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L'ANNÉE DES MASQUES OUVRAGES DES MÊMES AUTEURS

DE PHILIPPE BOGGIO ET ALAIN ROLLAT Ce terrible monsieur Pasqua (Olivier Orban, 1988)

D'ALAIN ROLLAT Guide des Médecines parallèles (Calmann-Lévy, 1973) Les Hommes de l'extrême droite (Calmann-Lévy, 1985)

Avec Edwy Plenel : L'effet Le Pen (La Découverte-, 1984) Mourir à Ouvéa (La Découverte-Le Monde, 1988) LES CARNETS SECRETS DE PHILIPPE BOGGIO ALAIN ROLLAT

L'ANNÉE DES MASQUES

OLIVIER ORBAN Ouvrage publié sous la direction de Gilles Hertzog

© Olivier-Orban, 1989 type="BWD" AVERTISSEMENT

Pour les historiens de l'immédiat que sont les jour- nalistes, l'actualité est aussi faite de tout ce qu'ils savent mais n'écrivent pas, faute de temps, faute de place, ou parce qu'il faut aller, pour l'édition du jour, à l'essentiel : au politique. De ces « chutes » est né ce livre, tissé de ces mille petites phrases, confidences, révélations impru- dentes ou intentionnelles, lâchées sur le vif, saisies au bond, regrettées ou oubliées le lendemain. Au-delà du plaisir de l'éphémère, ces Carnets secrets, bout à bout d'instantanés enregistrés au cours d'une année riche en rebondissements, per- mettent, à côté des biographies ou des essais, de reconstituer le puzzle subtil des personnages qui nous gouvernent, de comprendre leurs ressorts, les cohérences - ou incohérences - de leurs faits et gestes. En politique, comme ailleurs, les petits ruis- seaux font les grandes rivières. Les coulisses des événements majeurs de 1988, plus encore que de coutume, ont d'abord révélé, loin des idéologies, la primauté des humeurs, des psychologies, des affinités et des passions de ces comédiens pas comme les autres que sont les acteurs du théâtre politique.

VŒUX A L'ÉLYSÉE. LE PRÉSIDENT : «JE VOUS SOUHAITE BONNE... CHANCE. »

Lundi 4 janvier. - Nos meilleurs vœux pour la ! François Mitterrand accueille et son gouvernement pour la traditionnelle cérémonie du Nouvel An. Ors, stucs et courtoisie républicaine au palais de l'Élysée. Mascarade, aussi. La cohabitation s'essouffle, meurtrie par les coups bas que s'échangent des rivaux, contraints, pour sau- ver la face, de se combattre en coulisses. « Le pays parle d'une seule voix »... Qui le croit encore? Un diplomate japonais se souvient d'avoir entendu François Mitterrand et Jacques Chirac au sommet de Tokyo échanger des propos aigres-doux à propos de la position des micros, pour une conférence de presse commune. Le moindre souffle d'air pourrait provoquer une explosion. François Mitterrand et Jacques Chirac ont usé leurs réserves de bienséance. Ils donnent le change comme on donne la comédie. Un incident, une franche et saine querelle devant des caméras de télé- vision, tout paraît possible, presque souhaitable, tant la tension est forte entre les deux hommes, entre les deux camps, à quatre mois de l'élection présiden- tielle. Comme chacune de ces rencontres contre nature, la cérémonie de vœux a été longuement négociée entre l'Elysée et Matignon. On a décidé de vanter, pour des Français sceptiques, les charmes un peu flé- tris de la cohabitation. Les impératifs de l'heure, à l'étranger, surtout à Washington et à Moscou, cette fameuse « parole de la France » à entretenir, les sou- rires ironiques de nos voisins, l'approche de l'Europe ouverte, tout incite à une harmonie forcée. C'est la coutume, Jacques Chirac s'approche du micro, devant le parterre gouvernemental et quel- ques collaborateurs du président. Souriant, détendu, l'œil respectueux, le front lisse de dévotion, il entend jouer son rôle à la perfection. Un match, un autre, se prépare discrètement sous le grand lustre de la salle des fêtes. Celui qui doit désigner le meil- leur cohabitationniste de l'année nouvelle. Un bre- vet qui doit servir pour les prochains mois. André Giraud, ministre de la Défense, confiera que cette salle de bal avait, ce jour-là, l'apparence d'un ring. Tout en répétant que cette période est « assez inha- bituelle », le Premier ministre observe que « chacun, à sa place, a fait ce qu'il devait faire ». François Mit- terrand écoute ces propos avec un plaisir non dissi- mulé. Jacques Chirac a l'art de tirer du mérite commun son profit personnel. « Il ne peut pas s'empêcher, dira le chef de l'État, de se pousser du col. » Cet éloge de la cohabitation n'est qu'un dis- cours de campagne. Son discours, manifestement, a été écrit, François Mitterrand le parierait, pour habiller sa candidature. « Il faut que la France gagne et porte son message dans le monde. » Sous-entendu : « Que la France gagne avec moi et que je porte son message. » Délicieusement irrité, le président écoute, la tête un peu penchée, son Premier ministre espérer que l'échéance électorale soit abordée avec « sérénité ». Il en était sûr, l'autre n'allait pas pouvoir se rete- nir d'en parler. Pourtant, les collaborateurs de Mati- gnon et de l'Élysée, témoins permanents d'un duel jamais consommé, avaient garanti le matin même encore, qu'on s'en tiendrait à des paroles générales. La présidentielle ne devait pas être de la cérémonie. Coup d'œil du chef de l'État en direction de Jean- Louis Bianco, le Secrétaire général de la présidence. Celui-ci, imperceptiblement, hausse les épaules, peu surpris. François Mitterrand se vengera plus tard dans la journée, lorsque le Conseil d'Etat, derrière son vice- président Marceau Long, viendra à son tour présen- ter ses vœux au chef de l'État. Abordant le futur scru- tin, il soulignera que « nos libertés ont besoin de paix civile et de paix sociale ». Ces propos largement improvisés viseront bien sûr Jacques Chirac et le RPR. Devant Jean-Louis Bianco, le président a déjà évoqué les semaines précédentes, « le mal causé par l'État-RPR» et sa propre difficulté à défendre l'unité nationale face à la voracité des amis du gouverne- ment. Aux vœux des ministres, il n'en laisse rien paraître. Surtout ne pas montrer ce qui préoccupe le camp d'en face... Surtout ne rien laisser lire sur son visage, que ses adversaires aiment à décrire de cire. Il y a là Édouard Balladur et , les deux stratèges de Jacques Chirac en pré-campagne. Le président a négligé le premier, comme à son habitude, et salué amicalement le second. Les jeunes loups de la garde montante, Léotard et Madelin, musardent. Albin Chalandon admire les carats du lustre. Bernard Pons, le nerveux ministre des DOM- TOM, évite de croiser le regard du chef de l'État. Tous n'ont qu'une idée fixe. Une seule obsession. Au point qu'ils en oublient d'écouter leur chef et son ode à la cohabitation. Se représentera-t-il? Il n'en dit jamais rien, s'amuse des questions embarrassées. En cette nouvelle année, François Mitterrand sait qu'il est l'objet de toutes les interrogations. Ce 4 janvier, il ne livre rien. Il se plaît à tourner, devant ses hôtes, quelques phrases bien lisses, bien républicaines. Dans sa réponse au Premier ministre, il souligne la nécessité du « sens de l'État et la volonté de servir la France ». Il s'adresse à l'éternité, volontairement vague sur l'époque, devant des hommes qui n'ont qu'un horizon : le soir du 8 mai. « Il n'y a pas de raison pour que cela change et il ne faut pas que cela change. » C'est la seule impression qu'il tienne à donner, dans cette atmosphère de veille électorale. Celle de l'arbitre qui se sait respon- sable de la qualité du débat, qui trouve ces prépara- tifs de croisade un peu vulgaires. N'a-t-il pas été élu pour sept ans? On ne lui volera pas un jour, quelle que soit la fièvre des prochains mois. Les ministres en sont pour leurs frais. Le chef de l'État garde le silence. «Je vous souhaite bonne... chance », lâche-t-il, avant de reconduire ses hôtes. Lapsus, sans doute. Il ne voulait souhaiter à ses ministres qu'une bonne année ordinaire. Certains le prennent mal. Surtout les gaullistes. En regagnant son ministère de la Culture, François Léotard, qui ne déteste pas l'ironie, confie : « Il nous use les nerfs. Jamais Jacques Chirac ne tiendra le coup. »

JEAN-LOUIS BIANCO DANS LE SECRET

Lundi 4 janvier. - François Mitterrand, flanqué de son Secrétaire général, regagne son bureau, après ce rituel des vœux. « Il serait fort dommageable pour la France que le chef du gouvernement devienne le président de la République, vous ne trouvez pas? » Jean-Louis Bianco sait qu'il n'a rien à répondre à cette phrase faussement interrogative. Le chef de l'État a pris l'habitude de soliloquer devant son prin- cipal collaborateur. La solitude élyséenne de la cohabitation a rapproché les deux hommes. Le ministre plénipotentiaire du palais présidentiel, celui qui cent fois a tenté depuis mars 1986 de faire valoir le point de vue du « Château » auprès de Mati- gnon, en usant ses talents de persuasion et surtout de patience, l'intermédiaire des mauvaises heures, l'interlocuteur de Maurice Ulrich, directeur de cabi- net et de Denis Baudouin, porte-parole de Jacques Chirac, a surtout entendu souvent François Mitter- rand dénier, lui aussi, toute qualité d'homme d'État au Premier ministre. « C'est un homme emporté, et de ce fait, dangereux. » « Il n'a pas de conviction per- sonnelle, épouse l'opinion du dernier qui parle, s'en veut et applique, par dépit, j'oserais dire par impuis- sance, presque à chaque fois la politique du pire. » Confident discret et empressé, Jean-Louis Bianco sait, ce 4 janvier, qu'il est pratiquement le seul à détenir le secret qui excite tout Paris : François Mit- terrand a pris sa décision de se représenter. Non en raison de l'humiliation ressentie en mars 1986. Non pour avoir dû accepter de partager son pouvoir avec ses adversaires. Ce n'était là que ressentiment, et d'autres argu- ments - l'âge, son goût pour la méditation et l'écri- ture, une certaine peur de l'usure du pouvoir - inclinaient plutôt le chef de l'État à une retraite méritée. Depuis des mois, on avance au contraire bien des raisons de se persuader qu'une seconde candidature est évidente : les visions présidentielles de la recomposition politique du pays; la certitude qu'aurait François Mitterrand de pouvoir « casser » la droite en sollicitant une autre investiture; l'obses- sion du destin de De Gaulle... Tout cela est sans doute vrai, comptera plus tard, dans la fortification du choix présidentiel, mais ne constitue pas un déclic. Jean-Louis Bianco, lui, peut situer la période, plus exactement le contexte: la Nouvelle-Calédonie. L'archipel des antipodes constitue le seul antago- nisme sans merci dans les relations entre Jacques Chirac et François Mitterrand. Rien à voir, en tout cas, avec les escarmouches de la privatisation, les différends sur la justice, la réforme de l'université ou les voies ambiguës choisies par Charles Pasqua pour arracher nos otages du Liban. Depuis un an, Bernard Pons suscite l'aversion du chef de l'État par sa vision militariste du problème calédonien. Cinq Conseils des ministres, pas moins, ont servi de cadre d'affron- tement conceptuel à cet infernal casse-tête. « Avez- vous déjà oublié l'Algérie? » Quand François Mitter- rand a posé brutalement la question, le ministre des DOM-TOM lui a porté la contradiction, sans égards, au sein même du Conseil. Du jamais vu sous la Ve République! A chaque fois, Bernard Pons a indisposé le pré- sident. A chaque fois, Jacques Chirac, appelé après coup par Jean-Louis Bianco, a refusé d'excuser son ministre, encore moins de le contredire. Bernard Pons accuse ouvertement François Mitterrand d'apporter son soutien aux thèses extrémistes méla- nésiennes. Les rappels à l'ordre, les avertissements, deux lettres personnelles à Jacques Chirac n'y ont rien fait. Chirac et Pons persistent, en dépit des craintes exprimées également par et les diri- geants de l'UDF. François Mitterrand estime que si Jacques Chirac l'emporte le 8 mai, la France peut aller droit à une nouvelle guerre coloniale. « Ils se prennent pour des mateurs de révolte, pour cela ils ont besoin que s'attisent les révoltes», a-t-il confié à Edgard Pisani. C'est la violence de ces échanges-là sur un dossier touchant au sacré - aux Droits de l'homme - qui a déterminé sa conviction profonde : un Premier ministre qui tolère une politique aussi contraire à l'équité, représente un danger pour la démocratie française. Jean-Louis Bianco a été le témoin privilégié de toutes ces altercations, que la cérémonie des vœux vient de travestir. Il sait que le fossé s'est creusé là, plus gravement que sur la question iranienne ou sur les enjeux stratégiques. Il a été lui-même victime récemment des coups de sang calédoniens du Pre- mier ministre. Un jour de décembre, avant les fêtes, le Secrétaire général de l'Élysée a vu Jacques Chirac entrer, survolté, dans son bureau. D'habitude, chaque mercredi, allant s'entretenir avec le pré- sident une demi-heure avant le Conseil des ministres, il frappe. Il avance, sourire aux lèvres, même si cette visite protocolaire lui noue les nerfs. Pour Jean-Louis Bianco, il se contrôle. Mais ce mercredi-là, le Premier ministre pousse brutalement la porte et se met à insulter, rouge de colère, le collaborateur du chef de l'État. Jean-Louis Bianco a peine à capter une phrase cohérente au milieu des vociférations antisocialistes. Le PS, l'Ely- sée se font traiter de « jean-foutre ». Le Secrétaire général de la présidence, interloqué, ne parvient pas à endiguer ce flot de rage. Il met de longues minutes à comprendre que le chef du gouvernement rend l'Elysée responsable... des nuisances provoquées par l'installation d'une porcherie à proximité d'une antenne médicale, quelque part sur l'archipel de Wallis-et-Futuna! ENTRE PARRAINS, ON SE TÉLÉPHONE

