LE MYSTÈRE DES MOUSQUETAIRES ou la ruse d’ Par Sylvain Venayre

Tout le monde connaît , son algarade, dans une auberge de Meung-sur- l’histoire de cette amitié virile entre quatre jeunes Loire, avec un agent de Richelieu, le comte de hommes du temps de Louis XIII, racontée en 1844 Rochefort ; son amitié, dans la capitale, avec de par Alexandre Dumas. D’Artagnan, , jeunes mousquetaires un peu plus âgés que lui, et et sont depuis longtemps entrés dans la connus seulement par leur nom de guerre, Athos, légende de la littérature. Leurs aventures ont fait Porthos et Aramis ; son habileté dans les duels à l’objet de multiples commentaires. Elles ont été l’épée ; son penchant pour la jeune épouse de son souvent adaptées dans d’autres romans, dans des logeur, Constance Bonacieux ; sa participation, pièces de théâtre, des fi lms, des dessins animés. ainsi que celle de ses amis, à l’affaire des ferrets, Des bandes dessinées aussi. par laquelle Richelieu espérait dévoiler la passion inavouable de la reine de France, Anne Tout le monde connaît ces aventures : le cadet de d’Autriche, pour le ministre d’Angleterre, le duc Gascogne d’Artagnan quittant son Béarn natal de Buckingham ; sa présence au siège de la ville pour essayer d’entrer, à , dans le régiment des protestante de La Rochelle dans les armées de mousquetaires du roi dirigé par M. de Tréville ; Louis XIII ; sa tentative d’empêcher l’assassinat de Buckingham par le principal agent de Richelieu, l’histoire de France de Petitot et Monmerqué Milady. et la Nouvelle Collection de mémoires relatifs à l’histoire de France de Michaud et Poujoulat. C’est Pourtant, ces événements ont-ils bien le sens par l’intermédiaire de ces volumes (163 en tout !) que Dumas semble vouloir leur donner ? Les que Dumas a pris connaissance des mémoires du commentateurs des Trois Mousquetaires, depuis temps de Louis XIII et de Louis XIV, à commencer plus d’un siècle et demi, n’en ont pas douté. Ils par ceux de La Rochefoucauld, dans lesquels une ont cru, sans examiner les choses de trop près, comtesse de Carlisle lui aurait donné le modèle du tout ce que Dumas leur disait. Ils n’ont vu ni la personnage de Milady. ruse du romancier, évidente à nos yeux, ni la morale révolutionnaire du livre. Personne, selon Le deuxième élément du dispositif servant à nous, n’a jusqu’à aujourd’hui délivré le sens exact égarer les érudits est plus subtil. Dumas a semé des aventures de d’Artagnan, Athos, Porthos et son roman d’innombrables anachronismes. Pour Aramis. Personne n’a mis au jour le mystère des n’en citer qu’un, le véritable d’Artagnan est né Mousquetaires. vers 1615 : il n’avait donc que peu de chances d’être en 1625 ce jeune homme de dix-huit ans *** qui rencontre Rochefort et Milady à l’auberge du Franc-Meunier de Meung-sur-Loire. Plusieurs Si les commentateurs savants de l’œuvre de Dumas critiques savants – citons Charles Samaran et n’y ont vu que du feu, c’est que Dumas lui-même Gilbert Sigaux – ont ainsi publié de remarquables les a savamment égarés. Par un triple dispositif, éditions des Trois Mousquetaires, corrigeant avec il a conduit ses lecteurs les plus attentifs vers des minutie toutes les erreurs historiques de Dumas. Ils problèmes secondaires, laissant de côté le mystère l’ont d’ailleurs fait avec indulgence. Dumas ayant central du récit. dit que le créateur d’une œuvre littéraire a bien le droit de violenter l’histoire, ils l’ont considéré Le premier élément de ce dispositif est la source comme un grand écrivain dont la prodigieuse de laquelle Dumas prétend tenir son histoire. Il imagination pouvait prendre de légitimes libertés s’agirait d’un manuscrit inédit ayant pour titre avec la chronologie, même s’il ne le faisait pas « Mémoire de M. le comte de La Fère, concernant toujours exprès. quelques-uns des événements qui se passèrent en France vers la fin du règne du roi Louis XIII et le Le troisième élément du dispositif, enfin, commencement du règne du roi Louis XIV ». Les concerne l’auteur réel du texte. Dumas avait Trois Mousquetaires ne serait, dit Dumas, que la travaillé en collaboration avec un homme de simple publication de la première partie de ce lettres de son temps, , lequel « Mémoire ». Les