Jean Longuet Ne Put Jamais Oublier Qu’Il Était Le Petit-fi Ls De Marx
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Chapitre I La formation Le roman familial Jean Longuet ne put jamais oublier qu’il était le petit-fi ls de Marx. « Quart-de-boche » pour l’Action française pendant la guerre, il subit aussi les moqueries du professeur Charles Andler : « Le petit Longuet considère Marx comme un capital qu’il faut se transmettre et que les descendants de Marx ont à gérer 1. » Il dut aussi sentir l’attente et la curiosité, même confi ante, nées de cette prestigieuse ascendance. Il est presque rare de ne pas voir Longuet dans un discours ou un article s’excuser de ne pas être l’égal de ses illustres prédécesseurs, Marx bien sûr, mais aussi Engels, Guesde ou Jaurès, ses parents spirituels. À cet égard, l’angoisse et le poids de l’héritage à assumer que relève Michelle Perrot pour les fi lles de Marx 2 ne furent pas réservés au genre féminin. De cette première condition découle sans doute l’inaptitude fondamentale de Longuet à occuper une place de chef : il reste un fi ls, pas forcément soumis, capable de décider s’il obéit ou non au « père », que celui-ci soit Guesde, Jaurès ou Blum, mais il est incontestable que sa personnalité ne fut jamais de celles qui s’épanouissent à se vivre en maîtres dominateurs et dispensateurs. Parents Pour parodier une formule célèbre, si Longuet était petit-fi ls de Marx par sa mère, il descendait également d’une excellente famille du côté paternel. Charles Longuet (1839-1903), issu d’une famille bourgeoise de la région de Caen, fi ls de bonnetier et frère d’une religieuse bénédictine 3, était devenu sous le Second Empire un journaliste d’opposition réputé. Membre de 1. Lettre d’Andler à Marie Allart, IFHS, Fonds Andler, 14 AS 188. 2. Cf. Les Filles de Marx, Lettres inédites, introduction de Michelle Perrot, déchiff rage, traduction, présentation et notes d’Olga Meier, notes de Michel Trebitsch, Albin Michel, coll. « Bottigelli » 1979. 3. Selon Longuet, ce grand-père était « catholique et royaliste », cf. J. Longuet, « Pour répondre à des calomniateurs », Le Populaire, 27 octobre 1918 et R.-J. Longuet, Karl Marx mon arrière-grand-père, Stock, 1977, p. 217. 15 UN MILITANT INTELLECTUEL l’Association internationale des travailleurs et de son conseil général, il participa activement à la Commune. Rédacteur en chef du Journal offi ciel, élu membre du Conseil de la Commune par le XVIe arrondissement aux élections complémentaires du 16 avril, il appartenait à la minorité comme Vallès et Varlin. Après la Semaine sanglante, il se réfugia à Londres 4 où il retrouva Marx et sa famille, qu’il connaissait depuis 1865. On sait qu’une des trois fi lles de Marx, Laura (1845-1911), avait déjà épousé le 2 avril 1868 un Français, Paul Lafargue. Celui-ci, malgré les réticences ou les agacements de son beau-père, devint à son retour d’exil un des principaux introducteurs du marxisme en France, dirigeant renommé du Parti ouvrier, et il entretint une correspondance fournie avec les leaders socialistes internationaux. Le parcours de Charles Longuet fut diff érent, malgré la similitude que semblait indiquer la fameuse apostrophe de Marx : « Longuet, dernier proudhonien et Lafargue, dernier bakouniniste. Que le diable les emporte 5 ! » Son épouse, prématurément disparue, ne joua pas le rôle politique de ses sœurs. Longuet lui-même revendiqua toujours une pleine indépendance, non seulement « d’esprit » comme son beau-frère, mais même de pensée. Lorsqu’il polémi- quait avec les marxistes du Parti ouvrier au moment de l’aff aire Dreyfus, il se plaisait à reprendre la formule connue de Marx : « Toujours est-il que moi je ne suis pas marxiste. » Et à la mettre en regard d’une phrase similaire de Proudhon dont on le disait si proche : « On me dit qu’il y a, je ne sais où, des gens qui se disent proudhoniens. Ce doit être des imbéciles 6. » Son épouse, Jenny Caroline, fi lle aînée de Karl et Jenny Marx, était née le 1er mai 1844 à Paris. Le français avait donc été sa langue maternelle, puisque les Marx, après leur expulsion de France (février 1845), résidèrent à Bruxelles jusqu’en mars 1848. Ils furent d’ailleurs à nouveau parisiens en mars-avril 1848 et en juillet-août 1849. Même si elle apprit vite l’anglais, Jenny le désapprit assez pour que son accent et ses fautes fussent un sujet de plaisanteries familiales. Elle se fi ança avec Charles Longuet, exilé à Londres, en mars 1872, avec un assentiment familial plus marqué, semble-t-il, que celui dont avait bénéfi cié Laura pour Lafargue 7, sans parler naturellement du refus obstiné de Marx à approuver une union entre sa troisième fi lle et Lissagaray. Ils se marièrent à Saint-Pancras le 9 octobre 1872 avec comme témoins Friedrich Engels et Albert Th eisz. Charles Longuet partit pour Oxford où il aurait souhaité gagner sa vie comme professeur libre de fran- çais. Cette tentative échoua et les Longuet revinrent à Londres. En dehors 4. Aidé par le docteur Gustave Dourlen, ami de Clemenceau, par des frères hospitaliers de Saint-Jean de Dieu et par un prêtre, cf. R.