ILCEA Revue de l’Institut des langues et cultures d'Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie

36 | 2019 Représentations de la révolution de 1917 en Russie contemporaine

Isabelle Després (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ilcea/6668 DOI : 10.4000/ilcea.6668 ISSN : 2101-0609

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée ISBN : 978-2-37747-096-9 ISSN : 1639-6073

Référence électronique Isabelle Després (dir.), ILCEA, 36 | 2019, « Représentations de la révolution de 1917 en Russie contemporaine » [En ligne], mis en ligne le 20 juin 2019, consulté le 08 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/ilcea/6668 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ilcea.6668

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Les textes réunis dans ce numéro font suite au colloque « Construction et déconstruction d’une mémoire de la révolution de 1917 en Russie contemporaine » qui s’est tenu à l’Université Grenoble Alpes en octobre 2017. Le recueil s’intéresse à plusieurs types de représentations artistiques (théâtre, peinture, musique, littérature), mais aussi historique et juridique, de la révolution. La notion de mémoire collective, conceptualisée par Maurice Halbwachs, sert de fil conducteur. Cette mémoire varie selon les époques, depuis la sacralisation de la révolution comme élément fondateur, et sa mythification au début de l’époque soviétique, jusqu’à sa diabolisation dans les premières années post-soviétiques. Aujourd’hui, le relatif silence qui a accompagné en Russie le centenaire de la révolution laisse penser que le consensus nécessaire à la mémoire historique d’une société apaisée est loin d’être atteint.

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SOMMAIRE

Avant-propos Isabelle Després

Représenter la révolution au théâtre (1918-2017) ou comment la locomotive de l’histoire a quitté la voie radieuse Marie-Christine Autant-Mathieu

Célébrer la révolution d’Octobre en musique : une fête politique ? Louisa Martin-Chevalier

La révolution de 1917 et la période post-révolutionnaire dans l’art naïf soviétique et post- soviétique Anna Suvorova

Educational, Literary and State Authorities and the Publishing Trajectories of Legacy Children’s Literature in Early Soviet Russia Svetlana Maslinskaya et Kirill Maslinsky

«Преданная революция»: тайное послание книги Аркадия Гайдара Ирина Глущенко

L’artiste russe : acteur et historien de la révolution ? Juliette Milbach

Une insurrection déplacée, maintenant ! Pavel Mitenko

Appréciation historique et juridique des événements révolutionnaires de 1917 Aleksandra Dorskaïa

Un jeu des possibles en 1917 ? Tamara Kondratieva

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Avant-propos

Isabelle Després

1 Les textes réunis dans ce numéro font suite au colloque « Construction et déconstruction d’une mémoire de la révolution de 1917 en Russie contemporaine » qui s’est tenu à l’Université Grenoble Alpes en octobre 2017. La notion de mémoire collective, conceptualisée par Maurice Halbwachs, sert de fil conducteur. On verra ici comment cette mémoire varie selon les époques, depuis la sacralisation de la révolution comme élément fondateur, et sa mythification au début de l’époque soviétique, jusqu’à sa diabolisation dans les premières années post-soviétiques. Aujourd’hui, le relatif silence qui a accompagné en Russie le centenaire de la révolution laisse penser que le consensus nécessaire à la mémoire historique d’une société apaisée est loin d’être atteint.

2 Le recueil s’intéresse à plusieurs types de représentations artistiques (théâtre, peinture, musique, littérature), mais aussi historique et juridique, de la révolution.

3 L’article de Marie-Christine Autant-Mathieu retrace, à travers les spectacles théâtraux mettant en scène les événements ou les symboles de la révolution (le personnage de Lénine), les différentes étapes de la construction de la mémoire collective organisée par le pouvoir soviétique, par le biais de la propagande, mais aussi les écarts et dissonances, apparues particulièrement à l’époque de la déstalinisation et du dégel, pour aboutir finalement après la perestroïka à un retournement du mythe.

4 La propagande est au cœur des commémorations d’octobre 1917 dans les premières années soviétiques. L’article de Louisa Martin-Chevalier est consacré à la musique de ces fêtes de masses. Elle décrit une atmosphère joyeuse, des masses populaires dont s’empare une folie sacrée, mais aussi la volonté des compositeurs de rompre les codes et de créer un art véritablement nouveau et révolutionnaire, dans lequel le peuple serait le véritable acteur. Ceci se traduit par la création de pièces expérimentales, comme la « Symphonie des sirènes d’usines », exécutée à Bakou en 1922.

