Le luxe

Patrimoine et innovation : . 3 , John Redfern ou la naissance de la mode moderne Daniel James Cole

L’organisation professionnelle comme . 13 source de légitimité. Le cas de la Mode Fédération de la couture, du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode David Zajtmann

L’intégration verticale dans le secteur . 30 de recherche, du luxe : objectifs, modalités, effets Franck Delpal Publication semestrielle – juin 2011

Le luxe : une industrie entre héritage n°16. . 41 et modernité Dominique Jacomet, Franck Delpal

L’approche du sur mesure : . 49 l’exemple romain contemporain Pascal Gautrand Editorial

Le luxe, la part maudite et la plus-value . 55 Consacré au luxe, ce numéro de Mode de questions d’innovation et de modes figu- Nicolas Liucci-Goutnikov recherche fait écho au colloque international rent aussi au premier plan. Issue des organisé par l’Institut français de la mode sciences sociales et de la gestion, une partie en avril 2011 ( between Heritage and des contributions se penche sur les ressorts Responsabilité et profits : de quel temple . 60 Innovation), réflexion autrement poursuivie symboliques et sociaux entrant dans la le luxe s’est-il fait le gardien ? avec la publication récente, aux éditions consommation du luxe. S’ajoutent les Selvane Mohandas du Ménil IFM-Regard, d’un ouvrage collectif de perspectives économiques et les tensions sciences sociales sur le luxe, Le luxe. Essais qui caractérisent un marché du luxe pris sur la fabrique de l’ostentation. souvent entre des exigences croissantes de S’il s’agit ici et pour l’essentiel de mettre en rentabilité à court terme et le temps plus Bibliographie . 69 perspective des problèmes liés à l’écriture long des traditions, des savoir-faire, de la et à la gestion d’un héritage, source de pérennité et du développement durable. plus-value pour des marques de luxe, les Le Centre de Recherche de l’IFM bénéficie du soutien du Cercle IFM qui regroupe les entreprises mécènes de l’Institut Français de la Mode : ARMAND THIERY CHANEL CHLOÉ INTERNATIONAL CHRISTIAN DIOR COUTURE DISNEYLAND FONDATION PIERRE BERGÉ-YVES SAINT LAURENT FONDATION D’ENTREPRISE HERMÈS GALERIES LAFAYETTE GROUPE ETAM KENZO L’ORÉAL DIVISION PRODUITS DE LUXE VIVARTE YVES SAINT LAURENT Patrimoine et innovation : intérieurs encombrés de bibelots caracté- ristiques du goût anglais de l’époque Charles Frederick Worth, victorienne ». En 2002, le Kyoto Costume Institute publie John Redfern ou un ouvrage retraçant les modes du XVIIIe la naissance de la mode au XXe siècle où figure une biographie suc- cincte et partiellement exacte de Redfern, moderne puisque selon les dates – erronées – il aurait commencé son activité dès l’âge de 5 ans ! Daniel James Cole De récentes recherches avancent une image différente à la fois de Worth et de Redfern. Essentiel à l’histoire du vêtement, le par- cours de Redfern n’a été que récemment redécouvert, et a fait l’objet, ces dernières années, d’une analyse et évaluation appro- priées, principalement grâce au travail de Susan North5. Celle-ci avance la thèse selon L’histoire de Charles Frederick Worth a sou- laquelle à la fin du XIXe siècle, Redfern & vent été racontée et est bien connue des Sons égalait la maison Worth. Il est même spécialistes de la mode. Mais alors que possible d’affirmer que Redfern et l’héritage celui-ci a laissé une place significative dans qu’il a laissé ont grandement contribué l’histoire de la mode, son contemporain, à influencer la mode du XXe siècle. Une John Redfern, a été ignoré ou réduit au comparaison détaillée de la maison Redfern mieux au statut de notes de bas de page. La & Redfern Ltd et de ses contemporains plupart des principaux ouvrages d’histoire remet en cause non seulement la préémi- de la mode font référence à Worth mais peu, nence de Worth, mais également certains voire aucun, ne font mention de Redfern. aspects de la carrière de et de Contini, Payne1, Laver2, et Tortora et Gabrielle Chanel. Eubank3 ont tous ignoré Redfern. Caroline Ce qui suit illustre comment Worth et Milbank Rennolds, dans son livre Couture, Redfern, chacun à leur manière et à travers the Great Designers oublie Redfern alors les maisons qui ont continué de porter leurs qu’elle évoque des couturiers nettement noms même après leur disparition, ont moins importants. Boucher4 mentionne façonné les goûts et le système de la mode John Redfern, mais réduit sa carrière à un du XXe siècle, là où se rencontrent les prin- paragraphe certes précis mais bref. Dans cipaux styles de la seconde moitié du XIXe Fashion, The Mirror of History, Michael et siècle. Leurs histoires s’entremêlent à celles Ariane Batterberry décrivent une illustra- des grandes personnalités de la mode de tion de Redfern : « Un autre Anglais, l’époque et démontrent l’importance d’une travaillant à Paris, le couturier Redfern, clientèle célèbre pour la pérennité d’une avait conçu un ensemble élégant composé maison de couture. Tout deux anglais, les d’une veste courte, mais malgré ses efforts deux hommes avaient fondé des entreprises pour simplifier les vêtements des femmes familiales qu’ils avaient laissées à leurs fils pendant la journée, il en résultait un habit et associés à leur mort en 1895. Mais plus lourdement drapé et agrémenté de franges, que leurs similitudes, leurs histoires souli- et aussi conventionnel et étriqué que ces gnent leurs différences.

3 Charles Frederick Worth et Worth & Bobergh Selon certains récits, la relation entre Worth et la princesse de Metternich, femme de Charles Frederick Worth est reconnu l’ambassadeur autrichien en , aurait comme l’inventeur de la couture, gravissant débuté en 1859. Worth a des vues sur la les échelons au sein d’une importante mai- princesse et son cercle, et lorsque Marie son de vente de textiles et de vêtements à Worth se présente à la princesse de Paris, puis ouvrant sa propre entreprise. Metternich, celle-ci la reçoit. Elle lui mon- L’histoire raconte que Worth connut le suc- tre un carnet de dessins, deux robes sont cès grâce à la Cour sous le Second Empire. alors commandées, dont l’une que la prin- Son ascension et ses relations avec la prin- cesse portera à la cour du palais des cesse Pauline de Metternich et l’impératrice Tuileries. « Je portais ma robe de chez Eugénie sont des récits familiers mais ayant Worth et je dois dire… que je n’avais jamais été embellis voire déformés avec le temps, vu de plus belle tenue… Celle-ci était faite en commençant par les célèbres mémoires de tulle blanc, parsemée de minuscules de la princesse de Metternich6 ainsi que disques d’argent et bordée de marguerites à celles de son fils, Jean-Philippe Worth7. cœur pourpre. A peine l’impératrice était- Né en 1825, Charles Frederick Worth com- elle entrée dans la salle du trône qu’elle mence sa carrière chez un marchand de remarquait immédiatement ma robe, textiles à Londres. Il s’installe à Paris en reconnaissant d’un coup d’œil l’œuvre 1846, et trouve un emploi chez Gagelin- d’une main de maître »9. L’admiration Opigez & Cie, détaillant de tissus et d’Eugénie pour la robe la conduisit à com- d’accessoires et couturier, chez qui il va mander chez Worth & Bobergh, propulsant commencer à concevoir des modèles pour le ainsi Charles Frederick Worth vers le succès département couture. Il épouse alors Marie lorsque d’autres personnes de la Cour se Vernet, employée comme mannequin chez mirent à fréquenter leur maison. Gagelin-Opigez, puis quitte l’entreprise en Cette anecdote bien connue relatant l’as- 1857, et fonde sa propre maison de couture cension fulgurante de Worth a récemment associé à Otto Gustave Bobergh – l’éti- provoqué quelques doutes. Sara Hume, quette indique d’ailleurs « Worth & spécialiste de Worth, remet en cause cette Bobergh » – et avec l’aide de Mme Marie version qui émane de sources proches du Worth. Les archives indiquent que Worth & couturier et donc peu crédibles : « La Bobergh était un grand magasin, à l’image légende qui s’est développée autour de son de Gagelin-Opigez, où l’on trouvait des tis- nom a été en grande partie entretenue grâce sus, une grande variété de châles et de aux mémoires écrites par son fils et de riches vêtements d’extérieur, des vêtements en clientes bien après sa mort. Une fois devenu prêt-à-porter et de la couture sur mesure8. célèbre, ses clientes, telles la princesse de Eugénie de Montijo, l’épouse d’origine Metternich ont relaté de façon nostalgique 10 espagnole de l’empereur Napoléon III, fut son importance sous le Second Empire » . sous le Second Empire la personne la plus Sara Hume doute également que Worth ait influente en termes d’élégance dans toute eu pour clientes l’impératrice Eugénie et la l’Europe et une source d’inspiration pour princesse de Metternich dès les années 1860 les modes de l’époque. Elle encouragea un ou qu’il est compté de façon significative « glamour » à la Cour qui contrastait avec la dans la mode française avant le milieu de la retenue de la cour de Saint James sous le décennie. Elle remarque qu’il n’est fait règne de Victoria. mention de son nom dans aucun magazine de mode français avant 1863 et qu’il y a eu n’en était pas moins quelque chose de peu de presse avant la fin des années 1860. nouveau : Worth y gagna le surnom de De plus, Worth & Bobergh n’ont utilisé l’ap- « l’homme-couturier », et le déplacement du pellation « Breveté de S. M. l’Impératrice » métier de couturier des mains des femmes que vers 1865, et le nombre de robes de cette vers celles des hommes vit la création de époque se trouvant dans les collections des mode considérée comme un art appliqué. musées est nettement inférieur à ce qu’un tel succès devrait attester11. John Redfern de Cowes Rétrospectivement, durant ces années le statut de Worth a été surestimé, car bien De l’autre côté de la Manche, dans la station d’autres ateliers de couture étaient renom- balnéaire de Cowes sur l’île de Wight, le més et quelques uns bénéficiaient d’ailleurs jeune John Redfern transforma son magasin d’une grande réputation. Melle Palmyre, de tissus en une maison de couture. Il ouvrit Mme Vignon, Mme Laferrière et Mme Roger, son commerce de tissus dans les années ainsi que la maison Félix ont toutes parti- 1850 et bien que son activité prospérât plus cipé à la confection du trousseau et de la lentement que celle de Worth, il n’en eut garde-robe de l’impératrice Eugénie, et c’est pas moins une clientèle des plus prometteu- à cette époque que fut créée la Chambre ses, comptant parmi elle la reine Victoria, la syndicale de la Couture parisienne. C’est princesse Alexandra de Galles et Lillie également vers la fin du XIXe siècle que le Langtry. Se développant sur la décennie, sa grand couturier Emile Pingat rivalisa avec maison de couture fut lancée vers la fin des Worth. années 1860 et le succès qui s’ensuivit fit « Le surnom de “inventeur de la haute cou- qu’elle rivalisa avec la maison Worth pen- ture” donne l’impression erronée, rappelle dant quarante ans. Elisabeth Hume, que Worth a introduit une A Cowes, Redfern bénéficia de la proximité méthode de conception et de vente de vête- d’Osborne House, l’une des résidences offi- ments totalement nouvelle. En fait, la haute cielles de la reine Victoria. « Toute l’île couture a évolué progressivement tout au profitait économiquement et socialement long des cinquante années qu’a duré la car- des demandes des membres de la famille rière de Worth et ne représente qu’une royale et de la présence des familles de 13 partie de la nouvelle industrie de la mode l’aristocratie » . Ses fils John et Stanley le qui se développa jusqu’à la fin du siècle »12. rejoignirent dans les années 1860. Les pre- Malgré l’inexactitude de ces récits, il faut miers vêtements connus de John Redfern signaler que les créations de Worth pour furent la robe de mariée et les tenues des l’impératrice Eugénie et la Cour ont sou- demoiselles d’honneur confectionnées tenu l’industrie française et ont eu un pour le mariage en 1869 de la fille de 14 impact bénéfique sur les usines textiles de W.C. Hoffmeiter, chirurgien de la reine . Lyon. Rapidement la maison se constitua L’aristocratie remarqua les commandes une liste impressionnante de clientes, dont émanant de personnalités de la haute la reine Louise de Norvège, l’impératrice société et Redfern comprit alors la nécessité Elisabeth d’Autriche, ainsi que des comé- d’utiliser la notoriété des personnes célèbres diennes et quelques demi-mondaines afin de lancer sa maison de couture. flamboyantes parisiennes. Bien que les A cette époque, un changement vestimen- hommes dominèrent rapidement l’industrie taire commença à s’opérer : les activités de la mode, un homme « créateur de modes » sportives et de loisirs demandaient des vêtements appropriés et les femmes qui Worth après Bobergh pouvaient se permettre une garde-robe diversifiée et spécifique recherchèrent des Worth & Bobergh ferma pendant la guerre tenues plus adéquates. Les vêtements franco-russe, puis Bobergh se retira et propres à une activité montrèrent l’impor- Worth ouvrit alors la Maison Worth. La tance de la Réforme victorienne de la robe troisième République laissait Worth sans (Dress Reform movement). On vit dans les impératrice à qui montrer son travail, mais revues de mode des ensembles décrits d’autres familles royales européennes conti- comme des « costumes de marche », des nuèrent de le solliciter. Son succès financier « costumes de bord de mer », et des « costu- reposa presque essentiellement sur les fem- mes de promenade ». On trouva des mes et les filles de ces nouveaux riches vêtements d’extérieur plus pratiques, voire américains, qui recherchaient le prestige même imperméables pour les femmes15 et indiscutable d’une garde-robe dessinée par les spécificités de leurs tenues d’équitation Worth plutôt que le travail des couturiers de se retrouvèrent dans les vêtements de ville leur pays. Sa popularité auprès des riches qu’elles se faisaient confectionner sur américaines est attestée par le grand nombre mesure. Pendant longtemps, les tailleurs de robes répertoriées dans les collections des pour homme fabriquèrent des habits musées américains. De toute l’Europe et de d’équitation pour femmes, notamment des l’Amérique du Nord, les clients affluaient vestes bustiers aux formes masculines. La dans sa boutique parisienne, et ses fils, qualité de la confection pour hommes pro- Gaston et Jean-Philippe, le rejoignirent à gressait, tout comme celle des vêtements cette époque. Sa réputation était telle d’équitation féminins et le drap de laine des qu’Emile Zola, en 1872, imagina un per- costumes masculins commença d’être sonnage de roman d’après Worth. Il utilisé dans la garde-robe féminine16. La excellait dans les draperies richement maison britannique Creed confectionnait ornées propres à la période de la tournure et les tenues d’équitation de la reine Victoria il puisait son inspiration dans les modes du et de l’impératrice Eugénie, et l’ouverture XVIIIe siècle, très populaires dans les de la boutique The House of Creed, en 1850, années 1870, comme les draperies à la à Paris, contribua grandement à l’essor de Polonaise inspirées du style bergère de cette tendance. Les ensembles sur mesure Marie-Antoinette. vont s’imposer ainsi que des tenues plus Cependant la créativité de Worth durant ces légères dédiées aux activités d’été de plein années, et de façon plus générale, a été air. remise en cause. Hume considère que sa John Redfern poursuivit ainsi avec succès réputation a été surestimée : « Les mono- son parcours de grand couturier pendant de graphies de couturiers célèbres, tels que nombreuses années. Cependant, bien que Worth, insistent sur le génie personnel les deux tendances évoquées plus haut – comme force fondamentale dans la création vêtement de sport et habit sur mesure – de nouvelles modes. En tant que créateur, occupèrent dès le début des années 1870, Worth pourrait ne pas avoir été le génie lorsque son activité se développa, une place créatif que sa réputation laisse supposer et prédominante dans sa carrière, aucune n’a l’argument désignant Worth comme un pu lui être réellement attribuée mais il est grand novateur pourrait être remis en ques- indéniable qu’il a fait plus pour la diffusion tion lorsque l’on compare des illustrations de ces modes que n’importe quel autre de mode et ses dessins »17. couturier. A la lumière de ces déclarations, il est possi- exalté et singulier. Worth devait se forger ble de suggérer que son talent résidait non une personnalité propre à plaire à sa fabu- pas dans l’acte de créer mais dans celui d’in- leuse clientèle, composée notamment terpréter des tendances – que l’on trouvait de nouveaux riches américains, et ainsi dans les illustrations de mode – convenant « l’homme couturier » endossa le rôle du aux goûts de sa clientèle qui se raréfiait. grand artiste. Il créa un personnage outran- C’est à cette époque que Worth développa cier qui portait des robes de chambre des collections de vêtements coordonnés18. (quelquefois bordées de fourrure voire de Plusieurs modèles de manches, de corsages, tulle) et un béret de velours noir très souple. de jupes étaient disponibles dans des « Un tel accoutrement donnait l’illusion combinaisons et des tissus différents afin d’un génie créatif en plein travail »20. Anne de confectionner une toilette, donnant Hollander dans Seeing Through Clothes21 ainsi à la cliente l’impression d’une tenue fait un rapprochement entre l’allure affectée originale. de Worth et les portraits de En 1878, une nouvelle silhouette se profila : et de Rembrandt : « Le port de ces désha- l’armature qui mettait en valeur le fessier billés de style romantique était pur calcul et disparut, laissant la place à une silhouette une telle prétention devait provenir d’un élégante due principalement à la ligne prin- désir de cacher un manque de véritable cesse. Worth participa grandement à la créativité sous ce personnage de grand popularité de cette silhouette. Bien qu’on artiste. Les années 1880 virent de remarqua- lui ait attribué l’invention de la ligne prin- bles réalisations sortir de la Maison ; cesse – vraisemblablement inspirée par la couleurs voyantes très en vogue, continuité princesse Alexandra de Galles – les robes à de l’inspiration historique, jusqu’au retour coutures verticales furent totalement de la tournure en 1883 : tout cela convenait oubliées. Vers la fin des années 1850 et 1860, parfaitement à l’esthétique de Worth. les robes amples à coutures verticales se por- Certaines de ses créations se trouvant dans taient pour la promenade et plus largement les musées indiquent une synchronisation pour toute activité physique. Cette nouvelle entre les principales modes de l’époque et silhouette à la princesse se caractérisait par son goût pour une théâtralité flamboyante : un style utilisant une couture qui cintrait “l’homme couturier” et l’artiste dans ce délicatement les lignes du corps ; ainsi le qu’il a de meilleur ». terme « à la princesse » décrivait à la fois les Bien que Worth dominât les modes pari- robes faites d’une pièce des épaules jus- siennes, beaucoup d’aristocrates et de qu’aux chevilles et les bustiers. On a clients fortunés recherchèrent d’autres cou- d’ailleurs observé une corrélation entre la turiers. La petite maison d’Emile Pingat construction ligne princesse et le nombre attira des clientes exigeantes qui appré- croissant de vêtements faits sur mesure pour ciaient l’élégance raffinée de ses tenues les femmes19. Charles Frederick Worth, en plutôt que les réalisations moins subtiles de popularisant le style à la princesse, ne faisait Worth22. A cette époque également, Doucet, qu’appliquer à la confection féminine les grand magasin datant de plusieurs décen- principes de construction propres aux nies et vendant des chemises et des tailleurs. accessoires, lança un rayon couture dirigé Non seulement Charles Frederick Worth par Jacques Doucet, issu de la troisième développa-t-il le système de la couture, mais génération, qui allait très rapidement il est très certainement à l’origine du per- concurrencer la Maison Worth. sonnage créateur de mode en tant qu’artiste Redfern & Fils endroit et au bon moment puisqu’il proposa des tenues pour la plaisance et la plage, Alors que la Troisième république laissa la inspirées en grande partie des uniformes des France (et le monde des élégances) sans marins, la référence pour ce type de vête- impératrice source d’inspiration des modes, ments. La princesse et Madame Langtry, l’attention se porta sur la famille royale bri- qui appréciaient les activités sportives, por- tannique. Alexandra du Danemark devint tèrent souvent du Redfern, et considérées princesse de Galles lorsqu’elle épousa le comme des modèles à suivre aux yeux d’une prince Edward en 1863 et bien que très rapi- large clientèle qui adopta tout ce qu’elles dement admirée pour son élégance, ses six choisissaient de porter, elles ont sans aucun grossesses consécutives vont la tenir éloi- doute influencé ce style de vêtements. gnée du devant de la scène jusqu’en 1871, On s’adonnait à des activités raffinées telles année du départ de l’impératrice Eugénie. que le croquet et le tir à l’arc, mais des Le style adopté par la princesse Alexandra sports plus physiques comme la randonnée, définira les nouvelles modes pour les qua- le golf et le tir gagnaient en popularité et rante années à venir. La maîtresse du prince nécessitaient le port de jupes longues (sans de Galles, Emilie Le Breton Langtry, jouera les tournures très en vogue à l’époque), tout également un rôle en tant qu’icône de comme le tennis qui devenait très populaire mode. « Lillie » Langtry fut la plus illustre et réclamait des tenues spécifiques. Redfern des « beautés professionnelles » – femmes conçu ainsi des corsages et des robes en jer- issues de la bonne société et célébrées dans sey pour le tennis (et autres sports), et s’il le monde pour leurs allures – et devint ainsi n’était pas le seul à proposer des vêtements la première célébrité « égérie ». La silhouette en jersey, cette matière fut associée au cou- en forme de sablier de Lillie contrastait avec turier. On vit dans The Queen, principal l’allure élancée d’Alexandra, mais toutes magazine de mode anglais, des photos de deux étaient louées pour leur beauté et la Madame Langtry et de la princesse portant mode de John Redfern contribua, pour ces tenues. Redfern développa une relation l’une comme pour l’autre, à imposer leurs privilégiée avec cette revue, réalisant que la styles. publicité qu’il y ferait lui apporterait une Au début des années 1870, les garde-robes plus large couverture médiatique23. de la reine Victoria et de la princesse Redfern continua de populariser les vête- Alexandra utilisaient les tissus de chez ments sur mesure adoptés par la princesse Redfern et le couturier mentionnait leurs Alexandra qui aimait ce style mêlant élé- deux noms comme clientes de sa maison gance et praticité. L’équitation continuait dans ses publicités. Bien plus significatif fut d’être un sport populaire auprès des femmes le succès fulgurant de la plaisance que le de l’aristocratie et l’influence des tenues prince et la princesse de Galles, férus de ce équestres sur le sur mesure ne faiblissait sport, apportèrent à Cowes. Les aristocrates pas. Elisabeth d’Autriche, cavalière passion- anglais, les nouveaux riches américains et née, imposa le style écuyère en Europe et bien d’autres personnalités de la haute notamment ce détail inspiré des brande- société internationale se rendaient à Cowes bourgs militaires que l’on voyait sur les pour ses régates et participaient également uniformes de l’armée austro-hongroise. Ce à d’autres activités de plein air. La combi- style et d’autres, également d’inspiration naison plaisance, clientèle aisée et militaire, se retrouvèrent assimilés dans développement des vêtements de sport a nombre de tenues féminines sur mesure, y ainsi fait que Redfern se trouva au bon compris chez Redfern. Grâce au patronage royal et à la presse, sein de la société : difficile de savoir si les l’activité prospéra et se développa à l’inter- robes créées entre 1889 et 1895 l’ont été par national. En 1878, s’ouvrit ainsi à Londres le père ou le fils. « Impossible de déterminer une succursale à l’enseigne Redfern dirigée jusqu’à quel point Jean-Philippe est devenu par Frederick Mims où l’on pouvait trouver le créateur attitré de la Maison, car les les dernières nouveautés, ainsi que des tenues créées après 1889 montrent des diffé- tenues pour le sport et du sur mesure. En rences qui suggèrent un autre couturier »24. 1881, la boutique Redfern de Paris, dirigée Nellie Melba, célèbre chanteuse d’opéra par Charles Poynter, ouvre aux côtés de Australienne, fut pendant longtemps une couturiers français comme Worth, Doucet cliente de Worth ; elle appréciait particuliè- et Pingat. Sous la direction de Poynter, rement Jean-Philippe dont elle disait : d’autres boutiques Redfern ouvrent en « Jean-Philippe était bien plus grand coutu- France, notamment dans la station bal- rier que son père n’a jamais été »25. Le néaire de Deauville. En 1884, Redfern et travail de la Maison dans les années 1890 Fils traversèrent l’atlantique et ouvrirent montra une synergie remarquable entre la une boutique à New York dirigée par mode et l’Art nouveau et le japonisme, sty- Ernest, l’un des fils Redfern et alors que l’on les qui se développaient dans les autres arts crédita Lucile et Paquin d’avoir été la pre- appliqués. Comme Redfern, la Maison mière société de mode transatlantique, Worth montra également l’influence de la Redfern l’avait précédée de plus de vingt Réforme victorienne de la robe au travers ans. Les magasins de Paris et New York de tenues fluides et raffinées, s’inspirant proposèrent le même choix qu’à Londres, d’une esthétique préraphaélite pour ceux de Newport, Rhode Island, Saratoga des aristocrates dotées d’une sensibilité Springs et New York s’adressèrent aux artistique, mais qui n’avaient pas le côté clients en villégiature. Alors qu’à Paris, où pratique que Redfern privilégiait. Redfern était directement en compétition La décennie 1900 vit la Maison Worth se avec Worth, les deux couturiers visaient un maintenir de façon continue avec des tenues plus large segment de marché, rendant l’ac- splendides, mais d’autres couturiers éclipsè- tivité plus profitable. Tandis que la Maison rent ses innovations et son style. La tentative Worth devait faire venir sa clientèle rue de la de Gaston Worth pour rajeunir sa Maison Paix, Redfern et fils, avec leurs succursales avec un jeune homme nommé Paul Poiret en Angleterre, en France et aux Etats-Unis, s’avéra sans suite et n’eut pas le succès mettaient leurs produits à disposition d’une escompté. La clientèle de base avait vieilli et plus large clientèle. maintenant la maison vieillissante habillait des femmes âgées. La Maison Worth après Worth Redfern Ltd Au début des années 1890, Charles Frederick Worth devint moins entreprenant En 1892, la compagnie se constitua en et puisque dorénavant ces deux fils s’occu- société Redfern Ltd. La mort de John paient activement de l’entreprise, il se retira Redfern en 1895 n’eut que peu d’incidence en laissant la direction à Gaston, qui avait sur la réussite de l’entreprise. Redfern Ltd se déjà tenu ces responsabilités managériales, transforma « d’un commerce de vêtements et la création à Jean-Philippe. La suite des féminin sur mesure des plus prospères événements est peu claire, tout comme le en une entreprise internationale de mode rôle continu de Charles Frederick Worth au à l’égal de Worth »26. Charles Poynter Redfern, aux commandes de la boutique mousseline blanche, d’après la robe en che- parisienne, était l’égal de Jean-Philippe mise de Marie-Antoinette, avec une taille Worth, de Jacques Doucet, et de Jeanne Empire à la grecque d’inspiration Paquin, et avec ses créations la société parti- Directoire – quelques années avant la cipa à l’Exposition universelle de 1900. collection de Paul Poiret en 190829. Pendant les années 1900, Redfern Ltd se Rétrospectivement, l’affirmation fréquem- concentra plus sur l’activité , ment répandue que le « New Look » de s’éloignant des tenues décontractées et du Poiret influença la mode et le goût, n’a plus sur mesure, cœur de son métier, mais pro- aucune raison d’être au vu de ces éléments. posant toujours une sélection de ce type Le 3 octobre 1909, le New York Times fit une d’articles. Ce changement fut souligné par pleine page sur les modes parisiennes et la fermeture à Cowes de la boutique d’ori- notamment les collections automne-hiver gine. Les membres de la famille royale 1910. L’article louait le style oriental de la continuèrent de s’habiller dans les bou- saison – l’inspiration byzantine et égyp- tiques Redfern, et le magazine Les Modes tienne mais surtout le style russe. Beaucoup rejoignit The Queen afin de consacrer à la de créateurs y étaient mentionnés, mais Maison de très nombreuses couvertures de Poynter Redfern fut le plus cité et le New magazines. North affirme que Redfern Ltd York Times affirma qu’il était à l’origine du dominait la mode occidentale entre 1895 et style russe : « Redfern maîtrise comme per- 1908, année où Paul Poiret avait rejoint la sonne les influences russes qu’il impose société27. Il est en fait possible d’établir que cette saison pour les tenues de ville. Il est de la supériorité de Redfern se poursuivit bien retour de Russie où il se rend presque au-delà de la décennie suivante, jusqu’en chaque été ». On y parlait aussi des maisons 1911. Il ne s’agit que de quelques années Worth, Doucet et Paquin, mais il n’y était mais elles sont essentielles à l’histoire de la fait aucune mention de Poiret. mode. Nombre d’historiens du costume considè- A partir des années 1910 rent le travail de Poiret en 1908 comme une période charnière qui passionna le monde Paul Poiret devint enfin important sur la de la mode. Une célèbre historienne de la scène parisienne aux alentours de 1911. Son mode écrit : « comme si les femmes n’atten- talent à communiquer le conduisit à organi- daient qu’elle, la ligne Directoire, revisitée ser des soirées sur le thème des Mille et une par Poiret, renverse du jour au lendemain nuits et la presse, à l’aube de la première l’élégance »28. Sachant que Poynter et guerre mondiale, réclamait de l’exotisme. Paquin proposaient déjà cette ligne, le Prenant Charles Frederick Worth pour caractère très affirmatif de cette déclaration modèle, Poiret endossa le rôle de l’artiste peut facilement être remis en question. De excentrique, et mit en avant ses créations en plus, comme la presse de mode ne s’inté- tant qu’œuvres d’art majeures. Son travail ressa à Poiret que quelques années plus lors de ces années, fortement influencé par tard, il n’a probablement pas influencé la le Moyen-Orient, jouait la carte du sensa- mode de cette « élégance » dont on le crédi- tionnel et de la médiatisation à outrance tait. Les créations de Redfern étaient bien comme le démontrèrent la robe « minaret » documentées dans les pages de The Queen et et la robe « sultane » : bien moins élégantes Les Modes. Poynter Redfern privilégia les que les tenues raffinées de style Directoire styles fluides des années 1780 et 1790. Il créa qu’il créa en 1908, elles suscitèrent bien plus le modèle « Romney Frocks » – robe en de publicité. En 1910, le New York Times couvrit le travail de Poiret dans ses pages » des créations et des vêtements de mode, et le reste de la presse de mode suivit, sport de Redfern. Un examen des dessins de de sorte que durant les trois années suivan- Redfern de cette période souligne la simila- tes il s’imposa dans les médias et occupa rité avec la silhouette de Chanel. Un tailleur une place prédominante dans les pages du sur mesure fait par Redfern et reproduit Harper’s Bazaar, de Femina et The Queen. dans La Gazette du Bon Ton en 1914, et un Poiret fut l’un des couturiers suivi par le ensemble sport, daté d’environ 1915, issu nouveau magazine des modes La Gazette du des collections du Kyoto Costume Institute Bon Ton. En plus d’autres maisons, la liste montrent tous les deux une grande simili- comprenait également Worth et Redfern. La tude avec les dessins de Chanel publiés un fraîcheur de style de La Gazette du Bon Ton peu plus tard. Nombre des styles embléma- redonna vie aux deux maisons et leurs tiques de Chanel, et qu’on lui attribue dessins reproduits dans la revue Les Modes encore de nos jours, ont été inventés bien faisaient toujours montre d’élégance. avant par Redfern, dont notamment l’utili- L’intérêt vis-à-vis de Redfern survécut à sation du jersey pour le sportswear. celui de Worth d’une décennie, mais doré- Quant à Worth il laissa au XXe siècle un navant les deux maisons commençaient à héritage composé de somptueuses robes de décliner et leurs jours de gloire étaient loin. haute couture et d’ensembles considérés Les conséquences de la première guerre comme représentatifs de l’industrie de la mondiale sur le style de vie de l’aristocratie mode française. Edward Molyneux, anglais eurent un impact sur les deux sociétés mais parti à la conquête de Paris, gagna le elles n’en continuèrent pas moins leurs acti- surnom du « nouveau Worth » et démontra vités pendant quelques années. un grand talent avec ses robes d’allure Ouvre également à cette époque la boutique garçonne recouvertes de paillettes. Sa de Gabrielle « Coco » Chanel. D’abord contribution la plus significative à l’indus- modiste, Chanel proposa durant cette trie de la mode du XXe siècle fut peut-être même décennie des tenues sportives et de la l’invention du personnage du couturier couture. Certains aspects de son développe- grand artiste flamboyant, personnage qui ment et de son histoire méritent quelques revêtit des formes encore plus scandaleuses considérations. Son aventure avec Etienne chez certains de ses successeurs, comme ces Balsam, éleveur de chevaux éduqué en dernières années Karl Lagerfeld, Jean-Paul Angleterre, lui fit rencontrer des passionnés Gaultier, Alexander McQueen et John de sports équestres qui portaient très certai- Galliano, parmi d’autres. nement des vêtements d’équitation anglais et des tenues de sport de chez Creed, L’héritage transmis par Redfern peut définir Burberry et Redfern entre autres. Cela l’histoire de la mode du XXe siècle et sa influença sans aucun doute son esthétique filiation intellectuelle en est impression- tout en fluidité qui contrastait fortement nante et exemplaire : John Redern fut le avec l’opulence de Poiret, et très certaine- mentor de Charles Poynter Redfern qui fut ment le choix d’installer sa première à son tour le mentor de Robert Piguet lui- boutique de sportswear à Deauville. La même le mentor de Christian Dior qui société Redfern y posséda pendant quelque transmit à Yves Saint Laurent. L’accent mis temps une boutique où l’on trouvait les par la société Redfern sur le marché émer- vêtements de sport qui faisaient sa renom- gent des vêtements de sport conduisit aux mée et la jeune Chanel se sera très multiples courants de sportswear et d’acti- certainement familiarisée avec le « business vewear et au style décontracté que l’on retrouvera tout au long du XXe siècle. 21. Anne Hollander, Seeing Through Clothes, Berkeley, L’esthétique de Redfern est présente chez les University of California Press, 1993. 22. Ann Coleman, op. cit., p. 177. plus influents des créateurs de mode tels 23. Susan North, op. cit. que Claire McCardell, Vera Maxwell, 24. Sara Elisabeth Hume, op. cit., p. 11. Calvin Klein, ou Norma Kamali, dont le 25. Ann Coleman, op. cit., p. 29. travail ne s’exprime pas à travers le spectacle 26. Susan North, “Redfern Ltd. & Sons, 1892 to 1940,” Costume, vol. 43, 2009. du défilé mais est incarné par le « vrai » 27. Ibid. vêtement. 28. Yvonne Deslandres, Poiret, New York, Rizzoli, 1987, p. 96. Daniel James Cole 29. Susan North, op. cit., 2009. Professeur, Fashion Institute of Technology, New York (Traduit de l’anglais par Dominique Lotti)

