(1772-1837) & Présentation des Fouriérismes.

I. Jeunesse et formation en fin de l’Ancien Régime : 1772-1791 ...... 2 A. Un milieu familial marquant et vite rejeté ...... 2 B. Une formation fort diversifiée et des influences (ou parallèlismes) multiples ...... 4 C. Un contexte exceptionnellement varié ...... 16 II. Alternance emplois et voyages, entre Lyon, Marseille, Besançon et (1792-1808) ...... 16 III. L’écrivain et l’utopiste après 1808 ...... 18 IV. FOURIER « inventeur social » : quelques idées de base du fouriérisme ...... 20 A. Quelques difficultés pour présenter le(s) fouriérisme(s) ...... 21 B. La science sociale fouriériste ...... 26 C. FOURIER et l’association et le projet phalanstérien...... 31 D. Plaisir, passions, fonctions et harmonie, et travail attrayant… ...... 36 E. Socialisme, libéralisme. Unité et diversité des êtres humains. féminisme avant la lettre ...... 42 F. Un écologiste et un défenseur des animaux avant la lettre ? ...... 50 V. Un héritage immédiat à la fois important, expurgé et contourné ...... 54 A. L’essor politique du fouriérisme (exemples surtout français) ...... 54 1. Premiers développements et premières divisions ...... 54 2. Une forte présence fouriériste, mais souvent sous-estimée, en 1848 ...... 57 3. Entre éparpillement et tentatives de renouveau : fin du XIX°-début XX° siècle ...... 60 B. Quelques aires de rayonnement fouriériste ...... 66 1. Allemagne et aire germanique ...... 66 2. Argentine et Uruguay ...... 67 3. Australie ...... 68 4. Belgique ...... 69 5. Brésil ...... 69 6. Bulgarie ...... 70 7. Chili ...... 71 8. Chine ...... 71 9. Colombie ...... 72 10. Cuba ...... 72 11. Espagne ...... 72 12. États-Unis ...... 76 13. La France du XIX° siècle ...... 78 14. Italie ...... 86 15. Japon ...... 88 16. Île Maurice ...... 88 17. Mexique ...... 88 18. Paraguay ...... 92 19. Pays Bas ...... 92 20. Pérou ...... 92 21. Pologne ...... 94 22. Porto Rico ...... 94 23. Portugal ...... 95 24. Roumanie ...... 95 25. Royaume Uni ...... 96

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26. Russie et monde russe ...... 97 27. Suisse ...... 120 28. Venezuela ...... 122 C. Quelques expérimentations fouriéristes : Europe et colonies, Amériques… ...... 122 1. Europe et colonies ...... 123 2. Expérimentations et essais en France métropolitaine ...... 127 3. Amérique du Nord : ÉU, Canada ...... 137 4. Amérique du Centre et du Sud ...... 139 VI. FOURIER redécouvert au XX° et XXI° siècles...... 144 1. Iconoclastes, poètes, artistes et surréalistes… ...... 146 2. Psychanalyse, sexologie et libération sexuelle… ...... 151 3. Quelques réalisations communautaires parfois associées au fouriérisme ...... 156 4. Un Fourier libertaire et situationniste ...... 158 5. Variété des écrivains, cinéastes, artistes et « gastrosophes »… qui évoquent FOURIER ...... 165 VII. Un mouvement fouriériste largement inscrit dans sa province d’origine, et marqué par les liens familiaux et amicaux ...... 168

Remarque : pour tout auteur cité, se reporter à ma Bibliographie sur FOURIER et le fouriérisme1 et surtout consulter le très riche site de l’Association d’Études Fouriéristes http://charlesfourier.fr/ I. JEUNESSE ET FORMATION EN FIN DE L’ANCIEN RÉGIME : 1772-1791

A. UN MILIEU FAMILIAL MARQUANT ET VITE REJETÉ Sous son vrai nom, François-Marie-Charles FOURIER (ou FOURRIER), Charles FOURIER est né à Besançon dans la ruelle Baron (rue Moncey où se trouve la plaque) le 07 avril 1772, dans une famille aisée (« milieu de gros négociants et de banquiers » écrit François LASSUS). Son père est un des riches commerçants - dans le textile - de la ville. Sa mère Marie appartient à la famille MUGUET, une des plus importantes familles commerçantes de Besançon. La famille semble assez bigote, d’où une éducation manichéenne « rigidement » conduite2 : le contraste énorme entre ce rigorisme moral et la vie réelle et sans morale, surtout dans les milieux fortunés, explique sans doute très largement les diatribes ultérieures de FOURIER. Charles est l’unique fils, au côté de 3 sœurs : Marie (1767-1830) future RUBAT, Lubine (1768- 1842) future CLERC et Sophie (1771-1843) future PARRAT-BRILLAT. Une première Marie serait morte très vite. Charles n’est pas parent du réformateur chrétien Pierre FOURIER du XVII° s., contrairement à ce qu’il pensait lui-même, mais il est sans doute cousin du mathématicien et préfet Jean-Baptiste- Joseph FOURIER (1768-1830) de l’Yonne. Il semble que quand Charles supprime le 2° « R » de son nom, autour de ses 18 ans, c’était pour mieux exprimer sa relation parentale avec ce Pierre FOURIER qui avait été béatifié3. Quant à Joseph, il est curieusement méconnu alors que ses découvertes mathématiques sont de très grande importance, et que sa vie politique et administrative est plutôt forte et originale, par ses fonctions officielles (préfet, baron, académicien…) et par son rôle déterminant lors de l'expédition d'Égypte. Il connaît donc bien les hiéroglyphes, il évoque les séries, il analyse des fonctions harmoniques, il part des lois de la nature… toutes curieuses proximités avec les écrits et la terminologie utilisés par Charles, mais pas forcément dans le même sens4.

1 ANTONY Michel Charles FOURIER et fouriérismes. Bibliographie sélective, Magny Vernois: 1° édition 1995, http://www.acratie.eu/FTPUTOP/UTO-FOUR.DOC, 182p, mars 2017 2 TUNDO Laura L’utopia di FOURIER. In cammino verso l’utopia, Bari: Dedalo, 364p, 1991, p.11 3 VERGEZ André FOURIER, Paris: PUF, SUP, 109p, 1969, p.5 4 Cf. le très savant et stimulant article de BALIBAR Françoise D'un FOURIER l'autre, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.101-114, janvier-février 2015 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 2/174

La famille paternelle de Charles remonte à plusieurs générations de fondeurs (travailleurs de la forge) du val de Saône dans la région grayloise5, autour de Dampierre-sur-Salon, peut-être depuis la fin du XVII°s. Les origines haut-saônoises sont donc prouvées, et remontent peut-être à une plus ancienne migration depuis la Lorraine. En Haute Saône, deux autres branches FOURIER ou FOURRIER forment une parenté éloignée (?), vers Saint-Loup-sur-Semouse et vers Colombier. Son père, lui-même nommé Charles (1732-1781), né à Dampierre, devient citoyen de Besançon en 1773, juste après la naissance de son fils. La fortune paternelle provient sans doute des nouvelles activités de négociants et surtout d’un bon mariage en 1764 avec Marie (1741-1812), issue de la grande famille de notables : les MUGUET. La famille de son oncle maternel Antoine PION (né en 1747) est également liée au négoce, à Pontarlier et Besançon. Antoine est lui aussi attaché à la famille MUGUET en épousant Jeanne- Marie (1744-1838). Enfin, le mariage entre François MUGUET (futur parrain de Charles ; 1731-1794) et Madeleine WEY (1750-1795) rapproche encore les FOURIER d’une autre grande famille comtoise de négociants et banquiers. Charles le père, ses beaux-frères Antoine PION et François MUGUET ont même travaillé dans la même société, dissoute en 1779. L’enfance de Charles est vite troublée par la mort du père, alors qu’il a 9 ans (1781). Il devient donc naturellement plus proche des parents maternels MUGUET et de son oncle PION qui est associé avec sa mère devenue veuve. Le scandale financier qui touche les MUGUET peu après (krach banquier de 1783 à Besançon) va donc rebondir avec plus de force sur l’adolescent et le marquer à vie, d’autant que ses parents en sont un vecteur important par leurs pratiques spéculatives. Cela entraîne des tractations judiciaires par la suite avec Antoine PION et sans doute une rupture douloureuse. Il est à noter, avec François LASSUS, que peu des nombreux cousins et autres parents de FOURIER le suivront dans sa doctrine et son engagement ; au contraire, souvent, ils renforceront les liens de notabilité politique et économique : ainsi sa cousine germaine Sophie PION devient belle- sœur d’un Ministre de l’Intérieur de Louis XVIII. Une belle exception est cependant représentée par sa nièce Cornélie CLERC qui se veut fidèle à la doctrine de son oncle après avoir quitté son couvent. L’autre grande exception est son neveu Isidore RUBAT, phalanstérien convaincu, fils d’une sœur de Charles, Marie. Lié familialement (mais de manière très éloignée via la famille PARRAT-BRILLAT de sa sœur Sophie) au naturaliste BRILLAT-SAVARIN, avec qui il voyage à Paris, il en garde sans doute quelques influences, tant dans la forme que dans le fond (Cf. ci-dessous).

Le premier acte de rébellion de FOURIER est vraisemblablement son refus d’accepter une carrière bancaire à Lyon en 1789 : il s’élève ainsi à la fois contre la famille, et contre un système qu’il déteste. Il n'aura jamais de mots assez durs sur le «tripot» et «cloaque d'immondices» qu'est la Bourse, contre les banques qui causent «l'esclavage des gouvernemens (sic)» et contre les «forbans sociaux, frelons industriels»6 que sont les marchands. Dénoncer le commerce et ses 36 crimes7 est toujours l'objet de longs développements et de mots très durs : «folie… d'essence… malfaisante : il est liberticide et économicide»8. Ses remarques et ses oppositions sont d'autant plus fondées qu'il est «enfant de la balle, né et élevé dans les ateliers mercantiles (et qu'il a) vu de ses yeux les infamies du commerce» comme il l'écrit en 18299. Le destin étonnant de FOURIER tient ainsi beaucoup au rejet radical de ce milieu socio-économique familial élargi, devenu archétype de la

5 LASSUS François Les cousins bisontins de Charles FOURIER. Familles FOURIER, PION, MUGUET et WEY, Cahiers Charles FOURIER, Besançon: Hors série, 109p, 1995 6 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. II, 264p, 1937, p.13, 18 & 32 7 Tableau dans FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.496 8 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.380 9 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.423 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 3/174

« civilisation » : il s’oppose fermement à ce qu’il connaît de très près. Il devient pour toute sa vie un «déclassé»10 volontaire, car n'exerçant plus comme ses parents une activité dominante, et parce que luttant contre ce milieu qui lui répugne. B. UNE FORMATION FORT DIVERSIFIÉE ET DES INFLUENCES (OU PARALLÈLISMES) MULTIPLES Sa formation, classiquement pour un tel milieu, se fait au Collège religieux de Besançon. Collégien assidu, il s'intéresse surtout à la géographie, la musique et la botanique. Il a toujours vécu entouré de pots de fleurs. Après un intermède à la faculté de droit de la même ville, et peut être un autre dans une école technique à Paris (1799-1800) il entre de plus en plus en contact avec le monde du commerce, particulièrement à Lyon (apprentissage) à Paris et à Rouen. Il connaît plus tard Marseille et Bordeaux. Il entre donc très vite dans le commerce des étoffes. Il fait de nombreux voyages en France et en Europe, la plupart pour affaires, et connaît assez bien Paris, un peu l’Allemagne et les Pays- Bas, la Suisse plus tardivement : une aubaine pour l'amateur de géographie. Il ne reste jamais cloîtré dans ce milieu détesté. Il s'ouvre à d'autres univers, étudie les sciences naturelles, s'essaie à la peinture, propose des inventions (chemins de fer, notation musicale…). Bref, à part les langues note PELLARIN, il montre un esprit ouvert et curieux de tout. Il aime aussi les balades (en campagne comme en ville, et pas seulement au Palais-Royal) et les distractions, notamment les bals pour «jouir du coup d'œil»11.

Sa culture est surtout celle d’un autodidacte, assez éclectique, d’où la difficulté de connaître précisément les sources de son inspiration. BEECHER a montré dans sa monumentale biographie que FOURIER avait été un grand lecteur, puisant à des sources multiples et très hétéroclites. Il n’est donc évidemment pas « illitéré »12 comme il se définit ironiquement et comme des auteurs trop peu perspicaces l'ont laissé croire13.

A-t-il eu connaissance du taoïsme ? À l'inverse de CONFUCIUS, LAO-Tseu choisit, un peu comme FOURIER l'écart absolu, et cherche de vivre en marge de la société pour ne pas être corrompu et conserver son libre arbitre14. La question de cette supposée influence vaut la peine d’être posée, également sur le plan sexuel. La plupart des courants taoïstes reconnaissent l’importance de la sexualité et de sa réalisation heureuse pour atteindre le bien être ou « harmonie » (terme si cher à FOURIER et repris par les libertaires15), voire l’immortalité. Certains mouvements monastiques initient même leurs membres à des pratiques sexuelles épanouissantes, par exemple dès la 6° année pour le courant des Maîtres célestes (Tianshin dao). Tous ne partagent pas ces audaces, mais il clair qu’avec le taoïsme, une bonne partie des tabous sexuels tombent, ce qui peut ouvrir la voie à une reconnaissance de la pluralité des désirs. Si on y ajoute de multiples traits antiautoritaires, on peut comprendre que bien des libertaires s’inspirent aujourd’hui autant du taoïsme que du fouriérisme. Et au-delà du taoïsme, la pensée chinoise traditionnelle joue souvent sur l’harmonie entre l’homme et son milieu, sur les correspondances entre la musique rituelle et les lieux, les évènements climatiques et les sentiments… toutes choses qui sont présentes à différents degrés dans les écrits fouriéristes.

10 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.39 11 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.59 12 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.218 13 Cf. surtout la caricature faite par ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.78. ; ils ont pris FOURIER au pied de la lettre ; une meilleure connaissance de l'auteur aurait dû leur éviter cette bévue. 14 LLENA Claude LAO-Tseu et les taoïstes ou La Recherche d'une vie harmonieuse, Paris: Le Passager clandestin, 96p, 2014, p.16-17 15 Harmonie, -in-Encyclopédie anarchiste, Paris: Œuvre Internationale des Éditions Anarchistes, La Librairie Internationale-La Fraternelle, Vol. II, p.1163, 1934 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 4/174

On pourrait poser la même question à propos de biens des textes érotiques ou libérés sur le plan sexuel (pour ne retenir que celui-là), comme ceux du monde musulman évoqués par Salwa AL NEIMI dans son beau roman libérateur : La Preuve par le miel. Elle y montre, en s’appuyant sur cet héritage méconnu, que le mariage monogame est « contre nature », que la « fidélité est un leurre » et que le « désir ne s’épanouit que dans la liberté »16. Sans doute se prête-t-elle à une provocatrice lecture post-fouriériste de ces ouvrages sulfureux, particulièrement ceux du Cheikh Sidi Mohammed Al-NAFZAWI - XV° siècle17 (Cf. les extraits sur internet de La prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs) ?

Dans le même ordre d'idée, il serait bon de savoir si le bisontin a eu connaissance du Kâmasûtra ou Kâma Sûtra (Les aphorismes du désir) attribué à un sage védique Mallanaga VÂTSYÂYANA vivant entre IV° et VI° siècle. Le recueil est agrémenté d'images dès le XVI°s. Le livre n'est traduit en anglais qu'en 1876. Malgré cela, les rapprochements avec FOURIER sont à faire pour diverses raisons. - La première c'est le rôle important attribué aux femmes, à leur spécificité, à leur égalité vis-à-vis de leurs partenaires, notamment sexuelle, à leur droit au plaisir (car celui des hommes et des femmes est « de même sorte »18), à leur droit de jouer le rôle de l'homme... Comme les hommes elles doivent accéder aux sciences et aux pratiques qui leur sont nécessaires. Certes les « femmes publiques » et les courtisanes ont le beau rôle, mais les épouses ne sont quasiment jamais oubliées. En outre les courtisanes sont ici comparables aux hétaïres grecques et ne se limitent pas aux simples prostituées, elles sont souvent très cultivées. Toutes sont à prendre en compte : même les mendiantes, les femmes rasées ou adultères et les vieilles, les femmes d'autres castes, celles déjà mariées… Toutes elles participent aux rencontres19. On pense ici au FOURIER attentif aux laids et aux êtres délaissés qui doivent également bénéficier des services sensuels et sexuels. De la même manière l'attention apportée aux eunuques révèle que nul n'est oublié. - La seconde, c'est la considération que les passions ne doivent pas être muselées, et que la satisfaction du désir ou la jouissance (Kâma) fait partie intégrante de la recherche de l'harmonie. Les « arts de la séduction » sont abondamment traités, y compris dans leurs côtés pratiques liés notamment aux « médecines toniques »20 ou aux objets érotiques de compensation (ainsi des objets phalliques utilisés par les femmes du harem en manque de relation sexuelle21). Les plaisirs sont totalement assumés, car ils sont « aussi nécessaires que la nourriture à l'existence et au bien être du corps »22. - La troisième, c'est l'absence de tabous et les rares limites aux actes amoureux : tout est permis, notamment lors du « congrès spontané », « au gré de la fantaisie des partenaires »23. Les parties multiples d'amour collectif ou plural ne sont pas oubliées, et les hommes comme les femmes peuvent avoir plusieurs d'un partenaire, y compris par l'anus24. Les aspects sado-masochistes sont évoqués, avec toutefois des remarques à la prudence pour l'usage d'objets trop dangereux. L'amour buccal (cunnilingus et fellation) est développé, pour tous et toutes, même s'il ne concerne souvent que les eunuques, les femmes libertines ou les servants, et les femmes recluses. L'homosexualité est également analysée, surtout dans les harems. Le viol est condamnable et les recommandations sont omniprésentes pour amener le consentement féminin par le respect de son propre rythme et de son propre plaisir, sinon il ne faut pas s'étonner si elle a recours à d'autres hommes que son mari. - La quatrième consiste dans la vision humaniste et intégrale des personnes, le traité n'étant pas qu'une description de pratiques sexuelles, mais une volonté de décrire un mode et une hygiène de

16 AL NEIMI Salwa La Preuve par le miel, Paris: Laffont, 168p, 2008, p.24 17 AL NEIMI Salwa La Preuve par le miel, op.cit., p.49 18 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.55 19 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.39 & 42 20 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.13 et liste p.260 & ss 21 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.202 & p.268-269 22 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.20 23 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.114 24 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.90 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 5/174 vie où les arts, les chants, la culture et la cuisine sont essentiels. Comme chez FOURIER le chant, la musique (et la danse), l'art de l'expression… sont à privilégier. L'imagination esthétique, le soin du détail harmonieux, les rapports ludiques font partie des 64 arts ou pratiques à connaître et développer. - En conséquence, les moments collectifs (entre les deux sexes) et les échanges sont favorisés : festivals, réunions, parties à boire, promenades et pique-niques, divertissements de société… évoquent bien des aspects du Nouveau Monde Amoureux. - La cinquième tient dans le fait que le Kâma Sûtra par sa taxinomie incessante, ironique et inventive et son usage des analogies (femme biche, jument ou éléphant ; homme taureau, cheval ou lièvre ; morsure de corail ou joyau, de sanglier…) ne peut que nous évoquer l'écriture fouriériste et sa manie des classements. Les 9 types d'unions selon la taille des sexes, les 9 types de passions, les 3 (nominal, palpitant, touchant) ou 4 (droit, penché, tourné, pressé) types de baisers, les 4 sortes d'amour, les 4 types d'embrassement (touchant, frottant, perçant et pressant)25, les 3 manières de s'ouvrir pour la femme-biche, les 8 types de pression avec les ongles, les 8 types de morsure, les 4 manières de frapper, les 8 sortes de plainte, les 12 manières pour la femme d'avoir le rôle actif dans l'acte amoureux, les 21 types d'hommes que peuvent choisir les courtisanes26, les 64 arts préalables à connaître et évidemment les 64 positions proposées, les 24 raisons qui permettent à l'homme d'être apprécié, les 27 moyens de soutirer de l'argent à son amant, les 28 moyens de se débarrasser d'un amant qui ne satisfait plus sa partenaire… ne font que nous renvoyer, par exemple à la description méticuleuse des passions ou des formes de cocuage chez FOURIER. Mieux encore, les appariements proposés dans l'ouvrage indien, et ceux que le bisontin va détailler, procèdent de la même volonté de trouver l'harmonie en proposant les meilleurs rapprochements ou partenariats, avec la même attention (vaine) à traiter tous les cas, mêmes les plus saugrenus ou cocasses. - La sixième similitude tient au fait que l'amour, la passion et le plaisir permettent à l'homme et à la femme d'atteindre l'harmonie divine. La religion n'est pas obstacle, comme chez FOURIER, elle doit être intégralement pratiquée, mais au bénéfice des êtres vivants27. - Le mariage est largement décrit, mais au gré des pages, il n'apparaît pas forcément exclusif ou limitatif. Les évocations des amants, des amantes, des libertés des personnes mariées et les rencontres sexuelles ou simplement sensuelles… sont très fréquentes, en tout lieu, et donc paraissent naturelles ou en tout cas banales. Le mariage n'est valorisé que s'il est d'amour et d'inclinations réciproques28. Il y a cependant des parties contradictoires du Kâma Sûtra qui insiste sur la nécessité pour une femme de rester chaste en l'absence du mari ou sur la condamnation des femmes (si elles sont désirables le roi en profite pour se les approprier dans son harem29) vivant maritalement sans le lien conjugal consacré. La polygamie malheureusement semble aller de soi, et se fait au détriment des femmes. Si le Kâma Sûtra reste surtout un livre de recettes (particulièrement pour les hommes) pour satisfaire ses désirs et assurer ses conquêtes, et s'il envisage la liberté et les droits des femmes essentiellement pour les courtisanes, il fait aussi l'éloge de « l'amour désintéressé » et vante toujours la subtilité et la finesse de la sexualité féminine30. C'est sans doute pour tout cela (malgré les restrictions indiquées) que Simone DEBOUT pense que c'est « en Inde plutôt qu'en Occident que l'on trouve des images du Nouveau monde amoureux », notamment dans les figures érotiques de nombreux temples ; « l'amour, passion de la déraison est "toute divine"- divine folie »31. Elle ne fait que reprendre ce que le critique artistique fouriériste François SABATIER (1818-1891) écrivait en 1853 en notant des points de convergences

25 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.61 26 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.214-215 27 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.19 28 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.147 29 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.199 30 VATSYAYANA Kama Soutra. Le livre d'amour de l'Orient, Éditions A. F., 303p, 1975, p.226 31 DEBOUT Simone Le destin exceptionnel d'un manuscrit, in-Le nouveau monde amoureux Dijon: Presses du réel, CIV+456p, XIX-CIV, 2013, p.XCV Charles FOURIER et les fouriérismes Page 6/174 entre hindouisme et fouriérisme, spécialement lorsqu'il écrit « j’ai trouvé dans le Bhagavad-Gîtâ l’axiome du travail attrayant »32.

Dans L'Assemblée des femmes (vers 392) d'ARISTOPHANE (V°-IV° siècle) on trouve la volonté de satisfaire sexuellement toutes les femmes, y compris les vieilles et les laides : « pour tâter d'une jolie femme, il faudra d'abord s'en envoyer une laide ». La prise en compte de ces femmes déshéritées dans l'utopie fouriériste trouve peut-être ici son fondement. Pour la même aire géographique, qu'a-t-il pu penser des cyniques qui eux aussi - à l'image de DIOGÈNE - se positionnent pour l'acceptation de tous les désirs au nom d'une liberté totale vis-à-vis des pouvoirs et des conventions ? FOURIER a-t-il également lu des textes hermétiques ou mystiques, des descriptions éblouissantes de l'Âge d'or ? Hakim BEY, en évoquant des passages de Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile, (rédigé en 1467, publié en 1499), écrit que « Charles FOURIER aurait aimé cette scène, avec la gracieuse atmosphère de Musée de l'orgie, sa cuisine "gastrosophique", sa courageuse défense du luxe bienheureux et du plaisir exquis provenant de la libération spirituelle »33. René SCHÉRER évoque une autre piste intéressante : l’influence des recherches sur le « calcul différentiel et intégral » sur l’éloge fouriériste de la différence et de la variété34. On aimerait également savoir si FOURIER a eu connaissance approfondie de Baruch SPINOZA (1632-1677), tant on loue aujourd'hui, et notamment en milieu libertaire (Arturo SCHWARZ, Michel ONFRAY, Daniel COLSON…), sa reconnaissance du désir et du plaisir (et donc son épicurisme) et sa soif de liberté.

Voici une autre source possible. Pierre Ignace JAUNEZ-SPONVILLE & Nicolas BUGNET publient vers 1808-1809 La philosophie du Ruvarebohni, pays dont la découverte semble d’un grand intérêt pour l’homme, ou Récit dialogué des moyens par lesquels les Ruraveheuxis, habitants de ce pays, ont été conduits au vrai et solide bonheur. C'est l'éminent chercheur bakouniniste Arthur LEHNING qui en fait une utopie rare dans un article de 193735. L'article a été heureusement reproduit dans un recueil d'Études sur le Socialisme International de 1970, intitulée De BUONARROTI à BAKOUNINE (1977 pour l'édition française). Produite sous l'Empire l'utopie semble immédiatement pourchassée et détruite, un exemplaire échappé au pilon permettant une réédition en 1881 seulement. L'imprécision sur les dates de publication provient dans le 2° volume de l'ouvrage, des références données (1808) pour la brochure Le Catéchisme social ou Exposition familière des Principes posés par feu M.P.I.J. S dans un ouvrage inédit auquel il a donné pour titre : Recherches sur la nature des Êtres sensibles par Nicolas BUGNET. LEHNING après une lecture attentive rappelle que l'ouvrage est tout à la fois en accord avec les «perfectibilistes» des Lumières et anticipateur des écrivains des instincts et des passions ; une sorte de fouriérisme. «C'est l'harmonie basée sur la libre association dans tous les rapports qui fait de l'auteur oublié du Ruvarebohni un précurseur immédiat du fondateur de l'école sociétaire, dont le premier livre parut d'ailleurs la même année que le Catéchisme social» 36.

32 GUÉRIN Hélène SABATIER François (Marie Jean Baptiste), SABATIER-UNGHER (nom de plume), apparaît comme Franz SABATIER, Francesco SABATIER, cité fautivement comme SABATIER D’ESPEYRAN, -in-Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en décembre 2016 : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1805 (consultée le 24 décembre 2017) 33 WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Il Giardino dei cannibali. I viaggi filosofici di un sufi beat, Milano: shake edizioni, 200p, 2010 34 SCHÉRER René Pour un nouvel anarchisme, Paris: Éditions Cartouche, 185p, 2008, p73-74 35 LEHNING Arthur Une utopie rare : l'utopie du Ruvarebohni, -in-Bulletin of the International Institute of Social History, Leyde: 1937 36 LEHNING Arthur De BUONARROTI à BAKOUNINE. Études sur le Socialisme International (1970), Paris: Champ Libre, 351p, 1977, p.43 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 7/174

Les points communs avec FOURIER semblent nombreux, sauf sur le point essentiel de la communauté des biens rejetée fermement par le bisontin : - rejet du changement par la révolution. - importance de l'éducation, et surtout de la coéducation des sexes. - régénérescence progressive sur quelques générations. - maintien des fondements religieux naturalistes. - choix du milieu rural pour s'installer. - souci important du milieu, avec considérations esthétiques et utilitaires mêlées. - bonheur individuel lié au bonheur collectif, avec importance des passions puisque «tout gît dans l'amour fraternel». - fin du mariage légal ; promotion de la femme égale de l'homme en tout point. - condamnation de l'attrait du luxe et des richesses comme symboles du mauvais système en place. - absence de dogmes et de lois coercitives ; «c'est pourquoi ces "retraites" plus ou moins phalanstériennes ressemblent plus à l'abbaye de Thélème et surtout à l'Humanisphère qu'à la cité Morellyste».

Parmi certaines sources essentielles il faudrait peut-être faire une place à l'utopiste, épicurien et philosophe italien Anton Francesco DONI (1513-1574). Cette référence peut être fondamentale est une des causes de l'éloignement de Flora TRISTAN du fouriérisme37.

Toute l'œuvre de FOURIER, et c'est trop rarement énoncé, rappelle le message d'Étienne de LA BOÉTIE (1530-1563). Comme il l'écrit dans Le Réveil d'Épiménide, dans « notre (nouvel) état social on ne fléchit devant personne »38. Réfutant tous les dogmatismes, toutes les idéologies (philosophies) et le pouvoir de toutes les élites, FOURIER est un homme debout, condamnant toute servitude volontaire.

De David HUME (1711-1776) avec On the Rise of Progress of the Arts and Sciences (Essays, Moral, Political, and Literary - 1758) ou d'Henry HOME, Lord KAMES (1696-1782), Sketches of the History of Man Considerably enlarged by the last additions and corrections of the author (1776)39 provient peut-être une des idées fortes de FOURIER : le degré de civilisation d'une société se mesure aux traitements faits aux femmes. FOURIER est cependant plus radical, car il n'admet aucune infériorité féminine.

Le néerlandais vivant au Royaume Uni Bernard MANDEVILLE (1670-1733) avec The Fable of the Bees. Private Vices, Publick Benefits (2 parties 1714 & 1729) valorise le luxe, la jouissance du maximum de biens et récuse l'ascétisme et la frugalité. L'équilibre des égoïsmes individuels garantit la satisfaction de chacun, mais l’honnêteté et la rigueur, trop scrupuleuses et froides entraînent le dépérissement des activités. Quelques idées qui sont reprises et mélangées à d'autres chez FOURIER, notamment l'importance « du désir de luxe »40 qui est un des moteurs pour le travail, ce qu'on trouve chez beaucoup d'individus. HUME a lui aussi mis en avant l'importance du luxe, du « raffinement », pour accroître les motivations au travail et l'harmonie sociale, mais il le propose surtout dans les manufactures, alors que FOURIER s'intéresse aussi à l'agriculture.

37 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.216 38 FOURIER Charles Le réveil d’Épiménide, Fontfroide: Fata Morgana, 128p, 2014, p.75 39 LORETELLI Rosamaria Nature/Culture en Grande Bretagne, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.387-398, 2008, p.396 40 SHINOHARA Hiroharu Aller au-delà de la civilisation par le raffinement des goûts. FOURIER, l'amour du luxe et la naissance de l'économie politique (MADEVILLE, HUME, SMITH), -in-Cahiers Charles FOURIER, n.30, p.37-51, 2019 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 8/174

Publié posthume en 1779, mais écrit entre 1744-1746, le Discours sur le bonheur d'Émilie du CHATELET (1706-1749), connue comme compagne de VOLTAIRE, est intéressant à citer : cette « proto-féministe » prône l'autonomie des choix, le droit aux passions pour favoriser son propre épanouissement, et le refus des préjugés.

En 1789 l'espagnol Francisco Javier PEÑARANDA Y CASTAÑEDA publie Resolución universal sobre el sistema éconómico y político más conveniente a España. S'inspirant de systèmes collectifs andins, il propose pour l'Espagne l'organisation d'exploitations en commun ou le travail serait source de fête et d'amusement. Cela peut apparaître comme anticipation du travail attractif de FOURIER note déjà l'important Joaquín COSTA41.

Autre source possible de FOURIER notamment pour ses propositions pédagogiques : Philipp Emanuel FALLENBERG (1771-1844) pour son expérience d'Hofwill en Suisse, que Johann Wolfgang von GOETHE (1749-1832) a popularisé avec sa «Province pédagogique» dans son utopie (Les Années d’apprentissage de Wilhelm MEISTER). Quelques éléments sont comparables chez FOURIER, comme l'école ouverte sur la nature et sur les travaux manuels, le respect de l'apprenant, et les méthodes actives privilégiant le chant et les arts.

On peut plus raisonnablement se risquer, notamment avec l’aide précieuse d'Hubert BOURGIN, Simone DEBOUT et de Laura TUNDO (entre autres), à esquisser quelques autres fortes et possibles influences.

FOURIER doit beaucoup aux conceptions unitaires et harmoniques de Johannes KEPLER (1571-1630 - surtout Harmonices mundi - 1619 - un ouvrage longtemps conservé)42 et d’attraction gravitationnelle d’Isaac NEWTON (1642-1727 - Cf. Principes mathématiques de philosophie naturelle - 1687) comme il le revendique lui-même43. Il rappelait aussi le rôle important de François- Marie AROUET - VOLTAIRE (1694-1778) dans la découverte du principe d'attraction. Il possédait à demeure le livre de KEPLER, et s'en inspire pour les aspects scientifiques permettant de mettre en évidence les harmonies du monde, et pour un certain déisme débonnaire, mais il en recueille sans doute également les extravagances astrales et les analogies musicales44. L’extrême diversité et pluralité du monde et de ses composantes s’inspire peut-être également des monades chères à Gottfried Wilhelm LEIBNITZ (1646-1716 Cf. Principes de philosophie ou Monadologie - 1714), mais il les interprète de manière égalitaire (l’homme égal à Dieu) et non hiérarchique. De LEIBNITZ toujours il s’inspire des idées sur l'attraction matérielle, et aussi de celles concernant le redimensionnement des passions et l'affirmation d'harmonie. Mais la référence à ce philosophe n'apparaît guère chez FOURIER, soit parce que secondaire, soit au contraire parce qu'essentielle et donc tenu cachée ? Louis UCCIANI rappelle cependant qu'en posant la passion avant la raison, FOURIER se pose sur ce plan comme un anti-LEIBNITZ, malgré «l'appétition» qui pour LEIBNITZ peut apparaître comme une ébauche de moteur passionnel45. La notion d’unité des savoirs et de la nature (Dieu, monde, homme) proviendrait de lectures de Francis BACON (1561-1626) et de René DESCARTES (1596-1650). De DESCARTES encore, il a sans doute lu Les passions de l’âme (1649), et il semble systématiser (radicaliser, préfère

41 COSTA MARTÍNEZ Joaquín Oligarquia y caciquismo. Colectivismo agrario y otros escritos (1967), Madrid: Alianza, El Libro de Bolsillo, 272p, 3a ed., 1973, p.111 42 TUNDO Laura L’utopia di FOURIER, op.cit., 1991, p.20-22 43 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.142 44 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.97-98 45 UCCIANI Louis Le loupé de LEIBNITZ ou les ruines des sciences incertaines, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°22, p.25-34, décembre, 2011 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 9/174 employer Louis UCCIANI) sa méthode du doute, ce qu’il nomme « doute absolu ». Mais Simone DEBOUT affirme qu'il rejeta DESCARTES (comme CONDILLAC) sans le lire46. Entre FOURIER et Immanuel KANT (1724-1804), un rapprochement peut être fait avec l’utilisation de l’analogie, mais ce n’est qu’un « principe régulateur » pour l’allemand, alors qu’il est principe « constitutif », et donc primordial, pour le bisontin47. Il semble en être de même avec Friedrich SCHELLING (1775-1854) - écrit "SCHELING" par Charles PELLARIN - dont il citerait souvent « L'univers est fait sur le modèle de l'âme humaine »48 comme par exemple dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire49. René SCHÉRER note que SCHELLING est la seule grande justification philosophique de FOURIER50 qui se recommanderait surtout de (Idées pour une) Philosophie de la Nature de 1797.

Michel LE BRIS risque un rapprochement avec Jonathan SWIFT (1667-1745), dont l’historien anarchiste Ángel CAPPELLETTI fait de ses Voyages de GULLIVER « la première des grandes œuvres anti-utopiques »51. SWIFT, à la fois anglican humaniste et politicien conservateur, serait un des écrivains qui pratiquent « l'écart » (pré-fouriériste ?)52, c'est-à-dire la rupture avec tout l'existant, pour parvenir à toucher les méfaits de son temps.

Pour les analogies encore, FOURIER semble au diapason avec quelques positions alchimistes53 ou occultistes. Au XIX° siècle Eugen DÜHRING, sans doute pour le déconsidérer, le traite d'« alchimiste social » alors que l'alchimie comme « métaphore heureuse »54 est depuis les surréalistes et Vincent CESPEDES présentée positivement. On trouve diverses correspondances avec le luthérien suédois Emanuel SWENDENBORG (1688-1772) ou Franz-Anton MESMER (1734- 1815), et peut-être un contact avec Pierre-Simon BALLANCHE (1776-1847), influent dans le milieu intellectuel lyonnais. FOURIER a lu l'adepte du «magnétisme animal» ou «mesmérisme» qu'est Joseph Philippe François DELEUZE (1753-1835) et plus tard il semble que Victor CONSIDERANT soit en contact avec lui. Les idées de MESMER sur les influences astrales et les correspondances entre monde naturel et monde de l'esprit de SWENDENBORG semblent réapparaître dans quelques passages de la cosmogonie de FOURIER. Magnétisme, somnambulisme, influence de SWENDENBORG et fouriérisme semblent être interactifs, les uns comme les autres utilisant emprunts et/ou tentant des analogies, comme par exemple le « fluide magnétique » qui serait parfois comparable avec «l'arôme» fouriériste55.

Pour mieux faire passer ses idées et renforcer les analogies naturelles, FOURIER associe souvent les fleurs et animaux à des caractères ou attitudes. Il utilise un procédé qui rappelle beaucoup les fables et les mondes inversés : «il y avait alors chez FOURIER du LAFONTAINE et du MOLIÈRE» avance PELLARIN56.

46 DEBOUT Simone Le Personnage, Charles FOURIER, -in-Théorie des quatre mouvements, Dijon: Presses du réel, p.06-23, 1998, p.13 47 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, Dijon: Les presses du réel, 2007, p.21 48 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.62 49 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.50 50 SCHÉRER René Une esthétique fouriériste ?, -in-Mélanges offerts à Ronald CREAGH. Rêves et passions d'un chercheur militant, Lyon: ACL, p.89-99, 2016, p.95 51 CAPPELLETTI Ángel Utopías y antiutopías despues de MARX, Montevideo: Recortes, 203p, 1997, p.6 52 LE BRIS Michel Le paradis perdu, Paris: Grasset-Figures, 370p, 1981, p.176-177 53 Cf. VETUSTO R. Un alquimista del primer socialismo. Sobre las ruinas de la barbarie y la civilización. Vida de Charles FOURIER, -in-Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, p.18-27, 2011 54 PAZ Octavio y otros Aproximación al pensamiento de FOURIER, Madrid: Miguel Castellote Editor, 174p, 1973, p.145 55 EDELMAN Nicole Les rapports ambigus des somnambules magnétiques, des médiums spirites et du fouriérisme au XIX° siècle en France, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°20, p.51-62, décembre 2009, p.54 56 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.121 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 10/174

La passion ou manie des nombres et des classements peut évoquer les positions de Louis- Claude de SAINT-MARTIN (1743-1803) méconnu précurseur. Énumérations et séries sont dans le goût d'une époque qui met souvent en avant les classifications et la taxinomie après la reconnaissance des travaux de Carl Von LINNÉ (1707-1778), Georges-Louis LECLERC, comte de BUFFON (1707-1788) ou Bernard JUSSIEU (1699-1777) et ses frères. Il faudrait peut-être évoquer l'influence de Joseph FOURIER (1768-1830), son cousin membre de l'Institut, pour le goût fouriériste des statistiques et des séries57, d'autant qu'il est déjà célèbre justement pour la «Série de FOURIER» en mathématique et physique58.

Pour les idées communautaires pré-phalanstériennes et contre les intermédiaires accapareurs59, le rôle de François-Joseph L’ANGE (1743-1793 - Cf. Remède à tout, ou Constitution invulnérable de la félicité publique - 1793) semble désormais exclu. Cependant les parallèles entre les centuries de L'ANGE et les phalanstères, tout comme entre les projets d'harmonies futures, on été faits par de grands noms : Pierre-Marie GONON (1804-1850), Jules MICHELET, Jean JAURÈS, Hubert BOURGIN, ou Paul LEUTRAT (1919-2009, spécialiste des histoires ésotériques et hétérodoxes de la région lyonnaise) et également Pierre KROPOTKINE qui en 1909 affirme un peu rapidement que «le fouriérisme descend en ligne directe de L'ANGE»60... Les écrits sur les expériences jésuites en Amérique latine semblent peser moins lourd que les essais du contemporain et rival britannique Robert OWEN (1771-1858). Innombrables sont dans les écrits de FOURIER les remarques déplaisantes et caricaturales sur OWEN : athéisme obtus, «billevesées» associatives, méconnaissance des passions… C'est la preuve évidente de son importance puisque le bisontin se sent à tout moment obligé de le contrer et de suivre ses diverses expérimentations. OWEN est donc bien une des sources importantes de l'associationnisme fouriérien, et dans quelques écrits FOURIER en convient, car cette association est la première qui propose une démarche «ascendante» pour sortir du monde connu («une demi-issue de civilisation»)61, et l'on sait l'importance du terme ascendant pour le bisontin. Sur l'autonomie de l'enfance et le rejet de l'autoritarisme familial, sur une éducation intégrale et ouverte, sur la condamnation de la prostitution du mariage, sur la nécessaire complémentarité entre agriculture et industrie62… le legs d'OWEN semble important dans les écrits fouriériens. Les considérations sur l’importance de la nature, les critiques du commerce et pour une économie principalement agraire seraient liées aux Physiocrates ; mais il s'en distancie sur les notions d'accroissement de la richesse63.

Bien des considérations « gastrosophiques » doivent peut-être (?) aux discussions avec son lointain parent Jean-Anthelme BRILLAT-SAVARIN (1755-1826), et à la lecture de sa Physiologie du goût (1825)64 et à leur commun intérêt pour la jolie et attirante «patrie» autour de Belley. Pour l'ancien maire de la ville, la gastronomie est une science nouvelle et un art total «qui accroît les délices de l'amour et la confiance de l'amitié». La gourmandise est une «qualité précieuse» ; elle est à réhabiliter comme «source de nos plus pures jouissances»65 et comme approfondissement positif de nos liens sociaux et de toute vraie convivialité heureuse, sans compter ses effets agréables sur le

57 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.22 58 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.78 59 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.23 60 KROPOTKINE Pierre La Grande Révolution 1789-1793 (1909), Paris: Stock, 750p, 1976, p.743 61 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.371-72 62 LAGEDAMON Pierre-Henri Travail, temps libre et socialisme. Le temps du travailleur dans la pensée d'OWEN, FOURIER, CABET et PROUDHON, Rennes: PUR, 336p, 2016, p.134 63 TOMOMI Fukushima À propos de la publication de la traduction en japonais du « Nouveau Monde amoureux » -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°18, p.07-28, décembre 2007, p.50 64 J'utilise la réédition BRILLAT-SAVARIN La Physiologie du goût, Paris: Flammarion, 1° éd. 1982, Champs Classiques, 400p, 2009 65 BRILLAT-SAVARIN La Physiologie du goût, op.cit., 2009, p.141 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 11/174

«bonheur conjugal»66. Les auteurs ont tous les deux mis en avant le plaisir tant dans l'alimentation que dans les rapports amoureux, et ont cherché à les lier. L'éloge de «l'harmonie, science toute céleste», même s'il l'attribue surtout aux sons, nous fait irrésistiblement penser à FOURIER. Pour eux tous les sens sont importants et tous contribuent au bien être physique et moral. Pourtant FOURIER le trouve «simpliste»67 et sans doute trop modéré sur la question du plaisir sexuel, car si BRILLAT-SAVARIN accorde une grande importance au sens «génésique» et au désir et qu'il reconnaît que «l'amour physique a envahi toutes les sciences», il les lie trop à la procréation et pas assez au seul plaisir. Il est à noter également que la primauté du goût et de la gastronomie, comme FOURIER le reconnaît68, se renforce dans les derniers écrits, donc après l'ouvrage de BRILLAT- SAVARIN. Enfin les deux présentent d'autres points communs : un style allègre et «aimable» (Jean- Paul ARON69), le goût de l'anecdote, la manie de la classification et des créations de séries souvent originales (comme les «dindonophiles»70…), l'importance des cycles cosmogonique («révolution sublunaire»71), le plaisir des sens nécessaire à une convivialité jouissive et épicurienne (vive «la truffe diamant de la cuisine» et ses supposés intérêts érotiques72). FOURIER semble bien de son temps, une époque où la gastronomie acquiert donc ses lettres de noblesse. Il a sans doute vu les célèbres restaurants (vogue dès la fin du XVIII° siècle) si bien implantés dans le quartier du Palais Royal qu'il aime tant. Il a peut être suivi les écrits et les positionnements du célèbre pâtissier Marie- Antoine dit Antonin CARÊME (1784-1833), de l'inventeur de la gastronomie, le poète et amateur d'opéra Joseph BERCHOUX (1760-1838 ; Cf. La Gastronomie ou l'homme des champs à table 1801) ou ceux d'Alexandre-Balthazar-Laurent GRIMOD de la REYNIÈRE (1758-1838 ; Cf. Almanach des gourmands, plusieurs volumes entre 1803 et 1812). GRIMOD, négociant à Lyon, est peut-être l'auteur de Réflexions philosophiques sur le plaisir (1783), éléments supplémentaires qui permettent de le rapprocher de FOURIER.

La crainte de surpopulation et la volonté fouriériste de maintenir «l'équilibre de population»73 doit beaucoup à Thomas-Robert MALTHUS (1766-1834). Ce philo-malthusianisme, qu’il partage avec PECQUEUR notamment, et qu'on retrouve avec les libertaires dès la fin du XIX° siècle (Paul ROBIN…)74, apparaît parfois dans ses écrits. Le célèbre écrit de MALTHUS Essai sur le principe de population, qui date de 1798, connaît diverses traductions en français dans la première décennie du XIX° siècle. Sur cette thématique FOURIER cite également les œuvres qu'il juge de bon niveau de WALLACE (sans doute Robert WALLACE 1697-1771, spécialiste des questions de population ; MONTESQUIEU aurait supervisé une traduction d'une partie d'un de ses ouvrages) et STEWART (est-ce l'économiste connu d'Adam SMITH, James DENHAM-STEWART 1712-1780 ?). FOURIER, vantard comme à son habitude, s'attribue la primauté des idées malthusiennes (son prospectus de 1808)75, mais les dates de publications semblent bien lui donner tort. L’idée du travail attrayant serait proche des propositions du néo-babouviste Jean-Claude CHAPPUIS. De Denis DIDEROT (1713-1784 Cf. articles Voluptueux et Passions dans L’Encyclopédie, et surtout les mœurs libres évoqués dans le Supplément au voyage de BOUGAINVILLE 1772-1796) et de la tradition libertine, FOURIER reprend l’affirmation du moi et des passions, et la dénonciation

66 BRILLAT-SAVARIN La Physiologie du goût, op.cit., 2009, p.147 67 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.342 68 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.287 & p.325-326 69 BRILLAT-SAVARIN La Physiologie du goût, op.cit., 2009, p.15 70 BRILLAT-SAVARIN La Physiologie du goût, op.cit., 2009, p.85 71 BRILLAT-SAVARIN La Physiologie du goût, op.cit., 2009, p.139 72 BRILLAT-SAVARIN La Physiologie du goût, op.cit., 2009, p.101 & ss 73 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.360-365 74 DEVANCE Louis MALTHUS and socialist thought in France before 1870, -in-MALTHUS past and present, London: Academic Press, 1981 75 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, op.cit., 2013, p.12 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 12/174 des tabous et conventions, pour permettre une libre sexualité. C’est pourquoi l’île d’Atahiti où « l’orgie (serait) légale » revient à plusieurs moments dans ses écrits. Il cite parfois Étienne Bonnot de CONDILLAC (1715-1780), sans doute à propos de son Traité des sensations de 1754. Cette tradition libertine demande d’ailleurs à être creusée. En relisant Thérèse Philosophe (1748) de Jean- Baptiste de BOYER D’ARGENS (1703-1771) on est surpris de retrouver ce qui sera courant chez FOURIER : l’idée de passions naturelles normales et à assouvir, car venant de Dieu ; la nécessité de cet assouvissement pour éviter ce que le bisontin appellera « l’engorgement » ; le fait que l’infidélité est normale, car c’est un penchant naturel que de céder à ses désirs, qui priment ainsi sur les conventions. Sur la critique du mariage, voire l'admission partielle de l'inceste, FOURIER pourrait avoir lu son contemporain Étienne Pivert de SÉNANCOUR (1770-1846)76 qui publie en 1806 son petit traité De l'amour. De SADE (1740-1814) qu’il connaît et qu’il nomme son « extrême divergent » mais « les extrêmes se touchent » (cité par Simone DEBOUT) il ne partage évidemment pas le radical athéisme ni le total individualisme. Mais il partage la force subversive et le refus de la morale répressive et de tout compromis, et l’acceptation bienveillante de toutes les manies ou passions, qui sont naturelles et contre lesquelles on ne peut rien77 sinon les libérer pour éviter leur engorgement. Pour ce dernier point, SADE et FOURIER doivent sans doute beaucoup à D'HOLBACH 1723-1789). Mais FOURIER se sépare presque totalement de SADE sur la finalité et les méthodes, en rejetant toute violence et domination non acceptée, et en mettant le jeu partagé et l’harmonie sociétaire au premier plan par rapport à l’assouvissement individualiste et criminel. Il refuse que «l'excès de jouissances se change en affirmation strictement individuelle et en négation d'autrui»78. Au contraire, pour FOURIER la passion est moyen de lier les êtres, et l'assouvissement personnel un moteur relationnel79. De la même manière la vénalité nécessaire chez SADE (ce que développe longuement KLOSSOWSKI) pour assumer complètement les fantasmes semble étrangère à FOURIER. Enfin comme le remarque BARTHES, « de SADE à FOURIER ce qui tombe, c’est le sadisme »80. Il faudrait cependant nuancer, car le sadisme peut s'accompagner de voluptueux consentements ou d'un masochisme ludique et envié ; Pierre KLOSSOWSKI attire notre attention sur ce plan, et réhabilite la perversion81, et contribue donc au rapprochement partiel entre les deux auteurs. BARTHES, malgré ses réserves, ose la similitude entre société des libertins sadiens et phalanstère82, ce qui peut se concevoir sur la forme ou sur la finalité (épanouissement et jouissance), mais absolument pas sur la manière d’y vivre ni sur les hiérarchies qui y sévissent. La Société des Amis du Crime n'est donc pas une phalange. BARTHES note également un autre rapprochement : la primauté de la bonne nourriture, variée et consommée par plaisir : SADE présente-t-il une première approche de la « gastrosophie » ? Enfin le souci de l’énumération (les 256 « postures » de Juliette), de la description, puis de la combinaison et de la mise en scène…, très présents chez SADE, sont multipliés chez FOURIER. FOURIER serait plus proche de Nicolas RESTIF DE LA BRETONNE (1734-1806) comme l’analyse Roberto MASSARI83. De ce prolixe écrivain utopiste, FOURIER reprend peut être également les notions de cosmogonie vivante et ordonnée, et sans doute son goût « maniaque des rigoureuses typologies »84.

76 DEBOUT Simone Le destin exceptionnel d'un manuscrit, in-Le nouveau monde amoureux Dijon: Presses du réel, CIV+456p, XIX-CIV, 2013, p.LXIII 77 « je respecte les goûts, les fantaisies, quelques baroques qu’elles soient, je les trouve toutes respectables », cité -in- BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.174 78 SCHÉRER René L'inconvenance reconvertie, -in-FOURIER Charles Le réveil d’Épiménide Fontfroide: Fata Morgana, 128p, p.07-24, 2014 79 LE BRUN Annie Un rêveur sublime (1999), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n.27, p.128-134, décembre 2016, p.132 80 BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.7 81 KLOSSOWSKI Pierre SADE et FOURIER, Montpellier: Fata Morgana, 1974 82 BARTHES Roland Op.cit., 1971, p.23 83 MASSARI Roberto FOURIER : Éros et civilisation, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°14, 2003, p.42-43 84 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, Dijon: Les presses du réel, 2007, p.185 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 13/174

On peut évoquer également une proximité avec Olympe DE GOUGES (1748-1793), même si elle n’est jamais évoquée, quand on lit sa formule du « mariage, tombeau de la confiance et de l’amour ». De Jeremy BENTHAM (1748-1832) et de l’utilitarisme en général, le bisontin recueille l’idée de la possibilité du bonheur humain qui repose sur la combinaison des passions et des plaisirs. Il serait un des rares penseurs à approcher du «vrai bonheur» en préférant la réalité aux illusions85. La transparence et la visibilité, chère aux deux penseurs, n'aboutissent pas aux mêmes réalisations ou propositions ; le phalanstère n'est pas la prison modèle que se propose d'être le Panopticon. Peut-on également évoquer Nicolas de CONDORCET (1743-1794), et pas seulement pour ses positions égalitaires vis-à-vis du sexe féminin ? Dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (vers 1793) il décrit les 10 phases de l’évolution de la société humaine, ce qui nous fait penser au FOURIER décrivant les grandes périodes de l’humanité. Comme SAINT SIMON, , plus tard MARX… FOURIER appartient évidemment à ces philosophies de l'histoire, qui posent comme évidence la linéarité et la progression des périodes historiques. PROUDHON sur ce plan est anti-fouriériste, car pour lui l'histoire est discontinuité et ruptures86. Pour Claude MORILHAT, les sources fouriéristes doivent beaucoup aux « matérialistes français » et aux penseurs de la même mouvance : Paul Henri Dietrich D’HOLBACH (1723-1789 - Cf. surtout ses œuvres de 1770 Système de la nature & Essai sur les préjugés), Julien Offray de LA METTRIE (1709-1751 - cet épicurien a publié en 1751 un Art de jouir au titre provocateur) et du sensualiste Claude-Hadrien HELVETIUS (1715-1771 - Cf. De l’homme - 1772)87. Laura TUNDO notait déjà que la prise en compte des passions comme moteur et stimulant par HELVETIUS annonce FOURIER ; et Simone DEBOUT cite cette belle phrase «on devient stupide dès qu'on cesse d'être passionné»88. Pour quelques aspects plus particuliers de la doctrine, MORILHAT sort de l’oubli l’ouvrage d’ALGAROTTI Le newtonianisme pour les dames ou Entretien sur la lumière, sur les couleurs et sur l’attraction de 1738 (analogies, enclenchement mathématique des passions, future gastrosophie …). Celui de R.P. CASTEL L’optique des couleurs (1740) met en relation couleurs et sons et donne des classements qui annoncent la manie fouriériste. Par contre La Basiliade de MORELLY (1753) citée également dans l’article de MORILHAT, une des premières expressions « d’attraction passionnée » hors de tout tabou, est très connue de ceux qui se penchent sur les utopies. Sans connaître de liens précis entre FOURIER et le « proto-anarchiste William GODWIN », je ne peux que mettre en avant les similitudes de pensées, notamment vis-à-vis de la «supercherie» du mariage89 et contre toute cohabitation et coopération imposées. La compagne de GODWIN, Mary WOLLESTONECRAFT (1759-1797) est également une référence essentielle de l'époque pour la mise en avant de l'émancipation féminine et la critique du mariage patriarcal : Cf. Vindication of the Rights of Woman (1792). «Bien avant FOURIER et OWEN elle est convaincue que le mariage bourgeois est une forme de "prostitution légalisée"»90. Leur fille Mary SHELLEY (1797-1851) pourrait être qualifiée de néo-fouriériste pour sa vie libre et ses écrits novateurs. Sur De l'égalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés François POULLAIN DE LA BARRE (1647-1725) offre dès 1673 de belles analyses.

85 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.375 86 ANSART Pierre PROUDHON critique des philosophies de l'histoire, -in-Archives proudhoniennes 2000. Bulletin annuel de la Société P.-J. PROUDHON, Paris: Société P.-J. PROUDHON, 80p, p.03-16, 2000 87 MORILHAT Claude L’inventeur et les sophistes. Note à propos des sources de la pensée de FOURIER-in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°3, 1992 88 DEBOUT Simone Le destin exceptionnel d'un manuscrit, in-Le nouveau monde amoureux Dijon: Presses du réel, CIV+456p, XIX-CIV, 2013, p.LXXI 89 GODWIN William op.cit, Enquête sur la justice politique, Lyon: ACL, 624p, 2005, p.587-591 90 GUTIÉRREZ ALVAREZ José/KLEISER Paul B. Mary WOLLSTONECRAFT e Frances WRIGHT, -in-Le sovversive, Bolsena: Massari, p.19-44, 2005, p.36 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 14/174

Sur la critique de la superbe des savants et des athées, et leur méconnaissance de l'essence de l'homme, FOURIER est parfois proche de son contemporain Hugues-Félicité Robert de LAMMENAIS (1782-1854) ; il cite Paroles d'un croyant (1834) dans La fausse industrie. Il intitule un de ces chapitres : Paroles du plein-croyant au demi-croyant91 et passe son temps à marquer les contradictions de son illustre contemporain. Quand FOURIER attaque autant une personnalité (on l'a vu pour OWEN), c'est qu'il en sait l'importance.

Dans le domaine éducatif, FOURIER est un des principaux précurseurs de la pédagogie moderne et spécialement libertaire, reposant sur les méthodes actives, la non-directivité («sans l'instigation ni la surveillance de personne»92), l’entraide éducative entre apprenants (ce qu’on appelle alors mutualité) et spécialement sur l'autonomie (les enfants seront élevés «par eux- mêmes»93) et l’autogestion de l’apprentissage... Il faut libérer l'enfant des parents et des maîtres. FOURIER a beaucoup lu Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), qu’il utilise et réfute tout autant. Il connaît certains écrits de Johann Heinrich PESTALOZZI (1746-1827). Il cherche à se lier au pédagogue bernois Philipp Emanuel Von FELLENBERG (1771-1844), fondateur d’Hofwil, lieu pédagogique novateur, et lié à une des premières colonies d’enfants. FELLENBERG met l’accent sur la formation du corps tout autant que celles de l’esprit, reconnaît l’importance des désirs (les sens) et respecte la personnalité des apprenants… toutes choses qui le rapprochent de FOURIER, même si ses motivations sont très réformistes94. Jean-Joseph JACOTOT (1770-1840) est également cité ; ce républicain nationaliste et militariste est connu pour miser sur l'autonomie de l'apprenant, l'essentiel de la formation reposant sur la découverte par l'élève lui-même plus que sur la révélation par le professeur. Comme FOURIER, JACOTOT s'intéresse au développement intégral, langues, mathématiques, musique, peinture… FOURIER reconnaît sa dette mais critique ces «progressifs» (progressistes ?) qui restent «simplistes» car ne misant pas assez sur l'éducation naturelle et les séries95.

Bref FOURIER vit à une époque de grandes discussions et de grands bouleversements. Il dispose d’une culture hétéroclite, d’une grande diversité, avec sans doute pas mal de contradictions dans les jugements qu’il porte. Lui qui critique les philosophes contemporains et l’illusionnisme des Lumières, on voit qu’il les a analysés et qu’il s’en est inspirés, évidemment très librement. Cependant, il a dû se réjouir des écrits d’un Louis DUTENS (1730-1812) qui montrait que ceux-ci n’avaient rien inventés, comme le révèle un ouvrage écrit sur plusieurs années (1766-1812) au titre évocateur : Recherches sur l’origine des découvertes attribuées aux Modernes - Où l’on démontre que nos plus célèbres philosophes ont puisé leurs connaissances dans les ouvrages des anciens et que plusieurs vérités importantes sur la religion ont été connues des sages du paganisme96. L'importance de DUTENS est confirmée par René SCHÉRER qui a mis en valeur les 10 pages de conclusions du philosophe recopiées à la main par le bisontin97. DUTENS, adepte des regroupements et fervent cosmopolite, est avec LABORDE également cité par FOURIER, reconnu parmi les rares penseurs de l'association. Cependant pour ces deux auteurs, cela resterait une association incomplète. Le second est sans doute Alexandre Louis

91 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.211 92 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.182 93 Cité par ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. II, 264p, 1937, p.227 94 VUILLEUMIER Marc Philipp Emmanuel VON FELLENBERG, FOURIER et l’École sociétaire, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon : n°6, 1995 95 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.259 96 SCHÉRER René FOURIER et les philosophes (FOURIER lecteur de Louis DUTENS), -Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°17, décembre 2006 97 SCHÉRER René FOURIER et les philosophes, -in-SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, p.83-104, janvier 2017, p.88 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 15/174

Joseph, marquis de LABORDE, comte de l'Empire (1773-1842), anti-esclavagiste, passionné de classifications archéologiques, pédagogue œuvrant pour l'enseignement mutuel, et promoteur de «l'esprit d'association dans la communauté»98. Dans ses ouvrages FOURIER évoque également les idées, certes «superficielles», du philanthrope Antoine-Alexis CADET-DE-VAUX (1743-1828). C. UN CONTEXTE EXCEPTIONNELLEMENT VARIÉ Dans sa jeunesse et même après, FOURIER est confronté à l’extraordinaire maelström sociopolitique initié par la Révolution française et l’Empire (cet «orage de 45 ans de révolutions… ce volcan ouvert en 1789»99). Il assiste à une valse incroyable de régimes (pas loin de 8 différents), qui se succèdent sans réelle stabilisation (monarchie, monarchie constitutionnelle, république girondine, montagnarde, Directoire, Empire, Restauration…). Sa volonté de créer des microcosmes (phalanstères) éloignés de la sphère politique d’ensemble est peut-être liée à ce contexte mouvementé et pour lui hostile : la politique lui apparaît par trop violente, illusoire, temporaire et fausse... et donc à fuir.

D’autre part le choc révolutionnaire de 1789 et le potentiel créatif de l’Empire semblent former deux axes essentiels de son historicité et de son utopisme, comme l’écrit très bien Jean-François HAMEL : « La Révolution et l’Empire constituent en effet les éléments fondateurs de sa conception de l’histoire : la première introduit une pensée de la rupture, une possibilité de discontinuité historique renversant le cours même du temps ; le second réintroduit, après l’état d’exception révolutionnaire, la possibilité d’une projection temporelle, d’une construction historique sur de nouvelles bases ainsi que le déploiement dans le temps et l’espace d’un projet encore inédit »100.

On pourrait ajouter que l'ampleur des traumatismes connus et subis liés aux violences révolutionnaires (difficultés financières et débâcle économique lyonnaise en 1793, vicissitudes militaires, déboires judiciaires…) a dû jouer sur le caractère quasiment non-violent et évolutif de la pensée fouriériste.

Mais, on s’en rend compte en le lisant, ces extraordinaires évolutions historiques n’ont marqué FOURIER que de manière indirecte, il en parle tout compte fait bien peu, sauf pour présenter des contre-exemples d'harmonie. Ainsi sa condamnation du jacobinisme, qu'il compare au meurtrier «janissariat» ottoman101, l'amène à dénoncer tout centralisme et omniprésence des pouvoirs politiques. La période révolutionnaire, pour lui, a produit des désastres peu réparables comme la destruction des corps intermédiaires qui servaient de contre-pouvoir ou la «concentration» (notamment le gigantisme urbain - «capitales transformées en gouffres» - qui se fait au détriment de la province, du rural, de l'agriculture…)102. II. ALTERNANCE EMPLOIS ET VOYAGES, ENTRE LYON, MARSEILLE, BESANÇON ET PARIS (1792-1808) FOURIER, en plus des bouleversements politiques de son temps, assiste à un autre évènement d’ampleur fantastique : le passage progressif de la France à l’âge industriel, avec son lot de spéculations, de misères et de faillites, mais également avec l’essor du commerce et de l’industrie et le début du désenclavement des régions isolées, dont sa Franche Comté qui se rattache de plus en plus à la Bourgogne et à la Région lyonnaise. Certes les vicissitudes militaires de

98 https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_de_Laborde,consulté consulté le 21/12/2016 99 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.212 100 HAMEL Jean-François « L’opera del tempo » de Charles FOURIER, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°11, décembre 2000, p.12 101 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées, Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.433 102 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.206- 208 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 16/174 l’Empire cachent un peu ce développement, mais la révolution industrielle est en marche, même si c’est encore largement en retard par rapport à ce qui se passe Outre Manche. Il semble en tout cas incontestable que la « Civilisation » (= la mauvaise société moderne, «l'enfer social»103) que décrit FOURIER s’inspire largement du spectacle mouvementé de son temps : crises multiples, vols et parasitismes commerciaux, usure bancaire disproportionnée, début de la spécialisation systématique et absurde du travail, spéculations retentissantes (un des aspects de ce qui est nommé le « parasitisme »), nouvel esclavage et nouveau paupérisme des classes ouvrières et sort détestable des femmes et des enfants… donnant une idée de vie socio- économique sauvage et inhumaine. On cite souvent la haine anti-commerciale de FOURIER, mais on sous-estime trop sa dénonciation de l'industrialisation à grande échelle alors qu'il propose des tableaux éloquents de la teneur de celui de Louis-René VILLERMÉ (1782-1863) pourtant plus tardif (1840)104. De ces réflexions fouriéristes il ressort un certain pessimiste (voir ses diatribes sur « l’incohérence industrielle »), qu’heureusement FOURIER efface lorsqu’il se fait prospecteur de solutions alternatives. Dénonçant le régime ignoble de son temps, le bisontin développe une belle empathie sociale avec les pauvres et les démunis en s'en prenant aux élites qui ne sont que «saltimbanques du progrès, tant qu'on verra dans vos sociétés un infirme manquer de secours, ou un homme valide manquer de travail et de pain, votre système ne sera que caricature sociale…» (La Fausse Industrie 1835-1836105). FOURIER, comme PROUDHON, face à l’irrationalité capitaliste de la grande industrie naissante, s’appuie parfois sur un passé agricole ou artisanal un peu mythifié. Encore en 1906, Lucien FEBVRE a toujours des couplets étonnamment nationalistes sur la « race » ingénieuse et opiniâtre constituée par les paysans comtois106 !

2 La mort de son père lui apporte un petit héritage (les /5 de la succession), mais seulement en mai 1793 (pour ses 20 ans) et lui permet de s’essayer (de manière catastrophique - faillite en vue) au commerce, à Lyon où il est revenu. Il perd la majorité du reste de ses avoirs dans le commerce au long cours vers 1799, à la suite d’un naufrage. Il reçoit heureusement en 1812, à la mort de sa mère, une pension intéressante. Les péripéties de la révolution (luttes entre « girondins » et radicaux, à Lyon) lui causent des ennuis et l’obligent à chercher refuge à Besançon où un de ses beaux-frères est membre du Comité révolutionnaire : sa haine de la Terreur est donc liée également à des inconvénients personnels. Son engagement militaire dans la cavalerie en 1795 (jusqu’à sa démobilisation en 1796) lui permet de se tirer d’affaire ; il faut dire qu’il a disposé de l’appui du mari d’une de ses cousines PION, le colonel BRINCOURT. On le voit, le milieu familial haï pour ce qu’il représente, n’est pas délaissé en cas de besoin, même si FOURIER lui-même semble ne rien solliciter directement. Cet épisode militaire l’amène à rédiger de premiers écrits techniques, notamment un projet de réforme de l’intendance militaire en 1797, piteusement rejeté par le Directoire. En des périodes différentes, il va donc occuper à Lyon (entre 1790 et 1793 surtout - puis en 1800) et à Marseille (vers 1799) des places multiples, souvent modestes et temporaires, dans une existence « la plus médiocre et la plus vide qui se puisse concevoir » (Lucien FEBVRE 1906) : employé de commerce, commerçant lui-même, commis-voyageur (d’où ses multiples voyages), agent boursier et courtier marron... Il spécule lui-même sur les marchandises et connaît parfaitement les milieux du négoce et de l’argent qu’il va dénoncer systématiquement plus tard comme parasites nuisibles et falsificateurs incorrigibles. Dans le Bulletin de Lyon, au début du XIX° siècle, il propose ses premiers écrits, de transformation sociale, mais aussi des anecdotes et poésies le plus souvent. Dès 1804 il a rédigé un texte programmatique déjà phalanstérien dans sa Lettre au Grand Juge.

103 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.280 104 Cf. par exemple FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.64-70 105 Cité par PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.132 106 -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°08, décembre 1997, p.78-79 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 17/174

Il est intéressant de noter qu’un autre comtois célèbre, PROUDHON, fera lui-aussi son apprentissage socio-économique dans la ville active des canuts : la mégapole industrielle et commerciale qu’est alors Lyon. On peut légitimement se demander si FOURIER, comme PROUDHON, a été sensible à la tradition associative, décentralisatrice et revendicative de ces canuts, et à la tradition autonomiste de la ville ? MICHELET et Lucien FEVBRE assurent en tout cas que « la grande cité » lyonnaise à marqué le(s) penseur(s) comtois.

Des péripéties de la Révolution et de l’Empire il ne garde que des souvenirs péjoratifs : ruine commerciale, inquiétudes policières, tracasseries avec la censure, vie militaire assumée mais peu profitable, et vie professionnelle toujours incertaine...

À la fin de l’Empire, il doit chercher refuge chez ses nièces RUBAT à Talissieu dans l’Ain (1815-1817), puis chez une de ses sœurs à Belley, Sophie PARRAT-BRILLAT. Le contact avec ces riches et espiègles milieux féminins (notamment avec sa nièce Hortense) est un des grands moments de la vie affective de FOURIER, un des plus troubles (jeux de séduction ou plus, par rapport à la morale dominante ?) et des plus intensément vécus. Il revient par la suite plusieurs fois à Belley, et c'est là que Just MUIRON son disciple devenu son ami le rejoint en 1818. Ce micromonde apaisé et festif, sans doute propice aux plaisirs de l'instant, forme une sorte d'anticipation ou de modèle des éblouissants phalanstères qu'il ne cesse de proposer.

Ses passages à Paris lui permettent de s’intéresser à l’architecture et l’urbanisme et aux sciences et de s’ouvrir sur d’autres horizons. La capitale, détestée et attirante, abrutissante et multiple, forme un univers ambivalent pour le bisontin qui y est transplanté. III. L’ÉCRIVAIN ET L’UTOPISTE APRÈS 1808 Continuant à travailler temporairement dans les mêmes milieux et les mêmes endroits surtout lyonnais ou parisiens (courtier, caissier, employé de commerce, commis...), c’est autour de son œuvre politique et littéraire qu’il consacre l’essentiel de son temps. Ses emplois, peu gratifiants ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan financier, sont donc purement alimentaires et sans doute frustrants ; il les accepte dit-il pourtant avec une belle «résignation»107, ce qui en dit long sur l'intérêt qu'il leur porte. Il faut donc reconnaître avec ARMAND et MAUBLANC que «le contraste (est) tragique entre les ambitions de FOURIER… (et) la médiocrité de son labeur quotidien»108 et qu'à la lecture de ce passage on peut douter de la résignation : «la vie est un long supplice pour celui qui exerce des fonctions sans attrait»109. Depuis 1799 environ, il réfléchit sur la théorie de l’unité universelle, et découvre «le germe du calcul de l'attraction», mais il faut attendre 1808 pour la publication de son premier réel ouvrage, La théorie des 4 mouvements et des destinées générales, qui n’a aucun succès. C'est FOURIER qui transforme lui-même «4 mouvements» (social, animal, organique et matériel) par «Destinées générales». Déçu, FOURIER délaisse l’écriture et pendant diverses périodes, il séjourne à Besançon et dans la famille des ses sœurs, surtout dans le Bugey où l’observation de la vie assez libre de ses nièces va lui donner de savoureux anecdotes et bien des idées sur l’amour, les passions, le mariage et « l’inceste mignon »... Selon Jonathan BEECHER, une bonne partie de ce qui sera le Nouveau Monde Amoureux (1967) est rédigé entre 1817-1819110. Les manuscrits vont végéter longtemps ;

107 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.77 108 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.50 109 Cité par ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.52 110 BEECHER Jonathan L’Utopie comme exploration du possible : les stratégies littéraires de Thomas MORE et de Charles FOURIER, -in- Figures de l’utopie. Hier et aujourd’hui, Rennes: PUR, 214p, p.53-59, 2016, p.56 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 18/174 connus de Charles GIDE puis d'André GIDE, ils sont indiqués à André BRETON par Pierre NAVILLE en 1946111. Mais il faudra attendre 1967 pour les voir enfin publiés. À partir de 1822 il renoue avec les grands écrits (Traité de l’association domestique-agricole) et commence à connaître quelques disciples - et appuis politiques et financiers - lyonnais et surtout franc-comtois, dont notamment Just MUIRON - le premier disciple -, plus tard Clarisse VIGOUREUX et Victor CONSIDÉRANT qui en est le plus important... Mais cet ouvrage lui aussi ne connaît qu'une très limitée diffusion, et très peu d'échos dans la presse. FOURIER est déçu, mais il ne tient pas compte pour autant des critiques de ses amis qui lui demandent de rendre plus claire ou plus précise sa théorie : son caractère entier et sa détermination peut être orgueilleuse et irréaliste ont dû en froisser plus d'un. Au contraire il multiplie les mises en garde, les annexes, les imprécations contre presse, savants ou politiques qui n'ont rien compris… ce qui alourdit encore plus ses ouvrages

De la fin des années 20 jusqu’à sa mort à Paris en 1837 il passe le plus clair de son temps entre Paris et Besançon. Sa vie de célibataire, isolé, ne l’empêche pas de suivre l’actualité, de lire énormément, d’avoir des démêlés avec OWEN et les saint-simoniens (qu’il condamne assez injustement dans son pamphlet de 1831), et même déjà avec ses premiers disciples (autour de l’essai communautaire de Condé-sur-Vesgre vers 1834 et du journal La Phalange en 1836 que prend en main CONSIDERANT). La revue Le Phalanstère ou la Réforme industrielle (juin 1832-février 1834) lui avait cependant déjà permis de rompre partiellement son isolement. On y trouve Victor CONSIDERANT, Just MUIRON, Clarisse VIGOUREUX, Amédée PAGET, Charles PELLARIN… mais également aux débuts comme responsables éditoriaux et . Il continue d’écrire (par exemple entre 1826-1829 Le Nouveau Monde Industriel et Sociétaire, qui sort à Besançon chez les GAUTHIER et en 1836 La Fausse industrie...) et espère toujours prendre contact avec un riche personnage suffisamment acquis à ses idées pour lui fournir les moyens de réaliser son rêve communautaire. Cette recherche d'un donateur philanthrope est excessive : FOURIER aurait sollicité près de 4000 candidats. Elle pose aussi problème car les personnes sollicitées, puissants, riches, parfois dictateurs… ne sont pas forcément des progressistes. Le Nouveau Monde Industriel et Sociétaire est celui que préfèrent maints disciples, car c'est l'ouvrage qui est souvent jugé le plus explicite (« méthodique »), et qu'il est dégagé « de la partie en quelque sorte la plus romantique du système »112, bref pour des esprits prudents et peu révolutionnaires, un ouvrage qui sent moins le soufre, même s'il reste fondamentalement utopique. Il est pourtant censuré par la congrégation romaine de l'Index. Mais à part le Mercure de France du XIX° siècle, rares sont les publications qui évoquent FOURIER (et en parlent correctement). La Fausse industrie113, en deux volumes publiés entre 1835-1836, est l'ultime grande riposte fouriérienne contre les multiples critiques reçues. C'est sans doute l'ouvrage qui a le plus vieilli tant il est conjoncturel. Le ton est souvent vindicatif, comportant trop d'autojustifications et toujours bien des vantardises, mais l'ensemble offre cependant de belles synthèses sur tel ou tel sujet : l'essai de 300 enfants, la pédagogie harmonienne, la gastrosophie, le rôle et la recherche des éventuels donateurs… Le long titre lui-même est un résumé de sa volonté économique systématique et alternative. Dans ce livre, on sent FOURIER blessé et de plus en plus prudent, limitant beaucoup de ses propositions (expérimentations, sexualité…) afin de ne pas rebuter les appuis recherchés et paraître plus crédible et mesuré. Il veut avant tout convaincre, répéter inlassablement la validité de sa théorie. Il sent sans doute la fin d'où ses recherches (et sa manie taxinomique quasi

111 Correspondance André BRETON - Pierre NAVILLE, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°29, p.31-34, octobre 2018, p.32 112 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.92-93 113 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 19/174 obsessionnelle) de «candidats», omniprésentes dans les deux volumes. Tout cela nuit forcément à la lecture qu'on voudrait plus limpide et moins alourdie par les répétitions et les envolées (il prévoit jusqu'à «500 000 grands palais et métairies» sociétaires).

La fin est assez misérable et banale, comme toute la vie personnelle de FOURIER d'ailleurs : peu de moyens, peu de considération, grande solitude, accentuation de ses maniaqueries et sans doute de ses aversions, obligation de reconnaître le leadership de Victor CONSIDERANT sur le mouvement fouriériste, etc. Le vieux célibataire a ses manies, entre chats, musique, fleurs, et promenades bien réglées ; certaines descriptions nous donnent une idée un peu pitoyable de la dernière période de la vie de cet étonnant inventeur social. Il finit cependant la tête haute, comme on dit. Il a en effet refusé bien des aides, et tient à rester dans son petit appartement de Saint-Pierre- Montmartre. Clarisse VIGOUREUX et Victor CONSIDERANT, la dévouée portière Mme DELAHAYE et les docteurs SIMON et CHAPLAIN semblent cependant avoir fait de grands efforts pour soulager ses derniers instants. La vieillesse a même accentué certains traits négatifs : FOURIER est acariâtre, susceptible et extrêmement mécontent de ses disciples. Il est têtu, n'en fait qu'à sa tête, ce qui contribue à plus l'isoler. Jugé «ridicule» et «maniaque» par ses disciples, il est peu à peu refoulé des journaux fouriéristes : on comprend mieux ainsi les blessures ressenties114.

Puis c'est la «mort obscure, mais digne de sa vie» (Simone DEBOUT) : FOURIER s’éteint le 10 octobre 1837 dans sa petite habitation parisienne. Son masque mortuaire est réalisé le jour même par MICHELI ; il nous offre une assez terrible vision du penseur115. Ses obsèques, religieuses (église des Petits-Pères), portent de nouvelles dissensions parmi ses proches et ses disciples. C'est le libre-penseur et fortement anticlérical CONSIDERANT qui l'a voulu, sans doute pour renforcer l'image de respectabilité du mouvement ? Il est enterré au cimetière de Montmartre, et loué par les discours de CONSIDERANT, Philippe HAUGER, Auguste DEMESMAY et RIENZI. Sur la pierre tombale on peut lire « Ici sont déposés les restes de Charles FOURIER - La série distribue les harmonies. Les attractions sont proportionnelles aux destinées ». Ses sœurs Madame Veuve CLERC et Madame PARAT-BRILLAT et les enfants de sa troisième sœur, feue Madame RUBAT, se partagent l’héritage (un tiers pour chaque partie). IV. FOURIER « INVENTEUR SOCIAL » : QUELQUES IDÉES DE BASE DU FOURIÉRISME FOURIER se considère non comme idéologue, « orateur » ou penseur politique, mais comme « inventeur ». Victor CONSIDERANT reprend ces formulations un peu scientistes et techniciennes sous un vocable similaire « d’ingénieur social »116. Le goût du bisontin pour les mathématiques (et la musique) justifient ce titre d'ingénieur, méticuleux et scientifique, pour explorer tous les possibles que les diverses compositions permettent. Simone DEBOUT tente la notion de «théorie symphonique ou polyphonique de l'univers»117 tant chez FOURIER la dimension scientifique s'allie à l'esthétique et au passionnel, offrant ainsi une combinatoire prodigieuse. René SCHÉRER, qui est en symbiose avec la notion «d'illusion réelle» de Simone DEBOUT118, note que FOURIER a un sens inné de la réalité et ne peut donc pas être jugé que comme utopiste fantaisiste ; il est même à ses yeux le premier vrai pourfendeur du capitalisme mercantile, avant MARX119.

114 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.83 115 Cf. Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°8, décembre 1997, p.50 116 Cité par RIGNOL Loïc « Les bases de la Politique positive » (extraits) ou Normes d’un vitalisme socialiste chez Victor CONSIDERANT, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.175-184, décembre 2008, p.181 117 DEBOUT Simone «La Théorie des quatre mouvements» ou le dessein d'un «grand œuvre», in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, 1998, p.34 118 DEBOUT Simone L’utopie de Charles FOURIER : l’illusion réelle, Paris: Payot, 278p, 1978 119 SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, janvier 2017, p.05-09 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 20/174

Inventer, pour FOURIER, c’est rompre avec l’existant pour proposer autre chose, une réelle alternative, qui doit être rupture complète, et donc englober la totalité du monde, des astres jusqu'aux passions intérieures, d'autant plus que pour lui tout est lié. C’est rompre aussi avec le Politique pour mieux gérer et innover dans ce qu’il appelle le « Domestique », qui est plus proche de la vie réelle, des personnes et des petites communautés, et surtout sans volonté impérative, contraignante ou systémique. Son propos, selon son disciple PELLARIN, «c'est de proclamer le droit des masses au bonheur»120. Cette volonté globale de changement de perspective le fait passer pour «fou».

«FOURIER nous dit : "Sors de la fange, Peuple en proie aux déceptions ! Travaille, groupé par phalange, Dans un cercle d'attractions. La Terre, après tant de désastres, forme avec le ciel un hymen, Et la loi qui régit les astres Donne la paix au genre humain !"» Pierre-Jean de BÉRANGER Les fous, après 1850121.

Le gros paradoxe du fouriérisme, c'est la faible importance de FOURIER lui-même, et son statut social et politique mineur et assez terne, comparés à l'ampleur et à la modernité étonnante de sa pensée, et à la rupture radicale et originale qu'il incarne. A. QUELQUES DIFFICULTÉS POUR PRÉSENTER LE(S) FOURIÉRISME(S) « Au vrai l'on ne sait jamais avec lui ce qui est image, humour ou délire ». Simone DEBOUT, 2013122.

Avec « l'imagination exubérante » (BOUGLÉ 1932), « une poésie instantanée, imprévisible et de ce fait rigoureusement merveilleuse »123, cette « sémantique baroque » (BARTHES) et ces « élucubrations d'une imagination organisatrice » (Walter BENJAMIN 1935-39), dans une « œuvre bizarre, touffue, incohérente », mais « prodigieuse et mêlée » (Lucien FEBVRE 1906), marquée par un extraordinaire « onirisme compensateur » (André VERGEZ), il faut faire la part des choses pour essayer d’esquisser une synthèse. Les marxistes officiels et orthodoxes, moins ouverts et d'imagination plus limitée, parlent « d'enfantillages », ce que reproduit étonnamment Georges BATAILLE, qui en rajoute dans un négatif étonnant sur « la part envahissante de la poésie chez FOURIER »124. D'une part l'extrême diversité des écrits de ce « saltimbanque littéraire »125 est diversement appréciée et conduit à de multiples choix de lecture. D'autre part, chacun y retient ce qui lui convient le mieux, comme dans toute œuvre religieuse ou politique de grande portée : d’où un FOURIER, trahi, édulcoré, expurgé, récupéré, réinterprété… Il y a donc évidemment des fouriérismes, liés autant aux interprétations, aux dogmatismes, qu’aux problèmes personnels.

120 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.XII 121 LATOUR Patricia La révolution en chantant. Recueil, Pantin: Le Temps des Cerises, 136p, 1996, p.31 122 DEBOUT Simone Le destin exceptionnel d'un manuscrit, in-Le nouveau monde amoureux Dijon: Presses du réel, CIV+456p, XIX-CIV, 2013, p.XCI 123 SAMZUN Patrick «Le crachat de diamant en triangle radieux» : un coup d'œil sur le merveilleux dans Le Nouveau Monde Amoureux de FOURIER, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°22, p.07-24, décembre 2011 124 BATAILLE Georges André BRETON, Ode à Charles FOURIER (1947), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°29, p.39-42, octobre 2018 125 ANSOLABEHERE Pablo FOURIER, el inventor de un nuevo mundo, -in-JACOBY Roberto (compilado por) Jornadas FOURIER (15-17/04/2004), Buenos Aires: Centro Cultural Rector Ricardo Rojas, Libros del Rojas, p.167-183, 2006, p.170 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 21/174

Il a fallu longtemps pour admettre l’ensemble de l’œuvre comme un tout indissociable, et encore aujourd’hui trop d’analyses sont spécialisées et donc réductrices. Ainsi la fondamentale cosmogonie fouriériste, fondamentale car centrale dans son œuvre, est la plupart du temps ignorée ou rejetée, car jugée fantasque ou contre-productive pour la diffusion de l’œuvre du maître. Cette cosmogonie est d’autant plus mal interprétée que c’est sans doute en parlant des astres que FOURIER nous offre ses plus belles et fantastiques divagations poétiques : planètes androgynes, fluide astral féminin, et boréal masculin, aurores boréales harmoniques... Pourtant FOURIER analyse le cosmos, l’univers jusqu’à l’homme comme un tout, et utilise l’analogie et les correspondances entre l’homme et l’univers comme élément principal d’explication (son « analogie universelle ou psychologie comparée »). Tout dans l'univers est lié : astres, minéraux, végétaux, humains, fluides… Tout y est en mouvement. Tout y contribue à l'harmonie par influences multiples et composées car « c'est avoir une plaisante idée de l'économie de Dieu qui, ennemi de la fainéantise, a disposé tout le système du mouvement de manière que chaque créature puisse à tout instant coopérer activement à l'harmonie générale… »126. Cette harmonie ne réduit pas, elle donne une compréhension de la diversité et de l'hétérogénéité des mondes, elle est «le moyen poétique pour affronter la question de l'altérité»127. Sans doute également y introduit-il une forte dose de parodie et d’humour128, d'autodérision. Célestin BOUGLÉ le compare à Alphonse ALLAIS129, d'autres, on l'a déjà écrit, à SWIFT ou LAFONTAINE. C'est en tout cas parfois difficile à confirmer si on prend en compte tant le sérieux des descriptions que le côté péremptoire de certaines affirmations. Mais la farce peut être construite volontairement de manière sentencieuse, et jouer sur différents niveaux ? De toute manière, tout est question de lecture, chacun et chacune y prenant ce qui le stimule le plus. Son ironie et son humour décalé peuvent donc dérouter, et sont sans doute plus systématiques qu’on ne peut le penser, voire même apparaître comme une des clés de sa méthode de construction de l’utopie. C’est l’hypothèse du japonais TOMOMI « FOURIER exprime à la fois la réalité qu’il a sous les yeux et l’utopie, et que, pour transformer sa connaissance de la réalité en construction utopique, il a recours à l’ironie et à l’humour »130. C’était déjà la position de Roland BARTHES pour qui le délire taxinomique et la jouissance du détail est le fondement même de l’utopie fouriériste, la nuance devenant « garantie de plaisir »131. C’est d’autant plus étonnant que le personnage lui-même, sérieux et rigide en apparence, ne prêtait pas immédiatement au rire et au délire. Pour Pascal BRUCKNER132 et Laurence BOUCHET133 que je rejoins, la comparaison s’impose avec un Buster KEATON par exemple, un humoriste qui joue le décalage entre son personnage et ce qu’il dit, sciemment ou malgré lui. Jonathan BEECHER - en analysant la Théorie des 4 Mouvements - confirme (il parle de «mystification délibérée») que FOURIER dit utiliser sciemment la «bizarrerie étudiée» et la «parodie»134, sans doute pour provoquer et attirer l'attention, et/ou se prémunir contre toute déformation ou critique trop tranchée et peut-être dangereuse ? Il cherche sans doute par la «grivoiserie» à désamorcer le côté scandaleux ou trop novateur de ses théories. Où alors en parlant de facétie et de clownerie, il essaie peut-être tout simplement de justifier à postériori l'échec des ses ouvrages135 ?

126 FOURIER Charles Harmonie aromale des astres, Paris: Fata Morgana, 48p, 2005, p.19 127 PAZ Octavio FOURIER y la analogía poética, -in-Aproximación al pensamiento de FOURIER, op.cit., 1973, p.156 128 TUNDO Laura L’utopia di FOURIER. In cammino verso l’utopia, Bari: Dedalo, 364p, 1991, p.305 129 BOUGLÉ Célestin Socialismes français. Du «socialisme utopique» à la «démocratie industrielle», Paris: Armand Colin, 3° édition, 200p, 1941,p.111 130 TOMOMI Fukushima À propos de la publication de la traduction en japonais du « Nouveau Monde amoureux » -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°18, p.07-28, décembre 2007, p.22 131 BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.110 132 BRUCKNER Pascal FOURIER, Paris: Seuil, 192p, 1975 133 BOUCHET Laurence Charles FOURIER. Le rêveur sublime, Mouans-Sartoux: PEMF, BT2, n°80, 64p, 2006, p.9 134 BEECHER Jonathan «L'énigme des quatre mouvements». FOURIER et ses premiers lecteurs, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°20, p.11-22, décembre 2009, p.12 135 BEECHER Jonathan «L'énigme des quatre mouvements», op.cit., 2006, p.13 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 22/174

Il en est de même du déisme débonnaire (totalement contraire aux religions « civilisées ») qui est quasi omniprésent chez FOURIER, notamment autour de l'idée d'attraction, mais également avec de multiples notions plus ou moins métaphysiques, comme par exemple l'idée de survie et de métempsychose («de tous les dogmes anciens, le plus rapproché de la vérité»136), d'où sa vision «d'âmes (qui parcourent) les globes pendant l'éternité»137. «L'autre vie» est pour FOURIER un paradis, «une charmante perspective» qui n'a rien à envier pour les saveurs et les bienfaits matériels au meilleur des mondes qu'il préconise sur terre ; c'est cette «erreur primordiale ou crainte de manquer dans l'autre vie de plaisirs sensuels» qu'il lui faut dissiper138. Simone DEBOUT évoque la formulation d'un millenium pacifiste139, DEBU-BRIDEL évoque un «Dieu profondément païen», un «Dieu des passions et instincts». Normal, puisque le Dieu de FOURIER a «horreur de l'oppression et de la violence»140. Ce déisme est interprété en clef non répressive, ni autoritaire, ni limitative : puisque c’est dans la nature, c’est voulu par Dieu donc il n’y a pas à le juger négativement ; «les prétendus vices sont l'ouvrage de la nature» (Théorie des quatre mouvements) et de même pour les discordes que 3 000 ans d'histoire n'ont pas anéanties : «Dieu ne les aurait pas créées, s'il ne les eût pas jugées nécessaires»141. «Ma Théorie démontre qu'Il veut nous conduire par le plaisir, la richesse et la liberté» réaffirme encore le philosophe en fin de vie dans La Fausse industrie. Cette remarque à une portée énorme pour sa théorie des passions, toutes fondées car naturelles ; la notion de pêché devient absurde et obsolète. FOURIER se voit ainsi en « médiateur » chargé de « révéler » les « vérités cachées »142 et donc à parvenir à déchiffrer le code naturel et divin, ces «lois sociétaires de la raison divine»143. Si la nature est bonne, si le péché n'existe pas, alors «il est conduit à s'interdire la contrainte comme moyen légitime d'action sur les hommes»144 : FOURIER devient un des penseurs cohérents de l'anti-autoritarisme et du refus de la répression : puisque «tous nos caractères sont bons et judicieusement distribués ; il faudra développer et non pas corriger la nature» confirme-t-il145. Cet argument d'autorité (c'est Dieu qui l'a voulu) plaît assez au modéré PELLARIN puisqu'il le développe largement pour contrer notre hypocrisie et notre susceptibilité déplacée sur les choses scabreuses décrites par son maître146. Ainsi cette réelle centralité de l’idée d’une « providence » divine harmonieuse, donc la forte religiosité de l’auteur, a été cependant accentuée (mais fortement expurgée des aspects sulfureux) à la mort de FOURIER par des disciples qui rêvaient de réintroduire le penseur au sein de la société bienpensante147. Jean-Baptiste GODIN reprend ce fondement religieux dans ce qu’il nomme sa

136 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.611 137 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.151 138 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.223-25 139 DEBOUT Simone «La Théorie des quatre mouvements» ou le dessein d'un «grand œuvre», in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, 1998, p.108 140 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.205 141 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.195 142 MADONNA-DESBAZEILLES Michèle De l’Apocalypse à la Genèse : le Même transfiguré, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°5, 1994 143 Cf. surtout RIGNOL Loïc «Je ne veux rien.» FOURIER, théoricien du code, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.14-26, janvier-février 2015 144 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.312 145 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.187 146 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.122-123 147 Cf. MORILHAT Claude Charles FOURIER, Dieu, la religion, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°5, 1994 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 23/174

« religion laïque », mettant surtout l’accent sur ce qui relie les hommes148. Bernard DESMARS confirme l'importance d'une libre pensée déiste au sein des fouriéristes actifs dans la seconde moitié du XIX° siècle, même s'il remarque la montée en leur sein d'un fort anticléricalisme149. En tout cas, comprendre FOURIER, c’est intégrer cette ambigüité qui nous fait hésiter, comme l’écrivait Henri DESROCHE, à le présenter comme penseur social (ou socialiste) et penseur religieux150. Loïc RIGNOL lui, n'hésite pas, et sur un ton péremptoire ou provocateur, conteste toute idée d'utopie, et affirme le fouriérisme comme «théologie scientifique»151. Il est sûr en tout cas que FOURIER haïssait l’athéisme (traitant même « d’ordure »152 le Dictionnaire des athées anciens et modernes de Sylvain MARÉCHAL), et les libertaires d’aujourd’hui qui le revendiquent parlent rarement de cet aspect pour eux gênant, car FOURIER approche ici les utopies transcendantes, pas immanentes. Patrick TACUSSEL met plutôt en avant « l’herméneutique fouriériste des textes chrétiens »153, qui interprète le message dans un sens positif : le salut, c'est-à-dire l’harmonie assimilée au royaume des Cieux154, est de ce monde : c’est bien une « herméneutique rédemptrice »155 qui est ainsi proposée. Loïc FOULON met également en avant cette totale distorsion entre un salut chrétien sélectif hors de ce monde et un salut fouriériste universel bien concret et bien réel sur terre156. Chez FOURIER, les vertus théologales concernent l'homme réel, organisé en association. Cela empêche le fouriérisme, «en soi, (de) se revendiquer de l'héritage christique»157. D’autre part, poursuit TACUSSEL, les condamnations radicales du commerce par le christianisme primitif accentuent l’interprétation positive faite par FOURIER des premiers penseurs chrétiens. Mais apparemment rares seront les fouriéristes à se déclarer chrétiens : Jean-Claude DUBOS ne cite qu'Abel TRANSON, Désiré LAVERDANT, Hippolyte de La MORVONNAIS et Clarisse VIGOUREUX158.

La bizarrerie de FOURIER, obstacle à la compréhension de son œuvre, tient également à son langage, à sa « voix subversive » (Colette MAILLARD), à l’usage systématique de l’imaginaire, des analogies et des hiéroglyphes naturels, de la construction et de l’innovation poétiques, et de l'art de la parodie particulièrement lorsqu'il singe les mœurs et institutions, surtout religieuses, de son temps159. FOURIER est un romantique revendiqué, au sens où il recherche l'harmonie, le beau, l'alternative idéale, et surtout parce qu'il n'admet « aucune borne dans les vues de bonheur social, de magnificence, de vertu et d'unité »160. Par contre pour lui les romantiques de son temps ont trahi leur idéal et à la suite de ROUSSEAU, sont restés des « immobilistes »161.