Mardi 5 janvier. - « Dis-donc, ton patron, il m'a semblé un peu fatigué. Tu ne trouves pas qu'il vieillit mal! » Au bout du fil, à l'Élysée, Michel Charasse sou- rit. Il connaît son Pasqua par cœur. Les deux hommes ont su, eux, préserver leur cohabitation tranquille de vieux complices. Le conseiller du président répond sur le même ton taquin. « C'est vrai que le tien est plus jeune. Mais je l'ai trouvé déjà bien usé par la campagne de Barre... - Quelle campagne? Sa mayonnaise ne prend pas. Il fait du jogging en survêtement dans le paysage. Il est coincé. Il est aujourd'hui, par rapport à Chirac, dans la même situation que Chirac face à Giscard en 1981. S'il attaque le gouvernement, il est mort et nous avec. - Tu veux que je te présente mes condoléances ou quoi? - Au fait, tu as reçu mes derniers sondages? Tu as vu, ils ne sont pas bons pour vous, je te l'ai déjà dit, s'il se représente, il est battu, et tu le sais, ça me ferait de la peine... - Tes sondages, je sais comment tu les fais... - On en reparlera... Je t'appelais pour notre affaire de Beyrouth... »

Et pendant qu'ailleurs, dans le petit monde poli- tique, s'échangent des vœux hypocrites, le ministre chiraquien de l'Intérieur informe le conseiller de François Mitterrand du retour au Liban de son émis- saire particulier, Jean-Charles Marchiani, alias Ste- fani, qui avait joué un rôle déterminant, en novembre, dans la libération de Jean-Louis Norman- din et de Roger Auque. Sa mission : tenter, cette fois, d'obtenir celle de Jean-Paul Kauffmann, Marcel Car- ton et Marcel Fontaine.

SI BARRE AVAIT FAIT LE POIDS...

Mercredi 6 janvier. - Confidence de François Mit- terrand au précieux Bianco. Il est bien sûr encore question, indirectement, de Chirac et de son impé- tuosité. « Monsieur Barre, lui, est un démocrate. Mais je ne suis pas certain qu'il parvienne en tête des candidats de l'actuelle majorité, au premier tour. » Jean-Louis Bianco en déduit que le chef de l'État, en se représentant, sera seul en mesure de barrer le Premier ministre.

UN TONTON TONTONMANIAQUE

Jeudi 7 janvier. - La tontonmania bat son plein. Les admirateurs du président de la République perdent patience. Avec insistance, ils souhaitent voir François Mitterrand se représenter. Dans les marges du PS, cela tient souvent de l'idolâtrie, en tout cas du plébiscite bruyant et incantatoire. Les animateurs de l'association « La mémoire courte », Jeanine Til- lard et Rémi Dreyfus, ont fait porter, le 29 décembre, à l'Elysée, vingt mille lettres de soutien à la candida- ture du chef de l'État. Jack Lang et son épouse, Monique, se dépensent sans compter pour démarcher cette idée. Comme les autres, parmi les proches du président ou les digni- taires du parti, ils ignorent tout de sa décision. Ils la forcent par tendresse, persuadés que cette cam- pagne promotionnelle viendra à bout d'éventuelles réticences élyséennes. La tontonmania bat tambour bruyamment. Le magazine Globe titre: Tonton, ne nous quitte pas. Le chanteur Renaud et l'acteur Gérard Depardieu, contactés par l'ancien ministre de la Culture, s'engagent publiquement en faveur du non-candidat-président. François Mitterrand est à la fois ravi et énervé de ces débordements. Ravi, parce qu'il sait que cet écho persistant agace Jacques Chirac et déstabilise les états-majors de l'actuelle majorité. La vague d'idolâtrie remplace avantageusement une déclara- tion de candidature en bonne et due forme. Bar- ristes, chiraquiens vont devoir partir en guerre élec- torale sans adversaire déclaré, mais avec l'ombre portée de celui-ci. Énervé, parce que la gauche elle-même raccourcit l'actuel septennat par son inquiétude de voir Fran- çois Mitterrand absent du prochain. Que diable, il reste plus de quatre mois! Et le chef de l'État répète assez qu'il ne concédera à l'histoire aucun jour de son suprême pouvoir. Alors, on tente de contenir comme l'on peut la vague. Pas question de reprendre les dérives des inventions de l'émission Bêbête Show. Pas question de confondre François Mitterrand avec « Dieu », même si beaucoup, à voir le style du « Château », jugent la France directement présidée par l'au-delà. L'animateur des clubs Espaces 89, Maurice Benassayag, un pied-noir plus discret que Roger Hanin, reçoit mission de fédérer, sans engager l'autorité de l'Elysée, tous les comités de soutien. Ce jour-là, Jacques Séguéla, l'inventeur de « la force tranquille» de 1981, le publicitaire chéri de la tontonmania, est aussi reçu au palais présidentiel. Il revient, cartons sous le bras, présenter un projet de pré-campagne baptisée « Génération Mitterrand ». Le président tient à la voir. Le premier projet, « Mitter- rand, sauveur du siècle », avait été jugé cata- strophique. Légèrement exagéré. Le chef de l'État laisse faire Séguéla, tout en demandant à Jean-Louis Bianco d'avoir l'œil sur cette «Génération Mitterrand». Il sait que l'état- major socialiste, tenu lui aussi à distance des inten- tions présidentielles, ne prise guère le tintamarre de la tontonmania, largement inspirée par des person- nalités extérieures au PS. Lionel Jospin se dit agacé par cette mode : « On avait plutôt tendance à croire que c'était dans l'ima- gerie gaulliste qu'on trouvait des hommes providen- tiels. » Le premier secrétaire du PS refuse de croire que François Mitterrand puisse lui-même entretenir la flamme de cette opération-vanité. « Cette culture de l'homme présidentiel n'est pas la sienne. Il ne la porte ni dans son cœur, ni dans ses actes. Il n'a jamais demandé la révérence. » Pauvre Jospin! Il croit encore que le mouvement soutenant le président, ou un autre candidat socia- liste, est d'une autre profondeur que cette vague de groupies pour concert rock. « Qu'on laisse aux hommes de droite, irrités du mouvement qui se met en place dans le pays, l'obsession de la tonton- mania. » Il voudrait ignorer le ton de cette pré- campagne, à gauche. Il craint que la présence d'un candidat socialiste lors de la prochaine élection pré- sidentielle repose plus sur une mode, sur un coup de communication que sur des idées. Pauvre Jospin! Il sent bien que François Mitter- rand est flatté, au fond, caressé dans le sens du poil, par cette folie tontonmaniaque. UNE GALETTE POUR DEUX ROIS

