Patrimoine et innovation : intérieurs encombrés de bibelots caracté- ristiques du goût anglais de l’époque , victorienne ». En 2002, le Kyoto Costume Institute publie John Redfern ou un ouvrage retraçant les modes du XVIII e la naissance de la mode au XX e siècle où figure une biographie suc - cincte et partiellement exacte de Redfern, moderne puisque selon les dates – erronées – il aurait commencé son activité dès l’âge de 5 ans ! Daniel James Cole De récentes recherches avancent une image différente à la fois de Worth et de Redfern. Essentiel à l’histoire du vêtement, le par - cours de Redfern n’a été que récemment redécouvert, et a fait l’objet, ces dernières années, d’une analyse et évaluation appro - priées, principalement grâce au travail de Susan North 5. Celle-ci avance la thèse selon L’histoire de Charles Frederick Worth a sou - laquelle à la fin du XIX e siècle, Redfern & vent été racontée et est bien connue des Sons égalait la maison Worth. Il est même spécialistes de la mode. Mais alors que possible d’affirmer que Redfern et l’héritage celui-ci a laissé une place significative dans qu’il a laissé ont grandement contribué l’histoire de la mode, son contemporain, à influencer la mode du XX e siècle. Une John Redfern, a été ignoré ou réduit au comparaison détaillée de la maison Redfern mieux au statut de notes de bas de page. La & Redfern Ltd et de ses contemporains plupart des principaux ouvrages d’histoire remet en cause non seulement la préémi - de la mode font référence à Worth mais peu, nence de Worth, mais également certains voire aucun, ne font mention de Redfern. aspects de la carrière de Paul Poiret et de Contini, Payne 1, Laver 2, et Tortora et Gabrielle Chanel. Eubank 3 ont tous ignoré Redfern. Caroline Ce qui suit illustre comment Worth et Milbank Rennolds, dans son livre Couture, Redfern, chacun à leur manière et à travers the Great Designers oublie Redfern alors les maisons qui ont continué de porter leurs qu’elle évoque des couturiers nettement noms même après leur disparition, ont moins importants. Boucher 4 mentionne façonné les goûts et le système de la mode John Redfern, mais réduit sa carrière à un du XX e siècle, là où se rencontrent les prin - paragraphe certes précis mais bref. Dans cipaux styles de la seconde moitié du XIX e Fashion, The Mirror of History , Michael et siècle. Leurs histoires s’entremêlent à celles Ariane Batterberry décrivent une illustra - des grandes personnalités de la mode de tion de Redfern : « Un autre Anglais, l’époque et démontrent l’importance d’une travaillant à , le couturier Redfern, clientèle célèbre pour la pérennité d’une avait conçu un ensemble élégant composé maison de couture. Tout deux anglais, les d’une veste courte, mais malgré ses efforts deux hommes avaient fondé des entreprises pour simplifier les vêtements des femmes familiales qu’ils avaient laissées à leurs fils pendant la journée, il en résultait un habit et associés à leur mort en 1895. Mais plus lourdement drapé et agrémenté de franges, que leurs similitudes, leurs histoires souli - et aussi conventionnel et étriqué que ces gnent leurs différences. Charles Frederick Worth et Worth & Bobergh Selon certains récits, la relation entre Worth et la princesse de Metternich, femme de Charles Frederick Worth est reconnu l’ambassadeur autrichien en France, aurait comme l’inventeur de la couture, gravissant débuté en 1859. Worth a des vues sur la les échelons au sein d’une importante mai - princesse et son cercle, et lorsque Marie son de vente de textiles et de vêtements à Worth se présente à la princesse de Paris, puis ouvrant sa propre entreprise. Metternich, celle-ci la reçoit. Elle lui mon - L’histoire raconte que Worth connut le suc - tre un carnet de dessins, deux robes sont cès grâce à la Cour sous le Second Empire. alors commandées, dont l’une que la prin - Son ascension et ses relations avec la prin - cesse portera à la cour du palais des cesse Pauline de Metternich et l’impératrice Tuileries. « Je portais ma robe de chez Eugénie sont des récits familiers mais ayant Worth et je dois dire… que je n’avais jamais été embellis voire déformés avec le temps, vu de plus belle tenue… Celle-ci était faite en commençant par les célèbres mémoires de tulle blanc, parsemée de minuscules de la princesse de Metternich 6 ainsi que disques d’argent et bordée de marguerites à celles de son fils, Jean-Philippe Worth 7. cœur pourpre. A