SilviaMarton

De la constructiondel’État au racisme :judéophobieet antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre

Le pointdedØpartdecetteanalyse est l’adoption de l’article 7delaConstitution roumaine de 1866 qui exclut les non-chrØtiens des droits politiques dans un jeune État en plein processus de construction, qui aatteintune certaine autonomie par rapport à l’Empire ottomanetqui aune constitution autochtonepour la premi›re fois en 1866.1 La ‘question juive ’avantleCongr›sdeBerlin de 1878 asuscitØ moins de travauxhistoriques que l’antisØmitismedel’apr›s-1878 ou encore l’antisØmitisme des annØes 1920–30 et le rôle des intellectuels dans les mouve- ments d’extrÞme droite.2 Alorsque l’inimitiØ contreles Juifs connaîtdes formes discursives variØes et se retrouve dans des mesures lØgislatives discriminatoires au moins depuis le dØbut du XIXe si›cle,3 sans parler de la longue histoire de ce ressentimentdans l’imaginaire populaire.4 Ce n’est pas seulementcet ØlØmentdepermanence qui fait du cas roumain un cas intØressant bien avantles annØes 1920. Le fait que l’aversion à l’encontredes Juifs se soit dØveloppØemÞme sans leur Ømancipation, et prØcisØmentpour empÞcher leur Ømancipation, en est un autre.5 On ne peut pas comprendrele discours sur l’identitØ nationale roumaine, dontles ØlØments fondamentaux sont posØspendantlaseconde moitiØ du XIXe si›cle, sans la ‘question juive’.Et,

1Les PrincipautØsroumaines, sous suzerainetØ ottomane, sontplacØes sousleprotectorat de la Russie à partirde1829 et sous la protection collectivedes grandes puissances à partirde1856 jusqu’à l’obtention de la souverainetØ apr›sleCongr›sdeBerlin de 1878. Lestextes consti- tutionnels antØrieurs ont ØtØ imposØspar les grandes puissances. 2LeCongr›sdeBerlin met fin à la guerre de la Russie contrel’Empire ottoman. La Roumanie participe à la guerre auxcôtØsdes Russes et en mai 1877, la Chambrevote l’indØpendance. Sa participation auxnØgociations n’est pas acceptØe. Son indØpendance est reconnue, mais elle est conditionnØepar la rØvision de l’article 7delaConstitution. 3Pour le discours xØnophobe et antijuif d’avant1866, DinuBa˘lan, Nat¸ ional,nat¸ionalism, xe- nofobie s¸ iantisemitism însocietatea româneasca˘ moderna˘ (1831–1866) (Historia magistra vitae), Ias¸ i2006. 4Andrei Ois¸teanu, Imaginea evreului încultura româna˘.Studiu de imagologie încontext est- central european, Bucarest 22004. 5RaulCârstocea, Uneasy Twins ?The Entangled Histories of Jewish Emancipation and Anti- Semitism in Romania and Hungary, 1866–1913, dans :Slovo 21/2 (2009), p. 64–85.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 204 Silvia Marton surtout, le consensus des diffØrentes sensibilitØspolitiques est le trait spØcifique de l’antisØmitisme roumain qui le diffØrencie de ses homologues (est)europØens. On montrera, d’abord, que la pØriodede1866 à 1878 met les bases de la politique Øtatique de discrimination bureaucratique contreles Juifs en Rouma- nie. La ‘question juive’est, d›s1866, non pas le travail des dØmagoguesoudes agitateurs politiques, mais une politique d’Étatetdes Ølites politiques dont l’objectifest de dØmontrer qu’il existe un État avec ses capacitØsrØgaliennes, basØ sur une identitØ nationale homog›ne. PendantladØcennie d’avant le Congr›sde Berlin, la judØophobie ancienne et latente est mise à jour parune politique d’État au nom de la modernitØ,sur un fond non dissimulØ de discrimination contreles Juifs. Parcela mÞme elle se transforme dansune affaire de l’Étatetelle rel›ve du langage juridique et de la bureaucratie. Comme l’ØlØmentexplicatif le plus importantdel’aversioncontreles Juifs en Roumanie est son rôle dans la dØfinition identitaire,ladeuxi›me partiedecette contribution examinera les ØlØmentsdecontinuitØ et de rupture de 1878 à laveille de la Grande Guerre, parrapport à la dØcennieantØrieure, dans ce qu’il convient dorØnavant d’appeler antisØmitisme. Et troisi›mement, cette Øtudeentend montrer la prØsence, souventlatente et implicite, du mØpris chrØtien contreles Juifs danslediscours politique et intellectuel et dans les mesures antijuives pendanttoute la pØriodequi va de 1866 à 1914, mÞme lorsque les protagonistes s’en dØfendentexplicitementetsedØfinissent, sur d’autresquestions, comme les adeptes de la modernitØ sØcularisØe.

La ‘question juive ’comme instrumentpour consolider l’État et ses capacités d’action et pour créer une nation homogène :1866–1878

Suite à de vifs dØbats à l’AssemblØeconstituante de 1866, l’article 7delaCon- stitution exclut les non-chrØtiens des droits politiques.6 Leur exclusiondes droits politiques par leur exclusion de la naturalisation limite Øgalementleurs droits civils. Si jusqu’en 1866, le probl›me juif est latent,7 l’agitationpublique provoquØe par les dØbats constitutionnels est l’Øpisode violentfondateur de la ‘question juive’(selon l’expressiondes contemporains, chestiuneaevreiasca˘). LesdØbats sontinterrompus par la foule rassemblØedevantles portes de la Constituante protestantcontrel’admissiondes Juifs à l’ØgalitØ politique, comme le prØvoyait le

6“La qualitØ de Roumain s’acquiert, se conserve et se perd d’apr›sles r›gles dØterminØes par les lois civiles. Les Øtrangers de rites chrØtiens peuvent seuls obtenir la naturalisation ”. Consti- tutiondu30juillet (12 juillet) 1866 avec les modificationsyintroduitesen1879 et 1884.Loi Ølectorale du 8/20 juin 1884, Bucarest1884, p. 6(en FranÅais). 7Edda Binder–Iijima, Die Institutionalisierung der rumänischen Monarchie unter Carol I. 1866–1881 (Südosteuropäische Arbeiten, 118), Munich 2003, p. 68.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 Judéophobie et antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre 205 projet de constitution. Le gouvernementretire la version initiale. NØanmoins, la foule se dirige vers la synagogue de Bucarest qui est dØtruite. Suite auxprotes- tationsdel’Alliance israØlite universelle aupr›sdugouvernement roumain, la situation des Juifs en Roumanie devientvite un probl›me europØen. DorØnavant, les objectifs nationaux fondamentaux et la reconnaissance internationale dØ- pendentdel’Ømancipation des Juifs.8 Le statut juridiquedes Juifs (notammentdes Juifs de l’immigration rØcente) est au cœur de la ‘question juive’.Apr›slevotedel’article 7, les Juifs nØssur le territoire de la Roumanie ne peuventpas Þtre ØmancipØsetles Juifs immigrØsne peuventpas ÞtrenaturalisØs. Ils restentdes Øtrangers sans Þtreles ressortissants d’un autre État ou bien ils bØnØficientdelaprotection d’un État voisin (supus stra˘in).9 Ce statut exasp›re la classe politique puisqu’elle yvoit l’occasion pour des intrusions, vues comme contraires auxintØrÞts de la nation roumaine, des grands voisins dans les affaires internes de l’Étatroumain pour limiter son autonomie :les protecteurs des Juifs deviennentainsi les ennemis de la nation et de l’État. C’est notammentlecas de l’Autriche-Hongrie. L’Øtude des archivesparlementaires et du minist›re de l’IntØrieur,des rØgle- mentationsgouvernementales et administratives, de la lØgislation, des inter- pellations et des dØlibØrations parlementaires sur les discriminations et lavio- lence contreles Juifs pendantles dØcennies 1860–1870 confirmentque la ‘question juive’en Roumanie se trouvedansceque Steven Englund appelle la “zone intermØdiaire ”, c’est-à-dire entrel’imaginaire spØcifique de l’anti- judaïsme et la politique moderne nationale et mobilisatrice (spØcifique à l’an- tisØmitisme.10 Ce sontles membresdelafamille libØrale (notammentles libØraux radicaux et la fraction libØrale indØpendante de Ias¸i)qui dØfendentlalØgislation et le discours antijuif et nationaliste et qui cherchentdes mesures administratives et lØgislatives pour expulser les Juifs sous prØtexte de “vagabondage ”, pour restreindre leurs droits civils (notammentledroit de possØder des terres) et pour limiter leurs activitØs Øconomiques, voire les exclure de certains mØtiers. On y perÅoit la volontØ de sØparer les Roumains chrØtiens et les Juifs selon des crit›res socio-professionnels. Ce sontdes mesures rØcurrentes au moins jusqu’en 1914.11

