OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société

Enjeux et usages sociaux de l’espace bidonvillois Agudal Jaouad Doctorant, FLSH, Mohammedia-Casablanca, Maroc C.E.D: Espaces, Sociétés et Cultures. F.D : la sociologie des mutations sociales et développement.

Introduction

Au Maroc, la colonisation a changé profondément la configuration de la ville traditionnelle. Avant le protectorat (1912-1956), la population marocaine était majoritairement rurale et les principales villes étaient peu peuplées1. À partir des années1930 et 1942 la population des villes s’accroît considérablement à cause de l’exode rural. Devant des flux migratoires intensifs, la médina, principale forme urbaine précoloniale, se trouve incapable d’absorber les nouveaux citadins. Ainsi, apparaissent des bidonvilles et avec eux des nouvelles logiques d’occupation de l’espace de la ville.

L’occupation de l’espace urbain de la ville à l’époque coloniale suit des logiques différentes. Si les villes nouvelles font objet d’une politique urbanistique et architecturale bien définie, les médinas et les bidonvilles se développent à la marge des normes établies2. Pour la médina, l’attitude des pouvoirs coloniaux est justifiée par la nécessité de respecter l’éthos des populations autochtones/musulmanes3. L’objectif est seulement d’empêcher sa croissance4. Quant aux bidonvilles, l’action

1 Montagne, R. Révolution au Maroc. Rabat : Université Mohammed V-Agdal. Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 2015 2 L’aménagement des nouveaux espaces en faveur des citadins marocains n’a eu lieu qu’à partir de 1946 avec l’architecte Michel Ecochard. 3Cette politique s’inscrit dans le sillage de la politique générale adoptée par le résident général Luis Hubert Gonzalve Lyautey. Selon cette conception, il vaut mieux respecter les traditions et les coutumes des populations autochtones dans les différents aspects de la vie, y compris l’aménagement. Voir dans ce cadre Rachik, A. Ville et pouvoirs au Maroc. Casablanca : Editions Afrique Orient, 1995 4 Khatibi, A. Chemins de traverse : essais sociologiques. Rabat : université Mohammed V-Agdal. Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 2002 1

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société des autorités coloniales consiste à organiser uniquement leur expansion et non pas leur éradication5.

Au lendemain de l’indépendance (1956), l’’Etat marocain redéfinit sa politique à l’égard des bidonvilles suite aux émeutes urbaines qu’a connues plusieurs villes. Les émeutes de 1981, 1984, 1990 ont poussé les pouvoirs publics à revoir profondément la politique et la planification urbaine6. Dans ce contexte socio-politique tendu, les Programmes de Développement Urbain (PDU) sont adoptés. Ils ciblent trois villes: Rabat, Kenitra et Meknès.

Ces programmes conçus pour restructurer in situ et réhabiliter les bidonvilles avaient des effets indésirables: la création d’autres poches de bidonvilles, le morcellement des baraques pour que les membres du ménage bénéficient des titres fonciers ou pour vendre les baraques aménagées à une clientèle de plus en plus croissante. Les pouvoirs publics se trouvent alors incapables de contrôler cette dynamique et revoient à chaque fois leurs modalités d’action et le nombre des ménages attributaires.

Nous montrerons, dans cet article, comment l’articulation des dynamiques globales et des locales restructure la configuration des enjeux à l’échelle d’un bidonville situé à la périphérie de la ville de Meknès. Par l’analyse des modalités d’occupation et d’appropriation de l’espace bidonvillois, nous montrerons comment l’ordre social établi fait objet de contestation, de manipulation et de redéfinition permanente de la part des acteurs sociaux.