peine l’impératrice était- Né en 1825, Charles Frederick Worth com - elle entrée dans la salle du trône qu’elle mence sa carrière chez un marchand de remarquait immédiatement ma robe, textiles à Londres. Il s’installe à Paris en reconnaissant d’un coup d’œil l’œuvre 1846, et trouve un emploi chez Gagelin- d’une main de maître » 9. L’admiration Opigez & Cie, détaillant de tissus et d’Eugénie pour la robe la conduisit à com - d’accessoires et couturier, chez qui il va mander chez Worth & Bobergh, propulsant commencer à concevoir des modèles pour le ainsi Charles Frederick Worth vers le succès département couture. Il épouse alors Marie lorsque d’autres personnes de la Cour se Vernet, employée comme mannequin chez mirent à fréquenter leur maison. Gagelin-Opigez, puis quitte l’entreprise en Cette anecdote bien connue relatant l’as - 1857, et fonde sa propre maison de couture cension fulgurante de Worth a récemment associé à Otto Gustave Bobergh – l’éti - provoqué quelques doutes. Sara Hume, quette indique d’ailleurs « Worth & spécialiste de Worth, remet en cause cette Bobergh » – et avec l’aide de M me Marie version qui émane de sources proches du Worth. Les archives indiquent que Worth & couturier et donc peu crédibles : « La Bobergh était un grand magasin, à l’image légende qui s’est développée autour de son de Gagelin-Opigez, où l’on trouvait des tis - nom a été en grande partie entretenue grâce sus, une grande variété de châles et de aux mémoires écrites par son fils et de riches vêtements d’extérieur, des vêtements en clientes bien après sa mort. Une fois devenu prêt-à-porter et de la couture sur mesure 8. célèbre, ses clientes, telles la princesse de Eugénie de Montijo, l’épouse d’origine Metternich ont relaté de façon nostalgique 10 espagnole de l’empereur Napoléon III, fut son importance sous le Second Empire » . sous le Second Empire la personne la plus Sara Hume doute également que Worth ait influente en termes d’élégance dans toute eu pour clientes l’impératrice Eugénie et la l’Europe et une source d’inspiration pour princesse de Metternich dès les années 1860 les modes de l’époque. Elle encouragea un ou qu’il est compté de façon significative « glamour » à la Cour qui contrastait avec la dans la mode française avant le milieu de la retenue de la cour de Saint James sous le décennie. Elle remarque qu’il n’est fait règne de Victoria. mention de son nom dans aucun magazine de mode français avant 1863 et qu’il y a eu n’en était pas moins quelque chose de peu de presse avant la fin des années 1860. nouveau : Worth y gagna le surnom de De plus, Worth & Bobergh n’ont utilisé l’ap - « l’homme-couturier », et le déplacement du pellation « Breveté de S. M. l’Impératrice » métier de couturier des mains des femmes que vers 1865, et le nombre de robes de cette vers celles des hommes vit la création de époque se trouvant dans les collections des mode considérée comme un art appliqué. musées est nettement inférieur à ce qu’un tel succès devrait attester 11 . John Redfern de Cowes Rétrospectivement, durant ces années le statut de Worth a été surestimé, car bien De l’autre côté de la Manche, dans la station d’autres ateliers de couture étaient renom - balnéaire de Cowes sur l’île de Wight, le més et quelques uns bénéficiaient d’ailleurs jeune John Redfern transforma son magasin d’une grande réputation. M elle Palmyre, de tissus en une maison de couture. Il ouvrit Mme Vignon, M me Laferrière et M me Roger, son commerce de tissus dans les années ainsi que la maison Félix ont toutes parti - 1850 et bien que son activité prospérât plus cipé à la confection du trousseau et de la lentement que celle de Worth, il n’en eut garde-robe de l’impératrice Eugénie, et c’est pas moins une clientèle des plus prometteu - à cette époque que fut créée la Chambre ses, comptant parmi elle la reine Victoria, la syndicale de la Couture parisienne. C’est princesse Alexandra de Galles et Lillie également vers la fin du XIX e siècle que le Langtry. Se développant sur la décennie, sa grand couturier Emile Pingat rivalisa avec maison de couture fut lancée vers la fin des Worth. années 1860 et le succès qui s’ensuivit fit « Le surnom de “inventeur de la haute cou - qu’elle rivalisa avec la maison Worth pen - ture” donne l’impression erronée, rappelle dant quarante ans. Elisabeth Hume, que Worth a introduit une A Cowes, Redfern bénéficia de la proximité méthode de conception et