8Leon Volovici, NationalistIdeologyand Anti–Semitism. The Case of Romanian Intellectuals in the 1930s (Studies in Antisemitism), Oxford1991, p. 6. 9Les Juifs de l’immigrationrØcente sontpour la plupartdes sujets russes ou de l’Empire habsbourgeois.IrinaMarin, PeasantViolence and Antisemitism in Early Twentieth-Century EasternEurope, 2018, DOI: . 10 Steven Englund, De l’antijudaïsme à l’antisØmitisme, et à rebours, dans :Annales. Histoire, Sciences Sociales 69/4 (2014), p. 922. 11 Parexemple, Arhivele Nat¸ ionale ale României, Fond Ministerul de Interne, Diviziunea ad- ministrat‚iei centrale (inv. 2601, 1859–1867), dossier 394/1867, fol. 2–8, 12, 30, 35, 57–58, 82, 76–78, 104, 108 ;Ibidem (inv. 2602, 1868–1879), dossier 33/1869 ;Ibidem, dossier 64/1869, fol. 4, 7–8, 96 ;Ibidem, dossier 65/1870 ;Ibidem,dossier 105/1871 ;Ibidem, dossier 115/

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LesdØcennies 1860–1870 sont Øgalementune pØriodedeviolences antijuives, qui continuentd’ailleurs dans les villes comme à la campagne jusqu’à la Grande Guerre et bien au-delà.12 LeslibØraux se disentmodernes et progressistes en ce qu’ils rejettentles accusations de pogroms et de violence sur des bases religieuses, et ils dØfendentl’idØequ’ils entendent protØger à tout prix l’Øconomie et la nation roumaines.13 Commentdonc comprendrela‘question juive’ dans cette alliance entre modernitØ et judØophobie traditionnelle, dans un pays agraire oœ les Juifs, perÅus comme tr›svisibles, reprØsententnØanmoins un pourcentage rØduit de la po- pulation ?14 Leshommes politiques et surtout les libØraux, comme IonC.Bra˘tianu, ou A. D. Holban, essaientdetraduire leur crainte et celledeleurs con- temporains devantl’afflux rØcentdes Juifs, lorsqu’ils justifientles mesures dis- criminatoires comme autantdemoyens pour protØger les Roumains devantla menace juivede“dØnationalisation ”, c’est-à-dire devant la mise en pØrilde certains droits et privil›ges qu’ils consid›rent comme appartenantexclusivement auxRoumains. Ce protectionnisme ethnique est l’expressiondeleur crainte devantlaconcurrence Øconomique et sociale des Juifs rØcemment arrivØssur le territoire,encequ’ils occupent–de mani›re illØgitime, prØcisentles libØraux –la

1871 ;Ibidem (inv. 324), dossier 1171/1895;Mihai Chiper,“Ias‚ii sub cut‚itul hahamului ”. Antisemitism economic înprohibit‚ia ca˘rnii trif (1867–1868), dans :AnuarulInstitutului de Istorie “A.D.Xenopol ”52(2015), p. 245–268. 12 ParconsØquent, surtout de 1866 à 1878, se produit un processus de concentration urbainedes Juifs à cause de leur expulsiondes milieux ruraux, ce qui accentue leur paupØrisation.Un rØsumØ synthØtique des clivages Øconomiques et de la situationdes Juifs et autres Øtrangers comme intermØdiaires entreles paysans et les grands propriØtaires par Volovici, Nationalist Ideology(voir note 8), p. 4–9, 16–17. Voir aussi Iulia Onac, The Brusturoasa Uprising in Romania, dans :RobertNemes/Daniel Unowsky (dir.), Sites of European Antisemitism in the Age of Mass Politics, 1880–1918(Tauber Institute Series for the Study of European Jewry), Brandeis 2014, p. 79–93. 13 Monanalyse de la dimensionmoderne de l’hostilitØ contreles Juifs de 1866 à 1869 dans les dØbats parlementaires, dans Designing Citizenship.The “Jewish Question ”inthe Debates of the Romanian Parliament(1866–1869), dans :Quest. Issues in ContemporaryJewish History. Journal of Fondazione CDEC 3(Juillet 2012), URL : (dernier acc›s à tous les liens le 03/06/2017). 14 Le maximum atteintest de 10 %enMoldavieoœ,dans certaines villes et villages, la popu- lation juive devientpresque majoritaire. Pour les chiffres, Carol Iancu, Evreii din România (1866–1919). De la excluderelaemancipare,Bucarest1996 (Ød. fr.1978), p. 49, 161–164; Alexandru–Florin Platon, Geneza burgheziei înPrincipatele Române (a doua juma˘tate a secolului al XVIII–lea –prima juma˘tate asecolului al XIX–lea).Preliminariile unei istorii (Historica, 11), Ias¸ i1997, p. 314–317 ;Lloyd A. Cohen, The Jewish Question During the Period of the Romanian NationalRenaissance and the Unification of the two Principalities of Moldaviaand Wallachia, 1848–1866, dans :Stephen Fischer-Galati/Radu F. Florescu/George R. Ursul (dir.), Romania Between East and West. Historical Essays in MemoryofConstantin C. Giurescu (East European Monographs, 103), Boulder/NewYork 1982, p. 198.

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15 John D. Klier/Shlomo Lambroza (dir.), Pogroms. Anti–Jewish Violence in ModernRussian History, Cambridge1992, p. 3–12 ;ToddM.Endelman, The Jews of Britain, 1656 to 2000 (Jewish Communities in the ModernWorld, 3), Berkeley/Los Angeles2002, p. 129. 16 Se reporter,par exemple,aux argumentsdeGh. Bra˘tianu, Monitorul Oficial n8281 du 21 dØcembre 1869/2 janvier 1870, sØance du 16 dØcembre1869, p. 1301 ;I.Codrescu,A.Georgiu, Monitorul Oficial n875 du 30 mars/11 avril1868, sØance du 24 mars 1868, S. 498 ;Monitorul Oficial n876 du 31 mars/12 avril 1868, sØance du 24 mars 1868, p. 504 ;Monitorul Oficial n8281 du 21 dØcembre1869/2 janvier 1870, sØance du 16 dØcembre1869, p. 1298–1300.

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17 Et les autres Øtrangers chrØtiens seulementpar le processus compliquØ de naturalisation individuelle. 18 Dans le sens de Nancy L. Rosenblum, On the Side of the Angels. An Appreciation of Parties and Partisanship,Princeton2008. 19 Contrairement à la comprØhensiondelacitoyennetØ amØricaine, Frederic Cople Jaher,The Jews and the Nation. Revolution, Emancipation, State Formation, and the Liberal Paradigm in Americaand France, Princeton2003. 20 Le conservateur le plus connu dans le parlementpour ses arguments en faveur des Juifs est PetreP.Carp ;ses discours dans ConstantinGane, P. P. Carp s‚ilocul sa˘u înistoria politica˘ a t‚a˘rii, vol. I, Bucarest 1936.

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21 Rogers Brubaker,CitoyennetØ et nationalitØ en France et en Allemagne(Socio-histoires), Paris1997, p. 209–211.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 210 Silvia Marton taires afin d’atteindrel’homogØnØitØ souhaitØe. C’est la raison dØterminante qui permet au discours antisØmite et xØnophobededevenir le discours hØgØmonique surtout apr›slarØvisionconstitutionnelle de 1879. Il yaune rØticence de certains historiens roumains du XIXe si›cle à signaler la prØsence de la judØophobie. ParconsØquent, ils onttendance à prendreaupied de la lettre la nØgation des contemporains concernantl’absence d’intolØrance reli- gieuse.22 Incontestablement, les dØbatsprotectionnistes et nationalistes jouent un rôle dans la rØactivation, la production et la lØgitimation de la judØophobie. Il est tout aussivrai que la rhØtorique contreles autres ‘non-Roumains ’(Grecs ou ArmØniens, mais aussi FranÅais ou Allemands) est assez similaire à cellecontre les Juifs. Puisque l’enjeu est à la fois la formation de la nation et l’hostilitØ contre les Juifs. De 1866 à 1918, les Ølites utilisentlacitoyennetØ roumainecomme un instrumentefficace de clôture sociale afin de crØer l’intØgration nationale, de maîtriser le changementsocial et de rØduirelaconcurrence pourles ressources de la partdes Ølites Øconomiques rivales.23 LesJuifs restentnØanmoins une catØgorie particuli›re d’Øtrangers à cause de leur diffØrencedereligion. Cette diffØrence est implicitemÞme lorsque des prØfets ou des parlementaires soulignentque la plupartdes Juifs de l’immigration rØcente ne constituent pas tellementune communautØ religieuse, mais une nationalitØ ayant“sa propre langue,ses propres habits, ses propres mœurs ”. L’inimitiØ contreles Juifs, si elle aunrôle intØgrateur comme instrumentpour gouverner,n’est pas encore une idØologie de mobilisation. Elle le deviendra vers la fin du si›cle. De 1866 à 1878, les libØraux surtout voudraientvoir se rØaliser l’unitØ sociale dans le pays pourconsolider ainsi leur hØgØmonie politique et sociale tellementdØsirØe. Ce souhait n’est pas sans similaritØ avec la stratØgiedes libØraux de l’Empireautrichien à la mÞme Øpoque :lediscours nationaliste leur permet de passer de la politique libØrale Ølitiste traditionnelle à une forme contrôlØedepolitique de masse sous leur surveillance attentive.24 Comme les libØraux autrichiens, les libØraux roumains justifientleur prØtention à gouverner en se dØcrivanteux-mÞmesetles groupes sociaux qu’ils reprØsententcomme l’avant-garde du progr›s Øconomique, social et politique.25 Dans une pØriodecaractØrisØepar une participation politique rØduite, le