La situation géographique du bidonville Nzala Raddaya

5 Benzakour, S. Essai sur la politique urbaine au Maroc 1912-1975.Casablanca : Les éditions maghrébines, 1978, p. 95 6 Rachik, A., op. cit. 2

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Nzala

Source : goolemaps : 28.03.2015

1. Dynamique de l’action publique et dynamique de l’espace bidonvillois

Au lendemain de l’indépendance, les bidonvilles préoccupent manifestement les pouvoirs publics. La fin des années 1970 atteste de l’émergence d’une action publique claire à l’égard de ces territoires. Dans le cadre d’un partenariat entre les pouvoirs publics et la Banque Mondiale trois PDU furent mis en place7.L’objectif fut la restructuration in situ et la réhabilitation des bidonvilles ciblés. La volonté d’éradiquer les bidonvilles fut renforcée avec la création de l’Agence Nationale de lutte contre l’Habitat insalubre (1984) et la mise en place du gouvernement de l’alternance (1998-2002)8. Cette tendance se renforce par l’adoption du Plan National de lutte contre l’Habitat Insalubre (2001), du Programme Villes sans Bidonvilles (2004) et de l’Initiative Nationale de Développement Humain (2005).

Malgré les efforts déployés pour éradiquer les bidonvilles, ces derniers persistent dans bien de villes. Le Programme Villes sans Bidonvilles (PVB) avait pour but leur éradication à l’horizon de 2010. Il vise à fournir un logement décent aux 270.000 ménages bidonvillois. Ce nombre atteint, après actualisation, 380.714 ménages. Sur un total de 85 villes concernées, seulement 55 villes sont déclarées villes sans bidonvilles. Les dynamiques propres à ces territoires constituent, entre autres, les principaux facteurs explicatifs des retards enregistrés. Les baraques émergent ici et là et le nombre de ménages bidonvillois suit la même cadence. Ainsi, un programme

7Dans ce cadre, trois Projets de Développement Urbain ont été mis en place dans : douar Douma à Rabat, Saknia à Kenitra et Bordj Moulay Omar et Sidi Baba à Meknès. 8 Navez-Bouchanine, F, dir. Effets sociaux des politiques urbaines. L’entre-deux des politiques institutionnelles et des dynamiques sociales. Paris : Editions Karthala, 2012 3

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société censé éradiquer les bidonvilles produit paradoxalement des effets émergents9. Il nourrit chez des catégories sociales démunies, et parfois chez des catégories moyennes, l’espoir d’accéder à la propriété du logement.

La ville de Meknès figure parmi les premières villes marocaines touchées par les bidonvilles. Depuis les années 1930 ces derniers ne cessent de gagner l’espace urbaine de la ville. Si le principal bidonville, Borj Moulay Omar, a fait objet des tentatives de recasement depuis, une politique plus claire n’a été formulée à l’égard des bidonvilles de Meknès qu’en 1980. Deux bidonvilles furent ciblés par le PDU: Borj Moulay Omar et Sidi Baba. Ces deux bidonvilles regroupent à eux seuls 42. 197 habitants sur une population bidonvilloise totale de 69. 997 habitants. Ce programme ambitieux n’a pas pu résorber tous les bidonvilles de la ville. Il a même encouragé l’émergence des petits et moyens bidonvilles. Pour cette raison, les pouvoirs publics ont adopté en 1990 un autre projet pour recaser et reloger les habitants de ces bidonvilles. Il s’agit de l’opération Marjane. Lors de son inauguration en 1992, le roi Hassan II a affirmé que cette opération doit éradiquer définitivement les bidonvilles de la ville ismaïlienne (Meknès). Cette opération avait comme objectif le recasement et le relogement de 4031 ménages.

Bidonvilles existants avant l’opération Marjane

Source : évaluation des politiques publiques en matière de résorption de l’habitat insalubre : le cas de Meknès (p.56)

Après cette opération le nombre des bidonvilles dans la ville a été réduit significativement sans qu’ils disparaissent définitivement.