de vente de vête - d’Osborne House, l’une des résidences offi - ments totalement nouvelle. En fait, la haute cielles de la reine Victoria. « Toute l’île couture a évolué progressivement tout au profitait économiquement et socialement long des cinquante années qu’a duré la car - des demandes des membres de la famille rière de Worth et ne représente qu’une royale et de la présence des familles de 13 partie de la nouvelle industrie de la mode l’aristocratie » . Ses fils John et Stanley le qui se développa jusqu’à la fin du siècle » 12 . rejoignirent dans les années 1860. Les pre - Malgré l’inexactitude de ces récits, il faut miers vêtements connus de John Redfern signaler que les créations de Worth pour furent la robe de mariée et les tenues des l’impératrice Eugénie et la Cour ont sou - demoiselles d’honneur confectionnées tenu l’industrie française et ont eu un pour le mariage en 1869 de la fille de 14 impact bénéfique sur les usines textiles de W.C. Hoffmeiter, chirurgien de la reine . Lyon. Rapidement la maison se constitua L’aristocratie remarqua les commandes une liste impressionnante de clientes, dont émanant de personnalités de la haute la reine Louise de Norvège, l’impératrice société et Redfern comprit alors la nécessité Elisabeth d’Autriche, ainsi que des comé - d’utiliser la notoriété des personnes célèbres diennes et quelques demi-mondaines afin de lancer sa maison de couture. flamboyantes parisiennes. Bien que les A cette époque, un changement vestimen - hommes dominèrent rapidement l’industrie taire commença à s’opérer : les activités de la mode, un homme « créateur de modes » sportives et de loisirs demandaient des vêtements appropriés et les femmes qui Worth après Bobergh pouvaient se permettre une garde-robe diversifiée et spécifique recherchèrent des Worth & Bobergh ferma pendant la guerre tenues plus adéquates. Les vêtements franco-russe, puis Bobergh se retira et propres à une activité montrèrent l’impor - Worth ouvrit alors la Maison Worth. La tance de la Réforme victorienne de la robe troisième République laissait Worth sans (Dress Reform movement ). On vit dans les impératrice à qui montrer son travail, mais revues de mode des ensembles décrits d’autres familles royales européennes conti - comme des « costumes de marche », des nuèrent de le solliciter. Son succès financier « costumes de bord de mer », et des « costu - reposa presque essentiellement sur les fem - mes de promenade ». On trouva des mes et les filles de ces nouveaux riches vêtements d’extérieur plus pratiques, voire américains, qui recherchaient le prestige même imperméables pour les femmes 15 et indiscutable d’une garde-robe dessinée par les spécificités de leurs tenues d’équitation Worth plutôt que le travail des couturiers de se retrouvèrent dans les vêtements de ville leur pays. Sa popularité auprès des riches qu’elles se faisaient confectionner sur américaines est attestée par le grand nombre mesure. Pendant longtemps, les tailleurs de robes répertoriées dans les collections des pour homme fabriquèrent des habits musées américains. De toute l’Europe et de d’équitation pour femmes, notamment des l’Amérique du Nord, les clients affluaient vestes bustiers aux formes masculines. La dans sa boutique parisienne, et ses fils, qualité de la confection pour hommes pro - Gaston et Jean-Philippe, le rejoignirent à gressait, tout comme celle des vêtements cette époque. Sa réputation était telle d’équitation féminins et le drap de laine des qu’Emile Zola, en 1872, imagina un per - costumes masculins commença d’être sonnage de roman d’après Worth. Il utilisé dans la garde-robe féminine 16 . La excellait dans les draperies richement maison britannique Creed confectionnait ornées propres à la période de la tournure et les tenues d’équitation de la reine Victoria il puisait son inspiration dans les modes du et de l’impératrice Eugénie, et l’ouverture XVIII e siècle, très populaires dans les de la boutique The House of Creed , en 1850, années 1870, comme les draperies à la à Paris, contribua grandement à l’essor de Polonaise inspirées du style bergère de cette tendance. Les ensembles sur mesure Marie-Antoinette. vont s’imposer ainsi que des tenues plus Cependant la créativité de Worth durant ces légères dédiées aux activités d’été de plein années, et de façon plus générale, a été air. remise en cause. Hume considère que sa John Redfern poursuivit ainsi avec succès réputation