Ephemerides Theologicae Lovanienses 92/3 (2016) 439-468. doi: 10.2143/ETL.92.3.3170055 © 2016 by Ephemerides Theologicae Lovanienses. All rights reserved.

La fameuse interview du cardinal L.-J. Suenens du 15 mai 1969 L’appel aux médias pour promouvoir l’autorité coresponsable et collégiale de l’Église

Artur Antoni Kasprzak Institut Catholique de Paris

Cette étude aborde en détail l’histoire et les circonstances de la publica- tion de l’interview du cardinal Suenens, devenue le plus important de ses écrits. Il s’agit de l’interview du 15 mai 1969 parue dans Informations Catholiques Internationales, sous le titre L’Unité de l’Église dans la logique de Vatican II1. La publication, divulguée mondialement, a été accompagnée de son plaidoyer sous forme d’un livre de José de Broucker, intitulé Le dossier Suenens: Diagnostic d’une crise2. Au cœur de la crise qui a suivi le Concile Vatican II, le cardinal Suenens a voulu se donner une stratégie et un objectif. La stratégie consista à réveiller l’opinion publique dans l’Église en critiquant la faiblesse de la mise en œuvre du Concile Vatican II dans la vie concrète de l’Église3. Quant à l’objectif, il s’agissait d’une réouverture du débat sur la collégialité épiscopale lors du Synode de 1969 pour donner plus de chances de décentraliser l’autorité dans l’Église, comme l’interview tente de le justifier: c’est cela qui serait «la logique de Vatican II». Si la réforme conciliaire soutenue par la vision du Pape Paul VI se fondait sur la mise en valeur de la communion «entre» centre «et» périphérie de l’Église4,

1. L.-J. Suenens, L’unité de l’Église dans la logique de Vatican II [Interview accordée à José de Broucker], dans ICI, n° 336 (15.V.1969), pp. i-xvi. 2. Cf. J. de Broucker, Le dossier Suenens: Diagnostic d’une crise, Paris, Éditions Universitaires, 1970, 290 p. En allemand: Das Dossier Suenens: Diagnose einer Krise, Graz – Wien – Köln, Styria, 1970, 340 p.; en anglais: The Suenens Dossier: The Case for Collegiality, Notre Dame, IN, Fides Publisher, 1970, 258 p.; en espagnol: El cardenal Suenens y la aceleracion de las reformas en la Iglesia, Bilbao, Desclée De Brouwer, 1970, 300 p.; en néerlandais: Het dossier Suenens: Diagnose van een crisis, Brugge, Desclée De Brouwer, 1970, 304 p. 3. Cf. M.-D. Chenu, Les remous après l’interview du cardinal Suenens. L’opinion publique dans l’Église, dans Le Monde, (21.VI.1969), 3 cols. sur 2 p. Cf. une lettre du 21 juin 1969 de M.-D. Chenu adressée au cardinal Suenens au sujet de son intention de le soutenir dans l’opi- nion publique: archives du Saulchoir à Paris de M.-D. Chenu, boite «1969». 4. L’expression «communion entre centre et périphérie de l’Église» est un usage du Pape Paul VI, ce que souligne son substitut, le cardinal G. Benelli, dans sa conférence en 1973: «Mi limiterò a richiamare alcuni dati e concetti essenziali, per poi dare in merito la mia testimonianza personale: che è quella di un membro della Curia Romana, al termine del primo quinquennio di quella riforma della Curia, voluta da Paolo VI proprio per favorire 440 a.a. kasprzak

Suenens lance un appel pour orienter cette communion: «de la» périphé- rie «vers le» centre5. Comme nous le montrera cette étude, l’idée du pri- mat de Belgique n’a pas été acceptée dans sa forme par les plus hautes figures de l’Église. Elle a même provoqué une crise de confiance entre le cardinal Suenens et le Pape Paul VI. Une question reste ici à élucider: l’enjeu de cette tension tenait-il seulement au fait que Suenens abordait une question aussi sensible en la jetant sur la place publique, ou au fait de l’avoir formulée si radicalement, c’est-à-dire en interprétant la collégialité comme coresponsabilité6? Promouvoir la coresponsabilité est bien le sujet central de l’interview. Nous apportons ici un regard complémentaire sur le contexte historique qui peut donner un peu de lumière en vue d’une bonne réponse. Le travail de préparation de l’interview, la méthode adop- tée pour sa divulgation, révèle le talent de son auteur pour communiquer à l’échelle mondiale. Mais nous nous intéressons aussi aux réactions néga- tives que l’interview a suscitées dans les institutions centrales de l’Église catholique. Nous pensons que l’analyse de ce dernier aspect de l’histoire pourra bien éclairer la réponse. Quarante-sept ans se sont écoulés depuis la publication de cette fameuse interview de Suenens. Ce long intermède a permis d’accéder aux archives personnelles de Suenens et de proposer ainsi la présentation du dossier avec tous les enjeux historiques7. La recherche a pu être réalisée aussi grâce aux suggestions de Jan Grootaers qui m’a donné accès à ses archives personnelles8. al massimo questo rapporto, questa ‘comunione’ fra ‘centro’ e ‘periferia’». G. Benelli, La Sede di Pietro e le Chiese locali, dans G.B. Re – D. Cecchi, Il cardinale Giovanni Benelli (Coscienza studi, 22), Roma, Studium, 1992, p. 248. 5. Le cardinal Suenens a écrit dans son interview: «Tout autre est l’approche qui va de la périphérie vers le centre. Celle-ci perçoit l’Église d’abord comme une réalité évangélique, dans son mystère spirituel et sacramentel profond». Suenens, L’unité de l’Église dans la logique de Vatican II (n. 1), p. i. Cf. Y. Congar, De la Communion des Églises à une Ecclésiologie de l’Église universelle, dans L’Épiscopat et l’Église Universelle, Paris, Cerf, 1962, 227-260, p. 234. 6. Le sujet de la collégialité interprétée comme coresponsabilité est abordé dans ma thèse, soutenue à Paris le 4 novembre 2008, selon une co-tutelle entre l’Institut Catholique de Paris et Katholieke Universiteit Leuven. Cf. A.A. Kasprzak, La collégialité épiscopale interprétée comme coresponsabilité dans la pensée et l’action du cardinal Léon-Joseph Suenens: Une figure de pasteur dans la crise qui suit le Concile Vatican II, Lille, ANRT, 2009, 585 p. 7. Nous exprimons ici notre gratitude au chanoine Leo Declerck pour son encouragement dans la recherche basée sur les archives personnelles de Suenens, et surtout pour sa lecture critique de notre analyse. Pour l’accès aux archives de Suenens, cf. Archevêché de Malines- Bruxelles, Wollemarkt 15, B-2800 Mechelen. 8. Jan Grootaers(†), rédacteur en chef de la revue belge De Maand pendant longtemps, observateur et chroniqueur perspicace du mouvement œcuménique. Auteur de plusieurs publications sur l’histoire du Concile Vatican II et de sa réception postconciliaire par l’Église belge. Pour l’accès au contenu des notes personnelles de Jan Grootaers, concernant l’interview du cardinal Suenens, cf. A.A. Kasprzak, Inventaire du Fonds José de Broucker, «dossier Suenens» (Documents pour une histoire du Concile Vatican II), Paris, Ed. ICP, 2015, l’index n° III. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 441

L’Interview vue à l’échelle mondiale, et la polémique autour de la coresponsabilité de l’Église post-conciliaire

L’interview du cardinal Suenens a suscité une abondance de réactions qui n’a été égalée par aucune autre de ses publications. L’écho s’est réper- cuté à échelle mondiale tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église. De toute évidence, cette interview a été la plus remarquée parmi des centaines d’autres dont le cardinal a fait l’objet durant sa vie9. D’emblée, cette publi- cation constitua une véritable «machine médiatique». Un commentateur français parla même à son sujet d’un effet de bombe («La Bombe Suenens»)10. Selon les archives de presse recensées dans L’Inventaire du fonds José de Broucker, «dossier Suenens»11, 89 périodiques provenant de 13 pays dif- férents ont participé au débat provoqué par l’interview de Suenens. Cette dernière constitue ainsi un document initial, sur lequel se greffent des centaines d’articles exprimant des réactions favorables ou défavorables­ à la critique et aux propositions du cardinal. La portée de ces documents alimenta un vif débat qui, entre 1969 et 1971 seulement, a donné naissance à 246 articles, 12 dépêches imprimées, des centaines de citations, des émissions avec Suenens à la radio ou à la télévision, etc.12... Pourquoi les réactions ont-elles pris cette ampleur inattendue? Tout d’abord, l’interview révélait le caractère contestataire d’un cardinal jouissant d’une grande autorité au sein de l’Église et dans le monde. Le franc-parler de Suenens est d’ailleurs comparé à l’attitude d’un Luther, y compris dans les coulisses du Vatican13. Ensuite, cette interview a été largement et rapi- dement diffusée à travers le monde puisque mes recherches ont recensé

9. Notons ici que, simplement pendant le Concile, à partir du moment où Suenens est devenu le modérateur du Concile, il a été confronté quotidiennement aux journalistes. La forme la plus utilisée était l’interview. Cf. L.-J. Suenens, Pour l’Église de demain, conver- sation avec le cardinal Suenens [la conversation accordée à Karl Heinz Fleckenstein], Paris, Nouvelle Cité, 1979, p. 52. 10. Kasprzak, Inventaire (n. 8), nos 113 et 460. 11. Ibid. La référence de 608 documents répertoriés par l’inventaire est: «F. Broucker ‘Dossier Suenens’, n°…». 12. Il s’agit d’une vingtaine de catégories de documents concernant le débat autour de l’interview. Cf. Kasprzak, Inventaire (n. 8), l’annexe n° III. 13. Selon le témoignage personnel de Suenens: «Ottaviani disant à je ne sais plus [à] qui: ‘C’est un Luther. Il semble qu’il soit possédé du démon. C’est vraiment l’histoire de Belzebuth, pendant que dans les rues de Malines ou de Louvain on criait “Barrabas ou Jésus” [sic! Ce devrait être «Barrabas ou Suenens» – c’est ainsi que le 13 mai 1966 les gens criaient dans les rues de Louvain; l’erreur vient probablement de la transcription dactylographiée]’». Archives personnelles de Suenens. B. n° 60: «Interview ICI 15.05.1969. I. Incidents mars 1969, Texte, Premières réactions, Correspondance». Cf. L. Declerck, Catalogue des archives personnelles du cardinal Suenens. (En dehors des papiers conci- liaires et des papiers concernant la question du ‘Birth control’ et de l’encyclique ‘’), 2003, Pro manuscripto Consultation réservée. Cf. J. de Broucker, L’aile mar- chante de l’église a trouvé son leader: Suenens le cardinal manager, dans Réalités, [s.n.] (II.1970), p. 59, dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 20. 442 a.a. kasprzak des traductions en dix langues14. De plus, la publication concernait des sujets urgents en rapport avec des tensions post-conciliaires ayant une double origine: d’une part la crise de la fin des années soixante, et d’autre part certaines décisions que Paul VI s’était réservées. L’interview a été publiée au moment où resurgissait la question de fond, celle de la récep- tion de Vatican II dont la «logique», pour Suenens, appelait donc la mise en œuvre de la collégialité épiscopale15. Précisons ici que la fameuse interview de Suenens ne fut pas une réac- tion ponctuelle en faveur d’une telle la mise en œuvre du Concile Vatican II. La publication s’inscrivait dans l’action et la réflexion centrale de Sue- nens, c’est-à-dire dans son zèle pastoral pour réformer l’Église d’après la dynamique du Concile. Il s’agissait donc de l’idée maîtresse de Suenens selon laquelle l’Église post-conciliaire avait besoin de mettre en œuvre le principe de la coresponsabilité16. Sur ce plan, son interview est exactement

