Valy FAYE (2014). l’ au (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, N° 24 - 2014

L’ISLAM AU SALOUM (), DU FUSIL A L’ARACHIDE OU DES CONFLITS ARMES A LA PRODUCTION ARACHIDIERE.

Valy FAYE Maître-assistant Département d’Histoire-Géographie Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation UCAD, (Sénégal) [email protected]

RESUME Les chefs musulmans ont adopté, au Saloum, deux attitudes vis-à-vis de l’aristocratie païenne et des autorités coloniales de la période des conquêtes au début de la colonisation. L’une belliqueuse ou violente visait la conversion des populations païennes du Saloum à l’Islam et l’autre essentiellement pacifique se caractérisait par la participation des à l’expansion arachidière. Ainsi, le Saloum passe-t-il sous la direction de l’Almamy Maba Diakou Ba et de ses successeurs de 1864 à 1887. Mais les rivalités entre les successeurs de Maba favorisent la reprise du pouvoir par Guédel Mbodj, roi du Saloum, aidé par les Français qui lui imposent un traité de protectorat. Cependant, la période de pacification est traversée par deux mouvements de rébellion maraboutiques dirigés respectivement par Diouma Ndiati Sow (1901) et Assane Touré (1912) et durement réprimés par les Français. La période suivante est marquée par une paix relative avec la réconciliation entre Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur du Mouridisme, et les autorités coloniales. Le avait besoin de ressources pour réaliser ses projets et les autres, d’une forte production ara- chidière pour les industries françaises. Mots-clés : Saloum, Musulmans, païens, marabout, Maba, révoltes, Diouma, , Bamba,

SUMMARY Muslim leaders have adopted in Saloum two attitudes towards the pagan aristocracy and towards the colonial authorities of the period of the conquests at the beginning of colonization. One of the attitude, belligerent or violent, aimed at the conversion to Islam of the pagan peoples of Saloum , while the other essentially peaceful was characterized by the participation of the marabouts in the groundnut expansion. Thus, the Saloum falls under the control of the almamy Maba Diakou Ba and his successors from 1864 to 1887. But the rivalries between the successors of Maba foster the resumption of power

78 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 by Guédel MBodj, king of Saloum , helped by the French who impose him a protectorate treaty . However , the period of pacification went through two rebel movements of the marabouts led respectively by Diouma Ndiati Sow ( 1901) and Assane Touré (1912) and severely repressed by the French. The following period was marked by a relative peace with the reconciliation between Cheikh Ahmadou Bamba, founder of Mouridism, and the colonial authorities. The marabout needed resources to carry out his projects while the latter needed a strong peanut production for French industries. Key word: Saloum, Muslims, pagans, marabout, Maba, revolts, Diouma, Mouride, Bamba, producer.

INTRODUCTION L’espace qui allait devenir le royaume du Saloum fut conquis par un marabout toucouleur, originaire du Fouta, Ali Eli Bana. Celui-ci s’est installé dans la région, appelée Mbey, au lendemain de l’assassinat de son père, Eli Bana Sall, par Koli Tenguélé, chef de la tribu peul des Dényankobé. Mais Ali Eli Bana contrôlait une région à majorité païenne. Il est, à son tour, éliminé par Mbégane Ndour, un chef sérère païen de la dynastie des Guelwar. Le domaine conquis est ainsi baptisé Saloum en souvenir d’un de ses amis marabout Saloum Souaré1. Ce royaume du Saloum va être le théâtre d’affrontements religieux durant toute la période coloniale. L’histoire des conquêtes coloniales a démontré que les plus farouches résistants à la domination française ont été des chefs musulmans. Ainsi qu’en attestent les mou- vements de Mamadou Lamine Dramé sur le Haut Fleuve Sénégal, d’El hadj Omar Tall au Fouta, d’Amadou Cheikhou au Fouta et au Djolof, entre autres. Ces mouvements vont se propager au Saloum avec Maba Diakhou Ba et ses successeurs2. Et les marabouts du Saloum auront pour adversaires aussi bien le colonisateur français que l’aristocratie du Saloum durant la phase de conquête ; les conflits se sont poursuivis contre le pouvoir colonial, sous forme de révoltes spontanées pendant la pacification. Mais une paix tacite semble se nouer autour de l’arachide, avec la reconversion des marabouts en agriculteurs. Ce travail se propose d’étudier les deux visages de l’Islam au Saloum du milieu du XIXème siècle à la veille de la première guerre mondiale. Il s’agit, d’abord d’un Islam guerrier visant à convertir les païens et à s’opposer aux conquêtes coloniales et, ensuite, d’un Islam pacifique, facteur de développement économique.

1 BECKER C. et MARTIN V., Essai sur l’Histoire du Saloum, in Revue Sénégalaise d’Histoire, n°1, vol. 2, 1981, pp. 3-24. 2 BA A. B., Essai sur l’Histoire du Saloum et du Rip, in BIFAN, T.38, Série B, n°4, octobre 1976, 48 p.

Valy FAYE (2014). l’islam au saloum (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. 79 Carte : le Sine-Saloum Sources : Faye Valy, thèse, 1999, p. 30.