a été surestimée : « Les mono - son parcours de grand couturier pendant de graphies de couturiers célèbres, tels que nombreuses années. Cependant, bien que Worth, insistent sur le génie personnel les deux tendances évoquées plus haut – comme force fondamentale dans la création vêtement de sport et habit sur mesure – de nouvelles modes. En tant que créateur, occupèrent dès le début des années 1870, Worth pourrait ne pas avoir été le génie lorsque son activité se développa, une place créatif que sa réputation laisse supposer et prédominante dans sa carrière, aucune n’a l’argument désignant Worth comme un pu lui être réellement attribuée mais il est grand novateur pourrait être remis en ques - indéniable qu’il a fait plus pour la diffusion tion lorsque l’on compare des illustrations de ces modes que n’importe quel autre de mode et ses dessins » 17 . couturier. A la lumière de ces déclarations, il est possi - exalté et singulier. Worth devait se forger ble de suggérer que son talent résidait non une personnalité propre à plaire à sa fabu - pas dans l’acte de créer mais dans celui d’in - leuse clientèle, composée notamment terpréter des tendances – que l’on trouvait de nouveaux riches américains, et ainsi dans les illustrations de mode – convenant « l’homme couturier » endossa le rôle du aux goûts de sa clientèle qui se raréfiait. grand artiste. Il créa un personnage outran - C’est à cette époque que Worth développa cier qui portait des robes de chambre des collections de vêtements coordonnés 18 . (quelquefois bordées de fourrure voire de Plusieurs modèles de manches, de corsages, tulle) et un béret de velours noir très souple. de jupes étaient disponibles dans des « Un tel accoutrement donnait l’illusion combinaisons et des tissus différents afin d’un génie créatif en plein travail » 20 . Anne de confectionner une toilette, donnant Hollander dans Seeing Through Clothes 21 ainsi à la cliente l’impression d’une tenue fait un rapprochement entre l’allure affectée originale. de Worth et les portraits de En 1878, une nouvelle silhouette se profila : et de Rembrandt : « Le port de ces désha - l’armature qui mettait en valeur le fessier billés de style romantique était pur calcul et disparut, laissant la place à une silhouette une telle prétention devait provenir d’un élégante due principalement à la ligne prin - désir de cacher un manque de véritable cesse. Worth participa grandement à la créativité sous ce personnage de grand popularité de cette silhouette. Bien qu’on artiste. Les années 1880 virent de remarqua - lui ait attribué l’invention de la ligne prin - bles réalisations sortir de la Maison ; cesse – vraisemblablement inspirée par la couleurs voyantes très en vogue, continuité princesse Alexandra de Galles – les robes à de l’inspiration historique, jusqu’au retour coutures verticales furent totalement de la tournure en 1883 : tout cela convenait oubliées. Vers la fin des années 1850 et 1860, parfaitement à l’esthétique de Worth. les robes amples à coutures verticales se por - Certaines de ses créations se trouvant dans taient pour la promenade et plus largement les musées indiquent une synchronisation pour toute activité physique. Cette nouvelle entre les principales modes de l’époque et silhouette à la princesse se caractérisait par son goût pour une théâtralité flamboyante : un style utilisant une couture qui cintrait “l’homme couturier” et l’artiste dans ce délicatement les lignes du corps ; ainsi le qu’il a de meilleur ». terme « à la princesse » décrivait à la fois les Bien que Worth dominât les modes pari - robes faites d’une pièce des épaules jus - siennes, beaucoup d’aristocrates et de qu’aux chevilles et les bustiers. On a clients fortunés recherchèrent d’autres cou - d’ailleurs observé une corrélation entre la turiers. La petite maison d’Emile Pingat construction ligne princesse et le nombre attira des clientes exigeantes qui appré - croissant de vêtements faits sur mesure pour ciaient l’élégance raffinée de ses tenues les femmes 19 . Charles Frederick Worth, en plutôt que les réalisations moins subtiles de popularisant le style à la princesse, ne faisait Worth 22 . A cette époque également, Doucet, qu’appliquer à la confection féminine les grand magasin datant de plusieurs décen - principes de construction propres aux nies et vendant des chemises et des tailleurs. accessoires, lança un rayon couture dirigé Non seulement Charles