14. Voici les paramètres bibliographiques des 10 traductions de l’interview du 15 mai 1969: •en anglais: Unity in the Church in the New Perspective: An Interview with Cardinal Suenens, dans The Tablet, n° 6730 (17.V.1969), pp. 484-493. Unity: In the Light of Vatican II, dans America, [s.n.] (24.V.1969), p. 611. [Le texte présente certains passages du texte intégral de l’interview du card. Suenens du 15.5.1969, publiée aux ICI (n. 1); cf. F. Broucker «Dossier Suenens», n° 142]. Exclusive Interview: What’s Wrong with the Church: By Cardinal Suenens, dans Sunday Independent, (18.V.1969), dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 139. •En allemand: Die Einheit der Kirche in der Dynamik des Zwei- ten Vatikanums: Interview mit J. de Broucker, dans Orientierung, n° 33 (1969), pp. 99-110. •En croate: dans Glas Concilia (Zagreb). [Malgré nos recherches approfondies, nous n’avons pas réussi à retrouver les données bibliographiques exactes de cette source]. Cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), p. 52. •En espagnol: La Unidad de la Iglesia: En la lógica de Vaticano II. El cardenal Suenens contesta las preguntas de José de Broucker, dans El Ciervo, n° 184 (VI.1969), pp. 4-11. •En hongrois: Az egyház egysége a II. vatikáni zsinat szellemében (I, II rész), dans Vigilia, n° 34 (VII.1969) et n° 34 (IX.1969), pp. 433-444; 505-515. •En italien: L’Unità della Chiesa nella logica del Vaticano II [Un documento eccezionale sui problemi della Chiesa d’oggi: Intervista con il Cardinale Leo-Joseph Suenens Arcivescovo di Malines – Bruxelles e del Belgio], dans Famiglia Mese, Il Mensile di Famiglia Cristiana, n° 14 (1969), pp. 2-15. •En néerlandais: Exclusief interview met kardinaal Sue- nens: De eenheid van de Kerk in de lijn van Vaticanum II, dans Internationale Katholieke Informatie, n° 10 (16/31.V.1969), pp. i-xvi. •En polonais: Logiczne konsekwencje Soboru: Wywiad z kardynałem Suenensem, dans Tygodnik Powszechny, n° 22 (1.VI.1969), pp. 1, 3-4. •En portugais: Vozes (Petropolis, en Brésil). [Malgré nos recherches approfondies, nous n’avons pas réussi à retrouver les données bibliographiques exactes de cette source]. Cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), p. 52. •En tchèque: dans Katolicke Noviny (slovac). [Malgré nos recherches approfondies nous, n’avons pas réussi à retrouver les données biblio- graphiques exactes de cette source]. Cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), p. 52. Cf. [S.A.], Premiers commentaires sur l’interview du cardinal Suenens, dans ICI, [s.n.] (1.VI.1969), p. 22. De Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), pp. 11-50. 15. L’expression «…dans la logique de Vatican II» apparaît dans le titre de l’interview de Suenens. 16. Le lien «collégialité – coresponsabilité» est très exhaustif chez Suenens: il lui consacre d’abord tout un livre (1968), ensuite ses deux fameux articles (l’un du 15 mai 1969, l’autre du 16 mai 1970), enfin, des dizaines d’interviews (1969-1972). Cf. Suenens, L’unité de l’Église dans la logique de Vatican II (n. 1). L.-J. Suenens, Seul un dialogue libre permettrait de résoudre les problèmes soulevés par l’Église de Hollande, déclare au ‘Monde’ le cardinal l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 443 dans la continuité du livre consacré à cette idée, et publié un an avant l’inter- view, sous le titre: La Coresponsabilité dans l’Église d’aujourd’hui17. L’analyse théologique proposée dans ce livre, comme dans son interview, se réfère à l’ecclésiologie telle qu’elle est conçue dans la ligne de Vatican II. Elle rappelle alors les deux dimensions de l’Église, universelle et particu- lière, mais en soulignant l’importance de ce dernier aspect, véritable source de la vie ecclésiale. Une telle vision est axée sur l’unité, à travers tous les niveaux de la hiérarchie de l’Église, jusqu’au niveau paroissial. Pour ­Suenens la coresponsabilité joue ici un rôle indispensable, tant dans la communion de l’Église, qu’à l’intérieur de la structure hiérarchique18. Enfin, notons l’ampleur de l’interview. Elle s’étend sur 16 pages format A4, du bulletin des Informations Catholiques internationales. Il s’agit de plus de douze mille mots et d’environ deux cents paragraphes. «La vision de l’Église que nous présente […] le primat de Belgique est tellement vaste qu’elle semblera à beaucoup un négatif [comprendre: une matrice] de Vatican III»19. Nous proposons ici de résumer huit points de l’interview: 1. Les rapports entre le Saint-Siège et les Églises locales (le «centre» et la «périphérie»); Le cardinal Suenens revalorise la théologie des Églises particulières20. Il appelle la mise en œuvre du Concile pour une Église orientée vers l’ave- nir, où dont l’unité n’impliquerait «nullement l’uniformisation maximale ni la concentration de tout au centre», mais comporterait une diversité profonde dans les domaines spirituels, liturgiques, théologiques, canoniques, pastoraux. 2. La primauté et la collégialité; Suenens s’oppose ici à «toute présentation du rôle du Pape qui isolerait celui-ci du collège des évêques dont il est le chef». Le Pape a le droit d’agir ou de parler seul, toutefois «ce mot ‘seul’ ne veut jamais dire ‘sépa- rément’ ou ‘isolément’»; l’analyse réclame également une mise en œuvre

Suenens, [interview accordée à Henri Fesquet], dans Le Monde, Sélection Hebd, n° 1124 (12.V.1970), pp. 1, 7. Dans F. Broucker «Dossier Suenens»: •n° 33 [L.-J. Suenens, Seul un dialogue libre permettrait de résoudre les problèmes soulevés par l’Église de Hollande, déclare au ‘Monde’ le cardinal Suenens, dans Le Monde, (12.V.1970), pp. 1, 7]. •n° 301 [L.-J. Suenens, Très Saint Père, Vénérables Frères, [discours prononcé par le cardinal Sue- nens au cours du Synode extraordinaire de ], 14.X.1969]. •n° 587 [Le texte de l’inter- view de Suenens accordée au film documentaire sur sa vie, réalisé par le studio allemand «Studio-Film GmbH. Film- und Fernsehproduktion für Wissenschaft und Bildung»]. 17. Cf. L.-J. Suenens, La Coresponsabilité dans l’Église d’aujourd’hui, Bruges, Des- clée De Brouwer, 1968, 224 p. 18. Cf. ibid., p. 32. 19. M. Bowen, Senior Cardinal Challenges Rome, dans The Sunday Times, (25.V.1969), dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 360. Cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), p. 231. Cf. l’article de R.A. Graham, Suenens’ Attack – Vatican III Blueprint?», dans Vermont Catholic Tribune, (25.VI.1969), dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 147. 20. Cf. la lettre d’Y. Congar à Suenens du 1 mai 1969, dans F. Suenens, A.P. b. 60. 444 a.a. kasprzak dans la logique de Vatican II, afin que «les Églises particulières – à travers leurs évêques réunis en conférences épiscopales – soient consultées ouver- tement et collectivement, et puissent collaborer aux documents d’intérêt vital pour toute l’Église». Suenens désire associer à ce travail «non ­seulement leurs commissions théologiques propres, mais encore les laïcs qualifiés en la matière». Il s’agit d’éviter une sorte de credibility gap [perte de crédibilité] à l’intérieur de l’Église et de procurer les fruits «d’une vaste collaboration entre Rome et les Églises particulières». 3. L’évêque et son Peuple; La notion de Peuple de Dieu est mise en avant. Comme cela a été inscrit par le Concile dans , Suenens souligne que «tous les fidèles – pape, évêques, clergé, laïcs – ont en commun le même baptême qui les rend tous fils de Dieu, frères en Jésus-Christ, sanctifiés en l’Esprit Saint». En conséquence, l’autorité hiérarchique «s’insère plus nettement, comme un service, au cœur de la communauté ecclésiale, en très étroite union de vie avec elle». Pour Suenens, la mise en œuvre du Concile sur ce nouvel axe de l’union de l’évêque et de son peuple «va poser des exi- gences nouvelles». Il propose ainsi de parler de «l’évêque de type Vatican II» et du besoin pour lui d’apprendre «à dialoguer avec le clergé et les fidèles, au sein des nouveaux conseils presbytéraux et pastoraux». L’évêque doit aussi «se dégager d’un certain isolement paternaliste. II doit accepter un nouveau mode d’exercice de l’autorité. Au lieu de la situer dans la decision taking [décréter], il s’agit de la mettre en mode collectif, ce que Suenens appelle la decision making [élaborer la décision]. 4. La vie et les lois; Après le Concile Vatican II l’Église vit un printemps. Mais dans cette Église il y a un problème de «glaciers» fondus provoquant des torrents cherchant un débouché... Suenens est bien d’accord avec le fait que l’Église doit affronter les changements et même des crises internes dans le maintien de l’autorité, l’autorité dont, reconnait-il, l’exercice «doit évo- luer selon les époques dans ses modalités d’action». L’interview s’inscrit donc ici dans la conscience d’un rapide déplacement de l’anthropologie. 5. Le rôle du collège des cardinaux dans l’élection du pape; Le cardinal Suenens propose d’ouvrir la discussion collégiale par l’éventualité de réformer le mode d’élection du pape. Pour souligner le caractère passager des traditions humaines dans l’Église, Suenens critique en outre «les honneurs ecclésiastiques de tout genre» comme des vestiges monarchiques. Il rappelle «les ‘Princes’ de l’Église que sont, protocolaire­ ment, les cardinaux». 6. Le Pape et la Curie romaine; L’auteur de l’interview demande également la réduction des fonctions du Pape pour mettre en relief «ses deux fonctions essentielles, de droit divin: tout Pape est nécessairement évêque de Rome et pasteur suprême l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 445 de l’Église universelle». L’interview souligne l’importance de l’Église de Rome, afin que le Pape, comme évêque de Rome, fasse «de cette Église la mère et le guide de toutes les Églises du monde – mater et caput omnium eccle­siarum». Le cardinal entame même une assez forte critique du sys- tème de la Curie romaine tout en s’interdisant de critiquer l’Église ou la papauté. Il réclame davantage de «communion entre les Églises particu- lières et Rome» par l’internationalisation de la Curie. Dans sa vision: «Rome pourrait être, non seulement de droit, mais de fait, un centre si précieux de rencontres! Un lieu, comme l’O.N.U. à New York, est précieux pour la paix du monde, parce qu’il permet des dialogues, impossibles ou difficiles ailleurs». 7. Le statut et la mission du nonce; Le cardinal Suenens aborde également la question du statut des nonces. Il souligne le fait que le nonce doit exercer deux fonctions à la fois; l’une est diplomatique: elle fait de lui l’ambassadeur de l’État du Vatican; en chaque pays, il est le doyen du corps diplomatique. L’autre fonction est d’être représentant du pape vis-à-vis de l’Église locale. Pour résoudre cette dualité parfois contradictoire, le cardinal propose que la fonction diplomatique soit confiée non pas à un évêque trop détaché du Peuple de Dieu, mais à un laïc. En revanche, pour la fonction religieuse il propose qu’elle soit abandonnée et qu’on donne plus de responsabilités aux conférences épiscopales21. 8. L’abandon du ministère sacerdotal. Le primat de Belgique essaie de discerner ici le problème du fond res- senti par beaucoup de ceux qui ont abandonné le ministère du presbytérat: une insuffisante crédibilité de l’Église «telle qu’elle fonctionne, en tant que témoin d’un Évangile de vérité et d’amour».

Préparation de l’interview (février-mai 1969)

La préparation de l’interview du cardinal Suenens a été accompagnée par une suite d’événements qui ont eu lieu entre février et mai 1969. Il s’agit ici de clarifier le lien entre le désir initial de Suenens de publier l’interview sur le malaise que selon lui, l’Église était en train de vivre en

21. «Au Synode de 1969, Suenens critique la Constitution apostolique Sollicitudo omnium Ecclesiarum promulguée par Paul VI le 24 juin 1969 au sujet du statut des nonces apostoliques. Il prend contact e.a. avec H. Küng pour faire des propositions en vue d’une réforme du conclave. [Il s’agissait de faire élire le pape non plus seulement par les cardinaux (en dessous de 75 ans et étant toujours en fonction) mais aussi par des délégués des confé- rences épiscopales (en s’inspirant de la composition du synode). Cf. F. Suenens, A.P. b. 120]. Lors d’une audience (17 octobre 1969), le pape lui parle de son interview dans Informations Catholiques Internationales». L. Declerck – T. Osaer, Les relations entre le cardinal Montini-Paul VI (1897-1978) et le cardinal Suenens (1904-1996) pendant le Concile Vatican II, dans Notiziario, n° 51 (VI.2006), Istituto Paolo VI. Centro internazionale di studi e documen­ tazione promosso dall’opera per l’educazione cristiana di Brescia, p. 76. 446 a.a. kasprzak cette période post-conciliaire, et le moment exact de sa décision, ainsi que l’organisation technique de la publication, assurée par un suivi dans la presse.

1. Début de la préparation de l’interview Le cardinal Suenens voyait la ligne générale du message qu’il voulait transmettre dans la presse internationale, cinq mois déjà avant sa fameuse publication. La preuve en est son interview accordée au journal Le Soir en Belgique et publiée pour la première fois le 15 janvier 196922. Suenens y aborde un point de vue général que l’on retrouvera dans son interview du 15 mai, à savoir que «l’équilibre n’est pas encore trouvé» entre «tendance centralisatrice et tendance décentralisatrice»23. L’idée essentielle concer- nait donc un appel à la décentralisation de la gouvernance dans l’Église et l’urgence d’une mise en œuvre de la «logique de Vatican II». Suenens voulant lancer un message de portée mondiale sur les sujets mentionnés ci-dessus, choisit Paris24. C’est là qu’il fit la connaissance de Georges Hourdin, directeur des Informations Catholiques Internationales. Pour concrétiser le projet de Suenens, Hourdin lui recommande un jour- naliste fort compétent, réputé pour ses grandes enquêtes religieuses: José de Broucker25. Les premiers échanges entre les deux hommes, en vue de la publication de l’interview, commencent au mois de février 196926.