5 La propagande n’est pas absente de la construction de l’image de la révolution dans l’art naïf populaire, comme le montre l’article d’Anna Suvorova, illustrant parfaitement l’idée de Halbwachs selon laquelle la mémoire individuelle est inséparable de la base

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sociale. Le peintre naïf, issu du peuple, a une vision idéalisée de l’État, forgée par la propagande visuelle socialiste.

6 La propagande du Narkompros et la ligne éditoriale de Gorki n’ont toutefois pas été suffisantes pour imposer une mémoire culturelle de la révolution, comme le montre la modélisation statistique de Svetlana et Kirill Maslinsky, dont l’article nous invite à nous interroger sur notre propre représentation de l’impact de la révolution dans le domaine de l’édition de livres pour la jeunesse. Loin d’être relégués aux oubliettes, les auteurs classiques pour enfants d’avant 1917 ont poursuivi leur ascension éditoriale tout au long des années vingt et au début des années trente.

7 La littérature de jeunesse est un terrain privilégié pour la transmission de la mémoire collective. L’article de Irina Glushchenko montre comment, dans les années de la montée du stalinisme, par une comparaison presque implicite avec la Révolution française, Arkadi Gaïdar, le plus célèbre des écrivains soviétiques pour la jeunesse, parvient à suggérer l’idée que la révolution a été confisquée ou trahie.

8 Cette déconstruction balbutiante du mythe s’est renforcée au cours de l’époque soviétique. Dans les années suivant la perestroïka, et même avant, le mythe a été déconstruit par les artistes conceptualistes et par le Sots-art. Juliette Milbach étudie, dans son article, la façon dont les artistes ont dépassé leur propre représentation du passé figé, pour établir un nouveau rapport au passé soviétique, en tant que passé historique. Puis elle s’intéresse à la génération suivante, en se focalisant sur l’exemple d’Evgueni Fiks, dont toute la pratique est centrée sur l’histoire soviétique. L’artiste endosse la responsabilité de donner un sens à cette histoire et une forme à la mémoire collective.

9 Donner un sens révolutionnaire à l’action, c’est ce que font les actionnistes, objet de l’étude de Pavel Mitenko, lui-même à la fois chercheur et artiste. L’actionnisme est une révolution d’un genre nouveau, comme il le montre à partir des textes et « performances » de Anatoly Osmolovski, qu’il compare et oppose à l’agitation révolutionnaire des bolchéviks.

10 Le malaise concernant la commémoration du centenaire de la révolution en Russie contemporaine s’explique par l’absence d’une mémoire collective solidement constituée et définitive. Ainsi, la question posée par l’article d’Aleksandra Dorskaïa, celle de la légitimité du pouvoir issu de la révolution, nécessite, du point de vue des historiens et juristes contemporains, une réponse nuancée. Le pouvoir en place en Russie contemporaine peine encore à définir une position officielle, car le travail des historiens n’a pas encore pu pleinement s’accomplir.

11 C’est bien ce que montre Tamara Kondratieva, dont l’article revient sur les différentes « histoires d’Octobre » qui ont tenté de s’écrire depuis la fin de l’URSS. Elle note que le travail de mémoire, timidement entamé sous Gorbatchev, n’a pas pu se poursuivre sous Eltsine. C’est pourquoi, le registre émotif de l’expression du traumatisme s’est imposé dans les représentations de la révolution, au détriment de l’histoire.

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AUTEUR

ISABELLE DESPRÉS Université Grenoble Alpes, ILCEA4

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Représenter la révolution au théâtre (1918-2017) ou comment la locomotive de l’histoire a quitté la voie radieuse1 Staging the Revolution in Theater (1918–2017) or How the Locomotive of History Left the Radiant Way

Marie-Christine Autant-Mathieu

« Nous sommes tous issus de la Révolution… » Il y a, dans notre art, des thèmes sacrés qui ne vieillissent pas et vers lesquels toutes les nouvelles générations d’artistes et de spectateurs tendent immanquablement. L’un des plus importants est le thème de la Grande Révolution socialiste d’Octobre et de son chef Vladimir Ilitch Lénine. Chaque nouvelle étape historique de notre vie met en valeur de nouvelles facettes de ce thème. Chaque génération cherche des réponses aux questions qui la préoccupent aujourd’hui et s’efforce de voir concrètement le lien entre les époques passées, présentes et à venir. Et le théâtre recherche, pour représenter les années enflammées de la Révolution, des moyens artistiques capables de répondre à ces questions. (Hajčenko, 1983 : 221)

1 Dans ces lignes écrites quelques années avant la perestroïka par un historien du théâtre soviétique nous voudrions détacher quelques points autour desquels nous articulerons notre réflexion sur la représentation de la révolution depuis 1917.