Frederick Worth par Jacques Doucet, issu de la troisième développa-t-il le système de la couture, mais génération, qui allait très rapidement il est très certainement à l’origine du per - concurrencer la Maison Worth. sonnage créateur de mode en tant qu’artiste Redfern & Fils endroit et au bon moment puisqu’il proposa des tenues pour la plaisance et la plage, Alors que la Troisième république laissa la inspirées en grande partie des uniformes des France (et le monde des élégances) sans marins, la référence pour ce type de vête - impératrice source d’inspiration des modes, ments. La princesse et Madame Langtry, l’attention se porta sur la famille royale bri - qui appréciaient les activités sportives, por - tannique. Alexandra du Danemark devint tèrent souvent du Redfern, et considérées princesse de Galles lorsqu’elle épousa le comme des modèles à suivre aux yeux d’une prince Edward en 1863 et bien que très rapi - large clientèle qui adopta tout ce qu’elles dement admirée pour son élégance, ses six choisissaient de porter, elles ont sans aucun grossesses consécutives vont la tenir éloi - doute influencé ce style de vêtements. gnée du devant de la scène jusqu’en 1871, On s’adonnait à des activités raffinées telles année du départ de l’impératrice Eugénie. que le croquet et le tir à l’arc, mais des Le style adopté par la princesse Alexandra sports plus physiques comme la randonnée, définira les nouvelles modes pour les qua - le golf et le tir gagnaient en popularité et rante années à venir. La maîtresse du prince nécessitaient le port de jupes longues (sans de Galles, Emilie Le Breton Langtry, jouera les tournures très en vogue à l’époque), tout également un rôle en tant qu’icône de comme le tennis qui devenait très populaire mode. « Lillie » Langtry fut la plus illustre et réclamait des tenues spécifiques. Redfern des « beautés professionnelles » – femmes conçu ainsi des corsages et des robes en jer - issues de la bonne société et célébrées dans sey pour le tennis (et autres sports), et s’il le monde pour leurs allures – et devint ainsi n’était pas le seul à proposer des vêtements la première célébrité « égérie ». La silhouette en jersey, cette matière fut associée au cou - en forme de sablier de Lillie contrastait avec turier. On vit dans The Queen , principal l’allure élancée d’Alexandra, mais toutes magazine de mode anglais, des photos de deux étaient louées pour leur beauté et la Madame Langtry et de la princesse portant mode de John Redfern contribua, pour ces tenues. Redfern développa une relation l’une comme pour l’autre, à imposer leurs privilégiée avec cette revue, réalisant que la styles. publicité qu’il y ferait lui apporterait une Au début des années 1870, les garde-robes plus large couverture médiatique 23 . de la reine Victoria et de la princesse Redfern continua de populariser les vête - Alexandra utilisaient les tissus de chez ments sur mesure adoptés par la princesse Redfern et le couturier mentionnait leurs Alexandra qui aimait ce style mêlant élé - deux noms comme clientes de sa maison gance et praticité. L’équitation continuait dans ses publicités. Bien plus significatif fut d’être un sport populaire auprès des femmes le succès fulgurant de la plaisance que le de l’aristocratie et l’influence des tenues prince et la princesse de Galles, férus de ce équestres sur le sur mesure ne faiblissait sport, apportèrent à Cowes. Les aristocrates pas. Elisabeth d’Autriche, cavalière passion - anglais, les nouveaux riches américains et née, imposa le style écuyère en Europe et bien d’autres personnalités de la haute notamment ce détail inspiré des brande - société internationale se rendaient à Cowes bourgs militaires que l’on voyait sur les pour ses régates et participaient également uniformes de l’armée austro-hongroise. Ce à d’autres activités de plein air. La combi - style et d’autres, également d’inspiration naison plaisance, clientèle aisée et militaire, se retrouvèrent assimilés dans développement des vêtements de sport a nombre de tenues féminines sur mesure, y ainsi fait que Redfern se trouva au bon compris chez Redfern. Grâce au patronage royal et à la presse, sein de la société : difficile de savoir si les l’activité prospéra et se développa à l’inter - robes créées entre 1889 et 1895 l’ont été par national. En 1878, s’ouvrit ainsi à Londres le père ou le fils. « Impossible de déterminer une succursale à l’enseigne Redfern dirigée jusqu’à quel point Jean-Philippe est devenu par Frederick Mims où l’on pouvait trouver le créateur attitré de la Maison, car les les dernières nouveautés, ainsi que des tenues créées après 1889 montrent des diffé - tenues pour le sport et du sur mesure. En rences qui suggèrent un autre couturier » 24 . 