ROBERT BLONDIN GILLES DUCEPPE BLEU DE CŒUR ET DE REGARD

Gilles Duceppe : bleu de cœur et de regard Du même auteur

Le facteur de la rue De Gaspé, Montréal, Cinépomme, 2015 Maudit bonheur, Montréal, Cinépomme, 2011 Le bonheur possible. Les gens heureux ont une histoire, Montréal, Stanké, 2005 Le plus vieux propos du monde, avec Louise-Andrée Saulnier, Montréal, Stanké, 2005 Entretiens avec trois géants de la chanson (en collaboration), Montréal, Hurtubise, 2005 Mûres confidences, Montréal, Stanké, 2003 Aimer. Les voix de l’expérience, Montréal, Stanké, 2002 Rêver. Les voix de l’expérience, Montréal, Stanké, 2002 Le Guerrier désarmé, Montréal, Boréal, 1994 Le sabot de Brel, Montréal, Quinze, 1992 Sept degrés de solitude ouest, Montréal, Quinze, 1989 Le guide du répondeur bien branché, Montréal, Éditions du jour, 1988 Le mensonge amoureux, Montréal, Éditions de l’Homme, 1985 Le bonheur possible, Montréal, Boréal, 1983 Chers nous autres, un siècle de correspondance québécoise (2 tomes), Montréal, VLB, 1978 ROBERT BLONDIN

Biographie Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Blondin, Robert, 1942- Gilles Duceppe : bleu de cœur et de regard Comprend des références bibliographiques. ISBN 978-2-89781-078-8 1. Duceppe, Gilles, 1947- . 2. Québec (Province) - Histoire - Autonomie et mouvements indépendantistes. 3. Canada - Politique et gouvernement - 1993-2006 - Caricatures et dessins humoristiques. 4. Bloc québécois - Biographies. 5. Chefs de parti politique - Canada - Biographies. 6. Hommes politiques - Canada - Biographies. I. Titre. II. Titre : Bleu de cœur et de regard. FC636.D83A3 2017 971.064’8092 C2017-941317-1

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier du gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres et de la Société de déve- loppement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). L’éditeur remercie également le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à son programme de publication.

Conception graphique : René St-Amand Photographie de la couverture : Martine Doucet Maquette intérieure et mise en pages : Folio infographie

Copyright © 2017, Éditions Hurtubise inc.

ISBN (version imprimée) : 978-2-89781-078-8 ISBN (version numérique PDF) : 978-2-89781-079-5 ISBN (version numérique ePub) : 978-2-89781-080-1

Dépôt légal : 4e trimestre 2017

Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada Diffusion-distribution au Canada : Diffusion-distribution en Europe : Distribution HMH Librairie du Québec/DNM 1815, avenue De Lorimier, 30, rue Gay-Lussac Montréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris FRANCE www.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

www.editionshurtubise.com Table des matières

avant-propos 11 parcours 13 chapitre 1 Le petit Gilles les racines 15 Famille et fratrie chapitre 2 Gilles l’étudiant la croissance 81 Apprentissages chapitre 3 Monsieur Gilles les sous-bois 135 Personnalité chapitre 4 Monsieur Duceppe le boisé 167 Outils professionnels et talents chapitre 5 Gilles le sportif les greffes 209 Connivences chapitre 6 Gilles l’amoureux les semis 221 Liens affectifs chapitre 7 Le citoyen Duceppe le climat 251 Engagement politique chapitre 8 Cheveux blancs la feuillaison 283 En pleine action à Ottawa chapitre 9 Destin dévié les perturbations 333 Saut au PQ chapitre 10 Héritage la récolte 387 Impact chapitre 11 La terre Québec les sols 411 Identité québécoise chapitre 12 Demain des nuages 421 Avenir de l’indépendance chapitre 13 Vieillir l’automne 439 En somme… bibliographie 455 entrevues 459 sources iconographiques 467 remerciements 469 À Arthur, Béatrice, Florence, Loup, Margaux et Marie, en leur souhaitant de poursuivre « la folle entreprise de la lucidité », comme l’a écrit et professé Michel Garneau.

