MON ARRIÈRE-GRAND-PÈRE

Tous droits réservés pour tous pays. © 1977, Éditions Stock L'auteur tient à remercier ici la direction de la Maison de Marx, à Trèves pour son cordial accueil. Il tient tout particulièrement à manifes- ter sa profonde reconnaissance aux amis, diri- geants et collaborateurs scientifiques des grands instituts du marxisme-léninisme de Berlin et de Moscou de lui avoir si généreusement consacré de longues heures d'entretiens et d'échanges de vues sur le projet de cet essai. L'auteur tient enfin à remercier sa femme Christine pour sa précieuse collaboration.

Avant-propos

Un nombre considérable de livres ont été consacrés dans toutes les langues à Karl Marx et au marxisme, et ce nombre ne cesse de croître dans d'énormes proportions au fur et à mesure que de nouveaux manuscrits et lettres, découverts ces dernières années, font l'objet d'études méticuleuses par les savants et cher- cheurs des instituts du marxisme, et tout parti- culièrement des instituts du marxisme- léninisme de Moscou et de Berlin. Parmi ces innombrables ouvrages, publiés ou en cours de publication, les biographies sérieuses sont comparativement peu nom- breuses et sont surtout consacrées aux recherches, aux travaux scientifiques considé- rables de Marx et à sa prodigieuse activité poli- tique. Il apparaît ainsi comme un penseur, un homme de science, auteur du fameux Manifeste du parti communiste, fondateur de l'Association internationale des travailleurs (A.I.T.) et l'auteur du Capital. Mais l'homme, son caractère, ses pensées intimes, sa vie familiale, tout le côté humain disparaît presque complètement derrière son œuvre gigantesque. Il était certes bien normal que les bio- graphes se soient surtout intéressés d'abord et presque exclusivement à son activité écono- mique, sociale et politique, à ses recherches et découvertes scientifiques, pour lesquelles il avait sacrifié sa vie, découvertes qui ont eu et continuent à avoir un énorme retentissement et une influence considérable dans le monde, influence reconnue par tous. Dans sa récente Histoire de l'Allemagne, le très objectif historien Robert Hermann Ten- brock, professeur en République fédérale alle- mande, a écrit : « Depuis la publication du Manifeste communiste, Karl Marx et ses théories ont contribué à façonner l'histoire allemande, puis l'histoire universelle. » La vie familiale et intime de mon arrière- grand-père devait, dans ces conditions, passer au second plan. Elle le devait parce que ce n'était pas l'essentiel, parce que toute sa vie se confondait avec ce qu'il avait réalisé, et que son œuvre était la chose capitale et le centre de toutes les controverses. Par ailleurs, l'étude du personnage présen- tait un certain nombre de difficultés, parce que Marx, cet homme volontaire, fier, fermé, ayant horreur de la sensiblerie et des effusions, avait une pudeur extrême à parler de sa vie privée, de ses sentiments intimes. Pour lui, le but qu'il voulait atteindre seul comptait. Il a ainsi contribué en quelque sorte à placer un écran entre lui-même et son œuvre. Pour tenter de faire un portrait de Marx, il était nécessaire de compiler une masse énorme de documents et d'avoir accès à sa très volumi- neuse correspondance, qui n'a pas encore été totalement publiée. Une étude scientifique, profonde et définitive de Marx ne pourra voir le jour que lorsque les instituts de marxisme- léninisme de Berlin et de Moscou auront ter- miné l'édition des Œuvres complètes et de la totalité de la correspondance, édition en cours et qui ne comprendra pas moins de cent volumes. , elle-même, qui avait vécu à Londres près de son père, écrivait en 1896 à Karl Kautsky pour lui faire part de son désar- roi (« I only despair when I think of the task... ») d'écrire une vie de Karl Marx, « intellectually many-sided ». Ce n'est donc pas sans hésitation que j'ai accepté de rédiger ce modeste essai après avoir relu les meilleures biographies, une volumi- neuse correspondance, des documents dans les instituts de Moscou et de Berlin, en y ajoutant les lettres et souvenirs de famille. Et notam- ment ce que m'avait raconté mon père, , le petit-fils aîné de Marx, ce jeune « Johnny » qui avait été à Londres l'enfant gâté de son grand-père. Je me suis efforcé de dépeindre mon aïeul en le replaçant dans le milieu et l'époque où il est né, a grandi et s'est confronté avec la réa- lité de ce monde en pleine évolution, né du gigantesque bouleversement de la Révolution française et dont l'économie se transformait rapidement par la naissance, en Allemagne, le développement, en France, et l'essor considé- rable, en Angleterre, de l'industrie, et, par voie de conséquence, parallèlement, la formation d'un prolétariat et la diffusion des idées socia- listes. Tout en m'efforçant d'axer cette brève étude sur l'homme et non le théoricien, il était indispensable de s'étendre quelque peu sur la formation de son caractère, les orientations politiques et sociales résultant de l'atmosphère dans laquelle il a grandi. Il a été, en effet, encore jeune lycéen, le témoin attentif des manifestations libérales qui agitaient la petite ville de Trêves, l'une des rares villes d'Alle- magne où se manifestait une opinion publique, manifestations auxquelles son père et son directeur de lycée avaient été étroitement mêlés, et par ce fait même considérés comme suspects par les autorités prussiennes. Ces événements ont indiscutablement frappé le jeune Marx, à la vive intelligence, au sens critique acéré, et séduit son esprit comba- tif. Ils ont certes contribué à favoriser l'évolu- tion libérale de ce fils de notable. Et ce ne sera pas par hasard que les clubs auxquels il adhérera à Bonn et à Berlin étaient les clubs progressistes. Cependant, il serait complètement erroné d'en conclure que, sans ces circonstances favo- rables, Marx n'aurait pu devenir le théoricien du socialisme scientifique, le fondateur et l'animateur de l'Internationale. Rien ne serait plus faux. La pénible expérience d'Engels, au sein d'une famille réactionnaire et piétiste, et sa lutte intérieure en sont la confirmation.

