Chapitre I La formation

Le roman familial ne put jamais oublier qu’il était le petit-fi ls de Marx. « Quart-de-boche » pour l’Action française pendant la guerre, il subit aussi les moqueries du professeur Charles Andler : « Le petit Longuet considère Marx comme un capital qu’il faut se transmettre et que les descendants de Marx ont à gérer 1. » Il dut aussi sentir l’attente et la curiosité, même confi ante, nées de cette prestigieuse ascendance. Il est presque rare de ne pas voir Longuet dans un discours ou un article s’excuser de ne pas être l’égal de ses illustres prédécesseurs, Marx bien sûr, mais aussi Engels, Guesde ou Jaurès, ses parents spirituels. À cet égard, l’angoisse et le poids de l’héritage à assumer que relève Michelle Perrot pour les fi lles de Marx 2 ne furent pas réservés au genre féminin. De cette première condition découle sans doute l’inaptitude fondamentale de Longuet à occuper une place de chef : il reste un fi ls, pas forcément soumis, capable de décider s’il obéit ou non au « père », que celui-ci soit Guesde, Jaurès ou Blum, mais il est incontestable que sa personnalité ne fut jamais de celles qui s’épanouissent à se vivre en maîtres dominateurs et dispensateurs.

Parents

Pour parodier une formule célèbre, si Longuet était petit-fi ls de Marx par sa mère, il descendait également d’une excellente famille du côté paternel. Charles Longuet (1839-1903), issu d’une famille bourgeoise de la région de , fi ls de bonnetier et frère d’une religieuse bénédictine 3, était devenu sous le Second Empire un journaliste d’opposition réputé. Membre de 1. Lettre d’Andler à Marie Allart, IFHS, Fonds Andler, 14 AS 188. 2. Cf. Les Filles de Marx, Lettres inédites, introduction de Michelle Perrot, déchiff rage, traduction, présentation et notes d’Olga Meier, notes de Michel Trebitsch, Albin Michel, coll. « Bottigelli » 1979. 3. Selon Longuet, ce grand-père était « catholique et royaliste », cf. J. Longuet, « Pour répondre à des calomniateurs », Le Populaire, 27 octobre 1918 et R.-J. Longuet, mon arrière-grand-père, Stock, 1977, p. 217.

15 UN MILITANT INTELLECTUEL l’Association internationale des travailleurs et de son conseil général, il participa activement à la Commune. Rédacteur en chef du Journal offi ciel, élu membre du Conseil de la Commune par le XVIe arrondissement aux élections complémentaires du 16 avril, il appartenait à la minorité comme Vallès et Varlin. Après la Semaine sanglante, il se réfugia à Londres 4 où il retrouva Marx et sa famille, qu’il connaissait depuis 1865. On sait qu’une des trois fi lles de Marx, Laura (1845-1911), avait déjà épousé le 2 avril 1868 un Français, Paul Lafargue. Celui-ci, malgré les réticences ou les agacements de son beau-père, devint à son retour d’exil un des principaux introducteurs du marxisme en France, dirigeant renommé du Parti ouvrier, et il entretint une correspondance fournie avec les leaders socialistes internationaux. Le parcours de Charles Longuet fut diff érent, malgré la similitude que semblait indiquer la fameuse apostrophe de Marx : « Longuet, dernier proudhonien et Lafargue, dernier bakouniniste. Que le diable les emporte 5 ! » Son épouse, prématurément disparue, ne joua pas le rôle politique de ses sœurs. Longuet lui-même revendiqua toujours une pleine indépendance, non seulement « d’esprit » comme son beau-frère, mais même de pensée. Lorsqu’il polémi- quait avec les marxistes du Parti ouvrier au moment de l’aff aire Dreyfus, il se plaisait à reprendre la formule connue de Marx : « Toujours est-il que moi je ne suis pas marxiste. » Et à la mettre en regard d’une phrase similaire de Proudhon dont on le disait si proche : « On me dit qu’il y a, je ne sais où, des gens qui se disent proudhoniens. Ce doit être des imbéciles 6. » Son épouse, Jenny Caroline, fi lle aînée de Karl et Jenny Marx, était née le 1er mai 1844 à . Le français avait donc été sa langue maternelle, puisque les Marx, après leur expulsion de France (février 1845), résidèrent à Bruxelles jusqu’en mars 1848. Ils furent d’ailleurs à nouveau parisiens en mars-avril 1848 et en juillet-août 1849. Même si elle apprit vite l’anglais, Jenny le désapprit assez pour que son accent et ses fautes fussent un sujet de plaisanteries familiales. Elle se fi ança avec Charles Longuet, exilé à Londres, en mars 1872, avec un assentiment familial plus marqué, semble-t-il, que celui dont avait bénéfi cié Laura pour Lafargue 7, sans parler naturellement du refus obstiné de Marx à approuver une union entre sa troisième fi lle et Lissagaray. Ils se marièrent à Saint-Pancras le 9 octobre 1872 avec comme témoins Friedrich Engels et Albert Th eisz. Charles Longuet partit pour Oxford où il aurait souhaité gagner sa vie comme professeur libre de fran- çais. Cette tentative échoua et les Longuet revinrent à Londres. En dehors 4. Aidé par le docteur Gustave Dourlen, ami de Clemenceau, par des frères hospitaliers de Saint-Jean de Dieu et par un prêtre, cf. R.-J. Longuet, Karl Marx…, op. cit., p. 222. 5. Lettre de Marx à Engels, 11 novembre 1882. 6. Préface de Charles Longuet, datée du 2 décembre 1900, à La Guerre civile en France, G. Jacques, 1901. 7. Cf. J. Girault, Introduction à Paul Lafargue, Textes choisis, « Les classiques du peuple », Éditions sociales, 1970 ; Y. Kapp, Eleanor Chronique familiale des Marx, Éditions sociales, 1980 et Les Filles de Karl Marx, op. cit. Ces ouvrages fournissent l’essentiel des informations contenues dans ce paragraphe.

16 LA FORMATION de la pension que lui versait sa mère, Charles Longuet put compter, grâce à la recommandation d’Edgar Quinet, sur un traitement de 182 livres par an à partir de décembre 1874. Il fut en eff et nommé assistant de français au Kings College de Londres où il enseigna jusqu’en novembre 1880. Un premier enfant, né le 2 septembre 1873, Charles Félicien, mourut de gastro-entérite le 20 juillet 1874. Le 10 mai 1876 naquit Frédéric Jean Florent Longuet, surnommé Johnny par sa famille maternelle. Son parrain, laïque, était Friedrich Engels. Un frère cadet, Harry, fragile et souvent malade, le suivit le 4 juillet 1878, avant de mourir le 21 mars 1883 et d’être enterré à Highgate avec son grand-père Karl Marx, décédé le 14 mars 1883. Les autres enfants vécurent davantage : Edgar, né le 17 août 1879, surnommé Wolf, toujours très attaché à son frère, devint médecin et joua un rôle dans le mouvement socialiste 8. Il fut conseiller municipal puis maire adjoint d’Alfortville entre 1912 et 1925 et resta lui aussi à la SFIO. Membre du Parti communiste après la Libération, il mourut en 1950. Marcel Charles (1881-1949), surnommé Par chez les Marx, devint jour- naliste, épris de littérature 9, protégé par Clemenceau qui le fi t travailler à L’Aurore , puis au Journal. Il ne semble pas avoir conservé de relations très suivies avec son frère Jean. Enfi n, le dernier des enfants fut une fi lle, Jenny, surnommée Mémé (1882-1952), qui fut professeur de piano. Une union féconde donc. Heureuse ? La question, de toute façon insoluble, ne se pose pas ici. Il est simplement plaisant de noter le passage connu de la lettre de consolation de Jenny à sa sœur Eleanor : « Je sens que tu as agi pour le mieux, tu as eu raison de rompre tes fi ançailles. Je n’en veux pas à Lissagaray, mais je sais que tu n’aurais jamais pu être heureuse avec lui. Les maris français ne valent pas grand-chose dans le meilleur des cas et dans le pire, ma foi, moins on en parle, mieux cela vaut 10. » Charles Longuet rentra en France après le vote de la loi d’amnistie en novembre 1880. Sa femme et ses enfants le suivirent en février 1881. La famille s’installa à Argenteuil, au 11 boulevard Th iers 11. Au cours de ses voyages en France, Marx y résida en juillet-août 1881, en février et en septembre 1882. L’insuffi sance des ressources fi nancières, le nombre d’en- fants, la mauvaise santé de Jenny, aff aiblie par ses six accouchements en neuf ans et qui devait mourir d’un cancer le 11 janvier 1883, rendaient diffi cile la vie familiale. Johnny fut confi é à sa tante Eleanor et repartit pour Londres en août 1882. La correspondance familiale laisse penser que son instruction fut plus soignée 12. Eleanor l’emmena accompagner Marx pour les dernières

8. Contrairement à son frère, il appartint jusqu’à la guerre à la tendance guesdiste. Mobilisé en 1914, il fut décoré de la Légion d’honneur et obtint sept citations, cf. texte tapuscrit d’Edgar Longuet, OURS, archives Lebey. 9. Rédacteur en chef de la revue L’Idée, admirateur de Villiers de L’Isle-Adam. 10. Lettre de Jenny à , 7 mars 1882, IIHS. 11. Devenu le boulevard Karl-Marx en 1936. 12. Ainsi, Jean ne fréquentait plus l’école depuis février 1882, en raison d’un projet toujours diff éré de vacances.