2. Rédaction du texte de l’interview L’origine de la décision de publier l’interview s’inscrivait donc dans le contexte d’une crise entre le centre et la périphérie de l’Église. Comme les pays voisins, la Hollande et la France en particulier, la Belgique

22. L’interview a été reproduite dans le bulletin du diocèse de Malines-Bruxelles Pastoralia le 10 mars, et aussi dans La Documentation catholique le 20 avril 1969. Cf. L.-J. Suenens, Interview du Cardinal Suenens, dans Pastoralia, n° 3 (10.II.1969), [s.p.]. Interview du Cardinal Suenens, dans DC, n° 1536 (16.III.1969), pp. 297-299. 23. L’interview du 15 janvier affirme et réclame une plus grande sensibilité à l’Église particulière, une présence de l’Église dans le monde plus adaptée à la vitesse de son agita- tion, une Église fidèle non seulement au passé, mais ouverte et accueillante à l’avenir. Comme cela est présenté dans l’interview du 15 mai 1969, Suenens souligne la vision d’une Église ouverte aux multiples choix terrestres tout en restant fidèle à la foi commune. Il distingue la Tradition sacrée et «ce qui relève de pures traditions humaines, sujettes à révision». Suenens, Interview du Cardinal Suenens, dans DC, n° 1536 (n. 22), pp. 298-299. 24. Cf. J. de Broucker, Entretien réalisé par Artur Kasprzak, Paris, 29.XI.2004. 25. Cf. ibid. 26. La date a été trouvée par déduction. Dans ses notes personnelles, Jan Grootaers décrit son entretien téléphonique avec José de Broucker, du 5 mars 1969, et précise dans la première phrase de son compte rendu: «Depuis quelque temps, de Broucker est en contact avec Suenens dans l’espoir d’obtenir de lui une interview significative». L’expression «depuis quelque temps» ne laisse aucun doute sur le fait que Suenens avait déjà contacté José de Broucker au mois de février. Cf. Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahier 76, Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 447 connaissait à son tour une crise de contestation post-conciliaire. Paul VI n’avait pas évalué avec exactitude la situation de l’Église belge, à cause du rapport trop fortement critique du nonce en Belgique, Mgr Silvio Oddi27. Entre le 7 et le 12 mars 1969, Suenens consent à se rendre au Vatican pour dissiper les équivoques. Le 10 mars il rencontre le Pape28. Malaise et déception ne se sont pas dissipés pour autant. Ce «rendez-vous manqué» de Rome n’est pas le facteur qui a déclenché la publication de l’interview. La mise en cause de son ministère épiscopal même en a sûrement accéléré la rédaction29. D’après le témoignage de Jan Grootaers, Suenens pensait déjà publier son message avant sa visite à Rome. Groo- taers dans sa conversation téléphonique du 5 mars avec José de Broucker, dit ceci: «Si Suenens ne parvient pas à imposer certains projets par les voies normales, il envisage l’éventualité de les imposer via une interview et l’opinion publique»30. Visiblement Suenens a décidé de payer le prix, par son choix de parler ouvertement. De plus, il a pris cette décision en sachant que le pape pouvait peut-être lui demander de démissionner31. Les événements montreront que ses craintes n’étaient pas fondées32.

27. Silvio Oddi (1910-2001), prêtre du diocèse de Piacenza, devenu évêque en 1953, internonce en Égypte en 1957, nonce en Belgique et de 1962 à 1969. Lors du consistoire du 28 avril 1969, il est créé cardinal, en mission de légat à la basilique patriar- cale de Saint-François d’Assise et responsable de la Basilique à Lorette. 28. Pour une étude approfondie de l’histoire de la visite de Suenens en mars 1969 au Vatican, cf. A.A. Kasprzak, Une crise entre le centre et la périphérie de l’Église dans l’his- toire d’une visite du cardinal L.-J. Suenens au Vatican, en mars 1969, dans ETL 92 (2016) 251-283. 29. Cf. Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahier 79 B. Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. 30. Cf. Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahier 76. Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. 31. Cf. «Je m’attends à des réactions dures de la part de Rome, où l’on ne pourra pas comprendre mes véritables intentions. Le Pape me remettra peut-être ma démission [sic!]. Je ne veux pas causer de rupture mais uniquement obtenir une ouverture et un espace pour rendre possible un échange d’idées sur des questions brûlantes. Je ne veux pas imposer mon point de vue aux autres; mais je veux obtenir que des tendances différentes puissent être confrontées entre elles, ce qui, dans la situation actuelle, est freiné. Lorsque nous nous réunissons avec quelques évêques, cela est immédiatement perçu à Rome comme une conspiration. Ce n’est pourtant pas nécessaire!» Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahier 77, Conversation avec le Cardinal Suenens, Malines, en date du 9 mai 1969. Dans Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. 32. Lors de son audience avec le Pape, celui-ci lui aurait demandé pardon pour l’inci- dent de la lettre. Dans sa conversation en 1980 avec Jan Grootaers, Mgr Prignon mentionne que Paul VI aurait fait un geste spectaculaire envers Suenens: «il se met à nouveau à genoux pour lui demander pardon». D’ailleurs, selon Prignon, le Pape Paul VI aurait pour la première fois demandé pardon au cardinal Suenens (et se serait mis à genoux) après les incidents qui ont suivi l’intervention de ce dernier sur le Birth Control du 29 octobre 1964. Mgr Heuschen précise que Prignon lui a dit cela, dans ses «Concilieherinneringen» (Sou- venirs du Concile). Cf. L. Declerck, Inventaires des papiers conciliaires de monseigneur J.M. Heuschen, évêque auxiliaire de Liège, membre de la commission doctrinale, et du professeur V. Heylen (Instrumenta Theologica, 28), Leuven, Faculteit Godgeleerdheid. Mau- rits Sabbebibliotheek, 2005, p. 54, numéro 384 [p. 16]. 448 a.a. kasprzak

Après son audience, Suenens prend donc la ferme décision de publier l’interview. Une première version préparatoire du texte a été achevée à la mi-avril 196933. Le contenu de l’interview est typique de ce que l’on retrouve dans la plupart des discours de Suenens, à savoir qu’il se concentre sur l’appareil de l’Église, son institution, sa fonctionnalité. En première place de l’argu- mentation figure une terminologie sociopolitique voire politique34. S’il s’agit alors du premier jet, de la main de Suenens, l’interview du 15 mai 1969 manifeste, par rapport à d’autres publications de Suenens, une diver- gence majeure qui est la suivante: la place de ses arguments et surtout leur classement selon des dossiers théologiques précis sont particulièrement vastes et complexes. Si le de l’interview est bien propre à Suenens, un éventuel apport de théologiens à la rédaction du contenu ne nous semble pas exclu. Durant la dernière étape de la rédaction de l’interview, René Laurentin a probablement35 fourni un support théologique36.

33. Cf. archives personnelles de L.-J. Suenens, boîte 10, cahier I (2.XII.1966–30.V.1972), p. 84, en date du 19 avril 1969. J. Grootaers, Entretien réalisé par Artur Kasprzak, Bruxelles, 6.IX.2007. Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahier 79 B. Kasprzak, Inven- taire (n. 8), annexe n° III. 34. Notons seulement les expressions de Suenens contenues dans l’interview dont nous parlons: «la tendance centralisatrice», «tendance décentralisatrice», «extrême droite», «extrême gauche», «extrême centre», «dialogue», «contestation», «évolution du monde». Cf. Suenens, Interview du Cardinal Suenens, dans DC, n° 1536 (n. 22), pp. 298-299. 35. Dans le but de vérifier la participation de théologiens à la préparation de cette inter- view, je n’ai réussi à obtenir qu’un entretien avec l’abbé Laurentin. Toutefois, celui-ci ne m’a révélé aucun souvenir concernant sa propre participation, sauf l’affirmation qu’il avait été invité par Suenens dans son archevêché à Malines durant cette période. Il m’a laissé entendre que presque 50 ans s’étaient écoulés depuis: «Je ne garde pas de souvenirs sur cette question… (…) Sur ce point-là je n’ai pas d’information particulière». Cf. R. Lauren­ tin, Entretien réalisé par Artur Kasprzak, Grand Bourg, 12.VII.2007. 36. Voici comment Jan Grootaers décrit la consultation de Suenens auprès de ce théo- logien: «(...) Laurentin est passé ‘clandestinement’ par Bruxelles il n’y a pas tellement longtemps. Il a été consulté par Suenens au sujet de l’interview. Laurentin me dit: ‘J’ai rarement vu un personnage en charge d’autorité aussi ouvert et aussi accessible aux critiques émises’. Il a corrigé plusieurs [sic! = critiques] selon les suggestions de Laurentin. À cer- tains moments, Laurentin s’est demandé s’il fallait adoucir certaines expressions afin de ne pas desservir Suenens aux yeux de la Curie, puis Laurentin a pensé que non, qu’il valait mieux laisser aux expressions employées leur pointe [sic! = mordant] ]afin que le texte de Suenens puisse avoir son plein impact. Celui-ci aurait été beaucoup plus grand si l’interview avait paru un mois plus tôt. Il a été desservi par sa sortie tardive. [(]Cf. [Le] Figaro de mercredi dernier au sujet de Suenens(]). Suenens a parlé comme un homme courageux car parfaitement lucide des risques. Il a dit à Laurentin qu’il savait qu’il travaillait pour autrui mais qu’il fallait prendre des risques pour faire avancer les choses. Suenens dit à Laurentin: ‘Le monde va trop vite et nos réformes sont trop lentes’. Son cri d’alarme est tout à fait désintéressé (dixit Laurentin) car il sait que l’on ne fera pas appel à lui pour exécuter les nouveaux plans». Les archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahier 78, Conversation avec R. Laurentin, Fribourg 1er juin 1969. Pour l’ensemble du texte, cf. Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. Cf. aussi la lettre de R. Laurentin à Suenens du 6 juin 1969, au sujet de son soutien théologique dans le journal du Figaro dans F. Suenens, A.P. b. 60. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 449

Diffusion internationale de l’interview et «suivi» dans la presse

Bien avant que l’interview ne soit diffusée dans la presse internationale, Suenens avait soigneusement organisé le travail en équipe pour le suivi de l’impact, avec la publication d’une série d’articles de théologiens reconnus. Rien n’a été laissé au hasard. Suenens, pour veiller à la bonne réception de son appel public, avait fixé trois réunions dans son archevêché de Malines: 9 mai, 3 juin et 16 juillet 196937. Y ont participé Jan Groo- taers et plusieurs théologiens de l’Université de Louvain, parmi lesquels: G. Philips, G. Thils, P. Fransen, J. Remy, V. Heylen, Ph. Delhaye, L. Janssens, R. Aubert38. Theodore Strotmann, membre de la Communauté d’Amay- Chevetogne était aussi présent. Durant la première réunion (le 9 mai 1969), Grootaers secrétaire général des Rencontres Internationales des Informateurs Religieux39 et directeur de la revue De Maand depuis 1961, se voit demander par Suenens d’assurer un certain «suivi»40 dans la presse. À cette occasion, Suenens redit ce qui détermine la publication de son interview, à savoir que l’autorité dans l’Église ne doit pas reposer sur la base de l’«uniformité», mais de la «plu- riformité». D’après les notes de Jan Grootaers, le cardinal lui déclare: «Notre intention […] n’est pas d’attaquer l’autorité de Rome (où l’on confond uniformité et unité), mais de confirmer cette autorité sur [une] base de pluriformité»41.

37. Cf. Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahiers: 77, 79 A, 80 (16 juillet 1969). Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. 38. Il est difficile de prouver la présence de tous ces théologiens à chaque réunion. Toutefois, ils faisaient partie du comité d’experts, consulté par Suenens. Les noms de ces personnes sont inscrits dans la revue De Maand, où chacune fait état de sa réflexion sur l’interview de Suenens. Une seule exception: les propos de G. Philips sont présentés sous forme d’un résumé de son article, publié dans NRT, par J. Grootaers. Il s’agit de l’article de G. Philips, La mise en application de Vatican II, dans NRT 6 (1969) 561-579. Cf. Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahiers: 77, 79 A, 80 (16 juillet 1969). Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. 39. Sur la question des R.I.I.R. Jan Grootaers précise: «[Les] ‘rencontres’ ont eu lieu de 1961 jusqu’en 1991. Le comité fondateur de ces ‘Rencontres’ de septembre 1961 com- prenait J. de Broucker, R. Tucci, [C.F]. Pauwels, P. Gabel et Jan Grootaers. Ce dernier fut alors chargé du secrétariat général avec la mission de convoquer et de concrétiser les réunions suivantes, principalement en vue du Concile qui était en préparation». Cf. lettre – réponse de J. Grootaers à mon enquête, le 9 janvier 2008. 40. Pendant la réunion, Grootaers prend des notes, dans lesquelles il reprend l’expression anglaise du «suivi» – «follow-up». Cf. Grootaers, Entretien réalisé par Artur Kasprzak (n. 33). 41. Archives Jan Grootaers, «Diarium», Cahier 77 en date du 9 mai 1969. Kasprzak, Inventaire (n. 8), annexe n° III. Cf. lettre – réponse de J. Grootaers à mon enquête, le 9 janvier 2008. L’explication de Suenens sur l’autorité se base non pas sur «uniformité», mais sur «plu- riformité». Elle montre à quel point Suenens était préoccupé, dans son interview du 15 mai 1969, de la structure de l’autorité dans l’Église, mais sur la base de principes politiques. Dans l’entretien, Grootaers mentionne la nature politique de Suenens, voire sa vocation 450 a.a. kasprzak