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2 D’abord, la sacralisation d’un événement historique qui va générer une panoplie d’images et de symboles, variant très sensiblement au fil des années. Dans le cas de représentations théâtrales, une reconfiguration de la mémoire collective se joue à travers le changement des paradigmes visuels et sonores, et la personne de Lénine, le chef d’Octobre, va devenir très vite centrale dans les commémorations, et se trouver dans un équilibre subtil, et lui aussi changeant, avec l’autre figure sacrée, celle de Staline.

3 Le renouvellement des générations, en particulier au lendemain du XXe congrès en 1956 et de la déstalinisation qui l’accompagne pendant quelques temps, va créer des dissonances dans les grandes messes convenues. Mais les relectures ne viendront pas contester l’importance fondatrice de 1917 pour la construction de l’URSS et de son idéologie socialiste ; elles déplaceront les accents, la symbolique, le rituel et ses figures obligatoires.

4 Le centenaire d’Octobre marquera-t-il une nouvelle étape ? Après l’abandon des spectacles commémoratifs à la fin des années 1980, puis une période de diabolisation des figures ayant engendré la violence, les artistes de théâtre semblent vouloir considérer aujourd’hui la période soviétique comme une étape dans l’évolution de l’histoire non seulement russe mais mondiale.

1. La sacralisation et ses symboles

5 « Les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes2. » Ces vers fameux de Maïakovski expriment on ne peut mieux la frénésie qui s’empare des militants relayés par les artistes pour entretenir et répandre la foi dans la révolution d’Octobre. Le travail d’agitation engendre de nouvelles formes d’expression qui débordent les lieux consacrés aux représentations pour envahir tout l’espace urbain. Tracts, affiches, drapeaux, banderoles, panneaux multicolores, spectacles et saynètes joués sur les places, les toits des camions, dans les trains ou sur les bateaux d’agitation essaiment dans l’ensemble du pays. Pour une population à plus de 80 % illettrée, les slogans courts, les images colorées, pimentées de légendes humoristiques et lapidaires, font mouche. La théâtralisation de la vie crée la confusion entre le réel et l’utopie, et permet sans doute de supporter la faim, le froid, les épidémies engendrées par la guerre civile. Encouragés par les théoriciens du Proletkult, les travailleurs cultivent leur veine artistique. Souvent sans culture théâtrale, sans technique ni expérience professionnelle, sans moyens financiers, ils bricolent et inventent des petites formes en empruntant aux arts jugés jusque-là mineurs.

6 Parmi les premières formes engendrées par l’effervescence révolutionnaire, les actions de masse se multiplient à partir du 1 er mai 1918 dans l’ensemble du pays. Ces célébrations grandioses (Amiard-Chevrel, 1979 : 243-276) visent à souder le peuple autour d’événements historiques auxquels certains spectateurs ont réellement participé, mais dont le déroulement réel fut bien plus prosaïque. L’exaltation, l’embellissement, la symbolisation des faits permettent de les grandir, de les sacraliser et de forger le mythe de l’entrée dans une nouvelle ère3. Peu à peu, ces énormes attroupements militants seront canalisés, strictement encadrés et ritualisés (parades, défilés) et deviendront des représentations « d’unité et de loyauté » (Koustova, 2017 : 32)4.

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7 D’autres formes d’agitprop se développent sur le théâtre du front de l’Armée rouge ; à travers les « Journaux vivants » des Blouses bleues qui font écho à l’actualité par des parades, des scènes acrobatiques ou mimées. Les pièces d’agitation (agitki), interprétées souvent sur les lieux de travail prônent l’organisation, la discipline, l’hygiène, l’athéisme. Toute cette production inspirée des formes populaires (cirque, guignol, théâtre de foire, loubok, marionnettes5) vise à expliquer la situation politique intérieure et extérieure, les mesures économiques en liaison avec la guerre civile, à attiser l’héroïsme de masse et la haine des ennemis : koulaks, mencheviks, popes, bourgeois, capitalistes. Avec la révolution bolchevique, le nouveau théâtre quitte les lieux clos des scènes traditionnelles et cherche à inscrire la représentation dans la vie quotidienne, l’actualité socio-politique, à mélanger les publics, à réunir les acteurs et les spectateurs.