17 UN MILITANT INTELLECTUEL vacances de celui-ci, à Ventnor, dans l’île de Wight, en novembre 1882. Après la mort de son grand-père et de son petit frère Harry, Johnny fut ramené fi n avril 1883 à Argenteuil par Hélène Demuth, la fi dèle employée. Il garda toujours un grand attachement à sa tante Eleanor qu’il retrouva au cours de ses vacances fréquemment passées en Angleterre. C’est ainsi qu’il se trouvait avec elle chez Engels en janvier 1886 13 et à nouveau en 1891. Il assista en sa compagnie aux obsèques de Friedrich Engels en septembre 1895 et demeura auprès d’elle pendant plus de deux mois. Sa tante Laura, en revanche, ne se départait pas à son égard de la réserve un peu froide qui était la marque de son caractère. Les relations entre les Lafargue et les Longuet furent toujours de toute façon assez compliquées 14. Charles Longuet ne vit que très lentement sa situation matérielle s’amé- liorer : rédacteur en chef de La Justice dirigée par Clemenceau, il anima un temps avec Th eisz et Jaclard une Alliance socialiste républicaine qui ne survécut guère aux élections de 1881. Conseiller municipal de Paris de février 1886 à avril 1893 (quartier de la Roquette, XIe arrondissement), battu aux élections législatives de 1885 et de 1889, ainsi qu’à la succes- sion de Joff rin en 1890, il obtint enfi n sa nomination comme inspecteur de l’enseignement des langues vivantes dans les écoles de la ville de Paris en juillet 1894, ce qui provoqua quelques remous 15. Cela ne suffi t pas à mettre fi n à ses soucis fi nanciers 16. Charles Longuet traduisit Salaires, prix et profi t en 1899 pour Giard-et-Brière et La Commune de Paris en 1901 pour G. Jacques. La préface qu’il donna à ce dernier ouvrage est à la fois pleine de la plus grande admiration pour la personnalité révolutionnaire et les capacités de théoricien de son beau-père et réservée à l’égard de ses conclu- sions politiques. Charles Longuet entendait préparer la grande revanche du prolétariat, mais avec le souci d’affi rmer la fi erté nationale des peuples en lutte pour leur aff ranchissement et la tradition humaniste française. Personnellement, il se situait dans la mouvance du socialisme indépendant et il était plus particulièrement lié au dirigeant de l’extrême gauche radicale . Sans doute est-il inutile de rappeler que ce dernier, pas encore homme de gouvernement, était alors « pénétré de l’ardente tradi- tion révolutionnaire et républicaine 17 ». Charles Longuet vivait une époque 13. Cf. Les Filles de Marx, op. cit. 14. La famille n’appréciait guère le concubinage de Charles Longuet et d’une jeune femme de Caen prénommée Marie. Les rapports familiaux, marqués par des repas au Perreux ou à Draveil, s’entre- mêlaient de questions d’argent et de divergences politiques. 15. Cf. G. Clemenceau, « Charles Longuet », La Justice, 4 août 1894. Charles Longuet recevait un traitement de 5 000 francs par an, salaire décent, mais modeste, de l’ordre d’un traitement de professeur agrégé débutant, auquel s’ajoutaient environ 700 francs de revenus annuels des dernières valeurs conservées de l’héritage familial (sa mère était morte en janvier 1891) et le produit d’au moins une ferme, sise à Giberville. 16. Il attendait ainsi de l’argent de ses belles-sœurs pour régler les frais d’études de ses enfants, lettres à Eleanor Marx-Aveling, 23 novembre 1897, et à Paul Lafargue, 5, 12 et 15 décembre 1897, CRCEDHC, Fonds Longuet, 7/1/310, 311,312 et 313. 17. J. Jaurès, Socialisme et radicalisme en 1885, Préface aux discours parlementaires, Genève, Slatkine, 1980, p. 41.

18 LA FORMATION où le choix ne s’imposait pas encore de manière absolue entre le radicalisme socialiste, vocable dont il revendiqua la paternité 18, et le milieu socialiste. À la fi n de sa vie, le gendre de Marx se situa cependant clairement dans le camp socialiste en voie d’organisation partidaire. Lors de la première tenta- tive d’unifi cation (1898-1900), il fi t partie de la Fédération des groupes socialistes révolutionnaires indépendants qui adhérait à la Confédération des socialistes indépendants. Il participa aux congrès généraux des organisations socialistes de la salle Japy (3 au 8 décembre 1899) et de la salle Wagram (28 au 30 septembre 1900) ainsi qu’au congrès du parti socialiste français à Bordeaux en avril 1903. Son brusque décès survenu le 6 août 1903 fut dure- ment ressenti par son fi ls Jean. S’il est incontestable que celui-ci se sentit d’abord l’héritier politique des leçons marxistes de sa tante Eleanor, il n’est pas indiff érent qu’il reconnut la valeur des choix de son père. Il se trouvait ainsi avoir reçu, même de manière implicite, une éducation pluraliste. Dès son plus jeune âge, il avait été habitué à concevoir qu’on pût ne pas penser comme lui, ou plutôt, dans un premier temps, que des adultes estimés et aimés pussent analyser de manière diff érente une même situation. Le mariage de Jean Longuet devait ressembler davantage à la deuxième union de son père qu’à la première. Il épousa en eff et en 1903 Anita Desvaux 19, une jeune fi lle d’origine modeste, issue d’une famille militante de la région de Dreux, rencontrée selon la tradition familiale au cours d’une rixe avec des anti-dreyfusards. Ils eurent deux fi ls, Robert, né le 9 décembre 1901, et Karl, né le 10 novembre 1904. Madame Longuet, selon son fi ls Robert, de tempérament énergique, assuma de fortes responsabilités fami- liales et fut une conseillère avisée, mais pas toujours entendue, de son mari. Elle devait son initiation au socialisme à Élisabeth Renaud, plus dispo- sée que sa camarade et rivale Louise Saumoneau à intégrer des aspects du combat féministe dans son action politique 20.

Études

Le mariage accompagna le début de la vie professionnelle de Jean Longuet. Auparavant, il avait mené aux lycées Condorcet (Paris) et Malherbe (Caen), puis à la Sorbonne, des études sans drame ni gloire spécifi ques. Il avait sérieusement préparé avec son père l’entrée au lycée, ce qui était sans doute nécessaire après une instruction primaire irrégulièrement suivie 21. Son oncle Lafargue nota à plusieurs reprises qu’il rencontrait « beaucoup de tracas avec 18. C. Longuet, « Un spectre », La Petite République, 9 juin 1901. 19. Son père, Gustave Desvaux, était un cordonnier républicain et anticlérical, admirateur de Garibaldi, auquel Longuet rendit hommage dans Le Populaire du 3 avril 1930. Anita Longuet (1875-1960) étudia l’anglais et assura un certain nombre de traductions. 20. Cf. C. Sowerwine, « Le groupe féministe socialiste (1899-1902) », Le Mouvement social, 90, janvier-mars 1975 et Les Femmes et le socialisme, Presses de la FNSP, 1978. 21. F. Engels, P. et L. Lafargue, Correspondance, Éditions sociales, 1956-1959, t. 2, p. 62, lettre de Laura Lafargue à Engels, 10 août 1887, et Les Filles de Marx…, op. cit. Son entrée au lycée a lieu

19 UN MILITANT INTELLECTUEL son allemand, son latin et les autres matières dont on lui bourre la tête 22 ». En revanche, son frère Edgar était présenté comme d’une intelligence rare et apprenant avec la plus grande facilité à l’école. Si nous en croyons une lettre que le jeune lycéen lui-même adressa à son parrain Engels, son enthousiasme pour le travail scolaire n’avait rien d’excessif 23. Il se plaignait de la lourdeur des « devoirs latins, grecs, français, anglais, de mathématiques ou d’histoire et de géographie ou encore de physique ou de chimie » et semblait trouver bien longues les versions de Tacite… Il est vrai que déjà le goût de l’action politique l’éloignait du latin puisque cette même lettre à Engels est aussi la première à mentionner sa participation à un « journal d’étudiants et de lycéens » qui n’a malheureusement pas été conservé. Interne quatre années au lycée Malherbe, Jean Longuet eut comme correspondant chargé de veiller sur lui Henry Franklin-Bouillon, son aîné de quatre ans, qui devint agrégé d’an- glais, et, après une jeunesse socialiste, député radical au patriotisme intransi- geant, lui aussi spécialiste des questions internationales, mais aux vues le plus souvent opposées à celles de Longuet. Celui-ci fut reçu à son baccalauréat en 1895, à l’âge de dix-neuf ans 24, non sans quelque diffi culté semble-t-il, mais dans des conditions, somme toute, honorables 25. Comme tous ses camarades, Longuet avait reçu un enseignement forte- ment marqué par les humanités classiques. Avec la philosophie, le français, les langues vivantes (l’anglais naturellement pour Longuet), l’histoire et la géographie, l’ensemble littéraire accaparait les quatre cinquièmes de l’ho- raire des cours 26. Cet enseignement est celui qu’a reçu la plus grande partie des élites politiques de la IIIe République, riche en avocats et en professeurs. Il n’est pas impossible que Longuet ait parfois indisposé des camarades de parti par des manières un peu doctorales, ou scolaires, qui agaçaient davan- tage qu’elles n’impressionnaient, au contraire de l’aisance et de la haute culture, fl atteuses pour l’auditoire, de Jaurès, Blum ou Bracke. Longuet était capable de maladresses qui lui faisaient décrire la Macédoine comme un « pandémonium », recommander la « tactique fabienne » aux armées turques, comparer Poincaré à Shylock 27 sans donner plus de commentaire

en 1887, soit à l’âge de onze ans, normal pour une sixième, mais il aurait pu suivre auparavant les petites classes au lycée. 22. Ibid. , p. 145, lettre de Lafargue à Engels, 17 juin 1888. Jean dut redoubler sa classe de 6e, cf. lettre à Eleanor, 23 décembre 1888, CRCEDHC, Fonds Longuet, 7/1/319. 23. Lettres du 11 mai et du 31 décembre 1893, IIHS, Fonds Marx/Engels, L 3631 et 3632. Avec humour, Longuet s’inquiète car Engels a indiqué que le socialisme « aura besoin de médecins, de chimistes et d’ingénieurs » et son fi lleul, « qui ne se sent guère doué que pour l’histoire » se demande « si cela ne sera pas trop dur pour lui ». 24. Longuet était revenu à Condorcet « faire sa philo », mais passa les épreuves du baccalauréat à Caen. Il garda un excellent souvenir du « magnifi que bahut » de Caen, cf. J. Longuet, « Gaston Dumesnil », Le Populaire, 11 septembre 1918. 25. Le nombre des lauréats annuels se situait entre 6 000 et 7 000 à la fi n du siècle. 26. Cf. A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, A. Colin, 1968. 27. J. Longuet, « Le pandémonium macédonien », L’Humanité, 13 décembre 1907 ; « La médiation nécessairement ajournée », L’Humanité, 14 octobre 1911 ; « M. Poincaré et la politique de Shylock »,