Vendredi 8 janvier. - Ce soir, on a vu Raymond Barre et Jacques Chirac s'amuser ensemble. Et même rire en chœur! Cela se passait en lisière du bois de Boulogne, au Pavillon d'Armenonville, où la fédération UDF de Paris fêtait les rois au Champagne. Le maître de cérémonie, Jacques Dominati, à nou- veau sous les feux de la rampe, avait retrouvé le sou- rire prêt-à-porter qu'il affichait chaque fois qu'il pré- sidait un méchoui, à l'époque où il occupait, dans le gouvernement de Raymond Barre, le strapontin de secrétaire d'État aux rapatriés. Rendons-lui cette justice: il avait préparé cette rencontre au sommet de l'Épiphanie avec un doigté tout diplomatique. Chacun de ses deux éminents invités a trouvé une fève dans sa part de galette. Ray- mond Barre et Jacques Chirac ont fait semblant de s'en montrer surpris; ils se sont esclaffés comme des gamins devant cette coïncidence programmée. Chacun a donc été sacré roi. C'était la moindre des courtoisies. Pouvait-on concevoir que le hasard fît preuve de partialité en présence des deux préten- dants de la majorité à la couronne élyséenne? Que serait-il advenu si un mitron étourdi avait mélangé les parts de galette au moment de la distribution générale. Ce soir, l'union de la droite tenait à une fève... Jacques Dominati assure que c'est surtout le talent du noir imitateur, Éric Blanc, pastichant Valéry Gis- card d'Estaing, qui a provoqué l'hilarité de Raymond Barre et Jacques Chirac. Certes, les deux décou- vreurs de fèves nourrissent à l'endroit de l'ancien président de la République assez de griefs conver- gents pour éprouver du plaisir à rire ensemble à ses dépens. Jacques Chirac mûrit sa vengeance depuis qu'il a claqué la porte de l'Hôtel Matignon, en août 1976, et Raymond Barre n'a jamais par- donné à Valéry Giscard d'Estaing de l'avoir tenu à l'écart de la campagne présidentielle de 1981, tel un pestiféré. Son impopularité affectait alors, paraît-il, la royale image. Les deux lauréats de la galette savent aussi que leur ex-suzerain se refuse à choisir entre eux. Quand on lui en parle, Jacques Chirac hausse les épaules. Raymond Barre, lui, affirme sans ambages que « ce non-choix n'aura pas plus d'importance qu'un pet de nonne ». Chacun se croit assez fort pour triompher seul. Mais les éclats de rire des deux hommes sont trop appuyés pour être honnêtes et, à dire vrai, le plaisir de Jacques Chirac est plus authentique que celui de Raymond Barre. Cela tient peut-être aux cachotte- ries que celui-là fait à celui-ci. Raymond Barre ignore qu'avant son arrivée à cette réception, Jacques Dominati a fait respec- tueusement savoir à Jacques Chirac, en sa qualité de président de la fédération UDF de la capitale, qu'il s'interdit, comme Valéry Giscard d'Estaing, de joindre sa signature à celles des autres députés de l'UDF qui vont prendre position en faveur du député du Rhône. S'il veut préserver son avenir personnel à Paris, l'ancien secrétaire d'État sait qu'il ne doit sur- tout pas indisposer le maire de la ville. Il a été témoin, tout à l'heure, dans les flonflons du cou- ronnement factice, de la brutalité avec laquelle Jacques Chirac traite les téméraires. Les deux personnalités radicales du gouverne- ment, Didier Bariani et Yves Galland, qui siègent au Conseil de Paris, se sont fait vertement sermonner par le Premier ministre parce que leur formation envisage de soutenir Raymond Barre: «Vous me devez tout, j'espère que vous aurez au moins la reconnaissance du ventre. » Deux supplétifs du groupusculaire Parti social- démocrate, eux aussi conseillers de Paris, en ont également pris pour leur grade : « J'espère que vous ne ferez pas la même connerie que votre patron. J'ai les oreilles extrêmement sensibles quand il s'agit des Parisiens... » Leur « patron », André Santini, maire d'Issy-les- Moulineaux, qui s'est illustré par ses tartarinades contre les socialistes à son entrée au gouvernement, en mars 1986, a commis le crime de lèse-maire de Paris en affirmant son barrisme. Ce soir-là, au Pavillon d'Armenonville, Raymond Barre trinque avec un fieffé menteur. Jacques Chirac lui laisse entendre qu'il n'annoncera offi- ciellement sa candidature qu'au début du mois pro- chain. Or, le Premier ministre a, au contraire, déjà décidé de précipiter cette annonce pour prendre son rival de vitesse. Le lièvre veut distancer la tortue sans tarder. Ce n'est pas un hasard si le ministre d'État en charge de l'Économie et des Finances, Édouard Balladur, qui était l'invité d'Antenne 2, il y a quarante-huit heures, a pressé son chef de file d'engager le combat contre François Mitterrand. Tout est organisé pour faire croire que Jacques Chirac cédera à l'insistance de ses amis. La vérité est plus prosaïque. Jacques Chirac a appris, grâce à l'indiscrétion d'un journaliste du Figaro, que Raymond Barre a prévu d'annoncer sa propre candidature à la fin de la première semaine de février. L'information a été recoupée. Depuis vingt-quatre heures, Charles Pasqua bat le rappel des troupes. Toutes les entreprises de l'état-major bar- riste, dirigé par Philippe Mestre, le député UDF de la Vendée blanche, seront désormais systématique- ment contrariées. Raymond Barre l'ignore encore. Ses proches s'efforcent de le mettre en garde contre les chausse-trappes chiraquiennes. Le député du Rhône leur répond : « Je n'ai cure des moulinets de ces gens-là... »

C'est plus fort que lui. Derrière ses discours sans concession à la démagogie, il y a un ressort qui ne doit rien à la raison, tout à la colère. Sa rivalité avec Jacques Chirac est d'abord une querelle per- sonnelle. L'ancien Premier ministre ressasse le passé contre son prédécesseur à l'Hôtel Matignon. Il ne peut s'empêcher de traiter Jacques Chirac avec condescendance. Cet après-midi encore, au cours de sa visite électorale à Limoges, il ironisait dans son allocution publique sur « ceux qui, il y a deux ans, expliquaient que la cohabitation, c'était purement et simplement une lecture mieux équilibrée de la Constitution de la République » et qui « nous disent aujourd'hui qu'il faudrait que cette expé- rience finisse le plus rapidement possible ». Puis, en privé, devant quelques-uns de ses partisans, il vitupé- rait plus crûment « ceux qui ont joué à quitte ou double le sort de la Ve République en faisant élire M. Mitterrand le 10 mai 1981. Rien ne saurait faire oublier, ajoutait-il, leur immense responsabilité ». C'est plus fort que lui et c'est cela qui rapproche Raymond Barre de François Mitterrand: une aller- gie au tempérament, au style, aux méthodes, à l'ambition de Jacques Chirac. Raymond Barre a rarement raconté cette histoire : Valéry Giscard d'Estaing, défait, penaud, abandonné des siens, lui téléphone, en pleine nuit, au soir de sa déroute du 10 mai 1981, pour lui dire, pathétique et dérisoire à la fois : « J'espère que votre destin vous donnera l'occasion de nous venger. » En pensant surtout: «de me venger ». Car Raymond Barre n'a pas besoin de ce souvenir pour nourrir sa propre revanche. N'en déplaise à ses biographes officiels, qui situent au mois d'août 1984, sur les bords de la piscine de sa villa de Saint-Jean-Cap-Ferrat, sa décision de faire acte de candidature à la présidence de la République et qui contribuent ainsi à enjoliver le portrait d'un homme d'État au-dessus des normes microcosmiques, c'est bien depuis ce 10 mai 1981 que Raymond Barre trace son sillon avec l'obsession de faire obstacle à Jacques Chirac. Il n'a jamais par- donné à son prédécesseur la guérilla permanente que le RPR lui a fait subir au Parlement, de l'automne 1976, au printemps 1981. Il n'a aucune estime pour cet homme qu'il juge « inconstant, imprévisible, infidèle ». Il vient de le répéter à ses amis limougeauds qui levaient à sa gloire leurs verres de vin du Poitou, dans les mêmes termes, curieusement, que François Mitterrand : « Cet homme ne sait pas gouverner; il se montre toujours de l'avis du dernier qui lui parle. » Et tous les bons vœux de la journée n'y peuvent rien. Le plus inquiet de son entourage est l'aimable Pierre-André Wiltzer, son chef de cabinet, dont la gracilité physique et la finesse intellectuelle paraissent parfois déplacées dans cette guerre des nerfs. Il craint que son champion ne soit trop sûr qu'en politique les bons finissent toujours par l'emporter sur les méchants. Il se méfie du syn- drome de Zorro qui affecte Raymond Barre lorsque celui-ci se fait son cinéma : « Comme dans un wes- tern, je serai le cavalier monté sur son cheval, en haut de la montagne, en train de regarder le che- min... » Il sait qu'en quittant sa colline, le preux Barre a pris le risque de descendre aussi de son pié- destal.

Les invités du pavillon d'Armenonville sont rassu- rés. Jacques Chirac et Raymond Barre se congra- tulent. Les rois sont contents. Le chef du gouverne- ment se tord même de rire quand son rival lui raconte « la meilleure de la journée » : « Figurez-vous que cet après-midi, à Limoges, des jeunes gens facétieux m'ont offert pour ma fête - c'était hier la Saint-Raymond - une petite tortue... Je l'ai baptisée "Limousine"... » On assure que Jacques Chirac, goguenard, lui a demandé : « Où l'avez-vous garée ce soir? »

LE PRÉSIDENT, SA FEMME, LEUR PROCHE AVENIR

Samedi 9 janvier. - Dix fois, ces dernières semaines, elle lui a posé la question, n'obtenant que des réponses évasives. «On verra», répète-t-il, avant de tenter d'éloigner la conversation de ce sujet glis- sant. Danielle Mitterrand se montre plutôt réservée quant à la perspective d'un nouveau septennat. Sur- tout, elle montre peu d'empressement à rejouer le rôle de l'épouse du candidat en campagne. Elle le fait savoir. François Mitterrand concède que cette fonction n'est pas des plus agréables. « On verra. » Un soir, elle aborde, elle aussi, la question de l'âge. «Nous ne sommes plus très jeunes... » Il la regarde, étonné, alerté surtout par la douleur qui pointe dans la voix. Elle répète qu'elle n'aime pas ce grand palais froid de l'Élysée, ces obligations mondaines, ces voyages officiels... Elle est fatiguée de sourire. «Nous vieilli- rons ensemble, ici ou ailleurs, cela n'a pas d'impor- tance », répond-il tendrement. LE PEN PRÊCHE, PIERRETTE BALANCE, PASQUA LIQUIDE

Dimanche 10 janvier. - La caravane du Front national est à Nice. Jean-Marie Le Pen s'inspire du style des prédicateurs américains. Micro portatif à la cravate, il fait les cent pas sur son estrade en prê- chant sa croisade contre « l'invasion étrangère ». Ses tempêtes verbales font des ravages dans les esprits à courte vue. « La seule question posée à notre pays, dit-il, c'est: en l'an 2000, y aura-t-il encore une France? » L'an mille a eu ses prophètes de malheur, nous avons le nôtre. Jean-Marie Le Pen ressemble à ce soudard en chef qu'on avait surnommé « l'Archiprêtre » au cours de la guerre de Cent Ans et qui cherchait à camoufler ses féroces appétits personnels sous de fausses mis- sions civilisatrices. La violence le suit comme son ombre. A Nice, une équipe de télévision de FR3 a été agressée à la fin du meeting. Le chef de file de l'extrême droite n'est toujours pas parvenu, en tout cas, à faire la paix avec sa femme. Pendant ce temps, à Paris, Pierrette Le Pen multiplie les rendez-vous plus ou moins secrets avec les journalistes. Elle accuse son mari d'avoir lancé « un contrat » sur sa tête. Des tueurs (d'anciens har- kis) seraient à ses trousses. Elle affirme également qu'elle dispose de documents prouvant que Jean- Marie Le Pen a fait payer certains de ses nouveaux amis, ralliés de fraîche date à son parti, pour les pla- cer en position d'éligibilité sur la liste du Front national aux européennes de juin 1984. Les angoisses de Pierrette Le Pen ne semblent pas, toutefois, contrarier ses amours avec l'écrivain Jean Marcilly, l'auteur de l'hagiographie Le Pen sans ban- deau, qui a eu cette phrase mémorable : « Si Le Pen n'existait pas, seule la France aurait pu l'inventer... » C'était, bien entendu, avant de s'enfuir avec sa femme.

Le ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, n'y va pas, lui non plus, de main morte : « Les socialistes ne représentent plus rien », a-t-il dit devant les jeunes du RPR réunis à la Défense. « Ils n'ont plus d'idées. Ils n'ont plus d'estomac. Ils n'ont plus de projets. Ils n'ont plus rien. Il faut les liquider! » En joue?