1. Blanche Payne, History of Costume from the Ancient Egyptians to the Twentieth Century, New York, Harper and Row, 1965. 2. James Laver, A Concise History of Costume and Fashion, New York, Thames and Hudson, 1988. 3. Phyllis Tortora & Kenneth Eubank, Survey of Historic Costume, Fairchild, 2005. 4. François Boucher & Yvonne Deslandres, Twenty Thousand Years of Fashion, New York, Abrams, 1987. 5. Susan North, “John Redfern and Sons, 1847 to 1892,” Costume, vol. 42, 2008. 6. -Winnenberg, My Years in Paris, London, Nash, 1922. 7. Jean-Philippe Worth, A Century of Fashion, transla- ted by Ruth Scott Miller, Boston, Little Brown and Co, 1928. 8. Sara Elisabeth Hume, Charles Frederick Worth: A Study in the Relationship of the Parisian Fashion Industry and the Lyonnais Silk Industry 1858-1889 (MA Thesis), SUNY Fashion Institute of Technology, New York, 2003. 9. Pauline Von Metternich-Winnenberg, op. cit. 10. Sara Elisabeth Hume, op. cit. 11. Ibid. 12. Ibid, p. 13. 13. Susan North, op. cit., p. 146. 14. Ibid., p. 146. 15. Lou Taylor, “Wool Cloth, Gender, and Women’s Dress,” in Define Dress: Dress as Object, Meaning, and Identity, ed. Amy De la Haye and Elizabeth Wilson, University of Manchester Press, Manchester, 1999. 16. Ibid. 17. Sara Elisabeth Hume, op. cit., p. 3 18. Ann Coleman, The Opulent Era: of Worth, Doucet, and Pingat, New York, Brooklyn Museum, 1989. 19. Lou Taylor, op. cit. 20. Ann Coleman, op. cit. L’organisation La deuxième partie sera dédiée à l’étude empirique. La démarche épistémologique professionnelle comme et méthodologique sera exposée. L’industrie de la mode a fait l’objet d’évolutions qu’il source de légitimité. convient de détailler. Enfin, le dernier Le cas de la Fédération aspect de cette étude sera consacré aux résultats de la recherche. de la couture, du prêt-à- porter des couturiers et La constitution d’une organisation professionnelle des créateurs de mode La constitution des organisations professionnelles David Zajtmann Il convient d’abord de mentionner la longue existence des corporations en France, type d’organisation qui a été supprimé en 17911. Antérieurement aux corporations existent dans les peuples germaniques des guildes. En France, les guildes à l’origine étrangère au monde économique prennent la forme de groupements d’artisans et de marchands Lors du début de cette recherche, la notion à la fin du XIe siècle. de réseaux fondés sur une spécialité profes- Le Livre des Métiers rédigé par Etienne sionnelle faisait l’objet en France de Boileau en 1267, prévôt de Paris, réunit nombreux commentaires, notamment dans dans un même document tous les usages et le sillage de la mise en place des pôles de règlements à Paris. Les dispositions du compétitivité. Les actions collectives des fir- Livre des Métiers n’évoluent pas de manière mes étaient fortement dynamisées dans ce fondamentale jusqu’à la suppression des cadre. L’organisation professionnelle, elle, corporations en 1791. L’édit de 1776, à l’ini- est une structure dont l’existence est tiative de Turgot en garantissant la liberté de ancienne. Sans remonter jusqu’aux guildes, commerce et de profession met fin au nous pouvons mentionner les corporations monopole des corporations. Ces dernières sous l’Ancien Régime puis les organisations sont ensuite supprimées en 1791. professionnelles dites « loi de 1883 ». Il n’est donc pas possible, pour faire l’ana- Dans le même temps, il s’est développé une lyse d’une organisation professionnelle littérature sur la convergence des formes après 1791, de s’appuyer sur la littérature sur institutionnelles. Nous essayons dans cette les corporations. Comment donc peut-on thèse de montrer en quoi une organisation qualifier une organisation professionnelle ? professionnelle est utile à la firme. Dans Meynaud2 estime qu’elle est notamment une première partie, nous spécifierons le caractérisée par une rivalité entre ses mem- cadre de la recherche. Nous verrons que bres : « il y a peu d’unité entre les groupes les organisations professionnelles sont des d’affaires, le combat pour la répartition du structures qui ont fait l’objet d’une constitu- revenu national constitue leur aliment tion progressive dans l’histoire et qui national ». Concernant le terme de groupe, peuvent être analysées de différents points Meynaud explique qu’il désigne couram- de vue. La question de l’action collective des ment « un ensemble d’individus possédant firmes sera ensuite examinée. une ou plusieurs caractéristiques commu-

13 nes ». Or il remarque que cet ensemble n’est détentrice du monopole de la protestation pas nécessairement conduit à l’action légitime, à susciter de nouvelles protesta- collective. Cela varie en fonction de la cons- tions et de nouvelles désertions hérétiques ». cience qu’en ont les membres et de son importance à leurs yeux. Selon lui, ces grou- Les conditions de la pérennité d’une organisa- pes d’intérêt ne deviennent des organismes tion professionnelle de pression que lorsque que les pouvoirs publics sont utilisés dans un souci d’accom- Enfin, il nous semble utile de nous interro- plissement des objectifs du groupe. Il estime ger sur les conditions de la pérennité d’une enfin, que sous une apparente variété, la organisation professionnelle. Nous pouvons structure des organisations professionnelles rappeler l’exposé par Kantorowicz6 de la obéit à une double tendance : spécialisation théorie des deux corps du roi. S’agissant des et regroupement. corporations, Kantorowicz estime qu’elles Plus récemment, une vision sociologique ont pour caractéristique de se projeter à la avec Menger3 a des professions une vision fois dans le passé et dans l’avenir et devien- verticale. Les professions représentent selon nent « juridiquement immortelles ». lui l’élite des travailleurs. Elles sont égale- Doray, Collin et Aubin-Horth7 estiment ment caractérisées par le recours à des règles possible pour un groupe professionnel de et à des mécanismes de contrôle. La consti- manière indépendant de l’Etat, mais que ce tution en tant que profession permet à ses dernier joue un rôle essentiel dans les trois membres de bénéficier d’un monopole d’ex- domaines suivants : la création d’un mar- pertise et d’une autonomie. ché, l’assurance de sa fermeture et enfin la fixation des modalités de reproduction du Organisation professionnelle et loyauté groupe professionnel. Nous retenons donc les deux points suivants, à savoir une orga- Dans la mesure où l’adhésion à un groupe nisation professionnelle va rechercher la professionnel n’est pas obligatoire se pose pérennité et l’intervention de l’Etat est une alors la question de la participation et plus nécessité pour qu’elle joue un rôle régulateur. spécifiquement de la loyauté. Nous sommes en face d’une contradiction si l’on considère La notion de légitimité qu’une action collective regroupe des entre- prises concurrentes. C’est donc dans cette Définition de la légitimité perspective l’intérêt qui motive leur adhésion. La motivation par les incitations sélectives a Nous partons de la notion de légitimité été analysée par Olson4. Les organismes définie par Max Weber8. Dans cette optique, attirent et conservent leurs membres par le la croyance en la légitimité intervient biais d’incitations à l’adhésion ou la pré- comme facteur décisif d’obéissance d’un sence de coûts de la non adhésion. groupe d’individus. La domination selon Trois modalités s’offrent à l’intérieur d’une Weber peut revêtir trois types de caractère : structure collective Hirschman5 : le départ, rationnel, traditionnel ou charismatique. la loyauté et la prise de parole. Bourdieu a Le concept de légitimité a fait l’objet d’ana- souligné que le fait de s’arroger le monopole lyses qui ont évolué en sciences de gestion. d’une parole collective contenait en lui- Le tableau ci-dessous en reprend les princi- même la génération d’une contestation de pales thématiques. ce même monopole. « Une nouvelle organi- sation, exposée elle-même, en tant que Les structures formelles des organisa- Meyer & Gagner Maintenir Réparer tions reflètent les mythes de leurs Rowan 1977 environnements institutionnels Se conformer aux Surveiller les Expliquer DiMaggio & L’isomorphisme permet d’acquérir une modèles différents points Powell 1983 légitimité institutionnelle - Imitation des de vue standards - Consulter les Suchman 3 formes de légitimité : pragmatique, - Formalisation sceptiques 1995 morale et cognitive des opérations. Protéger les Deephouse Relation positive entre isomorphisme Sélection des labels hypothèses 1996 stratégique et mesures de légitimité - Recherche des - Obliger à la certifications simplicité - Parler concrète- Deephouse Les firmes doivent être aussi différentes Institutionnalisation ment 1999 que leur légitimité le permet - Persister - Multiplier les Les changements dans la préservation - Popularisation de interconnections Durand, des codes ou dans la violation des codes nouveaux modèles Rao et ont des effets positifs sur les évaluations - Standardisation de Monin 2007 externes nouveaux modèles