9 Boudon, R. 2004. La place du désordre. Paris : Quadrige : puf, 2004 4

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société Bidonvilles existants après l’opération Marjane

Source : évaluation des politiques publiques en matière de résorption de l’habitat insalubre: le cas de Meknès (p. 68)

Dans le cadre du PVB, le contrat de la ville a concerné les trois communes urbaines de la ville : Meknès, et . L’objectif est l’éradication des bidonvilles à l’horizon de 2006. Le nombre total des ménages concernés est 7110 environ. En 2007, 5.539 ménages habitant les baraques ont bénéficié des opérations de recasement sur un nombre total de 7.278 ménages, ce qui correspond à un taux de résorption de 76 %. En 2013, le taux d’avancement du recasement des ménages concernés par le PVB au niveau de la ville dépasse 87%. Cette difficulté de mettre terme aux bidonvilles dans la ville renvoie à la dynamique propre à ces territoires (la prolifération des baraques et des ménages, la résistance des bidonvillois à la démolition de leurs baraques lorsqu’il s’agit de leur déplacement loin du centre de la ville), au statut du foncier/ site d’accueil (terres collectives, terres militaires, terres d’Etat, terres privées) et à la diversité des opérateurs concernés par la construction des unités d’habitation et le relogement/recasement des habitants (Al Omrane, E.r.a.c Centre Sud d’Aménagement et Construction Meknès, Agence de Logement et d’Equipement Militaire).

Si la ville de Meknès figure parmi les villes les plus avancées dans la résorption des bidonvilles, certaines poches y persistent encore, dont Nzala Raddaya. Ce bidonville est considéré par les responsables locaux comme un « point noir », un refuge des guetteurs, des opportunistes et des nomades urbains10. Avant qu’il soit

10 Selon la déclaration d’un responsable dans le département de la politique de la ville. 5

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société surpeuplé, le bidonville abrite peu de ménages. Un enquêté natif du douar affirme que le nombre de ménages était seulement 36 ou 40 environ. Les principales habitations étaient des maisons en dur. L’apparition des baraques et l’arrivée des nouveaux ménages remontent aux années 1990 suite à la mise en place de l’opération Marjane. Les établis du douar Nzala Raddaya profitent pleinement de cette opportunité et aménagent des petites baraques pour les vendre aux nouveaux ménages. Le prix de vente des baraques est alors 500 DH chacune (presque 50 Euro). Au début des années 2000, il atteint 10000 DH chacune (presque 1000 Euro). Actuellement, selon l’estimation d’un enquêté, le nombre de ménages est 1000 environ11. Parmi les ménages qui se sont installés en bidonville, figurent ceux qui ont déjà bénéficié du recasement dans le cadre de l’opération Marjane. Il s’agit surtout des ménages qui viennent d’Ouislane et d’El fakharine (voir la carte ci-dessus). D’autres ménages viennent des régions de , de Moulay Idriss , de Sidi Kacem, de Fès, de Khénifra, etc. il y a aussi des ménages qui ont abandonné des quartiers réguliers de la ville de Meknès pour s’installer à Nzala Raddaya. La majorité des nouveaux ménages s’installent sur une partie du douar destinée auparavant à la pratique de l’élevage. Ainsi, ces ménages ont formé un douar baptisé localement douar Zrayb (douar des écuries). Il est séparé du douar Nzala par un terrain vacant12. Les ménages des deux douars ne bénéficient pas des mêmes conditions de vie, non plus du même prestige social13. Le douar Nzala abrite la plupart des anciens ménages qui habitent des maisons en dur, tandis que le douar Zrayb abrite des ménages plus pauvres qui habitent des petites baraques. Cette différence fait que les habitants de Nzala traient ceux de Zrayb en inférieures et en parias.