20 LA FORMATION ou de précision à ses lecteurs. Aussi, n’est-il pas trop surprenant de le voir à l’occasion interrompu : [Dubois] « Je ne suis pas un juriste, je n’ai pas usé mes fonds de culotte sur les bancs d’un collège jusqu’à 25 ans. Je travaillais à 13 ans 28 ! » ou encore : « – On n’est pas à l’école ici ! – Longuet : Il y en a quelques-uns qui auraient grand besoin d’y aller ! – Si tu veux m’en donner les moyens, je ne demande pas mieux que d’y aller 29. » L’originalité de Longuet tient à ce qu’il faisait partie de la petite minorité qui disposait d’une bonne connaissance d’une langue étrangère, ouverture appréciable sur le monde extérieur et les réalités internationales. L’originalité était d’autant plus marquée qu’il ne s’agissait pas en l’occurrence de l’alle- mand, langue de la culture et de l’université, parlée par tant de normaliens, mais de l’anglais, qui donnait un accès direct aux réalités politiques, sociales et économiques du monde contemporain. Peu importe, dans ces conditions, les réserves exprimées par un historien américain 30 sur la qualité de l’anglais écrit par Longuet. Il ne s’agissait pas d’étudier Milton ou Blake, mais de lire la presse, de parler dans les meetings et de communiquer directement avec des anglophones, donc d’assurer la mission de passeur qu’aff ectionnait Longuet. Sur ce terrain, la qualité de l’anglais utilisé par Longuet n’a jamais été contestée au cours des quatre décennies de son activité publique et il est probable qu’elle dépassait largement celle de la plupart de ses collègues de la Chambre des députés ou de ses camarades de la commission administrative permanente.

Un héritier ?

La poursuite de ces études impliquait la disposition de quelques ressour- ces. La famille Longuet n’était pas pauvre, mais Charles, comme sa belle- famille, ne passait pas pour avoir un sens très développé de l’épargne et de l’économie. Lorsque sa mère mourut, au début de l’année 1891, elle laissa la jouissance du capital à ses enfants, mais réserva à ses quatre petits-enfants le quart de sa fortune. Un conseil de famille fut mis en place sous la présidence de Georges Clemenceau 31. Jean comme ses frères pouvait compter en plus sur la manne d’Engels. L’héritage de Friedrich Engels fut divisé pour l’essentiel (les trois quarts) en trois parts, une pour Laura Lafargue, une pour Eleanor et une pour les enfants de Jenny. Celle-ci cependant ne fut pas confi ée aux bénéfi -

Le Populaire, 16 novembre 1921. Citons encore un « Artaxercès-Huysmans » peu explicite certai- nement pour de nombreux lecteurs, Le Populaire, 5 juillet 1920. 28. 5 e Congrès national tenu à Toulouse les 15, 16, 17 et 18 octobre 1908, compte rendu sténographique, Librairie du Parti socialiste, 1908, p. 477. 29. Le Congrès de Tours, Éditions sociales, 1980, p. 530. 30. H. Goldberg, Jean Jaurès, Fayard, 1970, p. 575. 31. Lettre de Lafargue à Engels, 7 février 1891, Correspondance, op. cit., et J. Longuet, « Après l’atten- tat », Le Populaire, 21 février 1919.

21 UN MILITANT INTELLECTUEL ciaires puisque tous étaient encore mineurs au moment du décès d’En- gels. Chacune des deux sœurs survivantes était chargée d’administrer la moitié de la part qui aurait dû revenir à Jenny 32. Le suicide d’Eleanor, en 1898, sans enfant, réduisit le nombre des ayants droit. Le train de vie des Lafargue à Draveil est connu et on sait que l’éventualité d’une gêne fi nancière à laquelle il n’était plus accoutumé a souvent été avancée comme cause possible du suicide de Paul Lafargue. Cet événement confi rma par ailleurs les fi ssures qui séparaient les Lafargue des Longuet, malgré la reprise de relations familiales régulières. La famille Longuet douta toujours de la décision personnelle de Laura de se suicider. C’était en tout cas l’opinion du docteur Edgar Longuet, auquel étaient adressées l’ultime lettre et les dispositions testamentaires de Lafargue 33. L’héritage fut plus réduit que ce que les enfants Longuet pouvaient escompter (le « ministérialiste » Jean étant désavantagé par rapport à ses frères) 34. La maison de Draveil, achetée avec l’argent d’Engels, fut revendue dans des conditions jugées « détesta- bles » et « désastreuses 35 ». Le produit de sa vente (25 100 francs alors que Longuet l’estimait à au moins 60 000 36) fut partagé entre la famille de Lafargue (des cousins résidant à Bordeaux) et les quatre enfants Longuet survivants 37. De temps à autre, Jean, comme ses frères et sœurs, recevait quelque argent pour les droits d’auteur de Marx : mais cela ne pouvait représenter qu’un appoint marginal. Du côté paternel, les derniers vestiges de l’héritage auraient disparu dans les premières années du Populaire et, de fait, Longuet ne fut jamais que locataire de son petit pavillon de Châtenay- Malabry et il laissa à sa mort sa veuve dans une situation diffi cile 38. Selon son fi ls Robert, Jean Longuet n’était, de toute façon, guère intéressé par la notion d’héritage matériel et estimait que l’essentiel était de donner à ses enfants une bonne éducation qui les rendît aptes à faire face à la vie. Or,

32. L’aide de Laura et Eleanor aux enfants Longuet pour la poursuite de leurs études provoquait quel- ques tensions avec Charles Longuet, cf. lettres de Charles Longuet à Eleanor, 23 novembre 1897 et à Lafargue, 5, 12 et 15 décembre 1897, op. cit. Parmi les sujets de discorde, fi gurait le choix d’une école privée pour préparer Marcel au baccalauréat, plutôt que l’enseignement public moins onéreux. Les tantes, dispensatrices des crédits, eurent satisfaction, mais, selon son père, cela contraignait Marcel (seize ans) à attendre quatre années avant de passer son baccalauréat. 33. Cf. l’introduction de M. Dommanget à P. Lafargue, Le Droit à la paresse, Maspero, 1972, la lettre d’Alfred Costes à Renaud Bérès, 9 janvier 1968, archives de l’OURS, Fonds Bérès, et entretien avec Robert-Jean Longuet, 9 mai 1984. Le dossier est repris par J. Macé dans son Paul et Laura Lafargue, L’Harmattan, 2001, avec de nouveaux éléments. Il conclut plutôt à un double suicide, sans certitude absolue. 34. Cf. entretien avec Robert-Jean Longuet, 9 mai 1984 et J. Macé, op. cit. 35. Lettre de Longuet, 7 décembre 1911, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 92. 36. Cf. sa description par Eleanor Marx dans une lettre aux Kautsky citée par Robert-Jean Longuet, Karl Marx…, op. cit. : « une maison de trente pièces et d’autres pavillons, une large salle de billard, un studio, une grande maison de jardinier, des serres et une vaste orangerie qui pouvait servir de salle de lecture ou de réunion ». 37. Lettre de Longuet, 19 février 1913, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 96. 38. Cf. entretien avec Robert-Jean Longuet, 5 juin 1985, et lettre d’Edgar Longuet à Amédée Dunois, 1939, archives privées Catonné-Labrousse. La famille Longuet possédait jadis des immeubles à Caen et des fermes dans la campagne environnante.

22 LA FORMATION de ce point de vue, on peut considérer qu’en sus d’un attachement sincère et d’une grande liberté de vie, Charles Longuet a donné l’essentiel à ses enfants. Outre la possibilité de suivre, comme lui-même avait pu le faire, de longues études (la médecine pour Edgar et un droit surchargé d’activités militantes pour Jean) à une époque où il s’agissait encore d’un privilège réservé à une infi me minorité (le baccalauréat était délivré à environ 1 % d’une classe d’âge dans les années 1880), il leur apporta d’utiles possibilités de relations sociales. Celles-ci concernaient bien évidemment l’ensemble des milieux dirigeants du socialisme français et international, mais elles ne s’y limitaient pas. C’est ainsi que Jean Longuet connut Anatole France et qu’il garda un souvenir ému des Jeudis de la Villa Saïd comme plus tard de ses visites à La Béchellerie 39. L’académicien manifesta de la bénévolence en faveur de son jeune admirateur, par exemple en acceptant de présider le grand banquet populaire qui marqua la victoire électorale de Longuet en 1914. Jean Longuet fut également lié à Henry Bauer, ami de son père, communard et proudhonien, qui lui fi t connaître une bonne part du théâtre et de la littérature contemporaine 40. De surcroît, il fréquenta très jeune le salon de Madame Ménard-Dorian 41où il put rencontrer Ferdinand Buisson, Painlevé, Camille Pelletan, autre ami de son père, Vandervelde, Sembat, Albert Th omas, Blum, Zola, Rodin et Carrière. Il y retrouva aussi naturellement Clemenceau. Lorsque celui-ci, président du conseil, fut victime de l’attentat de Cottin, Longuet, mis en cause pour ses articles par La Liberté, s’expliqua sur ses relations avec Clemenceau. Il évoqua « les liens de famille » qui l’unissaient à « l’ami fi dèle de son cher père », qui avait même été le « président de notre conseil de famille » et qu’il avait appris à considérer « depuis sa plus tendre enfance comme un ami des miens » et avec qui il avait été heureux de collaborer « à L’ Au ro re aux jours de l’aff aire Dreyfus 42 ». Il n’est d’ailleurs pas impossible que ces liens aient servi à proté- ger Longuet en 1917-1918 alors que celui-ci était quotidiennement insulté et menacé : Clemenceau n’appelait Longuet que « mon petit Jean ».