Légitimité et isomorphisme Deephouse11 a mis en avant l’existence d’une relation positive entre l’isomor- 9 Pour Meyer et Rowan les règles institution- phisme stratégique et les mesures de la nelles fonctionnent comme des mythes légitimité. Il cherche ainsi à tester l’hypo- que les organisations incorporent. Pour thèse selon laquelle l’isomorphisme Suchman10, la légitimité est « une percep- organisationnel accroît la légitimité organi- tion généralisée ou des hypothèses que les sationnelle. Ses résultats montrent une actions d’une entité sont désirables, bonnes relation positive entre l’isomorphisme ou appropriées au sein d’un certain système stratégique et les mesures de légitimité. socialement construit de normes, valeurs, Deephouse montre également comment les de croyances ou de définitions ». Suchman régulateurs peuvent être utilisés comme distingue trois types de légitimité : la légiti- source de légitimité. Le même auteur en mité pragmatique, la légitimité morale et la 199912 a montré que les firmes devaient être légitimité cognitive. Il identifie ensuite trois aussi différentes que leur légitimité le per- formes primaires de légitimité : pragma- mettait. La différenciation permet aux tique, fondée sur l’intérêt propre du public, firmes de réduire l’intensité concurrentielle. morale, fondée sur l’approbation normative La conformité permet de son côté l’exposi- et cognitive, fondée sur le fait d’être com- tion de leur légitimité par les firmes. préhensible sur et ce qui est tenu pour acquis. Dans le tableau joint par Suchman Limites de la légitimité en 1995, la légitimité cognitive nous semble le plus répondre aux caractéristiques de Si la légitimité apparaît comme un besoin notre étude de cas. pour les organisations, elle n’en reste pas moins problématique13. Les organisations Synthèse du tableau de légitimation des qui recherchent de manière excessive cette stratégies : légitimité risquent même d’être perçues comme manipulatrices et illégitimes. Des tentatives d’accroissement de la légitimité peuvent mener à des cercles vicieux qui vont produire une diminution de la légitimité. deux marchés, celui des biens homogènes et De plus, les institutions ne sont pas à l’abri celui des biens différenciés, le marché des d’une remise en cause profonde, pouvant produits singuliers. Or ce type de marché est conduire à une désinstitutionnalisation. menacé par l’opacité. De ce fait, les consom- Oliver14 définit la désinstitutionnalisation mateurs ont recours à des dispositifs de comme l’érosion ou la discontinuité d’une jugement qui peuvent être des labels, des activité ou pratique institutionnelle. Elle marques, ou encore des prix décernés par s’oppose à la théorie institutionnelle qui des jurys professionnels. De ce fait pour affirme que les actions organisationnelles Karpik (2007, p. 43) : « le marché des singu- institutionnalisées peuvent connaître une larités ne peut exister sans des dispositifs de existence de long terme. Au contraire, coordination qui servent d’aides à la déci- Oliver estime que sous certaines conditions sion. Il est équipé ou n’est pas ». ces actions peuvent faire notamment l’objet Durand, Rao et Monin19 ont montré que les d’un rejet ou d’un remplacement. changements dans un cadre de préservation La désinstitutionnalisation d’un FCE (« Field des codes ou dans celui de la violation Configuring Event ») ou événement confi- avaient des effets positifs sur les évaluations gurateur de champ a été étudiée par externes. Delacour et Leca15. Dans cette vision, les Nous arrivons donc au point de vue suivant : acteurs jouent un rôle décisif dans le proces- il existe des secteurs économiques dans les- sus de désinstitutionnalisation. Le rôle de quels des dispositifs de coordination sont l’agence y est également central. nécessaires. La relation avec ces dispositifs Anand et Watson16 à travers le cas des est en rapport avec la recherche de légitimité « Grammy Awards » remis par l’industrie des firmes. musicale aux Etats-Unis, ont montré com- ment des rituels de cérémonies de remise de Evolutions de l’industrie de la mode en France prix influençaient l’évolution du champ organisationnel. Si le sujet de l’étude porte sur la période 1973-2010, il nous semble important de Légitimité et singularité remonter dans le temps afin de bien mon- trer comment la profession de couturier s’est Enfin, des approches plus récentes mettent créée. Nous verrons donc dans un premier en valeur la logique particulière de certaines temps, comment l’industrie de la mode était industries de biens de consommation. Ainsi, dépendante d’une clientèle aristocratique et selon Karpik17 la production et la consom- royale (avant 1858). Nous expliquerons mation de certains biens relèvent-ils d’une ensuite comment le métier de couturier a « économie des singularités ». Or selon lui, il été inventé entre 1858 et 1910. Le dévelop- s’agit d’une forme particulière de marché pement de ce métier jusqu’en 1940 détaillé. ignorée par l’économie néo-classique. Le Il sera présenté comment le groupement prix ne peut être le seul trait de distinction professionnel s’est adjoint, durant la (comme le fait ainsi Akerlof18) car nous deuxième guerre mondiale l’appui de l’Etat. avons affaire à des produits « singuliers » et La concurrence du prêt-à-porter et des créa- « incommensurables ». Se rapprochant de la teurs sera présentée ainsi que ses consé- nouvelle sociologie économique, cette quences sur la structure professionnelle. La approche, qui prolonge les théories de l’en- dernière partie sera consacrée aux difficultés castrement en effectuant une comparaison et au renouveau de la haute couture. des « régimes de coordination », ajoute à Avant 1858 : Une dépendance à une clientèle En termes de prestige, il semble qu’il exis- aristocratique et royale tait une grande disparité entre les merciers et les tailleurs. Ainsi Steven Kaplan21 Les corporations ont professionnalisé les décrit-il leur situation respective à la veille métiers liés à l’habillement, pour ensuite de la suppression des corporations : « Logés rendre leurs contours plus flous à la suite de dans un immeuble qui leur appartenait l’abolition des corporations. Les professions (…), les merciers-drapiers pouvaient se liées au textile et à l’habillement semblent vanter de posséder l’un des sièges les plus avoir été très tôt structurées par métiers. opulents (…) Vers l’autre extrémité du spec- Ainsi, un droit de place est-il donné aux tre se trouvaient les tailleurs, l’une des com- merciers dès 113720 dans les Halles des munautés qui comptait le plus de membres, Champeaux. Sur les Six Corps privilégiés, mais qui n’avait guère de prestige. » trois sont relatifs aux métiers de l’habille- Avant 1858, le couturier ne disposait d’au- ment : il s’agit des merciers, des pelletiers et cune autonomie. Il ne faisait qu’obéir aux des bonnetiers. Les merciers voient leur ordres de son client. Le client s’adressait en activité régie par les statuts de 1407, février effet aux merciers22. De plus, les demandes 1567, juillet 1601, janvier 1613 et août 1645. en matière de mode étaient dictées par le Ils semblent être très puissants, comme en pouvoir. L’inspiration venait de la presse de témoigne le fait qu’ils constituent le mode (Le Journal des dames et des modes par deuxième des Six Corps. exemple) et des corbeilles de mariage23. Par contraste, la situation des couturières et De manière synthétique, la situation de la des tailleurs apparaît moins bonne en ter- confection et de la couture était la suivante24 : mes de statut. En effet, les couturières n’ont pour ce qui était de l’activité de confection, pas le droit de façonner les vêtements fémi- elle consistait à confier à une ouvrière une nins, elles peuvent le faire uniquement pour étoffe destinée à la fabrication d’un manteau. les robes de chambre, jupes, justaucorps, La couture, consistait à assembler des manteaux et camisoles. De plus leur consti- modèles uniques (c’est-à-dire le modèle tution en tant que communauté est tardive dans l’air du temps) à partir d’étoffes four- puisqu’elle date des lettres patentes du nies par des merciers. 30 mars 1765. Mme Roger transforme cette pratique en Enfin, une stricte séparation des sexes est fournissant à ses clientes l’étoffe des robes instituée. Il est interdit aux couturières dont elle assurait la confection. Le prix de d’employer un compagnon tailleur, en vente comprend alors à la fois celui du tissu parallèle les maîtres tailleurs n’ont pas le et celui de la façon. doit de faire travailler une fille couturière. Enfin, les maîtresses couturières n’ont pas le 1858 à 1910 : L’invention du métier de couturier droit de réaliser d’habit d’homme (art. 2). Les tailleurs sont pour leur part régis par les L’apparition de la haute couture est donc Statuts et Ordonnances des maîtres mar- l’histoire d’une prise de pouvoir des confec- chands tailleurs d’habits, pourpointiers, tionneurs et couturiers au détriment des chaussetiers de la ville de Paris de 1742. Ils merciers. disposent du monopole de la façon des Par ailleurs25, la robe, qui était avant cette corps de robes de femmes et bas de robes de date au second plan, joue un rôle essentiel femmes, et des vêtements d’hommes. grâce à l’intervention du couturier. Il appar- L’étoffe est confiée par le client. Les tailleurs tient à ce dernier de décider de la combi- ne sont donc que des façonniers. naison des différents éléments (tissus et accessoires) composant la robe. Il convient Le développement de cette activité peut également de rappeler la dimension écono- également être illustré par l’accroissement mique de l’initiative de Worth, rappelée par du nombre de couturières figurant au un de ses fils26 : le fait de décider du modèle Bottin : soit en 1850 : 158 ; en 1863 : 494 ; en à la place de la cliente permet en effet au 1872 : 684 ou en 1895 : 1 636. couturier de cumuler les marges de l’achat De plus, on estime à environ 400 000 de l’étoffe, de la vente ainsi que de la confec- ouvriers et ouvrières la main d’œuvre du tion du vêtement. Worth fait pour cela appel vêtement féminin français en 189528 . aux fabricants lyonnais, commandant les étoffes en ayant en tête le modèle qui sera 1911 à 1939 : L’invention du groupement profes- réalisé. sionnel des couturiers Dix ans plus tard, en 1868, est créée la Chambre syndicale de la couture et de la La Chambre syndicale de la couture, des confection pour dames. Il est à noter deux confectionneurs et des tailleurs pour dames éléments : Paris a dès le départ le monopole est dissoute le 14 décembre 1910. Il fallait de la mode et de nombreux étrangers s’y dans un deuxième temps distinguer claire- installent pour y exercer cette activité. Il faut ment couturiers et confectionneurs. C’est là remarquer qu’il n’existait pas pendant de où l’on voit s’introduire un critère de hiérar- nombreuses années de césure claire entre chie. Une personne qui souhaiterait être les activités de couture et les activités de couturier doit être parrainée par un membre confection. Cela était en pratique impossi- actuel de la « Chambre syndicale de la haute ble puisque les modes de fabrication étaient couture parisienne ». manuels pour tous et la vente à l’unité était S’ensuit jusqu’en 1929 un âge d’or pour pratiquée par toutes les firmes. Du point de la couture parisienne. Résumons-en les vue professionnel, une scission s’est pro- principaux facteurs : une main d’œuvre duite en 1910 ce qui laisse à penser que la féminine bon marché payée à la pièce, des distinction entre les deux activités était droits à l’exportation peu élevés. Une clien- devenue nette. tèle aristocratique couplée à celle de La démarche de Worth est suivie par plu- nouveaux riches (provenant notamment sieurs entrepreneurs, hommes ou femmes27 : d’Amérique du Nord et d’Amérique latine), - Jacques Doucet qui ouvre dans les années et des couturiers devenus des personnages 1880 et dont la notoriété semble avoir été sociaux et ne souffrant d’aucune concur- importante ; rence nationale et internationale. Comme le - Mme Paquin qui ouvre une maison en souligne Deschamps29 : « c’est à Paris que le 1891, rue de la Paix comme Worth. Elle se monde entier vient chercher ses modèles ». caractérise notamment par une internatio- Détaillons le fonctionnement de la couture nalisation précoce avec l’ouverture d’une parisienne en 1929. On y sépare30 haute, succursale à Londres ; moyenne et petite Couture. La haute cou- - Les sœurs Callot, à l’origine entreprise de ture se distingue par sa capacité créatrice. dentelles ouverte en 1888 mais qui devient Déjà, certains couturiers entament des une maison de couture ; démarches de diversification. Ainsi Paul - Mme Laferrière ; Poiret, précédemment mentionné, - Paul Poiret, qui après avoir travaillé chez explique-t-il sa démarche à l’occasion de Doucet et Worth ouvre sa propre maison en l’exposition des arts décoratifs en 192531 : 1904. « J’ai fait, autrefois, un voyage en Allemagne. J’ai vu les efforts que produi- saient nos voisins pour lancer en Europe les à s’installer rue du faubourg Saint-Honoré nouveautés caractéristiques du génie de ou avenue des Champs-Elysées. notre époque. J’ai voulu que la France créât La crise de 1929 et ses conséquences vien- un mouvement parallèle à celui des nent porter un coup sévère à cette industrie. Allemands, dans toutes les branches de l’in- Des mesures protectionnistes (droits de dustrie du luxe : ameublement, décoration douane et contingentements) ainsi que la intérieure, parfums, flacons, dessins, mise en place de contrôle des changes vien- impressions, tapisseries, mobilier, miroite- nent freiner les exportations de vêtements rie, services de table, appareils d’éclairage, français sur ses principaux marchés34. broderies, passementeries, dentelles, robes Tout d’abord au Royaume-Uni, à partir de et manteaux ». 1932 tous les articles confectionnés suppor- Le défilé de mode serait quant à lui apparu tent des droits de douane de 20 %. De plus à la suite de l’initiative à Londres de Lady une campagne menée sous le slogan « Buy Duff Gordon qui a en effet mis en place des British » a favorisé les productions locales. présentations à date fixe de ses collections32. De même, le marché américain devint très Plusieurs maisons de couture ayant déve- difficile d’accès. Le non-paiement des dettes loppé cette pratique, la Chambre syndicale de guerre par la France a suscité une campa- de la couture parisienne s’est saisie de cette gne anti-française. Mais c’est surtout la mise question et a donc mis en place « un calen- en place du tarif Hawley-Smoot qui a péna- drier de présentations sur mannequins ». Cette lisé les exportations françaises. Les taxes décision a véritablement structuré l’activité peuvent être extrêmement élevées, ainsi les professionnelle, car elle a conduit à qualifier velours de coton sont-ils taxés à hauteur de les maisons inscrites à ce calendrier de 62,5 % de leur valeur ; la soie brodée ainsi « haute couture ». Le restant des maisons se que la lingerie garnie de broderies, dentelles divisant en moyenne couture (maisons ne sont pour leur part taxés à hauteur de 90 %. figurant pas sur le calendrier des défilés Un débouché extrêmement important mais ayant acheteurs professionnels et une comme l’Argentine, se voit quasiment clientèle privée) et petite couture (couturiè- fermé par la mise en place en 1931 de droits res traditionnelles dites « de quartier » ayant de douane sur les articles confectionnés en uniquement une clientèle particulière). augmentation de 50 à 100 %. A ces droits de Par ailleurs, au sein des maisons de haute douane, vient s’ajouter le recours aux couture, les membres de l’association PAIS contingentements de la part d’autres pays. A (Association des industries artistiques sai- partir de 1933, la Belgique demande ainsi la sonnières créées par la couturière dispense d’une autorisation pour toute Madeleine Vionnet) regroupent leurs pré- importation de vêtements. A son tour, sentations, qui sont considérées comme les l’Italie fait de même en 1935 pour les plus prestigieuses par les acheteurs. vêtements et chaussures. De son côté, Le 16 juillet 1937, il est décidé de transférer l’Allemagne, à partir de 1934, conditionne le siège de la Chambre syndicale de la rue tout paiement d’une importation à l’obten- d’Aboukir à la rue du faubourg Saint- tion d’une autorisation de devises. Honoré33. Ce geste peut être interprété Enfin, en 1936, les ouvrières de la couture comme un éloignement de l’activité des parisienne passent du travail à la pièce à une confectionneurs pour se rapprocher de celle rémunération mensuelle accompagnée par d’une vente à une clientèle privée et plus deux semaines de congés payés ce qui exclusive. Les maisons de couture ont en entraîne un surenchérissement du coût du effet, dans les années 1920 et 1930, tendance travail. De plus, comme le souligne Du Roselle35 Un décret du 29 janvier 1945 précise le en permettant aux acheteurs américains de cadre dans lequel évolueront les coutu- copier leurs modèles, seule solution pour riers38. Les entreprises de couture sont contourner les droits de douane, la couture tenues de mentionner l’appellation couture française se voit diffusée largement sur le dans leur communication. Elles seules peu- territoire américain sans pour autant être vent assurer la reproduction des modèles intéressée financièrement au volume des qu’elles créent. Une commission de ventes. contrôle soumet au ministre de l’Industrie La fin des années 1930, voit également une une liste de maisons de haute couture situation où les couturiers ont entamé pour agréées. certains d’entre eux une diversification de Ainsi, depuis 1945, une liste de maisons de leur activité36. Paul Poiret est le premier couture autorisées est publiée chaque année d’entre eux à commercialiser un parfum par le ministère de l’Economie. Ce système sous son nom (Rosine en 1911). En 1921, est toujours en vigueur et donne à la haute Chanel crée le parfum N°5. En 1925, Jean couture parisienne une position unique au Patou lance deux parfums à son nom et monde. La centralisation française a permis Jeanne Lanvin un également. de rendre singulière cette situation. Les années 1930 voient également les pre- Par ailleurs, l’aide textile permet aux coutu- mières tentatives de lancement de lignes de riers de se voir rembourser leurs achats de prêt-à-porter émanant de couturiers. Une textile à condition que ceux-ci proviennent collection signée par Paul Poiret est en effet d’entreprises françaises. diffusée en 1933 par les grands magasins du L’immédiat après deuxième guerre Printemps. Lucien Lelong lance en 1934 mondiale est une période favorable au une ligne de vêtements fabriqués par ses renouveau international de la couture pari- ateliers de couture mais à un prix inférieur à sienne. Les journalistes et acheteurs sa ligne couture. américains ont à nouveau la possibilité de séjourner à Paris. Et de nouvelles ouver- 1940 à 1965 : La liaison avec les pouvoirs tures de maisons de couture, dans un publics contexte de sortie du rationnement, sont largement couvertes par la presse. En Pendant la deuxième guerre mondiale, les témoignent le retentissement de l’ouverture autorités allemandes d’occupation ont pour de la maison Christian Dior en 1946, de projet de transférer la couture parisienne à celle de Pierre Cardin en 1953 ou de celle ou et à Vienne37. Les dirigeants de la d’Yves Saint Laurent en 1962. Chambre syndicale de la couture pari- Cependant, ce succès ne saurait être com- sienne font traîner les choses et saisissent pris comme le retour à la situation l’opportunité de ces discussions pour s’attri- antérieure à 1929. Les économies occidenta- buer la répartition des métrages de tissus les se sont en effet nettement appauvries. De dans le cadre du rationnement. Cette plus, les sociétés évoluent dans ce sens qui autorité est confirmée par une décision de par ricochet tendent à les éloigner du Jean Bichelonne, secrétaire d’Etat à la pro- modèle proposé par la haute couture. duction industrielle. Mais ce qui affirme L’augmentation du nombre des femmes au vraiment l’autorité de cet organisme profes- travail, le développement des activités spor- sionnel est la confirmation de cette préro- tives, et enfin une certaine américanisation gative par Robert Lacoste et Pierre Mendès- de la société sont autant de facteurs allant France à la Libération. dans ce sens. Il faut souligner le rôle des missions d’étude blement leur « business model » au regard de aux Etats-Unis s’inscrivant dans le cadre du la situation existant avant la deuxième « European Recovery Program » dit plan guerre mondiale. Marshall. Ainsi tous secteurs confondus39, Le développement des licences est la mani- les missions du Comité national de produc- festation d’une rationalisation du système tivité qui utilisaient l’aide du plan Marshall existant avant 1940. En effet, la haute cou- ont été au nombre de 300 entre 1950 et 1953 ture parisienne souffrait auparavant d’un et ont concerné plus de 2 700 personnes. Les manque de protection internationale41. visites portaient sur des sites industriels, de Cela constituait également un inconvénient ventes, des universités et des centres de pour les fabricants étrangers qui achetaient recherche. La durée moyenne de ces voya- des droits à copie aux couturiers parisiens. ges était de 6 semaines. C’est dans ce cadre Ces fabricants, anglais ou américains souf- que les confectionneurs et journalistes fran- fraient de se voir très rapidement copiés par çais font connaissance du « ready to wear » des concurrents locaux. Aussi Philippe américain. Ainsi Dominique Peclers se sou- Simon remarque-t-il justement en 193142 : vient-elle des interrogations consécutives à « à ne considérer que le seul intérêt de la ces voyages : « J’étais journaliste à mi-temps haute couture parisienne, on mesure les et j’avais couvert une réunion où ils expli- profits matériels et moraux que cette indus- quaient, Henri de Neuville et Albert trie pourrait retirer d’une large et facile Lempereur, qu’aux Etats-Unis, ils avaient protection internationale. Par un système de fait de la mode un moteur économique et licences et d’exclusivités, elle s’assurerait pour redonner de l’appétence aux consom- d’importants revenus et une équitable rému- matrices, alors qu’en France, les fabricants nération de ses efforts de renouvellement et avaient peur de la mode, parce que la mode d’originalité et aussi de ses risques. En outre, ça se démode. Ils ne savaient pas par quel le marché mondial lui appartiendrait ». bout prendre. Alors là, on en vient à une Ce système de licences permet également de notion de création »40. régler en partie une difficulté pour les mai- Les principaux confectionneurs de l’é- sons de couture liée au fait qu’une même poque, Weill et Lempereur décident d’avoir collection doit satisfaire les désirs d’une recours à la publicité. Cette initiative fait clientèle privée et d’une clientèle de profes- perdre aux maisons de couture parisiennes sionnels étrangers qui achètent des modèles l’exclusivité de la griffe. En 1944, les mai- pour les copier (avec l’accord du couturier). sons de couture en gros créent le label « Les Pour ce qui est du marché français, il Trois Hirondelles », voulant par là signifier convient de rappeler que la haute couture qu’elles peuvent se distinguer de la masse n’autorisait pas aux acheteurs français de des confectionneurs. En 1955, Albert reproduire ses modèles. Le système des Lempereur crée le Comité de coordination licences, permet là encore une diffusion des industries de la Mode (CIM). Enfin, en sur le territoire français. Ainsi en 1949, 1956, l’édition française de Vogue publie un Christian Dior conclut-il des accords de numéro spécial consacré au prêt-à-porter. licence avec deux fabricants américains, De plus, d’autre pays que la France souhai- l’un de bas, l’autre de cravates. Dans le tent aussi s’imposer comme prescripteurs en même temps, la société Mendès, fabricant matière de mode. parisien réputé, devient le licencié de Pour revenir aux maisons de couture, il nombreux couturiers parisiens43. convient de mentionner le développement des activités de licence, qui modifient sensi- 1966 à 1993 : La concurrence du prêt-à-porter et durant la deuxième guerre mondiale, y tra- des créateurs vaille pour le Harper’s Bazaar et fait alors connaissance avec une presse insérée dans Mais cette domination des couturiers sur le l’industrie de la mode et qui mélange dans monde de la mode est fortement remise en ses rédactionnels haute couture parisienne question dès les années 1950. et « ready to wear » américain. Elle s’initie Déjà avant la seconde guerre mondiale, des aux techniques de présentation, de photo- confectionneurs français étaient allés étu- graphie et de couverture46. dier les méthodes de travail américaines44. Maïmé Arnodin, travaille, elle, de son côté Ils tentèrent de reproduire dans leurs ate- pour le Vogue anglais et prend conscience liers français une réelle division du travail et elle aussi de l’importance des grands maga- un machinisme plus poussé. De plus, l’in- sins. La première fonde Elle en 1945 et la vention de nouveaux colorants leur a permis deuxième crée Le Jardin des Modes. Petit à de proposer des étoffes plus qualitatives. petit elles insèrent dans leurs rédactionnels Dans le cadre de l’« European Recovery des modèles de « prêt-à-porter ». Elles vont Program » dit plan Marshall, des confection- même, sur le modèle américain, s’entendre neurs participent en effet à des voyages avec des fabricants et des grands magasins d’étude aux Etats-Unis. Ils y découvrent pour mettre en production des modèles une industrie dite du « ready to wear », taylo- dont elles rendront compte dans leurs risée, organisée à l’aide du système des magazines respectifs et qui seront achetés cartes perforées et bénéficiant de débouchés par leurs relations professionnelles, ache- importants, notamment dans les grands teuses dans les grands magasins ou magasins, et ce avec l’appui des magazines magasins populaires. de mode. L’Association française pour l’ac- Ce développement entraîne celui du « style ». croissement de la productivité permet aux En France, Maïmé Arnodin, précédemment fabricants de rationaliser leurs méthodes. mentionnée, joue un rôle central pour le Robert Weill45, dirigeant de l’entreprise épo- lancement de cette notion. Elle en fait la nyme, traduit l’expression « ready to wear » promotion auprès des industriels du secteur en « prêt-à-porter » et ouvre sur le modèle textile-habillement et contribue à la noto- américain, une usine de confection en pro- riété des premiers stylistes français : Gérard vince. Il fait appel à l’agence Publicis pour Pipart à partir de 1959 et Christiane Bailly, se faire connaître et achète des espaces Emmanuelle Khanh et Michèle Rosier à publicitaires dans la presse professionnelle partir de 1962. Les initiatives de Maïmé et la presse féminine, et s’appuie sur un Arnodin, en partenariat avec Denise réseau d’agents en France mais aussi en Fayolle, modifient les méthodes de travail Afrique du Nord. Il provoque un change- dans le secteur textile-habillement47. ment dans l’organisation de la confection Par ailleurs, de nouveaux venus proposent car il « griffe » de son nom les vêtements des produits de mode sans passer par le cir- qu’il produit, alors que ceux-ci jusqu’à pré- cuit de la haute couture. Ainsi Sonia Rykiel sent portaient l’étiquette du détaillant qui s’appuie-t-elle sur une boutique détenue les avait achetés. par son époux avenue du général Leclerc Parallèlement, deux femmes font chacune pour écouler ses créations en maille. De de leur côté l’expérience d’une organisation même, en 1962, Elie Jacobson ouvre une de l’industrie de la mode très différente de boutique nommée Dorothée Bis48 qui celles qui existait en France avant 1945. suscite un engouement considérable, son Hélène Lazareff, qui vit aux Etats-Unis épouse Jacqueline débutant à cette occasion une carrière de styliste. Agnès B., ancienne qui comporte l’affirmation suivante : rédactrice de mode, commence à diffuser « Chère vieille France... La bonne cuisine... ses produits. Les Folies Bergère... Le gai Paris... La haute Venus du secteur de la confection, Daniel couture, les bonnes exportations... Du Cognac, Hechter et Jean Bousquet débutent leur du Champagne et même du Bordeaux et du carrière à la fin des années 195049. Daniel Bourgogne… : c’est terminé ! La France a com- Hechter débute sa carrière en 1961 et Jean mencé et largement entamé une révolution Bousquet est, lui, fabricant de chemises industrielle ! »50. sous le nom de Cacharel à partir de 1960. Toutefois, dans les années 1950 et 1960 une Enfin, le Japonais Kenzo Takada, provoque compétition grandissante vient d’Italie. l’enthousiasme d’une partie des Parisiens Dans les années 1970, les Etats-Unis ont pour ses produits vendus à partir de 1970 aussi développé leur propre industrie du dans la boutique Jungle Jap, place des luxe. Sur le plan national, le secteur de la Victoires, puis lors de défilés sous le nom de haute couture a été concurrencé par des Kenzo. compétiteurs nationaux. Ceux que l’on La presse de mode ou encore la presse géné- appelait les « créateurs de mode » (comme raliste de gauche (L’Express et Le Nouvel Kenzo) organisaient des défilés de mode en Observateur) fait l’éloge de ceux que l’on dehors du calendrier établi par la Chambre appelle les créateurs de mode en les oppo- syndicale de la couture et recueillaient des sant aux couturiers, désignés comme critiques très favorables de la part des rédac- conservateurs et conformistes. trices de mode. De son côté la haute couture ne connaît pas Ces nouveaux venus viennent de boutiques véritablement de déclin économique, ou de l’industrie du prêt-à-porter. Leur notamment parce qu’elle a développé, en positionnement plus en lien avec la jeunesse particulier Christian Dior, un système de les éloigne de l’univers de la haute couture. licences générateur de revenus réguliers La situation devenait critique : une part de sans pour autant nécessiter d’investissement l’engouement pour la mode en France se trop lourds. Cependant, même en son sein, déroulait en dehors des instances de la de nouveaux venus contestent la division haute couture. entre haute couture et prêt-à-porter en les Il serait un peu forcé de considérer que 1968 mêlant parfois dans les défilés. Il en est ainsi est une année charnière pour l’industrie de Cardin ou de Courrèges. Mais la position parisienne de la couture, mais la fermeture, la plus spectaculaire est prise par Yves Saint à la suite d’une décision de son dirigeant Laurent, qui, quatre ans après avoir ouvert et créateur, de la maison de couture sa maison de couture en 1962, crée deux fois Balenciaga cette même année illustre bien par an en parallèle une collection de prêt-à- les difficultés de la haute couture, à la fin porter appelée « Yves Saint Laurent Rive des années 1960, à être en phase avec son Gauche ». Ce développement s’appuie, sur époque. le plan industriel, sur une usine dédiée à L’initiative « Créateurs et Industriels » Angers, en partenariat avec l’entreprise regroupe autour de défilés de mode com- Mendès, et sur le plan commercial, sur la muns et d’un point de vente dédié situé rue mise en place de boutiques franchisées. de Rennes des jeunes créateurs français et La contestation politique de 1968 ne vient étrangers. Le groupement est accepté en qu’illustrer une situation d’isolement de la 1973 au sein de la nouvelle Chambre syndi- haute couture. Le 15 novembre 1972, cale du prêt-à-porter des couturiers et Georges Pompidou prononce un discours créateurs de mode. Ce faisant, des créateurs de mode ne résidant pas à Paris sont inscrits Aux Etats-Unis, on constate l’émergence dans le calendrier de la mode sans que le d’une offre orientée autour de Hollywood sujet ait vraiment été débattu. Il faut égale- avec Adrian et également de l’ouverture de ment mentionner le développement de la quelques maisons qui captent une clientèle concurrence internationale, concurrence qui ne peut plus s’offrir les modèles pari- essentiellement italienne puis américaine. siens ou londoniens. Ainsi ouvre en 1930 à Pour ce qui concerne l’Italie, on peut noter New York la maison de Mrs George Schlee. en 1930, l’ouverture par Adèle Aiazzi Et en 1939, le couturier américain Fantechi d’urne maison de couture qui pro- Mainbocher quitte Paris pour s’installer à pose principalement des copies de modèles New York pour y rester en activité jusqu’en français51. 1971. La concurrence italienne a véritablement La concurrence américaine s’est manifestée émergé sous l’influence de Giorgini52. de manière plus nette par les conséquences Celui-ci organise le 12 février 1951 une pré- d’une soirée donnée en 1973 au château de sentation de créations de mode italienne Versailles. Cette soirée de charité a organisé (notamment des couturiers romains un match opposant cinq créateurs améri- Caroso, Fontana et Simonetta)53 devant un cains (Bill Blass, Oscar de la Renta, Anne public composé en partie d’acheteurs et de Klein, Halston et Stephen Burrows) et cinq journalistes américains. Cette présentation couturiers français (Cardin, Dior, Givenchy, a un fort retentissement aux Etats-Unis. En Saint Laurent et Ungaro)56. effet54, des acheteurs de grands magasins Cette situation a trouvé une issue en 1973 américains Altman, Bergdorf Goodman, par la reformulation des institutions profes- Cohn Lo Balbo et Magnin assistent à la pré- sionnelles de la mode. A côté de la Chambre sentation. Cela conduit à un regain d’intérêt syndicale de la couture parisienne, a été pour la mode italienne de la part des profes- créée la Chambre syndicale du prêt-à-porter sionnels américains de la mode. Cependant, des couturiers et des créateurs de mode, cette action de promotion de la mode ita- ainsi qu’une Chambre syndicale de la mode lienne souffre de plusieurs handicaps. masculine. Ces trois Chambres ont consti- D’une part, les maisons sont déplacées de tué la nouvelle Fédération de la Couture, leur ville d’origine pour présenter leurs col- du prêt-à-porter des couturiers et des créa- lections à Florence, d’autre part la couture teurs de mode. romaine n’a pas une clientèle internationale Pierre Bergé prend la présidence de la aussi développée que celle de la haute cou- Chambre syndicale du prêt-à-porter des ture française. couturiers et des créateurs de mode, Pierre Un deuxième temps de montée en puis- Cardin celle de la Chambre syndicale de la sance de la mode italienne est constitué par mode masculine. le rôle grandissant de la ville de Milan. Toutes les maisons de couture qui défilaient Cette ville bénéficie en effet de la présence dans le cadre du prêt-à-porter cessent de le dans la région d’industries du textile et de faire et intègrent leurs collections dans le l’habillement. Les années 1980 et 1990 sont cadre des défilés organisés par la Chambre caractérisées par une montée en puissance syndicale du prêt-à-porter des couturiers et de la mode italienne, que renforce la déva- des créateurs de mode. luation de la lire. Les années 1970 voient s’opposer stylisti- Il se crée ensuite une « Camera Nazionale quement et dans le discours à l’attention 57 della Moda Italiana55 » dont le siège est à du public ce que Bourdieu a appelé des Milan. logiques de conservation et des logiques de transgression. Parmi les conservateurs nous semaine des défilés de couture. De fait, ils pouvons par exemple citer Balmain, Dior et deviennent en 1997, membres invités dans Givenchy. Parmi les transgressifs nous pou- le calendrier de la haute couture. Enfin, de vons compter Cardin qui proclame sa nouveaux concurrents étrangers, particuliè- volonté de faire le TNP de la mode. Yves rement italiens demandent aussi à être Saint Laurent, en créant lui-même depuis considérés comme des couturiers, les cas les 1965 une collection de prêt-à-porter appelée plus marquants étant ceux de Valentino et Saint Laurent Rive Gauche tout en poursui- Armani admis à la Chambre syndicale de la vant ses deux collections de haute couture couture parisienne. parvient à être présent dans ces deux registres. A partir de 1984 nous voyons arriver des Quel que soit le discours choisi, les revenus groupes industriels dans le secteur des cou- de licence de vêtements masculins et d’ac- turiers et des créateurs. En 1984, Ferinel cessoires couplés aux revenus des parfums présidée par Bernard Arnault acquiert le et cosmétiques souvent exploités en propre groupe Boussac dont Christian Dior est une permettent de compenser les pertes éven- des filiales58. Bernard Arnault fait égale- tuelles de collections. ment l’acquisition de Givenchy, Céline et Si l’on prend un point de vue non plus des finance en 1987 la création de la maison de produits mais celui de la géographie, il faut haute couture de Christian Lacroix. En remarquer que le Japon est une source 1989, Bernard Arnault détient la majorité de importante de revenus de licence pour ces LVMH. professionnels. Le changement de majorité voit le ministre Concernant le marché américain comme de la Culture faire la promotion des créa- pour le Japon il est une source appréciable teurs de mode. En 1982, Jack Lang autorise de revenus de licence, mais il est aussi le lieu la Chambre syndicale du prêt-à-porter des où se développent des entreprises de vête- couturiers et des créateurs à effectuer ses ments haut de gamme importantes qui présentations au sein de la Cour carrée du deviendront pour certaines lignes de pro- Louvre. Cela renforce la situation de ces duits, en particulier les moins coûteuses, des créateurs. concurrents des produits français. Si l’on revient à l’offre française, la juxtapo- 1993 à 2010 : Difficultés et renouveau de la sition de deux « discours » ne résoud pas le haute couture problème d’une nécessaire attirance par les classes les plus jeunes. L’exemple de La crise économique à partir de 1993 sem- Givenchy est le plus significatif dans ce ble avoir gêné l’activité de haute couture sens. C’est pourquoi, nous assistons au proprement dite. De plus la dévaluation de début des années 1990 à deux phénomènes : la lire italienne le 14 septembre 1992 suivie le recrutement de directeurs artistiques au de sa sortie du système monétaire européen comportement transgressif, le recrutement a porté un coup sévère aux exportations de en 1996 de John Galliano à la place prêt-à-porter haut de gamme fabriqué en d’Hubert de Givenchy dans la maison France. Les acteurs importants économi- éponyme en est l’illustration la plus quement réagissent en nommant des spectaculaire. Mais le deuxième mouve- directeurs artistiques comme l’ont fait ment est la volonté d’institutionnalisation Chanel avec Karl Lagerfeld et Dior en 1995 de créateurs situés plutôt dans le registre de avec John Galliano. S’ensuivent une forte la transgression comme Gaultier et Mugler diversification produit ainsi qu’un dévelop- qui demandent tous deux à participer à la pement de l’intégration aval. PPR fait l’acquisition en 2001 de Balenciaga qui intègrent des activités de prêt-à-porter et Bottega Veneta. La même année, le Gucci et font également appel à des créateurs for- Group, qui est le département dédié aux tement médiatisés. En témoignent ainsi la produits de luxe du groupe PPR finance nomination de Tom Ford en 1994 comme l’ouverture d’une entreprise dédiée aux directeur de la création du maroquinier créations de Stella Mc Cartney. florentin Gucci ou la création d’un Parallèlement, on assiste durant les années département prêt-à-porter du malletier 1990 à un double mouvement d’intégration : français Louis Vuitton, prêt-à-porter pour intégration verticale et horizontale. Les lequel le styliste américain Marc Jacobs est marques de mode augmentent de manière recruté. spectaculaire leur réseau de distribution La problématique des pays émergents a été détenu en propre. De plus, elles diversifient traitée par le président de la fédération de leurs activités ou reprennent le contrôle de deux manières : d’une part une large ouver- certaines d’entre elles. De ce fait, l’enjeu du ture aux créateurs issus des « BRICs » pour défilé de mode devient croissant. ce qui concerne la semaine des défilés de L’arrivée de ces groupes a les effets suivants prêt-à-porter. Dans le même temps, des sur l’activité professionnelle. Elle permet de missions sont organisées en Chine par la dynamiser la semaine de la haute couture fédération à l’attention des jeunes créateurs puisque les entreprises contrôlées par parisiens. Elles débouchent pour ces entre- Bernard Arnault investissent fortement prises sur des contrats de conseil avec des dans cette activité (cas de Christian Dior), y entreprises chinoises, ce qui constitue une recrutent des directeurs artistiques renom- source appréciable de revenu. més (cas de Givenchy) ou financent un nouvel entrant (cas de Christian Lacroix). Résultats de la recherche Concernant l’activité professionnelle elle- même, elle peut rendre ses services en Dans un premier temps nous expliquerons matière légale moins nécessaires. quels sont les apports de notre recherche Cependant, elle reste indispensable, du sur la question de la légitimité. Dans un point de vue juridique en tant qu’orga- deuxième temps nous tenterons d’établir nisme patronal et du point de vue politique une typologie. Enfin, nous verrons quelles pour servir de relais aux autorités gouverne- sont les limites de la recherche. mentales. La fédération de la couture s’est également Apports de la recherche sur la question de la ouverte à des membres invités étrangers, légitimité japonais, italiens ou belges. Enfin, afin de préserver son activité d’origine, la haute Notre recherche nous semble avoir précisé couture, elle a assoupli les règles la concer- le rôle joué en matière de légitimité par l’or- nant. De jeunes créateurs basés à Paris ganisation professionnelle. Cela est bien ouvrent des maisons de haute couture. Des illustré par un des professionnels rencontrés : marques de pays émergents demandent « A partir du moment où on est dans le elles aussi à être intégrées dans le calendrier groupe, on a la possibilité d’être reconnu parisien. Enfin, en 2001 est réformée la comme étant un membre du groupe ». réglementation de 1945 portant sur l’appel- L’organisation professionnelle est le vecteur lation « haute couture ». de cette légitimité. Cela est dû à la maîtrise Nous devons également mentionner les par l’organisation des signes publics de la marques venues de l’univers des accessoires légitimité. A partir du moment où des FCE sont organisés par l’organisation profession- profession est conditionnée à ses yeux par nelle, celle-ci dispose d’un cadre son admission au sein de l’organisation pro- institutionnel qui lui sert de levier pour fessionnelle. Ainsi, un des dirigeants de exercer un rôle fédérateur. Nous avons vu à firme nous déclare-t-il : « Pour moi, ça m’a travers le cas de la concurrence exercée par semblé évident qu’il fallait que je défile pen- le prêt-à-porter et les créateurs à la fin des dant la haute couture ». années 1960 que l’organisation reste expo- sée à un risque de désinstitutionnalisation. Apports relatifs aux processus de désinstitution- nalisation Typologie Ce travail a permis également d’apporter A la suite de l’étude longitudinale, nous des éclairages sur le processus de désinsti- sommes en mesure de distinguer des inva- tutionnalisation. On peut estimer que, riants. Cela nous permet de parvenir à une s’agissant de la haute couture, la menace typologie des acteurs (nous entendons par était réelle à la fin des années 1960. Le FCE acteur la firme adhérant à l’organisation qu’était les défilés de haute couture se professionnelle) en trois catégories : l’acteur voyait fortement concurrencé par le mouve- contraint, l’acteur extérieur en recherche de ment des créateurs et des stylistes. légitimité et enfin le nouvel entrant. Cependant, ce processus de désinstitution- - L’acteur contraint nalisation n’a pas abouti car comme le Ce type d’acteurs estime ne pas avoir le soulignent Delacour et Leca59 pour que la choix d’adhérer, ou pas, à l’organisation désinstitutionnalisation aille à son terme, il professionnelle. L’activité d’origine de la est nécessaire que des acteurs externes met- firme qu’il dirige l’y contraint. Ainsi, un des tent en place des formes de coordination dirigeants rencontrés explique-t-il : « J’ai alternatives au FCE. Or les deux formes de hérité d’une situation où [ma firme] était déjà coordination mises en place par les créa- membre de la fédération ». Etre membre de teurs : le Groupement Mode et Création et l’organisation professionnelle fait partie des la chambre syndicale du prêt-à-porter des règles du jeu du domaine d’activités de la couturiers et des créateurs de mode, com- firme. Une sortie serait perçue comme un prenaient en leur sein des représentants des signal négatif. couturiers. - L’ acteur extérieur en recherche de légitimité Limites Ce type d’acteurs dirige une firme dont l’ac- tivité d’origine n’est pas liée à l’organisation professionnelle. Il rejoint cette dernière Il convient de rappeler d’une part les limites pour apparaître comme une partie prenante inhérentes à l’étude de cas. Tous les adhé- légitime de la profession dans laquelle rents à l’organisation professionnelle sur la il souhaite entrer. Ainsi, un des dirigeants période considérée n’ont en effet pas pu être rencontrés déclare-t-il : « on a souhaité s’ins- interrogés. crire comme un acte de notoriété ». De plus, si l’on se place dans une perspec- tive culturaliste, on peut penser que la - Le nouvel entrant légitimité de l’organisation professionnelle Ce type d’acteurs dirige une firme de créa- peut jouer un rôle différent dans des pays à tion récente. Sa volonté est d’intégrer très tradition protestante. rapidement le secteur dont traite l’organisa- Il serait enfin également intéressant de tion professionnelle. Sa légitimité dans la mener une nouvelle étude de cas en dehors du champ des industries créatives pour 9. John M. Meyer et Brian Rowan, “Institutional orga- savoir s’il existe une spécificité liée à ces nizations: formal structure as myth and ceremony,” American Journal of Sociology, 83 (1977), p. 340-63. industries. 10. Mark C. Suchman, “Managing Legitimacy: Strategic and Institutional Approaches”, The Academy Conclusion of Management Review, 1995, vol. 20, n° 3, p. 571-610. 11. David L. Deephouse, “Does Isomorphism Legitimate?”, The Academy of Management Journal, Nous pensons avoir apporté une contribu- 1996, vol. 39, n° 4, p. 1024-1039. tion à la théorie de la légitimité en montrant 12. David L. Deephouse, To be Different, or to be the Same? It’s a question (and Theory) of Strategic le rôle joué dans ce cadre par une organisa- Balance, Strategic Management Journal, 1999, vol. 20, tion professionnelle. Nous avons également p. 147-166. vu comment une organisation profession- 13. Sur le caractère problématique de la notion de légi- timité en sciences de gestion, voir Ashforth et Gibbs, nelle peut être un vecteur de légitimité en 1990. maîtrisant un FCE. Nous avons pu égale- 14. Christine Oliver, “The antecedents of deinstutiona- ment pu voir comment un FCE, après s’être lization”, Organization Studies, 1992, 13 : 4, p. 563-588. 15. Hélène Delacour et Bernard Leca, « Le processus trouvé menacé, a réussi à se redéployer en de désinstitutionnalisation d’un FCE. Le cas du salon intégrant une concurrence potentielle. de Paris », AIMS, Conférence Internationale de Les limites de notre étude sont d’abord Management Stratégique, Montréal, 6-9 juin 2007. 16. Mary R. Watson (avec N. Anand), “Tournament d’une part inhérentes à celles d’une étude rituals in the evolution of fields: The case of the de cas, d’autre part, il conviendrait de tester Grammy Awards”, Academy of Management Journal, si dans d’autres secteurs et aussi dans 2004, 47 : 1, p. 59-80. 17. Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, d’autres pays les mêmes données seraient Gallimard, 2007. observées. 18. G. A. Akerlof, “The Market for Lemons: Qualitative Uncertainty and the Market Mechanism”, Quarterly Journal of Economics, 1970, n° 84, p. 488-500. David Zajtmann 19. Rodolphe Durand, Hayagreeva Rao et Philippe Professeur, IFM Monin, “Codes and Conduct in French Cuisine: Impact of Code Changes on External Evaluations”, Strategic Management Journal, 2007, vol. 28, p. 455-472. 20. Etienne Martin Saint-Léon, op. cit. 1. Etienne Martin Saint Léon, Histoires des corporations 21. Steven L. Kaplan, La fin des corporations, Paris, de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en Librairie Arthème Fayard, 2001, p. 253. 1791, Paris, F. Alcan, 1922. 22. Didier Grumbach, Histoires de la Mode, Paris, 2. Jean Meynaud, Les groupes de pression, Paris, PUF, Editions du Regard, 2008. 1965. 23. Louis Bergeron, Les industries du luxe en France, 3. Pierre-Michel Menger (dir.), Les professions et leurs Paris, Odile Jacob, 1998. sociologies. Modèles théoriques, catégorisations, évolu- 24. Gaston Worth, La Couture et la confection des vête- tions, Paris, Editions de la Maison des sciences de ments de femme, Paris, imprimerie de Chaix, 1895, p. 17. l’homme, 2003. 25. Philippe Simon, Monographie d’une industrie de 4. Olson Mancur Olson, The Logic of Collective luxe. La haute couture, Paris, université de Paris, 1931, Action:Public Goodsand the Theory of Groups, p. 13. Cambridge (Ma.), Harvard University Press, 1965. 26. Gaston Worth, op. cit., p. 20. 5. Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, 27. Bruno Du Roselle, La Mode, Paris, Imprimerie Théorie et applications, Paris, Arthème Fayard, 1995. Nationale, 1980, p. 62. 6. Ernst H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies: A 28. Gaston Worth, op. cit., p. 72. Study in Mediaeval Political Theology, Princeton N.J., 29. Germaine Deschamps, La crise dans les industries de Princeton University Press, 1957. la mode pendant la période 1930 à 1937, Paris, Librairie 7. Pierre Doray, Johanne Collin et Shanoussa Aubin- Technique et Economique, 1938, p. 1. Horth, « L’Etat et l’émergence des « groupes 30. Philippe Simon, op. cit. professionnels », Canadian Journal of Sociology/Cahiers 31. Paul Poiret, Art et Phynance, Paris, Editions Lutétia, canadiens de sociologie, vol. 29 (1), 2004. 1934, p. 111. 8. Max Weber, Wirtschaft and Gesellschaft, Tübingen : 32. Didier Grumbach, op. cit. Mohr, 1956, traduction française collective sous la 33. Ibid. direction de Jacques Chavy et d’Eric de Dampierre : 34. Germaine Deschamps, op. cit., p. 29 à 36. Economie et Société, Paris, Plon, 1971, Paris, Agora, 35. Bruno Du Roselle, op. cit., p. 170. 1995. 36. François-Marie Grau, La Haute Couture, Paris, PUF, 2000, p. 26 et 27. 37. Dominique Veillon, La mode sous l’occupation, Paris, Payot, 2001. 38. Didier Grumbach, op. cit. 39. Aimée Moutet, « La rationalisation dans l’industrie française : une réponse aux problèmes de la seconde industrialisation ou l’invention de la consommation de masse ? », Histoire, économie et société, 1988, vol. 17, p. 15. 40. Entretien avec Mme Dominique Peclers, 3 décem- bre 2009. 41. Philippe Simon, op. cit. 42. Ibid, p. 55 et 56. 43. Didier Grumbach, op. cit. 44. Germaine Deschamps, op. cit., p. 20. 45. Sur le rôle joué par Weill Paris dans la création du prêt-à-porter en France voir Jacques Lanzmann et Pierre Ripert, Cent Ans de prêt-à-porter, Paris, Editions P.A.U., 1992. 46. Bruno Du Roselle, op. cit., p. 62. 47. Entretien avec Mme Martine Leherpeur. 48. Bruno Du Roselle, op. cit., p. 268. 49. Ibid, p. 264. 50. INA.fr 51. Bruno Du Roselle, op. cit., p. 171 52. Agnès Adriaenssen (dir.), Encyclopédie de la mode, Paris, Nathan, 1989. Traduction française de : De grote Mode-Encyclopédie, Lannoo, Tielt, 1989. 53. Didier Grumbach, op. cit. 54. Elisabetta Merlo, “Turning Fashion into Business: The Emergence of Milan as an International Hub” (with F. Polese), Business History Review, 2006, 80, p. 415-447. 55. Entretien avec M. Mario Boselli, Président de la « Camera Nazionale della Moda Italiana », Milan, 30 avril 2011. 56. Didier Grumbach, op. cit. 57. Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, janvier 1975, n° 1, p. 7-36. 58. Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010. 59. Hélène Delacour et Bernard Leca, op. cit. L’intégration verticale cours des décennies précédentes. C’est cette dernière orientation stratégique qui est l’ob- dans le secteur du luxe : jet du présent papier. Notre objectif est de montrer à travers une série d’études de cas objectifs, modalités, effets les causes de ce processus – qu’il provienne Franck Delpal de l’évolution des conditions de base du marché ou d’une stratégie résolue des acteurs de faire évoluer leur modèle éco- nomique – et ses conséquences sur le fonctionnement du secteur du luxe. Une entreprise est dite verticalement inté- grée dès lors qu’elle est présente à plusieurs stades successifs du processus de production d’un produit. Néanmoins, de nombreux travaux ont précisé les diverses modalités d’intégration, qui vont bien au-delà de la simple possession à 100 % de deux phases de production successives. Harrigan définit ainsi les différents degrés d’intégration mis en œuvre par les entreprises, du contrôle complet à la désintégration totale en passant Le marché du luxe a connu un développe- par des niveaux intermédiaires, ne concer- ment impressionnant au cours des trois nant qu’une sélection d’étapes du processus dernières décennies. Les chiffres du cabinet productif ou des formes de contrôles alter- Bain & Company en témoignent : les ventes natives à la propriété (quasi-intégration, de produits de luxe sont passées de 72 restrictions verticales…). Cette grille d’ana- milliards d’euros en 1994 à 168 milliards lyse correspond davantage à la diversité des d’euros en 2010, soit un taux de croissance pratiques observées. annuel moyen de 5 %. Les produits de mode Schématiquement, dans le cas de la mode (prêt-à-porter, chaussures, maroquinerie) de luxe, on peut définir quatre phases dans possèdent toujours une part considérable la réalisation d’un produit : puisqu’ils représentent la moitié de cet - La création, le design ; ensemble. Outre son poids économique, le - La production de biens intermédiaires secteur de la mode de luxe mérite de retenir (tissus, cuirs…) ; l’attention de l’analyste de par l’évolution de - La fabrication des produits finis ; ses structures (nombre, taille et organisation - La distribution, en gros puis au détail. des entreprises) au cours des années récen- Nous sommes conscients que cette simplifi- tes. Plus que les acteurs de la joaillerie, de cation importante nous conduit à laisser l’horlogerie ou des parfums, les entreprises dans l’ombre de multiples divisions essen- ayant pour cœur de métier la mode ont tielles de l’entreprise (contrôle de la qualité, connu des changements très profonds dans communication…) pour ne nous concen- leur physionomie. Les grands acteurs du trer que sur les activités visiblement néces- marché témoignent ainsi d’une internatio- saires à la fabrication proprement dite du nalisation croissante, d’une diversification produit. Si la création est l’épine dorsale de de plus en plus poussée, ainsi que d’une toutes les entreprises de la mode de luxe, intégration verticale plus prononcée qu’au nous mettrons en évidence que la plupart

