L'EMPIRE DES MOUCHARDS LES DOSSIERS DE LA

LUC ROSENZWEIG YACINE LE FORESTIER

L'EMPIRE DES MOUCHARDS LES DOSSIERS DE LA STASI

JACQUES BERTOIN Pour Françoise et Sascha

Conception graphique et réalisation de la couverture : Étienne Robial et le Studio François Mutterer.

© ÉDITIONS JACQUES BERTOIN, 1992.

Introduction

Der grösste Lump in diesem Land Das ist und bleibt der Denunziant (Le pire salaud en ce pays restera toujours le mouchard)

Le poète national allemand Hoffmann von Fallersleben, auteur des paroles du fameux Deutschland über alles, hymne de la première unité allemande, connaissait bien ses compatriotes. Lui qui se plaisait à glorifier les vertus germaniques de fidélité, d'amour du terroir et du travail bien fait aurait aimé que le « peuple des poètes et des penseurs » n'apparût pas aux yeux de l'humanité comme l'empire des mouchards, le royaume de la délation. Ses inquiétudes étaient fondées : un siècle après qu'il eut formulé sa sentence stigmatisant le dénonciateur appa- raît, sur le sol allemand, un État, la République démo- cratique allemande, qui va, en quatre décennies, instaurer le système de surveillance réciproque des membres de la population le plus perfectionné de l'Histoire. Le SED, le Parti communiste est-allemand, et le ministère de la Sécurité d'État — en abrégé la Stasi — qui se définit comme « le glaive et le bouclier du Parti », se sont développés en raison inverse du soutien dont le régime bénéficiait dans le pays. A la veille de l'ouverture du mur de et de l'écroulement du système d', près de deux millions de citoyens, sur les seize que comptait la RDA, avaient en poche la carte du Parti, et les effectifs du ministère de la Sécurité d'État atteignaient quatre- vingt-dix-neuf mille fonctionnaires permanents, auxquels il convient d'ajouter un nombre considérable de « colla- borateurs inofficiels », autrement dit d'indicateurs, stipen- diés ou non, qui assuraient un contrôle constant de tous les secteurs de la société à même d'avoir une « attitude négative et hostile » envers le régime et ses dirigeants. En quarante ans d'existence, la République démocratique alle- mande aura fait de près de cinq cent mille de ses citoyens, selon les estimations les plus sérieuses, des auxiliaires de sa police politique. L'ouverture des archives de la Normannenstrasse, siège central de l'appareil de surveillance et de répression à Berlin-Est, constitue, sans doute, le choc le plus violent subi par le peuple allemand depuis la révélation, en 1945, des horreurs commises au nom de ce même peuple dans les camps nazis. Des kilomètres de dossiers renvoyaient à ces hommes et ces femmes, encore tout surpris et ravis de s'être libérés par une révolution pacifique d'un régime honni, d'une image d'eux-mêmes peu ragoûtante. Bien peu nombreuses étaient les figures de proue des mouve- ments démocratiques qui sortaient indemnes de cette mise au grand jour des archives de la Stasi. Pour une Bârbel Bohley, figure emblématique et irréprochable de ce Nou- veau Forum qui porta un temps les espoirs des partisans du maintien d'une RDA souveraine et démocratique au côté de la RFA, combien de déceptions amères pour tous ceux qui croyaient que sur les ruines de l'« État ouvrier et paysan » pouvait surgir une nouvelle élite politique et morale légitimée à prendre en main les destinées du pays? En lieu et place des Vaclav Havel, Lech Walesa et autres dirigeants des pays ex-communistes incarnant la résistance sans concession au totalitarisme, on découvre que bon nombre des porte-drapeaux de la « révolution » de 1989 émargeaient au rôle de la Stasi : Wolfgang Schnur, prin- cipal dirigeant du Renouveau démocratique au côté du pasteur , est démasqué comme agent de la Stasi à deux jours des premières élections libres en RDA, qui devaient le faire accéder à la Chambre du peuple. La même mésaventure fait disparaître de la scène politique Ibrahim Bôhme, principal dirigeant du Parti social- démocrate reconstitué : il avait été, dans les années 70, chargé par la Stasi d'espionner l'écrivain Reiner Kunze, qui sera expulsé en 1977 vers la RFA. La presse ouest- allemande est friande de révélations achetées un bon prix à des détenteurs d'archives explosives (bien souvent, ce sont les officiers de la Stasi eux-mêmes qui complètent ainsi la maigre retraite que leur accorde l'Allemagne uni- fiée). Le tableau de chasse du Spiegel et du Bild Zeitung s'enrichit ainsi des dépouilles de Lothar de Maizière, dernier Premier ministre de la RDA, collaborateur inof- ficiel de la Stasi sous le nom de Czerni. Deux des trois ministres-présidents des nouveaux Länder établis sur le territoire de l'ex-RDA ont été contraints d'abandonner leurs fonctions et de laisser la place à deux hommes politiques originaires de l'Ouest : anciens membres de partis satellites du SED, ils avaient, eux aussi, collaboré avec les hommes du général d'armée Erich Mielke, le tout-puissant octogénaire qui tint les rênes du ministère de la Sécurité d'Etat pendant plus de trente ans. A ces naufrages politiques, qui ne laissaient aux Alle- mands de l'Est que le choix de confier leur sort à des politiciens importés en catastrophe de l'Ouest, se sont ajoutées des tragédies personnelles brisant des vies et des solidarités forgées dans les groupes de dissidents agissant dans les milieux artistiques et intellectuels du quartier de Prenzlauer Berg, à Berlin, ou sous l'aile protectrice de quelques pasteurs protestants. Imaginons le choc subi par Vera Wollenberger, aujourd'hui député au Bundestag, lorsqu'elle découvrit, au détour d'une fiche policière, que son compagnon, le père de ses deux enfants, l'espionnait pour le compte de la Stasi depuis plus de dix ans! Le constat de Gerd et Ulrike Poppe, principaux animateurs du groupe Initiative pour la paix et les droits de l'homme, actif à Berlin à la fin des années 80, n'est guère plus réjouissant : sur la vingtaine de membres que comptait leur groupe, plus de la moitié étaient des agents infiltrés par la Stasi : « Comment expliquer aux enfants la dis- parition de notre cercle d'amis de gens auxquels ils s'étaient attachés? » se lamente Gerd Poppe, encore furieux de n'avoir su démasquer un seul de ces mouchards. Comment ne pas approuver la colère d'un , le barde de l'opposition est-allemande, expulsé de RDA en 1976, apprenant que l'un des gourous de cette même opposition, le poète Sascha Anderson, n'avait cessé de renseigner la police de Mielke, même après son départ pour Berlin- Ouest en 1986? Wolf Biermann fit scandale en traitant Sascha Anderson de « trou du cul » lors du très officiel discours de remerciement prononcé lors de la remise du prix Georg-Büchner en 1992. Si l'appareil de contrôle et de surveillance du régime d'Erich Honecker n'a pas réussi, en fin de compte, à sauver de la faillite le « socialisme réellement existant », il est néanmoins parvenu, à la dif- férence de ses homologues des autres pays communistes, à garder sous un strict contrôle les activités des petits groupes de dissidents, y compris aux heures les plus chaudes de l'automne de 1989. Moins brutale que la Securitate roumaine, moins brouillonne que le tentaculaire KGB, la Stasi et ses « combattants du front invisible » ont su à merveille utiliser ce désir d'ordre et cette volonté d'adaptation aux normes dominantes dont sont crédités les Allemands, pour le meilleur et pour le pire. « Espion de la Stasi, c'est tout simplement la version RDA de ce désir d'adaptation aux normes dominantes, constate l'écrivain est-allemand Christoph Hein. Après l'écroulement du régime et de ses services de sécurité, nous ne devons plus seulement nous interroger sur les raisons de la facilité avec laquelle on acceptait de travailler pour la Stasi, car celle-ci ne nous menace plus. On doit plutôt explorer les fondements de ce désir d'adaptation, dans le passé certes, mais surtout dans le présent, car celui-ci continue d'être un danger pour nous-mêmes et notre démocratie. » Il convient, en effet, de s'interroger sur ce qui fait la spécificité du modèle totalitaire allemand et d'explorer les racines historiques et idéologiques de cette prédisposition à l'« Anpassung » — concept difficilement traduisible en français, car il résume à lui seul deux passions allemandes essentielles, le conformisme et la faculté de s'adapter aux normes les plus absurdes ou monstrueuses. Il n'est pas indifférent que le régime communiste est- allemand se soit développé dans un terroir fortement imprégné par le luthéranisme : 90 % de la population de l'ex-RDA relevait d'une tradition protestante et en restait plus ou moins marquée, même si l'on avait pu constater une réelle désaffection pour la pratique religieuse au cours des dernières décennies. Émile G. Léonard 1 résume la position de Luther à l'égard du pouvoir temporel : « Luther ne vise que le salut de l'individu, non pas l'amélioration de la société, civile ou religieuse. Formée de pécheurs, elle ne sera jamais que pécheresse et mauvaise. (...) Dans ce monde où chaque homme trouve sa vocation divine dans ses devoirs d'État, l'ordre voulu par Dieu est assuré par les autorités pour lesquelles Luther, s'appuyant sur saint Paul, enseigne le respect le plus absolu, quels que soient leurs agissements (on ne saurait s'étonner que les gardes-chiourme aient les mœurs de leurs fonctions). » Le fait que certaines paroisses protestantes de la RDA et un petit nombre de pasteurs et évêques est-allemands aient donné asile, moyens et protection aux dissidents de toute obédience à la fin des années 80 ne doit pas masquer la réalité que, sous le régime nazi comme sous le régime communiste, l'Église luthérienne dominante n'a jamais chercher à se constituer en contre-pouvoir, à l'image de l'Église catholique polonaise. L'âpreté de la polémique sur le rôle qu'aurait joué Manfred Stolpe, naguère inten- dant général du