La Fameuse Interview Du Cardinal L.-J. Suenens Du 15 Mai 1969 L’Appel Aux Médias Pour Promouvoir L’Autorité Coresponsable Et Collégiale De L’Église
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Ephemerides Theologicae Lovanienses 92/3 (2016) 439-468. doi: 10.2143/ETL.92.3.3170055 © 2016 by Ephemerides Theologicae Lovanienses. All rights reserved. La fameuse interview du cardinal L.-J. Suenens du 15 mai 1969 L’appel aux médias pour promouvoir l’autorité coresponsable et collégiale de l’Église Artur Antoni KASPRZAk Institut Catholique de Paris Cette étude aborde en détail l’histoire et les circonstances de la publica- tion de l’interview du cardinal Suenens, devenue le plus important de ses écrits. Il s’agit de l’interview du 15 mai 1969 parue dans Informations Catholiques Internationales, sous le titre L’Unité de l’Église dans la logique de Vatican II1. La publication, divulguée mondialement, a été accompagnée de son plaidoyer sous forme d’un livre de José de Broucker, intitulé Le dossier Suenens: Diagnostic d’une crise2. Au cœur de la crise qui a suivi le Concile Vatican II, le cardinal Suenens a voulu se donner une stratégie et un objectif. La stratégie consista à réveiller l’opinion publique dans l’Église en critiquant la faiblesse de la mise en œuvre du Concile Vatican II dans la vie concrète de l’Église3. Quant à l’objectif, il s’agissait d’une réouverture du débat sur la collégialité épiscopale lors du Synode de 1969 pour donner plus de chances de décentraliser l’autorité dans l’Église, comme l’interview tente de le justifier: c’est cela qui serait «la logique de Vatican II». Si la réforme conciliaire soutenue par la vision du Pape Paul VI se fondait sur la mise en valeur de la communion «entre» centre «et» périphérie de l’Église4, 1. L.-J. SUENENS, L’unité de l’Église dans la logique de Vatican II [Interview accordée à José de Broucker], dans ICI, n° 336 (15.V.1969), pp. I-XVI. 2. Cf. J. DE BROUCkER, Le dossier Suenens: Diagnostic d’une crise, Paris, Éditions Universitaires, 1970, 290 p. En allemand: Das Dossier Suenens: Diagnose einer Krise, Graz – Wien – Köln, Styria, 1970, 340 p.; en anglais: The Suenens Dossier: The Case for Collegiality, Notre Dame, IN, Fides Publisher, 1970, 258 p.; en espagnol: El cardenal Suenens y la aceleracion de las reformas en la Iglesia, Bilbao, Desclée De Brouwer, 1970, 300 p.; en néerlandais: Het dossier Suenens: Diagnose van een crisis, Brugge, Desclée De Brouwer, 1970, 304 p. 3. Cf. M.-D. CHENU, Les remous après l’interview du cardinal Suenens. L’opinion publique dans l’Église, dans Le Monde, (21.VI.1969), 3 cols. sur 2 p. Cf. une lettre du 21 juin 1969 de M.-D. Chenu adressée au cardinal Suenens au sujet de son intention de le soutenir dans l’opi- nion publique: archives du Saulchoir à Paris de M.-D. Chenu, boite «1969». 4. L’expression «communion entre centre et périphérie de l’Église» est un usage du Pape Paul VI, ce que souligne son substitut, le cardinal G. Benelli, dans sa conférence en 1973: «Mi limiterò a richiamare alcuni dati e concetti essenziali, per poi dare in merito la mia testimonianza personale: che è quella di un membro della Curia Romana, al termine del primo quinquennio di quella riforma della Curia, voluta da Paolo VI proprio per favorire 440 a.a. kasprZak Suenens lance un appel pour orienter cette communion: «de la» périphé- rie «vers le» centre5. Comme nous le montrera cette étude, l’idée du pri- mat de Belgique n’a pas été acceptée dans sa forme par les plus hautes figures de l’Église. Elle a même provoqué une crise de confiance entre le cardinal Suenens et le Pape Paul VI. Une question reste ici à élucider: l’enjeu de cette tension tenait-il seulement au fait que Suenens abordait une question aussi sensible en la jetant sur la place publique, ou au fait de l’avoir formulée si radicalement, c’est-à-dire en interprétant la collégialité comme coresponsabilité6? Promouvoir la coresponsabilité est bien le sujet central de l’interview. Nous apportons ici un regard complémentaire sur le contexte historique qui peut donner un peu de lumière en vue d’une bonne réponse. Le travail de préparation de l’interview, la méthode adop- tée pour sa divulgation, révèle le talent de son auteur pour communiquer à l’échelle mondiale. Mais nous nous intéressons aussi aux réactions néga- tives que l’interview a suscitées dans les institutions centrales de l’Église catholique. Nous pensons que l’analyse de ce dernier aspect de l’histoire pourra bien éclairer la réponse. Quarante-sept ans se sont écoulés depuis la publication de cette fameuse interview de Suenens. Ce long intermède a permis d’accéder aux archives personnelles de Suenens et de proposer ainsi la présentation du dossier avec tous les enjeux historiques7. La recherche a pu être réalisée aussi grâce aux suggestions de Jan Grootaers qui m’a donné accès à ses archives personnelles8. al massimo questo rapporto, questa ‘comunione’ fra ‘centro’ e ‘periferia’». G. Benelli, La Sede di Pietro e le Chiese locali, dans G.B. RE – D. CECCHI, Il cardinale Giovanni Benelli (Coscienza studi, 22), Roma, Studium, 1992, p. 248. 