La demande de Suenens, faite d’abord aux théologiens, a été entendue très rapidement. Le numéro de juillet-août de la revue De Maand, intitulé «Après l’interview Suenens. Entretien avec neuf auteurs à propos de quatre thèmes»42, était consacré à l’interview de Suenens, et bien naturellement était orienté en sa faveur. Ce numéro «présente un intérêt particulier», explique Grootaers, «parce qu’il s’agit de professeurs de l’Université de Leuven – Louvain, qui tous appartenaient au ‘comité d’experts’ consulté par le Card. Suenens avant[43] et après [les mots sont soulignés par Grootaers] la parution de l’interview en mai 1969»44. Il est intéressant de constater dans les articles des théologiens men­ tionnés ci-dessus le nombre de propos similaires à ceux de l’interview de Suenens. Si l’on privilégie quatre thèmes essentiels (ce que propose Groo- taers dans: De Maand, n° 7, 1969), on peut retrouver pour chaque domaine les échos théologiques des analyses d’experts de l’université de Louvain:

1. Primauté ou collégialité – les articles de: G. Philips (spécialiste d’ecclésio- logie) et de G. Thils (expert pour l’œcuménisme, professeur à la Faculté de théologie de Louvain), P. Fransen (dogmaticien, professeur du «Cen- trum Kerkelijke Studies», professeur à la Faculté des Jésuites Flamands)45. 2. L’Unité entre évêque et diocésains – les articles de J. Remy (sociologue, professeur à Louvain)46. 3. Vie réelle et juridisme – les articles de: V. Heylen (spécialiste en théolo- gie morale), Ph. Delhaye (spécialiste en histoire de la théologie morale), L. Janssens (spécialiste en théologie morale)47.

manquée pour la politique. Cf. Grootaers, Entretien réalisé par Artur Kasprzak (n. 33). Cf. L.-J. Suenens, Souvenirs et Espérances, Paris, Fayard, 1991, pp. 13-14. 42. La revue De Maand est éditée en néerlandais. Le numéro consacré à l’interview de Suenens, dont nous avons reçu un exemplaire de la part de Jan Grootaers, est intitulé: Na het interview Suenens: In gesprek met negen auteurs rond vier thema’s. Cf. G. Philips – G. Thils – P. Fransen – J. Remy – V. Heylen – P. Delhaye – L. Janssens – T. Dom Strotmann – R. Aubert, Na het interview Suenens: In gesprek met negen auteurs rond vier thema’s, dans De Maand 7 (1969) 403-422. 43. C’est-à-dire durant la période où le texte de l’interview a déjà été formulé, mais pas encore publié. 44. L’explication de Jan Grootaers a été ajoutée sur une feuille de traduction de l’intro- duction de la revue De Maand, (cf. la note ci-dessus). Cf. la lettre-réponse de J. Grootaers à notre enquête du 10 septembre 2007. 45. Cf. Philips, La mise en application de Vatican II (n. 38). J. Grootaers, Geen polemiek, betoogt Prof. G. Philips, dans Na het interview Suenens (n. 42), pp. 404-405. G. Thils, Prof. G. Thils: Verhouding tussen Paus en bisschoppen, ibid., pp. 405-408. G. Thils, Collégialité épiscopale et primauté pontificale», dans Le dossier Suenens (n. 2), pp. 154-168. Cf. F. Broucker «Dossier Suenens», n° 540. P. Fransen, Prof. P. Fransen, s.j.: Primaat en collegialiteit, dans Na het interview Suenens, pp. 408-410. 46. Cf. J. Remy, Prof. J. Remy: «Formele en andere machtsstructuren», dans Na het interview Suenens (n. 42), pp. 410-412. 47. Cf. V. Heylen, Prof. V. Heylen: Kerkelijke wetten ‘sub gravi’, dans Na het inter- view Suenens (n. 42), pp. 413-414. Ph. Delhaye, Prof. Ph. Delhaye: De Wet en de wetten, ibid., pp. 414-416. Ph. Delhaye, Juridisme et vie chrétienne, dans Le dossier Suenens (n. 2), l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 451

4. Collège des cardinaux – les articles de: Th. Strotmann (sous-prieur de l’abbaye de Chevetogne, théologien et spécialiste de l’Orthodoxie), R. Aubert (historien louvaniste)48.

Notons que le livre de José de Broucker Le Dossier Suenens. Diagnos- tic d’une crise (290 p.) remplit aussi la fonction de suivi de l’entretien de Suenens. Non sans raison, J. de Broucker réédite encore une fois les articles de l’équipe à laquelle Suenens avait demandé d’assurer les com- mentaires favorables à son interview, auteurs cités ci-dessus. Au «suivi» organisé par Suenens correspondent aussi certaines publica­ tions dans la presse, autres que celle de la revue De Maand. On retrouve dans le même sens deux articles de R. Laurentin, dans Le Figaro49.

Une quadruple critique de l’interview du cardinal L.-J. Suenens

C’est de façon délibérée que je n’ai pas présenté ici toute l’analyse des réactions à l’interview de Suenens. Un premier bilan de celles-ci a été donné par José de Broucker en 1970 dans son livre50. En revanche, notre étude s’intéresse à la critique, qui semble avoir été minimisée dans ce livre qui souhaitait sans doute défendre l’idée générale, et même la personne, du cardinal Suenens. Intéressons-nous maintenant à la période qui a précédé l’ouverture du Synode d’octobre 1969.

1. L’opinion d’une partie de la Curie romaine sur l’interview du cardinal Suenens du 15 mai 1969: un regret profond et une demande de rectification Le message du cardinal Suenens publié dans Informations Catholiques Internationales a été mal reçu à la Curie romaine. Si, pour Suenens, on pouvait considérer l’interview comme «un point de non-retour»51, pour pp. 203-216. F. Broucker «Dossier Suenens», n° 543. L. Janssens, Prof. L. Janssens: Kerkelijk gezag en inhoud van de moraal, dans Na het interview Suenens, pp. 416-418. 48. Cf. Th. Dom Strotmann, Dom Theodoor Strotmann, O.S.B.: Kerkelijke Uebermen- schen waar de Oosterse Kerk geen raad mee weet, dans Na het interview Suenens (n. 42), pp. 419-420. R. Aubert, Prof. R. Aubert: Historische achtergronden van het College der kardinalen, ibid., pp. 420-422. R. Aubert, Les institutions ecclésiastiques sont-elles criti- quables et réformables?, dans Le dossier Suenens (n. 2), pp. 169-202. 49. 1° R. Laurentin, L’interview du cardinal Suenens, parue simultanément en France, en Angleterre, aux U.S.A., (...), dans Le Figaro, (28.V.1969), dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 86. 2° [R.L., initiales, il s’agit de René Laurentin], Des sociologues, méde- cins et théologiens approuvent l’interview du cardinal Suenens, dans Le Figaro, (6.VI.1969), dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 93. Cf. aussi H. Küng, Après l’Interview du Cardinal Suenens. Portrait d’un Pape, dans Monde, (12.VIII.1969), dans F. Broucker «Dos- sier Suenens», n° 556, [578]. 50. Cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), pp. 51-76. 51. Cf. J. Grootaers, Suenens, Joseph-Léon, dit Léon-Joseph, chap. t. 6, dans Nouvelle Biographie Nationale, Bruxelles, Académie Royale des sciences, des lettres et des beaux- arts de Belgique, 2001, p. 332. 452 a.a. kasprzak les hauts dignitaires de la Curie romaine, l’affaire était d’emblée classée comme «non possumus»52. Après la publication de la fameuse interview, plusieurs lettres de la Curie romaine ont été adressées au cardinal Suenens53. Les trois auteurs les plus importants sont54: le cardinal G. Garrone55, le cardinal E. Tisserant56 et le cardinal J. Villot. Ces lettres prouvent sans équivoque la désapprobation profonde de la Curie romaine envers les propos divulgués de Suenens. Sachant qu’une importante partie de l’interview est une critique des institutions

52. Voici comment un auteur anonyme décrit la réaction du doyen du Sacré Collège, dans le journal Le Figaro: «Cette fois, c’est le cardinal doyen lui-même [Eugène Tisserant] qui, avec l’accord d’autres cardinaux, dit-on, et incontestablement non à l’insu du Pape, s’adresse à l’archevêque de Malines-Bruxelles pour manifester sans doute son désaccord et celui de ceux qu’il représente. C’est de l’attitude que prendra à présent le cardinal Suenens que dépendra l’évolution de cette affaire, qui est une des plus sérieuses qui se soient pro- duites au niveau du Sacré-Collège depuis certains affrontements du Concile». [S.A.], Le Cardinal Tisserant aurait préalablement parlé au pape de sa lettre au cardinal Suenens…, dans Le Figaro, (23.VI.1969), cf. F. Broucker «Dossier Suenens», n° 105. Cf. É. Fouilloux, Eugène cardinal Tisserant 1884-1972: Une biographie, Paris, DDB, 2011, 717 p. 53. Suenens a reçu quatre lettres du Vatican. Les deux lettres qui figurent dans les archives de José de Broucker sont les suivantes: G.-M. Garrone, Monsieur le Cardinal, (...), Rome, 18.5.1969 (lettre adressée à Suenens). E. Tisserant, Cher Monsieur le Cardinal, (...), Rome, 28.5.1969 (lettre adressée à Suenens). Dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 42 et 43. Pour toutes les lettres, cf. F. Suenens, A.P. b. 60. 54. Yves Congar mentionne quatre lettres reçues du Vatican par Suenens avant juillet 1969 [une cinquième lettre provient d’un cardinal de Rennes – Mgr Paul Gouyon]: «Sue- nens a reçu sur son interview [sic!] des lettres de cardinaux, en particulier des cardinaux français: Tisserand [= Tisserant, sic!] (Suenens ne publiera pas sa lettre mais souhaite qu’elle paraisse quelque part: si on en connaissait le texte, me dit-il, Tisserand [sic!] serait couvert de ridicule, d’autant plus qu’il est bien connu que depuis des années il critique la Curie); Garrone: lettre pieuse: Dieu n’agit pas ainsi; Villot: lettre très mesurée, disant en somme: il faut collaborer, nous avançons chacun selon nos possibilités dans la situa- tion où nous sommes. La lettre la plus violente est de Mgr Gouyon [(Rennes)]. Quant au cardinal Seper, il a dit à Suenens qu’il excommunierait un fidèle lui demandant la com- munion dans la main». L’entretien de Congar avec Suenens a eu lieu à Paris («à la Légion de Marie (…) 41 rue Boileau»). Archives d’Yves Congar (le Saulchoir à Paris), boîte «1969». 55. Gabriel-Marie Garrone (1901-1994), prêtre français du diocèse de Chambéry, pro- fesseur au collège de La Villette et au Grand Séminaire de Chambéry. Consacré évêque, il reçoit la fonction de coadjuteur de Toulouse en 1947, et en 1956 est devenu archevêque; de 1964 à 1966 a été en charge de la vice-présidence de la Conférence des évêques de France. Depuis 1966 appelé à Rome, il travaillait à la Congrégation des séminaires et uni- versités devenue Congrégation pour l’éducation catholique. En 1967 il est créé cardinal par le pape Paul VI. 56. Eugène Tisserant (1884-1972), prêtre français du diocèse de Nancy; à l’âge de 24 ans il devient conservateur des manuscrits orientaux à la Bibliothèque vaticane. Il est créé cardinal en 1936. Entre 1938 et 1949 il est Président de la Commission biblique pontificale. Il fut membre de plusieurs Congrégations romaines, exerça la fonction de secrétaire de la Congrégation pour les Églises Orientales. En tant que Doyen du Collège des cardinaux, il préside le conclave de 1958 (élection du pape Jean XXIII) et de 1963 (élection de Paul VI). De 1951 à 1967 il est préfet de la Congrégation des cérémonies. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 453 centrales de l’Église, la réaction négative de leurs représentants n’est pas étonnante. Cependant, en l’examinant, il semble intéressant d’y perce- voir comme un témoignage exceptionnel de trois membres de la Curie57. Il s’agit de la parole d’hommes voués à l’Église, à la mission du pape et à son service, qui ont été extrêmement étonnés par les propos critiques de Suenens et par sa vision du fonctionnement de la Curie romaine après Vatican II. La première lettre provient du cardinal Gabriel-Marie Garrone, préfet de la Congrégation de l’éducation catholique (datée du 18 mai 1969)58. Le ton de la lettre reste fraternel. L’auteur mentionne ses «excellentes relations […] anciennes» avec Suenens, et il affirme que son ancien «ministère épiscopal actif au sein d’un diocèse ne [le] rend pas tout-à-fait [sic!] étranger [aux] préoccupations» exprimées par celui-ci. Garrone exprime toutefois ses critiques et sa réprobation envers l’interview. A Suenens il reproche principalement trois choses59: 1° l’«‘appel à l’opinion’ [qui lui] semble aller à l’encontre du bien qu’[ils poursuivent] ensemble», et qui notamment n’a pas la «valeur [qu’aurait eue] une mobilisation de l’opinion par les responsables de l’Église»; 2° avoir attiré le regard extérieur sur «certains faits malheureux» s’étant produits dans l’Église et les avoir fait considérer comme une situa- tion générale de l’Église, alors qu’il ne s’agissait que «de regrettables incidents dans une transformation en cours»; à propos de cette transfor- mation, Garrone ajoute: «(…) on ne peut vouloir de force accélérer ­l’évolution nécessairement difficile d’une machine en marche, tant cette évolution engage d’hommes et de choses et tant les valeurs à assurer sont délicates»;