CHIRAC SORT, V.G.E. TÉLÉPHONE AU « CHATEAU »

Jeudi 14 janvier. - A quoi rêve Giscard? Si la ques- tion pouvait se poser elle est devenue obsolète. Gis- card rêve à Giscard. Jacques Chirac en a reçu la preuve aujourd'hui même. Ce matin, le Premier ministre a rendez-vous avec l'ancien président de la République qui veut l'entre- tenir, à son domicile parisien, « de la situation géné- rale ». Il sait décrypter ce langage codé. Il a compris qu'il sera exclusivement question de l'échéance pré- sidentielle. Il a l'esprit ailleurs. Il doit participer ce soir, en direct sur TF1, à l'émission de Christine Ockrent, Le Monde en face et il a plutôt envie de se préparer à cette épreuve. Mais Jacques Chirac n'a pas songé un instant à demander le report de cet entretien; il fait montre, à l'égard de Valéry Giscard d'Estaing, dans l'exercice de ses fonctions, d'un souci extrême du respect des formes, celles qui doivent prévaloir, dans les institutions de la V Répu- blique, de la part d'un Premier ministre vis-à-vis du chef de l'État. On lui reproche parfois d'en paraître trop obséquieux mais il ne parvient pas à se départir de cet état d'esprit que lui a inculqué son maître, Georges Pompidou. Un président restera toujours président. Après les banalités de circonstance, Jacques Chirac, selon l'un de ses proches, laisse donc Valéry Giscard d'Estaing délivrer son message. Un message dont le contenu ne le surprend pas : pas question, veut dire Valéry Giscard d'Estaing, d'interférer dans cette primaire entre mes deux anciens subordonnés; ne comptez donc pas sur moi pour vous aider contre François Mitterrand. Mais il y met beaucoup de circonlocutions : « Vous comprendrez, n'est-ce pas, que je ne dois pas m'impliquer dans la compétition entre mes deux anciens Premiers ministres. Si je m'y impliquais je ne rendrais pas, vous en conviendrez, un service à la France. D'abord parce que cela substituerait le juge- ment d'une personne, le mien, au jugement qui va être sollicité auprès des électrices et des électeurs. Ensuite parce que cela comporterait le risque de ranimer les divisions de la majorité... » Avec tellement de périphrases que Jacques Chirac revoit soudain les grimaces d'Éric Blanc imitant Gis- card l'autre soir au Pavillon d'Armenonville. Il doit faire un gros effort sur lui-même pour réprimer une envie de fou rire. Imperturbable, Valéry Giscard d'Estaing soliloque : « Si je prenais position pour l'un contre l'autre, ce serait un facteur de division, ce ne serait pas un facteur d'union... » Jacques Chirac aperçoit sur le bureau de l'ancien président de la République, un volumineux docu- ment qui ressemble à un manuscrit. Il s'agit sans doute, pense-t-il, du prochain livre de Valéry Giscard d'Estaing, le récit d'une psychanalyse, s'il faut en croire les Renseignements généraux. Jacques Chirac n'est pas dupe. Il perçoit que le vrai mobile de son interlocuteur réside dans cette névrose qui le pousse à nier, depuis sept ans, ses propres responsabilités dans son échec du 10 mai 1981 et à cacher sa soif de revanche derrière de vains appels au rassemblement des Français. Il devine sans peine que Valéry Giscard d'Estaing croit tenir enfin sa chance de revanche en se posant en commandeur de l'union de la majorité. Il ressent une impression de malaise. Le pouvoir rend-il fous ceux qu'il rejette? On lui parle mais il n'entend plus vraiment. Son esprit vagabonde. Il revit en accéléré son propre insuccès de 1981. Un éclair d'angoisse. « D'ailleurs, poursuit Valéry Giscard d'Estaing, on chercherait dans mon attitude des raisons ne tenant pas du tout à mon jugement sur l'un ou sur l'autre, mais tenant aux souvenirs et de cela je ne veux pas... » Jacques Chirac dira plus tard qu'il entendait à cet instant exactement le contraire de ce que tentait de lui expliquer l'ancien président. Lui aussi était-il menacé de folie? La rancune de l'ancien chef de l'État remonte à la surface; il hait Barre autant que lui. « Je ne veux pas que la France se prononce en fonction des souvenirs bons ou mauvais que je peux avoir. Vous compre- nez, n'est-ce pas? - Je comprends parfaitement, monsieur le Pré- sident... - J'ai surtout senti qu'il divaguait » racontera Jacques Chirac après avoir quitté «l'ex». Il a surtout réalisé que Valéry Giscard d'Estaing ne plaisante pas lorsque, en privé, il accrédite l'idée qu'il ne refuserait pas, le cas échéant, de devenir le Premier ministre d'un François Mitterrand réélu sans majorité assurée à l'Assemblée nationale. Naïf, alors, Giscard? Point du tout. Il n 'a pas perdu ses qualités de chasseur et il sait toujours courir deux lièvres à la fois. Son offre de service vaut pour la galerie de l'opinion publique, prise à témoin de sa bonne volonté, en gage d'avenir.

Valéry Giscard d'Estaing pose des jalons. Un peu partout. Surtout là où personne n'oserait l'imaginer. Paradoxes des jeux politiques! Les Français ne le croiraient pas et pourtant c'est vrai. Jacques Chirac à peine sorti de son bureau, où V.G.E. téléphone-t-il? A l'Élysée. A qui? A Jean-Louis Bianco, qui ne lui demandait rien. Pourquoi? Pour lui résumer sa prise de position, souligner sa neutralité. Depuis neuf mois Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand vivent une lune de miel clan- destine. Leur rapprochement est la conséquence de la « cohabitation ». Leur tête-à-tête de l'été de 1984 à Chamalières a eu des suites inattendues. Devenu ras- sembleur, François Mitterrand a découvert que ce que disait son prédécesseur sur la nécessité de l'union des Français n'était pas puéril. Valéry Gis- card d'Estaing, abandonné par tout le monde en 1981, se sent un peu moins seul maintenant que son successeur a lui aussi rencontré la solitude au faîte du pouvoir. La tactique se mêlant au sentiment, les deux hommes ont pris un malin plaisir à nouer des liens de connivence. Ils se sont déjà vus à trois reprises. Deux fois officiellement: le 6 mai dernier, quand Valéry Giscard d'Estaing a été reçu à l'Élysée après son élection à la présidence de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale, puis le 1er octobre. La troisième fois dans le plus grand secret à la mi-octobre. Ils ont fort courtoisement échangé leurs vues sur l'Europe, la monnaie, les pro- blèmes de défense, les privatisations, etc. Et leurs entourages respectifs ne se refusent plus rien. L'Ely- sée a donné la consigne : « Soyez coopératifs avec Giscard. » C'est ainsi que les deux présidents de conseils régionaux socialistes, Noël Josèphe (Nord-Pas-de- Calais) et Robert Savy (Limousin) n'ont pas manqué à l'appel quand l'ancien chef de l'État a réuni tous leurs pairs dans son fief d'Auvergne. C'est ainsi que d'anciens collaborateurs de Pierre Bérégovoy, l'ex-ministre des Finances, siègent parmi les experts du Conseil pour l'avenir de la France créé par Valéry Giscard d'Estaing pour préparer les grands dossiers du futur. De même, une quinzaine de socialistes, dont plu- sieurs anciens collaborateurs de Laurent Fabius, Jacques Delors, Robert Badinter, Georgina Dufoix, participent au Club de la Géode, dont la présidence est assurée par un giscardien, Philippe Mahrer, et un fabiusien, Lionel Zinsou. « Formidable », a dit Valéry Giscard d'Estaing. «Le président le souhaitait», a souligné Jacques Attali, qui s'est souvenu d'amitiés familiales avec Michel d'Ornano, l'un des rares fidèles de l'ancien chef de l'État. Les trente membres du Club se réunissent une fois par mois à l'heure du petit déjeuner chez Baumann, un restaurant de la rue Marbeuf, et y convient parfois certains invités, Pierre Bérégovoy, Valéry Giscard d'Estaing. François Mitterrand a trouvé un allié objectif qu'il n'attendait pas. Les mitterrando-giscardiens sont en marche. Jusqu'où? Jusqu'à quand?

UNE MAUVAISE DOUBLURE DE JACQUES CHIRAC

Samedi 16 janvier. - Huis clos à l'Hôtel Matignon. Jacques Chirac enregistre sa déclaration de candida- ture en catimini. La presse ne pourra pas compter les prises. Mécanique, banal, il enfile des mots. Un zeste de gaullisme. Une dose de barrisme. Un peu d'épice socialiste. Fade pot-pourri. Puis, relit le texte des deux annexes. Trop vite, comme à son habitude. Jean- Marie Tjibaou crie : « Pouce! On ne comprend pas! » « Il a raison. On a de la peine à suivre », surenchérit Jacques Lafleur. - « De toute façon, ajoute le président du FLNKS, sans rire, on ne pourra pas signer cet accord... » Angoisse générale. Christian Blanc, qui boit du petit lait depuis le début des échanges, redoute sou- dain que Jean-Marie Tjibaou ne change brutalement de ton. Va-t-il exhiber la lettre qu'il a dans sa poche depuis 19 heures - et dont il possède lui-même un exemplaire? Cette lettre adressée en principe au Pre- mier ministre, a été imposée au chef indépendan- tiste, dans l'après-midi par «Léo» et «Yéyé»; elle refuse toute négociation dans l'immédiat. Jean-Marie Tjibaou a produit son effet. Il termine la phrase laissée en suspens : « On ne pourra pas signer... puisque le ministre des DOM-TOM n'est pas là! On ne peut pas signer sans lui, n'est-ce pas? » Tout le monde s'esclaffe de nouveau. Personne n'a songé un seul instant à inviter Olivier Stirn, le ministre des DOM-TOM (à titre - chacun le sait - purement provisoire...) « Monsieur Tjibaou, vous avez beaucoup d'hu- mour », remarque Michel Rocard. Séduit par le style roublard du chef indépendantiste, Jean-François Merle passe un petit mot au Premier ministre : « M. Tjibaou ferait un bon ministre de la Francopho- nie! » Nidoïsh Naïsseline, lui, comprend trop tard qu'il est venu faire de la figuration et que l'accord a été conclu, sur le fond, avant cette réunion dont le but, in fine, n'est qu'une séance de signatures. Nidoïsh Naïsseline a raison. L'accord dit de Mati- gnon a été conclu par Christian Blanc avec Jacques Lafleur trois semaines auparavant à Nouméa et avec Jean-Marie Tjibaou il y a quelques jours, à Paris, dans les chambres exiguës de l'hôtel Madeleine- Haussmann où l'éminence grise de Michel Rocard a cohabité le temps qu'il a fallu avec les délégués indé- pendantistes.