Avant-propos

En tissant des détails inédits entre des événements connus ou non dans la vie et les engagements de Gilles Duceppe, on arrive à mieux comprendre la trame de l’homme et de son parcours. Voilà pourquoi il s’agit d’une biographie de ses engagements à travers lesquels l’homme et son destin, et celui de son Québec, s’entrecroisent. Son impact social et politique et, en miroir, l’influence du parcours politique du Québec sur les agissements de Gilles Duceppe, ont guidé nos recherches. En tout respect, mais sans censure, ce livre raconte Gilles Duceppe. La structure et la narration de cet ouvrage ne suivent pas une démarche classique, académique, qui ferait l’inventaire des faits et gestes de Gilles Duceppe. En suivant le cheminement de l’homme, on explore ses sentiers de traverses. Nous avons aussi choisi de conserver le plus possible la rugosité de la langue parlée lors des rencontres avec les intervenants et avec Gilles Duceppe, pour ainsi restituer sa spon- tanéité. La verdeur de ce langage parlé permet d’approcher davantage de la vérité, des émotions, que le langage châtié que des soucis litté- raires risquaient d’aseptiser. On y entend une mosaïque de personnes plutôt qu’une galerie de personnages. Ce livre s’est nourri de longs entretiens avec Gilles Duceppe, de douzaines de rencontres avec ses amis, sa famille, ses complices, ainsi qu’avec des analystes, des historiens, des journalistes et des adversaires de l’homme et de ses convictions. Ni un procès ni un florilège d’éloges, ce livre témoigne en toute sincérité de la vie privée et publique d’un être diablement attachant. 12 • gilles duceppe : bleu de cœur et de regard

La vie de Gilles Duceppe ne se prête pas aux métaphores érudites et aux analyses psychanalytiques. Ce serait trahir le naturel du sujet. Cet ouvrage s’adresse donc aux Québécois et Canadians curieux de faire la connaissance privilégiée d’un homme qui a marqué son époque. Entre 1947 et 2017, Duceppe passe du Québec aimé à être aimé du Québec. Nous suivons, au cours de chapitres articulés autour de thé- matiques aussi émotives que narratives, le parcours d’un homme dans ses engagements, ses joies, ses déceptions, ses réussites et ses erreurs. Les réflexions et confidences de l’homme se déroulent sous l’éclai- rage persistant de sa disponibilité aux changements : ceux de sa société, de l’équilibre mondial, des hoquets financiers de l’Occident, de la volatilité de la justice sociale, de ses attachements multiples, de ses ambiguïtés qui ne font que refléter celles du pays rêvé et de son peuple. Gilles est le Québec et le Québec chemine à la Duceppe. Avec pas- sion et conviction entre les paradoxes, les rêves, les déceptions et l’espoir. Tout au long du parcours de cette vie, le chapelet événementiel du Québec viendra se lover, s’enchevêtrer, éclairer, expliquer, inter- roger le parcours engagé de Gilles Duceppe. Comme pour toute per- sonne vivant sous les feux de la notoriété, la cloison est mince entre la personne et le personnage, entre Gilles et Duceppe. Souvent, cette cloison n’existe carrément pas dans les agissements de cet homme public pas comme les autres. Cette authenticité est à la source d’une crédibilité que devraient lui envier de nombreux politiciens. Parcours

Un rapide survol. Gilles Duceppe, né le 22 juillet 1947, est le fils aîné d’une famille de sept enfants. La solidarité familiale ne s’est jamais démentie malgré les aléas de la vie. Gilles Duceppe est bachelier ès arts du collège Mont-Saint-Louis. Il a étudié les sciences politiques à l’Université de Montréal. Très jeune, il milite pour la justice sociale et un Québec indépen- dant pour l’obtenir. Vice-président de l’Union générale des étudiants et étudiantes du Québec (UGEQ) en 1968 et 1969, il est directeur du journal Quartier latin de 1970 à 1971. Il devient membre du Parti québécois où il est organisateur politique pour Robert Burns, un des sept premiers péquistes élus. Son idéalisme sociopolitique le conduit au sein du Parti commu- niste ouvrier. Il travaille comme préposé à l’hôpital Royal Victoria où il fait la promotion de la syndicalisation. Ses convictions de justice sociale lui feront ensuite gravir des éche- lons au sein de la Confédération des syndicats nationaux, où il devient un habile négociateur. Il est élu pour la première fois député de Laurier-Sainte-Marie à la Chambre des communes en 1990, avec une majorité de 67 %, trois semaines après que eut mis en place les bases du futur Bloc québécois. Il se retrouve ainsi premier député élu sous une bannière souverainiste à siéger en territoire fédéral. Après l’élection partielle de 1990, il occupe les fonctions de porte-parole du Bloc québécois en matière d’Affaires indiennes, de 14 • gilles duceppe : bleu de cœur et de regard