consistoire de Berlin-Brandebourg, devenu, après l'unité, ministre-président social-démocrate du Land du Brandebourg, témoigne de l'ambiguïté de cette Église dans le socialisme, voulue conjointement par le pouvoir communiste et par la majorité des dirigeants du protes- tantisme est-allemand. Accusé par le pasteur Joachim Gauck, directeur de l'office chargé de gérer les dossiers de la Stasi, d'avoir collaboré avec la police politique, il se défend en affirmant que sa position dirigeante dans l'Église l'amenait à fréquenter ès qualités les représentants des trois piliers de l'autorité en RDA : le Parti, le gou- vernement et la Stasi. Manfred Stolpe a jusque-là résisté à la campagne visant à lui faire abandonner ses fonctions politiques : il n'a pas, en effet, été prouvé qu'il fut un « collaborateur inofficiel » enregistré et stipendié. Mais son cas a mis au premier plan du débat public le rôle de l'Église évangélique luthérienne dans la dictature : déten- trice du seul espace de semi-liberté concédé par le régime, elle en a fait un usage controversé. Pour les uns, elle ne se souciait que de préserver son emprise sur des fidèles de moins en moins nombreux; pour les autres, elle gardait vivante la flamme de la démocratie et de la liberté dans la nuit totalitaire. La vérité réside sans doute dans une approche différenciée du problème : les cas connus d'ec- clésiastiques collaborateurs de la Stasi n'empêchent pas qu'un hommage soit rendu à des pasteurs comme Rainer Eppelmann et Friedrich Schorlemmer, qui incarnent l'es- prit de résistance au sein de l'Église. L'attitude du pouvoir à l'égard de l'Église protestante a, d'ailleurs, connu des évolutions sensibles au cours de l'histoire de la RDA : à l'esprit de confrontation qui était de règle lorsque le pays était sous la férule de Walter Ulbricht, entre 1950 et 1971, s'est peu à peu substitué, avec l'arrivée au pouvoir d'Erich Honecker, un compor- tement plus nuancé : l'Église restait sous haute surveillance politique et policière, mais on lui faisait comprendre que, en s'en tenant à son statut d'« Église dans le socialisme » (c'est-à-dire en se gardant de s'opposer frontalement au régime sans pour autant en devenir le thuriféraire patenté), elle pourrait, elle aussi, avoir sa part dans le système disciplinaire et de domination des corps et des âmes des Prussiens et des Saxons. Un psychanalyste est-allemand, Hans Joachim Maaz, s'est attaché, dans un ouvrage inti- tulé Le Barrage des sentiments, à établir une sorte de bilan psychologique des décennies d'enfermement et de mise en tutelle de la population de la RDA. Il n'est pas plus tendre pour l'Église protestante officielle que pour le pouvoir et ses organes : « S'il est incontestable que l'Église protestante de la RDA a beaucoup fait pour l'émergence et la protection des forces oppositionnelles, il n'en demeure pas moins qu'elle imposait aussi un ordre et une discipline qui lui étaient propres. Ainsi, l'espace de liberté concédé à l'Église était devenu une sorte de ghetto, où étaient, certes, admises d'autres opinions et manières de penser, à condition toutefois que celles-ci ne sortent pas des murs du temple. Cette pratique avait une fonction de soupape de sécurité, qui a longtemps empêché que ne s'exprime au grand jour le malaise grandissant dans la société 2 » L'Église et les communistes partageaient au fond cette même conviction qu'il fallait mener les hommes vers leur salut en les prenant (fermement) par la main et que l'on pouvait justifier beaucoup de choses au nom de l'amour, avec Dieu ou sans Dieu, que les bergers temporels et spirituels de la RDA affirmaient porter à l'humanité dans son ensemble et à chacun des citoyens en particulier. Le 13 novembre 1989, quelques jours avant sa desti- tution et son arrestation, Erich Mielke s'est écrié : « Mais je vous aime tous! », aux députés de la Chambre du peuple qui s'essayaient aux dépens du policier octogénaire à un sport jusque-là strictement prohibé : le chahut par- lementaire. Rien n'est, en effet, plus éloigné du cynisme que l'état d'esprit de ces maîtres de la RDA qui s'étaient donné pour mission d'amener leurs sujets à la vertu en les protégeant, au besoin par un mur et des centaines de kilomètres de barbelés, des miasmes émis par l'ennemi de classe, surtout si ce dernier était son frère en germa- nitude. Le bonheur proposé par Erich Honecker, Mielke et compagnie à leurs sujets avait le goût et les couleurs du kitsch réaliste socialiste dont ils avaient fait, une fois pour toutes, leur éthique et leur esthétique. Mettant en œuvre l'aphorisme de Bertolt Brecht, selon lequel « d'abord vient la bouffe et ensuite la morale », ils étaient persuadés qu'un citoyen de la RDA au ventre plein, roulant Trabant et passant deux semaines en été au bord du lac Balaton ne pouvait que s'identifier au régime et à ses dirigeants. Contrairement à ce qui a beaucoup été dit et écrit en Allemagne de l'Ouest après la chute du communisme dans la RDA, les hauts dirigeants de ce pays menaient un train de vie plutôt modeste au regard de celui de leurs homologues occidentaux, et même orientaux. Ils étaient, certes, coupés de tout contact spontané avec « les masses », relégués qu'ils étaient dans le ghetto de Wandlitz, près de Berlin, mais ils menaient une vie plutôt petite-bour- geoise à mille lieues des extravagances sardanapalesques d'un Ceauşescu ou des excentricités automobiles d'un Leonid Brejnev. La mise en place, puis l'extension cancériforme de la police politique n'étaient pas, dans la logique des diri- geants est-allemands, l'aveu implicite de leur échec : c'était pour eux la conséquence de la position géopolitique de la RDA, aux avant-postes de l'alliance des pays du Pacte de Varsovie, et donc soumise directement à la pression de l'adversaire. Persuadés, en bons staliniens, que, en dépit de l'état de non-guerre imposé par l'équilibre de la terreur nucléaire, la lutte des classes à l'échelle mondiale se durcissait inéluctablement, avec ou sans Gorbatchev et sa perestroïka, ils convenaient de la nécessité de protéger les travailleurs est-allemands contre les entreprises de « diver- sion politico-idéologique » menées par l'Occident. Dans le jargon de la Stasi, ce concept, en abrégé PID, recouvre toute manifestation de l'activité humaine, individuelle ou collective, s'effectuant hors des cadres institutionnels éta- blis : écrire et publier sans appartenir à l'Union des écri- vains, peindre et exposer sans l'aval de l'Union des artistes, défendre l'environnement sans en référer aux instances municipales, être pacifiste en dehors des heures de mani- festation sur ce thème organisées par le Parti, tout cela relève de la PID et doit être énergiquement combattu, par la persuasion d'abord, par la répression si besoin est. Les agents de la Stasi ne sont pas simplement les graphomanes impénitents et les voyeurs sur ordre révélés par les dossiers de la Normannenstrasse. Ils se veulent, en plus, pédagogues et juristes. Une mise en observation révélant qu'une personne est sensible à la PID débouche, dans la plupart des cas, sur un « entretien » entre le déviant et un officier de la Stasi destiné à faire prendre conscience au premier de son « intérêt » familial ou professionnel à rentrer dans le rang. Le plus souvent, cela suffisait : la perspective d'une stagnation professionnelle, l'espoir d'être autorisé à voyager dans les pays de « l'étranger non socia- liste » avaient souvent raison de la ferme détermination à s'opposer. Les fortes têtes et les relaps donnaient l'occasion à la Stasi d'exercer ses talents de juriste. Ses experts mâchaient le travail du parquet et « suggéraient » les peines à appliquer aux récalcitrants. Prises une à une, les activités des divers services du ministère de la Sécurité d'État peuvent sembler relever de l'exercice normal des pouvoirs dans un État moderne : personne ne s'offusque que le gouvernement français dis- pose des Renseignements généraux, de la DST et de la DGSE pour assurer son information, ni même que la police utilise des indicateurs. La concentration de toutes ces activités dans un organisme Léviathan ne rendant compte qu'au secrétaire général du Parti a trouvé sa forme la plus élaborée dans la Stasi. A la différence de ses homologues polonais, tchèque ou hongrois, le MfS a connu une remarquable continuité de direction : ses deux pre- miers responsables, Wilhelm Zaisser et Ernst Wollweber, ayant été limogés respectivement en 1953 et 1957, il sera dirigé pendant trente-deux ans par Erich Mielke, un kominternien aux convictions frustes, mais inébranlable- ment fidèle à l'URSS et au KGB, qui l'avait formé, à Walter Ulbricht, qui l'avait promu, puis à Erich Honec- ker, qui incarnait à ses yeux la légitimité du mouvement ouvrier allemand. L'esprit maison, mélange assez obscène de romantisme révolutionnaire ritualisé, de convivialité de corps de garde et de rigidité prussienne, porte sa marque. La « Veb Horch und Guck » (Entreprise du peuple écoute et regarde), comme l'appelaient par dérision les titis ber- linois, s'était, au fil des années, constitué une « corporate identity », qui en multipliait l'efficacité. Les privilèges dont jouissaient les agents de la Stasi (salaire confortable, système de santé et de loisirs maison, accès rapide aux biens rares) compensaient les inconvénients liés à leur statut de soldats de l'ombre : interdiction de voyager à l'Ouest, disponibilité totale, discipline tchékiste. Tout ce monde se retrouvait régulièrement dans les tribunes du stade Dynamo de Berlin pour applaudir aux exploits des athlètes du club présidé par Erich Mielke lui-même, que l'on voyait jubiler devant les performances des sportifs « Made in DDR ». On ne savait pas encore avec certitude tout ce que les médailles des champions est-allemands devaient à l'industrie chimique et pharmaceutique de la RDA...