I- LE ROYAUME DU SALOUM FACE AUX MARABOUTS DU RIP

1- L’hégémonie du pouvoir maraboutique au Saloum : l’œuvre de Maba Diakhou Ba Né au Rip (partie méridionale du Saloum) en 1810, d’un père toucouleur musulman originaire du Dimar (une des provinces du Fouta Toro), Maba Diakhou Ba déclenche une guerre sainte contre les chefs traditionnels du Saloum communément appelés « Thiédos ». Après ses études coraniques au Baol et au Diolof, il rentre dans sa pro- vince natale où il se consacre à l’enseignement du Saint Coran, refusant le poste de Cadi (juge musulman) que lui avait proposé le roi de ladite province. C’est en 1846 qu’il rencontre, à Kabakoto, le grand marabout et chef militaire, El hadj Omar Tall qui en fait son représentant en Sénégambie et lui ordonne de mener la guerre sainte contre les païens. Il se fixe ainsi comme principal objectif l’islamisa- tion des populations en éliminant d’abord tous les chefs païens et construit un tata (fortification) à Keur Maba, son village. Pendant ce temps, les relations entre les chefs traditionnels du Saloum et leurs administrés musulmans ne cessent de se détériorer à cause du mauvais traitement que les premiers infligeaient aux autres. En effet, le nommé Socé Bigué Ndiaye, héritier présomptif du trône du Saloum, pour marquer son mépris à l’égard des musulmans, avait invité six marabouts de Kayemor (une des provinces islamisées du Saloum) et après leur avoir servi de la viande de porc (interdite par l’Islam) et du

80 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 vin rouge bien sucré, les avait envoyés se promener sous le chaud soleil pour les enivrer3. Son geste met toute la communauté musulmane dans la consternation. Et banni par les marabouts, il accède néanmoins au pouvoir mais n’a eu que seize jours de règne (en 1854). Le deuxième incident qui a envenimé les relations entre les deux communautés a été provoqué par le Bour Saloum (Roi du Saloum) Koumba Ndama Mbodj (1855- 1859). Celui-ci, de retour d’un voyage et de passage dans le village musulman de Nandjigui, est allé se coucher sur le lit d’un grand maître coranique de la localité pour le provoquer. « Quand celui-ci revint, il entra dans une forte colère et dit qu’un tyédo ne devait pas dormir sur son lit et chassa Koumba Ndama »4. Elu roi peu de temps après, celui-ci décide de châtier Nandjigui. C’est ainsi qu’il cerne et incendie le village, tue le chef et capture la population dont une partie est tuée et une autre partie proposée aux trafiquants d’esclaves. Solidaire de ses coreligionnaires, Maba Diakhou Ba, alors jeune maître d’école coranique organise une quête auprès des musulmans pour racheter les captifs de Nandjigui ; son entreprise est couronnée de succès car il récolte des chevaux, des ânes, des habits et de l’argent. Le roi, en question, finit par regretter son geste, libère les captifs sans contrepartie et retourne à Maba tous les biens qu’il avait collectés pour leur rachat. Cette volte face du roi Koumba Ndama n’atténue pas pour autant le mécontentement de la communauté musulmane qui, galvanisée par les victoires d’El hadj Omar au Soudan, n’exclut pas l’affrontement direct. Après ces incidents entre l’aristocratie païenne et les musulmans du Saloum, Maba Diakhou commence son Djihad par l’assassinat du prince héritier du Rip, Madiakher, qui l’avait provoqué. Ensuite en 1861, après plusieurs combats contre l’armée du Rip, Diéréba Marone, le roi païen de ladite province est tué à son tour par Malick Adam, un disciple de Maba. Alors maître incontesté du Rip, Maba Diakhou renforce ses positions par la construction de tatas dans les villages de Diakha Diar et Paos Dimar qu’il rebaptise en souvenir de Nioro du Sahel conquis par Elhadj Omar. Il met sur pied une armée bien structurée, composée de Talibés (disciples), et dotée d’armes à feu achetées chez les Anglais basés en Gambie. Maba ouvre les hostilités contre le Saloum en 1865, après l’échec de la grande coalition musulmane de Sambou Oumani Touré, Mandiaye Khourédia et Cheikhou Ousmane Diop contre ce royaume. En effet, ces trois marabouts, originaires respec- tivement de Sabakh, de Koutango (province de Saboya) et Ballo (Gambie), après avoir éliminé les chefs du Sabakh et du Sandial (deux provinces frontalières du Rip) attaquent la province du Kayemor (appartenant au Saloum) battent le Boumy (chef) après quatre jours de combats. Cette défaite de son cousin et chef de province du Kayemor, Goumbo Ndiaye, oblige le Bour Saloum Samba Laobé Fall à intervenir. Celui-ci tue Samba Oumani et Mandiaye Khourédia près du village de Ndémène ; le troisième Cheikhou Ousmane Diop prend la fuite.

3 BA A. B., op. cit., p. 28. 4 BA A. B., Essai sur l’Histoire du Saloum et du Rip, BIFAN, T.38, S.B, n°4, octobre 1976, p. 28.

Valy FAYE (2014). l’islam au saloum (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. 81 Maba se trouve renforcé par les Guelwar (famille maternelle régnante au Saloum) des clans Kéwé Bigué et Khourédia Bigué exilés au Rip, depuis le règne du Bour Saloum Balé Ndao (1851-1854), et qui venaient de subir une nouvelle défaite face au Bour Saloum Samba Laobé Fall (du clan Kodou Bigué). Fort de cela, Maba envahit le Saloum où il construit trois forteresses à Thikat. Samba Laobé subit une première défaite à Thikat face aux musulmans qui l’ont battu et poursuivi jusqu’au fort de Kao- lack en passant par qui est incendié. Il ne doit son salut qu’à l’intervention française au prix de nombreuses pertes. Il meurt peu de temps après. Fakha Fall (1864-1871), le successeur de Samba Laobé, n’a rien pu contre les offensives de Maba. Celui prend le titre de Almamy et annexe les provinces méridio- nales et septentrionales du Saloum (Ndémène, Laghem, Kayemor, Pakala, Mandakh, Diognik et Diafé-Diafé). Pour ramener la paix et la sécurité, l’administration coloniale reconnaît Maba comme Almamy du Saloum. Destitué par les autorités du Saloum pour son incapacité à défendre le Saloum, Fakha Fall fait soumission à Mamour Ndari Ba, frère de Maba. En 1865, Maba accueille au Rip Lat Dior et Alboury Ndiaye chassés de leurs pro- vinces respectives du Kayor et du Diolof par les Français. Renforcés par ces guerriers professionnels, les musulmans tendent une embuscade aux troupes françaises à Pathé Badiane (non loin de Nioro-du-Rip). Celles-ci ont enregistré de lourdes pertes. Le capitaine Pinet Laprade a été même blessé à l’épaule. A partir de 1866, Maba et ses alliés mène deux campagnes contre le Royaume du Sine mais si la première a été victorieuse pour eux, celle de 1867 se solde par une défaite et la mort de l’Almamy.