Multi­culturalisme, de Défense, de Travail, d’Emploi et d’Immigration, de Condition féminine et des Anciens Combattants Après l’élection générale de 1993, où le Bloc gagne 54 sièges et devient l’opposition officielle, il assume le rôle de whip en chef. En 1996, Lucien Bouchard quitte le Bloc pour prendre les rênes du pouvoir à Québec. Duceppe est nommé chef par intérim jusqu’à l’élection de . Il devient leader parlementaire de cette opposition officielle en février 1996. En 1997, Gilles Duceppe succède à Gauthier. Aux élections, le Bloc passe de 54 à 44 députés. Il est réélu en 2000, 2004, 2006 et 2008. Il participe à la commission Bélanger-Campeau comme membre sup- pléant. Gilles Duceppe a été membre de l’exécutif national du Mouvement-Québec et coprésident de la campagne de financement référendaire de 1995. À deux reprises, il a été pressenti – en vain – pour prendre la tête du Parti québécois. Il est battu dans sa circonscription en 2011 et démissionne comme chef du Bloc. En octobre 2015, il revient à la tête du parti pour les élections. Il sera également battu lors de cette élection. Il reste à ce jour un des politiciens québécois les plus populaires. chapitre 1 Le petit Gilles les racines

Des racines

C’est un jeune British Home Child (on disait aussi Broken Home Child), BHC. L’Angleterre expédiait des enfants pauvres ou orphelins dans ses colonies depuis 1840, en Australie, en Nouvelle-Zélande ou au Canada. Une main-d’œuvre à bon marché ! Ses papiers disaient qu’il s’appelait Rowley. Sans doute. En 1906, au Canada, c’est sous l’égide du ministère de l’Agriculture que ce jeune orphelin de 16 ans débarque. Il ressemblait peut-être à l’Oliver Twist de Dickens, venu travailler fort pour peu. Gilles Duceppe vivra son enfance, jusqu’à l’âge de 10 ans, avec cet Oliver Twist, alias John James Rowley, son grand-père maternel. La vérité sera dévoilée de nombreuses années plus tard. Une cher- cheuse apporte un jour à la famille Duceppe, au Théâtre Jean- Duceppe, tous les papiers familiaux du grand-père. La famille savait déjà que John James Rowley haïssait les Irlandais. Et pour cause. On découvre que son père était Irlandais. Et tout un père ! Une coupure d’un journal londonien de 1895 relate que cet arrière-grand-père de Gilles, débardeur, buvait comme un trou. On y lit qu’il passe une journée entière au pub avec son petit garçon. Au retour, il tombe dans la Tamise et se noie. L’épouse de l’ivrogne n’était plus de ce monde depuis déjà quelques années. La sœur aînée de l’orphelin est trop pauvre pour le recueillir. Son autre sœur a été envoyée comme fille au pair à Versailles. 16 • gilles duceppe : bleu de cœur et de regard