Les deux douars du bidonville Nzala Raddaya

11 Nous nous basons sur les estimations des enquêtés parce que les autorités locales refusent catégoriquement de nous fournir des statistiques officielles. Elles arguent la sensibilité du sujet comme argument. 12 Certains enquêtés affirment que ce terrain vacant est une propriété privé. 13 Parler du prestige social en bidonville peut surprendre, mais c’est ainsi que les choses se passent concrètement. Les habitants de douar Zrayb sont stigmatisés par les habitants du douar Nzala. Ils sont qualifiés de campagnards et d’Oueld Aissa (littéralement fils d’Aissa), ce qui fait allusion à une commune rurale dans la région de Taza Alhoceïma. 6

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Douar zrayb Douar nzala

Jnan (frontière sociale entre les deux Douars)

Source : googlemaps. 28. 03. 2015

Outre les ménages qui viennent s’installer à Nzala Raddaya, certains d’autres préfèrent y acheter des baraques sans les occuper. Ils attendent le moment du recasement pour revendiquer leur droit au titre foncier (n’m’ra). Les ménages qui habitent des petites baraques, peuvent exploiter les baraques des propriétaires qui ne sont pas établis à Nzala Raddaya. En contrepartie, ces derniers doivent être informés des nouvelles concernant le recasement possible des habitants14. Ces logiques d’acteurs, entre autres, dotent ce territoire d’une dynamique particulière qui permet le contournement des logiques d’acteurs étatiques.

2. L’appropriation de l’espace: logiques habitantes, logiques institutionnelles

2.1. Logiques habitantes

Pour les habitants du bidonville Nzala Raddaya l’occupation de l’espace est stratégique dans la mesure où elle ouvre la possibilité d’avoir une n’m’ra. La couverture médiatique des visites et sorties de roi ainsi que l’existence des bidonvillois relogés ou recasés au niveau de Meknès solidifient la patience des bidonvillois15.

14 Les enquêtés parlent de lajna (commission). Ils associent cette lajna au recensement des ménages bidonvillois. C’est pour cette raison que la présence d’un étranger suscite toujours la curiosité des habitants. 15Souvent, le roi octroie en personne les titres fonciers aux ménages relogés ou recasés. Le monarque est le seul acteur, selon les propos des enquêtés, qui est dans la mesure de mettre terme à l’engrenage de l’exclusion dont ils sont pris, alors que les autorités locales sont toutes mises sur le banc des accusés. Moyennant le discours, les enquêtés court-circuitent tous les acteurs locaux en charge de la gestion de la chose publique locale et comptent directement sur l’intervention du roi. Pour eux, il est inconcevable que ce dernier s’enquière de visu de leur situation misérable sans qu’il intervienne pour mettre terme à leur misère. 7

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société Pour qu’ils soient occupants légaux de l’espace, les habitants qualifiés de nouveaux16frappent à toutes les portes pour obtenir le certificat de résidence. Pour cet objectif, ils mobilisent soit des tactiques individuelles, soit des stratégies collectives17. Ces dernières consistent à signer des pétitions, à organiser des sit-in devant la Wilaya de Meknès et la circonscription 15 et à s’organiser dans le cadre des associations18 pour négocier avec les acteurs étatiques.

En 2011, plusieurs baraques furent incendiées et leurs propriétaires se trouvèrent dans l’obligation de prouver la légalité de leur occupation du sol pour les reconstruire. Ceux qui n’eurent pas le certificat de résidence, organisèrent une marche protestataire vers la Wilaya de Meknès. Mises au courant, les forces de l’ordre firent barrage aux protestataires près d’un rond-point dénommé localement r’miqa19. Ils retournèrent sur leurs pas après qu’un comité fut choisi pour négocier avec le . La négociation fut formelle puisque aucune reconstruction ne fut autorisée à ceux qui ne disposent pas d’un certificat de résidence.

La protestation est majoritairement l’affaire des femmes et des enfants. Les bidonvillois procèdent ainsi pour échapper à une éventuelle intervention violente des forces de l’ordre. Celles-ci sont jugées tolérantes au regard des femmes et intolérantes au regard des hommes. Quand l’action contestataire n’aboutit pas à l’obtention du certificat de résidence, les bidonvillois recourent à des tactiques individuelles. Ainsi, ils négocient individuellement ou à travers des intermédiaires avec les agents de base de l’autorité qui sont le cheikh et moqadem20. L’équation est simple : contre leur témoignage de l’ancienneté d’installation en bidonville du bidonvillois concerné, les deux agents touchent des bakchichs. Cette tactique individuelle est plus efficace que la stratégie collective et elle a permis de nombreuses régularisations du statut de l’occupation du sol.