22 Apostol Stan, MirceaIosa, Liberalismulpolitic înRomânia. Delaorigini pâna˘ la 1918, Bucarest1996, p. 129–134 ;Dan Berindei (dir.), Istoriaromânilor, vol.VII, tom I, Consti- tuirea României moderne (1821–1878), Bucarest 2003, p. 567–573. 23 ConstantinIordachi, The Unyielding Boundaries of Citizenship.The Emancipation of “Non–Citizens ”inRomania, 1866–1918, dans :Revue EuropØenne d’Histoire8/2 (2001), p. 157–86. 24 Pieter M. Judson, Exclusive Revolutionaries. Liberal Politics,Social Experience, and National Identity in the Austrian Empire, 1848–1914(Social History, Popular Culture, and Politics in Germany), Ann Arbor 1996, p. 69–115. 25 Judson, Exclusive Revolutionaries (voir note 24), p. 97.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 Judéophobie et antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre 211 discours antijuif et xØnophobenesepropose pas de former un mouvement, mais il est un moyen pourles hommes politiques (avanttout pourles libØraux) et l’intelligentsia de formuler leur philosophie de l’Étatetdel’identitØ nationale roumaine. Leur discours antijuif et nationaliste est à la fois une rhØtorique pour dØfendre leurs intØrÞts en tantqu’Ølite dirigeante, l’expressionsinc›re de leurs convictions et, surtoutunexercice pour dØfinir leur visiondel’Étatetdel’in- tØgration sociale et nationale. Ce discours s’appuie sur la judØophobie tradi- tionnelle et l’instrumentalise plus ou moins consciemment. Le cas roumain confirme la prØsence, le plus souventinconsciente ou implicite, du mØpris re- ligieux (chrØtien) contreles Juifs dans un imaginaire social plus large.26 Ce discours antijuif sertdonc à la formulation du nationalisme comme un moyen moderne de comprendre ce qui lie une communautØ politique. L’enjeu est moins la haine religieuse en soi, que le nationalismeofficiel, c’est-à-dire la construction de la nation homog›ne par le mØpris contreles Juifs. Leshommes politiques sontconvaincus d’Þtremodernes parcequ’ils sont si dØsireux de dØmontrer qu’il existe une capacitØØtatique (ausens wØbØrien). Mais les Juifs sontlàpour freiner la modernisation tantsouhaitØe. Le sentimentantijuif est inclus dans le discours nationaliste roumain, comme une variante moderne de xØnophobie dirigØepar l’État. Il estdonc à la fois prØtexte pour l’action et conviction. On n’affirme pas que, avant1878, l’hostilitØàl’encontredes Juifs, avec ses ØlØments modernes et instrumentalisØepar le discours officiel de l’État, soit une nouveautØ radicale :elle s’accommode des idØes anciennes de l’antijudaïsme le plus traditionnel. Mais dans sa forme de manifestation, cette adversitØ est indØniablementmoderne puisqu’elle doit ÞtreencadrØedans la mobilitØ sociale de la seconde moitiØ du XIXe si›cle, dans la mani›re diffØrente de faire la poli- tique, dans la progressiondes modalitØsdecontrôle Øtatique de la population et du territoire et dans une logique que l’on peut d’ores et dØjà appeler bureau- cratique.C’est-à-direque des moyens institutionnels et lØgaux sontutilisØs contreles Juifs pour restreindreleurs occupations et leurs activitØsetempÞcher leur naturalisation.D›s1867, on assiste à des interprØtations (par les ministres ou les prØfets) des prØvisions lØgales envigueur qui, ne s’adressantpas explicitement à un groupe ethnique ou religieux, permettent, de facto,des mesures contreles Juifs (surtout pendantles gouvernements dirigØspar les libØraux) :notamment les mesures pour “lalutte contrelevagabondage rural ”etpourlimiterles activitØs Øconomiques des Juifs. Paruneffet inverse, le sentimentantijuif s’exacerbeparce que les libØraux surtoutperÅoiventl’incapacitØ de l’État de contrôler sa population. Bien plus, ils expliquentl’impuissance de l’État en blâmantles Juifs, la figureancienne et si famili›re du coupable. Le sentiment antijuif est ainsi un instrumentpour consolider l’Étatetses capacitØsd’action.

26 Englund, De l’antijudaïsme à l’antisØmitisme (voir note 10).

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 212 Silvia Marton

La conviction des hommes politiques et celle d’une grande partiedel’intel- ligentsia de l’Øpoque est qu’il yaune supØrioritØ ethnique Øvidente des Roumains par rapportaux Juifs, parce qu’ils sontles adeptes de l’Ømancipation nationale des Roumains. La prioritØ du momentest à la fois l’amØnagementdel’État et de son dispositif institutionnel et la dØfinition de la nation-ethnie. Dans cettelogique, la judØophobie et le nationalismeleur servent de plate-forme pour crØer le con- sensus national et lacohØsion sociale. La mobilitØ sociale liØe à la modernisation de la Roumanie ne dØclenche pas des conflits de classe, mais l’inimitiØ contreles Juifs et le nationalismequi traversenttoutes les catØgories sociales, sans dis- tinctions, comme une force d’union. Lestensions sociales sontcamouflØes parle discours antijuif grandiloquentqui souligne les intØrÞts communs contreun ennemi et qui souhaite avec ardeur consolider l’État et la nation.27 C’est la nature consensuelle de l’adversitØ contreles Juifs en Roumanie au XIXe si›cle, à l’opposØ d’autresantisØmitismes de la mÞme pØriodequi sontconflictuels. Cette carac- tØristique devientencore plus visible apr›s1878.

L’antisémitisme qua nationalisme:1878–1919

Avant1878, l’hostilitØàl’encontredes Juifs et la xØnophobie mettentenØvidence les tensions politiques et sociales entreles Juifs et les Roumains et elles rØv›lent aussi les difficultØsdes processus de constructionde l’Étatet de la nationdansune Roumanie qui n’existe que depuis peu. Elles montrent Øgalement les limitesdu libØralisme roumain et sa volontØ de dØfinir à tout prix la nation comme ho- mog›ne. Pendantlaseconde pØriode–du Congr›sdeBerlin de 1878 qui conditionne l’obtention de l’indØpendance par l’octroidelacitoyennetØ et des droits politi- ques auxJuifs en modifiantl’article 7delaConstitution de 1866, jusqu’à 1919, lorsque la Roumanie est de nouveaucontrainte parles grandes puissances de signer un traitØ,leTraitØ sur les minoritØs–l’inimitiØ contreles Juifs s’appuie fortementsur la premi›re pØriode, il yaun continuum et une Øvolution en mÞme temps. Une Øvolution dans le sens oœ l’on peut maintenantparler d’une idØologie cohØrente.28 L’adversitØàl’encontredes Juifs veut explicitementmobiliser et elle forme ses arguments sur la base d’une vision du monde et de l’identitØ nationale chrØtienne. La difficultØ d’utiliser le mot antisØmitisme dans la recherche n’entrepas dans

