La République Des Sables. Anthropologie D'une Révolution
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LA REPUBLIQUE DES SABLES Anthropologie d’une Révolution Photo de couverture : Muriel Huster Sophie Caratini LA RÉPUBLIQUE DES SABLES Anthropologie d’une Révolution Du même auteur Les Rgaybat (1610-1934) Des Chameliers à la conquête d’un territoire Paris, L’Harmattan, 1989 Les Rgaybat (1610-1934). Territoire et société Paris, L’Harmattan, 1989 Les Enfants des nuages Paris, Le Seuil, 1993 Mauresques Paris, Edifra, 1993 Kinder der wolken München, Knaur, 1996 L’éducation saharienne d’un képi noir Paris, L’Harmattan, 2002 À Dih ould Daf In memoriam INTRODUCTION Ce livre réunit un ensemble de textes publiés dans des revues, scientifiques pour la plupart, et d’inédits issus de communications présentées dans des rencontres également scientifiques 1. Les rassembler en un seul ouvrage répond à une demande qui m’est régulièrement adressée, soit par des personnes 2 en quête de documentation sur la question du Sahara Occidental, soit par des chercheurs français ou étrangers intéressés par mes travaux sur la société des camps. Nombre de publications sur le Sahara Occidental traitent en effet de l’histoire du conflit, des questions de droit international ou de politique, mais rares sont les approches anthropologiques de la population elle-même, généralement très mal connue dans ses aspects culturels et sociaux, et cela même au sein des milieux associatifs humanitaires ou militants qui séjournent pourtant régulièrement dans les camps. C’est aussi pour tenter de combler cette lacune qu’il paraissait important de rendre facilement accessible des données et analyses actuellement dispersées, et pour certaines introuvables, alors qu’elles se complètent mutuellement, et surtout qu’elles permettent d’entrer un peu à l’intérieur de la société. Ces écrits, réalisés au cours des quinze dernières années, correspondent à la fois à une étape du processus de décolonisation du Sahara Occidental et à une étape de ma réflexion sur les sociétés pastorales du Nord- Ouest saharien, celle-ci apparaissant comme le reflet de celle-là. Le temps n’est qu’une perception subjective de mouvements relatifs, or, à l’échelle d’une génération, la société sahraouie a connu des bouleversements intenses, provoqués tant par l’extérieur - la guerre, l’occupation pour les uns et l’exil pour les autres - qu’à l’intérieur, à travers le processus de révolution sociale que les 1 Douze articles scientifiques, une présentation journalistique et deux textes littéraires publiés, auxquels ont été ajoutés cinq inédits rédigés à partir de communications orales. Dans tous les cas “l’aujourd’hui” qui apparaît dans les textes doit être entendu relativement à la date de publication de l’article ou de la communication orale. 2 Journalistes, militants, membres d’organisation politiques ou humanitaires, personnels chargés du dossier sahraoui dans les ministères, etc. dirigeants du Front Polisario 3 ont développé pour organiser leur défense face à cette agression. Lorsque, au début des années 1970, j’entreprenais mes premières enquêtes de terrain au sein des groupes nomades du Nord-mauritanien, les Sahraouis étaient eux aussi dans un commencement. Les jeunes dirigeants du Front, que je rencontrais alors à Nouakchott, puis à Zouérate et dans les campements des chameliers, n’étaient guère plus âgés que moi, et n’avaient pas encore pris le pouvoir sur la génération précédente, même s’ils avaient décrété la lutte armée contre le colonisateur espagnol et entamé des négociations avec les pays voisins. Certains avait rejoint la clandestinité à l’encontre de la volonté de leurs parents, leur position était fragile et leur projet de société plus qu’incertain. Il se disaient “révolutionnaires”, mais leurs idées sur la “révolution” n’étaient pas bien arrêtées. Auraient-ils réussi à convaincre les générations qui les précédaient du bien-fondé de leur idéal d’égalité des hommes et des femmes, des hommes libres et des esclaves, et surtout d’éradication du “tribalisme”, si les événements ne s’étaient pas précipités pour les y aider ? Rien n’est moins sûr. Mais les armées ennemies ont envahi le pays, entérinant toutes les ruptures. La première est celle qui a séparé les populations des territoires occupés de ceux qui ont pu fuir. La seconde est le renversement intergénérationnel du pouvoir, qui s’est conclu lorsque les anciens ont publiquement reconnu que les représentants légitimes de l’ensemble du “peuple” sahraoui étaient désormais les jeunes dirigeants du Front Polisario. La rencontre est historique, elle a eu lieu le 12 octobre 1975, en plein désert. Fait inimaginable dans la culture bédouine, les familles des notables de toutes les tribus ont monté un immense campement dont la place centrale, traditionnellement réservée au primus inter pares , a été attribuée à la tente d’un tout jeune homme, El-Ouali ould Mustapha Sayed, dirigeant du mouvement et martyr emblématique de ce peuple sahraoui qu’il