Première partie

La jeunesse de Marx

1 Trèves, carrefour international

Son histoire. L'enfance de Karl Marx.

Karl Marx est né en Rhénanie, sur les bords de la Moselle, à Trêves, une des rares villes d'Allemagne qui affichait à l'époque ouverte- ment ses opinions libérales, souvenirs peut- être de son glorieux passé. L'histoire nous apprend en effet que les représentants de Trèves jouèrent un rôle important auprès de Jules César, proconsul des Gaules, et que cette ville de la Moselle romaine se développa pour devenir au V siècle Augusta Treverorum, c'est- à-dire ville impériale. Elle fut le centre de l'ad- ministration romaine de l'Occident, qui com- prenait alors la Gaule, la Grande-Bretagne et l'Espagne. Trèves était un foyer de civilisation et de cul- ture. De nombreux monuments historiques, le palais impérial, les bains romains et la fameuse Porta nigra attestent encore la splen- deur de l'époque romaine. La ville fut de tout temps un carrefour international. En 1332, l'ambassade de l'évêque de Lincoln — restée célèbre — est un exemple des rapprochements anglo-rhénans. Plus tard, au XIV siècle, l'ar- chevêque de Trèves était également archi- chancelier des Gaules, et, en 1632, le cardi- nal de Richelieu prit le titre de prévôt de Trêves. Mais c'est la Révolution française qui va marquer profondément toute cette région du Rhin et de la Moselle. En 1795, la Rhénanie est annexée par la France et va le rester pendant vingt ans. Les Rhénans accueillirent avec cha- leur les principes et les lois révolutionnaires qui abolissaient la division entre nobles, bour- geois et paysans. Ils sont devenus tous égaux sur le plan politique, juridique et fiscal. La vente des biens de la noblesse et du clergé enri- chit la bourgeoisie, qui devient progressive- ment la classe, sinon dirigeante, mais aspirant de plus en plus à l'être. Les bourgeois rhénans sont donc très atta- chés à la France qui, par l'introduction de son Code civil, protège leurs nouveaux privilèges. Cette influence française contribue largement à former dans les milieux intellectuels un cou- rant libéral et démocratique qui cherche à exprimer les aspirations d'une jeune bour- geoisie avide — après le démantèlement du car- can féodal par la France — de conquérir la plus grande liberté et l'égalité politique. Les idées de Saint-Simon et de Fourier com- mencent à se répandre, à influencer les jeunes professeurs, docteurs, poètes et journalistes. Et à Trèves même, un fonctionnaire de la ville, Ludwig Gall, publie en 1825 (Marx a sept ans) une brochure inspirée de Fourier. C'est donc dans cette Allemagne divisée, désunie, très en retard économiquement sur la France et l'Angleterre, mais secouée par les principes de la Grande Révolution française et bouillonnante d'idées, au moment où la Sainte- Alliance avec le tsar et Metternich s'efforce d'abolir les libertés acquises, c'est-à-dire en pleine lutte entre libéraux et réactionnaires, que naît Karl Marx, le 5 mai 1818, dans cette charmante ville de Trèves que Goethe décrit ainsi dans sa Campagne de France : « La ville a un caractère singulier. Elle prétend posséder plus d'édifices ecclésiastiques que toute autre ville de même étendue, et cette gloire ne peut lui être contestée, car au-dedans des murs elle est remplie, obstruée d'églises, de chapelles, de cloîtres, de couvents, de maisons de cheva- liers et de moines ; au-dehors elle est bloquée, assiégée d'abbayes, de monastères, de char- treuses. C'est le signe d'une vaste juridiction ecclésiastique exercée autrefois par l'arche- vêque, car son diocèse s'étendait sur Metz, Toul et Verdun. »

La famille Marx.