30 d’entre elles ont désormais une implication - Le recentrage sur les activités stratégiques. importante dans la sphère productive, que Seules les fonctions contribuant signifi- cela soit de manière directe ou indirecte, et cativement à l’avantage concurrentiel dans la distribution. Certains acteurs des des entreprises resteront dans le giron de plus notoires ont de surcroît déjà pris des celles-ci. positions dans la fourniture de matières pre- - Les économies d’échelle et de coûts. mières, essentiellement dans le tannage de Quelin note que « dans certains cas, les éco- cuirs. nomies d’échelle sont atteintes beaucoup Nous nous basons sur une analyse mono- plus facilement par le prestataire de services graphique d’entreprises du luxe françaises que par l’utilisateur ». Un sous-traitant et italiennes réalisée dans le cadre de notre agglomérant les commandes de plusieurs travail de doctorat à l’université Paris- donneurs d’ordres serait ainsi en mesure de Dauphine ainsi que sur une série d’études produire plus efficacement que si chacun réalisées au sein de l’Institut français de la des donneurs d’ordres possédait ses propres mode. Le choix de cette approche s’explique unités de fabrication. par le fait que le secteur du luxe n’est pas un - Les politiques de réorganisation. Les secteur comme les autres puisqu’il englobe entreprises ont eu globalement tendance à une partie des autres secteurs (habillement, se recentrer sur leur cœur de métier et à accessoires…) et n’a pas d’existence vérita- céder les activités ayant peu de rapport avec ble en tant qu’agrégat. Les nomenclatures lui. qui définissent le contenu des données - Les mutations technologiques. Face à des statistiques servant aux validations scienti- évolutions rapides, les entreprises peuvent fiques des théories économiques l’ignorent, privilégier l’externalisation afin de ne pas ce qui complexifie tout travail statistique supporter le risque d’un investissement approfondi sur le luxe. A cette limite s’a- dans une technologie dont l’avenir n’est pas joute celle de la disponibilité des données assuré. Ajoutons, sur un plan plus managé- dans un secteur où la culture du secret est rial, que les nouvelles technologies et les très prononcée. Les sources principales de systèmes d’information ont facilité la mise ces monographies sont la littérature dispo- en place de procédures de contrôle plus nible sur les entreprises (ouvrages, rapports complètes et réactives, ce qui réduit le annuels, étude de cas, presse) complétée risque de non respect des contrats avec les d’entretiens semi-directifs pour certaines prestataires, sous-traitants… entreprises ayant accepté de répondre à nos - La globalisation des marchés. Elle entraîne questions. une redistribution des cartes entre firmes, puisque celle-ci ont désormais à faire face à Une originalité de l’industrie du luxe une concurrence venant de pays tiers. Ouverture des frontières et recours accru à De nombreux auteurs font état d’une désin- la sous-traitance étrangère vont fréquem- tégration croissante des entreprises au cours ment de pair, comme l’a montré McLaren. des dernières années en lien avec un certain Ces décisions reposent sur des stratégies nombre d’évolutions aux niveaux individuel pensées à l’aune d’un environnement et global. En se basant sur l’exemple de macroéconomique en plein bouleverse- l’informatique, Quelin relève ainsi cinq ment. Dans le secteur de la mode, hors luxe, facteurs ayant poussé les entreprises à l’ouverture croissante des économies a massivement externaliser une partie de considérablement bouleversé l’organisation leurs activités vers des tiers. des chaînes de valeur. Désormais, la plupart des entreprises ne conservent en interne que les activités essentielles dans la création de valeur et la perception de celle-ci par le client (design, distribution) et externalisent les phases de fabrication chez des sous-trai- tants localisés dans des pays à faible coût de main d’œuvre (Afrique du Nord, Asie…). Le fait est que le secteur du luxe a été à contre-courant de ce mouvement. Les entreprises témoignent en effet d’une inté- gration croissante sur plusieurs échelons du processus productif. Notre travail de thèse repose sur l’étude d’une vingtaine de cas d’entreprises. Nous en présentons ici dix qui nous semblent significatifs de cette mutation. Ces entrepri- ses ont des pays d’origine, des anciennetés, des spécialisations et des tailles différentes. Tableau 1 – Le contrôle de l’amont par les entreprises du luxe : formes et motivations

EXPLICATIONS FOURNIES ENTREPRISE GROUPE MATIÈRES PREMIÈRES PRODUCTION EN PROPRE PAR L’ENTREPRISE Majoritairement 12 sites de production en France achetées hors du pour les sacs, la petite maroqui- La nécessité de servir groupe. L’entreprise a nerie. 3 ateliers en Espagne, 2 aux une demande en forte LOUIS récemment établi les LVMH Etats-Unis, tous pour les produits croissance et de VUITTON Tanneries de la en cuir. 4 ateliers de chaussures en maintenir la qualité. Comète, en Belgique. Italie. La fabrication de vêtements La production des est sous-traitée. tissus est externalisée. 5 sites de production en maroqui- nerie et chaussures, tous localisés en Italie et exploités avec des Externalisée. partenaires locaux. L’entreprise a Concernant Baby Dior, L’entreprise s’engage racheté son licencié pour les vête- l’entreprise déclare que plusieurs mois à l’a- ments d’enfants (les Ateliers CHRISTIAN cette activité a un fort Christian Dior vance sur ses achats Modèles). Ses sites de fabrication DIOR COUTURE potentiel en termes futurs de cuir pour sont en France et en Thaïlande. d’image et de chiffre réserver la meilleure L’atelier de haute couture existe d’affaires. qualité. toujours. Dans le prêt-à-porter, l’entreprise procède au développe- ment des produits mais sous-traite leur fabrication. L’entreprise possède L’entreprise contrôle également 6 sites de production La garantie de la 11 sites de production pour la pour les textiles et meilleure qualité, la maroquinerie. Le prêt-à-porter 4 tanneries. Elle a nécessité de former les Hermès est confié à des sous-traitants bien HERMÈS également une artisans pendant des International que l’entreprise assure elle-même participation minori- années avant qu’ils la création, le développement, le taire chez le fabricant puissent travailler pour patronage, le sourcing matières, Perrin, spécialisé l’entreprise. le contrôle qualité... dans la soie. EXPLICATIONS FOURNIES ENTREPRISE GROUPE MATIÈRES PREMIÈRES PRODUCTION EN PROPRE PAR L’ENTREPRISE Le Gucci group a racheté Mendès Contrôle de l’ensemble en 2000. Mendès était le licencié du process de dévelop- YVES SAINT PPR Externalisée. pour la production du prêt-à-por- pement des produits et LAURENT (Gucci Group) ter YSL et possédait 25 boutiques de la distribution. en propre à l’enseigne. L’entreprise possède des sites de production pour son Contrôle de la qualité ARMANI Armani Externalisée prêt-à-porter, les chaussures, les et savoir-faire. sacs, la maille, le denim et les vêtements pour enfants.

L’entreprise a trois ateliers Externalisée. (Casellina pour la maroquinerie, Gucci a environ 200 Baccio pour les chaussures et fournisseurs princi- Novara pour le prêt-à-porter Contrôle direct de la paux pour les femme) mais ses salariés se qualité, des coûts, du PPR GUCCI matériaux pour sacs, concentrent sur le développement timing, des livraisons (Gucci Group) 267 fournisseurs pour produit et le contrôle de la qualité. et des stocks. les éléments entrant La production est réalisée par de dans la production nombreux sous-traitants : 500 en des chaussures. maroquinerie, 26 usines de chaus- sures dont 4 contrôlées par Gucci.

L’entreprise possède des sites de production pour ses accessoires (maroquinerie), et Qualité, savoir-faire BOTTEGA PPR partiellement pour les Externalisée. unique, protection des VENETA (Gucci Group) chaussures et le prêt-à-porter. savoir-faire. Ce dernier est en partie réalisé dans des usines appartenant au Gucci group. L’entreprise produit la majeure partie de ses produits (chaussures Contrôle de la qualité, Della Valle et sacs) dans ses usines. Les TOD’S Externalisée. efficacité, prestige de la Group vêtements casual, la joaillerie et marque. les lunettes sont données en sous-traitance.