critiques ont évidemment tôt a ensuite prétendu être le véritable auteur des fait de juger – et avec raison – que ce « Mémoire » Trois Mousquetaires. D’inépuisables controverses du comte de La Fère était imaginaire. Ils ont ont ainsi accompagné l’histoire de l’édition des même identifié la véritable source du romancier, aventures de d’Artagnan, Athos, Porthos et à savoir les pseudo-Mémoires de M. d’Artagnan, Aramis. Incontestablement, Maquet a été un rédigés en fait par Courtilz de Sandras, et publiés collaborateur de Dumas, aidant au plan du livre en 1700. Ils ont également identifié d’autres comme à la création des personnages. On a même sources importantes : les Mémoires relatifs à retrouvé des chapitres des Trois Mousquetaires rédigés de la main de Maquet : les chapitres 61 et gestes, les propos et jusqu’aux pensées les plus à 67, qui concluent le roman. De nombreuses intimes des personnages. Un tel point de vue querelles opposent encore aujourd’hui ceux qui permet bien sûr de ne pas admettre que l’histoire estiment que l’essentiel du travail a été fait par est racontée par le comte de La Fère. Ce narrateur Maquet et ceux qui jugent que Maquet n’a fourni omniscient, c’est évidemment Dumas lui-même, et que des brouillons médiocres dont Dumas, par il prouve que les Trois Mousquetaires est, d’abord, son talent, a opéré la transformation en œuvre une œuvre d’imagination. littéraire digne de ce nom. Mais ce narrateur omniscient a un autre effet. Il En réalité, les commentateurs savants se sont donne à penser que le point de vue par lequel égarés. Ils ont contredit Dumas sur ses sources, l’histoire est racontée est parfaitement objectif. identifiant Courtilz de Sandras mais tenant le Le narrateur est d’Artagnan avec d’Artagnan, comte de La Fère pour rien. Ils l’ont contredit Athos avec Athos, Richelieu avec Richelieu, sur ses références historiques, systématiquement Anne d’Autriche avec Anne d’Autriche, le duc corrigées. Ils l’ont contredit sur la signature même de Buckingham avec le duc de Buckingham, du livre, tâchant de repérer la part exacte que Milady avec Milady, tout cela avec une apparente Maquet avait prise à son écriture. Puis ils s’en impartialité. Décrivant les actes et les pensées de allèrent, leur travail rigoureusement accompli, sans chacun, il semble n’accorder sa préférence à aucun s’être aperçus que ces trois points ne méritaient et laisser les personnages n’être que ce qu’ils certainement pas qu’on s’y attardât tant, et que le font, disent et pensent, sans jamais les juger, sans roman d’Alexandre Dumas contenait un mystère chercher à les présenter sous un jour favorable ou autrement plus essentiel. défavorable. Pourtant, croire cela, c’est oublier l’avis que Dumas a placé en ouverture de son *** roman et que les commentateurs savants se sont évertués à contredire : le récit provient tout entier Reprenons en effet les trois fausses pistes du « Mémoire » du comte de La Fère. Or le comte proposées par Alexandre Dumas : la question des de La Fère, même s’il n’a pas réellement existé, sources des Trois Mousquetaires ; celle du rôle n’est pas un chroniqueur quelconque. Il est un des de l’histoire du XVIIe siècle ; celle, enfin, de la protagonistes des Trois Mousquetaires. Il est même collaboration avec Auguste Maquet. l’un des principaux personnages du roman. Le comte de La Fère, c’est Athos. Comment imaginer Il est certes intéressant, du strict point de vue que l’histoire qu’il nous raconte, et dans laquelle de l’érudition, de relever que le « Mémoire » du il a joué un rôle si important, soit présentée d’un comte de La Fère n’a jamais existé, de connaître point de vue impartial ? Ne nous laissons pas l’existence historique du véritable d’Artagnan et prendre à l’illusion d’un narrateur objectif, parce d’identifier, dans les Mémoires de M. d’Artagnan que omniscient. Comprenons qu’il est possible, de Courtilz de Sandras, la principale source et même certain, que les faits rapportés par le de Dumas. Mais ces recherches conduisent « Mémoire » du comte de La Fère soient tronqués à se désintéresser de la question, pourtant et travestis au seul profit de la gloire de l’auteur essentielle, de savoir qui raconte effectivement