nom piémontais qui soit connu ici ; personne ne parle du Piémont, personne ne s’y intéresse ; son histoire est ignorée ; on n’a aucune information sur ses lois ou son contexte politique ; en définitive l’annexion morale n’existe pas. Je crois que le gouvernement du Roi devrait faire tous les efforts et tous les sacrifices pour renforcer les communications entre les provinces, développer ici les organes d’information nécessaires, s’assurer de la diffusion de

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milliers de copies de tous nos journaux plus ou moins philo-gouvernementaux. Les Bourbons ont entouré Naples d’une muraille de Chine, et les Napolitains sont tellement habitués à considérer que leur grande ville est un monde en soi que, pour les faire entrer dans la vie commune de la nation, il faut non seulement les y inviter, mais les y contraindre »29.

14 L’entrevue de Plombières entre Cavour et Napoléon III en 1858 traduit bien cette frilosité du Piémont face à un projet italien « global ». En effet, pour Victor-Emmanuel II, le projet de Plombières représentait l’expansion « naturelle » du Royaume. Aidés par Napoléon III, les Savoie récupéraient la Lombardie et l’Emilie-Romagne, un souverain qui restait à choisir régnerait sur l’Italie centrale, Toscane comprise, le Pape conservait le Patrimoine de Saint-Pierre et aurait eu la présidence d’une future Confédération italienne. Quant aux Bourbons de Naples, s’ils s’opposaient au Piémont, il était prévu de les remplacer par un descendant de Joachim Murat. En échange, le Piémont perdait Nice et la Savoie, cédés à la France en échange de son appui, et l’« ordre autrichien » était remplacé par un « ordre français », plus souple et plus sympathisant du projet italien. C’était là, sans aucun doute, en 1858, l’Italie rêvée par le souverain sarde, correspondant à une expansion territoriale logique, et laissant au Sud et au Centre une forme d’autonomie.

15 La conversion à l’idée d’un État vraiment unitaire se fit plus tardivement, après la seconde guerre d’indépendance menée contre l’Autriche, en 1859, les victoires franco- piémontaises en Lombardie, le traité de Villafranca le 12 juillet 1859 et, sous la pression des insurrections des États d’Italie centrale, suivies des demandes d’annexion au Royaume sarde. La Lombardie passa au Piémont et en quelques mois, les duchés de Parme et de Mantoue, l’Emilie, la Romagne et la Toscane suivirent. « L’année 1859 marque le moment où le sentiment national et la force centripète de la monarchie de Savoie ont coïncidé, dans un accord presque parfait d’efforts et d’idéaux », écrit Antonio Monti30.

16 Pour comprendre comment les modérés et le roi se convertirent à l’idée unitaire il faut d’abord tenir compte des raisons géo-stratégiques : le Piémont, entouré d’États hostiles, tels que l’Autriche ou les États pontificaux, préférait en priorité sécuriser ses frontières. Pour des raisons politiques aussi; avec la reprise de l’agitation démocratique – ou républicaine – en particulier en Émilie-Romagne, il fallait que la monarchie « reprenne la main » au risque de voir une partie des anciens États ou des provinces basculer dans un système qui lui soit hostile. Ce « rattrapage » obligé fut très clair après l’expédition des Mille de 1860, menée par Garibaldi en Sicile. Les risques de voir le Sud du pays, sous le commandement des garibaldiens, devenir républicain incita le gouvernement piémontais à contrôler en sous-main l’expédition, puis à « accepter » le Mezzogiorno des mains de Garibaldi, le 26 octobre 1860, à Teano, Victor-Emmanuel II n’avait pas vraiment changé d’avis sur ce sud qu’il n’aimait pas, mais ne pouvait pas faire autrement que l’annexer en grande pompe. C’est cette même surenchère avec les républicains qui contraignit en définitive le roi à occuper Rome, le 20 septembre 1870, malgré ses réticences.

17 Ainsi, le 17 mars 1861, Victor-Emmanuel II devint roi d’un royaume d’Italie bien éloigné de ce qu’avait pu être son projet quelques années plus tôt, à l’issue d’une « conquête royale » souvent reprochée au souverain31. Les défenseurs de cette idée insistent sur le fait que le souverain n’a pas changé son nom en Victor-Emmanuel Ier, ce qui aurait montré sa volonté de rompre avec la dynastie piémontaise pour devenir la première dynastie italienne. Cette critique n’est pas nouvelle, et elle remonte à l’époque du

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Risorgimento, à commencer par Mazzini. Les causes de l’accusation de « conquête royale » sont connues : la frustration des démocrates devant l’absence d’une véritable révolution populaire, l’escamotage de la question du régime par les plébiscites, le rôle de premier plan de la dynastie aux côtés de Napoléon III. En tout cas la conquête dépassait largement les zones d’influence que le souverain envisageait au départ de cette aventure.

18 Royale, la conquête le fut, dans la mesure où un des axes forts de la politique du souverain s’attacha à préserver la dynastie et le système de la monarchie constitutionnelle, et donc à faire triompher la solution libérale face à la solution démocratique. Il est néanmoins paradoxal que les Savoie, si jaloux du principe dynastique, aient fini par détrôner des souverains légitimes pour « faire » l’Italie. Pour le justifier, ils invoquèrent le caractère constitutionnel de leur monarchie face à des régimes encore empreints d’absolutisme. Par ailleurs, il est intéressant de constater que c’est précisément lorsque l’expansion territoriale touche le sud, avec l’expédition de Garibaldi en 1860, région que la monarchie piémontaise ne cherchait pas à intégrer, que la solution libérale s’impose politiquement face aux républicains ou aux démocrates. En effet, après 1860, les entreprises de Garibaldi se soldèrent par des échecs et la prise de Rome, en 1870, marqua la dislocation de l’ancien Parti d’Action risorgimental.

19 Cette manière qu’eut la dynastie d’arriver au pouvoir, puis de le « tenir » entraîna, dès le XIXe siècle une série de critiques qui constituèrent le socle de la vision « antimonarchique » du Risorgimento. C’est Alfredo Oriani qui en 1892 utilisa le terme de « conquista regia »32 pour la première fois, établissant l’idée que non seulement la dynastie n’avait aucune légitimité, mais qu’elle contribuait à fragiliser l’édifice étatique et national. Ensuite, l’historiographie du XXe siècle imputa à cette « conquête royale » les problèmes du Sud, le divorce entre pays légal et pays réel et, par conséquent, l’idée d’une identité nationale faible33. On retrouve là, autour du rôle joué par la monarchie dans les années du Risorgimento, une série de thèmes déclinés à l’envi par les historiens italiens.

20 Depuis les années 1980, un certain nombre d’historiens ont revisité le rôle de la monarchie durant le Risorgimento ou l’Italie libérale, en essayant de sortir de la dichotomie entre hypercriticisme et hagiographie. Filippo Mazzonis résumait ainsi sa démarche partagée par quelques historiens34 : « Je voudrais plutôt attirer l’attention sur le rôle de l’institution monarchique […] dans l’histoire politique de l’Italie unie et sur sa contribution (si elle l’a donnée, dans quelle mesure et dans quels termes) à la formation d’une conscience nationale collective : deux éléments, comme on le verra, étroitement liés […]. C’est une tâche bien difficile, d’autant que le débat historiographique, même après la fin de la monarchie, a longtemps privilégié d’autres facteurs, soit politiques-institutionnels (le Parlement, le gouvernement, les partis, les forces armées, l’école, la magistrature, la police, etc.), soit économiques, sociaux et culturels (le développement économique, ses conséquences, et ses effets sur l’ensemble de la société (les changements de mentalité et de sensibilité). Sur tous ces points, on a attribué à la monarchie un rôle secondaire […] dans l’ensemble, épisodique et marginal. Bien au contraire, à la fin de ma recherche et de ma réflexion, j’ai acquis la conviction que la monarchie a toujours eu un rôle déterminant, si peu évident qu’il puisse apparaître (ou plutôt évident seulement dans certaines occasions) »35.

21 À bien y réfléchir, négliger le rôle de la monarchie a quelque chose d’étrange si l’on garde en tête que les monarchies constitutionnelles sont, au XIXe siècle, le modèle de

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référence des pays européens, et si l’on note également la légitimité des travaux sur les monarchies anglaises, belges, -espagnoles, ou sur l’Empire allemand. La poursuite des recherches autour de la monarchie doit aussi à un changement de paradigme historiographique. Étudiée comme institution, la monarchie l’est beaucoup moins pour son rôle politique, plus difficile à établir. En effet, la monarchie du Statuto n’était pas censée jouer un rôle politique à strictement parler : en théorie super partes, elle se devait d’être absente de la scène politique et parlementaire, à l’exception de ses interventions lors des discours de la Couronne, d’ailleurs écrits par le Président du Conseil. Elle pouvait néanmoins intervenir – ce qui était rendu possible par le Statuto, mais décrié par la pratique parlementaire – comme jusqu’en 1869 pour Victor- Emmanuel II, ou pour Humbert Ier, en 1898 après les tragédies de Milan, ou encore en politique étrangère. La problématique lancée à la fin du siècle par Sidney Sonnino du « Torniamo allo Statuto » reflète ces différences d’appréciation du rôle politique de la monarchie italienne.

22 Il a donc fallu qu’un nouveau type d’histoire politique se dessine, plus attentive aux symboles, aux rituels, aux monuments, plus attentive aussi à des formes de politisation qui ne soient pas forcément encloses dans des partis politiques modernes36 pour qu’une partie du métier de roi constitutionnel reprenne une certaine consistance et un sens. En effet, le souverain constitutionnel doit souvent se contenter d’une politique de représentation, mais, aux yeux de cette nouvelle histoire politique, son rôle n’est pas pour autant marginal, loin de là. L’évolution des travaux sur Garibaldi en serait aussi un bon exemple, avec le livre de Lucy Riall qui s’intéresse davantage à la « construction médiatique » de Garibaldi qu’à son rôle politique ou militaire37. Cette nouvelle histoire politique, plus attentive aux « cultures politiques »38, allait d’abord, en Italie, se porter vers la gauche et à l’instar des travaux de Maurice Agulhon sur la France, s’intéresser à la culture républicaine, démocratique, socialiste39… Parallèlement, des travaux prenaient pour objet des productions symboliques liées non à l’opposition, mais au pouvoir et donc à la monarchie. La monumentalité officielle et les politiques de mémoire40, les fêtes publiques comme les anniversaires des souverains, les funérailles des principaux acteurs du Risorgimento, les fêtes du Venti Settembre ou du Statuto41, les symboles de l’État42, la production de littérature de circonstance43 mettent alors en évidence non seulement une forte présence de la monarchie mais aussi (question plus débattue) une efficacité de la présence des souverains dans le processus – lent – de construction nationale. On peut ainsi relire De Amicis et son livre Cuore, les centaines d’éloges funèbres de Victor-Emmanuel II ou d’Humbert Ier (assassiné en 1900), les poésies envoyées à la Reine Marguerite, les monuments à Victor-Emmanuel II érigés dans les villes italiennes, les rues et avenues baptisées des noms des souverains, les rituels nationaux, non plus comme une sorte de folklore sans importance mais, comme nous l’a montré Hobsbawm, comme une véritable invention de la tradition, invention qui avait d’autant plus de succès qu’elle s’enracinait dans des siècles de relations sujet/ monarque propres à tous les anciens États italiens.

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23 Ainsi, pour redonner une « place » à la monarchie dans l’histoire italienne, il a simplement fallu regarder différemment des éléments certes connus de tous mais dont l’importance politique avait longtemps été fortement sous-évaluée. Or, c’est le grand avantage d’un livre récent44 que de considérer ensemble la monarchie et la république

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sur un siècle (1848-1948), non plus dans des relations d’opposition frontale, mais en essayant de comprendre les emprunts, les influences, les porosités qu’il y a pu avoir entre deux courants aussi différents. Et il semble désormais difficile de continuer à imputer les « problèmes » de l’identité nationale italienne aux seuls péchés originels d’un Risorgimento qui fut certes monarchique, mais aussi populaire, au sens d’un peuple de volontaires, d’artisans, de militaires, un peuple qui, derrière Giuseppe Garibaldi, Francesco Crispi ou Victor-Emmanuel II, plébiscita la dynastie de Savoie comme dynastie italienne.

24 Ces barrières politiques et historiographiques levées, il reste encore bien des thèmes à étudier. Pour la période libérale, dans la lignée de travaux récents45, des enquêtes complémentaires pourraient être menées sur ce qu’on a appelé le « parti de cour », c’est-à-dire un parti extraparlementaire lié à l’entourage du roi, souvent sous la direction du ministre de la Maison royale et qui a pu, parfois, interférer avec les prises de décision politiques46. Il serait possible – car les archives existent – de faire une histoire de la Maison du Roi de type social et économique, qui interrogerait aussi le poids de la « commande royale » dans la formation, autour des différentes cours italiennes (Naples, Florence, Caserte, etc.), d’une forme de consensus « économique »; ou de s’intéresser aux parcours sociaux des employés de la Maison, leur recrutement, leurs émoluments, etc., dans une démarche de sociologie des organisations ou d’histoire de l’administration47. Enfin, une dernière piste concerne la Cour elle-même et les clivages des élites italiennes – et de la noblesse tout particulièrement – au service du souverain. En effet, la noblesse italienne a été doublement divisée, entre noblesse noire et blanche, et sur une base régionale. Là encore, il existe déjà des travaux sur la noblesse italienne48, mais comprendre comment chaque cour en Italie provoque (ou non) une intégration nobiliaire au système politique et territorial serait intéressant. Les études sur la monarchie italienne ont atteint « l’âge de raison », ouvrant ainsi un champ d’enquête renouvelé susceptible d’éclairer différemment les années du Risorgimento, la construction de l’État et de la nation49.

NOTES

1. L’historiographie « sabaudista », c’est-à-dire émanant d’historiens piémontais proches de la Maison de Savoie, avait commencé dès le milieu du XIXe siècle à réécrire l’histoire de la dynastie dans une veine hagiographique, destinée à démontrer le caractère « italien » des Savoie (Sclopis, Manno…). Dans cette lignée : Francesco Cognasso, L’opera di Vittorio Emanuele nel Risorgimento, in Ettore Rota [dir.], Questioni di storia del Risorgimento e dell’Unità italiana, Milano, Marzorati, 1951, p. 955 et sq. ; Francesco Cognasso, Vittorio Emanuele II, Torino, UTET, 1942 ; Antonio Monti, Guerra regia e guerra di popolo nel Risorgimento, Como, Cavalleri, s.d. ; La giovinezza di Vittorio Emanuele II, 1820-1849, Milano, Mondadori, 1939 ; Vittorio Emanuele II (1820-1878), Milano, Garzanti, 1941 ; Walter Maturi, « Vittorio Emanuele II », Enciclopedia italiana, 1935, volume 56, p. 516 ; Umberto Marcelli, « Vittorio Emanuele II », in Nuove questioni di storia del Risorgimento e dell’Unità d’Italia, Milano, Marzorati, 1961, volume 1, p. 133 et sq.

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2. Alfredo Oriani, La lotta politica in Italia : origini della lotta attuale : 476-1887, prefazione di Giovanni Gentile, Bologna, Cappelli, 1939 [1892] ; Piero Gobetti, Risorgimento senza eroi : studi sul pensiero piemontese nel Risorgimento, Torino, Edizionidel Baretti, 1926 ; Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, Torino, Einaudi Editore, 1975, volume 4, p. 2479 ; Christopher Duggan, La forza del destino. Storia dell’Italia dal 1796 ad oggi, Roma-Bari, Laterza, 2008 ; Dennis Mack Smith, Vittorio Emanuele II, Bari, Laterza, 1972 ; Idem, I Savoia re d’Italia, Milano, Rizzoli, 1994 ; Salvatore Lupo, L’unificazione italiana – Mezzogiorno, rivoluzione, guerra civile, Roma, Donzelli, 2011 et plus virulent, Lorenzo del Boca, Maledetti Savoia, Casale Monferrato, Piemme, 2001. 3. Luigi Salvatorelli, Casa Savoia nella storia d’Italia, Roma, Quaderniliberi, 1944 [réédité in Miti e storia, Torino, Einaudi, 1964], p. 153-205. 4. Lucy Riall, Il Risorgimento. Storia e interpretazioni, Roma, Donzelli, 1997 ; Marco Meriggi, Gli stati italiani prima dell’Unità, Bologna, Il Mulino, 2002 ; Silvana Patriarca et Lucy Riall (eds), The Risorgimento Revisited. Nationalism and Culture in Nineteenth-Century Italy, London, Palgrave- Macmillan, 2012. 5. Marco Meriggi, Amministrazione e classi sociali nel Lombardo Veneto 1814-1848, Bologna, Il Mulino, 1983 et Idem, Il Regnolombardo-veneto, Torino, UTET, 1987 ; David Laven, Venice and Venetia Under the Habsburgs, 1815-1835, New York, Oxford University Press, 2002. 6. Cf. Paolo Pezzino, Il paradiso abitato dai diavoli : società, elites, istituzioni nel Mezzogiorno contemporaneo, Milano, F. Angeli, 1992 ; John Davies, Merchants, Monopolists and Contractors : A Study of Economic Activity and Society in Bourbon Naples, 1815-1860, New York, Arno Press, 1981 ; Lucy Riall, ‘Which road to the south ? Revisionists revisit the Mezzogiorno’, Journal of Modern Italian Studies, volume 5, 1, 2000, p. 89-100 ; Salvatore Lupo, L’unificazione italiana - Mezzogiorno, rivoluzione, guerra civile, Roma, Donzelli, 2011 ; E. Dal Lago, ‘Rethinking the Bourbon kingdom’, Modern Italy, volume 6, 1, 2001, p. 69-78. Cf. également AAVV, L’Italia tra rivoluzioni e riforme : 1831-1846, Roma, Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 1994 ; Angelantonio Spagnoletti, Storia del Regno delle Due Sicilie, Bologna, Il Mulino, 1997 ; Marta Petrusewicz, Come il Meridione divenne una Questione. Rappresentazioni del Sud prima e dopo il Quarantotto, Rubbettino, Soveria Manelli, 1998. Voir également l’article de Simon Sarlin dans ce numéro. 7. Thomas Kroll, La rivolta del patriziato : il liberalismo della nobiltà nella Toscana del Risorgimento, Firenze, Olschki, 2005. 8. Philippe Boutry, Souverain et pontife : recherches prosopographiques sur la Curie romaine à l’âge de la Restauration (1814-1846), Rome, École française de Rome, 2002 ; « La prelatura di Curia tra Rivoluzione e Restaurazione », in Philippe Boutry, Francesco Pitocco et Carlo Maria Travaglini [dir.], Roma negli anni di influenza e dominio francese, 1798-1814. Rotture, continuità, innovazioni tra fine Settecento e inizi Ottocento, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 2000, p. 173-189 ; Idem, « La Restaurazione (1814-1846) », in Giorgio Ciucci [dir.], Roma moderna, Roma-Bari, Laterza, 2002, p. 371-413. 9. Philippe Boutry, « La Restaurazione », loc. cit., p. 372. 10. On reprendra ici un certain nombre des conclusions de Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie (1861-1900), Paris, Éditions de l’EHESS, 2010. Voir également le précurseur Filippo Mazzonis [dir.], La monarchia nella storia dell’Italia unita. Problematiche ed esemplificazioni, Cheiron, 1996, n° 25-26 ; Idem, La monarchia e il Risorgimento, Bologna, Il Mulino, 2003 ; Marina Tesoro et Maurizio Ridolfi, Monarchia e Repubblica. Istituzioni, culture e rappresentazioni politiche in Italia (1848-1948), Milano, Mondadori, 2011, ainsi que pour les aspects institutionnels, Paolo Colombo, Il re d’Italia. Prerogative costituzionali e potere politico della Corona (1848-1922), Milano, Franco- Angeli, 1999. 11. Cf. Marzio Brignoli, Carlo Alberto ultimo re di Sardegna, 1798-1849, Milano, Franco Angeli, 2007. 12. Emilio Costa, Il Regno di Sardegna nel decennio 1848-1858, Firenze, Leo S. Olschki, 1971 ; Paola Notario, Il Piemonte sabaudo : Dal periodo napoleonico al Risorgimento, Torino, UTET, 1997 ; Narciso

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Nada, Dallo Stato assoluto allo Stato costituzionale : storia del Regno di Carlo Alberto dal 1831 al 1848, Torino, Istituto per la storia del Risorgimento italiano, Comitato di Torino, 1980. 13. Luigi Carlo Farini, Epistolario per cura di Luigi Rava, Bologna, Zanichelli, 1911-1935, volume 1, p. 456 (lettre du 1er juin 1846 à Angelo Bertini). 14. Giorgio Vecchio, « Il Tricolore », in Maurizio Ridolfi [dir.], Almanacco della Repubblica. Storia d’Italia attraverso le tradizioni, le istituzioni e le simbologie repubblicane, Milano, Mondadori, 2003. 15. Voir Giulia Guazzaloca [dir.], Sovrani a metà. Monarchia e legittimazione in Europa tra Otto e Novecento, Rubettino, Soveria Mannelli, 2009. Sur l’analyse du Statuto, Giuseppe Ma-ranini, Le origini dello Statuto albertino, Firenze, Vallecchi, 1926 ; Giorgio Falco [dir.], Lo Statuto albertino e la sua preparazione, Roma, Capriotti, 1945. Paolo Colombo, Con lealtà di Re e con affetto di padre. Torino, 4 marzo 1848 : la concessione dello Statuto albertino, Bologna, Il Mulino, 2003 ; Carlo Ghisalberti, Stato e costituzione nel Risorgimento, Milano, A. Giuffre, 1972 ; G. Rebuffa, Lo Statuto albertino, Bologna, Il Mulino, 2003 ainsi que Paolo Colombo, Il re d’Italia : prerogative costituzionali e potere politico della Corona (1848-1922), Milano, Franco Angeli, 1999. Pour le fascisme, cf. Paolo Colombo, La monarchia fascista (1922-1940), Bologna, Il Mulino, 2010. 16. Le Lettere di Vittorio Emanuele II raccolte da Francesco Cognasso, Torino, Deputazione di storia patria, volume 1, p. 395, 17 octobre 1853 (l’orthographe originale est respectée). 17. Cf., pour une version très négative de Victor-Emmanuel II à Novare, Howard Mc Gaw Smith, « The armistice of Novara. The legend of a Liberal King”, Journal of Modern History, juin 1935, p. 141-182, ainsi que les ouvrages de Denis Mack Smith. Pour un point de vue plus détaché, Luciano Mannori, « Il governo dell’opinione. Le interpretazioni dello Statuto alberti-no dal 1848 all’Unità », Memoria e Ricerca, 2010, n° 35, p. 83-104. 18. Cf. Marina Tesoro, Maurizio Ridolfi, Monarchia e Repubblica…, op. cit., p. 10. 19. Cf. Pierangelo Gentile, L’ombra del Re. Vittorio Emanuele II e le politiche di Corte, Torino, Carocci, 2011. 20. Pour une synthèse institutionnelle cf. Paolo Colombo, Il re d’Italia. Prerogative costituzionali e potere politico della Corona (1848-1922), Milano, Franco- Angeli, 1999 21. Sur ces historiens, cf. Walter Barberis [dir.], I Savoia. I secoli d’oro di una dinastia europea, Torino, Einaudi, 2007, p. 132-135 ; Umberto Levra, Fare gli Italiani. Memoria e celebrazione del Risorgimento, Torino, Istituto per la storia del Risorgimento, 1992. 22. Sur Cavour cf. Rosario Romeo, Cavour e il suo tempo, Roma-Bari, Laterza, 1969, 3 volumes, et plus récemment, Adriano Viarengo, Cavour, Roma, Salerno, 2010. 23. Giovanna Rosa, « Il racconto delle battaglie perdute », in Il mito del Risorgi-mento nell’Italia unita, Il Risorgimento, 1995, n° 1-2, p. 86-101. 24. Elisa Mongiano, Il voto della nazione. I plebisciti nella formazione del Regno d’Italia 1848-1860, Torino, Giappichelli, 2003, et Gian Luca Fruci, « Il sacramento dell’Unità nazionale. Linguaggi, iconografia e pratiche dei plebisciti risorgimentali », in Alberto Maria Banti, Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia, Annali 22, Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007, p. 567-605. 25. Lucy Riall, Garibaldi. L’invenzione di un eroe, Roma-Bari, Laterza, 2007. 26. Umberto Levra, Fare gli Italiani…, op. cit. ; Christopher Duggan, Creare la Nazione. Vita di Francesco Crispi, Ro-ma-Bari, Laterza, 2000. 27. Eva Cecchinato, Camicie rosse. I garibaldini dall’Unità alla grande guerra, Roma-Bari, Laterza, 2007. 28. Cf. Catherine Brice, Monarchie et identité nationale… op. cit. ; « La Religion civile dans l’Italie libérale : petits et grand rituels politiques », in Maurizio Ridolfi [dir.], Rituali civili. Storie nazionali e memorie pubbliche nell’Europa contemporanea, Roma, Gangemi, 2006 ; « Italia : un’allegoria debole ? Sistema iconografico e identità nazionale », Me-moria e Ricerca, 2007, n° 25, p. 134. 29. Giuseppe La Farina, Epistolario, volume 2, Milano, 1869, p. 444. 30. Antonio Monti, « Guerra regia e guerra del popolo nel Risorgimento », in E. Rota [dir.], Questioni di storia del Risorgimento e dell’Unità d’Italia, Milano, Marzorati, 1951, p. 205.

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31. Cf. « La « conquista regia », in Giovanni Belardelli, Luciano Cafagna, Ernesto Galli della Loggia, Giovanni Sabbatucci, Miti e storia dell’Italia unita, Bologna, Il Mulino, 1999, p. 21-31. 32. Alfredo Oriani, La lotta politica in Italia : origini della lotta attuale : 476-1887, Bologna, Cappelli, 1939 [1892]. 33. Cf. sur ce thème à partir du livre d’Ernesto Galli della Loggia, La morte della patria, Roma-Bari, Laterza, 1996 une très abondante et polémique littérature jusqu’à récemment Silvana Patriarca, Italian Vices. Nation and Character from the Risorgimento to the Republic, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 (traduction italienne : Italianità. La costruzione del carattere nazionale, Roma- Bari, Laterza, 2010). 34. Parmi ceux-ci, et sans prétention à l’exhaustivité, Umberto Levra, Paolo Colombo, Filippo Mazzonis, Catherine Brice, Marina Tesoro… 35. Filippo Mazzonis, La monarchia…, op. cit., p. 10. 36. La bibliographie serait ici interminable. Mais il est indispensable de rappeler les travaux fondateurs de Maurice Agulhon, de George Mossé, d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger, ainsi que les ouvrages dirigés par Pierre Nora pour voir au tournant des années 1980 posées les fondations d’une histoire politique différente. À titre de rappel, Maurice Agulhon, La République au village, Paris, Plon, 1970 ; Idem, « Imagerie civique et décor urbain dans la France du XIXe siècle », Ethnologie française, 1975, 5, 33-56 ; Idem, « La « statuomanie » et l’histoire », Ethnologie française, 1978, 8, 145-172 ; Idem, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979 ; Idem, Marianne au pouvoir : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989 ; Alain Corbin, Le temps, le désir et l’horreur : essais sur le dix- neuvième siècle, Paris, Flammarion, 1998 ; Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danièle Tartakowsky, Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994 ; Christophe Prochasson, « La politique comme culture sensible : Alain Corbin face à l’histoire politique », French Politics, Culture & Society, volume 22, 2, Summer 2004, p. 56-67 ; George L. Mosse, The Nationalization of the Masses : Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars through the Third Reich, New York, H. Fertig, 1975 ; Eric Hobsbawm, Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; Maria-Antonietta Visceglia et Catherine Brice [dir.], Cérémonial et politique pendant la période moderne, Rome, École française de Rome, 1997. En Italie, après des premières réticences, ce filon fut brillamment exploité par (sans exhaustivité, bien sûr) Maurizio Ridolfi, Massimo Baioni, Ilaria Porciani, Gian Luca Fruci, Alessio Petrizzo, Carlotta Sorba, Marina Tesoro… D’abord consacrées à la gauche italienne (républicains, socialistes…), les enquêtes se déplacèrent vers le mouvement libéral et le pouvoir monarchique. Un renversement complet de cette histoire politique est intervenu en 2000 avec les travaux d’A.M. Banti qui propose une histoire culturelle de l’identité italienne dont les formes d’organisation sont désormais absentes. 37. Lucy Riall, Garibaldi : l’invenzione di un eroe, Roma-Bari, Laterza, 2007. 38. Cf. Jean-François Sirinelli, Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, 1992 et Idem, « De la demeure à l’agora. Pour une histoire culturelle du politique », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 1998, 121-131 ; et pour une discussion de l’histoire culturelle du politique Catherine Brice, « L’histoire culturelle du politique : mise au point, enjeux et propositions », Memoria e ricerca, La storia culturale, 2012, à paraître. 39. Pietro Albonetti et Maurizio Ridolfi, Popolo e comune, 1848-1889, il paese reale verso le istituzioni, s. l., Nuova editoriale AIEP, 1989 ; Maurizio Ridolfi et FiorenzaTarozzi [dir.], Associazionismo e forme di socialità in Emilia-Romagna fra ‘800 e ‘900, Bologna, Museo del Risorgimento, 1988 ; Maurizio Ridolfi, Dalla setta al partito : il caso dei repubblicani cesenati dagli anni risorgimentali alla crisi di fine secolo ; prefazione di Giovanni Spadolini, Rimini, Maggioli, 1988 ; Circoli, associazioni e ritidelconsenso, Ravenna, Comune di Ravenna, 1996 ; L’apprendistato alla cittadinanza, donne e sociabilità popolare nell’Italia liberale, Catanzaro, Imes, 1995 ; Il circolovirtuoso : sociabilità democratica, associazionismo e rappresentanza politica nell’Ottocento, Firenze, Centro editoriale toscano, 1990.

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40. Parmi une production devenue importante ces quinze dernières années : Massimo Baioni, Risorgimento conteso : memorie e usi pubblici nell’Italia contemporanea, Reggio Emilia, Diabasis, 2009 ; La religione della patria : musei e istituti del culto risorgimentale, 1884-1918, Quinto di Treviso, Pagus, 1994 ; I musei del Risorgimento, santuari laici dell’Italia liberale, Firenze, Giunti, 1993 ; Catherine Brice, Monumentalité publique et politique a Rome : le Vittoriano, Rome, École française de Rome, 1998 ; Bruno Tobia, Una patria per gli Italiani : spazi, itinerari, monumenti nell’Italia unita, 1870-1900, Roma- Bari, Laterza, 1991. 41. Ilaria Porciani, La festa della nazione : rappresentazione dello Stato e spazi sociali nell’Italia unita, Bologna, Il Mulino, 1997 ; Maurizio Ridolfi [dir.], Almanacco della Repubblica : storia d’Italia attraverso le tradizioni, le istituzioni e le simbologie repubblicane, Milano, Mondadori, 2003 ; Idem [dir.], Rituali civili : storie nazionali e memorie pubbliche nell’Europa contemporanea, Rome, Gangemi, 2006 ; Massimo Baioni [dir.], I volti della città : politica, simboli, rituali ad Arezzo in età contemporanea, Arezzo, Le Balze, 2002 ; Catherine Brice et Massimo Baioni [dir.], Celebrare la nazione : anniversari e commemorazioni nella società contemporanea, Memoria e Ricerca, n° 34, mai-août 2010 ; Massimo Baioni, Rituali in provincia : commemorazioni e feste civili a Ravenna (1861-1975), Ravenna, Longo, 2010 ; Maurizio Ridolfi, Le feste nazionali, Bologna, Il Mulino, 2003. 42. Catherine Brice, « Italia : un’allegoria debole ? », loc. cit. ; Ilaria Porciani, « Stato e nazione : l’immagine debole dell’Italia », in Simonetta Soldani, Gabriele Turi, Fare gli Italiani, Scuola e cultura nell’Italia contemporanea, Bologna, Il Mulino, 1993, p. 385-428. 43. Fabrizio Dolci [dir.], Effemeridi patriottiche : editoria d’occasione e mito del Risorgimento nell’Italia unita (1860-1900), Roma, Istituto poligrafico e Zeccadello Stato, 1994 ; Umberto Levra, Fare gli Italiani…, op. cit. ; Idem, Solidarieta, volontariato, partecipazione popolare negli opuscoli minori della Biblioteca nazionale centrale di Firenze, 1870-1914, Firenze, Biblioteca nazionale centrale, 1983. 44. Marina Tesoro, Maurizio Ridolfi, Monarchia e Repubblica…, op. cit. 45. Carlo M. Fiorentino, La Corte dei Savoia (1848-1900), Bologna, Il Mulino, 2008. Cf. également Pierangelo Gentile, L’ombra del Re. Vittorio Emanuele II e le politiche di corte, Torino, Carocci, 2011. 46. Raoul Antonelli, Il Ministero della Real Casa dal 1848 al 1946, Roma, Bulzoni, 1990. 47. La thèse de Xavier Mauduit, Le Ministère du faste. La Maison du Président de la République et la Maison de l’Empereur (1848-1870), Thèse d’histoire sous la direction de Christophe Charle, Université Paris I, 2012, peut constituer un modèle de ce type d’approche. 48. Cf. Catherine Brice, La monarchie et la construction de l’identité nationale en Italie (1861-1911), Thèse d’État en histoire sous la direction de P. Milza, IEP de Paris, 2004, 1650 f°, p. 130-169 ; Anthony L. Cardoza, Aristocrats in Bourgeois Italy : the Piedmontese Nobility, 1861-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 ; Gian Carlo Jocteau, Nobili e nobiltà nell’Italia unita, Roma-Bari, Laterza, 1997 ; Alberto M. Banti, « Note sulla nobiltà dell’Italia dell’Ottocento », Meridiana, 19, 1994, p. 7-27 ; Gian Carlo Jocteau, « Un censimento della nobiltà italiana », Meridiana, 19, 1994, p. 113-154 ; Giorgio Rumi, « La politica nobiliare del Regno d’Italia », in Les noblesses européennes au XIXe siècle, Rome, École française de Rome, 1988, p. 577-593 ; Raffaelle Romanelli, « La nobiltà nella costituzione dell’Italia contemporanea », Annali ISAP, Storia, Amministrazione, Società, 3, 1995, p. 262 ; Anthony L. Cardoza, « The enduring power of aristocracy. Enoblement in Liberal Italy (1861-1914) », in Les noblesses européennes…, op. cit., p. 600 et sq. 49. Question lancinante et résumée de manière canonique par la citation de la phrase attribuée à d’Azeglio « L’Italie est faite, il faut faire les Italiens ».

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RÉSUMÉS

Dans cet article, l’auteur présente les travaux les plus récents portant sur la monarchie de Piémont-Sardaigne qui devint la dynastie italienne après 1861. L’étude de la Maison de Savoie et de ses représentants (Charles-Albert, Victor-Emmanuel II puis Humbert Ier après 1878) fut longtemps marquée soit par une approche quasiment hagiographique, soit, au contraire par une dénonciation systématique. Pour essayer de sortir de ce débat, l’auteur reprend un certain nombre de pistes qui ont été largement débattues (la nature du Statuto, la « conquête » de l’Italie par les Piémontais, le caractère non-italien de la dynastie sarde, etc.) pour essayer de faire le point. Elle montre aussi que l’évolution de l’histoire politique a permis d’ouvrir de nouveaux chantiers (autour de la sociabilité politique, des rituels du pouvoir, de la mise en scène de la monarchie) permettant d’éclairer d’un jour nouveau les relations entre monarchie et nation de la fin de la Restauration jusqu’à la prise de Rome, en 1870. Elle montre ainsi la centralité de l’institution monarchique dans l’histoire italienne du XIXe siècle.

In this article, the Author presents the most recent research on the Piedmontese monarchy, that became, after 1861 the Italian dynasty. The study of the and of its major representatives (Charles Albert, Victor Emmanuel IId and Humbert Ist after 1878) has long been divided between an almost hagiographical approach and a fiercely critical one. In order to overcome this debate, the Author makes her point on many aspects of the historiographical debate – the nature of the Constitution (the Statuto), the so alled “conquest” of Italy by the Piedmontese, the non-italianity of the sardinian dynasty. But she also shows that the evolution of political history has allowed to investigate new fields such as political sociability, the rituals of power, the ceremonies staging the monarchy; such a change of point of view gives a new light on the links between monarchy and nation from the 1830’s until the final assault on Rome, in september 1870. She therefore claims the centrality of the monarchical institution in 19th century Italian History.

In diesem Artikel stellt die Autorin die neuesten Arbeiten über die Monarchie von Piemont- Sardinien vor, die nach 1861 die italienische Dynastie wurde. Das Studium des Hauses Savoyen und seiner Vertreter (Karl Albert, Viktor Emanuel II. und Umberto I. nach 1878) war lange Zeit entweder durch einen fast hagiographischen Ansatz markiert oder umgekehrt, durch eine systematische Denunzierung. Um aus dieser Debatte herauszufinden, entwickelt die Autorin einen eigenen Standpunkt zu einer Reihe von häufig diskutierten Themen (die Art der Statuto, die „Eroberung“ Italiens durch die Piemonteser, den Charakter der nicht-italienischen sardischen Dynastie usw.). Sie zeigt auch, dass die Entwicklung der politischen Geschichte neue Themenfelder eröffnet hat (etwa politische Geselligkeit und Rituale der Macht, die Inszenierung der Monarchie). Dieser Wechsel der Blickrichtung wirft ein neues Licht auf das Verhältnis von Monarchie und Nation nach dem Ende der Restauration bis zum Sturz von Rom im Jahre 1870. Die Autorin zeigt somit die zentrale Stellung der Monarchie in der Geschichte Italiens des neunzehnten Jahrhunderts.

AUTEUR

CATHERINE BRICE Professeure à l’Université Paris-Est Créteil, membre du Centre de recherche en histoire européenne comparée (CRHEC), et responsable de l’ANR Fraternité (08-BLAN-0156)

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L’effondrement de l’Italie pré- unitaire : l’exemple du royaume des Deux-Siciles The Collapse of pre-unitarian Italy: the case of the Kingdom of the Two-Sicilies Der Zusammenbruch Italiens vor der Einheit: das Beispiel des Königreichs beider Sizilien

Simon Sarlin

1 La proclamation du royaume d’Italie, en mars 1861, couronnait un processus qui avait en moins de deux ans impliqué un changement de souveraineté pour vingt-deux millions d’habitants (quatre millions de sujets de Victor-Emmanuel de Savoie et dix- huit originaires des territoires annexés au Piémont). Un tel bouleversement ne pouvait qu’inspirer à ses contemporains le sentiment d’assister à une accélération vertigineuse du rythme de la vie politique, comme si la croissance et la mort des États étaient soumises aux mêmes raccourcis que les progrès techniques avaient apportés à la circulation des personnes et des nouvelles : « Les événements marchent de nos jours beaucoup plus vite que la plume et il semble véritablement que la vapeur et l’électricité soient aussi appliquées à la politique. S’emparer d’un royaume, renverser une dynastie par les armes, c’est maintenant l’affaire de quelques semaines. On sourit au souvenir de la guerre de Trente Ans et de celle de la Succession d’Espagne. Nous avons changé et simplifié tout cela »1.

2 Dans cet enchaînement d’événements politiques et militaires, qui tenait pour lord Palmerston du « miraculeux » et que Gladstone rangeait « parmi les plus grandes merveilles de [son] temps », l’effondrement du royaume des Deux-Siciles constituait une étape aussi fondamentale qu’énigmatique. « Étrange spectacle », rapportait depuis Naples en juillet 1860 le Lombard Emilio Visconti Venosta, que celui « d’un gouvernement qui, avec une armée compacte, avec les organes de l’administration qui fonctionnent, avec l’ordre matériel autour de lui, se décompose malgré tout et disparaît »2. Reposer la question des causes de l’effondrement se justifie peut-être pour

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le Sud plus qu’ailleurs dans la mesure où celle-ci a régulièrement été intégrée aux débats sur les origines de la « question méridionale ».

3 L’effondrement des régimes ou des États constitue généralement une zone d’ombre ou de fort contraste. Il en va d’abord de la mémoire des événements et des conflits qui leur ont donné naissance : tandis que les vaincus tendent à jeter le voile sur l’épisode humiliant de leur défaite, les vainqueurs et leurs héritiers ne voient souvent dans le moment de l’effondrement qu’une glorieuse parenthèse. Les premiers se réfugient bien souvent dans l’apologie du régime déchu, et rejettent la responsabilité de l’effondrement sur les trahisons et les trames obscures d’ennemis extérieurs ou intérieurs ; les seconds mettent l’accent sur le changement révolutionnaire et ses agents, enfermant leurs adversaires dans l’oubli ou dans les légendes noires qui frappent les régimes déchus. La mémoire historique et historiographique de la chute des Deux-Siciles n’échappe pas à ce tableau.

4 Une autre raison de ce désintérêt réside dans le fait que, pendant plusieurs décennies, historiens, sociologues et politistes se sont surtout intéressés au processus multiséculaire d’émergence et de consolidation des diverses formes d’États et en particulier de son modèle de référence, l’État-Nation, caractérisé précisément par sa stabilité territoriale et institutionnelle. Ce n’est que récemment, sous l’effet des bouleversements géopolitiques de l’après-Guerre froide et de son cortège de pays éclatés ou disparus de la carte, que l’attention s’est déplacée vers les phénomènes de discontinuité, de transition et de défaillance des États. Parallèlement, les nouvelles approches historiographiques de l’Italie pré-unitaire ont jeté un jour nouveau sur sa disparition : rompant avec l’image d’États condamnés par leur tentative passéiste de rétablir l’Ancien Régime et leur refus réactionnaire de toute forme de modernisation, leur modèle a mis en avant l’échec d’une politique d’« amalgame » entre l’absolutisme éclairé du siècle précédent et les réformes politiques et administratives de l’époque napoléonienne.

5 L’effondrement d’un État se produit rarement comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage : sa survenue a toutes les chances au contraire d’être précédée par une phase de détérioration de la légitimité, d’érosion des soutiens et de montée de la conflictualité. Porter le regard sur le moment de l’effondrement permet assurément de mettre à nu, dans l’État qui s’écroule, les failles à l’origine de sa vulnérabilité. Mais on ne saurait accepter une relation mécanique de causalité entre les multiples facteurs susceptibles de rendre un État vulnérable et son écroulement, dont l’expérience montre qu’il est loin de représenter l’issue la plus fréquente aux situations de défaillance et de délégitimation. Pour conjurer le risque d’une lecture téléologique, d’autres approches des crises politiques peuvent être mobilisées, plus attentives à la fluidité des conjonctures critiques et aux logiques sectorielles à l’œuvre dans les processus de mobilisation.

Un État vulnérable

6 Depuis le début des années 1990, dans un contexte de forte instabilité géopolitique, la science politique s’est efforcée de décrire les dynamiques qui favorisent la faillite d’un système politique et de déterminer les indicateurs (politiques, sociaux et économiques) susceptibles de le rendre vulnérable face à la menace d’une crise ou d’un effondrement3. Le concept d’État défaillant (Failed State) repose ainsi sur une définition

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en creux de l’État et de ses missions, la défaillance résidant dans l’incapacité croissante du système politique à remplir tout ou partie de ces dernières et donc à bâtir sa légitimité. Cette situation est généralement associée au blocage des mécanismes de gouvernement, à la corruption diffuse, à la montée d’élites dissidentes voire de formations révolutionnaires armées, et à des relations de conflictualité avec la communauté internationale. À l’aune de ces critères, le régime des Bourbons de Naples présentait indiscutablement de nombreux éléments de vulnérabilité.

7 Depuis une trentaine d’années, les nouvelles approches historiographiques de l’Italie pré-unitaire se sont justement concentrées sur le thème de la construction de l’État et de ses rapports avec une société en rapide évolution. Loin de réduire les régimes de la Restauration à une tentative passéiste de rétablir l’Ancien Régime et au refus réactionnaire de toute forme de modernisation, leur modèle a mis en avant les continuités avec l’héritage napoléonien ainsi que les efforts accomplis par les dirigeants italiens eux-mêmes pour accomplir l’« amalgame » entre l’absolutisme éclairé du siècle précédent et les réformes politiques et administratives de l’époque française. Classiquement décrit comme « monarchie administrative », ce système reposait sur le principe qu’un appareil bureaucratique uniforme et centralisé, tempéré par différents niveaux d’institutions consultatives à travers lesquelles étaient appelées à collaborer les « forces vives » du pays, était le meilleur moyen d’assurer la stabilité de l’État et d’accomplir à travers lui la modernisation du pays4. Sous cet angle, la délégitimation des régimes pré-unitaires apparaît non plus comme le fruit de leur résistance au changement, mais plutôt de leur échec à trouver une voie médiane entre réaction et libéralisme ou encore de leur incapacité à gérer les effets contradictoires de leur réformisme conservateur5.

8 Comme partout où a été introduite et conservée une législation centralisatrice d’inspiration française – fruit dans le royaume de Naples des réformes administratives et sociales de la « décennie napoléonienne » (1806-1815) que les Bourbons ont étendues à la Sicile en 1816 – un mécontentement diffus existait contre un système de gouvernement et d’administration généralement perçu comme envahissant et oppressif, qui faisait « de l’administration une pompe aspirante des ressources publiques », « empêch[ait] la formation de l’esprit public et des initiatives locales » et « sépar[ait] le pouvoir de la société »6. La réduction de l’autonomie locale sous la tutelle pesante des représentants du pouvoir central avait joué un rôle primordial dans le succès de la révolution de 1820, comme en témoigne le grand nombre de pétitions envoyées au Parlement révolutionnaire qui réclamaient l’abolition des intendants et leur remplacement par des collèges provinciaux élus7. En Sicile, la suppression de l’autonomie politique et administrative dont l’île avait joui jusque-là a rapidement donné naissance à un puissant mouvement indépendantiste. L’organisation territoriale et administrative de la monarchie administrative ajoutait ainsi des tensions aux rivalités régionales historiques (entre la capitale et les provinces, entre le continent et l’île). De telles tensions n’étaient certes pas l’apanage du royaume méridional : dans d’autres États de la péninsule, la centralisation et l’uniformisation du territoire produisaient des réactions centrifuges directement responsables de l’instabilité politique comme à Bologne (contre le pouvoir pontifical), à Gênes (contre Turin) ou Livourne (contre Florence)8.

9 Mais la principale faiblesse de la monarchie administrative résidait en réalité dans son incapacité à mener jusqu’au bout son programme de modernisation administrative et

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économique. Pris entre les difficultés financières et le refus de recourir à une augmentation impopulaire de la pression fiscale, les dirigeants napolitains ont tendu à privilégier la recherche d’économies aux dépens de la demande d’emplois et d’investissements publics. La compression des salaires et le recours massif aux surnuméraires mal ou pas rétribués ont rapidement eu pour corollaire la montée de la corruption à tous les échelons de l’appareil administratif9. Par souci d’économie, l’État bourbonien s’est également privé d’une classe d’administrateurs indispensable à la réalisation de son programme de modernisation du territoire. En fonction du nombre de chantiers et de la taille de la population rapportés à ceux d’autres États, le chef de la Direction des travaux publics (Carlo de Rivera) calculait ainsi au début des années 1830 que le royaume de Naples aurait dû employer environ 200 ingénieurs publics, alors qu’il n’en disposait que de 50 en 183510. Le réseau viaire du Mezzogiorno continental par exemple, en dépit d’un effort financier non négligeable qui avait permis de multiplier par cinq la longueur totale des routes carrossables entre 1815 et 1852, était au lendemain de l’unification, avec ses 6,5 km de routes nationales et provinciales par km² de superficie, loin derrière la Toscane (15,4), la Lombardie (12,8) ou la Romagne (11,7)11.

10 L’échec de la modernisation du Mezzogiorno n’était certes pas seulement imputable à la monarchie administrative. Déjà sous la période française, les rapports d’intendants soulignaient de manière récurrente les carences des élites locales et leur tendance à réduire l’exercice des charges publiques à une simple poursuite de leurs intérêts particuliers12. Plusieurs études ont montré comment les notables, unis par un dense réseau de parentèle et par une forte communauté d’intérêts, ont souvent été en mesure de se tailler des positions de force dans les conseils locaux leur permettant à la fois d’accaparer les ressources collectives (en particulier les anciens terrains communaux) et de s’opposer efficacement à l’emprise de l’État13. De fait, vers le milieu du siècle, le caractère inefficient, corrompu et despotique du système napolitain d’administration et de gouvernement était devenu un lieu commun des écrits de voyageurs, de diplomates ou de publicistes sur le royaume méridional. Dans un rapport adressé en avril 1847 au prince de Metternich, l’ambassadeur autrichien à Naples dressait le sombre tableau d’un pays où « le désir d’être mieux gouverné [et] le besoin de voir disparaître les abus sans nombre qui infest[ai]ent toutes les branches de l’administration » étaient aussi répandus que « la corruption et l’immoralité » de cette dernière, où « la vénalité des juges [était] une chose à peu près générale, et l’incurie du Gouvernement à l’égard de l’état du pays n’[était] un secret pour personne »14.

11 Confronté aux tensions produites entre l’État et de nombreux pans de la société, le système de la monarchie administrative s’avérait également incapable de garantir l’équilibre entre groupes sociaux aux intérêts conflictuels. Ainsi les efforts de la monarchie pour servir d’intermédiaire dans les conflits entre communautés paysannes et propriétaires « usurpateurs », dans les années 1830 et 1840, indisposaient l’élite terrienne sans parvenir à lui imposer un arbitrage défavorable à ses intérêts, tout en aiguisant les tensions15. Cette conflictualité était largement responsable de la montée de multiples formes de criminalité qui avaient un fort coût pour l’État à la fois matériel – l’emploi des ressources humaines et financières de l’armée dans la lutte contre un brigandage endémique – et symbolique, en remettant en cause la capacité des autorités à garantir l’ordre public et à défendre la propriété16. Une fois de plus, le Mezzogiorno ne représentait pas un cas isolé : privatisation des terrains communaux, dissolution des usages collectifs et paupérisation de vastes secteurs de la société rurale confrontaient d’autres gouvernements à des difficultés similaires, comme dans la basse vallée du Pô et

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diverses zones de l’Italie centro-méridionale. Ce qui le distinguait était l’extension et l’intensité de la conflictualité sociale, prête à exploser en vastes transgressions collectives à chaque vacance du pouvoir (1820, 1848 et 1860), facteur supplémentaire de déstabilisation en temps de crise.

12 L’augmentation et l’accumulation des tensions produites par le processus de modernisation ont eu un impact d’autant plus grand sur la stabilité politique du royaume qu’elles coïncidaient, dans le cadre très contrôlé de la monarchie administrative, avec l’étroitesse des canaux d’expression publique et le refus de toute forme de conditionnement du pouvoir par une opinion d’essence libérale/ révolutionnaire. Face à l’expression du mécontentement ou de la dissension, le régime monarchique a eu recours à un contrôle policier capillaire et à d’efficaces barrières contre la croissance de la sphère publique (censure préventive sur la presse et les imprimés, limitation du nombre de journaux, répression des « mauvaises opinions ») et, face à chaque remise en cause majeure de l’autorité souveraine, à des phases de durcissement du pouvoir marquées par la répression militaire et de sévères épurations de l’appareil d’État17. Parallèlement, les bases actives du gouvernement ont tendu à se réduire à un groupe étroit d’administrateurs et d’aristocrates appuyés par le clergé et l’armée. Cette dernière surtout, transformée en outil de maintien de l’ordre public plus que de défense du territoire, objet de tous les soins de la monarchie, constituait – suivant le mot de Pietro Colletta appliqué à l’armée de Murat – « une multitude [qui] n’était pas une fraction de la société mais une faction de l’État18 ».

13 À bien des égards, les dix dernières du règne de Ferdinand II (1849-1859) ont représenté un moment d’accentuation dramatique des failles de la monarchie administrative. Dans le sillage des événements révolutionnaires, l’allongement des listes d’« attendibili » (suspects politiques soumis à la surveillance de la police et exclus de certains emplois publics, qui auraient compté jusqu’à une centaine de milliers de noms à la fin de la décennie), a fini par compliquer la tâche des intendants de trouver des titulaires idoines aux charges exécutives locales19. La volonté de punir par des confiscations de biens les grands propriétaires coupables de s’être ralliés aux gouvernements révolutionnaires devait s’avérer une erreur politique dont la monarchie paierait le prix en 1860. Dans le climat de suspicion de l’après-1848, l’extrême centralisation des processus décisionnels et le primat absolu à la fidélité politique, dont les corollaires étaient le vieillissement des cadres dirigeants et une déresponsabilisation accrue des agents de l’État, a produit des effets délétères qui n’ont pas échappé aux adversaires de la monarchie ni à certains de ses partisans. Pour Giacinto de’ Sivo, cette involution avait ainsi conduit à faire de l’État bourbonien « un navire dépourvu de bons pilotes [qui] put, lorsque la mer était calme, se maintenir à flot pendant plusieurs années, mais [qui], à la première bourrasque, une main experte manquant au gouvernail, perdit le cap et sombra »20.

14 Ferdinand II aimait à répéter que ses États étaient baignés par trois côtés d’eau salée et par un quatrième d’eau bénite. La conviction d’être à la tête d’un royaume situé aux marges de l’Europe – géographiquement et économiquement – mais inséré dans les réseaux d’alliances garants depuis 1815 de la stabilité politique et territoriale de la péninsule italienne dont la papauté (« l’eau bénite ») représentait la pierre angulaire, a assurément beaucoup contribué à renforcer le souverain napolitain dans son refus de toute concession, en dépit des critiques soulevées à l’étranger par sa politique répressive surtout après 184921. La politique d’indépendance n’était cependant pas sans

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coût ni risque. En 1854, le refus obstiné de Ferdinand II d’ouvrir ses ports aux navires des alliés franco-britanniques engagés dans la guerre de Crimée a déclenché un bras de fer diplomatique qui a amené les trois gouvernements au bord d’un conflit armé et démontré que l’impopularité de la monarchie napolitaine auprès de l’opinion libérale européenne pouvait être instrumentalisée pour justifier une politique d’ingérence22. La résistance opiniâtre opposée victorieusement aux pressions franco-britanniques en 1856 devait se révéler une sorte de victoire à la Pyrrhus pour la monarchie napolitaine, drapée dans son isolement au moment où le Piémont de Cavour s’efforçait avec succès de « diplomatiser » la question nationale italienne et où l’édifice de la Sainte-Alliance montrait ses premières fissures.

Dynamiques de la crise

15 Le projet de monarchie administrative était donc à l’origine de nombreux éléments de vulnérabilité de l’État bourbonien : conflit entre pouvoir et secteurs de la société civile, tensions entre centre et périphérie, caractère inefficace et corrompu de l’administration, hostilité d’une partie de la communauté internationale en sont les principaux. Mais aucune de ces failles structurelles, ni même leur conjonction, ne suffisent à expliquer pourquoi celui-ci s’est finalement effondré, ni surtout à rendre pleinement compte de l’« accident » qu’a constitué sa disparition en 1860-1861, de son quand et de son comment – en considérant, à la suite de Federico Curato, que « d’autres États européens se trouvaient dans des conditions analogues à celles [du royaume de] Naples, à l’exemple de l’Empire ottoman ou celui des Habsbourg ; mais ces derniers lui survécurent de plusieurs décennies tout en finissant eux-mêmes par tomber sous les coups de forces extérieures qui firent exploser celles de l’intérieur »23.

16 En liant l’effondrement des régimes pré-unitaires aux contradictions de leur programme réformiste conservateur et à la crise de légitimité du modèle de « monarchie administrative », plutôt qu’à la marche irrésistible du libéralisme ou à la causalité des changements socio-économiques, la nouvelle histoire du Mezzogiorno pré- unitaire encourt parfois elle-même le risque d’une autre forme de déterminisme inassumé. Une saine réaction contre la tentation d’interpréter l’histoire des monarchies de la Restauration à la lumière de leur disparition a paradoxalement conduit à négliger le moment et les mécanismes conjoncturels de leur effondrement, de même que la part du contexte international. Il est à cet égard significatif que l’importante synthèse historique et historiographique sur le royaume des Deux-Siciles, livrée par Angelantonio Spagnoletti, borne son examen de la « dissolution du royaume méridional » à l’épisode révolutionnaire de 1848, comme si après cette date l’écroulement n’avait été qu’une simple question de temps et ne présentait aucun enjeu interprétatif propre24.

17 Ce désintérêt découle peut-être en partie de schémas pesant sur l’interprétation historique et sociologique des crises dont les présupposés ont été décrits par Michel Dobry sous le terme d’« illusion étiologique » : soit l’identification de facteurs, de variables ou de mécanismes situés en amont des crises et dont ces dernières seraient le résultat mécanique et transparent, qu’il s’agisse de la diffusion du mécontentement, de la rupture du consensus ou de la montée de groupes dissidents organisés. L’aspect le plus critiquable de cette posture est de négliger a priori ce qui se joue dans les processus de crise et l’hypothèse de fluidité des conjonctures critiques25. Adopter une vision plus

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attentive aux processus de mobilisation, aux logiques sectorielles et aux différents niveaux de la crise (politique, de gouvernement, de l’État) permet assurément de conjurer le risque d’une lecture téléologique. Il ne s’agit pas pour autant de retomber dans une interprétation du déroulement des mobilisations collectives et de l’issue des conflits tendant à exagérer le rôle des organisations révolutionnaires, dont l’expérience générale montre qu’elles ont « favorisé la cristallisation de solidarités d’avant-gardes radicales avant et/ou après les crises » et « facilité la consolidation des nouveaux régimes » mais « n’ont jamais provoqué les crises révolutionnaires qu’elles avaient exploitées »26.