Après quelques années d’orphelinat, l’adolescent, pris en charge par l’organisation British Home Child, est envoyé au Canada. En arrivant à Ottawa, il poireaute pendant deux jours sur le quai de la gare. On place ces enfants dans un train qui s’arrête à chaque village où les « adopteurs » intéressés peuvent les recueillir, certains diront se les procurer. « Maman pleurait quand on lui a montré les articles à ce sujet ; à 90 ans, elle ne le savait pas. » À la station d’Ottawa, une famille Leduc, de Saint-Benoît-du-Lac des Deux-Montagnes, choisit John James. La mère de famille est ensei- gnante et parle anglais. Ouf. Il a été très bien traité, contrairement à beaucoup de ces enfants-main-d’œuvre. L’inclination amoureuse du jeune immigré irlandais pour la future grand-mère de Gilles incitera le soupirant à maîtriser la langue fran- çaise. Ce qui ne l’a pas empêché de lire toute sa vie ses journaux en anglais ainsi qu’en français. La grand-mère, francophone, l’est restée. À l’occasion de l’année internationale des BHC en 2010, Duceppe livre un discours où il réclame que le Canada fasse des excuses aux descendants des BHC, trop souvent traités comme de la main-d’œuvre au rabais et dispersés sans tenir compte de leurs liens fraternels. Démarche vaine. Tout ce qu’il obtient, c’est un timbre commémoratif. Pourtant, la Grande-Bretagne et l’Australie ont fait des excuses d’État. En 2017, une coalition politique obtient du premier ministre de sou- tenir une reconnaissance des injustices commises à l’égard de ces enfants. Quatre millions de Canadiens descendent de ces BHC, soit 12,5 % de la population ! L’Angleterre a ainsi « exporté » 100 000 enfants pour « servir » en colonie, à partir de 1869. Enfin, sous l’instigation de Gilles Duceppe, en février 2017, Luc Thériault, du Bloc québécois, a proposé en Chambre que ladite Chambre des communes s’excuse auprès des familles des British Home Children en ces termes : « La Chambre des communes reconnaît l’injustice et les abus subis par ces British Home Children et souligne, par la même occasion, la contribution importante de ces enfants et de leurs descendants dans la communauté canadienne en offrant également ses sincères excuses aux enfants encore vivants et aux descendants de tous les enfants le petit gilles les racines • 17 envoyés au Canada entre 1869 et 1948 comme main-d’œuvre à bon marché. » La proposition a été adoptée à l’unanimité. Voilà pour la branche maternelle. Un grand-père orphelin, irlandais d’origine, transplanté sans qu’on lui demande son avis, dans un ter- reau québécois. Mais attendez. La branche paternelle ne pousse pas dans la ouate de l’aisance et du beau monde non plus ! Le vrai patronyme de , le célèbre père comédien, c’est Hotte. Celui-ci n’a que deux ans lorsque sa mère, une Dutrisac, meurt en 1925. Son père ne pouvant assumer la charge familiale, il choisit de faire élever son fils cadet par la propre sœur de Jean, Marguerite, et son mari Rosaire Duceppe, denturologiste, qui recueillent le jeune enfant. Alors que Jean n’a que neuf ans, son père biologique meurt à son tour. Curiosité : comme Jean grandit avec les enfants de sa sœur, ses neveux biologiques sont donc, dans le quotidien, comme ses frères et sœurs. Pour Gilles et sa fratrie, ces « neveux » de leur père sont comme oncles et tantes. Mais ils sont en réalité des cousins. Avant 1989 (à l’occasion d’une demande de passeport pour Alexis, fils de Gilles et de Yolande, agé de 10 ans), quand des démarches ont été entreprises pour un changement souhaité, Gilles se nommait donc Hotte-Duceppe. Jean Duceppe s’appelait, de fait, Hotte-Duceppe. Et, comme tant d’autres en terre d’Amérique, le sang amérindien s’est glissé dans la généalogie au gré des voyagements et des rencontres. Les mêmes rencontres, semble-t-il, que les ancêtres de l’ancien premier ministre . Même que la branche d’un Riel se faufile dans les lignées de ce métissage. Le soleil sur la peau du fils de Gilles, Alexis, fait nettement ressortir l’apport amérindien de la généalogie maternelle… À sa naissance, le 22 juillet 1947, il se nomme donc Gilles Hotte- Duceppe, fils d’Hélène Rowley et de Jean Hotte-Duceppe. Nous sommes dans le quartier Hochelaga. Le quotidien s’égrène au rythme des usines Angus, ateliers de réparations du Canadian Pacific Railway, du chantier naval de la Vickers, des biscuits Viau, des confitures et marinades Raymond, du port de Montréal. La dégringolade écono- mique n’a pas encore fait ses ravages dans ce quartier ouvrier de 18 • gilles duceppe : bleu de cœur et de regard

Montréal, dont les escaliers extérieurs constituent la signature architecturale. I

Cet aîné, notre Gilles, est marié à Yolande Brunelle, directrice d’école dans Saint-Henri, et il est père de deux enfants. C’est un passionné de son Québec, aîné d’une famille que son père compare à la dynastie des Kennedy « moins l’argent ». Une famille agglutinée autour d’un père résolument nationaliste et d’une mère résolument souverainiste. Une famille où on discute ferme, où le bruit du poing sur la table et du pied à terre n’est pas rare. Cette fratrie des chevaliers de la table de cuisine fera face à tous les obstacles, familiaux, professionnels, personnels, politiques, inspirés et protégés par des parents au regard clair et à l’énergie inspirante. Ils sont sept enfants, sept samouraïs : Gilles le politicien, Claude le vizir financier, Pierre le sportif créatif, Louise la gestionnaire, Monique la metteure en scène, Anne la costumière et Yves le technicien de scène. La première année de vie de Gilles Duceppe avait vu poindre un événement annonciateur du destin de cet aîné des samouraïs Duceppe. Une naissance concomitante : celle du drapeau québécois ! Gilles célèbre ses six premiers mois de vie quand, le 21 janvier 1948, le bleu fleurdelisé, comme celui de ses yeux, remplace enfin l’Union Jack rougeoyant. Gilles va faire ses premiers pas. Le Québec aussi, au moins pour son emblème.