Un étudiant militant : les réunions Bachelier en 1895, Longuet s’inscrivit à la faculté de droit de Paris, ainsi qu’à celle des lettres pour y suivre des études d’histoire. Choix peu

39. J. Longuet, « Notre cher, notre grand Anatole France », Le Populaire, 12 octobre 1927 et A. France, Trente ans de vie sociale, commentés par Claude Aveline, Émile-Paul, 1949, t. 1, p. 148-150. 40. J. Longuet, « Henry Bauer », L’Humanité, 23 octobre 1915 et H. Bauer, Souvenirs d’un jeune homme, 1895. 41. Sur ce salon, cf. J.-B. Duroselle, Clemenceau, Fayard, 1988, p. 390-391 et C. Prochasson, Les Années électriques, La Découverte, 1990, p. 21. Ce milieu fut décrit par L. Daudet, Salons et journaux, Grasset, 1917 et Fantômes et vivants, Grasset, 1914-1931, H. Bourgin, Le Parti contre la patrie, Plon, 1924, p. 126-127, É. Vandervelde, Souvenirs d’un militant socialiste, Denoël, 1939, p. 123-128 et L. Weiss, Mémoires d’une Européenne, t. 1 : (1893-1919), Payot, 1968. 42. J. Longuet, « Après l’attentat », Le Populaire, 21 février 1919.

23 UN MILITANT INTELLECTUEL original : la licence de droit représentait les deux tiers des licences accor- dées de 1896 à 1900. Elle pouvait passer pour une voie facile puisqu’en revanche les apprentis juristes ne regroupaient que moins d’un tiers des étudiants. Il est vrai que les licences de lettres et de langues, de création encore récente, exigeaient un bon niveau en grec et en latin qui pouvait rebuter Jean Longuet. L’inscription en lettres témoigne cependant de sa volonté de renforcer ses connaissances et sa culture dans ce qui était au lycée sa matière préférée. Longuet suivit également les cours du Collège des sciences sociales, fondé en 1895 et animé par Dick May 43, où lui-même donna un cours en 1923 sur l’histoire de l’Internationale. Il y rencontra des jeunes socialistes avec lesquels il fut longtemps lié, Lagardelle, Révelin, Tarbouriech, et deux demoiselles, dont l’une allait épouser Louis Révelin et l’autre, Simone Benda, devenir Madame Simone 44. Comme lui-même l’indiqua par la suite avec une indulgente nostalgie, le militantisme politi- que l’accapara cependant beaucoup plus que le travail scolaire 45. Son père, qui rêvait pour lui d’une carrière de professeur de sciences économiques ou d’économie politique en faculté de droit, s’en désolait46. Jean n’eut pas à se préoccuper d’une trop pénible interruption pour l’accomplissement de son service militaire, puisqu’il fut ajourné en raison de sa myopie aux sessions de 1897 et de 1898 avant d’être placé dans les services auxiliaires en 1899 47. Pendant plusieurs années, Longuet fut donc l’âme des groupes socialistes au Quartier latin 48. Deux organisations, fondées l’une et l’autre en 1893, la grande année, celle de « l’aurore » du socialisme selon Jaurès, coexistèrent longtemps, l’une « large » et qui visait à englober d’éventuels sympathisants, la Ligue démocratique des écoles, l’autre « étroite », au caractère socialiste particulièrement affi rmé, les Étudiants collectivistes 49. Nous disposons de plusieurs témoignages sur le Longuet de cette époque. Celui de Zévaès est naturellement des plus contestables : « Dégingandé comme son père, long comme une perche, Jean Longuet n’était alors que le fi ls de Charles Longuet, le distingué collaborateur de M. Clemenceau à la Justice ; il était

43. Cf. C. Prochasson, « Sur l’environnement intellectuel de Georges Sorel : l’École des hautes études sociales (1899-1911) », Cahiers Georges Sorel, 3, 1985. 44. Le Populaire, 25 février 1923 et 18 mars 1931. 45. « Je faisais mes études de droit de façon un peu spasmodique, un peu intermittente. Le socialisme m’occupait plus que les Pandectes. Il m’a fallu, par la suite, compléter mes études juridiques », (L. Lévy, Comment ils sont devenus socialistes, Éditions du Populaire, 1932, p. 98). 46. Lettre de Charles Longuet à Eleanor Marx-Aveling, 23 novembre 1897, op. cit. 47. Libéré à compter du 1er septembre 1900, Longuet fut mobilisé quelque temps en 1914 et aff ecté comme interprète auprès de l’armée britannique. 48. Cf. C. Prochasson, « Jean Longuet : intellectuel militant ou militant intellectuel ? », Jean Longuet, la conscience et l’action, PUF/RPP, 1988. 49. Cf. Y. Cohen, Les Mouvements de jeunesse socialiste en France au tournant du siècle : espoirs et échecs, université de Paris VII, 1978 et « Avoir vingt ans en 1900 : à la recherche d’un nouveau socialisme », Le Mouvement social, 120, juillet-septembre 1982, Les Jeunes, le socialisme et la guerre, histoire des mouvements de jeunesse en France, L’Harmattan, 1989, 254 p. et M. Rebérioux, « Jaurès et les étudiants parisiens au printemps de 1893 », Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 30, juillet-septembre 1968.

24 LA FORMATION de la Ligue. Depuis il songea qu’il était le petit-fi ls de Karl Marx et passa alors au groupe des étudiants collectivistes 50. » L’animosité de Zévaès, qui se manifesta avec plus de férocité et de danger à la fi n de la guerre, le condui- sait à s’éloigner des faits, car Longuet appartenait en même temps aux deux organisations, comme la plupart des militants, et, de toute façon, il avait nettement commencé son action politique aux côtés des « collectivistes ».

La Ligue démocratique des écoles

La Ligue démocratique des écoles avait été offi ciellement constituée en avril 1893 après une conférence d’Aulard sur la science, la religion et la démocratie qui avait réuni 700 étudiants 51, en présence de l’ancien président du conseil René Goblet, radical avancé, et de Lavisse, membre de l’Académie française et personnage très offi ciel, mais qui ne ménagea jamais son soutien à Aulard. Le cours de ce dernier sur l’histoire de la Révolution française, inauguré en mars 1886, était en eff et toujours le lieu et l’occasion de débats animés entre étudiants, particulièrement en cette année 1893 si agitée52. À l’origine constituée par des étudiants républicains « qui craignaient un nouveau « boulangisme » dans le mouvement sur Panama 53 », la Ligue qui prévoyait l’étude générale des réformes sociales, y compris « la réforme des lois constitutives de la famille et de la propriété », fut vite prise en charge par des étudiants socialistes. Elle fut offi ciellement représentée au congrès inter- national socialiste de Londres en juillet 1896 par Franklin-Bouillon, l’ancien correspondant à Caen de Longuet. La présence de celui-ci aux réunions du groupe est notée par les rapports de police dès l’année 1895-1896. De quinze à quarante étudiants se retrouvaient dans des locaux dont la recherche puis la conservation occupaient une bonne partie des activités des militants 54. Selon des rapports de police, la Ligue comptait 77 adhérents en 1896, 150 en 1898-1899, puis 113 en 1899-1900, dont Jean et Edgar Longuet. La question de son double emploi avec les Étudiants collectivistes se posait, mais Longuet s’affi rmait favorable à son maintien, car elle permettait d’ob- tenir une subvention du conseil municipal et autorisait une collaboration pratique avec des étudiants anarchistes 55. L’action commune alla parfois plus loin : ainsi, en février 1897, de Monzie présida un comité d’action qui regroupait, outre la Ligue, étudiants collectivistes et antisémites unis pour dénoncer les massacres des Crétois et des Arméniens par les Turcs.

50. A. Zévaès, Notes et souvenirs d’un militant, Marcel Rivière, 1913, p. 52. 51. Le nombre doit être reporté au nombre des étudiants parisiens en 1893 : 12 000 offi ciellement. 52. Cf. J. Godechot, Un Jury pour la Révolution, Robert Laff ont, 1974, p. 237. 53. Rapport de police du 31 janvier 1894, APP, BA 1527. 54. La LDE se réunit au 7 rue des Feuillantines en 1898-1899, puis rue Monsieur le Prince au siège de la Libre Pensée. 55. Réunion du 3 février 1899, APP, BA 1527.