2- La mort de Maba et le déclin du pouvoir maraboutique au Saloum : la conquête du Saloum Au lendemain de la mort de l’Almamy Maba Diakhou Ba, le pouvoir maraboutique est en difficultés, difficultés inhérentes aux rivalités entre son frère Mamour Ndari Ba et son fils Saer Maty Ba, aux tentatives de dissidences de leurs anciens alliés musulmans, à la réconciliation de la grande famille guélewar (aristocratie du Saloum) et aux interventions françaises. Le premier facteur de la crise du pouvoir maraboutique s’explique par la sécession du Pakala, une des provinces du Saloum conquise par Maba. En effet, le chef de cette province (ou Serigne Pakala), en l’occurrence Mamour Samba Diobaye Cissé, refuse de reconnaître l’autorité du nouvel Almamy Mamour Ndari et ouvre les hostilités contre le Rip. Mais il très rapidement vaincu par les troupes du Rip parce que son mouvement n’agrée pas la plupart de ses administrés qui sont de la mouvance islamiste et le combat était inégal. Sa forteresse de Ndiao Bambali rasée, Mamour Samba se refugie à Panthiang, en territoire gambien, et est remplacé par Mandiouk Cissé. L’autre aspect de la crise se manifeste par la dissidence de Birane Cissé, un des chefs de guerre du Rip. Son mouvement est inhérent au refus de Mamour Ndari de lui donner la main de la princesse Diouka Seydi Ndao et au mariage de celle-ci avec Saer Maty. En fait cette princesse et petite-fille du roi du Saloum a été enlevée et emmenée

82 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 comme otage au Rip apès la victoire des musulmans sur le Bour Saloum Sadiouka Mbodj (1876-1879) à Thiofak. Et Birane Cissé, chef de la province du Kayemor, s’était toujours distingué dans la plupart des combats livrés par les musulmans dont celle-ci. La princesse en question a été d’abord promise à Birane Cissé par Mamour Ndari mais l’armée refuse en prétextant que l’otage n’appartenait pas à celui-ci mais à elle. Abdou Bouri Ba écrit à ce sujet : « Diouka ne devait pas être donnée à un simple chef de province, car elle appartenait au clan gelwar Kodou Bigué. Dès lors Birane Cissé rallia à lui tous ses partisans et chercha à s’imposer comme Almamy ».5 Battu une première fois par Saer Maty, Birane Cissé s’allie ensuite avec le Bour Saloum Guédel Mbodj et assiège le Rip qui est défait. Mais la revanche du Rip est fatale au Saloum qui s’est brouillé entre temps avec son allié. La crise politique se manifeste aussi par la tentative de conquête de la province du Sandial par le chef du Sabakh, Saer Kany Touré. Celui-ci profite de l’instabilité politique du Rip et tente de conquérir le Sandial en prétextant que cette province est un ancien domaine de son père Sambou Oumané Touré. Pour atteindre ses objectifs, il s’allie à Molo Egué, roi du Fouladou mais c’était sans compter avec la détermination des populations du Sandial dirigées par le grand chef de guerre Goumbo Gueye et l’appui des forces du Rip. La guerre meurtrière qui s’ensuivit est remportée par le Sandial. Le dernier et le plus important épisode des dissensions du Rip est sans doute le conflit qui oppose Saer Maty, fils de Maba, et son oncle Mamour Ndary. Pourtant, au lendemain de la mort de l’Almamy Maba Diakhou, le nouvel Almamy, Mamour Ndari, installe solennellement Saer Maty à la tête de la province du Walo-Rip, le déclare héritier présomptif et demande aux autres chefs de provinces de le soutenir. Et Saer Maty de remercier son oncle de cette grande marque de considération à son égard. Mais à partir de 1885, Saer Maty ne reconnait plus l’autorité de son oncle et succes- seur de son père et agit de son propre chef, pour ses intérêts personnels. D’ailleurs ses précédentes campagnes contre le Saloum et Birane Cissé sont décidées sans l’aval de son oncle. Ainsi il attaque Nioro, capitale du Rip, vaillamment défendue par Mamour Ndari et parvient à ramener l’une de ses belles-mères que son oncle avait héritée de son père, Maba. Ce conflit a fortement entamé la puissance du Rip et va faciliter, dans une large mesure, la revanche du Saloum. Le dernier facteur de déstabilisation du pouvoir maraboutique est l’initiative prise par le Bour Saloum Guédel Mbodj (1879-1896) de réconcilier les dynasties guélewar rivales du Saloum, en l’occurrence celles Kodou Bigué, Khourédia Bigué et Kéwé Bigué. Encore faut-il le rappeler, les deux dernières s’étaient exilées au Rip à la suite de leur défaite face au Bour Saloum Balé Ndao (1823-1851). Guédel était persuadé que le Saloum ne pouvait pas recouvrer son indépendance vis-vis du Rip musulman sans une parfaite unité de l’aristocratie et que, en plus, son potentiel successeur ne pouvait être que Wack Ndiouka Ba, fils de Saer Maty et de la princesse Diouka Seydi. Une telle succession était inimaginable parce que non seulement Wack Ndiouka Ba, à cause deses origines paternelles, ne devait pas diriger le Saloum, même si sa mère appartenait à la famille Kodou Bigué.