Après-guerre et duplessisme

Quand Gilles lâche son premier cri, son premier coup de gueule en somme, la paix soi-disant mondiale, chèrement acquises par deux grandes guerres, en est à ses premiers balbutiements. « Jamais plus ça », croit-on alors. La lumière se lève sur le monde occidental pendant que le Québec, distrait par une grisante nouvelle prospérité, voit appa- raître le nuage insidieux de la « grande noirceur », aussi duplessiste que religieuse. le petit gilles les racines • 19

Mais les Québécois ne lèvent guère le regard vers ce nuage qui s’épaissira avec les longues années au pouvoir du régime de Maurice Duplessis. Ce regard est attiré par des réalités plus séduisantes : appa- reils ménagers, voitures, biens de consommation. On a l’impression que le chômage est vaincu, lui aussi. Cent mille nouveaux emplois guérissent le souvenir pénible des années de sacrifices du temps de guerre. Avec ses usines en milieux urbains, l’exploitation de ressources naturelles alimentant les pâtes et papiers, l’économie s’apprête à grandir. Comme bébé Gilles. Les deux décennies qui suivent verront les salaires doubler. Les femmes accentuent leur présence sur le marché du travail. Les Québécois sont passés de la pauvreté de la Grande Crise, avec ses inquiétudes et pénuries propres à toute guerre, à une prospérité sti- mulante. Assez stimulante pour prendre le temps de faire des enfants. Bébé Gilles n’a pas à s’inquiéter, il ne sera pas seul ! Dans ces années d’après-guerre, deux millions de naissances au Québec. Une augmen- tation de 58 % par rapport à l’avant-guerre ! Toutefois, l’obscurantisme étouffe toute remise en question des valeurs sociales et du monde des arts. Les bébés naissent mais les idées progressistes avortent. Un conservatisme qui rassure les nombreux citoyens que le moindre changement inquiète. Les élites le savent et cultivent ces peurs. Un petit groupe d’irréductibles s’insurgent contre ces dogmatismes qui paralysent toutes forces nouvelles. Le 9 août 1948, ils signent le Refus global, que certains considèrent comme l’étincelle ayant mis le feu aux poudres de la Révolution tran- quille et qui est alors publié sous le manteau. Ce manifeste, sous l’influence de Paul-Émile Borduas, ose remettre en question les valeurs traditionnelles et condamne l’immobilisme de la société qué- bécoise et ses valeurs rétrogrades. Certains signataires en paieront le prix toute leur vie ; d’autres, non. Comme à la guerre, certains héros survivent, d’autres pas ; certains sauvent la Patrie et en profitent, d’autres lui sacrifient leur vie. Les premiers souvenirs de Gilles remontent à sa quatrième année de vie. Il se souvient de sa mère occupée à confectionner tous leurs vêtements. La grand-mère aussi coud. L’appartement est exigu : c’est 20 • gilles duceppe : bleu de cœur et de regard un quatre et demi rue Chambly qui héberge l’oncle, la tante, ses deux jeunes frères, le grand-père, la grand-mère, le père et la mère ! Le sofa- lit installé dans le corridor n’est pas de trop ! Gilles garde en mémoire le son des machines à coudre Singer qui empêchait les couturières familiales de l’entendre quand il cognait en vain à la porte. Aujourd’hui, Gilles rit de bon cœur des épisodes de son enfance. Comme celui où la tante décide de lui laver les cheveux, mais qui n’arrive pas à faire mousser le shampoing. Son ineffable grand-mère avait rempli la bouteille de shampoing de son urine qu’elle devait aller porter chez le médecin ! On a dit longtemps que s’il était blond, il fallait en imputer la cause au fait qu’on lui lavait les cheveux avec le pipi de sa grand-mère ! Toute la fratrie et Hélène, la mère, confirment que Gilles secondait celle-ci avec générosité. Avec méticulosité, il changeait sans broncher les couches de ses jeunes sœurs et celles de son frère Yves. Il le faisait de façon spontanée, comme si ces gestes allaient de soi. Sa mère, la fière et dévouée Hélène, retourne volontiers plus de soixante ans en arrière. Elle revoit très clairement son jeune aîné, qu’elle considérait déjà comme un enfant admirable, devenu très jeune son lieutenant. « Jusqu’à ce qu’il joigne les rangs des marxistes-léninistes, ajoute- t-elle d’un air entendu. Je ne demandais rien. C’est lui qui… admettons il jouait dans la ruelle et je disais que j’avais une commission, je pouvais avoir besoin de le demander plusieurs fois à Claude, mais Gilles y allait tout de suite. Et Pierre était tellement sportif, NDG venait le chercher, Hochelaga voulait l’avoir. Alors Gilles, ça a été merveilleux. » Madame Duceppe garde encore des photos de son « admirable Gilles » où il a toujours un enfant dans les bras. Nous aurons tous compris qu’on ne parle pas de Gilles Duceppe en mal devant sa maman. Il l’aidait au ménage, mettait la table, attentif au moindre désagrément que pouvait vivre sa mère. « Un enfant comme Gilles, il voit. Il s’aperçoit quand tu as de la peine, si tu es heureuse ou pas. » Quand la tempête domestique se levait, que la discorde s’installait, l’aîné calmait les ardeurs. À son départ du foyer familial, sa mère a regretté son policier Gilles. le petit gilles les racines • 21