25 UN MILITANT INTELLECTUEL

Démarche, qui, avant l’aff aire Dreyfus, au temps de La Cocarde de Barrès 56, n’était guère surprenante. De toute façon, il fallait éviter une confusion des genres et une répartition des fonctions fut décidée : à de Monzie la respon- sabilité de la Ligue et à Jean Longuet celle du Groupe collectiviste 57. Avec l’Aff aire, toute collaboration avec les nationalistes devint d’ailleurs impossi- ble. La Ligue connut un certain regain d’activité, mais fut progressivement sollicitée par les socialistes surtout pour prendre sa part à des manifestations hautement symboliques : participation à la manifestation traditionnelle du Père-Lachaise en l’honneur des fusillés de la Commune ou à l’inauguration, place de la Nation, du Triomphe de la République de Dalou, l’ancien commu- nard 58. Longuet en était toujours « l’homme pratique » pour reprendre une expression d’un rapport de police. Ainsi, il manifesta son intérêt pour les formes modernes de propagande avec l’organisation de séances de projection de diapositives à la lumière oxhydrique 59 et réclama le rétablissement du punch à la fi n des conférences 60. Comme le remarqua Henri Guernut dans son article de souvenirs : « D’autres étaient plus historiens, d’autres plus philosophes. Nul n’avait autant que lui la pratique du présent 61. » La Ligue démocratique ne se distinguait plus guère des étudiants socia- listes, d’autant plus qu’après le congrès de Montluçon (septembre 1898), le groupe des Étudiants collectivistes avait rompu avec le Parti ouvrier et choisi l’autonomie. La Ligue fut même représentée offi ciellement à la confé- rence qui tenta d’organiser et d’unifi er en juillet 1899 la Jeunesse socia- liste : eff ort diffi cile car étaient absents les jeunes restés au Parti ouvrier et ceux du Parti socialiste révolutionnaire de Vaillant. En dehors des deux organisations jumelles d’étudiants n’étaient présents qu’une fédération du Midi, des groupes dans dix arrondissements parisiens, trois communes de banlieue (Les Lilas, Corbeil et Pantin) et autant en province (Nantes, Cholet, Orléans) 62. Il n’est donc pas étonnant que cette tentative resta sans grand lendemain et que la constitution d’une organisation de la Jeunesse socialiste fut une tâche récurrente de la SFIO qui n’y parvint guère avant 1912.

56. Cf. Z. Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Armand Colin et Presses de la FNSP, 1972. 57. Réunion du 24 octobre 1898, APP, BA 1527. En mai 1899, le secrétaire en titre était Lagrosillière, mais Longuet, bibliothécaire du groupe, en restait, selon les rapports de police, le véritable anima- teur. Son frère Edgar était délégué au comité des Étudiants républicains, avec le trésorier, Philippe Landrieu. 58. « La journée du 19 novembre 1899 est à la série des inaugurations ce que les funérailles de Victor Hugo sont à la série des obsèques nationales ; c’est l’élément de cet ensemble que son ampleur exceptionnelle a porté au rang d’épisode politique, alors que le reste de la série continue à relever du folklorique et du quotidien », (M. Agulhon, Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989, p. 78). 59. Le 28 juillet 1898 avec la Ligue des droits de l’homme pour une conférence de Louis Lapicque, qui venait juste d’achever ses thèses de médecine et de sciences, présidée par Fournière et Fontaine. 60. Le 18 janvier 1901, APP, BA 1527. 61. H. Guernut, « Jean Longuet (souvenirs) », L’Avenir de Guise, n° 128, 15-22 avril 1906. 62. La Petite République, 30 juillet 1899.

26 LA FORMATION

Les Étudiants collectivistes

Le groupe des Étudiants collectivistes était issu d’une quasi-scission des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes 63 provoquée par Zévaès et ses amis guesdistes afi n de se distinguer des éléments « anarchis- tes et anarchisants » jugés nombreux aux ESRI. Longuet n’avait pas eu de responsabilité dans cet état de choses, mais il choisit naturellement de rejoindre en priorité le Groupe collectiviste qui avait offi ciellement adhéré à l’agglomération parisienne du Parti ouvrier à la fi n de 1893. Son tempéra- ment unitaire se manifestait cependant par son souhait d’actions communes avec des non-socialistes, ce qui l’amenait à juger utile le cadre de la Ligue démocratique des écoles. Il envisagea même la création d’une Ligue anti- cléricale, mais ses camarades estimèrent qu’il y avait déjà surabondance de ligues et d’organisations et remisèrent le projet 64. Au demeurant, la situation resta longtemps assez confuse. Les collectivistes menaient leurs activités propres, mais n’avaient pas rompu tout contact avec les ESRI. La scission ne fut défi nitivement consommée qu’au retour du congrès de Londres qui marqua la coupure irrémédiable entre le mouvement socialiste, tourné vers l’action politique, et le mouvement anarchiste qui dominait le monde syndicaliste. Contrairement à ce qui est parfois indiqué 65, Longuet participa bien d’ailleurs au congrès de Londres, mais comme délégué des groupes de Normandie. Les délégués étudiants furent Rivière-Urbach et Lance pour les étudiants collectivistes et Franklin-Bouillon pour la LDE. Les Étudiants collectivistes animaient la propagande au Quartier latin et se manifestaient essentiellement par l’organisation de grandes réunions publiques : le 24 juillet 1893 avec Jaurès, Millerand et Viviani, le 9 juillet 1894 avec Jaurès traitant du « matérialisme économique de Karl Marx », les 12 décembre 1894 et 10 janvier 1895 avec le débat contradictoire entre Jaurès et Lafargue sur « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire ». Deville et Sembat furent également mis à contribution… Le complément naturel de cette activité était de porter avec vivacité la contra- diction dans les réunions adverses. Il fallait cependant éviter les déborde- ments excessifs. Lorsque Georges Séverac, qui faisait partie de l’équipe du Mouvement socialiste fut arrêté en possession d’un coutelas, Longuet se char- gea de la démarche auprès du secrétaire particulier de Waldeck-Rousseau, dont les sympathies socialistes étaient connues, pour « arranger l’aff aire 66 ». Lui dont l’activité était relevée par la police dès le début de 1896 était en eff et devenu rapidement l’homme sur lequel reposait tout le travail d’or- ganisation. Il était « l’âme » (Guernut) du groupe qui réunissait comme 63. Cf. J. Maitron, « Le Groupe des E.S.R.I. de Paris, 1892-1902 », Le Mouvement social, 46, janvier- mars 1964. 64. APP, BA 1527, réunion de la LDE du 14 avril 1899 65. Cf. Y. Cohen, « Avoir vingt ans… », op. cit. 66. Lettre s. d. de Longuet à Paul-Boncour, AN, archives Paul-Boncour 424 AP 6.

27 UN MILITANT INTELLECTUEL

à la Ligue démocratique trente à quarante étudiants dans une petite salle du Quartier latin. Certaines réunions, informelles, étaient sans doute plus conviviales, tels ces thés du vendredi soir où se retrouvaient dans la modeste pension de famille tenue par Élisabeth Renaud les étudiants socialistes de toutes nuances et de toutes origines 67. En tout cas, il est probable que ce fut l’occasion pour Jean Longuet d’y rencontrer sa future épouse. Les eff ectifs étaient limités. Ainsi, lorsque le groupe fut pris dans les remous de l’Aff aire Dreyfus et que sa majorité s’opposa à la direction du parti, fi nalement décidée à ne pas intervenir dans un confl it interne à « la bourgeoisie politicienne et littéraire 68 », la décision de choisir l’autonomie et de rompre avec le POF ne fut prise que par douze voix contre dix et trois abstentions 69. Sans doute, le groupe autonome semble avoir été plus actif que son homonyme orthodoxe, il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas oublier le caractère parfois microscopique de ces aff rontements organisation- nels. Le militantisme quotidien était l’activité de quelques individus, non une pratique sociale fréquente. Ce qui ne signifi ait pas que ces « meneurs » n’exprimassent pas bien davantage que ce qui transparaissait de leurs activi- tés prises au jour le jour. En dehors de l’eff ort habituel de propagande et de débat, Longuet songeait en outre à la création d’une revue mensuelle.

Journaux et revues d’étudiants

Plusieurs tentatives eurent lieu : Le Réveil du Quartier Latin s’annon- çait comme républicain et promettait la collaboration de tous les grands intellectuels dreyfusards. De fait, il pouvait faire fi gure d’organe de la Ligue démocratique avec la participation de De Monzie, Uhry, Th iroux… Edgar Longuet était chargé de la rubrique sur la faculté de médecine. Jean Longuet y signa un petit article consacré aux cabarets et caveaux du Quartier et répondit à une enquête sur l’antisémitisme 70. Ce journal hebdomadaire semble avoir duré à peu près aussi longtemps que l’agitation dreyfusienne et le dernier numéro conservé est daté du 9 novembre 1899. Une relance de La Jeunesse socialiste de Lagardelle fut également envisagée. Son nouveau titre aurait été La Lutte de classes et Longuet était chargé de solliciter des collaborations prestigieuses 71. De son côté, Maxence Roldes avait lancé

67. Cités par J. Longuet, « Élisabeth Renaud », Le Populaire, 17 octobre 1932. Ainsi, Léo Guesde épousa la fi lle d’Élisabeth Renaud et Jean Longuet rencontra Anita Desvaux. 68. Cf. G. Candar, « Jules Guesde, le combat manqué », Mil Neuf Cent, 11, 1993. 69. Le Socialiste, 27 novembre 1898, rapport Arthur, APP Ba/1527, et C. Willard, Les Guesdistes, Éditions sociales, 1968. 70. Le Réveil, 4 juin et 2 juillet 1898. Longuet recommandait le Caveau du cercle, boulevard Saint- Germain, et la Taverne du rire, rue Saint-Jacques. 71. Lettre de Longuet à Plekhanov, 15 mars 1897, et réponse de Plekhanov, 25 mars 1897, CRCEDHC, Fonds Longuet, 7/1/99 et 7/1/88.