5 BA A. B., op. cit., p. 36.

Valy FAYE (2014). l’islam au saloum (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. 83 A partir de ce moment, les membres des deux lignées exilées au Rip, conscients du danger qui les guettait, notamment la perte définitive du pouvoir, acceptent la réconciliation et rentrent au Saloum. Ainsi, désignent-il, à l’unanimité, Sémou Djimit Diouf, chef de la lignée Kéwé Bigué, prince héritier du Saloum ou Boumy. Le Saloum uni se trouve ainsi face au pouvoir musulman en crise. Croyant que le contexte lui était favorable Guédel va à l’offensive contre Saer Maty. Mais c’était sans compter avec la détermination des marabouts du Rip, fortement soutenus par le Bourba (Roi) Djolof, Alboury Ndiaye, et ses troupes, en exil au Rip après ses démêlés avec les Français. Guedel ouvre les hostilités contre l’Almamy Mamour Ndari qu’il rencontre succes- sivement en 1884 à Sibassor et Hodar, deux batailles sanglantes de part et d’autre. En 1885, Guedel obtient l’alliance du chef de guerre Birane Cissé, entré en dissi- dence contre Saer Maty. Les deux alliés envahissent le Rip et battent Saer Maty à . Mais Guedel est obligé d’arrêter son offensive à la suite de sa brouille avec son allié, Birane Cissé. Saer Maty saisit cette occasion pour poursuivre Guedel qu’il bat à Louba Rédou. Saer Maty multiplie ses victoires sur le Saloum en 1885 à Naoudourou et en 1886 à Kahone, la capitale du Saloum, qui est incendiée. Conscient de la suprématie des forces musulmanes sur les siennes et de son incapacité à reconquérir les territoires perdus, Guedel fait appel aux Français. Le gouverneur du Sénégal, soucieux de restaurer la paix et la sécurité au Saloum, décide alors d’imposer l’autorité de la au Rip6. Une colonne forte d’environ cinq cents hommes, commandée par les capitaines Coronnat et Villiers battent Saer Maty à Goumbof et à Batanding en 1887 et occupent Nioro-du-Rip ou un poste militaire est désormais installé. Saer Maty se réfugie à Bathurst puis à Bakau où il meurt en 1899. Guedel signe un traité de protectorat avec la France, traité qui consacre également la reconstitution de l’ancien royaume du Saloum. Les invasions du Saloum par les troupes maraboutiques entraînent le repli de nombreux villages sérères au nord du fleuve, dans la région de et dans le Sine. Beaucoup de réfugiés se sont ainsi installés sur la Petite Côte autour de la mission catholique de Ngazobil. Les villages des îles du Saloum sont également affectés par ces conflits « car les expéditions d’avisos français contre plusieurs localités en 1864 furent à l’origine du départ de sereer (sic) Nominka qui s’implantèrent sur la terre ferme autour deToubacouta-Missira et y fondèrent plusieurs villages du Nombato ».7

6 DESSERTINE A., Un port secondaire de la côte occidentale d’Afrique, Chambre de commerce de Kaolack, édition de 2011, p. 41. 7 BECKER C. et MARTIN V., Essai sur l’histoire du Saloum, in Revue Sénégalaise d’Histoire, vol. 2, n°1, janvier- juin 1981, p. 10.

84 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 II. LA POURSUITE DES RÉVOLTES MARABOUTIQUES PENDANT LA PÉRIODE DE PACIFICATION :

1. Le mouvement de Diouma Ndiati Sow et ses conséquences

1.1 Origines et manifestations La défaite des marabouts du Rip et la conquête du Saloum n’ont pas découragé les autorités musulmanes dans leur prosélytisme et leurs luttes contre le pouvoir colonial. La période 1891-1912 coïncidant avec la politique de pacification au Saloum est ainsi jalonnée de révoltes musulmanes dont la plus importante est celle du marabout Diouma Ndiati Sow. Ce mouvement est surtout favorisé par la crise de l’Administration coloniale au Saloum caractérisée par un déficit en personnels administratif et militaire, l’instabilité et l’autoritarisme des administrateurs et un manque de politique continue. La crise de l’administration va persister jusqu’à la fin de la première décennie du XXème siècle malgré la grande réforme de 1898 instituant les cantons et celle de 1907 visant à éclater les grands commandements territoriaux avec la suppression des provinces traditionnelles et l’élimination des chefs supérieurs indigènes. Ces difficultés de l’administration sont plus accentuées au Saloum Oriental, province où s’est déroulé le mouvement de Diouma. Celle-ci apparaît comme un « no man’s land » laissé aux caprices des chefs traditionnels locaux, de marabouts prêcheurs, de brigands et d’irréductibles opposants à l’ordre colonial. La rébellion de Diouma est le prolongement, au Saloum Oriental, d’un mouvement de contestation maraboutique, prêchant le Djihad, né le jour de la Tabaski de l’an 1900, à Sédhiou, et qui s’est propagé jusqu’à Kaolack. D’ailleurs, d’après le lieute- nant Chaudron, « dans le Rip et le Saloum, la tête des Administrateurs de Nioro et Kaolack est mise à prix ».8Ses défenseurs sont le marabout peul, Mody Guéladio, dont l’ambition est le contrôle du Saloum, et son ami El hadj Abdoulaye Niasse, chef d’une importante branche de la Tidjania à Kaolack. Des bandes de disciples sont ainsi envoyées prêcher la guerre sainte jusqu’au Niani-Ouli dès le début de l’an 1901. Le marabout Diouma est un néophyte, originaire de Kélel Moufel (près de Birkélane, dans l’actuelle région de Kaffrine), doté de pouvoirs magiques selon certaines traditions orales, et grand fanatique car il est fortement influencé par ces thèses qui appellent les musulmans à la guerre sainte. C’est au lendemain de la campagne de prêche au Niani-Ouli que Diouma, aidé de son lieutenant Niada Ba, a commencé, d’abord, sa mission au Walo-Rip, au Ndemen et aux Diama, « un petit groupe de villages toucouleur qui, comme les Walo-Walo, étaient des musulmans fervents mécontents d’être placés sous le pouvoir des chefs thiédos »9. Puis le 12 avril, il brûle la Résidence de Malème, Chef-lieu du Saloum Oriental, à l’insu du chef supérieur Abdoulaye Diaw, après avoir

8 ANS 1G 283, Etude sur le Cercle de Nioro 9 KLEIN M. A., Islam and imperialism in Senegal (Sine-Saloum 1887-1914), Stanford U. Press, p. 205.

