L'empire Des Mouchards : Les Dossiers De La Stasi
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L'EMPIRE DES MOUCHARDS LES DOSSIERS DE LA STASI LUC ROSENZWEIG YACINE LE FORESTIER L'EMPIRE DES MOUCHARDS LES DOSSIERS DE LA STASI JACQUES BERTOIN Pour Françoise et Sascha Conception graphique et réalisation de la couverture : Étienne Robial et le Studio François Mutterer. © ÉDITIONS JACQUES BERTOIN, 1992. Introduction Der grösste Lump in diesem Land Das ist und bleibt der Denunziant (Le pire salaud en ce pays restera toujours le mouchard) Le poète national allemand Hoffmann von Fallersleben, auteur des paroles du fameux Deutschland über alles, hymne de la première unité allemande, connaissait bien ses compatriotes. Lui qui se plaisait à glorifier les vertus germaniques de fidélité, d'amour du terroir et du travail bien fait aurait aimé que le « peuple des poètes et des penseurs » n'apparût pas aux yeux de l'humanité comme l'empire des mouchards, le royaume de la délation. Ses inquiétudes étaient fondées : un siècle après qu'il eut formulé sa sentence stigmatisant le dénonciateur appa- raît, sur le sol allemand, un État, la République démo- cratique allemande, qui va, en quatre décennies, instaurer le système de surveillance réciproque des membres de la population le plus perfectionné de l'Histoire. Le SED, le Parti communiste est-allemand, et le ministère de la Sécurité d'État — en abrégé la Stasi — qui se définit comme « le glaive et le bouclier du Parti », se sont développés en raison inverse du soutien dont le régime bénéficiait dans le pays. A la veille de l'ouverture du mur de Berlin et de l'écroulement du système d'Erich Honecker, près de deux millions de citoyens, sur les seize que comptait la RDA, avaient en poche la carte du Parti, et les effectifs du ministère de la Sécurité d'État atteignaient quatre- vingt-dix-neuf mille fonctionnaires permanents, auxquels il convient d'ajouter un nombre considérable de « colla- borateurs inofficiels », autrement dit d'indicateurs, stipen- diés ou non, qui assuraient un contrôle constant de tous les secteurs de la société à même d'avoir une « attitude négative et hostile » envers le régime et ses dirigeants. En quarante ans d'existence, la République démocratique alle- mande aura fait de près de cinq cent mille de ses citoyens, selon les estimations les plus sérieuses, des auxiliaires de sa police politique. L'ouverture des archives de la Normannenstrasse, siège central de l'appareil de surveillance et de répression à Berlin-Est, constitue, sans doute, le choc le plus violent subi par le peuple allemand depuis la révélation, en 1945, des horreurs commises au nom de ce même peuple dans les camps nazis. Des kilomètres de dossiers renvoyaient à ces hommes et ces femmes, encore tout surpris et ravis de s'être libérés par une révolution pacifique d'un régime honni, d'une image d'eux-mêmes peu ragoûtante. Bien peu nombreuses étaient les figures de proue des mouve- ments démocratiques qui sortaient indemnes de cette mise au grand jour des archives de la Stasi. Pour une Bârbel Bohley, figure emblématique et irréprochable de ce Nou- veau Forum qui porta un temps les espoirs des partisans du maintien d'une RDA souveraine et démocratique au côté de la RFA, combien de déceptions amères pour tous ceux qui croyaient que sur les ruines de l'« État ouvrier et paysan » pouvait surgir une nouvelle élite politique et morale légitimée à prendre en main les destinées du pays? En lieu et place des Vaclav Havel, Lech Walesa et autres dirigeants des pays ex-communistes incarnant la résistance sans concession au totalitarisme, on découvre que bon nombre des porte-drapeaux de la « révolution » de 1989 émargeaient au rôle de la Stasi : Wolfgang Schnur, prin- cipal dirigeant du Renouveau démocratique au côté du pasteur Rainer Eppelmann, est démasqué comme agent de la Stasi à deux jours des premières élections libres en RDA, qui devaient le faire accéder à la Chambre du peuple. La même mésaventure fait disparaître de la scène politique Ibrahim Bôhme, principal dirigeant du Parti social- démocrate reconstitué : il avait été, dans les années 70, chargé par la Stasi d'espionner l'écrivain Reiner Kunze, qui sera expulsé en 1977 vers la RFA. La presse ouest- allemande est friande de révélations achetées un bon prix à des détenteurs d'archives explosives (bien souvent, ce sont les officiers de la Stasi eux-mêmes qui complètent ainsi la maigre retraite que leur accorde l'Allemagne uni- fiée). Le tableau de chasse du Spiegel et du Bild Zeitung s'enrichit ainsi des dépouilles de Lothar de Maizière, dernier Premier ministre de la RDA, collaborateur inof- ficiel de la Stasi sous le nom de Czerni. Deux des trois ministres-présidents des nouveaux Länder établis sur le territoire de l'ex-RDA ont été contraints d'abandonner leurs fonctions et de laisser la place à deux hommes politiques originaires de l'Ouest : anciens membres de partis satellites