148 BOUCHET Laurence Vivre en utopie. GODIN et le Familistère de Guise, Mouans-Sartoux: PEMF, BT n°1180, 48p, 2006, p.14 149 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010,p.p.264-265 150 DESROCHE Henri Fouriérisme ambigu. Socialisme ou religion ?, -in-Revue Internationale de Philosophie, Bruxelles: XVI, n°60, 1962 151 RIGNOL Loïc «Je ne veux rien.» FOURIER, théoricien du code, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.14- 26, janvier-février 2015, p.20 152 Ce que nous rappelle André VERGEZ dans sa conférence à Besançon du 15/05/2000 153 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, Dijon: Les presses du réel, 2007, p.41 154 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, op.cit, 2007, p.45 155 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, op.cit, 2007, p.67 156 FOULON Loïc Critique des vertus théologales chez Charles FOURIER, -in-Cahiers Charles Fourier, Besançon: n.26, décembre 2015, p.14-15 157 FOULON Loïc Critique des vertus théologales chez Charles FOURIER, op.cit., 2015, p.19 158 DUBOS Jean-Claude Le jardin de Candide ou les Attractions passionnelles. Souvenirs (Extraits) Première partie, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°22, p.97-102, décembre 2011, p.101 159 BEECHER Jonathan L’Utopie comme exploration du possible : les stratégies littéraires de Thomas MORE et de Charles FOURIER, -in- Figures de l’utopie. Hier et aujourd’hui, Rennes: PUR, 214p, p.53-59, 2016, p.56, p.57-58 160 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.212-213 161 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.215 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 24/174

Le tout est écrit dans un style « qui n'est jamais beau »162, peuplé de redites et de multiples précautions, de préfaces à répétition, de diatribes souvent longues et fastidieuses. Tous les livres de FOURIER semblent difficiles à lire, « tant la pagination est fantaisiste et la construction déconcertante » ; tout étant «composé un peu de pièces et de morceaux» note René SCHÉRER163 qui en est pourtant un des plus scrupuleux et curieux lecteur. Mais tout cela est heureusement parsemé d'images étonnantes et presque toujours originales : la « betterave hiéroglyphe de l'esclavage», la «ruche symbole d'harmonie »164 alors que le guêpier l'est de la civilisation ; évidemment puisque « la betterave est un fruit de sang, comme l'esclavage qui ne se maintient que par les supplices, le régime sanguinaire »... Comme Roland BARTHE (qui classe l’œuvre de FOURIER dans « le livre des Logothèques, des fondateurs de langues »165), Simone DEBOUT, Georges JEAN, Jean GORET, Michèle MADONNA-DESBAZEILLE, Louis MARIN ou Pierre MERCKLÉ166 entre autres l’ont bien analysé, l’écriture fouriériste est déjà une forme d’utopie, de réinvention ludique de la réalité, d’apparitions de nouvelles données et de nouvelles constructions nécessaires pour comprendre le système proposé. FOURIER par son écriture novatrice (ou par sa réutilisation de vieux termes), et par sa volonté d'écrire son œuvre avec les critères de son propre système (donc hors des procédés traditionnels en refusant «la conformité aux méthodes civilisées»167), est sans doute un des utopistes parmi les plus cohérents : il adopte des moyens et méthodes (ses inventions, ses écrits, ses rêveries, ses constructions, sa terminologie…) en accord avec la fin poursuivie car « écrire une utopie, c’est entrer en utopie »168. Ses nouveaux mots, sa «nomenclature néologique», les sons qu’ils émettent en s'inspirant es cris animaux, les relations nouvelles, la nouvelle grammaire, le nouveau solfège169… sont déjà le nouveau monde même si n’est encore que purement virtuel. Pierre MERCKLÉ pense qu’en agissant ainsi il travaille plus en scientifique qu’en utopiste (au sens péjoratif du terme), d’un scientifique qui se forge ses propres concepts et qui les utilise et les rend vivants. Quoiqu'il en soit, l'utopie est totale chez FOURIER : tout à la fois un projet, un montage global et un monde déjà réalisé, avec ses propres codes et ses propres interrogations : presque tout est «re-désigné» et «re- nommé» à partir «du prisme théorique» propre à l'auteur nous confirme Louis UCCIANI170. À un nouveau monde ou contre-monde correspondent logiquement de nouveaux mots, une nouvelle langue, de nouvelles pensées et attitudes, de nouvelles réalités, de nouvelles nomenclatures ou tout simplement la réutilisation et l'adaptation de celles déjà existantes pour d'autres domaines171… Parmi les auteurs qui ont su, comme FOURIER, décrire de l'intérieur une société alternative comprenant les mœurs, la langue, la musique, la poésie, l'histoire, l'ethnologie, les croyances… on peut évoquer l'incroyable livre «d'ethnofiction» d'Ursula LE GUIN La vallée de l'éternel retour (Always Coming Home, 1985) traduit chez Actes Sud en 1994.

La « singularité absolue de FOURIER » penseur du « multiple » et de la « dispersion »172 (du « combinatoire » écrit BARTHES) - ce qui en fait un pré-proudhonien - tout autant que du

162 DEBOUT Simone Le Personnage, Charles FOURIER, -in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, p.06-23, 1998, p.11 163 SCHÉRER René Industrie, travail et joie. Greffes brèves sur La Fausse industrie, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°28, p.07-15, décembre 2017, p.08 164 FOURIER Charles L'analogie, fâcheux oracle de vérité (1834), -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.07- 13, janvier-février 2015 165 BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.7 166 MERCKLÉ Pierre La pensée scientifique de Charles FOURIER, Condé-sur-Vesgre: Colloque du 02/04/2006 167 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.332 168 MADONNA DESBAZEILLE Michèle L’utopie de FOURIER : jeu d’écriture. Ou la notion d’intervalle mesuré et démesuré, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°2, 1991, p.26 169 GORET Jean FOURIER et la subversion harmonienne, -in-Les Temps modernes, Paris: 29°a., n°309, p.1655-1679, avril 1972, p.1665-1667 170 SALZAR Nicole/SCHEPENS Philippe/UCCIANI Louis L'Index fouriériste, Dijon: Les Presses du réel, 384p+cd-rom, 2013, p.8 171 SALZAR Nicole/SCHEPENS Philippe/UCCIANI Louis, L'Index fouriériste, op.cit, 2013, p.13 172 UCCIANI Louis Le principe de dispersion, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°5, 1994 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 25/174 mouvement (« central, constitutif, éternel » dans ses écrits), rend également difficile l’analyse de ses œuvres. En effet une très grande majorité de lecteurs (et de militants) rêvent d’unité figée, voire d’une pensée organisée en système cohérent et stable et donc tristement souvent fermée et/ou quasi théologique. Cette singularité absolue, d’une utopie plurielle, non figée ni dogmatique, FOURIER en fait, la partage avec tous les libertaires conséquents, ce que ne dit pas assez l’article cité.

Parmi d'autres obstacles à la lecture de FOURIER, on peut encore rajouter : - sa vantardise même dite de manière provocatrice (je suis l'inventeur, l'unique qui…) et la caricature qu'il fait de ses opposants réels ou présumés, évoquant notamment leur stupidité voire leur «crime»173, et raillant la «traitrise» des philosophes, théologiens et politiques. - sa théorie du complot pour expliquer sa marginalité confine parfois à une vrai paranoïa (il suffit de lire ses diatribes contre les journalistes, les philosophes, les économistes..) : si je ne perce pas, c'est qu'on me censure ou me vilipende : «le plan bien visible est d'empêcher l'examen de ma théorie, ou la travestir, la calomnier lorsqu'il est force d'en parler»174. Pour FOURIER ce sont les vils zoïles (terme souvent usité surtout au sens de vils censeurs) qui bloquent l'accès à ces œuvres, car ces critiques envieux et mal intentionnés cherchent à «dégouter de la lecture» de son œuvre en la disant pleine «d'épines insurmontables»175. - sa volonté (dérisoire, provocatrice ?) de tout chiffrer : quadruple, décuple, vingtuple… Il est impossible de prévoir le futur, et encore moins de le chiffrer. FOURIER, dans sa volonté de prouver au détail près l'incroyable succès de ses prophéties, les rend délirantes et en diminue la portée, et enlève de sa crédibilité comme penseur social. Les affirmations statistiques répétées entraînent le lecteur sensé à lire en diagonale et à sauter de nombreux passages qui auraient peut-être toute leur utilité. B. LA SCIENCE SOCIALE FOURIÉRISTE Si on retient ses principales idées sociales, débarrassées des divagations cosmogoniques et d’un psychologisme parfois sommaire (mais toujours original et stimulant), il faut noter que FOURIER propose une vraie alternative scientifique, ce qu’il nomme la « science sociale » et que certains fouriéristes nomment parfois «science attractionnelle»176 ou assimilent purement et simplement au socialisme. C’est le cas par exemple de Constantin PECQUEUR177 ; quant à Victor CONSIDERANT, il se réclame également du socialisme dès 1838 environ d’après J. BEECHER. C’est l’occasion ici de condamner une fois pour toute le stupide schématisme marxiste sur le socialisme soit disant « utopique » (dont FOURIER est partie intégrante), polémique plus conjoncturelle et concurrentielle entre divers courants du socialisme, qu’analyse intelligente et opérationnelle178. FOURIER est lui- aussi à rattacher à une démarche scientifique complète, théorique et expérimentale, ce qu'arrivent à démontrer les analyses de Pierre MERCKLÉ. Quasiment tous les socialistes premiers avaient d'ailleurs cette volonté. La « science sociale » fouriériste cherche à appliquer à l’humanité ce que la nature et l’univers (macrocosme, le « Cosmos » pour FOURIER) ou le corps humain (microcosme) peuvent nous apporter comme rationalité ou modèle. FOURIER n'invente donc pas, il ne fait que découvrir ce

173 Cf. les Crimes de la philosophie dans FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.37 & ss 174 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.54 175 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.63 176 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.XVII 177 RIGNOL Loïc La phrénologie et l’école sociétaire. Science de l’homme et socialisme dans le premier XIX° siècle, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°13, décembre 2002, p.49 178 Cf. mon chapitre B.6. Au sens péjoratif de « socialisme utopique », -in-ANTONY Michel I. Quelques précisions et essais de définitions sur les utopies et les anarchismes, sur le même site, 1° édition1995, 204p, mars 2017 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 26/174 que l'universelle nature recèle179 ; il faut «rechercher et établir» le mécanisme sociétaire des passions que dieu a édifié180. Son procédé sériaire «n'est donc point jeu d'imagination, mais imitation fidèle de la nature»181. On comprend mieux la transplantation dans les sciences humaines d’idées empruntées aux « sciences de la nature : biologie, chimie, science physique »182 ou le goût de quelques fouriéristes pour la phrénologie ; au Mexique le journal de Plotino RHODAKANATY (1828- 1892) de 1874 se nomme El Craneoscopio, periódico frenológico y cientifífico183. Il y a donc nécessité de « déchiffrer » le monde réel184, ce à quoi le bisontin ne cesse de s’employer, et comme il s'en glorifie, avec une réussite qu'il est le seul à posséder. Il met en avant un système fondé sur deux grandes lois : l’attraction universelle (sorte de newtonisme revendiqué et radicalisé et surtout mise en avant pour les désirs : attraction passionnelle ou passionnée185) et la loi sériaire. - «L'Attraction passionnée est l'impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion, et persistante malgré l'opposition de la raison, du devoir, des préjugés, etc.»186 ; ainsi notre état naturel l'emporte donc sur notre état social. La recherche du «luxe ou richesse» (le plaisir de nos cinq sens) redevenant le moteur essentiel. - Les groupes et séries, «deuxième but» de l'attraction passionnée, sont pour le bisontin un extraordinaire outil pour analyser la complexité et diversité du réel et de ses interactions, et prendre en compte autant les discords que les accords. FOURIER utilise le terme série au sens d'ensemble comme il l'est devenu dans le langage courant, en devenant synonyme du terme mathématique de suite187. Il avance souvent la formule de «séries de groupe ou échelles de discords et d'inégalités»188. Dans les prémisses de son Unité universelle il précise encore fortement cette diversité en évoquant «les séries de groupes contrastés» ou «les séries contrastées»189. «L'harmonie fouriériste devient un gigantesque équilibre de compétences»190 et exalte de fait le pluralisme et les conflits, comme moteur et enrichissement de notre développement personnel et social. Dans ses textes, il y a une hiérarchie des regroupements : la phalange comporte des séries elles-mêmes composées de groupes et ceux-ci de sous-groupes. Plus les groupes sont nombreux, enchevêtrés et joyeusement concurrentiels, plus l'activité «d'industrie ou de plaisir»191 est prolifique et féconde. FOURIER englobe quasiment toutes les activités économiques dans le terme d'industrie. Même PROUDHON développe largement cet aspect sériel, fondamental du fouriérisme192, et il en fait même le cœur de son ouvrage de 1843 De la Création de l’Ordre dans l’Humanité, livre sans doute le plus marqué par son compatriote.

179 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.124 180 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.636 181 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.116 182 MERCKLÉ Pierre La pensée scientifique de Charles FOURIER, Condé-sur-Vesgre: Colloque du 02/04/2006 183 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.230 184 Cf. le chapitre Hiéroglyphe -in-BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.100 185 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.128-131 186 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.85 187 BALIBAR Françoise D'un FOURIER l'autre, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.101-114, janvier-février 2015, p.112 188 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.70 189 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.63 190 BUTOR Michel Presentación de Textos de Charles FOURIER, in-Aproximación al pensamiento de FOURIER, Madrid: Miguel Castellote Editor, p.69-76, 1973, p.74 191 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.171 192 HAUBTMANN Pierre Pierre-Joseph PROUDHON, sa vie et sa pensée 1809-1849, Paris: Beauchesne, 1140p, 1982, p.382 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 27/174

FOURIER en son temps fut parfois nommé « NEWTON de l’âme humaine » (Auguste DEMESMAY) et lui-même faisait tout pour apparaître comme le successeur de NEWTON et comme celui qui le dépassait en généralisant ses analyses de la sphère matérielle à la sphère humaine. L’importance des sciences naturelles, de la médecine et de l’hygiène est donc forte pour les fouriéristes, car ils cherchent à en appliquer les méthodes au corps social lui-même. La Politique devient ainsi une forme de « médecine sociale » (BURCKEL). Il faut assainir le corps social et le milieu dans lequel il évolue, comme on cherche à appliquer hygiène et remèdes au corps humain. En gros, l’idée de FOURIER (comme de beaucoup de phrénologues - scientifiques analyseurs du cerveau et du crâne), consiste à analyser les fondements et les mécanismes de la nature en général (et de la nature humaine en particulier), pour découvrir (« déchiffrer ») la vraie essence de l’homme (et sans doute assurer un avenir meilleur) : l’harmonie naturelle du monde doit anticiper « l’harmonie » sociale future. Ce « naturalisme » fouriériste sera repris par tous les grands penseurs sociaux de la mouvance antiautoritaire193 - à laquelle pour moi appartient FOURIER -, notamment Élisée RECLUS194 quand ils s’inspirent de l’ordonnancement naturel pour proposer des remèdes sociaux, ou élaborer des règles de fonctionnement plus harmonieuses. Il faut dire également que pour que le schéma fonctionne parfaitement, la réflexion doit accepter le postulat d’une bonté naturelle de la nature et donc de ses composants, et bien sûr l’homme lui-même. Là aussi bien des anarchistes feront de même, parfois de manière trop systématique : c’est en tout cas les reproches qu’a endurés Pierre KROPOTKINE.

Pour appliquer la science sociale sans limite ni tabous, FOURIER met en avant deux conceptions importantes. - En premier lieu il développe l’idée de « doute absolu » («d'irrespect radical» note plus justement Simone DEBOUT195 ou ce qu'il appelle lui-même «Doute méthodique, et par suite, contradiction systématique»196) : vis-à-vis des sciences et de la société de son époque, et également vis-à-vis de la morale dominante, puisque toute sa recherche, notamment avec le Nouveau Monde Amoureux, c’est de révéler la vraie morale, celle des désirs, des passions, des vies souterraines. Il donne au cartésianisme une radicalité que celui-ci ne possédait pas. - Ensuite il avance la notion « d’écart absolu » (issue de «L'Exploration intégrale»), c'est-à-dire la volonté de pratiquer une rupture totale avec le monde et les idées de son temps, pour penser et surtout tenter un autre monde, totalement alternatif et novateur. Les «procédés industriels» proposés sont antithétiques avec ceux de civilisation : ils forment un «mécanisme opposé»197. Bref, comme il l'indique dans l'introduction de sa Théorie des quatre mouvements, «la qualité requise (est) l'absence de préjugés». FOURIER utilise lui-même les italiques pour accentuer ce point198. Dans La Théorie de l'unité universelle, il rappelle que ces préjugés ainsi que les dogmes imposés par la science et la théologie enlèvent toute validité au Libre arbitre en civilisation199. Cette volonté de penser hors de tout cadre ou de toute référence, en essayant de n'être influencé par rien, même si cela reste illusoire dans sa totalité, est une attitude exemplaire, que tout penseur et tout chercheur devrait tenter d'appliquer.

193 Cf. ANTONY Michel III. Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, sur le même site, 1° édition1995, 248p, mars 2014 194 Cf. chapitre sur KROPOTKINE et RECLUS -in-ANTONY Michel V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes..., sur le même site, 1° édition1995, 235p, mars 2014 195 DEBOUT Simone Le Personnage, Charles FOURIER, -in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, p.06-23, 1998, p.19 196 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.440 197 Cf. liste dans FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.138-139 et p.141 198 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.119 199 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.24 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 28/174

FOURIER, et surtout CONSIDERANT, comptent sur la conviction, le rôle des élites, les militants (instruits ?) de l’école sociétaire (ou harmonieuse ou garantiste…), pour diffuser la science sociale et obtenir le changement du monde, mais réfutent la révolution violente. En ce sens, le fouriérisme n’est donc pas révolutionnaire. Le fouriérisme appuie d'ailleurs le mouvement pacifiste mondial. Bien des fouriéristes participent notamment à la Ligue Internationale de permanente de la Paix et à la Ligue Internationale de la Paix et de la Liberté (Charles LEMONNIER) pour ne prendre que deux exemples connus. Quant au «socialisme garantiste», quant il s'exprime (ce qui est loin d'être toujours le cas), c'est assurément un socialisme modéré, et de conciliation avec toutes les classes sociales. Certains groupes sociaux incompatibles avec une vraie proposition socialiste (par exemple les domestiques) sont maintenus dans le projet fouriériste, même si leur sort est plus agréable200. Rares sont donc les fouriéristes, comme Henri DAMETH, qui anticipent la nécessité radicale de la destruction avant de reconstruire, dans une tonalité très pré-bakouninienne201.

Le fouriérisme apparaît comme une forme d’évolutionnisme, comme la plupart des grandes pensées des XVIII° et XIX° siècles : d’où un découpage séquentiel en grandes périodes (8 ou 9), comportant des «issues» ou «voies» (FOURIER en analyse parfois 32202 ou 36203), «sans compter les (périodes) mixtes»204. Nous trouvons dans l'ordre : Éden ou Primitive, Sauvagerie, Patriarcat progressif, Barbarie (en gros la période féodale ?), Civilisation (désastreuse société actuelle), Garantisme ou Demi-combinaison (sorte d’étape de transition plus ou moins socialiste avec de premières réformes importantes), Sociantisme dit Association ou Combinaison simple puis Association ou Combinaison composée = l'Harmonie (idéal à atteindre)… De plus chaque période - «comme le corps humain» - passe par 4 étapes ou «phases»205 : l'enfance, l'adolescence, la «virilité» (!) et la caducité. La description de l'Éden ou Paradis terrestre est classique : abondance de biens, amour libre, non-violence206… c'est une préfiguration spontanée et simplement «ébauchée» de ce que sera l'Harmonie future. Car FOURIER est affirmatif, «le règne de Dieu, … l'ordre véridique et unitaire… ou ordre combiné a existé au début des sociétés»207. L'Harmonie, en renouant avec l'Éden, peut donc nous faire apparaître la pensée fouriérienne comme cyclique. Effectivement, dans une autre formulation, cet évolutionnisme est comparé à la vie humaine, en 4 grandes étapes : de l’enfance à la disparition sur une période d’environ 80 000 ans. Cela rejoint sa soif d’analogie et renvoie aux visions historiques simplistes et pessimistes concernant les civilisations : croissance, apogée (harmonie ?) et déclin. Si notre monde doit disparaître au bout de 70 000 ans d'harmonie pour se renouveler ensuite208, plus que d'évolutionnisme, il faudrait parler de vision cyclique de l'univers, ce qui nous renvoie à d'autres pensées et à d'autres emprunts.

La proximité avec les périodes du futur matérialisme historique marxiste est ici évidente, et le garantisme comme société de transition, rêvée comme très rapide, prête à d’étonnantes comparaisons. Il semble que cette vision séquentielle date surtout des derniers écrits de FOURIER, alors qu'il prévoyait à ses débuts un passage plus rapide à l'Harmonie. Quelques louanges d’ENGELS sont

200 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), op.cit., 2009, p.235 201 BURCKEL Denis La révolution de 1848 à la lumière de la science sociale fouriériste, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°10, décembre 1999, p.99 202 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.465-466 203 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.473-474 204 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), op.cit., 2009, p.153 205 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.411 & ss 206 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.462 207 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.225 208 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.158-159 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 29/174 expressément liées à cette vision historique évolutive de l’humanité. Du côté anarchiste, il y a proximité entre la phase ultime (Harmonie) et le communisme libertaire ou anarchiste, ne serait-ce que par une nécessaire abondance qui fournit à la personne l'essentiel de ces besoins (notion de «minimum social»), ce qui lui enlèvera tout «souci de subsistance» note FOURIER209. FOURIER est donc favorable à la «grande industrie» dont l'essor productif permet cette abondance210. Mais bien entendu elle reste une simple condition de l'harmonie, en aucun cas sa seule réalisation. Abondance, productivisme, industrie de grande taille posent problème aux décroissants qui revendiquent FOURIER (Cf. ci-dessous). À propos de cet évolutionnisme, confronté à la notion d’écart absolu évoquée ci-dessus, on peut noter une sorte de paradoxe : si l’écart est totale rupture, il n’y a plus évolution au sens séquentiel du terme. D’autre part, à la différence de la majorité des pensées des XVIII° et XIX° siècles, celle de FOURIER est méfiante vis-à-vis des optimistes du progrès humain ininterrompu. Une société peut reculer (« progrès à rebours », « faux progrès », « chimère de l’émancipation »…) et non progresser positivement !211 Il anticipe sur ce plan le géographe anarchiste Élisée RECLUS. Il note aussi que les étapes par lui décrites peuvent coexister dans des lieux différents, ou se combiner chez les individus, ce qui lui permet de sortir du dogmatisme et de l'uniformité, et de réintroduire d'autres éléments libertaires212. Comme la première période est nommée édénisme, on peut penser que FOURIER d’une certaine manière reconnaît partiellement le mythe de l’Âge d’or ou s’inspire d’un idyllique état de nature, poursuivant une fréquente pensée des Lumières, et sans doute très partiellement de ROUSSEAU. Cette période est en tout cas vue de manière libertaire car « l’homme ne connaissait ni loi, ni préjugés, ni devoirs »213. Le fouriérisme, sous certains aspects, est donc une sorte de déterminisme et d'évolutionnisme «providentiel ou divin»214 qui reste globalement (malgré certaines restrictions) très optimiste. C'est démobilisateur pour les militants, car si la fin apparaît inéluctable, pourquoi alors s'engager dans une société méprisable ? Heureusement, un grand nombre d'adeptes, s'éloignant un peu de la pensée du maître, misent surtout sur la volonté humaine, au moins pour faire accélérer les choses.

L’harmonie future fouriérienne a évidemment vocation universelle, FOURIER parlant parfois d’Empire unitaire (ou «d'unité administrative du globe», ou de «ligue fédérale du globe» en 6° période215) pour désigner le monde où partout s’installeraient les phalanstères. Le terme « d’empire » est cependant trop connoté et délicat d’usage et n’a guère été retenu. FOURIER offre une vraie condamnation des nationalismes et des différentiations raciales, puisque pour lui «Dieu ne fait distinction, ni d'Européens ni de Chinois, ni de barbares ni de sauvages ; tout la race humaine sera heureuse, ou bien nul peuple ne jouira du vrai bonheur…»216. Cet universalisme n'est pas antagonique du local ni de son autonomie, bien au contraire. Le bisontin se range (en vrai libertaire) pour une expérimentation diversifiée au plus petit niveau, le

209 TOMOMI Fukushima L'économie politique selon Charles FOURIER. Économie de l'abondance et théorie de l'exception, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°22, p.35-56, décembre 2011, p.43 210 Cité par DEBOUT Simone «La Théorie des quatre mouvements» ou le dessein d'un «grand œuvre», in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, 1998, p.42 211 GUILLAUME Chantal FOURIER, l’expérimentation sociale et la décroissance, -in-Entropia, Décroissance & Utopie, Lyon: Paragon, n°4, p.117-128, printemps 2008, p.123 212 PAQUOT Thierry L'utopie ou l'idéal piégé, Paris: Hatier, 80p, 1996, p.50 213 Cité par LARIZZA Mirella I presupposti teoretici dell’anarchismo di Charles FOURIER, -in-Anarchici ed anarchia nel mondo contemporaneo, Atti del Convegno promosso dalla Fondazione Luigi Einaudi (Torino, 5, 6, 7 dicembre 1969), Torino: Einaudi, 656p, 1971, p.326 214 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.305 215 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.323 216 FOURIER Charles Note sur la vignette, Le Phalanstère, n°5, Paris: 28/06/1832 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 30/174 phalanstère - et d’autres associations (même incomplètes) - ne devant s’étendre que s’ils ont fait leurs preuves, «car on ne prendra confiance en la théorie qu'après la sanction de la pratique»217. Il ne s’agit donc pas d’une « utopie holiste »218 mais d’une vision connectée au réel expérimental, et forcément pragmatique et prudente dans ses essais souhaités.

À la question : FOURIER est-il utopiste ?, la réponse est double. Toute son œuvre est une construction et une proposition d'alternatives radicales, un «ordre» totalement différent et s'opposant au monde mauvais qu'est la civilisation. C'est assurément une utopie au même titre que celle de MORE, avec sa double face dénonciatrice et remédiatrice, et sa même volonté eutopique et mélioriste. Mais cette utopie vaut autant pour le présent que pour le futur, et parfois est foncièrement anti-utopique au sens classique du terme, puisqu'il recommande, comme plus tard les individualistes anarchistes : «ne sacrifiez point le bien présent au bien à venir. Jouissez du moment…»219. Sa modernité est souvent étonnante et subtile notamment lorsqu'il veille à ne pas délaisser les jouissances présentes au nom d'hypothétiques jouissances futures. C. FOURIER ET L’ASSOCIATION ET LE PROJET PHALANSTÉRIEN La science sociale fouriériste permet de définir une orientation associative, sociétaire ou combinée. FOURIER parle « d'invention et d’ordre sociétaires » et ses disciples forment ce qu’il est convenu d’appeler « l’école sociétaire » ou « école phalanstérienne ». Leur «but immédiat» (PELLARIN) est la réalisation pratique du « phalanstère », lieu accueillant une microsociété anticipant les cités-jardins, en symbiose ville-nature, adaptée à ses habitants. Un parcours rapide de l'Index fouriériste (2013) révèle que parmi la quinzaine de termes (et leurs dérivés proches) les plus fréquents dans l'œuvre fouriériste apparaissent association, sociétaire, série, phalange…, ce qui permet de confirmer la primauté du projet social fouriériste. Cette science sociale est expérimentale. Elle veut tester, ébaucher des solutions totalement alternatives et en rupture avec la « civilisation », pour en valider les acquis, d'où l'importance des phalanges « d'essai » ou « d'épreuve » et du « canton d'essai » ou « petite harmonie », sorte de mini phalanstère pour un groupe réduit (80 familles maximum). FOURIER veut faire du phalanstère (« essai borné à une lieue carrée et 1 800 personnes »220) un « laboratoire » pour les idées nouvelles221. Il accepte de dépasser ce nombre dans les premières expériences (jusqu'à 2 000 membres) et de le réduire dans la phase de généralisation (jusqu'à 1 700)222. Il prévoit un établissement progressif, par « essaims » (300 sociétaires pour le premier), pour ne pas tout risquer en une seule fois. Le recrutement doit veiller aux diversités des membres et de leurs qualités, et l'initiation aux mécanismes de l'attraction doit se faire progressivement. Dans ces derniers ouvrages, il apparaît encore plus minimaliste, misant surtout sur une « épreuve sur 300 enfants » (il parle également de 450), se « bornant à un essai démonstratif sur un petit coin de terre » ; par prudence, ou pour limiter l'investissement initial ou les mauvaises conséquences car «c'est une petite épreuve exempte de tout risque»223. Il veut attirer des donateurs et donc limite le nombre concerné. Il ne s'occupe que des jeunes car ils sont sans idées préconçues et donc plus imaginatifs et téméraires. FOURIER est un utopiste très concret et pragmatique, avec cependant en amont de l'expérimentation un énorme travail d'analyse. Il ne veut généraliser qu'après avoir réussi son expérimentation.

217 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.375 218 Cf. GUILLAUME Chantal op.cit, p.118 219 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.413 220 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.36 221 MERCKLÉ Pierre La pensée scientifique de Charles FOURIER, Condé-sur-Vesgre: Colloque du 02/04/2006 222 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.136 223 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.391 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 31/174

La théorie fouriériste est donc vraiment une « science sociale expérimentale » qui préfère toujours la « gestion combinée » (une économie communautaire ou sociétaire) aux activés « morcelées » (une économie « simpliste », individualiste et gaspilleuse). L'économie associative harmonienne peut être vue également comme une multiplication des services publics gratuits et bien plus diversifiés qu'aujourd'hui (hébergement, éducation, santé, transports, nourriture, loisirs, heureuses compagnies, services solidaires de tous les types …) et comme la suppression dans les faits du salariat : c'est « la phalange qui paie chaque service par un dividende alloué au groupe » spécialisé dans telle ou telle fonction. « Nul ne reçoit de salaire individuel, ce serait déshonneur »224. Seule une « cotisation infinitésimale » est demandée pour le « fond émulatif des dignitaires »225, c'est-à-dire pour des activités de plaisir supplémentaires, superflues aux yeux des civilisés, mais pas dans la nouvelle société. Enfin il ne faut jamais oublier que l'association fouriérienne vaut autant en « matériel » qu'en « passionnel », c'est-à-dire autant pour les intérêts sociaux et économiques, que pour les liens entre caractères différents. Son essai associatif doit multiplier par 4 les productions, mais par 20 les « jouissances ». Dans l'Unité universelle, il annonce en sous-titre « le triplement du revenu en association »226. Ces aspects globaux du projet phalanstérien, partiellement détachés de l'économicisme, accentuent la modernité de FOURIER, mais le mettent aussi en contradiction avec les anti-productivistes d'aujourd'hui. Le Groupe fouriériste repose sur l'adhésion libre (et donc reconnaît le libre choix d'en sortir) et sur des règlements en commun nullement autoritaires, mais au contraire librement consentis : il est sur tous ces aspects incontestablement pré-libertaire, bien plus en tout cas que ne le sont ses disciples qui révèlent parfois une soif de pouvoir ou de réglementations contraignantes dans leurs essais pratiques. Des groupes proches appartiennent à ce que FOURIER nomme la Série. Mais celle-ci n'est pas fermée, les passages d'une série à une autre sont libres et souhaités, voire organisés.

On peut dire que la Phalange est surtout l’association (« intégrale » écrivait FOURIER), le groupe de volontaires, d’expérimentateurs, et que le phalanstère représente plutôt l’ensemble territorial et bâti (« le palais habité par une phalange »), mais les deux termes sont polysémiques et utilisés parfois dans les deux sens. La base organisationnelle repose sur une forme d’humanisme s'exprimant par « socialité-solidarité-harmonie (et) unité sociale »227. Plusieurs termes s'enchevêtrent : « commune sociétaire », « canton d'essai », « phalange d'essai», « phalange d'harmonie», « essai en miniature », voire « Tourbillon »... Le canton semble l'unité de base, la phalange l'unité la mieux adaptée, mais il arrive à FOURIER d'en faire des synonymes, ainsi lorsqu'il prévoit 600 000 «cantons ou phalanges d'harmonie»228 pour un globe d'environ 900 millions d'habitants. En d'autres endroits il prévoit une forte extension avec la création de 3 à 4 millions de phalanges229. Les premières importantes mentions du phalanstère datent du Traité de l’Association Domestique Agricole de 1822. FOURIER se risque à l'esquisser et le dessiner plus longuement dans Le Nouveau Monde Industriel de 1829230. Le terme est repris comme titre d’une des premières revues fouriéristes Le Phalanstère, de 1832 à 1834. CONSIDERANT peaufine l'image des bâtiments dans sa Description du phalanstère de 1834.

224 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.276 225 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.12 226 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.63 227 COLOMBO Arrigo La société amoureuse. Notes sur FOURIER pour une révision de l’éthique amoureuse et sexuelle Paris: L’Harmattan, 227p, 2004, p.79 228 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.394 229 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.588 230 Cf. le plan dans FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.158-159 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 32/174

La curiosité réside dans le fait que ce phalanstère connaît assez peu de représentations (et de diffusion de ces images ou peintures - une dizaine d'esquisses entre 1830 et 1880231) alors qu'il est souvent systématiquement associé aujourd'hui au fouriérisme232 et qu'il innerve la pensée fouriériste, comme le montrent récemment les schémas d'Elsa MAILLOT233. FOURIER réfute d'emblée une vision définitive et évoque des constructions expérimentales à remettre en question en fonction des périodes, des milieux climatiques et des contextes. À sa suite bien des fouriéristes ne veulent sans doute pas être limités par un plan trop précis contraire à la liberté de réalisation et d'expérimentation. Ils ne souhaitent pas être dépassés par des plans idéaux plus ou moins dissidents et non validés par les orthodoxes (CONSIDERANT s'oppose fermement à la diffusion d'esquisses malencontreuses). D'autre part ils privilégient « les dispositifs spatiaux plutôt que l'esthétique architecturale »234 et misent comme FOURIER l'a souhaité sur le mouvement, la plasticité et le changement. Bref les phalanstères représentés sont assez rares, très souvent sur le même modèle, et tous très peu conformes aux idées de leurs inventeurs.

Or le projet architectural phalanstérien reste idéal, très vague, et forcément modifiable comme le note Bruno VERLET235. Il ne peut donc pas avoir de forme unique et figée, mais dépendre dans sa variété des goûts et de l'imagination de ses membres, des nécessités climatiques, du type de matériaux disponibles, des moyens mobilisables... FOURIER, réfutant toute uniformité aliénante, mêle toujours l'utile, le fonctionnel à l'esthétique et à la fantaisie : son architecture - comme le proposera à sa suite William MORRIS - doit favoriser tous les sens, tous les goûts, toutes nos envies de variété et de splendeur236. Pourtant les rares images que nous en avons semblent bien posséder ces caractères formalistes ; les premiers fouriéristes en sont conscients et donc modèrent leur formalisme «absolu». FOURIER est sans doute un peu influencé par quelques réalisations et projets de Claude- Nicolas LEDOUX (1736-1806 Cf. théâtre de Besançon, Salines royales d’Arc-et-Senans, Hôtel Thélusson…)237. Mais leurs conceptions profondes diffèrent et LEDOUX reste plutôt traditionaliste238. FOURIER observe avec méticulosité quelques lieux marquants de son époque : on cite fréquemment son admiration, quasi maniaque, pour la structure jugée harmonieuse du Palais-Royal (qu’il nomme le « palais de fées »239), mais également dans une moindre mesure pour les Invalides, Sainte Geneviève, ou pour les premières galeries marchandes ou artistiques couvertes comme celle du Louvre (les «passages» analysés par Walter BENJAMIN dans les années 1930). La galerie du Louvre devient ainsi «modèle d'une rue-galerie d'harmonie» dans le Nouveau monde industriel et sociétaire de 1829. Le Château de Versailles semble également servir de source aux plans des phalanstères. Les traboules lyonnais et leur côté collectif ont sans doute également marqué FOURIER. Ainsi globalement, l'influence majeure qu'il enregistre est celle d'un néo-classicisme ouvert, avec une esthétique adaptée aux besoins d'un monde qui doit voir large, Cf. par exemple ses recommandations pour ouvrir les perspectives sur des paysages de campagne, ou sur des œuvres

231 PERRIER Florent L'Utopie à l'image exceptée. Ambiguïtés du phalanstère représenté, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°24, p.51-78, décembre 2013, p.51 232 BRÉMAND Nathalie/ PERRIER Florent Le Phalanstère représenté. Introduction, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°24, p.07-08, décembre 2013 233 MAILLOT Elsa Tentatives de phalanstère, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°24, p.09-14, décembre 2013 234 BARIDON Laurent L'irreprésentable organicité du phalanstère, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°24, p.25- 37, décembre 2013, p.33 235 VERLET Bruno FOURIER et l’architecture, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°09, décembre 1998 236 SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, janvier 2017, p.45-48 237 VIDLER Anthony L’espace des Lumières. Architecture et philosophie de LEDOUX à FOURIER, Paris: Picard, 327p, 1995 238 VIDLER Anthony FOURIER l'architecte, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.47-65, janvier-février 2015, p.59-60 239 LOIRE Marion Le rôle de l’’architecture dans l’œuvre de Charles FOURIER, Condé-sur-Vesgre: Colloque du 02/04/2006, p.2 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 33/174 d'art240. D'autres vont le suivre, comme peut être Tony MOILIN (évoqué par BENJAMIN) dans son utopie de 1869 Paris en l'an 2000. Ce sont surtout les disciples (CONSIDERANT évidemment) qui vont essayer de préciser toutes les structures du phalanstère, mais en ce centrant plus sur le lieu, les agencements internes, la dimension (nombre de personnes concernées) que sur le type de bâtiment lui-même. Ainsi le projet consiste pour Charles PELLARIN en 1839 à «substituer à la famille comme centre de production et de consommation des réunions comprenant cent ou quatre cents familles, c'est-à-dire environ 1 800 personnes, associés en travaux de ménage, culture et fabrique…»241. Le phalanstère est avant tout un des moyens pour atteindre l’harmonie, en tentant des réalisations sociales exemplaires, appelées à se multiplier. La société future idéale serait donc constituée de phalanstères reliés entre eux (fédération ? réseau ? structure en rhizomes ?). L’habitat phalanstérien doit être beau, plaire avant tout, au nom du visuisme fouriériste. L’harmonie est aussi dans l’apparence et la symbolique est essentielle : « l’architecture est à la fois le reflet et le moteur de l’histoire et (…) toute réforme sociale doit au préalable passer par une réforme radicale du milieu, et en particulier, du milieu bâti » (Marion LOIRE242). L’architecture est ainsi le « reflet », le complément et un des moyens du projet social. Le lieu à son importance, et le tout n’est pas sanctuarisé : c’est une expérimentation, et on doit se servir des erreurs pour apporter les corrections nécessaires : « ce plan n’est cependant, précise FOURIER, qu’une proposition. Le lieu d’implantation, et les résultats de la première expérience pourront l’amener à évoluer. Le développement de la société harmonique et de ses richesses le portera à un raffinement et à un luxe impossibles à mettre en œuvre dès le départ »243. Il faut cependant à la fois ouvrir la communauté mais également la protéger des curieux et de leurs mauvaises influences. C'est un lourd paradoxe à assumer.

Le phalanstère (surtout sur l'image canonique due à FOURIER et à CONSIDERANT, qui le regrettent ensuite) présente un plan assez régulier, et symétrique244. Il est surtout constitué par un grand bâtiment central de plusieurs étages (3 ?) flanqué de deux ailes, surmonté d'une Tour d'ordre aux multiples fonctions. Il a tout du château ou du palais luxueux et majestueux. Cet «habitat unitaire» est un choix idéologique et économique, et le contraire des habitats isolés et de petite taille en civilisation. À la périphérie se localisent les lieux de productions et de consommation. La nature environnante est verdoyante et bien pourvue en végétaux, eaux, passages… La place de l'agriculture (« le premier des placements »245) est centrale en harmonie, mais pas exclusive. À l'intérieur les fonctions et les individus sont répartis selon les âges, les nuisances (bruits…), les nécessités de regroupement, les différences de revenus, ou encore par le souci de rationalité économico-sociale. Le phalanstère est un lieu ouvert (par exemple avec le caravansérail pour accueils et fêtes…) et communiquant (grâce surtout à la rue-galerie) ; cela permet aux individus qui le composent de se développer pleinement, en toute autonomie, dans un cadre collectif harmonieux et non sclérosant. La partie centrale serait occupée par des lieux communs, sérisphères et séristères, cabinets cabalistiques (pour les petits groupes), cuisines, salles de réunion, de lecture, de jeux, de bals et de représentations…

240 GRIBAUDI Maurizio Passages et phalanstères - Espaces urbains et visions utopiques, -in-Cahiers Charles FOURIER, Walter BENJAMIN lecteur de Charles FOURIER, Besançon: n°21, 160p, p.121-130, décembre 2010, p.125 241 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.320-21 242 LOIRE Marion Le rôle de l’’architecture, op.cit, 2006, p.3 243 LOIRE Marion Le rôle de l’’architecture, op.cit, 2006, p.5 244 Cf. plan proposé par PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843, p.348 245 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.23 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 34/174

Les logements permettent l’isolement et sont individuels, diversifiés et adaptables, au gré des moyens et des fantaisies. Rien d'uniforme donc, ce n'est ni une prison, ni une caserne, ni un monastère246. L'ensemble des bâtiments abrite ou détermine des places pour fêtes et parades (on se souvient ici du goût étonnant de FOURIER pour les parades militaires). Bref l’urbanisme, l’architecture, le projet social, le libre épanouissement des passions… forment un tout indissociable et jamais figé, évoluant au gré des interactivités : « le rôle primordial accordé à l’esthétique et aux plaisirs des sens dans l’urbanisme et l’architecture phalanstériens leur permettent de dépasser le simple fonctionnalisme et appelle à toutes les innovations des réalisateurs »247.

Les communications, regroupements et échanges (y compris amoureux et sexuels) sont facilités par cette rue-galerie, qui est un vaste couloir couvert. La «galerie couverte» permet avant tout des «communications abritées»248 et protège selon le climat des vents, du froid ou de la chaleur. C’est une sorte de péristyle continu (appelée circum galery aux ÉU), chauffé l’hiver et ventilé l’été, et largement transparent pour distinguer le monde environnant. Cette géniale et moderne construction, à laquelle FOURIER attache une grande importance, permet de garantir l’unité de l’ensemble. Elle conjugue « une certaine forme de sociabilité, de progrès et d’esthétisme au sein du logement collectif »249. Sa taille est suffisante pour une faire « une salle de lien universel » écrit FOURIER. La rue-galerie et le rattachement de toutes les parties évoquent bien sûr le corps humain dont tous les éléments sont interdépendants (François CANTAGREL parle du fonctionnement comme de celui « des artères dans le corps humain »250) : l’analogie fouriériste est toujours active.

La grandeur et la modernité du système fouriériste se trouvent à mon avis ici, dans ce souci de combiner les avantages collectifs avec la préservation des intérêts et des besoins individuels : dans le phalanstère, on peut vivre en commun, ou s’isoler, se rencontrer ou se fuir : ce choix éloigne FOURIER de toute proposition monacale (même si parfois on lie à tort monastère à phalanstère, au moins sur le plan de la terminologie) ou de tout socialisme autoritaire et égalitariste, donc écarte la théorie fouriériste de toute l’utopie « classique » ou traditionnelle251, normative et restrictive pour les individus. En effet, dans ce lieu idéal, toute personne doit pouvoir assumer ses envies, y vivre ses passions sans tabou, et développer toutes ses facultés propres. Les passions incluent évidemment la bonne chère, la gourmandise et les plaisirs de la chair. La gourmandise inclut d'ailleurs ces plaisirs de la chair, et devient une « forme de sagesse »252, si on lit Le Réveil d'Épiménide (2014). FOURIER, gourmand et épicurien depuis son enfance (les gâteaux) et lors de son adolescence et de l'âge adulte (une belle appétence pour le vin) développe des notions sympathiques « d’art combinatoire »253 de la cuisine et des repas avec sa gastrosophie. Comme bien de riches cultures culinaires d'aujourd'hui, la cuisine fouriérienne est composite et diversifiée, et souvent très «calorique» comme le remarque Nathalie BRÉMAND. Les corps sont sains, plein d'appétits, peu

246 BRÉMAND Nathalie Le phalanstère n'est pas un monastère, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°24, p.39-49, décembre 2013, surtout p.46 247 LOIRE Marion Le rôle de l’’architecture, op.cit, 2006, p.7 248 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.231-232 249 BRÉMAND Nathalie La rue-galerie et les relations adultes-enfants chez FOURIER et les fouriéristes, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: p.29-50, n°18, décembre 2007, p.33 250 CANTAGREL François Le fou du Palais Royal, 1844 251 Cf. sur les notions de terminologie mes précisions à plusieurs endroits dans mes dossiers sur les Utopies libertaires, et surtout dans la première grande partie ANTONY Michel I. Quelques précisions et essais de définitions sur les utopies et les anarchismes, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U1-DEFIN.DOC, 1° édition 1995, 204p, février 2017 252 COSSON Stéphane Charles FOURIER, Le Réveil d'Épiménide - Présentation. Les fragments recomposés, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°25, p.12-14, décembre 2014 253 VETUSTO R. Un alquimista del primer socialismo. Sobre las ruinas de la barbarie y la civilización. Vida de Charles FOURIER, -in-Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, p.18-27, 2011, p.24 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 35/174 fatigués par un travail limité ; ils sont aptes à d'autres activités : l'harmonie est aussi et profondément corporelle ; « les gastrosophes… deviennent médecins officieux de chaque individu, conservateurs de sa santé par les voies du plaisir… »254. Belle formule, qui rappelle que la gastronomie combinée ne se réduit pas à la qualité et à la diversité des mets proposés, mais s'ajoute aux relations et à la mise en scène, et autres « plaisirs de l'esprit »255.

La qualité du phalanstère et la richesse du mode de vie communautaire (« séjour d'association et de liberté, de joie et de luxe » pour Jules LECHEVALIER et Victor CONSIDERANT, 1832), ses avantages sociétaires par rapport au « régime morcelé » (FOURIER se perd à les évaluer longuement : Cf. les fameux « quadruple produit effectif » ou « vingtuple relatif ») doivent permettre son attractivité et son expansion spontanée, de proche en proche. L’expérimentation doit servir d’exemple, de stimulus, de germe, d'embryon… pour s’étendre ensuite partout, par libre choix et par envie, et jamais par la contrainte, ou tout simplement par germination naturelle. FOURIER est pour un principe de libre diffusion, propagation ou dissémination, en tâche d'huile, par « explosions » (proliférations naturelles, voire dyonisiaques)256. Comme le rappelle Florent PERRIER, le « projet séminal » prime sur les propositions précises et concrètes, ce que j'ai évoqué ci-dessus. FOURIER, comme tout libertaire, est en accord avec le fait que la fin ne justifie jamais les moyens, mais qu’au contraire le moyen doit déjà contenir la fin désirée. Le phalanstère peut donc légitimement se ranger dans ce qu'on appelle aujourd'hui les brèches, les nowtopias, les TAZ ou ZAD libertaires, c'est à dire des formes de vie plus hors l'État que contre l'État, ce dernier devant être « oublié »257 pour mieux le rendre inutile et l'amener à disparaître ou à ne plus servir. Cet État ou gouvernement politique laisse la place à l'administration des choses (il s'est « fondu dans l'administration économique »258), menée de manière volontaire et fédéraliste (on dirait de manière horizontale aujourd'hui) par les diverses phalanges.

Par contre une grande partie des fouriéristes ne se rangent pas derrière cette voie phalanstérienne ; ils préfèrent la voie du « garantisme » (phase transitoire avant le « sociantisme » et « l'harmonie »), le développement progressif des améliorations sociales via coopératives, syndicats, mutualités… Ils adoptent donc une voie plus réformiste et/ou plus intégrée d'engagement social. D. PLAISIR, PASSIONS, FONCTIONS ET HARMONIE, ET TRAVAIL ATTRAYANT… Vive le pluralisme, la diversité et le métissage : « sans exception, dit FOURIER, on tombe dans le despotisme en politique et dans la monotonie en plaisirs »259.

« …la plus grande œuvre constructive qui ait jamais été élaborée à parti du désir sans contrainte… » André BRETON, 1948260

Dans la quinzaine de termes (et dérivés) les plus présents dans l'œuvre fouriériste, si on suit L'index fouriériste (2013), on trouve évidemment en bonne place attraction, amour et passion…

254 Cité par ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. II, 264p, 1937, p.214 255 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.280 256 PERRIER Florent De la propagation du phalanstère par explosions comme révolution sensible du politique, -in-Cahiers Charles FOURIER, n.30, p.67-90, 2019 257 MAILLARD Colette Oublier l'État, in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.57-80, septembre-décembre 1972 258 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.155 259 DEBOUT Simone L’Autogestion passionnelle ou la théorie sociétaire de Charles FOURIER, -in-Autogestion, Paris: Anthropos, n°5-6, p.125-148, mars juin 1968, p.139 260 ROCHE Gérard « Prendre le taureau par les cornes » avec Charles FOURIER dans Les Entretiens d'André BRETON, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°29, p.13-24, octobre 2018, p.19 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 36/174

« Le mobile de toute construction (de toute combinaison) fouriériste n’est pas la justice, l’égalité, la liberté… C’est le plaisir. Le fouriérisme est un eudémonisme radical » affirme Roland BARTHES261, en sous-estimant sans doute le principe de liberté dans cette recherche du plaisir. Car sans cette liberté, le plaisir est difficilement atteignable. Ainsi SCHÉRER (1986) précise que c'est la passion libérée qui est le vrai moteur productif et associatif262. Célestin BOUGLÉ avant BARTHES parlait déjà «d'anti-ascétisme systématique»263. Cette liberté des mœurs et du sexe devait être du vitriol pour les lecteurs réactionnaires et traditionnalistes, comme les petits bourgeois Félix ARMAND et René MAUBLANC qui ne distinguent dans les choix fouriéristes qu'une philosophie de bordel264. Je reprends les termes de petits bourgeois (poncif des injures des marxistes dogmatiques), car c'est justement de ce terme (après la lecture d'ENGELS notamment) qu'ils traitent FOURIER, alors qu'ils se montrent si obtus et fermés eux-mêmes seulement quelques lignes plus tard. L'amour, l'attraction… est déjà pour le modéré Alphonse TOUSSENEL le moteur de toute chose, ce qui nous permet d'atteindre bonheur et liberté : «c'est pour cela que le peuple des amoureux est le seul qui mérite le beau nom de peuple libre, comme étant le seul qui obéisse au gouvernement de son choix»265. Ce plaisir (« bonheur positif ») concerne tous les aspects de la vie où peut s’épanouir notre sensualité, et particulièrement pour FOURIER, quatre champs essentiels : le domaine amoureux, le domaine alimentaire, le domaine musical… et bien sûr le domaine industriel (l'activité économique). Il n’y a donc pas que l’amour qui soit concerné, ou alors seulement si amour et passion sont reconnues comme le centre de toutes nos activités. Et comme chez SADE avant lui, une nourriture savoureuse, saine et riche, en donnant de beaux corps et une belle santé, est propice aux ébats amoureux et à leur renouvellement. Toutes les relations (amoureuses, de travail, culturelles…) s’épanouissent dans un cadre illimité et pluraliste « d’attraction passionnelle » et prospèrent dans des regroupements affinitaires ou « séries passionnées » (ou « échelles compactes de groupes émulatifs et cabalistiques ») : c'est le fameux «mécanisme des passions, caractères, instincts». Une vraie fraternité, choisie librement, renverse toutes les conceptions centralistes et autoritaires de son temps. Le mariage monogamique, restrictif, hypocrite et bourgeois - cadre dans le domaine domestique de ce que l’industrie et le commerce sont dans l’ordre sociétal - est totalement et logiquement condamné. Car c'est un « ménage incohérent » qui multiplie « les inconvénients sans nombre »266 pour celles et ceux qui en dépendent. Dans le domaine amoureux, FOURIER décline donc fermement la possibilité d’un amour pluriel, varié et ouvert, et souvent en mouvement (« amour libéral » au sens fort de l’adjectif - Arrigo COLOMBO ; ou «amour libre» des libertaires, pris dans son sens général). Il accepte et favorise, comme SADE, toutes les voluptés («émotions voluptueuses» écrit Pierre KLOSSOWSKI267), toutes les passions simples ou composées, ambigües ou perverses, et sans la connotation péjorative associée à ce terme. Il dénonce tout ce qui fait obstacle, l'insupportable mariage, les femmes maintenues en soumission, l'immobilité, le poids avilissant et réducteur des religions établies (surtout catholicisme et islam268), les différences de classes, de genres, d'âges, de lieux… FOURIER est un des rares penseurs de son temps à promouvoir le droit au plaisir et aux passions y compris pour les

261 BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.86 262 SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, janvier 2017, p.20 263 BOUGLÉ Célestin Socialismes français. Du «socialisme utopique» à la «démocratie industrielle», Paris: Armand Colin, 3° édition, 200p, 1941, p.112 264 Cf. par exemple ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.82-84 265 TOUSSENEL Alphonse L'Esprit des bêtes. Zoologie passionnelle. Mammifères de France, Paris: Librairie phalanstérienne, 2° édition augmentée de 2 chapitres, 520p, 1855, p.4 266 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.224 267 KLOSSOWSKI Pierre SADE y FOURIER, -in-Aproximación al pensamiento de FOURIER, Madrid: Miguel Castellote Editor, p.107-136, 1973, p.109 268 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.260 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 37/174 personnes âgées ; les rapports entre individus d'âge très différents sont encouragés, les plus anciens bénéficiant des faveurs de plus jeunes. L'amour qu'il prône est donc sans égoïsme restrictif, ni tabou : il est disponible à toute personne et « à tout rapport et tout type de rapport, hétérophile, homophile, hétéro et homophile à la fois, orgiaque, maniaque… »269. Toutes les manies ont droit de cité dans la partition fouriériste, qui propose le mot de Morisophie, qui fonde les vraies valeurs non pas sur la fausse morale civilisée mais sur l'acceptation des passions et instincts multiples et donc de la vérité naturelle. C’est ce « différentiel amoureux » qui forme le joyau de l’utopie libertaire fouriériste, la diversité et la tolérance permettant à chacun et chacune de s’intégrer dans un univers mobile, ouvert et changeant270, aux « variations » multiples271. « L’utopie de FOURIER est de la différence, de la vie »272, ce qui la distingue irrémédiablement de toutes les utopies figées et formelles. Pour mieux en convaincre les hommes tout en favorisant l'émancipation des femmes, il leur rappelle «que le bonheur de l'homme, en amour, se proportionne à la liberté dont jouissent les femmes»273. La mobilité déjà évoquée est un axe supplémentaire de la pensée érotique fouriériste et lui octroie encore plus d'ouvertures géographiques et imaginaires. Elle ouvre sans limites les désirs, les échanges, les visites, les jeux de rôles, les orgies… en passant de contrées en contrées, de bandes à bandes, de personnage à personnage. Elle réveille évidemment ce que le lieu unique, la monotonie et/ou la monogamie peuvent contribuer à limiter. La «géographie érotique et le nomadisme libidinal»274 nous stimulent encore plus et nous font rêver. «L'éloge du flux», évoqué par Thomas BOUCHET, renforce le classement hors norme de l'utopie de FOURIER, qui se distingue décidément toujours plus des écrits normatifs. Ses propres disciples ne le suivent pas sur ces plans mouvants et non fixés ou maîtrisés. Seules les vraies pensées libertaires du temporaire et du pluralisme s'en revendiquent vraiment : René SCHÉRER, Raoul VANEIGEM, Hakim BEY pour n'en citer que trois. L'amour combiné ou harmonique vaut pour toutes et tous. C'est un amour combinant fraternité, philanthropie, générosité et hospitalité. Il doit permettre aux plus démunis et aux moins attirants, aux plus âgés, aux moins fortunés… de bénéficier eux-aussi de l'amour libérateur et épanouissant. Il s'appuie sur le don spontané ou sur des personnes disponibles et attentionnées : faquirs et faquiresses, bayaders et bayadères, anges et angesses. Ce «socialisme érotique» assure une forme de «care sexuel», d'attention de soi et des autres ; «la politique sexuelle fouriériste est anarchiste et sucrée» selon les belles formules de Patrick SAMZUN. Cependant, ce qui est relativement méconnu, FOURIER attribue à l’amour sentimental, spirituel, « céladonien » une place majeure ; par contre, dit-il à juste titre, cet amour principal ne peut vraiment s’épanouir que si les sens sont tous satisfaits, et si le physique (ce qu’il nomme le « matériel ») est comblé. Là encore, FOURIER fait preuve d’une étonnante avancée pour son époque.

Il faut noter quelques restrictions à cette liberté amoureuse, dont la raison principale est sans doute la prudence d'un auteur qui ne veut pas être condamné, ni censuré, ni mal-compris, et qui préfère s'autocensurer pour faire passer l'essentiel. - La première grande limitation est que cette liberté ne sera acquise que progressivement. Ainsi la liberté féminine ne sera totale qu'en 7° période. FOURIER préconise que «le libre exercice de cette

269 COLOMBO Arrigo La société amoureuse. Notes sur FOURIER pour une révision de l’éthique amoureuse et sexuelle Paris: L’Harmattan, 227p, 2004, p.90 270 Thèmes très développés par SAMZUN Patrick 12 + 1 recettes pour innover en amour, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.27-38, janvier-février 2015 271 Cf. surtout SCHÉRER René 2. Le différentiel amoureux, -in-Pour un nouvel anarchisme, Paris: Éditions Cartouche, p.59-104, 2008 272 SCHÉRER René 2. Le différentiel amoureux, Op.cit., 2008, p.75 273 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.239 274 Après SCHÉRER et tant d'autres, voire surtout BOUCHET Thomas Géographie érotique et nomadisme libidinal, -in- FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.66-77, janvier-février 2015 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 38/174 passion (l'amour) sera renvoyé à un demi-siècle»275, voire à une «soixantaine d'années»276. Il reconnaît pourtant que cette interdiction de «l'amour libre et de la paternité libre» produira «d'énormes lacunes dans le mécanisme d'harmonie» du fait de «l'engorgement» occasionné277. - La seconde est que les enfants de moins de 15 ans ne sont pas concernés, et doivent avant tout être protégés. - Il en est de même pour les femmes puisqu'en 1808 il écrit que la liberté sexuelle féminine complète ne s'exercerait seulement qu'à partir de 18 ans278. De 15 à 20 ans les jeunes évolueront entre vestels et vestales (conservant leur virginité et limitant leur sexualité) et damoiseaux et damoiselles qui pourront exercer leur sexualité, mais sans pression ni dérive. La sexualité devant au moins jusqu'à 20 ans s'exercer de manière progressive et plutôt dans le registre de la fidélité279. - Une quatrième limitation est plus insidieuse, autoritaire et hiérarchique, et donc totalement paradoxale pour un auteur qui passe pour féministe : la totale liberté ne s'opérera qu'après «un vote à l'unanimité par les pères et les maris»280.

Le caractère spontané (naturel) des passions empêche tout autoritarisme restrictif et toute condamnation morale car toutes les passions sont bonnes (« naturelle bonté ») et utiles. Cependant, elles semblent hiérarchisées : « 12 ressorts ou passions primitives » (12 : chiffre mythique, et également celui des notes de musique) sont listés par un FOURIER qui expose ici des considérations d’une grande nouveauté. - Il y a 5 «sensitives» ou «luxistes» assez classiques : goût, odorat, toucher, vue («visuisme») et écoute ; elles nous permettent d’appréhender le monde et d’en jouir au mieux. - Puis sont nommées 4 passions sociales ou « de groupe » ou «groupistes» (« appétits simples de l’âme ») ou «affectives» : 2 en mode majeur, plutôt masculines : amour et ambition ; 2 en mode mineur plutôt féminines : amitié, et paternité ou «paternisme ou parentisme ou famillisme». Elles sont plus traditionnelles, mais l’amour polymorphe et assumé l’emporte sur les relations familiales : c’est la grande différence avec les obligations en « civilisation ». L'amour (non contraint, ni limité) est la plus belle des passions, la plus créatrice, celle qui nous assimile à Dieu. - Enfin et surtout rayonnent trois autres particulières dites «mécanisantes», «distributives», «sériïstes» ou «raffinantes» au rôle essentiel. En effet les liens et possibilités sont illimités (malgré le dénombrement strict des passions opéré par FOURIER) car les 3 grandes valeurs contribuent à multiplier les combinaisons : elles sont bien « directrices ou distributives » 1- la 10° : discordante, rivalisante, dissidente, intrigante ou surtout cabaliste associée symboliquement à la couleur indigo et à l'argent. 2- la 11° : alternante, variante, contrastante ou surtout papillonne associée au vert et au platine. 3- la 12° : concordante, engrenante, exaltante ou surtout composite associée à l'orange et à l'or281. Ces combinaisons concernent tant les individus entre eux, que les groupes ou les séries ; rien n'est jamais figé chez FOURIER ; «l'attraction et le charme» remplaçant «la contrainte ou le besoin» en civilisation. La papillonne est sans doute le plus bel éloge à la liberté des corps, des sens et de

275 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.288 276 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.68 277 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.320 278 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.251 279 LAGEDAMON Pierre-Henri Travail, temps libre et socialisme. Le temps du travailleur dans la pensée d'OWEN, FOURIER, CABET et PROUDHON, Rennes: PUR, 336p, 2016, p.81-83 280 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.340 & surtout p.706 281 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.191 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 39/174 l’esprit : «c'est le besoin de varier ses jouissances, de voltiger de plaisirs en plaisirs»282. Cela n'a rien à voir avec l’inconstance dénoncée par les moralistes étroits de la société de son temps. - La diversité (« tout dans la nature veut la variété » écrit FOURIER) n’enlève rien à l’unité du système, au contraire, celui-ci s’en enrichit : FOURIER met en avant une treizième faculté ou valeur essentielle, qui regroupe les 12 primaires et consacre leur aboutissement : l’unitéisme283. C'est une « fusion des 12 primitives » : d'où son nom de passion «pivotale». C'est l'antithèse de l'égoïsme. L'unitéisme équivaut à la «philanthropie illimitée»284. Suivant et dépassant HELVÉTIUS et DIDEROT dans la réhabilitation des passions, FOURIER apparaît comme le « précurseur de FREUD »285, qu’il dépasse en refusant de reconnaître pour figés les répressions et complexes. Il faut libérer les passions (le « libre et plein essor »), toutes (sauf les «nuisibles ou vexatoires pour autrui»286), et leur permettre de s’exprimer et de fournir du plaisir. Le bonheur (ou félicité) sur terre est alors possible, car il prend tout en compte, et place sur un même plan accords et discords dans les relations humaines. Sinon on risque un « engorgement » (sorte d’inhibition freudienne, car une passion impérieuse demeure inassouvie) dangereux et frustrant : d’où l’axiome fouriérien « toute passion engorgée produit sa contre passion qui est aussi malfaisante que la passion naturelle aurait été bienfaisante ». Ainsi chez FOURIER toutes les passions, même les «vicieuses» en civilisation, sont nécessaires, comme par exemple «cupidité» et «égoïsme» devenant des moteurs essentiels des activités humaines dans la nouvelle société : «si Dieu nous les a données, il faut qu'il en ait prévu des emplois utiles»287. Il est proche par beaucoup de côtés de SADE, mais il en s’éloigne fondamentalement car « cette sexualité si grandement désinhibée et dilatée a perdu toute connotation de mal, de vice, et à plus forte raison de crime »288. « Le plaisir fouriériste ne se pénètre d’aucun mal… son discours est celui de la bienveillance générale »289. En schématisant un peu, note Louis UCCIANI, SADE utilise la sexualité contre le monde, alors que FOURIER la propose comme élément du monde harmonieux en formation290. La radicalité sadienne utilise jusqu'à la caricature et dans l'excès les armes de l'ennemi, la hiérarchie, la violence, l'humiliation et la destruction, et d'une certaine manière les perpétue ; la radicalité fouriériste qui se fait en-dehors de ce cadre et de ces méthodes et leur enlève toute prégnance négative, semble plus profonde et plus féconde.

Le phalanstère doit rester une micro-collectivité, aux dimensions résolument humaines. FOURIER, même s’il varie dans ses estimations, estime le nombre le mieux adapté à environ 1 600 ou 1 620 (parfois 1 800 ou 2000), soit deux personnes de chaque sexe pour chacune des 405 passions ou « caractères » élémentaires «de 5° degré» qu’il a défini(e)s. FOURIER et quelques disciples emploient la formule de « palais sociétaire » pour définir le phalanstère, mettant ainsi en avant son caractère social et collectif, et surtout le fait que la future communauté doit bénéficier des meilleurs aspects, aujourd’hui seulement réservés aux puissants habitants des palais.

Ce centre communautaire est donc un lieu plaisant de travail et de consommation assumé par toutes et tous. FOURIER, avant PROUDHON, fait du droit au travail «le plus essentiel»291 des droits,

282 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.2588 283 Cf. surtout RIGNOL Loïc Épistémologie des théories de la science sociale. Association et communauté dans l’organicisme du premier XIX° siècle, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°15, 2004 284 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.195 285 VERGEZ André FOURIER, Paris: PUF, SUP, 109p, 1969, p.36-37 286 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.357 287 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.172 288 COLOMBO Arrigo La société amoureuse. Notes sur FOURIER pour une révision de l’éthique amoureuse et sexuelle Paris: L’Harmattan, 227p, 2004, p.72 289 BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.87 290 UCCIANI Louis S. comme sexe, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°14, 2003 291 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. II, 264p, 1937, p.82 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 40/174 mais jamais sous la forme de l'obligation et de l'enrégimentement ce qui le distingue de tous les socialismes autoritaires. Les biens y sont en commun, surtout la terre. Il est bon de rappeler que FOURIER plaçait parmi les deux «vices» économiques celui du «morcellement de l'agriculture», l'autre étant la «fausseté» commerciale. La phalange sociétaire dans la même logique ne proposera qu'un seul commerce («une seule négociation d'achat ou de vente au lieu de 300 négoces contradictoires»). Mais les biens individuels et les différences de revenus et de vie sont tous respectés. Chacun en fonction de ses apports, devient « propriétaire composé » et en quelque sorte participe aux bénéfices, donc est directement intéressé par la production d’ensemble. Le travail doit être le plus « attrayant » possible, jouant sur les libres regroupements affinitaires, l'intérêt économique (possible accroissement des dividendes), la variété et la complexité grâce au maintien des différences sociales et psychologiques, les aspects ludiques, la rotation des activités (l’alternat ; l'engrenage ou variété des fonctions292), la courte durée de celles-ci (ce qu'il appelle les «courtes séances», de 1h30 à 2h). S'y ajoutent un environnement adapté, lumineux et ergonomique, et des personnes et des mœurs toujours riches de fantaisie et de sens de l'esthétique. Le luxe et l'orgueil de paraître - notamment par des titres, prix, récompenses et décorations qui sont autant palpables que symboliques - sont réhabilités par FOURIER qui est loin ici des utopistes classiques, souvent rigoristes, ronchons et ascètes, et loin également des libertaires hostiles aux colifichets et aux hiérarchies, même carnavalesques. Au contraire il évoque la «magnificence des récompenses», leur profusion, l'importance des attributions monétaires293 et détaille la multiplicité des titres qui renvoie aux largesses napoléoniennes294… Cette profusion est une autre manière de réduire l'importance et la validité de ces signes hiérarchiques, et de s'en moquer. Dans le monde imaginé par le bisontin, les habits chamarrés, danses et fanfares, joutes amoureuses… accompagnent toujours les moments de travail, et en forment l'âme profonde. FOURIER est bien inscrit dans la lignée qui conduit de RABELAIS à Williams MORRIS, et son phalanstère se situe entre Thélème et la Tamise régénérée. Comme le note Laura TUNDO, le travail attrayant apparaît autant comme un élément cohérent de la théorie fouriériste des passions- fonctions appliqué aux relations de production, que comme l’énoncé d’un nouveau « droit au travail» social295. L'association permet notamment «l'énormité du produit sociétaire» et le fameux «quadruple produit». Ce travail collectif, joyeux et attrayant (on «métamorphose en fête les travaux les plus rebutants»296), l’emporte évidemment sur la somme des travaux individuels, et FOURIER, avant PROUDHON et MARX, met en avant cette donnée essentielle de la supériorité du collectif. Le « carreau de terre à bécher »297 fouriériste devenant chez PROUDHON l’érection de l'obélisque de Louqsor pour renforcer la supériorité de la force collective sur la simple somme des forces individuelles : 1 heure de travail effectuée par 1000 personnes est largement plus productive, moins épuisante et plus efficace que 1000 heures de travail effectuées par une seule. Cependant, même attrayante et diversifiée, une journée de travail chez FOURIER peut atteindre les 14 heures par jour : que reste-t-il pour loisir et repos ? Certes ils font partie du travail, y sont intégrés, mais… Ce travail collectif et partagé par toutes et tous et les «séries passionnées» ont également des effets positifs sur la qualité (le luxe et le plaisir obtenus) et sur la santé publique, et «l'amélioration portera principalement sur le sort des enfants» note l'humaniste FOURIER. Pour les travaux salissants et pénibles, FOURIER sait innover, en utilisant particulièrement les fameuses « Petites hordes ». Ce sont des groupes d'enfants des deux sexes (même si les garçons

292 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.190 293 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.592 294 Tableau dans FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, op.cit., 2000, p.604 295 TUNDO Laura L’utopia di FOURIER. In cammino verso l’utopia, Bari: Dedalo, 364p, 1991, p.158 296 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.286 297 Cf. texte -in- VERGEZ André FOURIER, Paris: PUF, SUP, 109p, 1969, p.73 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 41/174 sont majoritaires), dont la principale caractéristique est d'aimer la saleté, les habits déchirés et qui manifestent spontanément impudence et insubordination. Ces traits habituellement combattus en civilisation sont ici magnifiés et surtout utilisés au profit de toute la communauté, pour effectuer des travaux qui pourraient rebuter d'autres individus, comme le ramassage des détritus. Le tout doit combiner activités agricoles (majoritaires) et industrielles et refuser la grande industrie dévastatrice sur le plan humain et sur celui des paysages. Les activités manufacturières proposées ou décrites sont la plupart liées au monde agricole et aux industries de transformation alimentaire, et aux goûts de FOURIER : par exemple la confiserie et la lutherie, FOURIER étant connu pour sa mélomanie et sa gourmandise…

Au niveau commercial, FOURIER très marqué par voleurs et spéculateurs (pour lui les 9 marchands et négociants sont pour les /10 des «parasites sociaux») qu’il a évidemment rencontrés lance l’idée du « commerce véridique » (on dirait sans doute aujourd’hui équitable), idée qui sera reprise par un grand nombre de coopératives ultérieures.

Les prémices fouriéristes de l’idée « d’instruction ou d’éducation intégrale »298, et de pédagogie nouvelle et active, en lien avec l'activité sociale et donc la production, accompagnent évidemment cette recherche d’équilibre, mais semblent assez peu portés sur l'éducation populaire malgré leur assez forte participation aux mouvements qui s'en réclament299. Dans cette «éducation naturelle»300 l’aspect ludique et passionnel est là aussi largement valorisé, dans une esquisse incroyablement moderne, tant vis-à-vis des tabous sociaux que des méthodes proposées. L’intégralité touche autant la formation « attrayante » que « l’hygiène intégrale », la pratique des arts (chant et opéra surtout), des sciences et techniques, et des activités physiques, une cuisine adaptée et harmonieuse et développant tous les sens301… Sans compter la volonté de prise en charge égalitaire des filles et jeunes filles, dans une coéducation naturelle que la morale de son époque condamne. Tout doit commencer dès le plus jeune âge, au moment où l'enfant n'est encore pas trop gangrené par la civilisation. Ses aptitudes et son ouverture d'esprit sont alors encore grandes et spontanées ; des méthodes adaptées, jouant prioritairement sur l'autonomie et le plaisir, mais aussi sur l'imitation, doivent permettre à celles-ci de rapidement s'épanouir. E. SOCIALISME, LIBÉRALISME. UNITÉ ET DIVERSITÉ DES ÊTRES HUMAINS. FÉMINISME AVANT LA LETTRE La pensée de FOURIER est celle «d'un socialisme paradoxal» (Réné SCHÉRER, 1986)302. Son « socialisme » n’est pas révolutionnaire, puisqu'en «passant immédiatement à l'harmonie universelle, vous échappez à vingt révolutions qui pouvaient ensanglanter le globe pendant vingt siècles encore…»303. Dans les premières pages de l'Association Domestique-Agricole il prône parmi d'autres changements «l'extirpation complète des germes de révolution»304. Son système se veut résolument antirévolutionnaire, puisque le triplement des revenus qu'il préconise «sera l'absorption

298 ANTONY Michel B.1.b L’innovant Charles FOURIER, le prudent Victor CONSIDÉRANT et quelques autres disciples… Présentation de «l'éducation naturelle ou harmonienne»- in-VII. Essais utopiques libertaires de petite dimension. 2° partie sur Les microcosmes - B. Essais utopiques libertaires surtout pédagogiques : des « utopédagogies », Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-B-PEDA.DOC, 1° édition1995, 213p, mars 2017 299 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010,p.265 300 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.182 301 S’agit-il d’une influence de la civilisation chinoise ? Pour Ursula GAUTHIER la cuisine s’y écrit tiao wu wei, ce qui signifie « harmoniser les 5 goûts », -in-Comprendre les pensées de l’Orient, Nouvel Observateur Paris: HS n°71, février- mars 2009, p.8 302SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, janvier 2017, p.15 303 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.292 304 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.264 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 42/174 de l'esprit révolutionnaire. Ce virus politique a pour germes principaux la pénurie fiscale et les dettes publiques»305. Cette volonté de faire de l'association une digue contre la révolution, les émeutes, l'envie dévastatrice des hordes… apparaît maintes fois dans les écrits des fouriéristes espagnols proposés par Antonio ELORZA, notamment chez Sixto CÁMARA en 1849306. Le fouriérisme est au contraire un réformisme assumé, œuvrant par «progrès ascendant» et réformes partielles à répétition. L'harmonie n'est pas immédiate, elle passe notamment par le pragmatisme évolutif de la période du garantisme, et pour l'essentiel, on l'a vu par exemple pour la libre sexualité, il faut attendre au moins deux générations. Il peut aussi évoquer un socialisme libertaire et par en bas, fondé sur l'expérimentation et l'association, et non sur le pouvoir global et l'imposition par en-haut d'un ordre social nouveau.

Ce n'est pas un socialisme égalitaire, tout comme la vie, dans sa diversité, ne l'est pas : ainsi «l'ordre sociétaire n'admet ni modération, ni égalité»307 - formule souvent reprise308 -, «l'état sociétaire n'admet point d'égalité»309. C'est une «sotte conception»310. C'est même mieux ainsi, par respect pour pluralisme et diversité, car dit FOURIER, il faut «contenter toutes les classes, tous les partis»311. Et l'extrême inégalité des «fortunes, caractères, goûts et instincts» reste le moteur essentiel à l'attraction passionnée, les différences fournissant un puissant stimulus. Le «ressort d'intérêt» (personnel et collectif) est donc fondamental pour l'attractivité du système et l'engagement de ses membres. Bref comme le résume Sixto CÁMARA, «l'égalité est la négation absolue de la liberté» ; elle ne peut s'établir «qu'en détruisant l'enthousiasme et en castrant l'âme humaine» ; «la vraie égalité sociale consiste donc en l'inégalité», dernière formule qu'il justifie par une sorte de pré- collectivisme du genre à chacun selon son travail312. Ce n'est pas non plus un socialisme fraternel ni sans conflit, au contraire, puisqu'il faut rassembler tous les opposés, les différences, «les scissions, jalousies et intrigues de tout espèce»313. La stimulation, l'intérêt ne peuvent provenir que de l'alternance entre accords et discords. Et la liberté ne peut exister que là où il y a «libre essor des passions», mais de toutes les passions sans les hiérarchisées en bonnes ou en mauvaises comme en régime de civilisation.

C'est un système libéral, mais selon la règle du «vrai libéralisme» : «donner à tout le monde sans rien ôter à personne»314 et donc «enrichir toutes les classes de citoyens» («sauf les fripons»315). FOURIER est foncièrement un antimarxiste avant la lettre. Chacun-e doit y trouver son compte, et notamment l'ensemble du peuple à qui on doit garantir, en tout ou en partie, le plein exercice des 12 passions et les avantages des 7 droits naturels316. Le terme libéral chez FOURIER renvoie surtout au mouvement politique, et partiellement aux pensées économiques émergentes. Mais comme il mêle tous les niveaux et tous les domaines, ce n'est pas toujours aisé de bien le suivre. Ce qu'il reproche surtout au libéralisme de son temps (qu'il préfère de toute manière à tout despotisme) c'est de promouvoir l'égoïsme et la «duplicité d'action», c'est-à-dire d'agir en contradiction avec les paroles énoncées. Les libéraux, manipulateurs et démagogues, ne font en fait que s'accaparer le bien public.

305 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.343 306 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.217-218 307 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), op.cit., p.126 308 SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, janvier 2017, p.19 309 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.42 310 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.330 311 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire…, op.cit., 2001, p.49 312 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.215 & 217 313 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.454-55 314 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.598 315 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.616 316 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.611 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 43/174

Ce n'est donc pas un communisme (au sens de propriété commune) ; le grand reproche qu'il fait de l'owenisme est justement de miser sur le «dogme de communauté»317. «Au contraire», «en harmonie, le peuple peut dès la première semaine devenir propriétaire»318 ; FOURIER espère ainsi que cela favorisera le «bon ordre social» en diminuant l'envie vis-à-vis des gros propriétaires. Il ne semble guère perspicace sur ce plan, car plus on en a, plus on en veut dit l'adage populaire. Lui si observateur des penchants humains ne tient donc pas suffisamment en compte cette soif de pouvoir et d'argent qui s'accroit sans cesse chez les responsables économiques et politiques. BAKOUNINE sera plus perspicace sur ce plan.

La pensée de FOURIER n'est ni républicaine, ni favorable au système représentatif, bien au contraire.

FOURIER ne parle pas de nouveau régime, il est résolument en dehors, et prend les choses et les sociétés telles quelles comme base de départ. Il reconnaît ainsi un certain rôle à la propriété (alors qu'il lui arrive de la condamner) et au capital, et prend en compte autant le travail que le talent et l’apport financier de chaque individu. FOURIER cherche même à en traduire le poids respectif, 5 4 attribuant sur un tout fictif de 12 (chiffre idéal depuis la nuit des temps), les /12 au travail, les /12 au 3 capital et les /12 au talent et à l’intelligence, donnant seulement une très légère primauté au travail. L’inégalité de répartition est donc patente ; cette inégalité touche également partiellement les activités puisque le penseur différencie les journées types selon la « classe » concernée « riche » ou « pauvre ». Il reconnaît même les « moyens » et devient ainsi un des premiers sociologues à tenter de cerner l’émergence des classes moyennes. FOURIER n'est donc pas un niveleur, ni un adepte de la lutte des classes, au contraire, il se range pour «une fusion des classes par accord affectueux» et souhaite «enrichir toutes les classes sans spolier aucune d'elles»319. Par contre les classes ne sont pas figées : un sociétaire peut devenir riche, un talentueux ici peut être un nul là, et connaître des rémunérations très diversifiées. D'autre part il n'y a jamais de répartition des revenus fixée une fois pour toute, puisque c'est librement et en assemblée que se décident les montants de chacun(e) au sein de tous les regroupements : la horde et autre groupe, la série, la phalange… Liberté et mobilité compensent en bonne partie l'inégalité assumée. On peut citer ici un bijou d'historiographie : des marxistes staliniens ont même pu écrire en 1937 dans une volonté de récupération ahurissante et d'incroyable volonté propagandiste que les positions fouriéristes étaient comparables aux réalisations de l'URSS quant à «la société sans classe»320. Le délire se poursuit ensuite dans des pages d'anthologie, les stakhanovistes assumant leur passion de cabalistes, les komsomol imitant les sectes et petites bandes… Phalanstère et URSS sont tous les deux des exemples économiques « remarquables d'unité et d'harmonie ». Autre temps, autre aveuglement : en 1974 Jean GORET met en parallèle le fouriérisme et le maoïsme appliqué321. Notre bisontin a dû se retourner souvent dans sa tombe, déjà trahi et édulcoré par ses propres disciples, il a donné lieu à des récupérations et parallélismes particulièrement aveugles.

Cette vision inégalitaire (ou antiunitaire) de l’Association, que partagent d’autres mouvements réformateurs ou révolutionnaires, comme les saint-simoniens, est en plus pour lui affaire de cohérence : dans la nature et dans le monde, les êtres sont différents, diversifiés. On se doit donc de partir de cette variété, s’appuyer dessus, afin de réaliser une société autre (car reposant sur de nouvelles hiérarchies non autoritaires et souvent de simple apparat lorsqu'il s'agit des officiers) en valorisant les différences et non en les uniformisant autoritairement. Les chefferies sont

317 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire…, op.cit., 2001, p.503 318 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.546 319 BOUGLÉ Célestin Socialismes français. Du «socialisme utopique» à la «démocratie industrielle», Paris: Armand Colin, 3° édition, 200p, 1941, p.119 320 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.185-186 321 GORET Jean La pensée de FOURIER, Paris: PUF, 156p, 1974 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 44/174 donc bien présentes, mais sans pouvoir coercitif. Ils sont élus en fonction de leur seule utilité. «La pluralité en espèces de chefs»322 disperse les pouvoirs et les rend inoffensifs ; c'est du Raúl ZIBECHI avec deux siècles d'avance323. Les futurs « collectivistes », en donnant à chacun en fonction de ses capacités et de son labeur, ne diront pas vraiment autre chose pour répartir les biens produits. Les communistes de l’époque de FOURIER, au contraire, mettent surtout l’accent sur la propriété commune des biens de production et sur un travail égalitaire. Pour l’égalité de répartition et de consommation, il faut attendre le communisme, surtout anarchiste ou libertaire, pour poser une valeur toute autre : à chacun selon ses besoins, quelques soient les apports, dans une société où tout ce qui touche au domaine de la production reste commun. FOURIER ne condamne donc pas l’argent ni la richesse, mais il n’en fait pas l’aboutissement de son projet, ni un moyen de contrôle ou de différenciation sociale autoritaire. Il en vante la pluralité, l’exubérance, le potentiel eudémonique et la force combinatoire (BARTHES)324. L'idéal permis par l'association est ce qu'il appelle «la fusion» des classes ou «liaison entre inégaux»325, une forme d'entente harmonieuse au profit de chacun.

FOURIER est cependant un des premiers grands penseurs sociaux à avoir affirmé « le droit au travail », et cela dès 1808326 et une certaine égalité de condition puisque tous les membres d’un phalanstère sont des « associés » et non des salariés : ils touchent un dividende (ou part de la production), non un salaire. Toutes et tous ont les mêmes droits, au travail, à l’éducation unitaire, à l’assistance, au plaisir, à une part de la production. Sa fameuse « justice distributive » prend aussi en compte la valeur individuelle. Cette priorité accordée au travail et au sort des travailleurs, même si ce n'est pas comme le note DEBU-BRIDEL son «principal, sinon unique souci»327 est une rareté et une anticipation forte des idées socialistes dominantes par la suite, et cela avant PROUDHON et MARX.

FOURIER est également un des inventeurs du concept de réciprocité. Prenant l'exemple du faux commerce civilisé (ou «commerce mensonger» qui ne profite qu'aux vendeurs) il révèle que la vraie liberté ne peut être que réciproque328, dans un groupe ou chaque partie dispose d'une possibilité d'intervention ou de contrepoids. Et ce ne sont pas les gouvernements qui peuvent contrer cela, tant leur «esclavage va croissant, et l'ascendant des agioteurs est parvenu à un tel point que le tripot de la bourse est devenu boussole d'opinion»329. Dès le début du XIX° siècle FOURIER met le doigt sur la faiblesse des États par rapport aux forces économiques alors qu'on pense schématiquement au XXI° siècle que c'est une nouveauté. Donc pour garantir la réciprocité, et mettre le corps social au même niveau que les commerçants, il faut instaurer le «commerce véridique» en développant le principe d'association dans le monde commercial. L'autre grand domaine de la réciprocité (et/ou de philanthropie, de générosité ou d'empathie) chez FOURIER est évidemment celui de l'amour et des passions amoureuses. Dès 1959 Simone DEBOUT l'a bien entrevu en rappelant que le «désir n'est comble que dans la réciprocité jusqu'à sa pointe extrême»330.

322 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.99 323 ZIBECHI Raúl Dispersar el poder: los movimientos sociales como poderes antiestatales, Bogota: Ediciones desde abajo, 237p, 2007 324 BARTHES Roland SADE, FOURIER, LOYOLA, Paris: Seuil, 192p, 1971, p.92 325 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.306 326 VERLET Bruno De l’association à l’organisation du travail, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°11, décembre 2000, p.65 - Cf. FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.302 327 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.73 328 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.479 329 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.486 330 DEBOUT Simone La psycho-sociologie de FOURIER, in-Le Surréalisme, même, Paris: n.5, p.29-33, printemps 1959 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 45/174

La pensée fouriériste différencie les classes, sexes, races ou âges… mais cherche à tous les promouvoir et permettre à chaque personne d'obtenir un épanouissement global. Pour les enfants, objet de sa constante attention, FOURIER parle d'un «troisième sexe» ou de «sexe mixte ou neutre»331. C'est une manière de montrer la spécificité de l'enfance, et sans doute aussi de mieux expliquer leur particularité sexuelle. Ce pourrait être aussi interprété comme une des premières analyses sur le genre, car l'enfance apparaît parfois dans ses œuvres comme un sexe encore indéterminé et riche de potentiels de toute nature. En tout cas, l'enfant est libéré, en harmonie, de l'autorité paternelle qui est en civilisation «nécessairement coercitive et non pas amicale»332 ; sur ce plan il est l'antithèse de PROUDHON qui accorde une large place à la famille. Comme pour la femme et l'homme, FOURIER l'écrit à plusieurs reprises, il faut son «consentement individuel» pour intégrer l'association.

FOURIER est résolument féministe ou plus exactement favorable à la promotion de la femme, celle-ci étant dans ses projets l’égale de l’homme, dans tous les domaines, sexuels, domestiques, éducatifs, agricoles et industriels pour reprendre sa terminologie. Elle est même parfois jugée supérieure à l'homme en amour. Pour FOURIER l'émancipation féminine ne doit rien enlever à la féminité ; celle-ci, au même titre que l'éducation ou d'autres activités, est tout aussi épanouissante. Elles n'ont donc pas à singer l'homme ou à se masculiniser pour être libres. L'Index fouriériste (2013) nous montre que les occurrences de «femme (s)» sont nettement plus nombreuses que celles «d'homme (s)» ou «d'enfant (s)» qui sont, elles, à peu près de même niveau ; la forte attention de FOURIER pour le beau sexe est donc statistiquement confirmée. Elena BIGNAMI confirme récemment la primauté fouriérienne apportée à la condition féminine333. On le voit quand il promeut « l'affranchissement composé, ou liberté des hommes ET DES FEMMES »334, et qu'il met lui-même les majuscules pour renforcer cette position. Au niveau terminologique il est d'une extraordinaire modernité dans les considérations de genre, car en parfaite cohérence avec sa pensée il crée souvent les féminins (exemple faquir-faquiresse) ou même le masculin à partir du féminin (célèbre cas cité : la fée, le fé). Et quand il utilise un seul terme, il précise souvent qu'il y a autant de femmes que d'hommes, et qu'elles et eux disposent de la même importance. Il fait, au cœur de sa théorie des passions, de « la liberté de l’individu femme l’axiome de la construction sociale »335, la liberté (l’autonomie) l’emportant sur l’égalité : le carcan constitué par la famille « civilisée » et le mariage (et donc la famille monogame) jugé esclavagiste et antiéconomique, devant évidemment sauter. C'est pour les femmes et à partir d'elles qu'il écrit, notamment le Nouveau monde amoureux, note Pablo ANSOLABEHERE336. « L'œuvre d'une vie » (Constantin IRODOTOU) qui s'exprime dans les fragments qui nous restent du Réveil d'Épiménide confirme le rôle majeur des femmes ; elles sont ici « les véritables protagonistes »337. Simone DEBOUT en 1959 écrit la même chose avec une étonnante comparaison : en devenant sujet, la femme est le « levier » du changement et l'assurance de sa plénitude, un peu, mais d'une autre manière, comme après lui

331 Définition en note I dans FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.460 332 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.21 333 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi». La question femminile dal socialismo utopistico all'anarchismo italiano (1825-1917), Bologna: Clueb, 300p, luglio 2011, p.65 334 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.216 335 CAMPOS Arantza La libertad del individuo mujer como axioma de la construcción social en la teoria de las pasiones de Charles FOURIER, Colloque d’Arc-et-Senans, 1993 336 ANSOLABEHERE Pablo FOURIER, el inventor de un nuevo mundo, -in-JACOBY Roberto (compilado por) Jornadas FOURIER (15-17/04/2004), Buenos Aires: Centro Cultural Rector Ricardo Rojas, Libros del Rojas, p.167-183, 2006, p.174-175 337 COSSON Stéphane Charles FOURIER, Le Réveil d'Épiménide - Présentation. Les fragments recomposés, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°25, p.12-14, décembre 2014 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 46/174 le prolétariat pour MARX338. Bref la femme est bien pour FOURIER « l'avenir de l'unité universelle »339. Il faut cependant accepter quelques limites : - Le rôle des femmes, des «bonnes», etc. semble encore majoritaire pour la prise en charge des tout petits. La rotation des charges et leur égalité ne sont donc pas complètes. - De même, tout en ouvrant tous les métiers aux femmes, FOURIER repris par sa manie des classements et des répartitions procède à de stupides et datées proportions340. Ainsi les sciences concerneraient plutôt les hommes, et les arts plutôt les femmes… - Pour ne pas multiplier les critiques pudibondes, FOURIER semble admettre que la liberté des femmes doit être d'abord acquise sur le plan industriel, et seulement plus tardivement sur le plan sexuel, dans « 2 ou 3 générations sociétaires »341 écrit-il. - Dans un premier temps il semble n'admettre la majorité amoureuse qu'à l'âge de 18 ans342. Il n’en demeure pas moins que la rupture avec la pensée de son époque reste impressionnante, notamment quand il refuse de voir en la femme une mère ou une épouse : rien n’est déterminé ni figé pour FOURIER, la femme redevenant un être à part entière pour lequel tout est possible. Comme je l'ai rappelé, luttant pour les droits de la femme, FOURIER s’inscrit dans la droite ligne de Mary WOLLTONESCRAFT, Mary SHELLEY et d'Olympe de GOUGES qui faisait du mariage « le tombeau de la confiance et de l'amour » et qui aurait voulu à sa place une sorte de PACS avant la lettre qu'elle intitulait « contrat d'union de l'homme et de la femme »343. FOURIER qui était hostile à la révolution aurait dû reconnaître l'acquis - surtout pour la femme - qu'a été l'autorisation du divorce ; en tout cas la loi du 8 mai 1816 qui interdit le divorce malmène surtout les femmes, et on peut penser que les positions fouriéristes contre le mariage doivent plaire à celles et ceux qui dénoncent ce retour en arrière. Les femmes en font largement partie si on analyse le nombre des pétitions sous la Restauration qui évoquent ce thème344. Les femmes obtiennent, comme le reconnaît Constantin PECQUEUR en 1835, une « universelle émancipation ». Pour le disciple Alphonse TOUSSENEL « l’émancipation de la femme s’inscrit dans l’ordre des choses » et est la modalité essentielle à la remise en cause de l’autoritarisme345. Mais plus que cela, la libération de la femme et de ses potentialités profitent à toutes et tous, puisque « les progrès sociaux sont en rapport avec la liberté de la femme… (et que) le bonheur de l’homme se proportionne à la liberté dont jouissent les femmes » (cité par A. CAMPOS à partir de la Théorie des 4 mouvements). La bonne formulation est la suivante : « En thèse générale : Les progrès sociaux et changements de période s'opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; et les décadences d'ordre social s'opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes »346. Superbe position, également retenue par Louis DEVANCE347 comme « loi de FOURIER » et s’appuyant sur une autre citation de la même page, au fond identique, « L’extension

338 DEBOUT Simone La plus belle des passions (1959-1960), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n.27, p.64-76, décembre 2016, p.71 339 MADONNA-DESBAZEILLE Michèle Charles FOURIER : la femme et l’avenir de l’unité universelle - Colloque « Femmes dans la Cité 1815-1871 », novembre 1992, in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT-SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.451-459, 1997 340 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.231 341 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.216 342 MADONNA-DESBAZEILLE Michèle Charles FOURIER : la femme et l’avenir de l’unité universelle, op.cit., 1997, p.456 343 DIATKINE Anne Amazone interdite, -in-Libération, Paris: p.I-III, jeudi 29 juillet 2010 344 KRAKOVITCH Odile Les pétitions, seul moyen laissé aux femmes. L'exemple de la Restauration, -in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT-SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.347-371, 1997, p.360-61 345 CROSSLEY Ceri TOUSSENEL et la femme, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°1, 1990, p.62 346 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.244 347 DEVANCE Louis Du maître aux disciples et aux exégètes. Les avatars de la pensée de FOURIER dans le domaine de la sexualité et des mœurs ou FOURIER mode d’emploi, -in-Colloque d’Arc-et-Senans, Salins & Besançon: octobre 1993 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 47/174 des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux ». ENGELS reprend la formule en 1877 dans l’Anti-DÜHRING348. En fait ces idées semblent émises également par d'autres penseurs ou militants comme Jean-François CHAMPOLLION (1790-1832) parfois cité pour la formule « Le degré de culture d’une société se mesure d’abord à la place qu’y occupent les femmes », ou comme Flora TRISTAN dans sa brochure L'émancipation de la femme. Dans tous les cas, l'intelligence et l'empathie de FOURIER est bien de constater « que les plus vicieuses des nations ont toujours été celles qui asservissaient davantage les femmes» et que «les décadences d'ordre social s'opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes » 349. Inversement il rappelait que « les nations les meilleures furent toujours celles qui accordèrent aux femmes le plus de liberté »350. Pour mieux convaincre les hommes d'accepter ces changements fondamentaux, le malin FOURIER joue aussi sur leur intérêt : « plus le sexe mâle donne de liberté aux deux autres sexes, femmes et enfants, plus il est riche et heureux »351 ou « les hommes, et surtout les pères, ne seront heureux que lorsque les femmes et les enfants seront heureux »352. Pour FOURIER, tous, hommes, femmes et enfants participent aux travaux (« en Harmonie, il n’y aura que des producteurs ») et à l’organisation du phalanstère, et y possèdent toute leur place, d’où l’idée avancée parfois d’une proposition proto-autogestionnaire éparse dans les écrits du bisontin ; Roberto MASSARI parle de « communauté autogérée »353. Victor CONSIDERANT est un des rares socialistes, fidèle en cela à FOURIER, qui revendique le droit de vote pour les femmes en 1848 ; ne le prévoyait que pour les élections locales. Dans l'ensemble la part des fouriéristes dans le mouvement et la revendication féministes, sauf quelques rares cas comme aux États-Unis ou avec Joseph DÉJACQUE, reste assez « modeste »354 au XIX° siècle. Il faudra attendre 1967 et la (re)découverte du Nouveau monde amoureux pour que les post-fouriéristes reviennent aux idées radicales du bisontin et en revalorise l'importance et la prémonition.