18 En mai 1859, la monarchie napolitaine est entrée en crise non pas sous la pression de dissidences ou d’agitations populaires, mais par la conjonction d’un événement politique-dynastique – la mort brutale de Ferdinand II et sa succession par un jeune souverain privé d’expérience de gouvernement – et de la guerre en Italie du Nord, dans laquelle le royaume méridional était officiellement neutre. Or, cette crise politique ne débouche pas immédiatement sur une crise de l’État. Après l’intermède réformiste conduit par le vieux prince Carlo Filangieri (lui-même plus proche du modèle napoléonien de monarchie administrative que du libéralisme constitutionnel), le règlement du conflit nord-italien et la démonstration faite par le régime de sa capacité à assurer la « tranquillité matérielle » du pays ont rendu possible, dès novembre, la fin des concessions et la relance de la répression policière, preuve que la monarchie sentait ses bases suffisamment assurées pour braver les protestations de l’opinion intérieure et internationale27. En outre, à aucun moment la crise politique de l’été 1859 n’a donné lieu à une montée significative de la protestation propre à inquiéter le régime, sur le continent comme en Sicile. Là, alors que la crainte d’un réveil des agitations séparatistes avait motivé l’adoption à la fin de l’été de mesures et d’arrestations préventives, les rapports du vice-roi faisaient état au tournant de l’année de la tranquillité de l’île. Sécurité trompeuse, certes, comme devait le révéler dans les premiers jours d’avril 1860 la découverte de préparatifs insurrectionnels à Palerme.

19 La révolte sicilienne d’avril 1860 a bel et bien entraîné une crise de l’État monarchique, mais celle-ci était circonscrite à l’île et n’avait rien d’irréversible au moment où les « Mille » débarquaient à Marsala le 11 mai. Le succès de ce petit corps de combattants volontaires reposait, tout autant que sur une série d’erreurs du commandement militaire bourbonien et sur l’habileté tactique de Garibaldi, sur l’état de semi-anarchie qui régnait alors dans les campagnes – où, après la répression du mouvement palermitain, l’insurrection s’était réfugiée avec l’appui de bandes criminelles armées – et sur l’appui massif de la population aux insurgés, propre à démoraliser les troupes royales et à décourager les efforts de résistance. Dès la fin du mois de mai, la structure de gouvernement de l’île donnait des signes d’effondrement spontané, même dans la partie orientale encore occupée par les troupes royales28. Pour autant, les triomphes de Garibaldi en Sicile n’ont pas eu dans le Mezzogiorno continental de répercussions particulièrement préoccupantes pour le gouvernement napolitain. C’est donc la panique des élites dirigeantes et leur volonté d’obtenir des garanties internationales en faveur de l’intégrité du royaume (au moins de sa partie continentale), et non la pression populaire, qui expliquent la décision de la monarchie d’opérer un virage dans la politique intérieure et extérieure à la fin de juin 1860.

20 Les effets de l’Acte souverain du 25 juin – qui promettait l’octroi d’une Constitution, l’autonomie pour la Sicile et l’adhésion aux projets napoléoniens de confédération

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italienne – devaient s’avérer lourds de conséquences sur la situation intérieure du royaume sans produire pour autant les résultats attendus sur le plan international. La libéralisation tardive du régime a entraîné la désorganisation de l’appareil administratif soumis à une sévère épuration par le gouvernement constitutionnel, et favorisé par le vide des forces répressives l’explosion d’une crise de l’ordre public – via le réveil des agitations paysannes autour des « usurpations » de terrains communaux – difficilement endiguée (voire localement aggravée) par la création des gardes nationales d’extraction bourgeoise. C’est un État affaibli et désorganisé qui a dû affronter le débarquement de l’armée garibaldienne dans la nuit du 19 au 20 août. Par ailleurs, ni les insurgés siciliens, désormais indifférents aux promesses d’autonomie et sur le point de reprendre leur offensive, ni le gouvernement cavourien, pour qui les « oranges » (la Sicile) étaient déjà sur la table prêtes à être mangées et les « macaronis » (Naples) en train de cuire29, n’étaient prêts à faire le jeu de la diplomatie bourbonienne.

21 Au tournant d’août et de septembre, la série de défaites ou de capitulations des troupes royales face à l’armée de Garibaldi débarquée en Calabre a dramatiquement aggravé la confusion et le grippage de l’État, ainsi décrits par l’ambassadeur autrichien : « Plus [la monarchie] s’achemine vers sa fin, plus les doutes et les irrésolutions prennent de développement. Dix projets sont conçus à la fois et abandonnés une heure après. Une fois le roi se décide à se mettre à la tête de l’armée pour tomber avec gloire, une autre fois il songe, soit à quitter ses États [tout à fait], soit à attendre des temps meilleurs à Gaète »30. Cette confusion alimentait en retour les atermoiements du commandement militaire et encourageait des comportements qui sont alors passés pour de l’opportunisme ou de la trahison mais qui n’étaient peut-être – en grande partie du moins – que le reflet d’une démoralisation et d’un sentiment d’impuissance constituant en eux-mêmes l’indice d’un effondrement en cours des structures de pouvoir. On aurait tort en effet de sous-estimer les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans l’atmosphère délétère des crises : Pietro Ulloa, principal ministre de François II en exil, a lui-même évoqué cet « affaiblissement indéfinissable » qui faisait que « des citoyens, des soldats qui auraient été intrépides devant le feu, se montraient pusillanimes dans la tempête civile31 ». La véritable fuite en avant générale des responsables politiques et militaires qui signe l’effondrement final de la monarchie napolitaine constitue un phénomène qu’on peut repérer dans toutes les expériences historiques similaires32. Le 7 septembre 1860, c’est par le train que Garibaldi a dû faire son entrée dans Naples pour éviter une vacance du pouvoir après le départ de François II pour Gaète, où se joua le denier acte de la résistance bourbonienne.

Responsabilités et agents de l’effondrement

22 Dans son étude sur la dissolution du régime est-allemand, l’historien Charles Maier propose deux grands modèles d’effondrement des États. Le premier se produit « au terme d’une période de tension croissante dans laquelle le développement d’une opposition cohérente émerge pas à pas avec la crise croissante du régime », lorsqu’une contre-élite suffisamment développée et dynamique parvient à faire pression sur l’appareil politique et administratif pour chasser du pouvoir l’élite dirigeante et l’y remplacer, et correspond aux révolutions anglaises du XVIIe siècle et aux révolutions nord-américaine et française de la fin du siècle suivant. Le second type, qui caractériserait les révolutions allemandes de 1848, 1918 et 1989, ou celles de la Russie

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en 1905 et 1917, est le résultat « non de l’ambition d’une contre-élite ou d’une force cohérente d’opposition libérale ou ouvrière, mais de la décomposition continue de l’autorité et des échanges économiques », soit une forme endogène d’effondrement qui a toutes les chances d’être provoqué par des événements d’ordre externe (pressions internationales et/ou état de guerre). Reconnaître « le fait que le régime ait révélé des éléments de « défaillance du système » », précise Maier, « ne diminue en rien le rôle des mouvements populaires », mais il les replace dans leur juste enchaînement causal : « l’action directe émerge parce que la crise financière et la sclérose de l’administration se sont déjà déclarées »33.

23 L’effondrement de l’État napolitain correspond assurément au second de ces modèles. Il présente d’abord une forte composante endogène, dans la mesure où la crise de l’État précède l’action d’élites dissidentes et qu’il est difficile d’attribuer à la bourgeoisie réformatrice (au moins jusqu’à la mi-août 1860) un rôle déstabilisateur autre que celui, passif, de se tenir à l’écart des nouvelles institutions gouvernementales. L’attentisme des libéraux napolitains, en dépit des incitations et des garanties prodiguées par les agents de Cavour à Naples en juillet et août, peut s’expliquer en partie par la peur d’une réaction absolutiste appuyée par la forte garnison de la ville, sur le modèle de mai 1848 ; mais elle reflète aussi l’absence d’unité de la famille libérale et l’existence en son sein de craintes diffuses face aux conséquences d’une annexion inconditionnée du Mezzogiorno à un royaume unitaire dominé par le Piémont. Une majorité de modérés méridionaux n’adhéreraient de fait au programme annexionniste que contraints par la précipitation des événements. Dans les provinces, l’action clandestine de groupes conspirateurs renforcés par les anciens émigrés est certes à l’origine des initiatives insurrectionnelles des derniers jours d’août et des premiers de septembre, mais celles- ci se déclarent seulement après le passage de l’armée garibaldienne sur le continent – à l’exception de la Basilicate, où le mouvement a précédé de quelques jours le débarquement – et dans le contexte de l’effondrement déjà enclenché des structures administratives et militaires, qu’elles ont donc accéléré mais non provoqué.

24 Quel poids attribuer enfin à la conjoncture internationale dans la disparition de l’État napolitain en 1860 ? On ne peut que suivre John A. Davis lorsqu’il pointe l’incertitude d’« une argumentation visant à faire de l’effondrement du royaume des Deux-Siciles le résultat de causes endogènes plutôt qu’extérieures, militaires et diplomatiques » (en donnant à ce « plutôt que » une valeur exclusive) et la nécessité de « reconnaître le fait que des forces extérieures ont pu jouer à l’occasion un rôle décisif dans la conduite de la politique intérieure »34. L’impact du contexte international sur l’effondrement méridional se joue à un triple niveau. Par un effet d’entraînement, le conflit armé en Italie du Nord favorise en 1859 le réveil des agitations populaires dans le Sud de la péninsule tout en dissuadant le gouvernement napolitain de recourir ouvertement à la répression, au moins pendant les premiers mois du nouveau règne. La crise de l’empire autrichien et du système d’alliances conservatrices prive ensuite le royaume méridional de ses soutiens traditionnels et laisse libre cours aux initiatives du mouvement unitaire soutenu diplomatiquement par Londres et (du bout des lèvres) par Paris, créant donc une condition par défaut de l’échec de la résistance bourbonienne. C’est enfin l’importance des calculs internationaux dans les décisions de politique intérieure de la monarchie en juin 1860 qui révèle la dépendance intériorisée par les dirigeants italiens estimant leur survie politique liée à l’arbitrage des grandes puissances. De telles dispositions d’esprit permettent d’expliquer la facilité avec

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laquelle les souverains d’Italie centrale ont cédé devant la menace révolutionnaire et quitté le pouvoir pour se réfugier en Autriche, ou encore la pusillanimité de l’entourage militaire de François II, tous persuadés que le mouvement révolutionnaire s’aliènerait tôt ou tard les grandes puissances et provoquerait – comme en 1820, en 1831 et en 1848 – la réaction qui restaurerait le statu quo ante.

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25 On ne saurait trop cependant se garder d’une interprétation tendant à attribuer aux impulsions de l’extérieur un poids déterminant dans l’effondrement des Deux-Siciles et à bâtir l’image d’un Mezzogiorno « trahi » par l’Europe. Dans un ouvrage à l’encre encore fraîche, Eugenio Di Rienzo a pu soutenir que l’effondrement méridional, en plus des facteurs internes à l’origine de son « implosion » (à savoir « la modernisation manquée de ses structures politiques, économiques et institutionnelles »), « trouve une autre cause dans la longue et constante action d’usure des grandes “Puissances maritimes” (France et Angleterre) » dont la politique agressive à l’égard de l’État méridional – depuis l’incident de l’île Ferdinandea (1831) jusqu’au débarquement des Mille à Marsala en mai 1860, en passant par la question du souffre sicilien (1838-1840) et la guerre de Crimée (1853-1856) – constituerait « le facteur décisif et incontournable permettant d’expliquer la chute de la dynastie fondée par Charles de Bourbon ». Loin de représenter une page opaque ou énigmatique, l’effondrement de 1860 serait donc « un événement prévu et anticipé de longue date par la diplomatie internationale » qui ferait de l’État méridional une sorte de « Pologne de la Méditerranée » victime de l’appétit insatiable des impérialismes de tous bords prêts à fomenter « une intrigue internationale complexe et trouble »35. Tout en se défendant de vouloir « apporter de l’eau au moulin des détracteurs passés et actuels du Risorgimento », et sans trace de nostalgie néo-bourbonienne, cette lecture avalise la thèse du complot international derrière laquelle ces derniers s’abritent pour expliquer la disparition d’un État dont ils prétendent ignorer les faiblesses36.

26 Le défaut de cette argumentation réside moins dans la réalité des pressions extérieures – encore que, pourrait-on objecter, l’accumulation des conflits diplomatiques entre les « puissances maritimes » et la monarchie napolitaine ne suffit pas à prouver la cohérence d’un dessein de déstabilisation à ses dépens, ni pourquoi « les buts réels de la politique italienne de l’Angleterre » devraient être « tout entiers réductibles à la loi d’airain de la Realpolitik »37 – mais dans l’ombre allusive laissée sur la question de leur part dans les causes de l’effondrement. En quoi l’appui de la flotte britannique au débarquement des Mille à Marsala, l’appui diplomatique du Foreign Office au gouvernement piémontais ou le refus de Londres d’intervenir en faveur de la monarchie constitutionnelle napolitaine peuvent-ils expliquer l’effondrement des structures militaires et politiques du royaume méridional ? Une chose est de reconnaître le poids du contexte international et de forces extérieures dans la capacité du gouvernement napolitain à répondre aux défis de la crise internationale et intérieure qu’ils ont assurément contribué à faire naître ; une autre est de postuler un lien direct et de cause à effet entre le jeu international et l’effondrement du royaume méridional, seul à même de faire du premier la cause déterminante du second : lien qui demande encore à être démontré, s’il peut l’être.

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NOTES

1. Vicomte de Beaumont-Vassy, Garibaldi et l’avenir, étude politique, Paris, Amyot, 1860, p. 5. 2. Lettre d’Emilio Visconti Venosta à Farini, 23 juillet 1860, citée par Salvatore Lupo, L’unificazione italiana : Mezzogiorno, rivoluzione, guerra civile, Rome, Donzelli, 2011, p. 71. 3. Cf. Ira William Zartman, ‘Introduction: Posing the Problem of State Collapse’, in Ira William Zartman (ed.), Collapsed states: the disintegration and restoration of legitimate authority, Boulder, L. Rienner, 1995, p. 1–11; Robert I. Rotberg, ‘Failed States, Collapsed States, Weak States : Causes and Indicators’, in Robert I. Rotberg (ed.), State Failure and State Weakness in a Time of Terror, Washington, Brookings Institution Press, 2003, p. 1-25; Martin Doornos, ‘State Collapse and Fresh Starts: some Critical Reflexions’, in Jennifer Milliken (ed.), State Failure, Collapse and Reconstruction, Londres, Wiley-Blackwell, 2003, p. 45-62. 4. Parmi la vaste littérature disponible sur la « monarchie administrative », nous renvoyons en premier lieu à la synthèse et à la bibliographie fournies par Angelantonio Spagnoletti, Storia del regno delle due Sicilie, Bologne, Il Mulino, 1997, p. 123–171, que l’on pourra compléter avec Renata De Lorenzo, « L’amministrazione centrale e periferica nel Regno di Napoli durante il Decennio francese (1806-1815) », in Un regno in bilico : uomini, eventi e luoghi nel Mezzogiorno preunitario, Rome, Carocci, 2001, p. 289–330 et Alfonso Scirocco, « Stato accentrato e articolazioni della società nel Regno delle Due Sicilie », Archivio Storico per le Province Napoletane, 96, 1998, p. 175–207. 5. Lucy Riall, « Il Risorgimento e i governi della Restaurazione », in Il Risorgimento : storia e interpretazioni, Rome, Donzelli, 2007, p. 49–67. 6. Luigi Blanch, « Luigi dei Medici come uomo di Stato ed amministratore », Scritti storici, 2, Bologne, Il Mulino, 2002, p. 68–69. 7. Alfonso Scirocco, « Il problema dell’autonomia locale nel Mezzogiorno durante la rivoluzione del 1820-1821 », in Studi in memoria di Nino Cortese, Rome, Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 1976, p. 483–528. 8. Pour une comparaison avec la Toscane, cf. Thomas Kroll, La rivolta del patriziato : il liberalismo della nobiltà nella Toscana del Risorgimento, Florence, Olschki, 2005, p. 237–245 et 319–326. 9. Domenico Demarco, Il crollo del regno delle Due Sicilie : la struttura sociale, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 2000, p. 117–122 et Alfonso Scirocco, « L’amministrazione civile : istituzioni, funzionari, carriere », in Angelo Massafra [dir.], Il Mezzogiorno preunitario : economia, società e istituzioni, Bari, Dedalo, 1988, p. 363-377. 10. Lodovico Bianchini, Della storia delle finanze del Regno di Napoli, Palerme, F. Lao, 1839, p. 682-683. 11. Angelo Massafra, « En Italie méridionale : déséquilibres régionaux et réseaux de transports du milieu du XVIIIe siècle à l’Unité italienne », Annales ESC, 8, 1988, p. 1045-1080. 12. Giuseppe Civile, « Appunti per una ricerca sull’amministrazione civile nelle province napoletane », in Pasquale Villani [dir.], Notabili e funzionari nell’Italia napoleonica, Quaderni Storici, 37, 1978, p. 250-251. 13. Enrico Iachello, « Potere locale e mobilità delle élites a Riposto nella prima metà dell’Ottocento », in Angelo Massafra [dir.], Il Mezzogiorno preunitario…, op. cit., p. 915-931 ; Paolo Pezzino, « Monarchia amministrativa ed élites locali : Naro nella prima metà dell’Ottocento », in Il paradiso abitato dai diavoli : società, élites, istituzioni nel Mezzogiorno contemporaneo, Milan, Franco Angeli, 1992, p. 95-176 ; Angelantonio Spagnoletti, « Il notabilato di Terra di Bari tra Antico Regime e Restaurazione », in Luigi Ponziani [dir.], Le Italie dei notabili : il punto della situazione, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 2001, p. 273-282.

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14. Rapport du 2 avril 1847 de Schwarzenberg à Metternich, cité par Ruggero Moscati, « Appunti e documenti su i rapporti austro-napoletani alla vigilia del ’48 », Annuario del Reale Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 4, 1938, p. 98. 15. John A. Davis, Conflict and Control: Law and Order in Nineteenth-century Italy, Londres, Macmillan Education, 1988, p. 38-65. 16. Sur les liens entre criminalité et malaise social, cf. Margherita Platania, « Instabilità sociale e delinquenza », in Angelo Massafra [dir.], Il Mezzogiorno preunitario…, op. cit., p. 1069-1085. 17. Alfonso Scirocco, « Governo assoluto ed opinione pubblica a Napoli nei primi anni della Restaurazione », Clio, 22, 1986, p. 203-224. 18. Pietro Colletta, Storia del reame di Napoli dal 1734 sino al 1825, 1834, volume 3, p. 107. 19. Henry Contamine, « Naples vers 1857 », in Atti del 36. Congresso di storia del Risorgimento italiano : Salerno, 19-23 ottobre 1957, Rome, Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 1960, p. 167. 20. Giacinto dei Sivo, Storia delle Due Sicilie, dal 1847 al 1861, 1868, tome 2, p. 255. 21. Nelson Moe, The View from Vesuvius : Italian Culture and the Southern Question, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2002, p. 126-155. 22. Federico Curato, Il Regno delle Due Sicilie nella politica estera europea (1830-1861), Milan, Arnaldo Lombardi, 1989, p. 118-171. 23. Ibid., p. 1. 24. Angelantonio Spagnoletti, Storia del regno delle due Sicilie, op. cit., p. 271-306. 25. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 (1re édition 1986), chapitres 1 et 2. 26. Theda Skocpol, États et révolutions sociales : la Révolution en France, en Russie et en Chine, Paris, Fayard, 1985, p. 37-38. 27. Federico Curato, Il Regno delle Due Sicilie…, op. cit., p. 235-330. 28. Lucy Riall, Sicily and the Unification of Italy : Liberal Policy and Local Power, 1859-1866, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 68-71. 29. Lettre de Cavour à Nigra, Turin, 25 juin 1860, in Il carteggio Cavour-Nigra dal 1858 al 1861. 4. La liberazione del Mezzogiorno, Bologne, Zanichelli, 1926, p. 39. 30. Lettre de Széchènyi à Rechberg, Naples, 29 août 1860, in Ruggero Moscati (éd.), Le Relazioni diplomatiche fra l’Austria e il regno delle due Sicilie. 3a Serie, 1848-1861. 2 (22 maggio 1859-19 febbraio 1861), Rome, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1964, p. 210-220. 31. Pietro Calà Ulloa, Lettres napolitaines, Rome, Tipografia della Civiltà cattolica 1863, p. 33. 32. Paolo Macry, Gli ultimi giorni. Stati che crollano nell’Europa del Novecento, Bologne, Il Mulino, 2009, p. 71-97. 33. Charles Maier, Dissolution : the Crisis of Communism and the End of East Germany, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 111-114. 34. Dans les discussions reproduites en fin du volume de Paolo Macry [dir.], Quando crolla lo Stato : studi sull’Italia preunitaria, Naples, Liguori, 2003, p. 400-409. C’est moi qui traduis à partir de l’anglais. 35. Eugenio Di Rienzo, Il Regno delle due Sicilie e le potenze europee : 1830-1861, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2012, p. 9-13. 36. Ainsi, pour ne citer qu’un titre que l’on peut trouver en bonne place dans les librairies italiennes, celui de Gigi Di Fiore, Controstoria dell’unità d’Italia. Fatti e misfatti del Risorgimento, Milan, Rizzoli, 2007. 37. Eugenio di Rienzo, Il Regno delle due Sicilie…, op. cit., p. 184.

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RÉSUMÉS

La disparition du royaume des Deux-Siciles en 1861 nous rappelle que l’État national italien s’est bâti sur les ruines des régimes de la Restauration et que la destruction est le corollaire inévitable du processus de formation ou de reconfiguration des États. En dépit du renouvellement historiographique dont a bénéficié l’Italie pré-unitaire, l’effondrement de ses structures étatiques continue pourtant de nourrir des interprétations concurrentes et parfois conflictuelles. Les modèles élaborés par les sciences politiques depuis le début des années 1990 offrent d’utiles clefs de lecture en s’efforçant de décrire les facteurs à l’origine de la vulnérabilité ou de la défaillance des systèmes politiques. Mais un examen serré de l’écroulement du royaume méridional, inspirée par une sociologie des crises attentive à la fluidité des conjonctures critiques, invite à conjurer le piège d’un déterminisme dans lequel la nouvelle historiographie de l’Italie pré-unitaire est parfois tombée.

The end of the kingdom of the Two Sicilies in 1861 reminds us that the Italian national State was built on the ruins of the Restoration regimes and that destruction is the inevitable corollary of the process of States’ formation or reconfiguration. Despite the historiographical renewal on pre- unitarian Italy, the collapse of its State structures, however, continues to feed competing and sometimes conflicting interpretations. The models developed by political science since the early 1990s provide useful keys to understanding, by trying to describe the factors behind the vulnerability or failure of political systems. But a close examination of the collapse of the southern kingdom, inspired by a sociology of crises attentive to the fluidity of critical junctures, invites us to avert the trap of determinism in which the new historiography of pre-unitarian Italy is sometimes fallen.

Das Ende des Königreichs beider Sizilien 1861 erinnert uns daran, dass der italienische Nationalstaat auf den Ruinen des Regimes der Restauration errichtet wurde und dass Zerstörung unvermeidlich einhergeht mit dem Prozess der Formierung oder der Umgestaltung des Staates. Trotz einer Erneuerung der Darstellung der Geschichte Italiens vor der Einheit bringt der Zusammenbruch seiner staatlichen Strukturen nach wie miteinander konkurrierende und teilweise widersprüchliche Interpretationen hervor. Die von den politischen Wissenschaften seit den 1990er Jahren erarbeiteten Modelle bieten nützliche Verständnishinweise, denn sie beschreiben die Faktoren hinter der Verletzlichkeit oder dem Versagen des politischen Systems. Aber eine genaue Untersuchung des Zusammenbruchs des südlichen Königreichs, angeregt durch eine Soziologie der Krise, die das Fließende der kritischen Konjunkturen berücksichtigt, lässt uns die Falle des Determinismus umgehen, in die die neue Geschichtsschreibung über Italien vor der Einheit manchmal geraten ist.

AUTEUR

SIMON SARLIN Docteur en histoire, ancien membre de l’École française de Rome

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Femmes et Risorgimento : un bilan historiographique Women and Risorgimento: a historiographic balance Frauen und Risorgimento: eine historiographische Bilanz

Maria Pia Casalena Traduction : Marie-Amélie Bardinet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Marie-Amélie Bardinet

1 Cet article dresse un bilan historiographique de la participation des femmes au Risorgimento. Ce champ complexe de l’historiographie italienne impose de tenir compte du fait qu’au début du XXIe siècle, l’adoption des méthodes issues des études culturelles anglo-saxonnes a imposé un élargissement important de l’horizon problématique. Ce « tournant linguistique » a entraîné une nouvelle approche des patrimoines symboliques et discursifs attachés à la figure féminine en tant qu’objet d’écriture et de représentation, et contribué à la mise en valeur de sources – in primis, les sources du for privé, à savoir mémoires et recueils de lettres – qui ont renouvelé notre compréhension de la participation des Italiennes au mouvement libéral-national. Ce renouvellement a permis de mieux connaître l’imaginaire qui a forgé les modes d’inclusion du féminin dans la construction de la communauté nationale. Ont ainsi été dégagées les idées structurant la place des femmes dans la société italienne « régénérée », ainsi que les constellations de mythes et de symboles qui ont préparé la codification de la « citoyenneté passive » dans ce pays. Bien au-delà de l’Unité se sont imposées des idées et des normes visant au maintien du lien entre nation et famille, dans une optique conservatrice. Des recherches importantes attachées aux écrits sur les femmes et par les femmes ont permis d’attester la mise en œuvre partielle de la « séparation des sphères », pilier de l’éthique bourgeoise au milieu du XIXe siècle. Mais simultanément, une gamme importante de modes et d’espaces d’action nous a amené à

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revisiter – du point de vue qualitatif et quantitatif – la participation active des femmes au Risorgimento et à l’Unité italienne.

2 À l’origine de ce tournant il faut sans doute voir la parution, en l’an 2000, de l’essai consacré par Alberto Mario Banti aux discours, symboles et mythes sur la nation, extraordinairement répandus au début du XIXe siècle et constitutifs d’un « canon du Risorgimento »1. À rebours d’une tradition historiographique insistant sur les continuités entre le Risorgimento et la -Révolution française – et présupposant une identité de vues, dans les deux pays, sur la conception de la nation –, Banti focalisait son discours sur une nation définie comme une communauté de descendance, donc une grande famille unie et cautionnée par la pureté du sang. Il attribuait ainsi aux femmes la responsabilité de garantir la perpétuation de la lignée par l’observation de coutumes austères visant à préserver leur intégrité. C’est pourquoi il insistait, dans son enquête sur l’imaginaire et le patrimoine d’idées européennes de l’époque2, sur les thèmes de la chasteté, de la fidélité, de la modestie et de l’identification totale du féminin avec le maternel – et donc avec la sphère du privé. S’inspirant de ces approches, plusieurs travaux dont nous parlerons ci-après ont éclairé le processus disciplinaire imposé aux femmes avant et après l’Unité, en brossant un portrait assez précis de la femme idéale du Risorgimento et en expliquant les retards et les incertitudes des revendications féministes pendant la période post-unitaire.

3 Cependant, la sensibilité nouvelle aux écrits – privés et publics – a montré que cette représentation idéale pouvait s’accorder avec des incursions féminines nombreuses et diversifiées dans la sphère publique – y compris la guerre – et nous a permis de revisiter avec un regard neuf des thèmes traditionnels, tels que la sociabilité, l’instruction, la philanthropie ou le travail intellectuel.

Les Italiennes, objets du discours public

4 La recherche sur les représentations du féminin est née, dans les dix dernières années, d’un intérêt renouvelé pour les liens entre le romantisme et la « nouvelle morale » née dans le monde occidental au cours du premier XIXe siècle. Au-delà de la relecture et de l’approfondissement de l’œuvre de Rousseau, des études se sont portées sur la discipline des rôles de genre, appuyées notamment sur des témoignages artistiques. La manière dont la culture italienne a reçu et décliné les impératifs modernes du monde moral s’est ainsi dessinée, notamment à propos de l’institution familiale. Roberto Bizzocchi a ainsi apporté une contribution importante en examinant les vicissitudes des rôles familiaux et de genre – dans la réalité et dans les discours – au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, lorsque s’est affirmée la nouvelle vocation familiale et maternelle des Italiennes. La relecture du roman célèbre de Ugo Foscolo (Ultime lettere di Jacopo Ortis) s’est effectuée sous cet angle; c’est dans cette optique qu’a été analysée la figure de Teresa Casati Confalonieri, qui ne fut pas seulement l’épouse dévouée d’un grand patriote, mais aussi une protagoniste de la mutation éthique et culturelle conduisant à des responsabilités nouvelles pour les femmes, y compris dans le champ du privé3. Il ressort ainsi de ces approches que la participation des femmes a été réinterprétée comme un élément névralgique de la vie de la communauté nationale, mais aussi comme un motif de fierté ou de honte4 face aux nations les plus avancées de l’Europe.

5 Au début du Risorgimento les classes dirigeantes – mais aussi une partie des classes populaires – ont confié aux femmes la préservation de l’image d’une nation en rupture

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avec un certain relâchement éthique et physique, issu de la mauvaise administration espagnole et d’une morale catholique mal comprise. Elles devaient contribuer à façonner l’image d’une nation prête à se manifester comme une « communauté de héros ». La recherche historique a porté sur la réception de ces modèles, mettant en lumière des comportements exemplaires et des figures dont la vie tout entière a été consacrée à l’obéissance. La « nouvelle morale » a donc été un vecteur de participation des Italiennes à l’effort général pour soustraire la péninsule au mépris mal dissimulé voire déclaré des pays du nord. Elle a donc attribué au monde féminin une fonction résolument politique, consistant à rechercher l’excellence des mœurs et la perfection de la vie familiale. Nous retrouvons ici dans toute son influence, mais sous un éclairage nouveau, l’importance de la période française en tant que creuset de valeurs, de mythes et d’idées qui allaient se parfaire et s’enrichir au cours du XIXe siècle. Pour les femmes aussi, le Risorgimento a commencé en 1796 et a connu un moment essentiel durant le Triennio « jacobin », lorsque plusieurs chartes constitutionnelles se référèrent explicitement aux vénérables mères de famille comme premières éducatrices aux valeurs de la patrie et de la citoyenneté.

6 Risorgimento et maternité : le lien apparaît avec force dans l’essai de Marina d’Amelia consacré à la genèse du phénomène du « mammismo » italien5. À travers les lettres envoyées et reçues par les premiers exilés, Amelia a mis en exergue l’obstination des patriotes à réformer les mœurs des Italiennes. Cet itinéraire l’a conduite à aborder les décennies les plus « chaudes » du Risorgimento pour situer précisément à cette époque la mutation radicale des rapports entre les mères et leurs enfants mâles. À l’instar de la mère de Mazzini et de celle des frères Cairoli, les « nouvelles mères » italiennes constituèrent les référents privilégiés d’hommes qui conçurent leur mission de patriotes dans le sens le plus romantique et spirituel du terme. De ce moment date le phénomène controversé du « mammismo » italien, mais également la participation patriotique d’un grand nombre de femmes, à la maison, tant à travers l’éducation de leurs enfants mâles, que la protection des exilés, la recherche d’argent et de renseignements. L’essai d’Amelia fait de la sphère domestique, dans ces années 1830 et 1840, un véritable laboratoire des valeurs civiles et politiques, où les mères se mirent à jouer un rôle souvent – mais pas toujours – refusé par les pères, qui préféraient s’identifier aux institutions des souverains légitimes. Fruit de la « nouvelle morale » affirmée depuis la période française, la maternité patriotique introduisit une rupture dans le rapport entre les mères et leurs fils, rapport qui jusque-là n’avait pas laissé de traces dans les sources. Il s’agit d’une vraie révolution dans les rapports familiaux, qui ne s’estompera pas, même pendant le processus de normalisation postérieur à 1860, et qui caractérisa avec force le monde démocratique, dans le sillage de l’expérience de l’Apôtre génois. Il faut noter que ce rapport, qui incitait des femmes à l’action et à la conscience politiques, n’a pas conduit – au moins à grande échelle – à des revendications pour le droit de vote des femmes, comme celles qu’on retrouve dans la Déclaration d’Olympe de Gouges ou dans le discours américain de la Republican Motherhood. Il s’agissait d’un mode de participation destiné à rester à la limite entre privé et public, et même sujet à des régressions qui au XXe siècle conduisirent à l’équation entre « mammismo » et déficit de patriotisme chez les jeunes Italiens.

7 De même, la recherche d’Ilaria Porciani sur le lien entre nation et famille utilise ces réflexions sur les évolutions – dans les pratiques et dans les discours – du rôle maternel. À travers de nombreuses sources littéraires et iconographiques, Porciani montre le devenir du lien créé entre nation et famille pendant le Risorgimento et après

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l’Unité, parvenant à cette conclusion nette : « le lien entre famille et nation est celui de la pédagogie et de la discipline, un aspect certainement très important dans un pays en train de construire son identité nationale »6. Pour étudier comment le discours sur la famille est devenu central dans la rhétorique patriotique, il faut prendre en considération, ainsi que le fait Porciani, un vaste champ de références et une approche comparatiste. De cette manière, la spécificité du contexte italien apparaît, où s’approfondit pendant le Risorgimento le discours sur la famille et sur les rôles de genre, en reprenant d’une part les préceptes de la « nouvelle morale » du début du siècle et en insistant d’autre part sur la passivité et la discipline nécessaires des femmes. Les représentations littéraires et picturales des Vêpres siciliennes sont une source précieuse pour déceler ces asymétries de genre : l’attentat à la pureté féminine est la raison de la révolte, mais aussi d’une grande préoccupation pour l’avenir de la descendance italienne. On en arrive à la place de la famille dans la célèbre triade de Mazzini, qui voulait rendre compte de ce qu’allait être l’existence accomplie de la nation, et à la scène de 1848, où semble se réaliser l’union entre l’héroïsme masculin et l’engagement sincère quoique subordonné des femmes. Dans la grande -mobilisation du « long Quarantotto » italien, les femmes ont pu paraître sur la scène publique au nom d’une « sainte croisade » bénie par le pape lui-même, qui, loin de mettre en discussion les rôles au sein de la famille, les transposait au contraire sur une scène plus vaste. Cet engagement subordonné des femmes est confirmé par un essai d’Angelica Zazzeri sur les journaux satiriques, qui a souligné combien l’image de la femme armée – certes présente, il suffit de penser au mois d’août à Bologne – était méprisée et ridiculisée par les patriotes : ils y voyaient le résultat regrettable d’un état de guerre qui avait brisé la vie pacifique des familles italiennes7.

Les femmes sur la scène du Risorgimento

8 L’approfondissement des représentations et des discours concernant la place du féminin dans la communauté nationale régénérée a permis aussi une réévaluation des formes concrètes d’engagement des femmes pendant les luttes du Risorgimento. La vieille figure de l’« héroïne », transmise par des catalogues et des ouvrages anciens8, a été remplacée par une reconstruction attentive aux modes d’action, à leurs temporalités et à leurs espaces, du privé au public, ainsi qu’à leurs limites. Le versant proprement politique a été plus particulièrement abordé par des travaux portant sur l’instruction, la philanthropie, les productions intellectuelles, la sociabilité et l’exil, lieux d’affirmation du sentiment d’appartenance à l’Italie du Risorgimento.

9 L’édition de sources par Simonetta Soldani en 20029 a permis d’aborder la question de la philanthropie à dimension patriotique. Cette période contemporaine du « printemps des peuples » vit apparaître un engagement valorisant à la fois les potentialités du maternage et celles de la citoyenneté : dans cette conjoncture très difficile prit corps une nouvelle sororité entre les Italiennes appelées d’un bout à l’autre de la péninsule à aider et secourir les soldats combattant contre l’Autriche. Les études récentes ont démontré que la correspondance entre les femmes « engagées » n’était pas une nouveauté absolue dans le paysage national; l’année 1848 a vu cependant s’institutionnaliser cette correspondance, sous la forme notamment de comités spécifiques fondés par des femmes dans un très grand nombre de villes. Cette mobilisation mit l’accent sur les impératifs de soin et d’assistance, typiques du discours

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sur la maternité moderne. D’autres formes de solidarité firent leur -apparition sans cependant déterminer de revendications strictement politiques. Il est vrai que l’identification avec la cause nationale, qui avait trouvé dans la bénédiction de Pie IX un formidable facteur d’agrégation, entra rapidement en crise. Soldani, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire du « printemps des peuples »10, a montré que la participation massive et tolérée de l’année 1848 avait été remplacée en 1849 par un engagement plus dispersé et individuel, souvent accusé d’inacceptable « irrégularité » 11.

10 L’année 1848 – ainsi que l’année 1860 – revient dans les pages que Gian Luca Fruci a consacrées à la mobilisation féminine au cours des plébiscites. Cette participation, visible en quantité et en qualité, a contribué à l’adhésion aux mots d’ordre de l’unification. Il s’agit d’une reconstruction précieuse pour saisir le degré de politisation atteint par nombre d’Italiennes qui, en 1860, ont adressé au nouveau souverain national des pétitions éloquentes, réaffirmant leur appartenance consciente au nouvel État. À l’occasion des plébiscites, la participation féminine aux luttes du Risorgimento a trouvé d’une certaine manière sa sublimation, synthèse efficace de l’engagement déployé tant dans la sphère publique que dans des zones intermédiaires entre public et privé.

11 L’historiographie récente a donc mis en valeur des formes collectives d’engagement, rompant avec l’ancienne célébration de la geste individuelle d’héroïnes isolées, dont les motivations profondes demeuraient obscures. Cette relecture des sources – notamment épistolaires – a également modifié le genre de l’écriture biographique, ainsi que le montrent les travaux consacrés à des figures centrales comme celles de Cristina Trivulzio di Belgiojoso et Bianca Milesi Mojon. Leurs parcours complexes ont été reconstruits, rendant justice à un engagement patriotique producteur de choix de vie déterminants12. Ces figures ont été placées au centre d’un univers patriotique certes divers, mais qui a toujours placé le travail intellectuel au cœur du militantisme national. Il ne s’agit plus d’« héroïnes » aux conduites irrégulières mais d’intellectuelles et de femmes politiques authentiques, au cœur de réseaux nés le plus souvent dans le contexte de l’exil. Trivulzio et Milesi ont ainsi suscité des travaux qui ont contribué à éclairer à la fois l’histoire publique des Italiennes avant l’affirmation du féminisme mais aussi celle des intellectuelles au cours du « long XIXe siècle » italien.

12 Cette histoire a bénéficié pendant la dernière décennie d’une importante quantité d’études et d’un intérêt renouvelé, au point que les écrits féminins ont été pris en compte aussi dans les reconstructions du binôme « Femmes et Risorgimento », qui n’étaient pas spécialement consacrées à la production intellectuelle. Les écrits privés comme les écrits publiés ont été considérés comme des textes susceptibles de lectures nouvelles, riches de mots clé de l’engagement féminin, et qui avaient rarement attiré l’attention de l’historiographie.

13 Des colloques importants ont été consacrés aux écrits du for privé, dont la publication a grandement contribué à orienter les recherches les plus récentes. À Milan s’est ainsi tenu un colloque très riche sur les correspondances privées de femmes et d’hommes, qui se sont révélées être des sources d’une valeur inestimable pour les recherches sur la vie domestique et politique des familles et des communautés13. À Naples, on a mis l’accent sur la valeur patriotique des correspondances féminines du XIXe siècle14. Les femmes du Risorgimento, à l’écriture prolifique, rendaient compte dans leur correspondance de l’imbrication entre leurs expériences familiales et les faits qui rythmaient la lente libération de la péninsule. Famille, enfants, lectures se partageaient

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l’espace d’écriture avec des références – empreintes d’affliction – aux affaires publiques et politiques de la nation, souvent vécues à travers la participation directe des hommes de la maison. Les correspondances ont mis en lumière un patrimoine de valeurs profondément assimilées et réélaborées par les femmes appartenant aux élites. Pour cette raison, la recherche dans les fonds épistolaires a été également utile à tous ceux qui travaillaient principalement sur les écrits publics des femmes.

14 De même, la production historiographique, objet de recherches en plein essor depuis les années 1990, ne peut être abordée sans tenir compte de la participation spécifique des femmes. Des études novatrices ont montré comment nombre d’Italiennes, en publiant des histoires du Risorgimento, ont pu indirectement participer au débat politique tout en mettant en exergue la contribution des membres de leurs familles à cette histoire15. Le couple Nation/Famille s’est ainsi déplacé du plan des représentations à celui des pratiques. De même, des recherches de grande envergure ont montré que les Italiennes ont continué au XXe siècle à privilégier l’histoire des batailles nationales, envisagées sous une forme de plus en plus scientifique et de moins en moins subjective, tout au moins tant que l’histoire du Risorgimento ne s’est pas institutionnalisée au point de pénaliser, à l’époque fasciste, la contribution propre aux femmes16.

15 Des recherches importantes ont aussi été menées sur le journalisme, et la manière dont nombre de femmes se sont mesurées avec l’écriture destinée à la presse, dirigeant parfois au premier chef de véritables entreprises culturelles. Le fruit le plus important de cette reconnaissance de l’engagement intellectuel – mais aussi patriotique – des femmes est la grande recherche systématique effectuée sur l’espace toscan17. Le cent cinquantième anniversaire de l’Unité a été l’occasion d’une recherche nouvelle et ample sur les femmes poètes, considérées comme le fer de lance de l’engagement intellectuel et patriotique des Italiennes. Elle a mis en évidence encore une fois comment le Risorgimento a pu alimenter l’écriture féminine sur des thèmes très forts, interprétés à la lumière de subjectivités différentes et offerts, avec des finalités éducatives explicites, à un public qui se voulait large et indifférencié18.

16 La recherche sur ces divers types d’écriture se devait de prendre en compte un corpus de connaissances – déjà en partie acquis – sur l’instruction des femmes. Thème intimement lié au Risorgimento, car le débat sur l’éducation des femmes a été un objet essentiel au cours des décennies centrales du XIXe siècle, il a permis d’éclairer les choix qui en 1859 ont déterminé les parcours de formation des Italiennes en instituant un système séparé, rétif aux ambitions intellectuelles et professionnelles des femmes. La loi Casati de 1859, qui prévoyait une instruction élémentaire différenciée pour les garçons et les filles, et attribuait à ces dernières comme unique école supérieure l’école normale destinée à former les institutrices, trouvait sa source dans les discours contemporains du premier XIXe siècle. Les pédagogues les plus importants avaient alors jugé nécessaire de différencier l’éducation de l’instruction, considérant que la première était une exigence prioritaire dans la formation des jeunes Italiennes. Mais la recherche a mis en lumière des parcours et des initiatives qui n’avaient pas été prévus par les pédagogues du Risorgimento : les femmes ont parfois pris l’initiative en tant que fondatrices et directrices d’instituts spécialisés d’instruction. Des femmes se sont affirmées en tant qu’institutrices bien au-delà des prévisions des élites dirigeantes; des femmes ont accédé, dès les années 1880, aux lycées publics, après qu’en 1875 le règlement Bonghi les eut admises à suivre des enseignements universitaires19.

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17 Dans l’Italie issue du Risorgimento, les Italiennes ont ainsi entamé une série de parcours de formation qui parfois – surtout pour les enseignantes – redoublaient une activité d’écriture de l’histoire nationale ou d’éducation civique à destination des générations nouvelles. Des femmes devinrent ainsi les tutrices de la mémoire du Risorgimento, même si elles furent nettement moins encouragées que leurs homologues masculins à parler en public, à l’occasion des fêtes publiques ou des anniversaires20.

18 Ce sont encore les écrits, surtout privés, qui ont permis d’éclairer la sociabilité féminine du XIXe siècle. Les lettres ont montré que les salons, lieux privilégiés de la présence féminine, étaient beaucoup plus que des occasions éphémères de rencontre et de conversation. Il y était certes question, comme on sait, de littérature et d’art, mais on y faisait aussi de la politique. Et la femme était la reine absolue de ces salons, ce qui invite à réfléchir aux dimensions nouvelles de son engagement – que les documents individuels peuvent permettre de cerner dans toute sa portée. L’historiographie italienne a abordé la question des salons tant par d’amples recherches collectives que par des monographies appuyées sur de riches sources primaires21. Des expériences de femmes ayant vécu dans toute son intensité la période du Risorgimento ont paru au grand jour : ces femmes ont souvent agi à la première personne dans le champ politique et intellectuel par la promotion d’actions de maternage en faveur de jeunes débutants et d’étrangers. Le salon d’Emilia Peruzzi, épouse de l’homme politique Ubaldino, s’est singularisé par l’activité tous azimuts de la maîtresse de maison dans le cadre du mouvement modéré pré et post-unitaire. Mais d’autres salons ont aussi mérité notre attention : très intéressants sont ceux tenus par des femmes étrangères, parfois intéressées aux faits du Risorgimento au travers de l’expérience d’amis, et qui ont contribué à diffuser dans la péninsule des valeurs culturelles spécifiques et des thèses sociales et politiques nouvelles22.

19 Ces dernières années, le thème de l’exil a attiré l’attention des historiens du Risorgimento grâce à plusieurs travaux qui ont, sous des angles différents, contribué à reconstruire les réseaux et l’action des exilés jusqu’à 186023. Des études avaient déjà identifié le monde de l’exil italien comme une occasion d’action multiforme pour les femmes. Une vue d’ensemble nous en a été donnée par Laura Guidi24. Elle a mis en lumière un partage sexué où les familles, loin de se désagréger à cause des mésaventures encourues par les patriotes, se recomposaient symboliquement en accordant aux femmes des charges importantes, comme la tutelle du patrimoine et des enfants. Un ensemble de réseaux a permis aux femmes de rencontrer d’autres cultures politiques et de suivre de près les vicissitudes internationales, accroissant leurs désillusions au lendemain de l’annexion de l’Italie du sud et de la lente mais irréversible apparition de la « question méridionale ».

20 Angela Russo a consacré en 2006 une monographie à une famille en exil, celle de Giuseppe Ricciardi25. En utilisant notamment des recueils de lettres échangées entre le patriote napolitain et ses deux sœurs, Russo a montré comment les femmes restées à la maison après la tempête du « long Quarantotto » se sont senties appelées à effectuer des nombreuses tâches et à garantir par leur présence même le maintien des liens familiaux. Au centre du volume campe une figure controversée, celle d’Elisabetta Ricciardi qui, sans partager les valeurs du mouvement libéral-national, a préservé par ses supplications le patrimoine de son frère et a participé par ses lettres à la vie de la

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famille de Giuseppe, jusqu’à intervenir sur le thème très délicat – d’autant plus dans le cadre d’un exil – de la formation de ses jeunes nièces.

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21 L’affirmation de l’approche culturaliste a contribué à nourrir les débats historiographiques en Italie, posant de nouvelles questions et soulignant les apports et faiblesses de ce qui a été défini comme la « nouvelle histoire du Risorgimento ». La recherche sur les textes et les représentations – en particulier la nouvelle approche des témoignages épistolaires – a marqué d’une manière indélébile l’historiographie des femmes et du genre en Italie. Plusieurs thèses de doctorat, parfois publiées, ont été consacrées à des figures de femmes du Risorgimento, en utilisant les archives privées et les interrogations proposées par l’approche culturaliste26. L’étude des représentations du féminin au milieu du XIXe siècle, parfois inscrite dans une temporalité plus longue à propos des allégories et des images du discours national, a connu des progrès incessants27. En somme, c’est un chantier encore ouvert que celui du couple « Femmes et Risorgimento », où des historiens confirmés et des jeunes chercheurs continuent d’apporter des éléments nouveaux et précieux. Concernant la méthodologie de la recherche, l’étude des sources épistolaires et, en contrepoint, des écritures publiques – à l’échelle individuelle ou régionale – donne une vision plus percutante des femmes « engagées » dans le processus de construction de l’État national. On a assisté, cette dernière décennie, à un élargissement quantitatif et qualitatif remarquable, concernant la portée et les modalités de l’engagement public et politique, mais aussi la correspondance entre les modèles « officiels » et les stratégies concrètes d’adaptation aux normes sociales.

22 Nous pouvons espérer, dans les prochaines années, d’autres renouvellements, prenant en compte la catégorie de « génération » dans les études sur le Risorgimento. En systématisant l’utilisation de cette catégorie, spécifiée en termes sociologiques, intellectuels et politiques, il sera peut-être possible d’échafauder des reconstructions d’ensemble, et d’éclairer ainsi le rapport entre le Risorgimento et l’apparition d’un féminisme politique moderne dans la péninsule au tournant du siècle.

NOTES

1. Alberto Mario Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Torino, Einaudi, 2000. 2. Alberto Mario Banti, L’onore della nazione. Identità sessuali e violenza nel nazionalismo europeo dal XVIII secolo alla grande guerra, Torino, Einaudi, 2005. 3. Roberto Bizzocchi, « Una nuova morale per la donna e la famiglia », in Alberto Mario Banti, Paul Ginsborg [dir.], Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007, p. 69-96. De Bizzocchi voir aussi Cicisbei : morale privata e identità nazionale in Italia, Roma-Bari, Laterza, 2008. 4. Sur la honte, cf. l’article de Silvana Patriarca dans la présente livraison. 5. Marina D’Amelia, La mamma, Bologna, il Mulino, 2005.

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6. Ilaria Porciani, « Disciplinamento nazionale e modelli domestici nel lungo Ottocento : Germania e Italia a confronto », in Alberto Mario Banti, Paul Ginsborg [dir.], Il Risorgimento, op. cit. , p. 97-125, p. 101. 7. Angelica Zazzeri, « Donne in armi : immagini e rappresentazioni nell’Italia del 1848-49 », Genesis, V (2006), 2, p. 165-188. 8. Les références les plus importantes pour qui voulait étudier la participation féminine au Risorgimento étaient des ouvrages tels que : Michele Rosi [dir.], Dizionario del Risorgimento nazionale : dalle origini a Roma capitale, Milano, Vallardi, 1930-1937 ; Francesco Orestano, Eroine, ispiratrici e donne di eccezione, Milano, Istituto editoriale italiano, 1 940. 9. Simonetta Soldani, « Italiane ! Appartenenza nazionale e cittadinanza negli scritti di donne dell’Ottocento », Genesis, I (2002), 1, p. 85-124 ; Simonetta Soldani, « Il Risorgimento delle donne », in Alberto Mario Banti et Paul Ginsborg [dir.], Il Risorgimento…, op. cit., p. 183-224. 10. Simonetta Soldani, « Donne della nazione. Presenze femminili nell’Italia del Quarantotto », Passato e presente, 46 (1999), p. 75-102. 11. Sur les femmes dans la République romaine, cf. Rosanna De Longis, « Tra sfera pubblica e difesa dell’onore : Donne nella Roma del 1849 », Roma moderna e contemporanea, IX (2001), 1-3, p. 263-284. 12. Maria Chiara Fugazza, Karoline Rörig [dir.], La prima donna d’Italia : Cristina Trivulzio di Belgiojoso tra politica e giornalismo, Milano, Angeli, 2010 ; Ginevra Conti Odorisio, Christina Giorgelli, Giuseppe Monsagrati [dir.], Cristina di Belgioioso : politica e cultura nell’Europa dell’Ottocento, Casoria, Loffredo, 2011 ; Arianna Arisi Rota, « Bianca Milesi Mojon », Dizionario biografico degli italiani, Roma, Istituto dell’Enciclopedia italiana, 2010, volume 74, ad vocem. 13. Maria Luisa Betri, Daniela Maldini Chiarito [dir.], Dolce dono graditissimo. La lettera privata dal Settecento al Novecento, Milano, Franco Angeli, 2000. 14. Laura Guidi [dir.], Scritture femminili e storia (sec. XIX-XX), Napoli, Clio Press, 2004. 15. Ilaria Porciani, « Les historiennes et le Risorgimento », Mélanges de l’Ecole française de Rome, 112, 2000, 1, p. 317-357 ; Cecilia Vignuzzi, « La storia come missione familiare : la vita e il racconto di Carolina Bonafede », in Ilaria Porciani [dir.], Famiglia e nazione nel lungo Ottocento italiano. Modelli, strategie, reti di relazioni, Roma, Viella, 2006, p. 161-187. 16. Maria Pia Casalena, Scritti storici di donne italiane. Bibliografia 1800-1945, Firenze, Olschki, 2003. 17. Silvia Franchini, Monica Pacini, Simonetta Soldani [dir.], Giornali di donne in Toscana : un catalogo, molte storie (1770-1945), Firenze, Olschki, 2007. 18. Maria Teresa Mori, Figlie d’Italia : poetesse patriote nel Risorgimento (1821-1861), Roma, Carocci, 2011. 19. Simonetta Soldani [dir.], L’educazione delle donne. Scuole femminili e modelli di vita nell’Italia dell’Ottocento, Milano, Franco Angeli, 1989 ; Rosanna Basso, Donne in provincia : percorsi di emancipazione attraverso la scuola nel Salento tra Otto e Novecento, Milano, Franco Angeli, 2000. 20. Ilaria Porciani, La festa della nazione. Rappresentazione della monarchia e spazi sociali nell’Italia unita, Bologna, il Mulino, 1997. 21. Maria Teresa Mori, Salotti. La sociabilità delle élite nell’Italia dell’Ottocento, Roma, Carocci, 2000 ; Maria Luisa Betri, Elena Brambilla [dir.], Salotti e ruolo femminile in Italia : tra fine Seicento e primo Novecento, Milano, Franco Angeli, 2004. 22. Daniela Luigia Caglioti, « Extraterritorialità, liberalismo e filantropia : i salotti delle straniere a Napoli nell’800 » in Maria Luisa Betri, Elena Brambilla [dir.], Salotti e ruolo femminile in Italia, Venezia, Marsilio, 2004, p. 365-380 ; Maria Chiara Mocali, Claudia Vitale [dir.], Cultura tedesca a Firenze. Scrittrici e artiste tra Otto e Novecento, Firenze, Le Lettere, 2005. 23. Maurizio Isabella, Risorgimento in exile : Italian émigrés and the liberal International in the post- Napoleonic era, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; Agostino Bistarelli, Gli esuli del Risorgimento, Bologna, il Mulino, 2011.

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24. Laura Guidi, « Donne e uomini del Sud sulle vie dell’esilio », in Alberto Mario Banti, Paul Ginsborg [dir.], Il Risorgimento…, op. cit., p. 225-252. 25. Angela Russo, Nel desiderio delle tue care nuove. Scritture private e relazioni di genere nell’Ottocento risorgimentale, Milano, Franco Angeli, 2006. 26. Cf. notamment Alessandra D’Alessandro, Vivere e rappresentare il Risorgimento : storia di Angelica Palli Bartolommei, scrittrice e patriota dell’Ottocento, Roma, Carocci, 2011. 27. Nicoletta Bazzano, Donna Italia : Storia di un’allegoria dall’antichità ai giorni nostri, Vicenza, Colla editore, 2011.

RÉSUMÉS

Depuis quinze ans l’historiographie italienne s’est intéressée au rôle des femmes dans le Risorgimento. Privilégiant tour à tour le milieu social, l’environnement politique et culturel, ces travaux ont permis de dessiner une présence et une participation féminines désormais au cœur d’une nouvelle image de la nation du long XIXe siècle liée à l’affirmation de la civilisation bourgeoise libérale dans la péninsule italienne. En élargissant ses enjeux à l’histoire de la famille, à celle des élites, à l’examen de la sociabilité et même à l’histoire des mouvements politiques, l’historiographie récente a montré qu’il était dès lors possible de réécrire certaines des pages importantes du Risorgimento dans la perspective d’une histoire du genre.

In the last fifteen years, the Italian historiography has long questioned the role of women during the Risorgimento. The research has in turn favored the social, political and cultural field, being able to reconstruct a picture of the presence and participation of Italian women and contributes strongly to both redefine the image of the nation in the long nineteenth century, and the ideal of liberal bourgeois civilization emerging in the Italian peninsula. The historiography has expanded to deal with issues of family history, history of elites, history of sociability, even in history of political movements, so that from the perspective of gender is possible to rewrite important pages of the history of the Italian Risorgimento.

Seit 15 Jahren interessiert sich die italienische Geschichtsschreibung für die Rolle der Frauen im Risorgimento. Diese Arbeiten konzentrierten sich entweder auf das soziale Milieu oder auf das politische und kulturelle Umfeld. Sie zeigen die Präsenz und Partizipation von Frauen im 19. Jahrhundert und tragen dazu bei, das Bild der Nation im 19. Jahrhundert wie auch das Ideal einer bürgerlich-liberalen Zivilisation auf der italienischen Halbinsel neu zu definieren. Indem die Fragestellung auf die Familien- und Elitengeschichte sowie auf die Untersuchung der Soziabilität und die politischen Bewegungen ausgedehnt wurde, hat die neuere Geschichtsschreibung gezeigt, dass einige wichtige Teile des Risorgimento mit einer Genderperspektive jetzt neu geschrieben werden können.

AUTEURS

MARIA PIA CASALENA Allocataire de recherches à l’Université de Bologne

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Les juifs italiens et le Risorgimento : un regard historiographique Italian Jews and Risorgimento: a historiographic glance Italienische Juden und das Risorgimento: ein historiographischer Blick

Tullia Catalan Traduction : Vincent Jolivet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Vincent Jolivet.

1 Jusqu’au début des années 1980, l’historiographie italienne n’avait pas prêté d’attention particulière à l’histoire des juifs italiens pendant le Risorgimento, en dépit de l’importance du débat relatif à leur émancipation pendant la Restauration, et des conséquences sur l’identité juive de la promulgation définitive, dans le royaume de Piémont-Sardaigne, des lois d’égalité civile et politique, au printemps-été 1848 (avec le Statut albertin)1. Engagés dans la reconstruction délicate, matérielle et psychologique, des comunautés juives frappées par les lois raciales de Mussolini en 1938 et par la Shoah, les juifs italiens ont préféré, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se tourner vers le futur en effaçant de la mémoire collective la conscience des fautes de la société italienne à leur égard2. Dans cette perspective, la période fasciste et le racisme antisémite ont été interprétés comme une parenthèse tragique, y compris par l’historiographie la plus aiguisée3, tandis que le XIXe siècle et le processus d’émancipation et d’intégration étaient considérés comme exempts de toute contradiction et de tout antisémitisme.