Son père, Heinrich Marx, né à Sarrelouis en 1782, descendait d'une longue lignée de rab- bins et savants, et l'un de ses ancêtres avait été recteur de l'université de Padoue. Il avait eu une jeunesse difficile, ayant rompu très tôt avec son père en se détachant de la religion paternelle pour échapper à l'influence étroite, déprimante, étouffante de l'orthodoxie juive, ce qui révélait une grande force de caractère. Il devait ultérieurement se convertir au protes- tantisme, imitant l'exemple du grand poète Henri Heine qui qualifiait sa conversion de «billet d'entrée dans la civilisation euro- péenne ». Après de fortes études en français au lycée et à la faculté, il s'était inscrit au barreau de Trèves dont il devait devenir le bâtonnier. Esprit cultivé, il était, comme le rappellera plus tard Edgar von Westphalen, « un vrai Français du XVIII siècle, sachant par cœur son Voltaire et son Rousseau ». A sa mort, l'inven- taire de sa bibliothèque révélait qu'il possédait de nombreux ouvrages de droit et de littérature française, et notamment le répertoire du théâtre français en trente-huit volumes. Comme l'élite de Trêves, il était membre de la société littéraire du « Casino », club des libé- raux fondé sous le régime français. Heinrich Marx jouissait de la considération générale. Le président de la Cour suprême prussienne, von Sethe, pouvait écrire à son sujet en 1816 dans une note adressée au ministre de la Justice à Berlin : « Heinrich Marx est un homme d'une grande culture, très consciencieux et profondément honnête. » En 1814, Heinrich Marx avait épousé une Hollandaise, Henriette Presburg, dont l'un des ancêtres était un professeur célèbre de l'uni- versité de Pavie. Le jeune couple était installé dans une belle maison de style baroque de la Brückergasse, au n° 664, aujourd'hui n° 10, Brückenstrasse, maison natale de Karl Marx. Elle est maintenant un musée et un centre d'études marxistes de la fondation Friedrich- Ebert. En octobre 1819, les Marx, après la nais- sance des trois premiers enfants : Maurice- David, Sophie et Karl, se rendent acquéreurs d'une charmante maison, 1070, Simeonstrasse (aujourd'hui n° 8), à côté de la célèbre Porta nigra romaine, et, ultérieurement, achèteront, comme beaucoup de bourgeois de la ville, quelques vignobles à sept kilomètres, à Mer- tesdorf, dont les collines sont encore aujour- d'hui couvertes de vignes, impeccablement soignées, qui donnent un vin très fruité. Au fil des années, la famille s'agrandit; nais- sent successivement Hermann, Henriette, Louise, Émilie, Caroline, Édouard. Malgré ces charges, les Marx vivent dans l'aisance. Après la mort précoce de Maurice-David, Karl devient l'aîné des garçons. Il n'en est que choyé davantage par ses sœurs, ses parents et tout particulièrement par son père. C'est donc au sein d'une famille unie, aisée, dans un milieu cultivé, que Karl passe une enfance très heureuse d'enfant gâté, déjà admiré et craint par ses sœurs et ses cama- rades de jeux. Nous savons par ses sœurs, et surtout par l'aînée, Sophie, qu' « il était un garçon vigoureux, à l'esprit très vif, turbulent et tyrannique à leur égard, mais qu'elles étaient toujours indulgentes, parce qu'il était un merveilleux organisateur de jeux; qu'ils dévalaient ensembles les pentes de la colline Markusberg, aux portes mêmes de Trèves, avec leurs camarades ; qu'il s'amusait aussi à fabriquer maladroitement de peu appétissants, gâteaux qu'il obligeait ses sœurs à manger et qu'elles s'exécutaient volontiers parce que Karl les récompensait en leur racontant de merveilleuses histoires ». Ces détails révèlent déjà sa vitalité, son tem- pérament impétueux et l'imagination créatrice de ce caractère volontaire qu'il gardera toute sa vie.

Le lycée Friedrich-Wilhelm à Trèves Johann Ludwig von Westphalen.

En 1830, l'année de la Révolution en France, à l'âge de douze ans, Karl entrait au lycée Friedrich-Wilhelm, qui avait une tradition libé- rale, introduite par le dernier prince-électeur Clémens Wenceslas, bien avant l'annexion française. Une tradition encore accentuée par son directeur, le professeur J. H. Wyttenbach, historien et philosophe, disciple de Kant, et qui, jeune, avait eu des entretiens avec Goethe, qui le note dans sa Campagne de France. Très cultivé, Wyttenbach avait été l'un des fondateurs du club libéral du « Casino » dont Heinrich Marx était un membre influent. Plu- sieurs excellents professeurs dont Karl devait suivre les cours étaient également membres de ce club. Ainsi, Karl allait retrouver au lycée cette ambiance libérale et éclairée qui était celle de sa famille et des amis de son père. Il y avait là une continuité harmonieuse qui devait favoriser sans heurts le développement et l'évolution du jeune Marx. Sur les bancs du lycée, il retrouve son cama- rade de jeux, Edgar von Westphalen, frère de la belle Jenny, qui devait ultérieurement deve- nir sa femme. Le père de Jenny et d'Edgar, Johann Ludwig von Westphalen, était conseiller du gouverne- ment à Trèves et ami de Heinrich Marx. Com- ment ces deux hommes de classes et d'origines différentes s'étaient-ils liés d'amitié ? L'expli- cation trop souvent donnée me paraît erronée. La plupart des auteurs — qui n'ont sans doute pas séjourné à Trèves — ont écrit : « Les mai- sons des parents étaient voisines, les enfants jouaient ensemble et, naturellement, les parents ont fait connaissance. » L'erreur vient probablement d'un rapprochement entre deux maisons situées respectivement au 664 et au 663, Brückergasse. En 1819, les Marx quittent le 664, la maison natale de Karl. Or, c'est seu- lement vers 1846-1851 que la veuve de Ludwig von Westphalen et son fils Edgar viennent habiter le 663, c'est-à-dire bien après le mariage de Karl et Jenny et leur départ d'Alle- magne. La réalité semble être tout autre. Les deux hommes s'étaient rencontrés d'abord sur le terrain professionnel. Le conseiller avait dans ses nombreuses attributions la supervision des prisons, et c'est ainsi que le bâtonnier était entré en relations avec le conseiller. Une sym- pathie et une estime réciproques avaient rap- proché les deux hommes cultivés, et l'identité de leurs convictions libérales avait renforcé leurs liens amicaux. Les enfants, naturelle- ment, jouaient ensemble. Westphalen n'avait pas tardé à s'intéresser à l'esprit vif, curieux et enjoué du jeune Marx, avide d'apprendre et auditeur attentif. Il s'était pris d'affection pour lui, et Karl le vénérait comme un second père. C'est pourquoi, très tôt, il emmène son jeune compagnon dans de longues marches à travers les collines avoisi- nantes, lui récitant des chants d'Homère et de longues tirades de Shakespeare. L'impression qu'elles produisent est si forte que Marx gar- dera toute sa vie un véritable culte pour ce grand poète et dramaturge anglais. Johann Ludwig von Westphalen a encore une autre influence que Marx aimera à rappe- ler plus tard. Il lui fait découvrir Saint-Simon et le saint-simonisme. Quel était donc cet atti- rant conseiller dont la femme pouvait dire, dans une lettre de 1826 à son cousin l'éditeur Friedrich Perthes, que « le destin lui a accordé un mari d'une grandeur d'âme et d'un esprit dont bien peu sont doués » ? Il était le fils de Christian Philipp von West- phalen, conseiller privé et chef d'état-major du duc Ferdinand de Brunswick, un des meilleurs généraux de Frédéric le Grand pendant la guerre de Sept Ans. Le célèbre Bernardi, dans ses études sur les campagnes du Grand Frédé- ric, considère Philipp von Westphalen comme « le génie conducteur du quartier général ». Sa mère, Jeanie Wishart of Pittarow, était une descendante de la famille des comtes, puis ducs d'Argyle, qui a joué un rôle si important dans l'histoire écossaise et dont un descendant est cousin de la famille royale d'Angleterre. Très cultivé, Ludwig von Westphalen parlait l'anglais comme l'allemand sans le moindre accent. Il lisait parfaitement le grec, le latin, le français, l'italien et l'espagnol. Sa première femme, Elisabeth von Veltheim, qui lui avait donné quatre enfants : Ferdinand, Louise, Carl et Anna, était morte jeune. Les enfants devaient être élevés par les parents de la défunte, et Ludwig von Westphalen n'eut aucune influence sur leur formation. Il avait épousé en secondes noces, en 1812, Caroline Heubel, cousine du grand libraire-éditeur et patriote Friedrich Perthes. Il est alors sous- préfet à Salzwedel, dans l'Altmark, en Prusse. En 1816, il est nommé haut fonctionnaire prus- sien à Trêves. Il s'installe dans une grande et belle maison, 389, Neugasse, non loin du lycée Friedrich-Wilhelm. Ce voisinage permettra ultérieurement à Karl Marx de très fréquentes visites, après les classes, à son vieil ami von Westphalen.