Les propriétaires des baraques qui n’habitent pas en bidonville veillent également à régulariser leur statut d’occupation du sol. Pendant le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (2014), ils veillent à ce qu’ils soient recensés

16 La nouveauté de l’habitant ne renvoie pas seulement à la date de son installation en bidonville, elle peut être renvoyée au fait qu’il ne dispose pas d’un certificat de résidence. A cet égard, nous avons rencontré plusieurs cas. La nouveauté devient ainsi une stratégie mobilisée pour priver les habitants du certificat de résidence, quand il s’agit des autorités locales, ou pour les disqualifier, quand il s’agit d’autres habitants du bidonville. 17 Navez-Bouchanine, F., op. cit. 18Depuis 2013 les membres d’une association locale se sont consacrés à la négociation avec les autorités locales pour, entre entres, avoir une reconnaissance officielle du siège de l’association au sein du bidonville. Dès qu’ils ont pu obtenir cette reconnaissance, en 2016, le vice-président de l’association a procédé à l’agrandissement de la baraque qui est aussi son logement. 19 Cette dénomination fait allusion à village artisanal, dont la principale activité est la fabrique des briques, géré par une coopérative qui porte la même appellation. Ce village artisanal fut inauguré en 2004 par le roi. Il a constitué un lieu du travail pour bien des habitants du bidonville. Actuellement, il n’y reste que quelques-uns parce que la majorité d’entre eux s’adonnent à la récupération des objets usés dans la décharge communale située à quelques centaines de mètres au nord du bidonville.

8

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société à Nzala Raddaya. Ils y rendent chaque jour ou s’y installent pendant la période du recensement et une fois recensés, ils retournent dans leurs quartiers de résidence. Cette stratégie est adoptée parce que les autorités locales ne livrent le certificat de résidence qu’au bidonvillois figurant dans la liste établie suite au recensement général de 2004. Suite au recensement de 2014, une autre liste des habitants du bidonville sera établie. Ainsi, ce prestigieux document sera livré sur la base de la dernière liste et les ex-occupants illégaux de l’espace deviendront des occupants légaux et par la suite des bénéficiaires possible d’une n’m’ra.

« Moi, je suis membre de l’Association […] le président de cette association est venu après moi et je connais la place où il a acheté la baraque, c’était une écurie. Maintenant, il a obtenu la carte [d’identité] sur Nzala et le certificat de résidence sur Nzala même s’il n’a jamais habité ici ». Entretien n°15, Idriss, 45 ans, marié, non scolarisé, récupérateur des objets usés à la décharge municipale.

Si nous prenions comme critère le statut de l’occupation du sol, nous pouvons distinguer quatre catégories de propriétaires: ceux qui habitent en bidonville et ont un statut légal21 de l’occupation du sol; ceux qui habitent en bidonville et ont un statut illégal de l’occupation du sol; ceux qui n’habitent pas en bidonville mais y possèdent des baraques et ont un statut légal de l’occupation du sol et ceux qui n’habitent pas en bidonville mais y possèdent des baraques et ont un statut illégal de l’occupation du sol. En 2015, les autorités locales adoptent une autre stratégie. Celui qui veut obtenir le certificat de résidence, qui porte comme lieu de résidence Nzala Raddaya, doit constituer un dossier comportant : l’acte de mariage, une copie de la carte d’identité, deux photos personnelles et un engagement de deux témoins22.