ROCARD : UNE MALADIE QUI REND AVEUGLE

Lundi 4 juillet. - « Mettez fin à ces ragots! » Fran- çois Mitterrand a été impératif. Alors, au téléphone, Jean-Louis Bianco fait la tournée des « relais d'opi- nion ». Il ne faut accorder aucun crédit à la rumeur selon laquelle le président aurait confié, lors de la réception du 29 juin à l'hôtel de Lassay (chez Laurent Fabius) qu'il avait conseillé à Michel Rocard de ne pas nommer Jean-Pierre Soisson à l'Emploi et à la Formation professionnelle, un ministère sacré pour la gauche. Il faut rappeler que c'est lui, à la demande de François Mitterrand, et avec l'accord de Barre, qui a sollicité l'ancien ministre giscardien au moment de la formation du gouvernement. Michel Rocard soupçonne le numéro deux du PS, Henri Emmanuelli, qui adore les farces (bonnes et mauvaises), d'être à l'origine de ces échos malveil- lants. En tout cas, à l'Elysée et à Matignon, on s'échange des politesses. Quand on dit là « l'anti- rocardisme rend aveugle, c'est une maladie suici- daire », l'écho répond, ici : « Le meilleur soutien de Rocard, c'est Mitterrand! » CENTRISTES : L'INJURE FAITE A GILBERT

Jeudi 14 juillet. - Jamais François Mitterrand n'était apparu plus souverain. Politiquement parlant, bien sûr. Tant pis pour ceux qui avaient cru comprendre, au cours de la campagne électorale, qu'une fois réélu il prendrait quelque distance et, surtout, qu'il laisserait une marge de manœuvre à son Premier ministre. Les choses sont bien claires : M. Mitterrand entend bien exercer la plénitude de sa fonction suprême sur l'ensemble du champ d'action politique. Qu'on n'en doute pas : il restera le maître du jeu dont il conti- nuera à fixer les règles, quitte à les modifier au gré, sinon de sa fantaisie, du moins de sa vision du pay- sage. Car en quelques petites phrases, François Mitter- rand a bel et bien mis un terme provisoire au débat sur l' « ouverture » qu'il avait lui-même lancé. Le gouvernement est désormais prié de s'appuyer sur « les forces de progrès ». Autrement dit, d'abord, au Parlement, sur les socialistes. Dans les jardins de l'Élysée, après le rituel face-à- face avec Yves Mourousi, si quelqu'un a le sourire, c'est bien le numéro deux du PS, Henri Emmanuelli. Il ne doute pas d'avoir orienté le propos présidentiel par ses récentes prises de position contre les inclina- tions centristes de Michel Rocard. Il faut rendre cette justice à François Mitterrand qu'au train où allaient les choses, la situation ris- quait fort de devenir surréaliste puisque les condi- tions posées par les centristes à leur entrée dans ladite « ouverture » aboutissaient en quelque sorte à exiger du gouvernement une politique de droite. Le temps n'est plus aux subtilités cultivées par Valéry Giscard d'Estaing et Pierre Méhaignerie. « Mon pre- mier devoir est de veiller à ce que les aspirations de ceux qui ont voté pour moi - les 54 % des Français - trouvent tout de même la réponse qu'ils sont en droit d'attendre de moi. Les groupes de l'opposition ont refusé de prêter la main. C'est à la majorité qu'il appartient de gouverner. » En somme : messieurs les centristes, si vous changez d'avis faites-le-moi savoir. Que ce discours agacé s'adresse en second lieu à Michel Rocard, cela est une évidence. François Mit- terrand n'a pas apprécié le tapage fait par le Premier ministre autour des écarts de conduite du Pr Léon Schwarzenberg - dont l'éviction du gouvernement lui a déplu - ni l'humiliant désaveu infligé au garde des Sceaux, Pierre Arpaillange à propos de l'isole- ment carcéral des détenus politiques. Michel Rocard, qui voulait prouver l'ouverture en marchant, reçoit l'ordre de ralentir la cadence et de ne pas s'aventurer à la légère sur ce terrain mou- vant. Les dirigeants du PS, qui le critiquent, seront contents. Voilà le chef du gouvernement en rési- dence surveillée et son chemin étroitement balisé. A en croire Henri Emmanuelli, pourtant, le véri- table motif du courroux du «Vieux» - comme il appelle affectueusement le président - est ailleurs. «Où?» lui demande-t-on. «Voyez à Bordeaux... », répond-il, sibyllin. Bordeaux? Bordeaux? Mais oui! bien sûr! François Mitterrand met aujourd'hui les chantres de l'ouverture au piquet parce qu'ils viennent de commettre à Bordeaux un crime de lèse-majesté: en Aquitaine les centristes n'ont pas fait de cadeau à son fils cadet Gilbert; il lui a manqué les deux voix de droite qui lui auraient permis d'être élu, il y a trois jours, président du conseil régional... L'ANGELOT, LE PONTIFE, LE MATADOR

Vendredi 26 août. - « La Nouvelle-Calédonie de papa, c'est fini! » A Nouméa, Michel Rocard para- phrase de Gaulle et se fait acclamer. Miracle de la fraternisation retrouvée! L'image de ces trois hommes émus, debout côte à côte, sur le devant de la scène drapée de tricolore, restera gravée dans la mémoire collective du terri- toire. Précoce, la nuit noire et humide de l'hiver aus- tral vient d'envahir la place des Cocotiers mais, fas- cinée par ce spectacle irréel, la foule bigarrée - qui voit pour la première fois un Premier ministre socia- liste accueilli à l'hôtel de ville - ne s'en est même pas rendu compte en cette fin d'après-midi. Elle n'a cessé d'applaudir durant toute la durée de la Marseil- laise et elle continue encore de leur rendre hom- mage. Dans sa ferveur, se mêlent un sentiment de sou- lagement, la conviction d'entrevoir peut-être le bout du tunnel et une certitude poignante, celle de vivre un instant historique, trop beau sans doute pour être vrai. Le temps, soudain, semble suspendu. A gauche, Jacques Lafleur, souverain de Caldo- chie, sourit comme un angelot florentin. A droite, serrant ses mains jointes comme dans une prière, Jean-Marie Tjibaou, pontife de Kanaky, celui-là même que « Nouméa la blanche » vouait à la prison, il y a encore quatre mois, reste figé, massif, assommé par tant d'apparente incongruité. Il a suivi le discours du Premier ministre sur la nécessité d'en finir avec « un système inégalitaire » dans un état second depuis qu'à l'ouverture de la séance il a vu cette foule nouméenne, composée de bon nombre d'adversaires politiques, l'applaudir chaleureuse- ment à la demande du barriste, Jean Lèques, maire de la ville. Au centre de ce tableau, souriant avec retenue, Michel Rocard rayonne d'une joie intérieure, à la manière de ces matadors qui font le tour de l'arène pour savourer leur triomphe après avoir côtoyé la mort. Il vient de remporter le pari qu'il s'était imposé à lui-même : parler vrai à ceux dont dépen- dra essentiellement la réussite ou l'échec de son plan de paix. Dans la pénombre, à l'extérieur de l'hôtel de ville, mêlée à une cinquantaine d'auditeurs canaques qui n'ont pas voulu côtoyer l'assistance européenne séduite par le verbe rocardien, une femme discrète, responsable de la section de Nouméa - ville de l'Union calédonienne, Philomène Machoro, sœur aînée de l'ancien « chef de guerre » du FLNKS, fait un commentaire acide sur l'accueil réservé par les Blancs au discours décolonisateur du Premier ministre: «Ils applaudissent mais ne comprennent pas. » Elle explique par une formule imagée, comment convaincre les militants de la base indépendantiste de la nécessité de jouer le jeu des accords de Mati- gnon qui vont donner au FLNKS les moyens de se renforcer : « Il faut traire la vache et utiliser intel- ligemment le lait... »

GUÉRILLERO AU VOLANT, GÉNÉRAL A L'ARRIÈRE

Dimanche 28 août. - Au volant de son minibus bleu Gaétan Dohouadée a le sourire. A côté, dans la cour de la gendarmerie, ce mini-fortin qui sur- plombe le village, ses copains rient sous cape. Si on lui avait dit, il y a quelques jours, qu'il servirait de chauffeur à toutes les têtes galonnées de Nouvelle- Calédonie, lui qui est l'un des principaux dirigeants du comité de lutte FLNKS de Canala! Ces messieurs les généraux et autres officiers ne se doutent pas qu'ils ont pour guide le chef des « guérilleros » qu'ils recherchaient au printemps... Le général Vidal, chef de l'opération «Victor» à Ouvéa, piloté par l'ancien chauffeur d'Éloi Machoro lors des déplacements clandestins de ce dernier aux heures chaudes de 1984! Image symbolique de la réussite du voyage du Premier ministre en Nouvelle- Calédonie.

L'AMENDE FAITE AU MINISTRE

Dimanche 28 août. - Quelle métamorphose! Qui eût dit que l'omnipotent président du très conserva- teur Rassemblement pour la Calédonie dans la République, Jacques Lafleur, porte-drapeau ombra- geux de la communauté caldoche et zélé député RPR, ferait un jour amende honorable devant le ministre socialiste de l'Intérieur? Pierre Joxe lui-même, qui fut longtemps la deuxième bête noire des Caldoches (la première, c'est toujours Pisani), n'en a pas cru ses oreilles. Au cours d'une réception, Jacques Lafleur lui a serré chaleureusement le coude en lui disant, presque lar- moyant: «Je vous avais mal jugé, je vous demande pardon... » « DÉTAIL» : DES BROYEURS, PAS DES FOURS

Mardi 6 septembre. - Pauvre François Bachelot! Il vient d'être exclu du Front national, pour avoir osé bouder le calembour de Jean-Marie Le Pen sur «Durafour crématoire». L'ancien député de Seine-Saint-Denis ne comprend pas ce qui lui arrive. «J'ai été totalement stupéfait, dit-il. On m'a expliqué que je n'avais pas à prendre la parole comme je l'ai fait, mais aussi et surtout que je m'étais totalement trompé d'analyse politique. Il ne s'agissait nullement, m'a-t-on assuré, d'un déra- page verbal de la part de Le Pen, il s'agissait bien d'une véritable stratégie pour faire renaître la droite nationale en dénonçant plus que jamais l'anti-France, les lobbies de la presse, de la franc- maçonnerie et des juifs. J'ai été totalement stupé- fait. Pour moi, le Front national était l'antithèse de tout cela... » Pendant ce temps, le docteur Jean-Maurice Demarquet, l'ancien compagnon d'armes devenu l'ennemi le plus acharné du président du Front national, parcourt les salles de rédaction pour proposer son témoignage: «Si, je vous assure! j'ai souvent entendu Le Pen dire que les nazis étaient des enfants de chœur et qu'à leur place, pour nettoyer les camps de concentration sans recourir aux fours crématoires, il aurait installé le long des cours d'eau, nombreux en Allemagne, des batteries de broyeurs-concasseurs de gra- vier... » « JE N'AI PAS ÉTÉ TENDRE AVEC VOUS. » « MOI NON PLUS. »

Jeudi 6 octobre. - Le Secrétaire général du RPR, Alain Juppé, reçoit au siège du mouvement chira- quien, le président du FLNKS, Jean-Marie Tjibaou. Moment fort. Événement irréel. Face à face, le nouveau chef d'état-major du parti le plus caldoche de métropole qui, il y a six mois encore voulait envoyer en prison tous les dirigeants indépendantistes de Nouvelle-Calédonie, et le chef des « terroristes » en question... C'est Jean-Marie Tjibaou qui a fait le premier pas. Venu en métropole pour convaincre tous les élec- teurs de participer au référendum du 6 novembre, il tient à rencontrer aussi les adversaires politiques de Michel Rocard; il a déjà vu le président du CDS, Pierre Méhaignerie, et le Secrétaire général du Parti républicain, François Léotard; il a envie d'exposer son point de vue au président du RPR. Donc, la veille, Jean-Marie Tjibaou a officielle- ment sollicité une entrevue avec Jacques Chirac par l'intermédiaire d'un ami, lequel a pris contact avec l'un des conseillers du maire de Paris pour les affaires calédoniennes, Daniel Naftalski, directeur de cabinet à l'Hôtel de Ville. Malheureusement, Jacques Chirac semble avoir, comme d'habitude, « des problèmes de calendrier». Va pour Juppé! a dit Jean-Marie Tjibaou. Mais à une condition : que Bernard Pons, lui, n'apparaisse pas! Pas question, pour le président du FLNKS, de passer l'éponge sur la part personnelle prise par l'ancien ministre des DOM-TOM au drame d'Ouvéa. Alain Juppé et Jean-Marie Tjibaou ont commencé à échanger des banalités. La conversation est plutôt détendue. Soudain, la porte s'ouvre. Jacques Chirac entre. Sourires coincés. Le président du RPR tend la main au président du FLNKS qui l'accepte. Un silence. «Je n'ai pas été tendre avec vous...» dit Jacques Chirac à Jean-Marie Tjibaou. Peut-être l'ancien Pre- mier ministre repense-t-il à ce qu'il disait à François Mitterrand lors de leur duel télévisé du 28 avril : « Dans votre Lettre aux Français vous disiez : " Depuis sept ans que je le rencontre, M. Tjibaou ne varie pas. C'est un homme que je respecte. " Eh bien! voilà notre différence: moi, je ne respecte pas quelqu'un qui est devenu un terroriste et je ferai tout pour que ce groupe terroriste soit réduit... » Le temps a passé. Jean-Marie Tjibaou n'est plus un terroriste. Jacques Chirac, aujourd'hui, le respecte. Le président du FLNKS sourit, cette fois de bon coeur : « Moi non plus, je n'ai pas été tendre avec vous... » Sans doute se souvient-il de l'époque, pas très lointaine, où il dénonçait « Chirac et ses fachos!...» Moment de complicité. «Dans notre panier, sur la balance, c'est kif-kif... », ajoute Jean- Marie Tjibaou, amusé. Et l'incroyable se produit : ils se parlent!