L'esprit frondeur des Trévois. Influence sur Karl Marx.

Tout, pendant cette période, à l'âge où l'on est particulièrement réceptif, où l'esprit est manifestations extérieures et de se mettre au premier plan. Marx écrivait souvent à Jenny en l'appelant « sa chère Don Quichotte », et Clemenceau compare Charles Longuet au héros de Cervan- tès et ajoute « écrivain de grande allure [...]. La seule règle de vie qu'on lui connût jamais fut un désintéressement absolu. » Ainsi Jenny va retrouver dans son mari un homme avec lequel elle a beaucoup d'affinités, un homme qui a parcouru un chemin quelque peu semblable à celui de Marx. Bien sûr, il n'est absolument pas question de comparer, de mettre en parallèle le militant intègre — quels que soient ses mérites — avec le grand penseur. Qu'il me soit permis de souligner cependant ces similitudes. Charles Longuet est, comme lui, fils de notables. Comme lui, il s'élève contre l'autocratie rétrograde. Comme lui, il est attiré irrésistiblement par les questions sociales. Comme lui, il est, encore étudiant, l'un des animateurs d'un groupe d'intellec- tuels, et leur centre est un café, la brasserie Glaser. Comme lui, il fonde des journaux parmi les plus avancés. Comme lui, il fait la dure expérience d'une révolution — et d'une répression combien sanglante ! — et doit vivre en exil. Enfin, comme lui, il va vivre modeste- ment de sa plume, élevant quatre enfants avec tendresse — « un père si paternel », écrit Engels —, consacrant ses forces et ses modestes ressources à la cause du socialisme international. Oxford. King's College of London. Edgar Qui- net. Victor Hugo.

Mes grands-parents ouvrent un cours de français à Oxford. Jenny écrit au Dr Kugel- mann quelque temps après : « Nous avons quitté Oxford. Les savants dandys qui avaient pris des leçons pendant ce trimestre d'été ont été sans doute tellement choqués de voir le nom de Longuet parmi ceux des délégués au congrès international qu'ils ont décidé de ne plus avoir affaire à leur ancien professeur. » Fort heureusement, un concours vient de s'ouvrir pour une chaire de littérature fran- çaise au King's College de Londres, établisse- ment de la plus haute aristocratie anglaise, administré par Gladstone, Beaconsfield et lord Derby. Charles Longuet, grâce à sa culture, est reçu premier sur 150 candidats. Il avait été en outre recommandé, pour ses qualités morales et intellectuelles, par Victor Hugo et Edgar Qui- net. Il va professer jusqu'à son retour en France, tout en assurant la correspondance de Londres du journal de Clemenceau La Justice sous le pseudonyme de Charles La Rive. 5 Les dix dernières années

Le congrès de La Haye. Les éditions étrangères du Capital. Charles Darwin et Herbert Spencer. Voyages à Karlsbad.