2 Ce schéma interprétatif et cette amnésie partielle ont longtemps pesé sur l’historiographie du monde juif italien au XIXe siècle. Nous nous efforcerons de montrer ici la lente mutation d’un regard, et le tournant historiographique observé autour des années 1990, caractérisé par la différenciation des groupes et des communautés face à

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la question du Risorgimento, et par l’analyse plus fine des modalités complexes d’intégration des juifs à l’État libéral unitaire.

De l’après-guerre aux années 1990 : la lente mutation d’un regard

3 Dans l’immédiat après-guerre, Renzo De Felice4 consacra de fortes contributions à la première émancipation juive pendant l’occupation française. D’autres études, postérieures, tendirent à ne pas accorder d’importance particulière aux réactions des juifs italiens à l’unification du pays, pré-supposant un parcours d’intégration rapide, indolore et serein au sein de la société libérale majoritaire, et proposant une interprétation aussi hagiographique que faiblement problématisée de cette période5. L’historiographie des années 1950-1960 survola rapidement la période du Risorgimento, se concentrant principalement sur les lois raciales de 19386, ou multiplia, à l’inverse, des travaux érudits sur la participation des juifs au Risorgimento, peu susceptibles d’éclairer les raisons des choix individuels et des réactions collectives face à des événements annonciateurs de transformations profondes, surtout sur le plan identitaire, pour l’ensemble de la communauté juive italienne7. La thèse, proposée en 1933 par Arnaldo Momigliano, d’une bonne intégration des juifs italiens à l’État libéral – à l’abri des attaques antisémites, à la différence de leurs coreligionnaires d’Europe – produisait encore ses effets8. Dominait l’idée d’un processus de « nationalisation parallèle » des juifs italiens, aux côtés de leurs concitoyens non juifs, pour construire le nouvel État unitaire.

4 L’historiographie récente a remis en question cette interprétation, en réaffirmant la nécessité de mieux contextualiser le texte de Momigliano9, et en opérant un double inflexion, sur la question de l’acquisition d’une identité nationale par les juifs et sur le rôle de l’antisémitisme dans l’Italie libérale10. Ferrara degli Uberti a ainsi proposé une critique du concept de « nationalisation parallèle », en montrant que si ce paradigme interprétatif est adapté aux élites bourgeoises et intellectuelles juives qui ont participé activement à l’affirmation du Risorgimento, il ne saurait être étendu sans distinction à toute la société juive de l’époque11. L’inscription territoriale des communautés juives italiennes au cours du Risorgimento doit aussi être prise en compte : leurs usages et leurs coutumes, au quotidien, n’étaient nullement homogènes, mais dépendants des influences culturelles et politiques de leurs espaces de vie, conduisant à une autoréférentialité des communautés. Ce constat contraste profondément avec la représentation édulcorée d’un monde juif italien monolithique, uni et prêt à combattre en bloc pour l’unification de la péninsule, dans un contexte de tolérance à son égard12.

5 Les premières manifestations d’un changement historiographique remontent au début des années 1980, en liaison avec une actualité internationale marquée par la réapparition sanglante de l’antisémitisme dans toute l’Europe, y compris en Italie13. Plusieurs historiens – pas seulement italiens14 – éprouvent alors le besoin de mieux comprendre les origines du rapport entre les juifs et l’État italien, et de saisir les racines de l’antisémitisme dans la péninsule. La réflexion sur l’histoire juive italienne du XIXe siècle se fonde cette fois sur une analyse du processus d’émancipation et de ses conséquences au cours du Risorgimento, et sur une attention nouvelle portée aux singularités sociales, économiques et religieuses propres aux différentes communautés15.

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6 Les nouvelles études sur le Risorgimento – telles celles de Lucy Riall – ont puissamment stimulé cette relecture de la participation juive, en soulignant que les principaux acteurs du mouvement étaient les élites, et non les masses, comme on le pensait jusqu’alors16. Les élites bourgeoises juives apportèrent une contribution importante à l’unification, en partageant avec la bourgeoisie libérale italienne ses objectifs, ses espoirs et ses idéaux. Pour la première fois était pris au sérieux le rapport dialectique entre les juifs et la société italienne au siècle de l’émancipation17, un rapport fait d’ombres et de lumières, marqué par de grands enthousiasmes et des collaborations réciproques, mais aussi par des heurts internes au monde juif entre laïcs partisans de l’émancipation, orthodoxes redoutant ses conséquences, et observateurs prudents de ses effets sur les institutions communautaires. Ces dernières, en effet, ont vu leur rôle traditionnel de représentation collective profondément bouleversé : avec l’acquisition de la citoyenneté intégrale, leur fonction séculaire de médiation face aux autorités s’est effacée au profit d’une individualité libre et autonome, ne recourant plus à la communauté d’appartenance pour communiquer avec l’État. Dans ce cadre complexe et dynamique, il faut également prendre en compte la composante non négligeable de l’antisémitisme, surtout présent dans les milieux cléricaux intransigeants et dans le périodique jésuite Civiltà Cattolica, publié à partir de 1850, mais aussi dans l’outillage mental des couches les moins cultivées de la population, comme en témoignent les différents épisodes d’intolérance qui ont suivi l’enthousiasme révolutionnaire de 1848, objets d’études récentes18. L’antisémitisme de l’époque libérale doit également encore être approfondi, même si certains chercheurs ont déjà abordé cette question fondamentale19. Il n’est sans doute pas fortuit de constater que la volonté d’approfondir l’histoire juive du Risorgimento coïncide, dans les années 1980-1990, avec la multiplication des études sur la Shoah, mettant pour la première fois en lumière la longue durée de l’antisémitisme dans la société italienne, créant ainsi une rupture, au moins sur les plans académique et scientifique, avec le « mythe du brave Italien »20.

7 Le tournant méthodologique et thématique des études sur le monde juif italien remonte à cette période, à l’initiative d’une nouvelle génération d’historiens qui sut tenir compte des impulsions de l’historiographie internationale. Depuis les années 1990, on observe une multiplication des études sur les juifs au XIXe siècle, qui, en abandonnant en partie l’analyse exclusivement politique, législative ou culturelle21, examine, au travers des méthodes de l’histoire sociale, des objets qui, jusque-là, étaient restés presque inexplorés, comme le rôle des juifs dans la construction de l’État italien – qui n’est plus considéré comme acquis, mais analysé au travers de l’histoire des individus, des communautés, des groupes familiaux, des courants culturels et politiques22. En définitive, les juifs sont désormais considérés non plus seulement comme les victimes des persécutions qui les frappaient, mais comme les acteurs de leur destin, conscients des changements en cours, et capables de donner d’eux-mêmes une nouvelle représentation, y compris dans un sens national23.

Les nouvelles recherches sur le Risorgimento : les juifs entre émancipation et nation

8 À partir des années 1990, cette nouvelle historiographie s’est principalement centrée sur les rapports entre les juifs et la société dominante, en adoptant un double regard susceptible de révéler les mécanismes internes aux diverses communautés juives, ainsi

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que les contradictions, les résistances de certains individus, les heurts entre leadership et rabbinat, la fuite en avant de nombreux jeunes face à l’émancipation, dans un contexte politique et social en mutation rapide24. Le débat sur l’émancipation, bien retracé par Gadi Luzzatto Voghera25, a entraîné une réflexion du monde juif sur le concept de « régénération », débattu pendant des décennies, dans sa double acception : d’une part, la régénération des usages et des coutumes demandée aux juifs par la société majoritaire, en contrepartie de l’égalité civile et politique26, de l’autre, la transformation endogène de l’identité juive, qui devient nationale durant le Risorgimento sans perdre cependant son cadre traditionnel27. Le vecteur d’accès à cette nouvelle condition de citoyen fut principalement le nouveau système d’éducation des jeunes et de rabbinat – certains rabbins italiens, au cours de ces décennies, ayant également contribué à la diffusion des idées du Risorgimento28.

9 D’autres recherches ont porté sur des moments singuliers du Risorgimento, comme la révolution de 1848, au cours de laquelle, pour la première fois, une élite restreinte de juifs italiens participa activement aux insurrections, tant par les armes que la plume29. Cette participation n’eut pourtant pas partout un caractère d’évidence30. Une étude comparée de la révolution de 1848 en Toscane et en Prusse permet de faire émerger de manière convaincante les moments de convergence et de divergence du phénomène révolutionnaire31; l’analyse rigoureuse du vocabulaire, propre au monde anglo-saxon, mais encore peu pratiquée en Italie, y circonscrit utilement la terminologie utilisée, en évitant ainsi le risque de glissements sémantiques32. Une autre catégorie à laquelle ces historiens ont eu recours est celle de génération politique, capable d’éclairer les modalités de la confrontation entre pères et fils, vieux et jeunes, caractérisant les rapports internes à de nombreuses communautés au cours des années 1850-186033.

10 Par ailleurs, l’historienne Barbara Armani, attentive à l’usage des catégories sociales, a finement reconstruit les termes du débat interne aux communautés juives, relativement au concept d’égalité et à ses conséquences pour l’identité : à travers l’histoire de familles singulières, et de leurs stratégies matriomoniales, c’est tout le réseau de relations sociales structurant la communauté juive de Florence au XIXe siècle, dont elle restitue le profil34. Ce fut précisément le réseau de relations élaboré au sein du monde économique qui permit à la bourgeoisie juive de dépasser les limites traditionnelles de la communauté, tout en restant unie à elle par des rapports traditionnels de confiance35. D’autres études ont relevé en revanche les réticences de certaines communautés juives à abandonner leurs coutumes locales et leurs menus privilèges, et à accepter la réorganisation et l’adaptation à la loi italienne, imposées par la nouvelle condition d’égalité36. Elles ont mis en exergue une diversité de réactions, en apparence contradictoires, mais révélant en fait les difficultés éprouvées à concilier un passé fait d’interdictions – passé parfois rassurant dans sa dimension collective, car inscrit dans les limites des communautés et de la commune de résidence – avec un présent susceptible d’offrir aux juifs italiens de nouveaux horizons de liberté dans tous les domaines, professionnels et civils.

11 Ces nouvelles recherches ont permis d’affiner la réflexion sur l’émancipation qui, sur le plan de la périodisation, doit être étendue à toute la période du Risorgimento, parce qu’elle a pesé sur le quotidien familial et la vie collective de toutes les communautés juives italiennes, ainsi que sur les différents rapports qui se créèrent alors entre la minorité religieuse juive et le nouvel État italien. Plusieurs études récentes ont en outre exploré les aspects les plus saillants du processus d’intégration dans la société italienne

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dominante, ainsi que les influences de ce rapport d’échange sur les plans social et culturel. Aborder la question de l’identité juive pose en effet problème dans la mesure où il n’y eut pas passage de l’identité traditionnelle à l’assimilation, mais où les stratégies mises en œuvre par les juifs italiens furent multiples, et n’aboutirent pas toutes aux mêmes résultats. Il faut mentionner ici les travaux Francesca Sofia consacrés à l’influence des thèmes bibliques dans nombre d’écrits politiques et les recherches relevant de ce qu’Alberto Mario Banti a défini comme le « canon du Risorgimento »37 qui démontrent qu’il existait en réalité de nombreux types de contaminations culturelles possibles – dont la plupart restent à étudier38.

12 En ce qui concerne l’histoire sociale, la recherche doit encore beaucoup progresser; on s’est peu penché, à ce jour, sur le phénomène des conversions et des mariages mixtes39, qui témoignent de changements importants intervenus dans le tissu social des communautés de la péninsule, et qui sont d’importants indicateurs pour comprendre la nature des rapports avec la société non juive. Le thème important de la philanthropie juive, lui aussi, n’a fait jusqu’à présent l’objet que de recherches partielles, qui ont cependant ouvert d’importantes perspectives de recherche qu’il faudrait approfondir à la lumière des conditions fréquentes d’indigence économique au sein de nombreuses communautés : celles-ci font entrevoir un tableau économique du monde juif italien très éloigné de l’image stéréotypée, trop répandue, d’un monde juif prospère, à l’abri de conflits sociaux internes40.

13 Comme le soulignait déjà Luzzatto Voghera41, nous disposons d’une histoire de la bourgeoisie juive, mais pas vraiment de celle des classes moins favorisées. Cet aspect a été bien mis en évidence aussi par Andrew Canepa42, qui a souligné que les juifs pauvres ont toujours été considérés par l’historiographie comme des objets, jamais comme des acteurs, tandis que la bourgeoisie juive de l’époque les considérait comme des sujets réfractaires à l’intégration, dans la mesure où ils craignaient de perdre l’assistance de leur communauté. Ceci reflète à mon sens l’exigence constante d’honneur éprouvée par la bourgeoisie juive italienne émergente, soucieuse de se légitimer aux yeux du monde non juif, mais aussi de se représenter en son propre sein selon une nouvelle image d’elle-même43.

14 Cette nouvelle étape historiographique a également fait place à l’histoire de la famille et aux études de genre44. Le rôle des femmes juives au cours de l’époque de l’émancipation a été bien illustré par le travail précurseur de Monica Miniati, qui a mis clairement en évidence le double processus d’émancipation engagé par les juives italiennes au cours du Risorgimento, ainsi que les nombreuses résistances qu’elles ont rencontrées dans leurs familles et dans leurs différentes communautés d’appartenance. Plusieurs expériences individuelles de femmes – ou propres à différentes communautés – figurent aussi dans le volume publié par Michele Luzzatti et Cristina Galasso45.

15 La nouvelle historiographie du Risorgimento, avec les travaux de Lucy Riall et d’Alberto Mario Banti, a également fécondé les études relatives à l’histoire culturelle des juifs au XIXe siècle, en relation à la construction de la nation46. La recherche de Carlotta Ferrara degli Uberti sur la presse juive italienne, surtout centrée sur la période qui a suivi l’Unification, s’insère dans cette veine historiographique, comblant une lacune importante47. Elle permet en effet de comprendre quelle image les juifs italiens donnèrent d’eux-mêmes, leurs sources d’inspiration et les influences culturelles qui s’exercèrent sur eux, et surtout comment il interprétèrent en leur sein le discours du patriotisme et de la nationalisation, en rapport avec la dimension familiale.

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16 Enfin, au cours de ces dernières années, l’étude du monde juif italien entre les XIXe et XXe siècles est devenue un objet pour l’historiographie internationale – avec des résultats parfois contrastés. Après les études bien documentées d’Ulrich Wyrwa, les excellents travaux de Lois Dubin sur les « port jews » de la Trieste des Habsbourg entre la fin du XVIIIe siècle et le début du siècle suivant 48, le récent volume d’Elizabeth Schächter sur les juifs italiens de 1848 à la Grande Guerre peut être considéré comme un bon point de départ pour entreprendre de nouvelles recherches, notamment à partir de la bibliographie à jour et soigneusement établie qu’il comporte49. En dépit de ces nouveaux axes de recherche, développés au cours de ces dernières années, et qui ont donné un nouvel élan à l’histoire du monde juif italien du XIXe siècle, on ne compte actuellement que peu de travaux sur les rapports noués au cours du Risorgimento entre les juifs et l’Église catholique – malgré des sources montrant, notamment, l’enthousiasme de certains juifs lors de l’accès de Pie IX au trône de Saint-Pierre50.

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17 Les inflexions historiographiques aperçues depuis l’après-guerre sont assez nettes : complexification du rapport entre juifs et Risorgimento, insistance sur les comportements différenciés des groupes sociaux et des communautés, réflexion sur les relations avec la société englobante et sur les stratégies multiples d’intégration nationale, influence du tournant culturel de l’historiographie du Risorgimento… Mais il convient de réaffirmer avec force la nécessité de continuer à affiner l’étude de ces relations, en multipliant les échelles d’analyse, celle de la communauté, mais aussi celle de la famille et celle de l’individu. Le croisement des documents privés (journaux intimes, mémoires, correspondances) avec ceux des communautés (lorsqu’ils existent) et des institutions non juives, devrait permettre une telle approche multiscalaire. On pourra ainsi établir une comparaison fine, qui fait aujourd’hui encore largement défaut, entre les multiples réalités vécues du monde juif de la péninsule italienne au XIXe siècle.

NOTES

1. L’ouvrage fondamental de Gadi Luzzatto Voghera, Il prezzo dell’eguaglianza. Il dibattito sull’emancipazione degli ebrei in Italia (1781-1848), Milano, Franco Angeli, 1997, retrace les différents aspects du débat italien sur l’émancipation des juifs. 2. Guri Schwarz, Ritrovare se stessi. Gli ebrei nell’Italia postfascista, Roma-Bari, Laterza, 2004. 3. Cf. Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, Torino, Einaudi, 1972 (1re édition 1961). Michele Sarfatti a réalisé ces dernières années une relecture importante et constructive des thèses de De Felice, et démontré de manière convaincante que la politique raciste du fascisme ne devait pas être considérée comme une parenthèse dans l’histoire italienne, mais comme l’aboutissement de thèses antisémites développées antérieurement : Michele Sarfatti, Gli ebrei nell’Italia fascista. Vicende, identità, persecuzione, Torino, Einaudi, 2000. Cf. également Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Paris, Perrin, 2007.

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4. Cf. Renzo De Felice, « Gli ebrei nella Repubblica Romana del 1798-1799 », Rassegna Storica del Risorgimento, n° 3, 1953, p. 327-356 ; Renzo De Felice, « Per una storia del problema ebraico in Italia alla fine del XVIII secolo e all’inizio del XIX. La prima emancipazione (1792-1814) », Movimento Operaio, n° 5, 1955, p. 681-727. 5. Cf. Attilio Milano, Storia degli ebrei in Italia, Torino, Einaudi, 1963, p. 358-391 ; Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani…, op. cit., p. 14-26 ; Arnaldo Momigliano, « Gli Ebrei d’Italia », in Pagine Ebraiche, introduzione di Silvia Berti, Torino, Einaudi, 1987, p. 129-142. 6. Cf. Gino Bedarida, Ebrei d’Italia, Livorno, Tirrena, 1950. Le volume de Gina Formiggini, Stella d’Italia stella di David. Gli ebrei dal Risorgimento alla Resistenza, Milano, Mursia, 1998 [1970], p. 15-39, ne consacre par exemple que son premier chapitre au Risorgimento, en se limitant à donner à son lecteur une liste de faits et de noms, sans analyser les mécanismes et les raisons qui poussèrent de nombreux juifs de la péninsule à adhérer volontairement aux insurrections. La présentation de la participation des juifs au Risorgimento est tout aussi didactique dans le volume de Salvatore Foa, Gli ebrei nel Risorgimento italiano, Assisi-Roma, Carucci, 1978 [1931], même si l’ouvrage représente encore aujourd’hui un point de départ important, compte tenu des nombreuses références à des juifs impliqués dans les mouvements de défense des Républiques de Venise et de Rome au cours des guerres d’indépendance, ainsi que dans les campagnes de Garibaldi. 7. L’article de Bruno Di Porto, est utile à cet égard du fait du grand nombre de données qu’il renferme, et du travail bibliographique effectué par l’auteur : « Gli ebrei nel Risorgimento », Nuova Antologia, octobre-décembre 1980, p. 256-272. Cf. aussi Bruno Di Porto, « L’approdo al crogiuolo risorgimentale », Rassegna Mensile di Israel, nos 9, 10, 11, 12, 1984, p. 803-862. Pour un premier bilan de l’historiographie, Mario Toscano, « Gli ebrei in Italia dall’emancipazione alle persecuzioni », Storia Contemporanea, n° 5, 1986, p. 905-954. 8. Cf. Arnaldo Momigliano, « Recensione a Cecil Roth, Gli Ebrei in Venezia (1933) » in Arnaldo Momigliano, Pagine Ebraiche…, op. cit., p. 237-239. 9. Nombre d’historiens italiens se sont penchés récemment sur l’analyse du court texte de Momigliano. Francesca Sofia, (« Su assimilazione e autocoscienza ebraica nell’Italia liberale », Il Pensiero Politico, XXIV, n° 3, 1991, p. 343-357), tout en reconnaissant l’exigence d’une réflexion plus approfondie sur cette question, valorise la contribution du célèbre antiquisant, tout en discutant l’interprétation donnée par Antonio Gramsci, qui s’est fondé sur le texte de Momigliano pour soutenir l’absence d’antisémitisme dans la culture libérale italienne (Antonio Gramsci, Il Risorgimento, Torino, Einaudi 1949, p. 166-168). Andrew M. Canepa (‘Emancipation and Jewish Response in Mid-Nineteenth-Century Italy’, European History Quarterly, tome 16, 1986, p. 403-439), se prononce également en faveur d’une révision des thèses de Gramsci. Cf. également Guri Schwarz, « A proposito di una vivace stagione storiografica : letture dell’emancipazione ebraica negli ultimi vent’anni », Memoria e Ricerca, n° 19, mai-août 2005, p. 162-164 ; Mario Toscano, « Risorgimento ed ebrei : alcune riflessioni sulla “nazionalizzazione parallela” », in Micaela Procaccia, Mario Toscano [dir.], Risorgimento e minoranze religiose, Rassegna Mensile di Israel, n° 1, 1998, p. 59-86. Enfin, pour mieux comprendre la personnalité de Momigliano, on se reportera à Simon Levis Sullam, « Arnaldo Momigliano e la “nazionalizzazione parallela” : autobiografia, religione, storia », Passato e Presente, n° 70, 2007, p. 59-82. 10. L’article posthume d’Emanuele Artom, « Per una storia degli ebrei nel Risorgimento », Rassegna Storica Toscana, 1978, p. 137-144, était à cet égard précurseur. 11. Carlotta Ferrara degli Uberti, « La difficile nazionalizzazione degli ebrei italiani », Storica, IX, nos 25-26, p. 215-216. 12. Cf. Gadi Luzzatto Voghera, « Aspetti della cultura ebraica in Italia nel secolo XIX », in Corrado Vivanti [dir.], Storia d’Italia. Annali 11. Gli ebrei in Italia, Torino, Einaudi, 1997, 2 tomes, tome 2, p. 1211-1241. Cet auteur a mené des réflexions importantes sur la dimension régionale du monde juif italien.

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13. Guri Schwarz, « A proposito… », loc. cit., p. 159 ; Carlotta Ferrara degli Uberti, « La difficile nazionalizzazione… », loc. cit., p. 209-211. 14. Cf. Andrew M. Canepa, « Emancipation… », loc. cit. ; Andrew M. Canepa, « L’atteggiamento degli ebrei italiani davanti alla loro seconda emancipazione : premesse e analisi », Rassegna Mensile di Israel, tome XXXVII, n° 11, novembre 1977, p. 419-436 ; Andrew M. Canepa, « Considerazioni sulla seconda emancipazione e le sue conseguenze », Rassegna Mensile di Israel, tome XLVI, nos 1, 2, 3, 1981, p. 45-89 ; Marino Berengo, « Gli ebrei veneti nelle inchieste austriache della Restaurazione », Michael, tome 1, Tel Aviv, 1972, p. 9-37. Cf. aussi Tullia Catalan, « Il 1848 e l’ebraismo italiano nei territori asburgici », in Stefano Petrungaro [dir.], Fratelli di chi. Libertà, uguaglianza e guerra nel Quarantotto asburgico, Santa Maria Capua Vetere, Edizioni Spartaco, 2008, p. 58-74 ; Gadi Luzzatto Voghera, « Gli ebrei », in Mario Isnenghi et Stuart J. Woolf [dir.], Storia di Venezia. L’Ottocento e il Novecento, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 2002, p. 619-648 ; Ester Capuzzo, Gli ebrei italiani dal Risorgimento alla scelta sionista, Firenze, Le Monnier, 2004, p. 51-78. 15. Le premier pas en ce sens a été fait dans Ebrei in Italia, Quaderni Storici, n° 53, 1983, dirigé par Michele Luzzatti et Sofia Boesch Gajano. Cf. la belle synthèse de Guri Schwarz, « A proposito… », loc. cit., en particulier p. 159-161. David Bidussa, « Gli ebrei in Italia in età moderna e contemporanea. Considerazioni per una storia ancora da scrivere », Bailamme, nos 15-16, 1994, p. 242-264, formule des considérations méthodologiques et thématiques qui sont également utiles. On trouvera une bibliographie complète des études jusqu’aux années 1990 dans Paolo Bernardini, « The Jews in Nineteenth-Century Italy : towards a Reappraisal », Journal of Modern Italian Studies, n° 2, 1996, p. 292-310. 16. On doit à Paolo Bernardini le premier bilan sérieux de la contribution apportée par l’historiographie internationale aux études sur le monde juif italien : Idem, p. 294-295. En ce qui concerne Lucy Riall, je me réfère à The Italian Risorgimento : State, Society and National Unification, Londres/New York, Routledge, 1994. 17. Je partage la thèse d’Anna Foa, qui suggère de caractériser le XIXe siècle par le paradigme de l’émancipation dans la lignée des résultats obtenus par l’historiographie internationale : Anna Foa, « Il mito dell’assimilazione. La storiografia sull’Emancipazione degli ebrei italiani : prospettive e condizionamenti », Storia e Problemi Contemporanei, n° 45, mai 2007, p. 17-29. Cf. Jacob Katz (ed.), Toward Modernity : the European Jewish Model, NewBrunswick/Oxford, Transaction Books, 1987 ; Jacob Katz et Pierre Birnbaum, Ira Katznelson (eds), Paths of Emancipation : Jews, State and Citizenship, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; Todd M. Endelman, Comparing Jewish Societies, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1997 ; Jonathan Frankel et Steven J. Zipperstein (eds), Assimilation and Community : the Jews in Nineteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 18. Cf. Tullia Catalan, « L’organizzazione delle comunità ebraiche italiane dall’Unità alla prima guerra mondiale », in Corrado Vivanti [dir.], Storia d’Italia, Annali 11…, op. cit., p. 1245-1292 ; - Carlotta Ferrara degli Uberti, « Libertà di coscienza e modelli di cittadinanza nell’Italia liberale. Ebrei e comunità ebraiche nel rapporto con le istituzioni statali », Società e Storia, n° 118, 2007, p. 765-790 ; Ester Capuzzo, Gli ebrei nella società italiana. Comunità e istituzioni tra Ottocento e Novecento, Roma, Carocci, 1999. Il convient de mentionner l’étude de Valerio De Cesaris, Pro Judaeis. Il filogiudaismo cattolico in Italia (1789-1938), Milano, Guerini e Associati, 2006 sur le philo- judaïsme des catholiques, mais il manque encore une synthèse sur l’antisémitisme catholique durant le Risorgimento. Cf. toutefois Giovanni Miccoli, « Santa Sede, questione ebraica e antisemitismo fra Otto e Novecento », in Corrado Vivanti [dir.], Storia d’Italia, Annali 11…, op. cit., p. 1371-1574 ; Ruggero Taradel et Barbara Raggi, La segregazione amichevole. La Civiltà Cattolica e la questione ebraica 1850-1945, Rome, Editori Riuniti, 2000 ; Catherine Brice et Giovanni Miccoli [dir.], Les racines chrétiennes de l’antisémitisme politique, Rome, École Française de Rome, 2003 ; Marco Dolermo, La costruzione dell’odio. Ebrei, contadini e diocesi di Acqui dall’istituzione del ghetto del 1731 alle violenze del 1799 e del 1848, Torino, Zamorani, 2005 ; Ester Capuzzo, « Gli ebrei e la Repubblica

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Romana », Rassegna Storica del Risorgimento, n° 4, 1999, p. 267-286 ; Alessandro Novellini, « “Perseguitar li ebrei a morte” : i tumulti contro il ghetto di Mantova nella prima metà dell’Ottocento », Storia in Lombardia, XXII, n° 1, 2002, p. 75-95 ; Ulrich Wyrwa, Juden in der Toskana und in Preußen im Vergleich. Aufklärung und Emanzipation in Florenz, Livorno, Berlin und Königsberg i. Pr., tome 67, Tübingen, Verlag Mohr Siebeck, 2003. 19. Bernardini lui-même invitait au terme de son essai à ouvrir dans cette direction de nouvelles perspectives de recherche : ‘The Jews…’, loc. cit, p. 300. Sur ce thème, voir le travail précurseur d’Andrew M. Canepa, « Emancipazione, integrazione e antisemitismo liberale : il caso Pasqualigo », Comunità, n° 29, 1975, p. 166-203 ; et plus récemment Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo in Italia. Dal 1848 alla guerra dei sei giorni, Milano, Franco Angeli, 2003 ; Ilaria Pavan, « L’impossibile rigenerazione. Ostilità antiebraiche nell’Italia liberale (1873–1913) », Storia e problemi contemporanei, XX, n° 50, 2008, p. 34-67. 20. Cf. Guri Schwarz, « A proposito… », loc. cit., p. 161. David Bidussa, dans Il mito del bravo italiano, Milano, Il Saggiatore, 1994, a consacré des pages importantes à cette question. 21. Anna Foa, « Il mito dell’assimilazione… », loc. cit., p. 26, formule à cet égard des critiques importantes. Cf. l’essai de Sergio Della Peruta, « Gli ebrei nel Risorgimento fra interdizioni ed emancipazione », in Corrado Vivanti [dir.], Storia d’Italia, Annali 11…, op. cit., p. 1133-1167, ainsi que toute la vaste production d’Ester Capuzzo, Gli ebrei italiani dal Risorgimento…, op. cit. ; Gli ebrei nella società italiana…, op. cit., extrêmement utile en raison de la grande masse d’informations qu’elle renferme et de la richesse de sa bibliographie. 22. Parmi les premiers travaux importants à s’inscrire dans ce sillage, mentionnons Michele Luzzatti [dir.], Ebrei di Livorno tra due censimenti (1841-1938). Memoria familiare e identità, Livorno, Belforte, 1990. Cf. aussi Paolo Bernardini, La sfida dell’uguaglianza. Gli ebrei a Mantova nell’età della Rivoluzione francese, Roma, Bulzoni, 1996 ; Germano Maifreda, Gli ebrei e l’economia Milanoese. L’Ottocento, Milano, Franco Angeli, 2000 ; Tullia Catalan, La Comunità ebraica di Trieste (1781-1914). Politica, società e cultura, Trieste, Lint, 2000 ; Barbara Armani et Guri Schwarz [dir.], Ebrei borghesi. Identità familiare, solidarietà e affari nell’età dell’emancipazione, Quaderni Storici, 114, n° 3, 2003 ; Barbara Armani, Il confine invisibile. L’élite ebraica di Firenze 1840-1914, Milano, Franco Angeli, 2006 ; Carlotta Ferrara degli Uberti, La « Nazione ebrea » di Livorno dai privilegi all’emancipazione (1815-1860), Firenze, Le Monnier, 2007. 23. Carlotta Ferrara degli Uberti, « La difficile nazionalizzazione… », loc. cit., p. 209. 24. Cf. Giorgina Arian Levi et Giulio Disegni, Fuori dal ghetto. Il 1848 degli ebrei, Roma, Editori Riuniti, 1998 ; Tullia Catalan, La Comunità ebraica di Trieste…, op. cit. ; Paolo Bernardini La sfida dell’uguaglianza…, op. cit. ; Carlotta Ferrara degli Uberti, La « Nazione ebrea » di Livorno…, op. cit. 25. Gadi Luzzatto Voghera, Il prezzo dell’eguaglianza…, op. cit. 26. Ibidem ; Sergio Luzzatto, « Il bacio di Grégoire. La “rigenerazione” degli ebrei nella Francia del 1789 », Studi Settecenteschi, n° 17, 1997, p. 265-286 ; Maria Grazia Meriggi, « Le comunità ebraiche nella Rivoluzione francese : una rilettura delle tesi dell’abate Grégoire », La Rassegna Mensile di Israel, n° 1, 2000, p. 7-46. Paolo Bernardini s’est intéressé au concept complexe, et à mon avis difficile à manier, de régénération : « Degenerazione e rigenerazione. Note per la rilettura dell’ Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs di Baptiste-Henri Grégoire (1788) », www.ildomenicale.it/pdf/Degenerazione_e_rigenerazione/pdf. 27. Sur cet autre aspect de la régénération, je me permets de renvoyer à Tullia Catalan, « La « primavera degli ebrei ». Ebrei italiani del Litorale e del Lombardo Veneto nel 1848-1849 », Zakhor, n° 6, 2003, p. 35-66. 28. Sur le rôle du rabbinat au cours du Risorgimento, cf. Gadi Luzzatto Voghera, « I rabbini in età moderna e contemporanea », in David Bidussa [dir.], Le religioni e il mondo moderno. Ebraismo, Torino, Einaudi 2008, p. 532-556 ; Maddalena Del Bianco Cotrozzi, Il Collegio Rabbinico di Padova : Un’istituzione religiosa dell’ebraismo sulla via dell’emancipazione, Florence, Olschki, 1995 ; Gadi Luzzatto Voghera, Rabbini, Roma-Bari, Laterza, 2011, p. 64-96.

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29. Cf. Tullia Catalan, « La “primavera degli ebrei”… », loc. cit. ; Tullia Catalan, (‘Italian Jews and the 1848-49 Revolutions : patriotism and multiple identities’, in Silvana Patriarca et Lucy Riall (eds), The Risorgimento Reviseted. Nationalism and Culture in Nineteenth-Century Italy, Houndsmills/ Basingstoke/Hampshire/New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 214-231 ; Carlotta Ferrara degli Uberti, « La questione dell’emancipazione ebraica nel biennio 1847-1848 : note sul caso livornese », Zakhor, n° 6, 2003, p. 67-91 ; Francesca Sofia, « Gli ebrei risorgimentali fra tradizione biblica, libera muratoria e nazione », in Gian Mario Cazzaniga [dir.], Storia d’Italia. Annali 21. La Massoneria, Torino, Einaudi, p. 244-265. 30. Cf. Tullia Catalan, « Ebrei triestini fra ribellione e lealismo all’Austria nel 1848-1849 », in Liliana Ferrari [dir.], Studi in onore di Giovanni Miccoli, Trieste, Edizioni Università di Trieste, p. 229-247 ; Paolo Bernardini, La sfida dell’uguaglianza…, op. cit. 31. Cf. Ulrich Wyrwa, Juden in der Toskana…, op. cit. ; Ulrich Wyrwa, ‘Jewish experiences in the Italian Risorgimento : political practice and national emotions of Florentine and Leghorn Jewry (1849-1860)’, Journal of Modern Italian Studies, 8, n° 1, 2003, p. 16-35. 32. Ulrich Wyrwa, Juden in der Toskana…, op. cit. Deux autres chercheurs ont utilisé l’histoire comparée, toujours pour confronter les cas allemand et italien, en prenant comme objet d’enquête les conséquences et les déclinaisons de l’émancipation dans ces deux pays : Francesca Sofia et Mario Toscano [dir.], Stato nazionale ed emancipazione ebraica, Roma, Bonacci, 1992 ; Mario Toscano [dir.], Integrazione e identità. L’esperienza ebraica in Germania e Italia dall’illuminismo al fascismo, Milano, Franco Angeli, 1998 ; Mario Toscano, « Integrazione nazionale e identità ebraica. Francia, Germania, Italia (1870-1918) », in David Bidussa [dir.], Le religioni…, op. cit., p. 145-170. Pour l’analyse du langage et les ambiguïtés de certains termes, cf. Anna Foa, « Il mito dell’assimilazione… », loc. cit., p. 19. 33. Cf. Tullia Catalan, « La « primavera degli ebrei »… », loc. cit. ; Tullia Catalan, « Italian Jews… », loc. cit. 34. Cf. Barbara Armani, Il confine invisibile…, op. cit. Guri Schwarz et Barbara Armani ont récemment dirigé un volume consacré aux bourgeois juifs : Barbara Armani et Guri Schwarz [dir.], Ebrei borghesi…, op. cit. Sur les stratégies matrimoniales, cf. Luisa Levi D’Ancona, “Mediation and marriage strategies in the 19th century Jewish European middle class. Case studies in England, France and Italy”, in Bruno Wanrooij [dir.], La mediazione matrimoniale. Il terzo (in)comodo in Europa fra Otto e Novecento, Fiesole-Roma, Georgetown University, dizioni di Storia e Letteratura, 2004, p. 105-126 ; Tullia Catalan, « Mediazioni matrimoniali nell’ebraismo triestino nel corso dell’Ottocento », in Bruno Wanrooij [dir.], La mediazione matrimoniale…, op. cit., p. 127-156. 35. Germano Maifreda, Gli ebrei e l’economia Milanoese…, op. cit. 36. Tullia Catalan, « L’organizzazione delle comunità ebraiche italiane… », loc. cit. ; Carlotta Ferrara degli Uberti, « Libertà di coscienza e modelli di cittadinanza… », loc. cit. 37. Cf. Alberto Mario Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Torino, Einaudi, 2000 ; Alberto Mario Banti et Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia. Annali 22. Il Risorgimento, Torino, Einaudi 2007 ; Francesca Sofia, « Le fonti bibliche nel primato italiano di Vincenzo Gioberti », Società e Storia, 106, 2004, p. 747-762 ; Francesca Sofia, « Ebrei e Risorgimento : appunti per una ricerca », in Gian Paolo Romagnani [dir.], La Bibbia, la coccarda e il tricolore. I valdesi fra due Emancipazioni 1789-1848, Torino, Claudiana, 2001, p. 349-368. 38. Il n’existe à ce jour aucune histoire culturelle des juifs italiens au cours du Risorgimento, à l’exception du beau volume de Cristina Facchini consacré à la figure fascinante de David Castelli (David Castelli : ebraismo e scienze delle religioni tra Otto e Novecento, Brescia, Morcelliana 2005) et du récent livre de Carlotta Ferrara degli Uberti (Fare gli ebrei italiani. Autorappresentazioni di una minoranza (1861-1918), Bologna, Il Mulino, 2011). 39. Cf. Ilaria Pavan, « Ebrei in affari tra realtà e pregiudizio. Paradigmi storiografici e percorsi di ricerca dall’Unità alle leggi razziali », Quaderni Storici, n° 3, dicembre 2003, p. 776–821 ; Tullia

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Catalan, La Comunità ebraica di Trieste…, op. cit., p. 197-220 ; Chiara Foà, Gli ebrei e i matrimoni misti. L’esogamia nella comunità torinese (1866-1898), Torino, Zamorani, 2001 ; Barbara Armani, Il confine invisibile…, op. cit., p. 289-307 ; Luciano Allegra, « Modelli di conversione », Quaderni Storici, n° 3, 1991, p. 901-915 ; Marina Caffiero, Battesimi forzati. Storie di ebrei, cristiani e convertiti nella Roma dei Papi, Roma, Viella, 2004. 40. Cf. Luisa Levi d’Ancona, « “Notabili e dame” nella filantropia ebraica ottocentesca : casi di studio in Francia, Italia e Inghilterra », Quaderni Storici, n° 3, dicembre 2003, p. 741-776 ; Tullia Catalan, La Comunità ebraica di Trieste…, op. cit., p. 127-146. 41. Gadi Luzzatto Voghera, Il prezzo dell’eguaglianza…, op. cit., p. 17-18. 42. Cf. Andrew M. Canepa, “Emancipation and Jewish Response…”, loc. cit., p. 417. Je ne partage pas l’opinion de cet auteur lorsqu’il attribue (p. 418) cet intérêt pour l’amélioration des conditions matérielles des classes les plus pauvres aux pressions des chrétiens. 43. Sur le concept d’honneur (« decoro »), cf.Tullia Catalan, La Comunità ebraica di Trieste…, op. cit, p. 112-116. 44. Sur la famille cf. Tullia Catalan, « I Morpurgo di Trieste. Una famiglia ebraica fra emancipazione ed integrazione (1848-1915) », in Filippo Mazzonis [dir.], Percorsi e modelli familiari in Italia tra ‘700 e ‘900, Roma, Bulzoni 1996, p. 165-186 ; Barbara Armani, Il confine invisibile…, op. cit. ; Luisa Levi d’Ancona, « Famiglie ebree borghesi dell’Ottocento europeo : tre casi di studio », Passato e Presente, n° 57, 2002 ; Carlotta Ferrara degli Uberti, « Fare gli ebrei italiani : modelli di genere e integrazione nazionale », in Ilaria Porciani [dir.], Famiglia e nazione nel lungo Ottocento italiano. Modelli, strategie, reti di relazioni, Roma, Viella, 2006, p. 217-242. 45. Cf. Monica Miniati, Les “Emancipées”. Les femmes juives italiennes aux XIXe et XX e siècles (1848-1924), Paris, Honoré Champion, 2003 ; Cristina Galasso et Michele Luzzati [dir.], Donne nella storia degli ebrei d’Italia. Atti del IX Convegno internazionale « Italia Judaica », Firenze, La Giuntina, 2007. 46. Cf. Guri Schwarz, « A proposito di una vivace stagione… », loc. cit., p. 166-167. 47. Cf. Carlotta Ferrara degli Uberti, Fare gli ebrei italiani…, op. cit. Ce volume prend place aux côtés de la seule véritable synthèse consacrée à l’ensemble de la presse juive italienne : Attilio Milano, « Un secolo di stampa periodica ebraica in Italia », in Studi in onore di Dante Lattes, Rassegna Mensile di Israel, nos 7-9, 1938, p. 96-136. 48. Cf. Ulrich Wyrwa, Juden in der Toskana…, op. cit. ; Lois C. Dubin, The Port Jews of Habsburg Trieste. Absolutist Politics and Enlightenment Culture, Stanford, Stanford University Press, 1999. 49. Elizabeth Schächter, The Jews of Italy 1848-1915. Between Tradition and Transformation, London/ Portland, Valentine Mitchell, 2010. 50. Gadi Luzzatto Voghera, Il prezzo dell’eguaglianza…, op. cit., p. 89-112. Une exception à cet égard : l’abondante production historiographique relative à la célèbre affaire Mortara, l’enlèvement par l’Église d’un enfant juif à Bologne, parce qu’il avait été baptisé secrètement par sa nourrice chrétienne – David I. Kertzer en a proposé une reconstruction : Prigioniero del papa re, Milano, Rizzoli, 1997. Cf. aussi Vittorio Messori, Io, il bambino ebreo rapito da Pio IX, Milano, Mondadori, 2005. Le volume consacré aux origines chrétiennes de l’antisémitisme comporte différentes contributions intéressantes à cet égard : cf. Giovanni Miccoli et Catherine Brice [dir.], Les racines chrétiennes…, op. cit.

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RÉSUMÉS

Cet article est centré sur l’historiographie de la participation des juifs au Risorgimento. Il a pour ambition de proposer l’état des lieux actuel en éclairant les thèmes déjà couverts et les pistes encore à parcourir. La première partie envisage la production historiographique des années 1960 aux années 1990. Durant cette période, l’histoire italienne des juifs du XIXe siècle suscitait peu d’intérêt, ce qui primait alors était la reconstruction des dynamiques ayant conduit aux lois raciales italiennes et à la Shoah. Dans la deuxième partie, on observe le glissement qui a permis dans les années 1990 le développement d’un nouveau chapitre de cette historiographie. Stimulée par la récente historiographie du Risorgimento, une nouvelle génération d’historiens s’est confrontée à des questions importantes et jusqu’alors inexplorées pour examiner la variété des trajectoires des juifs italiens au XIXe siècle, reconstituant ainsi la parabole interne et externe spécifique à ces communautés juives durant l’ère de leur émancipation.

This essay focuses on the historiography of Italian Jewish participation in the Risorgimento. It aims to provide an updated view on the ongoing research, and to illustrate the themes that have been analyzed up to now and those still waiting to be studied. In the first part, historiographic production from the Sixties to the Nineties has been explored. It was a period during which there was a lack of interest on the part of historians to study Italian Jewish history of the 19th Century, because their priority was to reconstruct the dynamics that lead to the Italian racial laws and to the Shoah. In the second part the shift that happened during the Nineties, that marked the beginning of a new chapter has been analyzed. Thanks to the stimulus created by recent historiography on the Risorgimento, a new generation of historians has examined the various aspects of the events of Italian Jews’ during the Nineteenth century, delving into important and unexplored matters, regarding the inner and external paths of the Italian Jewish Communities during the era of emancipation.

Dieser Artikel nimmt die Geschichtsschreibung der Beteiligung italienischer Juden am Risorgimento in den Blick. Er möchte einen erneuerten Blick aúf die laufende Forschung werfen und sowohl die Themen aufzeigen, die bisher analysiert wurden, wie auch diejenigen, die auf Bearbeitung warten. Im ersten Teil wird die Geschichtsschreibung der 1960er bis 1990er Jahre untersucht. Während dieser Zeit gab es ein Desinteresse an jüdisch-italienischer Geschichte des 19. Jahrhunderts, da die Prioritäten auf der Rekonstruktion der Dynamiken lag, die zu den italienischen Rassegesetzen und zur Schoah geführt haben. Im zweiten Teil wird der Wandel analysiert, der während der 1990er Jahre einsetzte und der den Beginn eines neuen Kapitels markierte. Dank der Anregungen der jüngsten Geschichtsschreibung des Risorgimento untersucht eine neue Generation von Historikern die vielseitigen Aspekte der italienisch- jüdischen Geschichte des 19. Jahrhunderts, vertieft sich in wichtige unbearbeitete Themen und betrachtet die inneren und äußeren Wege der italienisch-jüdischen Gemeinschaft während der Emanzipationsjahre.

AUTEURS

TULLIA CATALAN Maîtresse de conférences à l’Université de Trieste

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L’historiographie catholique face au Risorgimento Catholic historiography of the Risorgimento Die katholische Geschichtsschreibung über das Risorgimento

Daniele Menozzi Traduction : Marie-Amélie Bardinet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Marie-Amélie Bardinet

1 1. Au début du mois d’avril 1961, le Secrétariat d’État du Vatican demandait à la Présidence du Conseil de l’État italien, assez étonnée, d’organiser une rencontre avec le pape. Celle-ci devait prendre place dans le cadre des célébrations du centenaire de l’unification nationale que le chef du gouvernement italien de l’époque, Amintore Fanfani, avait préparées avec soin, sans cependant penser à prévenir le Saint-Siège. Au cours de la rencontre, Jean XXIII, contre l’avis de plusieurs de ses conseillers plutôt inquiets, prononça un bref discours – dont le premier ministre n’avait pas eu connaissance au préalable, ce qui le contraignit à improviser quelques mots de remerciement. Ce discours est resté célèbre car il manifestait la volonté de rendre, comme on le dit à l’époque, le « Tibre plus large »1. Le pape affirmait vouloir ainsi participer à la joie commune des Italiens pour l’anniversaire d’un événement qu’il insérait – sans cependant oublier de rappeler le long différend entre l’Église et l’État – dans une lecture providentielle de l’histoire italienne dont il soulignait notamment une heureuse issue : la distinction entre les deux pouvoirs présents à Rome. L’agenda privé du pontife illustre sans équivoque possible les intentions à la base de son intervention : « c’est la première fois – note Roncalli à la fin de la journée – que du Vatican vient une parole de félicitations dans une bonne ambiance chrétienne à propos de l’Unité de l’Italie, comme étant un fait accompli et désormais sans regret […]. Il s’agit d’un autre pas heureux dans le cheminement de la Sainte Eglise. Sic semper Deus me adiuvet »2.

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2 Dans son carnet, le pape enregistrait les jours suivants, avec une satisfaction évidente, les réactions positives de l’opinion publique à une démarche qu’il avait voulu inclure – tout en prenant en compte, il me semble avec une grande attention, son écho médiatique – dans la foisonnante série d’actes par lesquels il sollicitait la modernisation d’une Église italienne toujours fortement marquée par l’héritage de l’intransigeance du XIXe siècle3. La presse catholique a, quant à elle, présenté la nouvelle comme marquant la disparition de toute ombre résiduelle sur la correspondance pleine entre l’appartenance nationale et l’appartenance religieuse des fidèles italiens. Bon nombre de personnalités issues des milieux libéraux et démocratiques ont aussi manifesté leur satisfaction. Je me limiterai à rappeler l’article d’un auteur qui n’avait pourtant pas épargné ses critiques à l’égard de la politique du Vatican : dans La Stampa de Turin, Luigi Salvatorelli observait que, si Jean XXIII, sans y être aucunement obligé, avait librement décidé de participer à la célébration d’un anniversaire qu’il ne pouvait pas ne pas savoir être une « date de victoire nationale, d’une défaite du pape », il fallait écarter toutes vaines polémiques et se réjouir de l’alignement total de l’Église sur les droits et les intérêts de la nation4.

3 En réalité, ces réactions optimistes – malgré leur nouvelle présentation par une historiographie de Jean XXIII qui, tout en se définissant comme rigoureusement scientifique, n’arrive pas à se débarrasser d’objectifs au fond apologétiques5 – semblent éluder la signification historique d’un élément fortement présent dans le discours du pape : l’affirmation nette que les Accords du Latran – avec la revendication explicite d’une intangibilité des privilèges qu’ils prévoient pour l’Église en matière d’école et de mariage – constituaient le terrain réel où s’accrochait le mystérieux dessein de la providence ayant conduit à cette recomposition entre catholicisme et nation italienne. Ce n’est sans doute pas un hasard si le jésuite Salvatore Lener dans La Civiltà cattolica interprétait l’intervention du pontife comme étant la sanction de l’autorité suprême ecclésiastique à une série d’articles qu’il avait lui-même consacrés au centenaire de l’unité et dans lesquels, en déplorant le peu d’attention réservée dans les célébrations aux accords de 1929, il avait estimé que ce n’est qu’après la Conciliation que l’État national, par la reconnaissance du fait religieux en tant qu’élément fondamental de son unité, avait acquis cette pleine légitimation morale, politique et juridique et qui le mettait enfin en mesure de mériter « notre respect et notre amour »6.

4 La participation du Saint-Siège aux célébrations du centenaire apparaissait somme toute liée au désaveu des options – en premier lieu, la laïcité – prises par l’État italien à ses origines. Cependant, le pas accompli par Roncalli dans cette circonstance était bien réel : l’autorité suprême de l’Église demandait à un monde catholique encore très imprégné d’une vision néo-guelfe persistante regretant le manque de subordination de l’Italie à la papauté, de regarder la construction de l’État unitaire sous un angle positif7. S’ouvrait ainsi le chemin pour l’acceptation par la hiérarchie catholique italienne – ainsi que le montre le discours tenu au Capitole au mois d’octobre 1962 par Giovanni Battista Montini, à l’époque archevêque de Milan8 – d’une évaluation très semblable à ce que Cavour avait proposé en vain à Pie IX au mois de mars 1861 : la fin du pouvoir temporel dans la péninsule comme voie permettant au Saint-Siège d’accroître son autorité spirituelle au niveau mondial.

5 Ce contexte entièrement nouveau va pousser, les années suivantes, la culture catholique à une autre lecture de l’époque du Risorgimento qui, délaissant les polémiques longtemps cultivées, va tenter de fournir une contribution à la

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compréhension de son histoire. Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, la vision que nous en offre le monde catholique devant une circonstance analogue – la cent cinquantième année de l’unification – apparaît très différente. Pour tenter d’en saisir les grandes lignes caractéristiques, je voudrais ici mettre en évidence quelques tendances majeures dans l’évaluation du rapport entre catholicisme et construction de l’État national. Sans prétendre être exhaustif, étant donné qu’au sein de la communauté ecclésiale elle-même les orientations apparaissent diverses et pleines de nuances, j’évoquerai trois questions qui semblent avoir le plus de résonances : le retour de la conception intransigeante ; la ligne de la hiérarchie catholique ; la réflexion historiographique catholique et démocratique.

6 2. L’élément le plus saillant est la transposition au niveau de l’historiographie académique d’un schéma d’interprétation du Risorgimento qui n’avait trouvé jusqu’à présent accueil que dans la production éditoriale des cercles restreints du traditionalisme catholique ou dans des récits historiques à caractère édifiant et de propagande. Les thèses qui jusque il y a quelques années n’apparaissaient que dans des revues porte-parole ou sympathisantes du schisme de Lefebvre9 ou qui n’étaient diffusées que par des livres d’auteurs, comme ceux d’Angela Pellicciari10 ou de Rino Cammilleri11, ayant peu à voir avec le métier d’historien, sont maintenant proposées dans des publications et des séminaires par des professeurs de l’Université catholique du Sacré-Cœur comme Massimo De Leonardis, par des chercheurs de l’Université européenne de Rome, comme Massimo Viglione et Oscar Sanguinetti, et même par le vice-président du Conseil National de la Recherche, Roberto de Mattei12. L’attention des médias privés au sensationnalisme de la culture historique et la réduction par les moyens de communication de masse de l’historiographie à une opinion ont sans doute déterminé une circulation de cette littérature qui va bien au-delà de ce que leur inconsistance intellectuelle mériterait13. Il est cependant probable qu’elle corresponde aussi à la permanence bien enracinée dans l’esprit catholique d’un gisement culturel traditionnel, que le rapprochement si célébré de l’Église avec la modernité, par le renouveau conciliaire notamment, n’a en réalité pas entamé.

7 Les tenants de ce type d’interprétation ne contribuent pas à la connaissance effective de l’histoire de l’unification. Ils répètent généralement un schéma que, si l’on en omet les variantes mineures, nous pouvons facilement synthétiser : le Risorgimento représente l’agression d’une minuscule minorité jacobine contre la majorité catholique du pays, pour en obtenir, par des vexations, des persécutions et des violences, la déchristianisation. Le succès de cette opération fut garanti par un double soutien : à l’extérieur, par l’appui aux patriotes par les puissances protestantes qui, en utilisant aussi la maçonnerie, ont ourdi un complot pour se débarrasser enfin de l’autorité du pape qu’ils n’avaient pas réussi à vaincre par la Réforme ; à l’intérieur, par l’aide fournie par la cinquième colonne de rares catholiques libéraux qui étaient, soit directement intéressés par la conjuration anti-romaine, soit participaient en toute bonne foi du mouvement unitaire, dans l’ignorance coupable de ses finalités réelles. Les résultats furent désastreux : la fin de l’heureuse et prospère vie civile des États d’avant l’unification, souvent décrite comme un vrai paradis terrestre ; l’affaiblissement de l’esprit d’agrégation de la nation, du moment que le catholicisme en était le seul élément réellement coagulant ; l’introduction de ce conflit permanent entre le pays réel et le pays légal qui a rendu instable les institutions publiques ; la colonisation de l’Italie du sud, dont la rébellion exprimée par le brigandage fut étouffée par la répression féroce de l’armée piémontaise ; la construction d’une religion artificielle de

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la patrie qui, incapable de remplacer la religion catholique, laissa l’espace à l’affirmation de l’individu comme seul critère régulateur de la vie sociale14.

8 Nombreuses sont les remarques, fondées sur une longue sédimentation de résultats issus de l’historiographie scientifique, qui pourraient montrer les manipulations et les distorsions de ce schéma : outre le manque de documents, la théorie du complot constitue un évident raccourci simplificateur et paresseux 15 ; l’impossibilité à sous- évaluer les apports du catholicisme italien à l’élaboration d’une religion belliciste de la patrie16 ; l’insertion problématique que trouve dans cette interprétation l’intervention de Napoléon III à côté du Piémont dans la deuxième guerre d’Indépendance17 ; la surévaluation évidente du rôle de la maçonnerie, laquelle arrive seulement en 1859 à réorganiser quelques loges dans la péninsule18 et enfin, l’anachronisme naïf qui fait attribuer à l’État unitaire les retards économiques du Sud italien19. Je voudrais m’arrêter en particulier sur un point qui met en évidence le manque de fondement de cette approche. Ainsi que l’ont montré plusieurs études, notamment celles du jésuite Giacomo Martina, investigateur toujours inégalé des documents de l’époque du Risorgimento déposés dans les archives du Vatican, l’opposition catholique à l’unification constitue un processus qui se développe dans le temps et évolue selon les circonstances politiques20. Même après l’allocution du mois d’avril 1848 – dont le tourmenté processus de rédaction révèle les hésitations pour fixer une ligne précise –, Pie IX s’efforce d’expliquer aux diplomates accrédités auprès du Saint-Siège que son désengagement de la guerre contre l’Autriche ne signifie ni qu’il s’agit d’une guerre injuste, ni qu’il a désapprouvé la cause de la nationalité italienne qu’il avait béni peu avant, au mois de février. D’ailleurs, pendant plusieurs années après le retour de Mastai Ferretti à Rome, on ne manifeste pas dans les pages de la Civiltà cattolica une fermeture rigide à la construction unitaire21.

9 L’attitude change uniquement lorsque le gouvernement piémontais adopte une nouvelle politique ecclésiastique qui ajoute à la liberté de culte, déjà octroyée aux vaudois et aux juifs, une législation (notamment les lois Siccardi et les lois Ratazzi) qui abolit le forum ecclésiastique, efface les droits d’asile dans les églises et les monastères, élimine la mainmorte et introduit des taxes sur les propriétés des instituts ecclésiastiques et supprime les ordres religieux qui ne se consacraient pas à la prédication, à l’instruction et à l’assistance. La conviction – en vérité entièrement fondée – que ces mesures seraient étendues du royaume de Sardaigne à toute la péninsule détermine dans les milieux romains la lecture de l’unification nationale comme une menace antichrétienne. Lorsque, quelques années après, Pie IX face aux proclamations du royaume d’Italie, fournira l’interprétation globale des événements, il verra non seulement dans la perte du pouvoir temporel, mais dans la « révolution italienne » – c’est-à-dire dans l’introduction aussi dans la péninsule d’une modernité politique considérée comme antithétique au christianisme – la raison d’appeler les princes chrétiens à se coaliser militairement, comme ils s’étaient réunis jadis dans la croisade contre les Turcs pour sauver la religion catholique des attaques du monde moderne22.