La délation et l'esprit allemand

Ceux qui ont vécu suffisamment de temps en Allemagne n'ont pas manqué de constater à quel point l'organisation des rapports humains y diffère de celle des peuples avoi- sinants. Le moindre accrochage entre deux automobiles, par exemple, provoque un immense embouteillage. Pour un peu de tôle froissée, on attendra que la police vienne faire un constat, la méfiance restant générale devant la pratique du constat à l'amiable. Le voisin mécontent de vos exercices musicaux vous fera parvenir le double de la lettre de protestation qu'il a adressée au gérant de l'im- meuble, sans être, au préalable, venu sonner à votre porte pour vous prier de martyriser Mozart dans des plages horaires raisonnables. Les contrats oraux passés entre indi- vidus sans la sanction de l'autorité ont autant de valeur, aux yeux des Allemands de l'Est, que les billets du Monopoly chez l'épicier. Ce besoin d'État, y compris dans les secteurs de la vie sociale où d'autres peuples et civi- lisations le jugent inutile, voire nuisible, facilite la tâche au totalitarisme et à sa police. C'est l'un des grands mérites de la République fédérale d'avoir, avec l'aide des Alliés, limité volontairement le champ d'intervention de l'État central, forçant ainsi les Allemands de l'Ouest à la pratique d'une autonomie et d'une certaine forme de liberté qu'ils ne revendiquaient pas très fort. Les traits de caractère nationaux signalés plus haut se réduisent alors à une curiosité folklorique, parfois irritante, mais pas plus cho- quante que l'indiscipline sur la route des Français ou qu'une certaine forme de fourberie souriante chez les Britanniques. Tout autre est l'effet produit par l'entretien systéma- tique de comportements hérités du passé dans le cadre d'un système politique et social soucieux d'assurer sa domination hors de toute légitimité démocratique. La Pologne, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie ont, elles aussi, subi le harcèlement d'une police politique conçue sur le modèle tchékiste. Mais cela n'a pas empêché de larges secteurs de la population d'organiser des circuits parallèles, économiques, culturels et politiques, échappant largement au contrôle policier. Une longue habitude de ruse avec l'autorité, incarnée par l'inoubliable personnage de Schweyk, avait armé, sur le plan moral et psychologique, ces populations, non pas à résister frontalement à un pouvoir disposant de chars et, surtout, ayant montré sa capacité d'utiliser ceux-ci sans états d'âme, mais à limiter les effets du totalitarisme dans la vie quotidienne. On a bien essayé, avant la chute du Mur, de présenter la RDA comme une « société de niches 3 », dans laquelle l'individu, la famille, les amis proches auraient construit des réseaux invisibles de solidarité affective et matérielle permettant d'organiser, dans la sphère privée, un espace de liberté préservé de l'intrusion des « organes ». Ce repli sur l'en- vironnement intime, réponse à la socialisation autoritaire imposée par le pouvoir dans les mouvements de jeunesse, syndicats et autres organisations sociales, ne signifiait pas pour autant une solidarité des « sujets » face à l'appareil policier. Les officiers de la Stasi chargés de surveiller l'écrivain Reiner Kunze n'ont pas eu besoin d'insister beaucoup pour que les voisins de celui-ci acceptent l'ins- tallation de micros dans leur appartement, leur seule inquiétude étant que leur propre intimité puisse du même fait être violée 4

Il serait tentant de conclure que cette facilité à collaborer avec la police politique résulte d'une perversion du sens moral dans une population qui a subi, pendant plus d'un demi-siècle, le joug des nazis, puis des communistes, de ne voir là qu'un avatar de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave. Ce serait oublier que, jamais, dans la conscience allemande profondément imprégnée par la Réforme, la dénonciation du déviant n'a été marquée du sceau de l'infamie. Tout entier tendu vers la culture de son intériorité, cette « Bildung » qui lui assure sa liberté d'individu, l'Allemand ne voit pas de contradiction à défendre la cohésion de la « Gemeinschaft », la commu- nauté, contre les ferments de désagrégation désignés par le maître du moment... En ce sens, le phénomène Stasi nous en apprend plus sur la permanence de l'« idéologie allemande », magistralement exposée par Louis Dumont que sur les structures de domination et d'oppression sta- liniennes et poststaliniennes. Guérir de la Stasi?