Valy FAYE (2014). l’islam au saloum (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. 85 transité par le Pakala (un canton du Saloum Oriental frontalier de la Gambie anglaise); il coupe également la ligne télégraphique entre Sédhiou et Saint-Louis et prépare une offensive contre le fort de Kaolack, le chef-lieu du Cercle. Mais c’est au cours de sa marche vers Kaolack qu’il est rattrapé et tué, à Kadaodao (village situé à 12 km de Kaffrine), par les hommes du Beleup Ibrahima Ndao (chef du canton du Ndoucoumane) dirigés par son frère Ngougnari au moment où l’Administrateur Victor Allys, commandant du Cercle, mettait en place le dispositif de défense de la ville. La mort de Diouma, l’assassinat de Mody Guéladio dans le Niombato, en juin 1901, au moment où il tentait de reconstituer ses forces et l’incendie de la mosquée de El hadj Abdoulaye Niasse mettent fin à cette tentative de rébellion maraboutique au Saloum. Le mouvement de Diouma, vu le nombre d’hommes qui le composent et sa puis- sance de feu -50 hommes dont trois seulement sont armés de fusils-, est de faible envergure, mais les autorités administratives et militaires tant à Kaolack qu’à Nioro n’ont pas lésiné sur les moyens répressifs.

1.2. Les conséquences du mouvement La répression contre les insurgés et leurs présumés complices est tellement féroce que le Gouverneur du Sénégal est intervenu pour rappeler ses hommes à l’ordre. La réaction brutale du commandant du cercle du Sine-Saloum d’alors, Victor Allys, est, dans une large mesure, compréhensive car les plus coriaces adversaires à l’installation française en Sénégambie ont été des chefs musulmans et, la plupart des administra- teurs coloniaux de l’époque sont taxés de républicains antiroyalistes et anticléricaux. Selon Klein, « lors des jugements à Nioro et Malem (sic), au moins 15 coupables furent condamnés à mort et au moins 65 hommes furent condamnés aux travaux forcés et quelques uns avaient été dépossédés de leurs propriétés pour avoir su les activités de Diouma et n’avoir rien dit à l’Administrateur ».10 Parmi les autres représailles, figurent l’incendie du village de Diama Thioyen et l’emprisonnement de ses habitants, la condamnation du village de Malème à payer une amende de 15 000F pour avoir offert l’hospitalité à Diouma, la confiscation de toutes les armes, le transfert auprès de Ibrahima Ndao et Mandiouck Cissé, chefs des cantons respectifs du Ndoucoumane et du Pakala, des prisonniers à qui l’on demande 73 000F en échange de leur liberté. D’ailleurs, l’administrateur Allys est très ferme sur ces mesures d’après les instructions qu’il adonnées au chef supérieur, Abdoulaye Diaw: « (…) aucun ne sera relâché avant d’avoir payé au moins la moitié de cette somme (…). Si les payements ne sont pas effectués, les prisonniers seront dispersés et distribués à des hommes qui les nourriront et les garderont et, en échange, ils travailleront pour ces gens. 11» Les prisonniers de Malème sont logés à la même enseigne. Ces peines lourdes et inhumaines rappelant les pratiques esclavagistes ont suscité une grande inquiétude et un regret auprès des autorités de Saint-Louis et de Dakar qui réagissent en limogeant l’administrateur Allys, remplacé par Lefilliâtre. Celui-ci

10 KLEIN M. A., op. cit., p. 206. 11 Id. Ib.

86 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 tente de rétablir la paix en amnistiant les prisonniers dont la majorité s’était enfuie et en persuadant tous ceux qui se sont refugiés en Gambie de revenir. La rébellion de Diouma et la répression subséquente ont de nouveau alimenté les courants migratoires du Saloum Oriental vers la colonie anglaise de Gambie et les autres régions du Sénégal car les ravages entraînés par les précédents troubles civils et religieux restent encore gravés dans la mémoire de la plupart des populations. Malheureusement, les Archives du Sénégal ne renferment pas de données chiffrées sur ces exodes de populations mais ils doivent être importants car, en dehors de rebelles, le mouvement a bénéficié du soutien, ne serait-ce que tacite, des anciens partisans de Saer Maty qui n’ont jamais pu digérer leur défaite et de beaucoup de marabouts du Saloum Oriental. Cette émigration est même soulignée par le Lieute- nant Chaudron, un des responsables de la répression du mouvement, car il écrit : « le marabout Ndiouma (sic) est tué, ses bandes fuient en Gambie anglaise, elles sont poursuivies et un grand nombre de brigands sont capturés avec leurs troupeaux dans leurs repaires de brousse »12. Le mouvement de Diouma a, en outre, accentué la crise de l’administration coloniale, facteur de l’insécurité au Saloum Oriental et, par conséquent, frein de l’immigration et mobile de l’émigration. Cette situation est consécutive à la suppression de la Résidence de Malème qui n’est rétablie qu’en 1908 avec l’arrivée du chemin de fer Thiès-Kayes. Cette absence de tout commandement français dans la région attise les rivalités entre chefs traditionnels qui tyrannisent leurs rivaux respectifs et exploitent leurs sujets (en abusant surtout de l’impôt). Au lendemain de la disparition de Diouma, la crise de l’administration se poursuit avec les rivalités entre le Beleup du Ndoucoumane, Ibrahima Ndao, et le chef supérieur, Abdoulaye Diaw. Les conséquences de cette lutte vont se faire sentir jusqu’à la fin de la période 1891-1910.