du « Mémoire », au seul profit, donc, d’Athos. les Trois Mousquetaires. Le narrateur de l’histoire, De la même façon, il est évidemment intéressant, rappelons-le, est omniscient. Il rapporte les faits toujours d’un point de vue savant, de corriger les nombreux anachronismes de Dumas. Les que nous ayons de la main de Maquet sont, enfants, les étudiants en histoire y trouveront précisément, les brouillons des derniers chapitres leur compte ; ils ne prendront pas pour une vérité du roman, notamment ceux dans lesquels historique les erreurs du romancier. Néanmoins, l’histoire du XVIIe siècle est absente (et parmi eux en faisant ce minutieux travail d’érudition, en le chapitre quasiment conclusif sur l’exécution de restituant à chaque personnage, à chaque lieu, Milady). Ce problème a du reste quelque chose à à chaque fait son exacte situation historique, les voir avec les modalités de la publication des Trois commentateurs risquent d’oublier que la trame Mousquetaires, en feuilleton, dans le journal le historique, pour fautive qu’elle soit, participe Siècle, du 14 mars au 14 juillet 1844. Écrivant au pleinement de l’œuvre voulue par Dumas. Les Trois fur et à mesure de la parution quotidienne du Mousquetaires s’inscrit dans l’histoire politique journal, contraint de produire régulièrement et du XVIIe siècle ; le livre n’a de sens que par elle ; de proposer des rebondissements susceptibles les erreurs de Dumas, qui d’ailleurs servent de tenir le public en haleine, Dumas inventait bien souvent son intrigue, sont à cet égard très alors, avec d’autres – pensons à Eugène Sue –, un secondaires. genre original : le roman-feuilleton. Ce dernier impliquait sans doute, dans des proportions Or si nous reconnaissons que les Trois jusque-là inédites, le recours aux coups de théâtre. Mousquetaires ne peut exister sans l’aliment historique qui fait vivre le roman, alors ne peut- Toutefois, à partir du chapitre 60, la succession on pas s’inquiéter des derniers chapitres du livre ? de ces coups de théâtre devient extravagante. À partir de l’assassinat du duc de Buckingham, en D’abord Milady, qui vient d’accomplir en effet, tout événement, tout personnage historique Angleterre la mission que Richelieu lui a disparaît du roman. Malgré la furtive réapparition confiée, se précipite en France, dans le couvent de Richelieu, au dernier chapitre, pour un étrange de Béthune où est enfermée la charmante et happy end (il est difficile de croire que le cardinal, naïve Constance Bonacieux, sans même savoir si souvent mis en échec par les mousquetaires qui que celle-ci s’y trouve. Cette décision bizarre viennent d’exécuter son meilleur agent, aurait et cette coïncidence incroyable sont ensuite décidé de la promotion de d’Artagnan au grade suivies de l’assassinat de Constance par Milady, de lieutenant des mousquetaires), l’histoire dans un acte d’une atrocité que rien jusqu’alors politique du XVIIe siècle a disparu. Alors que ne laissait présager. Finalement, rattrapée par le romancier précise au début de son livre que Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan – ce dernier ses héros n’ont « rien de mythologique », mais apparemment inconsolable de la perte de celle qu’ils ont appartenu à l’histoire de leur temps, qu’il aimait, accompagnés de son beau-frère cette histoire paraît, à partir du chapitre 60, débarqué d’Angleterre l’accusant soudainement brutalement oubliée. Comment expliquer cette d’avoir empoisonné son mari –, Milady est jugée étrange absence ? La conclusion du roman, si et condamnée par les cinq hommes. Ceux-ci se différente de ce point de vue du reste du livre, refusent néanmoins à assassiner eux-mêmes la doit être relue avec beaucoup d’attention. jeune femme et mandent pour cela le bourreau de Lille dont – ultime et énorme rebondissement – Enfin, le problème de la collaboration avec on apprend qu’il est lui-même le frère du premier Auguste Maquet est certes intéressant à résoudre. amour de Milady, que celle-ci avait autrefois fait Il l’est d’autant plus que les seuls chapitres condamner, et qu’il fera son office pour rien. Il faut se rendre à l’évidence : parvenu au soixantième écrire ce « Mémoire » – au début du règne de chapitre