La mise à nu du dispositif policier instauré par le pouvoir communiste a été plus douloureuse en Allemagne que partout ailleurs. Tout d'abord parce qu'elle a été totale : l'État est-allemand ayant été supprimé de la carte du fait de la réunification, il n'y avait plus de secrets d'État à préserver, donc de système de sécurité intérieure et extérieure à réaménager pour assurer, dans le cadre démocratique, les fonctions de renseignement. Pressentant les dégâts politiques et psychologiques de la mise à la portée de tous des archives de la Stasi, le gouvernement allemand avait, dans un premier temps, prévu de transférer l'ensemble de ce matériel aux archives fédérales de Coblence. Ce projet a suscité une telle levée de boucliers dans l'ex-RDA que le chancelier Kohl fut contraint d'y renoncer. Les victimes de la Stasi exigeaient de conserver la maîtrise de ces dossiers empoisonnés : on voulait bien confier au grand frère occidental le soin de démanteler le système économique et politique, mais il n'était pas question de lui livrer les notes prises par les hommes d'Erich Mielke concernant près de six millions de personnes. Même à un frère ou à un ami, on ne confie pas son journal intime pour publication. Un organisme, dirigé par le pasteur Joachim Gauck, un homme à l'abri de tout soupçon de compromission avec l'ancien régime, fut donc chargé d'organiser la gestion matérielle et morale de ce fonds. En dépit des critiques qui lui ont été adressées, en particulier par le président fédéral Richard von Weis- zäcker, le pasteur Gauck choisit la ligne de la plus grande transparence, au nom du droit des victimes de savoir qui les avait tourmentées et de quelle manière. Cette option était risquée : elle désignait à la vindicte du public des gens que la justice était impuissante à sanctionner. Le traité d'unification de l'Allemagne stipule, en effet, que les crimes et délits commis sur le territoire de la RDA à l'époque où celle-ci était souveraine ne peuvent être jugés qu'en fonction de la législation en vigueur dans le pays au moment des faits. Il est incontestable que les agents du ministère de la Sécurité d'État et les citoyens qui lui ont apporté leur concours sont restés dans le cadre de la stricte « légalité socialiste ». Le procès intenté à Erich Mielke, emprisonné depuis décembre 1989, risque fort de virer à la farce sinistre : devant son incapacité juridique de faire condamner le chef de la Stasi pour des crimes commis dans le cadre de ses fonctions, le parquet de Berlin est allé rechercher une inculpation vieille de soixante ans, selon laquelle Erich Mielke, alors membre du service d'ordre du Parti communiste allemand, aurait participé à l'assassinat de deux policiers lors d'une manifestation où nazis et communistes s'affrontèrent, le 9 août 1931! Difficile, aussi, d'épingler Markus Wolf, le légendaire chef du H VA (Hauptverwaltung Aufklärung), le dépar- tement d'espionnage extérieur de la Stasi, qui, assigné à résidence à Berlin, regarde d'un œil ironique et hautain ses accusateurs patauger dans un dossier d'où sont, en temps utile, disparues les pièces essentielles. Celles, par exemple, qui auraient permis d'établir la complicité des plus hauts responsables de la Stasi avec le terrorisme international et leur implication dans l'incroyable affaire de l'asile donné par la RDA à dix terroristes de la Fraction armée rouge. La seule sanction collective appliquée aux agents de la Stasi a été celle du licenciement général lié à la dissolution du ministère de la Sécurité d'État, avec, pour les plus âgés, des mises à la retraite à la portion congrue. Un sort qui n'est guère différent de celui de nombreux citoyens des nouveaux Lander, réduits au chômage par le déman- tèlement de l'appareil industriel est-allemand, consé- quence du passage brutal à l'économie de marché! Les anciens officiers de la Stasi s'en sortent même, pour certains d'entre eux, mieux que le commun : hommes dotés d'une solide formation, triés sur le volet, et, surtout, pratiquant entre eux une solidarité forgée par des décennies de « travail conspiratif », ils tirent leur épingle du jeu capitaliste. Erich Honecker et Erich Mielke bénéficieront sans doute des exemptions que la justice allemande accorde aux vieillards malades ou atteints de gâtisme, réel ou simulé. Le peuple de ce qui fut la RDA devra soigner seul un corps social gangrené. Michael Turek, spécialiste de ces questions depuis 1989. Au point que certains en sont arrivés à oublier réellement les détails de leur collaboration, comme l'ex-député du Parti communiste Jutta Braband. Cette femme, farouche partisane de la réforme du mouvement néostalinien, fut une IM de 1971 à 1975, avant de parvenir à couper les ponts et finalement de rejoindre les rangs de la dissidence. En septembre 1991, elle reconnaît son passé mais est incapable de donner des détails, affirmant même avoir oublié son nom de code au ministère. « Ce dont je me souvenais alors était totalement insignifiant. J'avais un souvenir de cette époque propre à ne pas me déstabiliser », explique-t-elle. La responsable du PDS redécouvre peu après l'étendue de ses dénonciations en allant consulter son épais dossier à l'office Gauck. «Je suis restée stupéfaite en voyant ce que j'étais alors prête à faire pour la Stasi, ensuite j'ai pleuré pendant des nuits entières. » L'affaire du poète Anderson a laissé groggy le Tout- Prenzlauer Berg, dont les habitants ont commencé à s'épier réciproquement, et, avec lui, le monde intellectuel alle- mand dans son ensemble. L'Allemagne a vécu les quarante années de sa division sur le mythe d'une irréductible dissidence intellectuelle en RDA, dont on croyait aper- cevoir la flamme à la lecture décodée de ses écrits. Elle doit aujourd'hui constater que, si la Stasi ne l'a pas créée de toutes pièces, elle l'a, à tout le moins, coproduite pour mieux l'avoir sous sa main. Après cette douche froide, chacun s'est mis à relire avec un regard neuf les écrits d'Anderson et des autres, à effectuer de nouvelles exégèses des poèmes du maître spirituel déchu, en empruntant cette fois la grille la Stasi. Tous ont affirmé y déceler, au détour d'une rime, les traces jusque-là invisibles du déchi- rement intérieur de l'auteur, comme si l'écriture n'avait été, pour lui, qu'une grande partie de cache-cache avec sa conscience. Le quartier est brutalement descendu de son Olympe et, exception faite du poète Bert Papenfuss- Gorek, peu de ses artistes naguère sacralisés survivent dans l'Allemagne unie. C'est-à-dire parviennent à ce que leur réputation franchisse les frontières de l'ex-RDA. Seuls subsistent les écrivains est-allemands qui ne fréquentaient pas Prenzlauer Berg, les auteurs semi-officiels : la plus connue, Christa Wolf, mais aussi Heiner Müller, celui qui aime à dire que « la démocratie m'ennuie », ou encore Stefan Hermlin. Eux dépendaient plus directement du bureau politique du SED, qui les laissait publier, voyager et travailler, haussant un peu le ton lorsqu'il estimait que le pacte de non-agression conclu avec eux n'était pas respecté. Ces artistes avaient fait le choix, plus par convic- tion socialiste que par veulerie, de ne pas prendre de risques. Ils peuvent à présent pavoiser. Sa seule contri- bution au débat sur la Sécurité d'État, Christa Wolf l'a apportée avec un court récit, Ce qui reste, écrit en 1979, mais publié en 1990, bien après la chute de Honecker. L'ancienne militante du SED, qui demanda à plusieurs reprises une place au Politburo mais dut se contenter d'un siège à la direction de l'Union des écrivains de la RDA, y raconte la journée d'un auteur découvrant qu'il est surveillé par la police secrète. Pourquoi Christa Wolf, l'une des rares artistes est-allemandes à pouvoir se targuer d'avoir eu de l'influence sur le pouvoir communiste, a-t-elle sagement conservé son manuscrit durant onze ans, pendant que d'autres étaient jetés en prison pour avoir diffusé un tract interdit? Pour toute réponse, l'auteur de Cassandre et de Trame d'enfance a expliqué qu'elle n'avait pas une âme de martyr... Le cas Rainer Schedlinski

La crise identitaire des intellectuels de Prenzlauer Berg est d'autant plus profonde que les révélations sur la double vie d'Anderson ont été suivies, peu après, des aveux complets d'une autre idole contestataire, Rainer Sched- linski, l'écrivain-informateur déjà évoqué plus haut. Schedlinski est arrivé deux ou trois ans après Anderson à Prenzlauer Berg, sans jamais parvenir à jouir de la célébrité du premier, en dépit de la revue clandestine Ariadnefabrik qu'il y fonda et que les poètes radicaux de l'Ouest goû- taient particulièrement pour ses explications de texte. Schedlinski y analysait la manière avec laquelle Papenfuss- Gorek désarticulait le langage « pour en faire des unités mnémoniques, qui, purgées du texte, donnent naissance à un nouvel assemblement ». Il expliquait comment Stefan Döring produisait des « chaînes de réaction dialectiques digitalisées, au sein desquelles chaque mot détruit le suivant ». Lorsque les Allemands lisaient Schedlinski, ils compre- naient pourquoi Biermann était ennuyeux. Non que le chansonnier composât des textes soporifiques, mais parce qu'en fin de compte il croyait au socialisme, alors que les poètes du Prenzlauer nageaient en pleine subjectivité et s'appliquaient surtout à ne croire en rien. Bizarrement, Schedlinski n'a jamais semblé beaucoup croire en lui. Ses poèmes s'intitulent Les Cathédrales du néant, La Stérilité intérieure ou Les Lourdes Valises du vide. Il croyait, en revanche, au talent de ses collègues écrivains, au point de demander à la Stasi de l'argent pour payer les fournitures de papier devant servir à les publier. Schedlinski n'avait pas, non plus, aux yeux de la police politique l'aura d'un Anderson. Il y avait tant d'espions à Prenzlauer qu'il n'était pas rare que cinq ou six se retrouvent, à leur insu, dans la même soirée. Schedlinski a ainsi fait ses premières armes en tant qu'écrivain surveillant des écrivains qui se surveillaient entre eux. Anderson, qui, lui, avait l'avantage de savoir, donnait des renseignements sur Schedlinski. Ils couvraient le même territoire, avaient les mêmes amis, presque le même look. La barbe de trois jours, les lunettes cerclées métalliques, l'apparente distance. Mais leurs modes de délation divergeaient. Lorsqu'il écrivait sur une expo- sition qu'il avait organisée, Anderson ne manquait jamais de mentionner la taille des toiles, la dimension de la salle ou la description des vêtements des visiteurs. Schedlinski était plutôt enclin à exposer sur trois pages ses impressions personnelles sur l'exposition. Comme Anderson, Schedlinski fut recruté très tôt, à dix-neuf ans. Il habitait alors Magdeburg et avait le malheur d'être depuis longtemps dans le collimateur de la police secrète. Son frère Wolfgang, matelot dans la marine marchande est-allemande, avait, en effet, été accusé d'espionnage puis racheté par la RFA, où il fit fortune. En réalité, il s'occupait essentiellement de monter des réseaux à partir de la RFA, afin d'aider les Allemands de l'Est à fuir la RDA. Rainer Schedlinski reçut un jour deux missives de son frère, avec pour mission de les déposer dans les boîtes aux lettres d'anciens amis de Magdeburg. Ce qu'il fit. Il ne vit jamais les personnes en question, ne sut même pas si elles finirent en prison ou parvinrent à gagner la RFA. En revanche, quatre semaines plus tard, la police secrète le convoquait dans sa centrale locale. La Stasi lui montra les lettres. Elle menaça de le faire enfermer dix ans derrière des barreaux pour « aide à une tentative de fuite de la République ». Pour éviter ce purgatoire, la Stasi proposa à Schedlinski d'accepter de devenir un informateur. Elle lui donnait quelques semaines de réflexion. A sa quatrième visite dans les bureaux de la police secrète, Schedlinski signa sa lettre d'engagement. Pour ne pas l'effrayer, la police politique lui promit de le laisser tranquille. Ce qu'elle fit effectivement au début, son agent de liaison, Joachim, se contentant, de temps à autre, de venir boire une tasse de café cubain avec lui. La première fois qu'il dut rendre « un service » à la police politique, ce fut à l'occasion d'une visite officielle d'Erich Honecker à Magdeburg. La Stasi avait besoin de son appartement, idéalement situé, pour observer les habitants regardant leur mentor dans le défilé. Joachim put surveiller la cérémonie et Schedlinski eut le droit d'écrire des poèmes et des articles pour des revues locales. Il était alors une « taupe froide », que la police secrète ne réchauffait qu'épisodiquement pour des missions très précises. Par exemple, pour donner des renseignements sur un débat organisé par l'écrivain Heiner Müller à Mag- deburg. «Je n'ai rien fait de mal. Je n'ai fait courir de risques à personne, car personne n'a été condamné pour avoir exposé une toile ou tenu une lecture publique », dit-il aujourd'hui. Pas si sûr. Si elle le voulait, la Stasi pouvait transformer une bagatelle en tentative de haute trahison envers l'État. Certes, Heiner Müller ne craignait rien. D'une part parce qu'il était proche de l'idéologie du régime, ensuite parce que sa réputation en Occident lui assurait une protection contre les abus. Mais pour les artistes anonymes... La Sécurité d'État avait précisément mis le grappin sur Schedlinski parce qu'il n'était pas connu et que personne ne se serait levé s'il avait été envoyé en prison à dix-neuf ans. Schedlinski a tenté de résister, les premiers temps. Par deux fois, la police secrète l'a puni pour sa mauvaise volonté à collaborer. D'abord en l'empêchant d'écrire, puis en l'envoyant effectuer son service militaire à l'âge de vingt- cinq ans comme barman dans un mess d'officiers. Au bout d'un mois, le jeune homme fit une dépression nerveuse et atterrit dans un hôpital psychiatrique militaire. « C'est la pression de la Stasi, des militaires, de tous ces cinglés qui m'avait brisé. Dans la clinique, les vrais fous étaient les médecins. Ils disaient : " C'est votre imagination qui vous fait délirer. " J'avais écris un poème pour eux qui s'intitulait Esthétique des militaires. Après que je le leur eus lu pendant une heure, ils ont conclu que j'étais paranoïaque et m'ont envoyé dans un autre centre », explique-t-il. Au bout de six mois, Schedlinski put sortir et prit la route de Prenzlauer Berg, comme d'autres celle de Katman- dou. Un autre officier traitant du ministère l'y attendait. Leurs rencontres avaient lieu dans un parking de la capitale ou dans une maison cossue à la campagne. Schedlinski put continuer à travailler. En 1986, il lança la revue Ariadne- fabrik, un bimensuel culturel auquel Anderson apportait de régulières contributions. « J'ai expliqué le concept de la revue à la Stasi et il n'y avait pas de problème, dans la mesure où elle organisait à peu près tout. » Schedlinski a assuré que les quatre cents marks fournis par la Stasi pour l'achat du papier était son seul soutien. Mais il n'a jamais expliqué comment il était parvenu à se procurer les huit mille marks qu'avait coûté l'ordinateur de composition ni de quelle manière il rémunérait l'imprimeur. Chaque numéro était diffusé à cinquante ou soixante-dix exem- plaires (la loi en RDA autorisait la publication d'une revue sans autorisation gouvernementale, à condition que la dif- fusion soit inférieure à cent exemplaires) et Schedlinski les vendait une quarantaine de marks à ses amis de l'under- ground. Après la chute du Mur, Ariadnefabrik rendit l'âme, faute de raison d'être. Schedlinski s'associa alors à son ami Anderson, dont il n'appréciait pourtant guère le style, pour fonder, en 1990, la maison d'éditions Galrev de la Lyche- nerstrasse, qui se voulait un nouveau temple de la littérature de l'Est. Les deux hommes ont depuis été suspendus de leurs fonctions dirigeantes, laissant leurs admirateurs dans la perplexité, tandis que les artistes de Prenzlauer Berg se demandent s'ils ne sont pas en réalité qu'une création artificielle sortie des fantasmes de la presse ouest-allemande et tolérée par la police politique. Le bâtiment de la maison Galrev a, aujourd'hui, des allures de décor de théâtre qu'on aurait laissé intact après la fin de la pièce pour garder en mémoire la qualité de la mise en scène.