Pour les chaussures, sacs et vête- ments, l’entreprise s’appuie sur un SALVATORE Externalisée auprès réseau de petits ateliers, tous locali- Flexibilité, efficacité. Ferragamo FERRAGAMO de 450 fournisseurs sés en Italie. Elle se concentre sur le développement des produits et leur contrôle une fois produits. 9 divisions productives de l’entre- prise produisent de la maille, du prêt-à-porter, des ceintures, des chaussures, des vêtements en cuir Contrôle du savoir-faire et des sacs. Certaines unités sont productif, des coûts de PRADA Prada Externalisée. partagées avec Miu Miu, une autre production, flexibilité marque du groupe Prada. et qualité. L’entreprise réalise elle-même la majorité de ses prototypes, la plupart des échantillons et une partie des produits finis. Sources : Rapports annuels, presse, interviews. Si l’on débute par le contrôle de l’amont vités pose néanmoins question. La nécessité (fabrication des modèles voire dans certains d’obtenir des productions de qualité élevée cas production de produits semi-finis tels et constante ou l’existence d’un savoir-faire que les textiles et le cuir), il apparaît que de spécifique qui ne peut s’exercer hors de nombreuses entreprises du secteur du luxe l’entreprise sont des pré-requis dans l’uni- ont un ancrage, certes parfois limité, dans la vers du luxe et pourtant les cas d’intégration sphère productive. Signalons néanmoins ne concerne dans la plupart des cas qu’une que celui-ci concerne principalement les partie de la production et quelques activités liées au cuir (maroquinerie ou segments de produits (en général la chaussures), la fabrication de vêtements maroquinerie et les accessoires). Les pro- restant largement externalisée. duits réalisés par des sous-traitants La reprise en main de l’amont a pris deux comparés à ceux réalisés par l’entreprise formes principales : l’intégration verticale elle-même sont-ils de moindre qualité ? La complète pour certaines activités et l’arrêt réponse est probablement négative. De du recours aux licences de fabrication pour même, si l’intégration allait seulement de les autres, la sous-traitance étant désormais pair avec savoir-faire, que dire de Christian privilégiée. Dans ce dernier cas, les entrepri- Dior qui produit ses sacs mais sous-traite ses ont repris en direct le développement des son prêt-à-porter ? Suivant ce raisonne- produits, la mise en production, le contrôle ment, le fleuron de la mode parisienne de la qualité. n’aurait donc pas de savoir-faire spécifique Précisons que ces pratiques d’intégration dans l’habillement hormis son activité de sont récentes, la plupart se sont déroulées au haute couture, ce qui est évidemment faux. cours des années 1990-2000. Comprenant Nous allons donc dans le présent papier que son atelier historique d’Asnières n’était explorer à l’aide de la littérature écono- plus en mesure de satisfaire la demande mique les raisons qui poussent les pour ses produits, l’entreprise Louis Vuitton entreprises du luxe à intégrer telle ou telle inaugure un second atelier en 1977 et conti- activité plutôt que telle autre, et à quel nuera d’ouvrir de nouvelles unités de degré. Nous verrons ainsi que le calcul éco- production jusqu’à ce jour. Hermès a pour nomique n’est pas étranger à ces choix, de sa part massivement investi dans son site même que l’environnement dans lequel de production de maroquinerie de Pantin, évoluent les firmes, marqué par un affaiblis- qui à lui seul emploie plusieurs dizaines sement des filières productives en Europe artisans et a racheté certaines entreprises de l’Ouest. françaises telles que la Manufacture de La situation est encore plus nette dans le haute maroquinerie ou la tannerie Gordon- développement des activités de distribution. Choisy. Christian Dior a mis fin à de L’ensemble des entreprises du luxe étudiées nombreuses licences de fabrication dans la ont procédé à une intégration poussée seconde partie des années 90 et reprend de cette fonction au cours des dernières ainsi en direct son activité maroquinerie à années. La part des ventes réalisées au détail ce moment. De la même manière, Gucci et dépasse largement celle des clients externes Yves Saint Laurent ont suivi cette stratégie (boutiques, grands magasins…). de reprise en main du processus productif et A ces formes de contrôle direct, il convient mis fin plusieurs dizaine de contrats de d’ajouter les stratégies visant à s’assurer de licences. la bonne exécution de la fabrication ou de la Les arguments évoqués par les entreprises distribution des produits par les entreprises pour justifier l’intégration de certaines acti- tierces avec lesquelles les firmes de luxe Tableau 2 – Une orientation croissante des entreprises du luxe vers l’aval

NOMBRE DE BOUTIQUES NOMBRE DE BOUTIQUES PART DES VENTES AU DÉTAIL ENTREPRISE GROUPE EN PROPRE (2003) EN PROPRE (2010) DANS LE CA (%, 2010)

LOUIS VUITTON LVMH 317 459 > 95

CHRISTIAN DIOR Christian Dior 159 237 81 COUTURE

HERMÈS Hermès International 125 193 84

YVES SAINT PPR (Gucci Group) 58 78 55 LAURENT

ARMANI Armani 119 130 68

GUCCI PPR (Gucci Group) 198 317 73

BOTTEGA VENETA PPR 59 148 85

TOD’S Della Valle Group 95 159 49

SALVATORE Ferragamo n.d. 312 70 FERRAGAMO

PRADA Prada n.d. 319 70 (groupe)

Sources : Rapports annuels, interviews. n.d : non disponible collaborent (distributeurs, sous-trai- les tenants et les aboutissants de ce mouve- tants…). On parle dans ces cas de ment. « quasi-intégration verticale », une situation où les conditions de marché rendent non Les justifications théoriques de l’intégration nécessaire la prise sous contrôle direct des verticale activités de production ou de distribution, ainsi que l’a montré Blois en prenant La théorie économique de l’intégration ver- l’exemple de l’automobile de luxe. ticale s’organise autour de trois grands Les objectifs déclarés par les entreprises arguments qui rendent celle-ci souhaitable comme étant à l’origine de cette orientation pour les entreprises : l’accroissement de croissante vers l’aval sont le plus fréquem- pouvoir de marché qui en résulte (1), les ment la nécessité d’avoir une image et une économies de coûts ou les gains d’efficacité offre cohérentes au niveau mondial à qu’elle permet (2), la réduction de l’incerti- l’heure de l’ouverture massive des frontiè- tude à laquelle elle conduit (3). res, la garantie du meilleur service pendant Comme le note Harrigan, les bénéfices de et après la vente et une meilleure connais- l’intégration verticale sont souvent étudiés sance des clients. Encore une fois, ces au niveau microéconomique, en se basant explications ne nous semblent pas rendre sur le comportement d’une firme unique, compte de manière complète des raisons fréquemment en situation de monopole. qui poussent les entreprises à contrôler leur Or, l’intégration verticale intervient égale- distribution. Aussi, nous nous tournerons ment dans des situations de concurrence, vers la théorie de l’intégration pour analyser comme un moyen de se différencier. Elle revêt dès lors une dimension stratégique en peuvent mettre en place les firmes installées ce qu’elle garantit sous certaines conditions pour empêcher ou freiner l’arrivée de nou- aux entreprises qui la mettent en œuvre un veaux concurrents. L’intégration vers la avantage concurrentiel par rapport à leurs distribution a ici un rôle important, comme concurrentes. C’est par exemple le cas des nous le verrons dans le cas de l’industrie du entreprises qui pratiquent la double marge luxe. (ou double mark-up). Le cas théorique le En termes de recherche d’économies et d’ef- plus étudié est celui de deux monopoles ficacité, plusieurs thèmes ont été explorés. successifs, celui d’un fabricant unique qui Bain, qui fut l’un des premiers auteurs à vend à un seul client. Tous deux appliquent montrer l’importance que présentaient les leur marge, maximisent leur profit de processus d’intégration verticale dans l’éco- monopole et limitent les quantités vendues. nomie, a mis notamment l’accent sur les L’existence d’une seule entreprise, présente conditions d’émergence d’entreprises inté- sur les deux étapes de fabrication et de grées pour des raisons technologiques. Il distribution, améliorera le bien-être dans évoque ainsi des cas d’entreprises conduites l’économie en permettant à un plus grand par l’interdépendance de deux technologies nombre d’individus de consommer à des à réaliser conjointement deux phases d’un prix moindres et à l’entreprise de réaliser un même processus de production. L’exemple surprofit plus important. le plus fréquemment utilisé est celui de la Les firmes peuvent également être incitées à production d’acier où la chaleur dégagée s’intégrer vers l’aval afin de fournir un effort par les activités en amont rend non néces- suffisant de mise en valeur de leurs pro- saire de réchauffer l’acier pour le laminage duits. La visibilité, le conseil aux consom- de feuilles d’acier. Ce bénéfice de l’intégra- mateurs, l’environnement qualitatif, le tion verticale a été le moins développé dans service après-vente rejaillissent positive- la littérature. ment sur les produits du fabricant, ce qui A contrario, l’exploration des multiples éco- explique que celui-ci veuille se substituer à nomies résultant de l’intégration et de la un distributeur externe moins sensible à cet plus grande efficacité qu’elle autorise a sus- objectif. De nombreux chercheurs ont fait la cité un important effort des chercheurs. preuve statistique du lien positif entre l’ef- L’une des sources incontournables de ces fort de promotion de ses produits par le travaux est la théorie des coûts de transac- fabricant et la tendance à l’intégration vers tion, définie par Williamson à partir des l’aval. travaux célèbres de Coase. Celle-ci propose Une intégration vers l’amont permettant de de comparer les coûts liés à la mise en œuvre substituer un input provenant d’une firme en interne par un acteur d’une action à ceux en monopole est également justifiée afin naissants de l’établissement de contrats avec d’éviter une dépendance à cet offreur. des entreprises pouvant devenir prestataires L’intégration verticale est de surcroît un pour cette action. Ces coûts de contractuali- moyen de fermer l’accès au marché en sation recouvrent à la fois les coûts empêchant, par l’achat d’un fournisseur, traditionnels (terrain, travail, capital, maté- aux autres entreprises de produire leurs riaux…) augmentés des coûts de gestion de biens. Salop et Sheffman ont analysé les cas la relation entre entreprises dans le temps où une entreprise dominante parvient par (recherche d’informations, coûts légaux, l’intégration à accroître les coûts de ses coûts organisationnels, coûts de comporte- concurrents. A cela, il convient d’ajouter ments inefficients…) toutes les formes de barrières à l’entrée que Plusieurs facteurs influencent donc les coûts de transactions que doivent supporter Pourquoi les entreprises du luxe sont-elles de les entreprises : l’incertitude sur le compor- plus en plus verticalement intégrées ? tement du partenaire, la complexité de l’action à entreprendre, l’importance des Les pratiques d’intégration par les entrepri- investissements spécifiques à réaliser et les ses du secteur de la mode de luxe telles coûts non récupérables, la fréquence des qu’elles ressortent des monographies et des transactions… entretiens effectués valident certaines théo- De nombreux travaux théoriques et empi- ries économiques : riques ont testé l’ensemble de ces - Efficience productive et captation des marges dimensions : de fabrication. Les économies réalisées grâce - Les résultats de ces tests, basés sur des à l’intégration (recherche d’efficience, cap- méthodes et des échantillons différents, tation des marges de fabrication) affleurent vont globalement dans le même sens. Ainsi, bel et bien dans les discours. l’intégration vers l’aval sera d’autant plus Cependant, cet argument n’est valable que poussée que l’effort de l’entreprise pour pour les activités où les fabricants réalisent mettre en valeur ses produits est élevé ; et une marge bénéficiaire sur leurs ventes, ce symétriquement elle sera moins forte dès qui est seulement le cas de la maroquinerie lors que le distributeur témoigne d’efforts en France. En effet, comme le montrent les importants. L’intégration verticale est dans documents de l’INSEE consacrés aux la plupart des tests empiriques corrélée façonniers dans l’habillement, ces derniers positivement avec le développement de affichent une marge opérationnelle négative savoir-faire spécifiques par le prestataire depuis de nombreuses années (leur taux de (human capital specificity) ou de toute exi- marge était de - 3,3 % en 2007) ce qui gence de spécificité de la part du client. explique en plus d’autres éléments (com- - Selon la théorie williamsonienne, cette plexité, saisonnalité…) que les entreprises intégration a pour objectif de réduire le du luxe ne souhaitent pas procéder à des risque de « hold-up » de la part de sous- rachats de leurs sous-traitants. Il convient traitants devenus incontournables. Cette en effet d’ajouter que la plus forte croissante théorie a été critiquée par Coase et Simon. du marché des accessoires (chaussures et - La complexité du processus productif est maroquinerie) comparé au prêt-à-porter a également l’une des causes reconnues de pu rassurer les entreprises sur le faible l’intégration verticale. Quant à l’incertitude, risque de voir ces capacités de production elle a un rôle d’entraînement sur l’intégra- inutilisées. tion, mais uniquement en amont. - Assurance de la livraison d’un input. Sans aller jusqu’à l’intégration pure et sim- Toujours dans l’amont, conformément à la ple qui peut se révéler coûteuse et peu théorie économique de la garantie de l’offre, flexible, les restrictions verticales mises en la raréfaction de la fabrication de cuir en œuvre par les entreprises leur permettent Europe a pu entraîner le rachat de tanneries également de nouer des relations avantageu- par certaines entreprises du luxe afin d’assu- ses avec leurs sous-traitants. Du fait d’un rer leur approvisionnement. Les travaux pouvoir de marché plus important, elles d’Adelman avaient déjà montré que sur un peuvent imposer leurs vues sur bon nombre marché en forte croissance, une firme peut de points (détention du stock par le sous- être incitée à s’intégrer en amont par crainte traitant, délai de livraison, libre accès au site que les fournisseurs de biens intermédiaires de production, spécifications sur le produit, ne soient pas en mesure de répondre à toute politique marketing du sous-traitant…). sa demande. - Aversion au risque et intégration pour raison délocalisation des années 1980-1990, les de survie. Un cas plus spécifique au luxe et entreprises du luxe sont les dernières à être qui peut être rapproché d’une forme d’aver- susceptibles de faire fabriquer en France. En sion pour le risque réside dans les revanche, la filière française du cuir est plus intégrations effectuées pour éviter la direc- affaiblie. La filière maroquinerie est encore tion de fait d’une société sous-traitante. Si complète ce qui a permis aux entreprises de un client est à l’origine d’une part prépon- s’intégrer, en France pour la plupart d’entre dérante du chiffre d’affaires d’une elles. En Italie également, les savoir-faire entreprise ou s’il est profondément impli- disponibles localement ont permis aux qué dans son mode de gestion par les sociétés de constituer leurs unités producti- directives qu’il donne, le fournisseur peut se ves. Mais le secteur de la chaussure a retourner contre lui en cas de difficultés quasiment disparu en France, même pour financières. Pour éviter ce comportement, le les produits de luxe, et les plus grandes client peut être incité à procéder à l’intégra- marques ont dès lors dû créer leurs sites de tion de l’entreprise. De l’aveu même de production en Italie, ou travailler avec des certains professionnels interviewés, les cas sous-traitants dans ce pays. où un donneur d’ordres compte pour plus de la moitié du chiffre d’affaires d’un de ses Tableau 3 – Réseaux productifs et choix d’inté- sous-traitants ne sont pas rares, et les taux gration par les marques françaises parfois même encore plus élevés. Aussi le risque est loin d’être négligeable d’autant HABILLEMENT MAROQUINERIE CHAUSSURES que les nombreuses restrictions verticales CONTRÔLE et les phénomènes de quasi-intégration DIRECT Très rare Fréquent Fréquent laissent peu de marge de manœuvre aux PAR LES partenaires des entreprises du luxe. MARQUES - Filières de production et intégration. A la ETAT DE Existante LA SOUS- (en prêt-à- Quasi suite de Chandler (1962) et d’Arrow (1975), Affaiblissement TRAITANCE porter disparition Bolton et Whinston pointent la nécessité de FRANÇAISE féminin) mettre en résonance la présence d’une firme Source : IFM, Répartition de la Valeur Ajoutée. aux échelons de la production et de la distri- bution avec la nature des relations existant - Avantages de l’intégration de la distribution. au sein du réseau de fabrication et de distri- Concernant l’intégration vers la vente au bution de la filière étudiée. A partir de cette détail, les faits sont conformes à la théorie intuition, nous avons détaillé l’ensemble économique qui veut que l’intégration soit des cas de figure présents dans l’industrie plus poussée chez les entreprises dont la du luxe. En effet, les filières habillement, valeur de la marque est forte (Lafontaine et maroquinerie et chaussures ont toutes trois Slade, p. 632). Il est clair que ce mouvement des caractéristiques bien spécifiques. En de fond, suivi par l’ensemble des entreprises France, la première dispose encore d’un du luxe, répond à la nécessité de fournir un réseau de fabricants, essentiellement spécia- effort important de valorisation des produits lisés dans le prêt-à-porter féminin, sur de l’entreprise autant qu’il assure sa viabi- lesquels peuvent s’appuyer les donneurs lité économique par le cumul des marges. d’ordres et leur évite d’avoir à procéder à Richardson a également mis en évidence une intégration. Ils possèdent en effet un le rôle d’un réseau de distribution dans pouvoir de marché important dans la la capacité à répondre rapidement aux mesure où, après les vastes mouvements de évolutions du marché. Le fait est que les entreprises du luxe sont de plus en plus diri- Dans le cas des entreprises du luxe, les bar- gées depuis l’aval et que les remontées rières à l’entrée sont déjà fortes : l’entreprise d’informations de la part des boutiques sont doit avoir une marque reconnue, une répu- une information de première importance tation établie pour des produits de pour assurer le succès d’une telle entreprise. qualité… Cependant, ce point n’est pas La domination de la vente au détail a éga- toujours le plus difficile à surmonter. Les lement pour résultat d’exiger une orga- récentes relances d’entreprises (Balenciaga, nisation plus agile des entreprises. En effet, Vionnet…) montrent qu’il est possible de contrairement au schéma wholesale où seu- s’appuyer sur le legs d’une marque disparue les les pièces vendues seront produites, pour entrer dans la compétition. A ces pré- l’entreprise qui vend au détail doit coller au requis s’ajoutent désormais des contraintes plus près les évolutions du marché pour évi- économiques d’importance qui amènent à ter des stocks trop importants et coûteux. s’interroger sur la marge de manœuvre d’un - Quasi-intégration. Enfin, en termes de res- nouvel entrant face aux acteurs installés. trictions verticales, celles existant dans Ces derniers ont comme nous l’avons vu l’univers du luxe sont nombreuses. Il faut pris l’ascendant sur la filière de production, en outre noter que même lorsque les entre- soit par un contrôle direct, soit par les prises du luxe sont dans un modèle de vente conditions de marché favorables obtenues à des distributeurs externes (grands maga- grâce à leur important pouvoir de négocia- sins, boutiques multimarques), elles tion (réservations des cuirs de meilleure parviennent à vendre à leurs conditions qualité, fixation des meilleurs délais de quand leur pouvoir de marché est suffisant. livraison…). Une marque désirable pourra ainsi imposer En ce qui concerne la distribution, l’orien- un certain nombre de conditions aux tation de plus en plus prononcée vers l’aval détaillants afin qu’ils assurent convenable- des firmes installées et leur internationalisa- ment la diffusion des produits. Le tion poussée rendent le « ticket d’entrée » témoignage de Hata sur le développement sur le marché d’autant plus important. Si les de Louis Vuitton au Japon est à ce titre entreprises du luxe sont dans la majorité des exemplaire. Des conditions de plusieurs cas locataires des surfaces commerciales natures sont fréquemment évoquées par les qu’elles exploitent, leur présence ancienne entreprises : la définition des quantités fait qu’elles bénéficient de baux plus avan- minimum achetables, la prédéfinition de tageux qu’un nouvel acteur. De plus, l’assortiment achetable afin que l’identité l’appartenance de certaines à des groupes de la collection soit respectée quel que soit multimarques s’accompagne d’un pouvoir le magasin… de négociation plus élevé, puisqu’il regroupe l’ensemble des marques détenues Conséquences de l’intégration verticale sur le par le groupe. marché du luxe Le processus d’intégration verticale joue donc le rôle de ce que l’on nomme engage- Cette intégration verticale plus poussée par ment stratégique en théorie des jeux. les acteurs répond en partie comme nous La firme installée fait savoir aux entrants l’avons vu à des considérations stratégiques : potentiels qu’elle s’engage sur le marché de garantir ses approvisionnements et éven- manière très importante et irréversible. tuellement gêner ceux des concurrents, Ceux-ci comprennent que le coût de l’en- empêcher ou freiner l’arrivée de nouveaux trée sera trop élevé et décident de ne pas compétiteurs. entrer en compétition. Cet accroissement des barrières à l’entrée Methods of Vertical Integration, Strategic Management explique la concentration toujours plus Journal, vol. 13, n° 8. McLaren J (2000) “Globalization” and Vertical forte des structures de l’industrie du luxe et Structure, American Economic Review, vol. 90, n° 5. les raisons pour lesquelles malgré la forte Quelin B (1997) L’outsourcing : une approche par la croissance de ce marché peu d’entreprises théorie des coûts de transaction, Réseaux, n° 84. ont émergé au cours des vingt dernières Richardson J (1996) Vertical Integration and Rapid Response in Fashion Apparel, Organization science, vol. années. 7, n° 4. Salop S.C, Scheffman D.T (1983) Raising Rivals’ Franck Delpal Costs, American Economic Review, vol. 73, n° 2. IFM, université Paris-Dauphine Williamson O.E (1985) The Economic Institutions of Capitalism, The Free Press.

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41 portée par les stoïques grecs et les moralistes négligeable. Cet ensemble comprend deux français (Montaigne, Pascal) lesquels por- groupes de segments dont la part relative est taient sur ces dépenses superflues un regard presque égale : le prêt-à-porter8 et les acces- plutôt critique. soires (un peu plus du quart), d’une part ; Dans son Cours d’économie politique5, les parfums et l’horlogerie (autour de 20 %), Charles Gide tente de concilier ces deux d’autre part. L’Hexagone occupe une place points de vue. Il émet l’idée selon laquelle il notable dans de nombreuses spécialités convient de ne pas blâmer la consommation (maroquinerie, haute joaillerie et parfums). de luxe du fait de l’évolution rapide des besoins et des techniques : le luxe d’une Les différents marchés du luxe en 2010 époque n’est plus celui des décennies sui- CA en milliards Part dans l’ensem- Secteur vantes : « …À certaines époques, une chemise d’euros ble du marché a été considérée comme un objet de grand luxe Prêt-à-porter 45 27 % et constituait un présent royal. Mille autres objets ont eu la même histoire […] On ne sau- Accessoires 44 26 % rait donc condamner une dépense, ni au point Parfums et 37 22 % de vue moral, ni même au point de vue écono- cosmétiques Horlogerie et mique, par ce seul motif qu’elle répond à un 32 19 % joaillerie besoin superflu, c’est-à-dire considéré présente- Art de la 5 3 % ment comme tel, mais dont on ne peut prévoir table Autres l’avenir ». Pour autant, la consommation de 5 3 % produits luxe ne doit pas détourner une trop grande part de facteurs de production limités (terre, Ensemble 168 100% travail et capital) afin de ne pas réduire le Source : Altagamma bien-être social. Dans les années 1970, le thème du redé- Le luxe est devenu une véritable industrie. ploiement industriel est à la mode et la Elle s’inscrit dans une filière technique qui France veut se démarquer de ses industries va des matières premières aux produits finis. traditionnelles. Georges Pompidou s’en fera Les entreprises gèrent des chaînes de valeur l’écho en 1972 dans une conférence de complexes qui mêlent production, logis- presse6 : « la bonne cuisine… la haute cou- tique et distribution. Enfin son dévelop- ture et de bonnes exportations […] C’est pement implique la production et la repro- terminé… La France a commencé et large- duction de pièces en quantités devenues ment entamé une révolution industrielle ». non négligeable du fait de sa croissance. Mais à partir des années 1990, le luxe retient Toutefois les contours exacts de cette indus- à nouveau l’attention : deux des plus gran- trie sont difficiles à cerner. Si l’on définit un des entreprises françaises, LVMH et PPR, secteur d’activité comme l’ensemble des s’affirment comme des leaders mondiaux entreprises qui exercent la même activité du secteur, et le luxe français contribue principale ou qui répondent à un même significativement au développement inter- besoin des consommateurs en servant le national de la France, tant par ses expor- même marché, il est difficile de constituer tations que par les investissements un ensemble statistique cohérent. En effet, d’implantation à l’étranger. en termes d’activité, le degré élevé de diffé- On estime à 168 milliards d’euros le marché renciation de l’offre proposée par les mondial du luxe7, marché dont les entre- entreprises du luxe, la diversité des modèles prises françaises captent une part non d’affaires rencontrés mettent à mal une approche fondée sur le caractère substitua- nécessaire de tendre devant l’objet un voile ble des offres disponibles9. En termes de d’images, de raisons, de sens, d’élaborer marché, la notion de besoin identique autour de lui une substance médiate, d’or- s’estompe devant l’importance des repré- dre apéritif, bref de créer un simulacre de sentations : l’immatériel l’emporte sur l’objet réel, en substituant au temps lourd l’utilité fonctionnelle du produit de luxe. Ce de l’usure, un temps souverain, libre de se sont finalement les acteurs qui sont les plus détruire lui-même par un acte de potlatch à même de définir ce qui ressort ou non du annuel ». Les entreprises du luxe mobilisent luxe : une firme appartient au secteur du sans conteste les pratiques du secteur de la luxe dès lors que les autres entreprises la mode dans la création de « cet imaginaire désignent comme concurrente10. constitué selon une fin de désir ». Dans le même temps, il est clair que de L’originalité d’une offre très différenciée multiples formes, qu’il s’agisse du « tailleur bar » de Christian Dior ou d’un sac Hermès, La première caractéristique des entreprises sont inscrites dans la mémoire collective et du luxe est la différenciation de leurs pro- permettent aux entreprises de revendiquer duits, par l’usage des marques mais aussi une certaine permanence de leur création de façon plus subtile par la mobilisation qui les assure de ne pas être associées à la d’éléments d’identification immédiate des sphère de la mode éphémère et de revendi- produits tels que ceux analysés par quer leur appartenance à l’univers Jean-Marie Floch11. Ce « vocabulaire » de intemporel propre au luxe. marque accumulé au cours des années Ensuite, le savoir-faire artisanal et les constitue le véritable actif immatériel de ces métiers d’art sont l’un des aspects les plus entreprises. Sa compréhension et son valorisés par les entreprises dans la mesure respect sont indispensables à la réussite où il permet de faire le lien entre l’histoire commerciale. de l’entreprise et son activité actuelle. Issues Les trois leviers de différenciation sont la de la sellerie, de la fabrication de souliers création, les savoir-faire spécifiques qu’ac- sur mesure ou de la couture, les entreprises quièrent les entreprises, mais aussi les mettent systématiquement en lumière leur innovations qu’elles ont pu apporter à un rattachement à un cœur de métier noble, moment donné. La création est le fonde- fondé sur une maîtrise approfondie des ment d’une offre différenciée. L’investis- techniques artisanales les plus élaborées. sement dans la création s’exprime d’abord Les entreprises jouissant d’une forte légiti- par la multiplication des collections : aux mité en termes de savoir-faire éprouvent traditionnelles saisons d’automne-hiver et ainsi le besoin de renouveler cet acquis en printemps-été s’ajoutent désormais des pré- collaborant avec des créateurs de mode. collections dont le poids a significativement Enfin, l’innovation permet aussi de se diffé- progressé, des collections d’intersaison rencier. Celle-ci peut prendre des formes (resort, cruise…), auxquelles il faut ajouter variées, qu’il s’agisse de mettre au point de le cas échéant les collections masculines ou nouvelles techniques, comme en haute haute couture. Certains maisons réalisent joaillerie, d’utiliser de nouvelles matières jusqu’à huit saisons annuelles, soit environ (nouvelles fibres textiles) ou d’adapter ses une toutes les six semaines. Comme l’écri- produits à l’évolution de modes de vie (rem- vait Roland Barthes dans l’avant-propos de placement des malles bombées par des Système de la mode12, « pour obnubiler la malles plates par Louis Vuitton, épure du conscience comptable de l’acheteur, il est vêtement par Chanel et emprunts au ves- tiaire masculin par Yves Saint Laurent pour Christian Dior, déficitaires, étaient com- accompagner l’émancipation féminine...). pensées par les ventes d’accessoires et les De fait, ces trois sources s’interpénètrent de licences. plus en plus et entrent en résonance afin de Plus récemment, le recours aux accords de susciter le désir des consommateurs. licence est devenu plus restreint, et est en La haute couture et l’artisanat de haute général réservé aux activités mobilisant des qualité, qui sont les deux métiers princi- compétences spécifiques (parfums, lunette- paux à l’origine des entreprises contem- rie…). La maroquinerie, la chaussure et les poraines du luxe, ont fondé la construction accessoires ont constitué autant de relais de de modèles d’affaires différents. Les entre- croissance interne permettant d’assurer leur prises dont l’origine est l’artisanat ont de développement. La part du prêt-à-porter manière générale un cœur de métier renta- dans leur chiffre d’affaires, souvent en dimi- ble, qu’il s’agisse de maroquinerie ou de nution peut être devancée par les joaillerie par exemple. Dès lors, leur diversi- accessoires. fication s’explique par une nouvelle valorisation du savoir-faire (joaillerie et L’originalité de l’intégration verticale habillage de montres, travail du cuir en maroquinerie et chaussures...). On note L’un des changements majeurs qui a pro- d’ailleurs que certaines marques de luxe fondément modifié l’industrie du luxe est nées de l’artisanat restent spécialisées dans l’intégration verticale qui permet aux entre- leur métier d’origine : c’est le cas notam- prises de contrôler leur offre, de la création ment de la plupart des maisons des produits à leur vente au consommateur. d’horlogerie. La diversification des entrepri- Ce mouvement a été à contrecourant du ses de maroquinerie vers le prêt-à-porter mouvement de désintégration verticale des qu’elle soit récente (Louis Vuitton en 1997) entreprises à l’œuvre au cours des trente ou ancienne (Hermès dès avant la seconde dernières années en lien avec la mondialisa- guerre mondiale) répond plutôt à une tion de l’économie15. À l’origine davantage logique d’établissement de marque globale focalisées sur la création et la production en qu’à une nécessité d’équilibre économique. courtes séries, les firmes ont progressive- La marque devient dès lors un « éditeur, un ment acquis un pouvoir de marché studio, un opérateur symbolique de la vali- important sur leurs fournisseurs et ont dation du sens associé au produit »13. Elle développé leurs ventes directes aux consom- propose des « choix éditoriaux » mais ne mateurs grâce à un réseau de boutiques peut le faire que « dans le champ où sa légi- détenues en propre. timité est reconnue ». « Les marques sont En premier lieu, concernant la sphère pro- l’occasion d’économies d’échelles permet- ductive, un nombre croissant de firmes de tant de ranger sous une seule appellation de luxe se sont impliquées dans le contrôle de multiples expériences. » leurs approvisionnements, de manière Les maisons dont le métier d’origine est la directe ou indirecte. En France, Louis haute couture, plus fragile sur le plan finan- Vuitton, Hermès ou Chanel, par exemple, cier, ont rapidement cherché des activités ont investi dans des unités de production complémentaires : les parfums dès avant la souvent localisées sur le territoire national deuxième guerre mondiale, puis les contrats ou ont racheté certains de leurs sous-trai- de licences et aujourd’hui les accessoires. tants. Ces processus d’intégration sont Tomoko Okawa14 note que dans les années particulièrement nets dans le cas de la 1970, les activités couture et prêt-à-porter de maroquinerie dont la forte croissance et la rentabilité ont pu rassurer les entreprises sur clients externes (wholesale). Les maisons les engagements à prendre dans la fabrica- d’horlogerie sont en grande majorité gros- tion. Certains acteurs ont également investi sistes, tandis que les joailliers distribuent dans des ateliers de production de souliers pour une large part leurs produits dans leur en Italie, mais aussi en France à l’instar de réseau en propre. J.M. Weston à Limoges. Par ailleurs, l’exis- Toutes les entreprises n’ont cependant pas tence de goulots d’étranglement comme les moyens ou la vocation de devenir distri- dans le tannage des cuirs, a conduit Hermès buteurs. Elles ont dès lors tendance, si elles et Louis Vuitton à racheter des tanneries passent par des clients externes (grands pour sécuriser leurs approvisionnements. magasins, boutiques multimarques), à met- Dans le prêt-à-porter, les cas d’intégration tre en œuvre un certain nombre de sont rares en France, plus fréquents en restrictions verticales afin que le distribu- Italie. Plusieurs éléments expliquent le teur assure le mieux possible la vente de choix de déléguer à des sous-traitants ce leurs produits. Celles-ci peuvent prendre de type de fabrication. Ainsi, les entreprises nombreuses formes parmi lesquelles la françaises, contrairement à certaines sélection de distributeurs agréés et la prédé- marques de prêt-à-porter italiennes, ont finition de l’assortiment (en quantité et en rarement été impliquées directement dans qualité) pour assurer une meilleure visibi- la sphère productive. Leur histoire ne les lité de la marque sur le point de vente. Ce pousse pas réellement à assumer ce rôle choix stratégique peut être analysé via la d’autant que certaines ont noué des rela- théorie de l’agence. Comme le note Olivier tions privilégiées et durables avec certains Bomsel, ces restrictions permettent d’éviter de leurs sous-traitants, même si les relations les comportements opportunistes de la part entre marques et sous-traitants ne sont pas des distributeurs qui pourraient être tentés exemptes de difficultés. La nécessité d’ali- de privilégier la vente de produits présen- menter régulièrement un outil de tant une meilleure marge pour eux ou un production alors que les ventes de vête- moindre investissement nécessaire pour ments sont plus marquées par la convaincre les clients. saisonnalité et connaissent une moindre Nbre de Pourcentage du Entreprise croissance que celles des accessoires a ainsi boutiques (2010) retail dans le CA pu dissuader les entreprises de s’investir Louis 452 plus de 90 % dans l’amont. Vuitton La seconde évolution concerne l’intégration Gucci 317* 73 % de leur distribution au détail par de nom- Hermès 193* 84 % Bottega breuses entreprises du luxe. Les avantages 148* 85 % du contrôle direct sont nombreux : cumul Veneta des marges de fabricant, grossiste et Prada 207* 71 % Salvarore détaillant ; cohérence plus grande de 312* 69 % Ferragamo l’image de marque ; contact direct avec la Armani 130 68 % clientèle et remontée d’informations très utiles. Burberry 417 64 % Christian Il convient de noter que la spécialisation 240 81 % Dior métier joue un rôle : les maroquiniers sont Yves Saint 78* 55 % essentiellement détaillants alors que les Laurent acteurs issus de la mode réalisent encore Source : Rapports annuels des entreprises citées. une part importante de leurs ventes avec des * Succursales uniquement L’originalité du poids des représentations et L’originalité de l’accélération de la de l’immatériel mondialisation