Maman Hélène a élevé ses enfants, pourtant très différents les uns des autres, avec une valeur essentielle : la liberté. Mais une liberté responsable. « Moi, j’ai été élevée très libre. Je contais ce que je faisais et si ce n’était pas correct, mes parents me l’auraient dit. Ça fait que les enfants, ils ne fouillaient pas dans mes tiroirs et moi, je ne fouillais pas dans les leurs. À tel point qu’à un moment donné je leur ai dit de vider leurs poches pour le lavage et tout à coup, je tombe sur un papier d’aluminium que je prends et que je jette. Plus tard, Pierre me demande si j’ai pas vu un papier d’aluminium, pis je lui ai dit que je l’avais jeté ! Mais c’était du hash… Faque j’en ai fumé avec eux autres. Quand tu connais pas quelque chose, tu sais pas ce que c’est, tu peux pas l’interdire ! Je n’ai pas aimé ça, mais Pierre m’a dit que j’avais mangé du spaghetti en titi ce soir-là… »

Le fils à maman

Gilles est devenu, dans la foulée de l’aide à sa mère, très tôt respon- sable. Certains croient que ce fut beaucoup trop jeune. N’oublions pas que Gilles ne se contentait pas d’aider sa mère débordée de travail, mais devenait souvent son confident. C’était une époque, il faut le reconnaître, où les femmes assumaient tous les rôles : nourricières, éducatrices, ménagères, amantes et consolatrices. Et le mari, Jean Duceppe, menait une carrière artistique et publique très intense. De l’appui à la mère aux couches à changer, Gilles assumait avec constance les responsabilités que sa mère lui confiait ou qu’il se confiait à lui-même. Une des sœurs de Gilles, Louise, maintenant directrice du Théâtre Jean-Duceppe, rappelle qu’à la naissance de son frère aîné, les parents n’avaient que très peu d’argent. Elle n’a pas connu le quatre et demi de la rue Chambly, mais en a abondamment entendu parler. Après les naissances de Claude et de Pierre, on déménage dans un appartement plus grand, rue Hochelaga, toujours avec les grands-parents. C’est là que Louise, Monique, Anne et Yves viendront grossir les rangs du clan Duceppe. Après une brève installation à Belœil pour des raisons de 22 • gilles duceppe : bleu de cœur et de regard stratégie matrimoniale, on revient dans Hochelaga-Maisonneuve, mais boulevard Pie-IX, cette-fois, à la hauteur de Boyce. Boulevard Pie-IX, plus on monte vers la rue Sherbrooke, plus on gravit l’échelle sociale. Plus on descend… « À Belœil, se souvient Gilles, on était dans un développement et ma mère s’ennuyait pour mourir. Mon père n’était jamais là, mais là, ça veut dire que les voisins, la famille, elle les voit beaucoup moins. Elle est pognée avec nous autres, les sept enfants ! Faque oui, elle a ben haï ça, l’exil à Belœil. »

Les folkloriques durs à cuire

On a beau revenir un peu plus haut sur le boulevard Pie-IX, les fré- quentations restent les mêmes. Sans être mal famé, le quartier com- porte sa part de familles qui s’écartent volontiers de la légalité. Dans le temps, c’était les Provençal. Ce qui n’empêchait pas les enfants Provençal de jouer dans la ruelle avec tous les autres. Ainsi va la vie de quartier. Ce n’est pas parce qu’on le sait qu’il faut en parler… L’éducation religieuse devient utile, parfois. Jean-Guy Chaput les a bien connus : « Sur le coin de la rue où habitait la famille Duceppe, une ou deux maisons voisines, c’était cette famille Provençal. Une famille de crimi- nels qu’il valait mieux respecter. Il y avait le père Provençal, la mère… « Roger Provençal, je pense qu’il est mort aujourd’hui, se tenait dans un bar qu’on appelait le Cabaret. Le gars était spécialisé dans les vols de cigarettes et des trucs assez compliqués. Il y avait aussi ses frères. Serge alias Léon, Jacques plus de notre âge, à Pierre Duceppe et moi. Il y avait Pierre Provençal, le plus petit, et Bernard Provençal, le plus célèbre, un des criminels les plus recherchés au Québec à un moment donné. Il faisait des hold-up de banques avant de devenir délateur. J’ai écrit un livre là-dessus qui s’appelle Big Ben. J’ai été appelé à témoigner contre lui. Ça avait brassé dans le coin pas mal à l’époque. Dans le temps, c’était un peu rough. Ça c’était le coin. « Il y avait le parc Lalancette devenu depuis un parc à chiens. La partie du bas, on y jouait au hockey, et en été, c’était la balle-molle. le petit gilles les racines • 23