2. Le mouvement de Assane Touré La répression consécutive au mouvement du marabout Diouma Ndiati Sow n’ a pas éradiqué les velléités de soulèvements maraboutiques, même si ceux-ci gagnent de moins en moins de l’importance. Mais ces soulèvements sont, cette fois-ci, l’œuvre d’agitateurs . Parmi eux, nous avons le marabout Assane Touré qui s’est soulevé en 1912 dans le Rip. Assane Touré est un marabout controversé car son mouvement est parti d’une femme d’autrui, plus précisément de la dame Fatou Niang, épouse de Mamour Diabou chef du village de Koupakh (canton de Sabakh-Rip), qu’il convoitait. Pour atteindre son but, il fait savoir aux gens que c’est Cheikh (fondateur du Mouridisme) qui, dans un rêve, lui a ordonné de devenir le mari de la dame en question. Puis, d’après l’Administrateur Brocard, « ayant essuyé un refus formel, il rassembla ses condisciples en clamant que Bamba l’avait désigné comme Mahdi et qu’il fallait le suivre. Les talibés d’Abdou Bouri et d’Amadou Badiama se rejoignirent aux siens pour essayer d’enlever de force Fatou Niang du carré de Birane Adame, son père, où elles’était réfugiée ».13

12 ANS 1G283, Etude sur le Cercle de Nioro. 13 ANS 11D1-1116., L’administrateur de Kaolack au lieutenant-gouverneur du Sénégal, Kaolack, le 06/02/1912.

Valy FAYE (2014). l’islam au saloum (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. 87 Mais, chassé par les cavaliers de Ndari Yacine Touré, chef du canton de Sabakh-Rip, il se réfugie avec ses partisans, le 26 janvier 1912, à Balangar, en territoire anglais. Armés de huit sabres achetés chez Armingaud, opérateur de la maison Maurel et Frères, les insurgés s’attaquent aux Tidjanes (disciples de Cheikh Ahmad Tidjane de Fez au Maroc) de Balangar (Saloum anglais) pour les convertir de force au Mou- ridisme. Les affrontements ont fait deux morts, un de chaque côté (dont le fils du chef de canton) et de nombreux blessés parmi lesquels Sawalo le chef du canton de Balangar, car les Tidjanes surpris n’étaient armés que de bâtons. Ensuite, craignant des représailles du gouvernement anglais, certains Mourides passent la frontière pour se réfugier dans le Pakala sénégalais dont le chef, Mandiouck Cissé, est le frère du chef Sawalo Cissé. L’incursion des Mourides inquiète toutefois les populations qui avertissent le Résident de Nioro-du-Rip « en exagérant le nombre de rebelles ou en dénaturant le but de ce déplacement. On lui déclare en effet, « que 3 chefs mourites (sic) se dirigeaient vers le Pakala à la tête d’une centaine de talibés. « On prenait les fuyards pour des agresseurs ».14 L’Administrateur Brocard semble minimiser la portée du mouvement de Assane Touré dans son compte rendu de mission à l’adresse du lieutenant-gouverneur du Sénégal, mais il éprouve d’énormes craintes quant au développement du Mouridisme car il a eu certes écho de l’ampleur des différents mouvements maraboutiques qui ont secoué le Saloum. Cela transparaît aussi bien dans son rapport politique de 1912 que dans l’importance des forces mobilisées contre les insurgés. Il note dans ce fameux rapport : « Les musulmans de la secte de Scheick (sic) Amadou Bamba manifestent une agitation dangereuse. A la faveur de la nouvelle ligne (chemin de fer), ils se déplacent plus facilement et mettent le pays en coupe réglée avant que les chefs aient le temps d’intervenir »15. Les forces chargées de réprimer le mouvement sont composées de l’Administrateur Brocard et de cinq de ses gardes, des chefs de cantons de la zone, notamment Alioune Sow (Laghem), Gori Diouf (Kahone), Silman Soumaré (Nguer), Ibrahima Ndao (Ndoucoumane), Sidi Ndiaye (), et de leurs escortes, des volontaires du Pakala (dont 60 cavaliers), etc. La rencontre était prévue le 02 février 1912 à Ndiao et à Louba, bastion des insur- gés mourides. Mais ceux-ci informés, ont pris la fuite. Par conséquent, il n’ y a eu que des arrestations de complices dont 9 à Louba et 1 à Ndiao. D’ailleurs, deux marabouts mourides, très influents, présumés appartenir aux principaux dirigeants –Ali Nguète de Louba et Saer Khodia Cissé de Ndiao- font partie des fuyards. L’extension du mouvement de Assane Touré au Saloum Oriental est surtout favorisée par la crise de l’administration dans cette subdivision avec notamment l’absence de résident à Malème et les difficultés inhérentes à l’incapacité du vieux Mandiouck Cissé à administrer correctement le canton de Pakala, frontalier de la colonie anglaise. Cette situation facilite les fluctuations de populations entre les deux colonies. La rébellion de Assane Touré a déstabilisé le peuplement de la partie orientale et méridionale du Saloum car le nombre des exilés dépasse de loin celui des insurgés 14 Id. ib. 15 ANS 2G12-61. Rapports mensuels d’ensemble, cercle de Kaolack, 1912.

88 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 mourides. D’abord, des populations autochtones (tidjanes), craignant les exactions des Mourides, ont pris le chemin de l’exil au début du mouvement. Ensuite les Mourides représentant une importante minorité dans la zone, ont vu bon nombre d’entre eux partir car ils ont appris l’arrivée imminente de l’autorité administrative. D’ailleurs, l’emprise des Mourides sur les populations transparaît dans la lettre de Brocard au Lieutenant-gouverneur du Sénégal : « La population de ces deux villages (Louba et Ndiao) qui est sous la domination complète des Mourides ne commença à donner des renseignements que lorsqu’elle fut bien certaine, à la vue de nos partisans, qu’elle n’aurait pas à craindre des représailles ».16 Enfin, de simples innocents épris de paix, ont sans doute préféré partir évitant d’éventuelles représailles de l’autorité coloniale d’autant plus que celle-ci a mis du temps pour éradiquer totalement le mou- vement, comme l’atteste le rapport politique de mars 1912 : « L’agitation produite dans le cercle par la tentative de soulèvement du Mahdi ne subsiste que dans le Pakala (…). Le nouveau résident de Malem veille au maintien du calme et de l’ordre ».17