27 Voir aussi les considØrations de Marin, PeasantViolence and Antisemitism (voir note 9), p. 45–46. 28 Iancu,Evreii din România (voir note 14), p. 151 ;Volovici,Nationalist Ideology(voir note 8), p. 1–39.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 Judéophobie et antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre 213 la sph›re de cette Øtude. On fait le choix pour un ancrage historique du mot pour le cas roumain.29 Il pØn›treprogressivementdans le vocabulaire, à tel pointqu’en 1895, annØe de la constitution de la Ligue antisØmitique, sa signification est Øvidente en soi. Cet usage est à la fois le signe d’une connotation autochtone –l’adversitØ contreles Juifs consubstantielle à la dØfinition identitaire et au nationalisme d’État–et de la volontØ de participer au mouvementantisØmite occidental plus large de la fin du XIXe si›cle. On l’a vu,la‘question juive ’est dØjà imbue d’antijudaïsme.30 Le clivage entrelelangage commun (plus clairement judØophobe) et le discours des Ølites (plus clairementnationaliste et xØnophobe, se prØsentantcomme moderne) n’en est pas un.31 Cette analyse suit celle de William Oldson32 et d’autresrecherches rØcentes dans sonsillage33 lorsqu’ellesoutientelle aussi que la datecharni›re est le Congr›s de Berlin. Leshommes politiques de toutes les sensibilitØs, mais surtout les libØraux, cherchent à tout prix à rØsister auxpressions des grandes puissances qui conditionnentlareconnaissance de l’indØpendance de la Roumanie par l’Ømancipation des Juifs.34 Ce sontces pressions pourlarØvision constitution- nelle qui crØentunfortressentimentantisØmite et qui Øl›ventl’antisØmitismeau rang de politique de l’État et à une questiondefiertØ et de dØfense nationale. L’ØgalitØ juridique entreRoumainsetJuifs, imposØepar les grandes puissances et non souhaitØepar les Ølitesroumaines, parach›ve le nationalisme d’État35 et fait que tousles nationalistes roumains sontdes antisØmites.36 La lutte obsessionnelle pour la reconnaissance de l’indØpendance, le protectionnisme ethnique et l’auto-

29 En suivantS.Englund, on se limite à souligner que le mot, avant1914, aunsens histori- quementcontingent, c’est-à-diretel qu’imposØ par son crØateur,Wilhelm Marr en 1879. 30 Steven Englund dØmontre d’une mani›re convaincante qu’avant1914, l’antisØmitisme ne peut pas exister sans l’antijudaïsme, en dØpit des affirmations des premiers utilisateurs (allemands, autrichiens et partiellementfranÅais) du terme pendantles annØes 1880 sur son caract›re moderne, libØrØ du prØjugØ liØàla religion et strictementpolitique :cet antisØ- mitisme proc›de en fait d’un imaginairesocial large avec ses fondements chrØtiens et d’une mentalitØ sous–politique, Englund, De l’antijudaïsme à l’antisØmitisme (voir note 10), p. 921. 31 Oisteanu, Imaginea evreului (voir note 4) adØmontrØ la circulation des mÞmes stØrØotypes antijuifs dans l’imaginairepopulaireetdans le discours des intellectuels. 32 William O. Oldson, AProvidential Anti-Semitism. Nationalismand Polity in Nineteenth CenturyRomania (Memoirs of the American Philosophical Society,193), Philadelphia 1991. 33 DontnotammentRaulCârstocea, Anti-SemitisminRomania:Historical Legacies, Con- temporaryChallenges, ECMI Working Paper 81 (2014), p. 1–39. 34 Pour les dØtails du diffØrend diplomatique, Oldson, Providential Anti-Semitism(voir note 32), p. 20–44, 73–96. 35 Voir aussi les arguments de ConstantinIordachi, The Unyielding Boundaries (voir note 23), p. 170. 36 Je paraphrase Dik van Arkel, The Drawing of the Mark of Cain. ASocio–historicalAnalysis of the Growth of Anti–Jewish Stereotypes, Amsterdam 2009, p. 187–188. Je remercie Steven Englundpour cette rØfØrence.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 214 Silvia Marton dØfense de l’orgueil national, perÅu comme trop souventblessØ,contreles con- traintes des puissances Øtrang›res, nourrissentcet antisØmitisme. Si avant1878, il s’agit d’un discours judØophobefondØ sur le prØjudice Øco- nomique et religieux à l’encontredes Juifs et des mesures discriminatoires au nom de la modernitØ, à partirde1878, le nationalismeantisØmite, pluscohØrent et plus doctrinaire, int›greleressentimentcontreles Juifs dans la naturemÞme d’ÞtreunRoumain et dans la dØfinition de l’identitØ nationale.37 Ce mØpris mobilise toute la classe politique, les intellectuels et l’Église, ØtantdonnØ que tous cherchentdØsespØrØment à crØer un État et à le consolider sur de solides bases identitaires. Il n’y apas des mouvements contrel’Étatetses politiques centra- lisatrices et il n’y apas des tensions liØes à la sØcularisation. Le caract›re unitaire et homog›ne de la nation roumaine reste l’obsession rØpanduedetoutes les Ølites. C’est ce qui explique l’opposition du parlement à la rØvision constitutionnelle et la rØvision de complaisance, apr›sdes dØbats houleux opposØs à l’Ømanci- pation. Lesargumentsdes parlementaires de 1879 sont identiques auxarguments des constituants de 1866.38 L’ØgalitØ religieuse pourl’acc›saux droits civils et politiques est contrebalancØepar une sØriedeconditions bureaucratiques –difficiles à rØunir –pour l’obtention de la naturalisation (individuelle),39 et par une distinction de qualitØ entre“nos Juifs ”(les Juifs sØpharades moins nom- breux et vuscomme autochtones, plus ØduquØsetdisposØs à l’assimilation), et les Juifs hassidiques vuscomme Øtrangers car arrivØsplus rØcemmentenRoumanie, infØrieurs, pauvres, “Polonais ”etnon intØgrØs. Que des personnesnon chrØ- tiennes, habitantenRoumanie et sans Þtreles ressortissants d’un autre État, doiventsuivre la mÞme procØduredenaturalisation individuelle comme tout Øtranger,continue de provoquer la critique des grandes puissances bien apr›s 1879. Si l’on regarde les chiffres, la stratØgiedelimitation de l’intØgration des Juifs par des procØdures bureaucratiques de naturalisation,ladistinction de qualitØà l’appui qui permet auxhommes politiques de ne pas paraîtreouvertementdis- criminateurs, semble avoir portØ les fruits escomptØs. L’opposition est radicale à

37 Oldson, Providential Anti–Semitism (voir note 32) ;Dietmar Müller,Staatsbürger aufWi- derruf. Juden und Muslime als Alteritätspartner im rumänischen und serbischen Nations- code. Ethnonationale Staatsbürgerschaftskonzepte 1878–1941 (Balkanologische Veröffentli- chungen, 41),Wiesbaden 2005 ;Iordachi, The Unyielding Boundaries (voir note 23). 38 Les ØlØments du dØbat dans Oldson, Providential Anti–Semitism (voir note 32), p. 51–73 et dans Iulia Onac, Romanian ParliamentaryDebate on the Decisionsofthe Congress of Berlin inthe Ye ars Around 1878–1879, dans :Quest. Issues in ContemporaryJewish History. Journal of FondazioneCDEC 3(Juillet 2012). URL : . 39 La demandedenaturalisation individuelle doit ÞtrevotØedans les deux chambres, des preuves sontrequisespour dØmontrerlaprØsence active sur le territoire pendantune pØriode de 10 ans, alors que la dispense de ce stage est difficile à obtenir.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 Judéophobie et antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre 215 l’Ømancipation en bloc(àl’exception des Juifs ayantcombattu pendantlaguerre d’indØpendance de 1877) et les naturalisations individuelles, via la procØdure parlementairedifficile, sonttr›speu nombreuses apr›s1879.40 Lesconditions Øconomiques prØcaires et cette “persØcution lØgale ”fontqu’environ52000 Juifs quittentlepaysde1899 à 1907.41 NØanmoins, à la mÞme Øpoque, il existe une intellectualitØ juivemoderne, spØcialisØe, laïque et intØgrØedans l’espace culturel, tandis que de nombreux Juifs occupentdes professions d’Ølite dans l’Øconomie et les finances.42 Apr›slarØvision de l’article 7, la nØgation quasi-obsessionnelle de l’existence d’une ‘question juive ’s’explique par le fait que cetteexpressionveut dire, selon les contemporains, que l’on continue à faireladiffØrence entreles Øtrangers sur des crit›res religieux. Or,comme les Juifs ontlemÞme statut lØgal que tous les autres Øtrangers et ne constituentplus un cas spØcial, il n’y aplus de ‘question juive’,ilnereste que deux catØgories,les Roumainsetles Øtrangers (chrØtiens et non chrØtiens) –c’est l’opinion commune des nationalistes comme des modØrØs. Ils accusenttousque les ennemis de la nation roumaine perpØtuentla‘question juive’par leurs calomnies, alors qu’en Roumanie il n’y ajamais eu des persØ- cutions religieuses. Lesennemis des Roumains et les amis des Juifs veulent prØcisØmentcrØer une ‘question juive’,poursuivent-ils, c’est-à-dire crØer un rØgime distinctpourles Juifs. Ces ennemis poussentlaRoumanie àrØintroduirela diffØrence religieuse, cette fois-ci contreles chrØtiens et en faveur des Juifs, alors que tousles Øtrangers ont ØtØ assimilØsaux Juifs afin d’effacer toute diffØrence de croyances religieuses entreles Øtrangers. C’est aussi la logique de ceux qui re- jettentlanaturalisation en blocd’un groupe ethnique ou religieux. C’est dans ce sens Øgalementqu’il faut comprendre l’une des dØnonciations les plus paradoxales de la rØvision de 1879 :puisque la Roumanie a ØtØ forcØepar les grandes puissances d’assimiler tous les Øtrangers (ouressortissants d’un autre État) auxJuifs et qu’elle n’a pas pu assimiler les Juifs aux Øtrangers chrØtiens, la consØquence en est que le nombre des Øtrangers aaugmentØ et ainsi l’homogØ- nØitØ nationale tantsouhaitØen’est pas encore possible. Bien plus, on arrive à

