Le Grand Schtroumpf
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LES CENTRISTES SONT-ILS TRISTES ? UDF Le Grand Présenté par les élites comme un « économiste visionnaire », Schtroumpf le professeur Raymond Barre, véritable icône du centrisme, a perdu la présidentielle de 1988 faute sans doute d’un appareil partisan ; mais peut-être aussi parce qu’il n’aimait pas la politique. Il n’empêche : cet « esprit carré dans un corps rond » aura inspiré toute une génération de politiques, de Michel Rocard à Emmanuel Macron en passant par François Bayrou. Portrait. par Jérémy Collado l a gagné à la fin. Et personne ne s’en est vraiment rendu compte. Lui si impopulaire lorsqu’il quitta Matignon en 1981, voilà que ses mots, son action irriguent les consciences d’aujourd’hui. Oui, l’esprit de Raymond Barre a infusé chez les élites « modernes », centristes de gauche ou de droite, de ceux qu’on appelle aussi parfois les « partis de gouverne- Iment ». Il fut le premier à utiliser un certain jargon – compétitivité, rigueur, mondialisation, déficits publics – dans une France à l’éco- nomie largement administrée. Il est le politique qui diagnostique la fin des Trente Glorieuses. Et qui plaide alors pour l’ouverture des frontières, l’innovation, l’économie globalisée et le dépasse- ment de la France par l’Europe. Tout comme Margaret Thatcher affirmait autrefois qu’il n’y avait qu’une seule politique possible, chacun veut de nos jours tenir un discours de « vérité ». Alain Juppé par exemple, répète à qui veut l’entendre qu’il préfère être défait en affirmant la vérité qu’être élu sur des mensonges. C’est du Barre dans le texte. « Plusieurs aspects de Raymond Barre sont triomphants aujourd’hui, avance Thomas Guénolé, politologue et spécialiste du centrisme. D’abord, c’est la victoire de la technocratie sur la démocratie. Barre était “l’expert” par excellence, l’économiste présenté comme “vision- naire”. Ensuite, c’est le triomphe de la pensée économique anti-keyné- © DR sienne, à coup de plans de rigueur. Et, enfin, c’est aussi l’inaptitude 76 77 Charles Charles LES CENTRISTES SONT-ILS TRISTES ? RAYMOND BARRE des gens qui sont dans cette posture à se faire élire... » En d’obtenir un rendez-vous et de devenir colleur d’affiches 1988, Raymond Barre échoue à la présidentielle, battu pour le Centre des démocrates sociaux (CDS), abonde : par un Jacques Chirac bien plus politique que lui : malgré « Pour remporter l’élection présidentielle, il vaut mieux ses 5 millions d’électeurs et un score de 16,54 % des voix, mentir aux Français. Je remarque que ceux qui ont gagné il chute de ne pas être assez soutenu par l’UDF : « Ce qui en 1995, en 2002, en 2007, en 2012, ce sont ceux qui ont lui a coûté cher, c’est de ne pas avoir de parti, se souvient raconté l’histoire la plus agréable. Barre pensait qu’il valait Françoise Fressoz, journaliste au Monde. Il a été laminé mieux déplaire et convaincre que séduire avec des bobards. » par le RPR parce qu’il manquait d’un appareil partisan fort et uni. Or aujourd’hui, les partis sont en déclin. L’organisa- « Je n’ai pas eu la volonté viscérale du pouvoir », reconnaî- tion d’une primaire à droite en 2016, c’est aussi la victoire tra le candidat malheureux à la présidentielle de 1988. Il de Barre, d’une certaine manière, et une remise en cause du voyait dans cette campagne l’illustration de ses convic- microcosme politique. » tions contre les partis et, dans le fond, contre la politique. Chirac, après avoir fait élire Giscard en 74 et Mitterrand « Il a perdu [au premier tour en 1988] Malgré l’écho qu’ont certaines de ses prédictions, Barre en 81, lui sera viscéralement opposé. « Je suis fondamen- a-t-il vraiment été entendu par ses successeurs ? « Disons talement un universitaire, pas un homme politique. Et je parce qu’il n’avait pas vraiment envie que certains ont mis trente ans à l’entendre, ce qui est le suis heureux de ne pas leur ressembler », jauge Barre. Son de gagner. La politique, pour lui, ça n’était signe d’une incroyable surdité, ironise Jean-Christophe slogan ? « Du sérieux, du solide, du vrai ! » Alain Duhamel, pas une passion. C’était une expérience Lagarde, le président de l’UDI, qui revendique la filiation. qui fut son collègue à Sciences Po Paris, estime que Ils voient maintenant le mur de la dette que l’on aurait pu « l’esprit de sérieux en économie dont il était l’incarnation qu’il regardait avec distance. » éviter si on l’avait vraiment écouté. Or au lieu de faire le est l’un de ses héritages », mais qu’il n’a « aucun véritable FRANÇOIS BAYROU nécessaire, on a diminué l’augmentation des dépenses et, héritier ». Chaque semaine, les deux hommes prenaient pire, ceux qui empruntent ses mots n’agissent pas. Barre, le même