Une « révolution » sous haute surveillance

Avec celui des intellectuels, le rôle des mouvements politiques de l'opposition est-allemande, fers de lance de la « révolution » de l'automne de 1989, doit être, lui aussi, revisité. Gerd Poppe, leader du groupe Initiative pour la paix et les droits de l'homme, a dû ainsi faire l'amer constat, à la lecture de ses dossiers, que, sur la vingtaine de membres fondateurs, la moitié travaillait pour la police secrète... Poppe, qui est aujourd'hui député au Bundestag, imaginait bien que certaines de ses conversations télépho- niques étaient enregistrées; il s'aperçoit maintenant que tous ses téléphonages étaient passés au crible. Il se doutait que la Stasi dépêchait de temps à autre quelque cerbère pour le filer; il découvre à présent qu'elle notait, chaque soir, l'heure à laquelle il éteignait la lumière de la chambre à coucher. Le Nouveau Forum du peintre Bârbel Bohley, l'incorruptible égérie des manifestations sur le Ring de Leipzig, en octobre et novembre 1989, était, lui aussi, un nid d'IM. Les rapports de la Sécurité d'État envoyés à l'époque au bureau politique du SED sur l'évolution de la contestation montrent que la police secrète avait connais- sance de ses moindres soubresauts, de tous les débats internes au mouvement, des tensions et des interrogations de ses dirigeants. Ils constituent à présent une source incomparable sur l'histoire de ce comité. Dans un texte ultraconfidentiel de la Stasi, datant du 2 novembre 1989, on peut ainsi lire : « Selon les informations strictement internes en possession du ministère, les signataires de l'appel fondateur [du 27 septembre 1989, NDA] ont exprimé majoritairement leur volonté de poursuivre leurs activités visant à la constitution du Nouveau Forum. Ils spéculent sur le fait que la poursuite de leurs activités n'entraînera pas de sanctions judiciaires contre les initiateurs car cela risquerait d'entraîner une " grande vague de protestation " dans la RDA et à l'étranger, du fait du prétendu écho grandissant rencontré par le mouvement dans la population et du fait des modifications de la situation politique. Ils ont l'intention d'intensifier leurs contacts avec les forces ennemies du socialisme en Occident et avec les correspon- dants de la presse occidentale, pour assurer leur propre protection. Bien qu'ils n'aient jamais été autorisés, ils ont émis le souhait de redéposer une demande d'autorisation, une fois leur programme et leur statut établis et à condition que leur impact dans le public ne se démente pas. Ayant enregistré un nouveau refus, ils poursuivent leur travail sous la forme d'un mouvement de citoyens, selon le projet des organisateurs. Pour l'instant, ils oeuvrent à l'élaboration d'un catalogue de requêtes en vue d'une amélioration de la situation en RDA. Ils préconisent, notamment, un chan- gement radical de la gestion de l'économie, l'autogestion dans les entreprises, la lutte contre la pollution industrielle, la création d'un État de droit, la liberté totale de circulation. Ils ont nommé comme porte-parole du mouvement clan- destin Bärbel Bohley, Hans Joche Tschiche, Michael Arnold,