Les gangs opéraient dans le haut du parc, qui était libre d’activités organisées. J’étais membre de la gang et l’hiver on allait chez Roger Hébert, à son restaurant. À l’intérieur du restaurant, c’était comme une espèce de zone de tolérance, de trêve entre les gangs. Il y avait ce qu’on appelait à l’époque des paris hors-piste, donc illégaux. Le gars arrive au restaurant, sort le programme, puis il prend des paris. Roger Hébert faisait ça. Il était dans une gang à Montréal qui était associée à un club qu’on appelait le Béret bleu. » On retrouvait donc des guéguerres de petites gangs dans le quartier, quoique pas d’affrontements violents. Un ou deux crans au-dessus de la Guerre des Tuques, mais pas plus. Les seuls vrais affrontements qu’on pouvait voir, c’était entre des adultes mûrs et vaccinés comme Roger Hébert et Roger Provençal. La guerre des Rogers. Les Hébert avaient leurs affaires et les Provençal les leurs. Les états-majors se terraient au Béret bleu et au Cabaret. Le chalet des Chaput, au lac des Écorces, voisine celui d’un policier qui a pour nom Albert Lysacek. Il deviendra le responsable des enquêtes musclées lors de la crise d’Octobre. Un dur à cuire. Ce poli- cier connaissait le frère de Jean-Guy Chaput. À son chalet, le bovin policier Lysacek est accompagné de son épouse, d’un petit chien, d’une arme à feu sur la table et d’autres sur lui. On lui explique qu’après une dénonciation des activités « bancaires » de Roger Provençal, on craint la réaction de sa famille. Lysacek sort son agenda et donne rendez- vous au jeune Chaput le mardi suivant. On convient que le policier ira cherche le jeune Chaput à son école. Comme convenu, une voiture banalisée vient chercher le jeune. Le policier, chauve et d’allure bélier mécanique, sonne chez les Provençal. Quand la porte s’entrouvre, il donne un coup de pied dans la porte et un coup de poing dans le front de Serge Provençal, le frère de l’autre que le jeune Chaput avait dénoncé. Il lui fait la prise de l’ours et, l’arme brandie, l’avertit : « Estie, si y en un de votre gang qui écœure Chaput, je vous tue toute la gang, estie ! » Dans ces quartiers de l’Est de Montréal, les conventions hiérarchiques sont écrites en ecchymoses. Pendant ce temps, avec la bénédiction de l’État, les communautés religieuses gèrent avec entrain et certitudes les écoles et les hôpitaux. 24 • gilles duceppe : bleu de cœur et de regard

La mortalité infantile diminue. Ce qui encourage les sursauts démo- graphiques. Ces nouveau-nés québécois partageront leur prospérité avec 400 000 immigrants, la plupart fuyant l’Europe dévastée. Les Québécois dits de souche représentent alors 80 % de la population montréalaise. La minorité anglophone a visages multiethniques et moins britanniques qu’on se plaisait à le croire.

Les traces syndicales du père

La syndicalisation à laquelle participeront d’abord le père puis Gilles fait son chemin. Une route que n’entretient pas, celle-là, un Maurice Duplessis inféodé aux capitaux étrangers. Ce premier ministre, qui dirige le Québec comme un évêque contrôle sévèrement un diocèse, fréquente la table des employeurs. Surtout les bien nantis qui gar- nissent avec générosité sa caisse électorale. Il fallait s’y attendre : les conflits grandissent. Se multiplient. Les syndicats revendiquent le mieux-être des travailleurs et Duplessis les matraque de la nécessité de la loi et de l’ordre. Ce premier ministre se permet même de demander à Rome d’exiler l’archevêque de Montréal, monseigneur Charbonneau, qui penche un peu trop du côté des travailleurs en grève à Asbestos. Jean Duceppe immortalisera ce bras de fer dans une pièce devenue mythique, Charbonneau et le chef, où le père de Gilles personnifiera Duplessis avec génie pendant que Jean-Marie Lemieux sera l’arche- vêque déchu. Un mémorable succès du théâtre québécois qui met en scène le courage d’ouvriers qui osent se tenir debout face à l’autorité excessive, aux injustices et aux abus.