Les années qui s'écoulent à partir de 1872 apportent à Marx de grandes satisfactions, mais aussi bien des peines. Engels, son alter ego, retiré des affaires, habite à deux pas de chez lui. La famille, augmentée des gendres, est réunie à Londres au grand complet. Elle ne tardera pas à être bientôt égayée par de petits enfants. Le Capital, traduit en russe par Lopatine et Danielson, est édité à Moscou à 3 000 exem- plaires. L'édition française avance rapide- ment. Les organisations socialistes ouvrières se développent. L'atmosphère chaleureuse et stimulante de Maitland Park est admirablement dépeinte par mon grand-père Charles Longuet dans sa pré- face de La Guerre civile en France (qu'il tradui- sit en français) : « ... Dans ce temple du matérialisme histo- rique, on vécut toujours la vie la plus généreu- sement idéaliste, la seule qui vaille la peine d'être vécue. Les proscrits de toutes les causes populaires y étaient accueillis à bras ouverts. Sans conditions ni réserves doctrinales, sans le moindre esprit de secte, on leur prodiguait les marques de la plus cordiale hospitalité. Là les absents n'avaient pas tort, ni les indépendants non plus. On ne craignait pas d'y honorer le noble aventurier de l'indépendance italienne [Garibaldi]. Même l'héroïsme perdu d'un Gus- tave Flourens, en Crète ou à Belleville, n'y était raillé qu'avec attendrissement, et des mains délicates y fleurissaient sans cesse l'image idéalisée du romanesque chevalier de la Manche. » Les nombreux hommages rendus au fonda- teur du socialisme scientifique sont pour Karl et Jenny la plus belle récompense pour leurs immenses sacrifices. Ils vont leur donner plus de force morale pour résister au cours de ces années assombries par les deuils. La perte — en bas âge — des trois enfants des Lafargue avait affecté Marx et Jenny. La disparition à l'âge d'un an de mon oncle Charles, le premier-né des Longuet, les inquiète et les tourmente. Ce sont sans doute les raisons pour lesquelles la naissance de mon père, Jean, a été entourée de soins si attentifs et si émouvants qu'ils ont frappé les visiteurs, et que Marx en particulier ne résistera à aucune exigence, même la plus extravagante, de son petit-fils Johnny. Bientôt la santé de Marx décline, consé- quence des prodigieux efforts qu'il a encore fournis — après tant d'années de luttes et de privations — depuis la fondation de l'A.I.T., en 1864, jusqu'au lendemain du congrès de La Haye, en septembre 1872. Son activité se ralentit. Il ne reste cependant pas inactif. Entre chaque arrêt que lui impose impérieusement la maladie ou que le médecin lui dicte, il reprend le collier, se remet au tra- vail. Il lit beaucoup : Sainte-Beuve, Chateau- briand, entre autres; étudie même la vieille langue frisonne ; correspond avec le philo- sophe Herbert Spencer et Charles Darwin, dont il apprécie particulièrement l'œuvre. Il leur adresse un exemplaire du Capital. Le grand naturaliste le remercie de son envoie : « Monsieur, je vous remercie pour l'honneur que vous m'avez fait en m'envoyant votre grand œuvre Le Capital. Je suis persuadé que nous désirons tous les deux sincèrement la dif- fusion du Savoir parce que la connaissance des choses contribuera incontestablement au bon- heur de l'homme. » Marx revoit entièrement avec un soin extrême, en la modifiant souvent, la traduction française du Capital. Il prépare la deuxième édition allemande, accumule et classe une masse de documents et des notes pour son tome II. Mais l'aggravation de sa maladie de foie l'oblige à cesser tout travail. Son médecin, le Dr Gumpert, insiste sur la nécessité absolue d'aller faire une cure dans la célèbre station thermale de Karlsbad, aujourd'hui Karlovy Vary, en Tchécoslovaquie. Marx s'incline.

Karlsbad.

Avant de partir avec Tussy, souffrante elle aussi, Marx, qui craint des difficultés avec le gouvernement autrichien, adresse au Home Office une demande de naturalisation. La réponse ne lui parviendra qu'après son départ. La demande est rejetée pour ce motif assez cocasse : « This man was not loyal to his king 1. » A Karlsbad, Marx et Tussy retrouvent le Dr Kugelmann et sa famille. Leur arrivée volontairement discrète n'attire pas tout d'abord l'attention. Mais bientôt la gazette Der Sprudel publie cet entrefilet : « Le dirigeant bien connu de l'Internationale, Marx, et le chef des nihilistes russes, le comte polonais Plater, sont arrivés pour une cure à Karlsbad. » Cette « information » déclenche une surveillance dis- crète que Marx saura déjouer pour rencontrer les ouvriers des manufactures de porcelaine. La cure — et celles qui suivront en 1875 et 1876 — s'avère très efficace. Marx retrouve ses forces et son allant et une vigueur que révèlent — par le fond et par la forme — ses fameuses Gloses sur le programme de Gotha. En août 1877, Marx, qui, en raison des nou- velles lois prussiennes, ne peut plus se rendre

1. « Cet homme n'était pas loyal envers son roi. » à Karlsbad, va faire une cure plus modeste à Bad Neuenahr. Il emmène sa femme et Tussy. A partir de 1878, son état et celui de Jenny s'aggravent. Ils souffrent l'un et l'autre coura- geusement, en silence. Jenny a cependant la grande force morale de recevoir ses invités avec affabilité. Quant à lui, il n'en continue pas moins, dominant ses douleurs, à lire, à corres- pondre, à étudier, notamment la situation financière en Russie; suit attentivement l'évo- lution socialiste dans le monde. Il apporte une large contribution à la rédaction du Programme électoral du parti des travailleurs socialistes français à la demande de Jules Guesde, venu le consulter à Londres en 1880.

L'amnistie. Retour en France des proscrits de la Commune.

Cette même année 1880 arrive ce que Marx espérait et redoutait tout à la fois. En juillet, l'amnistie en faveur des communards est votée. Le milieu des réfugiés est en pleine effervescence. Ils sont impatients de rentrer en France. Marx, certes, se félicite de cette mesure, dont il apprécie la portée politique, mais il sait bien, hélas ! qu'elle est annoncia- trice de douloureuses séparations. Lorsque Charles Longuet est sollicité par son vieil ami de venir diriger la politique étrangère de La Justice, Marx est envahi par une profonde mélancolie. Il n'envisage pas sans tristesse le départ de sa fille préférée et celle de ses petits-enfants, sa joie et son réconfort. Toujours plein de sollicitude pour les siens, il a quelques appréhensions pour leur avenir. L'abandon par Charles Longuet d'un poste stable, important, bien rémunéré, et infiniment plus sûr que celui qui lui est offert à La Justice, ne le rassure guère. Il connaît trop les aléas du journalisme militant. Et puis, n'a-t-il pas déjà de multiples soucis avec les désastreuses expé- riences de son autre gendre Paul La- fargue ?

Argenteuil.

La dispersion de cette famille unie com- mence par le retour en France de mon grand- père, impatient de revenir prendre un poste de combat dans le journalisme parisien. Son ami, celui qui lui a sauvé la vie dix ans auparavant, le Dr Dourlen, lui trouve un pavil- lon à Argenteuil où il exerce la médecine. En avril 1881, Jennychen et les enfants 1 le rejoi- gnent peu de temps avant la naissance de mon oncle Marcel. Étrange paradoxe : le pavillon est situé bou- levard Thiers, nom du massacreur des commu- nards. Et Charles Longuet, non sans humour, disait qu'il fallait demander à la municipalité de le dénommer boulevard du Crime. (Il s'ap- pelle aujourd'hui boulevard Karl-Marx.)