Rolf Rüdiger Henrich, Jens Reich et Martin Klähm 4 » Des taupes avaient été, de la même manière, infiltrées dans le mouvement Démocratie maintenant, troisième pilier de la dissidence de l'époque, avant que l'aspiration à la réunification et, surtout, au bien-être de la population balaie ces organisations qui rêvaient de démocratie directe, d'un nouvel avatar du socialisme à visage humain, d'une RDA utopique, généreuse et réformée. Aucun parti ne semble avoir pu échapper à la règle dans les mois tourmentés de l'automne de 1989. Les Verts est-allemands, nés le 24 novembre, étaient surveillés de près par plusieurs IM, notamment Henry Schramm, qui fut, en décembre 1990, candidat des Verts aux premières élections générales de l'après-réunification. Sans parler du Parti social-démocrate de la RDA, reconstitué sous le nom provisoire de SDP le 7 octobre 1989 par quarante-deux personnes réunies, clandestinement, pensait-on, dans la bourgade de Schwante, au nord de Berlin, et dont le futur président, Ibrahim Bôhme, s'est révélé être l'un des infor- mateurs vedettes de la police politique dans le milieu de la dissidence. Une source de premier choix pour la Stasi, car tous les observateurs ont longtemps pensé que la version est-allemande de la social-démocratie serait en mesure de cristalliser les mécontentements et d'assurer la transition vers la démocratie. La gifle ramassée par le SPD (l'ancien SDP) aux premières élections libres de mars 1990 et le triomphe de la Démocratie-chrétienne, parrainée par le chancelier , qui avait eu le flair politique et l'intelligence électorale de promettre le deutsche Mark tout de suite, ont montré à quel point ils s'étaient trompés. Au sein même de la CDU, les masques n'ont pas tardé à tomber, celui de Martin Kirchner tout d'abord, secrétaire général prometteur de l'Union chrétienne-démocrate à l'Est, limogé à l'été de 1990. Ce pasteur de quarante-trois ans, membre depuis 1967 de la CDU croupion de la RDA, alibi démocratique du SED, auquel elle fut toujours inféo- dée, a reconnu avoir été en contact avec la Stasi de 1978 à 1989 lorsqu'il était vice-président du synode régional de l'Église luthérienne de Thuringe. Selon ses deux officiers traitants, il aurait perçu, au début de ses activités, trois cents marks par mois, ses émoluments mensuels passant à mille cinq cents marks au début des années 80, « compte tenu de la qualité de ses informations ». C'est le président de l'époque de la CDU-Est et ultime Premier ministre de la RDA finissante, le descendant de huguenots Lothar de Maizière, qui prit la décision de se séparer de Kirchner. Six mois plus tard, le même Maizière, alors ministre du gouvernement de l'Allemagne unie, démissionnait avec fracas lorsqu'il fut accusé d'avoir été un informateur sous le prête-nom de Czerny, par référence au compositeur autrichien. L'avocat frêle et effacé que le chancelier Kohl s'était choisi pour négocier l'unité aurait rendu compte de ses entretiens avec ses clients lorsqu'il était l'un des trois principaux avocats de dissidents sous le régime commu- niste, puis de ses activités au sein du synode de l'Église protestante de la RDA à partir de 1985. Lothar de Maizière, le gentil violoniste au visage émacié qui ne s'était jamais remis d'avoir dû abandonner sa carrière musicale car il souffrait d'une maladie nerveuse, Lothar de Maizière le fossoyeur de la RDA, dont l'impayable zozotement a fait les délices des imitateurs, et la denture chevaline, le bonheur des caricaturistes, a toujours nié. Sans pouvoir se laver le moins du monde des forts soupçons qui pèsent sur lui. Écœuré, il a claqué la porte de la vice-présidence de la CDU réunifiée dont on lui avait fait cadeau, avant d'aban- donner, à l'automne de 1991, son mandat de député du Bundestag et de se faire oublier. Mais l'ancien opposant, aujourd'hui membre de la CDU, Rainer Eppelmann affirme détenir la preuve de sa culpabilité. Il dit avoir mis la main, en février 1992, dans ses dossiers de la Stasi, sur le compte rendu détaillé d'une conversation qu'il avait eue en tête à tête avec Lothar de Maizière, le 14 octobre 1981, alors que ce dernier était son avocat. Le document portait la mention : « L'IM Czerny a pu obtenir de très importantes informa- tions de la bouche du pasteur Eppelmann. » Un autre allié d'envergure de la Démocratie-chrétienne ouest-allemande dans la phase de désintégration de la RDA a jeté le gant pour des raisons similaires : Wolfgang Schnur, chef de file du mouvement conservateur bon teint Renou- veau démocratique, fondé le 29 octobre 1989, peu après la chute d'Erich Honecker. L'avocat de Rostock s'était fait un nom dans les milieux de l'opposition au printemps de 1988, alors qu'il assurait la défense de plusieurs dissidents arrêtés au cours d'une manifestation contre le régime à Berlin-Est. Dès cette époque, il livrait en réalité par le menu la teneur de ses entretiens à la police secrète. Après avoir tout rejeté en bloc et donné sa parole d'honneur, il s'est rétracté devant la solidité des preuves amassées par les comités de citoyens. Pour couronner le tout, le troisième et dernier avocat des dissidents, aux côtés de Maizière et Schnur, , aujourd'hui président du SDP, a été, lui aussi, accusé d'avoir remis des informations sur ses clients au ministère. Aucun élément solide n'a pu toutefois étayer ces attaques, le petit homme au sourire chafouin, artisan du renouveau de l'ancien mouvement néostalinien qui, aujourd'hui, continue de séduire un votant sur trois à Berlin-Est-la-Rouge, jurant que ses conversations ont été « écoutées » par les agents de la Stasi au moyen de micros dissimulés dans son cabinet. Avec Gregor Gysi, un deuxième homme a incarné, à la fin de 1989, la volonté de réforme d'un SED aux abois : Wolfgang Berghofer. Vice-président du PDS jus- qu'en janvier 1990, le maire très apprécié de Dresde prô- nait une rupture totale avec l'idéologie du SED et la transformation du mouvement en un parti social-démo- crate. Devant la résistance des orthodoxes, il démissionna. Deux ans plus tard, en janvier 1992, il était contraint, devant un tribunal où on le jugeait pour avoir contribué au truquage des élections dans la RDA, d'avouer avoir eu des contacts réguliers avec la Stasi et échangé des renseignements avec elle. « Pour un responsable de mon niveau, il était absolument normal d'avoir des relations de travail officielles avec la Sécurité d'État. » Son contact, le général Horst Bohm, ancien chef de la Stasi à Dresde, s'est donné la mort après l'écroulement du communisme. Parallèlement à ces cas spectaculaires, qui n'ont pas peu contribué à discréditer le personnel politique de l'Est aux yeux de l'opinion, obligeant les partis de l'Ouest à injecter massivement leurs propres cadres et leaders dans les sec- tions orientales, une kyrielle d'anonymes parlementaires locaux et régionaux ont dû tirer leur révérence après avoir été confondus. L'atmosphère est devenue tellement nau- séabonde, dans l'ex-RDA, que tous les élus est-allemands ont été obligés de se soumettre à des enquêtes intensives sur leur passé, avec, à l'arrivée, un sérieux élagage dans les travées des Parlements. En réalité, l'ampleur de l'in- filtration de la Stasi dans les milieux politiques et para- politiques illustre une donnée de base que les Allemands, de l'Est comme de l'Ouest, font semblant d'oublier aujourd'hui : il était tout bonnement impossible de faire carrière, de détenir un minimum de responsabilités ou de voyager à l'étranger sans rendre des comptes, sous une forme ou sous une autre, à la police politique. Et personne ne trouvait à redire à cette règle non écrite. L'élite intellectuelle n'avait pas le privilège exclusif de retenir l'attention de la Sécurité d'État. Les sportifs de compétition, eux aussi, l'intéressaient beaucoup. En premier lieu, parce qu'ils comptaient parmi les rares Allemands de l'Est à se déplacer fréquemment dans le « camp impéria- liste » pour aller y représenter la RDA conquérante et sûre d'elle-même. Or une défection chez l'ennemi au cours d'un déplacement, comme celle du footballeur Gerd Weber, en 1981, entachait malencontreusement l'image de marque de l'État des ouvriers et paysans. Il était donc indispensable de détecter à la source, dans les clubs, les mécontents. Des athlètes aussi renommés que le sauteur en longueur Lutz Dombrowski ou le gymnaste Klaus Koeste ont confessé publiquement leurs liens avec la Stasi. Mais c'est dans les équipes de football que le flicage avait sans doute atteint un paroxysme. Le Dynamo de Berlin, surnommé « le club de la Stasi », était dirigé par le général Mielke en personne. Chez son concurrent, le Dynamo de Dresde, pas moins de huit membres de l'équipe, joueurs, masseurs, techniciens, ont avoué avoir servi d'IM, souvent sous la contrainte. Parmi eux, la vedette du club, l'attaquant Torsten Güts- chow, vingt-neuf ans, qui espionnait sous le prête-nom de Schroter depuis 1981. « Lorsque j'avais dix-sept ans, la Stasi m'a mis devant le choix de me séparer de mon amie, aujourd'hui mon épouse, dont les parents avaient demandé à partir pour l'Ouest, ou de collaborer. L'amour a été le plus fort, j'ai signé. Mais, depuis, je vis dans l'angoisse permanente », s'excuse-t-il. Parmi les renseignements que Gütschow remettait à la police politique, des informations sur la famille de sa bien-aimée, sur le comportement de ses coéquipiers et sur les petits secrets du président du Dynamo de Dresde, Wolf Rüdiger Ziegenbalg. Du genre : il détient des devises occidentales, un magnétoscope et des vêtements fabriqués de l'autre côté du Rideau de fer... 1. Dans Die Zeit du 24 janvier 1992. 2. Dans le magazine de l'intelligentsia est-allemande Freitag du 10 janvier 1992. 3. Dans The Herald Tribune du 31 janvier 1992. 4. Extrait de Ich liebe euch doch alle..., op. cit. IX

