« À Bercy, on a Le Sentiment D'exercer Le Pouvoir »
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POLITIQUE & ÉCONOMI€ MICHEL SAPIN « À Bercy, on a le sentiment d’exercer le pouvoir » ENTRETIEN Le haut fonctionnaire socialiste a été ministre de l’Économie et des finances à deux reprises. D’abord sous François Mitterrand, dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy, entre 1992 et 1993. Et surtout pendant la deuxième partie du quinquennat précédent, sous François Hollande, en tandem avec un certain Emmanuel Macron. L’ancien maire d’Argenton-sur-Creuse reçoit Charles dans ses nouveaux bureaux — pas encore aménagés —, qu’il partage avec l’ex-président de la République, rue de Rivoli, à Paris. À deux pas de l’Assemblée nationale, il raconte Bercy avant le passage à l’euro, sa passion pour la numismatique et esquisse son bilan. PAR MATHILDE SIRAUD PHOTOS TOM BUISSERET 101 102 MICHEL SAPIN « Le discours de Rocard m’intéressait pour son réalisme économique et son ambition sociale. Il disait : “Ce n’est pas à l’État de fabriquer des chaussures, c’est le marché qui les fabrique.” » ous avez incarné un socialisme plutôt Je défendais l’entreprise, donc forcément, aux yeux de nat de François Hollande. Qu’est-ce qui vous a frappé souveraineté apparente et la souveraineté réelle, avec réaliste et pragmatique lorsque vous étiez beaucoup, j’étais un droitier ! « Entre le plan et le marché, il quand vous y êtes retourné ? notamment l’action de la BCE. Bercy – même si je n’aime V aux responsabilités… Vous avez pourtant y a le socialisme », disait Fabius, ce qui ne veut rien dire ! Les deux périodes ont été extrêmement différentes. S’il y pas ce terme, cette anonymisation de l’administration, gravité à vos débuts dans des cercles très à gauche… L’économie administrée, c’était le Parti communiste, et a bien un ministère qui doit changer avec le monde, c’est qui donne l’impression qu’il n’y a pas de ministre… En mai 1968, j’étais élève au lycée Henri IV, j’ai participé on a vu ce que cela a donné. C’était une catastrophe. Bercy. J’ai été également ministre délégué à la Justice. Quand il y avait deux ministres importants à Bercy, on à des manifestations, mais plutôt en queue de comète. On était catalogués à droite à cause de ce discours Les sujets dont on parlait pour la réforme pénale étaient ne savait pas de qui il s’agissait ! – a perdu beaucoup Quand je préparais Normale Sup’, j’étais très intéressé réaliste. Alors qu’aujourd’hui, on serait la gauche du les mêmes qui faisaient débat il y a trois ou quatre ans. de son influence, mais ce qui a été construit permet de par la politique et j’ai adhéré tout de suite au Parti socia- PS avec le même discours ! La gauche, c’était le sur- Sur la présence de l’avocat en garde à vue, par exemple. conserver une capacité d’action et de la renforcer au liste. J’ai commencé, c’est vrai, tendance Chevènement, gissement, les grandes conquêtes. La profondeur de la Dans certains ministères, rien ne change, même pas les niveau international. La puissance publique française à la gauche du parti. À cette époque, le siège était place vision rocardienne, c’était les réformes dans le temps. mots. À la Justice, c’est sécurité et liberté. Aux Finances, a perdu du pouvoir, mais la puissance publique au sens du Palais-Bourbon, j’y suis allé pour demander dans « On ne réforme pas la société par décret » était une autre au contraire, les mots, les sujets évoluent. En 1991 et global, avec la BCE, a renforcé le sien, ce qui était néces- quelle section je devais adhérer, à Argenton-sur-Creuse phrase phare. François Mitterrand a ensuite conquis le 1992, le cœur du réacteur était la gestion de la monnaie. saire. d’où j’étais originaire, m'a-t-on indiqué. Et là, André pouvoir avec un discours différent. Pierre Bérégovoy en J’avais en permanence sur mon écran le cours du franc L’avez-vous ressenti lorsque vous étiez aux res- Laignel me dit : « Attention ! C’est une section CERES à a rajouté dans le réalisme. Lionel Jospin a fait une vraie par rapport au mark, la différence de taux d’intérêt entre ponsabilités ? Argenton-sur-Creuse ! » (Ancien courant de l’aile gauche synthèse entre deuxième et première gauches, François la France et l’Allemagne ! C’étaient les deux critères pour Dans les années 1990, je suis comme en dérive sur un du PS – NDLR). À partir du congrès de Metz, en 1979, je Hollande est un élément de cette filiation. La vision de voir s’il y avait de la tension entre les deux marchés. radeau. On peut