10 Le caractère de propagande de cette historiographie néo-intransigeante, qui trouve cependant un espace dans les milieux académiques, ressort ainsi sans équivoque. Ses acteurs, en établissant l’équation entre unification et antichristianisme, vue comme une clé intemporelle d’interprétation du Risorgimento, renoncent à suivre l’évolution dans le temps de la position catholique qui s’oppose à l’unité nationale uniquement au

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moment où celle-ci prend la connotation politique de modernité. Ce n’est pas un hasard si, après la prise de Rome en 1870, l’appui catholique au nouvel État sera l’objet d’une négociation politique dont l’enjeu est notamment le caractère confessionnel des institutions publiques. Se manifeste ainsi l’idéologie qui est à la base des interventions de ces auteurs : si, dans leur vision, la charge du processus unitaire contre la religion catholique se vérifie au moment où l’État vise l’effacement de la condition privilégiée réservée à l’Église dans la société chrétienne traditionnelle, ceci signifie qu’à leurs yeux le catholicisme s’identifie au privilège réservé à l’Église dans un régime chrétien. La référence à l’histoire pré-moderne du christianisme constitue donc le critère de jugement ultime auquel est subordonnée la reconstruction de l’histoire du Risorgimento. Mais rappelons également une autre caractéristique de ces écrits : en prenant comme catégories historiographiques les mêmes catégories d’interprétation de l’histoire du Risorgimento élaborées par Pie IX à un moment donné, ils font coïncider l’évaluation historique avec les jugements d’un des acteurs de l’époque. Ils renoncent donc à effectuer l’opération cognitive qu’est à proprement parler l’investigation historique : ils s’interdisent en effet le rapprochement de la historia rerum gestarum aux res gestae, rapprochement qui comporte la détection des raisons ayant déterminé lex choix d’un acteur confronté à plusieurs alternatives possibles.

11 3. La deuxième ligne d’interprétation que je voudrais analyser est proposée par la hiérarchie catholique italienne. Le président de la CEI, le cardinal Bagnasco, a plusieurs fois affirmé que l’Église veut contribuer aux célébrations de l’anniversaire de l’unification d’Italie, car elle considère l’unité comme un bien précieux et entend donc resserrer le lien national23. En ouvrant à Gênes le séminaire consacré en mai 2010 à « L’Unité nationale : mémoire partagée, futur à partager », il a ensuite souligné avec force qu’il fallait, pour se préparer correctement à l’anniversaire, laisser la parole aux historiens, car c’est par la reconstruction correcte du passé qu’on peut répondre à une exigence profonde du pays et « faire ressortir le sens positif de l’être italien [et] alimenter la culture de l’être ensemble »24. Cette reconnaissance de la totale autonomie de la recherche historique par rapport aux directives ecclésiastiques - – inattendue si l’on tient compte de l’enseignement du magistère en la matière25 – ne semble cependant pas avoir trouvé une correspondance dans l’activité réelle de l’organisme des évêques italiens. Il est vrai qu’au mois de décembre suivant, les responsables de la CEI, dans le programme du Xe Forum du projet culturel consacré au cent cinquantième anniversaire de l’unité, ont laissé beaucoup d’espace à des historiens choisis en apparence sur la base de leur militantisme déclaré au sein de l’Église catholique. Pour autant, les analyses sur la signification de l’anniversaire diffusés par les responsables de la CEI n’ont pas été issus systématiquement des interventions qu’ils ont prononcées.

12 Sans vouloir ici affronter le problème de la solidité historiographique – en réalité assez discutable – de ces interventions, nous pouvons observer que les contributions des historiens se souciaient d’atténuer le choc du XIXe siècle entre l’État et l’Église, en soulignant notamment le fait que le caractère catholique de la nation constitue une dimension du peuple italien qui va finalement au-delà de la configuration politique adoptée par le pays au moment de l’unité26. Cette considération a été reçue par les membres de la hiérarchie selon des clés d’interprétation qui ne tenaient pas à alimenter le discours ecclésiastique sur l’anniversaire par une meilleure connaissance du passé mais à fonder sur l’histoire la revendication d’un plus large rôle politique et social de l’Église dans l’Italie contemporaine. Si le cardinal Bagnasco se limitait à définir la participation ecclésiastique imminente aux festivités du jubilé italien par une

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formule générique qui présentait les catholiques comme des « membres fondateurs » de l’unité27, il était de la compétence du secrétaire de la CEI, monseigneur Crociata, d’expliciter les implications issues de cette participation fondatrice dans le discours de l’inauguration de l’année académique de la Faculté théologique de l’Émilie-Romagne sur « Cattolicesimo e chiesa a 150 anni dall’unità ».

13 Comme base du syntagme « membre fondateur », il affirmait que la nation italienne, précédant l’État unitaire, ne pouvait être considérée pour ce qu’elle est sans y saisir son âme religieuse28. Selon le prélat, dans la foi catholique se trouvent les caractères distinctifs de l’identité profonde du peuple italien : bien avant de devenir un État- nation, il se reconnaissait uni parce que le catholicisme en avait été son élément de fusion, le facteur de culture et de production artistique, base de l’ethos public et de l’organisation institutionnelle. Cette évaluation ne portait pas seulement à proclamer « le dépassement définitif d’oppositions désormais anachroniques ». Elle signifiait l’existence dans l’histoire de la péninsule d’un large courant tendant à réaliser une communauté nationale italienne cohérente avec son identité religieusement stable. Il en tirait deux conséquences : d’une part, une défense de l’attitude de la papauté qui, de Pie IX à Pie XI, n’avait pas œuvré « contre l’unité de la nation […] mais en défense de l’autonomie et de la liberté de l’Église » ; d’autre part, une reconsidération apologétique de toute l’histoire de la présence catholique dans le pays, présentée comme un mouvement qui, en attente de trouver un débouché politique adéquat, avait toujours contribué au bien commun. En définitive, le cent cinquantième anniversaire apparaît pour la hiérarchie catholique comme l’occasion non seulement de réaffirmer la fin des déchirements du Risorgimento et de l’après-Risorgimento, mais aussi de revendiquer le rôle positif exercé par la forte présence de l’Église dans toute l’histoire contemporaine de la société italienne.

14 Ce jugement général se traduisait ensuite par une indication programmatique de type politique. Selon monseigneur Crociata, l’Italie étant une nation catholique, il fallait « faire du caractère populaire du catholicisme le liant culturel […] du pays, pour affronter sa recomposition dans la perspective des défis du futur ». Dès les conclusions du Xe Forum du projet culturel le cardinal Ruini avait spécifié les implications générales de la nouvelle analyse historique de l’identité nationale29. Mais d’autres précisions à ce propos se trouvent dans l’œuvre du cardinal Giacomo Biffi qui, partant de la considération que le catholicisme représentait la religion nationale historique de l’Italie, avait, vers la fin du siècle dernier, donné une nouvelle lecture du Risorgimento dans un petit livre largement cité et approuvé dans l’intervention de monseigneur Crociata30. Nous ne pouvons pas oublier que l’élaboration de Biffi répondait à une ligne exprimée par le pape : c’est en effet Jean-Paul II qui, depuis 1985, à l’occasion de la réunion ecclésiale de Lorette, affirmait que, étant donné que le catholicisme représentait un trait fondamental de l’identité nationale, les catholiques étaient appelés à jouer un rôle de première importance dans la conduite du pays31. Le cardinal réélaborait cette indication prospective, en l’insérant dans le cadre historique de l’unification nationale.

15 À son avis, même s’il ne fallait pas manifester beaucoup d’enthousiasme pour un État unitaire qui avait produit bien peu de choses par rapport à ce que la nation italienne, enracinée dans sa foi catholique, avait élaboré dans les siècles précédents pour la civilisation humaine, il fallait de toute façon exprimer un jugement positif sur le Risorgimento pour ce qu’il avait apporté, comme l’indépendance de l’étranger, l’unité

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politique et la fin du pouvoir temporel. Cependant, s’il ne fallait pas mettre en discussion l’État unitaire, il fallait affirmer que le Risorgimento, mû par « une idéologie délibérément anti-ecclésiale » avait mené un assaut frontal contre la religion catholique. L’attaque était restée cependant sans succès : le lien du peuple avec la culture catholique et avec l’Église était resté et restait un « élément imprescriptible qui configure notre spécificité nationale ». Pour cette raison, la république actuelle, aboutissement final de ce processus historique, devrait avoir la tâche de protéger l’identité italienne : la liberté religieuse ne peut être considérée comme reconnaissance publique des religions, surtout à l’égard d’un islam censé envahir le pays avec l’intention secrète d’en changer les lois ; et la laïcité ne peut signifier l’indifférence envers une culture moderne qui sous le prétexte d’accepter la rationalité scientifique ou le respect des droits de l’individu frapperait les racines chrétiennes de la société civile.

16 Il me semble que se présente ainsi clairement la raison pour laquelle les sommets de l’Église italienne voient dans le cent cinquantième anniversaire l’occasion de diffuser une reconstruction historique du processus d’unification qui conduit à attribuer aux catholiques le rôle de « membres fondateurs » de l’État italien que l’on entend préserver. De cette façon, ils sont définis comme les dépositaires des caractères constitutifs de l’identité nationale. Il s’ensuit que les institutions publiques, loin de déterminer les formes juridiques de la collectivité sur la base d’une identification autonome des institutions correspondant à l’intérêt général, devraient les conformer aux exigences fondamentales de la morale catholique, sous peine de dissolution du tissu constituant la communauté nationale.

17 4. La dernière ligne d’interprétation que je voudrais mettre en exergue a trait à la tentative de réponse de savants catholiques exerçant dans les universités publiques à la thèse historiographique selon laquelle l’attitude antinationale mûrie par l’Église italienne dans le Risorgimento serait responsable de la fragilité de l’identité italienne. À cet effet, ces chercheurs veulent montrer non seulement la continuité de la présence des mythes nationaux dans la culture ecclésiale du XIXe et du XXe siècles mais aussi souligner que cette longue sédimentation a déterminé la formation d’un parti et d’une classe dirigeante catholiques qui, grâce au triomphe tardif de l’idée de la nation catholique sur le plan politique, a réussi à installer après la Seconde Guerre mondiale une démocratie représentative et pluraliste. Cette idée a trouvé une expression synthétique dans le petit livre emblématique L’Italia dei cattolici publié en 1998 par Guido Formigoni. Ce dernier note ainsi que la perspective néo-guelfe – la conviction que la grandeur de l’Italie était liée au catholicisme et notamment à la présence de la papauté sur son sol – a eu, depuis Gioberti et jusqu’à la Démocratie chrétienne de De Gasperi, un succès extraordinaire et une capacité d’influence politique non négligeable. Dans un approfondissement ultérieur, l’auteur a pris en compte partiellement la critique de Giuseppe Battelli l’accusant d’avoir insisté avec excès sur la continuité de cette influence au détriment de la grande variété déployée par cette perspective au cours du temps. Cependant, tout en intégrant cette critique, Guido Formigoni maintient son interprétation de fond, affichée encore dans la nouvelle édition de son ouvrage32. Malgré des approfondissements, il élude une des critiques de fond formulées par Battelli, à savoir l’inattention envers le rôle fondamental de la papauté dans l’orientation des modèles culturelles présents dans le monde catholique italien. Un seul exemple aide à saisir les lacunes de l’approche de Guido Formigoni. Lorsque, après la Première Guerre mondiale, se fit jour dans l’Église italienne une forte tendance à

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associer catholicisme et nationalisme, Pie XI a commencé à proposer cette distinction entre un nationalisme « juste » et un nationalisme « exaspéré », distinction qui devait permettre de gérer le glissement des fidèles vers une conception de la patrie incompatible avec la morale chrétienne. Mais c’est notamment la faillite de cette opération politique et culturelle – laquelle, pour la proximité des intérêts avec le régime de Mussolini, se montrait incapable de conduire l’Église italienne à prendre ses distances avec les expressions du nationalisme de l’époque – qui explique les raisons qui ont empêché la culture catholique italienne d’éviter les dérives – dans une perspective néo-guelfe – vers une sacralisation de la nation qui l’ont rapprochée de la propagande du mouvement fasciste33.

18 Un autre élément montre les limites d’une telle interprétation. Ainsi que l’a noté Francesco Traniello, au moment où l’Église italienne, par le biais du parti de la Démocratie chrétienne, arrivait à faire triompher au sein de la république d’après- guerre, sur le plan politique et institutionnel, la perspective de la nation catholique, on peut constater, même en adoptant l’acception la plus faible de cette notion, « faisant ainsi référence à la permanence de plusieurs fils liant l’ethos profond de la nation à la religion catholique (en référence, par exemple, à la primauté de la famille en tant que cellule sociale) que plusieurs indices sont venus signaler que ces fils étaient en train de se détendre ou de se casser »34. Le monde catholique italien, au lieu d’en prendre acte et de chercher de nouvelles stratégies pour assurer sa présence dans une péninsule désormais sécularisée, a continué à échafauder, en faisant toujours référence au mythe de la nation catholique, la construction d’une chrétienté nouvelle qui, si elle assurait les libertés civiles fondamentales, apparaissait désormais en opposition avec cette culture des droits de l’homme, fondée sur l’autodétermination politique et sociale de l’individu. Le manque de considération pour cet aspect crucial fait clairement ressortir le présupposé que comporte la tentative historiographique de construire une continuité, même si déclinée de manières différentes, du rapport entre la nation catholique et l’État italien actuel : il s’agit en réalité de montrer que, malgré les oppositions et les chocs dans l’histoire du pays, il existe un lien positif entre catholicisme et démocratie.

19 Il ne semble donc pas inapproprié de considérer qu’à la base de cette perspective se trouve un sous-entendu politique implicite : dans la période actuelle où les systèmes représentatifs sont en crise, il serait dangereux de supprimer le lien entre religion et démocratie, la nation possédant une composante catholique fondamentale. Tout en ne doutant pas du fait que le concept de « nation catholique » s’est, au cours du temps, associé à des régimes politiques très différents, cette interprétation laisse toutefois un problème non résolu. Sans vouloir insister sur le fait que les traditionalistes qui mettent en question l’État unitaire font référence à cette catégorie afin de conduire la bataille contre une construction politique qu’ils jugent l’expression d’une modernité antichrétienne, la hiérarchie catholique italienne se réclame de la même conception pour réduire la laïcité de l’État démocratique, et non pour en favoriser une réalisation plus complète. Rappeler que l’entrée de l’Italie unie parmi les États modernes qui sauvegardent la liberté et les droits de l’homme a eu lieu il y a cent cinquante ans sans l’apport de la « nation catholique », ne serait-ce pas plus respectueux de la vérité historique et plus à même de permettre une projection dans un futur inévitablement multireligieux ?

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NOTES

1. Giovanni XXIII, Discorsi messaggi colloqui, III, Roma, Tipografia poliglotta vaticana, 1962, p. 204-206. Sur le contexte politique de ces années-là : Sandro Magister, La politica vaticana e l’Italia. 1943-1978, Roma, Editori Riuniti, 1979, p. 237 et ss. et Giancarlo Zizola, Giovanni XXIII. La fede e la politica, Roma-Bari, Laterza, 2000, p. 158-161. 2. A.G. Roncalli-Giovanni XXIII, Pater amabilis. Agende del pontefice, 1958-1963, Edizione critica e annotazione a cura di Mauro Velati, Bologna, Istituto per le scienze religiose, 1977, p. 238 ; voir aussi p. 234, pour une réflexion similaire à l’occasion des célébrations du 17 mars 1961. Une première reconstruction dans Bruno Bertoli, La questione romana negli scritti di papa Giovanni, Brescia, Morcelliana, 1970. 3. Giovanni Miccoli, Sul ruolo di Roncalli nella chiesa italiana, in Giuseppe Alberigo [dir.], Papa Giovanni, Roma-Bari, Laterza, 1987, p. 175-209. 4. Luigi Salvatorelli, « Giovanni XXIII e l’unità d’Italia. In margine al Centenario », La Stampa, 28 avril 1961. Il est probable que Salvatorelli voulait prendre ses distances d’un article polémique paru sur Il Mondo le 25 avril 1961. Une reconstruction des réactions de la presse catholique dans Giorgio Rumi, « La riconquista guelfa : speranze e reticenze nel centenario dell’unità », Clio, 30, 1994, p. 23-34. 5. Giuseppe Alberigo, Dalla Laguna al Tevere. Angelo Giuseppe Roncalli da San Marco a San Pietro, Bologna, Il Mulino, 2000, p. 123. 6. Salvatore Lener, « L’unità d’Italia e la conciliazione tra stato e chiesa », La civiltà cattolica, 112, 1961/4, p. 14-28. La série d’articles précédente, ibidem, 112, 1961/1, p. 14-28 et p. 337-353 ; 112, 1961/2, p. 117-131 et p. 449-464 ; 112, 1961/3, p. 128-139, p. 337-351 et p. 573-582. Le fait que les articles ultérieurs du jésuite étaient consacrés à une défense des normes concordataires en contraste avec la charte constitutionnelle est significatif. 7. Emilio Gentile, La Grande Italia : il mito della nazione nel XX secolo, Roma-Bari, Laterza, 2006, p. 371-375. Il s’agit d’une perspective déjà présente à l’époque fasciste : Andrea Riccardi, « Il Risorgimento e la cultura cattolica durante il fascismo », Il Risorgimento, 47, 1995, p. 359-368. 8. Giovanni Battista Montini, « Discorsi e scritti sul Concilio (1959-1963) », éd. par Antonio Rimoldi, Brescia, Istituto Paolo VI, 1983, p. 170-171. Sur la manière où, une fois élu pape, Montini a décliné cette approche : Francesco Traniello, Religione cattolica e stato nazionale, Bologna, Il Mulino 2007, p. 7-12. 9. Je renvoie aux tables des matières de périodiques comme Il Timone, L’Alfiere et Cristianità. 10. Angela Pellicciari, Risorgimento da riscrivere. Liberali e massoni contro la chiesa, Milano, Ares, 1998 ; L’altro Risorgimento. Una guerra di religione dimenticata, Casale Monferrato, Piemme, 2000. 11. Rino Cammilleri, L’ultima difesa del papa re. Elogio del Sillabo, Casale Monferrato, Piemme, 2001. 12. Un recueil de ces interventions dans le volume de Massimo Viglione [dir.], La Rivoluzione italiana. Storia critica del Risorgimento, Roma, Il Minotauro, 2001. Pour le cent cinquantième anniversaire de l’Unité, l’Université européenne de Rome a organisé le 28 février 2011 le colloque « I cattolici tra Risorgimento e antirisorgimento » qui a réuni les tenants de cette ligne. 13. Daniele Menozzi, « Verità storica e rappresentazioni mediatiche », in Marina Caffiero et Micaela Procaccia [dir.], Vero e falso. L’uso politico della storia, Roma, Donzelli, 2008, p. 209-223. 14. Sur le rôle joué par l’idéologie catholique traditionaliste, notamment celle élaborée par le philosophe Plinio Corrêa de Oliveira, dans la polémique contre le Risorgimento dans ces milieux, voir A. Capone, Aspetti della cultura antirisorgimentale in Italia dal 2000 ad oggi, Scuola Normale Superiore, Colloquio in storia contemporanea, 2010-2011. 15. Gian Mario Cazzaniga, « Il complotto : metamorfosi di un mito », in Gian Mario Cazzaniga [dir.], Storia d’Italia. Annali 21. La massoneria, Torino, Einaudi, 2006, p. 312-330.

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16. « Sacrificarsi per la patria », section monographique de Rivista di storia del cristianesimo, 8, 2011/1, p. 3-109. 17. Franco Valsecchi, L’Italia del Risorgimento e l’Europa delle nazionalità : l’unificazione italiana nella politica europea, Milano, Giuffré, 1978 ; voir les documents réunis in Pier Giorgio Camaiani, La Rivoluzione moderata. Rivoluzione e conservazione nell’unità d’Italia, Torino, SEI, 1978, p. 59-103. 18. Fulvio Conti, « Massoneria e sfera pubblica nell’Italia liberale, 1859-1914 », in Storia d’Italia. Annali 21. La massoneria, op. cit., p. 579-610. 19. Giuseppe Galasso, Il Regno di Napoli. Il Mezzogiorno borbonico e risorgimentale, Torino, Utet, 2007. 20. Giacomo Martina, Pio IX (1846-1850), Roma, Università Gregoriana, 1974. 21. Daniele. Menozzi, « I gesuiti, Pio IX e la nazione italiana », in Alberto Mario Banti et Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia. Annali 22. Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007, p. 451-478. 22. Les interventions pontificales de cette période – notamment l’allocution au consistoire secret du 18 mars 1861 où, au lendemain de la proclamation du royaume d’Italie, Pie IX dénonce l’antithèse entre catholicisme et monde moderne – in Ugo Bellocchi, Tutte le encicliche e i principali documenti pontifici, IV, Pio IX (1846-1878), Roma, Libreria editrice vaticana, 1995, p. 190-219. 23. Voir par exemple le discours inaugural, repris plusieurs fois, du 24 mai 2010 à l’assemblée générale de la CEI in http://www.chiesacattolica.it/cci_new/documenti_cei/2010-05/28-16/ Prolusione_ass_mag2010.pdf, dernière visite effectuée le 10 mars 2011. 24. Le texte dans http://www.chiesacattolica.it/cci_new_v3/allegati/12033/ SalutoBagnasco_3maggio2010.doc ; dernière visite effectuée le 6 mars 2011. Les relations historiques de G. Romanato et de G. Dalla Torre sont publiées aussi dans la revue Il Tempietto, 2010/11, p. 145-163. 25. Giovanni Miccoli, In difesa della fede. La chiesa di Giovanni Paolo II e di Benedetto XVI, Milano, Rizzoli, 2007, p. 197-224 et p. 274-281. 26. Andrea Riccardi, Identità e “missione” ; A. Giovagnoli, I nodi di 150 anni di storia, in http:// www.progettoculturale.it/xforum, dernière visite effectuée le 6 mars 2011. Cette ligne est reconnaissable aussi dans les travaux du jésuite Giovanni Sale, L’unità d’Italia e la Santa sede, Milano, Jaca Book, 2010. 27. , I cattolici “soci fondatori” del paese, in http://www.progettoculturale.it/ xforum, dernière visite effectuée le 6 mars 2011. 28. Mariano Crociata, « Cattolicesimo e chiesa a 150 anni dall’unità », Il Regno/Documenti, 56, 2011/1, p. 53-57. Une explication de vulgarisation du syntagme in Alberto Rinaldini, I cattolici “soci fondatori dello stato unitario”, Il Tempietto, 2010/11, p. 111-130. 29. Camillo Ruini, Nei 150 anni dell’unità d’Italia : prospettive, in http://www.progettoculturale.it/ xforum, dernier contrôle 6 mars 2011. 30. Les interventions du cardinal entre 1999 et 2000 se trouvent dans Giacomo Biffi, Liber pastoralis bononiensis, Bologna, EDB, 2002, p. 624-625 et p. 780-785. Le jugement global sur le Risorgimento se trouve dans Giacomo Biffi, Risorgimento, stato laico e identità nazionale, Casale Monferrato, Piemme, 1999, réimprimé avec quelques retouches sous le titre L’Unità d’Italia. Centocinquant’anni 1861-2011. Contributo di un italiano cardinale ad una rievocazione multiforme e problematica, Siena, Cantagalli, 2011. Les citations font référence à ce dernier travail. 31. Giovanni Paolo II, « Discorso al convegno ecclesiale di Loreto », Il Regno/Documenti, 30, 1985/9, p. 315 et sq. Le déroulement de cette ligne dans sa « prière pour l’Italie » : ibidem, 39, 1994/7, p. 216-218. Dans le message pour le cent cinquantième anniversaire le pontife actuel, sans recourir au syntagme « membres fondateurs », a souligné la thèse que le catholicisme est le « liant fondamental » de l’identité nationale, en tirant la conséquence que les institutions italiennes doivent se conformer à une « laïcité saine », c’est-à-dire une laïcité conforme aux normes éthiques de l’église. (http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/letters/2011/documents/hf_ben- xvi_let_20110317_150-unita_it.html, dernière visite effectuée le 17 mars 2011).

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32. Guido Formigoni, L’Italia dei cattolici. Dal Risorgimento ad oggi, Bologna, Il Mulino, 1998. Le compte rendu de Giuseppe Battelli, Rivista di storia e letteratura religiosa, 37, 2001, p. 403-409. Les approfondissements ultérieurs dans Guido Formigoni, Un cattolicesimo al plurale e una pluralità di “guelfismi”, in Antonio Acerbi [dir.], La chiesa e l’Italia, Milano, Vita e Pensiero, 2003, p. 209-225. La réédition du livre est de 2010. 33. Daniele Menozzi, « Cattolicesimo patria e nazione tra le due guerre mondiali », in Tommaso Caliò et Roberto Rusconi [dir.], San Francesco d’Italia. Santità e identità nazionale, Roma, Viella, 2011, p. 7-32 ; Lucia Ceci, Il papa non deve parlare. Chiesa, fascismo e guerra d’Etiopia, Roma-Bari, Laterza, 2010. 34. Francesco Traniello, Religione cattolica e stato nazionale, op. cit., p. 55.

RÉSUMÉS

En 1961, à l’occasion du premier centenaire de l’unification italienne, la participation des autorités ecclésiastiques aux célébrations s’est caractérisée par la volonté de dépasser les divisions héritées du Risorgimento. Les commémorations du cent cinquantième anniversaire nous confrontent à un monde catholique marqué par une grande pluralité de positions. Les « traditionalistes », qui, en condamnant l’unification, manifestent leur nostalgie d’une situation politique antérieure, ont désormais acquis des positions académiques qui leur permettent de dissimuler sous un voile universitaire leur idéologie anti-unitaire. La hiérarchie ecclésiastique italienne se rallie à un bilan positif de l’unification. Mais, en présentant le catholicisme comme le trait essentiel de l’identité nationale, l’Église souligne la distance qui sépare l’État italien de cette dimension identitaire. Les catholiques démocrates essaient certes de promouvoir une « histoire réelle » des rapports entre l’Église et l’État, mais sans pouvoir se détacher de la thèse d’une équivalence fondamentale entre catholicisme et nation.

On the occasion of the one hundredth anniversary celebrations for Italian unity (1961) the expressed the will to overcome the divisions inherited from the Risorgimento. Fifty years later, at the commemorations of the founding of Italian state, the Catholics express on the matter a variety of positions. The members of the traditionalist circles, that go on with condemning the peninsula’s unification and with showing nostalgia for pre-unitarian states, spread from the academic positions they have reached their ideological opposition to the Risorgimento The Italian hierarchy express a positive judgment on the unification process; but, by the underlining of the Roman Catholicism as the national identity distinctive feature, the bishops assert the gap between the Italian political system and this identitarian dimension. The democratic Catholicism exponents, even if they try to propose the real history of the Church/ State relations, don’t abandon the thesis of a basic equivalence between Catholicism and nation.

Die Beteiligung der kirchlichen Oberhäupter an der ersten Hundertjahrfeier der italienischen Einigung im Jahre 1961 war durch den Wunsch geprägt, die aus dem Risorgimento resultierenden Teilungen zu überwinden. Fünfzig Jahre später zeigen die Katholiken anlässlich der Gedenkfeiern eine große Meinungspluralität. Die „Traditionalisten“, die durch die Verurteilung der Einheit ihre Nostalgie für die vergangene politische Situation zur Schau stellen, haben mittlerweile akademische Positionen erworben, die es ihnen ermöglichen, ihre Anti-Einheits-Ideologie unter einem universitären Deckmantel zu kaschieren. Die italienische kirchliche Hierarchie schließt

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sich einer positiven Bilanz der Einheit an. Aber indem sie den Katholizismus als wichtigstes Merkmal der nationalen Identität ansieht, unterstreicht die Kirche den Abstand, die den italienischen Staat von dieser auf Identität bezogenen Dimension trennt. Die demokratischen Katholiken versuchen sicherlich, eine „reelle Geschichte“ der Beziehungen zwischen Kirche und Staat zu fördern, allerdings ohne sich von der These einer fundamentalen Entsprechung von Katholizismus und Nation lösen zu können.

AUTEURS

DANIELE MENOZZI Professeur à l’École normale supérieure de Pise

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Mémoires publiques du Risorgimento dans l’Italie libérale. Un parcours historiographique Public remembrances of the Risorgimento in Liberal Italy. A historiographic survey. Öffentliche Erinnerungen an das Risorgimento im liberalen Italien. Eine historiographische Bestandsaufnahme

Massimo Baioni Traduction : Marie-Amélie Bardinet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Marie-Amélie Bardinet

1 « Pour les Italiens, l’attitude adoptée à propos du Risorgimento comporte toujours – et peut-être encore pour longtemps – un choix sans équivoque qui précède toute évaluation historiographique »1. C’est ce qu’écrivait en 1943 Leone Ginzburg, en référence à l’importance, pour les fascistes comme pour les antifascistes, du rapport au Risorgimento. En réalité, ces paroles prolongeaient un débat beaucoup plus ancien, remontant aux années qui suivirent la naissance du royaume d’Italie (1861), relatif au processus de formation de l’État unitaire, opposant les institutions, les mouvements politiques et les intellectuels.

2 La portée du Risorgimento a longtemps été considérée à travers le prisme unique de ses interprétations historiographiques2. En revanche, la recherche s’est peu intéressée aux efforts entrepris par les régimes successifs pour faire du Risorgimento le pivot des commémorations et de la conscience nationale. Depuis une vingtaine d’années, le terrain de la mémoire publique du Risorgimento a toutefois commencé d’être exploré dans des travaux qui ont analysé les images, les représentations et les rituels mobilisés

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par les « trois états » successifs de l’Italie contemporaine (la monarchie libérale, la dictature fasciste et la démocratie républicaine)3 pour asseoir leur légitimité et affermir le sentiment national4.

3 La mémoire du Risorgimento est au cœur de quelques ouvrages qui couvrent l’ensemble de l’histoire contemporaine de l’Italie5; elle est aussi présente dans plusieurs grandes fresques collectives consacrées à d’autres aspects cruciaux de l’histoire nationale6. Cependant, la plupart des études ont concentré leur attention sur la période qui s’étend de la proclamation du royaume d’Italie (1861) au cinquantenaire de l’Unité (1911), et ce choix n’est pas surprenant. Cette séquence chronologique correspond en effet à celle de la fondation et de l’intégration des mythes du Risorgimento dans la mémoire publique de la nation et dans les stratégies de pédagogie patriotique7. Certes, la référence au Risorgimento n’a pas disparu au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elle a même constitué un élément fondamental de la politique mémorielle, tant pour l’État fasciste que pour l’État républicain. Mais après 1918, la mémoire du Risorgimento a été concurrencée dans le discours public sur le passé par d’autres références – la Grande Guerre, le fascisme, la Résistance – qui elles-mêmes ont d’ailleurs contribué à façonner de nouvelles lectures du Risorgimento8.

Institutions et pédagogie patriotique du Risorgimento dans l’Italie libérale

4 Dans un essai très dense de 1988, Silvio Lanaro parlait de « défaut de halo religieux » autour de la monarchie de Savoie et de son incapacité à « faire naître la vénération et à occuper une place éminente dans l’imaginaire de masse »9. Simonetta Soldani et Gabriele Turi signalaient aussi « une prudence étonnante dans l’encouragement de formes de participation collective, même de type bonapartiste, au culte de la nation et de la patrie : ces formes qui trouvaient dans les fêtes civiles, dans les programmes scolaires ou dans les monuments leurs points de force pour une intégration nationale fondée sur des moments symboliques de remarquable intensité émotive »10. La nature élitiste de l’État libéral est à l’origine du peu d’implication de larges couches de la société dans le processus de nationalisation. Cependant, depuis les travaux importants de Bruno Tobia et Umberto Levra11, l’historiographie a montré que la période 1861-1911 est plus riche et structurée qu’il n’y paraissait. Les différents acteurs présents sur la scène politique de la nation ont interrogé de façon décisive « l’alphabétisation patriotique » qui nouait ensemble des objectifs de légitimation, d’autoreprésentation et d’éducation politique, in primis la monarchie, dans une phase marquée en Europe par la transformation du souverain « d’une figure magique et sacrale investie de la grâce divine à un organe de l’État pensé comme une personne juridique »12. Catherine Brice et d’autres historiens ont mis en évidence la forte présence de la monarchie dans le circuit des commémorations nationales et dans l’imaginaire plus générique du Risorgimento13. Il suffit de penser aux pèlerinages sur le tombeau de Victor Emmanuel II au Panthéon de Rome, ou au grand monument consacré au roi (le Vittoriano), dont l’histoire longue et contrastée (commencé en 1885, il fut inauguré en 1911 seulement) peut être vue comme une métaphore de la narration du Risorgimento et de son évolution14. Outre l’école et l’armée15, la politique des monuments et des fêtes civiles, les musées historiques, la musique, le théâtre et la rhétorique de célébration contribuent au processus de nationalisation, en bref tout ce qui dans l’Europe du XIXe

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siècle structure le système rituel d’occupation symbolique des espaces urbains et son insertion dans l’organisation de la mémoire publique.

5 Un premier acquis de ces travaux concerne la périodisation. La volonté d’instaurer une religion civile fondée sur le mythe laïque du Risorgimento fut particulièrement affirmée dans les années de l’ascension de la Gauche historique (1876), puis à l’époque de Crispi, qui se termina par la défaite coloniale d’Adoua (1896). La fréquence des références au Risorgimento fut proportionnelle à la crise qui minait les structures encore fragiles du jeune État national, aux prises avec les nombreux problèmes qui suivirent l’unification, des tensions avec l’Église catholique à la question méridionale, de l’analphabétisme à la place de l’Italie sur la scène internationale.

6 Dans ce nouveau cadre général, les hommes de la Gauche historique (pour la plupart d’anciens partisans de Mazzini et d’anciens garibaldiens) ont considéré le Risorgimento à la fois comme un vecteur de légitimation des institutions et comme un rempart contre les risques de dislocation du pays. Cependant, pour faire du Risorgimento le mythe fondateur de l’État unitaire, il fallait dépasser la représentation essentiellement dynastique de l’histoire récente, dominante après 1861. La récupération et l’intégration de la tradition démocratique ont donc répondu à la nécessité d’élargir le spectre des références symboliques de la nation, afin d’offrir aux nouveaux électeurs, après la réforme de 1882, une vision du passé au sein de laquelle ils pouvaient se reconnaître.

7 L’interprétation consensuelle du Risorgimento qui s’est alors imposée a laissé une empreinte durable dans la mémoire publique. En atténuant les contrastes entre les différents protagonistes du Risorgimento, elle soulignait la convergence « providentielle » entre la monarchie, la diplomatie et la révolution, vers la solution unitaire. Les représentations iconographiques de la rencontre de Teano sont caractéristiques de cette interprétation : Victor-Emmanuel, Garibaldi, Cavour et Mazzini y sont représentés bras dessus, bras dessous ou en train de jouer aux cartes, entre amis, au paradis. Il s’agit là d’une inflexion importante dans le récit national : la monarchie de Savoie n’est plus l’unique objet de célébration, même si elle conserve un rôle central dans cet univers symbolique national, comme le confirme l’ascension difficile de Mazzini dans le panthéon patriotique16, qui ne s’acheva pas avant l’époque de Giolitti et fut aussi utilisée à des fins conservatrices17.

8 La mort de Garibaldi le 2 juin 1882 constitue le tournant décisif qui a rendu possible l’installation et la diffusion de la nouvelle image du Risorgimento. Avec un sens aigu de l’opportunité, le groupe modéré se hâta de disputer aux démocrates l’héritage politique de la tradition garibaldienne. Le Garibaldi rebelle se trouva dilué dans l’image du « révolutionnaire discipliné »18, héros de la patrie, prêt à s’incliner face aux exigences nationales incarnées par la politique monarchiste. Le Sicilien Francesco Crispi est un acteur essentiel de la fabrique de cette pédagogie patriotique19. Avant de devenir monarchiste, il avait été un fervent partisan de Mazzini et de Garibaldi. Il percevait le Risorgimento avec une sorte d’« intuition infaillible pour la force entraînante des mythes »20. Il visait à « sanctifier une histoire qui remonte tout juste à hier »21 et à fixer « dans l’imaginaire collectif les institutions nées du Risorgimento »22 afin d’instaurer une interprétation nationale et populaire du Risorgimento. La monarchie et le peuple, consacrés par les plébiscites de 1860, devenaient les piliers de l’État-nation et de la nouvelle identité nationale. Dans une phase où les tensions sociales devenaient de plus en plus aiguës, cette lecture du Risorgimento fut aussi conçue comme un instrument « pour légitimer sur le plan des idées une hégémonie et une politique, et pour créer le

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consensus, en opposant, en plus des états de siège et d’autres moyens, la barrière de l’histoire et des mémoires sacrées et récentes de la patrie à la délégitimation mise en avant par les classes populaires en mouvement et par leurs porte-parole politiques »23.

9 Les implications de cette opération furent multiples. La sacralisation laïque de la patrie ne pouvait se passer de symboles et de rituels. Les langages et les liturgies de la nation ont ainsi puisé leur inspiration dans le répertoire des images et des codes de la tradition catholique24. Martyrs et héros, pèlerinages, cultes et vénération de reliques ont été au centre d’« un réseau de discours riche de renvois et d’un nombre infini de jeux de miroirs »25 qui a pu se traduire, dans le cas de Garibaldi, par des accès d’enthousiasme religieux26. Les villes italiennes devinrent le théâtre d’une mise en scène de l’histoire de la patrie centrée sur l’exaltation édifiante d’un Risorgimento conciliateur. Les noms de rues et de places27, les statues de Victor Emmanuel II et de Garibaldi28, les salles des premiers musées du Risorgimento29 exprimaient l’urgence de faire converger imaginaire dynastique et imaginaire démocratique et garibaldien. Dans un présent toujours marqué par de profondes déchirures, cet effort pour édifier un passé commun et partagé où dominent la solidarité patriotique et l’abnégation héroïque était particulièrement visible dans les manuels scolaires, les écrits de Giosuè Carducci et ceux de Edmondo De Amicis (1886) qui, avec Cuore, propose un véritable catéchisme laïque de la nation30.

Conflits de mémoires, jeux d’échelles et associationnisme

10 Tandis que de nombreux travaux ont éclairé les stratégies officielles de commémoration patriotique et de consolidation de la mémoire publique du Risorgimento, celles développées par la gauche de l’éventail politique n’ont pas encore été étudiées d’aussi près. Pourtant, les milieux du radicalisme démocratique qui se reconnaissaient dans la figure de Mazzini ou dans celle de Garibaldi, captée par l’hagiographie officielle, n’ont pas tardé à organiser des cultes patriotiques parallèles31.

11 Dans le contexte de la crise de la fin du siècle, marquée par de fortes tensions sociales et par des tentations autoritaires, ces manifestations ont été à la fois l’expression d’une opposition frontale et d’une mémoire divisée32. L’Italie monarchique se mettait en scène pendant la fête du Statuto ou à l’occasion de la fête du 20 septembre (fête civile depuis 1895), anniversaire de la prise de Rome et de la fin du pouvoir temporel de l’Église (1870)33. En revanche, dans les zones où les cultures démocratiques étaient fortement enracinées, telle la Romagne républicaine, un calendrier patriotique autonome investissait l’espace public. L’affirmation d’une identité antagoniste à celle de la monarchie libérale passait notamment par la commémoration annuelle de la proclamation de la République romaine de 1849 (9 février), par la célébration laïque de la saint Giuseppe (19 mars), en l’honneur de Mazzini et Garibaldi, ou encore par l’organisation de festivités aux dates anniversaires de la mort de Mazzini (10 mars) et de Garibaldi (2 juin).

12 De même, les « autres » Italies, la socialiste et la catholique, mériteraient un traitement plus approfondi. Dans le cas des socialistes par exemple, il semble que les points de convergence avec la mémoire « officielle » du Risorgimento aient été plus nombreux que ne le laisserait supposer la dimension internationaliste des journées canoniques du

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calendrier socialiste (le premier mai ou l’anniversaire de la Commune de Paris)34. Il en est de même pour les catholiques. Certes, l’hostilité prolongée de l’Église à l’égard de l’État libéral se traduisit par une forte aversion face aux rituels patriotiques et à la formation d’une conscience nationale se réclamant du libéralisme laïque. Toutefois, au tournant du siècle et à l’époque de Giolitti, la constitution d’alliances entre cléricaux et modérés dans la gestion du pouvoir municipal a contribué à atténuer les critiques catholiques à propos du Risorgimento, aboutissant à une recomposition significative à l’occasion de la campagne coloniale pour la conquête de la Libye (1911-12)35.

13 Parler d’antagonismes mémoriels à propos du Risorgimento conduit à poser la question du rapport entre l’échelle nationale et l’échelle locale36. En Italie, les manifestations de pédagogie patriotique et les rituels du Risorgimento furent particulièrement décisifs à la périphérie. Les travaux dont ils firent l’objet méritent d’être enrichis par ceux d’Axel Körner et de Simona Troilo qui ont pour leur part travaillé sur les cas de Bologne et de quelques villes de l’Italie centrale37. La dialectique entre centre et périphérie, entre grande et petite patrie fut au cœur de la dynamique de célébration du Risorgimento, élaborée en termes d’intégration/compétition. Vécue pendant longtemps comme voie préférentielle de construction identitaire, l’insistance sur les gloires civiques locales (anciennes et récentes)38 a pu agir comme contrepoids – parfois même comme barrière – face à une vulgate patriotique tendant à homogénéiser l’ensemble du territoire39. Les politiques mémorielles furent profondément conditionnées par la « géographie » du patriotisme et des réseaux d’intérêts à la base de la vie municipale. Un univers composite était mobilisé, formé par des notables, des érudits, des institutions culturelles (sociétés d’histoire de la patrie, etc.) et des réseaux associatifs.

14 La focalisation de l’analyse au niveau local et régional est nécessaire pour comprendre comment les diverses cultures politiques et le monde des associations sont entrés en concurrence pour la légitimation du pouvoir, le processus de nationalisation, les modèles d’autoreprésentation et d’usage public de la mémoire du Risorgimento. Dans une Italie toujours traversée par de profondes fractures politiques et sociales, les célébrations du cinquantième anniversaire de l’unité, en 1911, furent significativement réparties entre les trois capitales successives du royaume (Turin, Florence, Rome) et les expositions consacrées aux traditions et aux cultures régionales eurent à cette occasion une grande visibilité40.

15 Le déficit de travaux historiques portant sur l’Italie du Sud rend pour l’instant impossible l’établissement d’une synthèse nationale sur la pédagogie patriotique et la mémoire du Risorgimento. En effet, les études consacrées à la sociabilité nobiliaire et bourgeoise méridionale n’abordent pas la question des rites, des célébrations et autres manifestations du culte du Risorgimento41.

16 Le déplacement de la recherche à l’échelle locale apparaît comme le moyen le plus adapté pour mettre en lumière les protagonistes du discours patriotique et reconstruire les mécanismes d’organisation des manifestations et les niveaux de circulation à l’intérieur de la société. Des indications utiles peuvent être tirées des études sur le tissu multiforme des sociétés d’anciens combattants et de vétérans des guerres pour l’indépendance. L’associationnisme patriotique, à commencer par l’associationnisme garibaldien42, joua en effet un rôle d’entraînement : ses objectifs de solidarité et de secours mutuel s’ajoutèrent aux instances d’éducation laïque et de participation aux rituels de la nation43. Les relations entre pédagogie patriotique et franc-maçonnerie sont également à prendre en considération44. Dans les milieux politiques et les réseaux

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d’associations locaux, l’affiliation à la maçonnerie apparaît au cœur de nombre d’initiatives utilisant l’héritage du Risorgimento à des fins d’éducation politique.

17 Dans les milieux libéraux, modérés et démocratiques, de nombreux acteurs ont été très actifs sur le terrain de la célébration du Risorgimento, en particulier lors des commémorations du 20 septembre ou de la mort de Mazzini et de Garibaldi. De Paolo Boselli à Luigi Rava, de Tommaso Villa à Ernesto Nathan et à Ettore Ferrari, tous ont été aux prises avec un engagement qui s’est exprimé sur des lignes directrices différentes mais complémentaires45.

Réception

18 Les nombreuses recherches disponibles ont permis de reconstituer le réseau, la portée, les niveaux de conscience et l’engagement pédagogique portés par les institutions, les mouvements politiques et les associations. La question de la réception de ce projet dans la société italienne est davantage restée dans l’ombre.

19 Emilio Gentile a constaté que les liturgies patriotiques dans l’Italie libérale ont constitué des manifestations « de faiblesse plutôt qu’une démonstration de force ». Il les définit comme des « rites du regret », des « manifestations déchirantes de deuil d’une collectivité qui se sentait abandonnée par ses saints protecteurs dans une époque toujours plus incertaine et agitée »46. La thèse est suggestive, même si elle vise surtout à confirmer le saut qualitatif que le fascisme a ensuite marqué dans les formes de sacralisation politique. En outre, le regret et la nostalgie ne sont pas, en eux-mêmes, des sentiments incompatibles avec la mobilisation et la participation à des rites patriotiques47. Ainsi, il semble plus utile d’assumer le jugement de Gentile comme une invitation à explorer davantage la multiplicité des strates où se sont structurés les rites patriotiques dans l’Italie libérale, en les situant dans une géographie et une temporalité différenciées.

20 Il est assez logique que les études pionnières, dans un champ presque inexploré, aient d’abord privilégié le moment du projet et de la mise en place institutionnelle. Il est désormais nécessaire d’explorer le versant de la réception, même si la méthodologie d’une telle approche pose bien des difficultés. La confusion entre participation et adhésion doit être soigneusement évitée : « il n’est pas évident que l’on puisse faire de l’enthousiasme la conséquence d’un militantisme intérieur »48. Sur le plan des sources, il existe par ailleurs un déséquilibre net entre la documentation attestant l’existence d’un projet de pédagogie politique (une manifestation patriotique, un monument, un musée, etc.) et la documentation permettant d’évaluer l’impact de tels projets dans la société. Cependant, quelques pistes existent, en procédant au moins par approximation initiale.

21 Il convient ainsi de ne pas négliger les données quantitatives. L’affluence aux cérémonies patriotiques, de l’inauguration de monuments aux fêtes nationales et locales est enregistrée avec grande attention par la presse, surtout par les magazines à grande diffusion comme l’Illustrazione Italiana. Les registres d’entrée des musées du Risorgimento témoignent quant à eux d’une présence très importante de visiteurs – plus de 100 000 à Milan49 – qu’il faudrait analyser plus finement pour saisir les motivations des acteurs.

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22 Les archives scolaires offrent elles aussi une voie d’accès à la réception mémorielle dans la mesure où l’école fut la destinataire privilégiée de la pédagogie politique associée au mythe du Risorgimento. Les lenteurs et les retards qui limitèrent la présence du Risorgimento dans l’École, du primaire à l’université, nourrirent par exemple des récriminations continuelles dans les chroniques du début du siècle. Des récriminations furent aussi exprimées dans le milieu militaire où la méconnaissance de l’histoire de la patrie parmi les soldats fut souvent dénoncée comme un élément de faiblesse morale50.

23 Le champ de la mémoire privée, au croisement de la mémoire publique, reste encore largement inexploré. Des indications précieuses sur la réception – officielle et protestataire – des mythes du Risorgimento peuvent pourtant être tirées de la diffusion de noms liés à la tradition risorgimentale, surtout démocratique51. Par leur langage et leurs contenus, les nécrologies de soldats tombés au combat, qui dessinent une forme spécifique de pédagogie du souvenir, sont aussi des révélateurs tout à fait significatifs52. Les documents autobiographiques – journaux intimes, recueils de lettres, mémoires – ouvrent de très larges perspectives. Ils sont disponibles en nombre de plus en plus important grâce à l’activité intense de quelques institutions parmi lesquelles l’Archivio diaristico nazionale de Pieve Santo Stefano (Arezzo) et les archives de l’écriture populaire de Trento-Rovereto et de Gênes. Nombreux sont les auteurs de journaux intimes et les mémorialistes qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, décrivent l’impact d’expositions nationales, d’inaugurations de monuments, de pèlerinages dans les lieux sacrés de la patrie – du Panthéon à Caprera. L’émigration et les deux guerres mondiales ont aussi provoqué un besoin de plus en plus diffus d’écriture dans les classes populaires. Les écrits privés issus de la Grande Guerre permettent d’étudier plus en profondeur le rapport avec la mémoire du Risorgimento. Ils représentent en effet une documentation d’importance essentielle pour mesurer la sédimentation et les limites de l’opération qui pendant un demi-siècle a accompagné le difficile processus de nationalisation des Italiens53.

*

24 Ritualité, symbolique politique et mémoire publique : sur ces thèmes, les études italiennes ont intensément dialogué au cours des vingt dernières années avec les historiographies des autres pays européens54. S’inspirant des travaux classiques de Mosse, Agulhon, Hobsbawm, Nora, Ozouf, et sensibles aux sollicitations venues de la sociologie ou de l’anthropologie culturelle (de Halbwachs à Geertz, d’Edelman à Turner), de nombreuses recherches ont exploré les fêtes, les rituels, les religions civiles afin de mieux saisir les transformations de la pratique politique et de ses langages55. Dans le cas de l’Italie libérale (1861-1922), l’analyse de la scène rituelle de la nation a constitué un pas important dans le renouvellement des études, en direction d’une histoire sociale et culturelle de la politique. Grâce à ces travaux, le tableau nous apparaît désormais plus dynamique, transformant l’image traditionnelle d’un État qui, quoiqu’élitiste, ne fut pas pour autant incapable de promouvoir une ambitieuse pédagogie nationale. Dans une réalité polycentrique comme celle de l’Italie, une comparaison approfondie semble nécessaire au niveau territorial, insistant sur le rapport local/national – dimension également présente dans des travaux novateurs sur d’autres ensembles nationaux56. Les études détaillées de certaines villes permettent de mettre en évidence de manière plus claire la géographie des rituels patriotiques, les conflits de mémoires, les acteurs impliqués dans les commémorations (municipalités,

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associations, école, armée, intellectuels etc.), et ainsi de se donner les moyens de déplacer l’attention vers la réception de la mémoire du Risorgimento, de mesurer la fonction « d’intégration » des fêtes et des rituels, le niveau de réponse de ceux qui y participèrent, « l’autonomie de volonté comme la qualité de conscience »57.

NOTES

1. Leone Ginzburg, « La tradizione del Risorgimento », in Leone Ginzburg, Scritti, Torino, Einaudi, 1964, p. 114. 2. Cf. Walter Maturi, Interpretazioni del Risorgimento. Lezioni di storia della storiografia, Torino, Einaudi, 1962 ; Lucy Riall, Il Risorgimento. Storia e interpretazioni, Roma, Donzelli, 1997 ; Ester Capuzzo [dir.], Cento anni di storiografia sul Risorgimento, Atti del LX congresso di storia del Risorgimento italiano (Rieti, 18-21 octobre 2000), Roma, Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 2002. 3. Massimo L. Salvadori, L’Italia e i suoi tre stati. Il cammino di una nazione, Roma-Bari, Laterza, 2011. 4. Pour un aperçu général cf. Massimo Baioni, Risorgimento conteso. Memorie e usi pubblici nell’Italia contemporanea, Reggio Emilia, Diabasis, 2009 ; Maurizio Ridolfi, « Risorgimento », in Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria. Simboli e miti dell’Italia unita, Roma-Bari, Laterza, 2010 [1996], p. 3-47. 5. Il mito del Risorgimento nell’Italia unita, Atti del convegno (Milano, 9-12 novembre 1993), Il Risorgimento, n° 1-2, 1995 ; Fiorenza Tarozzi et Giorgio Vecchio [dir.], Gli italiani e il tricolore. Patriottismo, identità nazionale e fratture sociali lungo due secoli di storia, Bologna, Il Mulino, 1999 ; Albert Russell Ascoli et Krystyna von Henneberg (ed.), Making and Remaking Italy. The Cultivation of National Identity around the Risorgimento, Oxford-New York, Berg, 2001. 6. Cf. Simonetta Soldani et Gabriele Turi [dir.], Fare gli italiani. Scuola e cultura nell’Italia contemporanea, Bologna, Il Mulino, 1993, 2 volumes ; Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria, Roma-Bari, Laterza, 1996-1997, 3 volumes ; Mario Isnenghi [dir.], Gli Italiani in guerra. Conflitti, identità, memorie dal Risorgimento ai nostri giorni, Torino, Utet, 2008-2009, 5 volumes ; Oliver Janz et Lutz Klinkhammer [dir.], La morte per la patria. La celebrazione dei caduti dal Risorgimento alla Repubblica, Roma, Donzelli, 2008. 7. Fabrizio Dolci [dir.], Effemeridi patriottiche. Editoria d’occasione e mito del Risorgimento nell’Italia unita (1860-1900). Saggio di bibliografia, Roma, Biblioteca di storia moderna e contemporanea, 1994. 8. Pour d’autres indications bibliographiques, cf. Massimo Baioni, Risorgimento in camicia nera. Studi, istituzioni, musei nell’Italia fascista, Torino-Roma, Carocci, 2006 et Massimo Baioni, Risorgimento conteso…, op. cit. 9. Silvio Lanaro, L’ Italia nuova. Identità e sviluppo, 1861-1988, Torino, Einaudi, 1989, p. 149. 10. Simonetta Soldani et Gabriele Turi, « Introduzione », in Simonetta Soldani et Gabriele Turi [dir.], Fare gli italiani…, op. cit., volume 1, p. 19. 11. Bruno Tobia, Una patria per gli italiani. Spazi, itinerari, monumenti nell’Italia unita (1870-1900), Roma-Bari, Laterza, 1991 ; Umberto Levra, Fare gli italiani. Memoria e celebrazione del Risorgimento, Torino, Comitato di Torino dell’Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 1992. 12. Ilaria Porciani, La festa della nazione. Rappresentazione dello Stato e spazi sociali nell’Italia unita, Bologna, Il Mulino, 1997, p. 155.

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13. Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie (1861-1900), Paris, Éditions de l’EHESS, 2010 ; Francesco Luciani, « La « monarchia popolare ». Immagine del re e nazionalizzazione delle masse negli anni della Sinistra al potere (1876-1891) », Cheiron, n° 25-26, 1996, p. 141-188. 14. Catherine Brice, Monumentalité publique et politique à Rome. Le Vittoriano, Rome, École française de Rome, 1998 ; Bruno Tobia, L’altare della patria, Bologna, Il Mulino, 1998. 15. Cf. Simonetta Soldani, « Il Risorgimento a scuola : incertezze dello Stato e lenta formazione di un pubblico di lettori », in Ennio Dirani [dir.], Alfredo Oriani e la cultura del suo tempo, Ravenna, Longo, 1985, p. 133-172 ; Marco Mondini, « La nazione di Marte. Esercito e nation building nell’Italia unita », Storica, n° 20-21, 2001, p. 209-245. 16. Maurizio Ridolfi, « Mazzini », in Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria. Personaggi e date dell’Italia unita, Roma-Bari, Laterza, 1997, p. 3-23. 17. Michele Finelli, Il monumento di carta. L’Edizione Nazionale degli Scritti di Giuseppe Mazzini, Villa Verrucchio (Rimini), Pazzini, 2004 ; Pietro Finelli, « ”È divenuto un Dio”. Santità, Patria e Rivoluzione nel “culto di Mazzini” », in Alberto M. Banti et Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia, Annali 22. Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007, p. 665-695 ; Simon Levis Sullam, L’apostolo a brandelli. L’eredità di Mazzini tra Risorgimento e fascismo, Roma-Bari, Laterza, 2010. 18. Mario Isnenghi, Garibaldi fu ferito. Il mito, le favole, Roma, Donzelli, 2010. 19. Christopher Duggan, Creare la nazione. Vita di Francesco Crispi, Roma-Bari, Laterza, 2000. 20. Lanaro, L’Italia nuova…, op. cit., p. 152-153. 21. Ibidem, p. 153. 22. Umberto Levra, Fare gli italiani…, op. cit., p. 306. 23. Ibidem, p. 353. 24. Arianna Arisi Rota, Monica Ferrari, Matteo Morandi [dir.], Patrioti si diventa. Luoghi e linguaggi di pedagogia patriottica nell’Italia unita, Milano, Angeli, 2009. 25. Alberto M. Banti, La memoria degli eroi, in Alberto M. Banti et Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia, Annali 22. Il Risorgimento…, op. cit., p. 663. Cf. aussi le volume Pédagogie et liturgie nationale dans l’Italie post unitaire, Mélanges de l’École Française de Rome. Italie et Mediterranée, tome 109, n° 1, 1997. 26. Cf., entre autres, Lucy Riall, Garibaldi. Invention of a Hero, New Haven et London, Yale University Press, 2007 ; Dino Mengozzi, Garibaldi taumaturgo. Reliquie laiche e politica nell’Ottocento, Manduria-Bari-Roma, Lacaita, 2008. 27. Sergio Raffaelli, « I nomi delle vie », in Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria. Simboli e miti dell’Italia unita…, op. cit., p. 219-223. 28. Lars Berggren et Lennart Sjöstedt, L’ombra dei grandi. Monumenti e politica monumentale a Roma (1870-1895), Roma, Artemide, 1996 ; Ilaria Porciani, « Stato, statue, simboli : i monumenti nazionali a Garibaldi e a Minghetti del 1895 », Annale ISAP, n° 1, 1993, p. 211-242. Sur Turin cf. Cristina Lanfranco, « L’uso politico dei monumenti. Il caso torinese fra 1849 e 1915 », Il Risorgimento, n° 2, 1996, p. 207-273. 29. Massimo Baioni, La « religione della patria ». Musei e istituti del culto risorgimentale (1884-1918), Treviso, Pagus, 1994. 30. Cf. Laura Fournier-Finocchiaro, Giosuè Carducci et la construction de la nation italienne, Caen, Presses universitaires de Caen, 2006 ; Gilles Pécout, « Le livre Cœur : éducation, culture et nation dans l’Italie libérale », in Edmondo De Amicis, Le livre Cœur, Paris, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2001, p. 357-483. 31. Franco Della Peruta, « Il mito del Risorgimento e l’estrema sinistra dall’Unità al 1914 », Il Risorgimento, n° 1-2, 1995, p. 32-70 ; Fulvio Conti, L’Italia dei democratici. Sinistra risorgimentale, massoneria e associazionismo fra Otto e Novecento, Milano, Angeli, 2000. 32. Simonetta Soldani, « Il silenzio e la memoria divisa. Rispecchiamenti giubilari nel Quarantotto italiano », in Renato Camurri [dir.], Memoria, rappresentazioni e protagonisti del 1848 italiano, Sommacampagna (Verona), Cierre, 2006, p. 97-126.