2.2. Logiques institutionnelles

Si les occupants de l’espace bidonvillois espèrent avoir une n’m’ra23, l’enjeu des autorités locales est de limiter au maximum cet aboutissement. Ainsi, le contrôle de l’expansion des baraques figure parmi leurs priorités. Deux stratégies sont adoptées :

21 Dans cet article, est occupant légal du sol celui qui a un certificat de résidence et vis-versa. 22Cette condition a été enlevée en raison de sa manipulation possible par des gens qui n’habitent pas en bidonville. Les enquêtés affirment qu’il suffit de donner un bakchich de 200 DH (à peu près 20 Euro) pour avoir le témoignage de deux témoins. A souligner que pendant la période où les autorités ont opté pour cette solution, beaucoup de gens, habitant en bidonville ou non, se rendaient à la circonscription 15 pour déposer leurs dossiers.

23Il faut aussi nuancer cette conclusion puisque certains anciens habitants refusent d’être déplacés ailleurs, surtout ceux établis en bidonville depuis longtemps. Certains d’autres préfèrent rester en bidonvilles que d’être transférés à un endroit qui est loin du centre de la ville. 9

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société soit les autorités interdisent aux habitants le réaménagement des baraques, soit elles leur refusent la livraison du certificat de résidence.

L’interdiction du réaménagement des baraques concerne en premier chef les ménages installés en bidonville après l’année 200424. Les enquêtés affirment que le moqadem veille à ce qu’aucune baraque ne soit réaménagée. La configuration de l’espace bidonvillois montre des baraques effondrées ou démolies sans qu’elles soient reconstruites. Suite à l’incendie de 2011, certains ménages dépourvus du certificat de résidence se trouvèrent dans l’obligation d’abandonner le bidonville.

« Nous sommes allés à la Wilaya, nous leur avons demandé [aux responsables] de trouver la solution pour des gens qui ont tout perdu pendant l’incendie, ils nous ont dits, nous avons où ils pouvaient se loger. Ils les ont emmenés dans une école, si je me souviens trois ou quatre jours, ils n’y ont eu pas de quoi se boucher une dent creuse, ils sont retournés dans le douar, ils ont construit leurs baraques avec les roseaux, ni couverture, ni habit, il y avait ceux que les responsables leur ont interdit la construction parce qu’ils n’avaient aucun document qui légalise leur séjour ici ». (Acteur associatif local).

Les autorités offrent d’autres alternatives aux habitants désirant avoir un certificat de résidence. Ils peuvent l’obtenir à condition qu’il ne porte pas comme lieu de résidence Nzala Raddaya. L’alternative proposée consiste à leur livrer un certificat de résidence qui porte le nom d’un autre quartier. Les cartes d’identité des membres d’un seul ménage peuvent porter des lieux de résidence variés.

« Maintenant, les enfants ont grandi, s’ils veulent faire leur carte d’identité, les autorités ne l’aident plus. Moi, j’habite ici, à cet Nzala, tu vas [aux autorités locales], elles te disent non, elles t’offrent la possibilité de faire la carte d’identité qui porte comme lieu de résidence une autre région. Le caïd appelle le moqadem et lui dit, fais la loi que tu fais avec les autres. Elles nous donnent des certificats de résidence sur d’autres régions par exemple Ouajh Arous [un quartier régulier à Meknès]. Moi, ma fille est mariée, je suis allé au caïd, il a refusé de me livrer le certificat de résidence sur Nzala. Je suis allé à une personne qui m’a aidé à l’obtenir pour que ma fille ait sa carte d’identité […] maintenant ma carte d’identité est sur Ouislan [un quartier régulier à Meknès], celle de mon fils est sur Ouajh Arous [un autre quartier régulier à Meknès]». Entretien n°7, Youssef, marié, no scolarisé, porteur.