28 LA FORMATION

L’Idée socialiste 72 et cité Longuet dans la liste de ses collaborateurs, mais cet autre hebdomadaire, de nuance vaillantiste, ne dura pas trois mois et Jean Longuet n’eut pas l’occasion d’y publier. L’importance des revues dans la vie intellectuelle de la Troisième République n’est plus à démontrer 73. De Monzie a su évoquer avec humour et nostalgie les règles de leur création au Quartier latin : « Une équipe se forme qui se juge une élite. Aussitôt il lui devient indispensable de parler au peuple, elle s’entend avec un imprimeur. L’entente faite, une revue est créée. La loi de nature selon laquelle naissent les revues est immuable et tragi-comique 74. » Aussi, la véritable question qui se pose est celle de l’inscription dans la durée de ces revues par une loi de sélection dont les ressorts relèvent le plus souvent de la ténacité individuelle alliée à la rencontre d’une situation politique.

Un jeune intellectuel socialiste : les revues Par la continuité de son action, par la durée de ses études, Longuet s’agrégea à la catégorie intermédiaire qui reliait les étudiants prolongés aux jeunes intellectuels. On peut sans doute considérer qu’à partir de 1898, non seulement il avait atteint l’âge adulte, mais qu’il bénéfi ciait du statut de responsable politique et de journaliste, comme employé à La Petite République et collaborateur de plusieurs publications. Il n’avait pas pourtant changé fondamentalement de mode de vie, habitant la rive gauche à proxi- mité du Quartier latin et privilégiant le militantisme aux côtés de ses jeunes compagnons. Finalement, et sans originalité excessive, les ruptures essentiel- les pour Longuet intervinrent avec son mariage (1903), la naissance de ses enfants (1901 et 1904), le début même partiel de l’exercice professionnel du métier d’avocat (1908), plus éloigné de la bohème estudiantine que celui de journaliste, et l’installation familiale en banlieue (1911). Pendant toute la période précédente, sa participation à la vie de revues socialistes, souvent animées par des proches, permit de prolonger l’atmosphère et les compagnonnages de la période estudiantine.

Le Devenir social

Jean Longuet n’était pas encore parisien aux temps de la première revue marxiste, l’Ère nouvelle (1893-1894), mais il put participer au Devenir social (1895-1898). Dans le numéro de juin 1898, il publia en eff et un long compte rendu (dix pages) du livre d’Albert Métin sur Le Socialisme en Angleterre paru

72. L’Idée socialiste parut du 10 décembre 1898 au 4 février 1899 et compta 9 numéros, Bibliothèque de l’Arsenal. Fol Jo 1287 bis J. Je remercie Gilles Le Béguec de m’avoir indiqué cette publication. 73. Cf. C. Prochasson, Place et rôle des intellectuels dans le mouvement socialiste 1900-1920, université Paris VIII, 1989 et Les intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Seuil, 1993. 74. A. de Monzie, L’entrée au forum, Albin Michel, 1920, p. 217.

29 UN MILITANT INTELLECTUEL en 1897 chez Alcan. L’auteur et le critique se connaissaient : Albert Métin (1871-1918) était de ces radicaux-socialistes qui avaient animé les premiers temps de la Ligue démocratique des écoles. Normalien, agrégé d’histoire, collaborateur de Léon Bourgeois, il allait devenir un spécialiste des questions sociales, directeur du cabinet de Viviani au ministère du Travail, député du Doubs, rapporteur général du Budget, ministre lui-même75. La discussion de son livre ne pouvait donc se limiter seulement à une controverse érudite. Outre que Longuet était légitimement en mesure de s’estimer compétent sur ce sujet et qu’il bénéfi ciait de l’enseignement direct de sa tante Eleanor, auteur de Th e working Class movement in England, il devait répondre à la question essentielle posée par le livre sur l’organisation politique de la classe ouvrière et ses rapports avec le camp républicain : Quelle confi ance était-il possible d’accorder à l’État ? Longuet se situait ainsi au cœur d’un débat essentiel. Au sein du mouvement ouvrier, les mineurs et les cheminots étaient nettement demandeurs d’une intervention de l’État susceptible de leur apporter par des réformes législatives les améliorations sociales et les libertés syndicales néces- saires. D’où l’appel fréquent en cas de grève à l’intervention de parlemen- taires, voire à l’arbitrage direct des pouvoirs publics. Longuet, qui n’ignorait pas cette situation, craignait le succès de l’eff ort de séduction entrepris par un certain nombre de réformateurs sociaux auprès des milieux ouvriers mili- tants. Ceux-ci pourraient être ainsi détournés du socialisme politique, le seul à vouloir changer l’ensemble du mode de propriété sociale. Le Musée social, fondé en 1895, représentait un agent éventuel de ce nouveau réformisme, mais il en allait de même pour des hommes politiques républicains plus ou moins héritiers de Gambetta qui prenaient la question sociale à bras-le-corps. Avec plus de compréhension et de bienveillance, Longuet reprenait donc les inquiétudes formulées par Sorel lui-même à l’égard du livre de Métin 76 et il prolongeait une part du débat entrepris par Jaurès dans ses articles de la Revue socialiste 77. À la question posée par Métin, « Ou Louis Blanc, ou Kropotkine, il faut choisir », Longuet entendait trouver une réponse marxiste insérée dans une politique concrète et il la cherchait en s’aidant du Sorel de 1897, celui des débuts de l’Aff aire. Longuet ne démentit jamais l’admiration qu’il éprouva alors pour Sorel 78, même s’il désavoua certains moments de son évolution et si lui-même, comme beaucoup d’autres, fut l’objet des acerbes et malveillants propos du solitaire de Boulogne 79.

75. Cf. Joseph Pinard, Actes du colloque Albert Métin, Besançon, 2007, à paraître. 76. Cf. G. Sorel, Réfl exions sur la violence, Rivière, 1908, rééd. Seuil, 1990, p. 117 et 123. 77. J. Jaurès, « L’organisation socialiste », La Revue socialiste, mars 1895 à mai 1896. 78. Par exemple, Le Mouvement socialiste international, op. cit., p. 5 ou encore « Pour l’Égypte oppri- mée » (Georges Sorel « penseur original et profond… essais appréciés par tous les esprits avertis et particulièrement socialistes » etc.), Le Populaire, 27 avril 1920. 79. Les citations abondent : par exemple, « des J. Longuet… nullités qui n’ont rien à perdre », lettre de Sorel à Berth, 19 novembre 1904, Cahiers Georges Sorel, 3, 1985, p. 108.

30 LA FORMATION

Le Mouvement socialiste

De Monzie a conté les débuts du Mouvement socialiste : de même que Diamandi, étudiant roumain fortuné avait fourni les fonds nécessaires au lancement de L’Ère nouvelle, de même Lagardelle, « qui avait quelques économies et du prestige » permit au premier numéro de la nouvelle revue de voir le jour le 15 janvier 1899 80. Jean Jaurès donnait son patronage avec un article symboliquement intitulé « L’unité socialiste ». La revue affi chait ses revendications à une stature de premier plan en s’assurant la collaboration de personnalités du socialisme international : Liebknecht (dans le premier numéro), Vandervelde (neuf fois !), Kautsky (trois fois), Bernstein, Adler, Labriola, Bebel, Iglesias, Rosa Luxemburg, de Brouckère, Hilferding, Ellenbogen, Troelstra, Quelch… pour ne citer que les auteurs de la première année ! Lorsque le Bureau socialiste international se décida d’ailleurs à publier un bulletin international en quatre langues (projet qui n’aboutit que dix ans plus tard), ce fut le Mouvement socialiste qui fut choisi pour son insertion en France, non la Revue socialiste. Les diff érents animateurs des Étudiants collectivistes reçurent chacun une responsabilité ou une rubrique : Rivière-Urbach la chronique sociale, Dramas la situation politique, Henry Bauer la critique littéraire et artisti- que… tandis que Jean Longuet devenait le secrétaire gérant de la revue 81. On pourrait supposer qu’il servit en outre d’intermédiaire pour obtenir la participation d’un certain nombre des dirigeants de l’Internationale socia- liste sollicités. Encore que les dirigeants de la social-démocratie allemande n’avaient pas besoin des bons offi ces d’un jeune militant, qu’ils connais- saient assurément et pouvaient regarder avec sympathie, mais qui n’était encore qu’un étudiant de vingt-deux ans. Ce ne fut d’ailleurs que beaucoup plus tard que les militants, puis les historiens, parlèrent de Jean Longuet comme du « petit-fi ls de Marx ». Pour l’heure, Engels n’était mort que depuis un peu plus de trois ans et vivaient encore une fi lle de Marx, deux de ses gendres et trois petits-fi ls, lesquels pouvaient avoir un carnet d’adres- ses, mais sans pour autant disposer d’un statut particulier, même au sein du Gotha socialiste. Longuet correspondait avec Kautsky, mais Renaudel ou Lagardelle le faisaient également, sans être désavantagés par le moindre prestige socialiste de leur ascendance : à l’occasion, Longuet ne pouvait exprimer que son « ennui » de se voir supplanté par Lagardelle pour un arti- cle sur le mouvement syndical français à paraître dans la Die Neue Zeit 82… Rivalités amicales, qui tournèrent parfois à l’aigre, mais tissèrent aussi des liens durables entre des personnalités aux destinées diverses. La complicité 80. Cf. C. Bouneau, Hubert Lagardelle 1876-1958 : un bourgeois révolutionnaire et son époque, Eurédit, 2000. 81. Cf. M. Dachary-de Flers, Lagardelle et l’équipe du Mouvement socialiste, thèse de 3e cycle, IEP, 1982 et « Le Mouvement socialiste », Cahiers Georges Sorel, 5, 1987. 82. Lettre de Longuet à Kautsky, 19 décembre 1903, IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 88.