1881, la boutique Redfern de Paris, dirigée Nellie Melba, célèbre chanteuse d’opéra par Charles Poynter, ouvre aux côtés de Australienne, fut pendant longtemps une couturiers français comme Worth, Doucet cliente de Worth ; elle appréciait particuliè - et Pingat. Sous la direction de Poynter, rement Jean-Philippe dont elle disait : d’autres boutiques Redfern ouvrent en « Jean-Philippe était bien plus grand coutu - France, notamment dans la station bal - rier que son père n’a jamais été » 25 . Le néaire de Deauville. En 1884, Redfern et travail de la Maison dans les années 1890 Fils traversèrent l’atlantique et ouvrirent montra une synergie remarquable entre la une boutique à New York dirigée par mode et l’Art nouveau et le japonisme, sty - Ernest, l’un des fils Redfern et alors que l’on les qui se développaient dans les autres arts crédita Lucile et Paquin d’avoir été la pre - appliqués. Comme Redfern, la Maison mière société de mode transatlantique, Worth montra également l’influence de la Redfern l’avait précédée de plus de vingt Réforme victorienne de la robe au travers ans. Les magasins de Paris et New York de tenues fluides et raffinées, s’inspirant proposèrent le même choix qu’à Londres, d’une esthétique préraphaélite pour ceux de Newport, Rhode Island, Saratoga des aristocrates dotées d’une sensibilité Springs et New York s’adressèrent aux artistique, mais qui n’avaient pas le côté clients en villégiature. Alors qu’à Paris, où pratique que Redfern privilégiait. Redfern était directement en compétition La décennie 1900 vit la Maison Worth se avec Worth, les deux couturiers visaient un maintenir de façon continue avec des tenues plus large segment de marché, rendant l’ac - splendides, mais d’autres couturiers éclipsè - tivité plus profitable. Tandis que la Maison rent ses innovations et son style. La tentative Worth devait faire venir sa clientèle rue de la de Gaston Worth pour rajeunir sa Maison Paix, Redfern et fils, avec leurs succursales avec un jeune homme nommé Paul Poiret en Angleterre, en France et aux Etats-Unis, s’avéra sans suite et n’eut pas le succès mettaient leurs produits à disposition d’une escompté. La clientèle de base avait vieilli et plus large clientèle. maintenant la maison vieillissante habillait des femmes âgées. La Maison Worth après Worth Redfern Ltd Au début des années 1890, Charles Frederick Worth devint moins entreprenant En 1892, la compagnie se constitua en et puisque dorénavant ces deux fils s’occu - société Redfern Ltd. La mort de John paient activement de l’entreprise, il se retira Redfern en 1895 n’eut que peu d’incidence en laissant la direction à Gaston, qui avait sur la réussite de l’entreprise. Redfern Ltd se déjà tenu ces responsabilités managériales, transforma « d’un commerce de vêtements et la création à Jean-Philippe. La suite des féminin sur mesure des plus prospères événements est peu claire, tout comme le en une entreprise internationale de mode rôle continu de Charles Frederick Worth au à l’égal de Worth » 26 . Charles Poynter Redfern, aux commandes de la boutique mousseline blanche, d’après la robe en che - parisienne, était l’égal de Jean-Philippe mise de Marie-Antoinette, avec une taille Worth, de Jacques Doucet, et de Jeanne Empire à la grecque d’inspiration Paquin, et avec ses créations la société parti - Directoire – quelques années avant la cipa à l’Exposition universelle de 1900. collection de Paul Poiret en 1908 29 . Pendant les années 1900, Redfern Ltd se Rétrospectivement, l’affirmation fréquem - concentra plus sur l’activité haute couture, ment répandue que le « New Look » de s’éloignant des tenues décontractées et du Poiret influença la mode et le goût, n’a plus sur mesure, cœur de son métier, mais pro - aucune raison d’être au vu de ces éléments. posant toujours une sélection de ce type Le 3 octobre 1909, le New York Times fit une d’articles. Ce changement fut souligné par pleine page sur les modes parisiennes et la fermeture à Cowes de la boutique d’ori - notamment les collections automne-hiver gine. Les membres de la famille royale 1910. L’article louait le style oriental