40 Leschiffres disponibles sontfluctuants :529 nouveaux citoyensjuifs à la veille de la Premi›re Guerremondiale, O. Oldson, Providential Anti–Semitism (voir note 32), p. 152 ;4668 na- turalisations jusqu’en 1913, Victor Neumann, Repere culturale ale antisemitismului din România însecolul al XIX–lea, dans :Institutul de teorie sociala˘ al Academiei Române (dir.), Ideea care ucide. Dimensiunile ideologiei legionare, Bucarest 1994, p. 42. Selon un con- temporain :1867–1879–462demandes de naturalisation, 277 admises;1879–1902–5981 demandes, 2381 admises et 871 naturalisations en 1879, N. Basilescu, Studii sociale. Evreii în România (Extrase din ziarul “Cronica”),Bucarest 1903, p. 176–177. 41 Keith Hitchins, România. 1866–1947 (Istorie), Bucarest 1996, p. 185. 42 Liviu Rotman, Tradit‚ie s‚ieuropeanism înlumeaiudeo–româna˘ la ra˘spântia secolelor XIX s‚i XX,dans :Carol Iancu (dir.), Permanent‚es‚irupturi înistoria evreilor din România (secolele XIX–XX), Bucarest2006, p. 125–132.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 216 Silvia Marton favoriser les Juifs, ce qui est inacceptable pour tous les nationalistes. La Loides mØtiers de 1902, parexemple, prØvoit que, pourÞtreadmis à l’exercice des mØtiers ØnumØrØspas la loi, les Øtrangers doiventprouver qu’il existe dans leur pays un droit de rØciprocitØ pourles Roumains. Mais comme les Juifs non-naturalisØs vivant sur le territoire roumain dØpendentdel’Étatroumain et ne sontpas des Øtrangers danslesens dØfini par cette loi (c’est-à-dire ressortissants d’un autre État), ils peuvent de jure exercer tousles mØtiers.Alorsque les Øtrangers “as- similables ”–adjectifque l’on doit lirecomme un euphØmisme pour les chrØ- tiens –sonttenus de respecter la loi et ainsi leur acc›s à l’exercice de certains mØtiers demeure difficile. La lØgislation et les mesures administratives qui limitentles activitØs Øco- nomiques des Juifs continuentelles aussiapr›s1879. LesJuifs ØtantrØduits à leur dimension lØgale, celle d’Øtrangers, les lois et les dØcisionsadministratives sont formulØes dans la logique du protectionnisme à la fois ethnique et Øconomique (protectiondelamain d’œuvre nationale, du travail national et de la petite bourgeoisie Ømergeante).43 Le commerce, de nombreux mØtiers,lafonction publique, les professions libØrales, les hautes fonctions dans le domaine de la santØ et dans l’armØesont de facto rØservØsquasi-exclusivementaux citoyens Roumains. La loi sur les Chambres de commerce de 1881 et le Code Commercial de 1887exigent la citoyennetØ roumainepourcertaines fonctions et professions.44 Unetelle situation provoque les critiques des gouvernements occidentaux qui à leur tour exacerbentles antisØmites et les patriotes roumains. La discrimination bureaucratique accompagne le dØploiement idØologique de l’antisØmitisme qua nationalisme qui, ne pouvantplus empÞcher l’Ømancipation, cherche à toutprix à la freiner.Onassiste ainsi à la prolifØration des arguments dans lesquels l’antisØmitisme reste le noyaudur qui estinclus dans la xØnophobie et le nationalisme plus larges. LesprØjugØscontreles Juifs sontassociØs à l’essence de la culture et de la tradition roumaine, tandis que la xØnophobie et l’anti- judaïsme sontenrichis et lØgitimØspar la crØativitØ conceptuelle des grandes figures influentes de la culturepour lesquelles ÞtreRoumain, nationaliste et patriotedeviennentsynonymed’ÞtreantisØmite.45 Le trait spØcifique de cet antisØmitismenationaliste restesapersistance à souligner la suprØmatie des Roumains –chrØtiens, attribut identitaire qui va de soi –etdeleur roumanitØ,etnon la destruction per se des Juifs selon une loi

43 Mihai Chiper,Olteni contraevrei la Ias‚i. Lect‚ia unei coloniza˘ri economice es‚uate(1882À 1884), dans :AnuarulInstitutului de Istorie “A.D.Xenopol ”51(2014), p. 157–181. 44 Hitchins, România (voir note 41), p. 185 ;Armin Heinen, Legiunea “Arhanghelul Mihail ”. Mis‚care sociala˘ s‚iorganizat‚ie politica˘.Ocontribut‚ie la problema fascismului internat‚ional, Bucarest 22006 [1986],p.57. 45 Oldson, Providential Anti–Semitism (voir note 32), p. 99 ;Müller,Staatsbürger aufWiderruf (voir note 37), p. 30–105, 145–175, 211–408, 454–476.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 Judéophobie et antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre 217 raciale, puisqueleur situation peut ÞtretraitØepar une forte discrimination bureaucratique. En lØgitimantl’antisØmitisme par son incorporation dans le discours sur l’identitØ nationale, les hommes politiques et l’intelligentsia tol›rent les violences occasionnellesetnon-thØorisØes contreles Juifs dans lesquelles les prÞtres orthodoxes ontd’ailleurs un rôle de premier plan.46 Ils saventtous qu’il existe des moyens bureaucratiques pourles exclureetles discriminer. La conviction des nationalistes plus modØrØsest qu’en Roumanie il yaune question Øconomique et sociale qui concerne tousles Øtrangers, quelle que soit leur religion. Le but d’un tel argumentest d’Øviter de placer les Juifs dans une catØgorie spØciale et de les inclure dans la catØgorie plus large des Øtrangers. Mais pour tousles nationalistes roumains, le conflit Øconomique reste essentiellement une question de conservation nationale,47 d’une nation qui est considØrØecomme insuffisammentconsolidØedupointdevue politique et identitaire.C’est ce qui leur permet de faire la diffØrence entrelesentimentreligieux et la conservation nationale. Ils disentnepas s’en prendre au Talmud, dans ce sens ils peuventdire que la tolØrance religieuse atoujours existØ dans les terresroumaines et que le statut des Juifs est un simple enjeu Øconomique et social. Lesanciens quarante-huitards et libØraux nationalistes, les intellectuels conservateurs et mÞme certains intellectuels (post)romantiques sonttous des progressistes et des adeptes de la sØcularisation,mais ils sacralisentlanation48, dans ce sens ils se disenttous Þtredes modernes. Ils comprennentlareligiondu peuple roumain le plus souventcomme un attribut ethnique et culturel. Mais lorsqu’il s’agit des Juifs, la religion joue un rôle de premier plan :elle devientla diffØrence spØcifique. Le judaïsme est vu comme un attribut à la fois ethnique et religieux et l’identitØ de groupedes Juifs est toujours considØrØe à travers leur religion. Cette intelligentsia est sØcularisante lorsqu’elle propose des rØformes concr›tes pour la modernisation du peuple-ethnie roumain, mais elle puise dans le registre et le vocabulaire chrØtiens d›sque la dØfinitionidentitaire par rapport auxJuifs est l’enjeu. Cette diffØrence spØcifique est formulØed’une mani›re plus systØmatique apr›s1878. D’une mani›re gØnØrale,lastratØgie idØologique des Ølites roumaines du XIXe si›cle –des libØraux nationalistes auxpositivistes plus modØrØsducercle in-