3. Usages sociaux de l’espace public bidonvillois

24Au niveau national, cette année témoigne du démarrage du PVB, au niveau du bidonville, elle témoigne d’un affrontement voilent entre certains bidonvillois et les forces de l’ordre. La raison en est l’intervention des autorités locales pour démolir des baraques aménagées et destinées à satisfaire une demande sociale de plus en plus croissante. 10

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société Dans le contexte bidonvillois, les frontières entre ce qui relève de l’espace public et ce qui relève de l’espace privé sont poreuses. Dans le vécu quotidien des habitants « la limite fabrique non seulement du dedans, mais aussi, en même temps, du dehors et dès lors autorise, au-delà de l’être-dedans et de l’être-dehors, l’être-dedans- dehors »25. Les modalités sociales d’appropriation et d’occupation de l’espace attestent concrètement de cette porosité. Au lieu d’être dissociés et déliés, l’espace privé et l’espace public se trouvent associés dans les pratiques des acteurs. Ainsi, le dedans de la baraque ou de la maison en dur se trouve débordé sur leur dehors. Si le seuil et la porte ont une fonction de délimitation et de fixation des frontières entre le dedans et le dehors, les pratiques sociales et spatiales des bidonvillois montrent que cette fonction n’est remplie que partiellement. Le rapport social à l’espace privé et à l’espace public fait l’objet d’une recomposition et d’une reconfiguration permanente, ce qui atteste de la complexité des logiques sociales que les bidonvillois mettent en place pour remodeler leur vécu quotidien dans sa dimension privée et publique. Ces logiques sociales et spatiales se déploient dans un contexte où la présence des pouvoirs publics est réduite au minimum. Les usages sociaux de l’espace bidonvillois relèvent majoritairement de la logique de la débrouillardise et visent à remédier à l’étroitesse des baraques et à l’absence des infrastructures de base. Les recompositions spatiales témoignent d’une volonté de la mise en place d’un ordre socio-spatial dans un contexte où la norme sociale, comprise dans le sens de la norme majoritaire, fait défaut.

L’espace public bidonvillois est approprié et occupé de différentes formes. Celles-ci se traduisent soit par un marquage permanent des territoires, soit par une occupation et appropriation temporaires des espaces limitrophes et des espaces communs. Ces pratiques spatiales ne constituent pas l’apanage de l’espace bidonvillois. François Navez-Bouchanine a déjà analysé les différentes modalités d’appropriation des espaces limitrophes dans la ville marocaine et montré leur grande diversité. Ce qui est commun aux formes d’appropriation des espaces limitrophes, selon Bouchanine, c’est le débordement de l’espace privé sur l’espace limitrophe26. Ce dernier devient quasi-privé.

Le débordement de l’espace privé sur l’espace public27est un fait marquant dans le bidonville Nzala Raddaya. Les files à linge, les citernes et bidons d’eau posés en face des baraques, les meubles exposés en dehors de la baraque ou de la maison en dur lors des ménages et les grilles et piquets délimitant des espaces limitrophes sont, entre autres, les modalités de l’appropriation sociale de l’espace public bidonvillois. Si

25 Bourqia, R, dir. 2012. La sociologie et ses frontières. Faits et effets de la mondialisation. Volume 1. Paris : L’Harmattan, 2012, p. 92-93 26 Navez-Bouchanine, F. L’espace limitrophe : entre le privé et le public, un no man’s land ? La pratique urbaine au Maroc. In : Espaces et Société : revue critique internationale de l’aménagement, de l’architecture et de l’urbanisme. 1990, n° 62-63, p. 135-159. 27 Dans le cadre de cet article, l’espace privé est défini comme quelque chose qui relève de l’intérieure de la baraque alors que l’espace public comme quelque chose qui relève de l’extérieure de la baraque. 11

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société ces formes d’appropriation marquent continuellement l’espace public bidonvillois, d’autres modalités le marquent éphémèrement. Soulignons à ce niveau l’épluchement des légumes, le séchage des céréales, la préparation des repas, la lessive et le maintien de la propreté des ruelles. Egalement, les activités de loisir28figurent parmi les formes de l’appropriation observées. Le rassemblement des femmes dans les espaces limitrophes, des jeunes aux abords de la rue ou devant des baraques abritant des activités de loisirs, le billard et le jeu aux cartes, et des enfants dans les terrains vacants en sont des exemples. Les fours de pain traditionnels marquent aussi manifestement l’espace en bidonville. Autour de chaque four de pain, les femmes se rassemblent, préparent le pain et conversent entres elles. L’aménagement de ces espaces n’est pas laissé au hasard et leur accessibilité se limite à des groupes particuliers de femmes. Pour les femmes bidonvilloises, ces espaces constituent des lieux visibles du travail, de socialisation et de sociabilité29.