de la continuèrent de s’habiller dans les bou - saison – l’inspiration byzantine et égyp - tiques Redfern, et le magazine Les Modes tienne mais surtout le style russe. Beaucoup rejoignit The Queen afin de consacrer à la de créateurs y étaient mentionnés, mais Maison de très nombreuses couvertures de Poynter Redfern fut le plus cité et le New magazines. North affirme que Redfern Ltd York Times affirma qu’il était à l’origine du dominait la mode occidentale entre 1895 et style russe : « Redfern maîtrise comme per - 1908, année où Paul Poiret avait rejoint la sonne les influences russes qu’il impose société 27 . Il est en fait possible d’établir que cette saison pour les tenues de ville. Il est de la supériorité de Redfern se poursuivit bien retour de Russie où il se rend presque au-delà de la décennie suivante, jusqu’en chaque été ». On y parlait aussi des maisons 1911. Il ne s’agit que de quelques années Worth, Doucet et Paquin, mais il n’y était mais elles sont essentielles à l’histoire de la fait aucune mention de Poiret. mode. Nombre d’historiens du costume considè - A partir des années 1910 rent le travail de Poiret en 1908 comme une période charnière qui passionna le monde Paul Poiret devint enfin important sur la de la mode. Une célèbre historienne de la scène parisienne aux alentours de 1911. Son mode écrit : « comme si les femmes n’atten - talent à communiquer le conduisit à organi - daient qu’elle, la ligne Directoire, revisitée ser des soirées sur le thème des Mille et une par Poiret, renverse du jour au lendemain nuits et la presse, à l’aube de la première l’élégance » 28 . Sachant que Poynter et guerre mondiale, réclamait de l’exotisme. Paquin proposaient déjà cette ligne, le Prenant Charles Frederick Worth pour caractère très affirmatif de cette déclaration modèle, Poiret endossa le rôle de l’artiste peut facilement être remis en question. De excentrique, et mit en avant ses créations en plus, comme la presse de mode ne s’inté - tant qu’œuvres d’art majeures. Son travail ressa à Poiret que quelques années plus lors de ces années, fortement influencé par tard, il n’a probablement pas influencé la le Moyen-Orient, jouait la carte du sensa - mode de cette « élégance » dont on le crédi - tionnel et de la médiatisation à outrance tait. Les créations de Redfern étaient bien comme le démontrèrent la robe « minaret » documentées dans les pages de The Queen et et la robe « sultane » : bien moins élégantes Les Modes . Poynter Redfern privilégia les que les tenues raffinées de style Directoire styles fluides des années 1780 et 1790. Il créa qu’il créa en 1908, elles suscitèrent bien plus le modèle « Romney Frocks » – robe en de publicité. En 1910, le New York Times couvrit le travail de Poiret dans ses pages model » des créations et des vêtements de mode, et le reste de la presse de mode suivit, sport de Redfern. Un examen des dessins de de sorte que durant les trois années suivan - Redfern de cette période souligne la simila - tes il s’imposa dans les médias et occupa rité avec la silhouette de Chanel. Un tailleur une place prédominante dans les pages du sur mesure fait par Redfern et reproduit Harper’s Bazaar , de Femina et The Queen . dans La Gazette du Bon Ton en 1914, et un Poiret fut l’un des couturiers suivi par le ensemble sport, daté d’environ 1915, issu nouveau magazine des modes La Gazette du des collections du Kyoto Costume Institute Bon Ton . En plus d’autres maisons, la liste montrent tous les deux une grande simili - comprenait également Worth et Redfern. La tude avec les dessins de Chanel publiés un fraîcheur de style de La Gazette du Bon Ton peu plus tard. Nombre des styles embléma - redonna vie aux deux maisons et leurs tiques de Chanel, et qu’on lui attribue dessins reproduits dans la revue Les Modes encore de nos jours, ont été inventés bien faisaient toujours montre d’élégance. avant par Redfern, dont notamment l’utili - L’intérêt vis-à-vis de Redfern survécut à sation du jersey pour le sportswear. celui de Worth d’une décennie, mais doré - Quant à Worth il laissa au XX e siècle un navant les deux maisons commençaient à héritage composé de somptueuses robes de décliner et leurs jours de gloire étaient loin. haute couture et d’ensembles considérés Les conséquences de la première guerre comme représentatifs de l’industrie de la mondiale sur le style de vie de l’aristocratie mode française. Edward Molyneux, anglais eurent