RAYMOND BARRE ET PIERRE BÉRÉGOVOY PAR HASARD

Jeudi 20 octobre. - Psychodrame au Palais- Bourbon. Une rumeur fait sensation : le ministre de l'Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, aurait secrètement rencontré Raymond Barre pour négocier avec l'ancien Premier ministre l'abstention des députés du groupe centriste lors du vote du pro- jet de budget. Les élus de l'UDF crient déjà à la « tra- hison ». La vérité est moins spectaculaire. Pierre Bérégo- voy et Raymond Barre se sont bien rencontrés mais c'était par hasard en se croisant dans les couloirs du palais national, mardi dernier, et ils ont simplement échangé quelques mots. Le député de Lyon a regretté que la loi de finances fasse trop peu de place à l'harmonisation des taux de TVA dans la perspec- tive européenne de 1993; le ministre de l'Économie a pris bonne note. En revanche, Raymond Barre a bel et bien rendez- vous avec Jean-Pierre Chevènement, mercredi pro- chain, à l'heure du petit déjeuner, pour discuter du budget de la défense.

1 000 FASCISTES, 3 000 EXTRÉMISTES, PLUS 10000 CONS

Dimanche 6 novembre. - La France, inconsciente, ne s'en doute pas encore. C'est pourtant une évi- dence : elle largue la Nouvelle-Calédonie. Son indif- férence au référendum devient, pour ce territoire qui se sentait déjà trop abandonné, le plus court che- min vers l'indépendance. Dans les appartements du Premier ministre, à l'Hôtel Matignon, il règne une atmosphère sinistre. Le photographe de Paris-Match avait été convié à fixer sur la pellicule la consécration d'un triomphe; il immortalise des funérailles. Michèle Rocard, l'épouse du Premier ministre, assise comme une gra- vure de mode sur le canapé beige, s'efforce de don- ner le change. Elle esquisse un sourire en suivant à la télé les premiers résultats nationaux du scrutin sur l'avenir de ce satané Caillou. Elle donne le change. Mais elle n'ignore pas que pour son mari, qui a conduit presque seul la campagne électorale, le taux record d'abstention équivaut à un échec. Michel Rocard accuse le coup. Il ne parvient pas, lui, à faire semblant. Il se tait, mâchoires serrées. C'est son visage qui, cette fois, parle vrai. L'objectif du reporter fixe les traits amers et le regard absent du masque de la défaite. Caroline Machoro apparaît à l'écran. La sœur cadette de l'ancien « chef de guerre » du FLNKS, qui effectue actuellement un stage à Besançon, tient des propos nuancés. Michel Rocard se souvient de sa présence silencieuse mais forte au cours de la nuit de l'accord de Matignon. Michèle Rocard fait du zapping. Sur une autre chaîne, une autre jeune femme canaque essuie en direct quelques larmes. «Je la connais... » dit le Pre- mier ministre. Il s'agit de « Kiki » - Kiki Brukoa -, la secrétaire de mairie de Canala, qui avait été chargée de lui exposer les problèmes de sa commune lors de son passage sur le territoire, en août. Ce soir Kiki pleure à l'antenne parce qu'on lui a demandé, à pro- pos de la controverse sur l'amnistie, ce qu'elle pense de la justice française. Celui ou celle qui a posé la question ne doit pas savoir que le mari de « Kiki » est en prison à Nou- méa, depuis le mois d'avril, à la suite de simples pré- somptions d'activités jugées subversives et qu'en plus, il y est malade... Pourquoi les Caldoches, se demande le Premier ministre, ne veulent-ils pas entendre le discours de la réconciliation? Pourquoi ce vote négatif de Nou- méa et des autres fiefs traditionnels du RPCR, noyau- tés par l'extrême droite? Il fera peser une hypo- thèque sur l'application de la loi référendaire. Pourvu que Jacques Lafleur, désavoué par les siens, ne démissionne pas... Michel Rocard a découvert la sensibilité exacer- bée du président du RPCR. Cet homme a besoin de se sentir aimé, indispensable. Il lui a téléphoné, dès qu'il a connu les résultats, pour lui demander de continuer à se battre malgré tout pour la mise en œuvre de leur politique commune. Il a fait égale- ment téléphoner le ministre des DOM-TOM, Louis Le Pensec, et même Pierre Joxe. Pour l'instant, malheureusement, Jacques Lafleur, choqué, déboussolé, reste évasif sur ses intentions. Michel Rocard craint de sa part un coup de déprime. Le téléphone sonne. C'est le fidèle Christian Blanc : « Je viens de bavarder avec Lafleur, il m'a dit qu'il ne lâcherait pas... » Michel Rocard soupire de soulagement. Voilà au moins une nouvelle réconfor- tante. Christian Blanc, pour autant, ne se montre pas optimiste : « Il y a parmi les Européens de Nouvelle- Calédonie mille authentiques fascistes, trois mille extrémistes de droite bons pour toutes les manipula- tions et dix mille cons! Il va falloir se débrouiller pour les faire partir du territoire, sinon nous n'arri- verons à rien. »

(SE) SACRIFIER (POUR) LES AUTRES

Mercredi 9 novembre. - « Jean-Pierre, pour les quelques minutes qui nous restent encore et qui s'écoulent comme le sable des plages aux doigts des enfants, laisse-moi te dire qu'il y a longtemps que j'avais percé la rigueur de ton personnage et l'appa- rente sévérité de ton visage... » Sous un ciel de deuil et d'humidité, Jean-Marie Le Pen, la voix brisée, le visage ravagé, prononce l'éloge funèbre de son lieutenant, Jean-Pierre Stir- bois, mort samedi dans un accident de la route. Ils sont quelques milliers de fidèles religieusement ras- semblés autour du parvis de l'église Saint-Augustin à Paris. Le Président du Front national, dont les propos sont hachés par l'émotion, commet un terrible lap- sus: «Dans la vie politique, explique-t-il avec des sanglots dans la voix, il faut sacrifier les autres... » Aussitôt, Jean-Marie Le Pen se reprend : il faut « se sacrifier pour les autres... » Personne n'osera relever cet accroc de langage. On ne badine pas avec la mort.

JAURÈS, C'EST MOI!

Mercredi 16 novembre. - Officiellement, François Mitterrand est venu à Castres, patrie de Jean Jaurès, pour dévoiler une plaque à l'occasion d'une exposi- tion qui retrace l'histoire d'une famille bourgeoise, les études d'un élève brillant, l'éveil d'un républi- cain au socialisme, les grandes luttes ouvrières des verriers de Carmaux, l'affaire Dreyfus, la haine de l'antisémitisme, le combat pour la paix d'un patriote assassiné le 31 juillet 1914 au café «Le Croissant ». Officiellement, il parle donc de Jaurès. Jaurès qui disait : « Je suis un paysan. Pour un pay- san rien n'est jamais acquis. La seule garantie est dans l'effort des hommes, dans l'entêtement, souvent solitaire, mais aussi dans le travail partagé. Voilà bien des vertus permanentes. » Jaurès qui, à la Chambre des députés, consacrait son premier discours à l'enseignement, au savoir, « premier droit, première liberté, première dignité ». Jaurès, qui écoutait « monter les colères » du monde - « d'un côté tous les droits, de l'autre rien » -, entendait la troupe tirer sur les manifestants du 1er mai 1891 à Fourmies, dans le Nord (neuf morts dont deux enfants). Jaurès, qui, alors « n'est pas encore socialiste, rappelle l'orateur. S'il a choisi ce camp, ce devait être celui de la justice. Il ne le quit- tera plus ». Jaurès qui apostrophait la majorité conservatrice de la Chambre, en disant, en 1893 : « Nous apportons des projets de réformes que vous n'avez pas appor- tés. Puisque vous désertez la politique républicaine, c'est nous qui la ferons ici. » Officiellement François Mitterrand parle de Jean Jaurès. Qui ne comprend, qu'en vérité, il parle de lui-même?

LE PRÉSIDENT SURVEILLE LES PRIX

Dimanche 20 novembre. - François Mitterrand prend un plaisir certain à toutes les élections. Même celles où lui-même ne concourt pas. « Il s'intéresse même à une cantonale, à la moindre partielle, dit l'un de ses amis. Il cherchera toujours à se la faire raconter et se demandera si, à la place des candidats, il aurait agi comme eux. Un entre- tien cérébral, en quelque sorte... » Cette fois, il enquête sur la longue bataille politico-littéraire du Goncourt qui a vu la victoire d'Erik Orsenna avec L'Exposition coloniale (Le Seuil) sur Bernard-Henri Lévy qui devait normalement l'emporter, assu- raient les oracles, avec Les derniers jours de Charles Baudelaire (Grasset). Une bien belle bagarre, du point de vue présiden- tiel, d'autant que les deux auteurs rivaux sont des amis de François Mitterrand, le premier, de son vrai nom Eric Arnoux, ayant même été son conseiller culturel. Comme à son habitude, il s'est fait raconter, en détail, les coulisses de ces grandes manœuvres, par des écrivains de ses amis. Premier acte. Le 11 novembre, Roger Hanin marie sa fille au cercle Interallié. Ambiance très oranaise. Noce avec l'accent. Dans un coin, François Mitter- rand qui discute avec Guy Béart, Robert Hossein, Roger Hanin et B.H.L., demande subitement à celui-ci de lui raconter les derniers potins de la guerre des Prix. L'auteur, amusé, s'exécute. Le pré- sident se réjouit d'apprendre que Bernard Pivot a proposé lors d'un Apostrophes en direct de la fameuse salle à manger de chez Drouant, un premier choix de livres, et s'étonne que les Goncourt négligent cette présélection. La rumeur veut même que, piqué au jeu, le pré- sident, les jours suivants, se soit enquis des déve- loppements de cette passionnante affaire, qui lui semble valoir, en suspens et teneur romanesque, ses joutes électorales du passé. Après quelques jours de confusion - Michel Tour- nier souhaite que le Goncourt soit attribué à Guy Hocquengheim, à titre posthume - retour à la nor- male. C'est-à-dire aux négociations.