57. Nous n’analysons pas ici deux lettres personnelles d’anciens nonces en Belgique: ni du cardinal Efrem Forni, du 30 mai 1969 (très critique envers Suenens) ni du cardinal , du 21 juin 1969 (exprimant aussi sa peine). Au moment de la rédaction de leurs lettres, ces deux cardinaux sont en retraite, habitant au Vatican. 58. Garrone, Monsieur le Cardinal, (...) (n. 53). 59. Le cardinal G.-M. Garrone dans la dernière partie de la lettre exprime aussi son regret au sujet d’une discorde de jadis avec Suenens au sujet de l’Action Catholique quand Suenens était l’Évêque auxiliaire de Malines, dans les années cinquante. Garrone soutenait la place centrale de l’Action catholique dans l’Église, comme mouvement du laïcat ­soutenu par l’épiscopat, alors que Suenens promouvait en même temps la Légion de Marie, mouvement fondé par le laïc Frunk Duff, destiné à promouvoir la mission de l’Église en vertu du baptême de tous les fidèles. Garrone finit sa lettre: «En vérité, Monsieur le Cardinal, je libère en ce moment ma conscience et c’est ce qui me méritera, je l’espère, votre . Vous ne m’en vouliez pas jadis de ne pas être pleinement d’accord avec l’Évêque Auxiliaire de Malines en matière d’Action Catholique: j’espère que vous ne m’en voudrez pas davantage d’user aujourd’hui de la même franchise, alors que les intérêts en cause sont autrement élevés». Cf. Garrone, Monsieur le Cardinal, (...) (n. 53). 454 a.a. kasprzak

3° un double risque contenu dans «la violence de ces critiques»: l’usage négatif des propos de Suenens par «ceux qui [veulent] refaire l’Église à leur gré», et un anti-témoignage pour «les moins contestables [lecteurs, qui] se tairont dans la stupeur, en voyant l’un des principaux responsables de l’Église se poser ainsi face au successeur de Pierre héroïquement attelé à sa tâche». La deuxième lettre a été envoyée au cardinal Suenens par le cardinal Eugène Tisserant60. La lettre datée du 28 mai exprime surtout une idée moralisante: «tout est permis, mais tout n’est pas profitable. Tout est ­permis, mais tout n’édifie pas» (1 Cor 10,23; citation incluse dans la conclusion de la lettre). Tisserant, en tant que Doyen du Sacré Collège, souligne que sa critique ne vient pas seulement de son propre «douloureux étonnement», mais du fait qu’il se «sent obligé [de se] faire le porte- parole de [ses] vénérés collègues, ainsi que des prélats et employés de la Curie romaine». Tout en passant sous silence dans notre analyse tout contenu émotionnel et extrêmement négatif pour Suenens, notons dans cette lettre deux éléments clefs. Le premier concerne une demande de rectification61. Tisserant estime que Suenens en parlant de la Curie romaine dans son interview, a diffamé ses membres «dans leur honneur d’hommes et de prêtres». Le deuxième élément est constitué par six réponses point par point aux questions majeures abordées dans l’interview. Tisserant semble vouloir corriger l’ensemble du contenu de l’interview62. Ainsi, sur la question de la relation aux autres lieux de pouvoir dans l’Église et celui de la Curie romaine, Tisserant répond à Suenens: «la Curie bien loin de garder jalousement ses pouvoirs, s’applique humblement à être au service de l’Église universelle. Elle le fait selon les sages directives du Saint-Père, qui tient le plus grand compte, dans leur élaboration, des avis sollicités et recueillis auprès des Conférences épiscopales à travers le monde». Dans la même réponse, Tisserant souligne que le retard dans les décisions n’est dû qu’au «prix que la Curie attache à cette expression de la pensée des Évêques». L’exercice de la fonction du pape est souvent triomphal, estime Suenens; mais Tisserant rappelle que Paul VI, pour renforcer son écoute et son ouverture, organisait de plus en plus d’audiences, notamment «au risque […] d’ébranler sa santé». Quant à la question de l’exercice collégial mise en œuvre par le Pape, il rappelle l’épisode où Paul VI, «d’un geste fraternel et affectueux», invita Suenens «à donner avec lui la première bénédiction du dimanche midi depuis sa bibliothèque privée»63. La réponse de Tisserant à la question de la réforme de la Curie romaine met en valeur

60. Tisserant, Cher Monsieur le Cardinal, (...) (n. 53). 61. Cf.: «Puis-je espérer que vous voudrez rectifier publiquement l’expression de votre pensée, en raison du tort que vous avez causé?». Ibid. 62. Le fait d’analyser tous les points de l’interview montre bien un désaccord total avec la pensée de Suenens. 63. Le 23 juin 1963. Cf. Fonds d’A. Prignon, n° 1504. Declerck – Osaer, Les relations (n. 21), p. 55. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 455 le fait que le Pape Paul VI la réalisait «hardiment». Tisserant évoque ensuite les réformes inscrites dans la Constitution Regimini Ecclesiae Uni- versae et demande à Suenens de voir que leur mise en œuvre sera tout à fait ajustée, avec le temps nécessaire: «Ce qui vous paraît timide lenteur semble à d’autres, évolution audacieuse, voire révolution brusquée et ­dangereuse. Le Souverain Pontife ne peut oublier qu’Il est celui qui porte la responsabilité de toutes les Églises». Quant à la réforme du Code de Droit Canonique, visiblement Tisserant récuse Suenens: il traite d’«insinuation» sa critique des «mille prescriptions du Code!». Il lui rap- pelle l’état réel des travaux de la Commission de réforme du Code de Droit Canonique, et mentionne le fait que lui-même faisait partie de cette Com- mission avec notamment «l’un des plus illustres canonistes de Louvain»64. Dans la dernière partie de la lettre, Tisserant, en parlant de Rome comme d’un lieu d’échange et de partage «où l’on [peut] librement s’exprimer» veut rassurer l’archevêque de Malines-Bruxelles sur l’accueil qui lui sera toujours réservé. Une dernière question concerne la fonction des nonces. Tisserant reproche à Suenens de généraliser le côté négatif de la tâche des nonces. Une intéressante remarque de Tisserant stipule que «l’activité des Nonces s’exerce [aussi] au service de l’autorité des Évêques». La troisième lettre de la part de la Curie romaine, le cardinal Suenens la reçoit du cardinal Jean Villot, Secrétaire d’État. Il s’agit ici de deux courtes lettres, écrites à la main65. La lettre principale, datée du 3 juin, défend d’abord le travail important du Pape Paul VI sur la mise en œuvre de la réforme post-conciliaire dans l’Église. Il défend également le tra- vail des nonces en donnant plusieurs exemples mentionnant comment ces fonctionnaires ont pu sauver la relation entre l’Église et les États dans des circonstances politiques délicates ou instables dans plusieurs pays. Dans un esprit d’amitié sincère pour Suenens et dans une langue française très élaborée, Villot regrette que le cardinal n’ait pas cherché à «participer à une table ronde où des avis plus nuancés se seraient

64. Willy Onclin (1905-1989), prêtre du diocèse de Liège, professeur de droit canonique à l’Université catholique de Louvain. Membre de la Commission préparatoire De Disciplina Cleri et conciliaire, par la suite secrétaire-adjoint de la Commission pontificale pour la révision du code de droit canonique. À son sujet, Suenens relate dans ses souvenirs, qu’au Synode de 1969 consacré à la collégialité: «…. On nous adjoignit d’office un canoniste, Mgr Onclin (…) Comme apport spécifique de Mgr Onclin, j’ai noté qu’il suggéra de modi- fier le texte proposé au sujet du devoir d’accueil que les évêques devaient réserver aux documents émanant du Saint-Père. Il y était dit qu’en ce cas les évêques avaient le devoir de commenter le texte ‘ad mentem Summi Pontificis’. Ce qui signifie qu’ils avaient à trans- mettre chaque document selon la pensée personnelle du pape et à en être l’écho pur et simple. En revanche, la formule ‘una mente cum Summo Pontifice’ invitait les évêques ‘à une communion de pensée’ qui n’était ni pure passivité, ni simple répétition. Je conclus ce jour-là qu’il y avait place même pour les canonistes dans l’Église». Suenens, Souvenirs et Espérances (n. 41), p. 180. 65. Dans les archives personnelles de Suenens les deux lettres ont été trouvées avec leurs versions dactylographiées. Cf. F. Suenens, A.P. b. 60. 456 a.a. kasprzak exprimés». Le Secrétaire d’État est préoccupé surtout par le fait que Suenens «pouvait être poussé par un certain nombre d’évêques à conti- nuer sur cette lancée». Il lui écrit: «J’aimerais tant que nous puissions auparavant nous revoir et dialoguer un peu». Il lui reproche son silence et l’invite à dialoguer directement avec le Vatican: «Et la dignité silen- cieuse avec laquelle cette Curie reçoit vos critiques me donne à penser qu’il eût mieux valu, là encore, introduire quelques distinctions». La deuxième lettre, du 14 juin, de Villot met en garde Suenens contre la communication à des tiers des lettres de la Curie romaine. Il mentionne que l’existence de certaines lettres de la Curie aurait déjà été remarquée dans le milieu de la presse parisienne66. Les recherches liées à cette étude semblent suggérer une conclusion générale: somme toute, le contenu des lettres des trois représentants du Vatican qui viennent d’être analysées, avec tout le poids de la vérité histo- rique du débat sur la mise en œuvre de la collégialité, ne peut que démon- trer la prudence toute diplomatique des responsables hiérarchiques de l’Église. Dans une lettre importante du 15 juin 1969, où Mgr A. Prignon67 décrit au cardinal Suenens l’atmosphère dans la Curie romaine après son interview, il lui précise que «dans une réunion de cardinaux, on a débattu sur le point de savoir s’il ne fallait pas conseiller au Pape de [vous] envoyer un rappel à l’ordre»68. Aucun rappel de cet ordre (au sens de conséquences juridiques) n’a été adressé à Suenens. Comme Prignon le met en évidence, pendant cette réunion de cardinaux: «On a reconnu qu’il n’y avait rien à reprocher à [son] orthodoxie, qu’il y avait même des choses justes et bonnes, mais on était unanimes à [lui] reprocher d’avoir livré ces choses à l’opinion publique». L’accueil réservé à l’interview a donc été très froid au Vatican. Les cardinaux les plus importants de la Curie romaine (entre autres

66. En effet, l’information sur l’échange des lettres a été transmis par quelqu’un dans la presse: Cf. H. Fesquet, Répondant aux critiques de la Curie, je considère comme inadmissible toute accusation qualifiant mes propos de calomnieux et toute invitation à rétractation, déclare le cardinal Suenens, dans Le Monde, (24.VI.1969), dans F. Broucker «­Dossier Suenens», n° 106. [S.A.], Le cardinal Suenens répond aux critiques de la Curie romaine, dans ICI, [s.n.] (1.VII.1969), p. 14. Grootaers, Suenens, Joseph-Léon, dit Léon- Joseph (n. 51). Suenens dans sa deuxième lettre du 20 juin 1969 explique au cardinal Villot: «Votre deuxième lettre fait allusion à la presse. Seul un groupe restreint d’experts a dépouillé une immense correspondance pour relever les critiques et préparer les réponses à mes correspondants. Si l’un d’entre eux avait communiqué un texte à des tiers – ce que j’ignore – je le déplore et le désapprouve. Mais en l’occurrence j’apprends-moi aussi par la rumeur publique le contenu de certaines lettres qui me furent écrites au plan privé». Cf. F. Suenens, A.P. b. 60. 67. Albert Prignon (1919-2000), prêtre belge du diocèse de Liège. Recteur du Collège belge à Rome de 1962 à 1972. Il est l’un des acteurs des «centres personnels» et des arti- sans de l’efficacité du travail du Collège pontifical belge nommé Squadra belga. Pendant le Concile il est nommé expert conciliaire et en 1964 devient conseiller ecclésiastique à l’Ambassade de Belgique près du Saint-Siège. 68. Lettre de Mgr Prignon au card. Suenens du 15 juin 1969. F. Suenens, A.P. b. 60. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 457 le cardinal A. Dell’Acqua69 et Mgr G. Benelli70) et même les ambassadeurs de France et du Portugal, reprochèrent à Suenens d’avoir divulgué au monde sa critique du fonctionnement des institutions romaines71.