À ces éléments objectifs de différenciation La mondialisation n’est pas nouvelle dans le s’ajoutent des aspects plus subjectifs qui luxe. Cette industrie est intrinsèquement sont essentiels dans le secteur du luxe. En tournée vers les marchés internationaux. effet, la valorisation de leur histoire, c’est-à- D’une part, l’étroitesse du marché national dire leur héritage, la mise en scène de rend nécessaire le développement des affai- celui-ci16 (storytelling), la mise en valeur des res à une échelle mondiale ; d’autre part, s’il produits sur les points de vente et la locali- est très difficile d’exporter des produits sation de ceux-ci sont quelques-uns des indifférenciés qui trouveront forcément leur leviers de création de valeur dont disposent équivalent sur les marchés étrangers, les les entreprises du luxe. Par une série de produits exceptionnels, porteurs d’une signaux, qui peuvent être réels ou supposés, identité forte peuvent trouver un large écho les firmes créent un consentement à payer auprès des consommateurs des différentes plus élevé auprès des consommateurs. Ceci parties du globe. est lié à la nature de bien « positionnel » du Patrick Verley18 note qu’au XIXe siècle, luxe qui traduit les aspirations psycholo- seuls les produits bénéficiant d’une élasti- giques et sociales du consommateur. cité-prix de leur demande positive ou nulle Bernard Catry17 s’est ainsi penché sur les avaient vocation à être exportés du fait du différentes formes de rareté dont relèvent les coût de transport qu’induisait cette opéra- produits de luxe. À la rareté naturelle, liée à tion. C’était alors le cas des produits de luxe. la pénurie des facteurs de production, s’a- Il ajoute que la perception de la qualité des joute la techno-rareté qui apparaît lors de la produits ne coïncidait jamais entre pays mise en marché d’un produit innovant, les exportateurs et importateurs : un produit différentes formes de séries limitées où l’en- importé considéré comme raffiné n’est que treprise décide d’elle-même de limiter la rarement perçu comme un produit de luxe diffusion d’un produit et enfin la rareté sub- dans son pays d’origine. La conquête des jective ou virtuelle, laquelle résulte d’une marchés internationaux est devenue l’une stratégie d’ensemble de l’entreprise. Cette des caractéristiques majeures des entrepri- dernière dispose en effet d’une multiplicité ses du luxe. d’éléments sur lesquels s’appuyer : niveau Ce développement a bien sûr pris des for- de prix, mode de distribution, type de mes différentes selon les périodes. communication. Les choix en termes de dis- L’élévation du niveau de vie sur les diffé- tribution d’un produit influencent sa rents continents dans les deux dernières visibilité et donc l’idée de rareté qui s’y atta- décennies a profondément modifié la carto- che. L’intégration croissante des acteurs vers graphie des marchés du luxe. De plus, le l’aval et le dévelop- pement de réseaux de processus de mondialisation accéléré a favo- boutiques en propre répond à cet objectif de risé le développement international des création de valeur autant qu’à la nécessité firmes. Dans un contexte d’économie fer- de contrôler la diffusion de l’offre. mée, où les exportations étaient entravées et Cette volonté de développer une perception l’établissement de filiales à l’étranger diffi- de la rareté des produits a des conséquences cile, les entreprises ont eu tendance à sur les choix opérés en termes de chaîne de déléguer à des partenaires titulaires de valeur par les entreprises et, par conséquent licences, la distribution mais également la en termes de modèles d’affaires. fabrication de leurs produits. L’ouverture croissante des marchés a permis aux entre- En conclusion, les caractéristiques briève- prises de reprendre le contrôle de leurs ment examinées montrent que l’industrie activités dans la plupart des régions, en du luxe offre une combinaison rare de investissant directement, permettant ainsi la concurrence acharnée et de monopole plus mise en place d’une image de marque et ou moins long au sens d’Edward d’une offre cohérentes sur l’ensemble du Chamberlin19. Les clés de la réussite repo- globe. sent sur la créativité et l’innovation qui Les États-Unis et l’Europe ont jusqu’à la fin constituent les ressorts ultimes des poli- des années 1970 constitué les principaux tiques de différenciation menées par les marchés internationaux des entreprises. Le firmes qui leur permettent d’établir un pou- rattrapage économique opéré par le Japon voir de marché. après la deuxième guerre mondiale et le Cette situation est d’autant plus favorable goût particulier des Japonais pour les pro- que certaines études montrent qu’à l’hori- duits occidentaux ont fait de l’archipel un zon 2025, le marché du luxe pourrait relais clé de croissance de la fin des années atteindre 1000 milliards de dollars20. Cette 1970 jusqu’à la crise asiatique de la fin des perspective, qui ne saurait en aucun cas années 1990. Depuis, son poids relatif dans être assimilée à une prévision, puise sa cré- la demande mondiale a sensiblement dimi- dibilité dans la croissance des marchés nué du fait du développement plus rapide émergents (celle-ci expliquant les deux tiers d’autres zones géographiques. Les anciens de la croissance anticipée), mais aussi dans pays communistes (Russie, Europe de une plus grande urbanisation du monde, l’Est), les dragons asiatiques puis les grands sans oublier le potentiel de croissance que pays émergents (Chine, Amérique latine…) recèlent de nombreuses catégories de pro- ont pris une part croissante dans les ventes duits (produits destinés aux hommes, réalisées par les entreprises. L’ouverture maroquinerie et chaussures…). progressive de ces marchés ainsi que l’émergence d’une classe moyenne dans ces Dominique Jacomet, directeur général pays sont les ressorts d’une dynamique qui IFM, Franck Delpal, IFM, université Paris- ne cesse de s’amplifier. Dauphine Part des zones géographiques dans le chiffre d’affaires (2010) Asie Reste 1. Y. Moulier Boutang, Le Capitalisme cognitif. La nou- Entreprise / Amé- Europe Japon (hors du Total velle grande transformation, Paris, Éditions Amsterdam, Groupe riques Japon) monde coll. Multitudes/Idées, 2007. LVMH – 2. O. Bomsel, L’Économie immatérielle. Industries et Mode & 29 % 18 % 16 % 30 % 7 % 100 % marchés d’expériences, Paris, Gallimard, 2010. Maroquinerie 3. Montesquieu dans les Lettres persanes ; Mandeville Hermès 38 % 16 % 19 % 26 % 1 % 100 % dans La Fable des abeilles ; Voltaire dans les Lettres phi- losophiques (sur le commerce) ; Saint-Lambert, dans Gucci 30 % 18 % 12 % 36 % 4 % 100 % « luxe », article pour l’Encyclopédie. Bottega 4. H. Baudrillart, Histoire du luxe privé et public, depuis 26 % 16 % 24 % 31 % 3 % 100 % Veneta l’antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Hachette, 1880. 5. Ch. Gide, Cours d’économie politique, t. 2, livre IV, Bulgari 35 % 13 % 19 % 27 % 7 % 100 % Paris, Librairie de la Société du Recueil Sirey, 1919. Yves Saint ème 48 % 22 % 9 % 13 % 8 % 100 % 6. 7 conférence de presse du président de la Laurent République (21 septembre 1972), source : INA. Prada 40 % 16 % 10 % 33 % 1 % 100 % 7. Source : Altagamma 2010 Worldwide Markets Monitor. Entrent dans le périmètre de cette étude la Salvatore 23 % 22 % 16 % 34 % 4 % 100 % mode, les accessoires (maroquinerie, chaussures, hor- Ferragamo logerie, bijouterie) les parfums et cosmétiques et les Source : Rapports annuels des entreprises citées. arts de la table. 8. Plusieurs auteurs utilisent le terme de mode ; celui de prêt-à-porter semble préférable car la maroquinerie et la chaussure tout particulièrement sont concernées par la mode. 9. Dans la théorie économique, deux entreprises appartenant à un même secteur d’activité ont soit une importante élasticité croisée de leur offre, ce qui signi- fie que leurs techniques de production sont proches, soit une forte élasticité croisée de leur demande, ce qui témoigne d’une forte substituabilité de leurs offres aux yeux des consommateurs. 10. C’est l’approche retenue par O. Bomsel, E. Fieffé- Prévost et P. N. Giraud, L’Industrie du luxe dans l’économie française, CERNA-Ecole nationale supé- rieure des Mines de Paris, 1995. 11. J. M. Floch, L’Indémodable total look de Chanel, Paris, IFM-Regard, 2004 ; Identités visuelles, Paris, PUF, 2010 (réed.). 12. R. Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967. 13. Cette citation et les suivantes sont issues de O. Bomsel, op. cit., 2010. 14. T. Okawa, « La maison Christian Dior, modèle de référence pour les années 1960 », dans La Mode des six- ties, Paris, Éditions Autrement, 2007. 15. Sur les liens entre mondialisation et désintégration verticale des entreprises, voir notamment J. McLaren, « Globalization and Vertical Structure », American Economic Review, vol. 90, n° 5, Décembre 2000. 16. Pour une analyse approfondie des discours de marques, et notamment l’analyse de Chanel, Christian Dior et Yves Saint Laurent, voir Bruno Remaury, Marques et récits. La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, Paris, IFM-Regard, 2004. 17. B. Catry, « Le luxe peut être cher, mais est-il tou- jours rare ? », Revue Française de Gestion, n° 171, Lavoisier, 2007. 18. P. Verley, « Marchés des produits de luxe et division internationale du travail (XIXe-XXe siècles) », Revue de synthèse, 2006/2. 19. E. Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition, 1933. 20. Goldman Sachs, A Trillion Dollar Global Industry by 2025?, juin 2010. Cette étude inclut le marché des vins et spiritueux. L’approche du masculins sur mesure. En 2010, plus de 230 lieux ont été répertoriés1 et beaucoup sur mesure : l’exemple d’hommes ont ainsi conservé le goût et l’ha- bitude de s’habiller sur mesure. romain contemporain Loin d’être une analyse complète de ce Pascal Gautrand microsystème de mode local, ce texte a pour but de livrer un point de vue quant à une manière parmi d’autres de concevoir la mode et le vêtement au regard des particula- rités patrimoniales. Mais comment pourrait se renouveler le design de mode contem- porain à l’intérieur d’un cadre romain relativement restrictif ?

Au plan historique, lorsque l’on observe le système occidental de la mode contempo- raine, il valorise principalement les aspects liés à l’esthétique et à la création. Tout au long du XIXe siècle, le système de la mode s’appuyait sur un rapport direct entre le client et le fabricant : nombreuses étaient les couturières de quartier et les femmes qui savaient coudre et qui confectionnaient à domicile les vêtements de toute la famille. Il se trouve que les particularités locales, La multiplicité des lieux et l’omniprésence régionales ou nationales sont généralement des acteurs de la production rendaient ainsi liées à des manières historiques et contem- très visibles, aux yeux de la société, l’activité poraines de produire et acquérir des articles et une certaine culture de la fabrication. Au vestimentaires. En ce sens, un point dans cours du XXe siècle, les prodigieux dévelop- l’espace, comme une ville, renvoie toujours pements industriels et marketing du secteur à une série diachronique. Ainsi, cet article de l’habillement ont imposé l’idée de la portera sur la ville de Rome – là même où je création et la figure du designer comme fus pensionnaire de la Villa Médicis en valeurs premières de la marque. Ainsi, le design de mode durant une année – au système de la mode est progressivement cœur politique, juridique et diplomatique passé de la culture de la fabrication à la cul- de l’Italie où se concentre une forte popula- ture de l’image, de la production d’objets à tion masculine de politiciens, d’agents celle croissante de marques, du réel aux d’état, d’avocats et de diplomates. signes. En Europe, la délocalisation de la Aujourd’hui, ces professions imposent le production rend aujourd’hui quasi-invisi- port de chemises et de costumes de travail bles aux yeux des consommateurs les phases soumis à des codes très précis auquel une liées à la production. La création et l’esthé- multitude d’employés doivent se soumettre. tique sont devenues des composantes Ainsi la ville développe, en marge du prépondérantes du système de la mode, ne système international du prêt-à-porter, un laissant que peu de place aux valeurs liées à système local de consommation et de fabri- la fabrication et aux techniques qui régis- cation de chemises ou de costumes sent la production de vêtements.

49 À l’inverse, il faudrait conserver au vête- dans cinquante ans ! C’est une chemise ment une fonction technique pour espérer produite industriellement et distribuée en en effacer les redondances stylistiques. C’est masse dans le monde entier, dans une le cas particulier du vêtement de travail avec chaîne de magasins qui standardise jusqu’à la primordialité de sa fonctionnalité. Mais la l’apparence de ses points de vente : le question du style et de la création inclut tout témoin parfait du système actuel de la mode autant des problèmes liés aux phénomènes contemporaine, axé sur de faibles coûts de d’oscillations entre l’unique et le collectif, fabrication et sur une capacité de distribu- entre l’individu et le groupe, entre l’excep- tion maximale à une échelle internationale. tion et la norme, entre la pièce unique et la A ce titre, la forte internationalisation de la série, entre l’artisanat et l’industrie. Or, dans mode laisse aujourd’hui peu de place à une certaine mesure, les particularités patri- l’idée de particularité locale ou à la culture moniales semblent être en position de de la fabrication. réinjecter de l’unicité dans un système lar- Justement, à l’opposé, le système des gement sous domination des séries. tailleurs romains procède à la distribution directe entre le fabricant et ses clients, et ce Au cours de ma résidence dans la section sont ses valeurs particulières qu’il m’inté- « design de mode » à la Villa Médicis, à ressait de mettre en lumière en invitant Rome, en 2008-2009, je me suis notamment trente tailleurs romains à refaire une même attaché à décrypter ce qui, sur place, parti- chemise. Trente pièces uniques ont ainsi été cipe à créer un engouement si important recréées, chacune caractérisant la culture pour des vêtements uniques. Afin d’illustrer propre de chaque tailleur, non pas pour ce propos, je propose d’appuyer mon ana- mettre en avant leur capacité de création ou lyse sur une expérience développée en leur créativité, car il s’agissait seulement de collaboration avec le tissu artisanal local, « copier » un modèle précis, mais plutôt une sorte de cartographie des savoir-faire pour démontrer la particularité que leurs qui a pris la forme d’une exposition intitu- divers savoir-faire impriment en filigrane et lée « When in Rome, do as Romans do. », qui est à l’origine de l’unicité de chaque présentée à la galerie Valentina Moncada en produit. C’est ainsi qu’un même objet, janvier 2009 dans le cadre de la semaine de fabriqué par trente personnes différentes, la mode capitoline. est toujours un objet différent, même si son Dans le but d’établir un parallèle entre le esthétique est identique. système local – centré sur la fabrication de En outre, l’installation de ces trente chemi- pièce unique – et le système de distribution ses était accompagnée d’une série de vidéos, international, j’ai alors imaginé un projet des portraits d’hommes qui racontaient d’exposition qui consistait à faire « copier » chacun une histoire liée à une chemise. Ce par trente tailleurs de chemises sur mesure dispositif, au-delà des valeurs invisibles liées romains, une chemise de marque Zara, à la fabrication du vêtement, soulignait produite en série, fruit de la plus extrême aussi l’idée d’appropriation du vêtement par standardisation – tant du point de vue du le client consommateur. Il s’agissait de produit que des boutiques qui le distri- montrer comment une chemise standard buent. Il s’agissait d’une chemise de coton à peut devenir un porte-bonheur ou un objet rayures bleues et blanches pour homme, qui transporte des valeurs qui, elles aussi, classique, un modèle relativement intempo- vont au-delà de ses caractéristiques esthé- rel qui existe depuis plus de cinquante ans tiques et qui sont invisibles au regard des et qui existera encore probablement encore autres mais qui – pour nous qui créons ce lien particulier et ces projections sur les retrouver sur les plaquettes de présentation vêtements – changent la signification et la ou les sites Internet des tailleurs italiens de valeur de l’objet. chemises ou de costumes sur mesure. Faute d’être une capitale de mode – au Au-delà des préférences esthétiques person- même titre que Paris, Milan, New York ou nelles, la personnalisation de la chemise sur Londres – Rome est avant tout la capitale mesure se fait aussi au travers de l’apposi- politique de l’Italie, le centre juridique, tion des initiales du client. Selon une diplomatique et aristocratique qui com- coutume fréquente à Rome, les hommes porte, de fait, beaucoup de congrégations font broder leurs initiales sur le flanc gauche professionnelles amenées à devoir s’habiller qui peuvent aussi être placées ailleurs, sur de manière classique et souvent apparem- les poignets ou sur le col. Les choix de cha- ment traditionnelle. cun se portent sur la couleur du fil de la Pourquoi donc, aux yeux du client, une che- broderie, plus ou moins en contraste avec le mise sur mesure serait-elle plus singulière tissu de la chemise, et sur le type de caractè- qu’une chemise prêt-à-porter ? Sans doute res utilisés : majuscules, minuscules, lettres que plusieurs raisons entrent en ligne de bâtons ou italiques. C’est un facteur qui est compte. déterminant, par rapport à la représentation L’acte de se faire réaliser une chemise sur de soi, mais aussi vis-à-vis du positionne- mesure suppose un arbitrage entre des choix ment adopté face au groupe auquel on personnels et une obligation d’apparte- appartient, ou au contraire, par rapport nance au groupe lorsqu’il faut choisir son auquel on choisit de se différencier. A tailleur. La part d’expression personnelle Milan, dans les années 80, par exemple, les s’appuie tout d’abord sur le choix des matiè- jeunes hommes d’affaires ambitieux fai- res, des coloris, des motifs, et des détails saient souvent broder leurs initiales de tels que le type de col, sa rigidité, la forme manière très visible sur le col de leurs che- des poignets ou les variantes de pattes de mises. Leur importance symbolique est telle boutonnage. Au travers du choix et de l’énu- que les tailleurs de chemises proposent sou- mération de ses propres goûts, la part vent qu’elles soient brodées à la main même d’implication du client dans la création lorsque les chemises sont entièrement fabri- d’un vêtement personnalisé est ainsi quées à la machine. Tout se passe comme si manifeste. Le fait que le client soit com- le reflet le plus évident de la personnalité du manditaire d’un produit qui n’existe pas client sur la chemise devait impérativement encore lui offre aussi une part plus impor- être soumis à la phase de fabrication la plus tante dans la responsabilité de la création, à « humaine ». la différence du système du prêt-à-porter où Outre un degré de représentation et de valo- la responsabilité revient plutôt à la marque, risation de soi, pour le client, se faire réaliser au designer ou au couturier et à ses équipes. une chemise sur mesure traduit aussi la Axée sur une forme de contribution, l’impli- notion d’appartenance au groupe. Tout d’a- cation de soi change inévitablement la bord le type même du produit, la chemise, perception que le client a de sa propre che- est un véritable archétype du vêtement mas- mise. D’ailleurs, en Italie, le concept de l’ad culin, en tant qu’elle exprime le passage à personam2, selon la locution latine, est très l’age adulte et la représentation de la mas- prégnant. Le terme est très fréquemment culinité. À ce titre, lorsqu’un jeune homme employé dans le langage usuel ou dans la atteint l’age de la majorité, le cadeau qui lui presse, non pas seulement pour définir une est souvent offert par ses proches est une posture politique, mais il n’est pas rare de le chemise sur mesure. Se faire réaliser un vêtement sur mesure est ainsi un peu de de politiciens et d’hommes d’affaires inter- l’ordre du rituel et du passage. Pour ce qui nationaux qui, à eux seuls, permettent est de la représentation de la masculinité, je d’atteindre la capacité maximale de fabrica- peux prendre appui pour exemple sur une tion de l’atelier et ne laissant donc pas au anecdote, qui m’a été racontée par l’un des tailleur la possibilité d’accepter de nouveaux tailleurs. Il s’agit d’une femme gendarme clients. Ces boutiques sont souvent invisi- qui est venue voir un tailleur de chemise sur bles depuis la rue et ne figurent pas dans les mesure parce que ses collègues masculins se pages jaunes des annuaires ou sur Internet, faisaient réaliser les leurs au même endroit. l’antithèse marketing des boutiques de prêt- Et alors que les salaires sont très peu élevés à-porter qui cherchent la meilleure zone de à Rome, elle mettait un point d’honneur à chalandise et la plus grande visibilité au tra- ne porter que des chemises sur mesure vers de la publicité. coûtant entre 100 et 120 euros sous son uni- Le processus de fabrication est très souvent forme… Dans ce cas précis, se faire réaliser invisible dans le système contemporain de une chemise sur mesure est sans doute aussi la mode. Dans les boutiques de prêt-à-por- un moyen pour cette femme gendarme de ter, lorsque le client arrive, le produit est rivaliser avec la masculinité de ses collègues déjà existant, le plus souvent, fruit d’une en entrant elle aussi dans le « club des hom- production délocalisée, on ne sait pas qui l’a mes qui font faire leurs chemises sur fabriqué, certaines étiquettes « made in » mesure, à cet endroit-là, chez ce tailleur-là ». indiquent la provenance de manière plutôt Dans d’autres cas, les coloris et les choix des vague – quand ce n’est pas de façon men- étoffes, les types de rayures, sont aussi par- songère. Pour toutes ces raisons, il est assez fois utilisés pour montrer son appartenance difficile d’avoir une idée concrète de la à un parti politique précis. De même que fabrication et du travail qui est derrière. l’usage d’une cravate d’une couleur ou Tant la fabrication que la part humaine liée d’une autre peut aussi y faire référence et là à la fabrication sont ici des composantes du encore, il y a au travers de ces vêtements design de vêtements communément peu extrêmement traditionnels de nombreuses prise en compte par les marques actuelles. symboliques qui ne sont écrites nulle part Justement, ce micro-système local s’appuie mais qui circulent et font partie de l’imagi- sur la transmission d’un métier, d’un patri- naire de l’appartenance au groupe. moine et sur la notion de famille à laquelle Il faut souligner que le bouche-à-oreille est les Romains et les Italiens en général sont d’ailleurs primordial dans ce système qui très attachés. A ce jour, tous ces points sont s’appuie très peu sur la publicité ou le mar- d’ailleurs des facteurs déterminants dans la keting. Quand on connaît une bonne persistance de ce système qui a quasiment adresse de tailleur, on ne la communique disparu partout ailleurs en Europe. La plu- qu’à des personnes ou des collègues que part des tailleurs rencontrés à Rome l’on apprécie. Et se met ainsi en place tout pratiquent ce métier de père en fils depuis un système comparable aux clubs privés, à plusieurs générations, souvent dans le tel point que certains tailleurs que j’avais même local, avec les mêmes savoir-faire et sollicités pour réaliser une chemise et une clientèle qui se transmet aussi de géné- prendre part à cette exposition n’ont pas ration en génération. C’est un attachement souhaité participer pour ne surtout pas faire affectif au travail que l’on peut sentir, il est de publicité ou même, pour ne pas être symboliquement très important pour les amalgamés aux trente autres tailleurs. Leur tailleurs de pratiquer et de faire perdurer le clientèle d’habitués est souvent composée métier de leurs ancêtres. C’est d’ailleurs un élément qui devient aujourd’hui probléma- coup plus que l’on ne peut le ressentir en tique dans la mesure où les plus jeunes France. Lorsque l’on vit en Italie, on entend générations sont loin d’éprouver le même vraiment tous les jours parler du « made in attachement pour ce type de pratiques et la Italy ». C’est une thématique qui est relève est donc parfois difficile à assurer. d’ailleurs actuellement plus particulière- La notion de fabrication est aussi extrême- ment au cœur des débats puisqu’une loi3 ment importante pour les tailleurs puisque vient d’être proposée pour réduire les abus qu’elle se transmet oralement de père en en matière d’étiquetage mensonger et afin fils, de maître à élève. D’ailleurs pour exem- de redonner une véritable valeur au « made ple, à la disparition de ses parents, l’un des in Italy », ébranlé par les scandales liés aux tailleurs rencontré a hérité d’une boutique pratiques des ateliers clandestins chinois en rez-de-chaussée et d’un atelier en sous- dans la région de Prato ou de Naples et à sol. Son premier réflexe a été de faire table l’importation de produits asiatiques fausse- rase de la tradition et il a par conséquent ment étiquetés « made in Italy ». décidé de moderniser le tout. Il s’est rendu chez Ikea pour acheter du mobilier d’entre- En conclusion, par extension, il est facile de prise : un mélange de panneaux mélaminés concevoir que tous ces éléments, qui com- « imitation bois noir », de verre dépoli et d’a- posent les liens entre le client et son luminium brossé. Une fois la boutique vêtement, entre le tailleur et le vêtement aménagée, s’occupant lui-même à la fois de qu’il réalise, et entre le client et le tailleur, l’accueil des clients et de la coupe des che- viennent compléter le « design » du vête- mises, il s’est retrouvé avec l’impossibilité ment et participent à l’envie de faire appel à d’être à la fois dans l’atelier et dans la bou- tel ou tel autre tailleur. Ces données et ces tique. Pour y remédier, il a donc placé à la valeurs, qu’elles soient issues de sa propre va-vite, sur un meuble bas au centre de la personnalité, voire de son narcissisme, du boutique, une planche d’aggloméré qui rapport que l’on établit avec son milieu rompt complètement avec l’harmonie du social, ou de la culture de la fabrication mobilier Ikea, et c’est maintenant là qu’il locale, viennent se surajouter au vêtement, taille les chemises pour ses clients. Ce non pas de manière visible – ils n’en chan- faisant, et de manière complètement gent pas l’esthétique – mais de manière involontaire et irréfléchie, mais par pure symbolique au point de transformer la per- nécessité, il a replacé la fabrication au centre ception que le client a de son vêtement. La du lieu de vente. Son envie initiale de bou- translation de ces éléments dans le champ tique moderne et à la mode passait par une de la mode contemporaine serait sans doute certaine neutralité du lieu de vente comme un moyen efficace de redonner du sens à un en témoigne le type de mobilier qu’il avait système international et aux marques de choisi, mais en même temps, par attache- prêt-à-porter qui ne prennent que rarement ment presque affectif à la fois à la en compte la plupart de ces valeurs. Mais fabrication et à la relation client (qui sont comment pourrait-on seulement introduire les deux axes de son métier qui lui sont des actions non industrielles, véritablement chers), il a dû modifier l’espace de manière singulières, dans un milieu massivement très maladroite, et son geste en dit long sur industrialisé depuis la production jusqu’à la l’importance et la visibilité de la fabrication communication ? dans ce système. L’idée du fait main et du « made in Italy », Pascal Gautrand fait aussi partie de la fierté nationale, beau- Designer de mode indépendant 1. Un guide sur mesure. Rome, 239 lieux de la Capitale où l’homme peut se faire réaliser vêtements et accessoires sur mesure, d’Andrea Spezzigu et Pascal Gautrand, préface de Silvia Venturini Fendi, Palombi Editori, 2010 (ver- sions italienne et anglaise déjà parues, version française à paraître). 2. Locution latine : qui s’adresse à la personne privée, qui provient de sa vie privée. 3. La loi Reguzzoni-Versace n.55 du 8 avril 2010, votée à l’unanimité par le Parlement italien, interdit de met- tre la mention « Made in Italy » sur les produits textiles, chaussures et la maroquinerie dont les phases de production ne se sont pas déroulées au moins en grande partie en Italie. Au moins deux des quatre transformations suivantes : filature, tissage, teinture- ennoblissement et confection doivent ainsi avoir eu lieu en Italie. Le luxe, la part maudite toujours exclusive. En somme, il faut dire avec Sartre que « le luxe ne désigne pas et la plus-value une qualité de l’objet possédé, mais une qualité de la possession »5. Précisons à nou- Nicolas Liucci-Goutnikov veau : une qualité de la possession de nature monopolistique. En tant que tel, le luxe est nécessairement subsumé par la catégorie de la quantité, l’appropriation exclusive d’un flux exigeant qu’il soit possible de le quantifier.