ascenseur, Barre allant dans le grand amphi- lui, il disait, mais surtout il faisait. » Ils sont plusieurs, au théâtre, Duhamel dans une plus petite salle. « Une semaine centre de l’échiquier politique, à revendiquer l’héritage. avant sa mort, il m’a envoyé une lettre pour me rappeler à Dont François Bayrou, le président du MoDem, qui a quel point son engagement européen était important, se dépassé le score de son illustre aîné à la présidentielle souvient le journaliste de RTL. Il voulait, en quelque sorte, de 2007, sans pour autant – malédiction des centristes – que je transmette cette notion. » accéder au second tour. Comme Raymond Barre : « Sauf que lui a perdu parce qu’il n’avait pas vraiment envie de Barre est une référence iconoclaste, une comète qui gagner, ajuste le Béarnais, bien calé dans le fauteuil de brille pour ceux qui veulent encore s’en souvenir. « Un son bureau parisien. La politique, pour lui, ça n’était pas esprit carré dans un corps rond », se décrivait-il avec une passion. C’était une expérience qu’il regardait avec gourmandise. Avant la politique, il est surtout connu distance. » Ancien commissaire européen, Barre est un pour son ouvrage d’économie, le remarqué Traité d’éco- technocrate pour qui la politique s’accorde toujours d’une nomie politique, publié en 1955 et 1956 en deux volumes dose de démagogie, ce qu’il refuse, au risque de perdre (il n’aura jamais le temps d’écrire le troisième), et qui les élections. Comme Pierre Mendès France, Jacques passera la barre des 100 000 exemplaires vendus. Qui Delors, Michel Rocard, Lionel Jospin ou encore... François peut se targuer, parmi les politiques actuels, d’écrire une Bayrou : « Ces hommes n’ont jamais accédé aux postes qu’ils somme référence pour les étudiants ? « Le Barre », comme méritaient. Et alors ? feint de s’interroger ce dernier. Faire on le surnomme alors à Sciences Po, est biberonné par de la politique, c’est d’abord dire la vérité à un pays. » Jean- une génération de politiques aujourd’hui âgés de 45 à 60 Christophe Lagarde qui, à 16 ans, depuis Briançon où ans, qui ont bachoté l’ouvrage jusqu’à l’overdose : « Je suis il soigne son asthme, envoya une lettre à Barre, avant une ancienne étudiante de Sciences Po et, pour nous, © DR 78 79 Charles Charles LES CENTRISTES SONT-ILS TRISTES ? UDF L’homme ne manque pas d’humour : « C’était un “père la rigueur” tout en rondeur et qui aimait bien manger, sourit Christiane Rimbaud. Quand on lui demandait s’il ne se prenait pas un peu pour Zorro, qui sauvait la France, il répondait : “Non, moi c’est Bernardo !” » c’était un pilier de la maison, il y a gardé un grand poids, été et les humiliations de l’enfance ne s’effacent jamais. » raconte Christiane Rimbaud, qui a écrit une biographie L’homme ne manque pas d’humour : « C’était un “père la foisonnante et teintée d’une certaine empathie pour le rigueur” tout en rondeur et qui aimait bien manger, sourit personnage. “Le Barre” est resté une référence. Des géné- Christiane Rimbaud. Quand on lui demandait s’il ne se rations d’étudiants ont fait leurs études avec ce livre et en prenait pas un peu pour Zorro, qui sauvait la France, il gardent un grand respect. » Le président de la Fondation répondait : “Non, moi c’est Bernardo !” » nationale des sciences politiques, Jean-Claude Casanova, fut d’abord son élève avant d’être son directeur de cabinet Il s’appelle Raymond car ses parents adulent Poincaré, à Matignon. Casanova l’appellera toujours « monsieur » et lequel refuse la dévaluation et défend le « franc fort » au son professeur lui donnera du « cher ami ». « À Matignon, milieu des années 20. Son destin est tracé. Il s’intéresse quand quelqu’un frappait à la porte, on savait que c’était à tout, de la mode aux tissus, en passant par les vins et lui », rembobine-t-il. la musique classique. C’est un mélomane averti, écrivent ses biographes, qui peut passer des heures devant les L’ancien Premier ministre est mort le 25 août 2007, dans westerns les plus populaires. Il a la fascination du grand la torpeur de l’été, quelques semaines après la victoire de large, la folie des grands espaces : pour lui, la France est Nicolas Sarkozy. Dix ans plus tôt, il a peu à peu quitté la trop petite. Il fréquente la Chine et les États-Unis, en scène politique nationale pour régner sur Lyon, un sous- revient fasciné, donne des conférences. Pour lui comme microcosme, qui ressemble à Paris mais n’en partage pas pour les élites, empreint d’une culture anglo-saxonne tous les attributs. Dans le Rhône, où il est député de 1981 et d’un tempérament d’îlien, il faut s’adapter sans se à 2002, Barre a fait campagne pour « l’apaisement et le renier, aimer son pays en voulant l’inscrire dans les pas rayonnement » de sa cité.