2. La réaction de Paul VI: «[…] Nous voulons croire que l’intention fondamentale de ces fils de l’Église est droite»72 Bien que le Pape Paul VI ne fasse pas explicitement allusion à l’interview du cardinal Suenens, il prend position. Comme Mgr Prignon le mentionne: «[le pape] suit de très près cette affaire (l’interview) et ses conséquences. Il demande le plus d’informations possible»73. La réaction du Pape va être connue à l’occasion de son discours, prononcé le 23 juin, veille de la fête de saint Jean-Baptiste74. Il s’agit de la réponse du Pape «aux vœux que lui adressait, au nom du [Sacré]-Collège, le cardinal Tisserant»75. Faisant référence aux «multiples malaises» soulignés par Suenens dans son interview76, Paul VI affirme que leur véritable cause est à chercher dans «une certaine défiance qui se répand à l’égard de l’exercice du

69. Angelo Dell’Acqua (1903-1972), prêtre italien du diocèse de Milan; de 1931 à 1935 fut secrétaire de la délégation apostolique en Turquie et en Grèce; il travailla jusqu’en 1938 comme recteur du Collège pontifical roumain à Rome; de 1938 à 1950 il travailla à la secrétairerie d’État. En 1950 il fut nommé sous-secrétaire adjoint de la Sacrée Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires et en 1953 substitut du secrétaire d’État pour les affaires ecclésiastiques; et un an plus tard substitut du cardinal secrétaire d’État. Dell’Acqua a été consacré évêque en 1958, créé cardinal en 1967, nommé la même année premier président pour les affaires économiques du Saint-Siège. En 1968 nommé vicaire général du diocèse de Rome. 70. Giovanni Benelli (1921-1982), prêtre italien du diocèse de Pistoia, secrétaire du Secré- tariat d’État, au service de Mgr Montini depuis 1947, il travailla à la nonciature apostolique auprès de l’Irlande, de la France, du Brésil et de l’Espagne. Entre 1965 à 1966 il fut nommé observateur permanent du Saint-Siège à l’unesco à Paris. En 1966 il a été consacré évêque; nonce à Dakar, depuis 1967 travailla à la Curie romaine où il fut membre de la Commission pontificale pour la Russie, pour la Famille, pour la Communication Sociale; il est devenu le Substitut du Secrétaire d’État. 71. Dell’Acqua se demanda si Suenens n’était pas aussi un porte-parole d’autres évêques. On souhaitait faire des sondages à ce sujet. Sans doute est-il toujours question d’analyser les réponses de Suenens aux lettres qu’il a reçues des évêques, notamment des évêques belges. Notons ici seulement que Suenens ne se plie à aucun jugement, tout en regrettant que ses propos aient pu blesser certaines personnes. Ses réponses soulignent les premières phrases dites dans son interview: «J’accepte de répondre à votre question, mais je ne parlerai que des tendances, des fonctions, des institutions comme telles et non des personnes; leurs intentions, du reste, sont hors de cause et les classer en bloc, méconnaîtrait les nuances». 72. Paul VI, Face à la contestation: Textes de Paul VI, réunis et présentés par Don Virgilio Levi, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1970, p. 227. 73. Lettre de Mgr Prignon au card. Suenens du 15 juin 1969. F. Suenens, A.P. b. 60. 74. Cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), p. 72. F. Broucker «Dossier Suenens», nos 105, 107, 110, 111. 75. Cf. ibid., p. 72. 76. Cf. Suenens, L’unité de l’Église dans la logique de Vatican II (n. 1), pp. ii, v, (x). 458 a.a. kasprzak ministère hiérarchique qui, conformément au mandat reçu du Christ, unit et conduit le Peuple de Dieu, aux différents niveaux de la communauté qu’il forme»77. Visiblement, le Pape pointe dans son propos la charge des évêques et la responsabilité qui l’accompagne: «Il n’est pas facile aujourd’hui d’avoir un poste de responsabilité dans l’Église. Il n’est pas facile de gouverner un diocèse et Nous comprenons bien les conditions dans lesquelles Nos Frères dans l’Épiscopat doivent remplir leur mission»78. L’analyse du discours du Pape ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’il a été bien informé de l’impact négatif dans le monde des déclara- tions de Suenens au sujet de la Curie romaine. Paul VI fait allusion à ce problème79; toutefois ce n’est pas sous la forme d’une réaction directe. En revanche, il assure qu’il va examiner «les remontrances[80] adressées au Siège Apostolique»81 en ce qui concerne la portée juridique de la mise en œuvre du Concile82. Devant les différentes réclamations de Suenens dans son interview, Paul VI semble essayer de répondre à la principale, celle «d’un pluralisme légitime dans l’unité». D’après sa réponse, ce pluralisme est assuré dans l’Église, après le Concile, par une série de décisions et d’initiatives sou- tenues par le Saint-Siège, telles que la convocation du nouveau Synode à Rome, le travail de révision du Droit Canonique (y compris les multiples consultations préparatoires), la publication systématique des actes des Dicastères de la Curie et des nombreux documents sur la réforme litur- gique83. Enfin, visant sans doute encore une fois les propos de Suenens,

77. Paul VI, Face à la contestation (n. 72), p. 225. 78. Ibid., pp. 225-226. 79. Cf. «Nous ne pouvons demeurer insensible aux critiques qui, dans divers milieux, sont formulées contre le Siège Apostolique, désigné par l’expression plus facilement vulnérable de Curie Romaine. À la vérité elles ne sont pas toujours exactes ni justes, et pas toujours non plus respectueuses et opportunes. Il Nous serait facile, peut-être même devrions-Nous rectifier certaines affirmations touchant ces objections si lourdes de consé- quences et portées publiquement. Mais Nous pensons que le Peuple de Dieu, informé de ce qu’il y a de vrai dans tout cela et éclairé par l’espérance qu’inspire la charité, pourra le faire facilement lui-même». Ibid., p. 226. 80. Le mot «remontrances» est une traduction littérale du discours du pape. Certaines traductions proposent pour «rimostranze» le mot «reproches» (cf. le discours dans la langue originale dans AAS 61, 1969, p. 516). Cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 2), p. 73. Paul VI, Allocution au Sacré-Collège (le discours prononcé le 23 juin 1969), dans DC, n° 1543 (6.VII.1969), pp. 607-608. Le texte du discours avec le mot «remontrances», cf. Paul VI, Documents Pontificaux de Paul VI. 1969, Saint-Maurice, Éditions Saint-Augustin, t. VIII, 1972, p. 467. 81. Paul VI, Face à la contestation (n. 72), p. 226. 82. Cf. «C’est d’abord un sentiment d’humble et sincère objectivité prête à prendre en considération les raisons plausibles de ces attitudes qui nous sont contraires, disposée à modifier les positions purement juridiques qui existent, quand il paraît raisonnable de le faire, désireux que Nous sommes de rénover continuellement et intérieurement l’esprit de la législation canonique pour un meilleur service de l’Église et pour un développement bienfaisant et efficace dans le monde contemporain». Ibid. 83. Cf. ibid., pp. 226-227. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 459

Paul VI assure que son «intention est de prêter une oreille affectueusement attentive aux différentes voix qui se sont fait entendre dans l’Église au sujet du renouveau de la vie sacerdotale»84. Ayant analysé plus haut la lettre du cardinal Tisserant, on ne peut que constater la similitude entre ses arguments et ceux de Paul VI. Cependant, la préoccupation essentielle du Pape reste différente. Paul VI demeure extrêmement humble, mais très diplomate dans ses reproches. Dans la dernière partie de son discours, il laisse entendre qu’il accorde à Suenens sa confiance:

L’autre sentiment est celui d’une grande confiance que Nous ne voulons pas refuser aux personnes mêmes, dont proviennent les contestations et les dévia- tions auxquelles Nous avons fait allusion, parce que Nous voulons croire que l’intention fondamentale de ces fils de l’Église est droite. Nous voulons en même temps reconnaître que dans l’Église il faut sans cesse corriger et amé- liorer, et que c’est un besoin d’autant plus urgent, que les exigences d’un continuel renouveau de l’Église sont aujourd’hui plus grandes. Mais, il va de soi que pour la défense et le développement de l’Église elle-même, en cette période particulièrement importante, c’est dans l’Église que Nous mettons Notre plus grande confiance: dans l’épiscopat, le clergé, les religieux, le laïcat catholique et dans la multitude innombrable des âmes de bonne volonté qui, dans le silence, prient, travaillent, souffrent pour faire régner le Christ85.

Malgré les crises et les divergences personnelles qui peuvent toujours s’aggraver dans l’histoire de l’Église, le discours de Paul VI qui est exa- miné ici, révèle son savoir-faire pédagogique dans les rapports avec ses plus proches collaborateurs. La publication de l’interview a détérioré la relation entre le cardinal Suenens et lui. C’est bien Paul VI qui a pris l’initiative de la réconciliation. Dans ses notes personnelles, Suenens mentionne que, lors de sa nouvelle audience pendant le Synode (le 17 octobre 1969), le Pape lui aurait redemandé pardon:

Je vous demande pardon pour ce qui a pu vous heurter ou blesser de ma part ou de la part de mes collaborateurs. J’ajoute que cette interview, je l’ai consi- dérée comme une agression, de nature [à mettre] de l’huile sur le feu... Tour- nons la page, ne revenons plus sur le passé. Je retrouve le Cardinal Suenens que j’ai toujours connu et Suenens ajoute: «Cela voulait dire: je reprends sur le plan de l’amitié»86.

84. Ibid., p. 227. 85. Ibid., pp. 227-228. 86. Il a fallu encore quelques années, trois ans précisément, avant que l’amitié entre le Pape Paul VI et le cardinal Suenens se rétablisse définitivement. Le 18 février 1972 durant leur nouvelle rencontre, Suenens a confirmé son dévouement au Saint-Père. Toutefois Suenens donne une nouvelle orientation à son engagement pastoral, il devient le leader du Renouveau Charismatique dans l’Église catholique. C’est ainsi que la page de l’histoire de son rôle dans l’aspect institutionnel de l’Église (1960-1970) a été tournée. Quant à l’affaire de l’interview, elle restera gravée dans la mémoire de la crise post-conciliaire comme un épisode du passé. 460 a.a. kasprzak

3. Un regret de deux évêques belges Une réaction négative à l’interview du cardinal Suenens provient aussi de deux évêques belges. De la lecture de cette correspondance il résulte que Suenens a probablement envoyé une copie de son interview à tous les évêques, mais également que Suenens ne les avait pas consultés au sujet du contenu, avant publication. Le premier à exprimer son désaccord sur l’interview fut André-Marie Charue, évêque de Namur87. Dans sa lettre du 30 mai 196988 il s’étonne que l’interview si centrée sur la collé- gialité n’ait pas été réfléchie collégialement avec d’autres évêques belges… Mgr Charue écrit:

Permettez-moi, Monseigneur, d’être franc. Je regrette qu’un document qui invoque tellement la collégialité ait été publié sans aucun contact préalable, je pense, avec vos collègues de l’Épiscopat belge. Il en résulte une confusion grave et un sérieux handicap pour la collaboration collégiale à l’avenir.

L’Évêque de Namur reproche à Suenens son imprudence. Même si l’interview distingue formellement la personne du Pape et son entourage, «l’impression reste, après lecture, que Paul VI est tout de même atteint dans son prestige, si pas dans son autorité». Il admet que «il y a des choses à mettre au point quant aux rapports entre le collège des évêques et leur chef, le Pape». Mais Suenens pouvait, par cette publication, ébranler «dans le troupeau qui [leur] est confié» le statut de droit divin du Pape, le successeur de Pierre, et ainsi «toucher au patrimoine de foi». Enfin, Mgr Charue critique la forme publique de cette contestation. Tout en accep- tant qu’elle aurait pu être «licite en certains cas, et même bienfaisante», il rappelle que les évêques ne peuvent pas s’«y livrer, sinon avec une cir- conspection extrême, et rarement en public». La deuxième lettre datée du 6 juin 1969 provient de Mgr Charles-Marie Himmer, évêque de Tournai89. De la même manière que Mgr Charue, il reproche à Suenens lui-même, son absence de sens collégial, à savoir qu’il n’avait pas consulté son propre collège, les évêques belges, sur le texte de son interview! Mgr Himmer insiste sur le fait que cette remarque lui avait été formulée par de nombreux prêtres. Voici l’extrait de la critique:

F. Suenens, A.P. b. 119. Citation tirée de Declerck – Osaer, Les relations (n. 21), p. 76, note n° 192. L’audience mentionnée dans le journal du Soir du 18.10.1969. Cf. F. Broucker «Dossier Suenens», n° 268. Cf. Suenens, Souvenirs et Espérances (n. 41), pp. 204-206. 87. André-Marie Charue (1898-1977), prêtre belge du diocèse de Namur, évêque de Namur de 1942 à 1974, pendant le Concile membre de la Commission doctrinale, élu son vice-président le 2 décembre 1963. 88. La lettre du Mgr André-Marie Charue au card. L.-J. Suenens du 30 mai 1969, dans F. Suenens, A.P. b. 60. 89. La lettre du Mgr Charles-Marie Himmer au card. L.-J. Suenens du 6 juin 1969, dans F. Suenens, A.P. b. 60. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 461

Puis-je d’abord vous confier qu’à de nombreuses reprises des prêtres m’ont posé la question de savoir si vous aviez consulté les évêques belges? En général on s’étonne du fait qu’insistant beaucoup vous-même sur la collégia- lité, vous paraissiez n’en avoir pas tenu compte pour une initiative de cette importance. Certes, c’est à titre personnel que vous avez pris position et votre droit d’agir de la sorte est incontestable. D’aucuns font observer cependant qu’il est difficile pour l’opinion publique de dissocier votre personne de celle de primat de Belgique et de président de la Conférence épiscopale.