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33. Guido Verucci, Il XX settembre, in Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria. Personaggi e date dell’Italia unita…, op. cit., p. 87-100. 34. Marco Fincardi, « Le bandiere del « vecchio scarpone ». Dinamiche socio-politiche e appropriazioni di simboli, dallo Stato liberale al fascismo », in Tarozzi et Vecchio [dir.], Gli italiani e il Tricolore… op. cit., p. 201-262. 35. Guido Formigoni, L’Italia dei cattolici. Fede e nazione dal Risorgimento alla Repubblica, Bologna, Il Mulino, 1998 ; Francesco Traniello, Religione cattolica e stato nazionale. Dal Risorgimento al secondo dopoguerra, Bologna, Il Mulino, 2007. 36. Ilaria Porciani, « Identità locale – identità nazionale : la costruzione di una doppia appartenenza », in Oliver Janz, Pierangelo Schiera, Hannes Siegrist [dir.], Centralismo e federalismo tra Otto e Novecento, Italia e Germania a confronto, Bologna, Il Mulino, 1998, p. 141-182 ; Carlotta Sorba, « Identità locali », Contemporanea, n° 1, 1998, p. 157-180. 37. Axel Körner, Politics of Culture in Liberal Italy. From Unification to Fascism, New York/London, Routledge, 2009 ; Simona Troilo, La patria e la memoria. Tutela e patrimonio culturale nell’Italia unita, Milano, Electa, 2005. 38. Erminia Irace, Itale glorie, Bologna, Il Mulino, 2003. 39. Pour quelques exemples, cf. Eva Cecchinato, La rivoluzione restaurata. Il 1848-1849 a Venezia tra memoria e oblio, Padova, Il Poligrafo, 2003 ; Claudia Burzagli, « Tra piccola e grande patria. La costruzione della memoria di Curtatone e Montanara in Toscana (1849-1876) », Rassegna storica toscana, n° 2, 2006, p. 267-299 ; Matteo Morandi, Garibaldi, Virgilio e il violino. La costruzione dell’identità locale a Cremona e Mantova dall’Unità al primo Novecento, Milano, Angeli, 2009 ; Massimo Baioni, Rituali in provincia. Commemorazioni e feste civili a Ravenna (1861-1975), Ravenna, Longo, 2010. 40. Cf. Catherine Brice, « Il 1911 in Italia. Convergenza di poteri, frazionamento di rappresentazioni », Memoria e Ricerca, n° 34, mai-août 2010, p. 47-62. 41. Claudio Mancuso, « Miti del Risorgimento a Palermo. Spazi urbani e simbologie patriottiche (1861-1911) », Mediterranea, n° 11, dicembre 2007, p. 545-576. 42. Eva Cecchinato, Camicie rosse. I garibaldini dall’Unità alla Grande Guerra, Roma-Bari, Laterza, 2007. 43. Con la guerra nella memoria : Reduci, superstiti, veterani nell’Italia liberale, numéro spécial du Bollettino del Museo del Risorgimento de Bologna, 1994. Sur les societés de tir cf. Gilles Pécout, « Les societés de tir dans l’Italie unifièe de la seconde moitié du XIXe siècle », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 102, n° 2, 1990, p. 533-676. 44. Fulvio Conti, Massoneria e religioni civili. Cultura laica e liturgie politiche fra XVIII e XX secolo, Bologna, Il Mulino, 2008. 45. Anna Maria Isastia [dir.], Il progetto liberal democratico di Ettore Ferrari. Un percorso tra politica e arte, Milano, Angeli, 1997 ; Silvano Montaldo, Patria e affari. Tommaso Villa e la costruzione del consenso tra Unità e Grande Guerra, Torino, Comitato di Torino dell’Istituto per la Storia del Risorgimento Italiano, 1999. 46. Emilio Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Roma-Bari, Laterza, 1993, p. 22. 47. Rolf Petri [dir.], Nostalgia. Memoria e passaggi tra le sponde dell’Adriatico, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2010. 48. Cf. Nicolas Mariot, « Qu’est-ce qu’un « enthousiasme civique » ? Sur l’historiographie des fêtes politiques en France après 1789 », Annales. Histoire, sciences sociales, volume 63, n° 1, 2008, p. 120. 49. Massimo Baioni, La « religione della patria »…, op. cit., p. 145-147. 50. Cf. Atti del primo congresso per la storia del Risorgimento italiano tenutosi in Milano nel novembre 1906, Milano, Lanzani, 1907. 51. Stefano Pivato, Il nome e la storia. Onomastica e religioni politiche nell’Italia contemporanea, Bologna, Il Mulino, 1999.

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52. Arianna Arisi Rota, « Eroi, martiri, concittadini patrioti : i necrologi come pedagogia del ricordo », in Arisi Rota, Ferrari, Morandi [dir.], Patrioti si diventa… op. cit., p. 143-156 ; Fabrizio Dolci et Oliver Janz [dir.], Non omnis moriar. Gli opuscoli di necrologio per i caduti italiani nella Grande guerra. Bibliografia analitica, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2003. 53. Cf. Antonio Gibelli, « Da contadini a italiani ? Grande Guerra e identità nazionale nelle testimonianze dei combattenti », Ricerche storiche, n° 3, 1997, p. 617-634. 54. Pour une approche comparée, cf. Maurizio Ridolfi [dir.], Rituali civili. Storie nazionali e memorie pubbliche nell’Europa contemporanea, Roma, Gangemi, 2006. 55. Il suffit de rappleler ici les nombreuses pistes de recherches ouvertes, comme par exemple, Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartakowsky [dir.], Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994 ; Jean Davallon, Philippe Dujardin, Gérard Sabatier [dir.], Le Geste commémoratif, Lyon, Ceriep, 1994 ; John R. Gillis (ed.), Commemorations. The Politics of National Identity, Princeton, Princeton University Press, 1994. 56. Par exemple, Alon Confino, The Nation as a Local Metaphor. Württemberg, Imperial Germany and National Memory 1871-1918, Chapel Hill (N.C.), University of North Carolina Press, 1997 ; Olivier Ihl, La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996. 57. Nicolas Mariot, « Qu’est-ce qu’un « enthousiasme civique » ?… », loc. cit., p. 123.

RÉSUMÉS

Cet article propose un panorama des études récentes qui, en dialogue étroit avec l’historiographie européenne, ont interrogé les rapports entre la construction de la mémoire publique du Risorgimento et les parcours de la nationalisation politique et culturelle des Italiens. Notre examen porte sur la production concernant le premier demi-siècle post-unitaire (1861-1911), période décisive de fondation et d’intégration des mythes du Risorgimento dans le discours public et les diverses stratégies de pédagogie patriotique. Nous avons privilégié l’analyse de la dialectique entre mémoire officielle et mémoires anragonistes, la variété des canaux symboliques utilisés pour véhiculer les mythes et les rituels patriotiques, les acteurs (institutions nationales et locales, associations, etc.) du discours national et de la mise en scène du Risorgimento, de même que les divers niveaux de réception de la pédagogie patriotique.

This articles gives a sample of recent works that have engaged in a tight dialogue with European historiography, in order to study the construction of the Risorgimento’s public memory and the different paths to political and cultural Italian nationalization. This article insists on recent works dedicated to the five first decades after the Unification of the Kingdom, i. e. 1861-1911. It has been a crucial period for founding the myths of the Risorgimento and making them become part of the political discourse, in order to be used in the various strategies of patriotic pedagogy. The dialectical relationships between official and alternative memories, the many symbolic devices used for the transmission of images, discourses and rituals, the various agents (national or local institutions, associations etc) implementing the staging and wording of the Risorgimento, the different levels of reception by the Italians are the themes that the Author stresses in this article.

Dieser Artikel gibt einen Überblick über neuere Studien, die im engen Dialog mit der europäischen Geschichtsschreibung den Zusammenhang zwischen der Konstruktion der

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öffentlichen Erinnerung an das Risorgimento und der verschiedenen Wege der politischen und kulturellen Nationalisierung Italiens in den Blick nehmen. Der Beitrag konzentriert sich dabei auf die Arbeiten, die sich mit den ersten 50 Jahren des vereinigten Königreichs beschäftigen (1861-1911). Es war eine entscheidende Phase für das Entstehen von Mythen des Risorgimento und für deren Einbindung in den politischen Diskurs, um sie in verschiedenen Strategien im Sinne einer patriotischen Pädagogie zu nutzen. Der Artikel konzentriert sich auf die dialektische Beziehung zwischen offiziellen und alternativen Erinnerungen, auf die Vielfalt der verwendeten Kanäle, um patriotische Mythen und Rituale zu verbreiten, auf die verschiedenen Akteure (nationale und lokale Institutionen, Vereine etc.), die den nationalen Diskurs und die Inszenierung des Risorgimento umgesetzt haben, sowie auf die verschiedenen Ebenen der Rezeption der patriotischen Pädagogik.

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Varia

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La danse des corps figés. Catalepsie et imaginaire médical au XIXe siècle Frozen Beings: Representations of Catalepsy in French 19th-Century Medical Texts Der Tanz der starren Körper. Repräsentation von Katalepsie in französischen medizinischen Texten des 19. Jahrhunderts

Alexandra Bacopoulos-Viau

1 En psychiatrie, disait Michel Foucault, le XIXe siècle fut le siècle des convulsions1. En effet, depuis les crises mesmériennes2 de l’époque révolutionnaire jusqu’à l’apogée spectaculaire du théâtre de Charcot à la Belle Époque, le corps, au XIXe siècle, est trop agité. On s’imagine déferler, côte à côte, hystériques, épileptiques et autres névrosés, impuissants à dire leur mal, incapables de cesser leurs déchaînements, exhibant leur irrationalité excessive par le biais de leurs corps gesticulants. Montrer pour ne pas dire : telle fut, semble-t-il, la destinée de ces patients tout au long du siècle de la psychiatrie naissante.

2 Or, cette même période fut aussi marquée par la présence parallèle d’une figure de corps immobile, figure que les historiens semblent généralement avoir mise de côté au profit de cette hystérique convulsive effrénée. À côté de celle-ci, se pose en ombre celle du sujet cataleptique : statique, figé, muet. Ces patientes – car il s’agit surtout de femmes – témoignent des incertitudes de la psychiatrie naissante de l’époque. Névrose à part entière chez certains médecins, simple symptôme chez d’autres; la catalepsie est difficilement catégorisable dans les nosographies de l’époque. Que représentent en effet ces êtres dont le corps et l’expression se figent soudainement, tels de véritables statues de cire?

3 C’est à l’évolution de cette curieuse « condition figée » dans l’imaginaire médical du XIXe siècle que nous nous intéresserons ici. Si ces femmes-statues jouèrent un rôle-clé dans ladite « découverte de l’inconscient »3 vers 1900, les diverses caractéristiques qui leur furent attribuées tout au long du siècle attestent du statut incertain qu’occupa le merveilleux durant une époque de plus en plus positiviste. Après avoir brièvement survolé la signification du corps hystérique lors de son heure de gloire, nous nous

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pencherons en détail sur les représentations qu’a revêtues son homologue immobile, la catalepsie, de la Révolution à la Grande Guerre. Sera enfin examinée l’importance capitale de cette condition dans la mise en place d’un discours savant sur la psyché, mise en place largement facilitée par les écrits du psychologue Pierre Janet à l’aube du siècle nouveau. Il s’agira ici de mettre en exergue la façon dont les médecins du XIXe siècle ont tour à tour décrypté puis rejeté les caractéristiques parfois troublantes associées à l’expression de ce corps aux manifestations si mystérieuses, entre science et merveilleux.

Contexte. Des corps agités, ou « Le siècle des convulsions »

4 En médecine, la seconde moitié du XIXe siècle est traversée par une dichotomie. Sous l’égide des théories darwiniennes récemment importées, le corps médical français fait sienne la théorie des stades évolutifs4. De ce contexte ressort une distinction hiérarchique : d’un côté, les niveaux dits supérieurs du fonctionnement intellectuel (volonté, contrôle, raisonnement), de l’autre, les niveaux dits inférieurs (réflexes, sensations, automatisme), entre lesquels est postulée une continuité. Une série d’expériences ayant révélé qu’une grenouille décérébrée pouvait effectuer des actes complexes par la seule action réflexe de sa moelle épinière, on se met à parler dans les milieux scientifiques et philosophiques, dès les années 1840, d’un « inconscient cérébral »5. Discussions et débats s’ensuivent : existe-t-il une forme de conscience dans ces états décérébrés? La conscience est-elle âme éternelle ou simple épiphénomène des transformations neurophysiologiques? On évoque l’animal-machine de Descartes, on compare l’humain à un automate ou une marionnette dont le maître serait l’homme de laboratoire ou l’hypnotiseur.

5 C’est à la célèbre maladie de la Belle Époque qu’est octroyé le statut de porte-flambeau de ce discours volontariste. En tant qu’état insoumis par excellence, l’hystérie devient ainsi bien souvent maladie-type assumant exemplairement les caractéristiques de l’automatisme suprême. Nul besoin de réitérer ici de cette condition une histoire que nous connaissons désormais6, histoire qui part d’un utérus ([grec], udara [sanskrit]) hippocratique trop mobile pour atteindre son apogée autant médicale que populaire au XIXe siècle, hystérie que révolutionne Pierre Briquet vers le milieu du siècle en optant pour une interprétation neuro-cérébrale et qui prend son véritable essor positiviste dans le service de Charcot. Rappelons seulement par un bref survol, pour les besoins de cet article, les caractéristiques des discours sur l’hystérie à son apogée.

6 En 1870, Jean-Martin Charcot (1825-1893), première Chaire des maladies du système nerveux, se retrouve à la tête du quartier des « agitées » de la Salpêtrière. Épileptiques et hystériques non aliénées s’y côtoient dans une incessante chorégraphie symptomatique. Comme l’épilepsie, l’hystérie est excessivité, contractions, cris, spasmes. Grandes simulatrices, les hystériques se plaisent à imiter les symptômes de leurs voisines de quartier. Aussi le chef de la Salpêtrière s’attaque-t-il d’emblée au problème du diagnostic différentiel, exposant en habile metteur en scène ses théories devant un public, lui aussi, « hypnotisé ».

7 La suite est connue : de ce théâtre de la douleur ressort toute une école de pensée. Si l’hystérie charcotienne, en ces années 1870, est « une et indivisible » comme la République – c’est-à-dire touchant tout autant les hommes que les femmes –, elle se

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manifeste néanmoins à divers degrés. Ainsi, selon les membres de l’École de la Salpêtrière, dans sa forme la plus complète la névrose est d’abord désignée sous les termes de « grande hystérie » ou d’« hystéro-épilepsie »7. Car ce sont les crises convulsives qui unissent ces deux conditions. Maladie nerveuse, l’hystérie est mouvement, mouvement excessif du corps comme de l’esprit. Depuis toujours, on se borne à affirmer que l’hystérique est instable, capricieuse, irrégulière, qu’elle cède à la « fantaisie »8. Pathologique car trop représentative (« plus femme que les autres femmes », dira-t-on souvent), cette hystérique « change d’idées, de sentiments avec une rapidité inconcevable »9. De nature et de tempérament mouvants, il n’est pas surprenant, donc, que son corps soit débordé de secousses et de convulsions.

8 On constate d’après ce survol que le corps hystérique porte les stigmates d’une maladie dégénérative. L’hystérie se voit10. Elle se voit à cette façon qu’ont les patientes de marcher, de parler, de se tenir, de crier, de gesticuler. Mais surtout, c’est dans l’aspect involontaire du mouvement convulsif que la condition se manifeste. Trop ou pas assez agité, le plus souvent sous hypnose, constamment scruté, ce corps est mû par un automatisme qui empêche le sujet de contrôler ses actes11. Soumise, passive, aboulique, mais surtout agitée de toutes parts, cette hystérique dont le corps reflète l’extrême instabilité symbolise les agitations diverses de son époque. Nulle métaphore plus pure sur la condition féminine de l’époque, en effet, que ce corps rebelle débordé de convulsions.

9 À côté de cette danse des nerfs, se dresse une figure souvent négligée par les historiens. Depuis l’époque classique, les symptômes d’immobilité soudaine manifestés par les patients en état de catalepsie (κατάληψις, suspension, saisissement) ennuient le corps médical. Côtoyant ou se mêlant à la chorégraphie de l’hystérique effrénée, cet être immobile dérange. Comment la condition que les auteurs anciens expliquaient par l’« épaississement » ou la « congélation » des « esprits animaux »12 pénètre-t-elle l’imaginaire médical moderne? Comment est-elle redécouverte et de nouveau interprétée?

Découverte de la catalepsie expérimentale : Petetin et la « perversion des sens »

10 Affirmer du XIXe siècle qu’il fut le siècle des convulsions n’est pas tout à fait juste. En effet, tel que l’observe Jacqueline Carroy dans son ouvrage sur l’« invention de sujets » dans les sciences médicopsychologiques françaises, vers le milieu du siècle l’être cataleptique devient, avec le ou la suggestionné(e), « le thème privilégié par les physiologistes »13. Le plus souvent immobile (ou presque), il en vient à représenter un idéal scientifique de « pure réaction à [la] stimulation »14, un état d’automatisme poussé à l’extrême. Figé comme un tableau vivant, équivalent humain de la grenouille décérébrée, il constitue ainsi un matériau brut sur lequel le médecin peut effectuer une véritable vivisection visuelle.

11 En examinant de près quelques cas-phares de cette période, on s’aperçoit cependant que les médecins modernes n’ont pas toujours fait de la cataleptique un être complètement figé. À ce sujet, tournons-nous ici vers les travaux pionniers du Dr Jacques Henri Désiré Petetin (1744-1808), médecin renommé, président de la Société de médecine de Lyon qui, à l’aube du XIXe siècle, augure une ère expérimentale en

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rédigeant des traités entiers sur la catégorie nosographique dont il se proclame le découvreur.

12 Partisan des thérapies par électricité et galvanisme, intéressé par les cas rares en médecine, Petetin consacre une bonne partie de son œuvre à la « catalepsie expérimentale » (ou « artificielle »), qu’il prétend avoir découverte vers 180015. Le Lyonnais est à l’origine d’une conception associant catalepsie et phénomènes merveilleux qui, comme nous le verrons, est progressivement rejetée par l’orthodoxie médicale16.

13 Petetin ouvre son traité sur l’Électricité animale (1808) sur un cas qu’il érige en modèle. Le médecin, lit-on dès les premières pages de l’ouvrage, fut un jour appelé à prodiguer ses soins à une jeune femme de dix-neuf ans aux symptômes divers. À son arrivée sur les lieux, il trouva la patiente apparemment inconsciente. On la pleurait déjà, on la croyait morte : pouls insensible, respiration nulle, face décolorée, corps froid, physionomie exprimant l’étonnement. Petetin comprit rapidement qu’il s’agissait des signes classiques de catalepsie. Une fois sa patiente revenue à ses esprits, le médecin souleva un de ses bras, s’aperçut que celui-ci gardait la position donnée, et continua ainsi avec ses autres membres. La dame était bel et bien cataleptique. Bientôt, la jeune femme « se mit à chanter, d’abord d’une voix faible, ensuite un peu plus forte, une ariette d’une exécution difficile, avec tout le goût imaginable »17. En effet, « pendant une heure et demie que durait ce chant, elle était insensible au bruit, aux piqûres et à tous les efforts que ses parents employaient pour se faire entendre d’elle. Enfin elle s’arrêta fort oppressée. Après une abondante expectoration de sang rouge et écumeux accompagnée de convulsions et de délire, la malade, revenue à elle-même, annonça qu’elle se trouvait soulagée. »18 Le médecin ayant fait prendre un bain de glace à sa patiente, les symptômes s’apaisèrent. Peu après, on la retira du bain et la coucha. Cependant, une fois la jeune dame de retour sur son lit, l’accès cataleptique réapparut encore une fois accompagné de chant. Dans son effort pour l’arrêter, Petetin tomba accidentellement sur le lit et la renversa. Lors de sa chute contre le corps de la malade, il s’exclama tout bas vis-à-vis de l’épigastre de celle-ci : « Il est bien malheureux que je ne puisse empêcher cette femme de chanter ». Cette dernière, contre toute attente, lui répondit : « Eh! Monsieur le docteur, ne vous fâchez pas, je ne chanterai plus ». Intrigué, le médecin continua donc la conversation, s’adressant désormais à l’estomac de sa patiente.

14 – Madame, chanterez-vous toujours?

15 – Ah! Quel mal vous m’avez fait, je vous en conjure, parlez plus bas.19

16 Lui demandant comment elle arrivait à entendre par son épigastre, la dame lui répondit naturellement : « Comme tout le monde ». « Cependant », Petetin de rétorquer, « je vous parle sur l’estomac ». Ce dialogue continua quelque temps, avant que la patiente fournisse de son état une description détaillée : « Je chante pour me distraire d’un spectacle qui m’épouvante. Je vois mon intérieur, les formes bizarres des organes enveloppés de réseaux lumineux, ma figure doit exprimer ce que j’éprouve, l’étonnement et la crainte. Un médecin qui aurait un quart d’heure ma maladie serait heureux, sans doute, puisque la nature lui dévoilerait tous ses mystères, et s’il aimait son état, il ne demanderait pas comme moi une prompte guérison. »20

17 Véritable voyante miraculeuse brouillant les frontières entre docteur et patient, cette cataleptique peut en outre prédire l’heure exacte de ses accès, communiquer les pensées des autres, voir à travers les corps opaques, etc. Ce récit n’est pas un cas isolé :

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plusieurs cas similaires relatés par Petetin concernent de telles cataleptiques pouvant « voir », « goûter », « entendre » de cette façon curieuse, via des organes inusités21. Ainsi peut-on lire dans un de ses premiers traités sur le sujet que « si vous placez un objet quelconque sur l’estomac de la malade, elle le signale comme s’il était sous ses yeux dans l’état de santé; elle voit l’heure qu’il est à différentes montres. »22 Plus loin : « Demandez à la malade la mesure exacte du temps qu’elle doit dormir, elle la déterminera avec précision, & s’éveillera à la minute »23. Ailleurs encore : « Présentez un œuf cru à une très-petite [sic] distance de l’estomac de la malade, la saveur qu’elle éprouve dans l’estomac lui fait nommer l’œuf »24. Ces facultés se perfectionneraient comme les autres : « par l’exercice »25.

18 À la définition classique de rigidité et de rétention des membres, le médecin lyonnais ajoute donc, au tournant du XIXe siècle, un élément-clé : la catalepsie serait pour lui caractérisée par une « abolition réelle des sens, et apparente de la connaissance et du mouvement, avec transport des premiers ou de quelques-uns d’entre eux dans l’épigastre, à l’extrémité des doigts et des orteils »26. Ici, la catalepsie ne serait effectivement rien de moins qu’une véritable « maladie extraordinaire »27.

19 En « découvrant » ainsi la catalepsie expérimentale autour de 1800, Petetin adopte une approche décidément nouvelle et résolument singulière. Bien qu’il soit un homme de science réputé, l’influence de l’occulte est manifeste dans ses récits. À ce sujet on ne sait trop que faire, durant un XIXe siècle de plus en plus positiviste, des expériences lyonnaises que l’on relate néanmoins de façon presque immanquable, tantôt avec humour, tantôt comme simple curiosité historique, la plupart du temps avec ironie ou sarcasme. Si les médecins modernes mentionnent parfois ce curieux symptôme du transport des sens comme faisant partie de l’affectation cataleptique, ils tendent généralement à l’exclure de leurs explications.

Des statues figées : catalepsie et orthodoxie médicale

20 Comment la catalepsie est-elle définie dans les traités et dictionnaires médicaux du XIXe siècle ? Catégorie ou symptôme aux frontières incertaines, la condition apparaît généralement aux médecins, telle sa cousine l’hystérie, comme un Protée aux mille visages. Ainsi tout comme l’hystérie, véritable « corbeille à papier de la médecine » qui fera dire aux docteurs de l’époque qu’il « serait plus facile » de décrire « ce qu’elle n’est pas »28, le diagnostic pose problème. Ceux-ci se contraignent donc souvent à définir la condition par sa symptomatologie, laquelle, quoiqu’abondante et variée, ne change pas de façon significative durant tout le siècle. En 1822, Étienne-Jean Georget, élève de Philippe Pinel et aliéniste de renom à la Salpêtrière, propose une définition de la catalepsie qui fera date, la décrivant comme une « affectation intermittente et apyrétique du cerveau, qui se compose d’attaques ordinairement caractérisées par la suspension, le plus souvent complète de l’entendement, et une roideur, comme tétanique, générale ou partielle du système musculaire. Dans cet état, les membres conservent souvent, tout le temps de l’attaque, la position qu’ils avaient au commencement, ou celle qu’on parvient à leur faire prendre. »29 Cette description, qui fait de la rétention des attitudes le phénomène principal de l’état cataleptique, est conservée plus ou moins intacte jusqu’à la Grande Guerre. Nul transport des sens dans cette définition plutôt traditionnelle : ici, les cataleptiques merveilleuses de Petetin font place à de simples statues de cire.

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21 Mis à part cette caractéristique principale de « mort apparente » – caractéristique qui capte l’imagination des médecins, le leitmotiv du patient enterré vivant traversant traités et décennies –, les listes de symptômes secondaires qui caractérisent cette curieuse affectation sont légion. Contraction des muscles, raideur spasmodique, insensibilité ou abolition des sens, maux de tête, agitations, embarras de l’esprit, légères secousses convulsives, teint pâle ou animé, crampes, flux menstruel irrégulier, appétit diminué, digestion pénible, perte du sentiment et du mouvement, insensibilité à la douleur, respiration et circulation ralenties ou exacerbées, excrétions suspendues remplissent les listes symptomatologiques tout au long du siècle. La catalepsie peut se présenter sous une forme partielle ou complète, lit-on, cette dernière se révélant fort rare. On indique en outre que les accès sont de durée variable, allant de quelques minutes à plusieurs jours, et qu’ils sont suivis d’amnésie ou de confusion. On parle parfois de phénomènes précurseurs, parfois de phénomènes consécutifs aux crises, en s’entendant néanmoins pour affirmer que ceux-ci ne se présentent pas dans tous les cas. Enfin, les auteurs s’unissent presque à l’unisson pour affirmer que la catalepsie s’observe plus souvent chez les femmes, surtout celles au « tempérament nerveux très mobile »30.

22 Cette forme de définition par la symptomatologie soulève donc la question de la classification. En effet, si les listes de symptômes cataleptiques s’éternisent, y a-t-il lieu, dans un siècle de la psychiatrie naissante féru de typologie, d’en faire une maladie distincte et autonome? Les auteurs sont partagés. On évoque les « difficultés d’un diagnostic précis de telles névroses complexes ». La catalepsie « a une histoire très obscure car elle est souvent confondue avec d’autres maladies », observe un médecin en 181231. Dans un article paru vingt ans plus tard, un autre converge dans cette direction, affirmant que la catalepsie est « au nombre des maladies les plus rares » sur laquelle « l’histoire » « fait régner une profonde obscurité »32. La question de l’autonomie nosographique est reposée au milieu du siècle par le Dr Timothée Puel, en ouverture d’un ouvrage consacré exclusivement au sujet33; elle est encore pertinente en 1881 chez Paul Richer, collaborateur de Charcot à la Salpêtrière, qui consacre un chapitre entier de son fameux Traité clinique sur la Grande hystérie à la catalepsie en tant que possible « névrose distincte ». Claude-Étienne Bourdin et Paul Briquet vers le milieu du siècle et Alexandre Axenfeld à la fin du siècle répondent par l’affirmative. D’autres, tels les partisans de l’École de la Salpêtrière dans les années 1880, en font un simple symptôme combiné à d’autres névroses : l’hystérie surtout, mais aussi l’extase, l’épilepsie, l’apoplexie, l’état de mort, la chorée. Certains parlent de « catalepsie hystérique », d’autres d’« extase cataleptique »; d’autres encore d’« hystéro-catalepsie ».

23 La « condition figée » fait donc problème. Car cataleptiques, hystériques, extatiques et épileptiques se ressemblent et se confondent dans les discours médicaux dont les listes de symptômes ont cela de commun qu’elles ne présentent pas de trouble organique visible. Mais somme toute, l’identité symptomatique de la catalepsie ne change guère de façon significative tout au long du siècle. La catalepsie, condition que même le réflexe ne saurait commander, devient un diagnostic de premier choix pour un discours sur l’automatisme. On compare cette statue figée tantôt à une poupée à ressorts, tantôt à un automate; elle est tantôt « bloc de marbre », tantôt « machine mue par un ressort » 34, enfin invariablement, on évoque l’image de la figure de cire si aisément maniable35.

24 Or, cet automate ne diffère pas tant des sujets hoffmanniens36; et en ce siècle où s’érige une science psychologique moderne, on ne sait trop que faire de la fascination presque

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mythique qui règne envers ces êtres comme pétrifiés. Les références à la migration des sens de Petetin et l’aura mystérieuse entourant l’affectation cataleptique ont tôt fait d’agacer le corps médical.

25 De quelle façon cette « inquiétante étrangeté » est-elle accueillie par le discours médical? Les opinions sont mitigées. L’auteur d’un article dans un dictionnaire médical de 1830, par exemple, reconnaît « qu’il existe dans la catalepsie des phénomènes qu’il n’est pas permis à nos connaissances actuelles d’expliquer ». Néanmoins, mentionnant l’élément merveilleux intrinsèque à ces phénomènes, il ajoute « qu’on ne doit pas être surpris, si les esprits faibles ont considéré cette singulière maladie comme un fait surnaturel, tandis que les esprits forts ont trouvé plus expéditif d’en nier la possibilité ». En somme, ces phénomènes ne seraient que superstition et ne relèveraient pas du domaine des « vrais médecins »37.

26 En 1857, l’auteur d’un article sur le sujet réitère : « En allant du plus extraordinaire au plus merveilleux, nous arrivons à mentionner ces sympathies et ces aptitudes sensorielles nouvelles et spéciales qui ont lieu pendant l’accès, et qui consistent dans la faculté de voir et de goûter par le creux de l’estomac, d’entendre par le pied, etc. On comprend dès lors que cette maladie ait été la source d’une foule de superstitions et de jongleries, même des révélations de Mahomet, qui prétendait avoir été inspiré pendant un accès de catalepsie, et qu’elle ait fait croire aussi aux ensorcellements et aux possessions. Heureusement que la médecine s’est trouvée là pour démontrer aux crédules que ces phénomènes sont des effets naturels d’une maladie nerveuse, et non d’une influence exercée par le monde spirituel, et que d’ailleurs on peut les guérir par des moyens naturels. C’est ainsi qu’elle a éteint les bûchers et mis un terme aux procédures contre les sorciers. »38

27 L’idée d’une sensibilité qui, loin d’être nulle ou suspendue, se voit transférée vers un nouvel organe puis exaltée, ne passe donc pas inaperçue chez ces médecins. Seulement ici, la catalepsie est placée du côté de la pathologie : elle est désormais « maladie nerveuse »39.

Despine interprète de Petetin

28 Cette méfiance n’affecte pas cependant le corps médical en entier. En effet, certains médecins ouverts à des explications moins orthodoxes retiennent les idées de Petetin en les intégrant à leur démarche. C’est le cas notamment d’Antoine Despine (1777-1852), savoyard de renom et directeur des eaux thermales d’Aix-en-Savoie qui, dans un ouvrage publié en 1840, met par écrit les avantages thérapeutiques du traitement qu’il pratique depuis plus d’un demi-siècle.

29 Dans son traité intitulé De l’emploi du magnétisme animal, Despine se réclame d’emblée de Petetin. Le médecin lyonnais, observe-t-il d’abord, « fut traité de visionnaire et de fou », et Despine avoue qu’« il en a été à peu près autant de moi pendant longtemps. »40 Seulement, « la guérison extraordinaire qui vient de s’opérer chez une jeune personne de Neufchâtel, me détermine aujourd’hui, à commencer ce recueil par un exemple qui offre tout ce que l’art médical peut présenter de plus incroyable »41.

30 Despine fait de cette cure son cas-type, commençant son traité en narrant la longue histoire (plus de 200 pages, un phénomène fort rare à l’époque)42. Il ouvre le récit en rappelant au lecteur qu’« il est en médecine, comme dans l’histoire, des temps des faits

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qui étonnent et qui semblent sortir de l’ordre ordinaire des choses d’ici-bas. […] Le lecteur voudra bien nous pardonner la longueur des détails : l’intérêt de la chose en elle-même le demande, celui de la science l’exige, et ils sont nécessaires pour rendre le fait croyable à celui qui n’en a pas été témoin. En effet, le physiologiste comme le médecin praticien, ne sauraient croire à une guérison de cette nature, si elle n’était racontée que dans ses seuls points merveilleux : ce n’est qu’en suivant chronologiquement les détails et en voyant le développement successif des phénomènes qui se sont montrés dans son cours, qu’on peut trouver la preuve la plus irrécusable que ce n’est ni un conte de fées ni un roman. »43 D’emblée, donc, Despine avertit le lecteur des faits merveilleux qui l’attendent. C’est, après tout, la nature de la condition qui le demande : « Les exemples de véritable CATALEPSIE telle que les auteurs l’ont décrite, sont assez rares en effet : et c’est fort heureux pour l’humanité! Cependant ils ne sont pas si rares qu’on n’eût pu les examiner de fort près, si on l’eût voulu ».44

31 C’est ici qu’entre en jeu Petetin. « Il s’en est rencontré néanmoins quelquefois, de ces hommes extraordinaires, poursuit Despine, et tel a été PETETIN »45. Ne tarissant pas d’éloges, le médecin savoyard insiste sur les innovations thérapeutiques apportées par son confrère décédé : ainsi, souligne-t-il, dans « son immortel ouvrage sur l’Électricité animale », Petetin aurait « ouvert […] le plus beau et le plus vaste champ à [la] thérapeutique ». Bien sûr, ces observations étant fort bizarres, Despine se doit d’être méfiant; il est « loin », après tout, « de vouloir faire des miracles ou de la jonglerie »46. C’est donc une quête de « vérité » qui mène Despine vers les travaux de Petetin. Et les faits racontés par son collègue lyonnais, « quelque extraordinaires qu’ils paraissent », renchérit-il, « n’en sont pas moins vrais »47.

32 Le terrain étant prêt, on peut maintenant passer au récit d’un premier cas extraordinaire. Il s’agit de l’histoire d’une fille de onze ans au pseudonyme d’« Estelle », fille « douée d’une rare intelligence, d’un excellent cœur », de famille distinguée et de bonne éducation, dont l’état physique et moral (on dirait aujourd’hui psychologique) s’est aggravé après que de fâcheuses circonstances lui eussent enlevé son père chéri en bas âge et qu’une chute accidentelle l’ait rendue nerveuse et paralysée48. Dans les mois précédant le début de sa cure avec Despine, son état empire : maux de tête, nervosité, toux convulsive reviennent périodiquement à la même heure. Sujette à des rêveries, à des visions fantastiques et à des hallucinations, la petite fille est traitée par électrothérapie, électricité et « magnétisme animal » (renommé hypnotisme quelques années plus tard)49.

33 Peu après le début des sessions, un ange réconfortant apparaît à la petite patiente qui commence, d’abord sous somnambulisme, à dialoguer avec lui. C’est désormais « Angeline », l’ange gardien, qui prescrira les traitements. Estelle commence ainsi une sorte de double vie : paralysée dans son état normal, sous somnambulisme elle peut marcher, se met à tutoyer son médecin… Despine observe même une différence marquée entre ses deux régimes, comme si elle possédait un estomac pour chacun de ses deux états. Éventuellement, les deux états se fusionnent et la petite Estelle retrouve la santé. Chez cette fillette, donc, peut-on constater nombre de phénomènes extraordinaires d’automédication et de transport des sens50.

34 En somme, les éléments merveilleux relatés par Petetin sont loin d’être ici rejetés; et bien que Despine ne traitât pas exclusivement de catalepsie (son approche est résolument plus éclectique), l’héritage du médecin lyonnais imprègne ses travaux.

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Celui qui, à l’orée du XIXe siècle, réhabilitait la cataleptique en lui assignant un sens noble et digne fait ici figure de précurseur, voire d’inspirateur51.

35 Il reste certes à se demander à quel point De l’emploi du magnétisme animal constitue un ouvrage représentatif du discours médical de l’époque. Ce traité fut-il populaire lors de sa parution en 1840, aussi populaire par exemple que celui d’Alexandre Bertrand publié quinze ans auparavant et traitant lui aussi du Magnétisme animal en France?52 Quoiqu’une telle notoriété semblât improbable, l’ouvrage de Despine, qui permet néanmoins de mieux cerner les enchevêtrements entre science et merveilleux lors de cette époque charnière, interprète l’héritage de Petetin et modèle un tout « autre » discours sur la catalepsie.

36 Ces cas remettent en cause la relation entre médecin et patient à cette époque de la psychiatrie naissante. Dans un ouvrage récent, Nicole Edelman compare les deux modèles prédominants au tournant du XIXe siècle, soit le « traitement moral » de Philippe Pinel et ledit « somnambulisme artificiel » tel que popularisé par le marquis de Puységur. Si elle estime le premier modèle plus humaniste que les approches traditionnelles, l’historienne en conclut qu’il demeure malgré tout fort hiérarchique; en revanche, de par la « liberté » qu’il accorde chez ses sujets, la pratique du somnambulisme magnétique serait quant à elle plus démocratique. En effet, montre l’auteur, les récits de somnambulisme impliquent plus souvent qu’autrement une patiente à laquelle est octroyée une autonomie exceptionnelle. La somnambule début du siècle serait donc à la fois patiente et guérisseuse; un pouvoir qui n’est pas à sous- estimer à la lumière des relations hommes-femmes de l’époque53. À ce schéma, on pourrait ainsi ajouter comme troisième modèle la catalepsie merveilleuse de Petetin, où la patiente non seulement n’a plus besoin de se faire « diriger » par un magnétiseur, mais exhibe de surcroît des dons extraordinaires. Plutôt que de voir en elle une statue immobile, les descendants de Petetin – tels Despine – font de la cataleptique une prophétesse prodigieuse, qui rappelle en les surpassant ces somnambules magnétiques de la lignée puységurienne aux dons variés.

37 Qu’advient-il de cette cataleptique si l’on suit le fil tracé depuis Petetin à Despine, jusqu’aux psychologues français du fin de siècle dont le traitement de personnalités multiples par hypnose est caractéristique? En d’autres termes, qu’advient-il de cette condition mystérieuse avec l’arrivée des sciences psychologiques qui, donnant une voix à son inconscient, offrent à la cataleptique une vie nouvelle?

« De véritables statues vivantes ». Catalepsie et inconscient

38 On le sait : les sciences de l’esprit se développent dans une atmosphère résolument anticléricale. Tentant de laïciser leur discipline, les savants de la Troisième République s’éloignent des associations ascientifiques et, mettant de côté introspection et subjectivité, préconisent désormais l’utilisation de méthodes expérimentales « objectives ». Dans cette atmosphère de plus en plus positiviste, toute alliance avec le merveilleux est écartée54.

39 Or, c’est en côtoyant le merveilleux qu’un étudiant de philosophie joue un rôle-clé dans ladite découverte de l’inconscient à la fin du siècle. En donnant une place de choix à la catalepsie dans les années 1880, ce jeune homme alors inconnu construit un modèle de

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l’esprit qui devient rapidement fort influent, acquérant sa notoriété par des expériences pionnières dont on affirmera qu’elles constituent « le premier aperçu dans l’état subjectif du sujet en état cataleptique »55.

40 Normalien tout juste agrégé, neveu de l’influent philosophe spiritualiste Paul Janet, le jeune Pierre Janet (1859-1947) est alors professeur de philosophie au Havre. En recherche d’un thème de thèse et de sujets à étudier, il fréquente le service de l’hôpital du Havre, où son supérieur lui fait lire le traité d’Antoine Despine sur le magnétisme animal56. Janet prend ainsi connaissance des cas de somnambulisme, des faits mystérieux qui entourent ces manifestations du corps et de l’esprit en désordre, de la fameuse « transposition des sens » de Petetin. Il n’en faut pas plus pour piquer son attention : sa thèse de lettres, qui est rapidement publiée, porte sur les modifications mentales par l’hypnose.

41 Intitulé L’automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine57, l’ouvrage publié en 1889 se propose : 1) d’explorer, tel que l’indique son titre, les niveaux dits « inférieurs », ou élémentaires de l’activité mentale; 2) d’utiliser pour ce faire une méthode expérimentale, c’est-à-dire l’hypnose58. L’aspect novateur de cette thèse, outre les idées nouvelles qu’elle apporte, réside justement en ce qu’elle constitue un véritable traité de psychologie expérimentale; elle se range ainsi parmi les premiers crus de cette « nouvelle » science de l’esprit prônée par Ribot et Taine (dont les propres écrits, plutôt théoriques, ne faisaient que reprendre en les synthétisant les recherches scientifiques contemporaines).

42 En ouverture du livre, Janet amène le lecteur à se souvenir de l’expérience classique de Condillac. Dans son célèbre traité, rappelle Janet, ce philosophe avait imaginé une méthode ingénieuse pour étudier l’esprit humain; un Gedankenexperiment dans lequel une statue animée dénuée de toute sensation est graduellement dotée de chacun des cinq sens, tous étant introduits séparément et de façon consécutive. « Hé bien, écrit l’auteur, l’expérience [dont] rêvait Condillac et qu’il ne pouvait essayer, il nous est possible aujourd’hui de la réaliser presque complètement. Nous pouvons avoir devant les yeux de véritables statues vivantes dont l’esprit soit vide de pensées et, dans cette conscience, nous pouvons introduire isolément le phénomène dont nous voulons étudier le développement psychologique. »59

43 « De véritable statues vivantes » à « l’esprit […] vide de pensées » : telles sont les 27 patientes que Janet a métamorphosées en sujets d’expérimentation lorsqu’il transforme en laboratoire l’hôpital havrais60.

44 Ainsi c’est avec la catalepsie, état inférieur de conscience, état se rapprochant le plus de la statue de Condillac car représentant une forme d’« automatisme total » – c’est l’expression de l’auteur –, que débute le livre. Janet désire montrer que si l’état cataleptique représente une forme de conscience inférieure car étant dénué de raisonnements complexes, il est néanmoins accompagné de sensations et de conscience. Même sans ferme notion de « moi », le sujet sait qu’il a des sensations; ce qui révèle la présence d’une forme de conscience, aussi rudimentaire fût-elle.

45 Ces statues vivantes constituent donc le point de départ d’une exploration sur les différents niveaux de conscience. Janet désire ici se démarquer des conceptions médicales en vogue à l’époque. En effet, tel que nous l’avons vu plus haut, on affirme généralement dans le discours médical depuis le milieu du siècle que le sujet cataleptique se trouve dans l’incapacité de bouger, car mû par une diminution de la volonté allant de pair avec une augmentation de l’automatisme. Ce discours sur

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l’automatisme, intrinsèquement lié à la notion d’inconscient cérébral mise en avant par les physiologistes dès les années 1840, postule (quoiqu’à des degrés divers) une in- conscience – un manque de conscience – dans les niveaux dits « inférieurs » du cerveau humain. Ainsi l’homme, dans ces conceptions matérialistes, serait un pantin mécanique déterminé par sa neurophysiologie61.

46 Janet estime de telles thèses « absolument insoutenables » : « Prétendre qu’une personne qui parle, résout des problèmes, manifeste spontanément des sympathies et des antipathies, agit à sa guise et résiste souvent à nos ordres, n’a pas plus de conscience qu’une poupée mécanique, c’est remonter bien en arrière de la célèbre théorie des animaux-machines de Descartes. Car la conscience d’une somnambule est bien plus évidente que la conscience d’un chien et personne ne doute aujourd’hui de la conscience d’un chien »62. S’il y a conscience et sensation dans ces états régis par l’automatisme, quel lien y a-t-il alors avec la pathologie? C’est que, explique Janet, l’esprit malade est constamment régi par cet automatisme, et c’est là qu’il y a anormalité. Adhérant à la vision charcotienne dans laquelle la catalepsie est une simple phase de l’hystérie, le jeune homme explique l’une comme l’autre condition par un « champ de conscience rétréci »63. L’hystérique se trouvant en état de « distraction continuelle » ne peut synthétiser les différents éléments arrivant à sa conscience; c’est ce qui produit les manifestations hystériques, dont la vulnérabilité au somnambulisme qui les caractérise. Le reste des phénomènes ne pouvant être assimilé à cause de cette « désagrégation mentale » est rejeté en dehors de la conscience, dans une partie de la psyché que Janet nomme la « subconscience ».

47 En somme, l’automatisme apparaîtrait lorsque l’être humain est affaibli, fatigué, amoureux, sous pression physique ou psychologique : « Les hommes ordinaires oscillent entre ces deux extrêmes, d’autant plus déterminés et automates que leur force morale est plus faible, d’autant plus dignes d’être considérés comme des êtres libres et moraux que la petite force morale qu’ils ont en eux […] grandit davantage »64.

48 Dans le modèle janétien, l’automatisme est donc décrit comme décidément psychologique et résolument pathologique. En tant que forme la plus élémentaire de l’automatisme, la catalepsie s’y voit ainsi pathologisée, relayée à un état de faiblesse mentale.

Des statues sans voix?

49 S’il ose s’éloigner du discours médical prédominant sur l’automatisme, qu’il juge trop étroit, Janet continue néanmoins de partager l’essentiel de la doxa scientifique. Soucieux d’être accepté et respecté dans les milieux savants, le jeune chercheur, qui effectue des études de médecine auprès de Charcot dans les années 1890, doit adapter son approche. Ainsi son regard savant, fortement pathologisant, range-t-il l’automatisme du côté médical.

50 À cet effet, la réappropriation janétienne d’une méthode généralement utilisée par les spirites peut surprendre. Incorporer à ses expériences scientifiques la technique d’« écriture automatique » constitue un geste audacieux s’il en est, car bien que cette méthode eût été préconisée par des gens de renom tels Hippolyte Taine, son association avec les séances spirites s’expose à la critique scientifique. La question se pose néanmoins pour Janet : après tout, si ces statues vivantes possèdent une quelconque forme d’intelligence, n’est-il pas naturel de tenter d’accéder à leurs pensées secrètes?

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L’écriture automatique devient donc ici un moyen de pénétrer dans ce ténébreux subconscient afin d’en découvrir les mystères.

51 Janet s’attache ainsi à dévoiler, chez des sujets en état de suggestibilité exacerbée créé par l’hypnose, une « conscience seconde ». Dénouée de libre arbitre, devenue une véritable marionnette expérimentale, une telle jeune patiente entransée « n’entend plus […] l’ordre [demandé], ou du moins répond toujours honnêtement qu’elle ne l’a pas entendu tout en l’exécutant avec une grande précision. » Si on lui demande de faire un pied de nez, par exemple, elle l’exécute de sitôt; or si on lui demande ce qu’elle fait, elle répond « rien », tout en continuant l’acte durant sa conversation. Lorsque la jeune femme est en conversation avec une autre personne, Janet s’approche derrière elle sans que celle-ci s’en aperçoive et, parlant d’une voix très douce (une sorte de voix de l’inconscient), lui demande d’effectuer des actions simples telles que de lever sa main. Ces ordres deviennent de plus en plus complexes, depuis un exercice de multiplication jusqu’à la rédaction d’un mot, d’une phrases, de lettres entières. Ainsi Janet trouve-t-il une manière de communiquer avec les deux personnalités : oralement avec la première, par écrit avec la seconde. Observant qu’il est injuste de parler de « manque de conscience » dans de tels cas, le philosophe indique plutôt qu’il s’agit de « deux consciences »65. Au bout de quelque temps Janet réalise qu’il n’a même plus besoin d’hypnotiser sa patiente-sujet et qu’il peut communiquer avec l’une ou l’autre des personnalités en changeant simplement de prénom lorsqu’il les apostrophe. L’écriture automatique en tant que « manifestation [du second] personnage », note le clinicien, nous offre une manière de « pénétrer dans la pensée » de ses sujets66.

52 Cette pratique expérimentale permettrait donc d’éclairer la psyché affaiblie, et par le fait même « de constater ces sensations, ces souvenirs, ces réflexions dont nous avions jusqu’à présent supposé l’existence »67. Devenant la manifestation objective du subconscient, ces écrits se posent comme révélateurs de « mille pensées intimes que le sujet ne voulait pas nous confier ou même qu’il ignorait complètement. »68 Or soulignons qu’il n’y a aucun but esthétique dans l’utilisation janétienne de l’écriture automatique. La créativité est absente de ce processus qui, s’il constitue un miroir posé au subconscient, ne sert qu’à en révéler les aspects pathologiques.

53 Les premiers travaux de Janet mettent en avant un automatisme-inconscient psychologique et pathologique. Ici, la catalepsie représente l’état automatique par excellence pour une investigation des phénomènes en jeu sous le seuil de la conscience; une trouvaille qui fera dire à son collègue britannique Frederic Myers qu’elle constitue « le premier aperçu dans l’état subjectif du sujet en état cataleptique »69. D’où l’importance accordée, chez ce Pygmalion moderne, à ses muses-statues immobiles.

Remarques finales. Corps immobiles, corps indociles

54 Depuis sa naissance moderne sous forme expérimentale (Petetin) jusqu’à sa réappropriation chez les psychologues autour de 1900 (Janet), la catalepsie est imprégnée d’une aura de mystère. Véritable maladie extraordinaire, cette condition rappelle l’état rimbaldien de « dérèglement des sens » ou bien encore la synesthésie des Correspondances baudelairiennes. Or, les médecins du XIXe siècle ne sont ni magiciens ni thaumaturges. Véritable sacrilège s’il en est, le lien avec le merveilleux est mis de côté. « Perversion des sens » et phénomènes extrascientifiques sont donc graduellement intégrés dans le discours médical, plus souvent qu’autrement sous l’égide d’un discours

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pathologisant. Les expériences du psychologue Pierre Janet sont sur ce point représentatives.

55 La position de Janet envers l’occulte est ambivalente. Malgré son intérêt initial pour les phénomènes de « suggestion à distance », sa thèse de latin portant sur Francis Bacon et les alchimistes, ainsi que sa réappropriation de l’écriture automatique spirite, le jeune Janet s’éloigne rapidement des phénomènes apparemment ascientifiques70. C’est également le cas à propos du phénomène de transposition des sens, évoqué par Petetin près d’un siècle auparavant et dont le philosophe devenu médecin a pris connaissance dans les années 1880 via l’ouvrage d’Antoine Despine. Certes, ces éléments mystérieux ont influencé le jeune chercheur au début de sa carrière. Mais c’est en « aseptisant »71 ce discours, en lui enlevant la part de merveilleux, qu’il le rend acceptable aux yeux du corps médical; en d’autres termes, c’est en pathologisant la cataleptique qu’il effectue la transition entre catalepsie merveilleuse et catalepsie scientifique.

56 Durant plusieurs décennies, le modèle janétien constituera le paradigme dominant du milieu psychopathologique français, tel qu’en témoigne notamment sa Chaire de psychologie expérimentale et comparée au Collège de France, qu’il tiendra durant tout le premier tiers du XXe siècle.

57 Il semblerait en outre que le discours médical orthodoxe, désireux de construire la catalepsie comme un objet strictement médical en la dépouillant de ses liens avec le merveilleux, fut littéralement immobilisant. Voulant ranger la catalepsie du côté de la science, les médecins du XIXe siècle ont tenté de se détacher des manifestations extraordinaires relatées par Petetin pour se concentrer presque exclusivement sur l’aspect purement statique de ces statues de cire. N’y aurait-il pas alors un parallèle trop évident à effectuer avec une métaphore de la condition des femmes de cette époque, véritables femmes-statues aussi bien dans la société qu’à l’hôpital?

58 Michel Foucault caractérise le corps convulsif comme le symbole des « mécanismes de contrôle et de pouvoir » d’une époque trop restreignante. Or, si ce corps mythifié de l’hystérique – « siège d’une multiplicité infinie de mouvements, de secousses, de sensations, de tremblements, de douleurs et de plaisirs »72 – représente une extrême indocilité, il ne faudrait pas non plus oublier son homologue immobile. Autrement dit, siècle des convulsions, certes; mais le XIXe siècle a également été celui des états de sommeil, de somnambulisme provoqué, et de la catalepsie. À l’orée du XXe siècle, l’inquiétante étrangeté se voit déplacée, ne se trouvant plus en un Autre mystérieux, mais bien en soi; dans les ténèbres de sa propre psyché73.

NOTES

1. Michel Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 187-215. 2. Nous faisons ici référence au médecin autrichien Franz Anton Mesmer (1734-1815), qui parcourut les villes européennes à la fin du XVIIIe siècle afin de répandre sa théorie dudit « magnétisme animal » basée sur l’idée d’un fluide universel. Dans le traitement mesmérien

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typique, les patientes (surtout des femmes) sont secouées de convulsions, également appelées « crises magnétiques », perçues comme thérapeutiques. Cf. Henri F. Ellenberger, The Discovery of the Unconscious, New York, Basic Books, 1970, traduction française Histoire de la découverte de l’inconscient, Paris, Fayard, 1994 ; Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie : l’invention de sujets, Paris, Presses Universitaires de France, 1991 ; Nicole Edelman, Histoire de la voyance et du paranormal, du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2006 ; Dominique Barrucand, Histoire de l’hypnose en France, Paris, Presses Universitaires de France, 1967 ; Allan Gauld, A History of Hypnotism, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 3. Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte…, op. cit. 4. Il s’agit en fait d’un darwinisme à la française fortement teinté de néo-lamarckisme. À ce sujet, voir Yvette Conry, L’introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, Paris, Vrin, 1974. 5. Concept basé notamment sur les recherches des scientifiques Britanniques tels John Hughlings Jackson, Thomas Laycock et William Carpenter. Cf. Marcel Gauchet, L’inconscient cérébral, Paris, Le Seuil, 1992. 6. Nicole Edelman, Les métamorphoses de l’hystérique, du début du XIXe siècle à la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2003 ; Mark Micale, Approaching Hysteria. Disease and its Interpretations, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1995 ; Étienne Trillat, Histoire de l’hystérie, Paris, Seghers, 1986 ; Ilza Veith, Hysteria : The History of a Disease, Chicago, University of Chicago Press, 1965 ; Marcel Gauchet et Gladys Swain, Le vrai Charcot. Les chemins prévus de l’inconscient, suivi de deux essais de Jacques Gasser et Alain Chevrier, Paris, Calmann-Lévy, 1997. 7. Jumelage déjà entrepris chez Jean-Baptiste Louyer-Villermay, par exemple, qui avait parlé dès 1818 d’« hystérie épileptiforme » dans son article « Hystérie » du Dictionnaire des sciences médicales, p. 228. 8. Pierre Briquet, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, 1859, Paris, Baillière, p. V. 9. Jean-Louis Brachet, Traité de l’hystérie, Paris, Baillière, 1847, p. 48. 10. Cf. Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982. 11. Il est d’autant plus dangereux de par son effet contagieux. En effet, autant chez les malades que dans le public général (mais surtout chez les êtres faibles, affirme-t-on, tels les femmes et les enfants), les gestes convulsifs, tics et autres spasmes qui assaillent l’hystérique portent à imitation et, comme l’a montré Rae Beth Gordon, se retrouvent autant dans la maison de poupées qu’est la Salpêtrière de Charcot que sur les planches du café-concert de la Belle Époque. Un phénomène qui n’est pas par ailleurs sans rappeler les anciennes épidémies de chorées, de convulsions et de possession, lesquelles sont d’ailleurs toujours remises au goût du jour (quoique sous une lumière résolument anticléricale) dans les traités médicaux d’une Troisième République naissante. Cf. Rae Beth Gordon, Why the French Love Jerry Lewis, from cabaret to early cinema, Stanford, Stanford University Press, 2001. 12. D’où des appellations du type de congelatio et des explications attribuant, par exemple, une plus grande fréquence de la condition aux températures hivernales. 13. Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion, psychologie…, op. cit., p. 157. 14. Idem, p. 158. 15. Mentionnons par exemple son Mémoire sur la découverte des phénomènes que présentent la catalepsie et le somnambulisme, symptômes de l’affection hystérique essentielle, avec des recherches sur la cause physique de ces phénomènes, Lyon, Reymann et Cie, 1787, ainsi que son traité Électricité animale, prouvée par la découverte des phénomènes physiques et moraux de la Catalepsie hystérique, et de ses variétés ; et par les bons effets de l’Électricité animale dans le traitement de ces maladies, Paris, Brunot-Labbé/Lyon, Reymann et Cie, 1808. Sur Petetin, voir Jacqueline Carroy, « Votre toute dévouée et reconnaissante cataleptique », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 38, 2009, p. 79-100 ; Jan Goldstein, Hysteria Complicated by Ecstasy. The Case of Nanette Leroux, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2010.