FOURIER est également résolument anti-esclavagiste en théorie, l’esclavage étant cette « combinaison tyrannique opérant par emploi de supplices ». Il s'élève fermement contre l'esclavage et vilipende tous les soi-disant philosophes qui s'en sont accommodés. Il influence Victor SCHOELCHER, un des plus radicaux alors parmi les abolitionnistes. Mais dans la pratique, et même dans un curieux projet d’implantation en Guyane, il entre en des voies très ambigües et douteuses. Il paraît même parfois plus favorable à l’armateur et au planteur-sucrier qu’aux esclaves qu’ils vendent ou emploient355. Cette ambiguïté se retrouve dans la formule liée à «l'invention» de FOURIER : «opérer l'affranchissement des nègres et esclaves, convenu de plein gré avec les maîtres»356, car on se demande ce qu'il se passe s'il n'y a pas accord des propriétaires ?

348 Cf. citations -in-TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, Dijon: Les presses du réel, 2007, p.206 349 Cité par ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. II, 264p, 1937, p.238 350 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.243 351 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.326 352 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.560 353 MASSARI Roberto FOURIER, Roma: Erre Emme, 146p, 1989, p.82 354 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.258 355 FALL Abdoulaye FOURIER, les fouriéristes et l’esclavage colonial français, -in-Colloque d’Arc-et-Senans, Salins & Besançon: octobre 1993 356 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.30 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 48/174

FOURIER est cependant intéressant quand il compare les esclaves directs (les vrais) aux indirects (les salariés), et qu'il veut une libération de tous, pas seulement d'une minorité357. Rares également seraient les abolitionnistes déterminés parmi les fouriéristes, peut-être Charles DAIN (1812-1871) né en Guadeloupe ou GUDIN « Jeune » actif sur Lyon.

Sur le problème colonial, l'ambiguïté semble également la règle : FOURIER et les fouriériste dénoncent les excès (Cf. FOURIER et CONSIDERANT sur l'Algérie358) et les «méthodes meurtrières qui livrent les colons à des entrepreneurs qui les font mourir à moitié»359. Ils condamnent également les dérives inhumaines, le «projet ignoble d'exterminer» les «sauvages» étatsuniens (les amérindiens)360, mais pas forcément le fait colonial lui-même, loin de là selon Jean-Louis MARÇOT. FOURIER serait même à ses débuts (ce qu'il va édulcorer ensuite) un belliciste pro-colonisation361. D'autre part, entre la colonie fouriériste et la colonisation économique et de peuplement il semble y avoir plus qu'une communauté de termes ; pensons à la colonie d'Adelaïde en Australie, ou celle du Sig en Algérie. De même par rapport aux «barbares et sauvages» qu'il convient de «policer sans délai»362, on comprend l'intention louable et la volonté de réparation, mais on semble bien proche de l'évocation foncièrement inégalitaire et hiérarchisée «du complexe de l'homme blanc» de KIPLING. L'objectif fouriériste est d'amener pacifiquement, par imitation et intérêt, les «hommes libres dits sauvages» aux fastes de l'industrie combinée363. Terrible prétention et terribles préjugés aux yeux des socialistes foncièrement internationalistes qui vont par la suite analyser le fait colonial et les problèmes raciaux.

Par contre, et malheureusement pour ce penseur ouvert, et pour beaucoup d’autres qui vont le suivre, une vision antijuive (antisémitisme ?) ressort de quelques textes de FOURIER, sauf notamment dans La fausse industrie (1836) où l'auteur déplore les drames et mauvais traitements. Il y propose même une forme salvatrice de sionisme (les ramener à Jérusalem dans une Palestine régénérée)364. Le juif en vient à incarner la race commerciale nocive pour la société, et les méfaits du commerce sont grands aux yeux du bisontin. FOURIER devient ainsi « un avocat zélé (…) de la thèse du complot juif »365 ; son « antisémitisme est para-religieux, essentiellement économique, il ne s’appuie pas sur une théorie raciale »366. Certains disciples iront encore plus loin dans cette ignominie, ne serait-ce qu’Alphonse TOUSSENEL et son sinistre Les juifs, roi de l’époque (1845). Certaines autres affirmations fouriéristes peuvent évoquer des positions proches du schématisme, du racisme ou de la xénophobie : anti-anglaises, antichinoises : «la lie du globe», le peuple «le plus fourbe»367, antiespagnoles («peuple fainéant»368), anti Limousins ou Bas Bretons déformés par la civilisation qui en a fait «des brutes à figure humaine», individus si «épais» qu'ils

357 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.444 358 DUBOS Jean-Claude Victor CONSIDERANT et les enfumades du Dahra, in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°20, p.41-50, décembre 2009 359 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.673 360 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.305 361 MARÇOT Jean-Louis Les premiers socialistes français, la question coloniale et l'Algérie, -in-BRÉMAND Nathalie (coord.) Pour en finir avec le socialisme "utopique", Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, Paris: n.124, p.79-95, 2014, p.83-84 362 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.31 363 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.305-307 364 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.466 & p.573 365 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, Dijon: Les presses du réel, 2007, p.79 366 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, op.cit., 2007, p.111 367 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.244 368 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.70 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 49/174 n'auront «jamais de commerce avec les muses»369… Certes FOURIER valorise comme source de bonheur la fainéantise… et son ironie provocatrice n'est jamais très loin. Cela fait cependant beaucoup de traces inquiétantes pour un penseur si moderne et libertaire par ailleurs. Heureusement on trouve aussi fréquemment un antinationalisme de bon aloi, notamment quand il dit qu'importe le pays qui innovera et tentera l'association puisque cela servira pour tous les autres370. F. UN ÉCOLOGISTE ET UN DÉFENSEUR DES ANIMAUX AVANT LA LETTRE ? Récemment (2017), reprenant des idées désormais admises, Serge AUDIER reconnaît l'importance de FOURIER, RECLUS et KROPOTKINE dans ce qu'il appelle un écologisme de gauche371. Il a approfondi ses recherches dans un ouvrage conséquent, mais pas toujours suffisamment critique par rapport aux sources372. On peut effectivement déceler chez FOURIER un écologisme «avant la lettre»373 ou pré-écologisme (« écosophisme » dit René SCHÉRER avec Félix GUATTARI) notamment quand il assure que « les désordres climatériques sont un vice inhérent à la culture civilisée » (au «chaos civilisé, barbare et sauvage»374), c’est-à-dire que notre société industrielle (et son mode de fonctionnement) est elle-même une cause fondamentale des détériorations écologiques : «l'industrialisme est la plus récente de nos chimères scientifiques». Il paraît clairvoyant quant il constate que cette «industrie désordonnée détruit les forêts, tarit les sources, excite les ouragans et tous les excès atmosphériques»375. Il cherche à empêcher ce qu’il appelle la « détérioration de la planète »376, la «dégradation des climatures»377 (ou «dérangement constant des climatures»378) et des milieux, la «perturbation des saisons»379 ou «intempérie croissante, effet du déboisement»380. Il est conscient que «l'atmosphère est une branche du domaine cultivable»381, manière de dire que l'action de l'homme détériore (ou améliore) le milieu. Lorsqu'il donne les 4 grandes raisons qui mènent la civilisation à sa ruine, les deux premières répètent ce qu'on vient de détailler : «1- Ruine des forêts, sources et montagnes. 2- Détérioration des climatures»382. Leur importance est telle qu'elles sont citées en premier et mises sur le même plan que l'esprit mercantile et la fiscalité, puis les errements révolutionnaires et la dette publique. FOURIER prône une «restauration climatérique» de ce que la civilisation a détruit, en commençant par les reboisements, mais aussi aux grands travaux permettant l'irrigation, le développement de «l'arrosage universel»383, le renouvellement des landes, la conquête des déserts... On le sait aujourd'hui les grands travaux sont plutôt condamnés par les écologistes et autres zadistes. Dans Le Réveil d'Épiménide (2014) FOURIER affirme que les guerres ont disparu, sauf celles contre une nature dégradée : ses armées joyeuses reviennent du désert où elles ont replanté et fixé des terres mouvantes384. Il y a sans doute un peu de saint-simonisme dans ces

369 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op. cit., 2001, p.289 370 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.392-93 371 AUDIER Serge Le combat pour une idéologie de gauche est devant nous, -in-Libération, p.24-25, samedi 27 et dimanche 28 mai 2017 372 AUDIER Serge La Société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l'émancipation, Paris: La Découverte, 742p, 2017 373 SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, janvier 2017, p.10 374 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.208 375 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op. cit., 2001, p.416 376 SCHÉRER René Après tout. Entretiens sur une vie intellectuelle avec Geoffroy de LAGASNERIE, Paris: Éditions Cartouche, 210p, 2007, p.139 377 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. II, 264p, 1937, p.46 378 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.208 379 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.27 380 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.272 381 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. II, 264p, 1937, p.187 382 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.96 383 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.514 384 FOURIER Charles Le réveil d’Épiménide, Fontfroide: Fata Morgana, 128p, 2014, p.61 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 50/174 grands projets, particulièrement quand il annonce le percement des isthmes, Panama et Suez en premier lieu. Cependant, le réchauffement climatique («graduation de température»385), prévu par FOURIER, n'est pas condamné, puisqu'il permettra de produire partout les produits essentiels pour l'alimentation, et notamment les produits sucrés si chers à l'auteur. Ainsi FOURIER n'hésite pas à promettre la maîtrise des températures («températures à commande»386) ni à faire fondre une partie des glaces polaires387. L'écologiste conséquent rivalise ici avec l'apprenti-sorcier. Cette « sensibilité écologique » liée à des considérations assez proches de celles des physiocrates, (Laura TUNDO) s’explique d’autant mieux que FOURIER, condamnant l’industrialisation et ses ravages humains et matériels, propose un modèle de société s’insérant dans un monde encore largement rural, et donc dépendant d’une nature, lieu de vie et de production, à préserver : d’où, par exemple, les invectives fouriéristes contre cueillettes, aplanissement des montagnes ou déforestations intempestives. Dans une optique proche, il combat les centralisations malencontreuses qui profitent à Paris ou au Nord surchargé de fabriques. Il n'y aura «plus de centralisation en harmonie», ni de «provinces sacrifiées»388. Le développement qu'il prône est soucieux de l'équilibre du territoire et insiste sur les délocalisations nécessaires389 ; c'est un des premiers à bien prendre en compte ce qui sera nommé plus d'un siècle après lui Paris et le désert français (Jean-François GRAVIER, 1947). Il est clair que l’intérêt esthétique et un sens d’une saine satisfaction des passions participent de cette écologie fouriériste, qui aime autant les beaux lieux que les analogies harmonieuses qu’ils permettent. L'écologie est alors la recherche de l'alliance, de l'équilibre, c'est-à-dire de l'harmonie, avec la nature390. Cela explique aussi ses diatribes contre une grande industrie qui non seulement appauvrit les classes populaires, mais contribue à détruire le milieu où elle se développe. Prônant un travail diversifié et attrayant, dénonçant les méfaits du consumérisme, proposant une société pré-libertaire, antihiérarchique et féministe, FOURIER est parfois revendiqué par les Verts et autres mouvements écologistes politiquement marqués à gauche, comme l’AREV, voire les Décroissants. L’écologie socialiste le présente comme une de leurs sources essentielles391. En 2013 Chantal GUILLAUME l'accole, sans le récupérer et en le nuançant («limites manifestes» 392), aux actuels objecteurs de croissance, ce qui n'est pas évident car il y a chez FOURIER, comme chez la plupart de ceux qui rêvent d'une société d'abondance (apparentée au communisme spécialement celui libertaire), une volonté d'augmenter la production, et donc un vrai productivisme. Pire même, dans la Théorie des Quatre mouvements, en prônant sans vergogne la «surabondance nécessaire au soutien de l'Ordre combiné», il justifie les destructions massives de produits en surproduction, non consommés393. Il chiffre même ce «fléau» qu'il faut accepter pour le bien de l'ensemble. Cet ordre combiné qui «ne s'allie en aucun sens avec la médiocrité et la modération»394 me semble ici en parfaite opposition avec la frugalité mise en avant par des colonies libertaires du début du XX° siècle ou par les décroissants du début du XXI° siècle. Stephen MAC SAY en analysant FOURIER et le Familistère dès 1934 écrit exactement la même chose et dénonce la croyance en la satisfaction interrompue des besoins comme source de progrès humain : il y voit surtout de l'asservissement à une démarche frustrante car sans fin395. De la même manière, en soutenant les trafics internationaux

385 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements, Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.279 386 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.389 387 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.101 388 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.453 389 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.680-681 390 SCHÉRER René Utopies nomades (1996), Dijon: Les Presses du Réel, 216p, 2009, p.26-27 391 ROELOFS Joan Charles FOURIER : proto-Red and Green, -in-Capitalism, Nature, Socialism. A Journal of Socialist Ecology, vol.4, n°3, septembre 1993 392 GUILLAUME Chantal Charles FOURIER ou la pensée en contre-marche, Neuvy-en-Champagne: Le Passager clandestin, 96p, 2013, p.55 393 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), Dijon: Presses du réel, 2° édition (1998), 432p, 2009, p.273 394 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), op.cit., 2009, p.276 395 MASSET Stanislas Alcide (MAC SAY Stephen) Familistère, -in-Encyclopédie anarchiste, Paris: Œuvre Internationale des Éditions Anarchistes, La Librairie Internationale-La Fraternelle, Vol. II, p.990-1011, 1934, p.1009 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 51/174 de produits comestibles396, il va à l'encontre de tout un courant actuel cherchant d'abord à produire et consommer localement, et donc à mettre en place des circuits courts. Le «commerce très étendu» de fruits européens échangés contre du sucre amazonien397 nous semble aujourd'hui une vraie aberration économique et écologique. Certes il faut faire la part des choses avec l'habituelle emphase fouriérienne et sa volonté évidente de prouver l'énorme succès des procédés mis en œuvre. Le mode de vie harmonieux, le retour à une bonne atmosphère, la recherche d'un urbanisme aéré et de logements salubres, la nourriture et les activités saines, le soin de l'hygiène et des corps… mettent en avant l'idée de la prévention en matière de santé398. FOURIER est là aussi un grand précurseur pour tout ce qui concerne la santé publique. Le rôle des médecins sera autant celui de prévenir que celui de guérir. Ceux-ci sont bien présents dans le fouriérisme, et promeuvent diverses médecines plutôt douces comme homéopathie, hémospasie, aéropiésie et particulièrement l'aérisme qui vise à garder l'air pur ou protégé pour lutter contre les miasmes et autres incongruités399. Une bonne hygiène, un contact avec une nature régénérée, une nourriture saine, un travail plaisant… doivent permettre à l'être humain d'augmenter son espérance de vie : FOURIER fournit souvent le chiffre moyen de 144 ans. Il faut bien reconnaître qu'en dénonçant aujourd'hui les méfaits d'une mondialisation qui développe de manière outrancière, anti-écologique et antiéconomique tous les moyens de transports, l'écologie politique est de nos jours en train de renouer avec les positions radicales fouriéristes contre les parasites du commerce et des transports. Dans la Théorie des quatre mouvements, sa Troisième démonstration traite longuement (p.333-378) De la licence commerciale : 9 de ses vices connus et de ses dangers inconnus. FOURIER affirmait que les /10° des commerçants 2 400 et les /3 des agents de transports étaient nuisibles ; certes il s'en prenait surtout aux prix décuplés, mais cela n'enlève rien à la puissance anticipatrice de l'analyse. On comprend mieux alors pourquoi un des plus grands théoriciens de l’écologie sociale libertaire, l’anarchiste étatsunien Murray BOOKCHIN (1921-2006) assure que FOURIER est « le plus libertaire, le plus original, et sans doute le plus important utopiste de son temps, si ce n’est de toute la tradition »401. Walter BENJAMIN rappelle l'originalité écologiste de FOURIER dès les années 1930 lorsqu'il écrit qu'«un des traits les plus remarquables de l'utopie fouriériste c'est que l'idée de l'exploitation de la nature par l'homme, si répandue à l'époque postérieure, lui est étrangère»402. Ultime remarque : le symbole de l'arc-en-ciel, que des mouvements écologiques actuels utilisent, semble avoir été utilisé par les fouriéristes pour réaliser quelques drapeaux. La raison est cependant autre : pour FOURIER, les 7 couleurs reflètent au mieux la gamme des bonnes passions humaines403.

FOURIER qui aime les chats, est sensible également à toute l'espèce animale. Son naturalisme explique la place importante accordée aux animaux en harmonie, et la nécessaire vie « unitaire » des phalanstériens avec eux. Une société se juge donc aussi, pour FOURIER, sur la place qu’elle accorde au monde animal404. Son empathie pour tous les êtres vivants est assez rare en son temps. Il annonce la position de bien des libertaires, hostiles aux mauvais traitements subis par les animaux (Cf. Ernest CŒURDEROY opposé à la corrida) et végétariens ou végétaliens

396 FOURIER Charles Théorie des quatre mouvements (1808), op.cit., 2009, p.277 397 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit, 2013, p.328 398 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.197-198 399 LAGEDAMON Pierre-Henri Travail, temps libre et socialisme. Le temps du travailleur dans la pensée d'OWEN, FOURIER, CABET et PROUDHON, Rennes: PUR, 336p, 2016, p.96 400 BOUGLÉ Célestin Socialismes français. Du «socialisme utopique» à la «démocratie industrielle», Paris: Armand Colin, 3° édition, 200p, 1941, p.118 401 BOOKCHIN Murray The Ecology of Freedom : The Emergence and Dissolution of Hierarchy, Palo Alto: Cheshire Books, 1982, p.328, cité par MARSHALL Peter H. Demanding the impossible. A history of anarchism, London: Fontana Press, éd. revue et augmentée, 768p, 1993, p.149 402 BENJAMIN Walter FOURIER ou les passages, -in-Critique et utopie, Paris: Rivages poche, p.224-229, 2012, p.228 403 DESMARS Bernard Quelques éléments sur le drapeau phalanstérien, Courriel du 19/12/2014 404 UCCIANI Louis L’animal ou la visibilité du moi, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°13, décembre 2002 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 52/174 volontaires par souci de cohérence (Cf. surtout le mouvement libertaire dans la péninsule ibérique). Tout mauvais traitement des animaux est combattu par les petites hordes et traduit devant un tribunal d'enfant. Les boucheries doivent être particulièrement surveillées ; quant on connaît les scandales récents (début XXI°s.) de certains abattoirs, on ne peut qu'apprécier la lecture fouriériste.

Cependant FOURIER n'est pas antispéciste, ni même végétalien, et le terme corrida semble absent de ses œuvres si on en consulte l'index… Le respect et la surveillance des animaux doivent assurer aussi une bonne production405. C'est donc surtout un utilitariste. Et un défenseur de la chasse, car il partage avec tous les penseurs du paradis initial le fait que «récolte naturelle, chasse, pêche, cueillette et pâture» sont le premier des «droits de l'homme»406. Il admet la destruction («purgation») systématique de ceux qu'il nomme «fléaux» ou «malfaisants», loups, sauterelles, reptiles de marécages407 et loutres destructrices de poissons… Nul n'est parfait, et comme toujours avec FOURIER il faut relativiser la nouveauté. Ce qu'il aime, ce sont les animaux domestiques et de compagnie (ses chats), pas forcément les animaux sauvages et indépendants. Ce faisant, il passe à côté de la vraie diversité écologique, où chaque espèce à sa place, et pire il renie son idée de la bienfaisance divine qui devrait faire tout accepter de la création, le bon comme le mauvais. Mais selon les extraits, il peut aussi faire de «l'insouciance» «des animaux libres» le vrai exemple du bonheur promis aux humains. Bien sûr il ne s'agit alors que d'une réminiscence édénique408.

De manière parallèle, le respect des végétaux et la lutte contre les mauvais traitements qui les touchent est du ressort des petites bandes. Cueillir des fruits de mauvaise manière ou casser stupidement des branches constituent une forme de délit passible du «sénat» de cette corporation409.

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Il est difficile de tenter une conclusion sur une œuvre si dense, si combinée et passionnée pour reprendre les formules chères à FOURIER. On peut cependant avancer deux aspects intéressants parmi beaucoup d’autres : l’extrême modernité de nombreuses analyses ou propositions (respect de la pluralité, vision globale de l'association, amour libre, urbanisme et architecture adaptés, pensée pré-écologique, émancipation féminine, pré-freudisme, décentralisation…) et leur forte prégnance libertaire, antiautoritaire et anti- contraignante, même si FOURIER n’est pas reconnu généralement comme anarchiste. J’ai tenté dans un autre chapitre410 de confronter FOURIER et la pensée anarchiste, en m’inspirant de riches travaux antérieurs, notamment celui de Mirella LARIZZA411. Elle met surtout l’accent sur une méthodologie de FOURIER qui n’est pas toujours libertaire (et qui accepte même parfois «les voies coercitives» puisque dans son Traité de l'Association il écrit : «la contrainte» «peut conduire le

405 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire ou Invention du procédé d'industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées (1829), Dijon: Presses du réel, 526p, décembre 2001, p.241 406 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2011, p.649 407 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.318 408 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.200 409 FOURIER Charles Le Nouveau monde industriel et sociétaire, op.cit., 2001, p.244-245 410 ANTONY Michel C.3. Charles FOURIER, libertaire et/ou surréaliste avant la lettre, -in- III. Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3A-FERM.DOC, 1° édition 1995, 277p, mars 2017 411 LARIZZA Mirella I presupposti teoretici dell’anarchismo di Charles FOURIER, -in-Anarchici ed anarchia nel mondo contemporaneo, Atti del Convegno promosso dalla Fondazione Luigi Einaudi (Torino, 5, 6, 7 dicembre 1969), Torino: Einaudi, 656p, 1971 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 53/174 civilisé à la sagesse»412) et sur un projet sociétaire indubitablement antiautoritaire. Les points communs (antiétatisme, prémisses autogestionnaires et fédérales, primauté de la liberté individuelle, éducation antiautoritaire…) sont sans doute plus fréquents que les différences entre les deux théories. Simone DEBOUT rappelait la partie « très libertaire »413 de FOURIER qui avait visiblement apeuré certains de ses disciples. Chez FOURIER, et c’est très rare à son époque comme dans la nôtre, l’individu est pris totalement en compte, et dépend du collectif ouvert et non contraignant pour se développer pleinement. L’harmonie provient de cette riche interaction individu-collectif. Les anarchistes, même STIRNER (Cf. sa communauté des Égaux et/ou des Égoïstes), sont très certainement ceux qui sont restés le plus fidèles à cette démarche. V. UN HÉRITAGE IMMÉDIAT À LA FOIS IMPORTANT, EXPURGÉ ET CONTOURNÉ

A. L’ESSOR POLITIQUE DU FOURIÉRISME (EXEMPLES SURTOUT FRANÇAIS) Le fouriérisme se répand assez vite dans des les années 1830-40 et va toucher des milieux très divers dans la plupart des pays européens et américains tout au long du siècle. Malgré son idéologie plutôt «apolitique», on se rend compte que de nombreux disciples s'engagent dans différents courants sociétaux et politiques, y compris de manière contradictoire - sur presque tout l'échiquier politique. La majorité des disciples semblent cependant plutôt réformistes et relativement conventionnels, ce qui est contradictoire avec le message radical et imaginatif de leur maître414. Très peu d'entre eux assument par exemple la modernité radicale de la libre sensualité415. 1. Premiers développements et premières divisions En France le fouriérisme s’organise dès le vivant de FOURIER, et surtout dans les années 1830 : par exemple en Franche-Comté, dans le lyonnais, dans le dijonnais (avec Gabriel GABET 1763-1863), en Saône et Loire (Stanislas AUCAIGNE à Cluny, André WURGLER 1815-1897 et Prudent FOREST 1813-1890 à Chalon-sur-Saône) ou dans le Finistère dès 1836416. Mais le centre est Paris et la région parisienne, avec comme principal animateur Victor CONSIDERANT (1808- 1893). Ses conférences et ses passages dans quelques villes comme Metz contribuent à la naissance d'un premier fouriérisme. CONSIDERANT de 1837 à 1848 fait figure de véritable chef de file, non pas du fouriérisme, mais de l’École sociétaire, pour bien montrer que c’est une doctrine, une science sociale qui est développée, pas les idées d’un maître jugé d’ailleurs encombrant. Mais FOURIER, bien avant sa disparition, a déjà eu de fervents admirateurs, et surtout admiratrices, dans la société lyonnaise. Des femmes appréciaient apparemment ses poèmes « grivois »417 et sa critique de la domination conjugale. En Franche Comté, sur Besançon, avant CONSIDERANT, son « premier disciple » (BEECHER) est un employé de Préfecture, Just MUIRON (1787-1881). MUIRON, au caractère difficile est souvent caricaturé et minimisé, alors qu’il est un des premiers à proposer au début des années 1820 un projet fouriériste de comptoir communal agricole418. Lié à Charles PELLARIN il contribue fortement à la création du premier grand ouvrage de diffusion du fouriérisme écrit et publié

412 Citation complète dans ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Paris: ESI, Vol. I, 264p, 1937, p.171 413 BOUCHET Laurence Un entretien avec Simone DEBOUT, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°14, 2003, p.103 414 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.10-11 415 BOUCHET Thomas Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIX° siècle à nos jours, Paris: Stock, 352p, 2014, p.30-33 416 GUENGANT Jean-Yves Les fouriéristes finistériens : promoteurs d'une société bretonne moderne ?, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.73-92, décembre 2012 417 BEECHER Jonathan Les groupes fouriéristes de 1830 à 1848, Condé-sur-Vesgre: Colloque du 02/04/2006 418 MERCKLÉ Pierre La pensée scientifique de Charles FOURIER, Condé-sur-Vesgre: Colloque du 02/04/2006, p.3 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 54/174

à Besançon (Imp. Sainte-Agathe), maintes fois réédité, et dont je possède l'édition annotée de 1843 offerte en 1870 par Albert SCHUMACHER à Auguste LASSERVE419. Nombreux sont les fouriéristes plus ou moins importants qui au début des années 1830 (et plus tard) proviennent du saint-simonisme ou mêlent FOURIER et SAINT-SIMON et d'autres socialistes. Parmi eux, s'illustrent Jules LECHEVALIER DE SAINT-ANDRÉ (1806-1862), Hyacinthe CONFAIS, Antoine-Joseph JAMAIN, Abel-Étienne-Louis TRANSON (1805-1876), Charles PELLARIN (1804-1883), Louis ROUSSEAU (1787-1856), Jeanne-Désirée VÉRET (1810-1891 ?), Amédée PAGET (1804-1841) ou Nicolas-René-Désiré LEMOYNE (1796-1875). LECHEVALIER et TRANSON sont un temps les plus proches collaborateurs de CONSIDERANT. LECHEVALIER très éclectique va même côtoyer PROUDHON420. Ange GUÉPIN (1805-1873) de Nantes avec ses écrits du milieu du siècle est un de ceux qui mêlent SAINT-SIMON, FOURIER, LEROUX dans une sorte de socialisme syncrétique, la référence à FOURIER (même s'il le considère comme un «fou sublime») et à ses épigones reste très «prégnante»421. Certains proches du mouvement proviennent de l'owenisme comme Jules GAY (1809-1883) ou Joseph REY. GAY plutôt «communiste» assume la vision libératrice de FOURIER concernant la satisfaction des désirs ; de manière égalitaire il promet l'accès aux «jouissances» à tous les travailleurs ; il se lie à BAKOUNINE en fin de sa vie. Claire DEMAR (1799-1833) qui se suicide en 1833 est une saint-simonienne libertaire et fouriériste étonnante, d'autant que pour elle «la clé de l'émancipation sociale, c'est l'attraction» note Thomas BOUCHET422. À Paris, une première publication voit le jour en 1832, de concert avec FOURIER : Le Phalanstère, ou la Réforme industrielle. Elle s'éteint en 1834. Elle est fortement animée par Nicolas LEMOYNE depuis la Charente-Maritime ; cet ingénieur des Ponts-et-Chaussées faisant tout pour en assurer contacts et aspects financiers, et pour tenter de limiter les effets répulsifs à ses yeux des articles de FOURIER lui-même423. Cette revue est suivie de La Phalange, revue de science sociale qui forme une sorte d’organe officiel de l’École sociétaire. La publication est fondée par CONSIDERANT en juillet 1836. Elle dure jusqu'en juillet 1843. CONSIDERANT a l’appui de Just MUIRON et de Clarisse VIGOUREUX. Mais MUIRON n’est pas toujours docile, et les conflits entre « orthodoxes » et « réalisateurs » (dont MUIRON) sont sources des premières dissidences en 1837. Les débats et manipulations autour du Testament (disparu) de FOURIER ne grandissent pas les trois compères comtois. Les doutes sur les derniers écrits du maître quant à leur origine noircissent le premier fouriérisme. Déçu ou désabusé, il semble que MUIRON abandonne le combat de la succession et lègue ses droits à CONSIDERANT. Ce dernier devient donc le seul légitime disciple, puisqu’il a la main mise officielle sur les documents de FOURIER424. Il va assurer de fait une domination sur le mouvement fouriériste jusque vers 1849 : l’émigration, l’échec texan, la pugnacité des autres écoles et des critiques internes bouleversent alors la donne. Il contribue largement à édulcorer les écrits de FOURIER, à en conserver une vulgate qui sert à toutes les

419 PELLARIN Charles La vie de Charles FOURIER, sa vie et sa théorie, Paris: Librairie de l’École sociétaire, nouvelle édition, XXXII + 557p, 1843 420 CHAÏBI Olivier Des essais de réalisation de socialismes "utopiques" : le cas Jules LECHEVALIER, -in-Passages utopistes, traces et pratiques. Actes du Colloque de paris, 6 décembre 2008, Paris: Société P.-J. PROUDHON, 160p, p.07-30, 2009 421 BRÉMAND Nathalie Les écrits de la maturité politique d'Ange GUÉPIN. Retours sur ses ouvrages des années 1850 et leur lien avec le fouriérisme Les écrits de la maturité politique d'Ange GUÉPIN. Retours sur ses ouvrages des années 1850 et leur lien avec le fouriérisme, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°28, p.37-50, décembre 2017, p.43 & 45 422 BOUCHET Thomas Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIX° siècle à nos jours, Paris: Stock, 352p, 2014, p.45 423 Une lettre inédite de Charles FOURIER à Nicolas LEMOYNE (1834), -in-Cahiers Charles FOURIER, Présentation par Bernard DESMARS, Besançon: n°28, p.87-95, décembre 2017, p.87-88 424 Cf. la belle synthèse proposée par MERCKLÉ Pierre Le Testament perdu de FOURIER, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°6, 1995 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 55/174

évolutions, et qui s’éloigne de plus en plus des écrits du maître sur des points essentiels, que ce soit sur le rôle de la République, les mœurs et la sexualité ou le choix fédéral européen425. La magistrale étude de Jonathan BEECHER nous révèle un Victor CONSIDERANT très humain, et donc très paradoxal : libertaire sur bien des plans (féministe, anticlérical, favorable sur le tard aux petites communautés et au fédéralisme) il est par ailleurs de comportement autoritaire et souvent étatiste426. En fait plus il rejette FOURIER plus il semble anti-libertaire ; en tout cas les deux positions semblent parallèles427. CONSIDERANT utilise surtout le journalisme politique. Outre son rôle dans les revues déjà citées La Réforme industrielle et La Phalange, il est rédacteur en chef de La Démocratie Pacifique d'août 1843 à juin 1849, et dirige La Phalange. Revue de la science sociale (janvier 1845-décembre 1849). Il fait partie du comité chargé de publier le Bulletin phalanstérien (juillet 1846-avril 1850) et s'appuie sur le Bulletin de la société de colonisation européo-américaine au Texas (janvier 1855-avril 1875). La Démocratie Pacifique, qui est la suite de la Phalange jusqu'en 1851 (XX° année), tire à 2 2 247 exemplaires en 1845, 1 698 en 1846 ; entre les /3 et les ¾ du tirage sont envoyés en province428.

Si on ose le jeu de mot, « l’harmonie » rêvée n’est jamais totale chez les fouriéristes, mais les tendances «composites» et «cabalistes» sont toujours très actives. Ceci dit, les dissensions et les écoles divergentes ne sont pas toujours nettement délimitées, ni forcément hostiles, ni figées, comme le révèlent les analyses de Jean-Claude SOSNOWSKI sur Dijon ; des personnalités réunificatrices comme celles de Jean-Claude OUDOT sont sans doute assez fréquentes (2012). Just MUIRON est un des premiers à se dissocier de CONSIDERANT, en tentant la création d'une Union Phalanstérienne. Mais il revient vite dans l'orthodoxie. Vers 1837 toujours à Besançon se développe un Institut Sociétaire animé par le docteur Édouard ORDINAIRE et Eugène TANDONNET ; il est très hostile au «pape» CONSIDERANT. Le graveur Henri FOUGÈRE y appartient ; il continue ensuite à Paris avec un cercle autonome, entre 1840-1845, qui compte apparemment Charles NODIER et Eugène SUE parmi ses visiteurs. En 1837 s'organise un petit mouvement Sociantiste ou Union des agents producteurs autour d'Henri-Joseph-Désiré BERTRAND, de François-Victor-Stanislas ANDRÉ et de Hyacinthe CONFAIS. Ils sont plutôt «réalisateurs»429 et n'appliquent que quelques idées du fouriérisme. Dès 1837 jusqu'en 1841 une revue dissidente est publiée en province (Lyon puis Bordeaux) : La Correspondance harmonienne. Elle est active sur Toulouse avec Constantin PRÉVOST. Beaucoup de ces opposants aux orthodoxes se regroupent dans l’Union Harmonienne. Cette autre opposition se réunit à Paris autour du Le Nouveau monde animé par Jan (Jean) CZYNSKI (1801-1867) et Laurent-Jean-Baptiste HÉRONVILLE en 1839, avec la participation de Nicolas LEMOYNE et sans doute d’Arthur de BONNARD (alias GALLUS). Le numéro 1 date du 15/06/1839. Madame GATTI DE GAMOND soutient l’initiative. Les bretons Jean-René-Augustin ALLANIC (1805- 1899) et Édouard DE POMPÉRY y sont liés. Un autre groupe plus ou moins hostile à La Phalange s’organise autour de La Chronique du Mouvement social. En 1841, Jan CZYNSKI publie un autre journal, Le Premier Phalanstère.

425 Sur ce dernier point, Cf. l’article très fouillé qui montre une évolution de plus en plus proche de PROUDHON ROLLAND Patrice CONSIDERANT et le débat sur la Fédération européenne, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p135-154, décembre 2008 426 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.198 427 BEECHER Jonathan, Victor CONSIDERANT, op.cit., mars 2012, p.235-36 428 VUILLEUMIER Marc Quelques remarques sur l'utilité de la recherche biographique pour l'étude du mouvement fouriériste, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.23-41, décembre 2012, p.26-27 429 SOSNOWSKI Jean-Claude «Le Sociantisme, union des agents producteurs: capital, travail et talent». Un essai transitoire de fouriérisme pratiqué (1837), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°26, p.20-34, décembre 2015, p.27 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 56/174

L’unité se refait peu à peu et jamais totalement, notamment face au Coup d’État de 1851, et sur le projet phalanstérien de Réunion au Texas. Mais il reste toujours des interprétations différentes et des rancœurs tenaces.

Dans les années 1830, Lyon paraît être un foyer important du fouriérisme, avec RIVIÈRE Cadet, Michel DERRION… Dès 1832-33 s’y opère une fusion avec le républicanisme très présent dans le lyonnais430. On trouve à peu près la même évolution dans le Jura. Dans la région brestoise le mouvement sociétaire s'organise en 1844. À Roanne et Mâcon au début des années 1840 le fouriérisme est lié aux activités notamment journalistiques du haut-saônois Nicolas-Augustin dit Auguste GUYARD (1808-1882)431 : L'Écho de la Loire puis son propre journal Le Progrès de la Loire à Roanne, Le Fait Public à Mâcon. Il contribue à diffuser localement les idées phalanstériennes et homéopathiques, et fait connaître les activités de Flora TRISTAN avec qui il correspond.

Le rapprochement avec les radicaux et autres républicains se concrétisent un peu partout au milieu du siècle. 2. Une forte présence fouriériste, mais souvent sous-estimée, en 1848 Depuis 1847 Victor CONSIDERANT et ses partisans entament une vraie rupture avec la reconnaissance du socialisme, du droit au travail et la revendication républicaine. Le titre de la Démocratie pacifique du 25/02/1848 s'intitule «Vive la République !». Durant la période révolutionnaire de 1848, la Seconde République, et contre le coup d’État de 1851, la participation fouriériste est importante432, contrairement à ce qui a été souvent annoncée, une partie en faveur des socialistes, une autre plus nombreuse en faveur des républicains radicaux433. Parmi les soutiens de LAMARTINE on trouve le haut-saônois Auguste GUYARD qui fonde alors le Club de la Conciliation démocratique. Le fouriériste François VIDAL (1812-1874) est même secrétaire général de la Commission du Luxembourg, ce qui prouve que le mouvement revendique également le droit au travail, comme la plupart des tendances socialistes de l'époque434. Il est l'auteur de la brochure Vivre en travaillant de mars 1848. Le breton Édouard DE POMPÉRY est un des soutiens de la candidature RASPAIL. Son ami Paul DE FLOTTE, également breton, est emprisonné après les émeutes de juin 1848.

La Démocratie Pacifique (août 1843-novembre 1851) fait l’éloge de la Révolution de février ; dans son Manifeste électoral de mars 1848 elle rappelle que «La RÉPUBLIQUE EST LE GOUVERNEMENT DE TOUS, PAR TOUS, ET POUR TOUS. Elle est le droit commun en matière de gouvernement… La République est la seule forme de gouvernement qui soit UNIVERSELLE… La forme républicaine est donc le droit naturel»435. Le texte se clôt sur un étonnant amalgame, fréquent alors, entre aspects républicain, libertaire (confédération) et religieux : «Vive la République Française ! Vive la libre confédération des peuples ! Adviennent sur la terre LE ROYAUME DE DIEU ET SA JUSTICE !». La signature est celle du «Conseil de Direction» de la revue qui s'est érigé en «Comité électoral central»: «Victor CONSIDERANT, F. CANTAGREL, ALLYRE-BUREAU, E. BOURDON, D. LAVERDANT, C. DALY, Victor HENNEQUIN, H. DOHERTY, L. FRANCHOT, Julien BLANC, Ch. BRUNIER, F. GUILLON, BARRAL, J.-B. KRANTZ, Jules DELBRUCK». Tous ne sont pas traités de

430 Cf. les travaux de BOUCHET Thomas dans la Bibliographie citée. 431 DESMARS Bernard GUYARD, Nicolas Augustin, dit Auguste, Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en septembre 2016 : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1747 (consultée le 20 février 2017) 432 Collectif Fouriérisme, révolution, république. Autour de 1848, Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°10, 149p, décembre 1999 433 Cf. travaux de Michel CORDILLOT dans les Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°13 (2002) et 15 (2004) 434 TOMOMI Fukushima L'économie politique selon Charles FOURIER. Économie de l'abondance et théorie de l'exception, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°22, p.35-56, décembre 2011, p.40 435 Les parties en majuscules sont dans le Manifeste électoral publié dans l'Almanach phalanstérien pour 1849. Charles FOURIER et les fouriérismes Page 57/174 la même manière, n'ayant pas droit au prénom ; la liste n'étant pas par ordre alphabétique, on peut penser qu'elle fournit une sorte de hiérarchie du groupe signataire. La présence active dans les clubs qui surgissent partout à cette époque est attestée. Ainsi Allyre BUREAU (1810-1859) est un temps président du Club des républicain-socialistes. Joseph Louis DELBROUCK (1819-1871) préside le Club de la Salle de l’Arbalète et celui de L’Homme armé, affilié à la Société des Droits de l’Homme. François Jean-Félix CANTAGREL (1810-1887) ou Victor HENNEQUIN (1816-1854) sont eux aussi de la mêlée. À Gray (70) Victor VERSIGNY anime le Club indépendant et se fait élire député de la Haute-Saône en mai 1849 (Assemblée législative). En 1848 Jean-Baptiste Eugène TANDONNET, de retour d'Uruguay et du Brésil, est élu au Conseil général de Gironde ; il dirige La Tribune, organe républicain du sud ouest ; après le coup d'État, il doit à nouveau s'exiler jusqu'en 1859436. Revenant du Brésil, Louis Léger VAUTHIER est élu en mai 1849 député socialiste du Cher à l'Assemblée législative. Comme CANTAGREL élu en 1849, Victor CONSIDERANT semble omniprésent dans la rue et à l’Assemblée (dès avril 1848 il est élu du Loiret), et déjà bien acquis à l’idée républicaine437. Le franc-comtois est membre pendant 12 mois, pour le Loiret, de l’Assemblée constituante en 1848-1849, et d’après lui, avec une quinzaine d’autres fouriéristes plus ou moins identifiés438. Il y est assidu (« opiniâtreté » note Thomas BOUCHET) malgré les rebuffades, ce qui prouve que l’Assemblée est malgré tout un des lieux importants de l’action fouriériste de ces années ; il y défend dans un superbe et triste isolement par exemple le suffrage féminin, et la nécessité d’expérimenter une commune sociétaire. Il est également élu ensuite à l’Assemblée législative pour la Seine. Chef de file fouriériste et républicain reconnu, CONSIDERANT est, après PROUDHON, celui qui semble le plus caricaturé parmi les socialistes439 au tournant des années 1840-1850. Le Charivari, Le Journal pour rire, La Silhouette… s'en donnent à cœur joie. Il a également été fort actif dans deux commissions importantes : la Commission de la Constitution et le Comité du Travail. Après la fameuse manifestation «antigouvernementale» du 13/06/1849 CONSIDERANT est menacé de mort, et parvient à s'enfuir, tout comme d'ailleurs son ami François CANTAGREL. Même un grand savant (découvreur de la nicotine) comme Jean-Augustin BARRAL (1819- 1884) participe en 1848 à la direction des Ateliers nationaux. Quant à l’ouvrier MARCHE qui apporte devant le Gouvernement provisoire la revendication du droit au travail, il est porteur d’un texte fouriériste. Député de la Guadeloupe depuis août 1848 puis de Saône et Loire en mai 1850, le montagnard Charles DAIN milite activement contre l'expédition de Rome et la montée du prince- président et le coup d'État. Il est connu pour ses positions contre le colonialisme et la peine de mort et pour un enseignement libre et le développement de l'homéopathie440. Le rôle fédérateur du fouriérisme semble donc important, comme en témoigne La Démocratie pacifique du 25/02/1848 : « La Réforme sociale est le but ; la République est le moyen. Tous les socialistes sont républicains ; tous les républicains sont socialistes »441. Le socialisme de CONSIDERANT, surtout dans l’adversité et face à la répression, se voulait unificateur pour l’essentiel, c'est-à-dire l’aspiration à un monde nouveau plus juste et harmonieux, mais respectueux des diverses écoles, sauf celles qui misaient sur la violence ou contre la propriété privée442. Mais les

436 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.137 437 Michel CORDILLOT L’évolution politique de CONSIDERANT à la veille de la révolution de 1848. À propos de « L’Appel au ralliement des socialistes » de Joseph REY, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.33-40, décembre 2008, p.38 438 BOUCHET Thomas L’École et l’Assemblée. Victor CONSIDERANT à la Constituante (1848-1849), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.41-50, décembre 2008 439 DETOURBET Quentin Les caricatures contre Victor CONSIDERANT dans la presse satirique illustrée sous la Deuxième République (1848-1849), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°22, p.57-66, décembre 2011 440 CORDILLOT Michel De la biographie des fouriéristes à l'histoire du fouriérisme : Charles DAIN et le travail de propagation, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.44-51, décembre 2012 441 BOUCHET Thomas La singulière actualité du fouriérisme sous la Deuxième République, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°10, 149p, décembre 1999, p.12 442 BEECHER Jonathan Vieux monde et nouveau monde. La Révolution de 1848 vue par Victor CONSIDERANT, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°10, 149p, décembre 1999 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 58/174 oppositions et jugements varient énormément face aux autres écoles socialistes, notamment les icariens qui apparaissent en 1848 comme les concurrents les plus organisés des fouriéristes : pragmatisme, tactique et positions conjoncturelles semblent dominer comme le montre l’article de François FOURN443. La Franche Comté (Cf. ci-dessous un chapitre spécifique sur la Comté) est bien concernée surtout au début du mouvement, notamment Besançon, le Jura entre Arbois (avec Auguste JAVEL) et Salins (avec Maximilien dit Max BUCHON)444, ou même le Pays de Montbéliard avec l’enseignant Frédéric-Eugène BELEY. Les recherches de Bernard DESMARD rajoutent la ville de Gray avec la présence active de 3 membres de la famille VERSIGNY, notamment le très actif et brillant avocat et député Victor (1819-1872). Ainsi «le préfet de la Haute-Saône considère à l’automne 1850 que "l’existence d’un complot socialiste dans l’Est paraît de jour en jour plus évidente" »445. VERSIGNY paie de l'exil belge puis Suisse son opposition au coup d'État de décembre 1851. Il ne revient en France qu'en 1864, ayant épousé entre-temps une descendante de Gracchus BABEUF. Le peintre Gustave COURBET ne cache pas une certaine sympathie au mouvement républicain et au fouriérisme, notamment par son portrait du fouriériste Jean JOURNET partant à la conquête de l’harmonie universelle. Mais ce sont surtout les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, de la Côte d’Or et du Rhône qui dénotent une très forte présence fouriériste. Ils forment avec la Comté une aire géographique étendue à l’est du pays. On peut y ajouter la Saône-et-Loire, avec par exemple l'entente entre fouriéristes et socialistes à Chalon-sur-Saône, notamment dans le club d'Idalie animé surtout par le fouriériste Prudent FOREST, et son journal Démocratie de Saône-et-Loire446. Michel CORDILLOT447 à partir de La Révolution de 1848 de Chalon-sur-Saône (qui dure jusqu'en février 1851) montre l'importance des liens entre républicains et fouriéristes, et évoque même un éventuel changement générationnel pour les fouriéristes ; il cite Chalon, Tournus, Mâcon, le canton de Givry… À l’Ouest, le Finistère et la région nantaise semblent aussi un foyer important ; la plupart des fouriéristes brestois soutiennent les «démocrates-socialistes»448. Le Sud Est forme un 3° centre important. Il est vrai que les fouriéristes sont particulièrement influents à Toulon et dans le Var, comme l’a prouvé Maurice AGUHLON449. Mais c’est Paris qui compte le plus de fouriéristes450. CONSIDERANT, alors en Belgique en 1848, se lie à un mouvement fouriériste belge également actif ces années là, qui perdure jusqu’en 1851. Ainsi la phalange de Louvain est au premier plan dans les agitations universitaires. Mais la plupart des fouriéristes modérés ne s’engagent pas dans le mouvement républicain radical, même s’ils conservent pour la plupart leur idéal, comme en témoigne le bon accueil fait aux fouriéristes français réfugiés dès 1849, dont à nouveau CONSIDERANT. Mais certains fouriéristes ont succombé (en fouriéristes convaincus trouvant enfin le monarque apte à régénérer la civilisation ?) au mythe napoléonien, faisant par exemple, comme Jean JOURNET, de l’Empire « le règne de l’harmonie universelle »451 !

443 FOURN François Icariens et phalanstériens : regards croisés entre 1845 et 1849, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°10, 149p, décembre 1999 444 VERNUS Michel La révolution de 1848 à Arbois et Salins : la présence du fouriérisme dans le mouvement démocratique, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°10, 149p, décembre 1999 445 DESMARS Bernard VERSIGNY (Jean-Baptiste) Victor », -in-Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en mars 2017 : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1874 (consultée le 2 avril 2017) 446 BLETON-RUGET Annie/CORDILLOT Michel/DESMARS Bernard/LÉVÊQUE Pierre À propos du groupe fouriériste de Chalon-sur-Saône (1840-1849), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.133-142, décembre 2012 447 CORDILLOT Michel Le fouriérisme à Chalon-sur-Saône (suite), in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°26, p.69- 72, décembre 2015 448 GUENGANT Jean-Yves Les fouriéristes finistériens : promoteurs d'une société bretonne moderne ?, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.73-92, décembre 2012, p.77 449 AGUHLON Maurice Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon de 1815 à 1851, Paris-La Haye: Mouton, 1970 450 Cf. carte de ROBERT Vincent Géographie de l’utopie : icariens et phalanstériens à la veille de 1848, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°10, 149p, décembre 1999, p.67 & p.70 451 JOURNET Jean L’Apothéose de l’Empire ou le Règne de l’Harmonie Universelle, Foix: 22p, juillet 1859 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 59/174

3. Entre éparpillement et tentatives de renouveau : fin du XIX°-début XX° siècle Contrairement à ce qui a été écrit fréquemment, le fouriérisme se maintient et se développe parfois encore, autant sous le 2° Empire que sous la 3° République, malgré de très nombreuses difficultés : - exils extérieur ou intérieur (par effacement volontaire) : Victor CONSIDERANT surtout. - échecs électoraux, expérimentaux et journalistiques. - divisions internes multiples : philosophiques, sur la méthode à adopter, (garantistes contre expérimentateurs), sur les choix politiques, entre le centre et la province… - difficultés économiques (Librairie sociétaire déficitaire). - éloignements et hétérodoxies : GODIN et le paternalisme de Guise, Nicolas LEMOYNE et son système «hiérarchique fusionnaire»452, Arthur D'ANGLEMONT (1821-1898) et son «omnithéisme»453, Nicolas FERBUS et la «science positive», Hippolyte DESTREM (1816-1894) et le «logico-juridisme»… - dérives ésotériques, occultistes (Eugène NUS), spirites, antisémites… Walter BENJAMIN, certes un peu caricaturalement, évoque la filiation entre antisémitisme et fouriérisme. - abandons ou départs, comme autrefois ceux d'Abel TRANSON et de Jules LECHEVALIER. - répressions, surtout dans la fonction publique… Sur tous ces aspects, le très riche ouvrage de Bernard DESMARS comble ainsi une grosse lacune de l'historiographie454. Il nous rappelle également que si une minorité de fouriéristes soutiennent l'Empire ou sont encore partisans de la monarchie, la majorité se rallie à la République. Ils appartiennent pour la plupart à la mouvance modérée et apparaissent souvent publiquement plus républicains que fouriéristes, d'où une «dilution» de leur doctrine et un moindre rayonnement de celle-ci455.

Divers périodiques se disant fouriéristes se maintiennent difficilement, notamment : Bulletin de la Société de colonisation européo-américaine au Texas (1855-1873) ; La Revue Moderne (1857- 1858) autour de l'ancien instituteur Charles SAUVESTRE (1818-1883) ; le Bulletin du Mouvement sociétaire (1857-1860) autour de la Librairie sociétaire ; Communications familières du doyen (1861- 1862) du bisontin Just MUIRON ; L'Économiste français (1861-1870) qui reprend une idée de l'avocat Jules DUVAL (1813-1870) ; La Science sociale (1867-1870) autour du chirurgien François BARRIER (1813-1870) ; le Bulletin nouveau (1872 ; Bulletin du mouvement social (1872-1879) avec au départ Eugène NUS et l'autorité rapidement acquise de Charles LIMOUSIN (1840-1909) et enfin la Revue du mouvement social (1880-1887). Il faudrait aussi compter les nombreux périodiques coopératifs ou mutualistes dans lesquels participent des fouriéristes. Ainsi l'organe de GODIN Le Devoir, journal de la Science Sociale de 1878 a toute sa place. Il en est de même de bien d'autres revues, laïques, éducationnistes, franc- maçonniques (Cf. la rubrique phalanstérienne dans le Journal des Initiés de Luc-Pierre RICHE- GARDON entre 1862-1864 ; poursuite avec Le Déiste rationnel), de politique générale…

La Librairie sociétaire est reprise en 1862 par le médecin lyonnais François Marguerite BARRIER désormais installé à Paris. Il lui donne un autre statut en 1864. Elle devient la Librairie des sciences sociales, et sert de centre au mouvement renaissant. Pendant longtemps la librairie bénéficie du dévouement d'Aimée BEUQUE (en fait Louise-Aimée 1788-1871). Mais BARRIER s'appuie sur Jean-Baptiste NOIROT pour la gestion et pour la création d'une nouvelle société : NOIROT & Cie.

452 LEMOYNE Nicolas Sociosophie ou principes naturels et lois mathématiques de la hiérarchie fusionnaire, Metz: Chez l'auteur, 154p, 1871 453 D'ANGLEMONT Arthur Omnithéisme. Dieu dans la science et dans l'amour, Paris: 6 vol. 1892-1894 454 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010 455 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ?, op.cit., 2010, p.294 & 297 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 60/174

En 1867 il fonde la revue La Science sociale avec l'aide de Julien LE ROUSSEAU (1812- 1891) puis du médecin Valère FANEAU. S'éloignant de l'utopisme du maître, la revue adopte un sous titre significatif en fin des années 1860 : «Revue bi-mensuelle du socialisme pratique et rationnel»456. C’est le même BARRIER qui relance vers 1865 la tradition des Banquets afin de resserrer les liens et d’augmenter l’attractivité du mouvement. Celui d’avril 1870 semble un assez beau succès et remet un peu en selle Victor CONSIDERANT comme chef de file du fouriérisme, après une longue éclipse et malgré ses dénégations.

Quelques tentatives nationales de regroupement sont mises en place, mais rares aboutissent. Hormis les banquets du 7 avril et les réunions surtout administratives autour de la Librairie, on compte deux congrès fouriéristes : 1861 à Besançon, et 1872 à Paris. La province est parfois plus active que Paris ; on peut citer à la suite d'une lecture rapide de l'ouvrage de Bernard DESMARS : Lyon, Marseille (avec Jean-Baptiste GUIZOU mort en 1881), Besançon (avec MUIRON mort lui aussi en 1881) surtout, mais également Rouen, Nantes, Amboise, Saint-Étienne, Clermont-Ferrand, Condé, Blois, Mulhouse, Alger… Quelques réunions et le maintien de groupes plus ou moins informels y apparaissent. Avec l'étranger, les liens semblent se distendre malgré des foyers plus ou moins actifs aux États-Unis, en Suisse, en Belgique, en Andalousie, en Ligurie, et avec quelques alsaciens désormais incorporés à l'Empire allemand.

Dans les années 1860-1870, le fouriérisme participe encore à la relance des associations ouvrières, des sociétés de secours mutuels et des coopératives, et de l’AIT naissante. Il renait un peu contre CONSIDERANT et ses méthodes d’avant 1850457, refusant tout autocratisme et se rangeant autour de l’idée d’une direction plus collégiale, et donnant plus de place à la province (Lyon, Besançon…).

La présence fouriériste dans et autour de l’AIT - Association Internationale des Travailleurs est sensible de 1864 à 1866, autour de fortes personnalités comme Antoine LIMOUSIN (présent à Londres au meeting fondateur de 1864 à Saint-Martin's Hall), son fils Charles LIMOUSIN (un des signataires du Manifeste des 60), Antoine BOURDON458, Anthime CORBON, ou Albert-Louis GAUTTARD (1841-1890) au parcours compliqué : bonapartiste, internationaliste, boulangiste, allemaniste et libre penseur. Les revues animées par LIMOUSIN (Bulletin du mouvement social puis Revue du Mouvement social) jouent un rôle important dans cette orientation originale. Michel CORDILLOT note que la Tribune ouvrière de l’AIT est sous très forte inspiration et influence fouriéristes. Même Eugène VARLIN (1839-1871) conserve longtemps dans le domaine éducatif, associatif et en faveur de l’émancipation féminine des traces fouriéristes importantes. Depuis juillet 1870 Victor CONSIDERANT est membre de l'AIT. Des liens entre les fouriéristes et la section 15 de l’AIT de la Nouvelle-Orléans révèlent que le mouvement ne s’est pas interrompu au niveau international avec l’échec de Réunion459. Il semble qu’à Dallas, les liens AIT et fouriérisme soient également très forts. En Suisse les études de Marc VUILLEUMIER concernant l'Internationale font état de traces fouriéristes dans le Jura et à Zurich, particulièrement avec Karl BÜRKLI qui relance l'idée de législation directe par le peuple qu'il avait déjà défendu vers 1850.

456 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ?, op.cit., 2010, p.42 457 DESMARS Bernard Oublier le Texas ? Les fouriéristes et Victor CONSIDERANT, de la fin des années 1850 au début du XX° siècle, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.97-107, décembre 2008 458 CORDILLOT Michel Le Fouriérisme dans la section parisienne de la Première Internationale, 1865-1866, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°3, 1992 459 CORDILLOT Michel Le socialisme francophone néo-fouriériste après Réunion : Charles CARON et la section 15 de l’Internationale à la Nouvelle-Orléans, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°4, 1993 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 61/174

Par contre le fouriérisme est fort divisé sur la Commune de Paris de 1871, entre les sympathies exprimées par CONSIDERANT (même s'il est plutôt pour une politique de conciliation), et la demande de répression contre les communards émise par Charles PELLARIN. Entre les deux Marie-Louise GAGNEUR condamne surtout la violence de l'affrontement, même si elle s'en prend plus à la droite qu'aux communards, elle est loin d'être leur soutien. Louis Léger VAUTHIER, membre de la Garde nationale, refuse de servir la Commune460. Depuis Nantes, le journal L'Union démocratique, animé par Ange GUÉPIN et François CANTAGREL serait plutôt favorable à la Commune. Rares semblent être les fouriéristes engagés aux côtés des communards ; il faut citer la famille MILLIET : Paul (1844-1918) participe à la Commune, et sa sœur Alix y est ambulancière ; son mari lui-même communard meurt du tétanos en 1871 des suites d'une blessure. Le capitaine du Génie Joseph-Louis DELBROUCK461, qui fut déjà actif en 1848, pour l’émancipation du prolétariat et de la femme, semble bien présent durant les combats. C’est vrai que leur refus de la violence gratuite et un certain pacifisme leurs posent de gros problèmes éthiques. Le médecin Valère FANEAU qui a prodigué ses soins pendant la guerre et la Commune est exécuté par les versaillais. Charles LIMOUSIN est également resté à Paris pendant la Commune et soutient modérément le mouvement communaliste. L'engagement de Claude-Dominique NAPIAS (1813-1871) est plus affirmé puisque ce membre du Comité Central des 20 Arrondissements fini exécuté pendant la Semaine Sanglante.

Le mouvement coopératif fouriériste semble connaître un nouvel essor, par exemple avec Arthur de BONNARD dit GALLUS (son célèbre La Marmite libératrice date de 1865) ou dans l’Association du Crédit au Travail. Le garantisme est surtout mis en avant alors par Charles-Mathieu LIMOUSIN. Il faut rappeler également le succès du Familistère de Guise, son fondateur Jean- Baptiste GODIN devenant en 1871 maire de la ville et futur député de l’Assemblée nationale. Bien des fouriéristes participent aux organes mutualistes pluralistes idéologiquement, comme La mutualité (1865-1866) ou La Coopération (1866-1868). Leur participation aux débats, aux expérimentations… les amènent à se lier à des mouvances différentes, et leur donnent une plus grande ouverture, mais sans doute aussi contribuent à diluer le mouvement dans une nébuleuse moins identifiable. Leur influence reste donc en ce domaine bien «modeste»462 conclut Bernard DESMARS. Ce lien avec le mouvement coopératif se prolonge jusqu'au XX° siècle, par exemple avec Henry BUISSON (1854-1935), célèbre pour avoir fondé Le Travail en 1882. Le rôle de Charles GIDE, sympathisant, est lui aussi emblématique ; il contribue à faire de FOURIER une des sources essentielles du mouvement coopératif. Bernard DESMARS rappelle également le rôle non négligeable d'Alexandre VILA (1850-1906) secrétaire de la Chambre consultative ou d'Auguste MANOURY (1855-1907). En 1937 encore le congrès de l'Alliance coopérative internationale rend hommage à un des pères de la coopération, Charles FOURIER.

On peut faire à peu près les mêmes remarques quant à la participation fouriériste aux sociétés de secours mutuels. S'ils les encouragent et s'ils y participent largement, c'est rarement dans une visée globale de transformation sociale, sauf peut-être dans le cas d'Adolphe JOUANNE sur Ry. Pire, ils restent très souvent peu rigoureux en matière de doctrine ; par exemple la grande œuvre de Paul-Émile LAVIRON en faveur des retraites semble plus compter sur le rôle de l'État que sur celui des adhérents463.

460 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.152 461 CERF Marcel L’architecte Joseph Louis DELBROUCK, fouriériste et communard, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p127-134, décembre 2008 462 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.235 463 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ?, op.cit., 2010, p.238 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 62/174

Dans les années 1880-1890, le fouriérisme s’estompe : la société est dissoute et la Librairie sociale qui sert aussi de siège pour l'École sociétaire ferme en 1884 ; les banquets du 7 avril (naissance de FOURIER) ne se font plus (après 1914) ou rencontrent très peu d'échos ; la Revue du mouvement social s'éteint en1887 ; les principales expérimentations ferment les unes après les autres ; décès (PELLARIN en 1883) et abandons (LIMOUSIN) réduisent le cercle des militants ; Victor CONSIDERANT n'a plus que des apparitions sporadiques… Lui-même évolue, critique de plus en plus FOURIER, et se tourne vers le fédéralisme en semblant ainsi se rapprocher de certaines thèses de son ennemi PROUDHON464.

Pourtant il y eut quelques initiatives intéressantes et des activités au moins jusque dans les années 1930465. On peut rappeler le Bulletin du mouvement social (1872-1879) rebaptisé Revue du mouvement social (1880-1887) lancé par Charles-Mathieu LIMOUSIN à Paris. Mais sa volonté d'ouverture fait que le fouriérisme devient minoritaire parmi les participants à ces revues. Opposé à LIMOUSIN, Charles PELLARIN diffuse son fouriérisme, notamment dans la revue La Finance nouvelle (1873-1920) au moins jusqu'en 1883. Il y est assisté par d'autres fouriéristes comme Charles SAUVESTRE et André-Saturnin MORIN. Une autre initiative apparaît moins reconnue, celle de La Ligue du Progrès social d’Étienne BARAT (1813-1899). Elle est centrée sur la théorie fouriériste, et non sur les essais phalanstériens. Elle s’exprime dans la revue La Rénovation, Organe de la conciliation sociale et des doctrines d'association (1888-1922), dirigée par le banquier Hyppolite DESTREM (1816-1894), puis par le très ambigu Jean-Adolphe ALHAIZA (1839-1922). Sa vision « réaliste » de FOURIER entraîne une nouvelle trahison-épuration de sa pensée. Ses outrances antisémites et nationalistes éloignent peu à peu cette tendance du socialisme. La dérive est patente, mais dure jusqu'en 1922 : mort d'ALHAIZA et fin du journal. Avec La Rénovation quelques éléments ésotériques, parfois de l'Église gnostique, s'intègrent au fouriérisme466. Léonce FABRE DES ESSARTS (1848-1917), François JOLLIVET-CASTELOT (1874-1937) et Jean BRICAUD (1881-1934) sont quelques autres sympathisants fouriéristes adeptes de diverses branches spiritualistes. Le centre du mouvement, plutôt favorable aux expérimentations et au mouvement coopératif, se regroupe autour de 2 organismes : L’UP-Union phalanstérienne (1895 avec Étienne BARAT et Jenny FUMET), et l’ESE-École Sociétaire Expérimentale (1897) qui dure jusque dans les années 1930. Deux journaux développent leurs thèmes : Le Sociétaire. Organe de la science de l'association et du socialisme expérimental (1897) et Les Annales sociétaires. Organe de la Société l'Union Phalanstérienne. Doctrine de Charles FOURIER (1898-1899). Ils s’appuient également le mouvement coopératif et sur un journal sympathisant L’Association ouvrière. Entre 1902 et 1905 ils tentent une installation au Vaumain près de Beauvais. Une autre tentative à lieu à Tahiti entre 1908- 1910. En 1912 c'est le Maroc qui est visé, sans suite. Ailleurs, rares sont les tentatives : - à Marseille, LEYDET créé le Messager provençal (1897-1898) - à Gènes, la Scuola Societaria Italiana est encore active en 1901-1902. - en 1900-1902 Eugène VERRIER anime la Société des Familistères Coloniaux. Il crée également l'Union Phalanstérienne du Sud (du Midi). Liées plus ou moins à l'UP-ESE, d'autres associations essaient de renouveler la flamme :

464 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.534 465 Cf. surtout DESMARS Bernard Comment l'École sociétaire finit. Les derniers militants fouriéristes, des années 1880 aux années 1930, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.105-124, décembre 2012 466 ANDRO Denis Fouriérisme et spiritualisme. Les «Gnostiques» dans La Rénovation en 1910, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°25, p.73-92, décembre 2014 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 63/174

- le Groupe des Amis de l'ESE (1909-1910) avec Amédée-Jules DUPONCHEL qui rédige une brochure en 1909 pour aider à organiser «l'association intégrale». - l'Union Sociétaire de Maurice LANSAC en 1914-1915. - L'Association des Amis de FOURIER dans les années 1920, toujours avec Maurice LANSAC et avec l'appui de Charles GIDE. - René VACHON appuyé par Charles GIDE tente de relancer l'ESE dans les années 1920. Elle s'appuie sur le journal L'Association ouvrière, et essaie de renouer avec les banquets phalanstériens en 1930. Vers 1928-1930 elle dispose de l'appui important mais aussitôt interrompu de Félicien SOULIER-VALBERT. Le Familistère de Guise, belle exception ?, se prolonge avec difficultés jusque dans les années 1960. Après 1900 il ne reste donc que quelques dizaines de disciples, souvent peu écoutés et jugés peu inquiétants : Bernard DESMARS note que l'espionnage policier disparaît, donc même les archives policières deviennent rarissimes. Par contre dans le monde intellectuel et politique, FOURIER dispose d'une seconde vie, au- delà et parfois hors du mouvement : il suffit ici de citer les écrits de Marie-Louise GAGNEUR, Charles GIDE, Émile ZOLA ou Hubert BOURGIN, voire de Jean JAURÈS. On peut également citer l'inauguration de la statue de FOURIER en 1899.

Quel bilan ?

Bernard DESMARS a mis en fiche près de 660 fouriéristes des années 1850-1880. On assiste alors à un vieillissement, et donc à un échec de la transmission du fouriérisme. L'âge moyen est élevé : 57 ans ; 70% sont nés entre 1805 et 1825. On peut donc parler de «phénomène générationnel»467 même si tous n'ont pas adhéré au même moment. Le sexe est massivement masculin (à 96% dans l'échantillon). Les femmes et le discours féministe ou féminin occupent donc la partie congrue. La grande majorité appartient aux classes moyennes, voire moyennes supérieures (rentiers, officiers, médecins, avocats, responsables d'entreprises et négociants…) : employés, prolétaires et paysans sont ultra minoritaires (moins de 6%). On ne s'étonnera donc pas du fait que la propagande soit surtout tournée vers les milieux aisés et intellectuels, mais également vers les milieux d'affaires ou ceux des officiers évolués.

Pour les années 1880-1930 Bernard DESMARS note la quasi disparition des polytechniciens, médecins et des industriels négociants. Le groupe est plus que jamais masculin et membre des classes moyennes ; employés, fonctionnaires et coopérateurs forment apparemment désormais le gros du bataillon468.

L’influence fouriériste touche donc divers milieux, souvent contradictoires et paradoxaux comme par exemple les divers mouvements socialistes : le communiste WEITLING s’en revendique, les anarchistes Joseph DÉJACQUE, Paul ROBIN et Élie RECLUS469 également, le saint-simonien Barthélémy-Prosper ENFANTIN aussi () pour ce qui concerne le rôle de la femme et l’amour et le ménage « progressif »… Malgré rivalités et oppositions, la connaissance réciproque et la proximité des thématiques entre FOURIER et ENFANTIN semblent désormais acquises470. Louis

467 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.77 468 DESMARS Bernard Comment l'École sociétaire finit. Les derniers militants fouriéristes, des années 1880 aux années 1930, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.105-124, décembre 2012, p.119-121 469 SARRAZIN Hélène Élisée RECLUS ou la passion du monde, Bordeaux: Aubéron, 266p, 1997, p.64 470 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi». La question femminile dal socialismo utopistico all'anarchismo italiano (1825-1917), Bologna: Clueb, 300p, luglio 2011, p.46-47 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 64/174

DEVANCE parle de « cryptofouriérisme enfantinien » dans sa conférence de 1993. Le proudhonien TOLLAIN écrit dans les revues fouriéristes. D’autres mouvances sont touchées : les autres expérimentateurs sociaux, le mouvement républicain et celui des coopératives en France surtout... Bien des fouriéristes s’engagent dans les œuvres saint-simoniennes, l’action pédagogique (Mme Victoire TYNAIRE par exemple 1831-1895), ou la résistance au coup d’État impérial en France et finissent comme Victor CONSIDERANT en vraie figure emblématique de la république sociale… Mais pour CONSIDERANT, cela s’est produit en reniant progressivement et bientôt presque totalement le maître (BEECHER471), et en pratiquant des alliances qu’il aurait incontestablement désavouées. Jean-Baptiste DUROSELLE472 et Jacques DEBU-BRIDEL entre autres mettent l'accent sur l'influence méconnue sur le catholicisme social : sont surtout cités Alphonse GILLIOT (publié à plusieurs reprises par la Librairie phalanstérienne), le breton Louis ROUSSEAU (1787-1856) ou l'abbé TRANCHANT ami de Flora TRISTAN, et le catholicisme militant d'Abel TRANSON et de Désiré LAVERDANT. Nous avons donc une nébuleuse, assez hétéroclite, qui flirte même avec l’antisémitisme, la collaboration de classe, le nationalisme et l’antidreyfusisme, au tournant du siècle, autour de la personnalité controversée de Jean-Adolphe ALHAIZA. Alphonse TOUSSENEL se rend tristement célèbre pour son antisémitisme et son anglophobie.

Comme autre milieu de développement du fouriérisme, il faut compter également sur la franc- maçonnerie (« ce diamant » méconnu pour FOURIER), comme par exemple les articles de Pierre MOLLIER (2005 - milieux artistiques) et de Jean-Yves GUENGANT (2007 et 2012 - Bretagne) nous le rappellent. Victor CONSIDERANT serait initié depuis 1832, Édouard de POMPÉRY (1812-1895) en 1839. En Roumanie Théodore DIAMANT (1801-1841) est sans doute membre de la loge de Bucarest. Allyre BUREAU, Félix CANTAGREL, François COIGNET… seraient également du nombre. J'ai déjà évoqué ci-dessus le rôle clé de Luc-Pierre RICHE-GARDON comme passeur du fouriérisme dans la presse franc-maçonne.

Le drame c’est que la plupart des disciples, trop timorés ou calculateurs, vont expurger l’œuvre du maître de tout ce qui leur paraît confus et choquant, croyant ainsi favoriser la diffusion de ses écrits. En fait les coupures dues à cette censure (et à l'autocensure préventive faite par FOURIER lui-même) systématique augmentent la difficile lecture des œuvres, et les aspects les plus novateurs (théorie des passions, du mariage, du nouveau monde amoureux...) ou les plus poétiques ou fantaisistes (cosmogonie, jeux de mots, analogies...) ne sont quasiment pas publiés. Dès son vivant, FOURIER est donc détourné, tronqué, trahi. Le pire est atteint par des personnes qui se réclament de lui et qui revendiquent parfois la totalité de sa pensée, comme Victor CONSIDERANT et surtout Zoé GATTI DE GAMOND, ainsi que plus tard Charles PELLARIN (1804-1883)... Non seulement ils expurgent, mais aussi révisent et donc falsifient partiellement la pensée du maître. Ainsi il fallut attendre les années 1970, grâce particulièrement à Michel BUTOR, pour connaître et récupérer les parties jugées sulfureuses de FOURIER dans son Nouveau Monde Industriel : elles touchent surtout aux analogies, à la sexualité féminine en lien avec la procréation et aux amours multiples473.

Il faut attendre 1924 pour disposer enfin de l’édition intégrale de la fameuse Hiérarchie du cocuage, et les années 1960 pour accéder aux œuvres « cacographiques » (écrits jouant sur les mots) et sexuelles. Le nouveau monde amoureux n’est publié qu’en 1967, mais c'est la veille de 1968, quel beau retour de FOURIER !

471 Victor, Charles, Désirée et les autres : conversation avec Jonathan BEECHER, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, 236p, décembre 2008, p.17 472 DUROSELLE Jean-Baptiste Les débuts du catholicisme social en France, Paris: PUF, 1951 473 FUKUSHIMA Tomomi Projet et formation du Nouveau monde industriel et sociétaire. Point de vue à partir d'un manuscrit de sa préface, -in-Cahiers Charles FOURIER, n.30, p.53-65, 2019, p.55-56 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 65/174

B. QUELQUES AIRES DE RAYONNEMENT FOURIÉRISTE Remarque : Pour éviter des classements contestables, j’ai choisi la liste alphabétique par pays. 1. Allemagne et aire germanique Arnold RUGE (1802-1880) reconnaît l'influence fouriériste474. Le fouriérisme a eu un temps les louanges de Friedrich ENGELS (1820-1895), et une certaine sympathie de la part de Karl MARX 1818-1883 (Cf. surtout Die heilige Familie - La Sainte Famille de 1845). Un éloge global est issu du Manifeste communiste de 1848 : les utopistes « nous ayant fourni des matériaux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers ». Ce Manifeste a peut-être été partiellement influencé par le Manifeste de la Démocratie Pacifique de 1841, c'est ce que confirme de manière plus radicale et polémique (plagiat) Alexandre SKIRDA en 2019475. L'Anti-DÜHRING d'ENGELS en 1878 semble encore plus éclatant pour mettre en avant la belle synthèse fouriériste et ses anticipations sur le futur de l'humanité. ENGELS en juin 1843 reprend, en l'aménageant, une des formules célèbres de FOURIER : «le degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale»476. L'artisan socialiste Wilhelm WEITLING (1808-1871) est comme FOURIER un socialiste de l'association. Il s'inspire des thèmes et formules fouriéristes (Cf. Garantien der Harmonie und Freiheit - Garanties de l'harmonie et de la liberté de 1842) mais critique FOURIER pour la place qu'il accorde au capital, alors que l'association devrait être totalement égalitaire (1838 Die Menschheit. Wie Sie ist und wie sie sein sollte - L'Humanité telle qu'elle est et telle qu'elle devrait être). Le grand écrivain et poète Heinrich (Henri) HEINE (1797-1856), d’abord saint-simonien, se tourne avec sympathie vers le fouriérisme en fin des années 1830. On connait sa relation avec Jules LECHEVALIER vers 1933477. Il en est de même des amis d’HEINE, le couple Rachel et Karl August VARNHAGEN VON ENSE (1785-1858), membres prestigieux de l’intelligentsia romantique et socialisante. L'étatsunien Albert BRISBANE, qui fait des études de philosophie en Allemagne, a sans doute contribué à la diffusion du fouriérisme dans ce pays, notamment avec Eduard GANS (1798-1839). Sur le plan du libre amour, « la convergence de vue entre FOURIER et Georg SIMMEL (1858- 1918) est proprement surprenante » pour Patrick TACUSSEL ; il semblerait en être de même pour un Max WEBER (1864-1920) moins connu sous cet aspect de « bohème insouciante » et libérée478. Le socialiste Moritz RITTINGHAUSEN (1814-1890) est partisan des idées de CONSIDERANT sur la Démocratie pacifique et défend La Législation directe par le peuple ou la véritable démocratie479. Le fouriérisme comme utopie sexuelle et liberté amoureuse a sans doute influencé toute l'aire libertaire qui se développe entre et Ascona avec la communauté de Monte Verità. Le psychanalyste Otto GROSS (1877-1920), le poète Erich MUHSAM (1878-1934), les frères austro- hongrois Gustav (1879-1958) et Karl (1875-1915 ou 1920) GRÄSER… évoluent entre naturianisme et bohème. Les pratiques d'amour libre alternent avec une vie artistique et pré-écologique très originale dans l'expérience communautaire du Tessin480.

474 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.221 475 SKIRDA Alexandre Le Copié-collé de MARX : un plagiat scientifique. Victor CONSIDÉRANT, Le manifeste de la démocratie (1843), Karl MARX, Le manifeste communiste (1848), Vétché, 240p, 2019 476 Cité par ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.43 477 CHAÏBI Olivier L'internationalisation de la question sociale au cours du premier XX° siècle : de l'internationalisme des «utopistes» à l'Association Internationale des Travailleurs, -in-BRÉMAND Nathalie (coord.) Pour en finir avec le socialisme "utopique", Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, Paris: n.124, p.25-44, 2014, p.39 478 TACUSSEL Patrick L’imaginaire radical, Dijon: Les presses du réel, 2007, p.177 & p.173 479 Texte des 6-8/09/1850 dans la Démocratie pacifique, et en brochure Paris: La librairie phalanstérienne, 1851 480 Cf. ANTONY Michel VII.D.1.a. Ascona au début du XXème siècle et ses antécédents suisses et germaniques, Magny Vernois: 1° publication 1995, http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-C-ART.DOC, 107p, automne 2018 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 66/174

2. Argentine et Uruguay Il y aurait des traces du socialisme utopique, et donc du fouriérisme, dans l'Asociación de la Joven Generación Argentinal devenue Asociación de Mayo (années 1830) fondée par l'argentin Esteban ECHEVARRÍA (José Esteban Antonio ECHEVERRÍA ESPINOSA 1805-1851). Son ouvrage El Dogma socialista (rédigé sans doute déjà en 1838, et publié vers 1846) en porte témoignage481. Mais ces traces sont immergées dans un ensemble hétéroclite et somme toute peu fouriériste puisqu'il cherche « la fusión de todas las doctrinas progresivas en un centro unitario » (la fusion de toutes les doctrines progressistes en un ensemble unitaire). Il est avant tout saint-simonien. Ce seraient les écrits d'Abel TRANSON qui auraient été importants dans la formation fouriériste d'ECHEVARRÍA482, ainsi que la lecture de Victor CONSIDERANT (La Démocratie pacifique) ; sa radicalisation se ferait en Uruguay483. Un des premiers fouriéristes à La Plata et Montevideo (entre Argentine et Uruguay) semble cependant être le français Jean-Baptiste Eugène TANDONNET (1812-1864), journaliste d'origine bordelaise, collaborateur de La Phalange de Paris, connu de Domingo Faustino SARMIENTO (1811- 1888)484 et auteur d'un ouvrage de vulgarisation sur le fouriérisme. TANDONNET a peut-être assisté aux derniers instants de FOURIER ; il est ami de CONSIDERANT. Il publie sur Montevideo, où il est installé depuis 1839, un des premiers journaux socialisants d'Amérique latine, Le Messager français. Journal commercial, littéraire et politique vers 1842-43, dont le numéro du 10/10/1842 est entièrement consacré à FOURIER pour le 5° anniversaire de sa mort. Il entretiendrait de douteux liens avec le dictateur argentin Juan Manuel de ROSAS (1793-1877), sans doute pour obtenir un appui à un projet phalanstérien ? Cette recherche sans scrupule et tous azimuts de mécène, mêmes auprès des dictateurs, répugne à SARMIENTO485. SARMIENTO (futur président de l'Argentine), grâce à sa rencontre sur un bateau à destination de l'Europe avec TANDONNET le «falansteriano», arrive à connaître l'essentiel des idées de FOURIER. L'aventure est relatée dans ses Viajes en Europa, Africa i America de 1849. Il trouve FOURIER tantôt génial, tantôt fou ou immoral ou trop peu clair politiquement, mais toujours intéressant. L'utopie Argirópolis (1850) de SARMIENTO présenterait de rares traits proches du fouriérisme, tout comme son Facundo de 1845, mais pour Pierre-Luc ABRAMSON ce n'est pas «une utopie sociale placée sous le signe de FOURIER»486. Alejo PEYRET (Alexis Pierre Louis Edouard PEYRET 1826-1902), écrivain et agronome d'origine française, serait influencé par le fouriérisme et le saint-simonisme. Il marque toute une génération en Uruguay et en Argentine, notamment avec la Bibliothèque populaire « El Porvenir » de Concepción, et la société d'entraide pour les étudiants appelée « La Fraternidad »487 qui lui est dédiée en 1905. Mais la Colonia San José dont il a la charge semble plus appliquer les principes saint-simoniens que ceux d'un phalanstère. Quelques traits du fouriérisme seraient présents dans diverses utopies argentines ultérieures plus ou moins libertaires, tant celles de l'anarchiste Pierre QUIROULE (Joaquín Alejo FALCONNET 1867-1938) : La ciudad anarquista americana (1914) et En la soñada tierra del ideal (1924) que dans La Nueva Argentina (1929-1931) de Julio MOLINA Y VEDIA (1874-1973), ou dans les idées de Ciudad-Campo de l'anarcho-spencérien Macedonio FERNANDEZ (1874-1952)... L'anarchiste individualiste Julio MOLINA y VEDIA, ami des BORGES et de Macedonio FERNANDEZ, s'est sans doute inspiré de FOURIER dans ses esquisses utopiques, même s'il n'en partageait pas le sens de

481 PARIS Robert La fortune de FOURIER en Amérique latine, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.81-102, septembre-décembre 1972, p.82 482 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.123 483 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.131 484 SARMIENTO Domingo F. Viajes. De Valparaíso a París, Buenos Aires: 1955 485 ABRAMSON Pierre-Luc FOURIER y el fourierismo : un encuentro con América Latina, -in-JACOBY Roberto (compilado por) Jornadas FOURIER (15-17/04/2004), Buenos Aires: Centro Cultural Rector Ricardo Rojas, Libros del Rojas, p.11-21, 2006, p.18 486 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.137 487 ROCCA Carlos José José María LUNAZZI. Semblanza de un Socialista Libertario, La Plata: Editorial Universitaria de La Plata, 88p, 1999, p.12-13 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 67/174 l'humour comme le note un des ses petits enfants488 ; il semble plus proche des écrits de LAOZI et de THOREAU. Malgré tout Laura FERNÁNDEZ estime que MOLINA réutilise des idées proches des séries passionnelles de FOURIER489 et présente un féminisme et une critique du mariage proche des idées fouriéristes et de l'union libre anarchiste. Son fouriérisme est plus explicite sur le plan économique dans les combinaisons entre capital, travail et intelligence. María Gabriela MIZRAJE490 trouve de nombreuses correspondances (ironie, parodie, libération des passions, mise en avant de la cabaliste…) dans «Locópolis» La ciudad de los locos - La ville des fous (1914) de Juan José de SOIZA REILLY (1879-1959)491. Le fouriérisme semble présent dans le mouvement anarcho-féministe qui se développe fortement entre 1895 et 1925 environ dans les deux pays du Rio. Le journal La Voz de la Mujer (1896-1897), publié à Buenos Aires par Virginia BOLTEN (vers 1870-vers 1960) et ses amies, porte fièrement le slogan : Ni Dieu, ni Maître, ni Mari. Les thématiques révolutionnaires, féministes et en faveur de l'union libre et de la libre sexualité sont poursuivies notamment par les écrits et autres publications journalistiques de Juana ROUCO BUELO (1889-1969 - Cf. son journal Nuestra Tribuna au début des années 1920) et de l'auteure Salvadora MEDINA ONRUBIA (1894-1972)492. 3. Australie L'Australie semble un lieu utopiste important et méconnu. Les écrits anarchistes y débuteraient avec l'ouvrage de 1892 du fondateur du MAC-Melbourne Anarchist Club, David A. ANDRADE The Melbourne Riots and How Harry HOLDFAST and his Friends Emanciped the Workers. A Realistic Novel - Les grèves de melbourne et Comment Harry HOLDFAST et ses amis émancipèrent les travailleurs. Un roman réaliste. Melbourne est détruite par les conflits sociaux, et les anarcho-syndicalistes mettent en place un nouveau monde, fondé sur des communes agraires et libres «sur le modèle fouriériste étatsunien de Brook Farm Community»493. Un des plus engagés révolutionnaires anarchistes du MAC, journaliste et poète connu, John Arthur ANDREWS (1865-1903) a rédigé (mais non publié visiblement) un texte utopique vers 1887 The Triumph of Freedom: A Prospective History of Social Revolution in Victoria. Les influences sont multiples, mais doivent sans doute beaucoup à PROUDHON, Émile ZOLA et KROPOTKINE, et les écrits d'ANDREWS annoncent peut-être Walter BENJAMIN, car tous les deux semblent sensibles à la pensée fouriériste sur la ville à rénover, par exemple sur l'importance des arcades494. Dans son roman il décrirait une société où villes et campagnes (communautés) seraient en symbiose, et où les effets délétères du capitalisme (aspects tentaculaires, industrie dégradante…) seraient éliminés pour le bien être des habitants. Mais la ville reste pour lui un lieu de vie et de combats, contrairement à beaucoup de militants qui rêvent alors de monter des communes rurales dans un milieu non détruit, loin de centres urbains devenus symboles de la civilisation au sens fouriériste du terme.

488 MOLINA y VEDIA Juan Don Julio, -in-JACOBY Roberto (compilado por) Jornadas FOURIER (15-17/04/2004), Buenos Aires: Centro Cultural Rector Ricardo Rojas, Libros del Rojas, p.87-97, 2006 489 FERNÁNDEZ CORDERO Laura La intensa utopía de Julio MOLINA Y VEDIA, -in-El pensamiento alternativo en la Argentina del siglo XX, Tomo II, Hugo BIAGINI, Arturo ROIG directores, Ed.Biblos, 2006 490 MIZRAJE María Gabriela Metáforas de transición : Soiza REILLY, la ciudad, los locos y los sueños, -in-JACOBY Roberto (compilado por) Jornadas FOURIER (15-17/04/2004), Buenos Aires: Centro Cultural Rector Ricardo Rojas, Libros del Rojas, p.77-85, 2006, p. 491 Pour plus d'analyse voir ANTONY Michel E.12.a. Argentine. L'anarchisme militant et littéraire de Pierre QUIROULE, -in-V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes, Magny Vernois: 1° publication 1995, http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC , 323p, mars 2017 492 Cf. surtout FINET Hélène «Ni dieu, ni Patron, ni Mari !». Militantes anarchistes en Argentine (1890-1930), -in-DELHOM Joël/DOILLON David/FINET Hélène/DE GRACIA Guillaume/ZAIDMAN Pierre-Henri í Viva la social ! Anarchistes et anarcho-syndicalistes en Amérique latine (1860-1930), Paris-Saint-Georges d'Oléron: Nada-Noir et Rouge-Les Éditions libertaires-América libertaria, p.29-49, 2013 493 GREENSPAN Brian Anarchy in the archives: notes from the ruins of Sydney and Melbourne, -in-DAVIS Laurence/KINNA Ruth Anarchism and Utopianism, Manchester-New York: MUP, XVIII+286p, p.130-149, 2009, p.132 494 GREENSPAN Brian Anarchy in the archives, op.cit., 2009, p.136-137 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 68/174

GODIN est dans les années 1860 en relation avec D. N. JAUBERT à Sydney pour l'aider à développer les idées de «l'Architecture unitaire»495 aux antipodes. 4. Belgique La Belgique est un des grands foyers de diffusion, notamment avec l’auteure et pédagogue Zoé GATTI DE GAMOND (1805-1854), avant qu’elle ne passe au catholicisme et condamne son passé utopiste. Sa fille Isabelle GATTI DE GAMOND (1839-1905), célèbre pédagogue, libre- penseuse et socialiste, est surtout connue pour avoir fondé à Bruxelles en 1864 un des premiers Cours d’éducation pour les jeunes filles laïc. Auparavant, dès 1848, Jean-Joseph FOURDRIN tente à Liège une École du travail par l’attrait, qui dure jusqu’en 1854. À Bruxelles, dans les années 1840, sont republiés une partie des écrits de FOURIER, notamment à la Librairie Belge-Française. Les conférences de CONSIDERANT (surtout en 1845) et celles de Victor HENNEQUIN rencontrent un grand écho dans le mouvement progressiste belge. Le spécialiste du paupérisme en Belgique, l'écrivain Édouard DUCPÉTIAUX (1804-1868) est proche de CONSIDERANT. Il en est de même du radical Alexandre DELHASSE et surtout de son frère Félix DELHASSE (1809-1898), ancien disciple et proche de BUONARROTI et ami de PROUDHON. L’écrivain Léon WOCQUIER publie, d’après BARTIER, un Édouard GAILLAN qui évoque les essais phalanstériens ; quant à Marie JOLY elle évoque l’association, l’égalité homme-femme et l’entraide dans Blondine (1848). CONSIDERANT est longtemps très proche de la famille de Philippe BOURSON dont la fille Amédée est l'auteure aux dires de Jonathan BEECHER d'un des meilleurs portraits du français. Dans le royaume des cerises et du lambic, le lieutenant-général et bourgmestre de Schaerbeck, Achille (Hypolite) COLIGNON (1813-1891), rejoint le fouriérisme vers 1846 ; il en est de même de son frère Eugène, lui aussi officier. Il est à noter que bien des fouriéristes belges sont passés auparavant par le saint-simonisme496. En tout cas des phalanges se créent, à Bruxelles et à Louvain. Un très grand nombre est lié à la bourgeoisie, et au monde militaire, comme officiers, instructeurs, et même (le major HIPPERT) comme officier d’ordonnance du roi. Depuis 1858 GODIN dispose d'une succursale à Laken. Il est en contact avec des belges intéressés par le Familistère, comme l'écrivain Charles POTVIN (1818-1902)497. Dans les années 1870 l'influence fouriériste se maintient autour de l'avocat Alphonse DEMEUR à Bruxelles. Plus tard, un autre avocat, anarchiste, Octave BERGER mêle fouriérisme, théosophie et socialisme colinsien (le socialisme «rationnel») ; il finit mal, dans la mouvance maurrassienne. 5. Brésil Au Brésil, l’influence française marque les débuts du socialisme dans les années 1840. L’ingénieur français des Ponts et Chaussées Louis-Léger VAUTHIER (1815-1901)498, ami de César- Denis DALY et de François CANTAGREL, introduit des idées fouriéristes, notamment à Recife, autour de Antônio Pedro de FIGUEIREDO (1814-1859)499, enseignant et journaliste. La librairie de Manuel FIGUEIROA DE FARIAS diffuse la littérature fouriériste de base dès 1845500. On connaît bien ce personnage clé par les multiples travaux du brésilien Gilberto FREYRE (1900-1987) et par le colloque international que lui a consacré la Fundaj de Recife les 19-22 octobre 2009. VAUTHIER

495 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, Guise: Éditions du Familistère, Photos d'Hugues FONTAINE, 2° édition revue et corrigée, 160p, 2011, p.76 496 BARTIER John FOURIER en Belgique, Bruxelles: Université Libre, Du Lérot, 2005 497 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, Guise: Éditions du Familistère, Photos d'Hugues FONTAINE, 2° édition revue et corrigée, 160p, 2011, p.99 498 PONCIONI Claudia Ponts et idées. Louis-Léger VAUTHIER, un ingénieur fouriériste au Brésil. Pernambouc (1840- 1846), Paris: Houdiard, 491p, 2009 499 GÜTTLER António Carlos Un prélude brésilien à l’expérience de La Réunion ? Le phalanstère du Sai, 1841-1843, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°4, décembre 1993 500 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.150 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 69/174 travaille au Bureau des Travaux et de la Construction501, ce qui lui donne un poste stratégique pour les idées de colonisation. FIGUEIREDO, journaliste, a peut être eu quelques influences dans l'insurrection «praieira» de l'État du Pernambouc autour de 1848-1850, mais il s'y oppose vite ; cependant la plupart des leaders de ce mouvement révolutionnaire sont abonnés aux journaux de Victor CONSIDERANT. Avec FIGUEIREDO, VAUTHIER participe à la rédaction du journal très éclectique mais résolument sociétaire O Progresso, Revista social, literaria e scientifica de Pernambouc (12 numéros entre juillet 1846 et septembre 1848)502. Autour de VAUTHIER on peut citer d'autres ingénieurs comme Henri-Auguste MILET et Pierre Victor BOULITREAU. Plus engagé que FIGUEIREDO, Antonio BORGES da FONSECA (1808-1872) se proclame fouriériste. C'est un journaliste républicain célèbre, formé au droit en Allemagne, et un membre dominant de la révolte de 1848 appelée « Revolução Praieira » ; c'est lui qui serait le rédacteur du texte principal de cette révolte en 1849, le Manifesto ao mundo - Le Manifeste au monde. Peu après, le docteur Jules-Benoît MURE (1809-1858) est un des pionniers de l’homéopathie (dont il fonde le 1° Institut brésilien - il ouvre environ 25 dispensaires homéopathiques dans la province de Rio de Janeiro503 - il publie un livre sur ce qu'il appelle l'École de Rio) et influence autant le monde médical que présocialiste, et appuie le mouvement anti-esclavagiste. Il se fixe d’abord sur Rio de Janeiro et y revient de 1843 à 1848 après l’échec de sa colonie dans le Sud. À Rio, MURE fonde en 1845 un des premiers journaux socialistes brésiliens : O Socialista da província do Rio de Janeiro-Le Socialiste de la province de Rio de Janeiro. Brouillé un temps avec MURE, mais plus que jamais fouriériste, le coopérativiste lyonnais Michel DERRION demeure également à Rio en 1846 où il diffuse les idées du bisontin et où il fonde une bibliothèque sociétaire en 1849. Le banquet en l'honneur de Charles FOURIER tenu le 07/04/1846 dévoile la bonne entente entre les deux anciens ennemis504. Entre fouriéristes et partisans de l'homéopathie, un groupe assez compact existe donc à Rio, très majoritairement français, mais avec des autochtones comme par exemple le docteur João Vicente MARTINS. La mort de DERRION, son principal animateur, en mars 1850, porte un rude coup à ces initiatives. Déçu par l'Argentine, Jean-Baptiste Eugène TANDONNET se fixe à Rio de Janeiro et fonde une autre publication fouriériste, la Revue socialiste, en 1845. C'est également une des premières publications socialistes du pays. Un des premiers divulgateurs autochtones est le général bolivarien José Ignacio ABREU Y LIMA (1794-1869), ami de Simón BOLIVAR et écrivain s’inspirant de divers socialistes français, dont FOURIER : Cf. notamment A Cartilha do Povo - Abécédaire pour le peuple en 1849 et O Socialismo en 1855. Il a sans doute lu Le Nouveau Monde industriel et sociétaire de FOURIER505. Vers 1853 il aurait monté un centre médical pour les pauvres, où il proposerait des soins homéopathiques gratuits : homéopathie, comme MURE ; est-ce une coïncidence ? À Santos, le médecin fouriériste Silverio FONTES est un des principaux animateurs du Centre social du port (fondé en fin du XIX° siècle), surnommé la « Barcelone brésilienne » tant la présence libertaire y était puissante506. 6. Bulgarie Khristo BOTEV (1848-1868) important poète libertaire, connaisseur des révolutionnaires russes, mort dans des circonstances étranges en passant en Roumanie après avoir animé un groupe armé en Bulgarie, citait FOURIER au même titre que PROUDHON507.