un impact sur les deux sociétés mais parti à la conquête de Paris, gagna le elles n’en continuèrent pas moins leurs acti - surnom du « nouveau Worth » et démontra vités pendant quelques années. un grand talent avec ses robes d’allure Ouvre également à cette époque la boutique garçonne recouvertes de paillettes. Sa de Gabrielle « Coco » Chanel. D’abord contribution la plus significative à l’indus - modiste, Chanel proposa durant cette trie de la mode du XX e siècle fut peut-être même décennie des tenues sportives et de la l’invention du personnage du couturier couture. Certains aspects de son développe - grand artiste flamboyant, personnage qui ment et de son histoire méritent quelques revêtit des formes encore plus scandaleuses considérations. Son aventure avec Etienne chez certains de ses successeurs, comme ces Balsam, éleveur de chevaux éduqué en dernières années Karl Lagerfeld, Jean-Paul Angleterre, lui fit rencontrer des passionnés Gaultier, Alexander McQueen et John de sports équestres qui portaient très certai - Galliano, parmi d’autres. nement des vêtements d’équitation anglais et des tenues de sport de chez Creed, L’héritage transmis par Redfern peut définir Burberry et Redfern entre autres. Cela l’histoire de la mode du XX e siècle et sa influença sans aucun doute son esthétique filiation intellectuelle en est impression - tout en fluidité qui contrastait fortement nante et exemplaire : John Redern fut le avec l’opulence de Poiret, et très certaine - mentor de Charles Poynter Redfern qui fut ment le choix d’installer sa première à son tour le mentor de Robert Piguet lui- boutique de sportswear à Deauville. La même le mentor de Christian Dior qui société Redfern y posséda pendant quelque transmit à Yves Saint Laurent. L’accent mis temps une boutique où l’on trouvait les par la société Redfern sur le marché émer - vêtements de sport qui faisaient sa renom - gent des vêtements de sport conduisit aux mée et la jeune Chanel se sera très multiples courants de sportswear et d’acti - certainement familiarisée avec le « business vewear et au style décontracté que l’on retrouvera tout au long du XX e siècle. 21. Anne Hollander, Seeing Through Clothes , Berkeley, L’esthétique de Redfern est présente chez les University of California Press, 1993. 22. Ann Coleman, op. cit. , p. 177. plus influents des créateurs de mode tels 23. Susan North, op. cit. que Claire McCardell, Vera Maxwell, 24. Sara Elisabeth Hume, op. cit. , p. 11. Calvin Klein, ou Norma Kamali, dont le 25. Ann Coleman, op. cit. , p. 29. travail ne s’exprime pas à travers le spectacle 26. Susan North, “Redfern Ltd. & Sons, 1892 to 1940,” Costume , vol. 43, 2009. du défilé mais est incarné par le « vrai » 27. Ibid . vêtement. 28. Yvonne Deslandres, Poiret , New York, Rizzoli, 1987, p. 96. Daniel James Cole 29. Susan North, op. cit. , 2009. Professeur, Fashion Institute of Technology, New York (Traduit de l’anglais par Dominique Lotti)

1. Blanche Payne, History of Costume from the Ancient Egyptians to the Twentieth Century , New York, Harper and Row, 1965. 2. James Laver, A Concise History of Costume and Fashion , New York, Thames and Hudson, 1988. 3. Phyllis Tortora & Kenneth Eubank, Survey of Historic Costume , Fairchild, 2005. 4. François Boucher & Yvonne Deslandres, Twenty Thousand Years of Fashion , New York, Abrams, 1987. 5. Susan North, “John Redfern and Sons, 1847 to 1892,” Costume , vol. 42, 2008. 6. Pauline Von Metternich-Winnenberg, My Years in Paris , London, Nash, 1922. 7. Jean-Philippe Worth, A Century of Fashion , transla - ted by Ruth Scott Miller, Boston, Little Brown and Co, 1928. 8. Sara Elisabeth Hume, Charles Frederick Worth: A Study in the Relationship of the Parisian Fashion Industry and the Lyonnais Silk Industry 1858-1889 (MA Thesis), SUNY Fashion Institute of Technology, New York, 2003. 9. Pauline Von Metternich-Winnenberg, op. cit . 10. Sara Elisabeth Hume, op. cit . 11. Ibid . 12. Ibid , p. 13. 13. Susan North, op. cit. , p. 146. 14. Ibid ., p. 146. 15. Lou Taylor, “Wool Cloth, Gender, and Women’s Dress,” in Define Dress: Dress as Object, Meaning, and Identity , ed. Amy De la Haye and Elizabeth Wilson, University of Manchester Press, Manchester, 1999. 16. Ibid . 17. Sara Elisabeth Hume, op. cit. , p. 3 18. Ann Coleman, The Opulent Era: Fashions of Worth, Doucet, and Pingat , New York, Brooklyn Museum, 1989. 19. Lou Taylor, op. cit. 20. Ann Coleman, op. cit.