-J. Longuet, Karl Marx…, op. cit., p. 222. 5. Lettre de Marx à Engels, 11 novembre 1882. 6. Préface de Charles Longuet, datée du 2 décembre 1900, à La Guerre civile en France, G. Jacques, 1901. 7. Cf. J. Girault, Introduction à Paul Lafargue, Textes choisis, « Les classiques du peuple », Éditions sociales, 1970 ; Y. Kapp, Eleanor Chronique familiale des Marx, Éditions sociales, 1980 et Les Filles de Karl Marx, op. cit. Ces ouvrages fournissent l’essentiel des informations contenues dans ce paragraphe. 16 LA FORMATION de la pension que lui versait sa mère, Charles Longuet put compter, grâce à la recommandation d’Edgar Quinet, sur un traitement de 182 livres par an à partir de décembre 1874. Il fut en eff et nommé assistant de français au Kings College de Londres où il enseigna jusqu’en novembre 1880. Un premier enfant, né le 2 septembre 1873, Charles Félicien, mourut de gastro-entérite le 20 juillet 1874. Le 10 mai 1876 naquit Frédéric Jean Florent Longuet, surnommé Johnny par sa famille maternelle. Son parrain, laïque, était Friedrich Engels. Un frère cadet, Harry, fragile et souvent malade, le suivit le 4 juillet 1878, avant de mourir le 21 mars 1883 et d’être enterré à Highgate avec son grand-père Karl Marx, décédé le 14 mars 1883. Les autres enfants vécurent davantage : Edgar, né le 17 août 1879, surnommé Wolf, toujours très attaché à son frère, devint médecin et joua un rôle dans le mouvement socialiste 8. Il fut conseiller municipal puis maire adjoint d’Alfortville entre 1912 et 1925 et resta lui aussi à la SFIO. Membre du Parti communiste après la Libération, il mourut en 1950. Marcel Charles (1881-1949), surnommé Par chez les Marx, devint jour- naliste, épris de littérature 9, protégé par Clemenceau qui le fi t travailler à L’Aurore , puis au Journal. Il ne semble pas avoir conservé de relations très suivies avec son frère Jean. Enfi n, le dernier des enfants fut une fi lle, Jenny, surnommée Mémé (1882-1952), qui fut professeur de piano. Une union féconde donc. Heureuse ? La question, de toute façon insoluble, ne se pose pas ici. Il est simplement plaisant de noter le passage connu de la lettre de consolation de Jenny à sa sœur Eleanor : « Je sens que tu as agi pour le mieux, tu as eu raison de rompre tes fi ançailles. Je n’en veux pas à Lissagaray, mais je sais que tu n’aurais jamais pu être heureuse avec lui. Les maris français ne valent pas grand-chose dans le meilleur des cas et dans le pire, ma foi, moins on en parle, mieux cela vaut 10. » Charles Longuet rentra en France après le vote de la loi d’amnistie en novembre 1880. Sa femme et ses enfants le suivirent en février 1881. La famille s’installa à Argenteuil, au 11 boulevard Th iers 11. Au cours de ses voyages en France, Marx y résida en juillet-août 1881, en février et en septembre 1882. L’insuffi sance des ressources fi nancières, le nombre d’en- fants, la mauvaise santé de Jenny, aff aiblie par ses six accouchements en neuf ans et qui devait mourir d’un cancer le 11 janvier 1883, rendaient diffi cile la vie familiale. Johnny fut confi é à sa tante Eleanor et repartit pour Londres en août 1882. La correspondance familiale laisse penser que son instruction fut plus soignée 12. Eleanor l’emmena accompagner Marx pour les dernières 8. Contrairement à son frère, il appartint jusqu’à la guerre à la tendance guesdiste. Mobilisé en 1914, il fut décoré de la Légion d’honneur et obtint sept citations, cf. texte tapuscrit d’Edgar Longuet, OURS, archives Lebey. 9. Rédacteur en chef de la revue L’Idée, admirateur de Villiers de L’Isle-Adam. 10. Lettre de Jenny à Eleanor Marx, 7 mars 1882, IIHS. 11. Devenu le boulevard Karl-Marx en 1936. 12. Ainsi, Jean ne fréquentait plus l’école depuis février 1882, en raison d’un projet toujours diff éré de vacances. 17 UN MILITANT INTELLECTUEL vacances de celui-ci, à Ventnor, dans l’île de Wight, en novembre 1882. Après la mort de son grand-père et de son petit frère Harry, Johnny fut ramené fi n avril 1883 à Argenteuil par Hélène Demuth, la fi dèle employée. Il garda toujours un grand attachement à sa tante Eleanor qu’il retrouva au cours de ses vacances fréquemment passées en Angleterre. C’est ainsi qu’il se trouvait avec elle chez Engels en janvier 1886 13 et à nouveau en 1891.