du SED, ils avaient, eux aussi, collaboré avec les hommes du général d'armée Erich Mielke, le tout-puissant octogénaire qui tint les rênes du ministère de la Sécurité d'Etat pendant plus de trente ans. A ces naufrages politiques, qui ne laissaient aux Alle- mands de l'Est que le choix de confier leur sort à des politiciens importés en catastrophe de l'Ouest, se sont ajoutées des tragédies personnelles brisant des vies et des solidarités forgées dans les groupes de dissidents agissant dans les milieux artistiques et intellectuels du quartier de Prenzlauer Berg, à Berlin, ou sous l'aile protectrice de quelques pasteurs protestants. Imaginons le choc subi par Vera Wollenberger, aujourd'hui député au Bundestag, lorsqu'elle découvrit, au détour d'une fiche policière, que son compagnon, le père de ses deux enfants, l'espionnait pour le compte de la Stasi depuis plus de dix ans! Le constat de Gerd et Ulrike Poppe, principaux animateurs du groupe Initiative pour la paix et les droits de l'homme, actif à Berlin à la fin des années 80, n'est guère plus réjouissant : sur la vingtaine de membres que comptait leur groupe, plus de la moitié étaient des agents infiltrés par la Stasi : « Comment expliquer aux enfants la dis- parition de notre cercle d'amis de gens auxquels ils s'étaient attachés? » se lamente Gerd Poppe, encore furieux de n'avoir su démasquer un seul de ces mouchards. Comment ne pas approuver la colère d'un Wolf Biermann, le barde de l'opposition est-allemande, expulsé de RDA en 1976, apprenant que l'un des gourous de cette même opposition, le poète Sascha Anderson, n'avait cessé de renseigner la police de Mielke, même après son départ pour Berlin- Ouest en 1986? Wolf Biermann fit scandale en traitant Sascha Anderson de « trou du cul » lors du très officiel discours de remerciement prononcé lors de la remise du prix Georg-Büchner en 1992. Si l'appareil de contrôle et de surveillance du régime d'Erich Honecker n'a pas réussi, en fin de compte, à sauver de la faillite le « socialisme réellement existant », il est néanmoins parvenu, à la dif- férence de ses homologues des autres pays communistes, à garder sous un strict contrôle les activités des petits groupes de dissidents, y compris aux heures les plus chaudes de l'automne de 1989. Moins brutale que la Securitate roumaine, moins brouillonne que le tentaculaire KGB, la Stasi et ses « combattants du front invisible » ont su à merveille utiliser ce désir d'ordre et cette volonté d'adaptation aux normes dominantes dont sont crédités les Allemands, pour le meilleur et pour le pire. « Espion de la Stasi, c'est tout simplement la version RDA de ce désir d'adaptation aux normes dominantes, constate l'écrivain est-allemand Christoph Hein. Après l'écroulement du régime et de ses services de sécurité, nous ne devons plus seulement nous interroger sur les raisons de la facilité avec laquelle on acceptait de travailler pour la Stasi, car celle-ci ne nous menace plus. On doit plutôt explorer les fondements de ce désir d'adaptation, dans le passé certes, mais surtout dans le présent, car celui-ci continue d'être un danger pour nous-mêmes et notre démocratie. » Il convient, en effet, de s'interroger sur ce qui fait la spécificité du modèle totalitaire allemand et d'explorer les racines historiques et idéologiques de cette prédisposition à l'« Anpassung » — concept difficilement traduisible en français, car il résume à lui seul deux passions allemandes essentielles, le conformisme et la faculté de s'adapter aux normes les plus absurdes ou monstrueuses. Il n'est pas indifférent que le régime communiste est- allemand se soit développé dans un terroir fortement imprégné par le luthéranisme : 90 % de la population de l'ex-RDA relevait d'une tradition protestante et en restait plus ou moins marquée, même si l'on avait pu constater une réelle désaffection pour la pratique religieuse au cours des dernières décennies. Émile G. Léonard 1 résume la position de Luther à l'égard du pouvoir temporel : « Luther ne vise que le salut de l'individu, non pas l'amélioration de la société, civile ou religieuse. Formée de pécheurs, elle ne sera jamais que pécheresse et mauvaise. (...) Dans ce monde où chaque homme trouve sa vocation divine dans ses devoirs d'État, l'ordre voulu par Dieu est assuré par les autorités pour lesquelles Luther, s'appuyant sur saint Paul, enseigne le respect le plus absolu, quels que soient leurs agissements (on ne saurait s'étonner que les gardes-chiourme aient les mœurs de leurs fonctions). » Le fait que certaines paroisses protestantes de la RDA et un petit nombre de pasteurs et évêques est-allemands aient donné asile, moyens et protection aux dissidents de toute obédience à la fin des années 80 ne doit pas masquer la réalité que, sous le régime nazi comme sous le régime communiste, l'Église luthérienne dominante n'a jamais chercher à se constituer en contre-pouvoir, à l'image de l'Église catholique polonaise.