501 SAMIS Alexandro Syndicalisme et anarchisme au Brésil, Paris: Éditions du Monde libertaire, 96p, 2009, p.14 502 ORSINI Georges Un organe sociétaire au Pernambouc O Progresso, 1846-1848, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n.25, p.57-72, décembre 2014 503 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit, 2014, p.215 504 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde. 1841. Cinq cents Français partent pour le Brésil fonder un nouvel Éden. Iront-ils au bout de leur utopie, Paris: Flammarion, 396p, 2014, p.312-314 505 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.158 506 Cf. RODRIGUES Edgar Santos,The Barcelona of Brasil, Anarchism and class struggle in a port city, London: Kate Sharpley Lib., 2005 507 MINTZ Frank Histoire de la mouvance anarchiste : 1789-2012, Paris: Noir et rouge, 333p, 2013, p.37 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 70/174

7. Chili Au Chili, le socialisme utopique est diffusé à son retour d'Europe en 1850 par Francisco BILBAO (1823-1865) malgré la forte censure qu'il subit (excommunication et autodafé de son livre de 1844 Sociabilidad chilena). Le célèbre mathématicien Ramón PICARTE (1830-1884 ?) prend de nombreux contacts et fait de nombreuses rencontres en Europe, notamment en France. De retour au Chili en 1862, il s’inspire de FOURIER pour soutenir le développement des « sociétés mutuelles » ou « sociétés communautaires d’aide et de bien communs » : caisses d’épargne, sociétés de crédit solidaires, coopératives, sociétés syndicales ou corporatistes… Il en organise plusieurs à Santiago, puis s’installe à Chillán. En 1863 il approfondit son projet de Sociedad Trabajo para Todos - Société du Travail pour Tous qui tient de la coopérative de production et de consommation, et qui projette d’établir des logements pour ses membres. Comme FOURIER avant lui, PICARTE attend longuement (et vainement) le généreux donateur qui l’aiderait à mettre sur pied son entreprise. Il semble que les idées fouriéristes soient plus anciennes au Chili, via la Sociedad de la Igualdad, autour de Santiago ARCHOS ARLEGUI et Francisco BILBAO508. 8. Chine Grâce à Francis LACASSIN509 j'ai découvert l'incroyable père Évariste HUC (1813-1860) qui parcourt une grande partie de la Chine et du Tibet. Dans son célèbre livre L'empire chinois de 1854, il évoque sa connaissance des pensées socialistes européennes. Lors de son passage à Pékin il présente «un phalanstère qui surpasse en excentricité tout ce qu’a pu rêver la féconde imagination de FOURIER. On l’appelle Ki-mao fan, c’est-à-dire "Maison aux plumes de poule"»510. Il s'agit d'une habitation permettant pour un coût modique aux personnes en difficultés de trouver un gîte (assez douillet grâce aux plumes) pour la nuit. Une très originale et unique «couverture phalanstérienne» est percée de trous pour passer les têtes des dormeurs, qui dorment donc côte à côte et se partagent leur chaleur corporelle. Plus sérieusement, en Chine, l’utopiste confucéen KANG You-wei (1855-1927) peut être apparenté à FOURIER grâce à son utopie intitulée Le Livre de la Grande Concorde 511 (ou de la Grande Unité - on pourrait dire Harmonie). Dans cet ouvrage vraisemblablement rédigé vers 1902 mais publié plusieurs années après sa mort, en 1935, You-Wei décrit un monde reposant sur une vie communautaire paisible, hors de toute barrière nationale : la planète entière est concernée512. Son féminisme et sa volonté de libérer les désirs, ainsi que « son exaltation du plaisir » le rapprochent de FOURIER513. « Le même goût pour les énumérations et les taxinomies semble les habiter » conclut l’auteur de l’article. La famille aura disparu et les enfants seront pris en charge par la collectivité. L'écrivain et enseignant polyglotte libertaire LU Jianbo (ou LU Cien Bo ; 1904-1991) publie un texte sur les utopistes SAINT-SIMON, FOURIER, OWEN et leurs idées, dans la revue libertaire Sixiang-Pensée de Chengdu (années 1940 ?), qu'il anime comme supplément au journal Chengdu zhongyang ribao-Quotidien central de Chengdu. LU est alors toujours anarchiste, mais il va rallier le communisme après la victoire de MAO. L'anarchiste WEI Huilin ou WEI Hwei-lin (1900-1992) qui a fait une thèse sur PROUDHON en fin des années 1920 reconnaît l'importance («grande influence») autant d'OWEN que de FOURIER sur le mouvement anarchiste514.

508 CAPPELLETTI Ángel J. Prehistoria del anarquismo (1983), Buenos Aires: Los Libros de la Araucaria, Colección La Protesta, 215p, 2006, p.121 509 LACASSIN Francis L'aventure en bottes de sept lieues, Monaco: éditions du Rocher, p.121-122, 2007 510 HUC Évariste L'empire chinois, 1854, p.471-472 du texte numérisé de l'Université du Québec http://classiques.uqac.ca/classiques/HUC_evariste/C21_empire_chinois/empire_chinois.pdf 511 Histoire Générale du socialisme, Paris: PUF, Vol. II, 1974 512 DARROBERS Roger KANG Youwei. Du confusionnisme réformé à l’utopie universelle, -in-Études chinoises, Vol.XIX, n°1-2, printemps-automne 2000, p.16 513 DARROBERS Roger KANG Youwei, op.cit., 2000, p.58 514 AVRICH Paul Voices anarquistas. Historia oral del anarquismo en Estados Unidos (1995), Madrid: FELAL, trad. Antonia RUIZ CABEZAS, 810p, 2004, p.627 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 71/174

9. Colombie À Bogota est publié de manière anonyme en 1852 le livre Análisis del socialismo y exposición clara, metódica e imparcial de los principales socialistas antiguos y modernos y con especialidad los de SAN SIMÓN, FOURIER, OWEN, P. LEROUX y PROUDHON qui donne une bonne place à FOURIER, incontestablement «le théoricien préféré de l'auteur»515. Il se diffuse ensuite rapidement au Mexique, Venezuela… Dans les révolutions qui se succèdent au milieu du XIX° siècle dans cette région, le fouriérisme semble relativement connu, soit directement, soit au travers de disciples comme Eugène SUE. Il est en tout cas mêlé à diverses autres influences, notamment proudhoniennes, positivistes, et celles du christianisme social… Les « amours phalanstériennes » (José María SEMPER AGUDELO ; 1828-1888) ou l'attraction passionnelle sont parfois évoqués, notamment dans le journal la Gaceta oficial516. 10. Cuba José MARTI (1853-1895) a une connaissance des mouvements socialistes européens et nord-américains. En 1887, en rendant hommage aux martyrs anarchistes de Chicago, il évoque les masses en mouvement qui « ont en tête la vision du phalanstère universel - con la visión du falansterio universal en la mente »517. 11. Espagne Pour Antonio ELORZA en 1970 (mais il n'envisage que la période 1835-1850 ce qui fait sous- estimer PROUDHON) les «fonds théoriques des socialistes utopiques espagnols proviennent de LAMENNAIS, SAINT-SIMON, mais surtout de FOURIER et CABET» car seuls les disciples de ces deux derniers parviennent à créer «des écoles autonomes»518. En Espagne, le fouriérisme est assez précoce. Il connait une première exposition dans le journal El Vapor (Barcelone, 1835-1836) avec 5 articles (du 17/11/1835 au 27/01/1836) d'un journaliste qui utilise le pseudonyme de PROLETARIO. En fait il s'agirait peut être d'une reprise d'articles du El Grito de Carteya (journal d'Algésiras). L'auteur semble bien connaître son propos, sur le travail attractif «pour qu'hommes, femmes et enfants s'y attèlent avec passion»519, la rotation libre des tâches («laisser libre toute l'activité» du travailleur), le regroupement des moyens de production à usage collectif, le moteur triple (travail, science - au lieu de talent - et capital520), la «famille harmonique» dans laquelle tout est «ordre et symétrie», le développement de toutes les passions selon l'avis divin521... Quelques passages nous montrent cependant un premier fouriérisme «subversif» et quasiment luddiste puisqu'il fait l'éloge de l'incendie de l'usine Bonaplata au printemps 1835 à Barcelone. Les disciples suivants seront eux de plus en plus modérés ou désillusionnés, et souvent plus intégrés dans le monde politique, notamment dans le Parti Démocratique vers 1848. En 1838 est traduit dans La Revista Peninsular un article de REYBAUD sur Carlos FOURIER. Dès 1841 est publié à Barcelone la traduction de l'ouvrage de FOURIER, o sea Explanación del sistema societario qui permet de bien connaître la pensée du bisontin. Le fouriérisme touche réellement deux régions, la Catalogne industrielle et ouvrière déjà (en concurrence avec le cabétisme), et l’Andalousie occidentale, largement agraire et en phase rapide

515 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.190 516 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.83 517 GÓMEZ GARCÍA Juan Guillermo Hacia una tipología del intelectual como agitador de ideas, -in-GÓMEZ GARCÍA Juan Guillermo Literatura y anarquismo en Manuel GONZÁLEZ PRADA, Bogotá: Siglo del Hombre Ediciones, Colección Biblioteca José Marti, p.177-206, 2009, p.200 518 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.08 519 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.34 520 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.28 521 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.37 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 72/174 de modernisation, en lien avec un commerce intense dans la région de Cadix522 et un puissant développement vinicole autour de Jerez. Mais il ne faut pas sous-estimer le centre de diffusion madrilène d'un fouriérisme plus mur, de deuxième génération523. Il est introduit en Andalousie gaditane au milieu des années 1830 par le libéral propriétaire terrien de Tarifa, Joaquín ABREU Y ORTA (1782-1851). Condamné à mort, exilé pendant 11 ans, notamment en France, ce libéral zélé devient fouriériste vers 1831-1833 et participe à l’expérience de Condé en 1833. Il a été très actif dans sa province natale de Cadix (élu dans plusieurs instances) et dans la presse. Parmi les nombreux journaux dans lesquels il écrit on peut citer El Grito de Carteya (Algesiras ; ce qui peut faire penser que c'est lui le fameux PROLETARIO anonyme), El Noticioso del Pueblo et El Nacional de Cadix, El Correo Nacional (2 articles sur FOURIER et son école en 1838 et 1839), ou El Vapor, journal libéral et pluraliste de Barcelone, ainsi que dans les journaux de GARRIDO (ci-dessous). L'article Sobre FOURIER y su escuela du 21/12/1838 défend la position phalanstérienne contre détracteurs et déformations volontaires, en rappelant qu'il s'agit d'un lieu «beau, commode et salutaire pour ses habitants», qui garantit la vie individuelle autant que l'intérêt collectif524. L'auteur en appelle à l'expérimentation concrète, et non au changement gouvernemental ; il demande à rompre avec les vieilles idées et les vieux mouvements, et révèle ainsi une bonne appréciation de la «science sociale» fouriériste et de sa volonté d'écart absolu. ABREU contribue à créer un premier groupement fouriériste à Cadix, et un autre se forme à Jerez : parmi eux l’enseignant et architecte ( ?), et traducteur d'Abel TRANSON dès 1842, Pedro Luis HUARTE MENDIBURU (né en 1804), le commandant milicien Faustino ALONSO y MOLINA (auteur d'une biographie de FOURIER) ou la féministe modérée et très aisée Margarita (parfois Joaquina) MORLA de VIRUÉS, et dès 1841 le jeune GARRIDO. Il faut compter également avec le photographe gaditan Rafael GUILLÉN MARTÍNEZ. Joaquina MORLA de VIRUÉS publie une traduction fouriériste El porvenir de las mujeres, et est également l'auteur de Una palabra a las españolas. En 1866 des traces fouriéristes semblent apparentes dans la Revista Vinícola Jerezana dans laquelle écrit Ramón de CALA ; il donne également des articles dans La buena Nueva (1865-1866)525. À Cadix, la maison de Margarita MORAL est le lieu d’une Tertulia (sorte de salon littéraire) célèbre et très active, qui sert de foyer à l’intelligentsia andalouse. Cette tertulia se radicalise en se transférant à Jerez, ville de naissance de Margarita, et devient un des principaux centres du groupe de Jerez. Ces divers groupes andalous, particulièrement ceux de Cádiz, influenceraient les fouriéristes mexicains de Tampico et Guadalajara autour de Sotero PRIETO. Vers 1847-1848, d'autres sociétés, à vocation culturelle et politique, permettent au fouriérisme de se diffuser. Antonio ELORZA outre La Tertulia, cite La Velada - centre d'enseignement populaire, et El Porvenir sorte d'académie scientifique et littéraire où intervient Francisco Javier MOYA dans une Chaire de Socialisme526. Le financier et riche entrepreneur Manuel SAGRARIO de BELOY (1786-1859) souhaite créer un phalanstère vers Jerez (Xérès) soit à Ermita del Mimbral soit à Tempul. Son Exposé à la Députation provinciale de Cadix (10/12/1841)527 définit en 16 points ce que devrait être l'essai associatif fouriériste ; l'objectif est de tenter une expérimentation pacifique qui constituera «une digue aux guerres, révolutions et émeutes» et qui profitera autant à la région de Jerez qu'à l'humanité. Il est ainsi le digne continuateur des idées exprimées par Joaquín ABREU en 1838. Malgré les appuis des autorités politiques et économiques, il ne mène pas son projet à terme. Il

522 CABRAL CHAMORRO Antonio Socialismo utópico y revolución burguesa : el fourierisme gaditano 1834-1848, Cádiz: Historia 12, 194p, 1990, p.33 523 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.142 524 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.54 525 MARCHENA Domínguez José La génésis del mito: Fermín SALVOCHEA y la Revista Gadítana (1867-1868) -in-MATO ORTEGA José Manuel y MORENO TELLO Santiago (Coordinadores) Fermín SALVOCHEA (1842-1907): historia de un internacionalista. Una herramienta para el futuro. Vol.I, Cádiz: Diputación Provincial de Cádiz - Servicio de publicaciones, 350+32p, p.235-324, 2010, p.246 526 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.142-143 527 SAGRARIO DE VELOY Manuel Exposición dirigida a la Diputación Provincial de Cádiz,Cádiz: 10/12/1841 -in-ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, p.61-64, 1970 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 73/174 s’investit plutôt dans le domaine minier vers Cartagena (Carthagène) où visiblement il s’enrichit, tout en conservant des idées communautaires (nouveau projet phalanstérien) et de promotion andalouse528 ; il est, par exemple, à l’origine du Liceo Gaditano. Cette vision constructive résolument phalanstérienne est partagée en plus d'ABREU par HUARTE. Ce dernier propose une sorte de «canton modèle» en 1848 qui s'inspire encore partiellement du phalanstère529. Tous ces premiers fouriéristes andalous sont membres aisés de la classe dirigeante, et restent pragmatiques et libéraux modérés, malgré des projets phalanstériens parfois novateurs530. Ils censurent le FOURIER des passions amoureuses, de la cosmogonie et ôtent tout aspect révolutionnaire ou dérangeant à leurs propositions, ce qui explique le bon accueil qu’ils reçoivent. Ils valorisent tous comme Francisco Javier MOYA en 1847 (article Lo que debe ser dans El Eco del comercio de 1847) l'alliance entre «capital, travail et talent»531 et «l'attraction irrésistible pour le travail» qu'est «le plaisir individuel»532. L'article cité appartient à une série intitulée Estudios Sociales, qui offre une pensée socialisante, prônant l'association, mêlant FOURIER, LEROUX et SAINT-SIMON. L'objectif est la paix sociale dans le cadre «d'une harmonie que Dieu destine au monde». C’est Fernando GARRIDO y TORTOSA (1821-1883) qui en publiant La Atracción (présenté parfois comme le premier journal socialiste espagnol) à Madrid en mars 1847 puis La Organización del trabajo (mars 1848), donne ses lettres de noblesse au mouvement et lui fournit un retentissement national en milieu démocratique et républicain social, dépassant le cadre surtout andalou des origines. Selon ELORZA il a l’appui de Sixto CAMARA ou CÁMARA (Sixto SÁENZ de la CAMARA) qui meurt dans une conspiration sociale en 1859, de Federico BELTRÁN DEL REY, de Francisco OCHANDO, Robustiano DÍEZ JÁUREGUI, Juan SALA et Benigno JOAQUÍN MARTÍNEZ. La vénération pour le maître FOURIER semble très grande comme le montrent le poème de GARRIDO (A FOURIER) et le rappel de l'anniversaire de FOURIER par CÁMARA, tous les deux sont des articles de La Organización del trabajo. Dans cet organe les écrits fouriéristes qui apparaissent comme les plus travaillés sont ceux de Pedro Luis HUARTE, notamment sur La agricultura ou L'Asociación doméstico-agricola ; ce dernier est une belle et courte synthèse des idées associatives de FOURIER. L'ouvrage de 1848 de CAMARA Espíritu moderno, semble un des plus représentatifs de cette mouvance533, malgré un fonds saint-simonien, car il est bien en faveur d'un «travail combiné» seul apte à apporter la justice sociale, et d'une «répartition proportionnelle des bénéfices» en fonction des capital, travail, talent534. Mais c'est La Cuestión social de 1849 qui apparaît comme l'ouvrage le plus «représentatif du fouriérisme espagnol»535 et se veut également une réponse aux positions de THIERS (De la propriété), traduit en espagnol (De la propiedad). En mai 1850 GARRIDO est condamné pour la publication de sa brochure Defensa del Socialismo. Il reste longtemps un des grands partisans de la coopération. La défense du «socialisme» et de la «science sociale» ne doivent pas nous induire en erreur : il s'agit d'un socialisme modéré, libéral, pacifique… qui ne remet pas en cause les inégalités (donc conserve le droit de propriété comme l'affirme Federico BELTRÁN DEL REY536), qui ne veut léser personne et qui est donc interclassiste. À nouveau dans la zone gaditane, les années 1850 et 1860 voient naître des revues qui évoquent l’Éden (El Pensil Gaditan) ou la bonne nouvelle fouriériste (La Buena Nueva) : 2 poétesses (María Josefa ZAPATA et Margarita PÉREZ de CELIS) et un médecin (José BARTORELO y

528 BREY Gérard L’influence du fouriérisme en Espagne, Colloque d’Arc-et-Senans, 1993 529 FONSECA Carlos Caractéristiques de l'activité fouriériste dans la Péninsule ibérique, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.103-114, septembre-décembre 1972, p.111 530 CABRAL CHAMORRO Antonio, Socialismo utópico y revolución burguesa, op.cit., 1990, p.60-61 531 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.13 532 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.148 533 FONSECA Carlos Caractéristiques de l'activité fouriériste dans la Péninsule ibérique, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.103-114, septembre-décembre 1972, p.112-113 534 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.147 535 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.10 536 BELTRÁN DEL REY Federico El derecho de propiedad, -in-ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, p.160-162, 1970 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 74/174

QUINTANA) y évoquent la libération de la femme, l’attraction passionnelle et la nécessité de l’association du travail. Avec d’autres personnalités et groupes, la pensée fouriériste rayonne en Andalousie et prépare sans doute le bouillonnement intellectuel et politique qui culmine dans les années 1830-1870, influençant sans doute le maître penseur du républicanisme fédéraliste et de l’anarchisme local qu’est Fermín SALVOCHEA y ÁLVAREZ (1842-1907) : importance des passions, du féminisme, de l'association libre, dénonciation de la société bourgeoise... parmi les fouriéristes méconnus, SALVOCHEA cite son ami fédéraliste Rafael GUILLÉN MARTÍNEZ, député et chef de file d'un bataillon républicain537. Le gaditan est également très lié à Fernando GARRIDO. L’intellectuel Ramón de CALA y BAREA (1827-1902) participe à l’insurrection cantonaliste et est membre de la Junta Revolucionaria de Jerez en 1868 : il devient député-maire de la ville. Il continue en fin du siècle à maintenir les propositions fouriéristes. Il affirme en 1884, que l’Harmonie doit aider à résoudre la « misère humaine ». On peut également rappeler que l’ami et partenaire de PROUDHON dans l’expérience de la Banque du Peuple à Paris en 1848-1849, Ramón Dionisio DE LA SAGRA PERIS (1798-1871) est passé par le saint-simonisme et le fouriérisme (ou en tout cas en a une bonne connaissance), et qu’en 1847-1848 il a écrit dans La Démocratie Pacifique538. L'écrivain social Wenceslao AYGUALS DE IZCO (Vinaroz, 1801-Madrid, 1875) est parfois cité par les fouriéristes, mais comme farouchement antisocialiste539 et antiégalitariste, notamment dans son El pueblo y sus opresores (1869). Cet alcade de Vinaroz, éditeur d'œuvres populaires à bon marché (avec sa Sociedad Literaria) fut pourtant un anticlérical reconnu et l'ami d'Eugène SUE (qu'il traduit et qui l'a également traduit notamment pour María, la hija de un jornalero). Il est lui-même cité comme le «SUE espagnol»540. L'inventeur catalan Narcís MONTURIOL ESTARRIOL (1819-1885) est avant tout le diffuseur du cabétisme en Espagne. Mais il semble connaître FOURIER, même si sa vision de la famille reste très réactionnaire. Il en causerait dans Les investigaciones sobre la causa de la gravidad, et surtout sous le pseudonyme de M. E. DRAPER dans un ouvrage intitulé Las pasiones541. Autour des mouvements libertaires liés aux «langues planifiées» il faut sans doute mettre une mention spéciale à ceux qui promeuvent l'ido, car ils mélangeraient les influences de FOURIER et de STIRNER542. L'héritage féministe fouriériste est revendiqué par les femmes anarchistes, au premier rang desquelles il faut placer l'importante espagnole Teresa CLARAMUNT CREUS (1862-1931). Reprenant une formule de FOURIER elle affirme en 1901 que «l'émancipation de l'humanité dépend du degré de moralité qui est réservée aux femmes… Nous ne sommes pas des esclaves. Nous sommes des femmes»543. Lors du célèbre Certamen socialiste, à Barcelone, en 1889, nombreux sont les écrits qui vantent l'amour libre et l'égalité homme femme et qui condamnent le mariage. Les libertaires, à l'image du vitaliste Teobaldo NIEVA, sont gagnés progressivement par la liberté et

537 MARCHENA Domínguez José La génésis del mito: Fermín SALVOCHEA y la Revista Gadítana (1867-1868) -in-MATO ORTEGA José Manuel y MORENO TELLO Santiago (Coordinadores) Fermín SALVOCHEA (1842-1907): historia de un internacionalista. Una herramienta para el futuro. Vol.I, Cádiz: Diputación Provincial de Cádiz - Servicio de publicaciones, 350+32p, p.235-324, 2010, p.273 538CHAÏBI-LESCARCELLE Olivier Postface, -in-DE LA SAGRA Ramón Banque du Peuple. Théorie et pratique de cette institution, fondée sur la théorie rationnelle (1849), Paris: Publications de la Société P.-J. Proudhon, p.77-91, 2001, p.83 539 DAVAMESK de Zakopane (Prof.) Fourieristas españoles -in-Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, p.28-29, 2011 540 ELORZA Antonio Socialismo utópico español, Madrid: Alianza Editorial, 240p, 1970, p.93 541 MARÍN SILVESTRE Dolors Anarquistas. Un siglo de movimiento libertario en España, Barcelona: Ariel, Colección Historia, 490p, 2010,p.101-104 542 MARÍN SILVESTRE Dolors El internacionalismo proletario y las lenguas planificadas, -in-Anarquistas. Un siglo de movimiento libertario en España, Barcelona: Ariel, Colección Historia, 490p, p.57-96, 2010 543 LEDESMA VERA José Luis 20 personajes clave de la historia del anarquismo español, -in-CASANOVA Julián Coord. Tierra y Libertad. Cien años de anarquismo en España, Barcelona: Editorial Crítica, Colección Crítica contrastes, 320p, p.220-286, 2010, p.229 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 75/174 l'égalité dans les rapports amoureux, même si certains résistent de manière puritaine comme l'important Ricardo MELLA544. 12. États-Unis Frances WRIGHT (1795-1852) en 1825 promulgue l'amour libre et le contrôle des naissances à Nasheba dans le Tennessee dans une communauté multiraciale et antiesclavagiste545. Cette ancienne maîtresse de LA FAYETTE, d'origine écossaise, s'inspirerait d'OWEN et de FOURIER. Le principal initiateur du fouriérisme est sans conteste Albert BRISBANE (1809-1890), dont l'œuvre journalistique et de propagande est importante. On lui doit notamment son Social Destiny of Man (1840), plusieurs fois réédité. Il a fortement influencé le journaliste Horace GREELEY (1811- 1872) : New York Tribune (1840-1870), également éditeur (notamment d'Henry David THOREAU 1817-1862, lui-même fouriériste dans sa jeunesse comme nous le rappelle Octavio PAZ). GREELEY est lié avec d'anciens de l'expérimentation de Brook Farm comme George RIPLEY ou Charles DANA. C'est BRISBANE qui a initié Edward BELLAMY (1850-1898) au début des années 1870546, mais cette influence semble totalement absente de la célèbre utopie Looking Backward (1888) massivement étatiste, centraliste et autoritaire. Il faut rajouter le rôle majeur de l'Union Américaine des Associationnistes (1846) de l'ancien pasteur John ALLEN (dont le fils porte comme prénom «Considerant»). L’écrivain Nathaniel HAWTHORNE (1804-1864) est lié à l’expérience fouriériste de Brook Farm en 1841 (Cf. son ironique The Blithdale Romance - Valjoie 1852) auprès d’un intellectuel fort actif George RIPLEY (1802-1880) ; il y aurait vécu près de 6 mois. Ralph Waldo EMERSON (1803- 1882) et la romancière féministe Margaret FULLER (1810-1850) en sont également proches. Beaucoup d’autres écrivains transcendantalistes furent sympathisants. HAWTHORNE avec The Scarlet Letter-La lettre écarlate (1850) semble rester le fouriériste acide vis-à-vis du mariage et des tabous sexuels de son époque. Dans son The House of the Seven Gables (1851) un des personnages est un vieux fouriériste. En 1848 l'utopie Sequel to a Vision of Bangor s'inspire du fouriérisme. Cette pensée marque partiellement Edgar A. POE (Mellonta Tauta 1850) et James Fenimore COOPER (The Crater 1847)547. En 1852 sort un ouvrage à forte tonalité amour-libriste fouriériste, celui de Marx Edgeworth LAZARUS Love vs Marriage548. Depuis mai 1858 il est intéressant de rappeler que Victor CONSIDERANT devient citoyen américain, qualité qu'il revendique et assume tout le reste de sa vie. Cette année là Henry CLAPP Jr (1814-1875), traducteur en 1857 de la Théorie des Quatre Mouvements, publie une pièce satirique qui selon Patrick SAMZUN s'inspire de celle de LAZARUS : Husband vs Wife549. Une caricature des communautés, notamment fouriéristes, s'exprime en 1868 dans l'ouvrage de Geo w. CARLETON The Philosophers of Foufouville. Jack LONDON (1876-1916) est un des lecteurs de FOURIER.

544 MORALES MUÑOZ Manuel Rituales, símbolos y valores en el anarquismo español, 1870-1910, -in-LIDA Clara E./YANKELEVICH Pablo Cultura y práctica del anarquismo ibero-americano, desde sus orígenes hasta la Primera Guerra mundial México: El colegio de México, Colección Ambas orillas, p.27-61, 2012, p.50-51 545 PEZZUOLI Giovanna Prigioniera in utopia. La condizione della donna nel pensiero degli utopisti, Milano: Il Formichiere, 204p, 1978, p.14 546 SPINOZZI Paola Looking Backward, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.662-675, 2008, p.662-63 547 MAMOLI ZORZI Rosella États-Unis, in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.851-863, 2008, p.861 548 LAZARUS Marx Edgeworth Love vs Marriage, New York: Fowler and Wells, 1852 549 SAMZUN Patrick Une fronde dans un ciel électrique. Jalons pour l'histoire de l'anarchisme passionnel transatlantique (1840-1861, Paris-New York, aller retour), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°26, p.73-78, décembre 2015, p.75 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 76/174

Parmi les libertaires, Stephen Pearl ANDREWS (1812-1886) rêve d’une harmonie universelle où les passions et l’amour seront vraiment libérés comme dans l'expérience de Modern Times (1851-1864) et dans son phalanstère de Unitary Household (1858-1860). Il est pour Patrick SAMZUN emblématique de l'«anarchisme passionnel transatlantique»550. Il est lié à la romancière fouriériste Marie STEVENS qui devient Mary HOWLAND (1836-1921 - Cf. son célèbre Papa’s Own Girl de 1874). Marie soutient les idées de GODIN (Familistère) avec lequel elle est en durable relation essentiellement épistolaire ; elle traduit en anglais Questions sociales en 1871 et Papa's Own Girl évoque une réalisation proche du Familistère. Le livre est aussi une œuvre féministe et de combat contre le mariage, d'où sa difficile diffusion étatsunienne. GODIN fait paraître la traduction française du roman en feuilletons dans la revue Le Devoir dès 1878. L'ouvrage de Mary est réédité par la suite sous le titre The Familistere, A Novel (1918). L’autre grande amie d’ANDREWS n’est autre que la féministe et partisante de l'amour libre Victoria Clafin WOODHULL (1838-1927) qui partage nombre de ses théories551. Soutien de la Fédération Jurassienne et hostile aux «autoritaires» menés par MARX dans la I° Internationale, elle est dénoncée par ceux-ci comme féministe et individualiste bourgeoise et sa section est suspendue par le Conseil Général552. Ezra HEYWOOD (1829-1883) accentue peu après ce radicalisme sexuel libertaire. Ces deux derniers personnages sont sans doute des fouriéristes sans le savoir, puisque la plupart des positions émancipatrices en matière sexuelle de FOURIER ne sont quasiment pas diffusées. Le futur architecte Frederick Law OLMSTED est membre de la North American Phalanx. John Humphrey NOYES (1811-1886), adepte du «perfectionnisme» et d'une certaine forme de libération des passions et de la sexualité, est lié à la sulfureuse histoire de la Communauté d'Oneida (entre 1848-1881) qui a tenté d'appliquer ses principes du «mariage complexe» ; ses initiatives peuvent se rattacher au fouriérisme libertaire. Lors d'une conférence à Philadelphie en avril 1907, l'anarchiste Voltairine DE CLEYRE (1866- 1912) affirme clairement que Le mariage est une mauvaise action553. Avec des tonalités quasi fouriéristes, elle milite pour des passions assumées, des relations voulues et égalitaires, mais irrégulières et changeantes, et non pour une glaciation de la vie et des sentiments et du désir à laquelle aboutit forcément le mariage, même entre des êtres qui au départ s'aiment réellement. Dans un texte datant de 1891 elle reprend quasiment une formule de FOURIER sur le degré de civilisation des sociétés puisque «les exigences du progrès ne sont pas satisfaites tant que la moitié de la société, la femme, est dans la sujétion»554. L'immigration française a laissé des traces dans le fouriérisme étatsunien, de CONSIDERANT au Texas, à l'architecte Charles Antoine Colomb GENGEMBRE (1790-1863). Le fils de ce dernier, Philip GENGEMBRE HUBERT (vers 1830-1911), architecte lui-même est à l'origine de constructions qui s'inspirent des idées de son milieu familial. Dans le cadre de son Home Club Association, il propose un habitat coopératif novateur, associatif et ouvert, essayant de mêler au mieux les différentes classes sociales. En ce sens son fameux Chelsea Hotel de New York555 peut apparaître comme un «phalanstère urbain» abritant une sorte de «village romantico-socialiste»556 au cœur de la ville. Pour les États-Unis il me semble qu'une étude approfondie reste à faire entre fouriérisme et transcendantalisme. Les liens interpersonnels sont multiples, et bien des positionnements peuvent paraître similaires, sans compter l'importance de quelques foyers géographiques comme peut l'être

550 SAMZUN Patrick Une fronde dans un ciel électrique, op.cit., 2015, p.74 551 Cf. le roman de VIDELIER Philippe 1. Une présidente pour les États-Unis (Victoria WOODHULL & Stephen Pearl ANDREWS), -in-VIDELIER Philippe, Le jardin de BAKOUNINE et autres nouvelles de l’histoire, p.09-30, Paris: Gallimard, 226p, 2001 552 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi». La question femminile dal socialismo utopistico all'anarchismo italiano (1825-1917), Bologna: Clueb, 300p, luglio 2011, p.96 553 DE CLEYRE Voltairine Le mariage est une mauvaise action (1907), Paris: Sextant, 60p, 2009 554 UN INDIGNÉ Révoltez-vous ! Répertoire non-exhaustif des idées, des pratiques et des revendications anarchistes, Lyon: ACL, 416p, 2014, p.105 555 TIPPINS Sherill Charles FOURIER est-il la clef du mystère du Chelsea Hotel ?, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°20, p.63-78, décembre 2009 556 TIPPINS Sherill Charles FOURIER…, op.cit., p.73 & 74 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 77/174 le Massachusetts. L'harmonie naturelle, l'importance de tous les sens et passions, le droit au loisir, le «plaisir-travail»557, le refus de la civilisation (désobéissance civile) d'Henry David THOREAU (1817- 1862) sont intéressants à évoquer558. Il est clair également que le féminisme radical états-unien doit sans doute beaucoup à FOURIER. L'anarchiste d'origine lituanienne Emma GOLDMAN (1869-1940), par sa vie et sa pensée, en est certainement la plus belle représentante et demanderait un chapitre à part, que j'ai esquissé par ailleurs559. Et il n'y a pas que la libre sexualité, l'égalité homme-femme, la revendication passionnelle, la recherche d'une harmonie en écart absolu avec le monde de son temps, son épicurisme, son amour de la bonne cuisine, de la danse et de la musique… qui relient Emma à FOURIER. Il faut encore y ajouter sa critique du système capitaliste et sa revendication anarchiste d'un travail comme «instrument de joie, de force et de couleur» (1911)560. 13. La France du XIX° siècle En France surtout, des écrivains, pédagogues, socialistes, savants et créateurs vont reconnaître l’importance du fouriérisme et s’en inspirer. Professions libérales et intellectuelles sont très représentées. Les classes moyennes diplômées et aisées et les artistes semblent dominer561.

Parmi les socialistes, un des fouriéristes les plus méconnus (de 1832 à 1836) est le « collectiviste » Constantin PÉCQUEUR (1801-1887)562 qui serait en 1835 le premier biographe du maître. Même le farouche (et parfois injuste) adversaire et concurrent (local et national) qu’est Pierre- Joseph PROUDHON (1809-1865) est un temps séduit et influencé (notamment sur la « loi sérielle »)563 ; sur le plan de la dialectique, il connaîtrait un «influence considérable» de FOURIER564. Même sur l'idée d'un travail attractif, on retrouve chez PROUDHON des accents fouriéristes comme dans cet extrait (De la Justice, 1860) «pourquoi… le travail… remplissant toues les conditions de variété, de salubrité, d'intelligence, d'art, de dignité, de passion, de légitime bénéfice, qui sont de son essence, ne deviendrait-il pas, même au point de vue du plaisir, préférable à tous les jeux, danses, escrimes, gymnases, divertissements et autres balançoires…»565. L'Avertissement aux propriétaires566, arme de destruction massive du fouriérisme par PROUDHON, n'est donc qu'une vision fort partielle de ses relations avec FOURIER. Tout en étant fort critique, Pierre LEROUX (1797-1871) fait de FOURIER le 2° homme de sa triade socialiste (avec SAINT SIMON et OWEN)567. Il le nomme « grand affranchisseur » pour sa critique de ménage traditionnel qu'il partage totalement ; LEROUX a des tonalités très fouriéristes

557 WHITE Kenneth H.D. THOREAU homme du dehors, -in-THOREAU Journal, Paris: p.07-26, 1981, p.15 558 BAIGORRIA Osvaldo Sociedades intencionales, -in-JACOBY Roberto (compilado por) Jornadas FOURIER (15- 17/04/2004), Buenos Aires: Centro Cultural Rector Ricardo Rojas, Libros del Rojas, p.153-165, 2006, p.161 559 ANTONY Michel G.6. Emma GOLDMAN = une grande référence, -in-V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC, 1° publication 1995, 314p, janvier 2017 560 LEROY Max Emma GOLDMAN, une éthique de l'émancipation, Lyon: ACL, 248p, 2014, p.80 561 BOUCHET Thomas DESMARS Bernard Le Dictionnaire biographique du fouriérisme : 6 ans d'histoire (2006-2012),-in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.11-18, décembre 2012 562 THBAUT Jacques Constantin PECQUEUR, biographe de FOURIER, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°1, 1990 563 Cf. surtout THOMAS Jean-Paul PROUDHON, lecteur de FOURIER, Paris: Société P.-J. PROUDHON, « Les travaux de l'Atelier PROUDHON », n°3, 33p, 1986 564 TOBGUI Fawzia La dialectique de PROUDHON : une dialectique de la liberté, -in-Archives proudhoniennes 1997. Bulletin annuel de la Société P.-J. PROUDHON, Paris: Société P.-J. PROUDHON, 94, p.43-66, 1997, p.50 565 MAURY Lucien La pensée vivante de PROUDHON. Tome second, Paris: Stock, Études Françaises, 192p, 1942, p.35 566 PROUDHON Pierre Joseph Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. CONSIDERANT, rédacteur de "La Phalange" sur une défense de la propriété. Troisième mémoire, Paris: Prévot, 1841 567 LEROUX Pierre Lettre au Docteur DEVILLE, 1858-1859 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 78/174 dans la condamnation de l'esclavage féminin et le viol conjugal568. Il ne le suit pas par contre sur les libertés plus sexuelles et la mobilité des relations hommes-femmes et l'autonomie féminine. La féministe, pacifiste et romancière Eugénie NIBOYET (née MOUCHON 1796-1883) se rapproche de certaines thèses fouriéristes. L’ancienne saint-simonienne Jeanne-Désirée 000000000000VÉRET569 (devenu Désirée GAY par mariage -1810-1891 ?), au prénom si emblématique, avoue la radicalité de son féminisme et sa recherche de la satisfaction de ses désirs à son grand ami FOURIER ; elle a eu une liaison avec Victor CONSIDERANT. Elle milite également pour une éducation antiautoritaire. Cette femme extraordinaire est une des rares prolétaires de premier plan dans le mouvement. L’anarchiste, féministe et néo-fouriériste Joseph DÉJACQUE (1821-1864 ?)570 offre en 1859, avec L’Humanisphère, la première vision utopiste libertaire réellement revendiquée comme telle571. Déjà en 1854 avec La Question révolutionnaire il œuvre pour « l’Harmonie, cette oasis de nos rêves… livrant à tous et à chacun,… dans l’unité universelle, les sources du bonheur, les fruits de la liberté ; une vie de délices, enfin, après une agonie de dix-huit siècles au désert de sable de la civilisation » ; ce texte qui est sa première grande affirmation anarchiste définit une souveraineté populaire sans «distinction d'âge ou de sexe»572 ; les aspects programmatiques y sont parfois utopiques (services publics, rétributions, mandats impératifs, taille des unités urbaines portée à 50 000 personnes…) et l'athéisme total et cohérent573 ce qui le distingue de FOURIER. Ernest CŒURDEROY (1825-1862) lui aussi anarchiste et féministe, doit également beaucoup à FOURIER pour sa dénonciation absolue de la civilisation et sa volonté de mettre en accord ses écrits et ses propositions ; comme DEJACQUE il s'en sépare par sa condamnation totale de toute autorité, terrestre ou céleste574. Plus tard le géographe anarchiste Élisée RECLUS fonde son idéal sur le « travail salvateur » et sur « la société harmonique », en se positionnant pour « composer un cosmos harmonieux »575, toutes formules aux résonnances fouriéristes évidentes, même s’il n’y a pas, loin de là, un monopole de FOURIER sur l’usage du terme harmonie et de ses dérivés. Même le prude anarchiste Jean GRAVE, lorsqu’en 1893 il condamne le mariage et évoque la libre sexualité, donne une formule nullement péjorative (« inconstance ») qui évoque largement la papillonne ; en dénonçant la « compression » inutile (« l’engorgement » fouriériste) il se positionne pour le libre épanouissement des passions576 : « laissons donc libre la nature humaine, laissons-la évoluer où la portent ses tendances, ses aspirations ». En fin du XIX° siècle, Charles GIDE (1847-1932), « théoricien du coopératisme », en définissant le concept de « solidarisme » évoque autant les idées kropotkiniennes que fouriéristes. En milieu « autoritaire » l'étonnant guesdiste Gabriel DEVILLE (1854-1940) prévoit une société future fouriériste sur le plan des rapports hommes-femmes : les vies amoureuses seront libres et suivront « la multiplicité des désirs »577.

568 LEBRAS-CHOPARD Armelle Pierre LEROUX et l'égalité des sexes, -in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT- SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.439-450, 1997, p.441-442 569 Cf. les divers écrits de Michèle RIOT-SARCEY dans la Bibliographie citée. 570 ANTONY Michel A.4.Joseph DÉJACQUE et « L’Humanisphère. Utopie anarchique » 1857, -in-V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes..., Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC, 1° édition 1995, 319p, février 2017 571 DÉJACQUE Joseph L'Humanisphère, utopie anarchiste, Bruxelles: Temps Nouveaux, n°12, 1899 ; -in-Le Libertaire, n°1-16, 09/06/1858-18/08/1859 572 DÉJACQUE Joseph À bas les chefs ! Écrits libertaires, Paris: La fabrique éditions, Présentation de Thomas Bouchet, 338p, 2016, p.72 573 DÉJACQUE Joseph À bas les chefs ! Écrits libertaires, op.cit., 2016, p.78-79 574 RIGNOL Loïc La biologie révolutionnaire d'Ernest COEURDEROY, -in-ANGAUT Jean-Christophe/COLSON Daniel/PUCCIARELLI Mimmo Philosophie de l'anarchie. Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon: Atelier de Création Libertaire, p.49-78, 2012 575 GONOT Roger Notes sur la pensée libertaire d’Élisée RECLUS (1997), -in-Élisée RECLUS : écrire la terre en libertaire, Orthez: Éditions du Temps perdu, 294p, 2005, p.28 576 GRAVE Jean La société mourante et l'anarchie (1893), Paris: Tops, 154p, 2007, p.58 577 RABAUT Jean Féministes à la Belle époque, Paris: France-Empire, 238p, 1985, p.50 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 79/174

Pour les écrivains, la liste des proches et sympathisants ponctuels ou sur le long terme est fort longue : ainsi Charles-Marie LECONTE de LISLE (1818-1894), Gérard de NERVAL (1808-1855), et également Alexandre DUMAS (1802-1870), participent à la Démocratie pacifique, comme l'écrivain et historien Alexandre WEIL (1811-1899)578, également soutien régulier de la Phalange. Le fouriérisme serait pour FORNASIERO579 le moyen principal pour comprendre Les chimères, sonnets regroupés en 1854, par Gérard de NERVAL. LECONTE DE LISLE publierait une trentaine de nouvelles et de poèmes dans La Phalange entre 1845-1847 ; ces Poèmes antiques auraient d'abord porté le nom de Poèmes harmoniens. Le maître de conférences en Histoire de Louis le Grand (Paris), Claude Marie Henri DAMETH (1812-1884) est un ardent fouriériste avant de sombrer dans la défense du libéralisme après 1850 ; il est également journaliste et écrivain. Eugène LABICHE (1815- 1888) dans son vaudeville joué en 1849 (Exposition des produits de la République) met en scène un personnage nommé La papillonne. Le poète et chansonnier Félix MILLIET (1811-1888) contribue à répandre le fouriérisme dans la Sarthe. Le célèbre poète et chansonnier Eugène POTTIER (1816- 1897), socialiste éclectique, a été lui aussi fortement marqué par le fouriérisme ; il en connaît parfaitement les œuvres comme le reconnaissent divers historiens (DOMMANGET, MANFREDONIA, Gabrielle CADIER-REY580…). Une bonne partie de ses poésies ont été mises en musique par Allyre BUREAU. Ses écrits, souvent revus et corrigés en fin de sa vie, alors qu'il est plutôt athée et libertaire, ont contribué à cacher son passé chrétien et fouriériste. Un curieux et célèbre personnage de dessinateur et caricaturiste, Jean Ignace Isidore GÉRARD dit GRANVILLE (1803-1847), propose en 1844 Un autre monde aux teintes fouriéristes, et à l’imagination aussi délirante que celle de FOURIER puisque le sous-titre est « Transformations, Visions, Incarnations, Ascensions, Locomotions, Explorations, Pérégrinations, Excursions, Stations, Cosmogonies, Fantasmagories, Rêveries, Folâtreries, Facéties, Lubies, Métamorphoses, Zoomorphoses, Lithomorphoses, Métempsycoses, Apothéoses et autres choses »581. D’autres comme Alphonse LAMARTINE (1790-1869) qui connaît bien Victor CONSIDERANT qu'il appuie aux débuts des années 1840 sont plus ou moins proches : Xavier MARMIER (1808- 1892), Jean MACÉ (1815-1894), Jules MICHELET (1798-1874), Pierre-Jean de BÉRANGER (1780- 1857), Théophile GAUTIER582 (1811-1872 Cf. Mademoiselle de MAUPIN 1834)... Honoré de BALZAC (1799-1850) a contacté Victor CONSIDERANT ; l’écrivain défend même FOURIER contre Louis REYBAUD dans La Revue parisienne du 25/08/1840583. Henri BEYLE - STENDHAL ne se dit pas fouriériste mais « fut à coup sûr lecteur occasionnel et admirateur de FOURIER »584. Dans les années 1840, c’est surtout Eugène SUE (1804-1857) qui rallie FOURIER, avec des ouvrages inspirés : Les mystères de Paris (1842), Le juif errant (1844) et Martin, l’enfant trouvé (1847). Même Gustave FLAUBERT (1821-1880), au moins à l’époque de son Éducation sentimentale (1869), est proche de l’utopiste bisontin, avant de le dénigrer quasi-systématiquement ; il semble s'inspirer de la Maison rurale de Ry pour le village de Yonville dans Madame Bovary (1856), et du docteur Adolphe JOUANNE pour son personnage d'HOMAIS585. Les correspondances de Charles BAUDELAIRE (1821-1867) seraient de « vraies analogies fouriéristes »586. L’étonnant Gabriel TARDE (1843-1904) avec Fragments d’histoire future (1879-1884, mais publié en 1896) introduit dans son utopie souterraine la libération de l’art et de l’amour, ce qui démontrerait une communauté de pensée avec

578 VUILLEMIER Marc Quelques remarques sur l'utilité de la recherche biographique pour l'étude du mouvement fouriériste, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.23-41, décembre 2012, p.28-29 579 FORNASIERO Jean « La Treizième revient » : la passion « grandiose et pivotale » de FOURIER dans Les Chimères de NERVAL, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°07, p.21-36, 1996 580 CADIER-REY Gabrielle Eugène POTTIER, Poèmes inédits - Présentation & Sélection, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n.25, p.30-56, décembre 2014 581 Un extrait de cet ouvrage -in-GRANVILLE La meilleure forme de gouvernement, Paris: Abstème et Bohance, 19p, 2008 582 HAMBLY Peter Théophile GAUTIER et le fouriérisme, -in-Australian Journal of French Studies, vol.XI, n°3, 1974 583 Texte cité par DUBOS Jean-Claude 1834 : FOURIER-HUGO, une OPA manquée, 9, décembre 1998, p.46 584 SCHÉRER René Une esthétique fouriériste ?, -in-Mélanges offerts à Ronald CREAGH. Rêves et passions d'un chercheur militant, Lyon: ACL, p.89-99, 2016, p.95 585 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, note 445, p.175 586 SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, janvier 2017, p24 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 80/174

FOURIER (thèse de René SCHÉRER). L’ennemi des lois (1893) de Maurice BARRÈS (1862-1923) semble également évoquer des idées fouriéristes. En 1898 Charles PÉGUY (1873-1914) publie Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse aux évocations fouriéristes. Curiosité méconnue aujourd'hui, Les Derniers Scandales de Paris, l'œuvre de Jean-Louis DUBUT DE LAFOREST (1853-1902,) «se réfère explicitement… à MONTAIGNE, RABELAIS et FOURIER… (il est) fasciné par l'énumération. C'est un collectionneur»587. Son héroïne Cloé finit par diriger un phalanstère de 1700 personnes (hommes et femmes) qui travaillent et s'éduquent «selon leurs besoins et leurs aptitudes»588. C’est surtout Émile ZOLA (1840-1902) qui semble le plus proche du fouriérisme589. Déjà dans Le Bonheur des Dames (1882-1883), il fait allusion fréquemment aux phalanstères, mais de manière négative. Avec Travail en 1901 il devient un vrai vulgarisateur de sa pensée. En 1980 le livre est proposé aux éditions Verdier de manière militante avec une Préface des ouvriers de LIP. Une publicité de Lip Unité590 marque en gros caractères « DE ZOLA À LIP », les militants autogestionnaires bisontins se réappropriant une parcelle de l’utopie néo-fouriériste, avec une certaine légitimité au moins régionale et associationniste. En Bretagne, le philosophe libertaire nietzschéen Georges PALANTE (1862-1925), en dénonçant L’esprit de famille et la morale familiale au nom de la « libre expansion de l’individu »591 exprime des vues convergentes avec certaines remarques de FOURIER et de toute l'école phalanstérienne, par exemple en rappelant que « l’amour et la maternité ne doivent pas étouffer la libre personnalité de la femme ». Certes sa condamnation des visions harmonieuses finales l’en éloigne tout autant. Le côté utopique de Jules VERNE (1828-1905) est plutôt saint-simonien, parfois anarchisant. Pour CHESNEAUX, le fouriérisme est moins présent dans son œuvre, sauf peut-être pour la vision cosmologique, les transformations climatiques, la poésie mathématique, le plan d’une ville modèle (phalanstère)592 ? Chez Hachette, le fouriériste Victor MEUNIER dirige la Bibliothèque des merveilles, et y éditent de nombreux textes de vulgarisation scientifique593. En fin du siècle le poète et patriarche de l'Église gnostique FABRE DES ESSARTS (1848-1917) semble un habitué de banquets fouriéristes.

Vu la pensée pré-féministe de FOURIER il n’est pas étonnant d’ajouter à cette liste l’amie de LEROUX ou de BAKOUNINE, George SAND (Amantine-Aurore-Lucile DUPIN 1804-1876 Cf. Lettre d’un voyageur 1836). En novembre 1836 dans la Revue des deux mondes, George SAND dit « qu'elle estime fort le système de FOURIER » mais celui-ci lui reproche son engouement saint- simonien594 ; nulle n'est parfaite mais SAND est intelligente et importante notamment vis-à-vis du mouvement romantique, donc le bisontin lui consacre plusieurs pages. Modérée dans ses engagements publics, elle est plus radicale dans ses romans aux aspects parfois utopiques comme Le Péché de Monsieur Antoine, publié en feuilleton en 1845 et en livre en 1845, qui livre quelques réflexions fouriéristes et évoque une communauté agraire quasi-phalanstérienne. Elle a au moins lu la Théorie des quatre mouvements dont elle retire une sorte d'appel à l'insurrection contre

587 NATHAN Michel Les Derniers Scandales de Paris par DUBUT DE LAFOREST : des maisons closes au phalanstère -in-Romantisme, v.XVI, n°53, p.97-106, 1986, p.100 588 NATHAN Michel Les Derniers Scandales de Paris, op.cit., 1986, p.101 589 C.19. ZOLA, fouriériste libertaire dans « Travail » 1901 ?, -in-ANTONY Michel III. Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3A-FERM.DOC, 1° publication 1995, 277p, mars 2017 590 Lip Unité, Besançon: n°20-21, 2° série, avril-mai 1980 591 PALANTE Georges L'esprit de famille et la morale familiale, -in-La Revue Socialiste, octobre 1901 592 CHESNEAUX Jean Jules VERNE. Un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques, Paris: Bayard, 298p, 2001, p.117-119 593 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.270-271 594 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.762 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 81/174 l'esclavage féminin595. Mais SAND s'éloigne de l'émancipation sociale et féministe après 1848, et si elle garde des liens avec des fouriéristes, c'est avec les plus modérés d'entre eux596. Importante est ici la franco-péruvienne Flora TRISTAN y MOSCOSO (1803-1844), notamment avec son ouvrage posthume L’Émancipation de la femme ou Le testament de la paria (1845) qui renvoie directement à FOURIER. Femme libre, à la pensée pluraliste, soucieuse de son autonomie, Flora peut apparaître comme une précurseuse de l'anarcho-féminisme597 et comme une des rares en son temps à lier mouvement ouvrier et mouvement féministe, puisque pour elle «la femme est la prolétaire de l'homme»598. Elle est l’auteur de lettres à FOURIER dont une où elle lui assure son total dévouement599. Louise de TUCET (1822-1893), qui épouse Félix MILLIET, est liée à toute l'histoire de la colonie de Condé-sur-Vesgre, de la Commune de Paris et des évolutions ultérieures : encore aujourd'hui ses descendant(e)s sont fort actif-ve-s à Condé. Les nombreux romans (une trentaine ?) de Marie-Louise GAGNEUR née MIGNEROT (1832- 1902)600 sont presque tous, proches ou totalement, dans la ligne du fouriérisme, à commencer par sa première brochure militante Projet d'association industrielle et domestique pour les classes ouvrières. L'action et les écrits d'Eugénie NIBOYET, (Jeanne) Désirée VÉRET, Virginie GRIESS-TRAUT (1814-1898), Marie PAPE-CARPENTIER (1815-1878), et d'Eugénie PIERRE (1844-1898) sont de la même eau. Sans compter la proximité ponctuelle de Maria DERAISMES (1828-1894) et de sa Société pour l'amélioration du sort de la femme. Sur la tombe de Maria on peut lire «Mon but est de mettre fin au préjugé qui exclut les femmes». La « propension à vivre indécemment » et à « utiliser une parole souverainement révoltante » imprègne de fouriérisme toutes les femmes qui cherchent à se libérer à l'époque, surtout en milieu dissident saint-simonien comme Claire DÉMAR (1799- 1833)601 : les frontières sont mouvantes et rarement absolues. La radicalité de Claire, sa condamnation de la maternité, de la famille, de l'héritage et sa défense du droit au secret, à l'intime, à l'individuel… la rapprochent plus de FOURIER602 et des futurs anarchistes conséquents (pas de PROUDHON évidemment) que du Père ENFANTIN à qui elle se tente de se raccrocher. Bien des sympathisantes saint-simoniennes s'inspirent également de FOURIER pour dépasser le cadre étroit de leur émancipation future tracé par ENFANTIN : Pauline ROLAND, Jenny d'HÉRICOURT, Jeanne DEROIN… en sont de bons exemples603. Peut-être également la mal connue Adèle DE SAINT-AMANT avec sa Proclamation aux femmes sur la nécessité de fonder une société des droits de la femme de 1834 qui proclame dans une formule très libertaire que « Les femmes ne devront qu’à elles même leur émancipation définitive »604. Il faudrait également ajouter maintes féministes socialisantes et spirites, à l'image du médium Antoinette BOURDIN (morte en 1894) ; son ouvrage Les deux sœurs de 1874 propose une forme

595 HECQUET Michèle Féminité et espace public chez George SAND, -in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT- SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.333-346, 1997, p.336 596 HECQUET Michèle Féminité et espace public chez George SAND, op.cit., 1997, p.342 597 MARÍN SILVESTRE Dolors Anarquismo. Una introducción, Barcelona: Editorial Planeta, Colección Ariel, 270p, 2014, p.76 598 GUTIÉRREZ ALVAREZ José/KLEISER Paul B. Flora TRISTAN. Una donna sola contro il mondo, -in-Le sovversive, Bolsena: Massari, p.46-67, 2005, p.57 599 Cf. BOUCHET Laurence Charles FOURIER. Le rêveur sublime, Mouans-Sartoux: PEMF, BT2, n°80, 64p, 2006, p.17 600 BEACH Cecilia Marie-Louise GAGNEUR : la force de l'idée, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.53-72, décembre 2012, p.53 601 RIOT-SARCEY Michèle Éclats de Charles FOURIER dans l'insaisissable modernité du XIX° siècle, -in-Cahiers Charles FOURIER, Walter BENJAMIN lecteur de Charles FOURIER, Besançon: n°21, 160p, p.41-51, décembre 2010, p.49 602 PLANTÉ Christine La parole souverainement provocante de Claire DÉMAR, -in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT-SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.481-494, 1997, p.485 603 DELVALLEZ Sophie Passages utopiques autour de la « question des femmes », -in-Passages utopistes, traces et pratiques. Actes du Colloque de Paris, 6 décembre 2008, Paris: Société P.-J. PROUDHON, 160p, p.63-72, 2009 604 Site Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85531g/f3.image, consulté le 21/12/2018 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 82/174 communale associative. Les multiples écrits de Nicole EDELMAN sur ce thème nous aident à ouvrir considérablement les rapprochements.

Parmi les savants et créateurs, il faut mettre en avant Jean-Baptiste-André GODIN (1817- 1888) le futur fondateur du Familistère de Guise. Son énorme ouvrage Solutions sociales (1871) est un bel exemple de fouriérisme pragmatique et modéré. L’importance du fouriérisme chez le célèbre savant Jean-Augustin BARRAL (1819-1884 ; polytechnicien, chimiste, employé à l’Administration des tabacs et découvreur de la nicotine) est souvent sous-estimée. À Lyon, entre autres amis, FOURIER est très lié à l’imprimeur BALLANCHE. La proximité fouriériste du zoologue Alphonse TOUSSENEL (1803-1885) est plus lourde à assumer au regard de ses dérives antisémites, de sa justification de la chasse et de la mise en avant de la souveraineté de l'homme sur la nature. Il apparaît aussi quasiment pré-nietzschéen dans sa présentation admirative de « l'homme fort »605. Il accumule aussi les poncifs sur la belle France, la coquetterie féminine et les diatribes schématiques contre les genevois et les britanniques. Il faut lui reconnaître cependant un art poétique de la vulgarisation, et un effort poussé à l'extrême dans la recherche des analogies ; sa Zoologie passionnelle est une vraie curiosité à redécouvrir pour qui est passionné des animaux, et son introduction reste une étonnante présentation de la doctrine fouriériste. Quant au militant de tous les instants et de tous les lieux (Paris, Texas…), le polytechnicien Allyre BUREAU (1810-1859), il est célèbre aussi comme musicien et un peu comme écrivain. Responsable fouriériste, Jean-Félix CANTAGREL (1810-1887) est architecte de formation. L’ingénieur en chef des Mines Abel TRANSSON, est un mathématicien reconnu. Il faut rappeler également l’importance de l’industriel lyonnais Jean-François COIGNET (1814-1888) qui influença sans doute le suisse Karl BÜRKLI. COIGNET est célèbre pour l'invention d'un béton de pisé de mâchefer avec lequel il construisit sa maison (1853) et son usine (1856) et un immeuble locatif pour ouvriers (1857 - réhabilité en 2015) à Saint-Denis. La maison est inscrite dans l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1998 et sa réhabilitation lancée dans les années 2010 par une association qui compte de nombreux descendants606. À New York le premier immeuble en béton (1872) le Coignet Stone Company building est également réhabilité. Revenu du Brésil, l'ingénieur des Ponts et Chaussées Louis-Léger VAUTHIER (mort en 1901) se range dans l'opposition à Louis-Napoléon BONAPARTE et paie son engagement de sa radiation du corps des ingénieurs en 1849607. Né à Poligny dans le Jura Charles SAURIA (1812-1895) passe pour être l'inventeur des allumettes, avant de devenir un célèbre médecin des pauvres dans le village jurassien de Saint-Lothain.

Le milieu militaire est un creuset important du fouriérisme, surtout dans le génie et l'artillerie. Bien des militaires de renom, souvent passés par Polytechnique ou les Ponts-et-Chaussées, sont liés au mouvement : si on suit notamment Bernard DESMARS, on peut retenir Hippolyte RENAUD, Edmond VALENTIN, PARMENTIER (bientôt général), Victor MARCHAND, DENFERT- ROCHEREAU, Charles RICHARD, le général GANDIL, le capitaine de génie Hyacinthe MADAULE…

Parmi les artistes ou théoriciens de l'art, outre GRANVILLE cité ci-dessus, le sculpteur et célèbre architecte César-Denis DALY (1811-1894), restaurateur de la cathédrale d’Albi, participe ensuite auprès de CONSIDERANT à l’aventure texane. Proudhonien convaincu, Gustave COURBET (1819-1877), maître du réalisme et comtois comme FOURIER, PROUDHON et CONSIDERANT reconnaît sa dette vis-à-vis du fouriérisme, qu’il a sans doute adopté dans les années 1830-1840. Il

605 Cf. par exemple TOUSSENEL Alphonse L'Esprit des bêtes. Zoologie passionnelle. Mammifères de France, Paris: Librairie phalanstérienne, 2° édition augmentée de 2 chapitres, 520p, 1855, p.81 606 La Maison Coignet, C/O M. Sala Emmanuel, 45 rue Rebeval, 75019 Paris, 06 63 25 09 61 / [email protected]. 607 MARTINIÈRE Guy Notes de lectures. PONCIANI Claudia Ponts et idées. Louis-Léger VAUTHIER, un ingénieur fouriériste au Brésil. Renambouc (1840-1846), Paris: Houdiard, 491p, 2009, -in-Cahiers Charles FOURIER, Walter BENJAMIN lecteur de Charles FOURIER, Besançon: n°21, 160p, p.146-148, décembre 2010 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 83/174 a peint notamment L'apôtre Jean JOURNET, Partant pour la conquête de l'harmonie universelle (1850). Le peintre Dominique PAPETY (1815-1849) est d’un engagement sociétaire plus marqué, et a réalisé en 1842 le tableau emblématique : Le rêve de bonheur. En 1847 PAPETY présente un autre tableau fouriériste Le passé, le présent et l’avenir. Son engagement en fouriérisme semble dû au sculpteur Auguste-Louis-Marie Jenks OTTIN (1811-1890) lors de leur séjour à l'Académie de France de la Villa Médicis à Rome en fin des années 1830. OTTIN est célèbre pour le buste de FOURIER et ses travaux à l’Hôtel SABATIER ou Renai, via San Niccolo, à Florence. Cette Villa Médicis deviendrait un vrai «foyer fouriériste»608, si on y ajoute le graveur Jean-Baptiste FAROCHON (1812- 1871). Il a obtenu le premier prix comme graveur de médaille en 1835 et en 1863 il devient professeur de gravure à l’École des Beaux-arts. À côté d'eux on trouve encore à la Villa l'architecte François-Louis-Florimond BOULANGER (1807-1875) grand prix de Rome en 1836 et le musicien Louis Désiré BESOZZI (1814-1879), grand prix de Rome en 1837. Musicien, compositeur, et surtout écrivain pédagogue, il milite ensuite pour l'éducation musicale populaire et pour les sociétés orphéoniques, ce qui le rend proche des volontés fouriériennes. L'artiste fortuné François SABATIER lors du séjour italien accueille toutes ces idées nouvelles, épouse la célèbre cantatrice Caroline UNGHER puis se fixe à Florence, où il habite dans un palais (Renai) qu'il fait rénover notamment par ses amis de l'Académie, pour en faire une sorte «d'hymne de louange à la grande idée de FOURIER. C'est la première pierre du monument que lui élèvera l'humanité reconnaissante»609. Il y est aidé par son ami peintre et caricaturiste Auguste BOUQUET (1810-1846), dont il adopte la fille Louise après la mort prématurée. SABATIER dispose d'une belle demeure méridionale, La Tour de Farges dans l'Hérault ; durant les péripéties politiques, et au-delà, il y accueille artistes et penseurs, notamment le jeune COURBET fouriériste durant cette période, et qui peint le domaine en 1857 (Vue de la Tour de Farges). «Souvent le vieux mas avec sa "colonie" prenait l'air d'un petit phalanstère placé sous le signe des arts» note Jean CLAPARÈDE610. Propagandiste phalanstérien très actif, SABATIER apparaît également comme un important théoricien de l'art de son temps, en lien avec la science sociale fouriériste611. de FOURIER il partage entre autres le goût des néologismes, des analogies et des classifications612… D’origine fouriériste comtoise, Marguerite GAGNEUR dite SYAMOUR (1857-1945) rend un grand hommage aux personnalités et aux thématiques du fouriérisme (Cf. ci-dessous). Allyre BUREAU est également célèbre comme compositeur et musicien. Jean-Baptiste André GODIN était lui-même artiste sculpteur à ses heures : on lui doit notamment un superbe autoportrait en bronze en 1886, dans un style très élitiste « républicain », avec une parenté avec Victor HUGO assez étonnante.

Le milieu médical est lui aussi très souvent touché par les théories fouriéristes ; j'ai déjà évoqué le jurassien SAURIA ; on peut citer Charles PELLARIN, Henri COUTURIER et cet expérimentateur inlassable qu’est Arthur DE BONNARD (1805-1875) ; il est également un des fondateurs des essais coopératifs en France, et tente sur Nancy (à Boudonville) un étonnant centre d’hydrothérapie et de « villa sociétaire » : une « médecine attrayante », des échanges solidaires et riches, une nourriture fouriériste, des pratiques hygiénistes... s’y côtoient harmonieusement, tant pour les malades que pour les sociétaires bien portants613.

608 HILAIRE Michel L'autre rencontre : François SABATIER et «l'art phalanstérien», -in-COURBET - PROUDHON. L'art et le peuple, Besançon: Les éditions du Sekoya, p.49-62, 2010 609 HILAIRE Michel L'autre rencontre, op.cit., 2010, p.54 610 CLAPARÈDE Jean Le séjour de COURBET à la Tour de Farges, -in-Les Amis de Gustave COURBET, Paris-Ornans: n°7, p.4, 1950, Cf. http://latourdefarges.pagesperso-orange.fr/texte/francais/liens%20format%20PDF/COURB001.pdf, consulté le 01/12/2010 611 GUÉRIN Hélène Une métaphysique de l'art au service de la science sociale. François SABATIER, Lire et écrire avec FOURIER, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°28, p.51-65, décembre 2017, p.51 612 GUÉRIN Hélène Une métaphysique de l'art au service de la science sociale, op.cit., 2017, p.63-65 613 DESMARS Bernard Médecine et fouriérisme. Les expériences d’Arthur de BONNARD, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°08, décembre 1997 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 84/174

Les docteurs Jean-Benoît MURE et Augustin SAVARDAN (1793-1867) participent aux expérimentations fouriéristes d’outre-Atlantique. SAVARDAN médecin des pauvres dans la Sarthe a même été maire de son village et a été toute sa vie un partisan de la création de phalanstère, et promoteur de centre d’accueil et de formation pour les enfants en difficulté. MURE est un des grands adeptes de la nouvelle homéopathie qu'il contribue à propager en France (Dispensaire homéopathique de Paris), Sicile (Institut de Palerme), Égypte et au Brésil (à Rio de Janeiro, l'Instituto Homeopático do Brasil), tout comme le font Cyprien POUJADE, Pierre JAENGER à Colmar, JUVIN à Grenoble ou BERTHAULT-GRAS à Chalon-sur-Saône614. Charles DAIN est un des adeptes, tout comme Fleury IMBERT et Léon SIMON (anciens saint-simoniens passés au fouriérisme). L'homéopathie a donc à voir avec le socialisme et l'utopie615 et MURE en est considéré comme un des «missionnaires»616. Son «étonnante carrière d'homéopathe philanthrope fouriériste» en a intéressé plus d'un617. Sans être médecin Auguste GUYARD dit être passé par le dispensaire parisien de MURE et est gagné à l'homéopathie au début des années 1840. Il la mêle alors au fouriérisme et bientôt à la curieuse Église fusionienne. À Nantes et en Bretagne, entre fouriérisme et saint-simonisme, le docteur, oculiste et ophtalmologiste Ange GUÉPIN est très populaire. J.-B.E. DEFER (Metz) et Joseph-Pierre DURAND DE GROS sont intéressés par le magnétisme. Le médecin et hygiéniste Alexandre-François BAUDET-DULARY (1792-1878) tient également un grand rôle dans les premières réalisations fouriéristes. Sur Lyon le chirurgien et spécialiste du foie, François Marguerite BARRIER, a été président de la Société d’émulation médicale de Lyon, responsable de la Gazette médicale, et professeur à l'école de médecine. Il est célèbre pour son œuvre en faveur des crèches et la protection de l'enfance, et a l'appui d'Alexandre MAYER, un autre docteur, pour fonder à Paris la Société protectrice de l'enfance.

Il faut également noter « l’influence déterminante »618 de FOURIER sur Victor SCHOELCHER (1804-1893) et son antiesclavagisme.

Dans le domaine éducatif, que j’ai largement développé par ailleurs619, s’illustrent bien des novateurs. On trouve notamment Jean MACÉ (1815-1894) futur fondateur de la Ligue de l’enseignement (1866). Il en est de même de Marie PAPE-CARPANTIER620 qui est une des fondatrices des premières écoles maternelles, à Paris, en 1848. Elle a eu le soutien du fouriériste Jules DELBRUCK (1813-1901) et de sa Revue de l’Éducation nouvelle. Journal des mères et des enfants, qui sort également en 1848. Auguste SAVARDAN et ses asiles, Gabriel-Désiré LAVERDANT (1802-1884) et son projet pour enfants d’esclaves à l’île Maurice, Jeanne-Désirée VÉRET (1810-1891 ?) pour un projet d’école de la petite-enfance, la comtoise Marie-Louise GAGNEUR (née MIGNEROT en 1832, morte en 1902) pour les enfants abandonnés, ou Jean-

614 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.324-328 615 DESMARS Bernard Notes de lecture : Olivier FAURE Et Samuel HAHNEMANN inventa l'homéopathie. La longue histoire d'une médecine alternative, Paris: Aubier, 395p, 2015, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°26, p.115-118, décembre 2015 616 BRILLAT-SAUTERET Roseline Benoît-Jules MURE : un lyonnais missionnaire de l’homéopathie (1809-1858), Lyon: Thèse de Pharmacie de Lyon I, 182p, 1985-1988 617 SÉGAL Alain/TRÉPARDOUX Francis L'étonnante carrière d'un homéopathe philanthrope fouriériste, Benoît-Jules MURE (1809-1858), -in-Histoire des Sciences Médicales, tome XXXIX, N°2, p.131-141, 2005 618 SCHMIDT Nelly Victor SCHOELCHER ou l’abolition de l’esclavage, Paris: Fayard, 448p, 1998 619 ANTONY Michel B.1.b. L’innovant Charles FOURIER, le prudent Victor CONSIDÉRANT et quelques autres disciples. Présentation de «l'éducation naturelle ou harmonienne», -in- VII. Essais utopiques libertaires de « petite » dimension, 2° partie, B. Essais utopiques libertaires surtout pédagogiques : des « utopédagogies », Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-B-PEDA.DOC, 1° édition 1995, 213p, mars 2017 620 COSNIER Colette Marie PAPE-CARPANTIER, fondatrice de l’école maternelle, Paris: Fayard, 2003 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 85/174

Baptiste-Henri COUTURIER (1813-1894) pour les orphelinats agricoles en Algérie… sont d’autres pistes possibles. 14. Italie Le musicien ancien carbonaro et ancien saint-simonien Piero MARONCELLI (1795-1846) de Forlì semble un des premiers importants fouriéristes italiens. Passé par Paris, il a été assidu aux salons de Cristina TRIVULZIO et de Mme CHAUVET. Exilé aux ÉU entre 1833-1846 il contribue à y développer le fouriérisme, et participe en 1837 à la création à New York de la FOURIER Society. Il est également lié à la belge Zoé de GAMOND. Giuseppe BUCELLATI (né en 1793) collaborateur du Phalanstère parisien en 1833, est divulgateur de la pensée du bisontin en Italie dès 1834 avec Introduzione a la vera scienzia sociale. Les emprunts à FOURIER y sont notables, note Elena BIGNAMI, sauf les considérations sur la nécessaire émancipation féminine. En 1836 Giuseppe MAZZINI (1805-1862) évoque l'École fouriériste. Il partage avec FOURIER tout ce qui concerne la réhabilitation et la généralisation du travail, mais trouve qu'il n'est pas assez ancré dans la morale religieuse621. En Italie, l’action médicale de Jules-Benoît MURE, qui décidément est un globe-trotter, donne naissance à un dispensaire à Palerme qui pratique solidarité et soins homéopathiques vers 1837. Le docteur est aussi à l’origine d’un journal L’Attrazione et de la formation d'un groupe fouriériste sicilien en 1839, mais cela est peut-être seulement resté au niveau du projet en ce qui concerne le journal622. Plus tard, de retour en Italie après ses périples brésiliens et africains, il intervient à Gènes dès 1854, où il s'active contre le choléra tout en militant pour l'homéopathie. Lors de son séjour sicilien MURE se lie au jeune Saverio FRISCIA (1813-1886), médecin formé à l'université de Palerme, favorable lui aussi à l'homéopathie, qui plus tard rejoint les bakouninistes au sein de l'AIT. Une des premières approches approfondies de FOURIER est Il sistema sociale de Carlo FOURIER, imprimé à Palerme chez Spampinato en 1839, sans nom d'auteur. Le «SAINT-SIMONT italien», le baron sicilien Giuseppe CORVAJA (?-1861) mêle SAINT- SIMON et FOURIER dans un système sociétaire original. Du bisontin il reprend la trilogie talent, travail, capital et les idées sur une banque au service de l'association (Catecismo bancocratico - 1841)623. L'émancipation féminine, la femme devenant vraie «compagne et associée» de l'homme, semble cependant très limitée. Cette même année 1841 un petit groupe fouriériste gravite à Bologne autour de Savino SAVINI (1813-1859). Il utilise son journal La Parola. Foglio settimanale di Scienze, Arti, Belle-Lettere, Annunzi, etc. (1841-1844) pour faire connaître la science sociale sociétaire. Au même moment en Toscane une presse clandestine est en partie assumée par le fouriériste Leopoldo CEMPINI (1824- 1866) qui est le fils du Premier ministre du Grand Duché. Dès les années 1830 CONSIDERANT trouve avec la belle princesse Cristina BELGIOJOSO (Cristina TRIVULZIO di BELGIOJOSO 1808-1871) un fort appui financier et politique ; leur correspondance est importante ; ses dons d'auteure et de journaliste (elle publie La Gazzeta italienne en France) servent la cause fouriériste. La princesse est généreuse et excentrique, elle fait de son palais parisien une centre actif et pluraliste des idées nouvelles. Nationaliste, républicaine malgré son soutien à la monarchie de Savoie, féministe (Della presente condizione delle donne e del loro avvenire 1866)… la «Principessa libertà » (Mino ROSSI) tient un grand rôle dans l'intelligentsia cosmopolite de son temps, et donc y compris fouriériste (comme le napolitain Giuseppe RICCIARDI). Mieux, s'inspirant des idées phalanstériennes, elle organise dans les années 1840 dans sa propriété de Brianza, vers Locate, une association sociale, culturelle et artisanale : on y trouve atelier de peintres, atelier de restauration de tableaux, atelier de reliure, école de chant… Son

621 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi». La question femminile dal socialismo utopistico all'anarchismo italiano (1825-1917), Bologna: Clueb, 300p, luglio 2011, p.120-121 622 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi», op.cit., 2011, p.122 623 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi», op.cit., 2011, p.114 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 86/174 grand projet est celui d'y accueillir et de former des enfants pauvres, elle-même assurant d'ailleurs un rôle d'éducatrice. Toujours liés à l'exil français David LEVI (1816-1898) et Candido Augusto VECCHI (1814- 1869) collaborent à la Démocratie pacifique. Sans être disciple, Federico PESCANTINI (1802-1875), futur pacifiste et européen convaincu, est lui aussi présent dans le salon de Cristina TRIVULZIO ; il évoque le fouriérisme de manière critique dans ses Lettres sur l'Italie publiées en Suisse en 1840, tout en reconnaissant son apport essentiel pour les idées d'un socialisme de la liberté624. Plus détaillé mais encore plus négative est l'analyse faite par le fédéraliste et proudhonien Giuseppe FERRARI (1811-1876) en 1845. L'exilé napolitain Giuseppe RICCIARDI (1808-1882) en France entre 1836-1848, se passionne pour tous les socialistes premiers, pas spécifiquement FOURIER. Mais la proximité avec lui explique au moins partiellement le fort soutien donné par RICCIARDI à la volonté d'émancipation féminine et à l'importance des passions (Cf. son ouvrage de 1863 Dell'arte d'esser felici: etica nuova - De l'art d'être heureux - une nouvelle morale). Il reste cependant attaché à un fonctionnalisme de genre assez traditionnel note Elena BIGNAMI. Le plus fort rayonnement fouriériste italien se situe au milieu du XIX°s. La brochure (anonyme mais sans doute de D'ASARTA) formant une sorte de point d'orgue : Cenni sulla scienza sociale professata dalla scuola societaria e fondata da Carlo FOURIER. Ce rayonnement est amplifié par le rôle moteur dans le domaine de l'art du français François SABATIER qui s'est établi un long moment à Florence et, comme on l'a déjà évoqué, sait dans sa villa florentine, en s'entourant d'autres artistes, développer un vrai «décor fouriériste»625. Il mêle à la science sociale fouriériste sa connaissance de l'histoire de l'art et son enthousiasme pour l'esthétique allemande. Après 1858 SABATIER est à nouveau très présent en Sicile et dans le reste de l'Italie ; il a sans doute dû y contribuer, avec d'autres comme les CAILHABET à Florence, au développement d'idées fouriéristes, peut-être à travers la loge Concordia de Florence, au sein des associations qui soutiennent GARIBALDI, où dans la création d'œuvres qui font preuve d'un associationnisme syncrétique qui dépasse désormais FOURIER comme la banque du peuple Società Concordia – Banco del Popolo ou la bibliothèque de Toscane à Sesto Fiorentino. En 1869 Giuseppe RICCIARDI encourage avec succès les femmes à rejoindre l'Anticoncilio organisé pour contrer Vatican I. En 1876, toujours fidèle à «l'émancipationnisme» il propose une loi sur le divorce. Dans ces années 1870, un groupe génois semble actif, autour d'Emanuele D'ASARTA (DE ASARTA) et de son journal La Pace sociale (22/10-17/12/1876). Il republie son opuscule sous une forme augmentée et avec un titre plus court : Cenni sul sistema di associazione universale di Carlo FOURIER. Il tente sans succès d'étoffer une Scuola societaria italiana. Le groupe outre des œuvres de vulgarisation tente d'inciter à la création de «communes sociétaires», ce qui a peut-être alors influencé l'anarchiste Giovanni ROSSI (ou inversement car D'ASARTA apprécie les travaux du pisan) et compare ses expérimentations aux phalanstères626. Au tournant du XX° siècle, cette Scuola Societaria Italiana toujours active à Gènes organise quelques banquets fouriéristes (1901 & 1902). La journaliste évoluant entre féminisme et idées libertaires Anna Maria (ou Ana María) MOZZONI (1837-1920), très diffusée en Amérique latine, surtout en Argentine, a été influencée par les écrits de FOURIER qui étaient présents dans la bibliothèque familiale. Elle loue le bisontin «ami généreux du sexe féminin et envers lequel chaque femme de cœur a une grande dette de gratitude»627. Ses ouvrages et ses traductions ( par exemple) aident à ancrer le féminisme italien dans un vaste courant globalement libertaire, malgré sa position pour le suffrage féminin.

624 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi», op.cit., 2011, p.124 625 AMPRIMOZ François-Xavier Un décor "fouriériste" à Florence, Revue de l’Art, n° 48, p.57-67, 1980 626 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi», op.cit., 2011, p.144-145 627 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi», op.cit., 2011, p.131 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 87/174

Si on suit les recherches d'Elena BIGNAMI sur la question féminine au sein du socialisme italien, «les classiques de la pensée socialiste (SAINT-SIMON et FOURIER) ont constitué la base théorique de l'anarchisme italien»628. Mais les aspects féministes de FOURIER ont été grandement édulcorés. 15. Japon Au Japon, il semble que les premiers traducteurs de FOURIER soient les anarchistes ISHIKAWA Sanshiro (1876-1956) en 1929, et YASUTANI Kanichi (1896-1978) en 1930629. En fin du XX°s un des meilleurs connaisseurs de FOURIER dans ce pays semble être le philosophe Tomomi FUKUSHIMA (1971-), particulièrement pour les aspects de sociabilité utopique et sexuelle (puisqu'il a traduit le Nouveau Monde Amoureux en japonais). Il organise les 27 et 28 mars 2018 une rencontre fouriériste dans son pays FOURIER ! FOURIER ! Deux journées avec Charles FOURIER : elle vise à regrouper chercheurs et artistes japonais et chercheurs français (Thomas BOUCHET et Florent PERRIER). Il y eut 9 interventions, 5 étant proposées par les Cahiers Charles FOURIER de 2019. Parmi les lecteurs de FOURIER au Japon Tomomi FUKUSHIMA évoque les économistes Shôzo ÔTSUKA et Hiroharu SHINOHARA, le philosophe Hisashi FUJITA, le littéraire Shûichiro SHIOTSUKA... On retrouverait des aspects fouriéristes chez la poétesse Hinako ABE (née en 1953) ou la peintre Kuôko NAKAMURA très célèbre pour ses toiles surchargées de thèmes et de couleurs vives630. Hinako ABE est tentée par la sensualité libérée comme le prouve son poème L'Avenir est à Olenka631 qui date de la fin des années 1990 : l'héroïne y exprime un dévouement amoureux (une « noblesse amoureuse ») et sexuel pour toutes et tous, hors de toute marchandisation du corps, qui n'aurait pas déplu au bisontin, sans renier l'amour pivotal qui l'unit à son mari. Par contre Olenka (dont le nom proviendrait d'une héroïne de TCHEKOV - « la petite chérie ») ne présente elle-même aucun désir (ce qui n'est ni libertaire ni fouriériste), elle assume seulement mais totalement les volontés érotiques et sexuelles de tous ses partenaires. Hinako se range dans un milieu résolument anti-monogame632. Kuôko NAKAMURA fait de l'ornithorynque une sorte d'archibras vivant, tant il combine en lui les associations les plus diversifiées et incohérentes. Elle fait également des plats japonais Sawachi une forme de cuisine fouriérienne, puisque les convives sont sans hiérarchie d'âge, de genre ou d'origine et que toutes les sortes de plats et de saveurs s'y mêlent : une harmonie chaotique à l'état pur633. 16. Île Maurice Dans l’île Maurice, le rôle des fouriéristes semble déterminant avec la génération des années 1830, autour de la forte personnalité de Gabriel-Désiré LAVERDANT. Un « essai de socialisme » leur est dû dans les années 1848-1851, avec cette fois le rôle décisif du juriste Evenor DUPONT d’origine lyonnaise (1805-1869)634. Le fouriérisme local touche essentiellement des notables (ou futurs notables) et des intellectuels ou poètes. 17. Mexique

628 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi», op.cit., 2011 (Introduction) 629 TOMOMI Fukushima À propos de la publication de la traduction en japonais du « Nouveau Monde amoureux » -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°18, p.07-28, décembre 2007 630 Cf. images dans https://muragoyapicture.tumblr.com/, 28/10/2019 631 ABE Hinako L'Avenir est à Olenka, -in-Cahiers Charles FOURIER, n.30, p.11-14, 2019 632 ABE Hinako FOURIER et moi : autour de L'Avenir est à Olenka, -in-Cahiers Charles FOURIER, n.30, p.15-22, 2019 633 NAKAMURA Kuôko L'Archibras se relève, -in-Cahiers Charles FOURIER, n.30, p.23-36, 2019 634 FORNASIO Jean Vers une histoire du fouriérisme à l’île Maurice, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: p.67-78, n°18, décembre 2007 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 88/174

Au Mexique, FOURIER semble avoir été une forte source d’inspiration, une des plus actives dans la pensée et l’action utopiques d’après Alicia BARABAS635, qui s’inspire des écrits de Leticia REINA636. Les termes « socialisme » et « FOURIER » apparaissent au Mexique dans les années 1840637. Mais auparavant, il semble que déjà en 1832 on ait proposé à FOURIER lui-même un terrain à coloniser, peut-être dans l'isthme de Tehuantepec638. Vers 1861, le futur révolutionnaire anarchisant Alberto SANTA FE est gagné au fouriérisme à la suite de son contact avec Victor CONSIDERANT639. Ce dernier, actif dans sa colonie texane, se mêle aussi de politique mexicaine. Ses Quatre Lettres au Maréchal BAZAINE, publiées ultérieurement en 1868, le montrent adversaire radical du semi-servage agraire : le peonaje. Plutôt partisan de JUAREZ c'est aux envahisseurs que curieusement il s'adresse. Terrible ambiguïté bien documentée par Pierre-Luc ABRAMSON. Il n'en demeure pas moins que pour cet auteur, « il faut décidément ajouter Victor CONSIDERANT à la liste déjà longue de ceux qui ont frayé la voie à la Révolution mexicaine »640. L'année 1861 est souvent annoncée comme essentielle pour le fouriérisme mexicain. Cette année là Nicolás PIZARRO SUÁREZ (1830-1895)641 publie le roman utopique El Monedero - Le Faux-monnayeur, qui serait le premier exposé complet du phalanstère au Mexique au travers de la construction de Nouvelle Philadelphie642. La littérature romantique et utopiste mexicaine est attaquée par les conservateurs, parfois avec talent comme le fait José María ROA BÁRCENA (1827-1908) dans La Quinta modelo - La Ferme modèle, qui peut apparaître comme une diatribe anti saint- simonienne et anti-fouriériste publiée dans le journal La Cruz en 1870 (et non en 1857 comme parfois indiqué)643. Cela n'empêcha pas l'année suivante la publication d'un autre roman socialisant cité par Pierre-Luc ABRAMSON : La Navidad en las montañas - Noël dans les montagnes, de l'écrivain indigène libéral Ignacio Manuel ALTAMIRANO (1834-1893)644. Et surtout 1861 est marquée par l'arrivée au Mexique du docteur Plotino C. RHODAKANATY qui connaît l'espagnol grâce à un voyage antérieur en Espagne. C’est un immigré d’origine grecque, et peut-être princière (Plotino Constantinos RHODOKANAKIS645), qui tient haut le flambeau du socialisme utopique mexicain, mêlé de religion, de fouriérisme et de proudhonisme, pensées qu’il a surtout connues à Paris vers 1850. Écrivain, pédagogue, tailleur ( ?), il est célèbre pour un des premiers écrits socialistes de ce grand pays Cartilla socialista o sea Catecismo elemental de la Escuela de Carlos FOURIER (1861). Le terme « catéchisme » ne doit pas étonner les occidentaux, ni prêter à confusion, c’est le nom souvent donné alors en milieu éducatif mexicain pour désigner les textes de classe. RHODAKANATY a fondé une école-phalanstère de grand intérêt. Toujours en 1861 il fonde le journal fouriériste Falansterio. En 1877 il traduit des extraits de FOURIER sous le

635 BARABAS Alicia M. Utopías Indias. Movimientos sociorreligiosos en México, Quito: Abya-Yala, 258p, 2000, p.85 636 REINA Leticia Las rebeliones campesinas en México (1819-1906), México: Siglo XXI, 1980 637 PARIS Robert La fortune de FOURIER en Amérique latine,-in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.81-102, septembre-décembre 1972, p.90 638 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.31 639 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.59-60 640 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.67 641 ILLADES Carlos/SANDOVAL Adriana Nicolás PIZARRO: literatura y utopía en el siglo XIX, -in-Iberoamericana (1977- 2000), 22. Jahrg., n°1 (69), p.26-40, 1998 642 PARIS Robert La fortune de FOURIER en Amérique latine, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.81-102, septembre-décembre 1972, p.92 643 CORTÉS HERNÁNDEZ Valeria Soledad La Quinta Modelo. La novela como fuente histórica del México decimonónico -in-Fuentes Humanísticas, n.43, p.31-40, 2003 ?, Site : http://fuenteshumanisticas.azc.uam.mx/revistas/43/43_03.pdf, consulté le 04/07/2014 644 ABRAMSON Pierre-Luc Fouriérisme et roman au Mexique au XIX° siècle, à travers La Quinta modelo de José María BÁRCENA, El Monedero de Nicolás PIZARRO SUÁREZ et La Navidad en las montañas d'Ignacio Manuel ALTAMIRANO -in-BENMILOUD Karim Le Mexique de l'Indépendance à la Révolution, Paris: L'Harmattan, p.177-186, 2011 645 ABRAMSON Pierre-Luc Plotino C. RHODAKANATY : une œuvre essentielle dans l'histoire du mouvement social au Mexique, -in-BENMILOUD Karim/DOMINGO Paola/LARA-ALENGRIN Alba Amérique (s) Anarchiste (s). Expressions libertaires du XIX° au XXI° siècle, Paris: Nada éditions & Éditions Noir et Rouge, p.161-175, 2014, p.162 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 89/174 titre Las Atracciones guardan proporción a los destinos646. Actif dans l'association La Social (1865), l'entrée des femmes comme membres doit sans doute beaucoup au fouriériste RHODAKANATY. En effet son socialisme, comme celui de FOURIER ou de BAKOUNINE, mais pas celui de PROUDHON, promeut l'émancipation de la femme : « la liberté c'est l'émancipation et la réhabilitation de la femme et la libération individuelle hors de toute contrainte » (El Socialista, 28/05/1876)647. Si l'antiétatisme de RHODAKANATY le rattache surtout au proudhonisme et à l'anarchisme, son fouriérisme est donc bien réel, y compris par rapport à un certain déisme humaniste qu'il développe dans son curieux journal philosophique de 1874 El Craneoscopio648. Sa pensée, approfondie et radicalisée par certains de ses élèves, débouche sur l’histoire de l’anarchisme et les débuts des mouvements ouvriers et révolutionnaires, et curieusement pour des fouriéristes, parfois sur l'action violente. C’est surtout le cas de la région de Chalco, où Julio CHÁVEZ LÓPEZ (exécuté en 1869) veut établir une « République universelle de l’Harmonie » : on sent ici l’ancien élève « fouriériste » de RHODAKANATY. Le journal modéré El Socialista de Juan DE MATA RIVERA (1838-1893), fondé en 1871, mêle le fouriérisme à d’autres variantes du socialisme international ; son directeur a sans doute connu RHODAKANATY649. Autre disciple de RHODAKANATY, l'activiste proto-anarchiste Francisco ZALACOSTA (1844-1881) propose la création d'un Falansterio societario, à partir de La Social (organe plus ou moins bakouniniste des années 1870) et du Gran Comité Central Comunero650. En 1878 le journal La Internacional promeut un net idéal libertaire : «l'anarchie sociale, l'abolition de tous les gouvernements et la révolution sociale». Il se bat pour «la République sociale universelle, une et indivisible». Fidèle au fouriérisme de ses débuts, le point 11 de son programme souhaite «l'organisation du phalanstère sociétaire…»651. Quant à Alberto SANTA FÉ, anarchiste affirmé malgré le nom de son mouvement (Partido Comunista Mexicano 1878), il propose un programme qui reste teinté de fouriérisme : La ley del pueblo - La loi du peuple (1878)652. Il reste influencé par CONSIDERANT qu'il a connu au Texas. Il semble que le fouriérisme mexicain soit cependant bien plus ancien. Dans le Jalisco (Guadalajara) une société imprégnée de fouriérisme (Compañia de Artesanos de Guadalajara - Compagnie d’artisans) est active dès les années 1840653, son Reglamento date de 1850. Le commerçant et ingénieur Sotero PRIETO (né au Panama en 1806654), semble avoir été en contact avec les mouvements gaditans espagnols (liens d’amitié avec Joaquín ABREU Y ORTA). Sotero PRIETO est actif à Tampico, sans doute México DF et Guadalajara, ville dans laquelle il publie La Linterna de Diógenes depuis fin 1846. Vers 1851 SOTERO et son cousin l’industriel Manuel José OLASAGARRE (espagnol ou basque français ?) sont connus pour la création d’une usine textile : la Fábrica de La Experiencia, qui démarre réellement en 1853. Le médecin italien, spécialiste de l’hydrothérapie, José INDELICATO, apparaît comme un des autres vecteurs du fouriérisme du

646 FOURIER Carlos Las Atracciones guardan proporción a los destinos, México: trad. Plotino RHODAKANATY, Imp. de El Socialista, 1877 647 HART John Mason Los anarquistas mexicanos 1860-1900, México: SepSetentas, n°121, trad. María Elena Hope, 183p, 1974, p.36 648 HART John Mason Los anarquistas mexicanos 1860-1900, op.cit., 1974, p.45 649 VALADÉS José Carlos Cartilla Socialista de Plotino C. RHODAKANATY. Noticias sobre el socialisme en México durante el siglo XIX, -in-Estudios de Historia Moderna y Contemporánea de México, México: Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Históricas, v. 3, Documento 18, p.09-66, 1970, en ligne, Site http://www.iih.unam.mx/moderna/ehmc/ehmc03/018a.html, consulté le 21/12/2008 650 ZARCONE Pier Francesco La Libertà e la terra. Gli anarchici nella Rivoluzione messicana, Bolsena: Massari, 368p, 2004, p.30 651 DOILLON David, DOILLON David Aux sources des mouvements ouvriers et paysans mexicains : les précurseurs de l'anarchisme (1861-1882), -in-í Viva la social ! Anarchistes et anarcho-syndicalistes en Amérique latine (1860-1930), Paris-Saint-Georges d'Oléron: Nada-Noir et Rouge-Les Éditions libertaires-América libertaria, p.123-179, 2013, p.163 652 OBREGÓN Arturo Alberto SANTA FÉ y La Ley del pueblo : 1878-1879, México: Centro de Estudios Históricos del Movimiento Obrero Mexicano, 89p, 1980 653 DE LA TORRE Federico Les idées socialistes au Mexique au milieu du XIX° siècle : Guadalajara et ses liens avec le fouriérisme de Victor CONSIDERANT, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.61-78, décembre 2008 654 DOILLON David Aux sources des mouvements ouvriers et paysans mexicains : les précurseurs de l'anarchisme (1861- 1882), -in-í Viva la social ! Anarchistes et anarcho-syndicalistes en Amérique latine (1860-1930), Paris-Saint-Georges d'Oléron: Nada-Noir et Rouge-Les Éditions libertaires-América libertaria, p.123-179, 2013, p.124 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 90/174

Jalisco, notamment par son journal El socialista à Guadalajara. Intéressé par l’éducation populaire, INDELICATO est sans doute l’auteur de l’article De la instrucción del pueblo dans le numéro du 29/05/1856 du journal El Constituyente. Dans cette riche province du Jalisco, l’article de DE LA TORRE met l’accent sur la présence de nombreux écrits originaux ou traduits de Victor CONSIDERANT655. Il note l’importance du scientifique (chimie et ingénierie civile) Vicente ORTIGOSA (1817-1877), francophile, passé par l’École polytechnique de Paris, qui a sans doute ramené de son séjour français des idées socialisantes et qui est peut-être un des traducteurs. Il le lie également au capitaine à la retraite Sabás SANCHEZ HIDALGO qui est également francophone ; il sera gouverneur par intérim du Jalisco en 1847. La marque fouriériste s’imprime également dans le journal officiel du Jalisco, puisque celui-ci prend en 1849 le nom de La Armonía Social puis celui de La Voz de Aliancia. Il est amusant de noter que le journal El Universal, condamnant cette orientation prosocialiste et fouriériste, dénonce les « Doctrinas anárquicas »656 francophiles qu’elles représenteraient. Vers 1850 c’est le charpentier et journaliste José María CHÁVEZ (1812-1864) «lecteur passionné de FOURIER» (Robert PARIS) qui reprendrait le flambeau dans l’État d’Aguascalientes, notamment avec des « projets phalanstériens »657 ; élu en 1857, il devient gouverneur de son État en 1862-1863. Il doit sa popularité à son action résistante contre les français plus qu’à sa jeunesse fouriériste. On peut penser également que le musicien Juan Nepomuceno ADORNO (1807-1880) soit influencé par le fouriérisme, notamment dans son utopie La Armonía del Universo: ensayo filosófico en busca de la verdad, la unidad y la felicidad - L'harmonie de l'Univers : essai philosophique à la recherche de la vérité, de l'unité et du bonheur (partie I en 1862 et partie II en 1882) qui a connu une Introducción en 1851 publiée apparemment en anglais658. Dans ce premier ouvrage, un chapitre utopique entier (El Remoto Porvenir - L’avenir lointain) proposerait une nouvelle société où les hommes et les femmes seraient en totale égalité. ADORNO n'hésite d'ailleurs pas à se déclarer fondateur de la «philosophie harmonique» ; en envisageant une «fédération absolue» pour l'avenir il pourrait également passer pour un intermédiaire entre FOURIER et PROUDHON659. De FOURIER surtout il a retenu la totale égalité de droits entre hommes et femmes, et propose même un contrat de mariage novateur qui laisse à chacun(e) le droit de le casser660.