Himmer félicite le cardinal Suenens d’«excellentes suggestions pour la mise en œuvre de la collégialité et de la coresponsabilité à tous les niveaux» de l’Église. Néanmoins, il critique des idées précises soulevées par l’interview, comme les points qu’il jugeait les plus urgents à réformer: la question des nonces, les retards de la Curie et du Pape dans la réforme demandée par le Concile, ou encore une participation du laïcat à l’élection des évêques. Tout en appréciant la valeur de la problématique de l’autorité vue comme collégialité et coresponsabilité dans l’Église, Himmer souligne la nécessité de garder intacte l’autorité divine:

Je suis certes persuadé qu’il faut chercher une nouvelle manière d’exercer l’autorité. Tout en ne niant pas l’urgence de supprimer les abus du pouvoir personnel, du ‘juridisme’ et de la bureaucratie et en reconnaissant les valeurs d’une collégialité et d’une coresponsabilité de plus en plus vécues, je pense cependant que leur mise en œuvre doit aussi tenir compte de l’existence du mal et des passions humaines, et pour cela sauvegarder l’autorité venant d’en haut.

Il est difficile d’affirmer que l’opinion de tous les évêques belges sur l’interview de Suenens fut négative. Si l’on peut le déduire de la critique de Mgrs Charue et Himmer, en revanche aucune trace de réaction des autres évêques belges n’a été trouvée90.

90. Une critique de Suenens par l’ensemble de l’épiscopat belge apparaît clairement en 1971, lors de la préparation du nouveau Synode. La divergence d’opinion avec les évêques belges concerna cette fois-là le souhait de Suenens d’aborder, dans la discussion synodale, la possibilité d’ordonner prêtres des hommes mariés. On peut indiquer aussi un manque de contact de la part de Suenens en tant que Président de la Conférence épiscopale belge avec d’autres évêques belges, dans le cadre d’une nouvelle interview de Suenens, publiée dans Le Monde du 12 mai 1970. «On sait que pour ce Synode [de 1971] Suenens n’a été désigné comme représentant de la conférence épiscopale belge qu’après un deuxième tour de vote. Pour éviter le scandale éventuel d’une non-désignation de l’archevêque de Malines- Bruxelles, Prignon était allé trouver Benelli [un vieil ami de Suenens] pour lui demander que le pape suggère aux évêques belges de mandater quand même Suenens. Benelli en a parlé à Paul VI, mais celui-ci aurait répondu: ‘Judicent episcopi pro conscientia sua’». F. Suenens, A.P. b. 10. Cf. Declerck – Osaer, Les relations (n. 21), pp. 75-76 [la citation n’a pas été incluse dans la version imprimée de l’article]. Suenens, Souvenirs et Espérances (n. 41), p. 203. Cf. ibid., pp. 187-188. L.-J. Suenens, La crisi della Chiesa: Dialoghi raccolti da IDOC, Milano, Mondadori, 1971, chap. IX: «L’unica legge della Chiesa è il vangelo», pp. 205-213. 462 a.a. kasprzak

4. L’opposition d’un groupe d’évêques à l’interview du cardinal Suenens dans la presse, avant l’ouverture du Synode de 1969 Chez les évêques, la désapprobation à l’égard de l’interview du ­cardinal Suenens se manifesta au début par des déclarations critiquant l’opportunité du moment et des moyens utilisés pour parler de choses graves concernant l’Église. C’est en ce sens qu’en juin et juillet, un évêque extérieur aux résidents de la Curie, le cardinal Léger prit la parole pour la première fois91. En septembre et au début d’octobre 1969, l’ouverture imminente du Synode à Rome nécessitait, de la part des évêques interviewés, des prises de position sur les thèmes annoncés pour cet événement. La polémique suscitée par l’interview de Suenens en faisait naturellement partie, et ce sont ces circonstances qui ont révélé l’opposition de certains évêques aux propos de Suenens. Durant cette période, notons d’abord la confrontation entre le cardinal Suenens et le cardinal Daniélou92. Dans la revue italienne Famiglia Mese, qui quelques mois auparavant avait publié la traduction italienne de l’interview de Suenens93, Daniélou dénonce chez «certains évêques [qui prêtent] leur voix à la contestation et à la presse contesta- trice» une fausse vision de l’autorité dans l’Église94. L’allusion à Suenens était évidente95. La visée principale de la critique de Daniélou était, non pas de nier les malaises dont souffrait l’Église dans ce contexte de crise,

91. Dès le mois de juillet, le cardinal Léger renforce sa critique vis-à-vis de l’interview du cardinal Suenens. Dans sa réaction, il souligne que l’opinion publique «comprend par- faitement qu’on veut réduire le pape à un président de club, et l’Église à un immense Rotary». Léger compare les propos de Suenens à la gnose, la première hérésie du christia- nisme, qui voulait «rationaliser complètement la foi». «Exactement ce qu’on tente impru- demment de faire aujourd’hui, constate-t-il, comme si c’était une œuvre méritoire que d’enlever la composante de mystère, de profondeur mystique, de marge inépuisable de cognoscibilité, qui se trouve dans toute vérité de la révélation chrétienne». P.-E. Léger, Le cardinal Léger répond au cardinal Suenens, dans DC, n° 1544 (20.VII.1969), p. 681. Pour la première réaction du cardinal Léger contre l’interview de Suenens. Cf.: [S.A.], Le cardinal Léger: l’Église en état de grave malaise, dans La Cité, (23.VI.1969). [S.A.], Le cardinal Léger critique ouvertement les déclarations du cardinal Suenens. ‘On parle trop, on écrit trop’, dans Libre Belgique, (24.VI.1969). [S.A.], Cdl. Suenens Says Attacks ‘Unacceptable’: Cdl. Leger Sees ‘Too Much’ Talk, Writing in Church, dans St Luis Review, (4.VII.1969). Cf. les documents dans F. Broucker «Dossier Suenens», nos 510, 511, 518. 92. Cf. L.-J. Suenens – J. Daniélou, Avant le Synode. Deux interviews: Cardinal Danié- lou, cardinal Suenens, dans ICI, [s.n.] (15.IX.1969), pp. 15-20. La critique du cardinal Daniélou a été largement soutenue par la presse française. Cf.: L. Salleron, L’Enjeu du Synode, dans Carrefour, n° 1300 (27.VIII.1969), p. 11. G. Daix, Dans un mois, le Synode: L’opinion publique déjà ‘conditionnée’, dans France Catholique, n° 1187 (12.IX.1969), [cf. archives cnaef, le synode 1969], p. 3. De Broucker, Le dossier Suenens (n. 8), p. 69. 93. Cf. Suenens, L’Unità della Chiesa nella logica del Vaticano II (n. 14). 94. Suenens – Daniélou, Avant le Synode. Deux interviews: Cardinal Daniélou, cardi­ nal Suenens (n. 92), p. 18. 95. La confrontation de l’interview avec les propos de Suenens prouve qu’elle a été reproduite en même temps qu’une autre, de la main de Suenens, dans Informations Catho- liques Internationales. Cf. ibid., pp. 15-26. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 463 mais de montrer, à l’encontre de l’opinion de Suenens, que le véritable danger n’était pas dans l’autoritarisme de la Curie, mais dans l’affaiblis- sement de son autorité dans l’Église, face à cette crise96. Pour Daniélou, cela pouvait provoquer une décentralisation du pouvoir dans l’Église au nom d’une collégialité, dont l’interprétation serait confondue avec celle de Peuple de Dieu97. C’est vraisemblablement l’archevêque de Gênes, le cardinal Giuseppe Siri98 qui fait entendre dans la presse, peu de temps après, la critique la plus farouche et sans nuances. Une semaine avant l’ouverture du Synode, il déclare que «l’Église n’a absolument aucune place pour la démocratie dans ses structures»99. Quant à l’idée que Suenens propose dans son inter- view, à savoir «qu’une plus grande démocratisation devrait se marquer jusque dans l’élection du pape, qui devrait se faire par un synode d’évêques élus plutôt que par des cardinaux désignés»100, il l’exclut catégoriquement en concluant, je cite: «une telle démocratisation ne pourrait que détruire l’Église»101. Pour Siri, la mise en œuvre de la collégialité, dans le sens de «coresponsabilité», constituait un risque réel de démocratisation de

96. Cf. ibid., p. 20. 97. Cf. ibid., p. 17. Le cardinal Daniélou maintient encore son opposition à la vision de Suenens concernant l’autorité dans l’Église après le Synode de 1969, cf. J. Daniélou, Autorité du magistère et liberté des théologiens, dans OR, n° 44 (31.X.1969), p. 9. 98. Giuseppe Siri (1906-1989), prêtre du diocèse de Gênes; consacré évêque en 1944, nommé évêque auxiliaire de Gênes et deux ans plus tard archevêque. Élevé au cardinalat en 1953, pendant le Concile, il se solidarise avec le Coetus Internationalis Patrum, le mouvement des prélats les plus conservateurs. Après le Concile il devient membre de trois congrégations vaticanes et de la commission pour la révision du Droit Canon. 99. Il s’agit d’un article du cardinal Siri publié avant le Synode de 1969, dans un jour- nal mensuel Renovatio. Quelques remarques sur cet article, publiées dans St. Louis Review (3.X.1969). Siri «a posé la question de savoir s’il y avait dans l’Église une place quelconque pour la démocratie. Il a répondu à sa propre question par un ‘non’ catégorique. (…) Sur le problème de la collégialité qui constituera le sujet principal des discussions du prochain synode, le Cardinal Siri a dit qu’il n’y avait que deux règles à avoir présentes à l’esprit. ‘Le Pape peut faire absolument n’importe quoi sans le Collège épiscopal et ensuite, le Collège épiscopal ne peut rien faire sans l’assentiment du Pape’». F. Broucker «Dossier Suenens», n° 398. 100. Suenens précisa son idée au Synode de Rome de 1969, durant les travaux de groupes. Cf. [F.B., initiales, il s’agit de François Bernard], Le cardinal Suenens et l’élection du Pape, dans La Croix, (24.X.1969). H. Fesquet, Au Synode: Le cardinal Suenens propose d’associer l’épiscopat à l’élection des papes, dans Le Monde, (23.X.1969). J. Cordy, Grâce à l’unanimité des ‘groupes restreints’. Large accord de principe au Synode sur l’extension de la collégialité. Deux groupes de travail – dont celui présidé par le cardinal Suenens – demandent une réforme du mode d’élection du Pape, dans Le Soir, (22.X.1969). [M.J., initiales], Après avoir approuvé le rapport du cardinal Seper, le Synode a entendu les mises au point des évêques sur les rapports des groupes linguistiques. Le cardinal Suenens demande que soit revu le mode d’élection du Pape, dans La Libre Belgique, (23.X.1969). E. Westenhaver, Suenens on Papal Election, dans The Tablet, (30.X.1969). Cf. les documents dans F. Broucker «­Dossier Suenens», nos 244, 261, 272, 281, 295. 101. [S.A.], No Room for Democracy: Defends Complete Papal, dans St. Louis Review, (3.X.1969), [s.p.; Traduction s.a.], dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 398. 464 a.a. kasprzak l’Église102. Une telle opinion se fondait sur une conception selon laquelle la coparticipation à l’autorité dans l’Église post-conciliaire serait catégo- riquement inégale. Les partisans de cette opinion (dont le cardinal Felici)103 soulignaient que le pouvoir dans l’Église appartient en pratique uniquement au pape, et que la position des évêques est – sans aucune condition – «au- dessous» de la responsabilité pontificale de l’Église.

Deuxième Symposium des évêques européens à Coire

La fameuse interview du cardinal Suenens eut encore un impact avant le Synode d’octobre à l’occasion du deuxième Symposium des Évêques européens réunis à Coire en Suisse, entre le 7 et le 12 juillet 1969104. La réunion des évêques avait pour thème principal la situation des prêtres. Les travaux des évêques furent perturbés par un symposium «parallèle» d’une centaine de prêtres «contestataires» de divers pays d’Europe, réunis également à Coire à la même période. Le premier jour, les prêtres contes- tataires ont bloqué la réunion des évêques en demandant d’y participer. Une impasse grave risquait de s’installer devant des centaines de jour- nalistes. Pour éviter des tensions entre les évêques et les contestataires, et ne pas risquer de donner ainsi une fausse image de rupture à l’intérieur de l’Église, Suenens fut désigné par les évêques pour prendre la parole publi- quement. En effet, sa conférence de clôture fit tomber la tension. Suenens fut «accueilli par un tonnerre d’applaudissements».