Restent en piste, au terme du quatrième tour, B.H.L., Orsenna, Emmanuel Carrère (P.O.L.) et François Olivier Rousseau (Grasset), défendu par le juré communiste André Stil. Quatre voix pour B.H.L., trois pour Orsenna, deux pour Carrère, une pour Rousseau. Vient le cinquième tour, le seul qui compte. Cer- tains jurés, liés à Gallimard, auraient, à en croire les rumeurs, décidé de voter pour Les derniers jours de Charles Baudelaire. Le Seuil, par ailleurs, avait déjà eu le Goncourt l'année précédente, avec Tahar Ben Jelloun. On attendait donc, logiquement, un autre éditeur. Et comme Gallimard, de surcroît, n'avait pas de candidat en lice, le prix semblait devoir reve- nir à Grasset. Or, à ce fameux cinquième tour, le lundi 14 novembre, Orsenna l'emporte avec cinq voix, contre quatre à B.H.L., et une, celle d'André Stil, à Fran- çois-Olivier Rousseau. Le chef de l'État, en ce dimanche 20 novembre, interroge ses amis des milieux littéraires. On lui explique que les jurés Renaudot ont décerné leur prix la veille du Goncourt, selon le calendrier immuable des Prix. Le Renaudot et le Goncourt étant proclamés simultanément le lundi à 13 heures, seuls les jurés Goncourt, comme c'est de tradition, sont mis dans la confidence - Orsenna est couronné, pour éviter que le lendemain, ils ne décernent à leur tour leur propre prix au même candidat. Mais les Renaudot laissant - c'est la règle - la préséance à leurs aînés du Goncourt, ils ont, comme chaque année, retenu un suppléant, au cas où les Dix de chez Drouant auraient l'intention de fixer eux aussi leur choix sur l'auteur de L'Exposition coloniale. Les Renaudot ont ainsi pressenti René Depestre, un auteur Gallimard, comme remplaçant éventuel. La nuit portant conseil, le lendemain, les jurés Goncourt couronnent Orsenna... Le président apprécie.

ROCARD? « JE NE PENSAIS TOUT DE MÊME PAS QUE ÇA IRAIT SI VITE »

Mardi 22 novembre. - François Mitterrand s'irrite d'entendre toujours dire qu'il y a du Mendès France chez Michel Rocard. Il sait ce que certains pensent : qu'il est plus chic, plus moral, plus vertueux d'être Mendès le preux que Mitterrand le florentin. Que le pouvoir souille et que l'ancien président du Conseil avait vu sa réputation grandir à chaque échec poli- tique, entrant même dans la légende après son retrait de la vie politique active. La référence à Mendès a toujours énervé le pré- sident. Que Rocard s'en empare ainsi double son agacement. Alors, pourquoi avoir choisi pour Pre- mier ministre quelqu'un qui ravive un fantôme? Il fait cette réponse, pendant les grèves du secteur public. « Je ne voulais pas passer tout un septennat avec l'hypothèque Rocard au-dessus de ma tête. Je l'ai choisi pour voir ce que voulait Rocard, ce que valait Rocard. Eh bien, j'ai vu! Je ne pensais tout de même pas que ça irait si vite. » Le président fait allu- sion à la dispersion de l'image rocardienne dans la gestion des crises sociales. A sa difficulté de commu- niquer. Il fait allusion au fantôme de Mendès. Il paraît rassuré.

PIERRE MAUROY N'AIME PAS UN «PROCHE» DE FABIUS

Mercredi 23 novembre. - Coup de colère de Pierre Mauroy devant le bureau exécutif du PS. « J'en ai assez de ces attaques! » Le premier secrétaire pointe son doigt en direction de Laurent Fabius qui fait semblant de tomber des nues et demande des expli- cations. «Tu sais très bien ce que je veux dire! » lui rétorque Pierre Mauroy en brandissant un exem- plaire du Parisien libéré. Ce journal publie un écho rapportant, à propos de la situation à Marseille, des critiques formulées contre lui par « un jeune député » présenté, sans autre précision, comme « un proche de Laurent Fabius ». Ce que veut dire Pierre Mauroy, c'est qu'il a identi- fié ce contestataire anonyme. Il s'agit du porte- parole officieux des fabiusiens, Claude Bartolone, député de Seine-Saint-Denis. AVEC LE PC: PRIÈRE D'ENLEVER SES GANTS

Mercredi 30 novembre. - Avant la réunion du Conseil des ministres, Michel Rocard explique à François Mitterrand qu'il a l'intention, cet après- midi, à l'Assemblée nationale, de répliquer aux communistes qui exploitent sans vergogne les conflits sociaux. Mais sans les citer directement, afin de ne pas compliquer la tâche de Pierre Mauroy, appelé tôt ou tard à négocier avec eux les élections municipales. François Mitterrand lui conseille, au contraire, de ne pas mâcher ses mots : « N'ayez pas une attitude frileuse! Mettez la tête entre les épaules et allez-y! Je les connais : ils rêvent de prendre une revanche. Et leur offensive, en ce moment, vise beaucoup plus loin que les municipales. Ne prenez pas de gants avec eux, ils seront obligés de céder car ils ont trop à perdre. »

JACK EN BAISSE, PIERRE EN HAUSSE

Jeudi 1er déc mbre. - Jack Lang n'est plus en cour. Ce sentiment confus le traverse régulièrement depuis des semaines. Qu'a-t-il fait pour démériter? Son envie d'un ministère de l'Intelligence? D'un ministère de l'Intelligence et même de la Beauté, si l'on en croit certains proches de l'Élysée? Mais non! On ne lui en tient plus rigueur. On en a souri, c'est tout. François Mitterrand n'a rien de spécial à repro- cher au ministre de la Culture. Simplement d'avoir été longtemps, trop longtemps, dans son paysage familier. A nouveau septennat, envie de change- ment, de nouvelles têtes. Et puis Jack Lang s'est mis à avoir des ambitions plus larges que celles de la culture. Certains de ses amis lui ont fait admettre que la rue de Valois était une impasse, même presti- gieuse. Jack Lang a moins envie d'être le grand ministre européen de la Culture. La Fête de la musique, le rock à Bercy... il ne fera jamais mieux. Pourquoi gérer? L'audiovisuel est sa bête noire. Il a compris qu'il ne pouvait plus sauver la France du PAF. Trop tard. Trop cher. Mauvaise image pour lui, dans l'avenir, si les Français se mettent à trouver leur télé ou leur ciné débiles. D'avance, il est d'accord avec eux, mais cette culture-là est privati- sée, vouée à l'Europe des financiers. Mauvaise image... Et puis, il y a Pierre Bergé, P-DG de la maison de couture Yves Saint Laurent qu'on voit de plus en plus dans l'entourage de François Mitterrand. Pierre Bergé, amené par Lang, et qui, après avoir fait anti- chambre deux mois, a su semaine après semaine se rendre sympathique au chef de l'État. Depuis quel- ques jours, Pierre Bergé, qui postulait pour le commerce extérieur, en mai dernier, croit son rêve redevenu possible. Il a déjà l'Opéra, sur ordre du président. Pourquoi pas, un jour, toute la culture? Jack Lang refuse d'envisager cette perspective. Il n'a plus été invité à Latche depuis des semaines. Bergé y est allé. Pas de quoi s'inquiéter. Mais, en fai- sant les comptes, tout de même, en mettant bout à bout les interventions de Pierre Bergé, il doit bien admettre que celui-ci se trouve sur sa route, avec l'aval du « Château ». «JE VOUS INTERDIS DE POSER CE GENRE DE QUESTION! COUPEZ!» Dimanche 4 décembre. - Michel Rocard à bout de nerfs. Visitant le Salon de la navigation, un journa- liste d'Antenne 2, ravi de l'interviewer, lui fait remarquer, allusion aux grèves du secteur public : « En ce moment, Monsieur le Premier ministre, les bateaux, ça marche mieux que les métros... » Le mal- heureux reçoit une volée de bois vert : « Je vous interdis de poser ce genre de question! C'est scanda- leux! Arrêtez tout! Coupez! » Bon pour le bêtisier de fin d'année.

DEPUIS MAI, BARRE S'AMUSE BEAUCOUP

Jeudi 8 décembre. - Raymond Barre ne votera pas la motion de censure déposée contre le gouverne- ment par le RPR. «On se trompe d'objectif », a affirmé l'ancien Premier ministre au cours de la réu- nion du groupe des députés centristes. Le ministre de la Fonction publique, Michel Durafour, préposé numéro un à la poursuite de l'« ouverture », se frotte les mains: «Cette prise de position constitue un fait politique majeur, peut-être l'un des plus importants, sinon le plus important depuis le début de la Ve République... » Valéry Giscard d'Estaing, au contraire, fait grise mine : « Monsieur Barre n'est plus chez nous, je vais le dire... » L'homme par qui ce «scandale» arrive quitte le Palais-Bourbon sans autre commentaire. S'il appa- raît renfrogné, c'est uniquement pour donner le change. Il sait qu'il a marqué des points, aux yeux de l'opinion publique, en se montrant, lors de sa der- nière Heure de vérité, sur Antenne 2, en compagnie à la fois de ses principaux alliés centristes, Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot, Bernard Stasi, et des « ministres de l'ouverture », Michel Durafour, Jean- Pierre Soisson, Lionel Stoléru. Raymond Barre est également satisfait d'avoir pu annoncer la création de sa Convention libérale, européenne et sociale, conçue pour devenir une force autonome. « Depuis le mois de mai, dit-il simplement, en veillant à ne pas être entendu des journalistes, je m'amuse beau- coup... »

COLOMBANI «POSE DES QUESTIONS TROP POLITICIENNES »

Lundi 12 décembre. - Une fois de plus, Gérard Colé et Jacques Pilhan sont contents. Michel Rocard, qui a connu un dimanche noir à cause des résultats des élections partielles défavorables aux socialistes, a finalement accepté leur proposition. Les deux « super-communicateurs » de l'Élysée, envoyés d'urgence en renfort, à l'Hôtel Matignon pour aider le Premier ministre à rendre sa politique plus accessible aux citoyens perplexes, ont convaincu Michel Rocard de choisir, pour répondre à ses détracteurs, la prochaine émission dominicale, d'Anne Sinclair sur TF1, 7 sur 7. Le chef du gouver- nement hésitait; Anne Sinclair lui proposait d'être l'invité de Questions à domicile. Colé et Pilhan sont contents parce que Michel Rocard s'est rallié à leur argument: oui à un tête-à-tête avec Anne Sinclair, non à un interrogatoire de Jean-Marie Colombani, ce journaliste du Monde «qui pose des questions trop politiciennes »... L'ÉCRIVAIN ET LE PRÉSIDENT

Lundi 12 décembre. - François Mitterrand et l'écrivain Élie Wiesel travaillent. Ils ont même consacré quelques heures, samedi, malgré les céré- monies du 40e anniversaire de la déclaration euro- péenne des Droits de l'homme, à leur mystérieuse occupation. Ils dialoguent. Régulièrement et pour de longues séances, pendant lesquelles il ne fait pas bon déran- ger le président. Chaque mois, l'écrivain arrive de New York, s'installe pour deux ou trois jours dans l'un des hôtels proches de l'Élysée, le Bristol ou La Trémoille, et attend le signal du chef de l'État. Que font-ils? Élie Wiesel écoute François Mitter- rand réfléchir à voix haute sur des sujets qui lui tiennent à cœur, la Bible, la spiritualité, l'enfance... A la fin, la pensée présidentielle sera contenue dans un livre. Trois maisons d'édition, au moins, Odile Jacob, Le Seuil et Grasset, en association avec Fayard, l'éditeur du chef de l'État, se disputent déjà l'honneur de publier ces réflexions.