III. L’ISLAM ET L’EXPLOITATION ECONOMIQUE DU SALOUM : LE MOURIDIME ET L’EXPANSION ARACHIDIERE

III.1. Les Mourides et l’autorité coloniale : des hostilités à la paix économique Les Mourides sont les membres de la confrérie de Cheikh Ahmadou Bamba (1853- 1927). Après de multiples démêlés, avec les Français, qui lui ont valu des exils – au de 1895 à 1902 et en Mauritanie de 1903 à 1907- et une assignation en rési- dence surveillée Thieyène (Djolof), Ahmadou Bamba s’installe à de 1912 à 1927. C’est à partir de cette localité que ses disciples ont ouvert un front pionnier vers le Sud-est et l’Est suivant le chemin Thiès-Kayes. L’essor du Mouridisme s’explique, entre autres facteurs, par le contexte politique de l’époque (fin XIXème siècle-début du XXème siècle). En effet, la conquête coloniale a éliminé la monarchie et créé, par conséquent, un vide politique. Ainsi, pour administrer les vastes territoires conquis, le colonisateur s’est appuyé aussi bien sur les Français que sur des chefs indigènes originaires de l’aristocratie traditionnelle. Aux yeux des masses paysannes, ces deux pouvoirs sont, par essence, fondés sur la domination et l’exploitation. Autrement dit, le pouvoir colonial français est illégitime car il est étranger et chrétien et le pouvoir thiédo (aristocratie traditionnelle) impopulaire parce qu’il est discrédité par son passé réputé de violence et d’arbitraire. Le message de Bamba, fondé sur le travail, le respect scrupuleux des préceptes de l’Islam et la soumission au Cheikh, au guide spirituel, trouve ainsi un écho favo- rable auprès des populations. L’influence de Ahmadou Bamba inquiète ainsi, à la fois, l’autorité coloniale et l’aristocratie traditionnelle ; celle-ci voit en lui un rival très puissant et très dangereux. Mais le Mouridisme va se développer d’année en année

16 Id. ib. 17 ANS 11D1-1116.

Valy FAYE (2014). l’islam au saloum (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. 89 car, selon SY, « les masses paysannes allaient y trouver, en dehors des structures traditionnelles et en dehors de celles nées avec la colonisation, un cadre où elles allaient affirmer la reconquête de leur identité nationale »18. Cependant ce bras de fer résulte, dans une certaine mesure, d’une incompréhension des ambitions et des objectifs de Bamba par l’autorité coloniale. L’affluence des populations autour du marabout suscite ainsi une grande inquiétude chez l’autorité à cause des mouvements musulmans précédents caractérisés par la violence. Ce qui est plus grave encore c’est que, Bamba a toujours manifesté une attitude de distance et de non soumission vis-à-vis de l’administration, attitude que celle-ci a interprétée comme une marque d’hostilité et de défiance. C’est vers la fin de la décennie 1910 seulement que l’autorité coloniale a compris que le Cheikh accordait peu d’importance à la chose politique, c’était un serviteur de Dieu, l’Autorité Suprême. A partir de ce moment, les deux protagonistes vont entretenir d’étroites relations de coopération. Le colonisateur profite ainsi de l’influence du marabout pour administrer le pays et combler, par conséquent, le vide créé par la liquidation de la monarchie et aussi pour exploiter économiquement, par le biais de la culture arachidière, les territoires conquis. Le Mouridisme aussi, de son côté, va tirer profit de cette coopération tacite car la culture arachidière va non seulement permettre à Bamba de réaliser ses nombreux projets, les mosquées de Diourbel et de , entre autres, mais aussi à ses descendants et collaborateurs de s’enrichir et de gagner davantage de puissance. Cette alliance fondée sur des considérations essentiellement économiques s’est faite au détriment des masses paysannes, même si celles-ci en tirent un certain profit.

III.2. Les Mourides, producteurs d’arachides : les conquêtes pionnières du Saloum La ruée des populations rurales vers Bamba a eu donc des mobiles économiques car la naissance du Mouridisme coïncide avec la crise sociale et économique du Cayor-Ndiambour. Ces populations « mouridisées » se lancent ainsi à la conquête des terres neuves du Saloum Oriental grâce à la construction du chemin de fer et l’appui de l’autorité coloniale soucieuse de satisfaire les besoins de plus en plus importants de la Métropole en matières grasses, surtout pendant les années de guerre (1914- 1918). Traitant des relations entre les Mourides et l’autorité coloniale au début du mouvement, Diop écrit : « l’idéologie et la pratique de la collaboration étroite seront désormais les constantes dans les rapports entre la hiérarchie religieuse et la colo- nisation qui y trouvent, chacune, ses intérêts propres mais qui, surtout, faciliteront l’intégration périphérique du pays dans le système capitaliste ».19 Pour ce qui est, maintenant, de la conquête des terres vacantes du Baol et du Saloum par ces populations du Cayor-Ndiambour, Sarr explique : « la première période débute avec la construction du chemin de fer qui atteint Diourbel et Tambacounda entre 1908 et 1915. Au cours de cette période qui voit le début de l’expansion du

18 SY C. T., La confrérie sénégalaise des Mourides, un essai sur l’Islam au Sénégal, Paris, Présence Africaine, 1969, P. 151. 19 DIOP A. B., La société wolof, tradition et changement, Paris, Karthala, 1981, p. 25.