46 Onac, The Brusturoasa Uprising (voir note 12), p. 79–93 ;Carol Iancu,Evreii din Hârla˘u. Istoria unei comunita˘t‚i(Historica. Dagesh, 2), Ias‚i2013 ;Marin, PeasantViolence and An- tisemitism (voir note 9). 47 Leon Volovici fait cette remarque pour M. Eminescu, Volovici, Nationalist Ideology(voir note 8), p. 12. 48 Balµsz TrencsØnyi, Historyand Character.Visions of National Peculiarityinthe Romanian Political Discourse of the 19th Century, dans :Diana Mishkova(dir.), We,the People. Politics of National PeculiarityinSoutheastern Europe, Budapest 2009, p. 139–178, URL : ,§69.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 218 Silvia Marton tellectuel (LaJeunesse) et jusqu’auxagrariens conservateurs et natio- nalistes –est de relier la conception normative de l’“ essence ”etdela“tradi- tion ”nationales au projet de modernisation, en somme,dedØcliner un discours ethnicisant à la fois sur la politique et sur l’identitØnationale.49 Dans cette logique, il va de soi que les diffØrences essentielles entreles Roumains et les Øtrangers sont ethniques. Mais comme dans l’autodØfinition identitaire, le caract›re chrØtien de la nation roumaine est implicite,les Juifs sontdiffØrents parleur diffØrence spØcifique qui tient à la fois à leur race, à leur cultureetàleur religion. L’horizond’attente apr›s1878 est soit l’assimilationjusqu’à la disparition de la spØcificitØ juive;soit la sØparation comprisecomme expulsion ou expatriation. Mais ØtantdonnØ la diffØrence religieuse irrØductible, l’assimilation est en fait impossible et les Juifs eux-mÞmes ne la veulentpas :indiffØrents à leurs propres contradictions, les contemporains sontconvaincus que la grande majoritØ des Juifs sontrØcemmentarrivØsenRoumanie (aumilieu du XIXe si›cle), ils sont non assimilØs, ils sontnon assimilables et ils ne veulentpas l’Þtre.50 La seule mani›re de conserver“l’idØenationale roumaine ”serait de transformer les Juifs en de “vrais Roumains ”dupointdevue culturel, ethnique, religieux et des intØrÞts, pour dØfendre “lapuretØ de la race”et la langue, les traditions et l’autonomie de l’État. La conviction sous-jacente est que les Juifs veulenttoujours nuire aux Roumains, dØlibØrØmentetavecprØmØditation. On retrouve la mÞme conviction chez des hommes politiques conservateurs qui passentpourdes modØrØsdans leur adversitØ auxJuifs. En 1886, lorsque le congr›sdeconstitution de l’Alliance anti-israØlite universelle alieu à Bucarest et Édouard Drumontest Ølu son prØ- sident,51 le porte-parole du parti conservateur,lejournal Epoca,tient à expliquer dans son Øditorial que les participants au congr›ssesonttrompØsenfaisantdela ‘question juive’ une affaire de religion.52 “Notre religion n’est pas du tout menacØepar le Juifs ”, peut-onylire, alors que cet argument“fait le jeu des Juifs […] de Londres ou de Paris”qui dØfendentleurs coreligionnaires en accusantles Roumains d’intolØrance religieuse fanatique. Lavraie naturedecettequestion est nationale, poursuit l’Øditorial, et le vrai risque, c’est la perte de la nationalitØ :les Roumains, qui formentune nationpetite, sont menacØspar la “dØgØnØrescence ” nationale au contactavec les Juifs, une citation de Gobineau à l’appui pour expliquer l’expression“peuple dØgØnØrØ ”. La dØfinition identitaire roumaine obsØdØepar la diffØrence par rapportaux Juifs est Øgalementnourriepar les ambiguïtØsduvocabulaire pour dØsigner le corps collectifroumain (peuple, nation, neam). Apr›s1879, le refus de la na-

49 TrencsØnyi, Historyand Character (voir note 48). 50 Un seul exemple, parmi tantd’autres, Basilescu, Studii sociale (voir note 40), p. 145–146. 51 Volovici, Nationalist Ideology(voir note 8), p. 18. 52 Epoca, le 29 aoßt1886.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 Judéophobie et antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre 219 turalisation des Juifs –mÞme dans le cas d’intellectuels reconnus, nØsetØduquØs en Roumanie (“ nos juifs”autochtones), comme Laza˘rS‚a˘ineanu, folkloriste et linguistedelalangue roumaine–partdelaconviction de l’impossibilitØ de l’assimilation. Ce refus estfait sur la base du neam,mot qui renvoie à peuple- ethnie dansson unitØ culturelle, chrØtienne et historique.53 La tergiversation bureaucratique de sa naturalisation aeuungrand Øcho.54 S‚a˘ineanu est dØcrit comme diffØrentpar sa nature et donc incompatible avec le neam et sa spiri- tualitØ,uncheval de Troie pour nuire à la nationalitØ roumaine.Son Ørudition en philologie roumaine devientparadoxalementson talon d’Achille :les parle- mentaires estimentqu’un Juif ne peut passaisir le fond de la langue, la cultureetla spiritualitØ roumaines et donc il ne peut pas “sentir”avec le neam au sein duquel il aspire entrer parlanaturalisation. L’affaire S‚a˘ineanu met en lumi›re le fait que sa non-appartenanceauneam renvoie àune diffØrencespØcifique insurmontable, le Juif Øtantdecefait un ØlØment“nocif ”(moralement) et “dangereux ”(so- cialementetpolitiquement) au sein de la nation-ethnie roumaine. La judØitØ est encore plus subversive dans le cas d’un intellectuel reconnupubliquement, censØ Þtreunexemple pourses contemporains. L’expressionqui continue de revenir sans cesse depuis 1866 dans les discours de l’intelligentsia et des parlementaires –selon laquelle les Juifs risquentde former “unÉtat dans l’État”ou une “nation dans la nation ”–n’illustre pas simplementl’angoisse identitaire collective.Elle fait Øcho à la conviction que les Juifs sont une communautØ religieuse qui forme une nation exclusivequi veut subjuguer les Roumains ;55 et que, par consØquent, ils sontincapables de s’in- tØgrer dans la communautØ homog›ne des Roumains, puisqu’ils constitueraient des ØlØments non fiables au sein de la nation autochtone chrØtienne. Il estvrai, l’orthodoxisme politique est le trait caractØristique des annØes 1920–1930 lorsque le mot neam englobe à la fois la nation-ethnie chrØtienne orthodoxeetlarace au sens biologique.56 Alafin du XIXe si›cle, le sens de neam

53 “UnØtranger par rapport à l’essencedenotre peuple–ethnie ”(“un stra˘in de fiint‚aneamului nostru ”) est une expression qui apparaîtsouvent à l’Øpoque. 54 Luca Vornea, Laza˘rS‚a˘ineanu. Schit‚a˘ biografica˘ urmata˘ de obibliografie critica˘,Bucarest 1928 ;George Voicu, Radiografia unei expatrieriCazul Laza˘rS‚a˘ineanu, dans :Caietele In- stitutului Nat‚ionalpentruStudiereaHolocaustului din România “Elie Wiesel ”1/3 (2008), p. 7–83. 55 Voir aussi Heinen,Legiunea (voir note 44), p. 68–69. 56 Ces aspects ontbØnØficiØ d’amples Øtudes :Volovici, NationalistIdeology(voir note 8), p. 45–180 ;Mihai Chioveanu, Sacralizing the Nation. The Political Messianism of the Legion “Archangel Michael ”, dans :Traian Sandu(dir.), Vers un profil convergentdes fascismes ? ‘Nouveauconsensus ’etreligionpolitique en Europecentrale (Cahiers de la nouvelle Europe, 11), Paris2010, p. 83–94 ;Mihai Chioveanu, Political Cultureand IdeologyinInterwar Romania, dans :Alexandru Zub/AdrianCioflânca˘ (dir.), Political Cultureand Cultural Po- litics in ModernRomania, Ias‚i2005, p. 195–210;ConstantinIordachi,Charisma, Politics and