102. Cf. J. Cordy, Contre-offensive romaine au Synode: Six membres de la Curie défendent la ‘liberté suprême du Pape’. Par contre, la majorité des douze autres orateurs a critiqué le ‘rapport doctrinal’ du cardinal Seper, dans Le Soir, (16.X.1969), dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 266. Suenens à propos des réactions de certains cardi- naux de la Curie romaine à son interview du 15 mai 1969, cite une analyse du Père Jules Jacques, dans laquelle celui-ci mentionne celle du cardinal Siri. Suenens, Souvenirs et Espérances (n. 41), p. 176. 103. Cf. la réaction du cardinal Felici contre Suenens. À noter l’argumentation du pre- mier pour une vision unilatérale du pouvoir du pape dans l’Église: «Si la prudence veut que, dans les questions particulièrement graves, le Pape consulte ses frères dans l’épiscopat ou que même, éventuellement, il ait leur assentiment (comme c’est le cas dans un Concile œcuménique) ni cette consultation, ni cet assentiment ne sont strictement nécessaires pour la validité du magistère qui lui a été confié, à lui personnellement, par le Christ». P. Felici, La logica del Concilio, dans OR, (9.VII.1969), p. 1. Cf. P. Felici, La logique du Concile, dans DC, n° 1545 (3.VIII.1969), pp. 742-743. J. Grootaers, Le Pape, Vicaire du Christ et Tête du Collège des évêques?, chap. I, dans Primauté et collégialité: Le dossier de Gérard Philips sur la Nota Explicativa Praevia. (Lumen gentium, Chap. III) (BETL, 72), Gembloux, Duculot, 1986, p. 50. [S.A.], Vaste débat après l’interview du cardinal Suenens: ‘Nous médi- tons sereinement les remontrances’ déclare le pape, dans ICI, [s.n.] (15.VII.1969), p. 10. 104. Il s’agit de la réunion de 115 évêques de 19 pays. Cf. R. Serrou, Dieu a de l’ima- gination: C’est la parole d’espoir que prononce Mgr Suenens à Coire, petite ville protestante. Là les évêques d’Europe se sont trouvés brutalement en face des prêtres contestataires et de leurs problèmes: célibat, engagement, politique, travail, dans Paris-Match (France), 12.7.1969, 2 cols. sur 2 p. [Texte imprimé]. Dans F. Broucker «Dossier Suenens», n° 528. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 465

L’événement de Coire montre que l’interview de Suenens s’était éten- due dans l’opinion publique jusqu’au sujet d’une crise du statut sacerdotal. Mais le primat de Belgique est désormais considéré comme défenseur du Concile et l’homme de la médiation. Les prêtres contestataires avaient eu connaissance de son opinion ouverte sur la mise en œuvre du Concile dans la vie de l’Église. La conférence de clôture à Coire répondit d’une certaine manière à leurs attentes. Suenens n’a pas donné d’opinion sur la question de la possibilité du mariage des prêtres, mais il a proposé de «revoir, sous beaucoup d’aspects, la législation canonique en matière de dispense du célibat». Il souhaitait sortir de «cette législation humiliante». Et il a pro- posé ainsi «d’examiner la question de l’admission des hommes mariés au sacerdoce là où la nécessité pastorale, par pénurie du clergé, le demande»105. Pendant la conférence, il a lu également une «lettre assez dramatique de Hans Küng qui lui était adressée à Coire [en exprès], où celui-ci lançait un appel solennel pour que le célibat des prêtres ne soit plus obligatoire». La lettre commence par l’opinion favorable à l’interview du 15 mai 1969:

Monsieur le Cardinal, Votre interview, qui a eu un écho extrêmement positif parmi nous autres théologiens et parmi nos prêtres dans le monde entier, me donne le courage de m’adresser à vous-même avant le symposium épiscopal de Coire106.

Un an après la rencontre avec les prêtres contestataires, Suenens publie, dans Le Monde du 12 mai 1970, une autre interview importante sur la question du célibat des prêtres107.

Conclusion

La publication de l’interview montre que la préoccupation centrale de Suenens était une vision globale focalisée sur une réorganisation de l’auto- rité dans l’Église. Pour lui, le concept de «coresponsabilité» n’a pas été suffisamment mis en œuvre dans la pratique pastorale de l’Église. En effet, l’articulation théologique de la coresponsabilité et de l’exercice collégial du pouvoir dans l’Église attendait toujours, dans la période post-conci- liaire, un modèle pour sa mise en œuvre108. C’était l’idée centrale du livre

105. L’ensemble du texte de la conférence, cf. de Broucker, Le dossier Suenens (n. 8), pp. 120-131. Cf. F. Broucker «Dossier Suenens», n° 522. 106. De Broucker, Le dossier Suenens (n. 8), p. 115. 107. L.-J. Suenens, Seul un dialogue libre (n. 16), pp. 1, 7. 108. Dans son livre et la fameuse interview, Suenens ne donne pas une définition claire du terme «coresponsabilité». Plusieurs significations de la «coresponsabilité», interprétée comme «communion» de tout le Peuple de Dieu, ou encore comme «participation active à la mission» de tous les fidèles – laissent penser que la compréhension théologique stricte chez Suenens évoluait encore après la parution de l’interview du 15 mai 1969. Dans l’inter- view radiodiffusée de dix-sept évêques français (entre le 18 octobre 1968 et le 14 février 466 a.a. kasprzak

La Coresponsabilité dans l’Église d’aujourd’hui et de la fameuse inter- view. Il considérait que l’interprétation du Concile Vatican II ne condui- sait pas à concevoir l’Église comme «seulement» monarchique, mais comme «plus» voire «toujours» collégiale109. L’objectif de Suenens était de permettre un dialogue franc et ouvert à tous les niveaux de l’Église. Il voulait une Église en dialogue et même ouverte à l’opinion publique, et cela même si le débat comportait une vérité difficile à entendre pour les responsables de l’institution-Église. Pour Suenens, même la crise que tra- versait l’Église dans plusieurs pays après le Concile ne contredisait pas une telle vision. Le premier élément à souligner est le fait que l’interview a provoqué une polémique internationale, dont des réactions très défavorables au ­cardinal Suenens. Celui-ci déploya un maximum d’efforts pour prouver l’actualité de ses idées. Espérant un véritable débat au Synode de 1969, et sachant même qu’il mettait en jeu sa fonction d’archevêque de Malines- Bruxelles, il a décidé de s’adresser à l’opinion publique internationale. Son action dans les médias semblait avoir eu une motivation profonde, spirituelle, et dictée surtout par la préoccupation du Peuple de Dieu for- mant l’Église particulière, et aussi le monde en rapide évolution. Mais on doit encore souligner qu’il a su user de son image de pasteur- stratège, d’homme doté d’un grand impact sur l’opinion, non seulement à l’intérieur de l’Église, mais aussi dans le monde. Au moment de la publi- cation de l’interview, son autorité était particulièrement forte en Occident, dans les pays anglophones (surtout aux États-Unis), mais également dans le milieu œcuménique un peu partout dans le monde. La lecture du livre Le Dossier Suenens: Diagnostic d’une crise de José de Broucker ne laisse aucun doute sur le fait que l’opinion publique était favorable aux propos tenus dans l’interview du cardinal. Cette étude ajoute deux éléments nouveaux par rapport au livre de José de Broucker.

1969), Suenens a encore précisé: «La coresponsabilité n’est pas exactement la même chose que la collégialité». 109. L’opinion selon laquelle Suenens considérait que l’autorité dans l’Église doit «tou- jours» être collégiale peut se déduire par exemple d’une phrase de son livre La Corespon- sabilité dans l’Église d’aujourd’hui: «Toutes ces déclarations [entre autres de Paul VI, après le Concile] montrent bien que, si la primauté est en effet une prérogative du Souverain Pontife, il ne peut être question pour lui de gouverner l’Église sans la collaboration de l’épiscopat». Suenens, La Coresponsabilité dans l’Église d’aujourd’hui (n. 17), p. 79. Notons sur le même sujet une intéressante remarque relevée par Yves Congar dans le compte-rendu de son entretien avec Suenens, le 5 juillet 1969: «Le pape a dit à Suenens au sujet de son livre sur la coresponsabilité: c’est un livre dangereux et destructeur. Suenens lui a répondu, me dit-il, que le principal reproche qu’on pouvait faire à ce livre était d’abuser des citations, mais que ces citations sont empruntées à Paul VI. D’après Suenens, l’homme actuellement moteur [sic!] dans tout cela est Felici (voir ses articles dans L’Osservatore Romano)». L’entretien de Congar avec Suenens a eu lieu à Paris («à la Légion de Marie (...) 41 rue Boileau»). Archives d’Yves Congar (Le Saulchoir à Paris), boîte «1969». l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 467

Il s’agit d’abord de constater le fait que, dès avant la publication de l’interview, Suenens s’était attaché à organiser le «suivi» de l’interview dans la presse internationale. Pour cela il a créé un «comité d’experts» invités à la compilation et la publication des réactions théologiques favo- rables. La similitude entre les questions abordées dans l’interview et les compétences de ces experts laisse penser que ces mêmes théologiens avaient pu d’une certaine manière co-participer à la rédaction de l’inter- view. Le deuxième élément nouveau, par rapport au livre de José de Broucker, est le fait que Suenens a été obligé de se défendre vis-à-vis d’une incom- préhension, voire d’un malaise de la part de la Curie romaine et de nom- breux évêques. Ici, il importe de souligner que le Pape resta très discret dans sa réaction, mais attentif à toute conséquence possible dans l’Église. Paul VI a toutefois répondu indirectement à l’interview lors de la ren- contre avec les membres du Sacré-Collège le 23 juin 1969. Cependant le Pape renouvelait sa confiance à Suenens en affirmant qu’il croyait à sa droiture. Il est permis maintenant de donner une réponse à la question posée dans l’introduction de cette analyse: l’enjeu de la critique de la fameuse inter- view se référait-il surtout à la forme choisie par Suenens, ou bien à son contenu? Il ne fait pas de doute que c’est bien la forme qui a suscité la polémique, à savoir l’appel fort à l’opinion publique, choisi par Suenens. Mais une vraie réponse ne peut pas éluder le problème institutionnel de l’autorité, que l’Église vivait à cette époque. La collégialité épiscopale interprétée comme coresponsabilité ne s’est avérée qu’un souhait person- nel du cardinal et tout au plus d’une minorité d’évêques. Même si son idée avait tout son poids théologique, même si le terme «coresponsabilité» avait été cité par le Pape dans son discours inaugural du Synode d’octobre 1969110, ni ce mot ni sa définition ne sont entrés dans la législation du fonctionnement de l’autorité de l’Église. L’interprétation juridique de la collégialité n’a jamais pris le sens de coresponsabilité, mais bien celui d’une distinction entre collégialité «effective» et «affective». Le débat, repris par des nombreux canonistes dans les années qui ont suivi le Synode, n’a fait que minimiser l’interprétation de la collégialité: il ne s’agit pas d’une instance de co-décision des évêques dans l’exercice de l’autorité

110. Cf. Paul VI, Charité et Unité doivent guider le progrès post-conciliaire, [allocu- tion (homélie) prononcée dans la chapelle Sixtine à l’occasion de l’ouverture du Synode, 11.10.1969], dans OR, n° 42 (17.X.1969), p. 1, 11. Paul VI, La session extraordinaire du Synode épiscopal. Le discours d’ouverture de Paul VI, dans DC, n° 1550 (2.XI.1969), pp. 957-959. Signalons ici l’analyse proposée par R. Laurentin de toutes les citations de Paul VI, où celui-ci parle de la collégialité ou de la coresponsabilité durant la phase prépa- ratoire du IIe Synode. R. Laurentin, Enjeu du deuxième Synode et contestation dans l’Église, Paris, Seuil, 1969, pp. 257-263. 468 a.a. kasprzak pontificale111. Ce sujet a été de nouveau soulevé au deuxième Synode extraordinaire en 1985 dans l’Instrumentum laboris. Mais même dans ce nouveau débat, l’orientation générale de l’interprétation de la collégialité épiscopale n’a pas changé. Les relations effectives entre les évêques, dans de nombreuses Conférences épiscopales, ont été caractérisées souvent comme collégialité affective, dénoncée comme «l’affect anti-collégial»112. L’interview du cardinal Suenens s’inscrit donc finalement dans la voie de la mise en œuvre de la réforme conciliaire, qui favorisait la vision d’une collégialité épiscopale non seulement consultative, mais délibérative. Tou- tefois, pour maintenir la communion «entre» le centre «et» la périphérie de l’Église, le choix du Vatican jusqu’aujourd’hui semble être de préférer la première option. Le message de l’interview du cardinal Léo-Joseph Sue- nens, invitant à repenser l’autorité de l’Église «de la» périphérie «vers le» centre, ne reste peut-être ainsi qu’un appel dans l’histoire des premiers débats postconciliaires sur ce sujet.

Paroisse St. Ferdinand Artur Antoni Kasprzak FR-75017 Paris France [email protected]

Abstract. — The study proposes to analyze the history and the theological significance of one of the most important interviews of Cardinal Leon-Joseph Suenens. The publication of May 15, 1969, published in Informations Catholiques Internationales, under the title “Unity of the Church in the logic of the Vatican II”, falls under the history of the post-council Church and according to its author, he largely wanted to reveal the idea of co-responsibility. The interview questioning the structure of the governance in the Church after the Council gives rise to a huge polemic in the Church. Our analysis shows the details of its drafting and the ­context of the crisis between the centre and the periphery of the Church which influenced the decision of the publication. The interview is situated at the limits of a pastoral battle of Cardinal Suenens for the Church where the manner of exert- ing authority recognizes the need for the implementation of the Episcopal collegial structure. Our analysis shows the strategy of Suenens to begin a debate on this subject before the Synod of October 1969. Also, the analysis shows how the Cardinal had to work out his plea. The wave of criticisms of the primate of ­ came from within of the Church, in particular from cardinals belonging to the .

111. Cf. L’analyse en détail du débat théologique sur la distinction entre «affective» et «effective» dans l’interprétation de la collégialité dans l’Église après le Concile Vatican II. K. Winterkamp, Die Bischofskonferenz zwischen ‘affektiver’ und ‘effektiver Kollegialität’ (Studien zur systematischen Theologie und Ethik), Münster, Lit Verlag, 2003, pp. 418-490 (ici l’analyse de la période de 1969 à 1988). 112. Cf. ibid., p. 555.