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16. Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Régine Plas, Naissance d’une science humaine : la psychologie. Les psychologues et le merveilleux psychiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000. 17. Jacques Henri Petetin, Électricité animale…, op. cit., p. 4. L’orthographe utilisée par l’auteur a ici été modernisée. 18. Idem, p. 6 et suivantes. Cet épisode est également relaté en détail dans l’ouvrage de Louis Figuier, Histoire du merveilleux dans les temps modernes, tome 3, Paris, Hachette et Cie, 1860, p. 272. 19. Jacques Henri Désiré Petetin, Électricité animale…, op. cit., p. 7-8. 20. Cité dans Figuier, Histoire du merveilleux…, op. cit., p. 271-280. 21. Petetin n’est pas seul ; mentionnons notamment le cas de Lady Lincoln, patiente anglaise soignée en France durant la monarchie de Juillet, auquel nous reviendrons ci-bas (note 50) : cf. Nicole Edelman, Jean-Pierre Peter et Luis Montiel, Histoire sommaire de la maladie et du somnambulisme de lady Lincoln, manuscrit édité et commenté par les auteurs, Paris, Tallandier, 2009. 22. Jacques Henri Désiré Petetin, Mémoire sur la découverte…, op. cit., p. 23. 23. Idem, p. 27. 24. Idem, p. 46. 25. Idem, p. 24. 26. Il est à noter que Petetin se démarque ainsi des théories mesmériennes en vogue à la même période en donnant à ce phénomène une autre explication. Selon lui, « l’imposition des mains, l’application du conducteur de fer sur l’estomac, l’usage du baquet et des arbres magnétisés » pratiqués chez Mesmer stimuleraient la production de « mouvements convulsifs » et d’autres phénomènes connexes. Ici, les divers phénomènes exhibés par les patients seraient plutôt dus à un déséquilibre d’« électricité animale », fluide qui, en migrant de façon inégale dans d’autres organes (l’épigastre, par exemple), rendrait compte de ces faits curieux. Cf. Jacques Henri Désiré Petetin, Théorie du galvanisme, ses rapports avec le nouveau mécanisme publié en l’an X, Paris, Brunot/ Lyon, Reymann et Cie, p. viii. 27. Jacques Henri Désiré Petetin, Électricité animale…, op. cit., p. 58. 28. Jean-Louis Brachet, Traité de l’hystérie, op. cit., p. 346. 29. Étienne-Jean Georget, « Catalepsie » dans le Dictionnaire de médecine ou répertoire général des sciences médicales considérées sous le rapport théorique et pratique par M. Adelon, Paris, Béchet jeune, 1822, p. 348. 30. Antoine Petroz, « Catalepsie » dans le Dictionnaire des sciences médicales, tome 4, Paris, Panckoucke, 1812, p. 280. Tel que le résume le Dr Paul Regnard dans un article de 1887 : « c’est surtout chez les femmes que l’on observe la catalepsie, et disons-le de suite, chez des femmes hystériques. C’est surtout chez celles-ci qu’on a signalé quelquefois des prodromes, parfaitement insignifiants d’ailleurs, consistant dans des bâillements, des vertiges, des maux de tête et – ce qui est le comble de la banalité quand il s’agit de femmes plus ou moins hystériques –, de la « mauvaise humeur » ! » (Paul Regnard, « Catalepsie » dans le Dictionnaire populaire de médecine usuelle, Paris, Marpon et Flammarion, 1887, p. 348). Ces sources diverses nous amènent à interroger le point de vue de Jan Goldstein, qui suggère que la catalepsie touche autant les hommes que les femmes durant la première moitié du XIXe siècle. Cf. Jan Goldstein, Hysteria…, op. cit., p. 49. 31. Antoine Petroz, loc. cit., 1812, p. 282. 32. Jean Bouillaud, « Catalepsie » dans le Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques, tome 5, Paris, Gabon, Baillière, 1830, p. 15. 33. Timothée Puel, De la catalepsie, Paris, Baillière, 1856. 34. Ernest Mesnet, « Études sur le somnambulisme, envisagé au point de vue pathologique », Archives générales de médecine, no 15, 1860, p. 161. 35. Aussi n’est-il pas inintéressant à ce sujet de constater que c’est Julien Offray de La Mettrie, médecin et philosophe des Lumières, auteur du polémique L’homme-machine au milieu du XVIII e

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siècle, qui se réclama de l’invention du diagnostic de « catalepsie hystérique » dans un traité médical publié en 1737. Cf. Julien Offray de La Mettrie, Traité du vertige : avec la description d’une catalepsie hystérique, Paris, Huart & Briasson, 1737. 36. Nous faisons ici référence à l’écrivain romantique Prussien Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), réputé pour ses contes fantastiques, dont s’inspirera notamment Sigmund Freud en créant sa théorie de l’« inquiétante étrangeté » [Das Unheimliche]. Cf. Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio essais Gallimard, 1985 (1919). 37. J. Bouillaud, « Catalepsie », loc. cit., p. 7 (souligné dans l’original). 38. Anonyme, « Catalepsie » dans le Dictionnaire de médecine-pratique et des sciences qui lui servent de fondements, Paris, J.-P. Migne, 1857, p. 508. 39. Idem, p. 509. 40. Antoine Despine, De l’emploi du magnétisme animal et des eaux minérales dans le traitement des conditions nerveuses, suivi d’une observation très curieuse de guérison de névropathie, Paris, Baillère, 1840. 41. Idem, p. xxvj. 42. Jan Goldstein, dans son ouvrage récent sur le cas d’une autre patiente traitée par Despine, souligne la pertinence de ce détail non représentatif des études de cas de l’époque. Cf. Goldstein, Hysteria…, op. cit., p. 20. 43. Antoine Despine, De l’emploi du magnétisme animal, p. 1-2. 44. Idem, p. xlvij (majuscules dans l’original). 45. Idem, p. lj (majuscules dans l’original). 46. Idem, p. xlv-xlvj. 47. Idem, p. lij. 48. Pour une analyse détaillée du cas d’Estelle, cf. Nicole Edelman, « Le somnambulisme magnétique : les enjeux d’une mise à la marge (première moitié du XIXe siècle, France) » in L’homme et la société. Marges et marginalisation dans l’histoire de la psychologie, 2008, p. 176-169. 49. Chez Despine, somnambulisme et catalepsie sont tous les deux expliqués de façon physiologique. Rappelons que chez Petetin, la méthode mesmérienne était exclue au profit de la seule électricité ; Despine opte donc pour une approche résolument plus éclectique. En ce sens, il se rapproche d’Alexandre Bertrand (1795-1826), médecin et ancien élève de l’École Polytechnique avec qui Despine a collaboré à quelques reprises, qui met en exergue dans son traité sur le Magnétisme animal ladite « inertie morale » du somnambule, expression par laquelle il entend « une diminution de la force d’attention et de la faculté de réflexion comparable à ce qui se passe dans le sommeil, et en même temps une extrême sensibilité du cerveau propre à cet état ». Sans l’expliquer en détail, mais sans non plus en écarter la possibilité, Bertrand mentionne dans son traité l’idée du transport des sens. Mentionnons enfin que Bertrand est plus prudent dans ses explications et dans ses interprétations que Petetin, qui validait aisément les dits de ses patientes. Cf. Alexandre Bertrand, Du magnétisme animal en France et des jugements qu’en ont porté les sociétés savantes, Paris, Baillière, 1826 (citation tirée de Nicole Edelman, Histoire de la voyance…, op. cit., p. 33). 50. Des phénomènes qui ne sont pas sans rappeler les tribulations de Lady Lincoln à peu près à la même époque. Cf. Nicole Edelman, Jean-Pierre Peter et Luis Montiel, Histoire sommaire…, op. cit. Mentionnons cependant que la dame Anglaise ne manifeste pas ces phénomènes curieux en état de catalepsie proprement dit, mais bien sous somnambulisme. 51. Selon Jacqueline Carroy, « [la] réhabilitation [de Despine] passe par une réhabilitation de la cataleptique » (cf. « Votre toute dévouée… », loc., cit., p. 83). Jan Goldstein affirme en écho que “ Despine had, in short, a decided – and, as we shall see, remarkable – partiality for the catalepsy diagnosis.’’ (cf. Hysteria…, op. cit., p. 47). Goldstein observe cependant que Bertrand, cherchant à s’écarter des travaux de Petetin, a décidé de s’éloigner du diagnostic de catalepsie en renommant le cas de Nanette Leroux « hystérie compliquée d’extase » (cf. Jan Goldstein, Hysteria…, op. cit., p. 49). Cette

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affirmation semble toutefois devoir être nuancée au vu d’une lecture attentive des écrits de Bertrand. 52. Alexandre Bertrand, Du magnétisme animal…, op. cit. 53. L’auteur se réfère ici à la méthode de « traitement moral » mise en place par le célèbre aliéniste Philippe Pinel (1745-1826) au tournant du XIXe siècle, où le rapport du médecin au patient, basé sur une tentative de communication avec la partie de « raison » restée intacte chez l’aliéné, est principalement fondé sur la bienveillance. Le second modèle, celui du « magnétisme animal », est pratiqué chez les néo-mesmériens à la même époque. Cf. Nicole Edelman, Histoire de la voyance…, op. cit., p. 40. 54. C’est du moins la version proposée par les historiens classiques. Pour des récits plus nuancés, cf. Régine Plas, Naissance d’une science humaine…, op. cit. ; Anne Harrington, “Hysteria, Hypnosis and the Lure of the Invisible : The Rise of Neo-Mesmerism in Fin-de-Siècle French Psychiatry” in Anatomy of Madness : Essays on the History of Psychiatry, William Bynum, Roy Porter and Michael Shepherd (eds.), vol. 3, New York, Routledge, 1988 ; David Allan Harvey, Beyond Englightenment : Occultism and Politics in Modern France, De Kalb, Northern Illinois University Press, 2005 ; Sofie Lachapelle, Investigating the Supernatural. From Spiritism and Occultism to Psychical Research and Metapsychics in France, 1853-1931, Baltimore (MD), Johns Hopkins University Press, 2011 ; Matthew Brady Brower, Unruly Spirits : the science of psychic phenomena in modern France, Chicago, University of Illinois Press, 2010 ; John Warne Monroe, Laboratories of Faith : Mesmerism, Spiritism and Occultism in Modern France, Ithaca, Cornell University Press, 2008 ; Pascal Le Maléfan, Folie et Spiritisme. Histoire du discours psychopathologique sur la pratique du spiritisme ses abords et ses avatars (1850-1950), Paris, L’Harmattan, 1999 ; Bertrand Méheust, Somnambulisme et Médiumnité, 2 tomes, Paris, Le Plessis-Robinson, 1999 ; ainsi que Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Blondel [dir.], Des savants face à l’occulte, 1870-1940, Paris, La Découverte, 2002. 55. Frederic Myers, “Review of Pierre Janet’s L’Automatisme psychologique”, Proceedings of the Society for Psychical Research, 1887, p. 243-244. 56. Il s’agit du docteur Joseph Gibert (1829-1899). Ce détail est raconté par Janet dans ses Médications psychologiques, tome 3, Paris, Société Pierre Janet, 1986 (1919), p. 76. 57. Pierre Janet, L’automatisme psychologique : Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine. Paris, Félix Alcan, 1889, texte de la 4e édition accessible depuis le site http://classiques.uqac.ca/classiques/janet_pierre/automatisme_psychologique/ automatisme.html, d’où les références subséquentes sont tirées. 58. L’hypnose est alors considérée comme une méthode objective et expérimentale, tel qu’on peut le constater dans les écrits d’Hippolyte Taine (1828-1893), figure de proue d’une psychologie autonome en France. Cf. Jacqueline Carroy, Annick Ohayon et Régine Plas, Histoire de la psychologie en France, XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2006. 59. Pierre Janet, L’automatisme psychologique…, tome 1, op. cit., p. 11 ; nous soulignons. 60. Bien qu’il y eût surtout parmi celles-ci des épileptiques et des hystériques, s’y trouve également une exception notable, une dénommée « Mme B. » (Léonie Leboulanger), somnambule déjà célèbre localement qui n’est pas une patiente et que Janet emploie alors comme domestique. Sur ce cas, cf. Jacqueline Carroy et Régine Plas, « Dreyfus et la somnambule », Critique, 572-573, 1995, p. 45 ; Henri Ellenberger, Histoire de la découverte…, op. cit., chapitre 4 ; Régine Plas, Naissance d’une science humaine…, op. cit., chapitre 4. 61. Nous nous concentrons ici sur les discours scientifiques, en ne mentionnant pas le courant de philosophie romantique à cette même époque représenté par des philosophes tels Karl Robert Eduard von Hartmann, ou bien encore les chercheurs psychiques dont les opinions divergent. Cf. Henri Ellenberger, Histoire de la découverte…, op. cit., chapitre 4 ; Régine Plas, Naissance d’une science humaine…, op. cit. 62. Pierre Janet, L’automatisme psychologique…, op. cit., p. 20. 63. Idem, p. 38.

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64. Idem, p. 175. 65. Idem, p. 588. 66. Pierre Janet, « L’anesthésie systématisée et la dissociation des phénomènes psychologiques », Revue philosophique, n° 23, p. 452. 67. Pierre Janet, L’état mental des hystériques, tome 1, Paris, Baillière, 1894, p. 35. 68. Ibid. 69. Frederic Myers, “Review of L’automatisme…”, loc. cit., p. 243-244. 70. À ce sujet, les deux courtes autobiographies de Janet sont fort révélatrices : cf. Pierre Janet, “Autobiography of Pierre Janet”, in Carl Murchison (ed.), History of Psychology in Autobiography vol. 1, Worcester, MA : Clark University Press, p. 123-33 et Pierre Janet, « Autobiographie psychologique », Les Études philosophiques. Nouvelle série, n° 2, avril-juin 1946, p. 81-87. Nous renvoyons également à ce sujet aux travaux de Régine Plas, Naissance d’une science humaine…, op. cit. ; Ellenberger, Histoire de la découverte…, op. cit ; Jean Starobinski, « Freud, Breton, Myers », L’Arc, n° 34, 1968, p. 87-96 (republié in La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970) ; Thibaud Trochu, « William James et Pierre Janet : influences croisées », Janetian Studies, 2, p. 122-132 ; Alexandra Bacopoulos-Viau, “Automatism, Surrealism and the Making of French Psychopathology : The Case of Pierre Janet”, History of Psychiatry, à paraître, 2012. 71. Le terme est repris de l’article de Jacqueline Carroy, « Votre toute dévouée… », loc. cit., p. 98. 72. Michel Foucault, Les anormaux…, op. cit., p. 193. 73. Je voudrais remercier vivement Jacqueline Carroy, Aude Fauvel et Thibaud Trochu pour les précieux commentaires qu’ils ont apportés à une version préliminaire de cet article, ainsi que les membres du comité de lecture et du comité d’expertise de la Revue d’histoire du XIXe siècle qui ont contribué à l’améliorer.

RÉSUMÉS

En psychiatrie, disait Michel Foucault, le XIXe siècle fut le siècle des convulsions. En effet, depuis les crises mesmériennes de l’époque révolutionnaire jusqu’à l’apogée spectaculaire du théâtre de Charcot à la Belle Époque, le corps, au XIXe siècle, est trop agité. On s’imagine déferler, côte à côte, hystériques, épileptiques et autres névrosés, impuissants à dire leur mal, incapables de cesser leurs déchaînements, exhibant leur irrationalité excessive par le biais de leurs corps gesticulants. Or, cette même période fut aussi marquée par la présence parallèle d’une figure de corps immobile, figure que les historiens semblent généralement avoir mise de côté au profit de cette hystérique convulsive effrénée. C’est à l’évolution de cette curieuse « condition figée » dans l’imaginaire médical du XIXe siècle que nous nous intéresserons ici. Si ces femmes-statues jouèrent un rôle-clé dans ladite « découverte de l’inconscient » vers 1900, les diverses caractéristiques qui leur furent attribuées tout au long du siècle attestent du statut incertain qu’occupa le merveilleux durant une époque de plus en plus positiviste. Est ici examinée l’importance capitale de cette condition aux manifestations et caractéristiques parfois troublantes et mystérieuses dans la mise en place d’un discours savant sur la psyché.

In Psychiatry, wrote Michel Foucault, the 19th century could be characterized as one of convulsions. From the mesmeric crises in its opening years to the spectacular apogee of Charcot’s fin-de-siècle theatre, the patient, in 19th-century Psychiatry, was all too agitated. One imagines a parade of hysterics, epileptics and other neurotics dancing alongside one another, forbidden to

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speak their ills, demonstrating their excessive irrationality through their gesticulating bodies. Yet for all this talk of contractures and contortions, little has been said by contemporary historians of that other, “frozen” state; that which through hypnotism transformed subjects into statues, and which permeated much of the medical and psychological discourse of that period. Catalepsy: what to make of this immobile condition—pathological stigma or harmless state, mere symptom or full-fledged nosological entity? And how to approach its often disturbing manifestations in the light of prevalent scientific understanding? In this paper we examine the representations of catalepsy in some important but under-studied French 19th-century medical texts before turning to the importance of this condition in the so-called “discovery of the unconscious”. In so doing we wish to shed light on the ambivalent ways through which the medical world dealt with this troubling and often mysterious figure.

In der Psychiatrie, schrieb Michel Foucault, war das 19. Jahrhundert das Jahrhundert der Konvulsionen. In der Tat ist der Körper seit der mesmerischen Krise des Zeitalters der Revolutionen bis zur spektakulären Glanzzeit des Theaters von Charcot der Belle Epoque zu unruhig. Man stellt sich eine Parade von Hysterikern, Epileptikern und anderen Neurotikern vor, die unfähig, ihren Schmerz auszudrücken und ihre Ausbrüche zu stoppen, ihre übermäßige Irrationalität über einen gestikulierenden Körper zeigen. Doch diese Zeit war auch durch die parallele Anwesenheit einer Figur des regungslosen Körpers gekennzeichnet, eine Figur, die Historiker zumeist zugunsten der hysterischen, krampfhaften, zügellosen Figur übersehen. In diesem Aufsatz interessiert uns die Entwicklung dieses seltsamen starren Zustands. Wenn diese weiblichen „Statuen“ eine Schlüsselrolle gespielt haben bei der sogenannten „Entdeckung des Unbewussten“ um 1900, zeugen die verschiedenen ihnen zugewiesenen Merkmale vom unsicheren Status des Wunderbaren während dieser immer stärker positivistisch geprägten Epoche. Der Artikel untersucht die zentrale Bedeutung dieser teilweise beunruhigenden und mysteriösen Figur auf das Entstehen eines wissenschaftlichen Diskurses über die Psyche.

AUTEUR

ALEXANDRA BACOPOULOS-VIAU Doctorante à l’Université de Cambridge

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Lectures

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Agostino BISTARELLI, Gli esuli del Risorgimento Bologne, Il Mulino, 2011, 370 p. ISBN : 978-88-15-23353-0. 30 euros.

Grégoire Bron

RÉFÉRENCE

Agostino BISTARELLI, Gli esuli del Risorgimento, Bologne, Il Mulino, 2011, 370 p. ISBN : 978-88-15-23353-0. 30 euros.

1 Aspect marquant du processus d’unification italienne, l’exil politique du Risorgimento a de tout temps suscité l’intérêt des historiens du nationalisme italien, qui ont consacré de nombreuses études monographiques aux différentes catégories d’exilés ou aux nombreux pays d’émigration. L’ouvrage récent de Maurizio Isabella a offert, dans une perspective transnationale, une première lecture d’ensemble du phénomène, limitée cependant à ses aspects intellectuels1. Il est donc utilement complété par l’interprétation globale de l’exil du Risorgimento que propose, du point de vue de l’histoire sociale, le nouveau livre d’Agostino Bistarelli, spécialiste de l’exil italien de 1821 en Espagne. L’auteur y analyse le rapport entre exil et identité nationale italienne émergente. Attentif à la dimension quantitative de l’émigration politique pour laquelle il a constitué, grâce à une consultation approfondie des archives italiennes, espagnoles et françaises, une base de données de 850 exilés italiens de 1821 en Espagne, il complète cette perspective par une analyse de nombreux parcours individuels d’exilés, inspirée du renouveau des études biographiques proposé par Maurizio Gribaudi dans la tradition de la micro-histoire. Cela lui permet de souligner l’importance des échanges culturels que suscite la confrontation avec les sociétés des pays d’immigration pour l’évolution politique de ces patriotes italiens. Il vise ainsi à s’émanciper de la représentation romantique et nationaliste de l’exilé pour lui restituer une dimension pleinement sociale, de façon à mettre en évidence la contribution de l’exil à la formation des mythes identitaires de l’Italie unifiée.

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2 Le livre est divisé en deux parties. La première est consacrée à l’exil de 1821 à la fois dans les modalités de départ de la péninsule et dans toute son extension temporelle et spatiale. La seconde s’intéresse au rapport entre nation et exil dans un chapitre consacré à l’exportation de la nation lors des entreprises de colonisation des exilés et à travers l’examen de la recomposition des familles politiques du Risorgimento pendant le Decennio di preparazione (1849-1859). Paradoxalement, l’ouvrage offre peu de connaissances nouvelles sur l’exil en lui-même, déjà bien connu par de nombreuses études auxquelles l’auteur a lui-même largement contribué. De ce point de vue, il a surtout le mérite de réunir des travaux dispersés et d’accès difficile, tout en apportant quelques précisions grâce à sa base de données, notamment concernant l’âge des exilés de 1821 : plus de 65 % d’entre eux sont nés après 1789, ce qui met en évidence, contrairement à ce qui était admis, la compatibilité de ces émigrés de 1821 avec les critères d’adhésion à la Giovine Italia de Mazzini qui, au début des années 1830, refuse aux patriotes nés avant 1789 l’entrée dans son organisation révolutionnaire.

3 Mais ce qui fait l’intérêt du livre est surtout la polémique qu’il entretient avec l’approche culturaliste du Risorgimento, défendue par Alberto M. Banti, qui considère que la nation italienne dérive d’un canon littéraire véhiculé par la littérature patriotique2. La représentation de la nation ainsi formulée repose sur une communauté ethno-linguistique formée à partir de la famille et soudée par les liens du sang. Contre cette perspective qui décrit un nationalisme armé contre les étrangers, menaces pour la nation, Bistarelli insiste sur le cosmopolitisme des libéraux patriotes italiens exilés. Grâce à l’étude des parcours individuels les plus variés, l’auteur met en évidence un nationalisme très ouvert, qui se nourrit des échanges culturels, intellectuels, politiques ou autres provoqués par le contact des sociétés d’accueil. Ainsi la notion de nation n’entre nullement en contradiction avec une perception positive de l’étranger et le vocabulaire qui lui est lié n’est pas celui de l’hostilité, mais bien de l’amitié et de la solidarité. En témoignent autant les réfugiés en Catalogne en 1821, qui croient y trouver un nouveau paradis sur terre et incitent leurs parents à les rejoindre et à se faire Espagnols, que ceux qui s’engagent dans des entreprises de colonisation en Algérie, en Argentine ou ailleurs, où ils comptent fonder une nation alternative et idéale, ce que le livre met en évidence dans un chapitre très novateur.

4 Par ailleurs, récusant l’idée d’un apprentissage de la nation uniquement par la littérature patriotique, Agostino Bistarelli insiste sur les mécanismes sociaux de la politisation, en soulignant les phénomènes de transmission transgénérationnelle, dans la péninsule italienne même, avant le départ, et en exil, au contact de différentes façons de vivre la nation. Cet aspect détermine l’importance que l’auteur attribue à l’exil de 1821, au prisme duquel il étudie tout le phénomène de l’émigration politique du Risorgimento. L’exil consécutif aux premiers mouvements révolutionnaires de la péninsule se caractérise en effet par un chevauchement générationnel et s’y retrouvent pêle-mêle d’anciens jacobins et bonapartistes et de jeunes libéraux nés pendant l’Empire, dont les cultures politiques et les représentations de la nation s’alimentent mutuellement.

5 Cosmopolites et ouverts aux apports bénéfiques de l’étranger, les exilés font cependant preuve d’une étonnante constance dans leur engagement nationaliste et dans leur attachement à la patrie où, dans la plupart des cas, ils finissent par retourner. L’analyse que donne Agostino Bistarelli de ce retour et du comportement politique des anciens exilés une fois rentrés dans leur pays natal constitue la partie la plus originale de son

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étude. S’il mentionne en passant que dès 1822, certains exilés retrouvent leurs foyers, la plupart du temps de façon clandestine, c’est surtout la politique de la couronne de Sardaigne qui attire l’attention. En effet, parallèlement à une amnistie partielle concédée en 1842, la monarchie met en place une stratégie de ralliement sélectif des exilés, en accordant des grâces personnelles. Cette politique est interprétée de façon convaincante comme destinée à affaiblir le mouvement démocrate et préparer la mainmise modérée sur le mouvement national à partir de 1848 autour de la dynastie de Savoie. Pour les exilés, le retour en Italie et surtout au Piémont ne met pas fin à l’activité politique, au contraire. Engagés autant parmi les modérés que parmi les démocrates, leur reconnaissance à Charles Albert pour l’octroi du Statuto contribue à la glorification du roi, qu’ils intègrent dans un panthéon national syncrétique, où « l’Exilé d’Oporto » côtoie sans contradiction Garibaldi et Mazzini. La constitution d’une telle généalogie nationale à partir de la situation particulière des ex-émigrés réintégrés est par ailleurs entretenue par les déjeuners annuels des anciens exilés de 1821, organisés jusqu’à la mort des derniers survivants dans les années 1870. C’est là que, d’après Agostino Bistarelli, il faut voir l’origine du discours nationaliste, qui présente les exilés de 1821 comme les précurseurs d’un engagement dont la monarchie a pris par la suite la direction.

6 L’auteur offre ainsi une interprétation à la fois nouvelle et convaincante du ralliement des exilés, à l’origine plutôt radicaux, démocrates ou républicains, à la solution dynastique, sans avoir recours à la thèse du reniement. Le mouvement trouve son expression optimale dans la constitution de la Società nazionale, dont l’efficacité repose sur le ralliement du héros républicain , ancien dictateur de la République de Venise en 1848. Tout en tenant le même discours politique que Mazzini, le chef de file des républicains « modérés » se rallie à la couronne piémontaise, convaincu de la bonne foi nationale de la maison de Savoie, malgré les réelles divergences qui le séparent du libéralisme d’un Cavour. C’est ainsi grâce aux éloges distribués aux monarques piémontais par les anciens exilés que les rois de Sardaigne acquièrent la dimension nationale qui leur manquait aux yeux des démocrates.

7 Original et fort, le livre souffre cependant de quelques défauts. D’une part, le large recours à l’analyse de cas individuels entraîne des digressions qui, si elles permettent toujours de mettre en évidence des thématiques importantes, nuisent réellement à la cohérence de l’argumentation. Celle-ci se fonde par ailleurs sur l’analyse du comportement politique des exilés de 1821 en Espagne et de ceux de 1848 au Piémont, pour inscrire socialement la constitution d’un discours nationaliste à partir de l’exil et du retour d’exil. De ce point de vue, une attention plus grande aux exilés de 1821 qui ne choisissent pas l’Espagne comme destination, une analyse plus systématique des exils intermédiaires (1831, 1833, 1837) et une prise en compte plus précise des exilés non piémontais auraient permis soit de renforcer le propos, soit de le nuancer. S’il faut regretter ces lacunes, il n’est cependant pas possible de les imputer à un auteur qui, seul, ne pourrait mener à bien des recherches dans des fonds d’archives dont la dispersion réclame la mise en commun des forces de plusieurs chercheurs. Malgré ces points faibles, le livre d’Agostino Bistarelli offre une interprétation nouvelle du phénomène de l’exil du Risorgimento, qui nuance le point de vue culturaliste sur la nation italienne en proposant une lecture convaincante de l’émergence sociale du discours nationaliste, inscrit dans un nationalisme émancipateur et ouvert sur l’étranger.

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NOTES

1. Maurizio Isabella, Risorgimento in Exile. Italian Emigrés and the Liberal International in the Post- Napoleonic Era, Oxford, Oxford University Press, 2009. 2. Alberto M. Banti, La nazione del Risorgimento, Torino, Einaudi, 2000.

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Jean-Yves FRÉTIGNÉ et Paul PASTEUR [dir.], Garibaldi : modèle, contre-modèle collection Changer d’époque, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2011, 151 p. ISBN : 978-2-87775-508-5. 18 euros.

Pierre-Yves Manchon

RÉFÉRENCE

Jean-Yves FRÉTIGNÉ et Paul PASTEUR [dir.], Garibaldi : modèle, contre-modèle, collection Changer d’époque, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2011, 151 p. ISBN : 978-2-87775-508-5. 18 euros.

1 Issus de rencontres organisées en 2007, ces deux livres s’insèrent dans la vague de publications suscitée par le bicentenaire de Garibaldi (1807-1882) et les nombreuses polémiques qui l’ont entouré en Italie1. Celles-ci ne retiennent cependant pas l’attention des auteurs qui ne s’intéressent pas tant à l’homme (ou bien marginalement) qu’à son image et à son héritage. Seules font exception les pages très intéressantes que Giuseppe Monsagrati consacre au « réformisme légalitaire » de Garibaldi dans le volume rouennais.

2 Rassemblant les actes d’une journée d’étude, Garibaldi : modèle, contre-modèle s’intéresse avant tout aux représentations de Garibaldi. Ancien, souvent abordé à travers la notion de mythe, le thème a été renouvelé par le travail de Lucy Riall sur « l’invention du héros » garibaldien : cœur d’une biographie qui constitue l’une des nouveautés les plus intéressantes de ce bicentenaire2. Introduits par Jean-Yves Frétigné, qui pose la question de la représentation duale de Garibaldi à travers le cas français, entre « légende dorée et légende noire », six chapitres précisent – pays par pays – un tableau mondial déjà esquissé ailleurs3. Courts (une dizaine de pages chacun), ils évoquent la

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passion suscitée en Grande Bretagne par le « soldat de la liberté » (Marcella Pellegrino- Sutcliffe), les projets d’expédition garibaldienne dans l’Europe danubienne (Pasquale Fornaro) ou encore les relations politiques de Garibaldi lors de son bref séjour aux États-Unis en 1850 (Roland Sarti) et le peu de sympathie dont il pouvait jouir en Autriche (Stéfan Malfèr). Dans les cas français (Simon Sarlin) et espagnol (Isabel Pascual Sastre), les communications décrivent des images plurielles, entre exploitation médiatique et usages politiques concurrents.

3 Unis par leur problématique, tous les articles ne se valent pas. Quelques-uns, comme celui que Simon Sarlin tire d’un travail collectif réalisé en 2007 dans le cadre d’une exposition virtuelle, se distinguent par la richesse de la documentation mobilisée. D’autres sont avant tout des travaux de seconde main et n’apportent que peu d’éléments nouveaux (Marcella Pellegrino-Sutcliffe4). Certains enfin peinent à emporter l’adhésion du lecteur, dans leur questionnement ou leur argumentation (Pasquale Fornaro, Stéfan Malfèr). À aucun moment les raisons des choix géographiques ne sont par ailleurs exposées. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir traité du Garibaldi des Allemands, engagés au même moment dans leur unification politique, ou de celui des Irlandais, pour qui les revendications nationales devaient se conjuguer avec un catholicisme et une Église que Garibaldi combattait ? On referme le livre en doutant enfin de la pertinence du choix de découper selon des limites nationales un sujet transnational – l’image d’un « citoyen du monde » et de la « première célébrité moderne » mondiale5. Ce saucissonnage produit des exposés souvent répétitifs d’une figure évidemment ambivalente alors même qu’il interdit de mettre au cœur de la réflexion les phénomènes circulatoires européens et mondiaux dans la formation des légendes noire et dorée de Garibaldi.

4 L’ouvrage bordelais se distingue partiellement par son objet. Né d’une table ronde organisée en 2007 à Toulouse, il rassemble quatre chapitres d’ampleur très inégale (d’une quinzaine à une centaine de pages) sans que le motif de leur réunion apparaisse évident. D’un côté, revenant brièvement sur un thème qu’il avait traité en 20016, Jérôme Grévy y fait une présentation de l’image de Garibaldi en France. Concis, clair et illustré, son propos expose les raisons du succès de Garibaldi : cet « aventurier pour les littéraires » dont la popularité bénéficia tout à la fois de la fascination des élites françaises pour l’Italie, de l’engouement pour une littérature d’aventure mais aussi de l’engagement d’hommes de plume qui, Dumas en tête, surent écrire et diffuser l’épopée garibaldienne. Peut-être l’auteur aurait-il pu prêter une attention plus grande aux conditions matérielles et sociales qui permirent ce succès en facilitant la circulation des informations (photographie, presse, scolarisation, nationalisation du territoire). Enfin, la présentation des usages politiques concurrents de Garibaldi en France a le mérite d’être claire et d’expliquer notamment comment Garibaldi fut érigé en héros français par des républicains qui l’utilisèrent comme support pédagogique dans leur patient travail de politisation des Français. Une seconde contribution de Jérôme Grévy porte sur trois « lieux français de la mémoire garibaldienne » que sont Nice (la ville natale), Dijon (en mémoire de la participation de Garibaldi à la guerre de 1870) et Paris. On peut regretter que l’auteur, en traitant plus des « politiques mémorielles » que des « mémoires » à proprement parler, évacue la question de la réception de ces discours mémoriels ; déçoit aussi l’absence de toute photographie dans un chapitre qui traite de statues et de monuments.

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5 Mais le cœur de ce volume bordelais est formé par les deux contributions consacrées à deux cas de volontariat garibaldien, motivé – comme suggéré par le titre du livre où un point d’interrogation aurait été bienvenu – par une même « passion pour la démocratie ». Ces travaux s’insèrent ainsi dans une actualité historiographique qui a redécouvert le phénomène du volontariat international armé, caractéristique d’un XIXe siècle où la conjugaison entre défense des nations et internationalisme était alors possible7. Les contributions complètent le tableau dressé en 2007 par Eva Cecchinato sur les Chemises Rouges8 et s’ajoutent aux récentes recherches sur les volontaires du Risorgimento9.

6 Résumant son livre de 2005, dont il reprend certains passages in extenso10, Hubert Heyriès s’intéresse aux 2 300 Italiens (dont une majorité résidait alors en France) engagés en 1914 au côté de l’armée française. Au-delà de leur bref et meurtrier passage en Argonne à la fin de 1914, ingrédient de leur immédiate héroïsation et de leur exploitation en faveur de l’intervention italienne, l’auteur suit ces hommes dans l’Entre-deux-guerres, reconstituant avec minutie l’histoire de leurs associations et de leur déchirure entre fascisme et antifascisme. Quant à Carmela Maltone, elle reconstitue l’histoire de l’engagement armé de volontaires italiens (majoritairement issus de la communauté italienne de France) dans le camp républicain au cours de la Guerre d’Espagne. Son large propos s’étend des premières formations créées par les organisations antifascistes réfugiées en France (républicains, socialistes, communistes) jusqu’au Bataillon Garibaldi, qui s’illustra notamment lors de la Bataille de Guadalajara (mars 1937) où il affronta des volontaires italiens envoyés par Mussolini. Vers l’aval, elle présente encore le devenir de ces hommes après leur défaite.

7 Les pages consacrées à leur internement en France sont peut-être les plus intéressantes de cet article malheureusement émaillé de quelques erreurs factuelles (évocation d’un attentat en 1929 contre le prince « Umberto Ier », assassiné en 1898). L’argumentation est ponctuellement insuffisante et l’auteure, animée par sa volonté de voir dans ces combattants des Brigades Internationales – pourtant organisées et dominées par les communistes – des héritiers des Chemises Rouges, semble parfois ne pas écouter les silences de ses témoins (p. 177) et trop écouter les discours publics contemporains. L’épineuse question des motivations de l’engagement est notamment trop vite tranchée. Pour démontrer que « tous se considéraient comme des héritiers des valeurs garibaldiennes » (p. 132), est-il par exemple pertinent de mobiliser un discours de Pacciardi, membre du Parti Républicain Italien, sans considérer que seuls 1,5 % des volontaires italiens se disaient républicains et qu’il est bien difficile de sonder les esprits des hommes à travers le discours de leur chef (dont le destinataire n’est pas précisé) ? La question des motivations est pourtant centrale puisque d’elle semble dépendre la nature garibaldienne de ce volontariat, permettant à l’auteure de distinguer un vrai garibaldisme (antifasciste) d’un faux (celui qu’exploitait au même moment le fascisme11). Plus généralement, pour ces volontaires de l’Espagne et de l’Argonne, la compréhension de leur engagement peut-elle passer uniquement par une étude des motivations individuelles sans risquer de déboucher sur le constat de leur diversité (Hubert Heyriès) et la volonté de dépasser celui-ci par une vaine tentative de jaugeage de l’importance relative des diverses motivations ? Mieux vaut sans doute s’efforcer de restituer les mécanismes sociaux de ces engagements individuels en reconstituant les carrières des acteurs, par l’étude de leurs antécédents (y compris familiaux), de leurs ressources (notamment en termes de culture politique mais

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également d’expérience du combat) et des cadres sociaux (économiques, politiques et diplomatiques) mouvants entre lesquels ils évoluaient.

8 Outre les nombreuses informations qu’elles apportent et en-dehors de la seule question de Garibaldi et de son héritage, ces différentes contributions ont ainsi le mérite d’inviter à de nouvelles recherches, tant sur la construction transnationale des imaginaires politiques que sur le sens et les logiques du volontariat armé – international ou interne, rouge, blanc ou brun.

NOTES

1. Silvana Patriarca, ‘Unmaking the nation ? Uses and abuses of Garibaldi in contemporary Italy’, Modern Italy, volume 15, n° 4, novembre 2010, p. 467-483. 2. Lucy Riall, Garibaldi. L’invenzione di un eroe, Bari, Laterza, 2007. 3. Giuseppe Garibaldi e il suo mito, Roma, Istituto per la storia del Risorgimento, 1984 ; Andrea Ragusa [dir.], Giuseppe Garibaldi. Un eroe popolare nell’Europa dell’Ottocento, Bari, Lacaita, 2009 ; Cosimo Ceccuti et Maurizio Degl’Innocenti [dir.], Giuseppe Garibaldi tra storia e mito, Bari, Lacaita, 2007. 4. Sur la Grande-Bretagne, on peut notamment citer : Christopher Seton-Watson, ‘Garibaldi’s British image’, in Giuseppe Garibaldi e il suo mito…, loc. cit., p. 247-258 ; Lucy Riall, ‘Garibaldi : the first modern celebrity’, in Andrea Ragusa [dir.], Giuseppe Garibaldi…, loc. cit., p. 13-24. 5. Alfonso Scirocco, Garibaldi. Citoyen du monde, Paris, Payot, 2005 ; Lucy Riall, ‘Garibaldi…’, loc. cit. 6. Jérôme Grévy, Garibaldi, Paris, Presses de Sciences-Po, 2001. 7. Gilles Pécout, ‘The international armed volunteers : pilgrims of a transnational Risorgimento’, Journal of Modern Italian Studies, 14-4, 2009, p. 413-426. 8. Eva Cecchinato, Camicie rosse. I garibaldini dall’Unità alla Grande Guerra, Bari, Laterza, 2007. 9. Voir notamment les articles de G. Pécout, G. Bron, A.-C. Ignace et F. N. Göhde réunis dans le numéro du Journal of Modern Italian Studies cité ci-dessus. 10. Hubert Heyriès, Les Garibaldiens de 14. Splendeurs et misères des Chemises Rouges en France de la Grande Guerre à la Seconde Guerre mondiale, Nice, Serre, 2005. 11. Massimo Baioni, ‘Interpretations of Garibaldi in Fascist culture : a contested legacy’, Modern Italy, volume 15, n° 4, novembre 2010, p. 451-465.

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Éric SAUGERA, Reborn in America. French Exiles and Refugees in the United States and the Vine and Olive Adventure, 1815-1865 traduit du français par Madeleine Velguth, Tuscaloosa (Ala.), The University of Alabama Press, 2011, 572 p. ISBN : 978-0-8173-1723-2. 30 dollars.

Tangi Villerbu

RÉFÉRENCE

Éric SAUGERA, Reborn in America. French Exiles and Refugees in the United States and the Vine and Olive Adventure, 1815-1865, traduit du français par Madeleine Velguth, Tuscaloosa (Ala.), The University of Alabama Press, 2011, 572 p. ISBN : 978-0-8173-1723-2. 30 dollars.

1 En 2007, Éric Saugera, déjà connu pour ses travaux pionniers sur la traite négrière1, soutenait à l’université de Nantes une thèse sur une colonie française, dite de la vigne et de l’olivier, implantée à partir de 1817 – et pour quelques années seulement – dans l’Alabama. En voici une version publiée directement en anglais, quelque peu modifiée et s’inscrivant dans un certain renouveau de l’histoire de cette expérience migratoire ponctuelle2. Éric Saugera découpe son récit en cinq parties. Il s’agit d’abord de dresser le tableau de la France entre Empire et Restauration, afin de faire connaissance avec certains des personnages clés de l’aventure – les frères Lallemand, Desnoëttes, Jacques Lajonie dont l’abondante correspondance est une source indispensable, et d’autres – décrits d’abord comme des bonapartistes exilés. La décision de migrer étant prise, il faut ensuite s’arracher à la France et tenter une installation hasardeuse aux États-Unis avant de se lancer dans la colonisation organisée. Celle-ci prend enfin forme lorsqu’une compagnie est créée et que le Congrès adopte en 1817, après débats, une loi lui

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octroyant à un prix très avantageux des terres dans la vallée de la Tombigbee, sous réserve que les colons français mettent réellement en œuvre leur projet, à savoir la culture de la vigne et de l’olivier. L’auteur nous présente ensuite ces colons. Il en donne en annexe une précieuse liste : 460 individus, dans une écrasante proportion des hommes, très souvent liés entre eux par la parenté, l’amitié ou le commerce, et issus des mondes urbains de la métropole et des Antilles. Des réfugiés de St Domingue côtoient des réprouvés de l’Empire et des marchands et artisans en tous genres. Autrement dit, très peu (4,7 %) de colons liés à la terre, alors même que le projet est agricole. La répartition des terres et leur usage est l’objet de la quatrième partie, qui s’appuie en grande partie sur les écrits de Lajonie. Sur la rive droite de la Tombigbee d’où les Choctaws ont été chassés – ils occupent encore la rive gauche –, les colons français font face à des squatters (colons sans droits sur les terres qu’ils occupent) et rêvent d’une économie esclavagiste sans en avoir les moyens. Aucun ne parvient à s’imposer dans la vigne et l’olivier, et il n’est même pas sûr qu’un seul litre de vin ait été jamais produit dans la colonie. Lorsque William Adams, au cours de l’hiver 1826-1827, est chargé par Washington d’établir un rapport sur ce qu’il est advenu des promesses de 1817, il ne trouve pour ainsi dire plus de Français. La dernière partie de l’ouvrage montre que si une minorité d’entre eux ont choisi de demeurer sur place en changeant d’activité, d’autres se sont installés ailleurs dans le Sud en s’intégrant pleinement au système qui se met alors en place et aboutira à la Sécession, et 86 personnes ont choisi de retourner en France. Pour expliquer ce piteux bilan, Éric Saugera argue que mal préparés à l’installation dans l’Alabama, aux prises avec des squatters, décalés avec leur projet de vigne et d’olivier quand le coton l’emporte partout, les colons français ne pouvaient réussir.

2 L’histoire est fascinante, et l’auteur nous en livre un récit d’une grande érudition, appuyé sur un impressionnant dépouillement d’archives européennes et américaines. Rien ne nous échappe des itinéraires individuels les plus significatifs. Et pourtant il est difficile de se départir d’un sentiment de frustration, car les analyses auraient pu être poussées plus loin. Et d’abord en renversant, peut-être, la forme même du récit. Car si Éric Saugera montre bien que les colons, contrairement à ce que la mémoire en a retenu, ne sont pas, loin de là, tous des bonapartistes en exil, et que les réfugiés de Saint-Domingue sont bien au cœur de cette histoire, il n’en consacre pas moins plus de 120 pages à ces bonapartistes avant d’introduire les planteurs en catimini. Recentrer la narration autour des ces réfugiés, ou, mieux, refuser un quelconque centre pour dresser un tableau de dynamiques atlantiques, entre la France, les Antilles, New York, La Nouvelle Orléans, mais aussi Louisville ou Saint-Louis, villes qui apparaissent au fil des pages, aurait sans doute permis une compréhension plus large des enjeux en amont et en aval. Ensuite parce que l’érudition devrait être doublée d’une réflexion plus aiguë sur le contexte, qui permettrait d’élaborer davantage sur l’échec final. Le traitement des Choctaws est ainsi particulièrement rapide et ne s’appuie que sur un seul ouvrage publié en 1967, ce qui mène à certaines formulations archaïques (p. 258). Les colons anglo-américains, de même, sont évoqués, mais jamais mis au centre de l’histoire, alors qu’une comparaison entre leurs dynamiques migratoires et celles des Français apporterait sans doute beaucoup. Une analyse en termes de genre aurait aussi pu être menée, puisqu’Éric Saugera constate lui-même les problèmes posés par le déséquilibre immense des sexes dans la colonie (p. 295-296). De même, les aspects religieux auraient pu être creusés : ils sont évoqués pour signaler leur peu d’importance dans le positionnement face à l’esclavage (p. 273), mais c’est oublier que l’Église catholique

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soutenait l’esclavage dans la région, justement, et que les prêtres et évêques y étaient d’ailleurs français : il y avait là des points de rencontre à explorer. L’insistance à traiter des origines de la colonie ou de la répartition des terres déséquilibre le récit : on aimerait en savoir plus sur le fonctionnement du groupe, sur son insertion dans l’histoire américaine. Les sources ne le permettaient pas toujours, l’auteur s’en explique, et il doit être remercié pour avoir ouvert des pistes fructueuses.

NOTES

1. Éric Saugera, Bordeaux, port négrier : chronologie, économie, idéologie, XVIIe-XIXe siècles, Biarritz- Paris, J&D-Karthala, 1995. 2. Rafe Blaufarb, Bonapartists in the Borderlands. French Exiles and Refugees on the Gulf Coast, Tuscaloosa (Ala.), The University of Alabama Press, 2005 ; Emilio Ocampo, The Emperor’s Last campaign. A Napoleonic Empire in America, Tuscaloosa (Ala.), The University of Alabama Press, 2009.

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Adam JORTNER, The Gods of Prophetstown. The Battle of Tippecanoe and the Holy War for the American Frontier New York, Oxford University Press, 2011, 320 p. ISBN : 978-0-19-976529-4. 27,95 dollars.

Tangi Villerbu

RÉFÉRENCE

Adam JORTNER, The Gods of Prophetstown. The Battle of Tippecanoe and the Holy War for the American Frontier, New York, Oxford University Press, 2011, 320 p. ISBN : 978-0-19-976529-4. 27,95 dollars.

1 L’année 2012 est en Amérique du Nord une année de célébrations. Outre le fait que le cent cinquantenaire de la Guerre de Sécession s’étale de 2011 à 2015, il s’agit de commémorer la Guerre de 1812 qui opposa, jusqu’en janvier 1815, les États-Unis au Royaume-Uni, à l’instigation des premiers, sur une grande variété de fronts, des Grands Lacs à Washington et à La Nouvelle-Orléans. Le gouvernement canadien a décidé d’en faire, de manière évidemment discutable, un moment fondateur de l’identité nationale1. Le gouvernement américain est moins investi dans l’affaire, mais la production historiographique abonde et pose de façon plus complexe la question de la place de la dite guerre dans la construction nationale2. L’ouvrage d’Adam Jortner s’inscrit dans cette dynamique puisqu’il porte a priori sur la bataille de Tippecanoe, qui opposa, à l’automne 1811, les troupes régulières et de milice menées par le gouverneur de l’Indiana, William Harrison, aux troupes unies indiennes menées par Tecumseh et galvanisées par son frère, le Prophète, Tentskwatawa. La bataille en elle-même n’eut d’autre importance que rétrospective, pour assurer la promotion de la carrière d’Harrison, et le conflit ne fut réglé qu’à l’intérieur du cadre plus vaste de la Guerre de

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1812, qui fut, comme la Guerre d’Indépendance des colonies américaines, une catastrophe pour les Indiens bien plus que pour les Britanniques.

2 Adam Jortner inscrit naturellement cette histoire dans le temps long des mouvements prophétiques qui ont touché les nations indiennes de l’Est entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Ces mouvements sont bien connus3, et les deux frères shawnee Tentskwatawa et Tecumseh – le second, chef de guerre, est en quelque sorte nommé par le premier, dirigeant religieux – sont parmi les plus célèbres figures indiennes aux États-Unis4. William Harrison lui-même est loin d’être un inconnu : issu d’une grande famille virginienne, il mourut président des États-Unis et la politique indienne qu’il a menée dans la première décennie du XIXe siècle a fait l’objet d’une évaluation récente5. On touche là un des travers de l’historiographie américaine, qui souvent ressasse des épisodes déjà étudiés sans pouvoir y apporter de réelles justifications scientifiques.

3 En quoi Adam Jortner se distingue-t-il donc ? D’abord par sa qualité d’écriture, caractéristique récurrente chez les jeunes historiens d’outre-Atlantique. Une réelle habileté à trousser le récit, à tisser l’intrigue, qui aboutit à un évident plaisir de lecture. Dans le détail, l’auteur tente ensuite de se distinguer de ses prédécesseurs : selon lui la prophétesse delaware Beata, qui avait invité le Prophète à lutter contre la sorcellerie au sein de sa nation, était ainsi une disciple de Tentskwatawa et non issue d’une tradition locale ; de même il tente de relativiser la thèse d’une construction nationale américaine enfantée par la haine et le massacre d’Indiens depuis la Guerre de Sept Ans6, en insistant sur la faiblesse et les échecs des colons, sans voir qu’il n’y pas là contradiction – les colons mis en échec développent effectivement une haine de l’Indien. Mais surtout Adam Jortner insiste sur deux points. Premièrement, l’édifice religieux et politique bâti par Tentskwatawa doit être pris au sérieux. Il s’agissait d’une volonté d’unir les Indiens en une seule nation sous l’autorité du Maître de Vie qui inspirait son Prophète. La construction de Prophetstown en 1808 est en ce sens un acte majeur : plus grande ville à l’ouest des Appalaches, elle était au cœur d’une construction politique forte, d’une sorte d’empire indien comparable à l’empire comanche que croit déceler, de manière très contestable, Pekka Hämäläinen au XVIIIe siècle7. L’effet est paradoxal : pour valoriser Tentskawatwa, il faut à Adam Jortner lui attribuer le projet d’un véritable État avec ses frontières et ses lois, comme si finalement réhabiliter les Indiens ne pouvait passer que par leur assimilation à l’Occident.

4 Le deuxième point essentiel sur lequel insiste l’auteur donne son sous-titre à l’ouvrage : il se serait joué une guerre de religion dans l’affrontement très personnel entre Harrison et Tentskwatawa. Que le Prophète ait appuyé sa révolte sur la religion, cela va de soi. Mais que les Américains y aient réagi de la même manière, cela est moins convaincant. Adam Jortner affirme avec raison qu’Harrison était un déiste, comme beaucoup de patriciens virginiens de l’époque, et finalement très éloigné de toute lecture religieuse de l’événement. Reste que Prophetstown est construit sur la Wabash, non loin du Kentucky qui fut un foyer majeur du Great Revival, et que des points communs peuvent être décelés entre la religion de Tentskwatawa, les croyances populaires anglo-américaines et le nouveau protestantisme américain (Adam Jortner ignore par ailleurs que Vincennes, la capitale de Harrison, est en grande partie catholique et francophone8) : même permanence de la sorcellerie, même prégnance du surnaturel au quotidien, mêmes prêcheurs itinérants, etc. Pour autant, mettre le doigt sur deux phénomènes parallèles n’est pas montrer leurs liens, et l’historien se contente ici de constater des similitudes sans les expliquer. De même, il termine en laissant

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supposer un lien entre la Guerre de 1812 et le réveil religieux, mais sans davantage éclairer le lecteur. Au bout du compte, celui-ci n’aura pas boudé son plaisir mais il demeure partagé entre le doute, face au peu de preuves apportées pour étayer certaines thèses, et l’enthousiasme face à des hypothèses hardies qui ne demandent qu’à être discutées.

NOTES

1. www.1812.gc.ca/fra, site consulté le 22 mars 2012. 2. Alan Taylor avait ouvert la voie avec The Civil War of 1812. American Citizens, British Subjects, Irish Rebels, and Indian Allies, New York, Alfred A. Knopf, 2010. L’année 2012 voit une multiplication des parutions : par exemple J. C. A. Stagg, The War of 1812. Conflict for a Continent, New York, Cambridge University Press, 2012 ; Nicole Eustace, 1812. War and the Passions of Patriotism, Philadelphie (Penn.), University of Pennsylvania Press, 2012 ; Troy Bickham, The Weight of Vengeance. The United States, the British Empire and the War of 1812, New York, Oxford University Press, 2012. 3. Gregory Evans Dowd, A Spirited Resistance. The North American Indian Struggle for Unity, 1745-1815, Baltimore (Md.) Johns Hopkins University Press, 1992 ; Alfred A. Cave, Prophets of the Great Spirit. Native American Revitalization Movements in Eastern North America, Lincoln (Nebr.), University of Nebraska Press, 2006. 4. Par exemple R. David Edmunds, Tecumseh and the Quest for Indian leadership, Boston (Mass.), Little, Brown, 1984. 5. Robert M. Owens, Mr. Jefferson’s Hammer. William Henry Harrison and the Origins of American Indian Policy, Norman (Okla.), University of Oklahoma Press, 2007. 6. Peter Silver, Our Savage Neighbors. How Indian War Transformed Early America, New York, W. W. Norton, 2008. 7. Pekka Hämäläinen, The Comanche Empire, New Haven (Conn.), Yale University Press, 2008, traduction française L’empire comanche, Toulouse, Anacharsis, 2012. 8. Patrick G. Bottiger, Two Towns, Multiples Places. Race and Identity on the Early Republic’s Frontier, Ph.D. dissertation, University of Oklahoma, 2009.

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Mark TRAUGOTT, The Insurgent Barricade Berkeley (Calif.), University of California Press, 2011, 436 p. ISBN : 978-0-520-26632-2. 39,95 dollars.

Quentin Deluermoz

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Mark TRAUGOTT, The Insurgent Barricade, Berkeley (Calif.), University of California Press, 2011, 436 p. ISBN : 978-0-520-26632-2. 39,95 dollars.

1 Les chercheurs qui travaillent sur 1848 ou qui s’intéressent aux logiques de l’action collective connaissent Mark Traugott. Dans Armies of the Poor1, l’historien américain avait montré le rôle des organisations dans les processus révolutionnaires et dans leurs issues. Avec ce nouvel ouvrage, il propose un travail important à un triple titre. L’objet : une étude du phénomène barricadier, saisi dans sa pleine extension géographique et chronologique, soit l’Europe des XVIe-XIXe siècles. La démonstration s’appuie sur une recension systématique des 155 « événements » barricadiers identifiables et sur une analyse qualitative de ce qu’il appelle des « routines d’action collectives », à la fois répétitives et flexibles. La méthode : dans une langue claire et vivante, l’analyse propose un croisement très fécond entre sociologie et histoire, en s’inspirant – tout en les renouvelant en partie – des travaux fondateurs de Charles Tilly ou de William Sewell.

2 Les conclusions, enfin. Évitant le mythe des origines ou la lecture essentialiste, l’ouvrage montre que les barricades – définies comme des « structures improvisées, construites et défendues par des insurgés civils, ayant pour fonction de porter des revendications dans l’espace urbain et de mobiliser contre les militaires et les forces de police » (p. 21) – sont le fruit d’une invention lente et collective qui dure du XIIIe au XVIe siècle. Les premières proprement dites apparaissent en mai 1588, puis en 1648, pendant la Fronde. La chronologie du phénomène, fort discontinue, indique que, contrairement à ce qu’on a cru, la Révolution a bien eu ses barricades (le 14 juillet 1789,

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le 4 prairial an III). Puis s’opère un va-et-vient avec les révoltes belges, qui se prolonge jusqu’en 1830, année de la première expression de masse des barricades. Avec ses 38 événements barricadiers, 1848 constitue l’incontestable apogée du phénomène et de sa diffusion, depuis la France vers le reste de l’Europe.

3 L’auteur propose alors des réflexions tout à fait stimulantes sur cette diffusion au milieu du siècle, en insistant sur ses mécanismes (ouvrage, presse, placards, clubs et cafés) et sur ses acteurs (étudiants, exilés politiques et ouvriers étrangers). Il ouvre au passage des pistes pour l’interprétation du caractère « européen » du moment 1848 qui continue d’être discuté. Mais les meilleures pages concernent les fonctions de la barricade, qui font pénétrer le lecteur au cœur de la culture révolutionnaire urbaine du XIXe siècle. Cette barrière faite de morceaux de ville sert à empêcher l’intervention de l’armée et des forces de l’ordre, pleinement adaptée qu’elle est aux rues étroites et tortueuses dans lesquelles les troupes pénètrent par petits groupes. Elle permet de couper la circulation, d’activer un autre réseau d’information, populaire. Elle possède également une fonction plus sociale : les barricades permettent de basculer du « normal » vers « l’exceptionnel » et participent des rituels de transformation de la situation révolutionnaire. Elles sont un signal, qui mobilise les foules, attire les curieux, permet de « sentir » les chances de succès. À leur abri, se crée un milieu où les frontières sociales se réorganisent et où les vétérans, les militaires, les membres des sociétés secrètes, les ouvriers, les femmes et les enfants ont une autre place, destinée à la lutte. Identifiant enfin le « peuple », elle offre une occasion d’inviter les soldats à renoncer au feu. Les barricades s’inscrivent au fond dans une situation de départ toujours asymétrique vis-à-vis des forces de l’ordre, mais en mobilisant ces ressources populaires, spécifiques, le dispositif permet bien d’offrir une chance au mouvement révolutionnaire.

4 Juin 1848 marque à cet égard un tournant tactique : en choisissant d’intervenir massivement sur les points nodaux de l’espace parisien (comme en 1827), Louis-Eugène Cavaignac confirme la parade militaire, que l’amélioration de l’armement ne fera que renforcer. Comme pour d’autres éléments du répertoire d’action protestataire, le Second Empire, avec sa répression et les transformations sociales de la période, apparait ensuite comme une phase de transition, dont le résultat apparaît sous la Commune. À côté des barricades spontanées du nord-est de la capitale, caractéristiques des XVIIIe-XIXe siècles, les vastes édifices rectilignes du chef de la commission des barricades, Napoléon Gaillard, témoignent d’une visée cette fois moins stratégique que strictement symbolique. Ils seront d’ailleurs de peu d’efficacité au cours de la Semaine sanglante, tout en ouvrant sur une nouvelle phase du phénomène barricadier, qui poursuit au XXe siècle son expansion irrégulière à l’échelle mondiale, comme marqueur, plus symbolique désormais, de l’action révolutionnaire – jusqu’aux barricades de Oaxaca, au Mexique, en 2006.