90 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 mouridisme et sa conquête des forêts du Ferlo et des Terres neuves du Sine-Saloum, beaucoup de disciples du marabout Ahmadou Bamba, originaires du Ndiambour et de Kébémer migrent vers le sud et vers l’est ».20La conquête pionnière des « Terres Neuves » du Saloum par les Mourides est surtout favorisée par l’installation définitive de leur chef, Amadou Bamba, à Diourbel en marge des anciennes terres arachidières du Cayor et du Baol, terres pauvres et surpeuplées ainsi que l’installation des rails du Thiès-Kayes qui ont gagné le Cercle du Sine-Saloum entre 1910 et 1914. Le tracé de la ligne qui cerne le Ferlo au sud correspond à celui d’anciennes routes évitant le cœur de cette région à cause de la rareté de l’eau et la présence de nombreux animaux sauvages. Le chemin de fer facilite, à la fois, le transport des produits agricoles et celui des personnes du Soudan à la côte et aussi le peuplement des terres vides qu’il traverse car la pose du rail s’accompagne du forage de puits, d’où la résolution du principal obs- tacle à l’installation humaine dans cette partie du Saloum. L’arrivée du chemin de fer à Birkelane en 1912 et à Kaffrine en 1914 va être immédiatement suivie de l’installation des colons mourides qui, à partir des gares, prennent d’assaut les terres vides du nord et de l’est de la Subdivision du Saloum Oriental, autrefois occupées par les forêts du Ferlo méridional. Ainsi, partant de la station de Guinguinéo, ils gagnent le nord de la Subdivision en créant les villages de Mboss, Pétègne, Boulogne-Diawandou, Diatmel- Moussa, etc.21. Leur progression est rapide car « M. le Résident du Saloum Oriental signale la présence de nombreuses familles de mourites (sic) qui sont venues s’installer dans le village de Darou »22, note un rapport du commandant de cercle de 1914. La ruée des Mourides vers cette région est de nouveau soulignée par le rapport de 1926 en ces termes : « le mouritisme (sic) aussi fait des progrès, notamment le long de la voie ferrée. Il y a aussi de forts villages Mourites (sic) à Kaffrine et à Koungheul »23 . Les limites des données statistiques ne nous permettent pas de quantifier les effectifs des colons mourides, mais les différents rapports des autorités coloniales d’alors et les nombreux villages mourides qui remontent à cette période nous laissent croire que cette première phase de l’immigration mouride est numériquement importante. Les rapports entre marabouts mourides et leurs disciples ou takder sont fondés sur la soumission totale au Cheikh ou à son représentant ou Diawrigne au Dara (camp de travail et école). Le takder reçoit ainsi une formation religieuse en étudiant le Coran et professionnelle par les travaux champêtres pendant environ une décennie. Il reçoit également, à la fin de son séjour au Dara, la bénédiction de son marabout et une parcelle de terre qu’il va mettre en valeur. Cela lui permet de se marier et de s’installer définitivement. Le Dara deviendra, plus tard, un village mouride et le takder, un talibé. La conquête assez rapide des « Terres Neuves » du Saloum par les Mourides tient surtout à

20 SARR M., op. cit., p. 147. 21 PELISSIER P., Les paysans du Sénégal : les civilisations agraires du Cayor à la Casamance, Saint-Yrieix (Haute- Vienne), Fabrègue, 1960, p. 32. 22 ANS 2G14- 50 23 ANS 2G26- 68

Valy FAYE (2014). l’islam au saloum (sénégal), du fusil à l’arachide ou des conflits armés à la production arachidière. 91 la rigueur de l’organisation de la confrérie –l’appel au travail et à la prière- et au dévouement ainsi qu’au dynamisme de ses membres dont la plupart sont obnubilés par le désir de s’enrichir car l’hostilité du milieu (rareté de l’eau, animaux sauvages, dépaysement, parasites, maladies) ne favorisait pas du tout l’installation de l’homme. Le front pionnier mouride va marquer une pause en 1927, à la suite de la disparition de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie.

CONCLUSION Les chefs musulmans ont adopté deux attitudes vis-à-vis des chefs traditionnels du Saloum et des autorités coloniales de la période des conquêtes au début de la colonisation. La première attitude fondée sur la violence avait pour objectif de convertir les chefs traditionnels du Saloum à l’Islam et l’autre essentiellement pacifique favorisait la participation des marabouts à l’expansion arachidière. Maba Diakhou Ba, maître du Rip, après avoir éliminé son chef païen, déclenche un djihad contre le royaume du Saloum, profitant de ses difficultés internes. Après une série de victoires contre les souverains de ce royaume, Maba est reconnu Almamy du Saloum par les autorités coloniales françaises en 1864. Mais à la mort de Maba, le pouvoir maraboutique traverse une crise inhérente aux querelles de succession entre Mamour Ndary Ba, son frère, et Saer Maty Ba, son fils, et à la dissidence de certains chefs de province comme Birane Cissé et Mandiouck Cissé. Le nouveau roi du Saloum, Guedel Mbodj, tente d’exploiter ces difficultés. Ainsi après avoir réconcilié toutes les familles aristocratiques du Saloum, il passe à l’offensive pour la reconquête des territoires perdus. Incapable de vaincre les marabouts du Rip, renforcés par le Bourba Djolof Albouri Ndiaye et ses troupes, il fait appel aux Français qui, après avoir battu Saer Maty, impose un traité de protectorat au Saloum en 1887. La période de pacification est également traversée par deux mouvements de rébellion maraboutiques. L’un est dirigé par Ndiouma Ndiati Sow (1901) et l’autre par Assane touré (1912). Le premier visait surtout les autorités coloniales et l’autre des musulmans de la confrérie des Tidjanes qui devaient être convertis au Mouridisme. Là encore, l’intervention française a ramené la paix. La période suivante se caractérise surtout par une paix relative avec la récon- ciliation entre Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur du Mouridisme, et les autorités coloniales. Les anciens adversaires se sont retrouvés autour d’un intérêt commun, la culture de l’arachide. Le marabout avait besoin de ressources pour réaliser ses projets et les autres, d’une forte production arachidière pour les industries françaises. Leurs projets sont ainsi facilités par la construction du chemin de fer Thiès-Kayes. Les relations entre autorités maraboutiques et colonisateurs vont se renforcer avec l’arrivée d’autres colons agricoles de la confrérie des Tidjanes. Ces chefs musulmans vont fortement contribuer à faire du Saloum, la première région arachidière du Sénégal de par l’importance de ses productions.

92 © EDUCI 2014. Rev. hist. archéol. afr., GODO GODO, ISSN 18417-5597, N° 24 - 2014 SOURCES

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