THÉRET, MAIS AUSSI PELAT

Mercredi 14 décembre. - « Il ne manquait plus que ça... » Pierre Mauroy a l'air accablé avant la réunion hebdomadaire du bureau exécutif au Parti socialiste. Henri Emmanuelli, qui l'entend marmonner, se demande ce qui préoccupe tant son premier secré- taire. Les protestations des rocardiens contre l'absence de « grand dessein » reprochée au Premier ministre par certains autres dirigeants du parti? L'offensive de la direction du Parti communiste avant les négociations pour les prochaines munici- pales? Pierre Mauroy secoue la tête. Ce ne sont pas ces « broutilles » qui l'inquiètent mais « la menace » d'une « casserole » qui pourrait devenir gênante pour les socialistes en général, Pierre Bérégovoy et François Mitterrand en particulier. Le premier secrétaire du PS vient, en effet, d'apprendre qu'Alain Boublil, directeur de cabinet du ministre des Finances et ancien conseiller de la présidence de la République, n'est pas le seul visé par les premiers éléments de l'enquête ouverte après le délit d'initiés qui a permis à certains spé- culateurs boursiers de s'enrichir clandestinement en marge des négociations pour le rachat d'American Can par Péchiney. De fortes présomptions pèsent sur l'un des hommes d'affaires les plus proches de l'état- major socialiste, Max Théret, l'ancien P-DG de la FNAC-Diffusion et du Matin de Paris. Mais un autre nom est maintenant murmuré. Celui de Patrice Pelat, le complice des promenades privées de Fran- çois Mitterrand. Il aurait, lui aussi, profité des « fuites »...

« S'IL VOULAIT ÊTRE AUSSI MINISTRE DE L'ÉDUCATION NATIONALE, IL N'AVAIT QU'A LE DEMANDER A FRANÇOIS MITTERRAND »

Jeudi 15 décembre. - Lionel Jospin, au terme d'une épique visite à Limoges en compagnie de Michel Rocard, ne décolère pas contre le Premier ministre. En compagnie? Ce n'est pas vraiment l'expression convenable. En dissidence serait plus juste. Et même en révolte ouverte. Tout au long de la journée, le ministre de l'Éduca- tion nationale en exercice n'a pas cherché à dissimu- ler sa profonde irritation de voir le Premier ministre piétiner allègrement ses plates-bandes en se livrant à des effets d'annonce intempestifs, comme s'il pre- nait un malin plaisir à affaiblir les projets du ministre d'État : « S'il voulait être aussi ministre de l'Éducation nationale il n'avait qu'à le demander à François Mitterrand. » Lionel Jospin, ostensiblement, a refusé de partici- per à la conférence de presse donnée par Michel Rocard : « C'est votre conférence, Monsieur le Pre- mier ministre... » lui répondit-il, l'air renfrogné, en se croisant les bras et se taisant quand celui-ci lui demanda d'abonder en son sens.

JACQUES CHIRAC, LE MEILLEUR MAIRE DE FRANCE

Mardi 20 décembre. - Les sondages ne sont pas bons pour Jacques Chirac. Les Français, interrogés plusieurs fois depuis le début de l'automne, ne croient plus que l'ancien Premier ministre puisse un jour devenir leur président. Parmi les hommes de l'opposition, Raymond Barre se détache toujours. Chirac fait à peine mieux que Giscard. Léo est bon quatrième. Mais difficile de savoir où se situe le challenger de François Mitterrand. Après avoir facilité la désigna- tion d'Alain Juppé comme Secrétaire général du RPR, celle de Bernard Pons à la tête du groupe par- lementaire, il a laissé faire. La vie du parti ne le pas- sionne guère. Rénovateurs, conservateurs, il donne raison alternativement aux uns et aux autres. Il ne dit plus de mal de Philippe Seguin et laisse Alain Carignon attirer des hommes de gauche sur sa liste municipale, à Grenoble. Personne n'a quitté le RPR : Michel Noir est toujours de la famille; Charles Pas- qua rêve de la présidence du Sénat, quand Alain Poher laissera l'illustrissime fauteuil. Edouard Balla- dur attend son heure. Jacques Chirac, lui, s'occupe surtout de la mairie de Paris. Les rénovateurs du RPR, derrière Philippe Seguin, lui reprochent de plus en plus mollement, de ne choyer que les « Parisiens », Édouard Balladur, Michèle Barzach, élus de la capitale et sur lesquels l'ancien Premier ministre compte pour ravir les der- nières poches de résistance qui échappent encore à la loi chiraquienne dans Paris. Il s'est donné un nouveau conseiller, Pierre Lelouche. Un autre gourou, disent les mauvaises langues. Cette influence irrite les conseillers de la campagne présidentielle, notamment François Bon- nemain, le spécialiste image de Matignon jusqu'au 8 mai. Mais qui pourrait bien dire où se situe Jacques Chirac? Il jure qu'il va bien. Il est revenu bronzé, tonique, de vacances aux États-Unis. Il dîne avec des artistes. Il aime bien Gregory Peck. Il a cessé de fumer. Il court chaque matin, avant de se lancer dans une interminable journée de visites munici- pales. Jacques Chirac, le meilleur maire de France.

« MARCHAIS A RAISON! MARCHAIS A RAISON »

Mardi 20 décembre. - Aujourd'hui, Henri Emma- nuelli adore Georges Marchais. A la « une » du Monde, le Secrétaire général du Parti communiste, répondant aux propos tenus à la télévision par le Premier ministre, selon lequel le PCF aurait « une vision stalinienne » des choses, réplique en disant : « La vision rocardienne, elle, est d'une incommensu- rable stupidité. » Le numéro deux du PS exulte en accueillant l'un de ses amis journalistes : « Marchais a raison! Marchais a raison! »

« IL L'A TRAITÉ DE MRP!»

Mercredi 21 décembre. - Quelle mouche a piqué Jacques Barrot, d'ordinaire si calme? Le Secrétaire général du CDS court en tous sens, à travers le Palais-Bourbon. Il jure à qui veut l'entendre: « Il a insulté Pierre! Il a insulté Pierre! » Du calme. « Quel Pierre? - Pierre Méhaignerie, voyons! - Bon. Et qui a insulté Pierre Méhaignerie? - Jacques Chirac, voyons! Au cours de notre réu- nion de «clarification» de l'opposition!... - Mais qu'est-ce qu'il a dit, Chirac, à Méhaignerie? - Il l'a traité de MRP! — ... »

DES SALES GOSSES QUI AMUSENT FRANÇOIS MITTERRAND

Jeudi 29 décembre. - En accord avec l'Élysée, SOS-Racisme mène campagne pour le droit de vote des immigrés aux scrutins municipaux. Interviews d'Harlem Désir, affiches sur les murs... le paradoxe qui avait si bien servi François Mitterrand au prin- temps refleurit. Hasard? Pas du tout: SOS-Racisme croit sincèrement en son combat, mais sa proposi- tion entre à nouveau dans le plan présidentiel. Le chef de l'État a l'intention de relancer la boule des immigrés dans le jeu de quilles de la droite, pour les municipales. Il dira son envie de voir les immi- grés mieux traités, lors de son message aux Français, le 31 décembre. Quelques-uns ont déjà trahi le secret tout en sachant que le chef de l'État demeure réservé... sur l'octroi à court terme du droit de vote aux immigrés. Justement, les enfants de SOS- Racisme et du trotskisme, Jean-Christophe Camba- délis, Isabelle Thomas et Julien Dray. L'appareil du PS s'en étonne, Matignon s'en inquiète parfois, mais, depuis la victoire de François Mitterrand, on voit beaucoup ces jeunes loups, diri- geants étudiants de la crise de 1986 ou animateurs des associations antiracistes, dans le sillage pré- sidentiel. Ils sont de tous les voyages, des dîners, par- fois même des entretiens. « François Mitterrand fait volontairement de la provocation, dit un socialiste, en jouant les gamins contre la vieille garde. » Se sen- tant soutenus, protégés, ceux-ci usent et abusent de leur nouveau pouvoir. Isabelle Thomas n'est plus la jeune étudiante timide du mouvement contre la loi Devaquet. Changement de look et ambition affichée dans l'establishment socialiste. Cambadélis est devenu un redoutable apparatchik, rue de Solférino, et au grand effroi des anciens, il n'hésite pas à bro- carder les chefs historiques du PS. Certains s'en plaignent, mais ces sales gosses sont intouchables. Quand on les gronde, ils téléphonent au « Château ». Le plus remuant est sans conteste Julien Dray. Il se croit autorisé, à trente-trois ans, à rappeler les socialistes à des dogmes oubliés. Il se veut à la gauche de la gauche et ne rate jamais une occasion, surtout médiatique, de dénoncer toute dérive cen- triste. Élu député dans l'Essonne, dans une des cir- conscriptions les plus acquises au PS, il a lui aussi troqué jeans et naturel contre les cravates et l'air effronté de celui à qui tout est permis. Ses bêtes noires? Michel Rocard et Matignon. Pendant la grève des infirmières, il rencontre les coordinations, comme s'il était le ministre de la Santé. Il anime avec Isabelle Thomas un club socialo- trotskiste qui tire sur tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à une velléité d'ouverture. Mati- gnon, à plusieurs reprises, a dénoncé les gamineries de la bande à Julien Dray, s'étonnant, surtout à pro- pos du recentrage, que le président puisse laisser s'épanouir des idées trop contraires à celles du chef de l'État lui-même. Mais ces jeunes gens amusent François Mitterrand. Julien Dray est toujours persuadé que Michel Rocard a manœuvré pour le priver de son secréta- riat d'État à la jeunesse. On a beau lui dire que c'est Jospin. Il préfère y voir l'œuvre de Matignon. Le chef de l'Etat laisse dire, et Laurent Fabius, grand frère modèle de ce jeune homme pressé, souffle sur le feu. Comme si tout le monde trouvait quelque intérêt à l'intrépidité de ce député-procureur. Tant que sa fougue est dirigée contre Rocard... Julien Dray aurait en tout cas reçu l'aval du chef de l'État pour publier, prochainement, une lettre ouverte au Premier ministre.

1789 MITTERRAND TÊTE D'AFFICHE

Samedi 31 décembre. - Pierre Joxe, pour le réveil- lon, s'est offert un beau cadeau. Un communique. Un communiqué du Nouvel An, qui sera diffusé aux premières heures de 1989. Le ministre de l'Intérieur sait bien qu'il écrit là ce qui fera l'effet d'une bombe : l'annonce officielle de l'abrogation des prin- cipales dispositions de la « loi Pasqua » sur l'immi- gration. Pierre Joxe est ravi. Les immigrés, l'immi- gration, le fond de commerce du Front national... On en parlera beaucoup jusqu'aux municipales! Il est guilleret, Pierre Joxe. « Ce soir, a-t-il expliqué à sa famille, on va bien rigoler. » De tous les membres du gouvernement, il est, avec Michel Rocard, le seul au courant du projet présidentiel. A son retour d'Andalousie, François Mitterrand lui a confié son irritation de se voir de plus en plus souvent dépeint dans la presse comme un monarque. « Pour mon message de vœux, a-t-il pro- mis, nous allons danser la Carmagnole. » Le chef de l'État veut inaugurer en « sans-culotte », l'année du bicentenaire de la Révolution française. Pas camouflé sous la perruque poudrée de Louis XIV. Il a senti le danger des symboles. Il doit mar- quer, d'entrée, sa préférence pour un autre rôle. L'abbé Sieyès, par exemple, plaidant au nom du tiers-état. Aujourd'hui, une rose au poing, la liberté, les Droits de l'homme à la bouche. François Mitter- rand, dans cette grande rétrospective que sera 1989, veut être du côté des « exclus et des laissés-pour- compte ». Commence peut-être l'année des reconsti- tutions. Il en exige la tête d'affiche.