5 Devant l’ampleur du sujet traité, il est toujours possible de pointer des absences. Le redoutable problème des dénominations est toutefois traité dès l’introduction. Mais le lecteur pourra trouver la part de l’imaginaire suscité par les barricades insuffisamment abordée, de même que certains aspects des manières de combattre ou de l’expérience combattante singulière qui se déroule sans doute de part et d’autre des édifices. Ce sont là, il faut le reconnaître, des points mineurs devant l’intérêt de cet ouvrage. Celui-ci offre en effet rien moins qu’une relecture stimulante de la culture révolutionnaire du XIXe siècle et une réflexion renouvelée, dans le chapitre conclusif, sur la question des

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mutations tout à la fois processuelles, discontinues et sélectives des répertoires d’actions collectives des XVIIIe-XIXe siècles. Lu conjointement au récit du chef de la barricade Saint-Merry en juin 1832, récemment édité par Thomas Bouchet2, il offre une entrée privilégiée sur une pratique révolutionnaire dont l’intensité, les significations et l’efficacité semblent en partie avoir été oubliées.

NOTES

1. Mark Traugott, Armies of the Poor : Determinants of Working-Class Participation in the Parisian Insurrection of June 1848, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1985. 2. Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832, édition présentée et commentée par Thomas Bouchet, Paris, Vendémiaire, 2011.

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Karine SALOMÉ, L’Ouragan homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle Paris, Champ Vallon, 2011, 320 p. ISBN : 978-2-87673-538-5. 25 euros.

Constance Bantman

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Karine SALOMÉ, L’Ouragan homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle, Paris, Champ Vallon, 2011, 320 p. ISBN : 978-2-87673-538-5. 25 euros.

1 Attentat, terrorisme… Il est parfois difficile de redonner du sens à ces termes omniprésents et de ce fait opaques, et pourtant, comme le prouve cette excellente étude, un retour historique sur la construction de ces concepts permet une mise en perspective fructueuse. Plutôt qu’emprunter la voie – fréquentée et risquée – d’une lecture du passé explicitement orientée vers l’éclairage du présent, Karine Salomé s’attache à explorer l’attentat politique dans sa globalité, c’est-à-dire à la fois dans la longue durée du XIXe siècle et en reprenant toute la chaîne des événements, des intentions de tel ou tel « attentateur » jusqu’au carnage et aux émotions que le geste finit par susciter.

2 Mais l’ingénieuse structure du livre ne suit pas cet ordre chronologique. L’ouvrage adopte le point de vue de la réception et décrit pas à pas la quête d’intelligibilité qui suit tout attentat : de l’attaque à l’enquête puis au temps de l’analyse et des interprétations. Tout en montrant que, dans l’immédiat, c’est par une absence de lisibilité et même de sens que se caractérisent les attentats, Karine Salomé souligne les grandes évolutions de l’attentat façon XIXe siècle : le « bouleversement des modes de tuer » (avec le remplacement du poignard et du couteau par les machines infernales et autres explosifs), une forte dimension collective, l’avènement d’une violence de moins en moins pulsionnelle, proche de la guerre civile mais sans le moindre avertissement ni scansion. Les corps détruits, déchiquetés, sont également objet d’analyse, et l’auteure

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s’arrête sur les processus de déshumanisation et de brutalisation dont participent les attentats.

3 La question de la récupération politique de l’attentat, dont l’une des constantes est la volonté de déstabilisation du pouvoir, se pose rapidement, par exemple à travers le contrôle de l’information pour éviter la propagation des rumeurs et la mise en spectacle de la douleur du souverain. L’attentat suscite ainsi à la fois une humanisation croissante du pouvoir et une distanciation, pour raisons de sécurité. Éminemment politique elle aussi, l’enquête prend en général la forme d’une double investigation, à la fois « ascendante » (inductive) et « descendante » (visant à confirmer les présupposés des enquêteurs), deux aspects qui se recoupent rarement ; l’enquête s’apparente souvent à la surveillance politique, ce qui relativise l’idée d’une scientificité accrue de ce type d’investigations. De même, souligne Karine Salomé, le regard porté sur les coupables enfin dénichés cherche avant tout « à stigmatiser et à mettre en évidence [leurs] travers et [leurs] déviances », sans véritable volonté explicative. Les cas individuels successifs sont unis par ce regard qui invalide toujours la dimension politique de l’attentat et en décrit l’auteur comme un criminel, politique comme Louis Alibaud ou, plus fréquemment, un criminel de droit commun, voire un monstre. Cette tendance culmine avec les attaques anarchistes dans les dernières années du siècle, qui coïncident avec l’essor de l’anthropologie criminelle, discipline visant précisément à mettre en évidence l’existence d’un « type » criminel.

4 Karine Salomé analyse l’évolution de ce mode opératoire au cours du XIXe siècle, avec son renouvellement constant des registres d’actions et des cultures politiques, sur fond de changements de régimes fréquents et mouvementés. La polysémie et l’historicité du geste et de l’imaginaire qui l’entoure sont mises en avant. Conformément aux perceptions des contemporains, l’attentat doit être lu au prisme des époques précédentes, d’abord comme une recomposition du régicide, du tyrannicide. Il apparaît ainsi comme une résurgence postrévolutionnaire et jacobine, jusque dans les années 1830. Le péril républicain cède ensuite la place au communisme comme suspect présumé, tandis que perce la crainte des sociétés secrètes ; sous le Second Empire, l’attentat vise avant tout à déclencher une révolution et à infléchir la politique internationale du régime, avec une finalité déclarative et déstabilisatrice. Assiste-t-on vraiment à une rupture avec les anarchistes, souvent décrits comme les premiers terroristes ? L’usage de la dynamite, la volonté revendiquée de destruction, d’entretenir un climat de terreur le suggèrent, mais s’il s’agit bien d’une vague terroriste selon les différentes définitions du terme, elle n’était pas inédite puisqu’on lui trouve des antécédents au cours du siècle (attaques de la rue Nicaise, de Fieschi, d’Orsini).

5 Au croisement de l’histoire politique, des mentalités et même des techniques, l’ouvrage a aussi l’avantage de faire amplement parler les sources (souvent assez savoureuses) dans une perspective de longue durée particulièrement efficace et bien traitée. En fin de compte, une belle illustration des usages de l’historicisation comme source d’intelligibilité, tout en subtilité.

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Jean-Jacques CLÈRE, Jean-Claude FARCY [dir.], Le juge d’instruction. Approches historiques collection Institutions, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, 318 p. ISBN : 978-2-915611-68-7. 22 euros.

Céline Regnard

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Jean-Jacques CLÈRE, Jean-Claude FARCY [dir.], Le juge d’instruction. Approches historiques, collection Institutions, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, 318 p. ISBN : 978-2-915611-68-7. 22 euros.

1 Alors que le juge d’instruction est un acteur récurrent de la scène médiatique et politique, comme en témoigne, en 2009, sa énième remise en cause, projetant sa suppression, il n’occupe qu’une place mineure dans les études historiques. Ce paradoxe est d’emblée soulevé par Jean-Jacques Clère et Jean-Claude Farcy, qui, citant Balzac, s’étonnent de cette fracassante discrétion de « l’Homme le plus puissant de France ». Cet ouvrage collectif, s’il n’a pas pour ambition d’être une synthèse, constitue pourtant à l’évidence la première publication d’envergure consacrée à l’histoire de la fonction et de ses représentations en France du XVIIIe siècle à nos jours. Le tableau brossé est donc à la fois large et utile.

2 Il retrace l’historique de la fonction tout en l’insérant dans la mécanique judiciaire. La contribution de Benoît Garnot, consacrée au lieutenant criminel au XVIIIe siècle, apporte un éclairage sur l’ancêtre du juge d’instruction. Seul maître de l’enquête, le lieutenant criminel peut se prévaloir de pouvoirs importants, même si c’est le tribunal qui procède aux arbitrages définitifs. Le panorama chronologique se poursuit à travers l’article qu’Emmanuel Berger consacre à la période de la Révolution et de l’Empire qui voit la naissance du juge d’instruction. Cette figure centrale du système napoléonien, mis en place en 1810, est issue d’une série de réformes des institutions pénales adoptée

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en 1790-1791. La création de la fonction résulte d’une concurrence entre deux modèles de justice, l’une libérale, issue du modèle révolutionnaire et l’autre conçue comme une garantie de l’ordre au service de l’État. Cet antagonisme, qui nourrit encore le débat aujourd’hui autour de la procédure pénale (accusatoire ou inquisitoire), est en outre replacé dans sa dimension institutionnelle. La fine étude des rapports entre juge d’instruction et Parquet est logiquement au cœur de cet enjeu. Jean-Jacques Clère livre, pour sa part, une longue et érudite synthèse sur l’histoire de l’instruction préparatoire entre 1799 et 1958. Malgré quelques redondances avec les autres contributions, il montre la cohérence et la stabilité des institutions napoléoniennes et fait un point exhaustif des réformes, des pratiques et des critiques de la fonction. Le texte de Jean- Claude Farcy s’inscrit davantage dans une perspective d’histoire sociale du personnel judiciaire. Appuyé sur un travail statistique minutieux, il sonde les arcanes du métier, évoquant le recrutement, les nominations, ou encore les orientations politiques de la fonction, soumise, comme l’ensemble de l’administration, à de nombreuses épurations au cours du XIXe siècle. Le regard se déporte progressivement du groupe pour envisager les perspectives individuelles : l’étude des carrières montre que cette profession échoit progressivement à des débutants, de moins en moins issus du ressort où ils exercent. Enfin, deux contributions, signées par Vincent Bernaudeau et Jean- François Tanguy, se consacrent à l’analyse du travail de la Chambre des mises en accusation investie, en vertu du code de procédure de 1808, du droit de décider si l’inculpé peut être traduit devant les assises, mais statuant aussi sur les appels formulés contre les ordonnances rendues par le magistrat instructeur. Si l’écrasante majorité de ses décisions sont approuvées, témoignant de la solidité de l’enquête et de la solidarité judiciaire entre le Siège et le Parquet, les remises en cause interviennent dans des affaires où la subjectivité du magistrat est importante : mœurs, incendies, violences corporelles. L’analyse des rapports entre juge d’instruction et Chambre des mises en accusation replace le premier dans la machine judiciaire, montrant les limites et les contraintes de sa fonction, éraillant ainsi le mythe de sa puissance.

3 Outre l’histoire d’une profession, l’ouvrage entend retracer celle, complexe, de ses représentations. Frédéric Chauvaud étudie l’image du magistrat instructeur « glacial, débonnaire et ambitieux » entre 1830 et 1930. Globalement mal aimé, le juge d’instruction reste une figure ambiguë et un personnage insaisissable, peu incarné dans la littérature ou dans l’iconographie. Pour la première partie du siècle, est brossé le portrait d’un accoucheur d’aveux, besogneux et infaillible. À partir de la Troisième République, le soupçon pèse sur cette profession, soumise aux pressions politiques et médiatiques, fabriquant des coupables sans états d’âme. Cette analyse des imaginaires est bienvenue dans un ouvrage faisant une large place au droit et à la procédure, et en contrepoint de l’histoire sociale de la profession. Plutôt négatives, les représentations du juge d’instruction et de son travail sont donc fondées sur des critiques, que deux articles viennent nuancer. Décrié pour son usage abusif des mandats et de la détention provisoire, le juge d’instruction, comme le montre Angélique Marcel, inquiète par son pouvoir d’emprisonner. Mais cette image ne résiste pas à l’analyse des pratiques, menée pour Montpellier sous la Troisième République. Il n’en reste pas moins que cette institution est, selon Jean Danet, sur la défensive, malade, aujourd’hui comme hier, de ses réformes incessantes.

4 Dans une conclusion prospective, Jean-Claude Farcy montre l’apport de ce travail historique à une réflexion politique et citoyenne. L’ouvrage permet en effet d’élargir la critique du magistrat instructeur à celle de l’ensemble du système pénal français. Ce

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sont les failles de la justice pénale qui se révèlent dans ces controverses, ou comment concilier répression et libertés individuelles. Ouvrage historique au sens plein du terme donc, qui propose une première synthèse des connaissances, mais aussi des clés de lecture des enjeux contemporains.

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Pierre PIAZZA [dir.], Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime Paris, Karthala, 2011, 384 p. ISBN : 978-2-8111-0550-1. 29 euros.

Céline Regnard

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Pierre PIAZZA [dir.], Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime, Paris, Karthala, 2011, 384 p. ISBN : 978-2-8111-0550-1. 29 euros.

1 Le grand public ne connaît sans doute aujourd’hui de l’œuvre d’Alphonse Bertillon (1853-1914), que les photographies signalétiques de face et de profil des individus arrêtés ou recherchés par la police. Les contributions réunies par Pierre Piazza, spécialiste de l’histoire de l’identité, dans l’ouvrage Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime constituent un passionnant complément pour comprendre l’importance de ce personnage, inventeur de la méthode anthropométrique, qui bouleversa le travail de la police à la fin du XIXe siècle en France et constitua un modèle pour les polices du monde entier. Le livre concilie avec réussite l’ambition d’être un ouvrage de vulgarisation et une synthèse de recherches récentes. Accessible à tous, attractif et pédagogique, il est scandé par des introductions didactiques guidant la lecture. Il comprend plus de 150 reproductions de documents originaux, parfois d’une saisissante force, qui donnent un aperçu très complet de ce que fut le bertillonnage, de ses techniques et de ses champs d’application. Mais il réunit aussi des spécialistes reconnus de l’histoire de la criminologie, de l’identification et de la police, ce qui, d’un point de vue historiographique, lui offre une place de premier plan dans le champ de l’histoire de la police, très dynamique depuis une dizaine d’années1. Si l’on peut regretter l’émiettement du plan, comprenant 10 chapitres pour

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15 contributions, qui conduit à des redites, l’ouvrage développe principalement trois pistes de réflexion.

2 Splendeur et misère de l’anthropométrie, tel pourrait être le point commun des articles traitant des histoires croisées de Bertillon et de sa méthode. Comme le rappelle Martine Kaluszynski, l’obsession de la récidive et la volonté de contrôle des populations mobiles offrent un contexte favorable au jeune homme qui, en 1879, entre à la Préfecture de police de Paris. Sa méthode, mise au point dans les années 1880, est fondée sur la mesure de certaines parties du corps à laquelle il adjoint bientôt la photographie judiciaire et le portrait parlé, dont les contributions de Stéphanie Sotteau-Soualle et Stéphanie Solinas montrent les enjeux comme les impasses. Le Service de l’identité judiciaire, inauguré en 1889, ainsi que l’identification de l’anarchiste Ravachol en 1892 voient le couronnement de Bertillon. Le succès est tel qu’il retarde l’introduction en France d’une méthode pourtant beaucoup plus fiable : le relevé d’empreintes digitales, auquel sont consacrés les articles de Pierre Piazza et Jean-Marc Berlière. Si les coups d’éclat médiatiques existent, il apparaît cependant rapidement que les méthodes de Bertillon, difficiles à appliquer et propices aux erreurs, n’améliorent que faiblement le taux d’élucidation des crimes, d’identification des criminels ou des cadavres de la morgue, comme le montre Bruno Bertherat. La conviction de son inventeur confine d’ailleurs à l’absurde quand, lors de l’affaire Dreyfus, son obstination quasi idéologique à prouver la culpabilité du capitaine, par une expertise graphologique absurde fort habilement retracée par la contribution de Roger Mansuy et Laurent Mazliak, marque pour lui et pour sa méthode le début du déclin.

3 Mais l’œuvre de Bertillon découle également d’une volonté de rationaliser l’identification, ce en quoi elle n’est pas restée lettre morte. Ce n’est en effet pas le moindre intérêt de ce livre que de montrer en quoi l’anthropométrie a pu constituer un vecteur de modernisation de la police, de la gendarmerie ainsi que de l’administration pénitentiaire, où, comme le souligne Marc Renneville, elle a été très tôt mise en place. Elle a été aussi un outil de distinction des meilleurs professionnels au sein de ces corps. Laurent López analyse les conséquences de l’introduction de l’anthropométrie dans les polices des grandes villes françaises dans les années 1880 et 1890. Comme le montrent Ilsen About et Jean-Lucien Sanchez, l’Empire colonial représente également un espace propice à l’application des nouvelles techniques d’identification. Les usages coloniaux de l’anthropométrie favorisent des mutations qui influencent en retour les pratiques métropolitaines : ils constituent en particulier des réserves intellectuelles à l’élaboration de la pensée racialiste et à la définition de catégories juridiques spécifiques aux étrangers. Cette circulation du modèle bertillonien et des techniques afférentes marque d’autres espaces, notamment l’Amérique latine et New-York, étudiés par Diego Galeano, Mercedes García Ferrari et Yann Philippe. L’examen approfondi des contextes de réception amène à une étude de l’adaptation locale de l’anthropométrie et des tensions révélées par l’introduction de nouvelles méthodes, perçues comme une remise en cause de l’identité et de la qualité professionnelles des agents du maintien de l’ordre en place.

4 Enfin, ce livre souligne, avec force et actualité, l’ambigüité des méthodes de fichage de la population. Dans le contexte de la Troisième République, alors qu’un droit de la nationalité s’affirme, l’anthropométrie a bien fonctionné comme un outil d’assignation identitaire visant à stigmatiser des catégories de population. Les criminels ou les récidivistes, en premier lieu, mais aussi les « indigènes » dans les sociétés coloniales,

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puis les étrangers et les nomades, comme le rappelle l’article d’Emmanuel Filhol sur le carnet imposé en 1912 aux populations non sédentaires. L’analyse historique ouvre aussi sur la compréhension des périodes postérieures, entre en résonnance avec les aspects les plus inquiétants des romans d’anticipation, mais aussi avec les progrès actuels de la biométrie, interrogeant la conscience citoyenne : l’identification peut elle prévaloir sur la liberté individuelle ?

NOTES

1. Pour un bilan récent : Vincent Milliot, « Mais que font les historiens de la police ? », in Jean- Marc Berlière et alii, Métiers de police : être policier en Europe XVIIIe-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 9-34.

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Nicole SAVY, Les Juifs des Romantiques. Le discours de la littérature sur les Juifs de Chateaubriand à Hugo | Maurice SAMUELS, Inventing the Israelite. Jewish Fiction in Nineteenth-Century France Paris, Belin, 2010, 256 p. ISBN : 978-2-7011-4896-0. 23 euros. | Stanford University Press, 2010, 323 p. ISBN : 978-0-8047-6384-4. 60 dollars.

Judith Lyon-Caen

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Nicole SAVY, Les Juifs des Romantiques. Le discours de la littérature sur les Juifs de Chateaubriand à Hugo, Paris, Belin, 2010, 256 p. ISBN : 978-2-7011-4896-0. 23 euros. Maurice SAMUELS, Inventing the Israelite. Jewish Fiction in Nineteenth-Century France, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2010, 323 p. ISBN : 978-0-8047-6384-4. 60 dollars.

1 Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le narrateur, mené par son ami Bloch dans une maison de passe, se voit proposer par la patronne une dénommée Rachel : « « Pensez- vous, mon petit, une Juive, il me semble que ce doit être affolant ! Rah ! » Cette Rachel, que j’aperçus sans qu’elle me vît, était brune, pas jolie, mais avait l’air intelligent […]. Son mince et étroit visage était entouré de cheveux noirs et frisés, irréguliers comme s’ils avaient été indiqués par des hachures dans un lavis, à l’encre de Chine ». Il la surnomme pour lui-même « Rachel quand du Seigneur », ce que la patronne, qui ne

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connaît pas l’opéra d’Halévy d’où venait cet air encore très célèbre à la fin du XIXe siècle, trouve « très bien trouvé ». Plus tard, il la revoit au bord de la Vivonne, maîtresse de son ami Saint-Loup, « pour lui tout l’amour, toutes les douceurs de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l’objet encore sur lequel travaillait sans cesse l’imagination de mon ami, qu’il sentait qu’il ne connaitrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu’elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair ». Proust, dans sa fulgurance socio-historique coutumière, reprend ici le stéréotype de la « belle juive », tout à la fois esclave (une femme qu’on peut avoir pour « vingt francs ») et figure sacrée (un « Tabernacle ») en désignant l’un des nœuds même de sa formulation et de sa diffusion au XIXe siècle : l’opéra de Jacques Fromental Halévy, La Juive, créé à Paris en 1835 sur un livret de Scribe, et qui connut, rappelle Nicole Savy, plus de 600 représentations à Paris jusque dans les années 1930. L’air lancinant de « Rachel quand du Seigneur » avait été composé par Halévy sur un thème qui rappelait les chants de synagogues.

2 Dans Les Juifs des Romantiques, Nicole Savy suit les représentations des juifs dans toutes leurs déclinaisons littéraires au cours du XIXe siècle, le temps d’un long romantisme qui va des lendemains de la Révolution française à la mort de Victor Hugo, l’un des rares écrivains à n’avoir pas seulement manipulé des stéréotypes mais aussi, à la fin de sa vie, surtout, à avoir pris la défense d’un peuple persécuté dans le passé médiéval comme dans le présent des pogromes de la Russie de Nicolas II (chapitre XII). Évoquant tour à tour les figures de la « belle juive », brune et troublante, parisienne autant qu’orientale ; de son double grimaçant, le « vieux Juif », droit venu de Shakespeare, parfois vénérable mais plus souvent cruel ; du juif errant, entre Sue et Renan, Nicole Savy souligne l’omniprésence de stéréotypes venus d’un antijudaïsme de toujours et progressivement gagnés, au fil du siècle, par l’antisémitisme économique et la xénophobie nationaliste. Nicole Savy montre surtout combien les stéréotypes habitent très diversement les œuvres : certains auteurs les retravaillent plus que d’autres, comme Eugène Sue qui fait en 1844 du Juif errant la figure même de l’éternité de la misère et du courage, ou Balzac chez lequel, remarque Nicole Savy en un beau chapitre (XI), s’opère un véritable « déplacement » des lieux communs. Non seulement parce que les juifs de la Comédie humaine n’apparaissent pas sous les traits les plus caricaturaux de la belle juive ou de l’usurier, mais aussi parce « qu’il ne s’agit ni de personnages isolés, ni de communautés closes sur elles-mêmes » : « ils font partie intégrante de la société commune et de ses différentes classes » (p. 141). Nombre d’entre eux viennent d’ailleurs d’unions mixtes, comme le journaliste Nathan (dont le modèle était réputé être l’écrivain Léon Gozlan) ou Gobseck lui-même, ou épousent des non-juifs (Nucingen et la fille de Goriot). Esther, Nucingen et Gobseck ne sont pas des stéréotypes : comme tous les personnages balzaciens, ni plus ni moins que les autres, ils sont faits d’un tissu de types, puisés par le romancier dans la grande galerie de physiologies sociales dont le public de la monarchie de Juillet était friand, mais appropriés, creusés par l’écrivain pour figurer dans la grande démocratie romanesque de la Comédie humaine.

3 À l’orée de ce livre qui revendique « une manière non historienne de contribuer à l’histoire », Nicole Savy rappelle le pouvoir de figuration dont est créditée la littérature au XIXe siècle, sa force de transformation sur les consciences et les discours (p. 9) et invite son lecteur à « écouter », en la lisant, « ce que nulle histoire ne peut dire ». On pourra pourtant regretter que les travaux d’histoire sur les juifs de France au XIXe

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siècle, cités en nombre dans la bibliographie, soient si peu présents dans les pages du livre, même dans le premier chapitre qui présente une « brève histoire » de la situation des juifs en France à partir du décret d’émancipation de 1791. On s’étonnera surtout d’une absence, celle des écrivains juifs : Nicole Savy, à propos du Rabbin de Bacharach d’Henri Heine (1840), écrit qu’il s’agit du « seul roman « juif » de la période romantique » (p. 87) – il s’agit d’ailleurs d’un texte inachevé, publié en allemand en 1840. L’ouvrage de Maurice Samuels, Inventing the Israelite, vient au contraire dévoiler un imposant corpus de romans et de récits composés par des écrivains d’origine juive et saisissant, de multiples manières, la situation des juifs dans la France d’avant Proust et d’avant l’affaire Dreyfus.

4 D’Eugénie Foa (1796-1853), on sait qu’elle fut une femme-auteur prolifique des années 1840, très engagée dans la cause des femmes, souvent caricaturée sous les traits peu engageants du « bas bleu ». Issue d’une grande famille bordelaise, les Rodrigues, elle était la cousine des saint-simoniens Olinde et Edouard ; sa petite sœur, Hanna Léonie, épousa Fromental Halévy, le compositeur de La Juive, en 1842 : Eugènie Foa était donc prise dans un dense réseau familial et intellectuel, où les questions politiques, philanthropiques et religieuses semblent centrales. L’ambivalence du lien au judaïsme de cette femme, qui se convertit en 1846, traverse tout son itinéraire. Maurice Samuels souligne qu’elle fut le premier écrivain juif français à écrire des romans et que son « entrée en littérature » en 1830 s’effectue avec un récit explicitement juif, Le Kiddouschim. Avec ce texte, mais surtout avec le volume de nouvelles intitulé Rachel (1833) et son roman La Juive (1835), Foa reprend les figures juives de l’Ivanhoé de Scott, qui avait eu un succès immense dans les années 1820 pour s’interroger sur l’identité et la position des juifs, et en particulier des femmes juives, dans la société française : la tension entre sentiment d’appartenance à une communauté et désir d’en sortir, les conflits de loyauté entre fidélité familiale et élan amoureux (pour des chrétiens), la situation particulière faite aux femmes, doublement opprimées par la tradition et l’autorité paternelle, reviennent constamment dans ces textes. La lecture précise et subtile proposée par Maurice Samuels permet surtout de saisir des formulations spécifiques, situées dans une époque et dans un itinéraire singuliers, des dilemmes de l’assimilation.

5 La figure de Godchaux Baruch Weil (1806-1878), collaborateur des Archives israélites sous le pseudonyme de Ben-Lévi dans les années 1840, fait apparaître une écriture de fiction multiforme, du côté d’un judaïsme moderne et réformateur. Les matinées du samedi, publiées en 1842, constituent au XIXe siècle l’un des grands textes de la littérature scolaire pour les enfants juifs, mêlant des morceaux de morale religieuse, d’histoire juive et des récits plus contemporains, – fictions réalistes ou portraits –, qui célèbrent la contribution des juifs à la vie nationale française. Il y va bien ici de la mise au point d’un certain rapport à la patrie française et aux origines, aux traditions, à la religion qui a défini les « israélites » français jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : un puissant attachement à la France, patrie des Lumières et de l’émancipation, le désir de participer à la vie nationale, associé au maintien d’une pratique religieuse modernisée. Les nouvelles de Ben-Lévi dans Les Archives israélites, très inspirées de Balzac, soulignent les « paradoxes de l’assimilation des juifs dans la France du XIXe siècle » (p. 93) en parlant tout à la fois d’absorption désirée dans la communauté nationale (par le service de l’Empereur par exemple) et du risque du déracinement, de la perte de soi. On comprend ainsi, dans la progression du livre, la position plus traditionnaliste et orthodoxe tenue par L’Univers israélite et son collaborateur Ben Baruch, pseudonyme d’Alexandre

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Créhange (1791-1872). Et c’est encore dans l’espace de la fiction, dans l’écriture de romans, de contes, de paraboles, d’almanachs, que se définit une position morale, religieuse et politique : ici, il s’agit d’affirmer la compatibilité avec l’intégration dans la nation d’un judaïsme modernisé mais orthodoxe, d’un attachement aux lieux des origines (les villages de la France de l’Est), aux gestes, aux formes familiales traditionnelles. Mais dans l’écriture de Ben Baruch se fait entendre également la nostalgie d’une perte : l’oubli de la langue, le yiddish judéo-alsacien, et de coutumes qui deviennent presqu’étrangères pour le lectorat juif des grandes villes.

6 Au fil des chapitres monographiques de l’étude de Maurice Samuels, en avançant dans le XIXe siècle, c’est ce sens de la perte qui vient colorer la confrontation de ces écrivains juifs et français avec la montée de l’antisémitisme. Collaborateur du Corsaire Satan dans les années 1840, figure de la bohème et de la nébuleuse fouriériste, Alexandre Weill (1811-1899) « adapte » les romans rustiques de George Sand à la vie des villages juifs d’Alsace. Dans les récits de Weil, et en particulier avec son roman Couronne (1857), le village apparaît à la fois comme un lieu politique rêvé, marqué par le partage et la solidarité, et un monde en train de disparaître. La dimension nostalgique de ces « fictions juives » apparaît plus fortement encore dans les romans du « ghetto » évoqués dans le cinquième chapitre : les « lettres sur les mœurs alsaciennes » d’Auguste Widal (1822-1875), publiées dans les Archives israélites entre 1849 et 1853 puis, sous le pseudonyme de Daniel Stauben, dans la Revue des deux mondes à partir de 1857 relèvent d’un travail d’historien. Docteur-ès-lettres, professeur de littérature ancienne à Poitiers, Douai puis Besançon sous le Second Empire, Widal écrit dans ces fictions une première histoire des juifs d’Alsace. David Schornstein (1826-1879), auteur de nombreux romans-feuilletons sur la vie juive dans les ghettos médiévaux, Heine dans le Rabbin de Bacherach et d’autres auteurs germanophones traduits en français par Stauben, constituent une littérature à la fois historique et nostalgique, savante et pittoresque. Il n’est pas seulement question d’une mémoire des origines : d’une part, ces écrits affirment, contre l’image antisémite du juif déraciné, un fort ancrage dans des lieux, des temps, des coutumes ; d’autre part, on y perçoit une forte valorisation de l’histoire savante, qui constitue le village alsacien non seulement comme un lieu de mémoire mais comme un passé historique, bon à regarder, à documenter, à connaître. En mettant en évidence ce sens de l’histoire dans des fictions, Maurice Samuels retrouve les questions soulevées dans son passionnant premier ouvrage, The Spectacular Past, qui traitait de la diffusion et des formes populaires du savoir historique dans les premières décennies du XIXe siècle1.

7 Appuyé sur un corpus considérable et peu connu, Inventing the Israelite éclaire avec une grande subtilité la situation des juifs français avant l’affaire Dreyfus à partir d’œuvres de fiction envisagées pour le « travail culturel » qu’elles accomplissent. On voudrait poursuivre l’enquête : qui lisait ces écrits et comment circulaient-ils ? Comment comprendre l’investissement des formes les plus contemporaines d’écriture et de publication (la fiction réaliste, le conte historique, la littérature illustrée, la presse) dans les itinéraires sociaux, ici très divers, de leurs auteurs ? Comment saisir les lignes de fracture politiques que l’on devine, entre le socialisme de Weill et la position conservatrice de Widal par exemple ? On voudrait pouvoir analyser ces récits non seulement comme la thématisation de questions identitaires tournée vers un public qui demeure d’ailleurs mal connu, mais comme des actions d’écriture qui engagent, font travailler la position et l’identité de leurs producteurs. Un tel travail, engagé sur tant de parcours et d’écrits, aurait largement excédé les dimensions d’un livre déjà

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exceptionnellement dense. L’histoire que propose Maurice Samuels n’explore pas par la littérature un « insu » du savoir historique : l’auteur accomplit un travail d’histoire avec la littérature, qui met au jour des pratiques d’écritures et des configurations sociales, intellectuelles, savantes, mémorielles recouvertes par le choc de l’Affaire Dreyfus. Il s’agit là d’un ouvrage majeur pour l’histoire des juifs en France, dont il faut vivement souhaiter la traduction en français.

NOTES

1. Maurice Samuels, The Spectacular Past : Popular History and the Novel in Nineteenth-Century France, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 2004.

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Fabrice ERRE, Le règne de la poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours collection La Chose publique, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 260 p. ISBN : 978-2-8767-3548-4. 23 euros.

Grégoire Franconie

RÉFÉRENCE

Fabrice ERRE, Le règne de la poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, collection La Chose publique, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 260 p. ISBN : 978-2-8767-3548-4. 23 euros.

1 Dans un paysage historiographique largement dominé par la littérature anglo-saxonne1 et par les travaux pionniers de Ségolène Le Men2, le livre de Fabrice Erre offre une première synthèse sur les « caricatures de l’esprit bourgeois ». L’auteur, dont la thèse L’Arme du rire. La presse satirique en France (1789-1848) a été soutenue en 2007 à l’Université Paris-1, présente ici un aspect de son travail sous la forme d’un essai, à la croisée de l’histoire politique et de l’histoire culturelle.

2 L’ouvrage rigoureusement charpenté propose ainsi d’analyser la conception, la réception et les usages d’une image politique longtemps négligée, la Poire. Sortie de l’imagination de Charles Philipon en 1831, l’image piriforme est notamment destinée à la caricature du roi Louis-Philippe. Son succès foudroyant dépasse très rapidement le cadre de la presse satirique (en l’espèce, La Caricature et Le Charivari) pour être appropriée par une large partie de la population. C’est ce surprenant destin qui inaugure le questionnement de Fabrice Erre. Comment expliquer l’efficacité de cette image a priori non signifiante – la Poire n’appartenant pas en 1830 au vocabulaire satirique traditionnel ?

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3 La Poire est la « convergence graphique des trois éléments constituant la monarchie de Juillet » (p. 14) – sa base sociale bourgeoise, son idéologie du juste-milieu et le roi Louis- Philippe – qui, tous trois, sont la cible des satiristes. La silhouette piriforme s’impose pour dénigrer le bourgeois, « synthèse d’un épicier étroit de la tête et d’un ventru gras du bas » (p. 38) dont le juste milieu politique traduit les aspirations étroites, informes et sans grandeur. Aboutissement d’un long processus de dégradation de l’image royale, la chosification du souverain en roi-poire exprime le même malaise ressenti à l’égard du pouvoir monarchique. Le roi des Français est jugé non seulement illégitime mais aussi d’une lourde incongruité. L’« irrésistible tendance à la piriformisation » (p. 78) de Louis-Philippe est, bien sûr, également une stratégie de contournement de la censure.

4 Dans sa seconde partie consacrée à la réception de la Poire, l’auteur démontre que le bizarre motif piriforme s’est d’autant plus facilement imposé au fusain des satiristes qu’il émerge dans une « culture des apparences et du doute » (p. 110) où la « blague »3 acquiert sa légitimité dans les discours politiques. L’efficacité de la Poire tient aussi à son incroyable potentiel sémantique : ses savoureuses variétés (« poire de bon- chrétien », « poire de beurré », « poire molle ») se prêtent à d’infinis jeux de mots. Les calembours ne sont pas en reste : « L’amitié de Louis-Philippe et les menaces de Guillaume de Hollande placent le roi Léopold entre la poire et le fromage » (La Caricature, 12 janvier 1832) ; « Au lieu de pépins, la Poire donne des amendes » (26 janvier 1832).

5 Enfin, la caricature piriforme s’épanouit dans un contexte de violente opposition au gouvernement de Juillet, facilitée par la liberté de la presse. Le « règne de la Poire » n’a donc jamais duré que quatre années puisqu’en 1835, après l’attentat de Fieschi, les lois du 9 septembre criminalisent l’offense au roi. Entre temps, la Poire a proliféré bien au- delà du lectorat des feuilles satiriques parisiennes. Avec beaucoup d’humour, Fabrice Erre évoque la multiplication des graffitis à travers la France, faisant du griffonnage de la Poire un phénomène national, un « mouvement d’appropriation collectif » (p. 192). Bien après la révolution de 1848, le réemploi de l’image piriforme dans l’espace politique, contre Adolphe Thiers en 1871, puis contre Armand Fallières, Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Kohl ou encore Edouard Balladur, donne à la Poire une « dimension légendaire » (p. 209). On est peut-être moins convaincu par la « dimension universelle » de la Poire (p. 232) que l’auteur décèle : en effet, la réactivation du motif piriforme renvoie d’abord à la mémoire du régime de Juillet et à la personne de Louis-Philippe plus qu’à l’expression de la « civilisation bourgeoise » (p. 247).

6 S’appuyant sur un vaste corpus de sources textuelles et iconographiques et une riche bibliographie, Fabrice Erre signe un bel ouvrage d’histoire des représentations et offre un instrument précieux à la connaissance des années 1830. Persuadé d’être un régime de l’évidence, sans idéologie clairement explicitée, la monarchie de Juillet échoue à imposer sa propre représentation. Celle qui demeure, la Poire, n’émane pas du pouvoir mais de la satire : elle est une « victoire sur l’art officiel ».

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NOTES

1. On retiendra en particulier : David Kerr, Caricature and French Political Culture, 1830-1848. Charles Philipon and the Illustrated Press, Oxford, Clarendon Press, 2000 et Sandy Petrey, In the Court of the Pear King. French Culture and the Rise of Realism, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 2005. 2. Un outil de travail essentiel pour l’iconographie politique du XIX e siècle : Ségolène Le Men, Daumier et la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2008. 3. Nathalie Preiss, Pour de rire ! La blague au XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2002.

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Louis GIRARD, Lamennais ou le devoir de croire, Hildesheim G. Olms, 2010, 476 p. ISBN : 978-3-487-14294-4. 68 euros.

Estelle Berthereau

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Louis GIRARD, Lamennais ou le devoir de croire, Hildesheim, G. Olms, 2010, 476 p. ISBN : 978-3-487-14294-4. 68 euros.

1 Dans cet ouvrage, le philosophe Louis Girard1 a travaillé principalement sur la correspondance générale et sur l’œuvre de Félicité Lamennais. Il y montre l’évolution de la pensée de ce dernier dans le contexte du démarrage du grand capitalisme et de l’émergence de la démocratie en Europe. L’intérêt principal de ce travail est d’apporter un éclairage philosophique sur la pensée d’un personnage souvent étudié par des littéraires, des historiens ou des politologues.

2 Les démêlés entre Lamennais et l’Église sont au cœur de l’ouvrage. Louis Girard analyse les conséquences de la conversion hésitante de Félicité : ce dernier veut aider le pape à la restauration de l’Église, seule « manifestation concrète de Dieu parmi les hommes » (p. 12), d’autant plus qu’il peine à ressentir concrètement cette présence divine. Cet engagement se fait dans un contexte d’héritage de la déclaration de 1682 qui a jeté les bases du gallicanisme, de la Constitution civile du clergé, du Concordat de 1801 et des 77 articles organiques qui renforcent encore l’Église de France. Lamennais soutient les Bourbons, avant même 1814, à la condition que leur restauration s’accompagne de celle du catholicisme ultramontain. La parution du premier tome de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion en 1817 constitue un moment-clé puisque son auteur devient alors le porte-parole des défenseurs du pouvoir spirituel du pape. Lamennais commence une carrière de journaliste au Conservateur, au Défenseur puis au Drapeau blanc. Il est aussi une référence pour toute une jeunesse catholique et royaliste. Louis Girard fournit surtout une analyse rigoureuse du deuxième tome de l’Essai : Lamennais y réfute avec maladresse les philosophes empiristes, les idéalistes et Descartes. En effet, selon lui, la

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vérité se trouve dans l’accord avec les croyances de l’immense majorité des hommes. Le sens commun qui en découle permet de démontrer que Dieu existe grâce à une révélation divine faite à une communauté primitive, révélation qui se transmet de génération en génération par la tradition. Mais ce second volume ne rencontre pas le succès escompté ; il est critiqué pour sa subversion et le poids trop grand qu’il accorde à l’autorité papale. Lamennais craint alors une censure de la part des autorités ecclésiastiques ; il rétorque en 1821 avec la Défense de l’Essai qui égratigne encore Descartes, Malebranche et Leibniz. Les faiblesses de l’Essai, d’après Louis Girard, reposent sur la notion de « raison générale » et de « sens commun » car Lamennais ne peut démontrer la possibilité de connaître les croyances de tous les peuples. Accusé d’ultramontanisme, Lamennais s’oppose alors aux gallicans lors de l’affaire du Concordat en 1818, combat Frayssinous – le Grand-Maître de l’Université – en 1823 et défend les congrégations en 1824. La signature par Charles X des Ordonnances de 1828 est pour lui une trahison de la monarchie et une attaque en règle contre son camp. Pour Louis Girard, c’est là un tournant capital dans l’évolution de la pensée de Lamennais ; puisque ni le pape ni le roi n’ont réussi à sauver l’Église, une autre stratégie s’impose. Le contexte international en Irlande, en Pologne et en Belgique le conforte dans l’idée de la nécessité de « recatholiciser » la France dans tous les domaines, y compris les sciences. Les débats scientifiques prennent une place importante et Louis Girard compare la philosophie de Lamennais avec les philosophies de la Nature de l’idéalisme allemand : Lamennais soumet « l’expérience des choses à des exigences a priori » et se rapproche aussi des doctrines illuministes qui expliquent la création du monde et la présence de Dieu (p. 135).

3 Le journal L’Avenir témoigne des changements conceptuels opérés par Lamennais : le journal défend la démocratie et valorise l’idée de progrès, quitte à réconcilier le christianisme avec les Lumières. Lamennais soutient le principe d’une école libre qui ne nécessite aucune autorisation préalable du gouvernement et crée une association pour défendre la liberté religieuse dont l’aura dépasse les frontières de la France. La rupture avec l’Église est consommée lorsque Lacordaire, Lamennais et Montalembert entreprennent un pèlerinage à Rome pour rencontrer Grégoire XVI. Le contexte de la révolte polonaise et de l’opposition de l’épiscopat français ne leur est pas favorable : l’encyclique Mirari Vos condamne Lamennais et ses idées. Il finit pourtant par adopter « le comportement de la soumission totale » (p. 225) : il ne débat plus, ne cherche aucun compromis et paraît renier ses idées. Revenu dans le giron de l’Église, il décide cependant de publier Paroles d’un croyant car il ne peut plus se résoudre à croire en l’avenir de la monarchie ; pour lui, la marche du peuple est inexorable. Louis Girard fait remarquer que si ses attaques sont virulentes, notamment contre les rois ou la société, les moyens de lutte préconisés sont plutôt pacifiques. Le succès du livre, mais aussi le scandale, sont immédiats. Le pape condamne à nouveau ses idées dans l’encyclique Singulari nos du 15 juillet 1834. C’est un point de non-retour. Pour Louis Girard, Lamennais n’est désormais plus catholique mais il reste chrétien.

4 La démarche de Louis Girard délaisse les précédentes et très nombreuses publications sur Lamennais2, étudiant exclusivement l’évolution de sa philosophie. Si Lamennais refuse toujours la raison individuelle, il ne reconnaît comme infaillible que l’Église et non plus le pape en tant qu’individu. Il regrette aussi d’avoir trop subordonné le pouvoir temporel au pouvoir spirituel. Passant de la théorie à la pratique, Lamennais milite du côté républicain dans des associations, lors de procès, dans la presse. Il se tourne, en 1837, vers l’éducation du peuple en matière de révolution en publiant le

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Livre du peuple. Il y renverse le rapport morale-religion de l’Essai : ce n’est pas parce qu’il est commandé par Dieu qu’il faut accomplir son devoir, mais c’est parce qu’il se donne comme à accomplir, qu’il apparaît commandé par Dieu. Le programme d’une société est esquissé avec des mesures comme l’abolition des lois de privilège et du monopole, ou encore la diffusion du crédit. Il élabore une théologie personnelle dans l’Esquisse d’une philosophie et critique la monarchie de Juillet. Il prêche jusqu’à la fin la révolution, persuadé qu’elle portera le peuple au pouvoir.

NOTES

1. Homonyme de l’historien, Louis Girard est aussi l’auteur de L’argument ontologique chez saint Anselme et chez Hegel, Amsterdam, Rodopi, 1995. 2. On note, d’ailleurs, l’absence de bibliographie en fin d’ouvrage.

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Nicolas CHAMP, La religion dans l’espace public. Catholiques, protestants et anticléricaux en Charente-Inférieure au XIXe siècle Pessac, Fédération historique du Sud-Ouest, 2010, 520 p. ISBN : 978-2-85408-074-2. 30 euros.

Sylvain Milbach

RÉFÉRENCE

Nicolas CHAMP, La religion dans l’espace public. Catholiques, protestants et anticléricaux en Charente-Inférieure au XIXe siècle, Pessac, Fédération historique du Sud-Ouest, 2010, 520 p. ISBN : 978-2-85408-074-2. 30 euros.

1 L’ouvrage de Nicolas Champ est l’édition remaniée d’une thèse soutenue en 2009 à l’Université de Bordeaux III. L’auteur analyse les mutations de l’emprise spatiale du fait religieux dans l’actuelle Charente-Maritime, depuis l’instauration du Concordat jusqu’aux lendemains de la séparation des Églises et de l’État. L’originalité de l’ouvrage tient d’abord à la volonté de rétablir la dialectique entre des logiques rivales et contradictoires dans l’analyse de mutations qui résultent à la fois d’une concurrence confessionnelle, de l’administration du ministère des Cultes au XIXe siècle et, in fine, de l’affirmation à la fin du siècle de la politique laïcisante de la Troisième République.

2 Le département figure parmi les zones tièdes du catholicisme post-révolutionnaire : l’auteur distingue à bon droit des nuances au sein du diocèse de La Rochelle, mais ne manque pas de noter que tous les indicateurs de la ferveur sont bas. Il retrace avec attention comment s’organise la minorité protestante (3,4 % de la population départementale), et comment son institutionnalisation par les articles organiques affecte son identité. Alors que le catholicisme entre avec la période concordataire dans

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une phase de reconstruction d’une emprise spatiale étayée par un profond enracinement historique, le protestantisme acquiert une visibilité inédite et entre dans une phase de construction, compliquée d’ailleurs par la rivalité entre libéraux et évangéliques. La description de l’activité des loges maçonniques et de la libre pensée permet de cerner le dernier acteur : l’anticléricalisme. Les premières, quoiqu’assez nombreuses, n’ont qu’une influence résiduelle en ce domaine ; la seconde, présente dès 1860, reste fragile même si elle gagne en visibilité à la fin du siècle avec la pratique des enterrements civils. L’auteur parle d’un « archipel de foyers irréligieux » et montre finalement l’influence limitée de l’anticléricalisme militant : ce département peu fervent se distingue surtout par une solide indifférence et un refus des manifestations tapageuses. Par anticléricalisme, il faut donc surtout entendre ici les conséquences de la laïcisation sous la Troisième République.

3 Le travail est assis sur une solide bibliographie. Il se divise en trois parties thématiques qui permettent une description fine du paysage religieux local et chacune met en scène à tour de rôle les trois acteurs précités. Cette présentation peu paraître un peu répétitive dans l’ordre de la problématique, mais l’auteur justifie ce choix en considérant que cette méthode permet seule de rendre compte des logiques propres à chacun des trois acteurs (p. 47). Les archives locales et nationales ont naturellement été mises à contribution, mais, si elles figurent en notes de bas de page, on peut regretter que les sources ne soient pas répertoriées en fin d’ouvrage car il y a toujours à y glaner. Le livre est pourvu d’annexes fort utiles et d’un index.

4 La première partie met en scène et soupèse les forces religieuses et irréligieuses dans l’espace départemental, en montrant pour les premières l’influence de l’administration née du cadre concordataire. La seconde partie s’attache à la visibilité matérielle de l’identité religieuse (presbytères, lieux de culte, cimetières, hôpitaux et écoles), le catholicisme s’inscrivant davantage dans une perspective de reconquête alors que la visibilité protestante tient avant tout à la volonté d’affirmation de l’égalité des cultes. La troisième partie s’attache à l’étude des concurrences mémorielles, des reconstructions identitaires et des manifestations religieuses et irréligieuses dans l’espace public.

5 Cet ouvrage très documenté permet de bien saisir comment les situations locales s’articulent avec les orientations nationales, qu’elles soient politiques ou, plus neuf, administratives. Il faut souligner que, malgré le choix d’une présentation thématique, une chronologie de la sécularisation de l’espace se dégage, avec des variations d’intensité selon les domaines (l’hôpital et le cimetière restent aux marges du processus de sécularisation), et qu’elle est bien résumée en conclusion. Une première phase, le premier tiers du XIXe siècle, se caractérise par « une reconstruction indifférenciée du religieux », sous l’égide du ministère des Cultes qui tend à imposer le modèle catholique dans l’organisation des Églises. On attirera ici l’attention sur l’approche nuancée de l’action de la Restauration en matière de politique religieuse, laquelle ne pratique pas l’exclusive confessionnelle.

6 La seconde phase débute en 1830 et s’achève avec l’accession des républicains au pouvoir à la fin des années 1870. L’auteur démontre de manière tout à fait convaincante que cette phase se caractérise par une confessionnalisation de l’espace. Sur ce point, les pages consacrées à l’enseignement primaire nous semblent du plus grand intérêt : la loi Guizot de 1833 encourage en fin de compte les rivalités entre protestants et catholiques, jusqu’alors visiblement peu présentes, et engage l’école dans un processus

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de confessionnalisation que les effets de la loi Falloux viennent amplifier. C’est finalement avec la monarchie de Juillet, c’est-à-dire selon nous avec le régime qui voulut concevoir la sécularisation selon un mode non conflictuel, que se mit en place une concurrence qui aboutit à l’exacerbation de l’affirmation de l’identité confessionnelle. Il est vrai que cette phase succède logiquement à celle de reconstruction des cadres religieux de la période précédente : la confessionnalisation relève donc autant d’un effet de structures qu’elle résulte des conjonctures.

7 La dernière phase est celle d’une sécularisation de l’espace qui s’opère dans le dernier tiers du XIXe siècle. Cette dynamique est mieux connue et l’analyse nécessairement plus classique : elle est marquée du sceau du conflit entre le catholicisme et l’État dans le contrôle de l’espace public. L’auteur montre que le catholicisme est contraint de mener le combat à partir de ses quelques bastions : par exemple, les érections de croix coïncident avec la période où les républicains conquièrent le département (1890-1900), mais se limitent finalement aux « terres chrétiennes » du diocèse. Comme le conclut l’auteur, en ce département tiède l’affirmation spatiale du fait religieux tint pour beaucoup aux structures administratives qui soutinrent, et orientèrent, l’effort des Églises, mais « aussitôt que ce cadre disparaît […], la place du religieux dans l’espace public commence une lente décrue » (p. 463).

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André LÉO, Aline-Ali, nouvelle édition présentée et annotée par Cecilia Beach, Caroline Granier et Alice Primi, Chauvigny APC éditions/Association André Léo, Cahiers du Pays Chauvinois, n° 41, 2011, 184 p. ISBN : 978-2-909165-99-8. 20 euros.

Nicole Edelman

RÉFÉRENCE

André LÉO, Aline-Ali, nouvelle édition présentée et annotée par Cecilia Beach, Caroline Granier et Alice Primi, Chauvigny, APC éditions/Association André Léo, Cahiers du Pays Chauvinois, n° 41, 2011, 184 p. ISBN : 978-2-909165-99-8. 20 euros.

1 Léodile Béra-Champseix (1824-1900), qui a pour pseudonyme André Léo, est une romancière et une essayiste engagée pour l’émancipation des femmes et la liberté individuelle. Écrite dans la deuxième moitié du XIXe siècle, son œuvre est encore peu connue du grand public mais elle est lentement rééditée et sa lecture ne déçoit pas, bien au contraire. Dans les années 1860, André Léo publie 12 œuvres de fiction et dans chacune, elle explore une question féministe. Deux romans ont déjà fait l’objet d’une nouvelle publication, Un mariage scandaleux (en 2000) et Marianne (en 2006), auxquels il faut ajouter la biographie consacrée à l’auteure par Alain Dalotel en 20041.

2 La réédition d’Aline-Ali s’inscrit dans cette dynamique. Les commentaires et les annotations de Caroline Granier et Alice Primi sont fort précieux pour ceux qui ignoreraient le contexte politique et social au moment où le roman paraît (1868). Alice Primi propose en ouverture une présentation d’André Léo « auteure engagée dans les enjeux de son temps » où elle analyse la difficulté d’être une femme démocrate sous le Second Empire au moment où « la question des femmes » est au cœur des débats

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démocratiques. Cecilia Beach expose ensuite la force du roman et de la fiction dans l’engagement politique d’André Léo en montrant qu’Aline-Ali est un roman féministe anti-proudhonien. À la fin du roman, Caroline Granier s’interroge, de manière provocatrice : Aline-Ali, un roman queer ? Elle y souligne – avec André Léo – les limites d’une subversion par le travestissement. Aline se déguise en effet longuement en homme (Ali) dans le roman, mettant ainsi au jour la fragilité des normes sans pour autant toucher par cette posture aux fondements de l’ordre social et politique. Une courte biographie d’André Léo clôt l’ouvrage.

3 Dans le format original des Cahiers (20 cm x 21 cm) et dans une belle présentation, la lecture d’Aline-Ali m’a donné de multiples plaisirs, celui d’une belle écriture, celui d’une véritable histoire dont on a envie de connaître la suite et aussi celui d’une forte critique de la domination masculine qui fait bien des échos à notre situation contemporaine.

NOTES

1. Alain Dalotel, André Léo (1824-1900). La Junon de la Commune, Chauvigny, Association des publications chauvinoises, 2004.

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Strasbourg 1870, le récit du siège d’après le journal inédit d’Ernest Frantz, 15 juillet-28 septembre introduction et commentaires d’Aline Bouche, David Bourgeois et Marie- Claire Vitoux, Nancy, Éditions Place Stanislas, 2011, 240 p. ISBN : 978-2-35578-087-5. 25 euros.

Olivier Berger

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Strasbourg 1870, le récit du siège d’après le journal inédit d’Ernest Frantz, 15 juillet-28 septembre, introduction et commentaires d’Aline Bouche, David Bourgeois et Marie- Claire Vitoux, Nancy, Éditions Place Stanislas, 2011, 240 p. ISBN : 978-2-35578-087-5. 25 euros.

1 Depuis une vingtaine d’années, la guerre franco-allemande suscite l’intérêt des historiens. Dans la continuité des travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau, François Roth, Jean-François Lecaillon, Pierre Milza et Henri Ortholan, le présent livre participe au renouvellement historiographique en cours, ici dans une perspective culturelle1. Il s’agit de l’édition critique d’un témoignage sur le siège de Strasbourg, durant lequel la population civile constitue un enjeu pour l’assiégeant. L’auteur, républicain protestant, instruit et clairvoyant, relate de manière détaillée les ravages du siège sur le plan matériel mais aussi moral. Il cite les nombreux cas de mutilations de civils par les obus, la mitraille et les bombes incendiaires, et évoque la souffrance causée par la privation de nouvelles. Chaque jour a sa notice, accompagnée d’affiches, proclamations et autres documents d’époque. Le est sobre, entraînant le lecteur au plus près du vécu des Strasbourgeois, ces derniers passant petit à petit de la confiance à l’abattement. Employé aux hospices civils de Strasbourg, Ernest Frantz partage peu leur défaitisme même si son expérience de garde national le confronte à la réalité quotidienne d’un siège difficile. Il accuse l’impéritie du régime impérial aussi bien que l’action des

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« cléricaux » qui auraient selon lui affaibli l’esprit des populations. À l’instar de nombre de ses contemporains, il pense que la République pourrait sauver la situation.

2 Le récit proposé par Ernest Frantz rend bien compte du caractère « totalisant »2 de cette guerre, qui se situe à la charnière entre guerre d’Ancien Régime et conflit moderne, où la puissance de feu meurtrière doit emporter rapidement la décision. Par le bombardement aveugle des secteurs d’habitations, la destruction du Temple et de la Bibliothèque, la guerre prend un visage moderne, au sens où elle implique les civils. Ainsi, dans leur présentation, les éditeurs du volume mettent l’accent sur l’extrême brutalité du siège et les excès commis ; ils n’hésitent pas à parler, même si c’est avec une certaine prudence, de « crime de guerre ». Ernest Frantz est conscient du haut niveau de violence. Les projectiles sont dévastateurs : « Beaucoup [d’obus] sont remplis d’une composition incendiaire qu’il est impossible d’éteindre avec de l’eau et qui brûle pendant dix minutes » (p. 142). D’autres, pesant de 25 à 75 kg, sont remplis de balles qui se dispersent. Et les bombardements nocturnes ont pour objectif de démoraliser les civils afin qu’ils demandent à leurs gouvernants une capitulation.

3 Le récit est accompagné de chapitres qui proposent des mises au point utiles sur l’origine du conflit, l’auteur du Journal et les principaux personnages cités. En outre, une chronologie met en parallèle les événements de la guerre et ses épisodes régionaux, et une très riche iconographie, issue de fonds publics, complète le volume. Une série de photographies d’époque donne notamment à voir l’ampleur du bombardement. La bibliographie aurait mérité d’être un peu étoffée, notamment élargie, au-delà de Strasbourg et sa région, aux autres villes ayant eu à subir un siège en règle3. En résumé, ce livre est solidement construit et les éditeurs ont fait un beau travail en exhumant ce journal inédit du siège de Strasbourg4.

NOTES

1. Stéphane Audoin-Rouzeau, 1870, La France dans la guerre, Paris, Armand Colin, 1989 ; François Roth, La guerre de 70, Paris, Fayard, 1990 ; Jean-François Lecaillon, Les Français et la guerre de 1870, Paris, Giovanangeli, 2004 ; Pierre Milza, L’année terrible, Paris, Perrin, 2009 ; Henri Ortholan, auteur d’ouvrages sur les armées républicaines de l’Est, de la Loire et du Nord, aux éditions Giovanangeli. Plusieurs colloques sont à citer : Philippe Levillain et Rainer Riemenschneider [dir.], La guerre de 1870-71 et ses conséquences, Bonn, Bouvier Verlag, 1990 ; La guerre de 1870, 3e colloque historique des bords de Marne, 18 septembre 2004, Le Perreux-sur-Marne ; 1870-1871, retour sur une guerre oubliée, 23 et 24 mars 2010, Musée de l’Armée, Paris ; Strasbourg-Belfort 1870/1871, de la guerre à la paix, 4 et 5 novembre 2011, Strasbourg et Belfort ; La guerre de 1870 dans l’Oise, journée d’études aux Archives de l’Oise, 5 novembre 2011 ; Les années 1870-1871 dans le Sud-Ouest atlantique, 25 novembre 2011, Bayonne, etc. 2. Expression de Jean-François Lecaillon, Les Français et la guerre de 1870…, op. cit., p. 206. 3. On pense notamment à Toul, Verdun, Phalsbourg, Belfort, Metz, et bien entendu Paris. 4. La lecture de cet ouvrage pourra être complétée par une visite virtuelle de l’exposition : « 1870 Strasbourg brûle-t-il ? », qui s’était tenue à Strasbourg, du 11 septembre au 10 décembre 2010 :

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http://www.musees.strasbourg.eu/sites_expos/stbg_1870/fr/index.php (page consultée le 17 janvier 2012).