31 UN MILITANT INTELLECTUEL juvénile qui se lit dans la longue histoire des aff rontements entre Longuet et Renaudel est un lieu commun des histoires socialistes. Elle ne fut pas la seule. C’est tout un milieu d’étudiants socialistes, parmi lesquels se déga- geait un petit groupe originaire de Normandie, qui, du Mouvement socialiste aux allemanistes ou à la gauche du PSF dans les années 1900, demande- rait à être perçu dans sa totalité. Concernant le seul Longuet, il faudrait au moins citer Philippe Landrieu, venu du Havre comme Renaudel, qui signait dans la revue sous le nom de Louis Bosquet. Chimiste, préparateur au Collège de France où il travailla avec Berthelot et Langevin, il fut non seulement un appui fi dèle de Longuet au sein de L’Humanité qu’il adminis- tra effi cacement de 1905 à 1923, mais aussi un de ceux qui contribuèrent à lui montrer l’intérêt des réalisations coopératives. Il en fut de même du docteur Albert Fauquet, ami de Landrieu depuis le lycée, cofondateur avec celui-ci et Mauss de la boulangerie socialiste de la rue Barrault et inspec- teur du travail après 1905 83. Les reportages de Longuet sur le Magasin de gros des coopératives ou sur les expériences belges et scandinaves dans ce domaine trouvent probablement leurs origines dans les échanges internes à ce petit milieu. De même, sa culture juridique, son attachement aux droits des victimes, ne put que gagner à l’amitié qui l’unit à Jules Uhry, lui aussi avocat et qui devint rédacteur judiciaire de L’Humanité 84. Les fonctions de Jean Longuet au sein de l’équipe du Mouvement socia- liste étaient avant tout celles d’un organisateur. La question de ses qualités en ce domaine se posa pour d’autres organes de presse, mais, en ce qui concerne cette revue, manquent les sources qui permettraient de fonder un jugement. Il est toujours permis de répéter le verdict d’Andler sur « la nonchalance d’Hubert Lagardelle et de Jean Longuet », mais celui-ci, émis trente ans après les faits, ne prouve rien, sinon qu’il confi rme l’antipathie prononcée du germaniste pour son voisin de banlieue 85. Le point de vue de l’historienne de la revue, Marion de Flers, est d’ailleurs tout à fait diff érent puisqu’elle note que Longuet est jusqu’en 1901 « le soutien le plus actif et le plus présent de Lagardelle ». Il serait oiseux de s’appesantir à l’excès sur les conditions d’une bonne gestion : Le Mouvement socialiste ne dépassa jamais les sept cents abonnés, et, comme toute revue de ce type, ne pouvait survivre qu’avec la volonté et la disponibilité de son directeur et éventuel- lement de ses collaborateurs, ce qui ne peut s’analyser en termes marchands ou selon les critères d’ordre et de ponctualité d’un professeur au Collège de

83. Fauquet fut l’adjoint de Simiand à la direction du Travail et des assurances sociales en Alsace- Lorraine après 1919, puis directeur des Services de la coopération au Bureau international du travail. 84. Uhry devint après la guerre maire et député de Creil et resta jusqu’à sa mort en bons termes avec Longuet. 85. Cf. C. Andler, La Vie de Lucien Herr, Rieder, 1932, rééd. Maspero, 1977, p. 191. Ce livre et la Correspondance entre Charles Andler et Lucien Herr, Presses de l’École normale supérieure, 1992, abondent en remarques acides contre Longuet.

32 LA FORMATION

France, depuis longtemps éloigné des pratiques militantes, ou même ceux du perpétuel acrimonieux qu’était l’ancien ingénieur Sorel. La participation rédactionnelle de Longuet se cantonna dans un domaine bien précis : le compte rendu. Documentaliste du mouvement socialiste, convaincu de l’importance des organisations et de toutes les formes de la vie institutionnelle, Longuet fut le spécialiste des congrès. Il rendit compte de ceux de l’unité socialiste à Japy et à Wagram, du POF guesdiste, des Trade Unions britanniques et de la Fédération américaine du travail. Son autre spécialité allait devenir l’analyse électorale : les élections législatives de 1902 lui permirent de publier deux grands articles, « Les élec- tions », « Les tendances du socialisme français et leurs forces électorales ». Il alimenta également la partie bibliographique, notamment en rendant compte de revues anglo-saxonnes et traduisit de l’anglais deux articles : « La situation politique et sociale au Japon » par Katayama et « La crise socialiste en Europe » par Hyndman. Christophe Prochasson a caractérisé cette attitude comme celle d’un militant intellectuel précisant : « On ne trouve pas d’articles théoriques, mais de longs comptes rendus de congrès où Longuet ne prenait que bien rarement position 86. » Si ces articles de compte rendu étaient bien informatifs comme ils le devaient par défi nition, Longuet ne se faisait pas faute de prendre position. En fait se retrouve le parallèle esquissé par Guernut entre de Monzie « qui avait le verbe plus large » et les « phrases brèves, claires, précises à la Jean Longuet » : Longuet ne fut jamais, sauf exception, un styliste ou un orateur aux belles périodes. Le lire ou le relire ne mobilise guère le plaisir du texte, mais il retient l’at- tention par le sérieux de l’information, souvent agrémenté du sens de la formule journalistique. Son compte rendu des Congrès ouvriers en France de Léon de Seilhac 87 témoigne d’une rigueur dans l’analyse peu commune : est-il indiff érent que toutes les critiques ou réserves qu’il apporte à l’ouvrage se trouvent aujourd’hui confi rmées par l’historiographie dominante du sujet ? L’importance de l’année 1893, l’atmosphère de messianisme révo- lutionnaire des années 90, le dynamisme en 1900 des Bourses du travail : autant de remarques qui indiquent la sûreté du jugement.

La Revue socialiste

Les rapports de Jean Longuet avec La Revue socialiste ne furent jamais comparables à ceux qui le lièrent au Mouvement socialiste. Cofondateur à vingt-deux ans de la seconde, il n’eut avec la première que des rela- tions épisodiques et, somme toute, distantes. Même lorsqu’il relança avec L.O. Frossard une Nouvelle Revue socialiste en 1925, sa déclaration-mani-

86. C. Prochasson, « Jean Longuet intellectuel militant ou intellectuel militant ? », op. cit., p. 19. 87. Le Mouvement socialiste, 1er avril 1900.

33 UN MILITANT INTELLECTUEL feste ne comporta aucune allusion à la vieille revue fondée par Malon 88. Au contraire, c’est la revue créée avec Lagardelle qu’il aimait évoquer comme modèle. Pourtant, il n’avait pas ignoré La Revue socialiste au temps où celle- ci était dirigée par Rouanet, lui aussi proche de Jaurès, puis par Fournière, ami de son père et ancien député de Guise où Longuet chercha à son tour à s’implanter. Les articles qu’il donna alors à la revue concernaient le socialisme américain. Peu avant sa rupture défi nitive avec le Mouvement socialiste, il avait publié dans La Revue socialiste une vaste enquête, très documentée, sur la grève des mineurs de Pennsylvanie dans les numéros 216 et 217 (décembre 1902 et janvier 1903). Il utilisa ensuite la forme du long compte rendu pour traiter de l’Histoire du socialisme aux États-Unis de Morris Hillquit (n° 234, juin 1904) puis du roman Jungle 89 d’Upton Sinclair (n° 264, décembre 1906). La conception du socialisme qui s’en dégage révèle bien des aspects religieux jugés représentatifs du mouvement anglo-saxon. Dans l’analyse du roman d’Upton Sinclair, la « foi nouvelle », littéralement défi nie comme une doctrine de « rédemption », régénère le héros qui avait atteint « le dernier degré de la dégradation pour un prolé- taire », puisqu’il était devenu un « jaune » et « avait trahi sa classe ». Si Longuet rapprochait le style de Sinclair de celui de Zola, il notait avec satisfaction que son inspiration était nettement celle du socialisme moderne de Marx. Avec la Russie, les États-Unis lui apparaissaient comme le pays le plus porteur des espérances révolutionnaires des années 1900. Il n’hésitait pas à esquisser quelques parallèles avec la situation française : le parti de De Léon se condamnait par sectarisme à l’impuissance et le succès passait par un rassemblement unitaire, aidé par un leader charismatique. Le Jaurès américain était Debs, dirigeant syndical des cheminots et candidat des socialistes à toutes les élections présidentielles de 1900 à 1920. L’absence du nom de Longuet dans les sommaires de La Revue socialiste après 1906 ne peut naturellement être attribuée au hasard. Face au socia- lisme unifi é, le nouveau directeur, Fournière, entendait conserver toute son indépendance 90. Andler, après il est vrai la vive polémique qui l’op- posa à Jaurès et à L’Humanité, lui conseillait ainsi de ne pas tolérer que le « parti mette la main sur la revue » et de préserver « la libre critique » des interventions d’un « caporal tel Renaudel 91 ». Pour ce faire, Fournière avait recherché des fi nancements indépendants, quémandant en vain l’appui des Reinach 92. Finalement, il avait dû organiser sa succession en faveur d’Albert Th omas, SFIO et « jauressiste » lui aussi, mais représentant un autre milieu, une autre génération, une autre manière que celle de Longuet.

88. La Nouvelle Revue socialiste, 15 décembre 1925. 89. Jungle venait d’être donné en feuilleton dans L’Humanité. 90. Cf. M. Rebérioux, « La Revue socialiste », Cahiers Georges Sorel, 5, 1987. 91. Lettre d’Andler à Fournière, novembre 1913, IFHS, Fonds Fournière, 14 AS 181. 92. Lettre de Dick May à Fournière, s. d., IFHS, Fonds Fournière, 14 AS 181.