Autonomie du Québec

Lorsque la télévision fait de son père une grande vedette populaire, la moitié des familles de chez nous braquent alors leurs regards sur le petit écran. Pour le meilleur et pour le pire. Les changements se bousculent et installent le Québec dans un confort, des loisirs, et une consommation de biens qui deviendront le petit gilles les racines • 25 d’indispensables baumes aux années d’inquiétude passées. La pros- périté endort l’anxiété. Non seulement il y a du travail, mais on peut s’acheter une maison et même une auto en ne travaillant que quarante heures par semaine ! Comment douter de l’existence de Dieu, comme aurait prêché notre prince de l’Église, le cardinal Paul-Émile Léger ? Les Duceppe oscillent entre le scepticisme religieux et les habitudes de pratiques rituelles. Ce que les grâces évoquées par le clergé ignorent et choisissent d’ignorer, c’est que pour nos voisins ontariens, des non-catholiques, Dieu semble encore plus généreux. Les catholiques québécois gagnent 27 % moins que les mécréants ontariens. En comparaison, nos routes et notre réseau hydroélectrique montrent des carences inquiétantes. Nous souffrons d’une pénurie d’écoles et pas eux. Ils nous devancent en éducation. De plus en plus. Et malgré le dévouement de nos reli- gieuses infirmières, notre système de santé est loin derrière le leur. Depuis la crise de 1929, le gouvernement canadien a su redresser ses politiques afin d’éviter pareilles erreurs. Pour corriger la situation, le gouvernement d’Ottawa n’hésite pas à plonger dans les déficits pour stimuler l’économie. Ces politiques interventionnistes attisent la colère de Maurice Duplessis à Québec. Il soutient que ce genre d’action brime l’initiative provinciale. Pourtant, le Québec avait grandement besoin de capitaux nouveaux. Le premier ministre du Québec refuse donc, en 1951, une aide fédérale qui aurait subventionné les universités. Se réclamant à grands cris de l’autonomie provinciale, il refuse le rapatriement des impôts à Ottawa. Voilà qui fertilisera le terreau des combats indépendantistes qui allaient alimenter les idéaux du jeune Gilles Duceppe et de tant d’autres.

Ite missa est

À cette époque d’après-guerre, l’Église joue un rôle capital dans l’orga- nisation des rapports sociaux, économiques et politiques. Elle tisse alors en milieu urbain la toile paroissiale campagnarde. La diversifi- cation des pratiques en milieu urbain provoque malgré tout le déve- loppement d’une pléiade d’organisations de masse spécialisées afin

oici enfin la biographie de Gilles Duceppe, un ouvrage qui nous présente les multiples facettes d’un homme attachant, intègre Vet complexe : le fils de son père, comédien de légende ; le mari et père de famille ; l’homme rose avant la lettre ; le syndicaliste dévoué ; le politique engagé dans la défense du Québec ; l’indé- pendantiste résolu.

Captivant comme le récit d’une enquête, feu roulant d’anecdotes révé- latrices, ce livre ne cède pas la parole qu’à Duceppe : Robert Blondin a rencontré plus d’une centaine de ses parents, amis, collègues, penseurs et adversaires – sans d’ailleurs parvenir à lui trouver un seul ennemi.

Le concert des voix révèle une personnalité d’exception. Les témoins se livrent dans une savoureuse langue qui donne l’impression d’un livre parlant. Dans ce portrait retraçant un parcours singulier, on redécouvre un homme qui aura passé plus de 20 ans dans l’antichambre du pouvoir sans jamais en connaître les vertiges ou les affres. L’auteur cherche à comprendre pourquoi le long et brillant cheminement politique de Duceppe ne l’a pas un jour mené à assumer la tâche de premier ministre du Québec et, peut-être, à en faire basculer le destin. : Martine Doucet

Pendant longtemps réalisateur, concepteur et animateur à Radio-Canada, romancier, essayiste, conférencier, ROBERT BLONDIN communique et raconte depuis six décen- nies. Dans cette biographie, il allie son talent de conteur à sa rigueur documentaire pour révéler dans son authenticité un personnage

incontournable de notre histoire. Photos de la couverture et de l’auteur

www.editionshurtubise.com