Église et Stasi : entre concertation et compromission

Manfred Stolpe contre Joachim Gauck

Que reste-t-il de la RDA? Curieusement, les Allemands de l'Est qui l'ont sabordée sont nombreux à se poser cette question. Et la réponse, dépitée, est toujours la même : rien. Ou pas grand-chose. Alors, ils s'accrochent à tout ce qui pourrait rappeler ou réhabiliter, de près ou de loin, le bon vieux temps fantasmé du Mur et se crispent sur ses symboles, même les plus dérisoires. Depuis les comités de soutien à la sprinteuse Katrin Krabbe, accusée de tricherie lors d'un contrôle antidopage, jusqu'aux cam- pagnes vantant la qualité des produits frais de l'Est, que tout le monde avait subitement boudés en 1989 au profit des emballages clinquants de l'Ouest, en passant par les occupations d'usine traditionnelles de l'ex-RDA pour dénoncer les licenciements ou les tentatives de fondation d'un avatar de « parti des Allemands de l'Est », un mou- vement de réaction à l'arrogance de l'Ouest, une solidarité tardive du refus de la dissolution se dessinent. Par un curieux effet boomerang de l'Histoire, la référence nos- talgique à l'avant-réunification devient le refuge identitaire des générations de l'après-réunification. Certains baptisent cela le retour de la RDA. La mise à l'écart de la plupart des hommes politiques de l'Est un peu en vue après l'unité allemande n'y a pas peu contribué. Aujourd'hui, quatre des cinq ministres-présidents que compte l'Alle- magne orientale sont des importations de l'Ouest, imposés en lieu et place de personnalités du cru, jugées trop compromises avec la Stasi et le régime communiste, ou tout bonnement incompétentes, par les centrales politiques de Bonn. Et ce ne sont pas les trois ministres alibis est- allemands invités au début de 1991 à siéger au gouver- nement de l'Allemagne unie qui parviendront à convaincre la population de l'ex-RDA qu'elle n'est pas tenue pour quantité négligeable par l'élite du pays. C'est ainsi qu'on peut comprendre l'étonnante popularité dont jouit sur ses terres Manfred Stolpe. Le ministre-président du Brande- bourg est la seule personnalité est-allemande à avoir résisté au maelstrôm politique des deux dernières années. Et à être apprécié au-delà des frontières étriquées de l'ex-RDA, son nom ayant un temps été cité comme successeur pos- sible du président Richard von Weizsäcker. Sur les épaules de ce social-démocrate à l'intelligence aiguisée et aux dons d'orateur reconnus, les Allemands de l'Est avaient placé, dès la disparition de leur État, une bonne partie de leurs espoirs, de leur frustration et, pour certains, de leur rancœur. L'homme pouvait, en outre, jouer de sa répu- tation acquise comme administrateur en chef de l'Église protestante de la RDA, une institution considérée par tous, après la chute du Mur, comme une précieuse niche d'opposants sous la dictature communiste. Aussi l'aveu de Manfred Stolpe, en janvier 1992, fait- il l'effet d'un séisme dans l'ex-RDA. Le chouchou des Allemands de l'Est, prenant les devants après plusieurs semaines de rumeurs sur son compte, reconnaît avoir eu, pendant trente ans, des contacts réguliers avec la Stasi. Dans un long article adressé au magazine , Stolpe explique avoir eu, « entre 1959 et 1989 environ, un millier d'entretiens avec des représentants de l'État, du Parti et de la Stasi ». « Il doit donc y avoir au moins un millier de notes ou de rapports à ce sujet dans les archives », prévient-il d'emblée. Stolpe s'empresse d'ajou- ter qu'il les a menés « afin de préserver les intérêts de l'Église évangélique face à l'État » et « pour duper l'État- SED avec ses propres armes ». Affirmant n'avoir rédigé aucun rapport ni signé une quelconque lettre d'engage- ment, il écrit avoir « tenté, à partir du milieu des années 70, d'obtenir des résultats sur le plan politique en passant sciemment par le truchement de la Stasi ». « Je ne pouvais obtenir de résultats qu'en parlant avec les détenteurs du pouvoir de tous les sujets, donc aussi avec la Stasi. » L'ancien dirigeant de l'Église protestante a beau se répandre en justifications et relativisations, le mal est fait. Et le doute jeté sur toute l'Église protestante. Le pasteur Joachim Gauck, qui attendait la première occasion, accuse. Selon lui, les documents de la police secrète prouvent que Stolpe, loin de se contenter de converser de temps à autre avec quelque officier de la Sécurité d'État, a été « un important IM au sein de l'Église » pendant plus de deux décennies, travaillant, sous le nom de code de Secrétaire, à influencer les décisions de sa direction et à étouffer autant que faire se peut la contestation du régime. Dès lors, les deux hommes vont se livrer pendant des mois, par médias ou commissions d'enquête interposés, un bras de fer sans pitié qui va passionner l'Allemagne et porter à son summum le débat sur l'héritage commu- niste. Une lutte mettant aux prises deux hommes d'Église de la même génération — Stolpe a cinquante-sept ans, Gauck cinquante et un — mais que leurs caractères et leurs trajectoires sous le régime totalitaire séparent radicalement. Pasteur resté toute sa vie fidèle à la paroisse de sa ville natale de Rostock, Joachim Gauck est un représentant typique de cette « Église d'en bas » attachée au travail en profondeur, au « réconfort des âmes » dans les villages, qui ne cachait pas sa méfiance envers l'« Église d'en haut », incarnée par l'appareil de la Fédération de l'Église évan- gélique de la RDA, au sein duquel Manfred Stolpe a précisément fait toute sa carrière. Élevé dans le souvenir des années de goulag soviétique infligées, après la guerre, à son père 2 Gauck fut toujours un opposant résolu des concessions. Le contraire de Stolpe, équilibriste pragma- tique de la coexistence pacifique. Ces divergences de vues avaient, au demeurant, provoqué quelques échanges à fleuret moucheté entre les deux hommes lors de rassem- blements de l'Église organisés bien avant 1989. Né en 1935 à Szczecin, en Pologne, cette capitale intellectuelle de la Poméranie occidentale qui se nommait encore Stettin à l'époque, Stolpe a commencé, dès la fin de ses études de droit, en 1962, à officier en tant que juriste dans l'administration de l'Église protestante. Il fut l'un des artisans de la création, en 1969, d'une Église évangélique est-allemande distincte de celle de la RFA, avant de devenir un des Pères de l'« Église dans le socia- lisme », formule par laquelle les protestants et le pouvoir communiste avaient réglementé, en 1973, leurs rapports. Chargé de la diplomatie — officielle et moins officielle — Stolpe, qui a toujours reconnu avoir cru jusqu'au bout à une RDA réformée et humanisée, fut l'intermédiaire avec le pouvoir, l'homme des compromis. Il s'occupa, notam- ment, de régler le problème des opposants emprisonnés ou menacés d'expulsion. Ses succès lui vaudront d'être nommé, en 1982, à la présidence du consistoire de Berlin- Brandebourg, véritable tête politique laïque de l'Église évangélique. Gauck vient du Nouveau Forum, le mou- vement phare de la « révolution » de l'automne de 1989, coalition d'humanistes romantiques aussi utopiques qu'in- transigeants face aux représentants de l'ancien régime. Stolpe n'a adhéré que sur le tard, en 1990, à la social- démocratie allemande, plus sous la pression d'un SPD qui se cherchait d'urgence un nouveau poulain en RDA, après la défection d'Ibrahim Bôhme, que par réelle convic- tion. Artisan de la dissolution de la Stasi, lorsqu'il était élu de la Chambre du peuple, le premier fut, dès le début, le partisan résolu d'un jugement sans faiblesse des actes de l'ancien régime. Ses amis comme ses ennemis, impres- sionnés ou agacés par son rigorisme et son incorruptibilité ostentatoires, le surnomment parfois « le Robespierre est- allemand ». Le second a sans cesse plaidé pour une appré- ciation mesurée et différenciée des quarante années de la RDA.

Un rapport accablant

Le rapport de six cents pages que les limiers de l'office Gauck ont livré en pâture au public dresse un bilan pour le moins affligeant des activités de Manfred Stolpe, récu- sant les explications selon lesquelles il n'aurait été qu'un modeste diplomate au service de sa foi. D'après l'admi- nistration, l'ancien président du consistoire de Berlin- Brandebourg s'est comporté, « selon les critères mêmes de la Stasi », comme un collaborateur inofficiel classique, répercutant consciencieusement et avec célérité tout ce qu'il savait. Aucune lettre d'engagement n'a été retrouvée, mais les détracteurs font valoir que celle-ci n'était pas obliga- toire pour les informateurs de gros calibre, notamment au sein de l'Église. La section XX/4 du ministère en charge des affaires religieuses aurait jugé l'IM Secrétaire, par lequel elle entendait sans aucun doute possible Man- fred Stolpe, « digne de foi et contrôlé à plusieurs reprises ». Stolpe aurait, dès le départ, accepté de collaborer dans les conditions du secret le plus absolu avec les agents du ministère. L'intéressé a du reste reconnu lui-même ne pas avoir toujours rencontré ses interlocuteurs dans son bureau de l'Église protestante: «Je me suis également rendu à des adresses qu'ils m'avaient fixées et qui, en règle géné- rale, servaient aux rencontres de service de la Sécurité d'État. Une fois je me suis trouvé au domicile d'un de ces messieurs, ce qui était vraisemblablement interdit. » L'office Gauck a retrouvé une note du 7 septembre 1977 dans laquelle l'IM Secrétaire fait quelques sugges- tions à son officier traitant afin de renforcer la discrétion de leurs contacts. Il lui propose, notamment, de ne pas passer par son assistante, mais de l'appeler, en cas de besoin, à son bureau, entre vingt heures et vingt et une heures, ou directement à son domicile privé de Potsdam. Selon l'office Gauck, la police secrète avait demandé à ses services, au milieu des années 60 — période pendant laquelle Stolpe serait devenu un indicateur — d'« intensifier les recherches d'IM au sein de l'Église, en se concentrant particulièrement sur les personnes jeunes, qui travaillent dans les sections juridiques et administratives ». Une rela- tion de confiance se serait établie au fil des années entre la police politique et le responsable de l'Église protestante, qui se serait vu confier trois missions essentielles : fournir des copies des travaux écrits confidentiels réalisés lors des synodes de l'Église protestante, rapporter immédiatement tout ce qui pouvait intéresser le pouvoir et exercer de l'influence sur les instances de l'Eglise. L'office Gauck affirme que ces directives sont répétées à de nombreuses reprises dans les ordres de mission adressés à l'IM Secré- taire. Il souligne surtout la rapidité avec laquelle Stolpe répercutait les informations à la Sécurité d'État, notant qu'il ne s'écoulait que quelques heures entre la tenue d'un événement et le rapport qui en était fait par Secrétaire : « Cet intervalle inhabituellement court prouve que Secré- taire a sans cesse cherché le contact avec le MfS. » La Stasi serait entrée en possession des principales réso- lutions secrètes des dirigeants de l'Église protestante. Une note du ministère de 1979 souligne que « l'IM Secrétaire a été activé pour exercer de l'influence et contrôler les débats de la Conférence des Églises évangéliques. Il nous fera parvenir du matériel confidentiel, remettra un rapport immédiat concernant toutes les questions intéressantes sur le plan politique et influencera les résolutions finales ». Les archives montrent aussi que Secrétaire a joué un rôle primordial dans la mise sur pied de la rencontre historique du 6 mars 1978 entre Erich Honecker et les responsables protestants, rencontre qui officialisa la bonne entente entre le pouvoir et l'Église. Elles révèlent que la Stasi fut tenue régulièrement au courant des travaux préparatoires de l'Eglise et des positions qu'elle entendait défendre. Et, dès le lendemain du « sommet », la police secrète était en mesure de faire un rapport circonstancié des réactions au sein de la direction de l'Église évangélique. En outre, l'office Gauck affirme que Stolpe a répercuté dans le détail à la police secrète la teneur de la plupart des entretiens qu'il a menés avec les responsables de la RFA en visite en RDA, avec Richard von Weizsäcker, lorsqu'il était maire de Berlin-Ouest, en octobre 1981; avec l'ancien chancelier Helmut Schmidt sur l'évolution en Pologne; avec le leader social-démocrate Johannes Rau. Il aurait également rédigé des appréciations sur tous ses collègues de la direction de l'Église protestante et, surtout, contribué à contenir les velléités de protestation. Comme celles de l'évêque de Görlitz, Hans Joachim Fränkel par- tisan d'une ligne plus dure face au régime et de l'abandon de l'attitude conciliante prônée par Stolpe. Le rapport fourni le 2 avril 1974 par Secrétaire indique : « Le 28 mars, des membres de la direction de la Fédération des Églises évangéliques de la RDA ont mené une discussion interne. L'objectif était d'empêcher que Frânkel tienne son discours provocateur à l'ouverture du synode de l'Église de Görlitz. Fränkel a tout d'abord refusé de céder. Mais on lui a fait très clairement comprendre que, s'il persistait, le Conseil de l'Église publierait une motion le condamnant et expri- mant auprès des instances étatiques son regret devant son comportement. »