1. Jean (1876), Harry (1878) et Edgar (1879). Dernière joie de Jenny.

Trois mois à peine se sont écoulés depuis le départ de Jennychen et des turbulents enfants, et Maitland Park paraît bien calme et sans vie. Marx et Jenny ont hâte de revoir leur fille et de connaître le dernier-né. Fin juillet ils sont à Argenteuil chez les Lon- guet. Le séjour, malgré la santé de plus en plus déclinante de Jenny, est pour eux d'un grand réconfort. Dès leur retour, Marx l'exprime à Jennychen en ces termes : « Le plaisir d'être chez toi et les chers enfants m'a donné plus de joie que je n'aurais pu en trouver nulle part ailleurs. »

Mort de Jenny.

Mais l'automne s'annonce sous de sombres auspices. Marx est au lit avec une pneumonie grave et, dans la chambre voisine, Jenny est mourante. Elle s'éteint le 2 décembre 1881. « Le Mohr est mort aussi », dit Engels. Dimanche 4 décembre, Tussy écrit à sa sœur Jenny à Argenteuil : « Tu me manques tellement en ce moment. Je t'envoie, ma chère, une petite mèche de ses cheveux, ils sont aussi doux et beaux que ceux d'une jeune fille. Si tu avais pu voir son visage au dernier moment, l'expression de ses yeux était indescriptible. Non seulement ils étaient si clairs — limpides comme seuls les yeux d'enfants peuvent être —, mais leur douce expression lorsqu'elle nous voyait, nous recon- naissait, et cela jusqu'à la fin. Le dernier mot qu'elle adressa à papa fut " good elle ajouta quelque chose d'autre. Auparavant, elle avait déjà murmuré bien des paroles que nous n'avons pu entendre. Oh! Jenny, elle paraît si belle maintenant. Dollie, lorsqu'elle la vit, disait que son visage était complètement trans- figuré. Son front était absolument lisse — comme si quelque main légère avait effacé chaque trace de rides, et ses beaux cheveux semblaient former comme une auréole autour de sa tête. [...] « Jusqu'au tout dernier moment elle a pensé à toi et aux enfants bien plus qu'à n'importe qui d'autre, et jeudi encore elle disait ce qu'elle voulait leur envoyer pour Noël. [...] « Embrasse les chers petits pour moi et pour maman — elles les aimait tant. »

Dernier hommage à Jenny.

Marx, effondré, ne peut pas assister aux obsèques. Ses médecins le lui interdisent for- mellement. Engels, le fidèle ami, prononce les paroles d'adieu. Il rend hommage aux qualités de cœur de cette femme exceptionnelle et ter- mine : « Ce qu'une telle femme, douée d'une intelli- gence si vive et si critique, d'un tact politique si sûr, d'une énergie si passionnée, d'une si grande force dans le don d'elle-même, a fait pour le mouvement révolutionnaire, cela ne s'est jamais montré à l'avant-scène politique, n'a jamais été mentionné dans les colonnes de la presse. Ce qu'elle a fait, ceux qui ont vécu avec elle sont seuls à le savoir. [...] Je n'ai besoin de rien dire de ses qualités person- nelles. Ses amis connaissent ces qualités et ne les oublieront pas. Si jamais il fut une femme considérant comme son plus grand bonheur de rendre heureux les autres, c'est bien cette femme. »

Départ pour l'Algérie.

La perte de sa femme porte à Marx un coup terrible. Il ne s'en remettra plus. La gravité de son état persiste. Il doit quitter Londres. Quatre semaines à Ventnor (île de Wight) en compagnie de Tussy, très déprimée elle aussi, ne donnent aucun résultat. Les médecins et Engels décident de l'envoyer dans un climat chaud. L'Italie est exclue pour raison poli- tique. Restent le midi de la France et l'Algérie.

Marx à Argenteuil. Georges Clemenceau.

Avant de s'embarquer pour Alger, où Charles Longuet a un très bon ami, le juge Fermé, Marx reste une semaine à Argenteuil. Ni son séjour de deux mois sur l'autre rive de la Méditerranée, ni les semaines passées dans le Midi n'améliorent son état. Il est heureux de retourner à Argenteuil, attiré par ce milieu familial dont il a tant besoin. Auprès de sa chère Jennychen, de Johnny, des enfants, sa santé se rétablit lente- ment. La cure qu'il suit en même temps à Enghien-les-Bains y contribue sans doute. Au cours de son long séjour, sa grande joie est de marcher dans la campagne avec ses petits-enfants. Mon père a souvent évoqué en famille les longues promenades qu'il faisait sur la route de Sannois, accompagné parfois du petit Edgar, âgé de trois ans, avec ce « mer- veilleux grand-père» qui savait si bien racon- ter des histoires. Ces promenades et les déjeuners que Charles et Jennychen s'ingénient à organiser pour lui sont plus efficaces que les traitements. Il est stimulé par ces rencontres amicales avec d'anciens communards et d'éminents révolu- tionnaires. Georges Clemenceau le décrit ainsi : « Lors d'une visite que je lui fis [à Charles Longuet], j'eus l'honneur de m'asseoir à sa table avec le grand socialiste, rose et sou- riant dans sa barbe argentée sous le doux rayonnement de deux grands yeux noirs où se mêlaient la flamme d'idéalisme et l'éclair de volonté. »

La disparition de Jennychen.