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Mathieu LÉONARD, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale Paris, La Fabrique, 2011, 416 p. ISBN : 978-2-35872-023-6. 16 euros.

Michel Cordillot

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Mathieu LÉONARD, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale, Paris, La Fabrique, 2011, 416 p. ISBN : 978-2-35872-023-6. 16 euros.

1 Mathieu Léonard l’annonce d’entrée : l’ouvrage qu’il nous propose est un ouvrage de synthèse, relevant d’une catégorie que l’on pourrait qualifier de « vulgarisation érudite », rédigé à la manière d’une chronique ayant pour but de « restituer – sans prétendre à l’exhaustivité – une histoire foisonnante, porteuse d’espoirs révolutionnaires mais aussi de divisions et d’illusions ».

2 L’entreprise constituait donc au départ un beau défi. Durant une grosse décennie, du début des années 1960 jusqu’au début des années 1970, l’Association internationale des travailleurs (AIT) a fait l’objet d’un nombre considérable de travaux et d’études de qualité. Par la suite, le rythme des publications s’est ralenti, mais sans jamais se tarir complètement. L’auteur a beaucoup lu – sa bibliographie est là pour en témoigner –, cite de nombreux textes (d’autres figurent en annexe), et il s’est efforcé d’intégrer dans cette histoire les apports de la recherche. Cela nous donne à l’arrivée un ouvrage solide et souvent érudit, permettant de suivre la naissance, l’implantation et l’essor de l’AIT de 1864 jusqu’en 1872, puis son délitement progressif jusqu’à sa disparition finale. En fait, l’histoire de l’AIT est abordée à trois niveaux différents. Ce livre est en effet à la fois une histoire du Conseil général et surtout des congrès (histoire des structures), une histoire des sections françaises (histoire de bas en haut), et enfin un panorama

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globalement bien informé de l’implantation et du développement de l’AIT dans les différents pays européens.

3 Dans l’ensemble c’est un livre solide, qui répond à l’objectif que son auteur s’est fixé au départ, et qui peut de ce fait servir d’introduction d’ensemble à l’histoire complexe de cette Internationale (rétrospectivement qualifiée de Première), que l’on connaît à la fois bien et mal. L’auteur est constamment guidé par le souci de produire une analyse globalement équilibrée, et il s’est plutôt honorablement tiré de l’analyse du conflit qui opposa les partisans de Marx et ceux de Bakounine (sans oublier les blanquistes) ; ce qui n’est pas rien quand on sait les polémiques durables auxquelles ces affrontements ont donné naissance. On peut bien sûr relever quelques (rares) coquilles (Lechavoff pour Levachoff) et erreurs de détail (l’auteur de « L’Internationale », Pottier, se prénomme bien Eugène et non Émile ; quant à Varlin, il n’a jamais été rédacteur en chef de La Marseillaise, pas plus que Camélinat n’a été membre du Conseil général), regretter quelques formules maladroites (les États-Unis ne sortent pas exsangues de la guerre de Sécession – c’est seulement vrai du Sud). Ce sont là des choses à la fois vénielles et difficilement évitables dans un ouvrage embrassant une matière aussi vaste. On peut aussi penser que le cas de l’Amérique du Nord – on rappellera que le Conseil général siège à New York de 1872 à 1876 –, finement étudié par Hubert Perrier, aurait mérité un peu plus d’attention. Mais rien de ceci ne remet en cause la fiabilité de l’ensemble.

4 Il est toutefois deux points sur lesquels les développements sont un peu moins convaincants. Il y a d’abord la fin de l’histoire, qui laisse le lecteur quelque peu sur sa faim. On aurait aimé une analyse plus détaillée de la manière dont s’est effectuée la transition vers l’organisation socialiste internationale qui a pris la suite (la Deuxième Internationale). On regrettera aussi que la réflexion n’ait pas été davantage poussée sur une question qui aurait pu servir de problématique centrale à ce livre : quelle a été la place de l’AIT par rapport au mouvement ouvrier de son temps ? S’il paraît peu contestable qu’elle a bien été, au moins partiellement, l’expression collective des aspirations de la fraction avancée du monde ouvrier urbain et qu’elle a su s’appuyer sur le « mouvement réel de la classe ouvrière » pour reprendre l’expression de Marx, cela ne suffit pas à expliquer en quoi elle a contribué à rendre possible l’émergence d’un mouvement ouvrier moderne, à le structurer, à le pousser à explorer des directions nouvelles, en créant les conditions de son développement ultérieur. Bien entendu les modalités ont varié suivant les pays, rendant du même coup nécessaire une histoire sociale globalisée du mouvement ouvrier.

5 Reste qu’en nous soumettant cet ouvrage ambitieux et somme toute bien maîtrisé, Mathieu Léonard vient aussi à toutes fins utiles nous rappeler que dans deux ans sera célébré le 150e anniversaire de cette première tentative d’organiser l’émancipation de la « classe la plus pauvre et la plus nombreuse » ; et aussi que le problème reste à bien des égards d’actualité. L’honneur lui revient donc d’ouvrir le débat ; espérons que son appel implicite à contribution sera suivi d’effet.

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Sylvie RÉMY, Jean, Jules, Prosper et les autres. Les socialistes indépendants en France à la fin du XIXe siècle collection Histoire et civilisations, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011, 346 p. ISBN : 978-2-75740-182-8. 26 euros.

Christophe Voilliot

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Sylvie RÉMY, Jean, Jules, Prosper et les autres. Les socialistes indépendants en France à la fin du XIXe siècle, collection Histoire et civilisations, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011, 346 p. ISBN : 978-2-75740-182-8. 26 euros.

1 Derrière un titre en hommage à Claude Sautet se cache la version remaniée d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine soutenue en 2001 à l’université de Limoges sous la direction de Jean El Gammal. Du socialisme indépendant, la mémoire historienne n’a guère retenu que quelques figures marquantes (Jaurès, Briand, Millerand, etc.) ; au-delà se dissimulent des élus et des militants pour la plupart oubliés – sauf des lecteurs assidus du « Maitron » – et dont le rattachement au socialisme implique de poser comme principe de classification de s’en « remettre aux contemporains eux-mêmes » (p. 15).

2 La première partie de l’ouvrage est consacrée à une histoire des différents groupes qui, de la création de l’AIT à celle de la SFIO ont marqué le socialisme hexagonal. L’auteure livre ici une synthèse précieuse, bien documentée, qui sera d’une grande utilité pédagogique. Si le socialisme indépendant ne peut être présenté uniquement comme un courant idéologique, c’est parce qu’il est la conséquence des scissions successives du mouvement socialiste. C’est donc bien de socialistes indépendants dont il est question, d’hommes de réseaux, d’élus, qui tiennent à conserver quelques distances avec les

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partis ouvriers, avec « l’épopée révolutionnaire, l’idéalisation des révolutions des pères, ceux de 1793, de 1848, puis ceux de 1871 » (p. 91), et qui, non sans difficultés, à l’instar de Benoît Malon, tentent de proposer des alternatives théoriques aux écrits de Marx et d’Engels.

3 Trois chapitres sont ensuite dévolus aux élections législatives de 1893 et de 1898 et aux élections municipales de 1896, soit la séquence d’affirmation des partis socialistes dans les urnes. Cet angle d’approche est justifié par l’importance qu’accordent les socialistes indépendants aux stratégies et aux alliances électorales. Malgré les difficultés rencontrées pour identifier les candidats, Sylvie Rémy propose ici des tableaux de résultats précis et, encore une fois, très utiles. Si les pratiques électorales sont moins centrales dans son propos, on relèvera néanmoins cet intéressant cas de désistement par tirage au sort entre deux candidats de gauche en prévision du second tour des élections législatives de 1893 (p. 141).

4 Le sixième chapitre fait écho aux travaux sur la genèse des partis politiques modernes à travers l’étude des « modes de structuration » propres aux socialistes indépendants au tournant du siècle. En constituant des clientèles électorales indépendantes, ces élus socialistes faisaient obstacle à un regroupement des forces militantes. Ce sont les menaces nationalistes dans le contexte de l’affaire Dreyfus qui les contraignent à « accepter un cadre plus rigide » (p. 252). Le dernier chapitre, qui aurait gagné à être scindé en deux, propose, en premier lieu, une analyse sociographique des candidats socialistes aux élections législatives, puis une analyse des rapports entre histoire et théorie chez les socialistes indépendants qui met en perspective ce qu’il est convenu d’appeler la synthèse jaurésienne.

5 L’analyse sociographique est à mes yeux un des points forts de l’ouvrage : elle confirme globalement l’hypothèse d’une origine bourgeoise plus fréquente chez les candidats et surtout chez les élus indépendants (cf. le tableau p. 258). Si l’absence de renseignements biographiques pour plus de la moitié des candidats n’est pas scandaleuse et n’invalide pas la démarche, il eut été pertinent néanmoins de vérifier les propriétés de l’échantillon : n’est-ce pas parce que nous disposons d’informations plus précises sur les candidats « bourgeois » qu’ils apparaissent in fine plus nombreux dans les différents tableaux ? Dans le même ordre d’idée, on ne peut que s’étonner à la lecture de ce passionnant demi-chapitre de la manière dont les analyses de Michel Offerlé sur les luttes pour la représentation ouvrière ont été préalablement écartées (note 129 p. 85) : il y avait là une explication possible des résultats enregistrés dans le cadre de cette enquête. La bibliographie aurait mérité une mise à jour plus systématique1, cela n’est qu’un détail pour un volume qui constitue un apport conséquent à l’histoire politique de la fin du XIXe siècle.

NOTES

1. Parmi les quelques oublis, signalons les travaux d’ADIAMOS-89 sur Camélinat ( Zéphirin Camélinat, 1840-1932. Actes du colloque historique, Auxerre, Société des sciences historiques de

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l’Yonne, 2004) et Grousset (« Paschal Grousset, 1844-1909 », Les cahiers d’ADIAMOS, n° 4, mai 2010).

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Pierre SINGARAVÉLOU, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe République Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 409 p. ISBN : 978-2-85944-678-9. 35 euros.

M’hamed Oualdi

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Pierre SINGARAVÉLOU, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 409 p. ISBN : 978-2-85944-678-9. 35 euros.

1 Prendre les sciences coloniales au sérieux et les considérer dans leur ensemble. Tels sont les objectifs ambitieux de cet ouvrage, issue d’une thèse, qui donne la première vision panoramique des institutions, des acteurs et des disciplines ayant façonné l’ensemble de ces sciences en France, des années 1870 jusqu’en 1940. À rebours d’une historiographie française et d’études postcoloniales qui, depuis les décolonisations, ont surtout rejeté tous ces savoirs jusqu’à les essentialiser, Pierre Singaravélou entend ici penser à la fois les tensions et la modernité de ces sciences élaborées en contexte métropolitain et impérial.

2 En croisant les outils de l’histoire de l’histoire sociale, notamment la prosopographie, et les dernières avancées de l’histoire des sciences, il démontre dans une première partie que ces sciences furent pour la plupart institutionnalisées vers la fin du XIXe siècle, par des processus ambivalents de concurrence et de complémentarité entre enseignement universitaire de haut niveau et enseignement pratique (notamment dans les écoles commerciales). Selon un faisceau d’initiatives prises à Paris et dans des grandes villes de province, qui confirmaient d’ailleurs un enthousiasme généralisé pour le projet colonial, une « section coloniale » est créée à l’École libre des sciences politiques dès 1886 ; l’École coloniale est fondée trois ans plus tard ; et les écoles de commerce

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emboitent le pas à ces institutions. Puis ce type d’enseignement prend place dans les facultés dont celles d’Alger et d’Hanoï.

3 Cette institutionnalisation a permis logiquement à des enseignants professionnels de s’imposer : l’auteur recense seize normaliens d’Ulm, une quarantaine d’agrégés d’histoire et géographie ainsi que des orientalistes diplômés. Mais les amateurs n’étaient pour autant pas écartés. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, leur parole était encore entendue lorsqu’ils s’appuyaient sur des réseaux libéraux et réformateurs et tant qu’ils se cantonnaient à une simple collecte des faits dans leurs travaux. L’enseignement supérieur colonial restait donc ouvert. Il constituait un « espace de rencontres » marqué par des polyvalences et des circulations de carrières entre la science, l’administration, la politique, l’expertise voire le commerce.

4 Ce champ scientifique était d’autant plus ouvert que les savants coloniaux se répartissaient en une série de réseaux et de sensibilités diverses. L’auteur distingue, de ce point de vue, quatre réseaux qui pouvaient s’entrecroiser : un réseau universitaire de pères fondateurs nés dans les années 1850-1860 ; un second d’administrateurs réformistes ; un troisième porté par des libéraux à partir d’établissement privés ; et un dernier constitué dans l’entourage de Marcel Mauss. Qui plus est, par un remarquable dynamisme, ces savants parvenaient à mobiliser les outils de diffusion les plus efficaces pour l’époque, là encore aussi bien à partir de la capitale impériale qu’en régions et dans les colonies. Ils publiaient, se faisaient connaître et rivalisaient dans les sociétés savantes, dans les périodiques, les collections d’ouvrages, la littérature coloniale ou au sein de l’Académie des sciences coloniales inaugurée en 1923. Cela ne les mettait pourtant pas à l’abri de remises en cause quant à leur avenir et leur influence, particulièrement dans l’Entre-deux-guerres.

5 La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la formation des disciplines majeures des sciences coloniales : géographie, histoire, législation et économies coloniales, ainsi que l’éphémère « psychologie » coloniale. Pierre Singaravélou y remet en perspective des tensions constantes propres à la constitution de ces savoirs : entre déterminisme lié aux milieux naturels et volontés d’interventionnisme et de transformation des sociétés coloniales, entre souci de propagande et quête de scientificité, entre volonté d’historiciser et intérêt à faire de la France et de l’Occident l’acteur principal de l’entrée de ces peuples dans l’Histoire ou bien encore entre la nécessité plus prosaïque de former des administrateurs et le besoin d’instruire des colons. Dans chacune de ces disciplines, ces tensions produisent certes des discours unificateurs marqués le plus souvent par le déterminisme, le différencialisme ou le diffusionnisme. Mais, partant de terrains qu’ils pouvaient considérer comme vierges, les géographes, historiens, juristes, économistes de l’empire français bénéficient d’une certaine autonomie et peuvent, de ce fait, dégager de nouvelles méthodes ou faire émerger des approches audacieuses telles que l’anthropologie juridique, une géographie de l’aménagement, ou bien encore un recours privilégié à l’histoire orale, à la pluridisciplinarité ou au comparatisme.

6 Ce riche et dense ouvrage s’ouvre plus qu’il ne se clôt sur une tentative de comparaison avec l’institutionnalisation des sciences coloniales dans d’autres pays européens. La France y apparaît comme une exception entre des « grandes nations coloniales » (Grande-Bretagne et Pays-Bas) qui n’ont jamais mis en place d’institutions académiques spécifiquement coloniales et des pays aux possessions limitées ou éphémères (Allemagne, Italie) où furent mis en place soit des cours coloniaux soit des institutions coloniales (Institut de Rome à partir de 1908). Cet horizon européen est des plus

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prometteurs. Resterait cependant une autre dimension qui relève de projets de recherche plus amples et plus collectifs : la question des contributions des colonisés à ces sciences coloniales ou aux savoirs humains de manière plus générale. L’ouvrage souligne à plusieurs reprises les positions marginales de ces hommes dans les institutions françaises (exception faite de l’université d’Hanoï, de la collection juridique dirigée par René Maunier et de l’enseignement des dialectes aux Langues O’). Mais, en repartant des pistes ouvertes par les postcolonial studies et que l’auteur critique souvent avec pertinence, en prenant notamment au sérieux les interrogations fondamentales soulevées par Dipesh Chakrabarty, il serait aussi nécessaire de « provincialiser les sciences coloniales » en interrogeant la notion européenne de science. En terre colonisée, les tenants d’autres agendas de connaissance, d’autres priorités de savoir, qu’ils fussent juristes, religieux ou agents des pouvoirs autochtones se sont écartés ou ont pu frayer avec les savants coloniaux. Ils ont également pu leur survivre après les indépendances.

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Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE et Georges VIGARELLO [dir.], Histoire de la virilité. Volume II, Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, dirigé par Alain Corbin Paris, Le Seuil, 2011, 512 p. ISBN : 978-2-02-098068-5. 38 euros.

Nicole Edelman

RÉFÉRENCE

Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE et Georges VIGARELLO [dir.], Histoire de la virilité. Volume II, Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, dirigé par Alain Corbin, Paris, Le Seuil, 2011, 512 p. ISBN : 978-2-02-098068-5. 38 euros.

1 Le triomphe de la virilité, deuxième volume de l’Histoire de la virilité, est consacré au XIXe siècle qui, selon Alain Corbin, correspond « à l’emprise maximale de la vertu de virilité » même si celle-ci se fissure fortement à la fin du siècle. Les hommes y sont cernés de toutes parts, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, par des codes et des règles qui les assignent au courage, à l’action énergique, à la maîtrise de soi, à la force, à la domination, voire à la violence… « Sois un homme, mon fils ! » Cette virilité structure la représentation du monde occidental et se fonde sur un ensemble de ce qu’on estime être des qualités morales. En cela elle se distingue de la masculinité et certaines femmes peuvent donc faire preuve de virilité et, à ce titre, elles ne sont pas totalement absentes de l’ouvrage. À partir de cette approche, le livre se compose de six parties aux longueurs très inégales, cinq d’entre elles déclinant les facettes de la virilité, la dernière s’attachant à en montrer les failles et les travers.

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2 Alain Corbin ouvre le volume en plaçant la virilité sous une nouvelle emprise, celle du naturalisme inauguré par l’Histoire naturelle de l’homme (1749) de Buffon qui inscrit dorénavant dans « l’ordre de la Nature » un dimorphisme sexuel fortement souligné. Alain Corbin y propose une relecture de la représentation du corps masculin estimant que si ce dernier est moins longuement décrit et exposé que le corps féminin, c’est par « fascination désirante » des médecins et « mystère de l’intériorité des organes génitaux de la femme » et non pour mettre le corps des femmes sous l’entière domination de leur matrice comme certaines « historiennes des femmes » l’ont affirmé… Si l’argumentation est érudite, peut être ne convaincra-t-elle pas cependant l’ensemble des lecteurs et des lectrices. Alain Corbin analyse longuement et finement les lieux, les formes et les effets de cette nouvelle virilité dont la construction conforte et enracine des normes et des disciplines anciennes. La deuxième partie explore – sans surprise – les instances et procédures de l’inculcation du code de la virilité. Ivan Jablonka s’attache à l’enfance, moment où le petit garçon doit apprendre tout à la fois codes, civilité et virilité de l’âme mais aussi à « sublimer le sexe ». Le deuxième article, écrit par Jean-Paul Bertaud, est consacré à l’armée, moment fort de la construction de la virilité fondée sur l’apprentissage de la violence, de la douleur et sur le dressage des corps. La troisième partie se consacre aux « occasions privilégiées de l’exhibition de la virilité » à travers le duel d’abord (François Guillet), ses codes, ses rites et rituels, ses formes et son évolution sociale puis à travers « la nécessaire manifestation de l’énergie sexuelle ». Ces pages sont écrites à nouveau par Alain Corbin qui nous conduit dans le réseau des plaisirs et des anxiétés viriles : gauloiserie collective, entre-soi masculin, confidence épistolaire ou écriture de soi. La quatrième partie interroge des figures de la virilité : tout d’abord et sans étonnement, celle de la virilité militaire que Jean-Paul Bertaud observe dans tous ses plis et replis. Michel Pigenet s’attache à celles des virilités ouvrières dont il déploie les pluralités et Paul Airiau à celle du prêtre catholique, « certaine ou problématique ? » Enfin, dans un très long article, André Rauch pose le défi sportif comme une expérience de la virilité. La cinquième partie intitulée « Les théâtres lointains de l’exercice de la virilité » regroupe l’article de Sylvain Venayre sur « les valeurs viriles du voyage » et celui de Cristelle Taraud sur « la virilité en situation coloniale » où se lit en miroir la dévirilisation des « indigènes ». « Le fardeau de la virilité » est le titre de la dernière partie. Alain Corbin y reprend la plume dans « L’injonction de la virilité, source d’anxiété et d’angoisse », angoisse devant la perte séminale involontaire, devant l’impuissance, « négation totale de la virilité », anxiété devant les risques de dégénérescence, devant l’efféminisation et la vérole. Puis Régis Revenin analyse longuement les liens entre « homosexualité et virilité ». Enfin, un court article de Stéphane Audouin-Rouzeau sur « la Grande Guerre et l’histoire de la virilité » sert de conclusion au volume en ouvrant sur le suivant, La virilité en crise ? XXe-XXIe siècle, dirigé par Jean-Jacques Courtine.

3 La virilité étant la construction culturelle des attributions du masculin et décrivant le sentiment de ce qui fait l’homme dans l’homme, il est dommage que les contrepoints critiques ne soient pas plus amplement développés dans ce volume. Ceux des féministes tout d’abord, d’autant qu’il est dit que leurs discours menacent « radicalement l’expression de la virilité » et sont en retour « ouvertement l’objet de dérision ». Ils sont donc significatifs d’une forte crainte et il aurait été intéressant d’en savoir plus. Par ailleurs, face à l’homme viril, on trouve certes les ambiguïtés de l’homosexuel ou la dévirilisation des hommes colonisés mais l’analyse d’autres contre-modèles aurait aussi permis de mieux saisir les résistances à cet idéal de virilité, par exemple celui de

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l’hystérique mâle, figure quasiment inacceptable tout au long du siècle ou celui de femmes viriles. Qu’en est-il en effet de celles qui possèdent tous les attributs de la virilité sauf le sexe ? Un autre pan largement laissé dans l’ombre par l’ouvrage, aurait enfin mérité d’être exploré, celui des liens entre virilité et pouvoir politique, entre virilité et modèle républicain français. Demeure un « beau livre », illustré par une dizaine de cahiers hors texte, que le lecteur aura plaisir à lire dans sa diversité.

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Émilien CONSTANT, Le département du Var sous le Second Empire et au début de la Troisième République, préface de Jean-Marie Guillon Les Mées, Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, 2009, tome 1 : 570 p., tome II : 632 p., plus un volume d’index et bibliographie (préparé par Évelyne Maushart), 60 p., ISBN : 978-2-9535478-0-1 et 978-2-9535478-1-8. 45 euros.

Raymond Huard

RÉFÉRENCE

Émilien CONSTANT, Le département du Var sous le Second Empire et au début de la Troisième République, préface de Jean-Marie Guillon, Les Mées, Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, 2009, tome 1 : 570 p., tome II : 632 p., plus un volume d’index et bibliographie (préparé par Évelyne Maushart), 60 p., ISBN : 978-2-9535478-0-1 et 978-2-9535478-1-8. 45 euros.

1 Qu’une simple association édite une thèse de plus de 1 200 pages est une chose assez rare pour être signalée. La thèse d’Émilien Constant méritait cet effort exceptionnel. Soutenue en 1977 sous la direction de Pierre Guiral, ce travail considérable assure en effet la jonction entre la thèse magistrale de Maurice Agulhon et les travaux ultérieurs de Yves Rinaudo, Jacques Girault et Jean-Marie Guillon auxquels il faut ajouter la thèse de Jocelyne George sur les maires du Var et les travaux de René Merle sur la langue, qui font du Var « un des départements les mieux étudiés de France » (Jean-Marie Guillon).

2 La thèse d’Émilien Constant se signale tout d’abord par son extraordinaire apport documentaire. L’auteur a puisé à toutes les sources disponibles (archives publiques et privées de toutes sortes, journaux, brochures, mémoires, correspondances privées,

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etc.). C’est une véritable encyclopédie du Var pendant cette période qui nous est fournie pour tous les domaines qu’il est possible d’étudier, population, vie économique sous ses différents aspects, instruction et culture, vie politique et religieuse… Pour chacun de ces secteurs, les acteurs à tous les niveaux sont en outre présentés de manière très complète. L’ouvrage sera donc un instrument de travail incontournable pour tout chercheur sur la période. Cet aspect ne doit pas occulter la contribution de l’ouvrage à la connaissance de l’évolution d’une région française dans un moment décisif du XIXe siècle. Département principalement rural, partiellement montagneux, le Var a aussi une façade maritime, où se trouve notamment Toulon, cité la plus peuplée (45 510 habitants en 1851), arsenal et port militaire où se trouve le groupe ouvrier le plus important du département. Comme dans d’autres régions françaises, la population du Var augmente jusqu’en 1861, puis commence à diminuer, malgré un apport de travailleurs piémontais. Mais c’est l’intérieur surtout qui tend à se dépeupler alors que la côte, mieux desservie par le chemin de fer, progresse lentement, et commence à attirer des touristes à Hyères, Cannes ou Saint-Raphaël. L’espoir en une voie ferrée qui irait d’Aix à Draguignan est pour le moment déçu. Zone frontière avec le Piémont jusqu’en 1860, le Var est en outre fortement affecté par l’histoire nationale. S’il perd en 1860 l’arrondissement de Grasse, les guerres de Crimée, d’Italie et même celle de 1870 dynamisent l’activité de Toulon et de son voisinage. On attend beaucoup du canal de Suez alors en construction. L’économie varoise ne connaît pas à l’époque de véritable bouleversement. Les progrès très sensibles de la vigne enrichissent la campagne. De petites industries traditionnelles (filatures, savonneries) parviennent à survivre, d’autres progressent en se concentrant (carrelages, tanneries). La création des Forges et ateliers de la Méditerranée à La Seyne en 1855 est beaucoup plus novatrice, mais la construction des navires reste assez traditionnelle. Le lent progrès se traduit aussi sur le plan culturel, avec les progrès de l’instruction, la création de sociétés savantes, la construction de théâtres (à Toulon en 1862).

3 Maurice Agulhon a fait l’histoire du Var rouge sous la Seconde République. La population, rurale surtout, s’est opposée au coup d’État louis-napoléonien et l’insurrection a été durement réprimée. Émilien Constant en retrace les lendemains. La résistance des autorités a été appuyée avec vigueur par les notables conservateurs. À la fin de 1851 et en 1852, le mouvement républicain est à peu près démantelé, non seulement par des arrestations et des condamnations massives et par l’exil en Piémont de plus de 400 militants, mais aussi par l’interdiction des chambrées et de toutes les formes de réunion, la ruine des espérances placées en 1852 ou les ralliements opportunistes. Au plébiscite de 1851, il y a en proportion moins de « non » dans le Var (6,5 %) que dans le reste de la France, mais l’abstention est considérable, et elle le restera en 1852 pour les législatives et pour le plébiscite sur le passage à l’Empire, même si le « oui » fera ici un meilleur score que dans l’ensemble du pays. « Pays de vaincus », le Var rouge se sent en marge de la communauté nationale. Malgré tout, il persiste une opposition sourde, enracinée dans des îlots municipaux et manifestée par des cris, des placards ou des chansons, la diffusion de brochures. On assiste à une « autoségrégation » des républicains, tandis que du côté du pouvoir, la surveillance et la hantise des complots tourne à l’obsession. Signe de malaise, la participation électorale reste souvent inférieure à 50 %.

4 Émilien Constant étudie minutieusement la remontée de l’opposition. Les initiatives du Second Empire (la guerre d’Italie, le traité de commerce de 1860 et encore moins l’expédition du Mexique) ne parviennent pas à rallier vraiment l’opinion. La crainte de

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la guerre marque les dernières années du régime. Mais l’opposition, si elle se maintient au niveau municipal, peine à conquérir d’autres positions. Un ancien représentant quarante-huitard, Fulcran Suchet, est élu conseiller général à Toulon-Est en 1863. En 1865, tournant décisif, de nombreuses mairies passent à l’opposition, dont le chef-lieu Draguignan. Mais la poussée républicaine est limitée par le ralliement progressif au régime d’Émile Ollivier et de ses amis, dont la gauche doit se démarquer vigoureusement. Ollivier sera élu au Corps législatif en 1869, désormais comme candidat quasi officiel. Cependant, au plébiscite de 1870, le « oui » n’obtient ici que 60 % des votants et Toulon a voté « non ». La République est bien accueillie dans le département, dont le nouveau préfet, Paul Cotte, est un ancien condamné de 1851. Le Var ne participe qu’avec prudence à la Ligue du Midi. Le 8 février 1871, cinq élus sur huit sont républicains, fait assez rare en France. Les sympathies manifestes pour la Commune ne vont pas au-delà d’une demande de conciliation ; mais en juillet 1871, les électeurs élisent à une nette majorité les cinq candidats républicains. Le Var s’ancre à nouveau dans les « pays rouges ».

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Isabelle LE BOULANGER, L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 368 p. ISBN : 978-2-7535-1312-9. 20 euros.

Nathalie Brémand

RÉFÉRENCE

Isabelle LE BOULANGER, L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 368 p. ISBN : 978-2-7535-1312-9. 20 euros.

1 L’ouvrage d’Isabelle Le Boulanger, issu de sa thèse de doctorat soutenue à l’université de Brest en 2010, s’inscrit dans l’histoire de l’enfance et prend place plus particulièrement au sein des travaux portant sur l’enfance abandonnée dont les Annales de démographie historique ont été à l’initiative dans les années 1970 et qui sont poursuivis par de nombreux chercheurs aujourd’hui. L’auteure fait remarquer que les sources concernant les enfants abandonnés en France sont bien plus nombreuses que celles portant sur les autres enfants. Il existe, en effet, dans les archives départementales de très abondants dossiers sur l’enfance assistée au XIXe siècle dont l’étude systématique reste encore à mener. C’est à ce travail qu’elle a décidé de se consacrer dans le département des Côtes d’Armor, apportant aussi sa pierre à l’histoire de la Bretagne, région que seul l’ouvrage d’Annick Tillier sur les femmes infanticides explorait jusque- là sous cet angle1.

2 L’auteure a constitué, à partir des séries X et H des Archives départementales, un corpus d’environ 3 000 pièces, procès verbaux d’exposition et d’admission des hospices du département et livrets de pupilles. Les Côtes-du-Nord (futures Côtes d’Armor) sont alors un département de grande ruralité, très isolé et d’une extrême pauvreté, marqué par une forte « christianitude » mais aussi par un taux de naissances illégitimes parmi

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les plus bas de France, caractéristique régionale dont l’auteure essaie de comprendre les raisons. Les limites chronologiques sont liées à l’histoire des tours, ces cylindres ouverts installés dans le mur extérieur des hospices et permettant, par leur système pivotant, un abandon anonyme pour la mère et sûr pour le nourrisson. L’étude démarre en 1811, année du décret impérial qui les officialise et se termine en 1904 avec la loi qui met fin à leur existence.

3 La première partie porte sur les deux formes principales d’abandon que sont l’exposition et l’abandon déclaré qui se développe à partir de 1862 lorsque les tours sont peu à peu fermés : ici l’auteure se livre à une étude fructueuse des billets retrouvés sur les nouveau-nés et de leurs vêtements. Elle explore les motivations des mères et trace un tableau sociologique de ces femmes déviantes condamnées par la communauté de leur village. L’abandon apparaît, en effet, tout autant destiné à donner une chance de survie au nourrisson qu’à sauver sa mère du déshonneur. En creux, l’absence du géniteur se révèle criante dans ce phénomène social entièrement assumé par les femmes à une époque où la recherche de paternité est interdite. La partie suivante, intitulée « Accueillir », porte sur le personnel des hospices et les modalités d’admission des enfants dont 93 % sont des nouveau-nés. La première mission des agents est de leur donner une identité. Les patronymes sont le plus souvent attribués de manière aléatoire, au gré des événements, comme à cette petite fille nommée, en 1832, Geneviève Choléra. En 1849, le préfet du département demandera d’ailleurs qu’on mette le holà à ces noms bizarres qui stigmatisent les enfants trouvés. Les conditions de vie à l’hospice sont dures et bien des enfants n’atteignent pas l’âge adulte. Il faut attendre la Troisième République pour que l’État se préoccupe réellement de la mortalité des nourrissons. Les pupilles sont pris en charge par les hospices et le département jusqu’à l’âge de douze ans. La troisième partie du livre porte sur la vie après l’hospice des jeunes qui, dans 95 % des cas, sont placés à la campagne et destinés à devenir des travailleurs agricoles. Isabelle Le Boulanger développe ici la question de leur stigmatisation mais montre aussi qu’ils ont bénéficié des progrès liés à l’évolution de la place de l’enfant dans la famille et dans la société.

4 Ce type de monographies comporte deux écueils principaux. D’une part, une étude portant sur un seul département peut avoir un intérêt limité par la petitesse de ce territoire. D’autre part, les documents administratifs qui constituent l’essentiel des sources utilisées ne reflètent qu’une partie de la réalité du processus social qu’elles décrivent. L’étude, d’ailleurs, aurait gagné à s’appuyer sur d’autres types de sources, ne serait-ce que sur la presse qui pouvait apporter un éclairage différent sur les enjeux politiques représentés par le traitement de l’enfance marginale au XIXe siècle et illustrer l’évolution des seuils de tolérance face à l’abandon, par exemple à travers des récits de faits divers. Mais l’auteure, qui a mené ici une véritable enquête de type ethnographique, a pris soin de confronter ses résultats à des données nationales et d’effectuer des comparaisons avec d’autres territoires étudiés. Elle évoque ainsi, à travers cet exemple régional, la réalité de l’abandon dans toute la société française. Par ailleurs, sa grande réussite est de tirer de ces sources souvent austères une « véritable plongée dans l’univers de l’abandon ». Cela lui permet à la fois de saisir au plus près ce phénomène vécu, de décrire les conditions des enfants trouvés et de retracer l’évolution en marche de l’intervention de l’État dans la prise en charge du pupille tout au long du siècle.

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5 Ce livre apporte donc une contribution remarquable à l’histoire de l’abandon, des femmes et de l’enfance au XIXe siècle. En centrant une partie de l’ouvrage sur la mère et en confrontant méthodiquement le processus de l’abandon anonyme et celui de l’abandon déclaré qui sont au centre de cette recherche, il soulève aussi des questions qui ne sont pas dépassées mais font au contraire écho aux débats actuels sur l’accouchement sous X en France et plus largement sur la réapparition dans de nombreux pays, depuis la création d’un Babyklappe à Hambourg en avril 2000, de tours d’abandon modernes sous la forme de « boîtes à bébé »< ;

NOTES

1. Annick Tillier, Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.

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Alain CROIX, Didier GUYVARC’H, Marc RAPILLIARD, La Bretagne des photographes. La construction d’une image de 1841 à nos jours Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 512 pages, ISBN : 978-2-7535-1476-8. 54 euros.

Karine Salomé

RÉFÉRENCE

Alain CROIX, Didier GUYVARC’H, Marc RAPILLIARD, La Bretagne des photographes. La construction d’une image de 1841 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 512 pages, ISBN : 978-2-7535-1476-8. 54 euros.

1 Les photographies de la Bretagne, témoignant des activités portuaires et maritimes, du poids des traditions et de la permanence des pratiques religieuses, du développement du tourisme et de la mode des bains de mer, ont fait l’objet de nombreuses publications. On s’est plus rarement interrogé sur le rôle de la photographie dans les représentations de la province, et c’est l’intérêt majeur de cet ouvrage. Sans prétendre à l’exhaustivité, les auteurs ont constitué un corpus de 30 000 photographies, œuvres de professionnels, mais aussi de particuliers, parfois anonymes, et ont retenu 500 clichés, pour la plupart inédits. Le choix d’adopter un plan chronologique, et non thématique, permet d’envisager les permanences et les évolutions, les continuités et les réaménagements. Chaque période est accompagnée d’un texte introductif qui met en évidence sa particularité, tant sur le plan des techniques que des représentations. Deux périodes concernent le XIXe siècle.

2 La première correspond aux années 1840-1880 au cours desquelles apparaissent les premiers daguerréotypes, avant que les progrès techniques et notamment le recours

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aux plaques de verre permettent de réduire le temps de pose et autorisent une plus grande mobilité des photographes. Les liens avec la gravure et la peinture sont manifestes. Les retouches, le souci du cadrage et de la composition, les thèmes choisis témoignent d’une convergence d’intérêts. Les photographies prolongent et renforcent la vision romantique, conservatrice et archaïque, voire exotique de la Bretagne, véhiculée par la littérature et les récits de voyage, comme le montrent les nombreuses vues des monuments mégalithiques de Carnac, des châteaux de Combourg et de Nantes, des paysages granitiques et accidentés. Certains photographes se veulent toutefois des témoins du temps présent et donnent à voir les grands travaux portuaires accomplis sous le Second Empire. L’originalité perce parfois. Albert Bernier pose, en 1858, le principe du reportage à travers ses photographies de forçats à Brest. De fait, la manière dont les photographes appréhendent la Bretagne, la finalité de leur projet, qu’elle soit de nature privée ou commerciale, déterminent amplement les choix photographiques. Lorsque cela est possible, les auteurs relatent les itinéraires empruntés et rapportent les lectures qui ont présidé au voyage. Deux Parisiens, Charles Furne et Henri Tournier, entreprennent ainsi un périple en Bretagne en 1857 afin de traquer ce qui leur semble le plus original et enregistrer les mutations du temps présent. L’année suivante, trois Anglais, Jephson, Reeve et Taylor, accomplissent le tour de la Bretagne. Guidés par un intérêt commercial, imprégnés des lectures de Souvestre et La Villemarqué, ils multiplient les clichés pittoresques de la région.

3 La deuxième période concerne la « Belle Époque de la photographie », des années 1880 à la Première Guerre mondiale. La photographie connaît alors une large diffusion sociale, qu’autorise l’amélioration des techniques. Cette évolution, envisagée avec mépris par les professionnels et les amateurs experts, donne naissance au pictorialisme, le premier mouvement artistique lié à la photographie. Il ne semble pas toutefois que ce mouvement ait exercé une grande influence dans la construction de l’image de la Bretagne. Toujours est-il que les liens entre la peinture et la photographie demeurent. Les photographes sont souvent des peintres. Comme lors de la période précédente, ils traquent la différence, l’exotisme et multiplient les clichés de costumes et de coiffes, de cérémonies de mariage et de pardons. La mode du portrait, initiée dès les années 1860, s’intensifie. Au cours de cette période, qui voit « l’invasion photographique » de la Bretagne, la photographie alimente les cartes postales qui proposent des séries « pittoresques » et diffusent des images caricaturales, au point que les Bretons s’offusquent, par la voix des sociétés savantes. Pour autant, la carte postale peut se révéler originale. Elle montre la « modernité », à travers les vues des tramways, des viaducs ou des usines, et témoigne des événements importants, les grèves ou les manifestations ouvrières, généralement oubliés des photographes.

4 Par la réflexion qu’il propose, l’ouvrage complète ainsi les travaux menés par Catherine Bertho ou Denise Delouche1 sur les représentations de la Bretagne. Les auteurs n’en soulignent pas moins la difficulté de l’entreprise. Les photographes, les lieux, les dates demeurent parfois méconnus, et l’importance des clichés « pittoresques » tend à occulter la singularité, à faire oublier le point de vue personnel et original. Les notices qui accompagnent les photographies se révèlent également d’une grande richesse. Elles dévoilent, derrière les représentations figées, le jeu entre le photographe et ses sujets, et témoignent les conditions des prises de vue, comme la création de décors factices, la rémunération des personnes qui sont amenées à poser ou encore à la mise à l’écart de mendiants dont la présence est jugée indésirable.

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NOTES

1. Catherine Bertho, La Naissance des stéréotypes régionaux en Bretagne au XIXe siècle, Thèse de 3e cycle d’histoire, ÉHÉSS, 1979 ; Denise Delouche, Peintres de la Bretagne, Paris, C. Klincksieck, 1977.

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Les membres du comité de rédaction ont publié

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François JARRIGE, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860) collection Carnot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 369 p. ISBN : 978-2-7535-0926-9. 18 euros.

Iorwerth Prothero Traduction : Laurent Colantonio

RÉFÉRENCE

François JARRIGE, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860), collection Carnot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 369 p. ISBN : 978-2-7535-0926-9. 18 euros

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’anglais par Laurent Colantonio

1 Cette étude très complète de l’introduction du machinisme et des résistances qu’il a suscitées fait le choix d’examiner le phénomène en s’interrogeant principalement sur les bris de machines, une pratique assez répandue en Europe au cours des premières décennies de l’industrialisation, en particulier en Angleterre, France, Belgique, Catalogne, Bohème et Allemagne. Le travail de François Jarrige montre à quel point les interprétations de ces violences, proposées par les contemporains et les premiers historiens de la « révolution industrielle », comme étant de simples réactions « technophobes » résultant de l’obscurantisme et de l’ignorance des acteurs, sont désormais insuffisantes, même si elles demeurent solidement ancrées dans le grand

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public. L’approche proposée est ample. L’auteur fait le récit des destructions, analyse les valeurs, les logiques et les stratégies qui les guident, ainsi que les réactions et les interprétations des employeurs, des autorités et du public. L’étude se déploie sur une vaste zone géographique : la France, l’Angleterre et la Belgique.

2 La première partie, la plus longue, examine une centaine de cas de destructions, pour la plupart éphémères et infructueuses, qui se sont déroulés dans des contextes industriels divers, d’abord dans le secteur textile (coton, laine et bonneterie), mais aussi dans l’agriculture (battage mécanique) ou encore dans les métiers de l’artisanat (imprimerie, scierie, cordonnerie, chapellerie, habillement). Remontant à la fin du XVIIIe siècle, l’auteur poursuit sa quête jusqu’en 1830 pour la Belgique et l’Angleterre (il sous-estime les actions menées en Angleterre par les scieurs de long dans les années 1830 et celles des briquetiers dans les années 1850) et jusqu’à la fin des années 1850 en France. Par la suite, l’introduction de nouvelles machines suscite toujours des conflits mais ceux-ci ne se traduisent plus par des destructions, désormais perçues comme un mode d’action archaïque. Pour chaque cas considéré, le contexte économique, la structure du métier, la division du travail et les innovations techniques sont présentés de façon claire, et souvent bien illustrés. À un récit très complet des actions menées, de place en place, s’ajoutent parfois de brefs éclairages sur la force des solidarités locales ou la formation d’identités sociales complexes. Ces études de cas sont présentées de manière factuelle, sans indications relatives à de possibles lectures alternatives ou controverses interprétatives, même dans le cas du luddisme anglais des années 1811-1812.

3 Dans la deuxième partie, la plus courte, François Jarrige fait le lien entre les destructions de machines et d’autres manières, plus diffuses, de s’opposer au machinisme. Il compare aussi la pratique du bris de machines à d’autres formes de protestation populaire et d’action collective, où le recours à la violence suit en général l’échec de tentatives légales et pacifiques. Pour ce faire, l’auteur restitue et analyse les valeurs et idéaux des protestataires ; leurs actions, fortement ritualisées, se font au nom du droit et de la justice, et de multiples stratégies sont mises en œuvre pour les légitimer, et pour gagner la sympathie et le soutien de la population. Enfin, la troisième partie s’intéresse aux interprétations du phénomène et aux réponses apportées : celles des patrons, rarement coordonnées ; celles des autorités locales et nationales, souvent hésitantes et prudentes ; celles enfin de personnalités publiques préoccupées par la question du machinisme. Nulle part les points de vue, et les réponses apportées à ces violences, n’ont été uniformes. Les petits employeurs pouvaient se montrer hostiles aux machines qu’ils n’étaient pas en mesure de se payer, certains patrons exagéraient la menace ouvrière afin d’obtenir l’aide de l’État, les autorités locales étaient parfois plus soucieuses d’éviter le désordre que d’accroître la production. Les inquiétudes et les doutes relatifs à la conduite de l’économie, et en particulier à l’emploi de nouvelles machines et à ses effets sociaux, étaient largement répandus. Toutefois, la tendance générale était à l’acceptation de l’économie industrielle, libérale et capitaliste, qui s’appuyait sur les bénéfices de la mécanisation et du libre marché, à tel point que dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’opposition non-violente au machinisme se mit elle aussi à décliner.

4 Au total, il s’agit d’une étude remarquable, très complète et d’une grande richesse, par l’ampleur du sujet comme par le traitement qui en est fait. Elle repose sur une solide bibliographie et un vaste travail de recherche à partir de sources manuscrites et imprimées – correspondances, lettres de menace, rapports des autorités et archives

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administratives, judiciaires et policières, etc. Les passages sur l’Angleterre reposent cependant essentiellement sur des sources imprimées, telles que les Papiers Parlementaires ou d’autres publications contemporaines.

5 Menée dans une perspective transnationale, l’ouvrage ne constitue pourtant pas une étude comparée au sens classique du terme. Il ne s’agit pas de repérer des points communs et/ou des différences entre des pays et des traditions nationales considérées chacune comme un bloc. L’objet du livre est bien de souligner la spécificité de cas singuliers de destruction de machines et non d’aboutir à des généralisations à l’échelle nationale. Ainsi, on repère souvent plus de similitudes entre les mêmes métiers dans des pays différents qu’entre différents métiers au sein du même pays. Avec beaucoup de prudence, l’auteur procède quand même à quelques généralisations. Ceux qui étaient impliqués dans les bris de machines étaient surtout des hommes, adultes, issus du peuple, aussi bien des maîtres que des compagnons, parfois accompagnés par leurs familles, et souvent soutenus par la communauté locale. Lorsque la mécanisation s’est produite dans le cadre d’une industrie nouvelle, créatrice d’emplois, elle n’a rencontré qu’une résistance limitée, mais quand elle est advenue au sein d’une industrie déjà bien établie en milieu rural – comme dans le Lancashire ou en Normandie – et qu’elle a conduit à l’augmentation de la pauvreté et du chômage, le conflit a été beaucoup plus violent. La résistance fut d’autant plus vive là où la main-d’œuvre était qualifiée, bien payée et bien organisée, et qu’elle possédait de fortes traditions de travail, comme c’était le cas pour les tondeurs de certaines régions très spécialisées dans la production de draps, dans l’ouest de l’Angleterre, dans le West Riding et dans le Languedoc. Les destructions de machines étaient plus fréquentes dans les périodes de fortes dépressions économiques et de chômage – par exemple dans le nord de l’Angleterre à la fin des années 1770, en 1811-1812 et en 1826 – ou à l’occasion de crises sociales ou de révolutions politiques, comme en France en 1789, 1830 et 1848. Globalement, les manifestations et leur répression étaient moins violentes sur le continent, où les troupes étaient moins susceptibles d’y être engagées. Toutefois, quand les destructions de machines se déroulaient dans des périodes troublées, les peines étaient partout plus sévères, ainsi à Rouen en 1789, ou en Angleterre, dans le cas des Luddites ou des Swing Riots de 1830.

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Gilles MALANDAIN, L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration collection En temps et lieux, Paris, éditions de l’ÉHÉSS, 2011, 336 p. ISBN : 978-2-7132-2280-1. 26 euros.

Olivier Tort

RÉFÉRENCE

Gilles MALANDAIN, L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, collection En temps et lieux, Paris, éditions de l’ÉHÉSS, 2011, 336 p. ISBN : 978-2-7132-2280-1. 26 euros.

1 Le présent ouvrage, portant haut les couleurs d’une histoire événementielle jadis objet de toutes les condescendances, livre une passionnante interprétation des réactions polymorphes auxquelles donna lieu, en son temps, l’assassinat du duc de Berry par l’ouvrier sellier Louvel, aux portes de l’Opéra, un soir de février 1820 : réactions de l’opinion éclairée d’abord, à la fois choquée et divisée par cet assassinat du neveu de Louis XVIII ; réactions de l’appareil judiciaire ensuite, sommé d’apporter à la Cour des Pairs une grille de lecture satisfaisante à ce crime inattendu, qui fragilise la dynastie des Bourbons ; réactions des suspects enfin, l’assassin bien sûr, mais aussi les innombrables mis en cause qui délivrent, à contre-courant, une sorte de parole populaire sur l’événement.

2 Le choix du fait étudié s’imposait : en ouvrant un boulevard à la réaction royaliste, il est resté dans les mémoires comme le tournant majeur qui a légitimé le virage droitier de la décennie 1820, loin des compromis des années précédentes. Véritable « nez de Cléopâtre » de la Restauration dont il a fait dévier le cours, il rend donc possible et préfigure déjà virtuellement la crise de 1830. C’est dire son importance, dans l’histoire convulsive du premier dix-neuvième siècle. Il constitue un moment, privilégié entre

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tous, pour saisir la manière dont chacun se positionne par rapport à la violence terroriste devenue concrète.

3 Indéniablement, l’assassinat modifie le regard porté sur le défunt par l’opinion dominante : l’avorton brutal, séducteur de danseuses, qui suscitait un mépris quasi universel devient, par la grâce de cette mort violente, un héros paré de toutes les vertus, fidèle héritier d’Henri IV et de Louis XVI, eux aussi martyrs – jusqu’à inspirer au lithographe Langlumé une drolatique apothéose céleste du défunt, reproduite dans le cahier iconographique. C’est là un piège commun à tous les attentats terroristes, auquel cet assassinat n’échappe pas, que de rendre les victimes brusquement sympathiques. En dépit de la dignité devant la mort manifestée par le prince durant son agonie et de l’enfant posthume qu’il laisse à sa jeune veuve, cette transmutation prodigieuse n’avait en soi rien d’évident. On aurait d’ailleurs pu rappeler la réaction de Louis XVIII, qui inspira Chateaubriand, et à sa suite Michelet et Maupassant : au duc de Berry, agonisant, qui s’inquiétait de déranger le sommeil royal, le souverain n’aurait trouvé maladroitement à répondre que « j’ai fait ma nuit ».

4 Du reste, la bonne société pleure moins la victime en elle-même que l’ordre établi, fortement ébranlé par cet acte incroyable qui risque de faire à nouveau basculer la France vers l’inconnu ou le redoutable, à la manière de 1793. Si la folie, comme de juste, est d’abord avancée par tous les bien-pensants pour ôter toute rationalité au meurtre sacrilège, l’on observe rapidement une division, aussi âpre que violente, entre ceux qui, à gauche, voudraient n’y voir qu’un épiphénomène ne prêtant pas à conséquence et ceux qui, à droite, s’obstinent à y voir la preuve d’un vaste complot et soutiennent l’enquête tentaculaire chargée, en vain, de donner du crédit à cette thèse. Or, ce clivage qui traverse le monde politique, mais aussi les magistrats instructeurs, n’oppose pas seulement les libéraux aux ultras : il fait aussi exploser la mouvance centriste, « constitutionnelle », en deux fractions irréconciliables, accélérant la bipolarisation du pays. À cet égard, il convient de souligner que Bellart, l’un des principaux responsables de l’enquête, qui penche jusqu’au bout pour la théorie du complot, n’a jamais été un ultra, mais bien un homme de la droite modérée, aussi bien dans ses mandats parlementaires – il est proche de Ravez – que dans sa carrière judiciaire. Si pour les ultras, la dénonciation d’un hypothétique complot peut être un habile calcul partisan, elle est, pour ces modérés qui basculent, l’expression d’une authentique panique devant le spectre d’une nouvelle Terreur : ils ne croient plus aux vertus de la posture conciliatrice qui prédominait depuis la dissolution réussie de la Chambre introuvable.

5 Un des aspects forts de l’étude est de souligner que l’acharnement du camp royaliste permet de mettre au jour l’imprégnation libérale d’une fraction des couches populaires et moyennes, qui atteste des lents progrès de la politisation du pays. On note aussi que le succès d’un Louvel tient à son isolement même de « loup solitaire », éloigné de la fréquentation stérile de cercles militants, malgré sa proximité passée avec les milieux théophilanthropes. Le fiasco ultérieur des actions collectives de la Charbonnerie rend d’autant plus nette en comparaison la réussite d’une telle stratégie individualiste.

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Emmanuel FUREIX, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), préface d’Alain Corbin collection Époques, Paris, Champ Vallon, 2009, 507 p. ISBN : 978-2-87673-497-5. 30 euros.

Guillaume Cuchet

RÉFÉRENCE

Emmanuel FUREIX, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), préface d’Alain Corbin, collection Époques, Paris, Champ Vallon, 2009, 507 p. ISBN : 978-2-87673-497-5. 30 euros.

1 Emmanuel Fureix étudie, dans cet ouvrage remarqué, tiré de sa thèse de doctorat, les « deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840) ». Philippe Muray a écrit, dans Le XIXe siècle à travers les âges, que le deuil était « la véritable religion du siècle », en particulier ce culte du souvenir et de la tombe qui fut, assurément, l’un de ses ancrages culturels et anthropologiques les plus répandus et les plus unanimes1. La formule (même si Muray est absent de la bibliographie) contribue à expliquer l’importance du sujet : ce « moment nécrophile » de notre histoire politique (comme l’appelle l’auteur) qui s’étend des débuts de la Restauration au retour des cendres de Napoléon en 1840, avec des reprises et des prolongements ultérieurs, notamment sous le Second Empire. Alain Corbin, dans sa préface, souligne que l’ouvrage, au-delà de son objet propre, est représentatif d’une « nouvelle histoire politique […] en train de se construire » (p. 9), qui se montre particulièrement attentive aux émotions et aux sensibilités dont est tissée la vie politique, à côté de ses formes plus familières et plus classiquement étudiées par les historiens, comme les institutions, les mécanismes de la décision, les groupes militants, les idées et les opinions, leur répartition sociale et géographique.

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2 L’ouvrage est découpé en quatre grandes parties. La première analyse les principaux ressorts de ce « moment nécrophile » qui procède avant tout de la rencontre, dans le contexte des lendemains de la Révolution et de l’Empire, d’un malaise (politique) dans la représentation, lié au régime censitaire et aux tensions qui le traversent, et d’une rupture (culturelle et religieuse) dans le rapport aux défunts, dont le culte des morts du XIXe siècle est l’expression la plus directe. « Entre 1814 et 1840, résume-t-il, les deuils politiques envahissent le devant de la scène urbaine, à la faveur d’un déficit de représentation, mais aussi de sensibilités funéraires qui théâtralisent la mort. […] Deuils officiels et opposants expriment autrement que les lieux institutionnels – les Chambres et la presse – des tensions politiques imparfaitement traduites en idéologies » (p. 461). La partie suivante est centrée sur la manière dont la Restauration a tenté de gérer la sortie politico-symbolique de la Révolution et de reconstituer une forme de sacralité monarchique (un « ressourcement par les larmes » selon la belle expression de l’auteur) entre procès politique, deuil public (centré officiellement, de façon limitative, sur les figures de Louis XVI, Marie-Antoinette, madame Elisabeth et Louis XVII), loi mémorielle, pédagogie politique et expiation. « Le deuil de la Révolution trahit la fragilité du compromis mémoriel autour du sacrifice du sang royal. Remémorer sans représenter (le régicide), expier sans accuser (la nation), répéter sans ressasser (le conflit civil) : autant de tensions diversement arbitrées sous la Restauration, mais jamais tout à fait résolues » (p. 221). La troisième partie porte sur les « deuils de souveraineté », définis ici, en s’inspirant de la notion de « fêtes de souveraineté », comme des « deuils officiels, financés, organisés et ordonnancés par l’État » (p. 221) : deuils royaux de la Restauration, des « victimes de Juillet » et de Napoléon. La dernière partie, enfin, porte sur les « deuils protestataires », en particulier (ce qui est un peu le « clou » de la démonstration) les enterrements libéraux de l’époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet, surtout entre 1825 et 1827, dont l’auteur montre qu’ils ont constitué un jalon important dans la naissance de la manifestation moderne. « La tolérance due aux rites de déploration, écrit-il, permet aux opposants de célébrer leurs défunts dans l’espace public, avec plus ou moins d’emphase et de virulence. Ni ordinaire ni paroxystique, la protestation qui s’y exprime contient tout à la fois l’hommage convenu au défunt et la manifestation subversive d’une opinion ou d’une croyance. Contrainte par la ritualité du deuil, la protestation exclut en général l’affrontement physique, mais n’en exprime pas moins l’âpreté des conflits contemporains » (p. 321). Le rituel, inventé dans un premier temps par la jeunesse des Écoles « sans les élites libérales » (p. 325), mais récupéré par elles ensuite, a été plus ou moins fixé par l’enterrement du général Foy, le 30 novembre 1825. Il décline après que celui du général Lamarque, en 1832, eut « dégénéré » en journée révolutionnaire, entraînant du même coup une plus grande répression de ce type d’événements, qui en a réduit les virtualités politiques. L’auteur insiste également sur l’importance du « premier » deuil de Napoléon, qui a suivi, à Paris notamment, l’annonce de sa mort en juillet 1821, et contribué à infléchir vers la gauche l’image du personnage, dès avant la publication du Mémorial de Sainte-Hélène. Mais aussi, dans un dernier chapitre suggestif, sur le « républicanisme sacrificiel » qui s’exprime dans les deuils de certains militants républicains de la monarchie de Juillet, véritable « culte des vaincus », qui, entre métaphores religieuses et « sacralité obscure du sang versé » (dans une atmosphère de serre-chaude assez lourde), donne du milieu une image moins aseptisée que celle à laquelle nous a habitué l’historiographie classique.

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3 L’ensemble de la démonstration est servi par une belle écriture, toujours sobre et concise, une large culture interdisciplinaire et des illustrations assez nombreuses. La chronologie retenue (25 ans), même si l’on peut peut-être discuter de la pertinence du terminus ad quem (1840), permet une analyse en profondeur de la séquence (plus difficile avec les chronologies longues), dans ses différents aspects (y compris anthropologiques et culturels). Elle se caractérise notamment par un grand souci d’articuler les différentes temporalités (longue, moyenne et courte), l’attention aux rituels et le retour d’une certaine forme d’histoire événementielle, densifiée par cette approche « en coupe », sous la forme de « moments » à géométrie variable (du « moment nécrophile » 1814-1840 au « moment 1821 » du deuil de Napoléon), perçus comme particulièrement révélateurs. Bref, Emmanuel Fureix signe là un livre important dont on peut penser, sans trop de risque de se tromper, qu’il fera date dans les études dix-neuviémistes en France.

NOTES

1. Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges, Paris, Denoël, 1984.

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