5. Le cardinal Suenens a écrit dans son interview: «Tout autre est l’approche qui va de la périphérie vers le centre. Celle-ci perçoit l’Église d’abord comme une réalité évangélique, dans son mystère spirituel et sacramentel profond». SUENENS, L’unité de l’Église dans la logique de Vatican II (n. 1), p. I. Cf. Y. CONGAR, De la Communion des Églises à une Ecclésiologie de l’Église universelle, dans L’Épiscopat et l’Église Universelle, Paris, Cerf, 1962, 227-260, p. 234. 6. Le sujet de la collégialité interprétée comme coresponsabilité est abordé dans ma thèse, soutenue à Paris le 4 novembre 2008, selon une co-tutelle entre l’Institut Catholique de Paris et Katholieke Universiteit Leuven. Cf. A.A. KASPRZAk, La collégialité épiscopale interprétée comme coresponsabilité dans la pensée et l’action du cardinal Léon-Joseph Suenens: Une figure de pasteur dans la crise qui suit le Concile Vatican II, Lille, ANRT, 2009, 585 p. 7. Nous exprimons ici notre gratitude au chanoine Leo Declerck pour son encouragement dans la recherche basée sur les archives personnelles de Suenens, et surtout pour sa lecture critique de notre analyse. Pour l’accès aux archives de Suenens, cf. Archevêché de Malines- Bruxelles, Wollemarkt 15, B-2800 Mechelen. 8. Jan Grootaers(†), rédacteur en chef de la revue belge De Maand pendant longtemps, observateur et chroniqueur perspicace du mouvement œcuménique. Auteur de plusieurs publications sur l’histoire du Concile Vatican II et de sa réception postconciliaire par l’Église belge. Pour l’accès au contenu des notes personnelles de Jan Grootaers, concernant l’interview du cardinal Suenens, cf. A.A. KASPRZAk, Inventaire du Fonds José de Broucker, «dossier Suenens» (Documents pour une histoire du Concile Vatican II), Paris, Ed. ICP, 2015, l’index n° III. l’interview du cardinal l.-j. suenens du 15 mai 1969 441 L’INTERVIEW VUE À l’ÉCHEllE MONDIAlE, ET lA POlÉMIQUE AUTOUR DE lA CORESPONSAbIlITÉ DE l’ÉGlISE POST-CONCIlIAIRE L’interview du cardinal Suenens a suscité une abondance de réactions qui n’a été égalée par aucune autre de ses publications. L’écho s’est réper- cuté à échelle mondiale tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église. De toute évidence, cette interview a été la plus remarquée parmi des centaines d’autres dont le cardinal a fait l’objet durant sa vie9. D’emblée, cette publi- cation constitua une véritable «machine médiatique». Un commentateur français parla même à son sujet d’un effet de bombe («La Bombe Suenens»)10. Selon les archives de presse recensées dans L’Inventaire du fonds José de Broucker, «dossier Suenens»11, 89 périodiques provenant de 13 pays dif- férents ont participé au débat provoqué par l’interview de Suenens. Cette dernière constitue ainsi un document initial, sur lequel se greffent des centaines d’articles exprimant des réactions favorables ou défavorables à la critique et aux propositions du cardinal. La portée de ces documents alimenta un vif débat qui, entre 1969 et 1971 seulement, a donné naissance à 246 articles, 12 dépêches imprimées, des centaines de citations, des émissions avec Suenens à la radio ou à la télévision, etc.12... Pourquoi les réactions ont-elles pris cette ampleur inattendue? Tout d’abord, l’interview révélait le caractère contestataire d’un cardinal jouissant d’une grande autorité au sein de l’Église et dans le monde. Le franc-parler de Suenens est d’ailleurs comparé à l’attitude d’un Luther, y compris dans les coulisses du Vatican13. Ensuite, cette interview a été largement et rapi- dement diffusée à travers le monde puisque mes recherches ont recensé 9. Notons ici que, simplement pendant le Concile, à partir du moment où Suenens est devenu le modérateur du Concile, il a été confronté quotidiennement aux journalistes. La forme la plus utilisée était l’interview. Cf. L.-J. SUENENS, Pour l’Église de demain, conver- sation avec le cardinal Suenens [la conversation accordée à Karl Heinz Fleckenstein], Paris, Nouvelle Cité, 1979, p. 52. 10. KASPRZAk, Inventaire (n. 8), nos 113 et 460. 11. Ibid. La référence de 608 documents répertoriés par l’inventaire est: «F. Broucker ‘Dossier Suenens’, n°…». 12. Il s’agit d’une vingtaine de catégories de documents concernant le débat autour de l’interview. Cf. KASPRZAk, Inventaire (n. 8), l’annexe n° III. 13. Selon le témoignage personnel de Suenens: «Ottaviani disant à je ne sais plus [à] qui: ‘C’est un Luther. Il semble qu’il soit possédé du démon. C’est vraiment l’histoire de Belzebuth, pendant que dans les rues de Malines ou de Louvain on criait “Barrabas ou Jésus” [sic! Ce devrait être «Barrabas ou Suenens» – c’est ainsi que le 13 mai 1966 les gens criaient dans les rues de Louvain; l’erreur vient probablement de la transcription dactylographiée]’».