agir, mais on ne peut pas le faire seul. suis devenu un rocardien actif et convaincu. l’entreprise s’est construite dans le temps. Désormais, Aujourd’hui, on se tient informé deux, voire trois fois par Par exemple, on a gagné la bataille du franc parce qu’on Dès cette époque, vous développez donc une on peut être probusiness – certains diraient même mois de la communication de la Banque centrale euro- a travaillé avec l’Allemagne. Il y avait l’obsession de vision réaliste de l’économie… « business friendly » ! –, avoir des ambitions à gauche et péenne (BCE). Ça n’a plus rien à voir ! Avant, les mots l’inflation, alors qu’en 2014, il y avait le spectre de la C’est vrai que les débats partaient beaucoup plus à ne pas nier la contradiction des intérêts dans l’entre- du ministre des Finances avaient un impact immédiat non-inflation. Les indicateurs ne sont pas les mêmes, gauche. Le mantra, c’était la nationalisation, dont on ne prise. Ce discours sur l’entreprise est réglé à gauche, sur le cours de la monnaie. Il y avait les market-moving puisqu’ils sont européens. Le taux d’intérêt était lié à parle plus vraiment aujourd’hui. Ce n’était pas l’alpha et plus personne ne dit que c’est le lieu de l’aliénation. news, les dépêches ! L’État était encore propriétaire des la valeur de celle-ci, si la monnaie se dépréciait le taux l’oméga pour moi. Le discours de Rocard m’intéressait Comment votre vision de l’économie a-t-elle banques, des compagnies d’assurance, il était action- d’intérêt remontait. Là, en cas d’inquiétude, le taux pour son réalisme économique et son ambition sociale. évolué, au fur et à mesure de votre parcours ? naire de Renault presque à 100%. Le secteur public était d’intérêt risque de remonter de manière divergente par Il disait : « Ce n’est pas à l’État de fabriquer des chaussures, Ma construction profonde n’a pas changé, que ce soit sur redoutable après la vague de nationalisations. Bercy rapport à l’Allemagne. L’autre indicateur est la compéti- c’est le marché qui les fabrique. » Je me retrouvais bien le rôle de l’entreprise, l’idée du dialogue social, l’auto- était donc une puissance, y compris dans la gestion tivité des entreprises, pour ne pas perdre en emploi. Et dans ces propos. L’ambition sociale était l’autogestion, gestion. Les termes ont certes été modifiés aujourd’hui, de ce secteur public immense. Certains disent qu’il est évidemment, le taux de chômage. la participation des salariés à l’entreprise. La bataille mais les valeurs restent les mêmes. C’est l’accord majo- encore trop important, qu’il faut privatiser. Vous êtes un collectionneur de pièces de interne au PS était très organisée autour de la concep- ritaire par exemple. L’économie a évolué aussi. Depuis Est-ce que vous voulez dire que Bercy a petit à monnaie. Comment est née cette passion ? tion de l’économie. J’ai toujours été dans la vérité des 1981, il y a eu l'ouverture au monde, la monnaie unique, petit perdu du pouvoir ? Je suis même devenu un peu plus expert depuis que j’ai faits, et très vite pro-européen. l’ouverture des frontières. Il ne faut pas le dire comme ça. L’État a perdu du plus de temps ! Je m’intéresse à une période, je l’observe, Au risque de passer pour un droitier au sein de Vous étiez à Bercy d’abord au début des pouvoir, car plus vous vous ouvrez, plus vous intégrez je lis des livres pour identifier des monnaies susceptibles votre famille politique… années 1990, puis très récemment sous le quinquen- votre monnaie, plus vous perdez du pouvoir. Il y a la d’enrichir ma collection. À ce jour, j’ai rassemblé environ 103 104 MICHEL SAPIN « J’espère aussi avoir œuvré pour la construction européenne. Pour moi, c’est le combat le plus passionnant. Les lois de finances tous les ans, les débats sur les bons ou mauvais impôts, le ras-le-bol fiscal… Tout cela est l’écume des choses. » 2 000 pièces. J’ai trouvé récemment des siliques, je n’en a faites dont je suis très fier, comme la réforme des avais pas jusqu’à maintenant. C’est une petite pièce de marchés publics ou la délégation des services publics. monnaie d’argent instaurée par Constantin le Grand, en La deuxième loi, Sapin 2 – je ne sais pas s’il y aura 310 après Jésus-Christ. Tous les grands empereurs et une Sapin 3, si c’est tous les vingt-cinq ans, j’aurai du monarques ont réformé le système monétaire. La bonne mal –, c’était contre la corruption extérieure, tout ce qui monnaie, c’est du bon or ou du bon argent. Cette passion touche à la transparence de la vie publique.