Vers la fin de son séjour, Marx fait un voyage en Suisse avec Laura, et revient quelques jours à Argenteuil avant de regagner Londres en octobre. Les brouillards vont l'en chasser. Il gagne une fois de plus Ventnor. Jennychen, dont l'état de santé avait été aggravé par la naissance de ma tante Mémée (Jenny III), décède brusquement le 11 janvier 1883, laissant Charles effondré et cinq enfants. Recevant la nouvelle de la mort de ma grand-mère, Tussy se rend avec Johnny à Vent- nor. « Je sentais que j'apportais à mon père sa sentence de mort, écrit-elle. Pendant le long et angoissant trajet, j'avais mis mon cerveau à torture comment je dirais la nouvelle. Je n'ai pas eu besoin de la dire, ma mine m'a trahie. Mohr a dit tout de suite : " Notre Jennychen est morte ! " Puis il m'a aussitôt demandé d'al- ler à pour me rendre utile auprès des enfants. »

Les derniers jours de Marx.

Laissons la parole à Engels, qui décrit dans une lettre à F.A. Sorge les derniers jours de son meilleur ami, qui s'éteint le 14 mars 1883 : « ... Alors il revint avec une nouvelle bron- chite. Après tout ce qui venait d'arriver et à son âge, c'était dangereux. Une foule de com- plications venaient en sus, notamment un abcès au poumon et une énorme perte rapide de forces. [...] On sait quel danger il y a qu'en cas de suppurations pulmonaires une cloison de vaisseau sanguin vienne à se rompre. Aussi depuis six semaines, chaque matin, quand je tournais le coin, j'avais une peur mortelle de trouver les rideaux baissés. Hier, à deux heures trente de l'après-midi, le meilleur moment pour la visite quotidienne, j'arrivai — la maison en larmes, la fin paraissait proche. [...] Une petite hémorragie s'était produite, suivie d'un subit affaiblissement. Notre fidèle Lenchen, qui l'a soigné comme jamais mère n'a soigné son enfant, montait à l'étage, des- cendait. Il était à moitié endormi, je pouvais venir avec elle. Quand nous entrâmes, il était là, dormant, mais pour ne plus se réveiller. Pouls et respiration étaient arrêtés. Pendant ces deux minutes il s'était endormi calmement et sans douleur. [...] « L'humanité est diminuée d'une tête, et de la tête la plus importante qu'elle eût aujour- d'hui. » Le monde socialiste est en deuil. Le 17 mars 1883, la famille, Engels et une vingtaine de vieux et fidèles amis accompagnent la dépouille mortelle au cimetière. La science est représentée par deux membres de la Royal Society, les savants Schorlemmer et Lan- kester.

Highgate Cemetery.

Sur une colline, près de Hampstead, au nord de Londres, le long d'un très beau parc, se trouve le cimetière de Highgate. Dans cet îlot de calme et de verdure, Karl Marx repose à côté de Jenny. Les inscriptions en toutes langues sur les rubans des gerbes de fleurs déposées attirent le regard. L'ampleur de ces touchants témoi- gnages m'a ému lors de mes visites comme « gardien » de la tombe. En effet, après la mort de mon père, c'est à moi qu'incombait — en vertu du droit d'aînesse anglais — la responsa- bilité de l'entretien de la tombe. Ce devoir m'a été grandement facilité, et tout particulière- ment pendant la guerre, grâce au concours vigilant et précieux de l'ambassadeur sovié- tique à Londres et de sa femme, mes amis Ivan et Agnes Maisky. Au fil des années, la tombe deviendra de plus en plus un véritable lieu de pèlerinage. Visiteurs et délégations du monde entier se succèdent pour rendre hommage, pour mani- fester leur profonde gratitude envers celui qui a montré la véritable voie de leur libération, réalisant ainsi les prophétiques paroles d'a- dieu de Friedrich Engels : « Son nom vivra à travers les siècles, et son œuvre également! »

Engels prend la relève L'ami le plus intime et le fidèle continuateur de Marx va sacrifier tout son temps à la prépara- tion et à l'édition des volumineux manuscrits des tomes II et III du Capital. Il va veiller cons- tamment, avec un soin jaloux, à l'interpréta- tion scrupuleuse du marxisme. Les disciples de Marx, les propagandistes zélés mais sou- vent superficiels, ont tendance à simplifier à outrance et commettent bien des erreurs. Rôle de Laura. Tussy. Charles Longuet. Paul Lafargue.

Les filles de Marx, Laura en France, et plus particulièrement Eleanor, en Angleterre, s'avèrent les plus fidèles continuatrices. Ses gendres vont eux aussi se consacrer à l'action et à la propagande socialiste. Charles Longuet, imprégné de proudho- nisme, et bien que influencé considérablement par Marx, qu'il admire, va s'efforce de répandre un socialisme plus adapté à l'état d'esprit français. Il agit un peu comme Marx en 1848, qui ne voulait pas donner à la Nouvelle Gazette rhénane une teinte trop radi- cale pour ne pas éloigner les forces démocra- tiques. Or, celles-ci sont encore mal remises du terrible choc de la Commune. De par ses ori- gines terriennes et provinciales, il connaît mieux que Lafargue la mentalité prudente, le conservatisme profondément ancré des Fran- çais — si peu internationalistes, et qui vivent à l'ombre de leur clocher. Et puis, peut-être les souvenirs des effroyables massacres qu'il a vécus intensément pendant la « Semaine san- glante » le hantent-ils encore et l'orientent-ils vers des solutions moins radicales. Paul Lafargue, fougueux et spontané, plus impétueux, se lance dans une propagande effrénée. Malgré ses graves insuffisances — Marx et ensuite Engels ne lui ménagent pas leurs sévères critiques —, il est et restera l'un des introducteurs du marxisme, un marxisme un peu primaire il est vrai, en France. Quelque peu déçu, il évoluera vers le réformisme, comme le souligne si bien un très sérieux spé- cialiste du marxisme, le regretté Pr Émile Bot- tigelli. Lafargue ne confie-t-il pas amèrement à Lénine, au grand étonnement de son visiteur : « Chez nous, en France, après vingt ans de pro- pagande socialiste, personne ne comprend Marx ! »

La succession d'Engels.