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 220 Silvia Marton inclut la race comprisecomme communautØ culturelle nationaleetcomme identitØethnique des Roumains. C’est le philosophe Vasile Conta (1845–1882) qui est communØmentconsidØrØcomme le crØateurde cet antisØmitismeidØologique en Roumanie :une nationalitØ est, d’apr›slui, une unitØ de race et de religion qui formentlabase de l’existence Øtatique et de la nation homog›ne.57 Cependant, on asoulignØ d’une mani›re convaincante que mÞme dans les Øcrits d’AlexandruC. Cuza et Nicolae C. Paulescu d’avant 1919, les deux thØoriciens de l’antisØmitisme roumain, la race aunrôle secondairepar rapport à la diffØrencereligieuse et ethnique.58 Apr›s1878, l’angoisse de l’intelligentsia sur la dØgØnØrescence et la dØperdi- tionde la nationroumaine(comprisesurtoutcomme neam),infligØes par les Juifs et par les Øtrangers, prend une nouvelle ampleur dans le discoursidentitaire.D›s les annØes 1860, Bogdan Petriceicu Has‚deu est l’une des premi›resvoix d’autoritØ à articuler cette peur.Ilprofesse que le dØveloppement Øconomique et national des Roumains ne sera pas possible tantque les Øtrangers et surtoutles Juifs ne disparaissentpas de larges secteurs Øconomiques et sociaux qu’ils contrôlent, et il interpr›te toute l’histoire des Roumainscomme une histoire des luttes contreles Øtrangers,59 selon une grille de lecture ethnicisante. En 1902, dans un article profession de foi, il s’auto-dØfinit comme un antisØmite depuis toujours, c’est-à- dire quelqu’un qui accepte les Juifs s’ils sont“roumanisables ”(“românizabi- li ”) et les Ølites, mais non les Juifs “bigots ”oules ØmigrØsrØcents qui doivent rester à perpØtuitØ des Øtrangers.60 Pour , po›te reconnuqui met ses idØes nationalistescon- servatrices au service du journalisme militant,61 l’antisØmitisme asasource dans la mÞme logique de prØservation ethno-nationale. Son souhait le plus ardentest de sauver la vraie nation exploitØeethumiliØepar les Øtrangers et surtout par les Juifs, les Øtrangers de l’intØrieur qu’il voit comme les plus nuisibles. Il utilise le terme Juif comme un dØnominateur collectifpour une catØgorie mØprisØeet comme le contraire absolu de ce qu’il admireleplus, la roumanitØ chrØtienne. Si les libØraux nationalistes des annØes 1860–1870 parlentaunom du corps

Violence. The Legion of the “ Archangel Michael ” in Inter–war Romania (Trondheim Studies on East European Cultures & Societies), Trondheim 2004. 57 Volovici, NationalistIdeology(voir note 8), p. 14–15 ;TrencsØnyi, Historyand Character (voir note 48), §42. 58 Heinen, Legiunea (voir note 44), p. 59–86.Cuza et Paulescu dØvelopperont la dimension religieuse de leur antisØmitisme surtout dans les annØes 1920 ;Volovici, NationalistIdeology (voir note 8), p. 22–30. 59 Bogdan Petriceicu Has‚deu, Opere. IV.Publicistica politica˘.1858–1904 (Colect‚ia “Opere fundamentale ”), Bucarest2007, p. 210–242, 1438–1444. 60 Hasdeu, Publicistica politica˘ (voir note 59), p. 1574–1580. 61 Au profit du Particonservateur.Comme journaliste, Eminescu (1850–1889) a ØtØ plus po- pulaire pendantsapostØrioritØ immØdiate que pendantsavie.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 Judéophobie et antisémitisme en Roumanie avant la Grande Guerre 221 collectifnational lorsqu’ils dØcriventlamenace juivecomme “dØnationalisa- tion ”, l’intelligentsia de l’apr›s1878 parle de la dissolution des structures so- ciales traditionnelles (“ vraies ”) dans leur combat contreles Juifs. On ne peut qu’Þtred’accordavec l’affirmation selon laquelle la reformulation –due surtout à B. P. Has‚deu et à M. Eminescu –delaplace de l’ethnos dansl’histoire roumaine a ØtØ cruciale dans le processus de transformation, voirede destructiondu discours politique libØral avec ses racines quarante-huitardes.62 Autrementdit, l’apr›s- 1878 consacrelaprimautØ de la cultureetdel’authenticitØ ethnique dansla comprØhensiondulien politique, au dØtrimentdusocial et du politique pro- prement-dit. Lacultureest le seul ØlØmentqui reste de l’hØritage quarante-huitard lorsque le militantisme culturel, social et politique allait de pair.63 Le mØpris religieux, social et Øconomique de longue durØecontreles Juifs se retrouveauservice de la recherche identitaire obsessive, de la consolidation Øtatique et de la surviedelanation assaillie à la fois par les Juifs et par les grandes puissances europØennes. L’impossibilitØ pourles Juifs de s’assimiler auxau- tochtones, la puretØ raciale et les thØories conspirationnistes entrentdorØnavant dans la rØflexion des intellectuels sur la naturedes Roumains et sur le monde rural vu comme le dØpositairedelavraie tradition, le fond commun des courants agrariens-conservateurs nationalistes qui apparaissent à la fin du XIXe si›cle (et qui s’Øpanouissentdans des mouvements d’extrÞme droiteapr›slaGrande Guerre).64 Le mouvementculturel autour de la revue Sa˘ma˘na˘torul (LeSemeur,fondØeen 1901) est le plus dynamique. C’est Nicolae Iorga son grand animateur et qui formule sa doctrine.65 Il fonde la revue nationaliste la plus longØvive,66 Neamul Românesc,en1906, qui sympathise avec la Revue de l’Action FranÅaise. Son ami A. C. Cuza est l’un de ses premiers collaborateurs.Ils crØentensemble le Parti nationaliste-dØmocrate en 1910, apr›sleur premi›re collaboration pour con- stituer l’Alliance antisØmite universelle en 1895. Le parti continue les idØes formulØes autour de Sa˘ma˘na˘torul,ilcultivelaxØnophobie et l’exaltation de la

62 TrencsØnyi, Historyand Character (voir note 48), §46. Avec des rØpercussions sur la tension insurmontable entreladØmocratie et le nationalismependantles annØes 1920–1930. 63 C’est ce que sugg›re Victor Neumann, Istoria evreilor din România. Studii documentare s‚i teoretice, Timis‚oara 1996, p. 161–168. 64 Sur le rôle des idØes de B. P. Has‚deu, M. Eminescu, N. Iorga et A. C. Cuza dans le dØvelop- pementdel’extrÞme droite roumainedel’apr›s1919, Heinen, Legiunea (voir note 44), p. 87–116 ;EugenWeber, România, dans :HansRogger/Eugen Weber(dir.), Dreapta euro- peana˘.Profil istoric, Bucarest1995, p. 390 ;Volovici, Nationalist Ideology(voir note 8), p. 41–60. 65 , Sa˘ma˘na˘torismul, Bucarest 31998 [1970].Pour l’activitØ de Iorga, voir ses mØ- moires Oviat‚a˘ de om. As‚acum afost, Bucarest 1934, vol. II, p. 120–140. 66 PubliØejusqu’en 1940.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 222 Silvia Marton nationroumaine chrØtienne et de ses paysans, et il est ouvertementantisØmite.67 Il s’adresse surtout auxintellectuels, à la jeunesse Øtudiante et à la petite bour- geoisie, dontnotammentles instituteurs et les prÞtres des villages, et il dØfend le droit de vote universel masculin. Cuza et Iorga sonttousles deux professeurs à l’universitØ et ils utilisentleur chairepourpropager leurs idØes, toutenØtant Øgalementdes publicistesactifs et dØputØs. Iorga et Cuza vont le plus loin dans la rØflexion sur le neam et son opposition insurmontable auxJuifs. Ils dØfinissentl’État national comme propriØtØ de la race-ethnie roumaine. Comme l’État appartientorganiquement au neam rou- main, il ne peut reprØsenter que le neam, et non les Juifs. C’est une vision à la fois organique et patrimoniale sur l’État national crØØ par les Roumains et en rapport exclusif avec les Roumains qui doivent seuls possØder leur Étatetleur territoire.68 Dans une telle logique, l’intØgration et mÞme l’assimilation des Juifs sont im- possibles. La seule solution est de les isoler de tousles secteurs de la sociØtØ. On voit que le dØploiement des arguments antisØmites apr›s1878 rel›gue à un niveaumodØrØ l’argumentairedes libØraux de 1866 lorsqu’ils exprimaientleur protectionnisme Øconomique et leur xØnophobie pour affirmer les capacitØs rØgaliennes de l’État. Le nationalismeofficiel int›gredØsormais l’antisØmitisme. Il permet aux Ølites de prØsenter leur visionsur la cohØsion et sur l’identitØ nationales chrØtienne. Lorsque N. Iorga ou le mouvementSa˘ma˘na˘torulprÞchent la xØnophobie, l’antisØmitisme et l’idØalisation du passØ,sous la banni›re de la renaissance morale, pour rØpondreaux malaises sociaux, les politiques sociales ou Øconomiques concr›tes sontrelØguØes au second plan, voireignorØes. Par ailleurs, 1866 à 1919 il estimpossible de faire de la mobilisation politique sur la base d’un programme exclusivementantisØmite, puisquel’antisØmitisme est implicitedansles politiques de deux grands partis, LibØral et Conservateur.69 Lorsque les progressistes essaientd’expliquer les tensions entreles Juifs et les Roumains, ils reprennentles idØes principales des libØraux d’avant1878 dansleur lutte contrelevagabondage. Ils essaientenvaindesØparerl’antisØmitisme (qu’ils dØfinissentcomme le mØpris directe et religieux contreles Juifs) et le nationa- lisme (dont les caractØristiques seraientleprotectionnisme Øconomique et la xØnophobie), à une Øpoque oœ les nationalistes antisØmites roumains sontdØjà familiers des idØes de Drumont. Ce discours progressistereste marginal et il joue sur l’antisØmitisme Øconomique et social (et donc il se prØsente comme non religieux). C’est le cas du courantagrarien progressiste autour de la revue Viat‚a

67 Pour le programme du parti et pour l’activitØ politique de Iorga, RaduIoanid, Nicolae Iorga and Fascism, dans :Journal of ContemporaryHistory, 27/3 (1992), p. 467–492. 68 Voir notammentNicolae Iorga, Problema evreiasca˘ la Camera˘.Ointerpelare, cu ointro- duceredeA.C.Cuza s‚inote desprevechimea evreilor înt‚ara˘,Va˘lenii de Munte1910. 69 Volovici, Nationalist Ideology(voir note 8), p. 18.