Robert PARIS nous rappelle également que Victor CONSIDERANT, sensible à ses liens libéraux et militaires français, a tenté de convaincre BAZAINE, responsable du corps expéditionnaire français, d'appliquer de profondes réformes foncières661. Épisode très symptomatique d'un certain fouriérisme par en-haut, que FOURIER lui-même avait caressé en son temps, et que TANDONNET en Argentine avait tenté avec Juan Manuel de ROSAS.

Malgré des aspects plus en faveur du développement industriel, l'expérience de la Colonie socialiste d'Occident, menée à Topolobambo par Albert Kimsey OWEN (1848-1916), connait elle-

655 DE LA TORRE Federico Les idées socialistes au Mexique, op.cit., 2008, p.64 & 65 656 DE LA TORRE Federico Les idées socialistes au Mexique, op.cit., 2008, p.71 657 VALADÉS José Carlos Cartilla Socialista de Plotino C. RHODAKANATY. Noticias sobre el socialisme en México durante el siglo XIX, -in-Estudios de Historia Moderna y Contemporánea de México, México: Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Históricas, v. 3, Documento 18, p.09-66, 1970, en ligne, Site http://www.iih.unam.mx/moderna/ehmc/ehmc03/018a.html, consulté le 21/12/2008 658 ADORNO Juan Nepomuceno Introducción a la Armonía del Universo; o Principios de la Geometría Físico-Armónica, London: 1851 659 HEFFES Gisela Las ciudades imaginarias en la literatura latinoamericana, Rosario: Beatriz Viterbo Editora, 288p, 2009, p.50 & 53 660 HEFFES Gisela, Las ciudades imaginarias, op.cit., 2009, p.55 & 65 661 PARIS Robert La fortune de FOURIER en Amérique latine, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.81-102, septembre-décembre 1972, p.93-94 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 91/174 aussi des traits fouriéristes comme le confirme Carlos ILLADES662. OWEN est en effet très proches des disciples étatsuniens Edward et Mary HOWLAND.

Dans les années 1920 le très actif mouvement acrate Grupo Cultural Racional de Aguascalientes aurait un écrit sur FOURIER parmi ses publications663. 18. Paraguay Au Paraguay, FOURIER est « lié » avec le savant, mais triste dictateur de 1814 à 1840, qu’est le Dr José Gaspar Rodríguez de FRANCIA (vers 1766-1840)664. Cet étonnant rapprochement tient au fait que FRANCIA a entrepris au Paraguay une réforme agraire de grande ampleur, et qu’il peut passer pour un des inventeurs des « fermes d’État » (les estancias de la patria)665 que FOURIER compare à des phalanges. Le bisontin est même plus enthousiaste, car il croît déceler la mise en œuvre, certes « en très bas degré, du mécanisme de l'industrie combinée »666. FOURIER s’est laissé abuser en voyant en FRANCIA « le continuateur des jésuites du Paraguay » comme il l’écrit lui-même dans La fausse industrie667. Sa prudence (il reconnaît au moins une dizaine de « fautes ») et sa critique d'un « régime tout militaire » ne l'empêche pas de distinguer au moins 20 avantages de la méthode du dictateur668. Les multiples allusions à FRANCIA dans La fausse industrie montrent l'importance de cet essai, évidemment rare pour l'époque. Dans les années 1880, les regroupements associatifs et mutualistes se développent. Le journal modéré El Artesano (1885-1886) veut unifier les classes. Son principal animateur Juan Andrés GONZÁLEZ cherche à atteindre «l'harmonie entre le propriétaire et l'ouvrier»669. 19. Pays Bas Les Pays Bas ne sont guère touchés par le fouriérisme670, sauf sans doute à travers des industriels-ingénieurs français comme Henri-Félix-Louis DROINET (industriel du gaz, né en 1801) ou comme le bisontin Marie Eugène BOUR. Une seule brochure fouriériste paraît dans ce pays, en 1841. Pourtant, deux librairies néerlandaises servent de dépôts à la Librairie sociétaire française. Une légère influence a peut être marquée le progressiste libéral G. de CLERCQ, pourtant plus proche de Louis BLANC. CONSIDERANT est lié au marchand d’art Chapman Israel ENTHOVEN (1785-1888) et à sa famille, le fils et le frère notamment (Louis Israel 1787-1863) artiste et entrepreneur (dans la métallurgie). 20. Pérou Au Pérou, l’influence de Flora TRISTÁN y MOSCOSO (citée ci-dessus) est malheureusement insuffisante par rapport à ses engagements socialistes et féministes et à sa volonté utopique de changement. Il est vrai que c’est surtout en France (et un peu en Angleterre, car elle voyage

662 ILLADES Carlos La Reunion y La Logia: dos utopías sociales en América del Norte, -in-GONZÁLEZ DE OLEAGA Marisa/BOHOSLAVSKY Ernesto El hilo rojo. Palabras and prácticas de la utopía en América latina, Buenos Aires- Barcelona-México: Paidós, p.173-186, 2009, p.173 663 RIBES IBORRA Vicente Prensa anarquista de Aguascalientes 1922-1926, Aguascalientes: Universidad Autonoma, 96p, 1980, p.42 664 ABRAMSON Pierre-Luc FOURIER y el fourierismo: un encuentro con América Latina, -in-JACOBY Roberto (compilado por) Jornadas FOURIER (15-17/04/2004), Buenos Aires: Centro Cultural Rector Ricardo Rojas, Libros del Rojas, p.11-21, 2006, p.15 665 BEECHER Jonathan FOURIER et FRANCIA. Une lettre inédite, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°3, 1992 666 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.30 & 38 667 BEECHER Jonathan FOURIER et FRANCIA, op.cit., 1992, p.5, 668 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, op.cit., 2013, p.81-87 669 DOILLON David/ZAIDMAN Pierre-Henri L'anarchisme au Paraguay : des origines du mouvement ouvrier à la Commune d'Encarnación, -in-í Viva la social ! Anarchistes et anarcho-syndicalistes en Amérique latine (1860-1930) Paris-Saint-Georges d'Oléron: Nada-Noir et Rouge-Les Éditions libertaires-América libertaria, p.181-217, 2013, p.183 670 Cf. MOORS Hans Réseaux et trajectoires fouriéristes aux Pays-Bas. Quelques réflexions à propos de H. F. L. DROINET, -in-Cahiers Charles Fourier, Besançon: n.7, p.69-97, 1996 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 92/174 beaucoup) qu’elle s’est liée aux ténors du fouriérisme (et des autres mouvances plus ou moins socialistes ou associatives comme le chartisme et le saint-simonisme). Militant pour l'Union ouvrière (texte de 1843) et pour un rôle accru de la femme comme rédemptrice (ou femme messie)671, à l'égal des hommes, elle contribue à appliquer et à ouvrir le message fouriériste qui est loin d'être sa seule source d'inspiration. De FOURIER elle partage la tonalité quasi religieuse de nombreux propos, la volonté de s'adresser à toutes et tous sans distinction de classe et de genre, l'espoir dans l'association, et aussi le souci de pouvoir aider d'abord les opprimé-e-s. Par contre elle compte surtout sur les ouvriers pour aider les femmes, et trop peu sur leur capacité à s'auto-émanciper672. Cependant, en revendiquant le terme de paria (intouchable, exclue) notamment dans son Pérégrinations d'une paria - Peregrinaciones de una paria (1938) elle met en avant la montée d'un féminisme qui est conscient de son exclusion et qui la revendique et l'analyse pour mieux avancer vers une société plus égalitaire673 : s'assumer est donc une nécessité pour pouvoir s'émanciper. Pour elle la qualité de paria provenait également de son statut social, fille naturelle d'abord, puis femme séparée ensuite. Cette condition de servitude, dès 1840 environ, elle la rattache aux différenciations de classes : les parias, femmes et ouvriers dominés participent donc de la même réalité et devraient fournir un même combat solidaire. Comme l'amie Carolina le fait remarquer, ce féminisme de Flora reste parfois ambigu car il met trop souvent l'accent sur la différenciation des sexes, de manière trop traditionnelle (l'homme la force et le rôle économique, la femme la douceur intelligente et la gestion de la famille) : elle risque donc au final de renforcer cette différenciation qu'elle cherchait pourtant à éliminer674. Néanmoins son volontarisme politique et son analyse critique de la société autoritaire de son temps en fait une personnalité importante à revaloriser autant dans le champ du féminisme que de celui du socialisme libertaire, et bien au-delà du cadre français ou péruvien. Elle est une de celles et ceux qui appellent à l'unité ouvrière au-delà des frontières (Prolétaires du monde unissez-vous), et anticipe donc ainsi l'appel internationaliste des organisations internationales675. Il est intéressant de rappeler également que les TRISTAN sont des amis du libérateur Simón BOLIVAR676. Il serait nécessaire de se demander si le petit-fils de Flora, le peintre Paul GAUGUIN (1848- 1903), se souvenait des idées de sa grand-mère et si cela a pu influencer les velléités harmonieuses et sensuelles de son rêve pacifique. Il semble que le métis socialisant Juan BUSTAMANTE (1808-1868) ait été influencé localement par les idées fouriéristes. Il est surtout connu pour la rébellion andine et indigéniste de 1867 dans le Huancané et par sa mort atroce677. Grand voyageur, il avait parcouru de très nombreux pays, d'où son nom indigène de Mundo purikuj-Le coureur de monde678. Il connaît les idées sociales et utopiques par ses nombreuses lectures, notamment via Eugène SUE. Dans les années 1920 les intellectuels radicaux et les anarchistes et anarcho-syndicalistes sont très actifs à Cusco, notamment Luis VELASCO ARAGÓN, disciple de l'écrivain anarchisant Manuel GONZÁLEZ PRADA, et Roberto LATORRE éditeur d'une revue de qualité Kosko. «Une conséquence de ces entreprises éditoriales fut la formation d’un groupe d’études radical, connu sous

671 CROSS Màire L'itinéraire d'une femme engagée dans la cité, Flora TRISTAN. Un exemple à éviter ?, -in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT-SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.319-332, 1997, p.326 672 VARIKAS Eléni Flora TRISTAN et l'Union ouvrière (1998), in-Toutes à y gagner. Vingt ans de féminisme intersyndicale, Paris: Syllepse, 536p, 2017 673 CLAVERO WHITE Carolina De parias a emancipadas. Estrategias feministas en el pensamiento y la acción de Flora TRISTÁN (2011), Uruguay: Tiré à part, contact : [email protected], 12p, 2012, p.03-04 674 CLAVERO WHITE Carolina De parias a emancipadas, op.cit., 2012, p.07 675 JURADO Nekane Lucharon contra la hidra del patriarcado: Mujeres Libres, Iruña: Eusko Lurra Fundazioa, 366p, 2017, p.66 & 68-69 676 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.44 677 ABRAMSON Pierre-Luc Juan BUSTAMANTE : socialisme quarante-huitard et millénarisme, -in-L'Amérique latine en Europe au XIX° siècle : oralité, histoire et littérature, Le Mans-Orléans: Almoreal-Alfil Édtions, p.215-223, 1995 678 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.173 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 93/174 le nom de El Falansterio. Le groupe avait pris son nom d’un concept de phalanstère (une petite communauté volontaire basée sur la propriété commune) développé par le socialiste libertaire français Charles FOURIER. Le groupe tenait ses réunions au domicile de Rafael TUPAYACHI, un intellectuel indien, qui fut le premier secrétaire général et professeur à l’université populaire González Prada de Cuzco, en mai 1924»679. À Cusco sort en 1926 un organe appelé El Falansterio qui prolonge sans doute l'expérience évoquée. 21. Pologne Nombreux sont les polonais immigrés en France après l'insurrection de 1831 et qui y approfondissent leurs pensées alternatives. C'et pourquoi en Pologne, les idées socialistes apparaissent dans les années 1830, le mot socialisme lui-même verrait sa première mention en mai 1835. La tendance générale est plutôt nationaliste, d’inspiration saint-simonienne et souvent évangélique. LAMMENAIS semble une importante référence. L'influence proudhonienne et surtout bakouninienne semble plus tardive.

Le premier (et principal) fouriériste polonais d’importance, très influent en France, est l’avocat et publiciste Jan (Jean) CZYŃSKI (1801-1867). Il a publié plus de 300 textes dans 5 langues différentes. Il a participé à l'insurrection polonaise de 1831, notamment à Lublin, et à Varsovie il est actif, notamment comme vice-président de la Société Patriotique. Sa tête est même mise à prix ! Dans l'exil il reste membre du Comité National Polonais. Il rejoint ensuite pour une courte période (jusqu'en fin 1835) la Société Démocratique Polonaise (TDP) malgré son opposition croissante à Nepomucen JANOWKSI. Militant contre l’antisémitisme et pour la reconnaissance « des polonais de foi mosaïque », pour la libération de la Pologne, pour l’émancipation féminine, il est en France lié aux républicains radicaux avant de rallier le fouriérisme vers 1832. Il le reste jusqu'en fin de sa vie680. Il ne se serait jamais défini socialiste à la différence de son ami et adversaire Ludwig KRÓKILOWSKI qui lui se disait communiste (partisan de CABET) : tous les deux sont souvent considérés comme les premiers socialistes polonais681. Il s'en prend aux insuffisances de la démocratie et irrite pour cela beaucoup de ses compatriotes, mais il frappe juste quand il annonce qu'en république on a parfois moins de droit que dans certaines monarchies. Grâce surtout à son ouvrage l'Avenir des femmes publié en français en 1841, il peut aussi passer pour un des premiers féministes de son pays, certes fort modéré mais réellement pionnier et de ce fait isolé. Favorable aux petites communautés, il a lancé plusieurs pistes pour promouvoir des phalanstères en Algérie, aux ÉU, à Paris mais également bien sûr en Pologne.

D'autres fouriéristes polonais ont existé, mais sans grande influence, et en très petit nombre. En Belgique on trouve un temps Jan DWORZECKI correspondant du Nouveau Monde. Les thèses de Stanislaw BRATKOWSKI sur les communes rurales s'inspireraient fortement de FOURIER. 22. Porto Rico À Porto Rico au début du XX° siècle, on peut se poser la question de l’influence fouriériste sur l’anarchiste Luisa CAPETILLO PERÓN (1879-1922) dont je dispose des œuvres complètes grâce à sa biographe Norma VALLE FERRER682. Elle utilise dans ses ouvrages bien des termes qui

679 HIRSCH Steven L’anarchosyndicalisme au Pérou, 1905-1930 (2011), 28p, Traduit en 2012, p.20 680 KULIGOWSKI Piotr Un fouriériste dans la vie politique polonaise : les polémiques de Jan CZYŃSKI (1801-1867) -in-Cahiers Charles FOURIER, n.30, p.125-142, 2019, p.131 681 KULIGOWSKI Piotr Un fouriériste dans la vie politique polonaise, 2019, p.135 682 CAPETILLO Luisa Obra completa. Mi patria es la libertad, San Juan-Cayey: Universidad de Puerto Rico, ed. Norma VALLE FERRER, 328p, 2008 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 94/174 rappellent FOURIER (harmonie, attraction, universelle…) mais surtout elle se positionne pour la liberté de l’amour et de la femme dans des tonalités parfois proches de celles du bisontin. Dans son utopie La Humanidad en el futuro683 ou dans son ouvrage Mi opinión-Mon opinion. Sur les libertés, droits et devoirs de la femme comme compagne, mère et être indépendant684, elle est comme FOURIER, mais également comme bien d’autres socialistes conséquents, en faisant de la femme libre le pilier de la société future libérée. Sans justifier un libertinage, pour elle condamnable, elle affirme à plusieurs reprises que l’amour ne peut connaître de codes et de limites. C’est proximité entre la portoricaine et FOURIER serait renforcée par sa mère française et sa connaissance des écrivains sociaux de l’hexagone, et par cette considération de Luis VITALE : « dans ce vrai socialisme utopique (celui de FOURIER) se basent les utopistes latino-américains, préoccupés par l’amour libre et le respect pour la femme »685. 23. Portugal Vers 1840, entre Portugal et Brésil Silvestre PINHEIRO FERREIRA est défenseur des associations et sans doute proche des fouriéristes, peut-être du Dr MURE et de ses projets brésiliens686. Les idées sociétaires se développeraient assez tardivement, au moment de la révolution de la Patuleia (1846-1847) et après celle-ci dans la floraison d'associations ouvrières et de journaux socialisants que compte le pays, notamment O Eco dos operarios (1850)687. Quelques intellectuels comme CASAL RIBEIRO (José Maria Caldeira DO CASAL RIBEIRO 1825-1896), le «poète CASTILHO» (est-ce António Feliciano de CASTILHO 1800-1875 ?) ou surtout SOUSA BRANDAO (Francisco Maria de SOUSA BRANDÃO 1818-1892 ?) se réclament de FOURIER, mais ils ont fort à faire avec un socialisme majoritairement plutôt proudhonien. Il y a des traces mais pas vraiment d'école fouriériste, même si le libéral Henriques NOGUEIRA (José Félix HENRIQUES NOGUEIRA 1823-1858) décrit son projet de municipe à la manière d'un phalanstère. En 1876 COSTA GOODOLFIM (José da COSTA GOODOLFIM ou GODOLFIM ou GOODOLPHIM 1842-1910), fondateur d'un Centro Democrático en 1871, propose encore la réalisation d'un Familistère pour résoudre le problème des logements sociaux, mais il semble bien isolé. Il est plutôt lié au mouvement coopérativiste et mutualiste. 24. Roumanie En Roumanie, l’intellectuel Théodore DIAMANT (Theodoros MEHTUPCIU-DIAMANTIDES 1801-1841) eut une certaine renommée, peut être usurpée, avec la tentative de phalanstère de Scaëni en Valachie (1835-36). Il eut l’appui pour diffuser le fouriérisme du poète utopiste Jean Eliade RĂDULESCO (Ion HELIADE-RĂDULECU 1802-1872), écrivain et directeur de revue, qui mêle le rêve de « société harmonieuse » avec saint-simonisme et christianisme ; il se définit lui-même « harmonial ». Jean (Ion) GHICA (1816-1897), écrivain et homme politique d’importance (diplomate et 2 fois Premier ministre) semble lui-même un temps gagné au fouriérisme688, tout comme le poète et romancier féministe César BOLLIAC (1813-1881) même si cela reste discuté, et Nicolas KRETZULESCO (futur grand nom de la médecine et un temps premier ministre).

683 CAPETILLO Luisa La Humanidad en el futuro, San Juan, Puerto Rico: Biblioteca Roja, Tipografía Real Hermanos, 1910 684 CAPETILLO Luisa Mi opinión: Sobre las libertades, derechos y deberes de la mujer como compañera, madre y ser independiente, San Juan, Puerto Rico: Biblioteca Roja, 1911 685 VITALE Luis Contribución a una historia del Anarquismo en América Latina, Santiago de Chile: Instituto de Investigación de Movimientos Sociales “Pedro Vuskovic”, 1998, 43pA4, sur le site consulté le 27/09/2008 http://mazinger.sisib.uchile.cl/repositorio/lb/filosofia_y_humanidades/vitale/obras/sys/aaml/t.pdf1, p.2 686 PINHEIRO FERREIRA Silvestre Projecto d'Associação para o melhoramento da sorte das classes industriosas, Paris: Rey et Gravier, JP Aillaud, 1840 687 FONSECA Carlos Caractéristiques de l'activité fouriériste dans la Péninsule ibérique, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.103-114, septembre-décembre 1972, p.104-105 688 BERINDEI Dan Le Phalanstère de Scăieni en Valachie, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°2, 1991 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 95/174

Avec Insula Prosta - L’isle Prosta (vers 1885), Jean GHICA ironiserait sur le socialisme qu’il qualifie d’« excentrique » de sa jeunesse : s’agit-il d’une des premières contre-utopies dénonciatrices roumaines689 ? Malgré tous les échecs et toutes les évolutions, le fouriérisme reste une forte « référence intellectuelle »690 pendant longtemps dans le pays. 25. Royaume Uni Au Royaume Uni, le socialisme utopique d’OWEN est dominant. Cependant, la féministe d’origine irlandaise Anna Doyle WHEELER (1785-1848) est une des propagandistes des phalanstères et une traductrice de FOURIER. Hugh DOHERTY, principal leader du fouriérisme britannique, est depuis 1841 l’animateur de The London Phalanx. Les frères James (né en 1816) et Arthur (1810-1897) YOUNG sont également très présents. James soutient financièrement et commercialement les activités de DOHERTY. Arthur est tenté par les expériences sociétaires, et avant de s'engager dans celles de Condé et surtout de Cîteaux en France, il s'est intéressé à l'expérimentation fondée en 1836 à Adelaïde en Australie du Sud. L'argentino-britannique Guillermo Enrique (William Henry) HUDSON (1841-1922) avec sa dystopie A Crystal Age (1887) semble évoquer quelques traces fouriéristes : petites communautés, promotion de la femme (matriarcat), refus du mariage, du commerce et de l'argent, travail parfois attrayant… Peut-on trouver un hommage posthume à FOURIER dans The Subjection of Women - L'asservissement des femmes (écrit en 1861 mais publié en 1869) - un des grands textes féministes du XIX° siècle - de John Stuart MILL (1806-1873) ? C'est un est un des premiers textes d'origine masculine à rehausser la place des femmes (dans la sphère privée comme dans la sphère publique) et à se positionner pour affirmer leur égalité politique et institutionnelle, y compris pour le droit de vote. À la suite de FOURIER il juge très mal une société qui opprime les femmes, cette oppression empêchant tout réel progrès. Plus tard William MORRIS (1834-1896) dans sa très libertaire utopie News From Nowhere (1888) fait plusieurs références à FOURIER, sur l'éducation et le rôle des enfants, le travail attrayant (les travaux faits par MORRIS tout au long de sa vie sont peut-être la plus belle illustration vécue de ce concept fouriériste), le rôle totalement égalitaire des femmes… Il lui arrive également de citer les phalanstères. Point de rencontre entre fouriérisme, anarchisme, marxisme et mouvements artistiques, la place de MORRIS dans son pays et au niveau international demande à être fortement revalorisée691. Plus globalement le post-fouriérisme semble vivace au sein des intellectuels proches de la Fabian Society. Edward CARPENTER (1844-1929), fabien et proche des anarchistes, est un féministe convaincu (Cf. Woman, and her Place in a Free Society en 1894-95), mais il ouvre l'amour libre plus largement, y compris aux relations homosexuelles, notamment avec Homogenic Love in a Free Society (1894). Ce pamphlet est rapidement réédité, sous un autre titre Love's Coming of Age (1896) ; les féministes en prennent acte car il met en avant la riche potentialité sexuelle des femmes692. Il s'accompagne d'autres œuvres marquantes comme Sex Love and its place in a free society et Marriage in Free society. En 1902, il va encore plus loin, et publie son premier vrai poème homosexuel : Who shall Command the Heart? Son plus célèbre ouvrage sur cette thématique est plus tardif (1908) : The Intermediate Sex. Il a sans doute fortement influencé Henry Havelock ELLIS (1859-1939) poursuivi pour son Sexual Inversion (1898) qu'il a écrit avec John Addington SYMONDS (1840-1893), auteur connu pour sa défense du «male love» (homosexualité) et de «l'amour

689 Les promesses de l’Harmonie : disciples et traces du fouriérisme en Roumanie - Partie 2, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n° 18, p.79-90, décembre, p.82 690 IONCIOAIA Florea op.cit., 2007, p.87 691 C.9. William MORRIS et la première grande utopie fouriériste et libertaire célèbre (1888), -in-ANTONY Michel III. Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3A-FERM.DOC, 1° publication 1995, 277p, mars 2017 692 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi». La question femminile dal socialismo utopistico all'anarchismo italiano (1825-1917), Bologna: Clueb, 300p, luglio 2011, p.99 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 96/174 impossible» (pédérastie). En 1891 ELLIS se «marie» avec une lesbienne assumée, Edith LEES (1861-1916) : ils fondent ainsi un «mariage ouvert» fermement revendiqué. ELLIS et CARPENTER sont membres du The Fellowship of New Life (fondé en 1883), tout comme George Bernard SHAW (1856-1950). D. H. LAWRENCE (1885-1930) doit sans doute aussi pas mal de choses aux écrits de CARPENTER. Tous sont membres ou proches de la Fabian Society. ELLIS a été un des fondateurs de la Ligue Mondiale pour la Réforme sexuelle sur des Bases Scientifiques. Celle-ci tient son IV° Congrès à Vienne en septembre 1930. Elle sort 10 propositions dont la 6° est éloquente : «Conduite humaine et rationnelle vis-à-vis des sexualités anormales comme par exemple les homosexuels - hommes et femmes - les fétichistes, les exhibitionnistes, etc.». Certes on parle ouvertement, et pour les deux sexes, de pratiques sexuelles minoritaires ; mais elles sont toujours considérées comme anormales. Par contre on se doit d'avoir par rapport à elles une compréhension humaine et rationnelle. C'est un petit pas, c'est encore loin de la reconnaissance égalitaire des pratiques et manies que FOURIER proposait un siècle auparavant. Oscar WILDE (1854-1900)693 doit être également abordé, pour sa liberté de vie et de pensée, et pour son superbe L'âme de l'homme sous le socialisme694, aux aspects fouriéristes et libertaires évoqués avec grand talent. 26. Russie et monde russe 1. FOURIER et quelques antécédents

On évoque parfois un voyage de FOURIER en Russie, lié aux nécessités de ses emplois, mais rien ne le prouve695.

FOURIER n'est pas dupe sur la Russie de son temps, ravagée par une mauvaise économie et un gouvernement autoritaire et arbitraire où règne le knout. Mais comme tout le globe, la Russie n'est pas fermée à l'utopie et aux grandes transformations. En 1835-36 FOURIER projette pour l'an 1843 de «délivrer la Sibérie», «contrée anéantie par les frimas» grâce à sa volonté de «restaurer progressivement les climatures» en se saisissant du retour de «l'anneau boréal»696. Déjà en 1822 il s'enthousiasmait pour les passages du Nord, notamment celui du Cap sibérien697, même s'il pense que la Russie, à l'inverse de l'Angleterre, ne s'intéresse pas assez au percement de ces «passes»698. Pour FOURIER la fonte partielle des glaces polaires ne peut que bénéficier à l'économie sibérienne699. La Russie est donc bien un lieu privilégié pour l'expérimentation utopique.

En Russie, le message fouriériste pourrait s'appuyer sur quelques antécédents. FOURIER a-t-il lu l'utopie présentée dans la deuxième partie de Rossiiskaya Pamela - La Paméla russe (1789) par Pavel Iou LVOV (1751-1803). Dans une île heureuse, évoquant une sorte d'âge d'or, les habitants vivraient en commun sous le même toit («une seule maison extrêmement longue») dans «un phalanstère avant la lettre»700. Un «obscur petit noble de province» Petr ZAKHARYINE publie en 1793 Arfaksad (Arfaxade, une histoire chaldéenne)701. Dans cette œuvre, un rebelle du nom d'ABBADON (ou AVADDON -

693 C.12. Une utopie originale d’Oscar WILDE en 1890, -in-ANTONY Michel III. Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3A-FERM.DOC, 1° publication 1995, 277p, mars 2017 694 WILDE Oscar The Soul of a man under socialism, London: 1891 695 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.23 696 FOURIER Charles La Fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l'antidote, l'industrie naturelle, attrayante, véridique donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité (1835), Dijon: Presses du réel, 780p, 2013, p.442 697 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.388 698 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1 (1822), Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.399 699 FOURIER Charles Théorie de l’Unité universelle. Tome II. Volume 1, Dijon: Presses du réel, 656p, 2000, p.394 700 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.100 701 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.100-101 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 97/174 l'ange de la mort), combat pour des idées libertaires. Il ne recherche pas le pouvoir. Il affirme de manière quasi fouriériste que «la vraie liberté consiste dans la réalisation audacieuse et incontrôlée de tous ses désirs, sans craindre ni les reproches des autres, ni les tourments de sa propre conscience». La vie semble communautaire. Pour Michel NIQUEUX et Leonid HELLER il incarne sans doute «le tout premier anarchiste de la littérature russe», ce dont on peut douter, au moins sur un plan, quand il est dit que la communauté dispose d'un temple de l'Être suprême. Dans un article de 1996 HELLER fait d'AVADDON «un authentique libertin à la mode française», le rattache aussi au marquis de SADE, et précise «individualiste» dans sa définition de l'anarchisme702.

2. les premiers fouriéristes russes et le Cercle de PETRACHEVSKI

Au début du XIX° siècle, si on suit Georges SOURINE, le premier penseur social (présocialiste) occidental connu et analysé serait Robert OWEN703, puis SAINT SIMON. FOURIER vient naturellement ensuite et souvent en accord ou opposition avec SAINT SIMON puis avec PROUDHON. Helen REEVE confirme cette analyse en notant que «l'école naturaliste» russe s'inspire essentiellement de SAINT-SIMON et de FOURIER704. Selon Leonid HELLER705 l'ouvrage de Nikolaï SOKOLOV et V. ZAJCEV de 1866 met PROUDHON et FOURIER au premier plan706. En Russie et dans le monde slave, FOURIER est d'abord surtout évoqué par Alexandre HERZEN (1812-1870) - mais parfois de manière critique707 - à partir semble-t-il de 1833708 dans ses échanges avec Nikolaï OGAREV (1813-1877). OGAREV, parlant du trio qu'il fonde avec HERZEN et Nicolas Ivanovitch SAZONOV (1815-1862), rappelle qu'ils sont décabristes assumés et «élèves de FOURIER et SAINT-SIMON»709. Comme chez beaucoup de russes socialisants, diverses pensées utopiques sont mêlées et difficiles parfois à identifier spécifiquement. HERZEN et OGAREV sont arrêtés puis relégués vers 1834-1835 pour leurs pensées séditieuses et leur cercle est supprimé. Selon KAPLAN, les regroupements de même type, surtout à Moscou, permettent de réunir la noblesse contestataire et hostile à l'autocratie pétersbourgeoise de plus en plus bureaucratisée, dont ils ne partagent pas l'idéal fortement étatisé et dont ils subissent la concurrence en terme de places et d'influence auprès du Tsar710. Ceux qui comme HERZEN s'inspirent de l'occident sont appelés «occidentalistes», ceux qui rejettent cette influence se nomment «slavophiles». Seuls les premiers, ainsi que BAKOUNINE711, remettaient en cause autant l'autocratie seigneuriale que le régime bureaucratique central. Ce fouriérisme initial d'HERZEN, centré sur centré sur un «nouveau type d'association agraire et communale»712, et marqué longtemps par son occidentalisme, est partiellement contré par le fouriérisme russe des années 1840 qui cherche (avant HERZEN) à plus s'ancrer dans la réalité orientale, non pour justifier l'autocratie bureaucratique qu'il combat, mais pour éviter à la Russie

702 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie. [Un itinéraire : l'utopie], -in-Cahiers du Monde russe et soviétique, p.249-275, n.37-3, 1996, https://www.persee.fr/doc/cmr_1252-6576_1996_num_37_3_2460, consulté le 28/03/2018, p.249 703 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie. Contribution à l’histoire du socialisme russe, Paris: Université de Paris- Faculté de Droit-Imp. Paul Dupont, Thèse pour le doctorat du 08/06/1936, 127p, 1936, p.10 704 REEVE Helen S. Utopian Socialism in Russian Literature: 1840's-1860's, -in-American Slavic and East European Review, Vol.18, n.3, p.374-393, October 1959, p.377 705 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.250 706 SOKOLOV Nikolai Otščepency (Les renégats) (Varfolomej ZAJCEV : I. Istoričeskie otščepency), Saint- Pétersbourg: 1866], -in-Šestidesjatniki (Les hommes des années 60), Moskva: Sovetskaja Rossija, 1984 707 «le phalanstère n'est autre chose qu'une commune russe», cité par HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.139 708 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., p.14 709 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, Torino: Piccola Biblioteca Einaudi, 386p, 1977, p.17 710 KAPLAN Frederick I. Russian Fourierism of the 1840's: A Contrast to HERZEN's Westernism, -in-American Slavic and East European Review, Vol. 17, n.2, p.161-172, april 1958, p.163 711 KAPLAN Frederick I. Russian Fourierism of the 1840's.,op.cit, 1958, p.164 712 REEVE Helen S. Utopian Socialism in Russian Literature, op.cit, 1959 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 98/174 l'apparition d'un capitalisme destructeur des groupes sociaux qu'il représente713. Ces aristocrates ou fonctionnaires ou membres de l'intelligentsia se méfient d'une bourgeoisie triomphante qui s'impose alors à l'ouest de l'Europe. Conclure, comme KAPLAN, que «le fouriérisme russe fut la conception de l'utopie de la bureaucratie russe» semble cependant excessif (même si cette remarque vaut pour le seul fouriérisme moscovite des années 1840), car les motivations et la diversité sociologique des militants sont beaucoup plus larges et diversifiées. Dans les années 1840 HERZEN reste fidèle aux penseurs utopistes de sa jeunesse et en fouriérisme il a augmenté ses connaissances en lisant l'œuvre de CONSIDERANT (notamment Destinées sociales) qui est «la plus énergique, la plus pleine et la plus large sortie de l'école de FOURIER». HERZEN lui-même a évolué. En 1843 il écrit dans son journal que «le fouriérisme a éclairé, certes, plus profondément que tout autre système, la question du socialisme»714. Mais désormais, surtout sans doute par sa proximité proudhonienne, HERZEN condamne la petitesse fouriériste, et critique par exemple l'autoritarisme qu'incarnerait le phalanstère, et la méconnaissance de la femme et de l'amour chez FOURIER. Pour lui un phalanstère appliqué autoritairement à la mode de Saint- Pétersbourg, ressemblerait plus à des colonies militaires qu'à la société harmonieuse rêvée. En 1844 il écrit encore : «FOURIER est, sur des fondements colossaux, mortellement prosaïque, mesquinement minutieux et particulariste»715. SOURINE note cependant que les traces du fouriérisme restent fortes longtemps dans le socialisme très pluraliste d'HERZEN, malgré ses préférences désormais plus fréquentes pour Michel BAKOUNINE (1814-1876). Il faut noter cependant qu'HERZEN a toujours su défendre avec talent FOURIER contre les attaques mesquines ; ainsi Johanson ZILBERFARB note que «selon un témoignage de Maxime KOVALEVSKY, ENGELS a dit qu' « un seul doigt auriculaire de FOURIER contient plus de gages d'un avenir heureux pour le genre humain que toutes les connaissances encyclopédiques de son sévère critique DÜHRING, ramassées au petit bonheur de tous côtés. » — Maksim KOVALEVSKIJ Guertsen i osvobodit'el'noje dvizhenije na Zapad'e. Vestnik Jevropy, 1912, VI, 221 (Maxime KOVALEVSKY, HERZEN et le mouvement de libération à l'Occident. Messager de l'Europe, 1912, VI, p. 221)»716.

En 1837 Andrei Aleksandrovich KRAÉVSKY (1810-1889) ferait l'éloge de l'harmonie fouriériste dans le Supplément littéraire de L'Invalide russe717. Cet important éditeur et publiciste est lié à une bonne partie de l'intelligentsia russe progressiste : HERZEN, BELINSKI, DOSTOÏEVSKI, TURGUENEV718…

Au début des années 1840 l'introducteur universitaire le plus complet du fouriérisme serait le professeur Victor Stepanovich POROCHINE (POROŠIN ou POROSHIN 1809-1867), enseignant en économie à Saint-Pétersbourg. Anticommuniste, il ne cache pas ses sympathies pour FOURIER et marque par ses cours et son mode de vie, humaniste et intègre, toute une génération719. La plupart des étudiants fouriéristes à venir sont passés par son enseignement ou par la connaissance de ses écrits. Selon l'expression d'Henri DESROCHE son cours est «une pépinière» du fouriérisme russe720.

Vissarion Grigorievitch BELINSKI (ou BIELINSKI 1811-1848) discute à Saint-Pétersbourg du socialisme utopique, de source française, souvent par le canal des romans de George SAND, ou en

713 KAPLAN Frederick I. Russian Fourierism of the 1840's., op.cit., 1958, p.170-171 714 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.18-19 715 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.30 716 ZILBERFARB Johanson L’imagination et la réalité dans l’œuvre de FOURIER, -in-Le Mouvement social, Paris: n°60, p.05-21, juillet-septembre 1967, p.09 717 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.23 718 LANTZ Kenneth The Dostoevsky Enciclopedia, Greenwood Press, 536p, 2004, p.221 719 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.22 720 DESROCHE Henri La société festive. Du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, Paris: Seuil, 416p, 1975, p.205 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 99/174 partant des écrits d'HERZEN, même avant la création du cercle PETRACHEVSKI721. Il serait «le premier en Russie à penser l'avenir sous forme de l'utopie amoureuse» dénonçant le mariage et promouvant la liberté des amants et amantes722 ; pour lui «le temps viendra où il n'y aura plus de devoirs et d'obligations, où la volonté se soumettra non plus à la volonté, mais à l'amour ; il n'y aura plus de maris et de femmes, mais des amants et des amantes…» (1841)723. Esprit ouvert, il n'est pas purement fouriériste, car il s'est jeté sur la lecture de toutes les tendances socialistes parisiennes note VENTURI724, mais en liant «l'émancipation de la femme, l'amour libre et le socialisme», il marque tous les courants de son époque. Son influence sur l'intelligentsia russe est considérable, notamment sur DOSTOÏEVSKI qui en reconnaît l'importance ; il en est de même avec BAKOUNINE. Comme ce dernier, il revendique toutes les «passions créatrices»725, ce qui est profondément fouriériste. BELINSKI est également important pour sa vision de l'art726, qui contribue à donner une idée du réel, et dont le rôle est d'aider à poser des questions essentielles pour le corps social. Idées qui rappellent la position proudhonienne, sans être aussi catégorique ou utilitariste.

C'est BELINSKI qui découvre l'importance de l'écrivain Nikolaï Alekseïevitch NEKRASSOV (1821-1878). Tous deux connaissent bien les écrits de George SAND, très lue en Russie727. Elle peut sur certains aspects être une des passerelles du fouriérisme en ce pays. Dans les années 1840 NEKRASSOV fait l'éloge des phalanges fouriéristes en décrivant un joyeux phalanstère où on travaille «les fenêtres ouvertes et en chantant» en choisissant soi-même son type d'activité728. L'extrait cité est référencé par Helen REEVE comme provenant du roman autobiographique inachevé La Vie et les Aventures de Tikhon Trostnikova (écrit entre 1843-1848). L'idéal communautaire paysan serait également une des clés du roman Tonkij chelovek de 1853-55 ; le respect de la pensée libre, de «'importance sociale des individus et de la foi en Dieu» témoignerait de l'influence fouriériste, la société juste et harmonieuse correspondant à la bonne volonté divine 729.

Dans l'émigration parisienne Ivan Gavrilovich GOLOVIN (ou GOLOVINE 1816-1890) évolue vers des positions plus sociales voire socialistes, pour s'engager et par exemple soutenir BLANQUI au procès de Bourges en 1849. D'après VENTURI, il évoque longuement FOURIER dans Des économistes et des socialistes, ouvrage publié à Paris en 1846. J'ai trouvé une référence chez Firmin Didot frères et Cappelle pour 1845730. Il y écrit qu'en substance, dans la masse des œuvres «excentriques» (de l'ouest européen surtout) « une seule les domine toutes et forme le fil de ce labyrinthe, c'est l'association » 731. Il avait tout compris. Il semble ensuite de plus en plus influencé par les idées d'HERZEN, et se tourne sur les ferments démocratiques et progressistes de son ancien pays russe (car il est peut-être naturalisé britannique).

Un autre exilé Vladimir Serguéievitch PETCHÉRINE (PEČËRIN 1807-1885) évolue vite vers un déisme assez débonnaire qu'il emprunte peut-être à FOURIER, qu'il connaît sans doute, notamment de manière indirecte. Il est comme BAKOUNINE un des lecteurs de George SAND732 et a lu (et connu ?) HERZEN, bien que celui-ci affirme le contraire. « Le père PETCHÉRINE » se convertit au catholicisme et se rapproche des Rédemptoristes, proches des Jésuites733.

721 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.29 722 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.138 723 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.585 724 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.28 725 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.30 726 REEVE Helen S. Utopian Socialism in Russian Literature, op.cit., 1959, p.376 727 REEVE Helen S. Utopian Socialism in Russian Literature, op.cit, 1959, p.384 728 Cité par REEVE Helen S. Utopian Socialism in Russian Literature, op.cit, 1959, p.382 729 REEVE Helen S. Utopian Socialism in Russian Literature, op.cit, 1959, p.383 730 GOLOVINE Ivan Des économistes et des socialistes, Paris: Firmin Didot frères et Cappelle, 38p, 1845 731 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.68-69 732 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.135 733 HERZEN Alexandre Passé et méditations, Tome quatrième, : L'Âge d'homme, 512p, 1981, p.373 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 100/174

On trouve ensuite le jeune Fedor DOSTOÏEVSKI (1821-1881) qui est passé comme d'autres fouriéristes occidentaux (à commencer par Victor CONSIDERANT) par les écoles de cadres militaires (École Supérieure des Ingénieurs Militaires de Saint-Pétersbourg - 1838). De sa période fouriériste date l'ouvrage Netochka Nezvanova, commencé en 1847, publié en feuilletons et interrompu par l'arrestation. Le roman est centré sur des personnages féminins, et notamment sur l'héroïne principale qu'on croise à différents moments de son existence. Est-ce que cette primauté d'un personnage féminin assez fort et autonome malgré les vicissitudes pourrait être une trace des lectures fouriéristes de l'auteur ? Je cite DOSTOÏEVSKI en premier car sa renommée a contribué à mieux faire connaître tous les groupements russes et notamment le Cercle de PETRACHEVSKI. Cette célèbre organisation, l'importance de beaucoup de ses membres, les centaines de sympathisants734, les multiples informations sur les procès… permettent de mettre en évidence ce qui constitue l'apogée du fouriérisme en Russie, même si les idées poursuivent leur chemin ensuite, et même si l'historiographie soviétique tend alors (années 1950) à la minimiser, pour des raisons disons plutôt nationalistes et idéologiques. Ce serait notamment le rôle de l'historien N. SLADKEVIČ si on suit RIASANOVSKY735. Cette sous-estimation et la méconnaissance de la totalité du corpus concernant la mouvance autour de PETRACHEVSKY est encore fortement dénoncée en 1984736. Michel Vasiliev BOUTACHEVITCH-PETRACHEVSKI (ou PETRAŠEVSKIJ 1821-1886) est issu de famille noble libérale et aisée (ce qui tranche avec un mouvement surtout composé de membres des classes moyennes). Il se fait remarquer très tôt par son esprit d'indépendance, son intégrité, une solidarité et une générosité toutes deux actives, mais également par ses nombreuses facéties et une imagination sans limite. Diplômé en droit de l'université de Saint-Pétersbourg, il occupe un poste d'interprète au Ministère de l'Intérieur et travaille parallèlement comme avocat. C'est à la faculté de droit qu'il a été impressionné par les cours de POROCHINE. Dès 1841 il passe d'un républicanisme radical aux idées socialistes et il tente de créer une revue politico-sociale. Son socialisme (comme celui de la plupart de ceux avec qui il est en lien) dépasse le fouriérisme sur trois plans bien précis : l'athéisme, l'importance de la politique et l'usage requis de la force. La majorité des fouriéristes de son groupe semblent du même avis sur la question religieuse et manifestent un athéisme partagé par l'essentiel de la gauche socialiste russe de cette époque737. De FOURIER, «qui a dépassé toutes ses attentes»738, il partage la passion pour l'émancipation féminine739 mais également la manie du détail et de la précision740. Se définissant lui-même «vieux fouriériste, parvenu depuis longtemps et librement au socialisme»741 il est vraisemblablement «le premier fouriériste» (SOURINE) revendiqué, y compris plus tard en prison où il rédige Exposition des principes essentiels du système de FOURIER. Il fait preuve d'une vraie connaissance de l'œuvre de celui qu'il appelle le «génie des génies»742 dont «il fait son dieu»743. Il cite également CONSIDERANT et s'en prend à Louis REYBAUD (1799-1879) et PROUDHON qui ont caricaturé FOURIER. Les multiples citations fournies par SOURINE nous évoquent un traité-plaidoyer apparemment très complet (et également critique, par exemple sur la cosmogonie) en faveur de la théorie 1 phalanstérienne. Dans son testament écrit en prison, PETRACHEVSKI accorderait /3 de sa fortune

734 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.435 735 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, -in-The American Slavic and East European Review, V.12, n°3, p.289-302, october 1953, p.289 736 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.434 737 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.298 738 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.437 739 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.32 740 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.290 741 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.36 742 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.38 743 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.148 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 101/174 pour les expérimentations de phalanstère de CONSIDERANT744. Comme prisonnier, dans une lettre adressée à l'empereur, il exhortait ce dernier à tenter un phalanstère dans un lieu central, pas forcément russe, pour dépasser en gloire et en universalité tout ce qu'avait pu faire Pierre le Grand745. PETRACHEVSKI serait également à l'origine d'un projet phalanstérien (1846-1847) sur ses propres terres, mais l'échec est immédiat. C'est auprès des lycéens de Tsarskoye Selo où il a fait ses études qu'il commence à regrouper des disciples, puis auprès de jeunes intellectuels et cadres. En 1845-46 il profite de sa grande participation au Karmannyj slovar' inostrannykh slov, vošedšikh v sostav Russkago jazyka - Dictionnaire des mots étrangers usités dans la langue russe du capitaine N. KIRILOV pour faire passer subrepticement ses idées, évoquer les nécessaires réformes, présenter les théories et courants socialistes et anarchistes (l'entrée «anarchie» est présente) et privilégier l'école fouriériste. Il se positionne pour le développement harmonieux des passions et contre leur répression746 et à deux reprises pour l'émancipation féminine et contre le mariage, notamment dans l'article «monogamie»747. Les 2 premiers tomes sont saisis, l'édition interdite et jugée «très dangereuse et nuisible» (13/11/1849) et l'œuvre reste inachevée. La partie saisie (RIASANOWSKY évoque 1599 volumes) est brûlée le 03 février 1853. Ce qui est récupéré de l'ouvrage semble réédité à Odessa en 1916748. En 1845 avec des amis il fonde une Bibliothèque de littérature occidentale, qui contient entre autres «CONSIDERANT, Adam SMITH, PROUDHON, VIDAL, PEREIRE» et des exemplaires de «La Revue Indépendante de Pierre LEROUX»749. Un des principaux utilisateurs est l’écrivain Mikhaïl Ievgrafovitch SALTYKOV (1826-1889) qui dévore tout ce qu'il peut. DOSTOÏEVSKI y découvre Louis BLANC, PROUDHON, CABET, STRAUSS (Vie de Jésus), BEAUMONT (Marie ou l'esclavage). SPECHNEV lit PELLARIN (sur FOURIER), VIDAL, CABET, PROUDHON, MARX, l'ami de BAKOUNINE Ivan Sergeevič TOURGUENIEV (1818-1883) et BEAUMONT… Parmi les autres auteurs demandés on trouve Just MUIRON, souvent considéré comme le premier fouriériste, et bien sûr FOURIER. L'éclectisme est donc la règle, et la pensée sociale et socialiste occidentale très présente. Le fouriérisme y est bien placé, mais pas forcément toujours dominant. CONSIDERANT semble cependant un des plus choisis, comme le révèle la lettre du fouriériste KAIDANOV750. Après ces énumérations, RIASANOWSKY note «qu'il est remarquable (de constater) comment le fouriérisme - autant que d'autres doctrines occidentales radicales - se soit implanté aussi facilement et aussi profondément dans la réactionnaire Russie de Nicolas II». Le fouriérisme de PETRACHEVSKI, et surtout de ses amis moins fortunés que lui, tient sans doute beaucoup à la reconnaissance par FOURIER des hiérarchies de talent et de fortune, et à son refus de tout nivellement social : c'est évidemment rassurant pour les nobles, étudiants ou bureaucrates sans reconnaissance, sans fonction importante, ou rejetés du système bureaucratique central, car, comme le note KAPLAN, ils trouvent dans cette pensée une manière de se voir reconnus et protégés dans leur spécificité751. Le rôle essentiel de PETRACHEVSKI réside dans son Cercle de Saint-Pétersbourg, créé vers 1842-1844 dans la maison familiale. Il y invite (de manière très conviviale et fouriériste en fournissant une nourriture abondante) des personnalités de tous les milieux et de diverses tendances du socialisme même si le fouriérisme reste dominant. Au début nous nous trouvons devant un véritable gynécée, Michel vivant avec sa mère et ses 5 sœurs. Il semble que les réunions deviennent régulières seulement en 1845, en général les vendredis et se poursuivent jusqu'en avril 1849. Il s'agit d'une sorte de club ou de salon littéraire et politique, qui ne se structure jamais

744 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.149 745 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.297 746 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.45-46 747 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.295 748 COMTET Roger La tradition russe des dictionnaires mots étrangers, -in-Slavica occitania, Toulouse: n°1, p.25-47, 1995, sur http://w3.slavica-occitania.univ-tlse2.fr/pdf/articles/1/336.pdf, consulté le 29/10/2013, p.33-34 749 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.291 750 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.292 751 KAPLAN Frederick I. Russian Fourierism of the 1840's ,op.cit, 1958, p.169 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 102/174 totalement, sauf à la marge vers 1847-1848, peut-être à l'initiative de Nikolaï Alexandrovitch SPECHNEV (SPEŠNEV ou SPESHNEV 1821-1883) ou de Constantin TIMKOVSKY, son disciple, né en 1814. Massivement fouriériste, le mouvement de PETRACHEVSKI ne fut ni un parti, ni une organisation secrète rigide, ni un mouvement philosophico-politique unifié. SPECHNEV est comme PETRACHEVSKI membre d'une famille aisée. Très actif en France et en Suisse dans les mouvements sociaux et socialistes, il est souvent présenté comme un des membres du cercle parmi les plus radicaux à son retour en Russie, le mâtinant de socialisme, d'athéisme (sans doute issu des lectures de Ludwig FEUERBACH) et de terrorisme. Avec son ami Vladimir ENGELSON, il puiserait également dans l'anarchisme individualiste de STIRNER752. Mais VENTURI rappelle à plusieurs reprises qu'il est surtout un communiste revendiqué753, et insiste sur son côté organisateur autocratique. Ce n'est donc pas un fouriériste, seulement un momentané compagnon de route. Il peut passer pour un des précurseurs théoriques de la propagande par le fait et pense que la fin justifie quasiment tous les moyens. La rigueur des statuts organisationnels qu'il rédige et l'importance donnée à un «comité central» restreint et puissant l'acommune au moins partiellement au futur révolutionnaire professionnel et sans scrupule Sergueï Guennadievitch NECHAÏEV (1847-1882). Il rêve de révoltes paysannes radicales et de la création d'une dictature. Il semble intéressant plus comme un des antécédents du léninisme que comme fouriériste ; PETRACHEVSKI le contrait systématiquement pour ses idées de conjurations et de dictature754. SPECHNEV semble être le modèle de Nicolas STAVROGUINE755 dans Les Possédés de DOSTOÏEVSKY, l'auteur ayant été marqué par cette personnalité qu'il juge inquiétante756. Le cercle est donc plus varié et pluraliste qu'on ne l'écrit. Les premiers qui fréquentent le cercle sont souvent des étudiants, comme Aleksander Vladimirovič KHANYKOV (ou CHANYKOV 1825-1853) et Dmitri D. AKHCHAROUMOV (ou AKHSHARUMOV 1823-1910). On trouve aussi des officiers (Fedor Nikolaevič L'VOV 1823-1885), des fonctionnaires comme BALASSOGLO, BARANOVSKY, Constantin et Hippolyte DESBOUT (ou Konstantin DEBU, 1810-1868, et Ippolit DEBU, 1819 ou 1824-1890), Nikolai S. KACHKINE (ou KASHKIN 1829-1914). Il y a aussi des artistes, des poètes comme Sergueï Fiodorovitch DOUROV, Alexeï Nicolaïevitch PLECHTCHEIEV (1825-1893) et SPECHNEV et la poétesse lulia ZHADOVSKAIA (1824-1883) - rare femme militante malgré la volonté générale d'œuvrer pour l'émancipation de la femme -, et des écrivains (Mikhaïl Ievgrafovitch SALTYKOV et Apollon Nikolaïevitch MAYKOV ou MAÏKOV 1821-1897, Sergueï Fiodorovitch DOUROV 1815-1869, et bien sûr DOSTOÏEVSKY…)757. Ils viennent en nombre (plus de 50 personnes à chaque fois vers 1846) y commenter des ouvrages sulfureux car libéraux et souvent censurés, et débattre d'évolutions politiques et sociales nécessaires. Ils s'expriment de plus en plus contre le tsarisme, et s'intéressent, d'après SOURINE, à trois grandes questions : la fin du servage, la liberté de la presse, la réorganisation de la justice. PETRACHEVSKI se positionne pour l'établissement d'une République fédérale. Cet intérêt pour la vie politique de leur temps, et donc sur ce plan leur dissonance avec les idées fouriériennes, sont confirmés par l'article de RIASANOVSKY758. Comme de nombreux fouriéristes, les frères DEBU lient le phalanstère et la communauté paysanne russe, le mir ou obščina759, qui sur une terre commune permet l'exploitation individuelle de parcelles. A.P. BEKLEMISHEV (ou BEKLEMIŠEV), pourtant non socialiste, pense de la même manière que l'association fouriériste est un bon moyen pour résoudre pacifiquement les conflits sociaux agraires en Russie760 ; une brochure de 1848 proposait le phalanstère aux propriétaires qui

752 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.438 753 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.147 & 155 754 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.155 755 DESROCHE Henri La société festive. Du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, Paris: Seuil, 416p, 1975, p.205 756 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.436 757 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.49-50 758 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit.,1953, p.299 759 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit.,1977, p.147 760 WALICKI Andrzej A History of Russian Thought : From the Enlightenment to Marxism, Stanford University Press, 476p, 1979 p.158 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 103/174 voulaient réformer leurs exploitations761. Il est un vrai spécialiste de la Phalange, et reprend les arguments de FOURIER pour montrer l'intérêt de l'association, notamment pour la cuisine collective, l'école ou les laveries762. Très réformiste, BEKLEMISHEV est très proche du célèbre naturaliste et économiste panslaviste Nikolaï Yakovlevitch DANILEVSKI (1822-1885) que VENTURI considère, au même titre que PETRACHEVSKI, comme le meilleur connaisseur de FOURIER en Russie763. Vladimirovič KHANYKOV est un de plus radicaux contre le despotisme familial764. Il semble être un des fouriéristes les plus convaincus, et un des rares à accepter FOURIER en bloc765, y compris pour son déisme et sa cosmogonie. Il est un de ceux qui font le lien entre fouriérisme et populisme. A. EVROPEUS prête sa maison, notamment pour le banquet en l'honneur de FOURIER organisé par PETRACHEVSKI. Il se tient le 7 Avril 1849 en présence des 11 militants les plus engagés : KHANYKOV, AKHSHARUMOV, PETRACHEVSKI, KACHKINE, les 2 EVROPEUS, les 2 DESBOUT (ou DEBU), SPECHNEV, ESSAKOV et VASTCHENKO766. VENTURI fait de cette commémoration l'apogée du mouvement fouriériste en Russie, et évoque surtout le discours dithyrambique de PETRACHEVSKI qui présente la doctrine fouriériste comme «l'étoile polaire» à suivre par le mouvement progressiste de son pays. Conscient de la barbarie encore forte de la Russie il encourage les présents à se coltiner plus profondément avec la réalité sociale russe pour tenter de s'ancrer en milieu populaire. C'est sans doute une des racines du populisme. Comme les DEBU, PETRACHEVSKI est persuadé que l'idée phalanstérienne est le moyen de «réorganiser le travail au sein du mir767 ; sa volonté d'association misant sur le collectif l'éloigne cependant des vrais populistes qui sont plutôt favorables à la redistribution des terres.

L'initiative de PETRACHEVSKI et des fouriéristes les plus déterminés rayonnent, ils sont très variés et de pratiques ou de volontés politiques disparates. D'autres cercles ou groupes se fondent. SEDDON en compte au minimum une dizaine dont 7 sur Saint-Pétersbourg768. Constantin TIMKOVSKY crée deux cercles fouriéristes à Revel en 1849769. À Rostov sur le Don est actif Vladimir KAYDANOF. Il y a un groupe méconnu mais nombreux et influent à Kazan, notamment à l'Université, animé par les frères Nikolai et Andrei BEKETOV, et par les frères Nikolai et Vladimir BLAGOVESHCHENSKII. D'autres cercles existent à Tambov, Kostroma, et Moscou. Mais l'activité essentielle reste à Saint-Pétersbourg. L'autre cercle pétersbourgeois célèbre, et exclusivement fouriériste cette fois, est celui d'un des plus jeunes fouriéristes, Nikolaï KACHKINE ; avant la répression ses membres tentent de réunir les moyens de fonder un phalanstère770. Il regroupe surtout des membres des classes moyennes, de la petite noblesse et des étudiants771. Le cercle de DOUROV qui compte les deux frères DOSTOÏEVSKI et là encore l'incontournable SPECHNEV, est plus éclectique, s'inspirant d'autres modèles sociaux (mais massivement français). D'autres lieux plus secondaires abritent des réunions ou petits cercles, comme chez le lieutenant Nikolai MOMBELLI (1823-1902) ou chez le poète PLECHTCHEIEV. C'est autour de DOUROV que se développent les idées plutôt blanquistes, conspiratrices, la volonté de s'organiser secrètement, et de pousser en avant autant les prolétaires que les sectes religieuses ou les minorités ethniques.

761 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit.,1977, p.151 762 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.296 763 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit.,1977, p.152 764 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.295-96 765 RIASANOVSKY Nicholas V. Fourierism in Russia: an Estimate of the Petraševcy, op.cit., 1953, p.298 766 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op. cit., 1936, p.64 767 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.150-151 768 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.434 769 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.54 770 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.63 771 KAPLAN Frederick I. Russian Fourierism of the 1840's., op.cit., 1958, p.168 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 104/174

Le poète D. AKHCHAROUMOV est un des partisans les plus présents. Il le reste longtemps et est connu pour avoir gravé une poésie dédiée à FOURIER sur le mur de sa cellule : «L'avenir de la terre et de ses habitants (d'après FOURIER). Étude psychophysique»772. Ces Cercles sont espionnés puis durement réprimés en avril 1849. 232 dossiers personnels furent constitués. Sur 23 inculpations au Tribunal de novembre 1849, il y a 9 condamnations à mort, dont celles de DOSTOÏEVSKI - Cf. son Souvenirs de la maison des morts de 1860-1862. Un nouveau jugement porte le nombre à 21 ; sur les deux manquants, un est mort en prison et l'autre est déclaré inapte. La grâce tsariste commue les peines en perpétuité (TCHERNICHEVSKY), travaux forcés (15 pour MOMBELLI, 12 pour L'VOV, 10 pour SPECHNEV, 4 pour Konstantin DEBU, 4 pour DOSTOÏEVSKY, 2 pour Ippolit DEBU, 2 pour TOL'…) et déportation ou résidence surveillée très souvent à l'est. Par exemple DANILEVSKI, après 100 jours de prison, est relégué à Vologda. Une amnistie partielle a lieu en 1856. Beaucoup meurent durant leur déportation sibérienne, dont PETRACHEVSKI. Pour l'écrivain célèbre, une des causes de la condamnation tient au fait que DOSTOÏEVSKI défie le tsarisme en lisant dans une réunion du Cercle une partie de la lettre de Vissarion Grigorievitch BIELINSKI qui condamne avec des termes très durs Nicolas GOGOL devenu réactionnaire mystique, et qui s'en prend au servage. Incarcéré dans la forteresse Pierre-et-Paul l'auteur est d'abord condamné à mort, et subit un traumatisant simulacre d'exécution en décembre 1849. Il est en début 1850 envoyé au bagne en Sibérie (d'abord Tobolsk puis Omsk) et mis aux fers. Libéré en janvier 1854 il est rétrogradé en tant que soldat à Semipalatinsk. Il n'est rétabli dans ses titres de noblesse qu'en avril 1957 et revient à Saint-Pétersbourg en 1859 en récupérant également sa retraite d'officier. Marqué par l'épreuve, DOSTOÏEVSKI a progressivement renié ses convictions de jeunesse et accepté sa condamnation même s'il cherche à en limiter les excès, ce qui lui cause l'inimitié de codétenus et de radicaux. Cependant on peut penser qu'il en a rajouté dans les reniements et le rejet de la doctrine car espions et participants aux réunions ont noté son assiduité et son intérêt antérieurs aux diverses activités du Cercle. Le rejet est donc alors à ce moment peut être tactique pour éviter une peine trop lourde, comme le fait BAKOUNINE avec sa Confession. Par la suite il cultive l'ambiguïté, comme dans Le rêve d’un homme ridicule écrit vers 1877, ou avec sa condamnation de tout utopisme dans la réfutation qu'il fait de TCHERNYCHEVSKI dans Notes (ou Mémoires) d'un souterrain ou Carnets du sous-sol de 1864. Ce livre est particulièrement anti- utopique et pessimiste ; il dénonce la folie et l'impossibilité de régénérer le genre humain, car chez l'homme dominent irrationalité et illogisme. Pire encore, ce sont ceux qui se disent les plus civilisés (dans le sens de progressistes) qui tuent le plus773. Cette anticipation des génocides totalitaires du XX° siècle semble donc en totale rupture avec l'espérance fouriériste. Pourtant dans son Explication pour la commission d'enquête de 1849, il écrivait également que «Le fouriérisme est une théorie pacifique : il charme l'âme par son élégance, séduit le cœur par l'amour de l'humanité qui animait FOURIER tandis qu'il élaborait sa théorie, et il étonne l'esprit par son harmonie…»774. Lors de son retour à la vie civile DOSTOÏEVSKI recommence prudemment à écrire. C'est dans la revue Monde Russe (n.67 de septembre 1860 et n.1, 3, 7 de janvier 1861) qu'il publie en feuilletons Souvenirs de la Maison des Morts (Zapiski iz mertvago doma) dont j'ai relu la traduction de M. NEYROUD775. Il contribue à fonder Le Temps (Vremia - 1861-1863) une revue plutôt slavophile, dans laquelle il republie ses Souvenirs en avril 1861. Cet ouvrage qui évoque la détention d'Omsk n'apporte rien sur le fouriérisme russe (par choix autant que par prudence). Il nous décrit les conditions de détentions, les quelques privilèges qu'obtient l'auteur (peu ou pas de châtiment physique) et d'autres membres des castes supérieures. La vie y est terrible mais pour qui a lu les évocations du goulag stalinien, elle est bien en deçà des horreurs des années 1920-1950. À part quelques nobles, y sont surtout présents des membres des minorités nationales ou religieuses et

772 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.137 773 DOSTOÏEVSKY Mémoires écrits dans un souterrain, Paris: Le Club du meilleur livre, p.89-90, 1955 774 Cité par HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.146 775 DOSTOÏEVSKI Fedor M. Les Œuvres littéraires, vol. IV. Souvenirs de la Maison des Morts & Notes d'Hiver sur des Impressions d'Été, Lausanne: Éditions Rencontre, 552p, 1960, p.24 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 105/174 beaucoup de criminels de droit commun. Les rares égards accordés à la noblesse est là aussi à l'antithèse des camps staliniens qui privilégient souvent les droits communs pour l'organisation interne des camps. L'ouvrage est un des grands succès de la littérature russe, et émeut même les cercles du pouvoir tsariste ; on pense qu'il a contribué aux évolutions libérales de ces années : régime moins sévère, abandon progressif du knout… et qu'il a accompagné la volonté de réforme agraire et de suppression du servage.

L'écrivain Feliks-Emmanuil Gustavovich TOLL (ou Feliksa TOLLJA ou F.G. TOL' 1823- 1867776) est proche du Cercle de PETRACHEVSKI. C'est un pédagogue diplômé en 1844 du Haut Institut Pédagogique de l'université de Saint-Pétersbourg. Il enseigne l'histoire de la littérature. Arrêté il doit faire des travaux forcés dans le Kereyskii Zavod de la province de Tomsk. Pour VENTURI777 qui s'appuie sur KOZ'MIN778, ses romans sociaux reflètent bien le rayonnement culturel du fouriérisme et des visions utopiques des années 1840-1850. De retour d'exil, il écrit Travail et Capital dans la revue Russkoe slovo (1860, n.10 & 11). En 1863 il rédige un Dictionnaire de références sur le savoir universel qui serait une somme incontournable pour comprendre les positions culturelles et pédagogiques du mouvement de PETRACHEVSKI.

Le journaliste Mikhail Larionovitch MIKHAILOV (1829-1865), militant de l'auto-émancipation et du féminisme, et exilé pour ses idées, semble devoir beaucoup à l'adversaire féministe de grand talent qu'est Jenny D'HÉRICOURT (1809-1875)779. Cette adversaire résolue de PROUDHON, proche d'Étienne CABET, montre un profil très fouriériste en ce qui concerne la dignité et l'autonomie féminine.

L’écrivain Mikhaïl Ievgrafovitch SALTYKOV (pseudonyme : SALTYKOV-CHTCHEDRINE) est, très jeune, membre du Cercle de BELINSKI (vers 1841). Il passe quelque fois dans celui de PÉTRACHEVSKI entre 1845-1846. Dans son ouvrage Zaputannoe delo (Une affaire embrouillée) paru dans les Annales de la Patrie (Otechestvennye Zapiski) de mars 1848 Helen REEVE découvre l'influence phalanstérienne et un fouriérisme de base évoquant l'harmonie de l'économie rurale comparée à la ville tentaculaire et liberticide780. Cet ouvrage est considéré par d'autres analystes comme une critique ironique de ses convictions utopiques de jeunesse et de ses anciens amis du cercle de PETRACHEVSKI. Mais l'ironie semble mal comprise puisque c'est surtout à partir de ce roman jugé dangereux qu'en 1848 il est mis aux arrêts et révoqué de ses charges officielles puis exilé à Viatka, notamment pour son évocation des «loups voraces». L'exil lui évite la répression contre le cercle de PETRACHEVSKI, malgré un nouvel interrogatoire. SALTYKOV aurait mis en scène la pensée fouriériste dans l'article Kak komu ugodno - Chacun à sa guise (1863)781. En 1861 il a des velléités de créer une exploitation agricole exemplaire vers Moscou (Vitenevo). En 1864 il polémique avec DOSTOÏEVSKI qui vient de publier Mémoires d'un souterrain. La ville des sots, sa contre-utopie782 burlesque de 1869-1870 évoquée dans son Histoire d'une ville783, en condamnant tous les totalitarismes (vécus et à venir), se présente comme un bel avertissement libertaire en condamnant autant le tsarisme de son temps que les socialismes autoritaires, mais aussi les libéralismes ambigus. Les traces du fouriérisme de sa jeunesse y sont rares, par exemple :

776 ZINEVICH N. A. F. G. Tol’ (1823–1867), Moskva: Ocherk zhizni i deiatel’-nosti, 1964 777 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.163 778 KOZ'MIN Boris Pavlovič Social'nyj roman petraševca Feliksa Tollja, -in-KOZ'MIN Boris Pavlovič Literatura i istorija. Sbornik statej, Moskwa: Izdat. Chud. Lit., 1969 779 OFFEN Karen Qui est Jenny P. D’HÉRICOURT ? Une identité retrouvée, -in-Revue d'Histoire du XIX° siècle - 1848, n.3, p.87-100, 1987 780 REEVE Helen S. Utopian Socialism in Russian Literature, op.cit., 1959, p.385 781 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.152 782 Cf. H.1. Avant 1900 : contre-utopies du XIX° siècle, -in-ANTONY Michel IV. Dystopies et anti-utopies sont-elles libertaires ? Magny Vernois: Fichier sur le même site, 1°publication 1995, 85p, septembre 2013 783 Publiée à Saint-Pétersbourg dans Les Annales de la Patrie qu'il coordonne avec le poète NEKRASSOV. Charles FOURIER et les fouriérismes Page 106/174 l'évocation d'un phalanstère qui ne peut être l'œuvre que d'un utopiste farfelu784 ; le goût des manies et des passions, comme celle pour les pâtés en croûte785 ; le style inventif et l'imagination débordante et farfelue partagées par les deux auteurs ; etc.

Pour tenter de faire une synthèse des mouvances tournant autour du pétrachevskisme, on peut d'abord retenir la grande diversité des influences. Les idées occidentales font bon ménage avec quelques aspects spécifiquement russes, ce qui relativise les interprétations classiques sur l'opposition entre occidentalistes et slavophiles. La pensée de FOURIER, grande référence, se mêle au rationalisme philosophique, à l'athéisme de FEUERBACH et d'autres Jeunes Hégéliens, aux idées de SAINT-SIMON et de PROUDHON, parfois à l'individualisme stirnérien... Pour SEDDON, les deux principaux économistes du mouvement, Vladimir Alekseevich MILIUTIN (1826-1855) et Ivan- Ferdinand JASTRZĘBSKI, l'ouvrent à la pensée libérale et à sa critique, et pour MILIUTIN à la pensée positiviste comtienne. Selon les personnes ou les moments, la pensée pétrachevskiste peut paraître plus socialiste ou plus individualiste, plus athée ou plus déiste. Il semble cependant que la grande majorité, à l'image du fouriérisme, privilégie l'harmonie homme nature, l'égalité homme- femme et l'émancipation préalable de la femme, et place au premier plan la satisfaction des besoins individuels786, sans pour autant négliger les côtés collectifs de la nouvelle société régénérée qu'ils souhaitent contribuer à mettre en œuvre. Avant HERZEN (1851) ils pensent dès 1847 environ qu'il faut à tout prix éviter le capitalisme destructeur, dont ils ont analysé les erreurs et horreurs en Occident, et tenter de passer directement en Russie du féodalisme au socialisme en s'appuyant sur une rénovée commune rurale (mir ou obshchina-obščina)787. Les similitudes à leurs yeux entre la commune russe et les propositions associatives fouriéristes renforceraient donc l'influence du bisontin. Passant de la pensée aux actes, ils furent «les premiers à tenter d'implanter le socialisme en Russie» : velléités ou essais phalanstériens de PETRACHEVSKI, SPECHNEV et de KACHKINE, et tentatives urbaines de «ménages associés» (logements ou cuisines communautaires, dont deux sont connus)788. Plus réformistes que révolutionnaires, ils ont multiplié les propositions de réformes sociales (émancipation des serfs), économiques, militaires (élection des officiers)… et donc montré du doigt tout ce qui était inégalitaire, archaïque et antidémocratique, mélange détonnant qui explique la rigueur de la répression dont ils furent victimes. La présence parmi eux d'intellectuels, écrivains et universitaires de qualité et donc habiles propagandistes les rendait encore plus dangereux, tout comme les volontés d'une partie d'entre eux (et contre PETRACHEVSKI) de passer à des voies conspiratrices, voire terroristes. Il est bon enfin de rappeler que l'importance du peuple, de son rôle essentiel futur anticipent largement ce que le populisme et le bakouninisme vont développer peu après. Beaucoup de pétrachevskistes s'intègrent dans les différents mouvements d'opposition, notamment autour de la revue Sovremnennik que lance TCHERNYCHEVSKI une décennie plus tard789 ou aux côtés d'HERZEN. Il n'y a donc pas rupture mais continuité, comme le prouve avec talent et maints exemples l'article de SEDDON.

3. L'importance de Nikolaï Gavrilovitch TCHERNYCHEVSKI

Avant celui de LÉNINE en 1902, un des premiers Tchto delat ? - Que faire ? Un récit sur les hommes nouveaux, celui de Nikolaï Gavrilovitch TCHERNYCHEVSKI (ou CHERNYSHEVSII 1828- 1889), est écrit en prison en 1862 et sort en feuilleton dans l'influente revue Le contemporain (Sovremennik) en 1863 (6 à 7 000 abonnés en 1861). Le livre, malgré des aspects qui restent autoritaires dans l'exposé (l'admiration de LÉNINE sera toujours très forte, et selon Fernand RUDE,

784 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), Paris: Gallimard, Folio, n°2551, éd. augmentée, 304p, 1994, p.151 785 SALTYKOV-CHTCHEDRINE Mikhaïl Histoire d'une ville (1967), op.cit., p.172 786 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.439 787 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.441 788 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.442 789 SEDDON J. H. The Petrashevtsy: A Reappraisal, -in-Slavic Review, Vol.43, n.3, p.434-452, Autumn 1984, p.450 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 107/174 celle de STALINE également790), est en partie largement redevable aux idées du socialiste bisontin, que son auteur avait sans doute lu, comme d'autres penseurs «utopiques», lors de sa formation en histoire et philosophie à Saint-Pétersbourg. Il aurait eu accès direct à «Théorie de l'Unité universelle et Traité du libre-arbitre»791. Que Faire ? est considéré comme une utopie fouriériste «radicale»792. Parmi les principaux vecteurs, dès 1848, on trouve les «petrachevtsi» Aleksander KHANYKOV (qui meurt du choléra dans la forteresse d'Orsk)793 et Hippolyte DESBOUT (DEBU) ; il connaît également DOSTOIEVSKY et PHILIPPOV. De FOURIER il retient surtout les idées d'attraction et d'association794. Il a lu aussi CONSIDERANT et d'autres ouvrages de vulgarisation. VENTURI note que du fouriérisme il garde la primauté des considérations éthiques, alors que le principe associatif appartient pour lui à tous les courants du socialisme romantique. TCHERNYCHEVSKI est un écrivain, pas un militant, mais il paie chèrement pour ses idées : emprisonnement, humiliations, 25 ans d'exil intérieur. Georges SOURINE nous offre une analyse intéressante des multiples emprunts faits par l'auteur à FOURIER ; de la lecture du dernier chapitre de sa thèse, il ressort que le fouriérisme, certes critiqué et aménagé, demeure sans doute l'influence primordiale dans la pensée de TCHERNYCHEVSKI. Ainsi dès 1860 dans un article Le Travail et le Capital qu'il publie dans le numéro 1 du Sovremnennik, TCHERNYCHEVSKI expose une ébauche d'association qui est un mixte entre les principes du phalanstère et les organismes prônés par Louis BLANC en 1848795. Du fouriérisme il retient alors le nombre (entre 1500 et 2000 associés), l'attractivité de tout travail, le volontarisme, la liberté de choix, la rotation des tâches (papillonne ?), la mise côte à côte de parties privées et collectives, la dénonciation des parasites marchands… Certes c'est l'État qui fournit les fonds (et qui donc garde un certain contrôle), mais on peut apparenter cette primauté à la recherche permanente par FOURIER d'un donateur extérieur pour financer ses propres expérimentations. VENTURI pense que l'influence de Robert OWEN est majeure796, au moins sur l'organisation coopérative qu'il prône. Dans Que Faire ? est définit « un homme nouveau » (et une femme nouvelle) aux traits utopiques et volontaristes bien marqués797. L'ouvrage marque toute une génération et bien au-delà, comme les frères OULIANOV (dont le futur LÉNINE) ou des libertaires célèbres. Ainsi c'est une «révélation» pour la jeune Emma GOLDMAN au début des années 1880 à Saint-Pétersbourg798. Sasha (Alexandre BERKMAN), son compagnon aux États-Unis, prend le pseudonyme de RAHMETOV issu de Que Faire ? lorsqu'il tente de tuer le patron assassin Henry Clay FRICK à Homestead en 1892799… L'héroïne Vera PAVLONA (à laquelle s'identifie sans réserve Emma) y exprime la suppression de toutes les dominations («je ne veux ni imposer ma domination, ni subir celle d'autrui»800, et rêve d’une communauté égalitaire où mariage, jalousie et propriété privée auraient disparus. «L'égalité des droits» entre les sexes, en plus d'être une nécessité humaine, est la garantie

790 GORET Jean/TREVES Eddy Chronique de l'autogestion, Un Colloque sur FOURIER, -in-Autogestion et Socialisme, Paris: Anthropos, n.20-21, p187-203, septembre-décembre 1972, p.194 791 GORET Jean/TREVES Eddy Chronique de l'autogestion, idem, p.194 792 ROSSI VARESE Marina Russie, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.887-898, 2008, p.896 793 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.250 794 794 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie. Contribution à l’histoire du socialisme russe, op.cit., 1936, p.90 795 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., 1936, p.105-108 796 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.296-297 797 Cf. C.6. Nikolaï TCHERNYCHEVSKI : entre fouriérisme, pensée libertaire et pré-léninisme (1863) -in-ANTONY Michel III. Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, Magny Vernois, fichier sur le même site, 1° publication 1995, 232p, juin 2013 798 LEROY Max Emma GOLDMAN, une éthique de l'émancipation, Lyon: ACL, 248p, 2014, p.21 799 LEROY Max Emma GOLDMAN, une éthique de l'émancipation, Lyon: ACL, 248p, 2014, p.37 800 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), Paris: Éditions des Syrtes, réédition, 380p, 2010, p.51 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 108/174 de tout amour véritable : c'est tout l'objet du 4° songe de Vera801. Verotchka condamne la vie de couple trop longue et sans intimité et donc insatisfaisante802, et réclame pour la femme (et l'homme évidemment) l'indépendance économique et l'indépendance physique, ne serait-ce que par la possession de sa propre chambre, inviolable sans son consentement803. Curieusement l'amour est au début surtout platonique et conventionnellement respectueux des deux partenaires, mais FOURIER lui-même avait justifié cette possibilité ; d'autre part l'amour physique n'est pas exclu, seulement différé. La jalousie et l'égoïsme en amour ne sont pas de mise, puisqu'«aimer quelqu'un, cela signifie être heureux de tout ce qui est bon pour lui»804, ce qui implique accepter le changement amoureux ou l'apparition d'un autre amour chez l'être aimé, car «il n'est point de bonheur sans liberté»805. De manière chevaleresque le premier mari (Dmitri LOPOUKHOV) laisse la place au second (Alexandre KIRSANOV) mais jamais n'envisage la possibilité simultanée d'amours multiples ou de poly-amour. L'auteur «utilise les ressorts conjugués de l'égoïsme rationnel et de l'attraction passionnée en supprimant entre autres choses la jalousie et le pseudo-instinct de propriété» affirme Wanda BANNOUR au Colloque d'Arc-et-Senans de septembre 1972806. Pour elle, TCHERNYCHEVSKI anticipe ce qui est une des grandes avancées du Nouveau monde amoureux qu'on vient juste de (re)découvrir (1967). Verotchka est influencée par une autre femme, certes entretenue, mais dont le statut n'empêche aucunement une morale solidaire et indépendante, Julie LE TELLIER. La société à venir, comme pour FOURIER, se juge donc à la place accordée à la femme807. FOURIER n'est d'ailleurs pas la seule référence puisque le féminisme de l'ouvrage rend aussi hommage au ROUSSEAU de La nouvelle Héloïse808. VENTURI ajoute l'apport de George SAND et celle du proto-anarchiste William GODWIN (1756-1836)809. Tous les deux peuvent appuyer la pensée féministe du premier socialisme. La compagne de GODWIN, Mary WOLLSTONECRAFT (1759-1797) est célèbre pour être la mère de Mary SHELLEY (1797-1851) et pour son manifeste sur la Défense des Droits de la Femme (1792)810. Le socialiste libertaire Benoit MALON (1841-1893) fait de TCHERNYCHEVSKI un curieux «communiste fédéraliste libertaire» qui accouple les pensées de FEUERBACH (humanisme), d'OWEN (communiste associationniste) avec «l'harmonisme sériaire de FOURIER» (Histoire du socialisme 1884)811. Du fouriérisme TCHERNYCHEVSKI connaît aussi Destinée sociale de Victor CONSIDERANT où «on y parle de séries…»812. L'atelier coopératif de couture que crée Vera a peu à voir avec le fouriérisme, il est plus proche des expériences de gestion ouvrière égalitaire (notamment pour les bénéfices partagés de manière identique sans distinguer les concepts de talent, capital et travail). Cependant son exemplarité, et la création d'un deuxième atelier sur le même modèle, rappelle le rêve fouriériste de phalanstères qui s'étendraient par contagion, tellement leur réussite et leurs réalisations seraient attractives. Justement, lors du 4° songe de Vera est évoqué sur 8 pages un phalanstère et la vie de ses habitants et invités. «L'immense édifice»813 est placé au cœur d'une campagne luxuriante, proche

801 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., p.301-317 802 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., p.114 803 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., p.111-113 804 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., p.216 805 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., p.222 806 GORET Jean/TREVES Eddy Chronique de l'autogestion, Un Colloque sur FOURIER, -in-Autogestion et Socialisme, Paris: Anthropos, n.20-21, p187-203, septembre-décembre 1972, p.193 807 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.585 808 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., 2010, p.306 809 VENTURI Franco Il populismo russo, I. HERZEN, BAKUNIN, ČERNYŠEVSKIJ, op.cit., 1977, p.314-315 810 ANTONY Michel A.1. William GODWIN entre pensée rationaliste et utopie – 1793, -in-V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes,Magny Vernois: Fichier sur le même site, 1° édition 1995, 237p, mars 2014 811 Cité par HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.142-143 812 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., 2010, p.83-84 813 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., 2010, p.309-317 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 109/174 d'une rivière : arbres, plantes de jardins, champs de blé… s'y épanouissent, et pas seulement les plantes locales, car les serres, soutenues par des colonnes, permettent d'autres plantations méditerranéennes en pleine zone nordique. L'ensemble est prévu pour 2000 personnes sans les invités, soit un peu plus que ce que préconisait FOURIER ou son disciple PELLARIN (1800). Le vaste bâtiment mêle verre et fonte (vision inspirée du Crystal Palace sur la colline de Sydenham lors de l'Exposition universelle de 1851) : cet habitat du futur répond donc aux exigences fouriéristes de légèreté, d'ouverture et de transparence. Les immenses galeries intérieures, les vastes fenêtres, l'aspect aérien de la construction, des meubles métalliques légers et des planchers dépolis (aluminium) confortent cette influence. Le bâtiment annonce toutes les architectures basées sur le verre et la transparence qui font fleurir dès le début du XX° siècle814. Plantes et fleurs sont omniprésentes dans la maison. Liberté, plaisir et hédonisme y sont magnifiés. Tous les habitants participent aux travaux, les jeunes sont friands des activités domestiques (sans doute un rappel des petites hordes de FOURIER ?). Le travail est attrayant, il se fait souvent en chansons, et est sans doute peu difficile car le mode de vie de ce phalanstère recule l'âge de la vieillesse et préserve les corps. La bonne cuisine y contribue aussi, et les repas peuvent se prendre collectivement ou isolément. La cantine est décorée avec soin, les tables fleuries. Comme chez FOURIER cette communauté est ouverte et itinérante : elle accueille des invités, se déplace l'hiver vers les régions plus chaudes et fertiles proches de la Crimée, gagnées sur le désert grâce aux innovations techniques et aux soins adaptés815. Il s'y trouve un autre édifice de cristal et cette fois d'aluminium (qui a remplacé la fonte), avec une immense toile humidifiée qui rafraîchit l'ensemble. La vie est heureuse, les bals se succèdent, la musique et le chant sont de haut niveau, le théâtre utilisés par tous autant comme spectateurs que comme acteurs (tout cela aurait plu à FOURIER), les vêtements sont chatoyants et variés même si la tenue grecque légère et ample est préférée816 ; ce souci du luxe ordinaire et du bien être annonce l'utopie de William MORRIS (Nouvelles de Nulle part). Chacun choisit librement ses loisirs, et dispose aussi du droit de s'isoler dans ses propres appartements ; le collectif n'est pas étouffant ni imposé : «tous ici jouissent d'une entière et pleine liberté»817. Mais sans doute par prudence l'auteur supprime la moitié des références à l'amour libre qu'il avait envisagée818, même si au début du songe il fait rimer amour avec liberté et égalité des droits pour les deux sexes. La vie au phalanstère est donc heureuse, gourmande, et ouverte à la liberté sexuelle (notamment avec les «chambres d'amour»)… Nous sommes dans un «paradis hédoniste fouriériste» commentent Leonid HELLER et Michel NIQUEUX qui ajoutent qu'en «bon fouriériste» TCHERNYCHEVSKI considère «l'éros comme le moteur de la vie»819. Que faire ? contribue en Russie au développement du féminisme socialiste (nombreuses sont les femmes qui comme Vera recherchent alors leur autonomie) et à l'essor de communes et de coopératives, surtout en milieu urbain (Saint-Pétersbourg principalement)820. Cet ouvrage d'esprit pragmatique et libertaire, est pourtant curieusement essentiellement utilisé et référencé par la suite comme une anticipation du marxisme léninisme, pourtant véritable antithèse de l'anarchisme et du fouriérisme. On peut penser que la reprise du titre par LÉNINE a fortement contribué à cette interprétation contestable.

4. Fouriérisme fin de siècle et antérieur à la révolution de 1917

814 Cf. ANTONY Michel D.3. Pour une liberté formelle, parfois spontanée, parfois revendiquée, -in-VI. Traces Utopiques et libertaires dans le temps et dans l’espace, Magny Vernois: Fichier sur le même site, 1° édition 1995, 197p, septembre 2013 815 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., 2010, p.313 816 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., p.315 817 TCHERNYCHEVSKI Nicolaï Que Faire ? Les Hommes nouveaux (2000), op.cit., p.316 818 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.586 819 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.144 820 820 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie. Contribution à l’histoire du socialisme russe, op.cit., 1936, p.112 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 110/174

SLEPTSOV (sans doute l’écrivain Vasily SLEPTSOV 1836-1878), lecteur de FOURIER, évoque également des milieux communautaires : les « foyers de vie communes - obchtchejitie » devant devenir de vrais « phalanstères »821. Il propose de commencer ici et maintenant, au sein de la mauvaise société actuelle, pour édifier les premiers jalons du développement futur822. Il anime une Commune urbaine essentiellement composée d'artistes dans les années 1860.

Les années 1860, qui voient la consécration d'autres courants socialistes, gardent une place certaine à FOURIER. Par exemple Ivan KRASNOPEROV, lié aux troubles de l'université de Kazan et peut être proche des premiers groupes populistes de Zemlia i Volia (Terre et Liberté), profite de ses années de prison (1863-1867) pour parfaire ses connaissances du socialisme. Parmi ces lectures très diversifiées figure celle de FOURIER823. Cela nous permet de rappeler 2 éléments clés. Le premier est l'étonnante permissivité des prisons tsaristes qui offrent autant de possibilités de formations contestataires. Le second est que pour les penseurs sociaux russes du XIX°, la multiplicité des influences théoriques est toujours très grande, ce qui ne rend pas aisée la tentation de classification des différents courants. Le futur anarchiste bakouniniste Nikolaï Vasilevič SOKOLOV (1835-1889) offre le même éclectisme. Traducteur des Réfractaires de Jules VALLÈS, il s'inspire de LEROUX, PROUDHON et FOURIER pour proposer une vision anarchiste plutôt radicale et individualiste824. Le futur socialiste révolutionnaire de gauche Mark Andreïevich NATANSON (1850-1919) se forme prioritairement à lecture de FOURIER et d'OWEN en fin des années 1860 à Saint- Pétersbourg825.

Le penseur matérialiste, loué par MARX, Vladimir Ivanovitch TANEEV (1840-1921) tenterait de mêler FOURIER et l'épicurisme à LAMARCK et DARWIN826 pour tenter d'esquisser la future société communiste.

C'est en 1881 (particulièrement dans les marges de la Russie tsariste, en Ukraine) que se constitue le mouvement juif Am Oylom (Am Olam, Peuple éternel) qui prône la création de colonies agricoles en Amérique du Nord, donc hors d'un pays qui écrase le peuple juif. Certains d'entre eux sont influencés par des intellectuels juifs plus ou moins libertaires (car voulant la disparation de l'État, et la création d'une une «confédération de petites unités économiques autonomes»827) liés au populisme et au fouriérisme (notamment via TCHERNYCHEVSKI). Le mouvement serait sous le triple patronage «de Robert OWEN, FOURIER, TOLSTOÏ». Les liens avec le nationaliste et socialiste modéré ukrainien établi en Suisse Michel DRAGOMANOV (1841-1895) et pour certains membres avec Narodnaja Volja (Volonté du peuple) semblent confirmer quelques rares aspects socialistes libertaires de ce regroupement. Moins d'une dizaine de départs collectifs vers les États- Unis conduisent à la création d'une demi-douzaine d'expérimentations communautaires qui ne dépassent pas en existence la fin des années 1880, l'échec est donc très rapide. Pour Michel CORDILLOT les liens avec le fouriérisme restent très superficiels, et l'idéologie du mouvement bien peu élaborée, même s'il note que de nombreux membres éparpillés sur le sol états-unien vont par la suite rester socialistes. On aimerait bien connaître à quelle branche du socialisme ils se rattachent.

821 AUNOBLE Éric « Le communisme tout de suite ! », le mouvement des communes en Ukraine soviétique (1919-1920), Paris: Les Nuits rouges, 288p, avril 2008,p.37 822 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie. Contribution à l’histoire du socialisme russe, op.cit., 1936, p.112-113 823 VENTURI Franco Il populismo russo, II. Dalla liberazione dei servi al nihilismo, Torino: Piccola Biblioteca Einaudi, 480p, 1979, p.183 824 VENTURI Franco Il populismo russo, II. Dalla liberazione dei servi al nihilismo, op.cit., 1979, p.219-220 825 VENTURI Franco Il populismo russo, II. Dalla liberazione dei servi al nihilismo, op.cit., 1979, p.271 826 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.140 827 CORDILLOT Michel De la Russie tsariste aux États-Unis : l’étonnante expérience du mouvement juif Am Oylom Chantiers de recherche - contribution pour les Cahiers Charles Fourier, 6pA4, transmis en 2015, p.01-02 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 111/174

On se rend aisément compte de l’énorme dette que le jeune populisme russe, et d’autres mouvances socialistes utopiques, contactent par rapport au fouriérisme. Ici aussi HERZEN est de grande influence : il mise très tôt (années 1840 surtout) sur la nouvelle fonction cultivée et éducatrice (intelligentsia) que membres de la noblesse antibureaucratique et déclassés doivent assumer pour faire évoluer le pays828. Même le futur anarchiste Michel BAKOUNINE (1814-1876) participa à quelques soirées parisiennes de La Phalange829. Ses liens parfois étroits avec George SAND, Alexandre HERZEN, Nicolas OGAREV et bien d'autres permettent de penser que sa connaissance du fouriérisme est bien réelle. Certes il choisit plutôt PROUDHON et les jurassiens sur le fédéralisme, et les sources autochtones russes (mouvements ruraux, traditions assembléistes cosaques, importance du mir…) pour avancer ses propres idées. Sur le tard il classe les fouriéristes parmi la «fraction socialiste de la démocratie bourgeoise», et parmi les «utopistes», au sens péjoratif, car «tout le système repose sur une transaction à l'amiable entre le capital, le talent et le travail»830. À Zürich, carrefour de l'exil révolutionnaire russe, l'ami de BAKOUNINE, l'imprimeur Armand ROSS (en fait Mikhail Petrovic SAJINE ou SAZIN 1845-1934), offre ses appuis et ouvre sa grande bibliothèque dans les années 1870. Elle contient des œuvres des socialismes premiers, notamment SAINT-SIMON, FOURIER et PROUDHON831. L'anarchiste Sergueï STEPNIAK (pseudonyme de Sergueï Mikhailovitch KRAVTCHINSKI 1852-1895) est un de ces écrivains ; avant son exil en Occident il aurait publié deux petits textes évoquant le communisme primitif et des sociétés harmonieuses plus ou moins autogérées vivant aux marges de l'État : Le conte du kopek (1870) et Le conte de Moudritsa Naoumovna (1875)832. Mais l'influence fouriériste, au moins pour le courant populiste, semble de plus en plus limitée. En reprenant les 3 tomes de Il populismo russo de Franco VENTURI, les références au seul FOURIER dans l'index alphabétique sont en nette diminution : - 19 pages évoquées dans le 1° tome - 4 pages dans le 2° tome - 0 page dans le 3° tome.

Avec Le sens de l'amour (1891-1892) Vladimir SOLOVIEV (1853-1900) aborde l'érotisme mais semble plutôt privilégier l'union spirituelle entre les êtres, ce qui reste fort réducteur. S'inspirant de ces idées, mais les dépassant et réhabilitant l'amour physique (et sans doute également l'homosexualité dans son Les Gens du clair de lune de 1911), Vasilij ROZANOV (1856- 1919) marque encore plus son époque, d'autant qu'il semble être un excellent écrivain833. Malgré son sens religieux très fort, ROZANOV n'hésite pas à rallier le «cercle libertin» moscovite lié aux symbolistes au début du XX° siècle.