Dénombrement et authenticité. Ce qui échappe par nature à la quantification ne peut être objet de luxe. Ainsi de tout ce qui tient de l’Idée, car on ne peut à proprement parler confisquer les idées. Bien sûr, on peut vouloir s’approprier leurs manifestations physiques (un livre, une partition, etc.), c’est-à-dire les objets et événements dans lesquels sont inscrites ou exprimées leurs différentes notations. Mais cette appropria- Un excédent confisqué. « Luxus » est excès et tion est toujours vouée à l’échec puisqu’une débauche1. C’est l’excédent que produit autre notation, aussi parfaitement conforme immanquablement toute société humaine, à l’Idée que la première, peut être re-pro- le surplus d’énergie que Georges Bataille duite. C’est pourquoi les œuvres littéraires, appelle la « part maudite »2 et qui ne ou musicales, ne peuvent constituer des connaît que deux types d’usage : être objets de luxe, à la différence de quelques dépensé par tous dans un processus d’exten- unes de leurs manifestations physiques (et sion démocratique, ou bien être utilisé, ce de manière parfaitement contingente) : excessivement, c’est-à-dire dans la débau- livres aux feuilles d’or dix-huit carats, che, par une certaine minorité qui s’en disques compacts en platine, salles de arroge le monopole. Mécanique écono- concert cinq-étoiles, etc. Comme l’a montré mique de gestion de l’excédent, le luxe Nelson Goodman6, pour ces types d’œuvre correspond à la deuxième occurrence. Il – les œuvres d’art de régime allographique – consiste en la confiscation de la part mau- la notion de contrefaçon n’est pas pertinente : dite au bénéfice d’une minorité. Dès que « le manuscrit de Haydn n’est pas un exem- cette confiscation est réalisée, un monopole ple plus authentique de la partition d’une sur la jouissance de la part maudite se met copie qu’on vient d’imprimer ce matin »7. Il en place. Dès lors, le luxe existe3. ne peut exister de faux de la Symphonie héroïque ou du Bateau Ivre : on parlera tan- Une qualité de la possession. Le luxe ne repré- tôt de plagiat, tantôt de pastiche, ou de sente donc que la qualité monopolistique parodie. de l’usage d’un certain surplus d’énergie, Le luxe ne se rapporte qu’à des objets cristallisé sous la forme d’événements ou dénombrables. Des objets qui, contraire- d’objets déterminés4. Il est le qualificatif ment aux œuvres de régime allographique, signalant l’appropriation d’un objet par une se réduisent purement et simplement à minorité, plus ou moins durable, mais leurs manifestations physiques (à cet objet

55 que je tiens, à cet objet que je vois, etc.). En conséquent détacher le luxe des systèmes de d’autres termes, comme l’a montré Gérard goûts, en vertu desquels l’usage des biens se Genette8, des objets de régime autogra- répartit de manière plus ou moins stable phique. Or le régime autographique repose dans les différentes régions de l’espace essentiellement sur la notion d’authenticité. social. Ainsi, le concept de luxe ne peut Une œuvre d’art est autographique « si et trouver sa place au sein du schéma de La seulement si la distinction entre l’original et Distinction, selon lequel on aime jamais que une contrefaçon a un sens ; ou mieux, si et ce à quoi on a été habitus-é ; aux prolétaires seulement si sa plus exacte reproduction n’a la viande rouge et les jambes écartées, pas, de ce fait, statut d’authenticité »9. De aux bourgeois le poisson et la raideur des fait, il ne peut y avoir de luxe si la plus postures. En effet, viande rouge et poisson exacte reproduction d’un objet de luxe a sta- constituent ici et maintenant des objets de tut d’authenticité. C’est pourquoi, comme luxe si et seulement si leur usage est mono- les tableaux, les objets de luxe sont souvent polisé ici et maintenant par une minorité. marqués10. Corollaire : puisque les monopoles peuvent être brisés et les usages démocratisés, il Raretés. Plus que tous les autres, les objets n’existe aucun type d’objet qui soit en per- existant en quantité limitée s’offrent à la manence un type « de luxe ». confiscation – cela explique qu’on ait cou- En revanche, il existe de solides croyances tume d’établir une corrélation entre luxe et selon lesquelles certains types d’objets rareté. Nécessaire ou non, cette rareté n’a seraient nécessairement des objets de luxe : pas, en tout cas, à être naturelle. Peu les pierres précieuses, les broderies faites à la importe qu’elle soit une donnée de fait ou main, les vins de certains cépages, etc. Ces une construction artificielle. La rareté mêmes croyances permettent au sujet de monopolisée dans le luxe est une rareté reconnaître et d’appeler « objets de luxe » les identifiée dans la nature ou une rareté orga- objets dotés de certaines caractéristiques à nisée par l’homme en vue d’en confisquer première vue substantielles. Leur origine l’usage. Ce rapport quasi-mécanique à la réside dans la confusion qui fait voir la rareté éclaire la dimension la plus admira- cause du luxe dans ce qui n’est que la consé- ble du luxe, dont les producteurs semblent quence provisoire d’une situation de être poussés, comme par vocation naturelle, monopole. En tant que qualité de la posses- à protéger les savoir-faire les plus fragiles. sion monopolistique, le luxe se présente Dans le domaine des artefacts, la rareté la nécessairement sous certaines formes parti- plus immédiate est celle des savoir-faire culières, qui dépendent de la nature même minoritaires, c’est-à-dire, aujourd’hui, les du monopole en vigueur. On peut en tout techniques artisanales. instant dresser un état synchronique des objets dont l’usage a été monopolisé, et par- Une qualité inqualifiable. Le luxe ne venir, par réduction, à en distinguer les concerne que des objets dénombrables, propriétés (ce à quoi se livre précisément existant de préférence en quantité limitée. Bourdieu dans La Distinction). Toutefois, Peut-on pour autant en dresser une typolo- ces propriétés sont aussi passagères que les gie ? A l’évidence, non. Tout type d’objet monopoles. Car lorsque, justement, le peut être objet de luxe du moment que monopole tombe, l’objet de luxe perd aussi- son usage, au sein d’un ensemble, d’une tôt sa qualification et s’avilit ; dégradante collectivité, d’une société humaine, est fatalité, ses propriétés apparaissent péri- monopolisé par une minorité. Il faut par mées. Tel fut le sort d’une ribambelle d’objets, de l’automobile aux cotonnades, de consacre l’égalité en droit, aucun privilège l’émail au parfum. ne peut être accordé à une minorité en vertu Notons que les indices de l’inqualifiable des qualités individuelles de ses membres qualité du luxe affleuraient déjà dès les pré- (hérédité, force physique, etc.). La confisca- mices de cette réflexion. La part maudite tion de l’excédent s’établit donc sur d’autres n’avait pour seule qualité que celle d’être un fondements : l’inégalité en moyens, qui pur excédent, informe, qui pouvait aussi y accompagne l’égalité en droit. Plus bien être dépensé par tous dans un proces- précisément, en régime démocratique et sus d’extension démocratique. Le luxe ne capitaliste, les objets qui peuvent être correspondait qu’à l’occurrence complé- confisqués ont la forme des marchandises et mentaire, exclusive de la première, la leur confiscation est médiatisée par la mon- confiscation par et pour une minorité. naie. Les moyens de produire la confiscation y sont par conséquent fonda- Confiscation préalable des moyens de produc- mentalement financiers. Ils sont fonction de tion. Le luxe est la confiscation par une l’accumulation préalable de capitaux éco- minorité de l’excédent produit par la collec- nomiques. L’objet, désormais marchandise tivité, en puissance pour la collectivité. Pour de luxe, est y donc devenu : une marchan- que la confiscation de la part maudite dise d’usage en puissance universel dont le puisse advenir, il faut nécessairement prix est suffisamment élevé pour en qu’existe au sein de la société qui la produit produire la confiscation. un rapport de force inégal. Il faut qu’une certaine relation de domination permette Signaux et symboles du luxe. L’argent consti- que l’excédent soit soustrait à la collectivité tue un équivalent universel11 pouvant être par une minorité ; que cette minorité pos- échangé contre toute marchandise. C’est sède la puissance nécessaire pour en priver une sorte de signifiant flottant capable de la collectivité. Or la puissance, c’est la véhiculer tout type de signifié. Dans ce faculté à produire des effets. Etre puissant, régime d’équivalence, le prix, lui, ne fait c’est être en possession des moyens de rien d’autre qu’appeler l’argent vers la mar- produire des effets, être en possession de chandise. En conséquence, la marchandise moyens de production. La minorité ayant la de luxe, puisqu’elle ne se définit que par son capacité de confisquer la part maudite est prix, suffisamment élevé pour en produire celle qui possède « déjà » les moyens de pro- la confiscation, peut, à l’image de l’argent duire une telle confiscation. En d’autres lui-même, adopter des formes d’une infinie termes, le luxe est fondé sur la confiscation diversité. Cette contingence, elle la doit à la préalable, partielle ou totale, en tout cas tautologie essentielle qui la fonde et qui fait majeure, des moyens de production des d’elle, au fond, comme un jeu de langage en effets. vertu duquel « une marchandise de luxe est Dans la société féodale, les moyens de pro- chère parce qu’elle est chère ». En d’autres duire la confiscation sont d’ordre juridico- termes, elle ne connaît dans son apparence traditionnel : certaines étoffes, certaines formelle qu’une contrainte : signifier sa couleurs, certains accessoires sont dévolus confiscation économique, c’est-à-dire signi- de jure à l’aristocratie. Les lois somptuaires fier qu’elle vaut cher. du Haut Moyen Âge et de la Renaissance, A l’évidence, les signes dénotant la cristalli- veillent, en cas de besoin, au respect des sation dans la marchandise d’une quantité monopoles. Mais dans les conditions parti- de travail social élevée sont tous qualifiés : culières de la démocratie capitaliste, qui diamants, perles, or, platine, soie, broderies, rubans, piqûres, surpiqûres, points de cou- économique. En d’autres termes, l’accumu- ture, points selliers, coupes sophistiquées, lation du capital est la fonction différentielle etc. Chacun de ces signes attestent la valeur du luxe. Il est aisé de déterminer l’optimum d’échange supérieure de la marchandise, et d’une telle fonction : il correspond à la par conséquent son prix. Ces signes sont ce confiscation totale des moyens de produc- qu’Emile Benveniste12 appelle des signaux, tion, c’est-à-dire à la confiscation du capital puisqu’ils sont liés de façon « naturelle » à lui-même. L’idéal-type du luxe est donc ce qu’ils signifient : il est bien évident que l’individu idéal qui possède de manière diamants, perles ou platine signalent une exclusive les moyens de production, c’est-à- rareté naturelle, c’est-à-dire une forte quan- dire le capitaliste. Cela explique pourquoi tité de travail cristallisée, l’extraction de ces les topiques du luxe ne manquent jamais de matières précieuses étant particulièrement signifier la monopolisation des moyens de coriace. Cela vaut également, bien sûr, pour production ; c’est-à-dire le non-travail ou tout travail complexe (broderies, coupes otium ; c’est-à-dire le travail accompli par sophistiquées, etc.). Tout cela coûte cher, d’autres, accumulé et cristallisé ; c’est-à-dire tout cela signale donc « naturellement » un tout ce qui s’en suit, y compris, mais de prix supérieur. manière contingente, le raffinement cultu- Des signes n’étant pas liés de manière rel offert par la vie contemplative15. « naturelle » à ce qu’ils signifient – des sym- boles – peuvent eux aussi signifier un prix De la part maudite à la plus-value. supérieur. Les symboles (logos, signatures et Confiscation de la part maudite par une autres griffes) sont par exemple ce qui per- minorité, le luxe se révèle maintenant cor- met à un simple t-shirt en coton d’être respondre à l’exploitation du surtravail – transmuté en marchandise de luxe. Ils sem- c’est-à-dire, dans la terminologie mar- blent ressortir de ce que Roland Barthes xienne16, le travail accompli par le considérait comme des systèmes sémiolo- travailleur et non rétribué par le capitaliste. giques arbitraires, des systèmes dans De fait, comme la part maudite, le surtravail lesquels les signes sont « fondés non par est proprement un excédent : c’est ce qui, au contrat mais par décision unilatérale »13 ; cours de la journée de travail, vient en Barthes avait identifié comme tel le système « extra » du temps nécessaire à la reproduc- de la mode. La mode, à l’évidence, impose tion de la force de travail. Du surtravail, le des significations : « le bleu est à la mode capitaliste extrait la plus-value. Lorsque la cette année », « on adore on déteste », et plus-value est convertie en marchandise, tout. Les symboles connotant le luxe parais- qu’elle « se dissipe (…) comme revenu, au sent s’imposer de la même manière. Ils lieu de (…) fructifier comme capital »17, signifient la confiscation économique, se apparaît alors la marchandise de luxe. Et le trouvant, selon des modalités que nous ne capitaliste de se comporter comme la développerons pas ici14, investis du mysté- noblesse féodale, « impatiente de dévorer rieux pouvoir de faire valoir cher. plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et Idéal-type. En régime démocratique et capi- fainéante »18. taliste, la confiscation économique est la condition nécessaire et suffisante du luxe. Nicolas Liucci-Goutnikov Cela implique que la minorité capable de Chercheur et commissaire d’exposition confisquer les objets de luxe est aussi celle qui a préalablement accumulé le capital 1. Cf. Gaffiot, article « luxus », Paris, 1934. 2. Georges Bataille, La Part maudite, Editions de minuit, Paris, 1967. 3. Le luxe, en tant qu’occurrence complémentaire et exclusive de « l’usage démocratique de l’excédent », s’oppose logiquement à celui-ci. Il ne peut donc exister de « démocratisation du luxe ». Démocratiser le luxe, c’est l’anéantir. 4. Gérard Genette, citant Wittgenstein, rappelle que les choses ne sont que des « conglomérats relativement stables d’événements » (L’Œuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994, p. 39). Nous privilégierons pour plus de commo- dité l’usage du mot « objet ». 5. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 666. 6. Nelson Goodman, Langages de l’art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990. 7. Ibid. p. 146. 8. Cf. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994. 9. Nelson Goodman, op. cit., p.147. 10. C’est pourquoi, également, les marques du luxe luttent intensivement contre la contrefaçon. 11. Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 1. 12. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966. 13. Cf. Roland Barthes, « Eléments de sémiologie », Communications, n° 4, 1964, p. 111. 14. La valeur des symboles doit en l’espèce être placée dans la perspective d’un système de croyance de type magique. A ce propos, l’auteur se permet de renvoyer à son article « L’œuvre d’art, idéal-type de l’objet de luxe ? Michael Jackson and Bubbles et la Maison Jeff Koons », in Le Luxe. Essais sur la fabrique de l’ostentation, sous la direction d’Olivier Assouly, Paris, IFM-Regard, 2011, p. 353. 15. Le capital culturel est donc bien une donnée indé- pendante de ce système. Il est certain que l’accu- mulation de capitaux culturels de la part d’une fraction de la minorité dotée des moyens de produire la confis- cation lui permet de se distinguer des fractions moins dotées. Mais que les marchandises confisquées par la fraction cultivée tiennent alors d’un « luxe raffiné » et que les marchandises confisquées par la fraction moins cultivée tiennent d’un « luxe grossier », cela n’a aucune importance. Le saut culturel, qualitatif, du grossier au raffiné, reste étranger au luxe. Le luxe n’est pas une dis- tinction. Il est, pour le meilleur et pour le pire, une confiscation. 16. Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 3. 17. Ibid. p. 600. 18. Ibid. p. 601. Responsabilité et profits : ainsi en interlocuteur de référence pour améliorer le monde qui nous entoure, en de quel temple le luxe toute simplicité. Le slogan le plus récent, « Changer l’énergie ensemble4 », reprend à s’est-il fait le gardien ? la fois l’idée du partenariat et de l’ambition Selvane Mohandas du Ménil quasi-messianique d’un monde différent, transformé et meilleur, grâce aux moyens engagés par l’entreprise et le soutien moral et financier du client final. Dans ces deux cas, il s’agit de marques qui ont une fonction et un rôle clairs et affichés au sein même de leur raison sociale, mais qui ne se contentent plus de vendre simple- ment un produit ou un service – « Air France transporte tout, partout5 » – comme dans les années cinquante, de proposer l’é- vasion à un client en quête d’affirmation et de réussite et confronté à la pression sociale comme dans les années quatre-vingt, ou encore de ré-enchanter un client désabusé Une donne inédite par le système consumériste comme c’était encore il n’y a pas si longtemps le credo de « Faire du ciel le plus bel endroit de la terre » : marques inquiètes. Il s’agit tout simple- le slogan d’Air France dévoilé en 1999 illus- ment, si l’on s’en tient au sens des mots, de trait alors toute l’ambition du projet proposer une nouvelle vision du monde d’entreprise de la compagnie aérienne plutôt que de le ré-enchanter : l’individu nationale. Il ne s’agissait plus d’évoquer un n’est plus client, il devient un partenaire, au simple moyen de transport aux promesses centre des préoccupations du projet d’entre- claires et fixées – « La ponctualité est notre prise, et co-auteur des efforts que fera la meilleure publicité1 » –, ou encore plus sim- marque pour changer le monde, en échange plifiée, de l’action même du déplacement – de sa soumission totale comme le montrent « L’Art du Voyage2 », « Demandez-nous le les obligations faites aux passagers Flying monde3 » –, mais plutôt d’envisager l’uni- Blue6 pour conserver leur statut ou une vers sous un nouvel angle, voire de simple lecture des Conditions Générales de considérer un nouveau mode de vie. La Vente concernant EDF. marque, pourtant parfaitement évocatrice La marque devient de fait une communauté de son offre, ne se suffisait plus à elle-même d’intérêts créée artificiellement, et met à pour « accrocher » le client. disposition des moyens, notamment des Un autre nom pourtant lumineux, et qui droits et des devoirs, permettant à ce nou- plus est en position de monopole jusqu’en veau client-acteur du changement de 2007, EDF, illustre encore plus le propos : devenir responsable de la mutation de sa « Nous vous devons plus que la lumière », propre consommation, de sa propre vie. évoquant ainsi une relation émotionnelle Dans un contexte mondialisé rendant avec un client-partenaire plutôt qu’un obsolètes les clivages nationaux, il est dès client-payeur, et même « Donner au monde lors tentant de parler de quasi « citoyenneté l’énergie d’être meilleur », se positionnant de marque » façonnant l’identité du client.