Dossiers de la Stasi : vérité ou mensonge?

Pour des accusations moins graves que celles-là, nombre d'Allemands de l'Est avaient auparavant jeté le gant, à commencer par Lothar de Maizière ou Ibrahim Böhme. Mais pas Manfred Stolpe. Attaqué de toutes parts, fustigé par les anciens dissidents est-allemands, comme Börbel Bohley ou le pasteur Rainer Eppelmann, dont il avait naguère négocié le sort avec la direction communiste, le ministre-président va, pendant des mois, réfuter une à une les accusations. Et parvenir, plus par lassitude de ses adversaires que par réelle persuasion, non seulement à sauver sa tête sur le plan politique mais, en plus, à ébranler sérieusement les méthodes de travail de l'administration Gauck. Toute la défense de Manfred Stolpe a reposé sur cette affirmation lourde de conséquences : les dossiers de la Stasi mentent. De commissions d'enquête en conférences de presse, l'ancien responsable de l'Église protestante a répété avec force que l'IM Secrétaire était une création artificielle, fictive, de la police secrète, une sorte de panier dans lequel la Sécurité d'État jetait des informations aux origines les plus diverses : écoutes de conversations privées à l'aide de micros installés dans son bureau, renseignements fournis par différents indicateurs placés dans le giron de l'Église et, surtout, interprétations pour le moins personnelles par la police secrète des conversations qu'il avait avec ses représentants. « La Stasi a enregistré des gens en tant qu'IM, alors qu'ils ne l'étaient pas. Lorsque les officiers transmettaient leurs informations à leurs supérieurs, ils devaient quand même mentionner une source un peu sérieuse et ne voulaient pas dire qu'ils les avaient obtenues grâce aux micros. Alors ils inventaient des IM. Juger les faits en se reportant uniquement aux archives de la Stasi ne conduit pas à la vérité. La vérité fut tout autre que ce qui est inscrit dans les notes, les directives et les ordres de mission (...). En outre, il faut voir que beaucoup de choses n'ont pas été écrites dans les documents, ou écrites de manière incorrecte. Les archives ne disent pas toute la vérité. Et une demi-vérité peut se révéler être un gros mensonge », argumente Stolpe. Il balaie éga- lement d'un revers de manche les accusations selon lesquelles il aurait travaillé, pour le compte de la Stasi, à influencer les décisions de l'Église lors des synodes : « C'était sans doute le rêve de l'État. Mais ces plans ont été élaborés par le Parti, par la Sécurité d'État et par le secrétariat d'État aux Affaires religieuses. C'est exemplaire de la manière dont l'appareil dictatorial a fonctionné (...). Je peux seulement dire ceci: j'ai certes été approché lors de nos synodes par des représentants de l'État. Nous avions toujours des invités officiels et, chaque fois, ils se montraient très préoccupés, surtout lorsque nous préparions nos résolutions. Ils ont alors discuté avec des membres de la direction de l'Église, avec des évêques et aussi avec moi » Les arguments de Stolpe ont pris d'autant plus de poids qu'ils ont été confirmés par plusieurs anciens officiers de la Stasi, un jour utilisés par les uns comme témoins à charge, le lendemain par les autres comme témoins à décharge. L'ancien patron de la section XX/4, le colonel Joachim Wiegand, a ainsi reconnu que l'ancien respon- sable de l'Église protestante avait été répertorié comme IM à son insu, qu'il ne connaissait pas le nom de code de Secrétaire et ne s'était jamais engagé à collaborer pour la police politique. Un autre galonné de la police secrète, le général Willi Opitz, a même admis que jusqu'à 20 % des IM étaient des créations fictives, destinées à remplir les quotas de recrutement d'indicateurs toujours plus élevés fixés par le pouvoir et à permettre aux officiers du ministère qui en revendiquaient la paternité d'obtenir des promo- tions : « Il y avait beaucoup de faux IM car les primes et les avancements qu'on nous accordait en dépendaient. Il fallait satisfaire les ambitions du ministère. » Selon Wie- gand, l'objectif de la Stasi fut toujours d'éviter l'affron- tement avec l'Église, de maintenir le modus vivendi en soignant les contacts avec ses représentants, au premier rang desquels Manfred Stolpe. La Sécurité d'État aurait transmis à Stolpe des « souhaits », mais en aucun cas des ordres de mission ou des directives. Tout au long de l'« affaire », le ministre-président social- démocrate a également reçu le soutien sans faille des instances de l'Église protestante, qui, comme un seul homme, ont assuré que Stolpe était chargé de la diplo- matie secrète de l'Église et avait, à ce titre, carte blanche pour choisir ses interlocuteurs. Huit anciens hauts res- ponsables de l'Église évangélique sont venus témoigner publiquement que la doctrine ecclésiastique consistait « à faire tout ce qui était possible pour faire évoluer les choses. Lorsque cela n'était pas suffisant par le biais de l'État ou du Parti, des contacts ont été établis avec la Sécurité d'État ». Trois de ces responsables, dont l'arche- vêque d'Eisenach, Ingo Braecklein, ont affirmé avoir été, eux aussi, enregistrés à leur insu en tant qu'informateurs par la police secrète. Ils ont raconté comment ils avaient rencontré à plusieurs reprises des représentants du MfS, à leur domicile privé ou en marge des rassemblements de l'Église dans la RDA, afin de régler des « questions huma- nitaires urgentes ». Dans une déclaration solennelle, les cinq archevêques qui se sont succédé à la tête de la Fédération des Églises évangéliques est-allemandes de 1973 à 1990 ont également volé au secours de Manfred Stolpe : « Nous lui avons confié la négociation de toutes les ques- tions sensibles et difficiles ayant trait aux relations entre l'État et l'Église, sans lui dire dans le détail comment il devait agir. Cela était l'expression de notre confiance (...). Stolpe ne s'est jamais résigné, il était toujours prêt à entreprendre des actions qui semblaient au départ impos- sibles (...). Son activité nous a donné, à nous évêques, la possibilité de nous concentrer sur les missions internes à l'Église. Nous sommes conscients que tout cela pose des questions auxquelles il va falloir répondre. Mais nous sommes reconnaissants à Manfred Stolpe de nous avoir ainsi déchargés et nous nous sentons aujourd'hui cores- ponsables de ce qui s'est produit5. » Manfred Stolpe a, en outre, bénéficié de l'appui indirect de la justice allemande dans sa remise en question fon- damentale de la fiabilité des archives de la Stasi, portant un coup très dur aux poursuites contre les anciens indi- cateurs de la police secrète. Le Conseil de prud'hommes berlinois a commencé par annuler, en avril 1992, le licenciement du recteur de l'université Humboldt, Hein- rich Fink. Ce théologien est-allemand réputé avait été démis de ses fonctions par la municipalité, à l'automne