Comme la redécouvert l'ami Florent PERRIER834, dans les Annales sociétaires. Organe mensuel de la Société L'Union phalanstérienne. Doctrine de Charles Fourier publiées à Paris entre août 1898 et juin 1899, est évoquée l'association de Nicolas de NEPLUYEFF (Nikolaï Nikolaevitch NEPLIOUEV ; 1851-1908). Le numéro 5, daté du 25 mars 1899, contient un article (En Russie, p.7- 8) d'un peu plus de 2 colonnes consacré à ce «grand et riche propriétaire à Janpol, gouvernement de Tshernigosky, en Russie», fondateur de la «Confrérie ouvrière agricole industrielle et

828 KAPLAN Frederick I. Russian Fourierism of the 1840's.,op.cit, 1958, p.167 829 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.219 830 BAKOUNINE Michel Œuvres complètes. L'Empire knouto-germanique et la révolution sociale en France 1870-1871, Paris: Champ Libre, v.8, p.451 831 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi». La question femminile dal socialismo utopistico all'anarchismo italiano (1825-1917), Bologna: Clueb, 300p, luglio 2011, p.104 832 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.52 833 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.588 834 PERRIER Florent FOURIER/Russie, courriel du 04/12/2015 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 112/174 commerciale», «basée sur les principes de la doctrine de Charles FOURIER». Il s'agit sans doute de la «communauté slavophile» étudiée par Nicolas LADOUS835. Un Nicolas NEPLUYEFF est l'auteur de La Confrérie ouvrière et ses écoles livre de 220 pages publié chez Alcan à Paris en 1900, et accessible en microfiches à la Bibliothèque nationale de Paris depuis 1979. L'article des Annales, qui ne fait que résumer l'intervention de NEPLUYEFF, note que la Confrérie existe depuis une vingtaine d'années. Elle fut donc fondée vers 1879 grâce à la fortune de son réalisateur et comme il le dit lui-même à son esprit «d'amour fraternel» envers les classes laborieuses. Elle se maintiendrait avec succès au point que lors de la réunion parisienne dans laquelle NEPLUYEFF expose son expérimentation, on lui décerne le titre pompeux «d'Apôtre de l'humanité». Plus que d'une communauté le court article nous fait plutôt penser à une école «d'éducation harmonique» originellement ouverte à des orphelins ; plus ils grandissent plus ils contribuent à leur tour à la formation des nouveaux arrivants plus jeunes. Ensuite ils disposent de lots de terre loués «à rente» dans lesquels ils s'emploient toujours avec un encadrement pédagogique («écoles agronomiques»). Le modèle se serait répandu à d'autres localités, avec d'autres initiateurs, notamment à Kiev et à Saint-Pétersbourg. Les traces associatives fouriéristes perdurent donc longtemps. Leonid HELLER et Michel NIQUEUX notent l'existence de «structures fouriéristes (phalanstères)»836 dans un écrit de 1916 de l'adepte du cosmisme Constantin Edouardovitch TSIOLKOVSKI (né en Pologne Konstanty CIOŁKOWSKI 1857-1935). Mais, hormis ces structures, ce qu'ils relatent n'a rien avoir avec le fouriérisme, sauf peut-être un certain déisme. De même, comme chez FOURIER, l'homme nouveau du cosmisme, notamment celui avancé par Nikolai Fedorovitch FEDOROV (1828-1903), doit progressivement gérer les phénomènes atmosphériques837. La vie libérée et le ménage ouvert de la symboliste Zinaïda HIPPIUS (ou GIPPIUS 1869- 1945), qui comme Madeleine PELLETIER s'habille parfois en homme, peuvent évoquer une sorte de mini-communauté spirituelle et sexuelle.

La Grande Encyclopédie qui paraît vers 1900 est parfois teintée de fouriérisme, grâce à son coordinateur Sergei Nikolajevits JUZAKOV (1849--1910), un sociologue plutôt de filiation comtienne. L'essentiel de son article sur le mode de vie (Byt)838 évoque les étapes de la sauvagerie primitive à la civilisation actuelle en s'inspirant des principales phases de FOURIER, de l'édénisme à l'harmonisme. Il ne garde que des bribes du fouriérisme et semble le trahir selon Éric AUNOBLE : «Populiste ayant connu la répression839, disciple de LAVROV et MIXAJLOVSKIJ840, JUZAKOV semble avoir raconté son propre itinéraire intellectuel dans sa bibliographie. Au début du siècle, quelque peu assagi politiquement841, il n'a guère gardé de FOURIER que la condition féminine prise comme indicateur du développement social842. Il a répudié les rêves passés et futurs pour cause de non-scientificité (L. 29-36) et a oublié les multiples remarques de l'utopiste sur le mode de vie quotidien843. D'autres visions occupaient peut-être son esprit. Lisant son illustration de la cohérence de chaque mode de vie ("Ainsi, les "lumières" et le despotisme ne peuvent guère coexister longtemps au sein d'une même société", L. 17-18), on est tenté d'y voir un appel implicite au changement en Russie»844.

835 LADOUS Régis Un bonheur russe. La communauté slavophile de Nicolas NÉPLUYEV, Lausanne: L'Âge d'homme, 204p, 1999 836 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.166 837 DOUGUINE Alexandre Le complot idéologique du "cosmisme russe", Site consulté le 17/04/2014 : http://arctogaia.com/public/cosmism1.htm, 838 JUZAKOV S.N. « Byt » [Mode de vie] -in-Bol’šaja Enciklopedija [Grande encyclopédie], pod red. S.N. Juzakova, Prosvješčenje, Spb, 1901, traduit par Éric AUNOBLE 839 Cf. ČAGIN Op. Cit., p. 20. 840 Ibidem, pp. 35, 181-188. 841 Ibidem, p. 112. 842 Cité à chaque fois qu'il s'agit de caractériser un ordre social. 843 BEECHER Jonathan FOURIER : Le visionnaire et son monde, Paris: Arthème Fayard, 1993, p.217-338 844 AUNOBLE Éric Émergence et évolution du concept de "byt", dossier de 4pA4, 2010 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 113/174

Proposant des analyses mêlant matérialisme historique, choix scientifiques et vision cosmologique de l’histoire, Alexandre BOGDANOV se lance dans la recherche du «nouveau monde» (terme qu'il utilise depuis 1904 d'après MASSARI845) aussi via l’utopie avec deux ouvrages étonnants qui connurent un immense succès en son époque : Krasnaja zvezda - L’Étoile rouge (1908) et Inžener MÈNNI - L’Ingénieur MENNI (1912-1913), toutes les deux réédités en français en 1985. L’Étoile rouge d'Alexandre Alexandrovitch MALINOVSKI (plus connu sous son pseudonyme BOGDANOV 1873-1928) est considérée par VERSINS comme la préconisation d’un « système social libertaire soutenu par la technique »846 et par Leonid HELLER comme «la première utopie communiste russe»847 ; ce dernier reprend le titre donné par Charles ROUGLE en 1984 et par les analyses de Richard TITLES848. MASSARI évoque également un rapprochement fouriériste («syntonie»)849, sans doute surtout pour l'émancipation de la femme, la dé-privatisation de la vie familiale et l'idée du travail attrayant. BOGDANOV décrit le régime socialiste intégral que connaît la planète Mars. Un russe (Léonid), amené sur Mars, découvre une société similaire à la société terrestre. Il investigue, a des aventures sexuelles, fait d'autres rencontres qui lui permettent d'avoir une vision large. La civilisation y a connu une évolution par étapes, comme une orthodoxe vision du matérialisme historique l’impose. Cependant, les martiens sont plus en avance dans l’évolution, et on déjà atteint un stade qui se rapproche du communisme : les machines ont remplacé les travaux pénibles, l’argent a disparu, le travail est libre et spontané, la prise au tas selon ses besoins devient la règle, la xénophobie semble disparue (le héros s’amourache d’une martienne)… Comme chez FOURIER, le travail est agréable sinon attractif, les hommes sont polyvalents et adoptent spontanément la rotation des tâches, celles-ci étant particulièrement écourtées. La durée du travail total n'excède pas 6 heures par jour, et est plutôt de 4 heures. L’éducation des enfants se fait collectivement, dans un mélange qui évoque FOURIER et les premières réalisations des kibboutzim. La coupure n’est cependant pas totale avec les parents, qui peuvent visiter leurs enfants ou séjourner de temps en temps dans la structure collective où ils résident. Même si le mariage reste maintenu, l'amour y est libre, l'égalité étant absolue entre les sexes850. Sur Mars - ce qui est en lien avec toutes les idées propres à l'utopisme russe d'alors - les recherches pour augmenter la durée de vie sont exemplaires, et utilisent les transfusions sanguines pour la réjuvénation851.

Nikolai Fridrikhovich OLIGER (ou OLIGUER 1882-1919) dans la La Fête du printemps de 1910 fait «l'exaltation on ne peut plus fouriériste du corps et de la jouissance»852. «Utopie dans le style Art nouveau» cette œuvre est sans doute fortement influencée par William MORRIS (1834- 1896)853. Classes, races et pouvoir d'État auraient disparu. Le haut niveau technologique libère les habitants des tâches lourdes et dangereuses et leur donne une haute qualité de vie et une grande mobilité, dans un milieu environnemental contrôlé et préservé. La production, comme chez MORRIS, se rapproche du mouvement Art & Crafts, «d'artisanat artistique» à échelle humaine. La vie y est libérée, hédoniste, flamboyante ; l'art et l'amour libres, les loisirs et les coutumes d'une grande

845 MASSARI Roberto Il centrismo di LENIN e del Partito bolscevico, Bolsena: Massari editore, 279p, ébauche de janvier 2018 datée ottobre 2017, p.134 846 VERSINS Pierre Encyclopédie de l ‘utopie et de la science-fiction, Lausanne, L’âge d’homme, 1037p, 1972, p.120 847 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.591 848 BOGDANOV Alexandre Red Star. The first Bolshevik Utopia, Bloomington: Indiana University Press, trad. Charles Rougle, 1984 849 MASSARI Roberto Il centrismo di LENIN,op.cit., 2017, p.134-135 850 Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, 2011, p.148-149 851 PARA Jean-Baptiste Russie, Utopies, Révolution, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.150-190, mai 2011, p.166 852 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.591 853 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.184 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 114/174 imagination, les parures vestimentaires utilisées par tou-te-s854. Ce paradis libertaire conserve cependant le culte de l'Être suprême.

Le futurisme russe prend racine vers 1911, surtout à Moscou, avec notamment David BURLIOUK (1882-1967), Vélimir JLEBNIKOV (ou XLEBNIKOV ou Vladimir KHLEBNIKOV, 1885- 1922), et Vladimir MAÏAKOVKSI (1893-1930). Ils doivent évidemment beaucoup à l'italien MARINETTI, malgré leur indépendance idéologique. Leurs thématiques et leurs postures peuvent parfois apparaître post-fouriéristes. Leur premier texte important de 1912 Une gifle au goût du public met en avant leur volonté de rupture avec le passé, donc une sorte de volonté d'écart absolu avec les idées et les formes artistiques. Leur écriture informelle, totalement libre, et l'invention d'une sorte de langage propre (le zaum de KHLEBNIKOV, sorte d'espéranto des poètes, littéralement signifiant «surraison») évoquent les inventions et les formules innovantes de FOURIER : toute utopie cohérente s'exprime avec ses propres objets, et pas seulement en détournant les matériaux du présent ; les futuristes russes et italiens pratiquaient donc à leur échelle une forme d'écart absolu avec le monde de leur temps qui ne les satisfaisait plus. Seule une langue libre permet de s'exprimer sans contrainte et de libérer l'imagination855. Velimir (Viktor Vladimirovitch) KHLEBNIKOV (1885-1922) semble «un authentique anarchiste, du moins en esprit. On peut supposer qu'il s'intéressait à "l'anarchisme mystique" de Vjačeslav IVANOV, qu'il tenait pour un maître en 1908 encore»856. Issu de l'acméisme et proche du futurisme et du symbolisme, il fonde le concept d'aveniriste et propose diverses utopies humanistes et internationalistes, poétiques et anarchisantes où les artistes remplaceraient les présidents (Truba Marsian - Trompettes martiennes en 1916 et Le Manifeste des Présidents du globe terrestre, en 1917). Le monde nouveau nommé Étoile tend à l'harmonie et à l'anarchie puisque «Nous déclarons ne pas reconnaître les maîtres qui s'intitulent États, gouvernements, patries et autres maisons de commerces… Nous sommes une espèce d'arme particulière… Que ces trois mots soient le nouveau maître gant : Gouvernement du Globe Terrestre. Le drapeau noir de l'impouvoir a été dressé par la main de l'homme et déjà saisi par la main de l'univers. Qui arrachera ces soleils noirs ? Les couleurs torrides des soleils noirs ?»857. Un peu comme FOURIER, c'est un utopiste intégral, qui dote le projet utopique de rythmes, de style poétique et de langage propres. Comme FOURIER encore il reste plutôt pacifiste et hors du système même s'il est un temps proche du nouveau pouvoir. Ces troupes printanières dans Truba Marsian sont celles «de l'amour» un peu comme les cohortes fouriéristes. Cet esprit libre est forcément censuré et quasiment non publié dans son propre pays.

5. Le fouriérisme postrévolutionnaire

Avec la révolution de 1917 et le succès du marxisme-léninisme, la situation du fouriérisme est paradoxale. D'un côté FOURIER n'est pas à l'honneur chez les marxistes, sauf trop rares exceptions et «en dépit du parrainage ambigu de MARX et ENGELS, (ils) semblent donc avoir "manqué" FOURIER»858. Pire, quasiment tous les penseurs avec et après ENGELS (et ses analyses du socialisme utopique 1878-1880) l'ont réduit et instrumenté. Les rares marxistes hétérodoxes et/ou sensibles au fouriérisme (Wilhelm REICH, Ernst BLOCH, Walter BENJAMIN, Herbert MARCUSE…) ont peu de diffusion ou sont partiellement ou totalement contrés en URSS et dans son aire d'influence. Il suffit de penser aux pressions contre BLOCH dans la RDA qu'il avait pourtant choisie et qu'il doit fuir en 1961.

854 HELLER Leonid Le livre d'or de la science-fiction soviétique. Anthologie, Paris: Pocket, n°5174, 320p, 1984, p.23 855 SARMIENTO José Antonio Las palabras en libertad. Antología de la poesía futurista italiana, Madrid: Ediciones Hiperión, Poesía, n.103, 234p, 1986, p.28-29 856 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie. [Un itinéraire : l'utopie], -in-Cahiers du Monde russe et soviétique, p.249-275, n.37-3, 1996, https://www.persee.fr/doc/cmr_1252-6576_1996_num_37_3_2460, consulté le 28/03/2018, p.253 857 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.254 858 GOURBIN Charles La réception marxiste de Charles FOURIER. L'héritage encombrant de l'utopie, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°26, p.49-68, décembre 2015, p.50 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 115/174

Pourtant tous les socialismes utopiques bénéficient dans la jeune URSS d'un regain d'intérêt, même s'ils sont surtout analysés à la lumière et dans le cadre du marxisme ; ainsi une dizaine d'éditions de FOURIER se font entre 1917-1926859. Les analyses du Cercle PETRACHEVSKI abondent : l'ensemble des matériaux du procès (Delo Petraševcev) est édité entre 1937 et 1951 en 3 gros volumes par l'Académie des Sciences de l'URSS. Les œuvres de Nikolaï Gavrilovitch TCHERNYCHEVSKI sortent à Moscou en 16 volumes entre 1939-1950. En milieu anarcho- communiste Apollon Andreïevitch KARELIN (1863-1926) lie FOURIER aux idées libertaires dans le journal Vol'naia Zhizn' - La Vie libre, qu'il dirige de mai 1919 à 1922. En 1919 les frères Abba et Vol'f GORDIN dont le plus connu dans le monde anarchiste est Abba (1887-1964) publient une étrange utopie, marquée du signe symbolique 5 : 5 héros, 5 montagnes, 5 valeurs, 5 mers… Il s'agit d'Anarhija v mečte. Strana Anarhija (Utopija-Poema) - Anarchie en rêve. Pays-anarchie (Utopie-Poème)860. Ces anarcho-communistes d'origine lituanienne sont les créateurs depuis 1918 du pan-anarchisme861, une forme d'utopie anarchiste syncrétique. D'après le Dictionnaire des militants anarchistes862, ils ont organisé «"L'Union des cinq opprimés", faisant référence aux catégories les plus exploitées et opprimées - l’ouvrier trimardeur, les minorités nationales, les femmes, la jeunesse et l’individu - par cinq institutions : l’État, le capitalisme, le colonialisme, l’école et la famille». L'Union des 5 Opprimés est tout à la fois un groupe libertaire qu'ils ont créé à Petrograd et le monde utopique décrit dans l'Utopie-Poème. Le chiffre 5 est donc pour eux riche de signification puisque le pays utopique s'étend sur 5 monts : Liberté, Égalité, Fraternité, Amour, Création et autour de 5 mers : Communisme, Anarchisme, Cosmisme, Gynisme, Amorphisme863. Leur pensée refuse tout dogme, tout rationalisme réducteur et mise sur un naturalisme et un mysticisme primaire (sans doute imprégné d'ésotérisme et de cabalisme) afin de laisser toute liberté à ceux qui se reconnaissent en elle. L'utopie est donc chatoyante, fantaisiste, de création totalement libre voire fantasque, et libérée de toute institution contraignante. Cet ouvrage est aux confluences entre suprématisme, cosmismes et autres mouvements plus ou moins spiritualistes russes, et sans doute en lien, notes Leonid HELLER et Michel NIQUEUX, avec la pensée «du biocosmiste A. IAROSLAVSKI». Les traits cosmiques et féministes (l'étonnant «gynéanthropisme»864 appelé parfois «gynisme») peuvent nous permettre de les rapprocher du message fouriériste. Le lien avec FOURIER éclate également en ce qui concerne le travail, libre, joyeux et donc attractif : «les utopistes musardent et travaillent "pour le plaisir", à des fins "d'amusement, de réjouissance, de divertissement"». Les travaux pénibles sont assurés par des automates. Un trait non fouriériste tient justement à cet usage maximal de la technique au point de façonner un monde aux antipodes de la nature. Cependant la science n'est pas dogmatique, elle est réfutée comme idéologie et institution dominatrices (bel hommage à BAKOUNINE sur ce plan), au profit d'une inventivité et d'une imagination sans borne qui mêle le plaisir harmonique aux créations les plus saugrenues (un étonnant rayon lumineux semble une belle anticipation du laser) : celles-ci rendent l'homme indépendant des intempéries, de la faim, de la mort et des normes… Cependant, dans le détail et dans le respect des libertés, l'utopie semble apparaître aussi comme très normative, puisque toutes les structures qui la font vivre et perdurer sont fortement précisées. Mais attention si «la vie dans le Sociotechnicum est plus planifiée, plus réglementée, plus technicisée, plus civilisée et moins primitive, en un mot plus normalisée que même dans l'État socialiste, […] ces normes sont toujours fluctuantes, toujours créatives et non contraignantes, accommodantes, ce ne sont pas des

859 PARA Jean-Baptiste Russie, Utopies, Révolution, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.150-190, mai 2011, p.152 860 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.219 861 GORDIN Br Manifest Pan anarckistov - Manifeste pansocialiste, 1918 862 http://militants-anarchistes.info/spip.php?article7225, consulté le 26/06/2013 863 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie. [Un itinéraire : l'utopie], -in-Cahiers du Monde russe et soviétique, p.249-275, n.37-3, 1996, https://www.persee.fr/doc/cmr_1252-6576_1996_num_37_3_2460, consulté le 28/03/2018, p.267 864 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.259 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 116/174 prescriptions, mais des indications données par la Technique Sociale et la Pantechnique, vouées à prolonger la vie des hommes et à la rendre heureuse»865. Sous le nom collectif d'auteur GORDIN Br sort Počemu. Hi как mužik popal v stranu anarhii - Pourquoi. Ou comment le paysan a atteint le pays de l'anarchie en 1917. Selon Michel HELLER qui l'analyse, ce «conte-utopie» décrit les péripéties vécues par le moujik et prolétaire PoCemu (Pourquoi). Échouant dans les champs comme à l'usine, le héros quitte tout pour trouver le bonheur et atterrit en anarchie, en tout cas dans un pays sans policiers où celui qui n'obéit à personne «devient son propre tsar»866. L'ouvrage, en s'efforçant de détourner et dénoncer la novlangue bolchevique, pourrait être attribuée à Vol'f plutôt qu'à Abba, puisqu'il joue un rôle important dans les propositions linquistiques de son temps. En s'en prenant autant à l'ancien monde qu'au nouveau, Počemu se présente aussi comme une contre utopie pouvant annoncer autant ZAMIATINE qu'ORWELL qui se sont centrés eux-aussi sur le pays du mensonge déconcertant comme on l'écrit plus tard. Vol'f GORDIN, le co-auteur et bientôt en rupture avec son frère, est à l'initiative en Russie d'un autre mouvement, le pan-inventisme, qui accroit encore le rejet des normes et des pensées - y compris libertaires (?) -, et qui mise sur une inventivité absolue. Il s'agit sans doute de l'utopie du Sociotechnicum que les deux frères développent vers 1919 et que nous connaissons grâce surtout à Michel HELLER. Ce laboratoire de recherche et d'expérimentations sociales doit produire dans l'avenir un Pantechnicum qui touche toutes les sphères de l'activité humaine, et qui met en place un grand pouvoir ou plutôt une panoplie de contre-pouvoirs (ou «non-pouvoirs») destinés à favoriser l'anarchie généralisée : «Sociotechnicum désigne littéralement technicum social, institut de construction sociale. [...] C'est un laboratoire, un institut d'expérimentation, de perfectionnement et d'invention sociale, [... il] se transformera dans le futur en un Pantechnicum. Au Sociotechnicum viendront alors s'ajouter trois technicums grandioses, soit le Psychotechnicum ou Technicum de l'esprit, le Biotechnicum ou Technicum du corps et le Physiotechnicum ou Technicum des choses, du monde. Le Physiotechnicum porte aussi le nom de Cosmotechni- cum. Le Pantechnicum représentera la concentration de toute la civilisation technique {...], il sera l'autorité supérieure et le régulateur suprême de tous les aspects et phénomènes de la vie de la société, de l'esprit, du corps et de l'univers. Institut titanesque, société tita- nesque, ville titanesque, progrès titanesque et raison titanesque. [...] Sa devise : tout est anarchie, partout l'anarchie, maintenant l'anarchie»867. Pour des raisons sans doute de prudence, Abba GORDIN se modère en lançant un programme «anarcho-universaliste». En 1920 il semble accepter le pouvoir bolchevique, au moins dans la sphère économique. Il ne souhaiterait conserver qu'un rôle de moteur politique dans le changement social. La répression généralisée des années 1921 ferme cette période de rapprochement avec le pouvoir autoritaire léniniste, même si le nouvel anarchisme «inter- individualiste» d'Abba reste partiellement accepté par le régime en place. Vol'f GORDIN abandonne l'anarchisme et se met au service du régime bolchevique dès 1920-21. Il conserve tout de même des volontés utopiques et des amitiés en milieu libertaire puisqu'il se lance dans la création d'une langue nouvelle universelle, la langue AO. Il faut se souvenir que les anarchistes ont souvent été des adeptes des langues internationales comme l'esperanto et surtout l'ido. Vol'f signe des ouvrages du nom de BÉOBI, terme tiré de cette langue (BEO =humanité, BI = je)868. Il semble qu'il continue à s'inspirer du Sociotechnicum et des délires utopiques cosmiques avec de nouveaux termes comme le «Paninventoire»869. Son Association des découvreurs inventistes séduit différents mouvements et notamment des anarchistes tolstoïens ou individualistes. HELLER rappelle que le cosmisme survit jusqu'à la fin du régime soviétique. Il pense également que

865 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.270 866 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.263 & ss 867 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.260 868 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.261 869 HELLER Léonid Voyage au pays de l'anarchie, op.cit., 1996, p.262 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 117/174

Vol'f conserve des liens avec l'anarchisme en exil, puisqu'il publie encore un article dans l'En-dehors en 1935870. Sa soumission n'empêche pas la répression. Vol'f est interné en hôpital psychiatrique en 1925, il réussit à fuir et à s'exiler. Réfugié sur le continent américain il rejette également son judaïsme d'origine et deviendrait missionnaire protestant (?). Dans l'exil étatsunien depuis 1924 Abba GORDIN, à la différence de son frère Vol'f, reste anarchiste ; en 1958 il part en Israël et fonde à Tel Aviv le groupe anarchiste Agudath Schochrei Chofesh (ASHUACH).

Avec Voyage de mon frère Alexis au pays de l’utopie paysanne871 publié en 1920 par les nouvelles Éditions d'État, Ivan KREMNIOV (ou KREMNEV) s’en prend aux rigueurs et à la violence du « communisme de guerre » qui sévit en URSS de 1918 à 1921, et qui met fin à l'autogestion, aux soviets libres et à l'autonomie des comités et coopératives. L'histoire commence en 1921, donc dans un futur très proche de l'écrit. Cette œuvre caustique est également analysée dans ma partie concernant les contre-utopies. Comme le note Michel NIQUEUX dans la Postface de l'édition de 1976, ce curieux ouvrage foncièrement anti-bolchevique connaît une étonnante belle diffusion officielle : il est tiré à 20 000 exemplaires, en pleine pénurie de papier ! L’auteur, éminent économiste, s’appelle en réalité Alexander Vassilievitch CHAYANOV (TCHAYANOF, ČAJANOV ou TCHAÏANOV ; 1888-1937) et exerce des responsabilités dans l'organisation économique et le ravitaillement en temps de guerre, l’agriculture, l'université et les instituts officiels jusqu’en 1930 ; il est arrêté à plusieurs reprises, connaît la relégation durant 5 ans, et finit fusillé à la suite des grandes « purges » staliniennes, en octobre 1937 à Alma-Ata. On lui reproche son indépendance d'esprit et sa critique de la politique agraire : il est qualifié comme beaucoup dans le délire stalinien «d'ennemi du peuple». Cet homme de qualité a connu tous les types d'agriculture depuis la fin du tsarisme jusqu'au collectivisme forcé de l'époque stalinienne. Il œuvre pour une «agriculture organisationnelle», fondée sur de petites structures, adoptant des techniques modernes, et misant sur des pratiques plutôt coopératives. Assez proche des SR au début, il en diffère cependant sur le rôle coordonnateur attribué à l'État872. Dans son Voyage, il annonce pour 1984 (ORWELL connaissait-il ce texte ?) une société qui a renoué avec la vie rurale, autonome, familiale. Le Parti paysan du travail a remplacé les bolcheviks depuis 1934. L’individualisme des producteurs et leur diversité semble reconnue. Les producteurs agraires sont au pouvoir depuis 1934 et ont contribué à contrer le gigantisme urbain et industriel. Les villes sont devenues de vraies cités-jardins, comme Moscou qui ne dépasse pas les 100 000 habitants. Une démocratie presque directe et décentralisée remplace l’étatisme écrasant de l’époque, étatisme justifié par un marxisme-léninisme caricatural. La démocratie et le pluralisme sont restaurés, les pouvoirs et l'économie sont décentralisés. Le salariat est banni au profit de cellules économiques de type familial. Leonid HELLER et Michel NIQUEUX parlent de «néo-populisme»873 alors que l'on pourrait tout aussi bien évoquer l'esprit libertaire et les évocations depuis 1921 de l'idée d'une troisième révolution qui rétablirait le pluralisme et préserverait les campagnes (Cf. Kronstadt). C'est ce qu'écrit dès 1964 Basile KERBLAY : on peut trouver dans ce récit une «forme de pensée à tendance populiste ou anarchisante»874 ; pour cet auteur l'utopie de KREMNIOV- CHAJANOV est une forme de victoire des idées de KROPOTKINE875 sur celles de LÉNINE. On pourrait rajouter aussi quelques traces de fouriérisme, particulièrement pour la volonté de faire tourner les activités, la préservation de la fête, de la gastronomie, des travaux attractifs…

870 GORDIN Vol'f (BÉOBI) Qu'est-ce que la société ?, -in-L 'En dehors, p.284-285, 1935 871 KREMNIOV Ivan Voyage de mon frère Alexis au pays de l'utopie paysanne (1920), Lausanne: L'Âge d'Homme, 143p, 1976 872 KERBLAY Basile A. V. ČAJANOV [Un carrefour dans l'évolution de la pensée agraire en Russie de 1908 à 1930] -in-Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 5, n°4, p.411-460, Octobre-décembre 1964, p.423 873 HELLER Léonid/NIQUEUX Michel Histoire de l’utopie en Russie, Paris: PUF, 296p, 1995, p.218 874 KERBLAY Basile A. V. ČAJANOV, op.cit., 1964, p.430 875 KERBLAY Basile A. V. ČAJANOV, op.cit., 1964, p.431 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 118/174

Le confort économique, intellectuel et moral est garanti dans des formes qui rappellent un peu l’utopie morrissienne. Les coopératives artisanales semblent prospèrent et évitent les drames d'une industrialisation accélérée. La propriété rurale individuelle est respectée, et liée à des entités collectives ; cet idéal proudhonien, qui va connaître des essais de réalisation avec les collectivités espagnoles de 1936-1937, permettent là aussi de relier l'utopie à la littérature libertaire. Ce texte est repris dans l’ouvrage d'Henri MENDRAS Voyage au pays de l’utopie rustique, en 1979. Il devient ainsi une des sources des utopies alternatives des sixties et des seventies qui multiplient les petites communautés mêlant ville et campagne dans une société décentralisée. Avec les décroissants, Alexander CHAYANOV est rédécouvert au XXI°s. Renaud GARCIA lui consacre un ouvrage876 et Serge LATOUCHE fait son éloge dans son Anthologie877. La volonté de miser sur la tradition rurale, les unités de petites tailles omettant le salariat et le profit capitaliste, le refus de la centralisation autoritaire, le fédéralisme et le coopérativisme font de cet éminent scientifique un courageux et lucide opposant au centralisme bolchevique. Ses études (plus de 60 ouvrages878) confortent les prémonitions et avertissements mis en avant dans l'utopie de 1920.

On assiste à un regain d'intérêt pour le fouriérisme plus tardivement, notamment avec les travaux de Johanson ZILBERFARB dans les années 1950-60. On lui doit notamment La philosophie sociale de Charles Fourier et sa place dans l'histoire de la pensée socialiste de la première moitié du XIXe siècle (en russe, Moscou, 1964) presqu'aussitôt analysée dans Le Mouvement Social (n.52, 1965). En français ses articles sont notamment hébergés par la Revue Internationale de Philosophie (1962879), les Cahiers du communisme (1965880), les Annales historiques de la révolution française (1966881) et Le Mouvement Social (1967882). FOURIER est analysé de manière bienveillante, et réhabilité puisqu'il (re)devient aux yeux de l'historien soviétique «une des sources du marxisme», sans doute pour le réalisme de son analyse de la société de son temps et pour les prévisions raisonnées qu'il apporte à un avenir socio-économique prévisible. Cependant ZILBERFARB n'exclut aucunement les aspects dérangeants, particulièrement le déisme fouriériste. Dans son article de 1967 il évoque l'importance de la volonté de rénovation du milieu naturel chez FOURIER. S'il l'expose de manière critique, cette évocation d'un pré-écologisme est alors rare chez les exégètes du bisontin et c'est un concept peu développé dans l'URSS des années 1960.

Plusieurs auteurs comparent les phalanstères et les nouvelles communes ou associations soviétiques. Ce n'est pas toujours très heureux. La comparaison avec «l'appareil industriel» soviétique883, et avec des kolkhozes et sovkhozes («dans les sovkhoz et les kolkhoz, FOURIER retrouverait l'image moderne de son phalanstère») faite par ARMAND et MAUBLANC ne tient évidemment pas la route884, d'autant que leur formule «pour les Soviets comme pour FOURIER la clé du problème social est économique»885 est trop réductrice de la pensée du bisontin. Il faut rappeler que le livre sort en 1937, en pleine période stalinienne. Ces

876 GARCIA Renaud Alexander CHALYANOV pour une reconstruction rurale, Neuvy-en-Champagne: Le Passager clandestin, 2017 877 LATOUCHE Serge Les précurseurs de la décroissance. Une anthologie, Paris: Le passager clandestin, 270p, 2016, p.85-87 878 KERBLAY Basile A. V. ČAJANOV, op.cit., 1964, p.411 879 ZILBERFARB Johanson Les études sur FOURIER et le fouriérisme vues par un historien, in-Revue Internationale de Philosophie, Bruxelles: XVI, 60, p.261-279, 1962 880 ZILBERFARB Johanson La philosophie sociale de FOURIER, une des sources du marxisme, -in-Cahiers du communisme, n°12, p. 78-93, 1965 881 ZILBERFARB Johanson Charles FOURIER et la Révolution française, -in-La pensée socialiste pendant la Révolution française, Paris: Société des Études robespierristes, Annales historiques de la révolution française, n°184, p.53-75, avril- juin 1966 882 ZILBERFARB Johanson L’imagination et la réalité dans l’œuvre de FOURIER, -in-Le Mouvement social, Paris: n°60, p.05-21, juillet-septembre 1967 883 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Textes choisis – 2 tomes, Paris: ESI, 264 & 263p, 1937, t.I, p.189 884 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Textes choisis – 2 tomes, Paris: ESI, 264 & 263p, 1937, t.I, p.187 885 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Textes choisis – 2 tomes, Paris: ESI, 264 & 263p, 1937, t.I, p.185 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 119/174 deux marxistes français ont cependant l'habileté de mettre en parallèle le fait que «à la base du fouriérisme comme à la base du soviétisme, (on trouve) cette idée profondément juste que la gestion socialiste rend possible une production démesurément accrue»886. DEBU-BRIDEL qui fait une analyse de l'ouvrage montre bien que malgré quelques analogies, le fouriérisme est bien l'antithèse du soviétisme stalinien, ne serait-ce qu'en mettant en avant ses côtés libertaires et foncièrement anti-étatistes887. Henri DESROCHE donne la terrible citation de La Moisson de Galina NICOLAIEVA (édité en français par EFR en 1953) : «Le Phalanstère n'est autre chose qu'une commune russe et une caserne de travailleurs, une colonie militaire sur le pied civil, un régiment industrieux»888. On le voit les poncifs ont la vie dure. Dans les années 1920, les curieux projets « soviétiques » de maisons communes (Dom- Komouna) évoquent partiellement les phalanstères. À leur début, ce sont des lieux d’habitation et de vie mêlant de multiples locaux collectifs (de la buanderie à la bibliothèque, de la cuisine à la salle de loisir et de réunion - les fameux « clubs ouvriers » de l’époque) à des espaces réservés pour célibataires ou couples, les enfants étant pris en charge collectivement889. On y trouve également des galeries chauffées… Tout est fait pour que la famille disparaisse. Mais à la différence énorme de FOURIER, le caporalisme des utopies classiques se manifeste très vite dans ces essais communautaires.

Mais sur le plan de la libre sexualité et du libre épanouissement des passions, il ne semble pas y avoir de «FOURIER russe» conclut Leonid HELLER en 1992890. C'est peut-être un peu réducteur si on lit Alexandra KOLLONTAÏ (1872-1952) ou la fameuse Révolution sexuelle- Die Sexualität im Kulturkampf : Zur sozialistischen Umstrukturierung des Menschen (1936) de Wilhelm REICH (1987-1957). La relecture de l'œuvre de ce psychanalyste marxiste semble donc nécessaire, d'autant qu'elle a été marquante dans la France des années 1960, au même moment où se publie Le Nouveau monde amoureux. Il y a sans doute plus qu'une proximité purement chronologique

Par contre une étude approfondie nous manque pour analyser l'influence des socialistes utopiques, dont FOURIER, sur les milieux artistiques et notamment sur les architectes, particulièrement ceux qui sont concernés par le «collectivisme des cités-communes»891. Est-ce que le phalanstère est une des sources du «condensateur social» de Moisseï GUINZBOURG (1892- 1946) ? Son immeuble du Commissariat aux Finances (Narkofim) réalisé à Moscou vers 1928-1932, qui enthousiasme LE CORBUSIER, répond bien à certains principes fouriéristes : site paysager, services collectifs (cuisines, laveries, crèches…) alternant parties privées, toit-terrasse jardin…

Le fouriérisme russe et les emprunts à FOURIER abondent dans le monde russe et soviétique. Certes il est utilisé sous tous les angles, y compris les plus paradoxaux au point d'en travestir le message initial. Mais cet État-continent mérite d'avoir une place plus grande pour l'étude de FOURIER et de ses disciples. 27. Suisse

886 ARMAND Félix/MAUBLANC René FOURIER, Textes choisis – 2 tomes, Paris: ESI, 264 & 263p, 1937, t.I, p.186 887 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.209-216 888 DESROCHE Henri La société festive. Du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, Paris: Seuil, 416p, 1975, p.207 889 KOPP Anatole Ville et révolution. Architecture et urbanisme soviétiques des années vingt, Paris, Anthropos, 1967 & Paris: Seuil, Points, 320p, 1972, p.182 890 HELLER Léonid À la recherche d'un Nouveau Monde Amoureux. L'utopie russe et la sexualité, -in-RES, LXIV, Fasc.4, p.583-602, 1992, p.602 891 COHEN Jean-Louis Architecture soviétique, -in-CENTRE DE CRÉATION INDUSTRIELLE Utopies et réalités en URSS. 1917-1934. Agit Prop, Design, Architecture, Paris: Centre Georges Pompidou, p.40-49, 1980 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 120/174

En Suisse, FOURIER et ses amis tentent de se lier au pédagogue bernois Philipp Emanuel Von FELLENBERG (1771-1844) qui n’est pas insensible à la doctrine de l’École sociétaire892 qu’il connaît sans doute par le publiciste Frédéric REYDOR. Ce dernier est un des animateurs d’un groupe genevois dès 1842. Sur Lausanne on trouve un avocat radical lié au fouriérisme français Jules EYTEL (1817-1873). L’économiste genevois Antoine-Élisée CHERBULIEZ (1797-1869) s’inspire également de FOURIER, mais il est jugé tellement conservateur qu’il fait l’objet d’une réfutation en règle par les fouriéristes, notamment par le pasteur Samuel-François GIRARD (1765- 1850). Ce dernier publie sur Genève la revue L’Édificateur en 1843-44 : il y lie message biblique et science sociale893. En 1846 les conférences à Lausanne et à Genève de Victor CONSIDERANT ont sans doute marqué les esprits894. Peu après son départ de Genève, le nouveau journal « socialiste et politique » L’Éclaireur suisse est de nette orientation fouriériste. Il y aurait même eu une tentative de création de librairie phalanstérienne sur la ville (?) autour de VACHEZ, qui l’année suivante (1847) est président d’un banquet fouriériste pour l’anniversaire de la naissance de Charles FOURIER. Vainement, et avec peu d’appuis dont le docteur et député François-Louis SENN (1799-1873), CONSIDERANT milite à Genève pour établir une « élection véridique »895 qui introduirait des éléments proportionnels. Depuis 1842, le marchand et député de Saint-Gervais, Jean-Frédéric HOFFMAN, est particulièrement intéressé par la représentation des minorités au point de faire une proposition en ce sens à l'Assemblée constituante de Genève896. À Genève toujours le célèbre médecin Louis-André GOSSE (1791-1873) s’inspire partiellement du fouriérisme dans ses multiples activités (polyclinique, lutte contre l’antisémitisme, soutien aux nationalistes grecs…). Il en est de même, dans la même ville, du marchand horloger André ALLIEZ (1808-1883), lié à REYDOR, qui profite de ses voyages internationaux et de ses relations pour tenter de diffuser l’Idée. Parmi les fouriéristes pédagogues on compte un autre pasteur connu, François-Marc-Louis NAVILLE (1784-1846) qui dirige un Institut pédagogique, et Alexandre DAGUET (1816-1894) qui enseigne à puis dirige l’École normale de Porrentruy. DAGUET est lié au franc-comtois de Salins Max BUCHON exilé après 1851. Cet écrivain fouriériste (et futur proudhonien comme son cousin le peintre COURBET) devient réaliste au contact des écrivains allemands et suisses, et s'installe un temps à Berne. Il est aidé par un autre franc-comtois lui aussi exilé après 1851, le graylois Victor VERSIGNY qui à Neuchâtel s'active dans le journalisme éclairé (notamment L'Indépendant). DAGUET est également lié à CONSIDERANT et à COURBET897. Mais c’est surtout le tanneur (bien qu’issu d’une famille aisée et éclairée) Karl BÜRKLI (1823- 1901) qui est le grand représentant de l’École sociétaire en Suisse. Grand voyageur (par goût et pour effectuer son compagnonnage) il est entré en contact avec de nombreux fouriéristes européens, notamment CONSIDERANT, particulièrement lors de son séjour en France en 1845- 1847. Il reprend un temps les idées de CONSIDERANT sur le droit de vote des femmes, et surtout sur l’élection « véridique » ; il reste ainsi pour toute sa vie un défenseur de la « législation directe »898

892 VUILLEUMIER Marc Philipp Emmanuel VON FELLENBERG, FOURIER et l’École sociétaire, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°6, 1995 893 VUILLEUMIER Marc Fouriérisme et fouriéristes en Suisse : acteurs et canaux d’une diffusion, Intervention au Colloque d’Arc-et-Senans, 1993 894 VUILLEUMIER Marc Autour des conférences de CONSIDERANT à Genève (octobre 1846), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p23-32, décembre 2008 895 CONSIDERANT Victor De la sincérité des gouvernements représentatifs, ou Exposition de l’Élection véridique. Lettre adressée à Messieurs les membres du Grand Conseil constituant de l’État de Genève, Genève: imp. Fallot, 16p, 1846 896 VUILLEUMIER Marc Le courant socialiste au XIX° siècle et ses idées sur la démocratie directe (1996), -in-Histoire et combats : mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Lausanne: Éditions d'en bas et Collège du travail, p.321-346, 2012,p.322 897 FONTAINE Alexandre Transferts culturels et déclinaisons de la pédagogie européenne. Le cas franco-romand au travers de l’itinéraire d’Alexandre DAGUET (1816-1894), Thèse de doctorat, Université de Fribourg et Université de Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, 114p, 2013 898 STOHLER Martin Victor CONSIDERANT, Karl BÜRKLI et la création d’un espace politique, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.51-60, décembre 2008 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 121/174 et même un partisan de la révocation par le peuple des représentants désavoués. C'est encore lui qui lance en 1893 un débat sur la démocratie directe au sein des instances de la II° Internationale. Il préfère cependant, à la différence de son modèle Moritz RITTINGHAUSEN (1814-1890) le concept de «démocratie pure» qui doit amener la progressive disparition de l'État et le règne de l'association. On comprend mieux les points communs parfois entre fouriérisme et pensée libertaire. En 1851 il est un des animateurs du journal Freie Stimmen - Des Voix libres. BÜRKLI représente une des pointes européennes les plus avancées des expérimentations « coopérativistes » plus ou moins fouriéristes (Cf. ci-dessous). Il a sans doute inspiré les aspects les plus radicaux de la Constitution cantonale zurichoise de 1868. Il est également un des pionniers de l’AIT en Suisse à Zürich : il tente avec cohérence d’y faire passer ses idées de législation directe (Congrès de Bâle - 1869). Mais ses positions devenues assez étatiques le lient au mouvement social-démocrate de l’aire germanique plus qu’à la frange libertaire, frange qui le combat en fin du XIX° siècle. Dans la région du Locle, un petit groupe phalanstérien se réunit autour de la personnalité de Frédéric-William DUBOIS (1811-1869) et de son château des Monts. On y trouve James GUILLAUME (1844-1916). CONSIDERANT y séjourne en octobre 1946899. La réception du fouriérisme par GUILLAUME vers 1865 est intéressante pour les liens entre anarchisme et fouriérisme, et demanderait à être approfondie900. Il faudrait également citer l'artisan Wilhelm WEITLING (1808-1871), célèbre membre de la Ligue des Justes. Son socialisme aux influences mêlées, parfois libertaires, parfois marxistes, parfois chrétiennes… compte sans doute également des traces fouriéristes, comme dans son ouvrage Garantien der Harmonie und Freiheit de 1842. Proche de GODIN, le professeur français Édouard RAOUX anime un cercle en Suisse. Il publie à Lausanne en 1872 son ouvrage de vulgarisation sur le Familistère et œuvre sans succès pour tenter une expérimentation semblable. GODIN s'est déplacé à Lausanne en 1877 pour présenter son Palais social. 28. Venezuela Le « maître des Amériques » Simón RODRÍGUEZ (1769-1854)901, maître et compagnon de Simón BOLIVAR, est parfois rapproché de FOURIER : « beaucoup d'aspects de ses visions futuristes évoquent idéalement - et pas de si loin - la vision sociétaire du contemporain FOURIER »902. Ce qui peut le relier à FOURIER tient sans doute en sa manière « d'enseigner en divertissant » et ses propositions de « escuela-taller » (école-atelier) : Colombie, 1824, Bolivie, 1826. Il avait en l'honneur de DEFOË pris le surnom de Samuel ROBINSÓN903 qu'il utilise longuement durant ses passages en Jamaïque et en Europe, ce qui permet encore plus de le rattacher aux traditions utopiques.

C. QUELQUES EXPÉRIMENTATIONS FOURIÉRISTES : EUROPE ET COLONIES, AMÉRIQUES… De multiples essais communautaires « phalanstériens » vont avoir lieu, tant en Europe qu’en Amérique et ailleurs. FOURIER lui-même rêvait de son vivant de tenter une « phalange d’essai » et espérait toujours naïvement qu’un donateur généreux lui faciliterait le chemin.

899 RENK Peter Monuments, statues et plaques commémoratives du mouvement ouvrier dans le canton de Neuchâtel, -in- AÉHMO Monuments du mouvement ouvrier, Lausanne: AÉHMO, Éditions d'en bas, n.33, 2017, p.58-59 900 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.103 901 RUMAZO GONZÁLEZ Alfonso, RUMAZO Lupe, BECCO Horacio Jorge Simón RODRÍGUEZ, maestro de América. Caracas: Fundación Biblioteca Ayacucho, 2005 902 MASSARI Roberto Hugo CHÁVEZ tra BOLÍVAR e Porto Alegre, Bolsena: Massari, 160p, 2005, p.121 903 USLAR PIETRI Arturo La isla de ROBINSÓN, Barcelona: Editorial Seix Barral, 8º mayor, Biblioteca breve, nº473, 357p, 1981 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 122/174

Il a fréquemment sollicité tant l'appui politique et administratif, que l'aide financière d'un grand mécène. Ces espoirs en l'aide des grands de ce monde lui seront reprochés par les libertaires par la suite, même si l'un d'entre eux, Giovanni ROSSI, obtint peut-être ce type d'appuis pour s'établir au Brésil (Cecilia). 1. Europe et colonies En Algérie « française », il y aurait peut être eu une tentative phalanstérienne en 1833 vers Sidi- Ferruch avec Adrien BERBRUGGER (1801-1869) affirme Saïd ALMI904, «tentative avortée» répète Jean-Louis MARÇOT905. Responsable du journal officiel de la colonie, BERBRUGGER transforme ce Moniteur algérien en «instrument de propagande» sans scrupule.

Les fouriéristes colonisateurs en Algérie continuent sur la lancée de deux membres de l’Union harmonienne : la belge Zoé GATTI DE GAMOND et surtout le polonais Jan CZYNSKI (Cf. en 1840 son La colonisation d’Alger d’après la théorie de Charles FOURIER). Leurs idées de « fermes sociétaires » se trouvent à la charnière entre colonisation pacifique et expansion phalanstérienne.

Dans les années 1840, des français, surtout bisontins et lyonnais d’origine (François BARRIER, Jules DUVAL, Aimée BEUQUE…), tentent de réaliser une sorte de phalanstère agricole à Saint-Denis du Sig dans la région oranaise, d’où le nom de Sigville parfois avancé. Il s’agit en fait surtout d’une forme sociétaire de colonisation agraire, avec des autres activités plus marginales. La concession agricole du Sig est obtenue en 1846 pour l’Union Agricole d’Afrique dirigée par le capitaine d’artillerie GAUTHIER appuyé par Jules DUVAL. Elle est fondée en décembre 1845, et obtient comme « société civile de colonisation » une ordonnance royale le 8 (ou 30 ?) novembre 1846. L’établissement s’étend sur près de 3 500 ha dans la région d’Oran, le long d’une rivière (le Sig) et proche d'un barrage. Elle a au début l’appui de saint-simoniens et de militaires responsables, et des obligations de résultats demandées par l’État. La « ferme » semble en grosse difficulté en 1853, après avoir été de plus en plus distante (dans les faits, pas dans les statuts ?) des idées fouriéristes, et de plus en plus proches des domaines coloniaux traditionnels. Mais la reprise s’effectue peu après. Il semble que des idéaux fouriéristes des fondateurs persistent difficilement dans les années 1860-1890 sur une partie des terrains qui sont conservés906 et pour moins d’une centaine de membres (de 150 à 200 personnes y seraient passées907). Des essais de relance fouriériste sont même entrepris, par exemple avec l’aide de Victor CONSIDERANT jusqu’à sa démission en 1880. Il faut attendre 1916 pour que toute trace de fouriérisme disparaisse des statuts de l’Union. Étonnante longévité. Si l'esprit fut longtemps fouriériste, les réalisations le furent elles très peu.

Avec l’ancien fouriériste Jean-Baptiste-Henri COUTURIER (1813-1894), l’Union accueille les Orphelinats agricoles d’Algérie (de 1881 à 1890). En 1882 est absorbée la Société protectrice des enfants abandonnés animée par la comtoise Marie-Louise GAGNEUR. Ce souci philanthropique de prendre en charge les orphelins est fréquent chez les fouriéristes, comme le démontrent les activités d’Auguste SAVARDAN. Mais il semble qu’il s’agit surtout désormais d’une œuvre d’assistance, appuyée par des non fouriéristes, parfois célèbres comme Victor HUGO, Victor SCHOELCHER ou Maria DERAISMES.

904 MADONNA-DESBAZEILLE Michèle L’Union Agricole d’Afrique : une communauté fouriériste à Saint-Denis du Sig, Algérie, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°16, 2005, p.55 905 MARÇOT Jean-Louis Les premiers socialistes français, la question coloniale et l'Algérie, op.cit., 2014, p.89 906 DESMARS Bernard L’Union Agricole d’Afrique : projet phalanstérien, œuvre philanthropique ou entreprise capitaliste ?, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°16, 2005 907 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.137 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 123/174

Toujours en Algérie, les fouriéristes seraient à l'origine à Alger de la Famille commerciale, d'une boulangerie sociétaire et d'une Banque populaire du crédit mutuel.

Albert GUIGUI-THÉRAL dit VARLIN (1903-1982), anarchosyndicaliste de la CGT et futur célèbre résistant dans le toulousain (un temps délégué CGT de la CGT clandestine auprès de DE GAULLE et Jean MOULIN) aurait tenté au début des années 1920 (1922 ?) un «phalanstère» dans l'Algérie qui l'a vu naître908.

En Australie, des protestants réformateurs, soutenus par les autorités, mettent en place une forme de colonisation originale, une «utopie radicale»909, à Adelaïde en 1836. La répartition des terres y semble équitable et la prise en compte de la propriété, du travail et du capital rappelle un peu les idées fouriéristes (il manque juste la prise en compte du talent)910. Bien des personnalités qui s'y activent ou qui soutiennent depuis le RU, souvent membres du collectif libéral «Adelphi Youngmen», sont proches du fouriérisme : Arthur YOUNG, Richard HANSON (futur président de la Cour suprême d'Adelaïde), John MORPHETT et Nathaniel HAILES, ces deux derniers liés à Arthur. Le cousin de MORPHETT, John GLIDDON, comme lui intéressé commercialement par l'Australie, appartient à Londres au «phalanstère de Bayswater». Arthur YOUNG et ses frères partent pour l'Australie en 1847 ; Arthur y reste jusqu'en 1850 après y avoir reconstitué partiellement sa fortune dilapidée à Cîteaux.

En Belgique, GODIN dispose d'une succursale de son entreprise, d'abord près de Bruxelles (fonderie créée en 1854) puis transférée à Laeken-lez-Bruxelles en 1858. En 1887-1888 elle est complétée par un Familistère prévu pour 350 personnes. Les 500 à 600 autres employés (auxiliaires) logés à l'extérieur bénéficient cependant également des assurances mutuelles911.

En Égypte et au Soudan, vers 1853, le docteur Benoît-Jules MURE, accompagné par Sophie LIET, aurait tenté d'établir une colonie sociétaire («colonie humanitaire») en Nubie912. C'est un piteux échec. En 1856 MURE retourne au Caire pour soutenir une école nouvelle d'homéopathie. C'est dans cette ville que la tuberculose l'emporte en mars 1858.

En Espagne, le projet phalanstérien de Manuel SAGRARIO de BELOY de 1841 s’étendrait sur un « carré » de plus de 40 000 ha dans la région de Cadix-Xérès, avec « un village-palais » de près de 2 000 personnes, répartis en 500 maisons, avec 500 cuisines, caves… autour d’un « palacio general - palais général » disposant de toutes les commodités. Il semble plus proche de la colonisation traditionnelle de terres incultes que d’un vrai essai socialiste, et se veut modéré vis à vis des institutions en place, ce qui explique sans doute l’accord royal de septembre 1842913. En effet « un socialisme qui vénère la Religion établie et qui se soumet aux institutions politiques, ne menace pas la position sociale des habitants et ne compromet pas la tranquillité des nations »914. Pourtant le projet ne se matérialisa pas, les chercheurs n’ayant pas trouvé trace malgré quelques affirmations non prouvées915.

908 SAHUC Michel Un regard noir. La mouvance anarchiste au seuil de la Seconde Guerre mondiale et sous l’occupation nazie (1936-1945), Paris: Éditions du Monde Libertaire, 164p, 2008, p.79 909 PIKE Douglas Paradise of dissent : South Australia 1829-1857, London: Longmans Green, 574p, 1957, p.221 910 FORNASIERO Jean Le philosophe du phalanstère : retouche au portrait d'Arthur YOUNG (1810-1897), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: p.23-40, n°20, décembre 2009, p.30-32 911 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, Guise: Éditions du Familistère, Photos d'Hugues FONTAINE, 2° édition revue et corrigée, 160p, 2011, p.144 912 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde – Les utopies sociales en Amérique latine au XIXe siècle (1999), Dijon: Presses du Réel, 408p, 2014, p.217 913 Textes de SAGRARIO -in-CABRAL CHAMORRO Antonio Socialismo utópico y revolución burguesa : el fourierisme gaditano 1834-1848, Cádiz: Historia 12, 194p, 1990, p.159-167 914 CABRAL CHAMORRO Antonio Socialismo utópico y revolución burguesa, op.cit., 1990, p106 915 CABRAL CHAMORRO Antonio Socialismo utópico y revolución burguesa, op.cit., 1990, p.83 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 124/174

En 1884 un autre projet de phalanstère (falansterio) est proposé par Ramón de CALA y BAREA dans son ouvrage El problema de la miseria resuelto por la harmonía [sic] de los intereses humanos. Il est accessible sur le site des Cahiers Charles Fourier (bibliographie de CALA y BAREA).

Dans l’île Maurice des expériences - entre phalanstère et paternalisme social - semblent menées au milieu du XIX° siècle. Eugène LEGLÉZIO (ancêtre du romancier) construirait Euréka, sa demeure, sur le modèle du phalanstère. Ernest d’UNIENVILLE, sur sa plantation de Saint-Martin, abrite une « association volontaire » qui compte boutiques, école et centre de soins coopératifs et solidaires. DUPONT, d’UNIENVILLE et d’autres proposent même une Société Séricicole sur le modèle fouriériste916.

Un phalanstère serait tenté entre 1864-1866 en Nouvelle Calédonie, à Yaté (extrême sud de la Grande Terre) sous l'initiative du gouverneur Charles GUILLAIN (nommé gouverneur en 1861). Cet étonnant personnage, connaisseur de penseurs socialisants et utopistes (SAINT-SIMON et PROUDHON), offre des terres en concession à des prix préférentiels. L'expérience (Société agricole de Yaté) aurait duré près de 3 ans917 et d'après le médecin de marine Jules PATOUILLET, touché une vingtaine de personnes sur près de 300 ha918.

En Roumanie le Falansterul de la Scăieni bénéficie des largesses d’un noble valaque Emmanuel BALACEANO (BĂLĂCEANU) qui offre à DIAMANT (par ailleurs son cousin et donc lui aussi boyard) un domaine familial en 1834. Ce serait donc chronologiquement la 2° expérience fouriériste mondiale, mais elle ne débuterait réellement qu’en fin 1835-début 1836 comme le note avec prudence Florea IONCIOAIA919. Cet auteur enlève d’ailleurs presque toute influence directe à DIAMANT dans l’expérience agraire et redonne la primauté et l’essentiel des activités à BĂLĂCEANU. Elle consiste en une sorte d’association de « frères agronomes »920 regroupant une cinquantaine de personnes, sans compter les anciens esclaves roms libérés par BĂLĂCEANU. Cette présence égalitaire des tziganes est incontestablement un des aspects sympathiques de cette expérience, d’autant qu’ils semblent bien intégrés : BĂLĂCEANU épouse même plus tard sa maîtresse tzigane. L’existence du phalanstère, une « société agronomique et manufacturière », est cependant très courte (un an ou un an et demi) : il est dissout en 1836. Ce qui frappe en lisant l’article de Dan BERINDEI, c’est l’investissement fouriériste global des phalanstériens valaques : rotation de tâches, enseignement collectif, efforts gastronomiques, alternance d’espaces collectifs et individuels, prise en compte des 3 critères de FOURIER : talent, capital et travail… L’article de IONCIOAIA plus critique montre de réelles influences fouriéristes dans les projets mais très peu dans la réalité, les difficultés économiques et l’autoritarisme de BĂLĂCEANU conduisant peut-être à une vraie « implosion » de l’essai de la Scăieni. En 1856 l’économiste P.S. AURELIAN fait l’éloge de FOURIER ; peu après il participe à la « fondation de la première coopérative urbaine de Roumanie »921.

Au Royaume Uni est parfois cité «The Phalanstery» de Royal Hill House - Queen's Road (Bayswater-Londres)922 qui existe vers 1844-1849. Il s'agit semble-t-il d'un regroupement de

916 FORNASIO Jean Vers une histoire du fouriérisme à l’île Maurice, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: p.67-78, n°18, décembre 2007, p.72 & 75 917 DAUPHINÉ Joël Yaté de 1840 à 1870 : les débuts de la présence européenne et l'expérience d'un phalanstère, Nouméa: Centre Territorial de Recherche et de Documentation Pédagogique - Points d'histoire, 60p, 1989 918 PATOUILLET Jules Trois ans en Nouvelle Calédonie, Paris: E. Dentu, 1873 ; rééd. Nouméa : Éd. d'Antan, 1980 919 IONCIOAIA Florea Les promesses de l’Harmonie : disciples et traces du fouriérisme en Roumanie - Partie 1, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n° 17, décembre 2006 920 BERINDEI Dan Le Phalanstère de Scăieni en Valachie, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°2, 1991, p.73 921 IONCIOAIA Florea Les promesses de l’Harmonie : disciples et traces du fouriérisme en Roumanie - Partie 2, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n° 18, p.79-90, décembre 2007, p.83-84 922 FORNASIERO Jean Le philosophe du phalanstère : retouche au portrait d'Arthur YOUNG (1810-1897), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: p.23-40, n°20, décembre 2009, p.31 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 125/174 plusieurs familles («association domestique» note Jean FORNARIESO) autour de l'écrivain, éditeur et journaliste Thornton LEIGH HUNT (1810-1873) fils de l'écrivain James Henry LEIGH HUNT (1784- 1859), et de sa femme Katherine GLIDDON (née en 1812). Son père fut proche de KEATS, BYRON et SHELLEY, et peut-être via SHELLEY, de son épouse Mary, fille du couple libertaire William GODWIN et Mary WOLLSTONECRAFT ? Son beau-frère John GLIDDON, lié aux YOUNG et à l'expérience communautaire d'Adelaïde, y est aussi présent. Les GLIDDON semblent être au centre de cette petite communauté progressiste, notamment Anastasia (1814-1878), épouse de Samuel LAURENCE (1812-1884)923.

En Russie on peut évoquer le Phalanstère de PETRACHEVSKI, dans le domaine familial comptant une demi-douzaine d’isbas concernant 7 familles, dans les environs de St-Petersburg, dans les années 1840. Cet essai, comptant une maison commune (cuisine, salle de réunion, locaux spécialisés), ne dure pas longtemps, la quarantaine de serfs concernés s’y opposant violemment en mettant le feu à la maison fin 1847-début 1848. PETRACHEVSKI ressort très affecté de cette initiative malheureuse924. On cite également comme fouriériste la Commune animée par l’écrivain et journaliste Vasily SLEPTSOV vers 1863, composée de 13 artistes peintres (et des femmes relieuses) qui travaillent ensemble, et qui mettent sur pied une sorte de coopérative, à l'image de celles ébauchées par TCHERNICHEVSKI dans Que Faire ? 925. Le célèbre peintre Ilya Efimovitch REPINE (1844-1930) ou le musicien Modeste Petrovitch MOUSSORGSKI (1839-1881) en ont gardé un bon souvenir. D'après SOURINE la mésentente entre les travailleurs et les vrais fouriéristes, et ce qu'il nomme les «nihilistes de salon», amène un rapide échec de l'entreprise.

En Suisse, l’intellectuel tanneur Karl (Charles) BÜRKLI (1823-1901) est le fondateur en 1851 d’une des plus grandes associations de consommation (cigares, serviettes, pain, épicerie…), la Konsum-Verein de Zürich, aux côtés de l’avocat Johann-Jakob TREICHLER (1822-1906). Il s’inspire de Jean-François COIGNET qu’il traduit en allemand. Il aurait fait ses premières armes « associationnistes » dans l’Association du Grutli fondée en 1836. La Konsum-Verein connaît un rapide succès (2 450 membres en 1854 ?) et peut être considérée comme un ancêtre du commerce équitable, et comme l’initiateur des futurs magasins populaires helvétiques. Une partie de la fortune acquise par la coopérative contribue au financement de l’expérience de CONSIDERANT au Texas. Sur la fin de sa vie, en plus de ses engagements politiques, BÜRKLI tente encore de fonder toujours à Zürich une coopérative des tailleurs de pierre. Le peintre Auguste BAUD-BOVY (1848-1899) gagné au fouriérisme grâce sans doute aux discours suisses de CONSIDERANT «installera un phalanstère dans le fameux château de Gruyère, fréquenté notamment par les peintres Jean-Baptiste COROT et Gustave COURBET»926. Le château est possession familiale depuis 1849. Dans ce cadre existe une sorte de cercle artistique (plus que de phalanstère) autour des peintres Daniel BOVY et Barthélémy MENN (1815-1893), ce dernier, célèbre disciple d'INGRES et ami de fouriéristes parisiens, y passant de temps en temps.

Une tentative à lieu à Tahiti entre 1908-1910, autour d'un établissement sociétaire. René VACHON en est l'initiateur avec la création en France de l'Association intégrale. Les Pionniers de l’Océanie. Depuis la Polynésie CHAUVEL offre son soutien et se présente déjà comme un réalisateur fouriériste puisqu'il aurait mis sur pied une colonie avec 80 personnes essentiellement indigènes927. Une vingtaine de personnes partent en 2 vagues sur la centaine prévue (17 par

923 Cf. http://auden.stanford.edu/cgi-bin/auden/individual.php?pid=I1229&ged=auden-bicknell.ged, consulté le 04/01/2010 924 924 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie. Contribution à l’histoire du socialisme russe, Paris: Université de Paris-Faculté de Droit-Imp. Paul Dupont, Thèse pour le doctorat du 08/06/1936, 127p, 1936, p.58-59 925 SOURINE Georges Le Fouriérisme en Russie, op.cit., p.112-113 926 FONTAINE Alexandre Entre les rives politiques et esthétiques, Max BUCHON (1818-1869). Un passeur du réalisme entre l’Allemagne, la Suisse et la France, -in-Trajectoires, n.10, https://trajectoires.revues.org/1981, 2016 927 DESMARS Bernard Fouriéristes en quête d'identification. Les militants de l'École Sociétaire Expérimentale vers 1908- 1910, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.143-150, décembre 2012, p.145 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 126/174 l'Australie, 3 par les ÉU). Ils s'installent sur un terrain gracieusement mis à disposition à Altimaono (100 ha à 40 km de Papeete). La Colonie est un peu soutenue en métropole par l'organe La Vie coloniale dans lequel écrit VACHON, et par Félicien SOULIER-VALBERT qui depuis Paris tente de motiver de nouveaux départs. Mais le manque de bras et les choix individualistes, ainsi que le non retour de VACHON malgré ses promesses font que l'affaire périclite très vite. Sur ce cas tahitien prévu, la confusion entre projet sociétaire et volonté colonialiste semble à son apogée et nous oblige une nouvelle fois à la prudence dans l'emploi du mot «colonie». En effet dans le document de l'Association intégrale concernant l'adhérent Marc Pierre URRUTIA, le sous- titre est éloquent : École Pratique Coopérative de colonisation et d'expansion française. 2. Expérimentations et essais en France métropolitaine  En France l’échec d’une première tentative en 1832-33 à Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise) et les critiques (voire la distance) du maître, marquent le mouvement928. Les premières démarches s'expriment surtout au travers du périodique Le Phalanstère-La Réforme dont le n°1 date de juin 1832. FOURIER, MUIRON et CONSIDERANT, après visite du site, donnent leur accord. Il s'agit donc bien d'une sorte d'expérimentation officielle et «modèle», au moins dans ses débuts. Ainsi FOURIER est directeur, MUIRON ordinateur, Paul VIGOUREUX trésorier général, BAUDET- DULARY et GRÉA syndics provisoires. D'autres franc-comtois de Besançon surtout (le capitaine GÉRARDIN) et de Montbéliard (Frédéric DORIAN) participent à l'aventure. Le nom officiel est Colonie sociétaire. Cette création est surtout agricole : des fermes sont créées, des champs défrichés, des milliers d'arbres plantés (13 000), et des édifices progressivement édifiés… En annexe sont utilisées une briqueterie et un moulin. Il y a même un projet de «ferme asile» pour les enfants. L’entreprise fut largement appuyée et financée par le médecin philanthrope Alexandre- François BAUDET-DULARY (1792-1878), qui fut député d’Étampes au tout début de la monarchie de Juillet (1831), et par l'agronome Joseph DEVAY ; tous les deux offrent leur terrain, au total près de 460 ha. BAUDET-DULARY - encore jeune député - est un réformiste actif929, un médecin des pauvres (au moins lors de l’épidémie de choléra) mais pas un fouriériste convaincu avant sa rencontre avec CONSIDERANT. Il a en 1832 rédigé un plan de phalange dans le journal Le Phalanstère930. Il se ruine dans l’aventure (y compris dans un bel acte de solidarité en payant les actionnaires après l'échec de l'entreprise) mais il conserve ensuite les terrains, et sa foi fouriériste puisqu’il continuera à militer. À Condé, il s’appuie sur Jules LECHEVALIER, l’agriculteur et agronome Joseph DEVAY et sur l’architecte Colomb GENGEMBRE qui ensuite fera fortune dans l'exil étatsunien ; l’expérience a regroupé entre 60 et 100 employés (sans compter les journaliers estimés à 200), mais au départ les chiffres sont plus considérables : 150 ouvriers et leurs familles. FOURIER lui-même, déçu du pragmatisme et des compromis adoptés, de l’éloignement de Victor CONSIDERANT, s’en détache fortement et rapidement, ne cachant pas des critiques de gestion comme de fond, et s'en prenant souvent à la «perfidie» de disciples peu respectueux à ses yeux931. Pour BEECHER le principal problème provient cependant du manque de capital932. D'abord Société Anonyme puis Société en commandite, la Colonie est obligée de se dissoudre le 24/04/1836 et de rendre leurs terres aux deux propriétaires. En 1837 une tentative de relance : l'Institut industriel, agricole et scientifique de Condé, n'a pas de suite. Nouvelle relance difficile en 1840 avec CONSIDERANT et encore BAUDET-DULARY : la Société pour la propagation et la réalisation de la théorie sociétaire. Mais l'échec surtout financier est à nouveau au rendez-vous.

928 Cf. surtout AMIS DE LA COLONIE Les origines de la Colonie fouriériste de Condé-sur- Vesgre, Condé-sur-Vesgre: 12p, 2012 929 FULIGNI Bruno Alexandre BAUDET-DULARY : un député utopiste ?, Condé-sur-Vesgre: colloque du 02/04/2006 930 ADAM Jean La première colonie de Condé-sur-Vesgre, Colloque de Condé-sur-Vesgre du 02/04/2006 931 Une lettre inédite de Charles FOURIER à Nicolas LEMOYNE (1834), -in-Cahiers Charles FOURIER, Présentation par Bernard DESMARS, Besançon: n°28, p.87-95, décembre 2017 932 BEECHER Jonathan Les groupes fouriéristes de 1830 à 1848, Condé-sur-Vesgre, Colloque du 02/04/2006 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 127/174

En 1846 est construit le bâtiment principal sur les faibles possessions restantes de BAUDET- DULARY ; cette même année il récidive courageusement. L'association, par prudence, cherche à se spécialiser en Société des Cartonniers, mais cette activité industrielle cesse à son tour en 1848. En 1850 d'autres fouriéristes s'installent à Condé, et prennent le nom de Ménage sociétaire, d'abord en location, puis en tant que propriétaires dès 1860. En fait il y a deux associations. La Société civile immobilière fouriériste créée en 1860 loue des pièces et des terrains aux fouriéristes du Ménage. La colonie sociétaire est plus un milieu de vie et de culture qu'un centre de productions ; cependant elle construit des réservoirs, des pavillons et un kiosque dans les années 1860, et relance les plantations et le jardinage. Les bâtiments permettent ainsi le maintien de pratiques collectives et d'autres assurent une vie individuelle préservée. Les loisirs ne sont pas oubliés, notamment avec le jeu de boules. Plus les années passent et plus on s'éloigne des volontés initiales, mais en conservant l'esprit et certains principes du mouvement sociétaire. Cette société a été un lieu de rencontres, d'accueils d'hôtes de passages, de curieux… Eugène POTTIER y passe à plusieurs reprises. Aujourd’hui encore le Ménage Sociétaire persiste, des fouriéristes contemporains sont organisés sur Condé-sur-Vesgre (Yvelines) même s'ils y résident irrégulièrement, en une colonie très chaleureuse et très ouverte933. En avril 2012 la Colonie a accueilli de très belle manière l'assemblée générale de l'Association d'Études Fouriéristes. La chaleur de l'accueil, la majesté du site, les archives fouriéristes… ont marqué les visiteurs. Le site mis à jour en 2017 est de qualité : http://la- colonie.org/public/. La Colonie semble en nette volonté de reprise, avec recherche de nouveaux membres et/ou amis, et avec des propositions de rencontres ou de week-end très sympathiques.

 Vers 1822-23, Louis ROUSSEAU (1787-1856) acquiert dans le Finistère vers Lannevez entre Goulven et kernic, 6 km de dunes à Keremma. Il s'y installe avec sa femme Emma (d'où le nom du domaine) et établit un milieu ouvert et accueillant. Ses descendants plus ou moins directs se retrouvent encore tous les ans, en été plutôt, dans cet espace dont le fondateur rêvait d'en faire un « phalanstère »934. En fait au départ ce n'est pas un phalanstère car la mouvance bretonne qui gravite parfois autour de Keremma est plus liée au saint-simonisme qu'au fouriérisme, particulièrement autour de Charles PELLARIN et Émile SOUVESTRE. Elle fonctionne comme une sorte de « Thélème à Pontanézen » (Jean-Yves GUENGANT)935. ROUSSEAU se rapprocherait même encore plus du saint-simonisme au début des années 1830 et souhaiterait édifier une sorte d'Église sociale qui gêne les laïcs de l'école. Le passage de ROUSSEAU au fouriérisme se situe en été 1832 ; il s'abonne alors au Phalanstère, et écrit des articles sur l'association fouriériste. Il cherche à édifier une société agricole- industrielle et à attirer des paysans locaux, mais c'est plus proche du modèle coopératif que d'un pur essai sociétaire. Il a pourtant l'appui de Charles PELLARIN désormais lui aussi passé au fouriérisme. La société est liquidée en 1836 et l'échec expérimental semble total. Peu après ROUSSEAU revient à un catholicisme conservateur et s'éloigne de ses anciens engagements socialisants et de ses anciens amis dont PELLARIN devenu un des piliers du fouriérisme ; il devient un critique de la pensée sociétaire. Après sa mort l'exploitation est partagée. Son fils Armand ROUSSEAU né à Keremma reste lui fidèle au saint-simonisme et à l'esprit social de l'entreprise. Il fait une belle carrière politique dans la gauche républicaine bretonne.

 Depuis 1826 Jean LECLAIRE (1801-1872) s'établit à son compte comme peintre-vitrier à Paris : il fonde la Société LECLAIRE. Très vite l'entreprise prospère : 80 salariés en fin des années 1830,

933 Cf. le site La Colonie de Condé-sur-Vesgre, http://la.colonie.free.fr/spip/, consulté le 06/04/2009 934 https://www.franceculture.fr/emissions/sur-les-docks-14-15/sur-les-dunes-de- keremma?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR3dgvSz4b71CafwpD03W3XhuHCcyPMzLo52qPpxis GIkMHYpm36JhJj28c#Echobox=1576766412 935 GUENGUANT Jean-Yves Pour un nouveau monde monde - Les utopistes bretons au XIXe siècle, Rennes: éditions APOGEE, 2015 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 128/174

800 en fin des années 1860. Sans être clairement et totalement fouriériste, il participe au mouvement et y est souvent rattaché voire présenté comme modèle à suivre936. L'entreprise se rattache plus au paternalisme ouvrier moralisateur et rigoriste (quant à la discipline) qu'à la vision globale du travail fouriériste. Les acquis sociaux et éducatifs y sont bien présents mais modestes et pas forcément originaux. Par contre la participation des salariés aux bénéfices est une notable particularité, mais elle a fonction méritocratique, et donc reste limitée et ne concerne qu'une minorité (10 à 15%). Après 1863 la maison LECLAIRE devient une société en commandite937 et en 1868 adopte une « charte du travail associé ». Le pouvoir et les avantages sont donc répartis entre les gérants, les membres de la société de secours mutuel et l'élite ouvrière cooptée. La société fonctionne jusque dans les années 1980.

 En 1837 les adeptes dissidents du Sociantisme (Henri ANDRÉ, BERTRAND et Cie) créent à Paris une société à commandite dans la chaussure (atelier de confection) qui est assez éloignée du fouriérisme. Après une bienveillance initiale, le fouriérisme officiel (CONSIDERANT et La Phalange) s'en dissocie totalement938. L'expérience semble s'arrêter quasi instantanément.

 Une deuxième grande tentative est faite en Côte-d'Or au sud de Dijon sur le site de l’ancienne abbaye de Cîteaux de 1841 à 1846. Elle ne dispose pas du caractère semi-officiel de Condé, et Victor CONSIDERANT y est même hostile939. Le choix de ce site est peut-être lié au dijonnais Jean- Claude OUDOT (1804-1851), mais rien ne le confirme vraiment940. Elle a l’appui financier du riche écossais (né à Aberdeen) Arthur YOUNG (1810-1897) soutenu par ses frères, proches eux aussi du fouriérisme. La colonie dispose également de l’enthousiasme initial de la belge Zoé GATTI DE GAMOND. YOUNG semble largement acquis aux idées de FOURIER, y compris sur les notions de fête et de passions, ce qui contribue à donner à l'expérience un côté convivial et heureux assez rare dans les expérimentations sociales941. Le reste du domaine abbatial est immense (près de 530 ha, dont plus de 40% de terres labourables, 56 étangs, etc.) et comporte une foule de bâtiments (2 moulins, 2 huileries…) dont certains sont immédiatement utilisables. Dès la fin 1841, une centaine de membres sont présents dans cette Association Domestique, Agricole et Industrielle ; la plupart sont «artisans travailleurs manuels»942 mais trop rarement des agriculteurs alors que l'association mise surtout sur les cultures ; ils proviennent surtout de Paris, Dijon, Brest... La colonie compte sur 29 bretons installés, la plupart liés à l'agriculture et à l'artisanat. L'exploitation à Cîteaux est essentiellement agricole : moulins, fromagerie, vergers et plantations d’arbres de tous les types… Faute de bras spécialisés, la colonie embauche des agriculteurs extérieurs et les paie apparemment bien, ce qui contribue à grever les finances. D’autres fouriéristes célèbres s’associent à cette expérimentation comme le pharmacien et artiste Jean JOURNET (1799-1861), le médecin Paul JAENGER ou Joseph REVERCHON (né en 1807 dans le Jura). Malgré les conflits intérieurs, une certaine aisance financière initiale permet de mener semble-t-il une vie paisible, insouciante et relativement festive et fortement culturelle (théâtre, bibliothèque, écoles…). Toute cette profusion, fort coûteuse, a marqué les acteurs, les personnes de passage et les policiers chargés de la surveillance.

936 DESMARS Bernard Travailler chez les fouriéristes : du travail «attrayant» à la participation aux bénéfices, -in- BRÉMAND Nathalie (coord.) Pour en finir avec le socialisme "utopique", Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, Paris: n.124, p.63-77, 2014, p.4-65 937 DESMARS Bernard Travailler chez les fouriéristes, op.cit., 2014, p.71 938 SOSNOWSKI Jean-Claude «Le Sociantisme, union des agents producteurs : capital, travail et talent». Un essai transitoire de fouriérisme pratiqué (1837), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°26, p.20-34, décembre 2015 939 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.168 940 SOSNOWSKI Jean-Claude Itinéraire d'un phalanstérien dijonnais, Jean-Claude OUDOT, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.93-104, décembre 2012, p.100-102 941 FORNASIERO Jean Le philosophe du phalanstère : retouche au portrait d'Arthur YOUNG (1810-1897), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: p.23-40, n°20, décembre 2009, p.25 942 GUILLAUME Chantal La colonie de Cîteaux, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°20, p.122-125, décembre 2009, p.123 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 129/174

 Vers 1850 une « colonie agricole et industrielle » fonctionne à Saint-Just, aujourd'hui Saint-Just Sauvage dans la Marne, près de Romilly-sur-Seine. En fait les liens semblent plus forts avec l'Aube (Troyes distant de 40 km) qu'avec Châlons-sur-Marne. Cet «essai socialiste»943 est animé par de petits notables et exploitants fonciers, les frères NAPIAS : le notaire Claude-Dominique (1813-1871) et le marchand-artisan Louis-Marie (1815-1866). Dès 1843 ils ont acquis le château de Saint-Just avec ses 16 ha. Depuis 1848 Claude-Dominique est connu dans son secteur pour ses convictions républicaines et socialistes, teintées d'utopisme, le socialisme annonçant «un temps de justice et de lumière éclatante»944. En 1849 (ou 1850) il publie à Troyes auprès d'une Association d'ouvriers typographes, un opuscule aux tonalités utopistes fouriéristes apparentes en faveur de «l'association volontaire» ou de «l'association (ou société) fraternelle»945 : Transition pacifique et sûre vers un nouveau monde. Statuts d'une colonie agricole, industrielle et commerciale à fonder à Saint-Just. Cependant le fouriérisme n'est qu'une des sources de la pensée de Claude-Dominique, puisqu'il précise agir au nom d'un véritable syncrétisme entre divers courants du socialisme et qu'il ne retient de FOURIER que quelques éléments, mais pas ceux concernant les passions ou le triptyque capital, talent, travail. La colonie se créerait avec 18 membres (bientôt 25-30) en avril 1850 ; elle ne va durer que 7 ou 8 mois et disparaître rapidement en fin d'année 1850. Les associés exercent surtout des métiers manuels (de la terre et du textile) et sont plutôt des adultes autour des 40 ans. Parmi les fouriéristes affirmés présents à un moment dans la colonie il y a le phalanstérien Hippolyte MADAULE (1804-1869), et le haut-saônois Auguste GUYARD qui s'y établit quelques temps avec son épouse. On ne sait pratiquement rien sur la vie et le travail dans la colonie et on ne dispose que de quelques éléments qui prouvent la difficulté de l'association soumise à de grosses difficultés économiques et financières et à de multiples conflits internes et/ou d'analyses divergentes, certains conduisant à des expulsions et démissions. Si quelques colons demeurent à Saint-Just la plupart en repartent, à commencer par les frères NAPIAS qui se fixent peu après à Paris et qui continuent à militer irrégulièrement, particulièrement Claude-Dominique qui, comme on la vu, paie de sa vie son engagement communard en 1871.

 Dans les années 1850 l'ancien fouriériste Victor CALLAND (1806-1865) publie divers écrits pour promouvoir la construction d'un «Palais des familles» ; il fonde même une société pour en assurer la réalisation dans son domaine de Jouarre en Seine-et-Marne, apparemment sans succès. Il ne s'agit pas d'un phalanstère au sens propre du terme, puisqu'il ne cherche pas vraiment à constituer des activités de production. Cette initiative fait partie des multiples propositions de regroupements plus ou moins familiaux ou sociétaires, assurant confort, loisirs, aisance… Ils portent diverses appellations : «ménages sociétaires», «cercles de familles» ou «gastrosophiques» (Valère FANEAU), «ménages unitaires» (l'Unitary Household de Stephen Pearl ANDREWS à New York en 1858), «palais des familles»946, ou «ménage combiné progressif ou familistère-hôtel» (Césarine MIGNEROT)947. Si l'Unitary Household d'ANDREWS dure 2 ans, la tentative parisienne de Ménage gastrosophique de FANEAU en 1870 est malheureusement immédiatement limitée par la guerre et la Commune et ce qui perdure jusqu'en 1873 n'est plus guère qu'un lieu convivial de rencontres plus ou moins politisées. Comme le rappelle Bernard DESMARS, à Grenoble, la rue du Phalanstère évoque encore une de ces tentatives de ménage urbain, celle du pianiste Joseph-Paul BALME (né en 1827) vers 1880.

943 CHÉROUVRIER Daniel/DESMARS Bernard La colonie agricole-industrielle de Saint-Just : un essai socialiste en 1850 dans la Marne, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°28, p.16-36, décembre 2017, p.16 944 CHÉROUVRIER Daniel/DESMARS Bernard La colonie agricole-industrielle de Saint-Just, op.cit., 2017, p.21 945 CHÉROUVRIER Daniel/DESMARS Bernard La colonie agricole-industrielle de Saint-Just, op.cit., 2017, p.23-24 946 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.195 947 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? op.cit., 2010, p.198 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 130/174

 Dans le Jura, Charles SAURIA (1812-1895) inventeur, médecin et agronome jurassien est parfois cité comme créateur de phalanstères agricoles avec son frère. Il s'agit sans doute d'un simple essai d'exploitation mené par ce fouriériste reconnu « institutionnellement » (secrétaire général du commerce agricole de Poligny, président de la société d’agriculture de Poligny et chevalier du mérite agricole). Après 1849 la première communauté est fondée dans le bourbonnais, et se présente d'emblée comme une structure globale et autonome : activités agricoles, boulangerie, boucherie, fromagerie, épicerie, appendice sanitaire… Il semble que les premiers colons ne sont que de pauvres paysans, pas forcément motivés. Les constructions, en bois, sont victimes d'un incendie qui met fin à l'expérimentation. Une deuxième tentative communautaire concerne une exploitation industrielle (polissage du marbre) à proximité de Saint-Lothain. L'échec est très rapide et laisse le bon docteur ruiné, car il avait investi l'essentiel de ses biens dans l'aventure948.

 Le mouvement participe à quelques grandes réalisations « unitaires » ou « rationnelles », plus proches de la coopération que du phalanstère même si à la création « la norme ne peut être autre que celle fixée par FOURIER » ; le succès ne peut venir affirme Jean-François DRAPERI « qu'en s'éloignant de FOURIER et en devenant coopérateur »949. Le Familistère de GUISE950 est la plus connue, la plus longue (des années 1840 aux années 1960) et sans doute la plus importante de ces expérimentations issues du fouriérisme, même si elle n'en applique que partiellement les fondements. L'anarchiste Stephen MAC SAY en 1934 juge le Familistère comme « le type le plus étendu et le plus viable, sinon le plus représentatif, des réalisations fouriéristes et supérieur aux acclimations nébuleuses du phalanstère »951 ; curieusement pour un libertaire de cette époque, il privilégie le pragmatisme et le transformisme aux essais plus intégraux. L'importance du Familistère est surtout redevable au rayonnement de son fondateur Jean-Baptiste-André GODIN (1817-1888) et de son épouse Marie MORET (1840-1908), et évidemment au succès économique, sur la longue durée des poêles et fours GODIN et autres produits souvent à partir de fonte. Le nom provient sans doute de la contraction entre Palais des Familles et Phalanstère. C'est un palais unitaire, au double sens de regroupement des personnes dans un habitat collectif, et de composition coordonnée et reliée de tous les bâtiments : un vrai « palais social » pour les travailleurs qui éblouit tant les yeux du petit paysan dans la belle œuvre consacrée au Familistère de Cathy YTAK952. Prévu pour toutes les personnes concernées par l'entreprise GODIN953, il est très vite insuffisant : ainsi en 1876 y logent seulement 356 ouvriers sur les 1084 employés. GODIN lui-même y loge depuis le début des années 1860. Dans l'esprit de son fondateur, le Palais social n'est pas qu'un ensemble de bâtiments fonctionnels et modernes, il est surtout un « préalable à l'association intégrale »954. L'utopie est tout à la fois architecturale et sociale. GODIN travaille de nombreuses années dans l’entreprise de son père, puis à son compte en développant de nombreux brevets surtout dans le domaine de la fonte. Mais c’est en 1846 qu’il s’établit vraiment à Guise avec une trentaine d’ouvriers. L’essor est immédiat : plus de 700 emplois en fin des années 1850 et une succursale belge, qui se fixe à Laeken en 1858. GODIN est gagné au

948 GASTON-BRETON Tristan Inventeurs-Entrepreneurs. 6. Charles SAURIA et les allumettes, -in-Les Échos, n°18959, 04/08/2003 949 DRAPERI Jean-François L'utopie à l'œuvre : de FOURIER à GODIN,-in-Figures de l'utopie. Hier et aujourd'hui, Rennes: PUR, p.165-172, 2014, p.167 950 Cf. le site Le Familistère de Guise : une utopie réalisée, http://www.familistere.com/site/index.php, consulté le 06/04/2009 951 MASSET Stanislas Alcide (MAC SAY Stephen) Familistère, -in-Encyclopédie anarchiste, Paris: Œuvre Internationale des Éditions Anarchistes, La Librairie Internationale-La Fraternelle, Vol. II, p.990-1011, 1934, p.998 952 YTAK Cathy Les vraies richesses, Talents Hauts, 256p, 2019 953 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, Guise: Éditions du Familistère, Photos d'Hugues FONTAINE, 2° édition revue et corrigée, 160p, 2011, p.42 954 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, op.cit., 2011, p.73 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 131/174 fouriérisme au début des années 1840, et se lance à fond dans le soutien à l’expérience texane de CONSIDERANT en 1854-1856. L’échec de Réunion le ruine physiquement et moralement. Toute sa vie il reste fidèle à FOURIER mais l'adapte à ses propres conceptions : c'est un fouriériste hétérodoxe et modéré assumé, et surtout bien plus pragmatique que la plupart des fouriéristes. Il ne partage plus en fin de sa vie les idées de l'homme fouriériste fondé sur les passions, mais propose une vision mélioriste de l'homme intégré à une éthique communautaire ou coopératiste, d'où le titre du chapitre de DRAPERI «de la passion à la morale : l'homme être social»955. Cette analyse est intéressante mais me semble caricaturale car le fouriérisme est aussi une éthique, et profondément, et affirme aussi une pensée sociale (la fameuse science sociétaire). Le Familistère construit sur une longue période est pensé dès le début par son fondateur, qui s'inspire de plusieurs modèles, et peut être surtout du complexe de la Bourse de Bordeaux créé en 1755956. L'influence des hygiénistes est sans doute plus grande qu'on ne l'écrit, il suffit de relire par exemple la conférence du médecin britannique Benjamin Ward RICHARDSON (1828-1896) de 1875, publiée en 1876 : Hygeia. Une cité de la santé957. Le Familistère fonctionne vraiment - quoique toujours incomplet - dès 1859-1860 et perdure sous différentes formes jusqu’en 1968. Le terrain est acheté en 1858. Aussitôt les plans de GODIN lui-même commencent à être mis en exécution et il semble bien qu'il soit quasiment l'unique architecte et donneur d'ordres, même s'il prend des conseils ici ou là. «Il maîtrise le projet dans tous les registres et à toutes les échelles de la réalisation»958 ; il s'occupe autant de l'écoulement des eaux usées que de la création de biberons adaptés que de philosophie globale. Ces Lettres sont toutes d'une incroyable précision et d'une extraordinaire volonté de perfectionnement technique car pour lui la technique doit libérer l'homme et l'amener à penser et à vivre autrement. En 1860-61, alors que les travaux ne sont pas encore terminés (l’aile droite n’est achevée qu’en 1879), les premières familles s’implantent ; les premiers conseils (mixes) élus se mettent en place. Le conseil de 1861 compte 12 hommes et 12 femmes, parité stupéfiante pour l'époque. Malgré ses visions modérées, GODIN ne désarme pas sur la question du féminisme. Environ cinquante familles (350 personnes) forment la première communauté et 700 ouvriers sont employés dans l’usine. C’est la plus impressionnante création inspirée des idées fouriéristes, même si on y retrouve des traces d’un certain paternalisme social (GODIN est l’administrateur-gérant qui a le dernier mot, notamment pour l’emploi) et quelques dérives autoritaires ou moralisatrices (sur le travail contraignant et non attrayant), ainsi que l’usage pas très fouriériste des satisfecit, décorations et récompenses. Certes FOURIER lui-même varie sur la question des récompenses et de l'émulation. Même si c'est au nom du bien être social, et si la qualité n'est pas remise en cause, le productivisme de GODIN est un des axes forts de son entreprise ; cela est contradictoire avec la volonté actuelle de le faire passer pour un des précurseurs de l'économie sociale et solidaire dans sa vision parfois décroissante. GODIN œuvre pour des familles (d’où le nom de sa communauté), pas pour des individus libres : ce n’est donc pas un phalanstère fouriériste au sens propre du terme, mais une «application partielle» des idées de FOURIER comme le revendique très tôt GODIN959. Il manque surtout aux idées de GODIN la reconnaissance de l'attraction passionnelle, qu'il récuse comme antiscientifique. Dans le Familistère, tout est cependant pensé et coordonné dans une vision holistique qui rappelle les pensées du maître : urbanisme et architecture collectifs, lieux de travail et de répartition, lieux de vie et d’éducation, secteurs de loisirs et d’échanges, prise en charge collective des jeunes -

955 DRAPERI Jean-François L'utopie à l'œuvre : de FOURIER à GODIN, op.cit., 2014, p.170 956 CANTAL-DUPART Michel GODIN : le retour, in-Département de l'Aisne-Libération, Le Familistère de Guise (Aisne). Un Palais social, Paris: supplément n°9139, p.60-61, 30/09/2010 957 RICHARDSON Benjamin Ward Hygeia. Une cité de la santé, Paris: éditions de la Villette, 112p, 2006 958 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, Guise: Éditions du Familistère, Photos d'Hugues FONTAINE, 2° édition revue et corrigée, 160p, 2011, p.09 959 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.356 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 132/174

« nourricerie et pouponnat »… L’école est mixte pour les enfants de la naissance à 14 ans. Les techniques modernes et industrielles sont adaptées pour l'habitat et l'hygiène de vie… Un tir à l’arc, un potager, un jardin d’agrément… nous rappellent l’importance de la symbiose ville-campagne que souhaite le fouriérisme960, même si l'exploitation agricole est jugée très insuffisante par les fouriéristes conséquents. Théâtre (prévu pour 600 personnes), écoles, bibliothèque, gymnastique pratiquée dans le préau de l’école, jardinage par tous, importance de la musique et des concerts, des conférences, surveillance médicale, soins apportés à la nourriture dans la cuisine collective ou au lait dans la laiterie pour les plus petits, aux soins hygiéniques (buanderie, lavoir), à la ventilation et à l'eau courante,… permettent aussi le développement des esprits et des corps. Tout est fait pour assurer une vie moderne et hygiénique : éclairage au gaz, piscine (chauffée grâce à l'usine et à profondeur variable pour s'adapter à tous les âges), douches et buanderie chauffées, fontaines d’eau aux étages, appartements spacieux et aérés, cour vitrée, lieux d’aisance, vides ordures (« cabinets aux balayures ») et tout à l’égout très modernes… La vie privée n’est pas totalement écrasée, les familles peuvent s’isoler, disposer après 1860 d’un jardin privatif, ne pas se rendre à toutes les activités proposées… même si la pression de voisinage reste prégnante, et omniprésente du fait de la structure, « chacun étant jugé et apprécié par ses pairs »961. Les cours centrales, visibles depuis toutes les coursives, ne laissent aucune possibilité à l'intimité et aux rencontres discrètes. Emprunter les coursives, c'est passer devant les logements. « Tout est vu » note GODIN962. Certes ce n'est pas le Panopticon de BENTHAM, et les bâtiments de Guise ne sont ni une prison ni une caserne (les portes et les flux sont nombreux et libres, et les portes d'accès sont toujours ouvertes), mais la structure reste de fait écrasante. En cas de mauvaise conduite ou de conduite asociale répétée (comme ne pas envoyer ses enfants à l'école), le nom du récalcitrant et l'amende qu'il doit régler sont rendus publics par affichage, cette « réprobation publique » devant imposer peu à peu la bonne entente. Sous le bon (convivialité) il y a toujours le pire (ce qui annonce les régimes dits socialistes ou nous fait baigner dans les écrits dystopiques), et même à Guise on cultive le conformisme étouffant : Cathy YTAK l'a bien montré pour le cas d'Anna la révoltée qui veut vivre sa vie à sa manière, y compris en se coupant court les cheveux ; mais la seule solution pour garantir son autonomie, c'est de partir963. En 1900 Guise développe une filiale dans la périphérie de Bruxelles, à Schaerbeck, au royaume de la gueuze de Belgique : elle prend également des allures de familistère. À Guise l’organisation interne se présente comme une « véritable société autogérée »964, formule qui m’apparaît excessive, mais il est vrai que le concept d’autogestion est très polysémique. Dès l’origine, les personnes de plus de 15 ans (ensuite 16 ans) sont électeurs et éligibles à diverses fonctions. Les Conseils des Hommes et des Femmes sont séparés et actifs depuis 1861. Une Commission administrative fonctionne depuis 1870 ; pour GODIN elle est la base de la future auto- administration intégrale (autogestion) du Familistère965. En 1875 la Commission Administrative donne plus l’allure d’une aristocratie (les meilleurs y étant nommés) que d’une démocratie autogestionnaire. En 1880 se constitue l'Association coopérative du capital et du travail. Chez les enfants, la recherche d’une certaine élite pour former une sorte de « police intérieure » de leur classe d’âge présente les mêmes traits inquiétants966. La part des femmes reste mineure dans les organes essentiels, malgré de belles exceptions avant-gardistes. Cependant, depuis 1902 la propriété du Familistère semble réellement passer à l’association. Ce n’est pas l’autogestion

960 BOUCHET Laurence Vivre en utopie. GODIN et le Familistère de Guise, Mouans-Sartoux: PEMF, BT n°1180, 48p, 2006, p.5 961 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, Guise: Éditions du Familistère, Photos d'Hugues FONTAINE, 2° édition revue et corrigée, 160p, 2011, p.43 962 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, op.cit., 2011, p.28 963 YTAK Cathy Les vraies richesses, Talents Hauts, 256p, 2019 964 BRÉMAND Nathalie Les socialismes et l’enfance : expérimentation et utopie : (1830-1870), Rennes: Presses universitaires de Rennes, 365p, 2008, p.261 965 PANNI Frédéric K. GODIN Jean-Baptiste André Lettres du familistère, op.cit., 2011, p.93 966 BRÉMAND Nathalie Les socialismes et l’enfance, op.cit., 2008, p.306-309 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 133/174 intégrale (gérants et directeurs de service conservent de gros pouvoirs), mais des associé(e)s participent au Conseil de gérance et des membres sont élu(e)s au Conseil de surveillance par l’Assemblée générale. Les femmes peuvent effectivement être élues dans ces différences instances. Pourtant la division entre auxiliaires, participants, sociétaires et associés crée une hiérarchie et une division mal acceptée : les « associés constituent une minorité princière et détestée » note MAC SAY967, une sorte d'aristocratie qui se ferme analyse Guy DELABRE. Cela est renforcé par la différence entre les résidents et ceux qui vivent à l'extérieur car les constructions ne suffisent plus à loger toutes les familles ; le côté «grande famille» en pâtit. Les travailleurs résidant à Guise et ceux logeant au Familistère ne vivent pas la même vie, et n'ont que rarement une pratique ou une idéologie communes. MAC SAY évoque également « les écarts formidables de rétribution ». Des grèves (par exemple la grève des cent sous en 1929) et des mécontentements sociaux ont marqué le Familistère : il suffit ici de relire les images acerbes évoquées par l’anarchiste Jules SIBILAT (1848-1897)968. Ainsi l'administrateur François DEQUENNE doit démissionner en 1897, et son successeur Louis-Victor COLIN s'oppose souvent aux ouvriers. L'administrateur René RABAUX doit également démissionner, après quelques conflits, en 1954. Les mémoires de l'anarchiste André PRUDHOMMEAUX (1902-1968) né à Guise (son père Jules PRUDHOMMEAUX y a exercé quelques fonctions de gérance) nous seraient ici sans doute très opportunes. Ce lointain cousin de GODIN a été un anarchiste autonome et antidogmatique toute sa vie969.