Friedrich Engels avait reporté sur les enfants de Marx la profonde affection qu'il portait à son ami. Avec un souci quasi pater- nel, il fait connaître en 1894 à Laura et à Tussy ses dispositions testamentaires. Il précise qu'il laisse trois parts, une pour chacune d'elles, et la troisième, dont elles seront les dépositaires, en faveur des enfants de Jennychen, et ajoute sur ce dernier point : « ... Vous pouvez agir comme votre sens moral et votre amour des enfants vous le dicteront. »

Souvenir d'enfance

A Draveil, chez Laura et Paul Lafargue.

Après la mort d'Engels, le 5 août 1895, Lafargue peut alors satisfaire ses goûts du faste et « faire le paon », comme le dit sa cou- sine, l'artiste peintre Emma Fanty-Lescure. Il achète à Draveil une magnifique propriété d'un hectare et demi. Tussy, rendant visite à sa sœur, nous donne une description de cette « trop somptueuse maison » dans une lettre, de Draveil même, adressée à Karl Kautsky : « Une maison de trente pièces et d'autres pavillons, une large salle de billard, un studio, une grande maison de jardinier, des serres et une vaste orangerie qui pouvait servir de salle de lecture ou de réunion. « Je n'échangerais pas mon Den 1 contre ce palais. »

1. « Tanière » : nom de sa petite villa de Sydenham, près de Londres. Et elle termine en exprimant ses sentiments de malaise quant à l'avenir du marxisme en France. J'allais souvent passer la journée à Draveil avec mes parents. Nous y retrouvions les frères de mon père, le Dr Edgar Longuet, le journaliste Marcel Longuet et leur famille. J'ai- mais revoir mes cousins chez l'oncle « L'Origi- nal », comme il avait été surnommé. Je revois l'oncle Paul : un bel homme solide, aux cheveux blancs, à la voix tonnante. Son air autoritaire m'impressionnait. Il était cepen- dant fort aimable, mais sans cette chaleur envers les enfants à laquelle, à cet âge, on est très sensible et que l'on sent d'instinct. Tante Laura, malgré ses allures de dame digne, un peu froide, était infiniment plus chaleureuse avec nous. Lafargue — comme Engels — appréciait la bonne chère, et l'abondant menu était toujours recherché, mais c'était moins le nombre des plats que l'animation des débats politiques qui prolongeait ces agapes. Nous attendions avec impatience, mes jeunes cousins et moi, les délicieux desserts préparés par la cuisinière de Laura, desserts vite engloutis pour aller nous égailler dans le parc, sous le regard amusé de M. Huet, le jar- dinier. Au cours du long repas, j'écoutais. Les sujets m'étaient familiers, surtout lorsqu'il était question de la révolution russe de 1905 et de la tactique des révolutionnaires. Je revoyais alors, à l'évocation de leur nom, tous les émi- grés russes les plus connus, qui — après le décès de Charles Longuet — en 1903, venaient chaque jour à la maison de mes parents, rue Boulard, et qui se montraient si gentils avec moi, surtout Youri Stieklov 1 l'ami intime de Lénine et le père de ma camarade de jeux, Marie Stieklov. Tous ces révolutionnaires avaient d'interminables entretiens et des séances de travail avec mon père, qui, chargé de la politique étrangère au journal L'Humanité, préparait un livre très documenté sur les socialistes révolutionnaires russes, livre qui parut en plusieurs langues sous le titre L'Affaire Azev, terroristes et policiers. Je n'étais donc nullement dépaysé, et sou- vent amusé par le ton passionné et la vigueur des réparties lancées par oncle, tante et neveux. J'admirais le dynamisme d'Edgar, tou- jours combatif, et j'étais fier des arguments plus élaborés de mon père. Mais ce sont les controverses entre Laura et Paul qui étaient sans doute les plus animées. J'étais surpris par la vivacité avec laquelle Laura critiquait, sans ménagements, son mari. Quant à lui, il terminait toujours ses répliques à l'emporte-pièce, lancées d'une voix tonnante, par cette formule, qui résonne encore à mes oreilles : « Les femmes ont les cheveux longs et les idées courtes ! » Ce qui faisait bondir Laura. Elle ne connaissait que trop bien son goût exagéré du paradoxe et sa passion excessive à

1. Futur rédacteur en chef des Izvestia. se singulariser. N'avait-elle pas écrit à Engels : « Si Paul n'était pas l'honneur même pour toutes les choses publiques et politiques, je ne serais pas ici et je ne vivrais pas avec lui, car il a assez de défauts, et même à revendre! » Le suicide inattendu des Lafargue — en pleine santé —, le 25 novembre 1911 surprend sa famille et ses amis. Les socialistes marxistes du monde entier sont plus particuliè- rement affectés par la disparition de Laura.

Les petit s-fils. L'attraction va se reporter alors plus particu- lièrement sur les petits-fils de Karl Marx. Deux d'entre eux, l'aîné Jean Longuet et son frère Edgar, sont depuis longtemps des militants estimés. Ils avaient déjà répondu à l'appel de Georges Clemenceau lors des obsèques de leur père Charles Longuet en août 1903, et ramassé « la bonne arme tombée des mains du combat- tant » ! C'est surtout Jean Longuet — ce Johnny qu'adorait son grand-père — qui va consacrer toute sa vie au socialisme marxiste, en France, en Angleterre et aux États-Unis, répondant ainsi au dernier vœu de sa tante Tussy, sa seconde mère, qui, juste avant de mourir, lui avait laissé ces lignes : « Mon cher, cher Johnny, essaie de devenir digne de ton grand- père. Ta tante Tussy. »