Ces différentes formes d’appropriation de l’espace public bidonvillois attestent de la complexité des rapports sociaux établis avec l’espace privé et l’espace public. Ces modalités sociales diverses visent à investir et prendre en charge un espace abandonné par les pouvoirs publics. Ainsi, l’espace public bidonvillois se trouve profondément privatisé30 par des usages sociaux multiples. Ces formes sociales d’appropriation et d’occupation de l’espace attestent de l’importance des dynamiques sociales et spatiales immanentes à au territoire bidonvillois dans la reconfiguration de sa formation socio-spatiale. Ces formes d’appropriation de l’espace montrent également le caractère approximatif de tout ordre social. Même s’il existe des normes et règles qui le définissent, les acteurs sociaux mobilisent leurs propres stratégies pour contourner ses contraintes. George Balandier a montré que face à un ordre social établi, les acteurs sociaux peuvent opter pour: premièrement, la conformité et correspond « à la passivité plus ou moins consentie, à la soumission à l’ordre établi » ; deuxièmement, la stratégie et « nait du fait que certains agents sociaux tentent d’utiliser, au maximum de leur avantage, les normes et les règles gouvernant les systèmes, et les situations par lesquelles ils se manifestent, elle correspond à la recherche de maximisation dans les limites de l’ordre existant » ; troisièmement, la manipulation et « a la même visée -l’avantage maximal-, mais ne respecte qu’en apparence les normes et les règles » ; quatrièmement, la contestation et « provoque, à des degrés variables, une mise en cause de l’ordre social, elle résulte des pratiques qui contribuent à ébaucher une contre société au sein même de la société « officielle » »31.

Conclusion

28Navez-Bouchanine, F., op.cit. 29Simmel, G. Sociologie : études sur les formes de la socialisation. Paris : Quadrige : puf, 2013 30 Arrif, A. Variations spatiales du privé et du public à travers les exemples de Ben M’sik et de Hay Moulay Rachid à Casablanca. Les Cahiers d’URBAMA. 1997, n° 13, p. 61-89. 31 Balandier, G. Sens et Puissance : Quadrige : puf, 2004, p. 60 12

OPERIS Revue d’études thématiques en sciences humaines Vol. 1- N°1- Espace public & société Si les pouvoirs publics se précipitent pour éradiquer les bidonvilles de la configuration de la ville, les dynamiques sociales immanentes à ces territoires et les espoirs que les politiques publiques suscitent chez leurs habitants, font que cet objectif est loin d’être atteint aujourd’hui. Pour les habitants des bidonvilles et une partie importante des habitants de « la ville normale », les politiques publiques à l’égard des bidonvilles constituent une opportunité politique à saisir pour accéder à la propriété du logement et profiter au maximum possible des ressources qu’offre l’Etat. Pour légitimer leurs espoirs et revendications, les acteurs sociaux recourent aux mêmes principes prônés par les pouvoirs publics comme les droits de l’homme, la justice sociale, la dignité des citoyens, le droit au logement décent, etc. Les stratégies collectives et les tactiques individuelles auxquelles ils recourent leur permettent de contourner, si partiel soit ce contournement, les contraintes qui découlent de l’ordre social établi. Ils « détiennent ainsi le pouvoir d’agir sur le système social, de le manipuler, et en conséquence de contribuer d’une manière permanente à sa définition »32

Bibliographie

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