60 Il est édifiant par exemple d’observer sur les marque » n’y est pas neuve : il y a vingt ans, forums d’Internet la virulence des échanges on « se » définissait Lamborghini ou Ferrari, entre pro-Mac et pro-PC, ou même d’écou- aujourd’hui, on interagit dans un rapport ter les trésors d’argumentations déployés presqu’intime avec sa marque favorite (et par le client fidélisé de telle ou telle compa- peu importe que l’on soit client réel ou pas). gnie aérienne pour en prouver la Le cas de Burberry est à ce titre éclairant, supériorité. L’on se retrouve tout à fait dans avec ses trois millions de fans sur Facebook la défense émotionnelle d’un projet qui atteints en novembre 20108 , au point que sa tient à cœur et auquel on participe, et non redéfinition par la vice-présidente de plus dans la comparaison rationnelle des Facebook EMEA – « Burberry n’est aujour- avantages et défauts d’une simple marque. d’hui plus une maison de mode mais une Avec le recul historique, il est séduisant d’y entreprise de médias florissante »- illustre la voir là les prémices du monde 2.0, où le capacité de la marque à générer du contenu client contribue à sa propre consommation, pour fidéliser le client devenu à la fois spec- ce que les sites de médias sociaux sur tateur et acteur, grâce aux outils à Internet (Facebook, Twitter, Google) vont disposition sur Facebook9. par la suite théoriser et améliorer. Mais au- Le luxe fait rêver, et pour en acquérir un delà de cette vision, dans un monde produit, de nombreux sacrifices sont pos- désabusé, sans croyance et où la confiance sibles. Mais au-delà de l’hédonisme, du en les institutions s’effrite, ne peut-on pas plaisir individuel, de l’esthétisme ou de extrapoler la notion de « citoyenneté de la jouissance, peut-on voir dans cette marque » et y voir également une compo- « citoyenneté de marque rêvée » une com- sante politique ? Après tout, rien n’empêche posante de discours politique ? Et au-delà les marques d’y injecter un contenu idéolo- de la simple dimension du produit, les gique. La lecture des desseins grandioses marques de luxe sont-elles prêtes à adopter que les marques affichent – faire du ciel le une posture politique publique dépassant la plus bel endroit de la terre, donner au recherche du profit ? Quels en sont les monde l’énergie d’être meilleur – laissent enjeux ? Est-ce fondamental pour le deve- penser à un pseudo-programme politique, nir de l’industrie ? Quelles en sont les ambitieux et poétique, auquel on adhère de conséquences pour l’Europe ? façon volontaire, en devenant membre de la La notion de « citoyenneté de marque », qui communauté de facto de la marque7. n’est donc pas inconnue pour les marques de luxe, se retrouve aujourd’hui dans le Mise en situation du luxe Luxury Lifestyle, qui représente la dernière évolution du secteur. Examinons à présent l’industrie du luxe, La consommation ostentatoire de luxe avait qui, par définition, possède toutes les com- traditionnellement pour objectif de refléter posantes pour rassembler autour d’une un statut social, véritable message aux spec- même vision, qu’elle soit historique, quali- tateurs de cette ostentation10. En achetant tative ou émotionnelle, un groupe de clients une berline de luxe, l’acheteur affirmait au convaincus qui va, en retour, participer au propriétaire d’une voiture familiale qu’il projet et à sa légende, que ce soit à travers le n’avait pas besoin d’une consommation port d’une robe haute couture il y a cin- strictement adaptée à ses besoins. Cepen- quante ans, une commande spéciale il y a dant, cette consommation à vocation dix ans ou une interaction sur Internet répétitive de luxe, associée à la hausse du aujourd’hui. La notion de « citoyenneté de pouvoir d’achat continue depuis la seconde guerre mondiale, a eu pour effet de finale- fois plus profondément dans cette voie, ment distordre la représentation que l’on encouragé par des résultats économiques et pouvait se faire du monde. D’exceptionnel, l’adhésion totale d’une clientèle aspirant au le luxe est devenu normal, et a fini par se bonheur matériel. C’est pourtant d’une vivre, plutôt que d’être l’ornement de la vie. citoyenneté de marque vide de sens dont il Patrick Bateman11 a fait de son existence, s’agit : le luxe fédère, mais autour du néant, initialement une vie hédoniste agrémentée le luxe convainc, mais de rien. En effet, il ne d’objets rares et coûteux, un enfer rythmé peut se réduire à un Luxury Lifestyle creux, par la possession et l’énumération sans fin simple possession simple de biens rares et des marques de luxe composant son uni- coûteux. Selon Vincent Bastien et Jean- vers, condition sine qua non de son bonheur, Noël Kapferer, « le luxe est basé sur indépendamment de la nature des produits l’hédonisme et l’esthétisme, et non sur une concernés. surconsommation conduisant à la satura- Ce luxe, devenu « à vivre », est évidemment tion et au dégoût ; le domaine du luxe est une aubaine pour les marques, qui ont pu l’être, pour soi et pour les autres, et non ainsi multiplier de façon exponentielle leurs l’avoir »14. Résumer le luxe par la surcon- ventes : l’industrie réalise des profits farami- sommation de produits chers en évacue neux cette année12 et fait figure de poule aux donc tout ce qui en fait la spécificité et ses œufs d’or, imperméable à toutes les crises, différences par rapport à tout autre type de s’en nourrissant même, au regard de l’im- produit15. pressionnante croissance des sociétés On peut de plus se demander ce que l’ave- concernées, totalement décorrélés de l’envi- nir réserve à des marques finalement peu ronnement macroéconomique. Ces béné- différenciées aujourd’hui autrement que fices se font à travers une expansion tous par leur histoire, accessibles à tous et par- azimuts, que cela soit via le produit – en tout, dont l’unique caractéristique n’est élargissant les gammes –, via la clientèle – plus qu’un « positionnement » prix élevé et en s’adressant à une base de clients poten- non pas un message, quel qu’il soit16. Les tiels chaque fois plus large, plus sensible à la résultats économiques sont là, alors est-ce marque elle-même qu’à la qualité intrin- réellement important de se préoccuper sèque du produit –, ou via une expansion de cette absence d’engagement ou de prise géographique – qui permet aujourd’hui de position ? Il n’est peut-être pas inutile à d’avoir accès relativement facilement aux ce stade de rappeler que le luxe possède, his- marques, quel que soit l’emplacement. toriquement, de par le pouvoir qu’il expose La rentabilisation maximum des maisons et confère, une composante politique est la priorité non cachée des grands grou- importante. pes, qui dégagent des taux de croissance Elle a commencé par se matérialiser sous la vertigineux, tout en banalisant les marques forme d’exposition brute de la force et de la qui deviennent, d’anciennes ambassadrices capacité financière ou temporelle à concen- de l’« art de vivre à l’Européenne », de sim- trer de très importantes ressources dans un ples logos ou étiquettes sur des biens qu’il but non militaire ou stratégique. La statue s’agit d’accumuler, ou de remplacer le plus d’Athéna de Phidias, inaugurée au vite possible en fonction de saisons et de Parthénon en 438, haute de 12 mètres et tendances que le système a mis lui-même entièrement recouverte de marbre et de plus en place pour renouveler en permanence la de 1 000 kg d’or, le montre parfaitement : tendance13. une telle dépense somptuaire ne faisait L’ensemble des acteurs est engagé chaque qu’affirmer la capacité de la Cité à mobiliser des ressources précieuses, une démonstra- cation dans le tissu social devient de moins tion de pouvoir inutile. D’ailleurs, la statue en moins évidente ou visible. Cette stratégie faisait office de coffre-fort, l’or pouvant en est certes extrêmement rémunératrice, mais être retiré à tout moment. Ce pouvoir elle reste loin d’être sécurisante concernant inutile n’avait pas que des intérêts géostra- l’avenir même du secteur du luxe. En tégiques, mais également des fonctions de s’adressant à un client chaque fois moins régulation sociale intérieure. Les Chinois convaincu de la spécificité de sa consom- l’ont montré dès l’an 1364 en introduisant mation, en lui vendant un produit chaque les céramiques signées, seulement réservées fois moins particulier, et chaque fois plus à l’usage impérial, sous peine de mort. accessible, l’industrie met en jeu ses caracté- L’inaccessibilité du Luxe – aujourd’hui à ristiques uniques. travers le prix de ses produits mais alors via En effet, que peut-on entendre par luxe le système des accréditations par les diffé- aujourd’hui, entendu en tant qu’idée, et rents pouvoirs en place – avait donc non pas en tant qu’industrie ? Une qualité, également des fonctions politiques, ce que un savoir-faire, mais aussi des valeurs de Louis XIII avait bien compris en apprivoi- générosité, d’humanité, d’hédonisme et une sant l’ensemble des nobles français à travers vraie culture de la part du client pour appré- la création de la Cour et de ses usages raffi- cier l’objet, en comprendre le prix, en nés, mais ruineux et addictifs. Colbert, en percevoir la spécificité. Autant d’éléments développant les manufactures et les qui sont communicables, et qui font égale- fabriques de luxe, a apporté une nouvelle ment partie, forcément, de la culture composante : le luxe n’était plus seulement européenne. Il est donc possible de voir un élément de politique passive (c’est-à- aujourd’hui dans le luxe une composante dire permettant une affirmation, sans action du soft power européen, et à ce titre, d’ima- précise), mais pouvait aussi servir des des- giner qu’il soit possible d’y injecter du seins plus grands, en l’occurrence le contenu. La machine à rêve d’Hollywood, financement de l’armement de la France et sur un autre registre, en est le meilleur sa politique étrangère. D’ailleurs, cette com- exemple pour les Etats-Unis. posante diplomatique a été bien comprise A un moment où le déclin de l’Europe est par Napoléon, et plus récemment, par de affirmé, visible et tangible, qu’elle perd Gaulle. A travers le paquebot France, ou confiance en elle alors que l’Asie s’affirme et l’avion Concorde, et de leurs finitions et que les Etat-Unis, même mis à mal, n’ont services très luxueux (de nombreux artisans aucune intention de se résigner, le luxe peut et fournisseurs étant impliqués, au-delà permettre au bloc politique de transmettre du simple prix de la prestation), c’était la un message culturel et volontariste, au-delà capacité de la France à incarner une troi- de la simple promotion d’un way of life qui sième voie qui était affirmée vis-à-vis des n’est qu’une illustration de la « muséisation » Etats-Unis et de l’URSS, en sus de son du continent et en tous cas de l’Italie et de indépendance économique. Paris, ne s’appliquant même plus à la plu- part de ses propres citoyens. Bien sûr, le luxe La question de la responsabilité du luxe ne doit pas être vu comme arme diploma- tique offensive, mais tout au moins comme Aujourd’hui, force est de constater que les un rempart permettant de protéger la spéci- grandes marques du secteur prennent évi- ficité européenne en termes culturels et de demment soin de ne pas prendre position, savoir-faire. pour éviter tout malentendu, et leur impli- Est-ce rentable d’adopter de telles positions ? Un engagement clair en faveur du savoir- avance technologique sur l’ensemble de ses faire national et continental est-il concurrents et proposer ainsi en perma- compatible avec des résultats financiers à nence des produits exceptionnels. On parle l’aune des profits réalisés dans le secteur ? donc ici de préservation du savoir-faire, au prix probablement de marges mécani- La responsabilisation des quelques maisons quement moins intéressantes que celles des s’y pliant ne semble pas obérer les bénéfices produits fabriqués à l’extérieur, même si possibles, puisqu’elles connaissent la même cette information est évidemment invérifiable. embellie que les marques adeptes d’une Quid de l’éducation, de la culture nécessaire ? realpolitik économique. Hermès et Chanel Le luxe n’est pas seulement question de en sont le meilleur exemple, à travers leurs savoir-faire, il doit aussi se mériter, que fabrication exclusivement française pour les ce soit en termes de compréhension ou produits concernés, dont le prêt-à-porter et d’accessibilité du produit. A l’heure ou qua- les articles en cuir, mais aussi leur défense siment toutes les marques sont disponibles du savoir-faire via des participations dans chez des revendeurs situés dans les villes les des structures pas forcément rentables mais plus reculées d’Europe de l’Est ou d’Asie, illustrant et préservant les technologies sans mentionner évidemment Internet, nécessaires au Luxe. Bruno Pavlovsky, certaines maisons font le choix de l’inacces- P-DG de la mode chez Chanel, est clair sur sibilité. Hermès, Chanel, encore une fois, ses intentions : « Nous avons voulu pérenni- en sont de très bons exemples, en n’ayant ser et fixer en France les savoir-faire de ces pas de distribution Wholesale18 ou en ne métiers indispensables au luxe. Sans inves- produisant pas suffisamment pour répondre tissements et faute de successeurs, ils à la demande. Goyard peut également être risquaient de disparaître »17. Hermès, de mentionnée : la maison a préféré attendre son côté, actionnaire, entre autres, de de longues années pour ouvrir sa boutique Puiforcat, Cristalleries de Saint Louis, de Mount Street à Londres en 2009, plutôt Perrin & Fils, Bucol, annonce dans son rap- que de répondre aux appels du pied de port de résultats du premier semestre 2011, Harrods, courtisé pourtant par toutes les que « la stratégie à long terme, basée sur la marques de luxe, ce qui aurait probable- maîtrise des savoir-faire (…) restera d’ac- ment permis à la petite maison de s’agrandir tualité. Le thème de l’année 2011 (…) met plus rapidement. Mais plutôt que la crois- l’accent sur l’excellence et l’authenticité de sance économique à tout prix, la famille ses savoir-faire artisanaux qui constituent le propriétaire de la maison a préféré privi- socle sur lequel la maison a bâti son succès légier son goût et son choix pour une et son avenir ». Le message est clair, en ce boutique précise, patiemment attendue. Ici, qui concerne Hermès et Chanel : le savoir- la limitation des ventes, malgré des besoins faire européen n’est pas négociable. C’est naturels de croissance, répond à une vision également vrai pour la maison Van Cleef & presque idéologique et antithétique de la Arpels, dont la production reste en France pensée dominante actuelle : le luxe n’est pas pour un savoir-faire lui permettant de réali- pour tout le monde. ser 80 % de son chiffre d’affaires sur les commandes spéciales, plutôt que sur les Une crise du monopole européen ? productions en série comme la logique éco- nomique moderne le voudrait. D’ailleurs, la Alors, la posture du savoir-faire localisé et maison investit constamment en Recherche de l’exigence représente-t-elle un chant du et Développement, pour conserver une cygne, ou une vision nostalgique d’un passé glorieux ? Après tout, comme Christian Des enjeux pourtant loin d’être négligeables Blanckaert le reconnait19, « la thèse selon laquelle le luxe appartient aux Français et La banalisation des grandes marques de aux Italiens est vraie aujourd’hui, mais c’est luxe et la perte de leur spécificité dans l’ima- une thèse qui s’effrite désormais (…). Le ginaire du client – ou du moins, telle qu’elle monde du luxe est en train de perdre ses est envisagée en France – comme consé- frontières ». Pourquoi s’arc-bouter sur une quence de cette propagation du Luxury position héritée du passé ? Les quelques lifestyle est à craindre. Rappelons que les maisons citées ci-dessus, Hermès, Chanel, marques de luxe sont moins des marques de Van Cleef & Arpels, Goyard, ne semblent chiffres, que des marques d’image24, pour pourtant pas se complaire dans une vision preuve le volume total de l’industrie, de passéiste des choses, au contraire : leur com- 164 milliards d’euros en 2008, soit l’équiva- pétitivité et esprit d’innovation sont bien lent des ventes de Toyota25. Le processus de réels. banalisation est déjà à l’œuvre sur les mar- Mais les affaires sont les affaires, et cela chés émergents, où l’on voit bien que la s’applique à l’industrie de luxe également : perception des marques est parfois à l’op- réduire les coûts de production permet de posé de ce qu’elles sont réellement. Faut-il gagner plus. Ce précepte est en partie rappeler également que le luxe n’a pas de responsable de la disparition totale du sec- slogan ? En l’absence de contenu culturel et teur de la chaussure de luxe en France, qui de stratégie claire hors rentabilité, le risque en était pourtant le premier producteur est grand de brouiller à jamais les repères mondial jusque dans les années 1970. des consommateurs. Bien entendu, on nous Comme le rappelait le CEO de Oscar de la répète que le luxe est sorti indemne de sa Renta, Alex Bolen, en 2010 : « Ultimately we crise morale, que nous ne sommes plus have to sell stuff, this is not an art project »20. dans un luxe tape-à-l’œil, consommateur. L’évolution du luxe décrite plus haut, menée Comment le croire, à un moment où la tambour battant par les grands groupes, croissance est portée par les marchés émer- est à l’opposé de la sauvegarde culturelle ou gents, avec des logiques de consommation de l’affirmation d’une des dernières supé- différente et statutaire, et par les achats des riorités technologiques du continent21. Cela excursionnistes du luxe, eux aussi portés par impliquerait une responsabilisation des des motivations statutaires26 ? Les ventes du maisons, que toutes ne sont pas prêtes à luxe se font, désormais, majoritairement accepter, à l’instar de Prada ou Burberry qui auprès des classes moyennes plutôt que des délocalisent pour des questions de coût uni- « super-riches »27. Piloté par le business, et quement, respectivement en Turquie pour non plus par la marque, le luxe se perd lui- la maroquinerie de Prada et en Chine pour même dans la diffusion massive d’objets, les polos de la marque britannique22. alors que cette industrie a pour vocation de D’ailleurs, les bénéfices réalisés assurent au susciter l’adhésion, et par là-même, de luxe français un soutien de la part des insti- prendre le risque de susciter également le tutions spécialisées, comme le Comité rejet, et non pas de se diffuser tous azimuts. Colbert : lorsque, questionné sur le sujet C’est d’ailleurs la seule industrie légitime à douloureux des délocalisations dans le luxe, pouvoir adopter ce type de comportement, il rétorque que personne ne demande à si toutefois elle reste fidèle à ses propres Renault où sont fabriquées ses voitures, et valeurs. qu’il dit croire plus volontiers à un « made On peut également s’opposer au type de in Dior » plutôt qu’un made in France23. position adoptée par le Comité Colbert lorsque les délocalisations de production durable en recherchant la responsabilité sont balayées d’un revers de la main, au titre individuelle et l’efficacité collective plus du pouvoir de la marque. Outre le fait que la rentabilité et l’obsolescence program- qu’une marque banalisée (ou, pour tenter mée30. Mais le luxe, lui, suit une voie dia- un néologisme, « commoditisée ») sera for- métralement opposée et en évacue tout cément appauvrie et moins puissante, la élément perturbateur, dans la crainte de création pure n’est en aucun cas un avan- manquer des ventes, et, partant, ne suscite tage compétitif. Il serait d’une part fat de plus l’élévation ni l’aspiration autre que penser que les puissances émergentes ne matérielle31. Il est à ce titre parlant et seront jamais capables de concurrencer les curieux que ni Hermès ni Chanel ne com- designers occidentaux, et aveugle de penser muniquent réellement sur leurs initiatives que cela ne se fera que dans un avenir incer- de sauvegarde du savoir-faire européen. tain. Par ailleurs, la création utilisée comme On pourrait donc raisonnablement espérer avantage compétitif est totalement soumise que les entreprises européennes du luxe à la menace de la copie. Seuls le savoir-faire assument plus de responsabilité collective et la technique sont des remparts contre la tant en ce qui concerne les valeurs qu’elles copie pure. Comment préserver cet avan- promeuvent, qui pourraient être plus offen- tage s’il s’évapore du continent faute de sives et supportrices de leur territoire commandes ou du fait d’une pression tou- d’origine, que leur impact économique jours plus constante des maisons sur les direct dans leur tissu social32. fournisseurs pour réduire les prix, dans Certes, ces espoirs sont exigeants. Dans le l’espoir d’obtenir des coûts proches de ce cas contraire, ce qui semble être la tendance que permettrait une délocalisation, mais en aujourd’hui, l’industrie du luxe perdra alors bénéficiant du magique « Made in » ? Le toutes ses spécificités, pour devenir similaire parallèle qu’il est possible de faire concer- aux autres secteurs d’activité, ce qui serait nant la marque Shang Xia en Chine est inédit dans l’histoire du luxe. Et qui don- d’ailleurs éclairant : Hermès a décidé de nerait alors toutes les chances aux pays créer une marque de toutes pièces, se basant émergents de re-créer eux-mêmes de sur l’artisanat Chinois, et s’adressant aux nouvelles marques de légende après avoir 28 Chinois . Il semble clair que l’ancrage du épuisé les marques existantes33, faisant per- savoir-faire et de la technique soit fonda- dre encore un peu plus d’âme et de pouvoir mental, alors pourquoi continuer les à l’Europe. transferts de production pour les marques Le luxe européen sera alors devenu une européennes, qui leur permettent de pro- industrie comme les autres. duire à bas coûts des produits diluant leur message et leur essence même ? Selvane Mohandas du Ménil Il apparait, s’il était encore nécessaire de le Diplômé d’HEC et de l’IFM démontrer, que le luxe est un des éléments du soft power européen, qui à ce titre devrait véhiculer les valeurs dont le continent se fait 1. Slogan d’Air France, 1985. le champion29. 2. Slogan d’Air France, 1988. 3. Slogan d’Air France, 1992. D’autres secteurs cherchent à fédérer leurs 4. Slogan d’EDF, 2009. Les slogans d’EDF suivent communautés de « citoyens de marques » depuis longtemps le même schéma éducatif, responsa- via des slogans ou une vision du monde bilisant et émotionnel : “L’avenir est un choix de tous les jours”, “Nous sommes l’énergie de ce monde, nous ambitieux, comme le groupe industriel sommes fiers d’être la vôtre”, “Notre énergie sera tou- Dyson, qui prône une croissance saine et jours à vos côtés”. 5. Slogan d’Air France, 1952. Noël Kapferer, Luxe Oblige, Eyrolles, 2010, s’attache à 6. Le programme de fidélisation d’Air France. démontrer la particularité des entreprises et marques 7. Certes, il s’agit là d’une extrapolation ambitieuse et de luxe et l’impossibilité de les comparer à d’autres sec- exigeante, les départements marketing des grandes teurs, encore moins de les piloter selon des techniques marques prenant toujours soin d’extirper de leurs venant d’autres industries. productions intellectuelles toute référence cachée, 16. L’exemple de l’industrie du parfum est à ce titre par- potentiellement une menace sur la réputation de la lant : en 20 ans, sous la pression conjuguée des marque, en effaçant toute prise de position pouvant producteurs, qui se sont concentrés via des systèmes de être interprétée comme compromettante par un quel- licences accordés à des groupes dont les décideurs conque groupe social, jusqu’à l’absurde et le sans interchangeables ont appliqué des techniques marke- saveur. Ne resterait donc plus que la dimension poé- ting éprouvées mais niant les spécificités naturelles des tique, libre de tout engagement réel et sérieux de la part marques de luxe, et des distributeurs, qui ont mis en de la marque, ce qui est probablement dommageable place une stratégie de distribution massive pour profi- d’un point de vue économique et philosophique à un ter d’économies d’échelles sur leurs achats et coûts moment de perte de confiance généralisée dans tous les d’exploitation, le parfum en tant que produit a perdu systèmes de valeurs existants. L’équation est d’ailleurs toute dimension de rêve pour ne plus être qu’une com- simple : mieux vaut vendre beaucoup de produits sans modity ++, un objet qui sent bon plutôt qu’un engagement et sans sous-entendu à la multitude, plu- élément aspirationnel s’adressant à un client éduqué à tôt que de convaincre, d’embrigader presque, sur des minima et recherchant une aspérité ou un coup de ventes restreintes mais auprès de consommateurs bien cœur, et non un produit calibré. L’omniprésence et la plus engagés donc fidèles. Et qu’importe si, sur le long globalisation des parfums ont aplani leur inaccessibi- terme, la deuxième solution est bien plus rationnelle lité, et partant, leurs spécificités. Et qu’importe si c’est (mais requiert plus de courage). justement l’essence de la parfumerie. C’est d’ailleurs ce 8. http://www.enmodeluxe.com/burberry-premiere- qui explique le renouveau de la parfumerie de luxe marque-de-luxe-a-reunir-3-millions-de-fans-facebook/ aujourd’hui, que ce soit chez Serge Lutens, l’Artisan 9. La citation complète de Joanna Shields, VP Parfumeur, Frédéric Malle, Histoires de Parfums, ou Jo Facebook EMEA, détaille le processus : « Burberry Malone. produit son propre contenu original, en fait Burberry 17. « Chanel : l’art du beau geste », Paris Match, le n’est aujourd’hui plus uniquement une maison de 17 janvier 2011 : depuis 2002, la griffe a racheté sept mode mais une entreprise de médias florissante. ateliers spécialisés, du chapelier Michel au parurier flo- Burberry est à présent la marque de mode la plus large- ral Guillet, du brodeur Lesage au plumassier Lemarié. ment suivie sur Facebook. C’est un succès, car 18. Forme de distribution consistant à vendre la mar- Burberry crée non seulement de beaux vêtements mais chandise à des revendeurs. Cette stratégie permet la marque comprend aussi l’importance d’avoir un réel d’étendre son réseau et de générer des revenus sans intérêt envers la communauté et sait utiliser le média investissements lourds, en contrepartie d’un manque social pour s’engager envers elle et divertir ses consom- de contrôle sur le processus de vente. mateurs. Lorsqu’il s’agit de faire découvrir à ses fans un 19. « Le luxe bouleversé… et bouleversant », Rana nouveau groupe indie sur sa page Facebook ou de célé- Andraos, Economie (Liban), 8 juillet 2010. brer ses clients les plus stylés sur son site Art of the 20. « Luxury Sector to See Niche Deals », Reuters, Trench, Burberry construit une marque qui ne se 3 juin 2010. contente pas de diffuser un film ou une publicité sur 21. Est-il besoin de mentionner que l’évolution tech- internet mais qui crée et propose de nouvelles expé- nologique militaire, ferroviaire ou nucléaire de riences média aux internautes. » beaucoup de pays émergents a été favorisée par les 10. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisirs, 1899. transferts de technologie accordés dans l’espoir d’obte- 11. Héros emblématique de American Psycho, Bret nir un gain immédiat important, tout en occultant le Easton Ellis, 1991. fait que la démarche créait de nouveaux concurrents ? 12. Hermès a annoncé le 31 août 2011 des bénéfices en On pourra se référer à un document intéressant hausse de 49.5 %, pour Salvatore Ferragamo la hausse concernant Areva et la Chine sur la page suivante : se situe à +32.4 %, et +25 % pour LVMH. http://www.medefparis.fr/areva_chine.php. Comment 13. L’ouvrage Deluxe, How Luxury Lost Its Luster, de ne pas penser non plus aux mégacontrats nucléaires Dana Thomas, Penguin Books, 2007, jette une lumière signés par les Coréens en 2009 avec Abu Dhabi, alors particulièrement crue sur la manière dont les marques que la France figure parmi les pays les plus avancés en de luxe ont mis en place un système de vis sans fin pour matière de technologie nucléaire civile ? D’ailleurs, maintenir la demande. Ce système a fini par détruire la Yves-Michel Riols et Nicolas Reynaud, dans leur arti- créativité des marques, soumises sans cesse à un besoin cle « Comment les Etats ont liquidé leur capital de multiplication des collections pour fournir la renta- crédibilité », L’Expansion, septembre 2011, sont impla- bilité exigée par les investissements effectués. cables : « Ne pas hésiter à faire ce que font sans 14. Vincent Bastien et Jean-Noël Kapferer, Luxe complexe les Chinois ou les Américains : défendre ses Oblige, Eyrolles, 2010. industries stratégiques et exiger la symétrie dans l’ou- 15. Pour ceux qui douteraient de la spécificité absolue verture des marchés. L’Europe est, par exemple, le seul de cette industrie, l’ouvrage de Vincent Bastien et Jean- continent du monde ou le secteur des télécoms, pilier des nouvelles technologies, est entièrement ouvert à la concurrence, sans obligation de réciprocité ». 22. « Les géants du luxe assument leurs délocalisations », Le Monde, Nicole Vulser, 15 octobre 2009. 23. Ibid. 24. « Les marques françaises sauvées par le luxe », La Tribune, 21 septembre 2009. 25. « Les codes secrets des griffes du luxe », Capital hors série, octobre 2009. 26. « Le salut du luxe est dans ses réseaux », Sophie Bouhier, Journal du Textile. 27. « Les codes secrets des griffes du luxe », Capital hors série, octobre 2009. 28. « Comment le luxe fait recette », Rita Mazzoli, La Tribune, 31 mai 2010. 29. Qui, il est vrai, restent à définir. 30. « Le design durable : pour une croissance saine et durable », James Dyson, Le Monde, 1 septembre 2011. 31. C’est probablement la raison pour laquelle on observe de plus en plus d’initiatives isolées de lance- ments de maisons s’adressant non plus à des consommateurs mais à des amateurs, à l’exemple du projet de Francis Kurdjian, parfumeur renommé qui tente une aventure solo, ou Pagani Zonda, qui ne pro- duit que 30 véhicules par an. 32. Certaines marques se vantent de créer 250 emplois en France (« Le luxe repart de nouveau », Sid-Ali Chikh, Fashion Daily News, 2010) quand l’ensemble de leurs semelles de souliers sont produits en Inde (« Le haut de gamme européen toujours dans la course », Sophie Bouhier, La Tribune, 22 novembre 2010). 33. La ruée vers l’or a déjà commencé : les chinois ont acquis les stylos Omas, des vignobles bordelais, les coréens financent la marque de maroquinerie Louis XIV. « Demain, le luxe 100 % chinois ? », Sophie Lecluse, La Tribune, 7 juillet 2010. Bibliographie sélective BERG, Maxine ; EGER, Elizabeth (Dir.), Luxury in the Eighteenth Century: Debates, Desires and Delectable goods, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003. BERGERON, Louis, Les Industries du luxe en France, Paris, Odile Jacob, 1998. BERRY, Christopher J., Social Theory of Scottish Enlightenment, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1977. – The Idea of Luxury. 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Réalisation : Dominique Lotti [email protected]

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