a participé à fonder, avant d’être tué, un an plus tard, lors de l’attaque de Nouakchott. Cette seconde rupture en contenait une troisième : en décrétant d’un commun accord la fin du “temps des tribus” et l’avènement de “l’Union Nationale” les Sahraouis modifiaient en profondeur les termes du contrat social sur lequel s’était bâtie leur société, et cela au moment même où je m’efforçais, dans l’incompréhension et la méfiance générale, de recueillir les traditions dans l’objectif déclaré de rédiger une “thèse” qui montrerait, à travers l’étude d’une “tribu” - les Rgaybat -, la logique structurelle des organisations nomades. Je me suis donc trouvée, bien malgré moi, prise dans l’étau des générations et 3 Front pour la Libération de la Saguiet el-Hamra et du Rio de Oro, fondé en 1970. 8 des forces politiques. Pour les anciens, ou du moins certains d’entre eux, je représentais la voix qui pourrait témoigner de l’histoire du groupe, une histoire que les impératifs de la révolution avait condamnée à l’oubli. Pour les jeunes révolutionnaires, le seul énoncé de mon thème de recherche était une provocation, la preuve que mon travail n’avait d’autre but que de porter atteinte à leur mouvement. Pour le gouvernement mauritanien, auprès duquel je devais solliciter des autorisations pour mener mes enquêtes, mon dessein était à l’évidence de servir par mes publications la cause sahraouie. Par ailleurs, les Marocains, par personnes interposées, ont tenté à plusieurs reprises de me rallier à leur position. Jusqu’à la publication de mes premiers travaux, il m’a été impossible d’enquêter parmi les réfugiés, pour lesquels je suis restée longtemps personna non grata à l’instar de certains officiers français, anciens méharistes, pourtant sympathisants mais suspectés d’avoir fait partie des Renseignements Généraux lors des événements de 1958 ou pendant la guerre d’Algérie. Je ne fus admise à travailler dans les camps de Tindouf qu’en 1995. Si cet ensemble d’obstacles a rendu mes enquêtes difficiles, il a paradoxalement permis l’ouverture brutale, souvent inattendue, d’une parole momentanément étouffée, soit par les ennemis, soit par la révolution elle-même, et qui trouvait dans l’opportunité de ma présence un bref moment d’échappée possible. Autre avantage paradoxal, cette fois de la fermeture, est cet interdit qui m’a été signifié, pendant près de vingt ans, de visiter les camps de réfugiés. Du fait de ce hiatus dans l’observation directe et de cette mise à distance de ma personne (et donc de mon point de vue), ma connaissance de la société sahraouie s’est construite sur la base d’une expérience dissociée spatialement et temporellement. Un autre hiatus , personnel celui-là puisqu’il concerne ma carrière de chercheur 4, m’a également coupée du terrain mauritanien pendant une dizaine d’années, ce qui m’a permis ultérieurement de confronter les transformations observées dans les camps de réfugiés à celles, plus superficielles, qu’on connus les milieux mauritaniens “parents” des Sahraouis mais n’ayant eu connaissance que “de loin” de la révolution sociale vécue dans les camps. Il m’a donc été donné de pouvoir comparer un “avant” nomade et “tribal”, à un “après”, celui de cette même société, devenue sédentaire et nationale à l’issue du processus révolutionnaire mené à l’intérieur des camps de réfugiés. Ces différentes ruptures au niveau de la recherche ont indiscutablement favorisé la perception des mouvements relatifs, accrochant spontanément mon attention sur des 4 De 1983 à 1991 j’ai dirigé la section d’ethnologie du musée de l’Institut du Monde Arabe à Paris, section qui a été démantelée au moment de la guerre du Golfe. 9 faits essentiels ou infimes, comme autant de signes de ce qui avait “changé” et de ce qui, à l’inverse, n’avait “pas changé” d’un côté et de l’autre de l’espace et du temps 5. Le passage des générations, qui forme la trame de ce livre, marque le point d’articulation de la reproduction sociale. Il est ce moment de tension entre les permanences et les transformations, de conflit entre les forces de résistance de la culture et les mouvements de l’histoire, où se dessinent les devenirs. Pour le saisir, c’est-à-dire pour avoir quelque chance de percevoir les éléments du processus d’évolution à l’œuvre dans ce passage, il était important d’avoir pu maintenir des liens avec les personnes qui constituent le “champ” de la recherche. J’ai eu ainsi le privilège d’entretenir pendant toute cette période des relations personnelles avec plusieurs familles écartelées par le conflit du Sahara Occidental et d’avoir côtoyé les différentes générations à deux moments générationnels, et cela tant au niveau des simples citoyens, sahraouis ou mauritaniens, que parmi les dirigeants politiques, d’un côté comme de l’autre des frontières. La différence d’écart intergénérationnel entre ceux qui avaient vécu la révolution et les autres a pu m’apparaître avec netteté, orientant ma réflexion vers l’analyse des causes et des conséquences de ce double phénomène.