34 LA FORMATION

La Vie socialiste

Cette petite revue 93 avait adopté une couverture de couleur rouge vif qui s’opposait au jaune du Mouvement socialiste. Longuet n’était pas le seul ancien compagnon de Lagardelle à s’y retrouver : Buré, Fauquet, Landrieu, Révelin, Uhry l’accompagnaient sous la houlette de Pressensé, personnalité dreyfusarde incontestable et depuis peu président de la Ligue des droits de l’homme 94. Apparemment, La Vie socialiste n’était pas de mauvaise facture puisqu’elle mérita quelques compliments du diffi cile Georges Sorel : « [La Vie socialiste] est faite avec plus d’adresse que je pensais ; décidément, Longuet est un vrai marchand de cidre ; elle s’adresse au même public que le Mouvement et lui fait des avances très caractérisées ; les ouvriers ne verront que du feu à la diff érence qui existe entre les deux revues. Je suis persuadé que vous perdrez beaucoup d’abonnés 95. » La principale raison toutefois de ce demi-éloge était de permettre par comparaison une nouvelle critique de Lagardelle et de ses amis… Pierre Renaudel assurait les fonctions de secrétaire de rédaction et on sait qu’il reprendra le titre de La Vie socialiste pour son bulletin de tendance après la guerre. La Vie socialiste était organisée sur des bases clairement politiques : elle regroupait l’aile gauche du PSF de Jaurès, celle qui entendait bien faire pression pour que se réalise l’unité socialiste annoncée à Amsterdam. C’est ce qui expliquait l’importance, en nombre, des correspondants départemen- taux (seize) et du fait que leurs noms fussent mis en évidence : il s’agissait de structurer une tendance plus que de faire vivre une revue d’idées 96. L’ancien guesdiste Calixte Camelle pour la Gironde, Marius Moutet pour le Rhône, Nadi dans la Drôme, Poisson en Basse-Normandie, Parassols en Auvergne : plusieurs cadres importants de la SFIO à naître étaient ainsi désignés comme militants de référence pour équilibrer le poids des élus PSF rétifs à l’unité. La vie de la revue fut brève : dix-neuf numéros de novembre 1904 à août 1905 et son rayonnement en dehors de la sphère militante certainement limité. L’unité réalisée, la raison d’être du regroupe- ment disparaissait par la même occasion alors que cette revue ne disposait pas d’une personnalité en mesure de l’animer. Pressensé se devait à la Ligue des droits de l’homme, Renaudel à L’Humanité et Longuet ne manifesta pas d’intention particulière. Il ne souhaitait sans doute pas apparaître en

93. Cf. G. Candar, « La Vie socialiste. Une revue jauréssiste ? », Cahiers Jaurès, 146, oct.-déc. 1997. 94. Cf. R. Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme. Un intellectuel au combat, Presses universitaires de Rennes, 2004. 95. Lettre de Sorel à Berth, 11 novembre 1904, Cahiers Georges Sorel, 3, 1985, p. 105. 96. L’intention n’était naturellement pas explicite : Renaudel soulignait auprès de Kautsky la présence d’Émile Dumas, membre du PSDF, elle n’était cependant pas absente d’un premier projet présenté à Kautsky par Longuet dans une lettre du 28 septembre 1903 : « Nous allons avoir un organe de notre tendance, journal hebdomadaire soutenu par douze ou quinze fédérations et dans lequel je vais m’eff orcer de faire pénétrer jusqu’à la masse de ces militants les idées marxistes », (IIHS, Fonds Kautsky, D XVI 86).

35 UN MILITANT INTELLECTUEL compétiteur déclaré de son ancien ami Lagardelle, ni gêner la Revue socia- liste dirigée par Fournière. Il ne disposait peut-être pas non plus des fonds ou du temps nécessaires. Toujours est-il qu’il semble avoir limité son inves- tissement personnel au sein de cette revue. La collaboration de Longuet à La Vie socialiste fut semblable à celle qu’il donna au Mouvement socialiste : une analyse précise du congrès d’Amster- dam qui mettait en valeur une tendance centriste, « réformiste révolution- naire » disait-il, à laquelle il se rattachait et qu’il opposait aux « possibilistes de gauche » et aux « impossibilistes de droite », des informations sur les élections en Italie et des comptes rendus, notamment de la presse anglo- saxonne, mais aussi de revues françaises peu connues (L’Œuvre nouvelle) et une longue analyse de l’Histoire du mouvement social en France (1852- 1902) de Georges Weill. Une prédilection pour la vie institutionnelle du mouvement ouvrier, mais aussi une absence de sectarisme, caractérisaient ces informations : Longuet citait Les Temps nouveaux et saluait les nobles esprits Reclus et Kropotkine, « honneur de la grande famille révolutionnaire internationale 97 ». En revanche, une critique implicite évidente de Jaurès, sans que celui-ci fût cité dans l’article : Longuet condamnait formellement la pratique du duel et demandait aux militants d’origine bourgeoise de se « déclasser » en rejoignant les militants ouvriers dans leur refus. Il escomptait que l’unité, par un contrôle du parti, assurerait le respect de cette règle que se préparait à violer Jaurès 98, non sans hésitation ni mauvaise conscience, et pour la dernière fois. Signe que le parti, son organisation, sont bien alors conçus comme le moyen de promouvoir une culture militante renouvelée dans la vie politique française, y compris à l’intérieur du monde socialiste. Enfi n, Longuet servit de correspondant et de relais auprès des grands noms du SPD, de manière plus affi rmée, semble-t-il, que pour les débuts du Mouvement socialiste, mais non sans diffi culté 99 et sans pouvoir prétendre à un monopole puisque Renaudel correspondait également avec Kautsky. À vrai dire, la période de formation était alors achevée pour Longuet. Il approchait de la trentaine, ses études étaient terminées, il était marié, père de deux enfants, venait de perdre son propre père, unique parent depuis longtemps, et il avait commencé sa carrière de journaliste et de dirigeant politique. Ce qu’il avait acquis auparavant devait déterminer une bonne part de son parcours : il disposait d’une solide instruction, grâce au lycée, à l’université et à son milieu familial un peu particulier qui lui avait off ert une bonne possibilité de savoir l’anglais, de connaître quelques données de base du marxisme et surtout de disposer d’une ouverture au monde

97. La Vie socialiste, 20 juillet 1905. 98. Jean Longuet, « À propos du duel », La Vie socialiste, 20 novembre 1904. Sur le sujet, cf. J.- N. Jean- neney, Le Duel, A. Colin, 2004. 99. Lettre de Kautsky à Longuet, 16 décembre 1904, CRCEDHC, Fonds Longuet. Kautsky acceptait le principe de sa collaboration, mais il laissait au Mouvement socialiste priorité et préférence.

36 LA FORMATION exceptionnelle. Non seulement, il apprit peu à peu à être bilingue, mais il fréquenta dès son plus jeune âge des personnalités aux origines nationales les plus diverses et il prit l’habitude de se considérer concerné par tout ce qui se passait dans le monde : sa devise allait être le « rien de ce qui est humain ne m’est étranger » de Térence. La Commune, mais aussi la liberté de la Pologne, celle de l’Irlande, furent les objets de ses récits d’enfance un peu enchantés qui le marquèrent longtemps, prolongeant ses lectures préférées, de Walter Scott à Augustin Th ierry. Enfi n, son capital de rela- tions internationales, réel et potentiel, lui donnait une certaine aisance à se mouvoir dans le monde. Ses diplômes auraient pu lui donner un statut d’intellectuel, mais lui- même ne se défi nissait pas comme tel. Dès le lycée, il avait choisi de privilé- gier l’activité militante. Comme il l’écrira à l’extrême fi n de sa vie à son ami Paulhan, cela correspondait à son tempérament batailleur. Ces choix dessi- naient un champ de possibles : il n’était pas étonnant que Longuet privi- légiât le mouvement ouvrier international comme objet d’études, qu’il le conçût comme une immense famille où les masses ouvrières étaient guidées par des dirigeants éprouvés au passé glorieux, qui se connaissaient entre eux et constituaient une sorte de noblesse militante. Il se souviendra du mot de son ami Liebknecht : « Noblesse oblige ». Pour lui, durablement, le mouvement, ce sont les partis, les syndicats, les coopératives, leurs résultats électoraux, d’adhésions, de diff usion de la presse, les dirigeants… Il faudra que vienne le temps des choix complexes pour voir Longuet s’aff ranchir, dans une certaine mesure seulement, de cette vision organisationnelle du mouvement socialiste et syndical. Ce qui humanisait cette vision, empêcha sans doute Longuet de devenir une commode illustration au service d’un parti ou d’une Internationale, fut son sens de l’humanité vivante. Ses études d’histoire et de droit, son apparentement avec des personnalités histori- ques, ne l’amenèrent pas à révérer la force, le succès, la victoire en tant que tels. Son père avait été un vaincu. Il fut tôt habitué aux divergences de visions du monde, entre son père au socialisme indépendant, son oncle et ses tantes maternelles défenseurs du marxisme avec intransigeance, sa tante religieuse… Il choisit globalement le camp de son parrain, Engels, mais en comprenant toujours que d’autres choix pouvaient exister et, surtout, en l’associant à sa formation de jeune Français de la fi n du xixe siècle : l’histoire et la société se constituaient de faits qu’il fallait identifi er et défi - nir, cela supposait le respect de règles méthodiques et scientifi ques, donc aussi le goût de la vérité, de la libre discussion des preuves, la conviction que le discours ne pouvait s’imposer au monde, mais devait en respecter les règles d’évolution… Comme l’écrivit Waldeck-Rousseau dans un arti- cle resté fameux, « être républicain », c’était avant tout être un « partisan résolu, irréductible de la liberté d’examen », et Longuet, comme son père, comme tout le socialisme français de l’époque était avant tout républicain.

37 UN MILITANT INTELLECTUEL

Ce climat moral et intellectuel ne présida pas seulement à la formation de la conscience politique de Longuet, il donne aussi les principales clefs de son comportement ultérieur. Fils d’apparence obéissant, Longuet en fait obéissait tant qu’il le jugeait bon. Dès que son libre examen lui dictait un autre choix, il savait s’opposer. Comme le dira Dunois à ses obsèques : « il pliait, mais ne rompait pas. Modéré, mais inébranlable ».

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