 La Cartoucherie de Bourg-les-Valence, usine textile, est édifiée par Noël SANIAL vers 1850. Il se serait (largement ?) inspiré des plans du phalanstère proposés par CONSIDERANT en 1834.

 De 1848 à 1851 une société mutualiste existe à Vienne sous le nom de Société des Travailleurs Unis. Elle dure peu mais connaît un succès économique qui lui permet d’acquérir le domaine de Beauregard. Vers 1852, le médecin Henri COUTURIER (1813-1894) déjà actif dans l'essai algérien de Sig y fonde La société agricole de Beauregard. Sur une modeste exploitation se développent des activités agricoles, industrielles (meunerie et textile), commerciales (boulangerie, restaurant…) et sociales (école, bibliothèque, restaurant…). Une branche éducative spécifique se fonde sous le nom de Maison de santé et de sevrage (1852-1861). De 1861 à 1868, l’association première est connue sous le nom de La société agricole et industrielle de Beauregard qui prend une grande extension sur toute la Vienne et qui se diversifie : agriculture, énergie, commerce, crédit… et toujours aspects culturels et éducatifs. L’expérience laisse des traces au moins jusqu’en 1903, mais perd peu à peu son côté fouriériste pour se transformer en une sorte de « village coopératif » comme le note judicieusement Nathalie BRÉMAND970. Elle ressortirait donc plus du «garantisme» que de l'exemplarité phalanstérienne. La dissolution définitive a lieu en janvier 1914, mais comme le note Bernard DESMARS cela fait longtemps qu'elle n'a plus de caractère fouriériste971.

 Dans le monde artisanal, le fouriérisme (comme bien d’autres courants du socialisme de l’époque, et souvent en dépassant ou en travestissant les idées de FOURIER lui-même) s’implante sous forme de coopératives ou de sociétés de secours mutuel, où encourage ces initiatives socio-économiques. Ces organisations industrielles ne sont ni des syndicats (car elles mêlent toutes les classes), ni de simples sociétés de secours mutuel puisqu’elles conservent un idéal plus global de transformation sociale : le garantisme est un premier pas vers la société d'harmonie. Un des traits originaux,

967 MASSET Stanislas Alcide (sous pseudo MAC SAY Stephen) De FOURIER à GODIN, le Familistère de Guise ou Les Étapes de l'émancipation du travail, Gourdez-Luisant (Eure-et-Loir): La Sauvagette, 53p, 1928, p.40 (éd. 2006) 968 BONNET Jacques Le cheval cabré ou la vie de Jules SIBILAT (1848-1897), militant ouvrier, compagnon et anarchiste Montpellier: Max CHALEIL, 300p, 1992 969 Cf. surtout GOMEZ Freddy André PRUDHOMMEAUX 1902-1968. Éléments de biographie intellectuelle et politique -in-À contretemps, André PRUDHOMMEAUX, un anarchiste hors les murs, Paris: n°42, 68p, p.05-17, février 2012 970 BRÉMAND Nathalie Les socialismes et l’enfance : expérimentation et utopie : (1830-1870), Rennes: Presses universitaires de Rennes, 365p, 2008, p.141 971 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.154 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 134/174 modéré et contesté, de la position fouriériste est de revendiquer la participation des ouvriers aux bénéfices972. L'influence de FOURIER sur la coopération est donc réelle mais ambigüe car ceux qui s'en revendiquent n'en partage pas forcément, et parfois de très loin, tous les idéaux. Parmi les preuves de cette coopération, on peut citer la médaille avec le portrait de Charles FOURIER créée par le Crédit Coopératif d'Alsace (un exemplaire a été acquis par mon ami Éric COULEAU). Ce sont sans doute les fouriéristes, teintés de saint-simonisme, qui les premiers ont marqué le mouvement pré-coopératif, comme à Lyon entre 1835-1838 avec Michel-Marie DERRION, auquel les anarchistes lyonnais de l’ACL (avec d’autres participants) ont rendu hommage lors d’un colloque en juin 2000. Avec l’ancien tisseur de la Croix-Rousse Joseph REYNIER il a créé la première coopérative française de consommation ‘’Le commerce véridique et équitable’’. L'appellation initiale de cette «première coopérative ouvrière de France» est Commerce véridique et social Derrion et Cie (juin 1835)973. Cet essai est notable, et précède de près de 10 ans l’expérience toujours citée comme pionnière des anglais de Rochdale (1844)974. En 1848, la Bretagne, notamment grâce à l'appui de minotiers sympathisants, compte plusieurs boulangeries mutualistes, 2 à Brest dont une Boulangerie sociétaire qui dure jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le médecin Eugène-Auguste CROZALS (1800-1852), élu municipal, tient un rôle clé dans ces initiatives. La ville a même soutenu vers 1848-1855 la Minoterie brestoise, essai associatif vite en difficultés. À Landivisiau la boulangerie garantiste s'appuie sur 39 sociétaires de la société par actions fondée en 1847 par Joseph POULIQUEN975. À Nantes la boulangerie sociétaire (1849-1850) doit beaucoup au docteur Ange GUÉPIN et de son Association des Travailleurs de Nantes. Après sa fermeture elle est remplacée avec la même équipe par un «autre boulangerie populaire» qui dure jusqu'en 1862976. Pour Michel CORDILLOT c'est le modèle nantais qui influence l'essai de boulangerie sociétaire de Chalon-sur-Saône en 1851. Dijon disposerait également d'une boulangerie sociétaire fondée en 1847 autour du boulanger et poète Pierre dit Charles MOUILLON (1810-1847). On trouve également dans cette ville une boucherie sociétaire fondée en avril 1851 avec notamment Jean-Baptiste Hector GAMET (1803-1871). Toujours en 1851 Clermont-Ferrand possède aussi une boucherie sociétaire. À Bléneau dans l'Yonne Alexandre DETHOU lance lui aussi une boulangerie coopérative en 1873 qui se prolonge après sa mort en 1896. On peut également citer la Société laborieuse des Cordonniers-Bottiers de Paris977 fondée officiellement en 1840, mais sans doute plus ancienne. Elle se renomme Société Laborieuse et Fraternelle en 1848 et compterait près de 600 membres. Elle est animée par Laurent-Jean-Baptiste HÉRONVILLE (né en 1802), lié à l’Union Harmonienne de Jean CZYNSKI (1801-1867). Elle perdure, mais sous une forme fouriériste édulcorée, jusqu’au début du XX° siècle, ce qui présente une exceptionnelle longue durée. À Paris, La Boulangerie véridique, « association mutuelle et combinée de producteurs et de consommateurs », dépend de la même tendance. Dans la région rouennaise Adolphe JOUANNE anime l'Unité fraternelle de Ry depuis 1856. Cette société surtout philanthropique et à orientation sanitaire (JOUANNE est médecin et pharmacien), est ouverte sur bien d'autres problématiques, dont l'éducation, les sapeurs pompiers, la consommation… La Maison rurale d’enfants pour l’expérimentation sociétaire spécialisée dans la petite enfance s'ouvre vers 1859. Un grand, long et haut bâtiment comportant une vaste

972 DESMARS Bernard, Militants de l'utopie ?, op.cit., 2010, p.230-232 973 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde, op.cit., 2014, p.107 974 PUCCIARELLI Mimmo La dissidence au quotidien, tirée du site d’ACL, http://ateliber.lautre.net le 23/10/2002 975 GUENGANT Jean-Yves Les fouriéristes finistériens : promoteurs d'une société bretonne moderne ?, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.73-92, décembre 2012, p.81-82 976 CORDILLOT Michel Le fouriérisme à Chalon-sur-Saône (suite), in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°26, p.69- 72, décembre 2015, p.72 977 SIBALIS Michael Une mutuelle fouriériste au dix-neuvième siècle : Laurent HÉRONVILLE et la société laborieuse des cordonniers-bottiers de Paris, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°1, 1990 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 135/174 véranda est construit en 1866 vers la route de Saint-Denis-le-Thibault. Les jeunes participent aux ateliers, aux travaux agricoles, au petit élevage ; la nourriture est riche. Le travail étant attractif, diversifié et joyeux, les récréations semblent plutôt rares. Des fouriéristes participent également à des tentatives coopératives avec d'autres mouvances et y laissent leurs marques, comme l'Association Générale d'approvisionnement et de consommation (Paris 1864) ou la Sincérité (Paris 1866).

 Les multiples autres expérimentations pédagogiques et éducatives, ou liées à l’enfance (pouponnières, orphelinats…), sont traitées dans mon dossier sur les « utopédagogies » libertaires, et sur ce plan, je suis fortement redevable au beau livre de Nathalie BRÉMAND978.

 L'œuvre solidaire et homéopathique du Dr MURE peut être classée dans les expérimentations, notamment son dispensaire de la rue de la Harpe à Paris en 1839. MURE envisage le phalanstère pour régénérer les corps sains et le dispensaire pour les corps malades ; il n'y a donc pas opposition mais complémentarité dans ses engagements. FOURIER et HAHNEMANN même combat ! D'autre part le dispensaire est gratuit, ouvert aux usagers, aux futurs médecins, et fait figure d'un centre culturel et social fouriériste979.

 En 1882 est fondée à Paris la coopérative ouvrière de peintre en bâtiments Le Travail avec notamment Henry BUISSON (1854-1935) qui se réclame de FOURIER au moins jusqu'en 1920. Elle connaît un très rapide développement et embauche des centaines de personnes980. Comme pour la société LECLAIRE les conditions de travail n'ont pas grand-chose à voir avec le fouriérisme. Par contre elle aussi tente de concilier «capital, travail et talent» en assurant une promotion pour certains membres et un partage des bénéfices. Elle se transforme en société anonyme en 1898, mais tous n'ont pas les mêmes droits et les avantages sont disparates entre sociétaires, actionnaires et simples salariés981. Seule une petite minorité de sociétaires bénéficient réellement des avantages promus. Cette société est toujours active en début du XXI° s. à Champigny-sur-Marne.

 Encore en début du XX° siècle les expérimentations sont souhaitées, notamment par l'Union Phalanstérienne-École Sociétaire Expérimentale, qui porte bien son nom. Un terrain autour d'un château est acheté en 1902 à Vaumain près de Beauvais. Quelques «pionniers sociétaires», comme Alexandre VILA et l'expert-comptable René VACHON (1868-1957), s'y fixent rapidement et donnent naissance à l’Association intégrale agricole-industrielle du Vaumain. Une esquisse d'activité agricole associative (élevage de basse-cour et horticulture) s'y manifeste jusqu'en 1905, mais avec des moyens bien limités d'où sans doute le rapide échec982. En novembre 1903 sort le n°1 du Bulletin périodique de l’Association intégrale agricole-industrielle du Vaumain.

 Dans le milieu artistique, faut-il voir dans la communauté d'artistes et d'écrivains du «phalanstère» de l'Abbaye de Créteil (1906-1908)983 une réminiscence fouriériste au cœur du symbolisme ?

978 Cf. ANTONY Michel B.1.b L’innovant Charles FOURIER et le prudent Victor CONSIDÉRANT- in-VII. Quelques utopies libertaires tentées, expérimentées ou réalisées 1° partie : Les microcosmes - B. Essais utopiques libertaires surtout pédagogiques : des « utopédagogies », Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-B-PEDA.DOC, 1° édition1995, 213p, mars 2017 979 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde. 1841. Cinq cents Français partent pour le Brésil fonder un nouvel Éden. Iront-ils au bout de leur utopie, Paris: Flammarion, 396p, 2014, p.60-61 980 DESMARS Bernard Travailler chez les fouriéristes, op.cit., 2014, p.66 981 DESMARS Bernard Travailler chez les fouriéristes, op.cit., 2014, p.72 982 DESMARS Bernard Comment l'École sociétaire finit. Les derniers militants fouriéristes, des années 1880 aux années 1930, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.105-124, décembre 2012, p.112 983 Cf. C.1.f. 1906-1908 : l'Abbaye, un phalanstère à Créteil ?, -in-ANTONY Michel VII. Essais utopiques libertaires de « petite » dimension, C. Quelques communautés libertaires politiques, culturelles et artistiques, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-C-ART.DOC, 1° édition1995, 102p, mars 2017 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 136/174

Cela rejoint tous les collectifs plus ou moins culturels, sous forme de ménages urbains ou de communautés plus ou moins libertaires comme en compte beaucoup le Chili des tolstoïens du début du XX°s.

 Clin d'œil : la coopérative écologiste, décroissante et autogérée Ambiance Bois installée dans le Limousin depuis 1989 tente la vie collective dans des bâtiments surnommés Familistère984. 3. Amérique du Nord : ÉU, Canada  Les États Unis vont se révéler terre fertile, en particulier grâce à Victor CONSIDÉRANT malgré ses déboires texans : l’entreprise menée à Reunion (1854-1857) vers la Trinity River proche de Dallas, même si elle est importante (elle mobilise à son apogée plus de 300 fouriéristes d’origine européenne et seulement 2 ou 3 dizaines d’américains surtout étatsuniens) reste un terrible échec. La part personnelle de CONSIDERANT dans l'échec de Réunion est patente : irresponsabilité, fausses informations, fuite devant la réalité, égotisme absolu, méconnaissance de la réalité étatsunienne dont il surestime le caractère socialisant ou « libertaire » : il s'installe dans un État où les positions pro-esclavagistes restent fortes985. La biographie de BEECHER est une somme terrible pour cette partie de la vie du citoyen de Salins. Certes cela n'enlève rien aux autres facteurs : impréparation, divisions, contexte politique difficile, milieu climatique déroutant, manque d'eau, sols moins fertiles que prévus… CONSIDERANT, comme Robert Dale OWEN avant lui (projet de « République socialiste »), faisait du Texas le futur paradis socialiste. Il y eu d’autres précurseurs, notamment les icariens de CABET, et quelques communautés allemandes, mais CONSIDERANT ne semble pas s’en préoccuper alors que leurs échecs anticipent le sien986. Par contre le franc-comtois a quelques connaissances du fouriérisme étatsunien grâce à Albert BRISBANE. Il a même séjourné, avant lui- même de se lancer, dans la provocatrice Oneida où une forme d'amours multiples est pratiquée987. Aujourd'hui la responsabilité majeure du franc-comtois dans l'échec de Reunion semble patente, particulièrement pour l'architecte James PRATT988. À Réunion les français sont largement majoritaires, mais on compte plusieurs dizaines de suisses, des belges… L’ensemble des dépendances atteindrait près de 5 000 ha, ce qui fait de la Réunion une des plus vastes expérimentations. Mais la majeure partie des colons repartent ruinés, rares sont ceux qui comme la famille de François SANTERRE (1809-1889) font souche étatsunienne989 ; un de ses enfants écrit l’histoire de la colonie en 1955990. On peut nommer également le suisse Benjamin LANG (renommé Ben LONG) qui est plus tard à plusieurs reprises maire de Dallas. Il faut y ajouter Julien REVERCHON (1895- 1905) qui fait une glorieuse carrière scientifique (botanique) à l’université de Dallas ; un parc porte son nom à Dallas. Pour Réunion, CONSIDERANT a l’appui de français connus : François-Jean CANTAGREL, Michel DERRION, et sur place Charles Antoine Colomb GENGEMBRE qui fut l’architecte du phalanstère de Condé-sur-Vesgre et qui vit en Amérique depuis 1849… Il s’appuie aux ÉU évidemment sur BRISBANE mais également sur l’ancien pasteur universaliste John ALLEN (1814- 1858), qui est passé par Brook Farm et qui prénomme son fils « Victor CONSIDERANT ».

984 CHOLAN Rémy Autogestita, collettiva, ambientalista, decrescente… Intervista di Enrico BONADEI a Rémy CHOLAN (Ambiance Bois), -in-A Rivista anarchica, Milano: a.49, n°1(431), p.52-54, febbraio 2019 985 ILLADES Carlos La Reunion y La Logia: dos utopías sociales en América del Norte, -in-GONZÁLEZ DE OLEAGA Marisa/BOHOSLAVSKY Ernesto El hilo rojo. Palabras and prácticas de la utopía en América latina, Buenos Aires- Barcelona-México: Paidós, p.173-186, 2009, p.175-176 986 VERLET Bruno D’un Texas l’autre. Des utopistes français dans l’Ouest américain, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.79-84, décembre 2008 987 ILLADES Carlos La Reunion y La Logia, op.cit., 2009, p.174 988 PRATT James Sabotaged. Dreams of Utopia in Texas, University of Nebraska Press, 336p, 2020 989 VERLET Bruno François SANTERRE et les siens. Une famille fouriériste au Texas, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°2, 1991 990 SANTERRE George H. White Cliffs of Dallas. The Story of La Réunion, the Old French Colony, Dallas: The Book Craft, 1955 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 137/174

CONSIDERANT a fondé à Bruxelles en septembre 1854 une Société de colonisation européo-américaine au Texas. L’Agence centrale à Paris compte des fouriéristes prestigieux dont Allyre BUREAU, Jules DELBRUCK et Jean-Baptiste-André GODIN qui est de loin le principal actionnaire dans l’affaire. Elle dure jusqu’en 1875 et finit totalement ruinée. Sur place et de manière bientôt très critique vis-à-vis de ce qu’il nomme un « naufrage » agit au mieux le docteur Auguste SAVARDAN. Le musicien Allyre BUREAU tente de résoudre les difficultés au Texas ; assommé par les difficultés et l’ampleur de l’échec, il n’en reste pas moins fouriériste et s’installe sur place ; il y meurt du choléra en 1859. Aujourd’hui, comme le rappelle Jonathan BEECHER une grande tour d’observation de Dallas s’appelle Réunion 991: c’est sans doute avec les tombes, et quelques noms de lieux, une des rares traces visibles de cette expérience. L’écrivain Alain BRON relate sa découverte du Dallas de la Reunion dans son roman policier992.

CONSIDERANT en 1860 achète une ferme proche de l'église de Nuestro Señora de la Purísima Concepción (Bexar Country). Réduit à la famille proche et parfois à quelques amis (Victor COUSIN), l'épopée du franc-comtois se prolonge un court moment sous forme communautaire familiale. Mais les dangers liés à la soldatesque de la Guerre de Sécession et l'échec économique sont patents. Sa belle-mère Clarisse VIGOUREUX meurt dans la misère au Texas et sa tombe s'y trouve à des milliers de kilomètres de sa Comté natale.

 Le vrai essor du fouriérisme étasunien est en fait largement antérieur (années 1840) : il est surtout dû à Albert BRISBANE, voire à l’ambigu et incroyable John Humphrey NOYES, leader de la communauté libérée et jugée scandaleuse d’Oneida. L’apogée se produit vers 1850 et le mouvement s’effondre peu après presqu’en totalité. Oneida marque le mouvement d’émancipation sexuelle et celui de la critique en acte du mariage monogame traditionnel. Victor CONSIDERANT visite deux fois cette communauté, à 16 ans d'intervalle et semble à chaque fois paradoxalement conquis. On ne sait pas grand-chose cependant de ce qu'il pensait des aspects sexuels, lui qui sur ce plan avait édulcoré l'œuvre de son maître. On compte au total près d’une cinquantaine d’expérimentations, plus ou moins fouriéristes, souvent de très courte durée993, d’où le quolibet, utilisé par quelques journaux, de « four-yearists », c'est-à-dire ceux qui ne durent que 4 ans ! Carl GUARNERI est plus restrictif : il en compte 35, en liste 29, mais il reconnaît néanmoins qu’autour des phalanstères gravitent de multiples unions ou associations tenant plus du club politique que du milieu de vie alternatif, ce qui rend les statistiques incertaines994.  La plus prestigieuse expérimentation phalanstérienne en milieu intellectuel est sans doute celle de Brook Farm Phalanx (1841-1847) dans le Massachussetts. En fait ce n'est que depuis 1844 que Brook Farm passe au fouriérisme. À lire Nathaniel HAWTHORNE, les membres de cette communauté sont de terribles anarchistes «la nouvelle génération est dure et rebelle ; ce sont des fanatiques de la liberté, qui ont la haine des impôts, des taxes, des frontières, des banques, des hiérarchies, des gouvernements et de quasiment toutes les lois. Ils possèdent un fonds indicible de tendresse, mais ils s'étriperaient pour une broutille»995.

991 BEECHER Jonathan Une utopie manquée au Texas : Victor CONSIDERANT et Réunion, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°4, 1993, p.77 992 BRON Alain Le Fond tu toucheras, Saint-Germain en Laye: Odin, 380p, 2005 993 ANTONY Michel VII. Quelques utopies libertaires tentées, expérimentées ou réalisées 1° partie : Les microcosmes - A. L’extrême variété des « microcosmes » libertaires, alternatifs et autogestionnaires, 3.f) La richesse du milieu nord- américain au XIXème siècle et début du XXème, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-A-MICRO.DOC, 1° édition1995, 287p, juillet 2019 994 GUARNERI Carl J. L’Utopie et la « Deuxième révolution américaine » : le mouvement fouriériste aux États-Unis, 1840- 1860, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°3, 1992 995 Cité par VETUSTO R. Un alquimista del primer socialismo. Sobre las ruinas de la barbarie y la civilización. Vida de Charles FOURIER, -in-Utopías literarias, Madrid: Vacaciones en Polonia, n°6, 224p, p.18-27, 2011, p.27 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 138/174

 Le « plus grand phalanstère »996 étasunien, Raritan Bay Union (N.J. - 1853-1857), terrible ironie, sert de camp militaire pendant la Guerre de Sécession.  La North American Phalanx (N.J.) à Red Bank (New Jersey) est une des plus longues expériences (1843-1855) ; elle fait de CONSIDERANT (qui la visite avec son ami Charles SPEARS) un citoyen d’honneur (invité permanent).  Une des plus prospères expériences serait celle de The Wisconsin Phalanx (1844-1850). Cependant, après la disparition de presque tous les phalanstères, le mouvement va connaître un réel prolongement dans les associations de producteurs et les coopératives (ou magasins associatifs) de consommation.  Plus tardivement, le phalanstère de Silkville au Kansas (Kansas Co-operative Farm 1869- 1892) fondé grâce à la générosité du riche français Ernest VALETON de BOISSIÈRE (1811-1894) peut être rattaché à la tradition fouriériste. En fait il s'agit essentiellement d'une coopérative agricole (produits textiles et laitiers), et de plus en plus d'une entreprise capitaliste parmi d'autres. Après l'échec, Silkville devient un orphelinat997. Dans les années 1870, autour de Charles CARON, des tentatives de colonisation agraire sont entreprises par des militants proches de la Section 15 de l’AIT de la Nouvelle-Orléans998.  Quant au « phalanstère » dit Unitary household de New York (1858-1860), il est autant à relier à l’histoire de l’anarchisme autochtone qu’à celle d’un fouriérisme de gauche (« radical ») et féministe tant la personnalité qui l’anime tient une place importante : Stephen Pearl ANDREWS999. Marie HOWLAND en garde cependant l'esprit pendant de longues années.

 Le mouvement Am Oylom (Am Olam, Peuple éternel) est à l'origine d'une dizaine de départs collectifs depuis Odessa, Kiev, Kharkov… vers les États-Unis. Les expérimentations communautaires sont tentées en Louisiane (Sicily Island à Catahoula 1881), Arkansas (1883), Dakota du Sud (Comté de Davidson : Colonie Crémieux du 1882-1889 & colonie Bethleem Yehudah de 1882-1883 environ), Oregon (New Odessa 1883-1888 environ), New York (laverie associative). En lisant la partie de l’article de Michel CORDILLOT sur les colonies du mouvement, on note des côtés sympathiques et progressistes, parfois marginalement libertaires ou fouriéristes : nombreuses mises en commun, travail communautaire, assembléisme, égalité hommes-femmes (à New Odessa)1000...

 Dans le Canada proche, « un ultime phalanstère » se développe à Silvan Lake (Alberta) vers 1906-1908 autour du médecin lillois, le docteur TANCHE1001. 4. Amérique du Centre et du Sud L'Amérique latine est riche en expériences, la diversité est très grande, et les influences comme partout bien mêlées. J'ai essayé dans un autre document de me centrer sur les utopies fouriéristes et libertaires, en fournissant un gros dossier dont ce chapitre n'est qu'un très petit résumé1002.

996 GUARNERI Carl J. L’Utopie et la « Deuxième révolution américaine », op.cit., 1992, p.49 997 DESMARS Bernard Militants de l'utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIX° siècle, Dijon: Les Presses du Réel, 432p, 2010, p.215 998 CORDILLOT Michel Le socialisme francophone néo-fouriériste après Réunion : Charles CARON et la section 15 de l’Internationale à la Nouvelle-Orléans, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°4, 1993 999 CREAGH Ronald Stephen Pearl ANDREWS (1812-1886) ou le fouriérisme radical aux États-Unis, -in-Colloque d’Arc- et-Senans, Salins & Besançon: octobre 1993 1000 CORDILLOT Michel De la Russie tsariste aux États-Unis : l’étonnante expérience du mouvement juif Am Oylom, Chantiers de recherche - contribution pour les Cahiers Charles Fourier, 6pA4, transmis en 2015, p.03-05 1001 CORDILLOT Michel op.cit., p.141 1002 ANTONY Michel VII. Quelques utopies libertaires tentées, expérimentées ou réalisées 1° partie : Les microcosmes - A. L’extrême variété des « microcosmes » libertaires, alternatifs et autogestionnaires, 3.g) Quelques traces libertaires dans les expérimentations utopiques latino-américaines : XIX-XXI° siècles ; 3.h) De l’Italie au Brésil : la « Cécilia » de Giovanni ROSSI et quelques autres colonies, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-A-MICRO.DOC, 1° édition1995, 249p, avril 2017 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 139/174

 En Argentine, des suisses, savoyards et des allemands (plus de 500) établissent une colonie, le Falanstério de DURANDO, dans la province d'Entre Ríos en juillet 1857. Le nom provient d'un des principaux animateurs, le valaisan Jean Joseph DURANDO. Cette communauté socialisante, qui se serait d'abord appelée Colonia Hugues, s'inspire de plusieurs sources utopiques et coopérativistes, notamment des idées de Charles FOURIER. Elle aurait de légères caractéristiques proches du mutuellisme proudhonien lors de son lancement. Mais la colonie semble également connaître une vision religieuse teintée de spiritisme. Il s'agit d'une entreprise agricole-industrielle si on reprend la terminologie de FOURIER qui autoproduit quasiment tout ce dont elle a besoin : produits agricoles et manufacturés. Elle se spécialise dans les moyens de transports et dans la viticulture, mais elle est aussi connue pour sa production de vêtements et de confiseries. Une partie des produits sont échangés (troqués) avec ceux du voisinage. La monnaie ne serait pas utilisée pour les transactions. Une école (où l'on enseigne français et castillan) et un groupe musical donnent une bonne impression et font connaître l'expérience à l'extérieur. Tout le monde travaille et participe, mais la structure assez rigide imposée par DURANDO semble plus traditionnelle qu'autogestionnaire. Après la mort de DURANDO en 1916 la colonie est dirigée par Luis JATÓN.

 Au Brésil, une première évocation d'expérimentation fouriériste en 1839 est liée au français Camille TRINOCQ qui exerce comme professeur d'histoire géographie à Rio. L'idée est de développer une colonie sociétaire en lien avec l'émancipation des travailleurs noirs1003. En 1840 il évoque un autre projet de colonie agricole et industrielle : Villa-Andrada. Il espère la réaliser avec l'aide d'un associé important, Antônio Carlos Ribeiro de ANDRADA MACHADO E SILVA, premier ministre de l'époque1004 et avec des fonds issus de la SAIN-Société d'Aide à l'Industrie Nationale qui compte parmi ses membres le français Nicolas Antoine TAUNAY (né en 1797). Elle serait localisée vers Tutinga, sur le Rio das Pedras, dans la partie méridionale de l'État de São Paulo. Par la suite les actions de «colonisations» sont aidées par L’Union industrielle fondée en avril-mai 1841 à Paris et comportant pas mal de lyonnais1005, et par les dissidents fouriéristes du groupe Nouveau Monde. Dans le Sud du Brésil, vers São Francisco do Sul (San Catarina), la Communauté brésilienne dans la péninsule du Saì ou Sahy, autour du docteur français Jules- Benoît MURE (arrivé à Rio en fin 1840, il visite Sahy en début 1841), se fonde en 1842. Une bonne centaine d’immigrants, français pour la plupart, transitent du Havre à Rio (fin octobre-mi décembre 1841) sur le navire La Caroline pour lequel le responsable de l'Union Industrielle (le Docteur ARNAUD) a passé contrat. Comme plus tard la Cecilia libertaire de Giovanni ROSSI, il jouit d’appuis officiels : Chambre des Députés et Gouvernement ; il dispose aussi de nombreux relais, à commencer par Jornal do Commercio, dirigé par le français François-Antoine PICOT. Les «colons» sont reçus en audience par l'empereur le 18 décembre 1841 dans la salle du trône. Parmi les fortes personnalités impliquées on trouve Michel DERRION et plus tard Joseph REYNIER (1811-1890) : c’est important car ils apportent l’expérience du Commerce véridique et social lyonnais, une des premières coopératives de consommation française. Mais DERRION, et d’autres collaborateurs, au nom du collectif et de l'Union industrielle, rompent soit immédiatement, soit progressivement, avec MURE qui lui est reconnu par le Brésil comme le directeur de la communauté. Les contrats brésilien et français diffèrent et cristallisent les brouilles1006 et au-delà ce sont deux conceptions sociales qui semblent s'affronter, «celle d'une démocratie industrielle, chère à DERRION et JAMAIN, et celle d'un despotisme éclairé, cher à MURE»1007. Il ne reste plus qu'environ 60 personnes qui font le voyage de Rio à São Francisco do

1003 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde. 1841. Cinq cents Français partent pour le Brésil fonder un nouvel Éden. Iront-ils au bout de leur utopie, Paris: Flammarion, 396p, 2014, p.45 1004 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde, op.cit., 2014, p.49 1005 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde, op.cit., 2014, p.101 1006 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde, op.cit., 2014, p.185 1007 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde, op.cit., 2014, p.214 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 140/174

Sur en début 1842. MURE reste au centre du Saí dans ce qui est le phalanstère d'Oliveira. Les dissidents au nom de l'Union industrielle, établissent à proximité du Saí un 2° centre phalanstérien, dit du Palmitar (1842-1846), à l'extrême nord-ouest de la péninsule, vers Tres Barras. Apparemment les autorités brésiliennes gèrent honnêtement le conflit et la répartition des terrains, car elles tenaient sans doute fortement au succès de la colonisation, même fouriériste. À Paris, la brouille s'étend pour le recrutement, le docteur ARNAUD pour DERRION et JOLLY pour MURE tenant deux bureaux concurrentiels, Dunkerque succède au Havre comme port de départ. Ce sont donc près de 600 personnes, en 6 expéditions, qui rejoignent le Brésil, toutes tendances confondues ; mais quelques petites dizaines se fixent réellement : énorme déperdition. Malgré d’impressionnantes (sur le papier ?) réalisations agricoles, et industrielles (scierie mécanique, forges, briqueterie, pêcherie…), toutes sont très vite abandonnées, et les deux colonies disparaissent dès 1843-1844 ( ?) pour la première (surtout après le départ-fuite de MURE à l'été 1843), et en 1846 pour la seconde, même si quelques exploitants persistent au Brésil jusqu’en 1850, dont DERRION qui meurt cette année là ; mais il a quitté la péninsule en début 1846. Ce deuxième phalanstère, animé par DERRION, semble celui qui s'en sort le mieux ; les derniers phalanstériens ont choisi de se regrouper dans un lieu plus clément, au bord de la baie ; DERRION y a vécu un temps en communauté. Le premier phalanstère est évoqué par une apparente femme libre et enthousiaste, Louise BACHELET, en 18421008 ; pour VIDAL, le ton et l'emphase pourraient faire penser qu'il s'agit d'une œuvre apologétique et purement propagandiste de MURE lui-même1009. MURE, qui sort peu grandi de cette aventure, se relance cependant assez vite à Rio où il contribue au développement prodigieusement rapide de l'homéopathie. Son dispensaire (Institut Homéopathique de Rio) ouvre en 1844 et fonctionne un peu comme une association fraternelle et mutualiste. 25 autres ouvrent rapidement dans toute la province, d'autres ensuite dans tout le pays et au-delà. Cet énorme succès permet aussi à son auteur d'en tirer de bons profits ; si pauvres et esclaves sont accueillis gratuitement, un centre de santé pour personnes aisées à Rio est lui fort rentable. Mais son prosélytisme et ses intrigues lui enlèvent assez rapidement tout soutien ; en avril 1848 il repart pour la France. Des expérimentations il ne reste rien aujourd'hui, sauf l'évocation de deux noms (LEDOUX et MURE) et une statue évoquant le phalanstère de Sahy comme le berceau de l'homéopathie brésilienne1010.

 Le Chili du milieu du siècle connaîtrait un phalanstère dans la localité de Chillán, dans le sud du pays ? Il serait animé par Ramón PICARTE (d’après Luis VITALE). La réalisation se ferait vraisemblablement vers 1863.

 À Cuba, au début des années 1960, le régime tente quelques réalisations utopiques, en totale rupture avec le monde environnant et le système marchand et monétaire (monnaie supprimée). À San Andrés de Caiguanabo se met en place El Primer Pueblo Comunista del Mundo, « sorte de phalanstère en temps de paix », en milieu préservé car totalement isolé (y compris par des palissades. Dans un régime qui devient de plus en plus aligné sur Moscou, le terme de phalanstère est évidemment impropre, mais il est valide sur un point : la volonté, en faisant de ce village une sorte de modèle de bon fonctionnement, d'espérer le voir rayonner en tâche d'huile. C'est aussi ce qu'espérait FOURIER. Dans un livre contre-utopique sur le Cuba délateur et bureaucratique,

1008 BACHELET Louise Phalanstère du Brésil. Voyage dans l’Amérique méridionale, Paris: Agence coloniale du Brésil, 20p, 1842 1009 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde, op.cit., 2014, p.228-231 1010 VIDAL Laurent Ils ont rêvé d'un autre monde, op.cit., 2014, p.329 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 141/174 l'écrivain Eliseo ALBERTO1011 fait de ce « Disneyland de la classe ouvrière » une satire dangereuse de « l'utopie bureaucratique »1012.

 À partir de 1832-33, au départ grâce à la personnalité de Stéphane GUÉNOT (ou Étienne Bonaventure GUENOT) originaire d'une riche famille (forges) d'Autrey-les-Gray, des hauts-saônois de la région de Champlitte et quelques français d'autres régions (Côte d'Or, Haute Marne), immigrent au Mexique à Jicaltepec, sur le fleuve Nautla, dans l’État de Veracruz. L'immigration se fait par vague durant le XIX° siècle. On compte environ 850 personnes vers 1880. En 1882 les colons fondent le municipio Martinez de la Torre, puis San Rafael en 1885. Une première école apparait vers 1887. Un jumelage Conseil Général et Martinez de la Torre est mis sur pied un siècle plus tard en 1986. La Haute-Saône est encore aujourd'hui liée à Jicaltepec et Martinez de la Torre, et des échanges économiques, politiques et culturels sont toujours maintenus. Une partie du Musée de Champlitte évoque cette migration. Une partielle influence initiale fouriériste est possible, mais apparemment aucunement prouvée (en 2015), et même totalement contestée (Jean-François COMPARIO, 20161013). Le mouvement est parfois jugé socialisant ou utopique au début : « bientôt allait naître le PHALANSTÈRE mexicain de Jicaltepec. Cette communauté agricole, élaborée à partir de la réflexion du socialiste Charles FOURIER sur l'économie sociétaire, avait enthousiasmé Stéphane GUENOT et ses frères » (majuscules et graissage dans le texte)1014. Dans une brochure de 2001 Jean-Christophe semble persuadé des liens avec le fouriérisme, GUENOT étant inspiré selon lui autant par «les modèles théoriques de CONSIDERANT (que par) le phalanstère de FOURIER). Il note également que les deux frères de GUENOT « faisaient partie du Cercle fouriériste dijonnais »1015. GUENOT, qualifié d'utopiste avec « une touche de patriarcat » ferait figure de « phalanstérien catholique ». Les mémoires d'un colon savoyard Jean-Baptiste DESOCHE qui entreprend l'histoire des origines de l'implantation française parlent aussi de « l'utopiste GUENOT » comme « disciple de FOURIER, qui voulait établir une sorte de Phalanstère dans un pays neuf »1016. Ce trait socialiste-utopique ou fouriériste ne dure pas longtemps, mais il persiste dans les noms puisque vers 1875 prospèrerait une sorte de phalanstère créé par Frédéric GUIOCHIN, un ingénieur agronome venu de la Nièvre. Il serait lui aussi « passionné par FOURIER »1017. Sa « propriété communautaire indivise » se situe sur le cours d’eau Chapachapa, en dehors du terrain de la première colonie. La plantation semble prospérer et le succès entraîne les convoitises et le mécontentement des premiers colons. En réalité, si on suit les dernières mises au point de Jean-François COMPARIO (entre 2016 et 2019), non seulement l'influence fouriériste initiale n'est pas prouvée, mais la communauté n'aurait également rien à voir avec un projet fouriériste respectueux des idées du penseur bisontin et, mieux encore, elle ne s'en réclamerait apparemment jamais. L'auteur nous montre un GUENOT certes pédagogue empathique, plus lié au capitalisme et au catholicisme social qu'au socialisme utopique. La Compagnie Mexicaine qu'il fonde à Dijon le 22 avril 1833 n'a aucun trait fouriériste marqué : c'est une pure société par actions entre propriétaire de la terre et investisseurs. GUENOT se retire de l'affaire en début 1836. Dès lors tous les colons ne travaillent que pour leur propre compte, sans vision sociétaire aucune, mais parfois heureusement avec le maintien de quelques pratiques solidaires sinon mutualistes. L'idée d'association, puis de phalanstère serait une invention (« un

1011 ALBERTO Eliseo Informe contra mí mismo, Madrid: Extra Alfaguara, 1996 1012 MACHOVER Jacobo Cuba : l'utopie réalisée, -in-América, Utopies en Amérique latine. Séminaire du CRICCAL, Paris: Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, n.32, p.87-99, 2004, p.95-96 1013 COMPARIO Jean-François Le phalanstère de Jicaltepec. Réalité d'une utopie, in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°30, p.95-123, décembre 2019 1014 DEMARD Jean Christophe Une colonie française au Mexique 1833-1926, Langres: Dominique Guéniot éditeur, 349p, 1999,p.13 ; l'auteur a également écrit Émigration française au Mexique, Les colonisations agricoles 1828-1900, 1995 1015 DEMARD Jean Christophe Émigration des Hauts Saônois à Jicaltepec San Rafael, Champlitte: 13p, 22 novembre 2001, p.03 1016 DEMARD Jean Christophe Une colonie française au Mexique 1833-1926,op.cit., 1999, p.162 1017 DEMARD Jean Christophe Une colonie française au Mexique 1833-1926,op.cit., 1999, p.130-131 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 142/174 travestissement ») des années postérieures à 1870-1880 menée par des conservateurs (français et mexicain) pour mieux dénoncer les errements nuisibles des tentatives dites communistes.

Entre 1841 et 1843 le fouriériste polonais Jean CZYNSKI (1801-1867), appuyé par le français Arthur de BONNARD, rêve de phalanstère au Texas alors mexicain. Le flou demeure sur son voyage de prospection au Mexique.

Dès deux « phalanstères » au Mexique vers 1850, rien ne permet d’indiquer qu’ils sont marqués par l’idéologie libertaire ou fouriéristes : il s’agit de la Sociedad comunista menée par Juan de la ROSA BRAVO dans l’État de Veracruz à Tesechoacán, et du Falansterio El Esfuerzo de José María CHAVÉZ à Aguascalientes1018. Le terme de phalanstère est cependant notable, même si ce vocable désigne alors tout type de colonie expérimentale.

Vers 1865, les projets phalanstériens de Plotino RHODAKANATY s’expriment dans la société La Social qu’il a fondée avec entre autres Francisco ZALACOSTA (1844-1881), Julio CHÁVEZ LÓPEZ (exécuté en 1869) et Hermenegildo VILLAVICENCIO. C’est pour beaucoup le vrai début de l’anarchisme mexicain1019. C’est plutôt dans son école de Chalco en 1865 qu’il expérimente le mieux un fouriérisme libre et modéré : Escuela de la razón y del socialismo - École de la raison et du socialisme. Mais les disciples dépassent vite le maître, et les insurrections et mouvements violents débordent rapidement le cadre réformiste.

De 1886 à 1894 environ, l'étatsunien Albert Kimsey OWEN (1848-1916) fonde à Topolobampo (proche de Los Mochis) dans le Sinaloa (Mexique) la « Métropole socialiste d’Occident » qu’il présente comme « une colonie modèle industrielle et agricole ». Grâce à son père médecin et quaker, OWEN dispose d'une solide formation, fait de nombreux voyages aux ÉU et en Europe, et devient ingénieur, puis travaille dans les compagnies de chemin de fer. S’il a su attirer l’attention de l’historien anarchiste autrichien Max NETTLAU (1865-1944) et de l'expérimentateur anarchiste italien Giovanni ROSSI (1856-1943)1020 qui sont parmi les premiers à s’y intéresser, et s’il obtient l’appui des anarchistes francophones de La Révolte, sa communauté n’a en fait directement rien à voir avec l’anarchisme ni même avec le fouriérisme. C’est au contraire un mélange de saint- simonisme, de capitalisme international, de colonisation de peuplement (plus de 1200 colons y passent, y restant en moyenne environ 274) avec quelques références socialistes, voire un peu fouriéristes (« un curieux socialiste qui se réclame à la fois de ROTHSCHILD et de Charles FOURIER »1021). Pour Carlos ILLADES Albert OWEN mélange surtout les apports de FOURIER avec le système coopératif de Robert OWEN1022. Il a très certainement connu le leader fouriériste Albert BRISBANE au moins par le truchement du couple Edward HOWLAND et Marie STEVENS qu'il fréquente depuis 1874. Mais sa vision principale ne devait pas déranger le capitalisme et l’autocratie mexicaine puisqu’en 1881 il obtient une concession de 99 ans pour établir ville et liaisons ferroviaires1023. Les appuis obtenus proviennent du plus haut niveau, notamment les présidents GRANT pour les ÉU et Porfiro DIÁZ puis Manuel GONZÁLEZ pour le Mexique, sans compter quelques magnats de la banque et du chemin de fer. On peut cependant réellement trouver dans ses projets une forme de néo-fouriérisme, notamment avec l’appui de la romancière Marie (Mary) HOWLAND (1836-1921 ; célèbre pour son roman Papa’s Own Girl de 1874) et de son mari Edward,

1018 RAMA Carlos Utopismo socialista 1830-1893, Caracas: Ayacucho, 345p, 1977 1019 G. Des mouvements libertaires mexicains trop méconnus (environ 1860-1930), -in-ANTONY Michel VIII. Essais utopiques libertaires de grande dimension, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5-GRAND.DOC, , 1° édition 1995, 444p, avril 2017 1020 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.294 1021 ABRAMSON Pierre-Luc Mondes nouveaux et Nouveau Monde, op.cit., 2014, p.247 1022 ILLADES Carlos La Reunion y La Logia: dos utopías sociales en América del Norte, -in-GONZÁLEZ DE OLEAGA Marisa/BOHOSLAVSKY Ernesto El hilo rojo. Palabras and prácticas de la utopía en América latina, Buenos Aires- Barcelona-México: Paidós, p.173-186, 2009, p.173 1023 AÍNSA Fernando Necesitad de la utopia, Buenos Aires & Montevideo: Tupac & Nordan-Comunidad, 174p, 1990,p.104 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 143/174 qui dirigent l'organe de la colonie The Credit Foncier of Sinaloa. Marie est responsable des aspects éducatifs dans la communauté, mais les projets ne sont pas menés à terme. La Compagnie The Credit Foncier of Sinaloa a pour directeur OWEN lui-même, et dispose d'une pléiade de responsables pour la plupart étatsuniens, un étonnant mélange de hauts techniciens et de capitalistes, suffisamment utopistes et/ou désintéressés pour accepter un temps de limiter leur salaire de manière égalitaire1024. Les colons massivement étatsuniens (il n'y aurait que 23 mexicains et 16 anglais) choisissent leurs postes, participent à l'élection de leurs responsables, acceptent eux aussi des salaires réduits et égalitaires. Mais le turn-over (déceptions, faibles avantages, maladies, discordes…) est très élevé. L'activité agro-pastorale prend cependant de l'ampleur, surtout avec l'acquisition de terrains (La Logia) en 18871025. Les nouveaux venus imposent progressivement le passage à la propriété individuelle et réduisent fortement les aspects collectifs des débuts : un capitalisme plus traditionnel s'impose finalement. Malgré l'échec final, les partisans de l'expérience ont bénéficié d'un revenu supérieur à celui des mexicains, ont disposé de multiples créations collectives (dont une importante bibliothèque et un observatoire météorologique) et bénéficièrent de pratiques culturelles enviables (théâtre, ateliers…). Le port de Topolobambo connut également un vrai développement. OWEN par la suite multiplie les projets et les initiatives et finit sa vie de manière plutôt appréciable et chanceuse. L'expérience ne l'a donc pas détruit. L’ouvrage d’OWEN Integral Co-operation: its practical application, de 1885, doit sans doute beaucoup à la romancière et à ses amis (l'éditeur new-yorkais John W. NOVELL) et donc à FOURIER (travail attrayant, émancipation féminine…)1026, mais également à GODIN dont l'exemple est connu et apprécié. Les HOWLAND sont liés au Familistère et aux proches de l'ami de Victor CONSIDERANT, Jean-Baptiste GODIN (1817-1888). Des proximités fortes sont notables entre l’essai d’OWEN et de grandes œuvres libertaires, comme avec l’utopie morrisienne de News from Nowhere. Sa renommée doit être à l’époque suffisamment grande pour qu’Ebenezer HOWARD (1850-1928) critique l’expérimentation, la jugeant trop collectiviste, alors que son projet de cité-jardin mise autant sur le collectivisme que sur l'individualisme1027, avec peut-être une touche kropotkinienne. De même l’œuvre utopique de l’anarchiste franco-argentin Pierre QUIROULE (de son vrai nom Alexandre FALCONNET ; 1867-1938) La ciudad anarquista americana de 1914 s’inspire apparemment largement des écrits d’OWEN (qui n’a aucun lien avec le socialiste utopique britannique de même nom)1028.

* * *

Toutes ces expérimentations fouriéristes à travers le monde, comme pour toutes les autres tentatives d'utopies concrètes, sont souvent limitées dans le temps et dans l'espace. Rares sont celles qui perdurent, et si elles le font c'est en édulcorant l'idéologie et l'intention initiales. Mais elles renaissent toujours, ici ou là. Les causes des échecs sont multiples, tiennent autant aux aspects naturels, historiques, économiques et surtout personnels comme j'ai tenté de l'esquisser en prenant surtout des exemples latino-américains1029. Les conflits y perdurent et mettent à mal l'harmonie rêvée, mais l'idéal reste souvent le plus fort comme moteur des nouvelles tentatives. VI. FOURIER REDÉCOUVERT AU XX° ET XXI° SIÈCLES

1024 ILLADES Carlos La Reunion y La Logia, op.cit., 2009, p.181 1025 ILLADES Carlos La Reunion y La Logia, op.cit., 2009, p.183 1026 DURIEUX Catherine Fouriérisme américain, Familistère et amour libre : à propos de « Papa’s own girl » de Marie HOWLAND, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n° 17, décembre 2006, p.49 1027 HOWARD Ebenezer Les cités-jardins de demain, Paris: Sens & Tonka, 213p, 1998, p.138-139 1028 ABRAMSON Pierre-Luc Las utopías sociales en América Latina en el siglo XIX , p.268 1029 ANTONY Michel Les communautés utopiques sont-elles toujours condamnées à disparaître ? Quelques réflexions sur les motivations, expérimentations, réussites et surtout échecs de quelques «colonies» plutôt libertaires, principalement dans l'aire latino-américaine, -in-Partir en communauté, Cahiers d'Histoire, Paris: n.133, p.19-42, Octobre-décembre 2016 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 144/174

Le fouriérisme s’est estompé en fin du XIX° siècle, et s’est figé comme mouvement dans une sorte de dramaturgie officielle : en 1890, une Rue FOURIER orne le XII° arrondissement parisien. Une statue à FOURIER réalisée par Émile DERRÉ est inaugurée en juin 1899 à Paris, dans le XVIII° arrondissement, vers la place Clichy. Pire le fouriérisme est devenu affaire de spécialistes et d’érudits, de moins en moins celui des militants, et dépasse rarement le cadre étroit des connaisseurs, malgré ZOLA qui publie Travail en feuilletons dans L’Aurore en 1900-1901. Mais contrairement à ce qui s'écrit parfois, l'héritage fouriériste dans la sphère socialiste et associationniste ne s'est jamais éteint. Il faut noter la sympathie fouriériste du spécialiste de la coopération qu’est Charles GIDE (1847-1932), l’oncle du romancier André : il voit en FOURIER « le véritable précurseur de l’idée coopérative ». En Italie le célèbre socialiste pluraliste et internationaliste Osvaldo GNOCCHI-VIANI (1837-1917) fait de FOURIER un des grands précurseurs de l'Internationale (la Première) et le présente en 1909 dans Ricordi di un internazionalista1030 comme un «des chercheurs parmi les plus aigus, et comme un des idéologues parmi les plus féconds», surtout pour les idées du phalanstère et du travail attrayant1031. Dans l'Encyclopédie anarchiste de 1934 Stephen MAC SAY (en fait Stanislas MASSET 1884-1972) ressent encore la «pénétrante influence» de l'école fouriériste même s'il dénonce «l'impasse» utopique que furent les essais phalanstériens1032. Cependant encore aujourd’hui, dans sa ville natale, Besançon, une timide et pauvre plaque au 2 rue Moncey (autrefois Ruelle Baron, où il est né) indique « ici est né Charles FOURIER le Phalanstérien », ce qui ne dit rien pour la très grande majorité des passants, en tout cas pour les rares qui lèvent la tête… Cette plaque, ainsi que celle de PROUHON au Faubourg du Petit Battant, a été inaugurée le 26 juin 1904, suite aux fêtes pour les socialistes comtois menées par l’Université Populaire de Besançon. Triste épisode, la statue parisienne de FOURIER, sur ordre de l’occupant allemand (loi de 1941) qui a besoin de métaux, est fondue durant la 2° Guerre mondiale, comme bien d’autres statues (sans doute en 1942). Après l'épisode situationniste, il faut attendre 2010 pour qu'un projet de remise en état se mette en place, avec le choix comme statue d'une pomme-globe terrestre assez étonnante, malgré la qualité esthétique et le clin d'œil à NEWTON.

Heureusement les surréalistes, des chercheurs ouverts (Émile LEHOUCK, Simone DEBOUT, Jonathan BEECHER, René SCHÉRER...), et évidemment la vague contestataire et libertaire des sixties redonnent à FOURIER une nouvelle jeunesse. «Mai 68 a été un hommage éclatant à FOURIER» (Jean CHRISTIAN1033). Parmi les foyers de renouveau du fouriérisme il faut parler des italiens (centre de Lecce en Pouille, l'ami Roberto MASSARI à Bolsena…), des parisiens autour de la prestigieuse édition Anthropos et des multiples regroupements surréalistes. Mais depuis le colloque international d'Arc- et-Senans de 1972 (Actualité de FOURIER), une place importante revient aux «régionaux» franc- comtois et à leurs amis internationaux. Ils constituent la belle équipe des Cahiers Charles FOURIER (depuis 1990) et de l'Association d'Études sur FOURIER. Créée notamment par Gaston BORDET et Louis UCCIANI, à l'initiative du méticuleux et passionné Jean-Claude DUBOS, elle est menée aujourd'hui avec ferme efficacité et belle délicatesse humaniste et fraternelle par Thomas BOUCHET. Depuis 2014 la succession est bien assurée par Chantal GUILLAUME. Comme le note Roberto, ce groupe «n'est pas encore le phalanstère», mais ressemble au moins à une tertulia qui se réunit dans «une atmosphère amicalement fouriériste», «passionnée» et «cosmopolite»1034. Pour

1030 GNOCCHI-VIANI Osvaldo Ricordi di un internazionalista, Milano: Editrice operaia milanese, 1909 1031 BIGNAMI Elena «Le schiave degli schiavi». La question femminile dal socialismo utopistico all'anarchismo italiano (1825-1917), Bologna: Clueb, 300p, luglio 2011, p.78 1032 MASSET Stanislas Alcide (MAC SAY Stephen) Familistère, -in-Encyclopédie anarchiste, Paris: Œuvre Internationale des Éditions Anarchistes, La Librairie Internationale-La Fraternelle, Vol. II, p.990-1011, 1934, p.992 1033 CHRISTIAN Jean FOURIER-FREINET. Finalités utopiques pour une pédagogie réaliste, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.115-158, septembre-décembre 1972, p.125 1034 MASSARI Roberto Caro vecchio FOURIER…, -in- BEECHER Jonathan FOURIER. Il visionario e il suo mondo, Bolsena: Massari, p.07-10, 2008 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 145/174 la petite histoire dans une lettre du 28/11/2006 qu'il m'a adressée, Jean-Claude DUBOS relate l'importance pour lui de mon village, Magny Vernois (70) où il compte des ancêtres (PETOLAT, SEBILLE) liés aux GAUTHIER, VIGOUREUX et aux DESSAULT (famille du renommé chirurgien). C'est en découvrant ces liens que DUBOS entreprit de rééditer l'ouvrage de Clarisse VIGOUREUX Parole de providence, et de contribuer à fonder l'AES-Association d'Études Fouriéristes en 1988. Dans ma rue vivent encore des descendants de ces familles. 1. Iconoclastes, poètes, artistes et surréalistes… Si on tient compte des jeux de mots, des jeux sur les mots, des néologismes, mais aussi de l'attrait pour la poésie mathématique, on peut relier FOURIER à Raymond QUENEAU (1903- 1976) comme l‘évoque Georges JEAN (né en 1920 à Besançon comme FOURIER et auteur d’un superbe Voyages en utopie en 1994) et surtout Françoise BALIBAR1035. Il faut ici rappeler que QUENEAU, lié à Italo CALVINO (1923-1985), avait créé l’OuLIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, disposant de certaines tonalités post-fouriéristes. Avec son « gioco combinatorio » (jeu combinatoire), CALVINO s’inspire aussi des idées de BARTHES. Avec Le città invisibili (Les villes invisibles) de 1972, il est également créateur de mondes alternatifs ; comme ses écrits sur FOURIER datent surtout de 1971, on peut les considérer comme les prémisses de cet ouvrage si cher à son auteur1036.

Les futuristes, les dadaïstes et autres avant-gardes artistiques, en remettant au premier plan la musique comme forme d'expression libre et égalitaire, et comme moyen pour redonner sens à une vie sociétale communautaire, rejoignent FOURIER, souvent sans le savoir ni l'exprimer1037. En libérant l'interprétation, en désacralisant et en détournant les œuvres et les sons, tous et notamment les situationnistes et les groupes libertaires de l'internet, redonnent au chant, à la musique et à la poésie leur caractère rebelle au bénéfice «de nos corps, de nos actions, de nos espaces et de nos réseaux».

Les surréalistes, fouriéristes naturellement sans trop le savoir ou le reconnaître avant les années 1930-1940, redécouvrent le penseur bisontin pendant la 2° Guerre mondiale1038, surtout avec la fameuse Ode à FOURIER d’André BRETON de 19471039. BRETON lit FOURIER à New York dès août 19421040 et surtout en 1943 puis en 1945, après une découverte fortuite chez un bouquiniste de 6 volumes des Œuvres (dites) complètes datés entre 1841 et 1848 (ceux de 1846 et 1848 portant la mention 3° édition). Il y trouve beaucoup d’analogies avec sa propre pensée ; qu'est ce que cela aurait été s'il avait disposé également de tous les écrits sulfureux ou extravagants que ses soi-disant disciples avaient censurés. BRETON, comme QUENEAUX, disent aimer FOURIER d'amour1041. Comme d'autres penseurs libres, BRETON « a parfaitement compris que la doctrine de FOURIER est un socialisme libertaire » (selon Jean GAULMIER1042). Le peintre chilien Roberto MATTA (1911-2002) acquiert lui aussi durant cette période des ouvrages de FOURIER et de CONSIDERANT, et sa connaissance de l'utopiste est sans doute antérieure à la redécouverte faite

1035 BALIBAR Françoise D'un FOURIER l'autre, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.101-114, janvier-février 2015 1036 RUEFF Pierre L'arc et les pierres. FOURIER, CALVINO, BACHMANN, -in-Europe, revue littéraire mensuelle, Regards sur l'utopie, a.89, n°985, p.277-320, mai 2011, p.289 1037 BALICE Stefano Oltre la musica, -in-SCHAEPELYNCK Valentin (a cura di) DéRive gauche. Ce n'était qu'un début, continuiamo la critica. Punto della Situazione/Point de la Situation n.3, Bolsena: Massari editore, p.280-294, 2017 1038 FLAHUTEZ Fabrice Nouveau monde et nouveau mythe. Mutations du surréalisme, de l'exil américain à l'«écart absolu» (1941-1965), Dijon: Presses du Réel, 2007 1039 Cf. mon chapitre D.1.c) Le surréalisme comme mouvement utopique libertaire, -in-ANTONY Michel III. Ferments libertaires dans quelques écrits utopiques & utopies libertaires, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3A- FERM.DOC, 1° édition 1995, 277p en avril 2017 1040 PERRIER Florent Jean GAULMIER, détecteur des sources et des ondes, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°29, p.51-61, octobre 2018, p.75 1041 DEBOUT Simone André BRETON, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n.27, p.11-16, décembre 2016, p.11 1042 PERRIER Florent Jean GAULMIER, op.cit., 2018, p.52 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 146/174 par BRETON, comme le prouverait son tableau de 1943 La Terre est un homme1043. Avec le Loup- table de 1947, le roumain Victor BRAUNER (1903-1966) semble lui aussi sensible au message ou à l'atmosphère fouriériste, tout comme l'est le roumain Jacques HÉROLD (pseudonyme de Jacques BLUMER ; 1910-1987). En mars 1950 le peintre et graveur Marcel JEAN (1900-1993) présente le blason de FOURIER dans l'Almanach surréaliste du demi-siècle. Dans l'article cité de 2017, Jérôme DUWA évoque également Jean-Louis BÉDOUIN (1929-1996) et le poète Gaston PUEL (1924-2013). Ainsi le surréalisme - progressivement et pas toujours de manière généralisée1044 - récupère sa thématique et sa pratique des analogies, le lie à l’amour fou, à l’impact du désir et à son unité avec l'esprit1045, et à bien des rêves cosmologiques, initiatiques et ésotériques. Il le rattache avant tout aux pensées d'émancipation globale1046. Il faut parler de redécouverte car Pierre KLOSSOWSKI, André THIRION et BRETON lui-même en connaissaient au moins les grandes lignes1047. Dès Arcane 17 (écrit en partie en 1944), FOURIER rentre désormais de plein pied dans l'univers du (nouveau) surréalisme. Il est mis en avant dans la VI° Exposition internationale du surréalisme (Le Surréalisme, Paris, 19471048) et surtout dans la VII° (Paris 1959-60) consacrée à l'érotisme. Simone DEBOUT y présente un extrait inédit du Nouveau Monde Amoureux. Le surréalisme reconnaît désormais largement une certaine convergence avec la fantaisie débridée de FOURIER, et adopte même son vocabulaire : L’écart absolu devient le nom donné à l'Exposition internationale de 1965. Simone DEBOUT y présente un autre inédit De l'orgie au musée. Simone DEBOUT-OLESZKIEWICZ est dès cette époque un des principaux artisans de la redécouverte de FOURIER et c'est légitimement que le numéro 27 des Cahiers Charles Fourier (décembre 2016) lui rend un bel hommage. Désormais dans les revues surréalistes (Surréalisme 1959, La Brèche) Simone DEBOUT, Adrien DAX (1913- 1979), Émile LEHOUCK, Jonathan BEECHER, Philippe AUDOIN (1924-1985)… évoquent FOURIER. En 1967 L’archibras qui reprend un terme fouriérien est la dernière grande revue du mouvement. Les surréalistes sont parmi les rares « disciples » à prendre FOURIER en bloc, sans rien délaisser, ni les extravagances poétiques, ni les analogies spatiales, ni la volonté de créer un nouveau monde, grâce par exemple aux «comètes de la subversion»1049. Lorsque dans les années 1950 Benjamin PÉRET évoque la Commune des Palmares, il ose la comparaison entre les quilombos (communautés marronnes d’esclaves fugitifs) et l’association fouriériste : le quilombo « semble préfigurer (le phalanstère de FOURIER) à ses meilleurs moments »1050. En faisant de l’homme d’abord un « être désirant »1051 qui doit s’assumer pleinement, PÉRET nous prouve une fois encore l’importance du penseur bisontin pour les principaux ténors du surréalisme. Il agit ainsi comme un profond «régénérateur» du surréalisme dans les années 19601052. En janvier 1968, à la suite de la redécouverte du Nouveau Monde Amoureux (sorti chez Anthropos en 1967 grâce encore à Simone DEBOUT) et de manière prémonitoire sur les évènements de mai à venir, le Journal de Jean-Jacques PAUVERT (n°9) dresse un Monument à FOURIER. Il le fait côtoyer SADE et BRETON. En mai 1968 sur un mur de Nanterre trône un extrait de l'Ode à Charles FOURIER de BRETON : «au grand scandale des uns, sous l'œil à peine moins sévère des autres, soulevant son poids d'ailes, ta liberté»1053. En 1972 les mémoires d'André THIRION (Révolutionnaires sans révolution) se concluent par un appel au retour à BAKOUNINE et à

1043 DUWA Jérôme Où sont passés les héritiers du tireur d'épines ? Appropriations fouriéristes par la dernière vague des surréalistes (1947-1969), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°28, p.66-86, décembre, 2017, p.72 1044 DUWA Jérôme Où sont passés les héritiers du tireur d'épines ?, op.cit., 2017, p.68 1045 BENAYOUN Roger Érotique du surréalisme, Paris: Pauvert, 192p, 1978, p.15 1046 PERRIER Florent/ROCHE Gérard Présentation de Dans l'orbe du surréalisme. Charles FOURIER redécouvert. I. Avec Simone DEBOUT-OLESZKIEWICZ, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°27, p.08-10, décembre 2016 1047 GAYRAUD Joël Au miroir des analogies. Le surréalisme et Charles FOURIER, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: n.812-813, p.115-130, janvier-février 2015, p.116-117 1048 DUWA Jérôme Où sont passés les héritiers du tireur d'épines ? op.cit., 2017, p.68-69 1049 BENAYOUN Roger Érotique du surréalisme, Paris: Pauvert, 192p, 1978, p.141 1050 PÉRET Benjamin La Commune des Palmares, Paris: Syllepse, 126p, 1999, p.101 1051 PÉRET Benjamin, La Commune des Palmares, op.cit., 1999, p.33 1052 DUWA Jérôme Où sont passés les héritiers du tireur d'épines ? op.cit., 2017, p.86 1053 LEGOIS Jean-Philippe Les slogans de 68, Paris: First Éditions, 160p, 2018, p.71 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 147/174

FOURIER. Dans un petit livre espagnol de 1973, où Tomás SEGOVIA traduit l'Ode de BRETON, Octavio PAZ, Michel BUTOR et Pierre KLOSSOWSKI redonnent du tonus au fouriérisme magique, à forte «charge affective des images oniriques», incandescent («le feu central, ou l'incendie passionnel»), irréductible et «sauvage»1054. Ils aiment en FOURIER «le pouvoir hallucinatoire du désir» qui peut tout renverser et qui s'accompagne d'une imagination sans limite et d'une «extase illimitée du désir». Le mexicain Octavio PAZ (1914-1998), auteur du sublime El laberinto de la soledad, s'y présente comme lecteur de FOURIER. L’influence sur lui de BRETON et PÉRET se lie à une tradition libertaire ancrée dans sa famille depuis la révolution de 1911. Il place FOURIER comme plus moderne que MARX, ne serait ce qu'en introduisant «le désir» dans les analyses et les constructions humaines1055. En 1976 l'ouvrage collectif La Civilisation surréaliste accorde une place centrale à FOURIER. En 1978 le livre de Roger BENAYOUN Érotique du surréalisme, qui cite FOURIER plusieurs fois, est largement imprégné de la pensée du bisontin. En 2002, comme le note Joël GAYRAUD, l'ouvrage états-unien de Ron SAKOLSKY Surrealist Subversions compte 25 références à FOURIER. Et en 2016 comme nous l'avons déjà évoqué, Florent PERRIER et Gérard ROCHE aident à redécouvrir FOURIER dans L'orbe du surréalisme. Ce premier Cahier spécialisé sera suivi d'un deuxième en 2018. Il permet déjà de rajouter à ma liste des surréalistes fouriéristes Raymond QUENEAU et Annie LE BRUN.

Toujours dans le milieu intellectuel, philosophique et artistique, surtout celui de pensée plus ou moins libertaire, FOURIER bénéficie de nombreux appuis. L'écrivain méridional Louis PRAT (1861-1942) correspondant de Georges PALANTE et par lui connaisseur d'anarchistes individualistes (il est très lié à Han RYNER) lance le concept «d'harmonisme» (1927)1056. Il avait déjà écrit en 1922 La religion de l'harmonie. Peut-on y voir des réminiscences fouriéristes ? Une des dernières compagnes de Han RYNER, Alice TÉLOT, plus connue sous son nom de plume de Jacques FRÉHEL (1861-1918), décrit en 1905 une sorte de phalanstère féministe dans Le Précurseur, ouvrage réédité en 19891057. Avec Du Mariage, publié en 1907, le socialiste Léon BLUM (1872-1950) se souvient de ses lectures libertaires et fouriéristes de sa jeunesse. François JOLLIVET-CASTELOT (1874-1937) avec Sociologie et fouriérisme (1908) fait maints emprunts à FOURIER. Ses positionnements pour la synarchie, qui combine l'autonomie individuelle avec une vie collective éminemment démocratique «reprend le meilleur du socialisme et de l'anarchie»1058. C'est un des rares socialistes à revendiquer la liberté sexuelle, l'union libre, la polygamie et la polyandrie, malgré d'importantes restrictions par exemple sur pédérastie et saphisme. Son phalanstère harmonieux triompherait vers l'an 2000. Dès 1921 l’anarchiste breton et fin angliciste qu’est Émile MASSON propose une belle utopie anti-belliciste (Utopie des îles bienheureuses dans le pacifique en l’an 1980) où les positions fouriéristes semblent évidentes, notamment sur la liberté sexuelle, l’égalité homme-femme, l’éducation libre et axée sur la musique et le chant ou le travail assimilé au plaisir1059. René SCHÉRER en note les liens avec le fouriérisme et l’individualisme « anarchique », en mettant en

1054 PAZ Octavio y otros Aproximación al pensamiento de FOURIER, Madrid: Miguel Castellote Editor, 174p, 1973, p.38- 39, 44 & 65 1055 PAZ Octavio FOURIER y la analogía poética, -in-Aproximación al pensamiento de FOURIER, op.cit., 1973, p.149 1056 PRAT Louis L'Harmonisme, Éditions Radot, 1927 1057 FRÉHEL Jacques Le Précurseur, L'Amitié par le Livre, Ill. de J.-C. GOOSSENS, 240p, 1989 1058 BOUCHET Thomas Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIX° siècle à nos jours, Paris: Stock, 352p, 2014, p.134 1059 MASSON Émile L’Utopie des îles bienheureuses dans le Pacifique en l’an 1980, Quimper-Le Guilvinec: Calligrammes-Ar Vorenn, 232p, mai 1984 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 148/174 avant, malgré quelques ambigüités, ce « lieu d’épanouissement de toutes les diversités possibles »1060. FOURIER bénéficie des positions politico-littéraires d’un André BRETON (ci-dessus), de la comparaison avec SADE qu’établissent Roland BARTHES (1915-1980) ou Pierre KLOSSOWSKI (1905-2001) et des remarques antérieures de Walter BENJAMIN (1892-1940 - Cf. Paris : capitale du XIX° siècle. Le livre des passages (1935 et 1939), et les Thèses sur la philosophie de l’histoire de 1940)1061. Entre autres idées, BENJAMIN remerciait FOURIER de ne pas être tombé dans une forme de valorisation du travail qui n’aurait fait que singer le mode de production « civilisé » et inhumainement technocratique (BENJAMIN s'en prend autant aux socialistes trop matérialistes qu'aux socio- fascismes de son époque). Et surtout il fait l'éloge des rues-galeries, comme lieux de convivialité et de préservation d'un mode de vie léger et agréable «dans les passages FOURIER a reconnu le canon architectonique du phalanstère»1062. Mais BENJAMIN n'occulte pas le fait que l'essor de la construction des passages parisiens se fait en lien avec l'apparition du fer comme matériau banal de construction, et surtout avec le développement industriel, notamment du textile de luxe qui a besoin de vitrines somptueuses, car «l'art entre au service du commerçant»1063. Enthousiasmé par la papillonne et par la cabaliste, et par les aspects antiautoritaires… «c'est à un FOURIER anarchiste et libertaire que W. BENJAMIN a puisé»1064. Au niveau pédagogique, BENJAMIN reprend et développe bien des idées fouriéristes, sur le respect de l'enfance et de ses modes expressifs, sur l'importance du «furetage», du geste expérimental et formateur1065… Moins connues sont les correspondances entre les pensées de FOURIER et de Theodor W. ADORNO (1903-1969). Tous les deux s'opposent aux conventions, forcément autoritaires, dans le domaine social ou artistique, et partagent le même engouement pour les vertus d'une musique libre. «Une musique informelle» pleine de «flexibilité rythmique» apparaissant comme «une image de liberté»1066. ADORNO fut lui aussi un proche de BENJAMIN, avec lequel il soutient une correspondance importante. Pierre KLOSSOWSKI (1905-2001), lié lui aussi à BENJAMIN, et frère du peintre BALTHUS, offre dans ses « tableaux » tout un univers onirique et érotique qui se rattache au FOURIER du Nouveau monde amoureux et à sa volonté de montrer et de stimuler les sens1067. Ses Lois de l’hospitalité (1965) semblent réactiver les positions érotiques et librement échangistes chères à FOURIER et son ouvrage de 1947 SADE mon prochain (réédité en 1967) assure le pont entre les penseurs de la sexualité libératrice. Il est à noter que le néo-fouriériste et « anarchiste » René SCHÉRER fait de « l’hospitalité »1068 un concept essentiel fouriériste, entre solidarité et cosmopolitisme. On peut rappeler les analyses d’Italo CALVINO (déjà présenté ci-dessus avec l'OuLiPo). CALVINO, partisan antifasciste des années 1940, se définit alors comme anarchiste ; même dans le

1060 SCHÉRER René Le rêve d’Émile MASSON, -in-GIRAUD J.-Didier et Marielle sous la direction de Émile MASSON, prophète et rebelle (Actes du colloque international de Pontivy, 26, 27 et 28 septembre 2003), Préface d'Edmond HERVÉ, Rennes: Presses Universitaires, 350p, p.91-98, 2005, p.91 & 95 1061 Cf. surtout Cahiers Charles FOURIER, Walter BENJAMIN lecteur de Charles FOURIER, Besançon: n°21, 160p, décembre 2010 1062 BENJAMIN Walter FOURIER ou les passages, -in-Critique et utopie, Paris: Rivages poche, p.224-229, 2012, p.227 1063 BENJAMIN Walter FOURIER ou les passages, -in-Critique et utopie, Paris: Rivages poche, p.224-229, 2012, p.225 1064 PERRIER Florent Présences de Charles FOURIER dans «Paris, capitale du XIX° siècle» de Walter BENJAMIN, -in- Cahiers Charles FOURIER, Walter BENJAMIN lecteur de Charles FOURIER, Besançon: n°21, 160p, p.13-40, décembre 2010, p.26 1065 IVERNEL Philippe Utopie pédagogique et souveraineté de l'enfance, -in-Cahiers Charles FOURIER, Walter BENJAMIN lecteur de Charles FOURIER, Besançon: n°21, 160p, p.80-88, décembre 2010 1066 Cité par LONITZ Henri Théorie critique et utopie, -in-Cahiers Charles FOURIER, Walter BENJAMIN lecteur de Charles FOURIER, Besançon: n°21, 160p, p.52-63, décembre 2010, p.54 1067 PERRIER Florent Prière de toucher » ou le regard tactile. Les orgies de musée dans « Le Nouveau monde amoureux » de Charles FOURIER, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°16, 2005 1068 Cf. surtout SCHÉRER René Hospitalités, Paris: Anthropos, 2004 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 149/174 court laps de temps (1944-1957) où il appartient au PCI, l'italien conserve ses sympathies libertaires. Il (re)découvre vraiment FOURIER en 1968, et écrit sur lui surtout en 1971. Pascal BRUCKNER (né en 1948) fait en 1975 sa thèse de 3° cycle sur l'émancipation sexuelle proposée par FOURIER ; il est alors sous la direction de Roland BARTHES. Il sort en 1977 (avec Alain FINKIELKRAUT) un ouvrage emblématique Le nouveau désordre amoureux. L’uruguayen né en Espagne Fernando AÍNSA (1937), proche des libertaires et infatigable analyste des utopies et de leur nécessité se range pour une utopie antiautoritaire et plus pragmatique. Il revendique un attitude fouriériste de « doute méthodique »1069. Pour René SCHÉRER (né en 1922), Félix GUATTARI (1930-1992) est un réel néo-fouriériste, dans sa réhabilitation du désir et dans sa revendication du multiple : «Félix est notre FOURIER et grâce à lui, en retour, FOURIER devient plus proche»1070. Il est vrai qu’avec son compère Gilles DELEUZE (1925-1995), GUATTARI développe des analyses associatives libertaires intéressantes, qui peuvent apparaître comme un prolongement contemporain du fouriérisme et comme une condamnation des entreprises politiques et sociétales visant à domestiquer nos désirs (cf. notamment L’anti-Œdipe de 1972). Mais DELEUZE n’évoque apparemment jamais FOURIER comme un de ses maîtres. Cela n'empêche pas récemment Louis UCCIANI d'appuyer le trait en reconnaissant que L'Anti-Œdipe «peut être lu comme fouriériste», le rôle moteur et démultiplicateur du désir y égalant celui de la passion chez FOURIER1071. René SCHÉRER connaît FOURIER depuis 1946. Il est sans doute le plus affirmé des fouriéristes (et comme pour les surréalistes, dans sa globalité), de manière singulière « en pensant avec lui et à travers lui »1072 c'est-à-dire en le faisant revivre face au monde d’aujourd’hui, pas en l’analysant tel qu’il fut ; il reprend sans doute, comme il le sous-entend lui-même, l’idée émise par BARTHES du « vivre avec FOURIER »1073. Il offre surtout une foule d’arguments supplémentaires pour relier FOURIER à l’anarchisme. Les recherches de Georges BATAILLE (1897-1962) sur l’érotisme (Cf. L’érotisme 1957) sont souvent en correspondance avec quelques intuitions fouriéristes. L’affirmation individualiste et pluraliste du libertaire Jean DUBUFFET (1901-1985), rompant toute unification sclérosante, peut aussi se rattacher à une sorte de néo-fouriérisme (non référencé) : « la meilleure solution pour les rapports de l’individu avec le corps social… (consiste à) maintenir les antagonismes et voire les accentuer. L’unisson est misérable musique ; plus vivifiant sera de fortifier la spécificité des voix du concert et leur indépendance… ; nous nous voyons convier à changer notre mode de pensée (unitariste) et nous mettre à danser le pas de la pluralité »1074. Thierry PAQUOT (1996) a des accents fouriéristes sur l'amour quand il annonce «la jouissance a besoin de ratés. L'inédit, l'incongru, la fantaisie, échappent à la règle sociale et l'amour n'a pas de prix»1075. La position du philosophe libertaire Michel ONFRAY (né en 1959) peut également exprimer une sorte de néo-fouriérisme par certains aspects, notamment son hédonisme revendiqué, sa totale revendication de tous les plaisirs sans tabou, son goût pour l’art (peinture et musique) et son souci d’une sorte de nouvelle gastrosophie. En fin 2006 il lance à Argentan une forme « d’Université populaire du goût », pour réhabiliter les mets et la méthode conviviale de les préparer afin que le repas « ne soit plus une corvée nutritionnelle, mais une jubilation existentielle »1076. Certes bien des

1069 AÍNSA Fernando Bases para una nueva función de la utopía en América latina, -in-AGÜERO Oscar & CERUTTI GULDBERG Horacio, Utopía y nuestra América, Quito: Biblioteca Abya-Yala, n°28, p.09-30, 1996, p.15 1070 SCHÉRER René Le cœur flamboyant de Félix (GUATTARI - 1994), -in-Utopies nomades (1996), Dijon: Les Presses du Réel, 216p, p.166-172, 2009, p.169 1071 UCCIANI Louis L'autre rivage de la raison, -in-FOURIER revient, Critique, Paris: p.131-141, n.812-813, janvier-février 2015, p.140-141 1072 SCHÉRER René Après tout. Entretiens sur une vie intellectuelle avec Geoffroy de LAGASNERIE, Paris: Éditions Cartouche, 210p, 2007, p.54 1073 SCHÉRER René Après tout, op.cit., 2007, p.80 1074 DUBUFFET Jean Asphyxiante culture, Paris: Jean-Jacques Pauvert, 152p, 1968, p.139-140 1075 PAQUOT Thierry L'utopie ou l'idéal piégé, Paris: Hatier, 80p, 1996, p.57 1076 CASTETZ Natalie ONFRAY déclare la revanche des légumes oubliés, -in-Libération, Paris: 15/12/2006 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 150/174 choses les séparent, notamment un égalitarisme plus marqué et un fort athéisme chez le philosophe actuel. 2. Psychanalyse, sexologie et libération sexuelle… Malgré de belles exceptions, notamment en milieu libertaire, le socialisme sensuel reste minoritaire et trop rarement exposé. L'explosion de 1968 a sur ce plan fait tremblé les murs, mais pas vraiment remis en question la domination d'un socialisme officiel (c'est différent sans doute sur le plan des mœurs personnels) timoré, puritain ou ascétique tant sur la gastronomie que sur la liberté sexuelle. À lire Thomas BOUCHET1077, l'héritage fouriériste reste marginal, ce qui lui donne encore plus d'intérêt pour son extrême modernité et radicalité. Cela n'exclut pas quelques pistes stimulantes.

FOURIER, précurseur « génial » (adjectif de BRETON), revit un peu dans les analyses psychanalytiques de FREUD (comme l'analyse DEBU-BRIDEL surtout pour le refoulement et le complexe d'Œdipe1078) et sans doute dans les propositions (parfois également fantaisistes) du maître de l’orgasme et historien de La Révolution sexuelle que fut Wilhelm REICH (1897-1957). Tous les membres de la « gauche freudienne » font preuve parfois d’un néo-fouriérisme, même si non assumé ouvertement : à la suite de REICH, on trouve Erich FROMM (1900-1980), spécialiste de La psychanalyse de l’amour et de L’Art d’aimer en 1968 et théoricien de la libertaire Désobéissance. Herbert MARCUSE (1898-1979) est évidemment présent avec sa militance pour « l’éclosion des désirs » et sa reconnaissance de l'attraction passionnelle (Éros et civilisation date de 1958) ; pourtant MARCUSE n'a rien compris au phalanstère, car il en fait un lieu d'oppression1079. Dans L'homme unidimensionnel (1964 et ici Préface de 1967) il en appelle toujours à mobiliser «l'énergie érotique» et à prendre en compte les «besoins non sublimés»1080 : la mobilisation souhaitée doit être globale, politique et instinctuelle1081, afin de miser sur un nouveau monde «naturel et social (…) de coopération et de solidarité». En affirmant le rôle primordial de la solidarité pour rétablir le lien social et contrer le capitalisme, il se relie à MARX, mais c'est plutôt KROPOTKINE (appui mutuel ou entraide) qui me semble la référence plus pertinente. On oublie trop souvent l’image du psychanalyste libertaire autrichien Otto GROSS (1877- 1920) qui en luttant contre le refoulement (« engorgement ») proposait en 1913 « l’épanouissement de toutes les potentialités individuelles innées »1082. GROSS a connu FOURIER grâce aux anarchistes (sans doute Erich MÜHSAM). Le bisontin tient «une place de prédilection» chez le psychanalyste1083. Dans son essai récent Pour un nouvel anarchisme, René SCHÉRER rappelle sa formation hégélienne et marxiste des origines, et reprend largement les idées sur l’engorgement des passions et la nécessité de les libérer et de les favoriser « il faut faire entrer la passion dans la philosophie » et dans la politique, et non pas l’en exclure1084.

Liberté individuelle et amour libre pour tous les êtres sont des idées de base de toutes les mouvances libertaires, même si pas toujours appliquées. Très souvent les comparaisons peuvent

1077 BOUCHET Thomas Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIX° siècle à nos jours, Paris: Stock, 352p, 2014 1078 DEBÛ-BRIDEL Jacques FOURIER psychologue et précurseur de FREUD, -in-Nouvelle Revue Française, Paris: p.990-997, 1937 1079 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.09-10 1080 MARCUSE Herbert L'homme unidimensionnel (1964), Paris: Minuit, 284p, 1989, p.09-10 1081 THOMAS Jean-Paul Libération instinctuelle, libération politique. Contribution fouriériste à MARCUSE, Paris: Le Sycomore, 1980 1082 LE RIDEUR Jacques De la psychanalyse à la révolution. Le destin d’Otto GROSS (1877-1920), -in- GROSS Otto Révolution sur le divan, Paris: Solin, 156p, 1988, p.27 1083 PAOLI Guillaume Histoires de famille. Gustav LANDAUER, Otto GROSS, Erich MÜHSAM, -in-À contretemps, Gustav LANDAUER. 1870-1919, Paris: n°48, p.37-43, mai 2014, p.39 1084 SCHÉRER René Pour un nouvel anarchisme, Paris: Éditions Cartouche, 185p, 2008, p.28 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 151/174

être faites entre la pensée de FOURIER (rarement celle de ses disciples) et les anarchismes. Dans un long chapitre sur cette thématique, j'en résume quelques unes1085. Certains, sur le plan amoureux, sur la tolérance vis-à-vis des pratiques marginales, sur la réalisation des passions et la liberté sexuelle, rapprochent même COLETTE (Sidonie-Gabrielle COLETTE, 1873-1954) de FOURIER1086. En Uruguay, l'écrivain autodéfini «anarchiste aristocratique» Roberto DE LAS CARRERAS (1873-1963) publie Amor libre, interviews voluptuosos1087. La première partie est publiée dans le journal anarchiste La Rebelión de Montevideo. L'ouvrage dénonce le mariage, et surtout se prononce pour la liberté féminine et pour la libre sexualité, ce qui lui amène les foudres des puritains, y compris en milieu acrate. A-t-il lu FOURIER ? La féministe stirnérienne britannique Dora MARSDEN (1882-1960) met le désir féminin et sa satisfaction au centre de son individualisme1088. Peut-on avec Michel BRIX1089 faire également le rapprochement avec David Herbert LAWRENCE (1885-1930) et son L’amant de Lady Chatterley (1928) ? Les situationnistes faisaient du livre du danois Jens-August SCHADE (1903-1978) Des êtres se rencontrent et une douce musique s’élève dans leurs cœurs (1943) un roman fouriériste. Simone DEBOUT fait un curieux rapprochement entre l'utopie fouriériste et les contre- utopies1090 d'Ievgueni ZAMIATINE (1884-1937 ; Nous Autres 1920), BRADBURY (1920-2012 ; Fahrenheit 51 1953), Iouri OLECHA (1899-1960 ; L'Envie 1927)… Elle met notamment en avant le fait que les rebelles et résistants à ces totalitarismes dénoncés sont ceux (et surtout celles) qui assument amour libre et désirs naturels et individuels. Osera-t-on comparer les idées du couple Jean-Paul SARTRE et Simone DE BEAUVOIR sur les « amours contingentes » et les « amours nécessaires » avec la notion de « papillonne » et les fondamentales inclinaisons « pivotales » ? Leur « pacte de poly-fidélité » est en tout cas bien proche des idées fouriéristes1091 avec cet « alliage de l’union et de la liberté ». Dans Libération du 12/02/2010, le Plaidoyer pour la RTT des couples de Luc LE VAILLANT prolonge cette exigence de combiner amour principal et amours complémentaires ; il propose l'amusante notion de RTC - Réduction du Temps du Couple, pour libérer les potentialités de rencontres, lutter contre l'ennui de l'amour unique et figé, afin «que le goût de la découverte remplace la pulsion d'accaparement. Auquel cas, la polygamie-polyandrie devrait imposer sa logique joueuse». Miguel ABENSOUR (né en 1939), libertaire parfois néo-fouriériste, mise sur « l’insurrection passionnelle » et met en avant le FOURIER qui propose de « libérer un tumulte de tourbillons passionnels »1092. L'anarchiste Paul GOODMAN dans le superbe texte libertaire de 19691093 sur son homosexualité mêle FOURIER, FREUD et REICH dans sa dénonciation des blocages amoureux (engorgements ou refoulements) et dans sa justification de toutes les passions. La diversité

1085 G. Les utopies individualistes dans la première moitié du XXème siècle (HAN RYNER, ARMAND…) et le problème de l’amour libre jusqu’à nos jours, -in-ANTONY Michel V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC, 1° publication 1995, 323p, avril 2017 1086 GUILLAUME Chantal Amour rédempteur, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°8, décembre 1997 1087 DE LAS CARRERAS Roberto Amor libre interviews voluptuosos con Roberto de las Carreras, 1902 1088 PEZZICA Lorenzo Dora MARSDEN (1882-1960), -in-Anarchiche. Donne ribelli del Novecento, Milano: shake edizioni, p.52-63, 2013 1089 BRIX Michel L’héritage de FOURIER. Utopie amoureuse et libération sexuelle, Jaignes: La chasse au Snark, 219p, 2001 1090 ANTONY Michel IV. Antiutopies et dystopies sont-elles libertaires ?, Magny Vernois: 1° publication 1995, http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3B-FERM.DOC, 96p, avril 2017 1091 Cf. BURNIER Michel-Antoine SARTRE et BEAUVOIR, le pacte de poly-fidélité, Cf. le site Nouvelles Clés, http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=1420, consulté le 06/04/2009 1092 ABENSOUR Miguel Le procès des maîtres rêveurs, suivi de Pierre LEROUX et l’utopie, Arles: Sulliver, 175p, 2000, p.43 1093 GOODMAN Paul Omosessualità e scelta libertaria (1969 ; 1979), -in-Individuo e comunità. Scritti politici Milano: Elèuthera, nuova edizione, p.123-135, 2014 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 152/174 assumée (raciale, sociale, d'âge…) conforte l'attention fouriériste au droit de toutes et de tous à la sexualité qui leur convient. René SCHÉRER insiste toujours sur la pluralité amoureuse et la reconnaissance révolutionnaire de l’homosexualité, par exemple, en donnant une grande place à Guy HOCQUENGHEM (1946-1988), dont il a préfacé la réédition de l’ouvrage de 1972 Le désir homosexuel1094. La publication récente (20141095) du Réveil d'Épiménide confirme cette volonté fouriériste de valoriser toutes les satisfactions sexuelles : saphisme, pédérastie, orgies, viols consentis… René insiste toujours sur l'importance de la diversité, de la libération et de l'intensification des passions que FOURIER est vraiment le premier à systématiser : toutes ses passion sont «au service du lien social», du «ralliement amoureux»1096, et donc jamais égoïstes dans le sens péjoratif du terme. Il cite également Gabriel MATZNEFF (né en 1936) comme penseur de l’anarchisme et d’un fouriérisme des passions : Cf. Les passions schismatiques1097 ou dissidentes (1977). On peut également, toujours avec René SCHÉRER, dans la vision de l’amour « ralliant » (qui relie au monde et à l’univers), trouver chez Pier Paolo PASOLINI (1922-1975) un post-fouriérisme spontané1098, car notamment exprimant un amour non exclusif et libéré. Les deux, malgré leurs différences, partageraient une même vision d'un amour cosmique, non civilisé dans le sens négatif1099. On pourrait sans doute se poser la question du fouriérisme inconscient (?) dès 1962-1967 à propos du livre The Harrad Experiment de Robert H. RIMMER (1917-2001) qui va donner naissance au film homonyme célèbre de Ted POST en 1973. Un collège universitaire incite ses étudiants à montrer leurs corps, et à pratiquer une sexualité libre. Les positions de RIMMER sur le « polyamour » (orgies, pratiques omnigames…) renvoient également à certaines innovations fouriéristes. Du même auteur Proposition 31 de 1968 explore également l'amour multiple et l'alternative communautaire à la monogamie. Le livre d'Aldous HUXLEY Île (Island a novel) de 1962 libère aussi les corps et les esprits, encourage les initiatives sexuelles, et l'amour libre y est vécu sous tous ses sens : union librement choisie, libres expérimentations et libres partenaires. Cet ouvrage est également un célèbre précurseur du mouvement hippie et des mouvements de libération des sixties et seventies. Le lier à FOURIER n'est donc pas anodin, d'autant qu'on retrouve la trace du bisontin sous d'autres aspects. L'organisation proposée par HUXLEY ressemble à une « fédération d'unités autogouvernées»1100 (« géographiques, professionnelles et économiques ») ce qui évoque les positions anarchistes de PROUDHON ou KROPOTKINE et de tous ceux qui s'en inspire. Par contre l'inégalité sociale tolérée (mais limitée) et la notion de travail « plaisir »1101 nous renvoient à FOURIER. Dans un même ordre d'idée proche du fouriérisme, il faut noter que le travail joue également sur une forme de papillonne, qui se manifeste par l'alternance et la rotation, et par la diversité (refus de séparer travail intellectuel et manuel).

En Allemagne et en Autriche, l'utopie de l'amour libre passe au travers de sociologues et analystes pas toujours très clairs sur les rapports de domination. Entre Allemagne, France et Saint Domingue le docteur anarchiste Heinrich GOLDBERG (mieux connu sous le pseudonyme de Filareto KAVERNIDO 1880-1933) tente diverses communautés, où il insufflerait l'esprit de FOURIER et de STIRNER et de NIETZSCHE. L'expérience viennoise de AAO-Aktions-Analytische-Organisation des

1094 SCHÉRER René Préface à HOCQUENGHEM Guy Le désir homosexuel (1972), Paris: Fayard, 2000 1095 FOURIER Charles Le réveil d’Épiménide, Fontfroide: Fata Morgana, 128p, 2014, p.110-111 1096 SCHÉRER René Ralliements d'amour chez FOURIER, -in-SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, p.61-72, 2017 1097 MATZNEFF Gabriel Les passions schismatiques, Paris: Stock, 1977 1098 SCHÉRER René De FOURIER à PASOLINI, l’amour ralliant, in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°14, 2003 1099 SCHÉRER René Ralliements d'amour chez FOURIER, -in-SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, Tulle: Mille Sources, 304p, édition Yannick Beaubatie, p.61-72, janvier 2017 1100 HUXLEY Aldous Île, roman Paris: Plon-Presses Pocket, n°1827, traduit par Mathilde TREGER, 384p, 1979, p.195 1101 HUXLEY Aldous Île, op.cit., 1979, p.190 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 153/174 années 1960-1980, est un mélange d'utopie et de dystopie1102. Le théoricien Otto MUEHL (né en 1925)1103 part d'une poussée initiale libertaire pour atteindre une fin autoritaire et machiste, jouant à la fois le rôle de gourou et celui de monarque disposant d'un quasi droit de cuissage dans la communauté de Friedrichshof. Il inspire cependant deux authentiques libertaires, écologistes et non violents, qui assument autant la pensée orientale, l'héritage de Wilhelm REICH et sans doute également celui de FOURIER. Dieter DUHM (né en 1942) et Sabine LICHTENFELS (née en 1954) proposent la recherche de «l'amour libéré» (plutôt qu'amour libre) et sensuel (sinnlich)1104, les pratiques sexuelles ouvertes et souvent proches des combinaisons fouriéristes («magnifique imagination» de FOURIER1105) et de l'amour plural cher à E. ARMAND ; ils recueillent pas mal d'adeptes dans la communauté de Bauhütte dans la Forêt Noire, ou dans celle de Tamara au Portugal, ou dans le réseau ZEGG, notamment à Belzig en ex-RDA. Il semble que cet amour diversifié et sans tabou exclu cependant largement toute la culture queer, et reste massivement hétérosexuel (au moins dans la communauté de Belzig analysée par Isabelle FREMEAUX et John JORDAN).