de son roman-feuilleton, et s’apprêtant à Louis XIV –, la plupart des protagonistes des Trois conclure, Alexandre Dumas multiplie les péripéties Mousquetaires sont encore vivants. En fait, seuls invraisemblables, comme s’il cherchait à nous dire sont morts Louis XIII, le cardinal de Richelieu et quelque chose – mais quoi ? le duc de Buckingham puisque, suivant notre hypothèse fondamentale, Constance Bonacieux *** n’a pas été assassinée et Milady n’a pas été exécutée. Aussi, à part le roi, le cardinal et le duc, Nous formulerons ici l’hypothèse fondamentale tous peuvent accuser le comte de La Fère, si par que Dumas, en supprimant les références à extraordinaire celui-ci leur faisait commettre des l’histoire politique du XVIIe siècle et en multipliant actes qu’ils n’avaient pas commis, prononcer des les invraisemblances, nous invite à considérer paroles qu’ils n’avaient pas prononcées (pour ce la fin des Trois Mousquetaires – les chapitres 60 qui est de leurs pensées, la latitude du comte était à 67 – différemment du reste du roman. Dans la évidemment plus grande). Nous considérerons mesure où la trame historique, dans les cinquante- donc que, lorsqu’il rapporte les faits et gestes neuf premiers chapitres, garantit l’authenticité ou les paroles d’un personnage, le comte de La des faits racontés, il est légitime de considérer Fère dit la vérité, ce qui nous conduira à suivre que l’absence de cette trame, dans les derniers scrupuleusement les péripéties et les dialogues chapitres, suggère que les faits racontés ne sont indiqués dans le texte des Trois Mousquetaires. pas réels (l’extravagance des péripéties, du reste, Simplement, peut-être le comte de La Fère ne nous le laissait déjà penser). Nous admettrons nous a-t-il pas tout dit. Par conséquent, nous nous donc que Milady ne s’est pas précipitée au couvent autoriserons à imaginer les scènes que le comte de Béthune, une fois sa mission accomplie en de La Fère a passées sous silence, à la condition Angleterre ; qu’elle n’a pas assassiné Constance expresse que celles-ci soient en parfaite cohérence Bonacieux ; qu’elle n’a pas été exécutée par les avec le « Mémoire » du comte, tel qu’Alexandre mousquetaires ; que le bourreau de Lille, ce Dumas est censé l’avoir retranscrit. personnage improbable dont la seule fonction dans le récit semble être d’attester la perfidie de Enfin, dans la mesure où la principale victime du Milady depuis son adolescence, n’existe pas. « Mémoire » du comte de La Fère nous semble être Milady, nous raconterons l’histoire de son Cela posé, nous nous demanderons ce que point de vue. devient l’histoire des Trois Mousquetaires si l’on tient compte, ainsi qu’Alexandre Dumas nous le Faut-il rappeler, en effet, avant de commencer, demande avec insistance, de ce que nous n’en que la jeune femme « pâle et blonde, aux longs avons connaissance que par l’intermédiaire du cheveux bouclés tombant sur ses épaules, aux « Mémoire » du comte de La Fère, c’est-à-dire d’un grands yeux bleus languissants, aux lèvres rosées personnage qui, essentiel à la compréhension de et aux mains d’albâtre », dont parle Dumas – l’intrigue, a évidemment intérêt à ne pas nous cette jeune femme, avant de se nommer Milady, dire toute la vérité. s’appelait Anne de Breuil et avait été l’épouse du comte de La Fère ? Le comte de La Fère, toutefois, ne peut pas mentir S. V. effrontément. À l’époque à laquelle il est censé Illustrations de Frédéric Bihel

À Cécile. F. B.

À Ariane. S. V.

PERSONNAGES (DANS L’ORDRE D’APPARITION)

OLIVIER DE LA FÈRE (ATHOS) ANNE DE BREUIL ()

COMTE DE ROCHEFORT D’ARTAGNAN

KETTY DUC DE BUCKINGHAM

DUC DE RICHELIEU COMTE DE WARDES

PORTHOS PLANCHET

LORD DE WINTER ARAMIS

JOHN FELTON FLÉTRISSURE, subst. fém. Action ou marque qui flétrit, qui gâte, qui salit. La flétrissure du teint d’une étoffe. On dit, en termes de palais, qu’un homme est condamné à être flétri, c’est-à-dire à être marqué sur l’épaule d’une fleur de lys appliquée avec un fer chaud. On disait autrefois flétri, qui signifiait la même chose que marqué.

Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts

Antoine Furetière, 1690.

PROLOGUE LA CHASSE

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