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Româneasca˘ (LaVie Roumaine), fondØ en 1906 par ConstantinStere.70 La revue salue la baisse de la population juive “parasite ”par l’Ømigration et la baisse de la natalitØ,comme rØsultatdelabonne “politique d’autodØfense Øconomique ” menØepar le gouvernementdirigØ parles libØraux de 1879 à 1888, pour Øviter “l’invasion Øconomique ”.71 George Panu fait, lui aussi, figuredemodØrØ et il se prØsente comme un antisØmite “sage ”lorsqu’il accuse les “vrais ”antisØmites roumains d’Þtrenon- scientifiques, fanatiques et esclaves des superstitions et de la haine.72 Panu re- prend la distinction entreles Juifs autochtones et les Juifs immigrØsrØcemment, mais il dØfend leur naturalisation individuelle. Il fait figure de progressiste lorsqu’il recommande l’assimilation des Juifs (surtoutpar l’Øducation). Ils par- ticiperaientainsi à la communautØ d’intØrÞts gØnØraux de tous les citoyens. La ‘question juive ’est, d’apr›slui, de nature simplement Øconomique, et non religieuse et politique :l’État devrait soutenir la bourgeoisie nationale et lutter contrelapauvretØ par de vraies mesures Øconomiques et sociales protection- nistes. AladiffØrence des “vrais ”antisØmites qui expliquentl’exploitation Øconomique par la diffØrence religieuse des Juifs par rapportaux Roumains chrØtiens, Panu et Stere disentque l’exploitationdes paysans est faite partous les Øtrangers, quelle que soit leur religion, et mÞme par des Roumains riches. La conclusion de Panu et de Stere est que le probl›me de la Roumanie est un probl›me Øconomique et social et que les Juifs ne sontpas le vrai enjeu. Alors que pour tous les nationalistes antisØmites –comme Eminescu, Iorga ou A. C. Cuza –, cette conclusion fonctionne à l’inverse :les Juifs et les Øtrangers sontles causes des probl›mesdelanation roumaine chrØtienne. Il n’est donc pasdutout Øtonnant que Stere et Panu soientlacible de prØdilection de Iorga et de Cuza. En suivantlalogique du complot total, ces derniers crienthautetfortque Stere et Panu sont vendus auxJuifs et ils accusenttoute la classe politique “traîtresse ” d’Þtrevendue auxJuifs (“ politicianismul tra˘da˘tor ”). Dans l’argumentaire de l’antisØmitismedel’apr›s-1878, le complot permanent contrelanation roumaine de l’Alliance israØlite universelle et des Juifs est dØ- noncØ d’une mani›re quasi-unanime. SontdØnoncØsles hommes politiques et les banquiersauservice de l’Alliance qui agiraientsans cessecontreles intØrÞts de la Roumanie, à l’intØrieur comme à l’extØrieur du pays. La conviction que les Roumains sontdes victimes des Øtrangers malveillants n’est pasdutout nouvelle. La nouveautØ rØside dans le caract›re systØmatique de ces accusations. On assiste à la formulation d’une vraie thØorie du complot dontlecontenu est le mÞme pour

70 Volovici, Nationalist Ideology(voir note 8), p. 35–39. 71 ViataRomâneasca˘.Revista˘ literara˘ s‚is‚tiint‚ifica˘,6,21/10, octobre 1911, p. 92–95. 72 George Panu,Chestiuni politice, Bucarest 1893. Panu (1848–1910), assez inclassable, est passØ du camp libØral à sa critique souslabanni›re du radicalisme et du progressisme, il dØfend le voteuniverseletdes idØes rØpublicaines.

Open-Access-Publikation im Sinne der CC-Lizenz BY 4.0 © 2019, V&R unipress GmbH, Göttingen ISBN Print: 9783847109778 – ISBN E-Lib: 9783737009775 224 Silvia Marton toute l’intelligentsia et la classe politique :les gouvernements occidentaux et la presse europØenne seraientacquis auxintØrÞts et au lobby Juifs, surtout de l’Alliance, cette minoritØ active ;ilest donc nØcessaire que les peuples chrØtiens se solidarisentdevantlamenace juive. La diffØrence est de degrØ,non de nature. Avant1878 on accusait dØjà explicitementcette Alliance pourexpliquer les malheurs de la nation roumaine sur la sc›ne internationale et pourdØnoncer que l’accusation de persØcution religieuse Øtait l’invention de la malveillante Alliance qui ignorait sciemmentl’histoire de la tolØrance religieuse sØculaire des Rou- mains. La xØnophobie de nature Øconomique et sociale continued’avoir pour cible les Juifs surtout dans les cercles progressistes. En gØnØral, il convientdedØmystifier la dimension simplement Øconomique de l’antisØmitismeroumain :l’antisØ- mitisme Øconomique n’en estpas moins de l’antisØmitisme.73 Enlever ce niveau de l’interprØtation s’av›re nØcessaire pour mieux saisir la dimension consen- suelle de l’antisØmitisme roumain et sa natureavant la Grande Guerre. L’intel- ligentsia et la classe politique sontconvaincues que les Juifs sontinassimilables auxRoumains à cause des diffØrences religieuses, culturelles et ethniques. La dØfinition des Juifs est une consØquence de la mani›re dontles Ølites roumaines voientleur communautØ nationale, comme unitØ ethno-raciale-culturelle chrØ- tienne. La nature consensuelle de l’antisØmitisme est ØgalementlaconsØquence de l’autodØfinition identitaire. Plus l’État roumain est faible dans sa capacitØ distributivedes ressources et de la justice sociale et dans ses capacitØsrØgaliennes, plus grande est l’obsessionau sujet de la formulation d’une identitØ nationalesolide. Leshommes politiques et l’intelligentsia veulentconstruiretr›srapidement à la fois l’Étatetune nation roumaine homog›ne, et les Juifs (et les autres Øtrangers) sontlàpour montrer que ni l’État, ni la nation homog›ne ne sontencore prÞts. En dØpit des quelquesvoix qui se veulentmodØrØes, le ressentimentcontreles Juifs fait partied’une mani›re quasi-organique de l’idØologie nationale qui se veut unifiante et dominante. L’Øchec des Ølites roumaines et de l’Étatest d’avoir fait le choix, selon l’expression d’Eugen Weber, de mesures nationalistes comme solution auxprobl›mes de naturesociale et d’avoir ratØ l’apprentissagedeladØmocratie pendantlaseconde moitiØ du XIXe si›cle.74 L’absence d’une vraie rØflexion sociale et le clivage profond entreles Ølitesetlagrande majoritØ paysanne de la population sontdes

73 Lucian Boia fait cette remarque à propos de M. Eminescu, pour montrer justementque les Øventuels dØrapages antisØmites des grandes figures de l’intelligentsia seraientmarginaux par rapport à l’importance de leurs œuvres, Lucian Boia, Mihai Eminescu, românul absolut. Facerea s‚idesfacereaunui mit, Bucarest2015, p. 131. 74 Weber, România (voir note 64), p. 391 ;Raluca Alexandrescu, Difficiles modernitØs. Rythmes et rØgimes conceptuels de la dØmocratie dans la pensØepolitique roumaineauXIXe si›cle, Bucarest2015, p. 221–307.

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ØlØments importants pourexpliquer la dominationdunationalismeconservateur et traditionnaliste de l’apr›s-1919,seule force capable de mobilisation popu- laire,75 mÞme si l’Ømancipation des Juifs est accomplie lØgalementen1919. L’antisØmitisme qua nationalisme de la classe politique et de l’intelligentsia refl›te Øgalementleur visionsur l’État et son rôle intØgrateur comme instrument pour gouverner de 1866 à 1919.

75 Weber, România (voir note 64).

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