L'espagnol JOSEP-ÁNGEL propose un curieux texte en 2001 : Post-teatro. Arte nuevo de hacer el amor. Poética post y demás demonios eróticos - Post-Théâtre. Art nouveau de faire l'amour. Poétique "post" et autres démons érotiques1106. Comédiens et public s'y expriment en toute liberté des corps et des fantasmes assumés, en pleine lumière (théâtre de plein air). L'exploration des «parties génitales du théâtre» se veut hymne libertaire et explosion de toutes les barrières, culturelles et sociales. Les fonctionnaires-cupidons de cette microsociété ont pour rôle de satisfaire tous les besoins sexuels et passionnels un peu comme le souhaitait FOURIER. L'autogouvernement libre remplace toutes les contraintes étatiques. Entre Arcadie, phalanstère amoureux, milieu libre libertaire, cette curieuse proposition se range résolument dans le genre utopique en empruntant ici ou là quelques références, celle du Thélème de RABELAIS semblant la plus évidente1107. Les dessins accompagnant le texte honorent autant les Ève nues et perverses de CRANACH que les belles endormies de COURBET.

Le philosophe Vincent CESPEDES est un des néo-fouriériste les plus affirmés ; il reconnaît lui-même l’extrême importance du Nouveau monde amoureux (c’est « une bombe »), et publie en 2003 Je t'aime. Une autre politique de l'amour, dans lequel il pourfend l’amour exclusif («fiction normative "infantile"») et se range pour un amour « inclusif » ou « inclusiviste » ouvert sur tous les amours possibles. Le couple régit librement son contrat et s’ouvre sur les autres. Il est proche des idées de l'amour plural dans ses propositions de famille élargie ouverte qu'il nomme «constellation familiale». En 2006 son essai Mélangeons-nous. Enquête sur l'alchimie humaine poursuit sa volonté de célébrer « la diversité et la liberté de vivre l’amour dans son cœur et dans son corps sans inventer de nouveaux préjugés »1108. Renouvelant les idées de l'amour plural d'E. ARMAND et la papillonne fouriériste, Françoise SIMPÈRE (1951-) développe le thème du « lutinage ». Les amours plurielles n'empêchent pas le maintien d'amour pivotal, par exemple pour la prise en charge des enfants. Elle donne aux « polyamoureux » leurs références avec Aimer plusieurs hommes (2002), Autres désirs, autres

1102 FREMEAUX Isabelle/JORDAN John Zegg, -in-Les sentiers de l'utopie, Paris: La Découverte-Zones, 320p, p.239-267, 2011, p.249 1103 ROUSSEL Daniele L'actionnisme viennois et les autrichiens, Dijon: Les Presses du Réel, 2008 1104 DUHM Dieter Das Buch Sidari. Über Schöpfung, Kunst und sinnliche Liebe, Radolfzell: Meiga, 1988 1105 FREMEAUX Isabelle/JORDAN John Zegg, op.cit., 2011, p.245 1106 Cf. http://dspace.uah.es/dspace/bitstream/handle/10017/4654/Post- Teatro.%20Arte%20Nuevo%20de%20Hacer%20el%20Amor.%20Po%C3%A9tica%20Post%20y%20Dem%C3%A1s%20 Demonios%20Er%C3%B3ticos.pdf?sequence=1, consulté le 29/011/2014 1107 GÓMEZ-COUTOULY Alex-Albán Espagne, -in-FORTUNATI Vita/SPINOZZI Paola/TROUSSON Raymond Histoire transnationale de l'utopie littéraire et de l'utopisme, Paris: Honoré Champion, coll. "Bibliothèque de littérature générale et comparée", p.1253-1266, 2008, p.1256-57 1108 Cf. Mai 68, mon amour, -in-Libération, Paris: 08/11/2007 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 154/174 hommes (2007) et Guide des amours plurielles (2009). Elle est rejointe par l'espagnole Brigitte VASALLO (née en 1973) qui dénonce les effets réducteurs et dangereux de la monogamie, s'oppose aux normes et aux dogmatismes, et promeut entre autres libertés sexuelles le pluri-amour1109. Il faut « casser politiquement la monogamie » obligatoire (et donc pas l'interdire pour celles et ceux qui la souhaitent) et favoriser les liens, les réseaux, les rhizomes interconnectés pour favoriser la diversité des couples et des pratiques1110. Sur cette proposition elle s'appuie sur les pensées deleuziennes.

Le polyamour (Love Without Limits) est un concept trop souvent lié à la polygamie, notamment chez l'étatsunienne Deborah Taj ANAPOL (1951–2015) qui en est une des grandes vulgarisatrices. En fait il dépasse ce cadre ou ouvrant tous les possibles relationnels comme l'affirme la suédoise Andie NORDGREN vers 2006 et en anglais depuis 20121111, en proposant le concept d'« Anarchie relationnelle ». Les positions de Dossie EASTON et Catherine A. LISZT (Janet W. HARDY) autour d'une « éthique de la promiscuité » (Ethical Slut1112) semblent plus ouvertes et ludiques puisqu'elles promeuvent « polyamour, relations ouvertes & autres aventures ».

Bien des écrivains et chercheurs se penchant sur la liberté sexuelle, la réhabilitation de l’orgie et des manies, et donc de toutes les pratiques « omnigames », rencontrent forcément FOURIER sans forcément l’analyser, comme Daniel WELZER-LANG La planète échangiste (2005) et Christophe BOURSEILLER Les forcenés du désir (2000)… En 2005, en assumant un fouriérisme radical, Denis LANGLOIS conclut : « l’Amour existera donc dans le Monde nouveau, il sera exalté, sensualisé, jovialisé. Pas idéalisé, ce qui serait en fait le mettre sous l’éteignoir. Débarrassé de tous les interdits, de tous les complexes, de tous les termes dédaigneux (on ne ‘’tombera’’ plus amoureux, on ‘’s’élèvera’’ amoureux), de toutes les inégalités entre sexes, qui l’empêchaient de s’épanouir, d’être vrai, d’être lui-même, d’être prêt à toute surprise, de se régénérer sans cesse dans l’extraordinaire. L’amour sera libre, parce que les êtres humains seront libres, libres de leurs sentiments, libres de leurs corps, libres de leurs désirs »1113. LANGLOIS poursuit : « chacun aimera donc qui il voudra, comme il voudra. Notamment, si ça lui chante, un être du même sexe que lui ». Sur le plan de la libre sexualité et du droit quasi absolu de chacun-e sur son propre corps et ses propres pratiques (y compris l'exercice de la prostitution), une des plus rigoureuses et provocatrices penseuses actuelles est Marcela IACUB (née en Argentine en 1964), dont les chroniques dans Libération sont toujours intéressantes. Par exemple son article La polygamie pour tous (21-22/06/2014) a de fortes résonances fouriéristes. Dans une interview au même journal du 09-10/08/2014 elle milite pour les amitiés érotiques et amoureuses multiples et en appelle à «instaurer la polygamie et à créer de nouveaux phalanstères»1114. Avec son apologie des «bénévoles sexuels»1115 elle rejoint des propositions exprimées deux siècles avant par FOURIER. Avec La fin du couple en 20161116 elle prolonge sa remise en cause du mariage et enrichit sa réflexion sur la «philanthropie sexuelle» et reconnaît sa dette : «j'aime beaucoup comment Charles FOURIER a pensé cela»1117. En 2015 La Villa du Jouir de Bertrand LECLAIR met en scène un phalanstère (qui devrait s'écrire avec 2 l, comme phallus). Dans une île, un monde renversé offre les hommes aux caprices

1109 VASALLO Brigitte Pensamiento monógamo. Terror poliamoroso, La Oveja roja, 220p, 2018 1110 VASALLO Brigitte Romper la monagamia como apuesta política, -in-(H)amor², Madrid: Continta me tienes, p.11-25, octubre 2015 1111 NORDGREN Andie The short instructional manifesto for relationship anarchy, Site : http://log.andie.se/, 06/07/2012 1112 EASTON Dossie/LISZT Catherine A. (Janet W. HARDY) The Ethical Slut : A Practical Guide of Polyamory, Open Relationship & Other Adventures (1998 1113 LANGLOIS Denis L’utopie est morte ! vive l’utopie !, Paris: Michalon, 175p, 2005, p.72 1114 Pourquoi ne pas être engagé dans plusieurs amitiés érotiques ?, -in-Libération, Paris: p.20-21, 09-10/08/2014 1115 IACUB Marcela Philanthrope comme un bénévole sexuel, -in-Libération, Paris: p.26, 29-30/11/2014 1116 IACUB Marcela La fin du couple, Paris: Stock, 162p, 2016 1117 IACUB Marcela Une entité appelée à disparaître, -in-Libération, Paris: p.23, 12/12/2016 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 155/174 sexuels des femmes. Toutes et tous y atteignent un orgasme exacerbé et différencié. Rien n'y est limité ou tabou. En 2018 sort Arcadie d'Emmanuelle BAYAMACK-TAM. L'utopie présentée est foncièrement fouriériste et libertaire, notamment pour sa communauté phalanstérienne ouverte et mouvante, et pour les relations sexuelles sensuelles et variées. Les partenaires sont multiples, pratiquant tous cette solidarité amoureuse que tout être vivant, sans distinction d'âge, de genre, d'ethnie, de conformation physique… est en droit d'obtenir. On a ici une belle réutilisation en clé libertaire assumée du Nouveau Monde Amoureux. 3. Quelques réalisations communautaires parfois associées au fouriérisme Autour des cités-jardins, nombreux sont les projets qui rappellent les propositions phalanstériennes. Leur premier grand promoteur, Ebenezer HOWARD (1850-1928) connaissait également bien les positions de William MORRIS et de KROPOTKINE. Les libertaires souvent néo- fouriéristes, ont poursuivi les recherches et les expérimentations communautaires, notamment en Espagne avec Arturo SORIA y MATA (1844-1920), en Italie avec Carlo DOGLIO (1915-1995), au Royaume Uni avec Colin WARD (1924-2010) ou en France avec Michel RAGON (né en 1924) et son ami Yona FRIEDMAN (né en 1923), pour n'en citer que quelques uns1118.

Dans les années 1920, les curieux projets « soviétiques » de maisons communes (Dom- Komouna) évoquent partiellement les phalanstères. À leur début, ce sont des lieux d’habitation et de vie mêlant de multiples locaux collectifs (de la buanderie à la bibliothèque, de la cuisine à la salle de loisir et de réunion - les fameux « clubs ouvriers » de l’époque) à des espaces réservés pour célibataires ou couples, les enfants étant pris en charge collectivement1119. On y trouve également des galeries chauffées… Tout est fait pour que la famille disparaisse. Mais à la différence énorme de FOURIER, le caporalisme des utopies classiques se manifeste très vite dans ces essais communautaires.

On pourrait trouver des analogies semblables, et peut-être plus pertinentes, avec les kibbutzim, car ils sont aussi, comme les phalanstères, des lieux de travail1120. Mais la vie personnelle y est sauvegardée. Les enfants y sont respectés et leur individualité et leurs droits reconnus, y compris hors du couple familial.

Faut-il également voir l'architecture phalanstérienne comme une des sources de la Cité radieuse (Marseille 1945-1952) de LE CORBUSIER (1887-1965) comme l'expose Roger GUERRAND1121 ? Simone DEBOUT assure également que l'architecte suisse «retrouva la pensée de FOURIER»1122. J'en reconnais l'importance mais également les ambigüités1123.

Vers 1958-1959, Yves KLEIN (1928-1962) plus connu pour ses monochromes, se mobilise pour une « architecture de l'air » ; « la ville de demain (dépendant du feu, de l'air et de l'eau) sera

1118 D. dans quelques milieux liés à l’urbanisme et à l’architecture, 1. Autour des « cités jardins » -in-ANTONY Michel VI. Traces utopiques et libertaires dans le temps et l'espace, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U4TRACES.DOC, 1° publication 1995, 242p, avril 2017 1119 KOPP Anatole Ville et révolution. Architecture et urbanisme soviétiques des années vingt, Paris, Anthropos, 1967 & Paris: Seuil, Points, 320p, 1972, p.182 1120 Cf. ANTONY Michel L. La tradition des kibboutz (ou kibbutz, ou kibboutzim) israéliens, -in-VIII. Essais utopiques libertaires de grande dimension, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5-GRAND.DOC, 1° édition 1995, 444p, avril 2017 1121 GUERRAND Roger-H. Aux origines de la cité radieuse. L'architecture phalanstérienne, -in-AMC, n°12, mars 1969 1122 DEBOUT Simone «La Théorie des quatre mouvements» ou le dessein d'un «grand œuvre», in-Théorie des quatre mouvements Dijon: Presses du réel, 1998, p.50 1123 D. dans quelques milieux liés à l’urbanisme et à l’architecture, 3. Pour une liberté formelle, parfois spontanée, parfois revendiquée -in-ANTONY Michel VI. Traces utopiques et libertaires dans le temps et l'espace, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U4TRACES.DOC, 1° publication 1995, 242p, avril 2017 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 156/174 enfin flexible, spirituelle et immatérielle »1124. Il s'appuie sur Claude PARENT (1923-2016) pour tenter de mieux définir ce projet de création invisible, permettant toute déclinaison, et s'inspirant d'une vision universelle voire cosmogonique qui nous évoque un peu les rêveries fouriéristes et les projets des architectures de verre. Le catalogue de l'exposition reliant les deux amis nous donne de superbes esquisses de leur utopie urbaine : « Cherchant à retrouver un Eden perdu, Yves KLEIN rêve de modifier le climat de la terre entière et imagine l’ensemble des continents devenir d’immenses salles de séjours communes. Inspiré par les anciens palais islamiques organisés autour de pavillons, de fontaines et du ciel, KLEIN conçoit des constructions à partir des quatre éléments dans leur forme plus ou moins pure. Cette habitation immatérielle est construite à l’aide d’un nouveau matériau : l’air. Cet air est soufflé en murs ignifuges et étanches à l’eau, sa construction prévoit ainsi des parois, des toits d’air qui règlent la température et en même temps protègent cette aire privilégiée. Une surface au sol en verre transparent, une zone souterraine de services, des piscines ainsi que des meubles étudiés selon le même principe comme des matelas et des sièges d’air, caractérisent cette architecture. Le contrôle climatique serait réalisé grâce à des fontaines de feu ou d’eau selon les climats ; il permettrait aux hommes de vivre sans vêtements retrouvant ainsi les conditions du Paradis »1125.

En Amérique du Nord, à l’orée du XXI° siècle, les positions de Normand BAILLARGEON et de Michael ALBERT surtout sur le « participalisme » ou « économie participative »1126, peuvent évoquer FOURIER comme le note BAILLARGEON en en cherchant les sources et les analogies1127. Cette économie de la coopération et de l’autogestion, en milieu économique refusant autant la nationalisation étatique imposée que l’économie de marché totalement laissée à elle-même, peut apparaître comme une forme mixte sachant intégrer talent, capital et travail. Des analystes des utopies concrètes comme Erik Olin WRIGHT semblent évoquer la visée fouriériste du développement en tâche d'huile des communautés intentionnelles1128.

On peut également trouver dans les essais de familles élargies des cultures amérindiennes et partiellement repris par les hippies nord-américains (et d’ailleurs) des prolongements de la pensée fouriériste. BRETON, au moment où il redécouvre FOURIER, évoque la ressemblance entre la culture hopi et celle du phalanstère1129. Dominique DESANTI osait la comparaison dans les années 19701130. Arrigo COLOMBO la reprend dans les années 20001131. Diverses tentatives de polyamour et de mariages multiples dans quelques communautés permettent quelques rapprochements, comme pour la Commune Kerista, d'abord à New York (1956) puis en Californie (1971-1991) qui est une des plus innovantes, dans la lignée de l'ancienne Oneida, pour cette problématique. The Family à Taos Arizona, Greenfeel à Barre Vermont, CRO Farm à Veneta Oregon, Talsalsan à ses débuts seulement en Oregon… sont également citées par Timothy

1124 DAGEN Philippe Artistiquement libertaire, -in-LE MONDE L'Atlas des utopies. Rêvons-nous encore ?, Paris: La Vie-Le Monde HS, p.78-79, 2017 1125 ESPACE DE L'ART CONCRET Yves KLEIN-Claude PARENT. Le Mémorial, projet d'architecture. Donation Albers- Honegger, Exposition 31/03-25/08/2013, Mouans-Sartoux: Centre d'Art contemporain, 12p, 2013, site : https://www.espacedelartconcret.fr/uploads/fichiers_pdf/ressources/expositions_temporaires/2013/docaccueil/doc_accueil .pdf 1126 ANTONY Michel 9. Démocratie directe, conseillisme, tribunisme, autogestion, autarchie, participalisme, -in- I. Quelques précisions et essais de définitions sur les utopies et les anarchismes, Magny Vernois: 1° édition 1995, http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U1-DEFIN.DOC, 123p, juin 2010 1127 BAILLARGEON Normand Une proposition libertaire. L’économie participative, -in-Ao! Espaces de la parole, vol. 5, n°3, p.52-57, automne 1999 1128 WRIGHT Erik Olin Utopies réelles (2010), Paris: La Découverte, 613p, 2017 1129 Allusion évoquée par Jean GAULMIER en 1961 et citée par Simone DEBOUT André BRETON, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n.27, p.11-16, décembre 2016, p.12 1130 DESANTI Dominique San Francisco : des hippies pour FOURIER, -in-Topique, n°4-5, 1970 1131 COLOMBO Arrigo La société amoureuse. Notes sur FOURIER pour une révision de l’éthique amoureuse et sexuelle Paris: L’Harmattan, 227p, 2004 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 157/174

MILLER1132. Harrad West à Berkeley tente d'appliquer les idées émises par RIMMER dans son Harrad Experiment. Floras Creek en Oregon pratique également une sorte de polyamour mais non accepté par tous. Une utopie d’époque (édition étatsunienne de 1975), libertaire et écologique, nommée justement Écotopie, renoue avec famille élargie, promotion de la femme, libération des plaisirs et travail attrayant (« agréable ») : un post-fouriérisme naturel en quelque sorte1133. Le couple ROTMAN ose la belle formule « phalanstères d’utopie »1134 en décrivant rapidement la vague hippie. Plus récemment Michel LALLEMENT rapproche l'objectif de nombreuses communautés étatsuniennes du fouriérisme. Deux axes principaux ressortent de son ouvrage pour justifier les similitudes : d'abord celui des modes de vie plus conviviaux, plus respectueux des personnes et de leur liberté, et d'un travail plus attractif et papillonnant ; ensuite ce qu'il appelle la stratégie de la démultiplication. Comme l'espérait FOURIER, elle cherche via le succès et l'exemplarité d'expérimentations communautaires, de faire tâche d'huile, et de s'étendre largement pour étouffer la civilisation nocive sans passer par la case révolution1135.

Liée partiellement aux mouvements de la contre-culture, la vague des jardins communautaires (spécialement en milieux urbains), s'est largement diffusée dans l'aire américaine. Leur croissance fondée sur le travail attrayant, « la sociabilité, l'allégresse, le plaisir et la beauté font écho à la sensibilité utopique de FOURIER »1136. Comme CARLSSON l'écrit plus loin, « le plaisir est probablement la principale raison qui pousse aux cultures communautaires, un plaisir de sociabilité humaine et un plaisir de nourriture fraîche et savoureuse »1137. Depuis les années 1980, la « Zone d’Autonomie Temporaire » du Nevada, le Burning Man, crée une aire néo-hippie, libérée, où s’expriment manies et libertés sexuelles qui n’auraient pas déplu à FOURIER1138. 4. Un Fourier libertaire et situationniste « …l'harmonie universelle naitra spontanément du libre jeu de l'organisme des sociétés futures : les affinités… » Sébastien FAURE Autorité et Liberté, 18911139

La présence de FOURIER et de sa pensée parcourt toutes les mouvances anarchistes, depuis le milieu du XIX° siècle. Il suffit d'évoquer Joseph DÉJACQUE. La reconnaissance d'un ordre naturel pluriel et préférable à toute construction humaine contraignante est partagée par de nombreux géographes ou penseurs du retour à la nature comme Henry David THOREAU et Élisée RECLUS, mais sans simplisme ni systématisme1140. Les propositions ou utopies anarchistes évoquent souvent la liberté sexuelle, toutes tendances et toutes pratiques acceptées, avec la protection de la contraception. Les diverses variantes du naturisme ou naturianisme anarchiste

1132 MILLER Timothy The 60s Communes. Hippies and Beyond, New York: NYUP, 1999, p.136 & s 1133 CALLENBACH Ernest Écotopie. Le roman de l’utopie écologique, Montréal: Opuscule, 322p, 1984 1134 ROTMAN Charlotte & Patrick Les années 68, Paris: Seuil, 344p, 2008, p.280 1135 LALLEMENT Michel Un désir d'égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Paris: Seuil, 556p, 2019, p.536-37 1136 CARLSSON Chris Nowtopia, Milano: shake edizioni, Traduzione Stefano VALENTI, 208p, 2009, p.32 1137 CARLSSON Chris, Nowtopia, op.cit., 2009, p.39 1138 Cf. ANTONY Michel VII. Essais utopiques libertaires de « petite » dimension. 3° partie - Les Associations plutôt culturelles et artistiques, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-C-ART.DOC, 1° édition 1995, 102p, avril 2017 1139 Cité par MANFREDONIA Gaetano Les lignées proudhoniennes dans l’anarchisme français, -in-Les Anarchistes et PROUDHON. Actes de la Journée d'Étude de la Société P.-J. PROUDHON 19 octobre 1991, Paris: Société P.-J. PROUDHON, Les travaux de l’atelier PROUDHON, n°11, p.37-67, 1992,p.48 1140 GUEST Bertrand Le cosmos libertaire de THOREAU et RECLUS, un ordre sans pouvoir, -in-ANGAUT Jean- Christophe/COLSON Daniel/PUCCIARELLI Mimmo Philosophie de l'anarchie. Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon: Atelier de Création Libertaire, p.11-31, 2012, p.21-22 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 158/174 mènent une lutte acharnée contre la « civilisation »1141. D'autres œuvrent pour une sexualité épanouie comme Emma GOLDMAN (qui affirme dans une fameuse formule que si on ne danse pas avec la révolution ce n'est pas la peine de la faire) ou comme E. ARMAND (« si on bannit le sexualisme… la fleur et le parfum disparaissent…1142 »). La camaraderie amoureuse (ou le pluralisme amoureux) ou l'utopie féministe et post-fouriériste d'Alfonso MÁRTINEZ RIZO dans El Amor dentro 200 años. La vida sexual en el futuro (1932) sont également de bons exemples1143. Parler d'éclipse du fouriérisme est donc toujours excessif. Il est vrai cependant que la grande redécouverte (et la parallèle assimilation) survient assurément après les années 1960. Un exemple bibliophilique qui le prouve est tiré de la couverture d'Histoire de l'anarchie de Max NETTLAU proposée par Martin ZEMLIAK (Frank MINTZ) chez deux éditeurs différents. En 19711144 l'image représente les 3 ancêtres de l'anarchie (PROUDHON, BAKOUNINE, KROPOTKINE) ; en 19831145 le même photomontage accueille un 4° personnage, Charles FOURIER. En 1978 dans un ouvrage italien très critique dénonçant la faiblesse des utopies sur l'émancipation féminine Giovanna PEZZUOLI note cependant que FOURIER « mérite un chapitre à part, pour son courage et sa méticulosité visionnaire ». Pour cette marxiste orthodoxe et parfois schématique, FOURIER ne promeut pas une «sexualité orgiastique anarchiste» mais ce qu'elle décrit y ressemble beaucoup : épicurisme, pluralisme et diversité sexuelle. Par méconnaissance ou fermeture idéologique elle confond sans doute anarchisme et licence1146.

Dans les milieux anarchistes et libertaires, la communauté d’esprit et de pratique avec le fouriérisme sur sexualité, égalité des sexes et des genres, importance et libération des passions, centralité du jeu et de la fête, revendication de la gourmandise,… est hyper fréquente, même si on note une ambigüité entre les notions d’amour libre et d’union libre. J’ai recensé des dizaines d’écrits dans un chapitre que je consacre aux utopies anarchistes1147 : il suffit de citer le célèbre conférencier et coordonateur de l’Encyclopédie anarchiste, Sébastien FAURE pour se convaincre de cette proximité puisque : « La grande loi d’attraction Seule est féconde. Laissons l’amour en liberté »1148. L'étatsunien Paul GOODMAN (1911-1972), en affirmant en 1946 que les « plus forts liens dans les groupes naturels sont le fruit des passions et des impulsions »1149 nous renvoie aux intuitions du bisontin.

Depuis les années 1950-1960 René SCHÉRER, pourtant d'abord spécialiste de HUSSERL, est en contact avec quelques textes de FOURIER1150. Il s'en empare vraiment au milieu des années

1141 Cf. ANTONY Michel F. Naturisme anarchiste et anarchisme « naturiste » : ROSELL, MAYMÓN, RIMBAULT, BUTAUD, ZISLY et les autres (début du XX° s.), -in-V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes..., Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC, 1° édition 1995, 323p, avril 2017 1142 ARMAND E. Le Combat contre la jalousie et le sexualisme révolutionnaire : poèmes charnels et fantaisies sentimentales, Orléans: éd. de l’en dehors, n.79-80, 48p, mai 1926 1143 Cf. les chapitres sur naturisme, amour libre et utopies ibériques dans ANTONY Michel V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC, 1° édition 1995, 323p, avril 2017 1144 NETTLAU Max Histoire de l'anarchie, Paris: Éditions du Cercle et de la Tête de Feuilles, 292p, 1971 1145 NETTLAU Max Histoire de l'anarchie, Paris: Les Dossiers de l'Histoire, 304p, 1983 1146 PEZZUOLI Giovanna Prigioniera in utopia. La condizione della donna nel pensiero degli utopisti, Milano: Il Formichiere, 204p, 1978, p.53-55 1147 G. Les utopies individualistes dans la première moitié du XXème siècle (HAN RYNER, ARMAND…) et le problème de l’amour libre jusqu’à nos jours, -in-ANTONY Michel V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC, 1° publication 1995, 323p, avril 2017 1148 FAURE Sébastien L’amour libre, poésie 1149 GOODMAN Paul Tracciare il limite (1946 ; 1979), -in-Individuo e comunità. Scritti politici Milano: Elèuthera, nuova edizione, p.53-63, 2014, p.61 1150 SCHÉRER René En trainée de poudre… Entretien réalisé avec Laurent JEANPIERRE et Philippe ROGER (2015), -in- SCHÉRER René Fouriériste aujourd'hui, p.105-123, 2017 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 159/174

1960 ; les évènements de 68 et consécutifs vont confirmer cette évolution. Influencé fortement par Gilles DELEUZE et par les pensées de Georges LAPASSADE et de Félix GUATTARI, membre de l'expérience universitaire libre de Vincennes, René multiplie les présentations de FOURIER, en exploitant surtout les aspects concernant l'enfance et l'éducation, et ceux concernant la liberté passionnelle comme principal ressort associatif et comme moteur de notre humanité. Très présent dans l'association Charles FOURIER, s'affirmant de plus en plus anarchiste au fil de ses publications, René est sans doute le meilleur exemple d'un philosophe qui tente d'interpréter et d'appliquer FOURIER au monde actuel : l'anthologie Fouriériste aujourd'hui publiée en 2017 en est un brillant exemple.

Quant à l’éducation libertaire, misant sur la coéducation des sexes et des classes, partant des désirs et des besoins des apprenants, misant sur la coopération affinitaire et mutualiste, sur le jeu et la cuisine… elle doit énormément à FOURIER, comme à la suite de René SCHÉRER1151 et de bien d’autres, j’ai tenté de l’évoquer1152. Peut-on penser que FOURIER influence les penseurs les plus radicaux ? Parmi les pédagogues anarchistes ou libertaires, Paul ROBIN (1837-1912), Alexander NEILL (1883-1973)1153, Célestin FREINET (1896-1966)1154, Paul GOODMAN et Ivan ILLICH (1923-2002) font partie de ceux qui sont le plus cités. Le néerlandais Ferdinand Domela NIEUWENHUIS (1846-1919) évoque expressément FOURIER (et souvent OWEN) et utilise la terminologie fouriériste, notamment gastrosophie, attraction, aspects ludiques, plaisir et développement des sens… Le seul titre de 1978 du grand pédagogue et psychologue italien Marcello BERNARDI est là pour nous rappeler les influences La maleducazione sessuale. Dalla repressione alla liberazione del piacere come premessa a una società non autoritaria - La mauvaise éducation à la sexualité. De la répression à la libération du plaisir comme prémisse à une société non autoritaire1155. Michel LOBROT, autogestionnaire convaincu et animateur de la pédagogie libertaire institutionnelle, proposait lui aussi le «plaisir» comme élément central de l'apprentissage en 19961156. Le spécialiste italien de la contre-éducation, Paolo MOTTANA, se place résolument parmi les «mauvais maîtres»1157, ceux qui comme René SCHÉRER et Raoul VANEIGEM mettent le refus de l'école et la primauté des passions au premier plan. Pour lui «ce sont les passions, comme le soutenait FOURIER, qui permettent l'effort»1158 dans l'apprentissage. Pour l’importance de l’art (opéra, musique), de la cuisine et du jeu dans l’éducation, FOURIER, là aussi, annonce bien des positionnements libertaires du XIX° siècle (le peintre Gustave COURBET 1819-1877 ; le mathématicien Charles-Ange LAISANT 1841-1920) et du XX° siècle, le libertaire et utopiste breton Émile MASSON (1869-1923), les anglais Colin WARD et Herbert READ (1893-1968), entre autres, en sont les grands théoriciens. WARD fait même du « jeu une parabole de l'anarchie puisque c'est une activité humaine choisie par nous et par nous dirigée », idée que reprend plus récemment le pédagogue anarchiste italien Francesco CODELLO pour qui « le jeu est

1151 Notamment SCHÉRER René Vers une enfance majeure. Textes de Charles FOURIER réunis et présentés par René SCHÉRER, La Fabrique, 232p, 2006 1152 ANTONY Michel VII. Essais utopiques libertaires de « petite » dimension, B. Essais utopiques libertaires surtout pédagogiques : des « utopédagogies », Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-B-PEDA.DOC, 1° édition 1995, 213p, avril 2017 1153 Cf. surtout GORET Jean FOURIER et l'économie dialectique de l'autorité, -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.09-56, septembre-décembre 1972 1154 CHRISTIAN Jean FOURIER-FREINET. Finalités utopiques pour une pédagogie réaliste -in-Autogestion et Socialisme, Charles FOURIER, Paris: Anthropos, n°20/21, 240p, p.115-158, septembre-décembre 1972 1155 BERNARDI Marcello La maleducazione sessuale. Dalla repressione alla liberazione del piacere come premessa a una società non autoritaria, Milano: Emme, 1977 1156 LOBROT Michel Le plaisir, condition de l'apprentissage, -in-Le journal des psychologues, n°140, p.14-18, septembre 1996 1157 MOTTANA Paolo Cattivi maestri. La contraeducazione di René SCHÉRER, Raoul VANEIGEM e Hakim BEY, Roma: Castelvecchi, Isola del Liri, 2014 1158 MOTTANA Paolo La scuola diffusa. Alimentiamo passioni, Site Comune Info, http://comune-info.net/2015/04/la- scuola-diffusa/, 22/04/2015 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 160/174 anarchiste par nature »1159. Même un communiste comme Georges SNYDERS (1937-2011) semble redevable à FOURIER : ses propositions d'école de la joie, et sa volonté d'y utiliser tous les arts et notamment la musique sont à rattachés aux propositions du bisontin1160. Dans la lignée de Colin WARD, l'anthropologue libertaire étatsunien James SCOTT reprend toutes ses idées sur la centralité du jeu dans la formation et dans les relations sociales, ajoutant en plus le fait que le jeu est une caractéristique permettant aux êtres vivants, hommes ou animaux, de pratiquer l'entraide et de limiter leurs penchants au conflit et à la violence1161. Le grand maître italien Lamberto BORGHI (1907-2000) s'inspire de FOURIER, notamment sur les méthodes actives et l'expression artistique1162 ; il traite directement de FOURIER dans un article sur le socialisme et ses évolutions1163. En Italie, à Milan depuis 2005, La Scighera est une association proche du mouvement libertaire qui essaie de mobiliser apprenants et aidants dans le cadre urbain. En mars 2019 elle a lancé l'initiative Quartiere educante pour stimuler les initiatives d'autonomies, d'autoproductions et d'auto-apprentissages des enfants, par exemple autour des jardins de ville. L'école contribuerait ainsi à façonner une alternative de vie urbaine jouant sur l'attraction passionnée (attrazione appassionata) comme FOURIER en son temps l'avait développée1164.

Un des principaux libertaires fouriéristes, et parmi les plus cohérents, tant par la diffusion qu'il fait des thèmes de FOURIER que par ce qu'il assume dans sa propre vie est incontestablement Daniel GUÉRIN (1904-1988). Il marque le socialisme du XX° siècle au sens large du terme. Issu de famille bourgeoise libérale et très cultivée, il participe à de multiples mouvances souvent marginales et radicales, dans une voie irrégulière et plurielle qui l'entraîne du socialisme jusqu'à l'anarchisme. Lié dans les années 1920-1930 aux ailes gauches de la SFIO, notamment le pivertisme, il se lie de plus en plus aux syndicalistes révolutionnaires et à divers courants libertaires, mais il reste ouvert au trotskisme, au conseillisme, au PSU... Sa culture idéologique d'une grande richesse lui fait rechercher des synthèses révolutionnaires pas toujours faciles à mener entre marxisme et anarchisme. Il se met de plus en plus au service du socialisme libertaire (1959)1165, puis du marxisme libertaire (1969)1166 et enfin du communisme anarchiste ou libertaire en fin de sa vie (1984)1167. Il milite alors dans les multiples courants qui se diversifient après 1968, comme l'ORA, l'UTCL et autres OCL. Depuis ses ouvrages de 1965 : L'anarchisme de la doctrine à la pratique et l'anthologie Ni dieu ni maître, il s'impose après et plus que Jean MAITRON, comme le principal historien et divulgateur des anarchismes. Mais il ne se limite jamais à une thématique ; avant tout antiautoritaire et autogestionnaire, il met ses talents multiples (bon orateur et infatigable écrivain) au service de toutes les luttes contre la domination : anticapitalisme, antifascisme, anticolonialisme, anti-sexisme, antiracisme, antimilitarisme… Il touche tous les domaines pourvu que cela favorise l'épanouissement individuel et social. Sur le plan sexuel, c'est sans doute le libertaire le plus conséquent. Depuis sa jeunesse, il dit aimer les jeunes hommes, surtout d’origine prolétaire, et succombe un peu au mythe de la « virilité » et à un étonnant exclusivisme de classe en matière sexuelle. Sa vie sexuelle libre et tôt déclarée est

1159 Cité par CODELLO Francisco Né obbedire, né comandare. Lessico libertario, Milano: Elèuthera, 160p, 2009, p.86-87 1160 Cf. pour ne retenir qu'un titre SNYDERS Georges La Musique comme joie à l'école, Paris: L'Harmattan, 2000 1161 SCOTT James C. Elogio del anarquismo (2012), Barcelona: Editorial Crítica, Colección Ares y Mares, 224p, 2013, p.91-98 1162GERVASIO CARBONARO Giovanna Per me, un amico e un maestro, -in-A RIVISTA ANARCHICA Dossier Lamberto BORGHI. Per una pedagogialibera, laica, libertaria, Milano: a.47, n°7(419), p.100-104, ottobre 2017, p.101 1163 BORGHI Lamberto Continuità e rottura fra socialismo utopistico e socialismo scientifico: da FOURIER a GRAMSCI -in-Ricerche pedagogiche, p.17-28, n.79, 1986 1164 Collettivo Quartieri che educano, città che cambiano, -in-A Rivista anarchica, Milano: a.49, n°5(435), p.13-14, giugnio 2019 1165 GUÉRIN Daniel La jeunesse du socialisme libertaire, Paris: Rivière, 1959 1166 GUÉRIN Daniel Pour un marxisme libertaire, Paris: Laffont, 300p, 1969 1167 GUÉRIN Daniel À la recherche d'un communisme libertaire, Paris: Spartacus, édition augmentée, 1984 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 161/174 au diapason de son engagement militant, et l’une ne se conçoit pas sans l’autre : il s’agit de « deux composantes du même flux vital »1168. Ses autobiographies se lisent comme des romans à thème, et l’utopie d’une bisexualité libertaire naturelle y transparait très souvent : il s’agit de Un jeune homme excentrique de 1965, Autobiographie de jeunesse. D’une dissidence sexuelle au socialisme (1972), Le feu du sang. Autobiographie politique et charnelle (1977) et Son Testament (1979). Dans ce dernier ouvrage il vante « l'ambigu chez FOURIER », cette belle capacité à permettre l'existence de tous les goûts et toutes les fantaisies en harmonie. Mais déjà en 1929 un des premiers romans de GUÉRIN portait le titre emblématique de La vie selon la chair. Fin connaisseur de SHAKESPEARE et de ses sonnets qui sentent encore le soufre, défenseur de GIDE1169 et diffuseur de la pensée sexuelle libre fouriériste bien avant que le Nouveau monde amoureux ne soit redécouvert1170, GUÉRIN est en milieu libertaire un auteur absolument incontournable pour la thématique ici abordée. Sa curiosité est grande, et s'appuie sur toutes les marques de renouveau, comme le prouve son travail sur KINSEY et la sexualité en 1954. Il approfondit plus tard cette recherche, avec un livre marquant en 1963 et réédité en 1969 Essai sur la Révolution sexuelle, après REICH et KINSEY1171. Il y évoque chaleureusement SHAKESPEARE, Anna de NOAILLES, GIDE, FOURIER… et surtout dans un long chapitre il fait «le procès du puritanisme». Défenseur de l'homosexualité, il se préoccupe dans les années 1950 de sa répression en Angleterre1172 et en France1173. Dans la vague post-soixantehuitarde il est un des animateurs du FHAR - Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire. Il insiste sur le fait que l'engagement sexuel est un des éléments de l'engagement révolutionnaire1174 et que l'homosexuel lucide ne peut que s'opposer aux pouvoirs en place1175. Toujours radical, il repousse bien des limites, comme celle concernant Le droit d'aimer un mineur (1974)1176. Fin connaisseur de PROUDHON, il en dénonce l'étroitesse sexuelle en 19651177. Mais il a l'intelligence de ne pas tout jeter des idées du bisontin ; il appelle seulement à faire le tri dans son PROUDHON oui et non (1978)1178 : oui à l'autogestion, non à l'antiféminisme, si on veut faire simple.

Avec Guy DEBORD (1931-1994) l’IS-Internationale situationniste accorde également à FOURIER une grande place dans les années 1950-1970. Durant la phase lettriste, la revue Potlatch l'évoque dans les années 1950. Parfois c'est sur le ton de la moquerie, comme la critique du mécénat apparue en 19641179. Parfois c'est en lien avec la pensée libertaire comme dans une lettre du 22/07/1961 ou DEBORD confirme qu'il «faut reprendre l'examen de l'esprit anarchiste - et même de ceux qu'on a appelé les socialistes utopiques (surtout le fouriérisme)»1180. En 1969, «Le retour de FOURIER» évoque surtout la réédification sauvage d'une statue à FOURIER1181.

1168 SCHWARZWALD Robert Un même flux vital. Les liens entre la gauche et l’homosexualité dans les autobiographies de Daniel GUÉRIN, -in-Daniel GUÉRIN. Révolutionnaire en mouvement (s), Dissidences, Paris: L’Harmattan, n°2, 218p, février 2007, p.29 1169 GUÉRIN Daniel SHAKESPEARE et GIDE en correctionnelle, Paris: Scorpion, 1959 1170 GUÉRIN Daniel FOURIER vers la liberté en amour, Paris: Gallimard, 1962 1171 GUÉRIN Daniel Essai sur la révolution sexuelle après REICH et KINSEY, Paris: Belfond, 254p, 1963 1172 GUÉRIN Daniel La répression de l’homosexualité en Angleterre, -in-La Nef, Paris: mars 1958 1173 GUÉRIN Daniel La répression de l’homosexualité en France, -in-La Nef, Paris: mars 1958 1174 GUÉRIN Daniel Être homosexuel et révolutionnaire, -in-La Quinzaine littéraire, Paris: n°215, n° spécial « Les homosexualités », 01-31/08/1975 1175 GUÉRIN Daniel Homosexualité et révolution, Paris: Le Vent du Ch'min, Cahier n°4, 68p, 1983 1176 GUÉRIN Daniel Pour le droit d’aimer un mineur, -in-Marge, n°4, novembre-décembre 1974 1177 GUÉRIN Daniel PROUDHON et l'amour unisexuel, -in-Arcadie, n°133-134, janvier-février 1965 1178 GUÉRIN Daniel PROUDHON oui et non, Paris: Gallimard, 1978 1179 Cf. Internationale Situationniste, n°9, août 1964, p.48 1180 Cité par GOMEZ Freddy Actualité de Guy DEBORD. Du scandale à la gloire et vice-versa, -in-À contretemps, Paris: n°40, 32p, p.12-14, mai 2011, p.14 1181 Cf. Internationale Situationniste, n°12, p.97-98, septembre 1969 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 162/174

La volonté de renouer avec le socialisme utopique et notamment FOURIER est affirmé dès 1959 par l'artiste marxiste libertaire Asger JORN (JORGENSEN 1914-1973)1182. L'artiste néerlandais CONSTANT (1920-2005), en fait Constant Domela NIEUWENHUIS, passe par COBRA, REFLEX, le Lettrisme et l'IS (avant d'être obligé de démissionner en 1960). Son utopie urbanistique (New Babylon) et sa mise en avant de l'Homo ludens1183 permettent de le classer parmi les post-fouriéristes. Il s'inspire sans doute d'un historien néerlandais Johan HUIZINGA (1872- 1945) qui publie Homo ludens (L’homme jouant. Essai sur la fonction sociale du jeu) à Haarlem en 1938. Le belge Raoul VANEIGEM1184, né en 1934, est un des représentants les plus libertaires du situationnisme, et le plus proche de FOURIER sur la volonté de réhabiliter et de réaliser tous ses désirs, notamment avec son Livre des plaisirs (1979) puisque « des plaisirs naîtra l’audace, et le rire qui ignore les ordres, les lois, la mesure et qui abattra, avec l’innocence de l’enfant, tout ce qui juge, réprime, calcule et gouverne ». Mais VANEIGEM a déjà cité FOURIER dans ses articles de l'IS dès 1963 et surtout en 1966 où il fait « l'éloge » du bisontin1185 ; en 1969 il évoque à nouveau la nécessité de « radicaliser le projet fouriériste » et notamment l'attraction généralisée1186. En 1999 il prône « l’exubérance passionnelle » et la richesse de la créativité dans Pour une internationale du genre humain1187. Il y affirme aussi que « FOURIER a raison sur MARX quand il fonde le bonheur collectif sur l’affinement des plaisirs individuels et sur l’harmonie des passions »1188. En faisant des enfants et des femmes « l’avant-garde du genre humain », la réflexion de l’ex-situationniste est à mon avis très fouriériste. En 2001-2002, avec L'ère des créateurs, il approfondit les notions de travail attractif, spontané et créateur, qui produit bonheur et harmonie sociale. Il développe toujours cette nécessité d'assumer ses passions et les plaisirs du corps, et remet en avant la place essentielle accordée aux femmes en ne tolérant aucun régime où elles soient opprimées1189. Il récidive en 2006 lorsqu’il affirme « La leçon de FOURIER garde sa pertinence : ne rien rejeter de ce qui est en nous, l’accorder à la jouissance de soi et du monde »1190. Il partage avec le bisontin l’intérêt pour une musique libertaire : « la relation à la musique a ceci de commun avec la relation amoureuse qu’elle est singulière, intime, indémontrable, secrète… Le jeu des inclinations changeantes, des affections et des désaffections révoque en doute les critères du bon et du mauvais goût ». Il reprend également le positionnement fouriériste faisant de la situation de la femme l’aune du degré de civilisation (« degré d’estime »1191) d’une société ; il partage également la volonté de vivre tous ses désirs, sous peine de frustration dangereuse, « d’agressivité (et de) violence suicidaire »1192. En 2003 VANEIGEM a publié une partie des manuscrits de FOURIER concernant le Nouveau monde amoureux sous le titre Des harmonies polygames en amour, en revendiquant sa propre interprétation et ses propres choix. Il n’aurait cependant pas trop respecté l’œuvre originale, en s’écartant « à un point inimaginable de ce qui se trouve dans les manuscrits »1193. Son utopie tardive

1182 AMICO Giorgio Il marxismo situazionista di Asger JORN, -in-SACCOCCIO Antonio (e altri) DEBORD e il situazionismo revisited, Bolsena: Massari, p.117-130, 2015, p.129 1183 FREMION Yves Provo. Amsterdam 1965-1967, Paris: Nautilus, 240p, 2009, p.81 1184 ANTONY Michel J.4. Raoul VANEIGEM : « Oarystis » libertaire (2005) et autres écrits, -in-V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C-FERM.DOC, 1° édition 1995, 323p, avril 2017 1185 VANEIGEM Raoul De quelques questions théoriques sans questionnement ni problématique, -in-La Revue de l’IS, Paris: n°10, p.41-42, mars 1966 1186 VANEIGEM Raoul Avis aux civilisés relativement à l’autogestion généralisée, -in-La Revue de l’IS, Paris: n°12, p.74- 79, 1969 1187 VANEIGEM Raoul Pour une internationale du genre humain, Paris: Le Cherche Midi, 189p, 1999 puis Paris, Folio Actuel, 265p, 2001, p.181 1188 VANEIGEM Raoul Pour une internationale du genre humain, op.cit., 2001, p.246 1189 VANEIGEM Raoul L’ère des créateurs (22/11/2001), Bruxelles: Complexe, 113p, 2002, p.107 1190 VANEIGEM Raoul Journal imaginaire, Paris: Le Cherche-Midi, Collection Amor Fati, 188p, 2006, p.79 1191 VANEIGEM Raoul Pour une internationale du genre humain, op.cit., 2001, p.113 1192 VANEIGEM Raoul Pour une internationale du genre humain, op.cit., 2001, p.99 1193 TOMOMI Fukushima À propos de la publication de la traduction en japonais du « Nouveau Monde amoureux » -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°18, p.07-28, décembre 2007, p.17 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 163/174 de 2005 Voyage à Oarystis, un peu fade parfois, reste tout de même un bel écrit du post-fouriérisme et manifeste une vraie volonté utopique antiautoritaire et non figée. En 2018, contre toutes les récupérations, manipulations et déviations de la pensée de FOURIER, VANEIGEM confirme sa constante valorisation fouriériste pour fonder une société « sur la souveraineté de la vie et de sa conscience humaine ». Cela impose aussi d'en saisir la moelle et de la dépasser en tentant en toute cohérence de la vivre1194. L’interprétation festive et libertaire de la Commune de Paris par Henri LEFEBVRE, et par les situationnistes, peut également se ranger dans une vision néo-fouriériste. Il en est de même des positionnements pour un urbanisme passionnel, en passant par le Formulaire pour un urbanisme nouveau d’Ivan CHTCHEGLOV en 1953, par les idées de « psycho-géographie » et des « dérives » de Guy DEBORD, ou par la ville fouriériste (New Babylon) proposée par CONSTANT. En Italie, l'anarcho-situationniste Pino BERTELLI mêle FOURIER, STIRNER et VANEIGEM dans le même éloge de la rébellion et du nécessaire déferlement des passions, toutes assumées1195. Roberto MASSARI, fin connaisseur de FOURIER et de DEBORD, les relie parfois au sein de son marxisme libertaire très éclectique.

Le mouvement FLUXUS1196, avec notamment Robert FILLIOU (1926-1987)1197 et son « économie poétique », « doit beaucoup à FOURIER, (en) visant à une réinstauration de l’importance du jeu et de la poursuite du plaisir ». En 1977 FILLIOU a réalisé à Montréal une bande vidéo nommée Grâce à FOURIER (UNIVERSCITÉ - Principes d’économie poétique -1. Grâce à FOURIER).

Lancé en 1975 en France le journal Sexpol renoue avec fouriérisme et anarchisme pour lutter contre les puritains et les autoritaires du socialisme. Le droit au plaisir, à la gourmandise, à l'amour vécu comme une fête harmonieuse se heurte de manière épicurienne à toutes les conventions, y compris dans son propre camp. Les abstinents et autres végétaliens libertaires n'y ont pas droit de cité1198.

En 1978, surfant sur cette vague philo-soviétiste (au sens propre du terme) Jacques DEBU- BRIDEL affirme que le fouriérisme est proche du conseillisme et de l'autogestion. Malheureusement c'est l'autogestion yougoslave qu'il prend en exemple, or ce n'est qu'une forme concédée de gestion par un État tout puissant et un parti unique1199. Il est vrai que l'auteur, sympathisant d'un gaullisme social et populaire, rattache curieusement FOURIER à l'idée de participation gaullienne1200.

Plus récemment (1991), le concept libertaire des TAZ (Zones Autonomes Temporaires), de l’anarchiste étatsunien Hakim BEY (pseudonyme de Peter LAMBORN WILSON né à New York en 1945) peut évoquer FOURIER : la spontanéité, les relations affinitaires, le caractère festif, jouissif et libéré des associations, l'importance du désir… et un goût similaire pour les penseurs un peu ésotérique ou mystiques que WILSON puise dans la culture islamique et orientale. Dans un ouvrage faisant l'éloge de la fête, du plaisir immédiat et de la jouissance au travers des arts et du jeu, Hakim BEY non seulement évoque FOURIER mais aussi s'en réclame1201. Avec son Potlach immédiatiste, il va même plus loin on souhaitant prolonger dans un banquet convivial la gastrosophie fouriériste, et

1194 VANEIGEM Raoul Genèse d'un style de vie, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°29, p.153-156, octobre 2018 1195 BERTELLI Pino Insorgiamo! Insurgiamo! L'insurrezione nell'epoca del social network, Bolsena: Massari, 128p, 2011 1196 C.5. FLUXUS, communauté artistique libre du début des sixties, -in-ANTONY Michel VII. Essais utopiques libertaires de « petite » dimension. C. Quelques communautés libertaires artistiques, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U5P-C-ART.DOC, 1° édition 1995, 102p, avril 2017 1197 BINET Hervé Robert FILLIOU, l’économie poétique, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°9, décembre 1998 1198 BOUCHET Thomas Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIX° siècle à nos jours, Paris: Stock, 352p, 2014, p.243-244 & 247 1199 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.218-219 1200 DEBÛ-BRIDEL Jacques L'actualité de FOURIER, Paris: France Empire, 240p, 1978, p.221-222 1201 WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Sermons radiophoniques, Marseille: Le Mot et le Reste, 88p, 2011, p.20 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 164/174 en faire un des supports de la pratique du don1202. Bref il renoue avec «les contours d'un socialisme utopique inspiré de FOURIER»1203.

Autre libertaire, l’historienne Claire AUZIAS (née en 1951) rappelle toujours l’importance de FOURIER, et son amitié avec René SCHÉRER explique sans doute aussi l’emploi fréquent qu’elle fait du mot phalanstère. Pour une vieillesse heureuse, elle se positionne pour une « phalanstère pour les vieux »1204, idée qu’elle avait déjà développée dans un texte accessible sur le net1205. Certes le mot ne correspond pas au sens fouriériste, car il indique une communauté non plurielle surtout composée d’anciens, mais il révèle bien les accointances entre anarchisme et fouriérisme au début du XXI° siècle.

Depuis la fin du XX° siècle1206 et surtout dans les années 2000 l'anarchiste Claude GUILLON multiplie les références à FOURIER1207 et réaffirme «qu'il n'y a pas de libération sans utopie amoureuse»1208.

Comme illustration d'une nouvelle société, mêlant principes libertaires et pensée post- fouriériste, on peut citer les deux utopies contemporaines de Jean-François AUPETITGENDRE : La Commune libre de Saint-Martin. Une expérience communale du XXI° siècle (2012) et Le Porte- monnaie. Une société sans argent (2013)1209. 5. Variété des écrivains, cinéastes, artistes et « gastrosophes »… qui évoquent FOURIER Parmi les romanciers récents, évoquant plus ou moins le fouriérisme, on peut citer le journaliste du Canard Enchaîné Yves GROSRICHARD (1907-1992) avec Le Haut du pavé de 1961. Sébastien DOUBINSKY évoque en 1993 un parent anarchiste d’origine juive et russe dont Les vies parallèles1210 évoquent un phalanstère aux îles Marquise ; il dégénère malheureusement en un mysticisme forcené et mortifère. En 1999, le roman Ces corps vides de Frédéric CHOURAKI (né en 1972) se réclame de FOURIER. Alain BRON (né en 1948 d’un père franc comtois lui aussi) s’inspire de Réunion et offre un vrai roman policier historique dans Le Fond tu toucheras en 20051211 : il joue sur une intrigue policière moderne et sur les souvenirs d’un fouriériste ardéchois qui participe à l’expérience de CONSIDERANT. Le tchèque Patrik OUREDNÍK nous offre en 2006 un superbe ouvrage, entre utopie et dystopie, qui s’inspire des expérimentations fouriéristes et sans doute surtout de la colonie anarchiste La Cecilia de Giovanni ROSSI. Il s’agit d’Instant propice, 18551212 qui traite de la tentative

1202 WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Sermons radiophoniques, Marseille: Le Mot et le Reste, 88p, 2011, p.67 1203 BISSON David Anarchie et spiritualité. Le chemin libertaire de Peter LAMBORN WILSON (Hakim BEY), -in-ANGAUT Jean-Christophe/COLSON Daniel/PUCCIARELLI Mimmo Philosophie de l'anarchie. Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon: Atelier de Création Libertaire, p.79-100, 2012, p.81 1204 PUCCIARELLI Mimmo Claire l’enragée. Entretien avec Claire AUZIAS, Lyon, ACL, 128p, 2006, p.124 1205 AUZIAS Claire Liber-terre : Les vieillards célestes ne seront plus clochards : un phalanstère pour nos vieux jours, -in- R.A. Forum, http://raforum.info/article.php3?id_article=2066, consulté le 20/01/2008, mis en ligne le20/3/2005 1206 GUILLON Claude Économie de la misère (misère de l'économie, droit au travail, précarité, loi du marché, production immatérielle, revenu garanti, aliénation, fouriérisme, paresse, plaisir, révolution),Quimperlé: La Digitale, 109p, 1999 1207 GUILLON Claude Comment peut-on être anarchiste ?, Montreuil: Libertalia, 448p, 2015, p.76, 83, 99, 114 1208 GUILLON Claude Pas de libération sans utopie amoureuse, -in-L'Émancipation syndicale et pédagogique, n.6, février- mars 2005 1209 Cf. J. 9. Jean-François AUPETITGENDRE : Commune libre et économie du don… (2012 et 2013), -in-V. Quelques œuvres utopiques libertaires ou résolument anarchistes, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPUTOP/U3C- FERM.DOC, 1° publication 1995, 323p, avril 2017 1210 DOUBINSKY Sébastien Les Vies parallèles de Nikolaï BAKHMALTOV, Arles: Actes Sud, 120p, 1993 1211 BRON Alain Le Fond tu toucheras, Saint-Germain en Laye: Odin, 380p, 2005 1212 OUŘEDNÍK Patrik Příhodná chvíle, 1855 - Instant propice, 1855, 2006 - Paris: Allia, 160p, 2006 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 165/174 de formation de la colonie Fraternitas au Brésil en 1855. Les héros sont surtout anarchistes, mais ils évoquent FOURIER ou DÉJACQUE notamment pour la problématique féministe et « amour- libriste ». « La place de la femme dans la société est le signe le plus monstrueux de la petitesse et de la bêtise de l’homme » est une citation éminemment fouriériste, tout comme la condamnation sans équivoque du mariage : « et pour commencer : abolissons le mariage ! Débarrassée de son tyran - vétilleux ou bienveillant, brutal ou veule, indifférent ou aimant - la femme acquerra la conscience d’elle-même »1213. Et évidemment « la liberté est fruit de la passion, non de la raison ; la passion est don de la nature, non de la civilisation »1214 ! En 2010 Régis HAUTIÈRE et David FRANÇOIS nous offrent un roman graphique dont l'intrigue se passe au familistère de Guise : De Briques & de Sang. Il s'agit d'une intrigue policière autour de meurtres se passant dans la communauté. Nous sommes à la veille du premier conflit mondial. L'intrigue est intéressante, l'image superbe notamment pour l'évocation des bâtiments et du cadre de vie, et les références historiques suffisamment étoffées pour éviter caricature et hagiographie en ce qui concerne l'histoire sociale fouriériste. Il est vrai que les auteurs reconnaissent leur dette au Syndicat mixte du Familistère. Michel HOULLEBECQ dans La Carte et le territoire (2010) mêle FOURIER au situationnisme afin de promouvoir une urbanistique plus libertaire. Les vraies richesses (2019) de l'amie écrivaine Cathy YTAK est un petit régal dans le domaine des livres pour enfants (et au-delà bien sûr). Un jeune garçon accède à une formation de pré-adolescent, presque adulte, en découvrant les avantages du Familistère de Guise. Les filles et jeunes femmes sont de beaux éléments moteurs de l'ouvrage, enthousiastes mais aussi critiques.

Des artistes se sont parfois emparés de quelques thèmes du fouriérisme, où ont tenté de le transcrire graphiquement, ou sont tout simplement proche de ses rêveries. Utilisant le côté onirique et pré-surréaliste des correspondances et harmonies astrales, le belge Pierre ALECHINSKY (né en 1927) nous offre 23 Observations qui sont autant de dérivations et de projections anthropomorphes à partir de planches apparemment hermétiques sur les « vers infusatoires »1215. Robert FILLIOU (1926-1987) par ses extravagances et par son onirisme libertaire est parfois présenté comme post-fouriériste. Michel GIROUD1216 pense notamment à l'œuvre de 1971 Territoire de la République géniale, exposé à Amsterdam. Chacun doit y laisser vagabonder son imagination, retrouver son âme aventureuse d'enfant, et créer en toute liberté son propre milieu. Le graphiste Pierre FAUCHEUX (1924-1999) s'est inspiré des notions fouriéristes, notamment celle de l'écart absolu1217. Il est lié aux pensées harmonistes de Le CORBUSIER. Il est assez proche des surréalistes. On lui doit une technique de l'étirage qu'il va appliquer dans sa série des Portraits harmoniques de Charles FOURIER. En Italie vers 2000, un murale ornant les locaux de l'éditeur Roberto MASSARI à Pomantello (Torre Alfina-Acquapendente VT) lie GUEVARA et FOURIER, deux de ses passions1218. Cité par Louis UCCIANI, l’œuvre vidéo de Paul CHAN (né à Hong Kong en 1973) s’intitule Happiness (finaly) after 35 000 years of civilization - after Henry DARGER and Charles FOURIER, exposée au Musée d’Art Moderne (Paris, 2005). En 2006 le sculpteur anglais Liam GILLICK (né en 1964) propose un Monument to Charles FOURIER (un cube) renouvelant l’interprétation fouriériste.

1213 OUŘEDNÍK Patrik Instant propice, 1855, op.cit., 2006, p.25 & 28 1214 OUŘEDNÍK Patrik Instant propice, 1855, op.cit., 2006, p.18 1215 FOURIER Charles Harmonie aromale des astres - ALECHINSKY Pierre vingt-trois observations, Paris: Fata Morgana, 48p, 2005 1216 GIROUD Michel Le fou rire de FOURIER, -in-Le nouveau monde amoureux Dijon: Presses du réel, p.V-VII, 2013, p.VII 1217 GUIRAL Catherine & autres L’écartelage, ou L’Écriture de l’espace d’après Pierre FAUCHEUX, éd. B42, 161p, 2013 1218 Reproduit en couleur dans Che GUEVARA-Quaderni della Fondazione Che Guevara Speciale Argentina, a.III, n°3 Bolsena: Massari, 400p, 2000, p.333 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 166/174

La tchèque vivant à Berlin, Swetlana HEGER (née en 1968), rend également hommage au bisontin avec en 2005-2006 sa production lumineuse (un « système électrique et néon, 300 x 80 ») mettant en valeur le terme fouriériste : Céladonie. Barbara PUTHOMME, qui peint et réalise des montages de tout type, travaille en Franche Comté ; elle s’est penchée à plusieurs moments dans les années 2000 sur l’utopie et parfois sur FOURIER, notamment dans le cadre du Centre d’Art Mobile (avec Louis UCCIANI). En 2009 Elsa MAILLOT, en travaillant sur la symbolique, propose divers tableaux opposant le monde gris de la « civilisation » au monde lumineux et coloré de « l’harmonie », notamment « Adopter le doute et l’écart absolu et les appliquer d’abord à la civilisation et à ses préjugés ». Toujours en 2009 Christophe BERDAGUER et Marie PÉJUS proposent Utopia bianca, œuvre en lien avec la vie intérieure du phalanstère, qui dispose tout un ensemble d'ébauches de mobiliers en «carton plume, film de protection, PVC, de dimensions variables»1219. En 2016-2017, la compagnie Interstices avec Chemins d'utopie, les Phalanstères imaginaires fait directement référence à Charles FOURIER. L'idée est au contact de communautés concrètes de tester la validité de l'expérimentation collective1220.

Dans le domaine cinématographique1221, bien des œuvres présentent parfois quelques traces de fouriérisme. Ainsi en 2007 dans la vidéo de 90‘ de François CAILLAT Bienvenue à Bataville sur l’entreprise BATA installée en Lorraine depuis 1932, qui mêle capitalisme sans scrupule et paternalisme patronal utopique, on peut évoquer un « phalanstère paternaliste » et « capitaliste » (Libération du 19/11/2008). En effet l’entreprise s’entoure de magasins, terrains de sports, centres de loisirs, journal… Un essai de salaire au mérite, selon le travail et les capacités, se rapproche de quelques idées fouriéristes. Pour l'Italie, Roberto MASSARI nous rappelle l'œuvre d'Ettore SCOLA Il Mondo nuovo (La nuit de Varennes) de 1982 centré sur les utopies de la libération notamment sexuelle (PAINE, CASANOVA, RESTIF, FOURIER) et celle de Daniele LUCCHETI Domani accadrà (Domani, domani) de 19881222 évoquant les mouvements fouriéristes des années 1848.

Dans le domaine de la création informatique, certains « Serious Games » pour faire passer des idées, des notions, des pratiques médicales et/ou de rééducation… utilisent sciemment le côté ludique et festif. Le logiciel et l'écran s'approprient ainsi quelques aspects post-fouriéristes sympathiques

Il faudrait sans doute également se poser la question des filiations du FOURIER «gastrosophe». Bien des mouvements de consommateurs critiques et hédonistes pourraient s'y rattacher. Le gastronome suisse Joseph FAVRE (1849-1903) qui régale dans les années 1870 communards et anarchistes en exil lors de jouissifs repas pense-t-il à FOURIER1223 ? Déjà en 1919 Laurent TAILHADE, libertaire à ses heures, publiait son Petit bréviaire de la gourmandise ; ses jouisseuses descriptions et la relation entre la bonne chère et le niveau spirituel résonnent comme autant de formules fouriéristes. Aujourd'hui il suffit de penser à «l'anarchenologo» italien Luigi VERONELLI (1926-2004)1224, personnage très connu en Italie (et ailleurs) dans le monde des médias, et de la viticulture, mais moins reconnu pour ses sympathies libertines et libertaires. Éducateur du goût, partisan de la variété des terroirs et des productions, amoureux du travail

1219 Cf. http://www.cbmp.fr/utopia-bianca_109.html, consulté le 25/12/2013 1220 Cf. http://www.compagnie-interstices.com/fabrique/chemins-dutopies, consulté le 31/10/2017 1221 Cf. ANTONY Michel Cinéma et utopie, Magny Vernois: http://www.acratie.eu/FTPCINE/CINEUTOP.DOC, 1° publication 1995, 81p, avril 2017 1222 MASSARI Roberto Caro vecchio FOURIER…, -in- BEECHER Jonathan FOURIER. Il visionario e il suo mondo, Bolsena: Massari, p.07-10, 2008 1223 BOUCHET Thomas Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIX° siècle à nos jours, Paris: Stock, 352p, 2014, p.103 1224 CF. notamment TIBALDI Marc VERONELLI politico, -in-A Rivista anarchica, Milano: a.39, n.9(349), p.85-89, dicembre 2009-gennaio 2010 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 167/174 artisanal, jouisseur assumé… ce personnage laisse un souvenir ému et riche pour ceux qui l'ont connu. Désintéressé et chaleureux, le monde libertaire italien lui doit beaucoup, à commencer par les choix et les dons de vins pour certaines rencontres, comme celle internationale de Venise en 19841225. Dans un article étonnant Un potlach immédiatiste1226, Hakim BEY s'inscrit lui-même dans la tradition gastrosophique et anarchiste. Michel ONFRAY, accepté ou rejeté par les anarchistes, ne s'en définit pas moins libertaire, épicurien et gourmand ; en 1995 il publie La Raison gourmande1227, et l'Université populaire du goût d'Argentan lui doit beaucoup. Michel PERRAUDEAU justifie la gourmandise, plaisir individuel et «partageable», dans son Dictionnaire de l'individualisme libertaire1228. Paul ARIÈS bouscule les normes et chante aujourd'hui «le socialisme gourmand»1229 ; l'héritage fouriériste y côtoient d'autres influences, massivement festives et libertaires. Bien des décroissants qui luttent contre le côté péjoratif du mot associé souvent à frugalité ou ascétisme, rappellent qu'il s'agit d'une frugalité choisie et festive qui n'exclut pas la qualité ni la gourmandise et l'explosion des goûts et des sensations qui les accompagnent.

VII. UN MOUVEMENT FOURIÉRISTE LARGEMENT INSCRIT DANS SA PROVINCE D’ORIGINE, ET MARQUÉ PAR LES LIENS FAMILIAUX ET AMICAUX Sans être un mouvement purement comtois, le fouriérisme, au moins celui des débuts, n’aurait jamais vraiment percé sans le dévouement et le sens de l’organisation ou de la propagande d’autres comtois1230, souvent jurassiens ou liés au Jura. Si l’on doit citer quelques noms, il faut commencer par Just MUIRON (1787-1881) futur chef de bureau de la Préfecture de Besançon (mais révoqué en 1825), qui fut un des tout premiers disciples (dès 1816 environ) et qui est l’infatigable stimulateur de FOURIER lui-même, et surtout organisateur des premiers cercles et des premières publications. Il contribue également aux premières publications de son maître à penser. MUIRON possède un journal, L’Impartial, fondé en 1829, dont le dirigeant fut le pontissalien (de Pontarlier) Xavier MARMIER (1808-1892) jusqu’en 1834, avant que l’écrivain et futur académicien ne se porte sur Paris. Son père, Jean-François MUIRON 1756-1839) semble lui aussi très imprégné de pensée fouriériste, y compris sur les aspects de liberté sexuelle et passionnée, comme le révèlent ses mémoires auxquelles on a affecté un nom provocateur (Le paillard sexagénaire). Just MUIRON serait également un des premiers expérimentateurs du fouriérisme avec sa tentative de « comptoir communal »1231. Enfin il a un grand rôle dans les dernières années de FOURIER et pour régler ses problèmes testamentaires. À Besançon, les fouriéristes disposent de l’appui du libraire-imprimeur Louis de SAINTE- AGATHE (1803-1880) qui est sans doute gagné à leurs idées1232 et qui jusqu’en 1844 va largement publier les ouvrages fouriéristes, dont Destinée sociale de CONSIDERANT. Ce libraire-militant est lié à Claude-Hélène-Hippolyte RENAUD (1803-1873), bisontin aisé, élève de l’école polytechnique (comme plus tard Victor CONSIDERANT) et proche lui aussi de MUIRON.

1225 A RIVISTA ANARCHICA Dossier Luigi VERONELLI. Critical Gino, -in-A Rivista anarchica, Milano: a.44, n°8(393), p.79-116, novembre 2014 1226 WILSON Peter Lamborn (BEY Hakim) Sermons radiophoniques, Marseille: Le Mot et le Reste, 88p, 2011, p.69 1227 ONFRAY Michel La raison gourmande. Philosophie du goût, Paris: Grasset, 1995 1228 PERRAUDEAU Michel Dictionnaire de l'individualisme libertaire, Saint-Georges d’Oléron: Les Éditions libertaires, 283p, 2011, p.102 1229 ARIÈS Paul Le socialisme gourmand. Le bien-vivre : un nouveau projet politique, Paris: La Découverte, 220p, 2012 1230 BICHON Bernard Le fouriérisme en Franche Comté, Besançon: Mémoire de maitrise, 1974 1231 DUBOS Jean-Claude La première tentative de fouriérisme appliqué en Franche Comté : le comptoir communal de Just MUIRON, -in-La Franche-Comté, n°30, sept.-nov. 1986 1232 VERNUS Michel Un imprimeur bisontin au service des fouriéristes : Louis de SAINTE-AGATHE, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°11, décembre 2000 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 168/174

Claire-Charlotte-Dorothée GAUTHIER devenue Clarisse VIGOUREUX (1789-1865) est fille de l’important maître de forge comtois (Neufchâtel, près de Pont-de-Roide, et Chatillon-sur-Lison dans le Doubs, Laigle et Beaumotte-les-Montbozon en Haute-Saône), Nicolas GAUTHIER. Elle est née à Montagney-Servigney, localité dépendant de Rougement et qui jouxte la Haute-Saône et notamment Montbozon. À proximité de Montagney se trouve le hameau de la forge, qui comprenait autrefois un haut-fourneau encore largement visible aujourd'hui, une forge et des ateliers travaillant le fer. Le site est remarquable, l'Ognon et le canal de l'entreprise découvrant un vaste espace ; à son apogée il devait bien y vivre plusieurs centaines de personnes (300 ou 400) dont un peu plus de 80 ouvriers. Le frère Joseph GAUTHIER (1787-1847) est un ami de MUIRON depuis leur période scolaire à l’École Centrale du Doubs et c'est MUIRON, en visite à Montagney, qui initie Clarisse à la « science nouvelle »1233. Clarisse est celle qui, avec sa fille Julie et un peu avec son fils Paul, va être une des principales chevilles ouvrières des aventures fouriéristes journalistiques parisiennes, et texanes. La famille GAUTHIER de Montagney, propriété ensuite de son frère Joseph, apparait comme un milieu capitaliste ouvert et parfois proche des idées dont Clarisse se fait l’héroïne infatigable ; elle y séjourne souvent, et même une fois logée à Paris dans les années 1830, elle y revient presque tous les étés. Joseph embauche comme directeur de sa tréfilerie de Montarlot-les-Rioz Henry- Ferdinand PALLAS, qui devient par mariage avec Mélèze-Justine CONSIDERANT, le beau-frère de Victor. Encore les forges et encore de curieux entrelacs ; il faut dire que Joseph arrive à dominer près de 25 usines (dont il n'est pas propriétaire) et passe pour être le troisième sidérurgiste de France en fin des années 1830. La faillite de Joseph (déclarée en octobre 1840) et les difficultés financières avec son neveu Paul qui lui est en partie associé entraîne vers 1839-40 une rupture très difficilement vécue par Clarisse qui suit son fils plus que son frère. La ruine familiale atteint Clarisse en 1841 et par contre coup Julie et CONSIDERANT. Clarisse par sa mère Claudine est apparentée au célèbre chirurgien haut-saônois Pierre- Joseph DESSAUX dit DESAULT (1738-1795), son grand père. J’ai un certain plaisir à signaler, à la suite de Jean-Claude DUBOS, que sa famille maternelle était issue de ma commune Magny Vernois, autre lieu haut-saônois marqué par la présence des forges. Il est important de remarquer que son mari (Pierre-François VIGOUREUX), épousé en 1808 et mort en 1817, est un marchand de draps bisontin, donc issu du même milieu socioprofessionnel et géographique que FOURIER lui-même. La brouille entre GAUTHIER père et VIGOUREUX et le suicide (vraisemblable) de ce dernier marquent beaucoup la fille et l'épouse. Veuve, Clarisse se rapproche de son frère Joseph possesseur des usines entre autres de Montarlot, de Boult, de Villersexel et de Montagney. Depuis 1821 Clarisse est liée à la famille CONSIDERANT puisque son fils Paul, enfant difficile, est mis en pension chez Jean-Baptiste CONSIDERANT. En 1838 le mariage entre Victor CONSIDERANT et Julie VIGOUREUX resserre les liens familiaux et politiques entre les deux familles, le contrat de mariage contient même un appui financier de Clarisse à son gendre pour l'aider à se présenter aux élections. En 1828-29 Clarisse est très proche de FOURIER (qui séjourne près de 8 mois chez elle) et devient une des figures les plus actives du fouriérisme. En 1832 elle aide financièrement et intellectuellement le nouveau journal Phalanstère ou la Réforme industrielle, dans lequel elle fait « ses premières armes d'écrivain »1234. Elle poursuit sa participation journalistique dans La Phalange créée en 1836. En 1834 Clarisse, profondément chrétienne mais non bigote ni dogmatique, est heurtée par l'ouvrage de LAMENNAIS Paroles d'un croyant, surtout sur ce qu'elle pense y trouver comme apologie des oppositions violentes entre classes sociales. Au contraire, en toute cohérence, et aussi en totale symbiose avec la pensée de FOURIER, elle pense que la fin attendue ne peut pas utiliser de mauvais moyens, et pour elle la violence en est un : « le mal ne renfermera jamais le

1233 DUBOS Jean-Claude Clarisse VIGOUREUX (1789-1865) égérie de Charles FOURIER et de Victor CONSIDERANT, - in-CORBIN Alain/LALOUETTE Jacqueline/RIOT-SARCEY Michèle Femmes dans la Cité 1815-1871 (Colloque des 20 et 27 novembre 1992), Grane: Creaphis, p.423-438, 1997, p.423 1234 DUBOS Jean-Claude Clarisse VIGOUREUX (1789-1865), op.cit., 1997, p.428 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 169/174 germe du bien »1235. Sa réfutation élaborée sort sous la forme de Parole de providence, sa grande œuvre. L'écrit a été condamné à Rome par la Congrégation de l'Index. En 1835, c’est encore Clarisse qui choisit le peintre bisontin Jean GIGOUX (1806-1894) pour faire le fameux portrait de FOURIER. En 1848 elle s'émeut de la révolution et pense venue l'heure de la rédemption car « voici venus les jours de la rénovation… de l'organisation, de la nouvelle alliance, de la réparation… 1236». Clarisse, fidèle parmi les fidèles, accompagne sa fille et son gendre Victor CONSIDERANT d'abord en Belgique dans l'exil, puis au Texas en 1854 et y est enterrée le long du fleuve San Antonio en 1865. Elle meurt à 75 ans après avoir passé 16 ans hors de France.

Enfin Clarisse VIGOUREUX est très proche d’une autre militante comtoise du fouriérisme, très « exaltée » (selon Jean-Claude DUBOS) et dévouée, son amie Louise-Aimée BEUQUE (1788- 1871)1237. Elle est sans doute une camarade de pension, et elle aussi est fille de négociants aisés. Aimée (comme on l'appelle) assume dans les années 1860 un grand rôle dans la Librairie sociétaire parisienne. Après la mort de sa mère Clarisse, Julie VIGOUREUX-CONSIDERANT la considère comme sa seconde mère. C'est chez Aimée que CONSIDERANT loge à Paris à son retour en Europe en 1858.

La nièce de Clarisse, fille de son frère Joseph GAUTHIER, l’auteure Clarisse GAUTHIER- COIGNET, née également à Montagney en 1823 et morte en 1918 chez sa fille à Dampierre sur le Doubs, a assumé un rôle essentiel et trop méconnu, ne serait-ce que comme philosophe et surtout comme pédagogue. Elle est très proche de sa tante Clarisse et de sa cousine Julie, et c'est auprès d'elles qu'elle séjourne souvent à Paris, notamment après la faillite de son père. Cette deuxième Clarisse a épousé un industriel lyonnais François COIGNET (1814-1888), fouriériste et fondateur avant PROUDHON d'une banque du peuple en 18481238 et célèbre aujourd'hui pour la technique innovante du béton aggloméré dans la construction ; la maison Coignet à Saint-Denis est désormais en voie de réhabilitation1239. C’est d’ailleurs son propre gendre Auguste KLEINE (époux de Lucy COIGNET) qui va faire fonction de conservateur des archives fouriéristes en fin du XIX° ; il accueille CONSIDERANT et en devient en 1893 son exécuteur testamentaire. François appartient au courant modéré et gradualiste - dit garantiste - du fouriérisme, celui qui mise sur l'association et le coopératisme1240. Cousine des CONSIDERANT Clarisse a donc baigné dans le milieu fouriériste dès l’enfance1241 et encore plus après son mariage vu le long engagement du mari. Elle s'éloigne de la science sociale progressivement pour pencher vers un républicanisme plus réformiste, mais par ses multiples relations et par les influences reçues, elle a gardé une proximité avec le fouriérisme durant toute sa vie, sans en être jamais une militante assumée, malgré le fait que par provocation dans son enfance elle disait haut et fort à sa mère effarée « je suis phalanstérienne »1242. En fin de vie, elle publie une biographie de CONSIDERANT qu'elle a bien connu. À Paris, son engagement littéraire, pédagogique et républicain rayonne assez largement dans de nombreux cercles politiques ou intellectuels. Elle est une des grandes références scolaires pour ce qu'on nomme la « morale laïque » et la liste de ses écrits sur cette question est très vaste.

1235 DUBOS Jean-Claude Clarisse VIGOUREUX (1789-1865), op.cit., 1997, p.431 1236 DUBOS Jean-Claude Clarisse VIGOUREUX (1789-1865), op.cit., 1997, p.437 1237 BOUCHET Thomas BEUQUE Louise-Aimée, dite Aimée, -in-Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en février 2008 : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article468 (consultée le 1er avril 2017) 1238 DUBOS Jean-Claude Le jardin de Candide ou les Attractions passionnelles. Souvenirs (Extraits) Première partie, -in- Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°22, p.97-102, décembre 2011, p.99 1239 Cf. le site de mon ami Emmanuel SALA http://www.lamaisoncoignet.com/ 1240 DESMARS Bernard, « COIGNET, (Jean-) François », Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en juillet 2012 : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1004 (consultée le 11 octobre 2019) 1241 JOLIOT Janine Clarisse COIGNET, cousine de CONSIDERANT : une adolescence fouriériste, -in-Procès verbaux et Mémoires de l’Académie de Besançon, vol.185, 1983 1242 DESMARS Bernard, « COIGNET, Clarisse Joséphine, née Gauthier », Dictionnaire biographique du fouriérisme, notice mise en ligne en août 2012 : http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1006 (consultée le 11 octobre 2019) Charles FOURIER et les fouriérismes Page 170/174

Comme le note Bernard DESMARS «sa réflexion semble avoir joué un rôle important dans la politique scolaire menée par FERRY et ses amis, d’autant qu’elle connaît bien les réseaux républicains au pouvoir »1243. À Montagney et alentours, une équipe active et bien documentée fait revivre l'esprit des deux Clarisse et fait de l'ensemble industriel qui subsiste un beau lieu de rencontre (https://forgemontagney.webnode.fr/).

Mais c'est surtout Victor CONSIDERANT (1808-1893) de Salins qui est le propagateur principal (et son chef et son futur censeur) du fouriérisme. En épousant Julie VIGOUREUX en 1838, il devient le gendre de Clarisse VIGOUREUX (qui l'a initié au fouriérisme) et c’est chez lui qu’elle meurt dans son exil texan en 1865 à San Antonio, après l’avoir suivi également dans sa période belge. Il est à noter que CONSIDERANT, avant Julie, avait aimé profondément la sœur aînée Claire (appelée également Clarisse) morte à 17 ans en 1824. Le père de Victor CONSIDERANT, Jean- Baptiste (1771-1827), a d’ailleurs été une personnalité de la gauche républicaine très importante dans le Jura, sans compter - lui aussi - ses talents de libraire et d'imprimeur. Personnage intègre, libre-penseur et un peu libertaire, il s'oppose à tout autoritarisme et il «dédaignait les honneurs, les décorations et les titres»1244 anticipant ainsi les réactions contre les décorations d'autres comtois prestigieux comme Gustave COURBET ou Bernard CLAVEL. En 1821 il a été le précepteur de Paul VIGOUREUX, le fils de Clarisse. Quant à Julie, également fouriériste convaincue, elle soutient son mari Victor jusqu’à sa mort en 1880. Elle est enterrée (à sa demande antérieure) au cimetière des Chaprais à Besançon. Fidélité comtoise que Victor n’assume pas puisqu’il se fait incinérer (mort en 1893) mais un doute demeure pour savoir où ses cendres sont dispersés. Certains évoquent une dispersion sur la tombe de Julie aux Chaprais… À la mort de FOURIER en 1837, c’est ce trio comtois (« la trinité fouriériste » : Just MUIRON, Victor CONSIDERANT et Clarisse VIGOUREUX), qui est le dépositaire et continuateur quasi-officiel du maître. Ce qui ne va pas sans conflit avec d’autres leaders pas forcément comtois.

Victor est également parent (via sa maman Suzanne COURBE) à d’autres familles jurassiennes importantes et aisées : les JOBEZ et les GRÉA. Le grand propriétaire foncier jurassien Désiré-Adrien GRÉA (1787-1863) - dont CONSIDERANT est petit-cousin - est un membre trop méconnu du fouriérisme comtois. Ce futur député (Doubs et Jura), fouriériste modéré de la première heure et fidèle, est cousin germain de la mère de CONSIDERANT et apparenté également à Just MUIRON, dont il est ami d'enfance. Il a à plusieurs reprises aidé et accueilli à Rotalier tant MUIRON que FOURIER lui-même. Son épouse, Lucie MONNIER, appartient à une famille de maître de forges jurassiens (Forges de Baudin et de Syam) assez proche de CONSIDERANT et gagnée partiellement par le fouriérisme. Un des ses frères, Marcel MONNIER (1807-1895), est connu comme copropriétaire de l’abbaye de Cîteaux (vendue en 1840 à Arthur YOUNG). L'oncle de Lucie n'est autre qu'Emmanuel JOBIER constructeur de la célèbre maison palladienne de Syam. Cette famille MONNIER est intéressante à connaître, car elle prouve une nouvelle fois l’importance du milieu des responsables de forges dans le fouriérisme comtois. Le richissime député Emmanuel JOBEZ (1775- 1828), en tant que parent très éloigné de Victor, l'aida dans sa jeunesse sans pour autant être gagné par le fouriérisme. En Belgique, un cousin de Victor, l’avocat Nestor CONSIDERANT (1821-1877), est lié au fouriérisme dans la région de Mons, ville dans laquelle il est professeur. Quant à Jules JUIF, autre cousin de Julie VIGOUREUX et de Victor CONSIDERANT, il est le collaborateur (et beau-frère) de la fouriériste et pacifiste Eugénie NIBOYET. Le Jura devient un grand centre du fouriérisme, surtout vers 1834 (après l’insurrection républicaine d’Arbois) autour de l’avocat (comme son père) né à Poligny en 1807, Just-Charles-

1243 DESMARS Bernard, « COIGNET, Clarisse Joséphine, née Gauthier », op.cit., 2012 1244 BEECHER Jonathan Victor CONSIDERANT. Grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon: Presses du Réel, 640p, mars 2012, p.37 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 171/174

Wladimir GAGNEUR (1807-1889)1245. Il gagne au mouvement la famille de vignerons de Ménétru, les MIGNEROT, et semble sensible au charme de la jeune épouse Césarine MARTIN devenue MIGNEROT. Césarine MIGNEROT, influencée par Wladimir, a participé à l'expérience de Cîteaux en Côte-d'Or, et à Paris a contribué à fonder en 1869 le Club des Familles. Wladimir est lié à son ami d’enfance Charles SAURIA (1812-1895) devenu médecin à Saint- Lothain. Avec lui, ils défendent l’analogie entre les fruitières jurassiennes et les propositions associatives de FOURIER. GAGNEUR publie plusieurs textes en faveur des fruitières et les soutient au sein de la Société d’Agriculture, des Sciences et des Arts de Poligny (1859-1903), où il côtoie d’autres fouriéristes, dont SAURIA qui en est président de 1881 à 1893. Cette société apparaît donc comme un des réseaux de diffusion du fouriérisme sur la longue période1246. À Arbois, les liens se font avec l’imprimeur sympathisant Auguste JAVEL (né en 1807) qui lance la publication pro-phalanstérienne L’Écho du Jura en décembre 1839. JAVEL avait embauché le typographe PROUDHON vers 1832 ! Le maire de Grésidans, Jean-Joseph REVERCHON (né en 1807 à Château-Chalon), et celui d’Archelange, le médecin Louis-Adolphe DERRIEY (né en 1803 et futur député), appartiennent également au groupe, notamment lors de la publication du journal cité dont voici le titre complet : L’Écho du Jura, journal littéraire, anecdotique, industriel et agricole1247. Ce journal cesse son rôle politique en 1848. Actif sur Lyon (militant mais aussi capitaliste imprimeur sur étoffes), RIVIÈRE Cadet (Jacques-Étienne-Joseph RIVIÈRE) est originaire de Lons le Saunier (né en 1805) et a été proche de CONSIDERANT ; impliqué dans la révolte lyonnaise de 1834, il passe en procès en 1835. Marie-Louise GAGNEUR (née MIGNEROT en 1832, morte en 1902), femme de Wladimir et mère de Marguerite (Cf. ci-dessous) devient prolixe auteure et résolument féministe, libre-penseuse et pacifiste. Elle est appuyée par Victor HUGO pour fonder L’adoption, société protectrice des enfants abandonnés1248. Révoltée par l'enseignement des jésuites qu'elle a subi, elle leur règle leur compte dans un de ses ouvrages (Un chevalier de Sacristie 1881)1249. Surtout après 1864 (selon Cecilia BEACH) l'anticléricalisme devient un des éléments essentiels de ses ouvrages. La Croisade noire en est la preuve, et cet ouvrage polémique commencé en 1864 connaît un beau succès : 6 rééditions entre 1864 et 1872. Mais l'ouvrage est censuré, vilipendé, mis à l'index… preuves s'il en est de sa modernité militante. L'action militante essentielle de Marie-Louise reste cependant centrée sur l'émancipation féminine, la lutte pour le divorce, et le refus de toute violence, même justifiée, d'où sa condamnation de la Commune ou des mouvements socialistes violents. Membre de la Société des gens de lettres, et décorée de la Légion d'honneur à la veille de sa mort, l'intrépide féministe a bien perdu de vindicte initiale, même si elle reste fouriériste jusqu'au bout, surtout lorsqu'elle loue Travail de ZOLA et qu'elle en dresse les parallèles avec sa propre œuvre. À Salins, également en décembre 1839, est fondé un autre journal qui va devenir partiellement fouriériste avec l’écrivain Maximilien dit Max BUCHON (1818-1869) : Le Salinois. Il est aux mains d’un imprimeur, modéré, qui a repris l’ancienne imprimerie de CONSIDERANT ; c’est Étienne BILLET (1793-1869) qui le lance. En 1848 se crée un autre journal, La Démocratie salinoise, où l’on retrouve parmi d’autres militants, Max BUCHON, notamment comme soutien financier. Son nom se transforme vite en Démocratie jurassienne, et représente autant PROUDHON que CONSIDERANT dans un fort « syncrétisme démocratique » voire socialiste, bien mis en valeur par les analyses de Michel VERNUS1250. Le premier roman de BUCHON Le Val d’Héry, d’ailleurs publié

1245 WARTELLE Jean-Claude Une famille d’intellectuels de gauche au XIX° siècle : les GAGNEUR (première partie), -in Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°12, décembre 2001 1246 VERNUS Michel Quelques aspects de la postérité politique du fouriérisme dans le Jura (fin du XIX°-début du XX° siècle), -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.109-116, décembre 2008 1247 WARTELLE Jean-Claude Une famille d’intellectuels de gauche au XIX° siècle, op.cit., 2001, p.84 1248 DESMARS Bernard L’Union Agricole d’Afrique : projet phalanstérien, œuvre philanthropique ou entreprise capitaliste ?, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°16, 2005, p.46 1249 BEACH Cecilia Marie-Louise GAGNEUR : la force de l'idée, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°23, p.53-72, décembre 2012, p.54-55 1250 VERNUS Michel La révolution de 1848 à Arbois et Salins : la présence du fouriérisme dans le mouvement démocratique, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon, n°10, 149p, décembre 1999, notamment p.84 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 172/174 dans La Démocratie salinoise, est dédié à Victor CONSIDERANT1251. Connaisseur de l'Italie et surtout de l'Allemagne, exilé en Suisse après le coup d'État de décembre 1851, BUCHON y rencontre maints exilés, mais y découvre également un univers culturel qui enrichit sa vision et en fait une sorte de promoteur européen du réalisme qu'il ne faut en aucun cas sous-estimer1252. Parmi les exilés, le haut-saônois Victor VERSIGNY, lui aussi en Suisse suite au coup d'État, lui ouvre les colonnes de son journal L'Indépendant de Neuchâtel. BUCHON, romancier régionaliste et « réaliste »1253 comtois (Cf. Scènes de la vie comtoise ouvrage réédité en 2004) est (peut-être) cousin et surtout grand ami de Gustave COURBET (né à Ornans) avec qui il a vraisemblablement partagé la passion fouriériste puis proudhonienne. Tous les deux sont sans doute liés à cet autre franc-comtois, et tôt adepte du maître, Armand BARTHET (1820-1874), lui aussi écrivain et militant. Le peintre d’Ornans, bientôt proudhonien et futur communard, a d’ailleurs illustré quelques écrits en vers de BUCHON (Les essais poétiques 1839) et l’a représenté dans au moins deux tableaux très célèbres : L’Enterrement à Ornans (1849-1850) et L’Atelier du peintre (1855) ; il est même à l’origine d’une souscription pour réaliser le buste de l’écrivain salinois. COURBET à Paris retrouve et se lie à un autre franc-comtois, l'archiviste et homme de lettres né à Besançon, Francis WEY (1812-1882). Ce dernier lui consacre quelques études, mais la plupart tardives et sur un ton désormais fort critique1254. La Statue du vigneron à Charcigny, inaugurée en 1889, est dédiée à Wladimir GAGNEUR ; il est essentiel de rappeler que l’auteure est la fille même de GAGNEUR, Marguerite Louise Henriette GAGNEUR dite SYAMOUR (née en 1857 à Bréry - morte en 1945)1255 ; en 1901, elle réalise la statue en bronze de Victor CONSIDERANT pour Salins, en 1893 un buste en plâtre de Charles FOURIER, et elle est également connue pour le buste de Clarisse COIGNET, de Charles SAURIA et d’autres personnalités du fouriérisme ou du post-fouriérisme. Le buste de CONSIDERANT est inauguré le 04/08/1901 à Salins devant une assemblée plus régionale que fouriériste1256 ; ce buste éloquent et impressionnant domine toujours superbement le petit parc de la ville. SYAMOUR est célèbre également pour ses représentations sensuelles de Sapho endormie, qui est sans doute un clin d’œil évident à FOURIER, grand défenseur du saphisme. Autre artiste, Alphonse VOISIN-DELACROIX (1857-1893), petit-cousin par alliance de Victor CONSIDERANT, en a réalisé un portrait en 1890. Pour revenir aux MIGNEROT, le mari gagné par l’enthousiasme de son épouse, est un des initiateurs de l’expérimentation de Cîteaux en 1841-1846, et Césarine une des premières pionnières au côté d’un acquéreur écossais (Arthur YOUNG) ; il y retrouve sans doute Jean REVERCHON. Le député radical du Jura de 1885 à 1898, Victor POUPIN (1838-1906), proche de Jean MACÉ, contribue à diffuser les idées de FOURIER dans la Bibliothèque démocratique qu’il crée en 1871. Née à Lons-le-Saulnier en 1815, la couturière Louise CROMBACH se fait vite un nom comme poète puis écrivain. Elle obtient de l'aide pour «monter» à Paris où elle côtoie d'autres personnalités surtout féminines, dont George SAND qui l'embauche comme préceptrice de sa fille. Elle est parfois proche de Marceline DESBORDES-VALMORE, Flora TRISTAN et Marie PAPE-CARPANTIER... Ses détracteurs affirment qu'elle a vécu librement son fouriérisme, dont elle fut une dissidente (groupe Le Nouveau Monde) également sur le plan sexuel. Il s'agit donc d'une franc-comtoise bien émancipée.

1251 JOLIOT Janine Max BUCHON, écrivain salinois, était-il fouriériste ?, -in-Colloque d’Arc-et-Senans, Salins & Besançon: octobre 1993 1252 FONTAINE Alexandre Entre les rives politiques et esthétiques, Max BUCHON (1818-1869). Un passeur du réalisme entre l’Allemagne, la Suisse et la France, -in-Trajectoires, n.10, https://trajectoires.revues.org/1981, 2016 1253 VERNUS Michel Maximilien BUCHON, dit Max (1818-1869), Salins Les Bains: Pays du Livre, 3p, 2009 1254 WEY Francis Notre Maître-Peintre Gustave COURBET (années 1870 ?), La Rochelle: Rumeur des âges, 60p, 2007 1255 Cf. le site de Patrick SIMON Marguerite GAGNEUR, sculpteur, http://www.patricksimon.com/essais/syamour.htm, dernière visite le 11/08/2006 1256 Cf. DESMARS Bernard Oublier le Texas ? Les fouriéristes et Victor CONSIDERANT, de la fin des années 1850 au début du XX° siècle, -in-Cahiers Charles FOURIER, Besançon: n°19, p.97-107, décembre 2008, p.106-107 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 173/174

Autre marchand drapier progressiste, le sympathisant fouriériste bisontin Auguste DEMESMAY ou DE MESMAY (1805-1853) est également poète ; il a même écrit quelques vers sur FOURIER.

Toujours dans le milieu des métallurgistes et des forges, on peut évoquer les Forges de Baudin dans le Jura (Toulouse-le-Château). Un des ses propriétaires, Edmond MONNIER, est connu pour tenter de créer une sorte d'entreprise utopique originale, mêlant fouriérisme et sens religieux. «Il fait ainsi construire des logements, des jardins, une chapelle, un cimetière et une banque émettant sa propre monnaie, il gère scolarité, soins médicaux et… frais d'obsèques»1257.

Quant au petit cousin de FOURIER, Alexandre ESTIGNARD, il évoque son lointain parent et les phalanstères dans ses Portraits franc-comtois de la fin du XIX° siècle.

À Delle (Territoire de Belfort) est né Gustave BROCHER (1850-1931). Il est fils d'un fouriériste. Cet ancien pasteur, enseignant, précepteur en Russie, devient anarchiste et passe en Suisse. Il est très actif à Lausanne. Sa femme Victorine ROUCHY MALENFANT, est plus connue sous le nom de Victorine BROCHER (1839-1921) ; c'est l'auteure d'un ouvrage renommé Souvenirs d'une morte vivante. Tous les deux ont adopté des orphelins de la Commune à laquelle Victorine a participé.

On le voit, le fouriérisme comtois est très largement tissé par des liens familiaux, régionaux et on peut dire de classe : les familles aisées du négoce, les administrateurs et les membres des professions libérales, ainsi que des intellectuels de hauts diplômes (dont les polytechniciens) et quelques artistes ou inventeurs amateurs (comme SAURIA)… y sont nombreux. Tout autant que PROUDHON, mais en le revendiquant moins fréquemment, FOURIER illustre bien la tradition des penseurs sociaux comtois.

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Contact : [email protected] Première édition : 1995 - Mise à jour : 20/08/2020

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1257 Charles FOURIER et les fouriérismes Page 174/174