8 Mais cette attirance pour le plein air et les places publiques — qui signifie le décloisonnement de l’art, son désembourgeoisement, son ouverture à tous, au sens spatial et financier du terme (gratuité des manifestations) — ne dure qu’un temps. Car les artistes qui soutiennent le nouveau pouvoir aspirent à créer des formes qui ne soient pas de simples instruments d’agitation. Ils vont œuvrer à l’avènement d’une révolution esthétique, d’un « Octobre théâtral », à l’intérieur des théâtres, qu’ils soient des amateurs liés aux ateliers du Proletkult ou des professionnels, formés sous l’ancien régime comme Meyerhold, Radlov ou Mardjanov6 (Zolotnickij, 1976: 82-83).

9 Exemplaires de la guerre qui oppose dès 1918 le théâtre « bourgeois » et les militants révolutionnaires : les tribulations de Meyerhold et de Maïakovski pour la représentation de la première pièce soviétique : Mystère-Bouffe (fig. 1).

Figure 1. – Mystère-Bouffe de Vladimir Maïakovski, mise en scène de Vsevolod Meyerhold, affiche du spectacle, 1918.

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Les comédiens du Théâtre Alexandrinski refusent de jouer la pièce du poète qui parodie le déluge biblique en faisant appel aux slogans des meetings, aux cris de la rue et au langage des journaux. Comment auraient-ils pu accepter, à la fin du prologue, de déchirer le rideau « orné des reliques du vieux théâtre7 » ? N’ayant pu obtenir le cirque Cinizelli, Meyerhold se contente de la salle du Théâtre du drame musical de Pétrograd où le spectacle se donne pour le premier anniversaire d’Octobre. Préparé à la hâte en moins d’un mois, avec des comédiens recrutés par annonce dans la presse, dont certains se désistent à la dernière minute, et avec un personnel technique hostile qui refuse la peinture, la colle et les clous à Kazimir Malevitch, chargé des décors et des costumes (Rudnickij, 1981 : 236), Mystère-Bouffe lance plusieurs défis : • un défi à la pièce traditionnelle, dotée d’une intrigue et d’un sujet. Dans la deuxième variante composée en 1920-1921, Maïakovski précisera : « Mystère-Bouffe est une route. La route de la révolution. […] Plus tard, vous tous qui allez jouer, mettre en scène, lire, imprimer Mystère-Bouffe, changez le contenu, faites-le contemporain, actuel, présent. » (1989 : 121) ; • un défi à la troupe théâtrale. Ici les acteurs sont mêlés à des clowns, à des acrobates ; • un défi au jeu psychologique et au long travail préparatoire, prôné dans la plupart des théâtres. Faute de temps pour assimiler le texte, les participants improvisent, jouent parfois deux ou trois personnages (il ne s’agit plus de rôles au sens habituel du terme mais de masques sociaux). Procédant à un renversement carnavalesque (aux Impurs, les Prolétaires, s’opposent les Purs, leurs ennemis de classe, campés en pittoresques figures de guignol), Maïakovski raconte le voyage vers la Terre promise à bord de l’arche, à travers l’Enfer puis le Paradis (fig. 2). Les Impurs en uniformes gris déambulent dans un décor futuriste gris acier, peuplé d’Objets pour l’apothéose finale, et font bien pâle figure à côté des diables rouges surgissant des trappes de l’Enfer en faisant la culbute ou des habitants du Paradis accrochés à des nuages en forme de pains d’épice roses, bleus ou rouges.

Figure 2. – Dessin de V. Maïakovski pour les Impurs (les prolétaires).

10 Mystère-Bouffe, repris le 1er mai 1921 à Moscou, connaît un succès énorme (la pièce se joue tous les soirs jusqu’au 7 juin). Dans sa nouvelle mise en scène au Théâtre RSFRS-1, Meyerhold supprime le rideau, les coulisses, les décors peints, la rampe : les Objets de la Terre promise sont installés dans les loges. L’action se déroule dans la salle et à différents niveaux du plateau, jusque dans les cintres. Un système d’escaliers et de ponts entoure un hémisphère qui, en tournant, dévoile les trappes de l’enfer. Le cirque et le théâtre de foire sont associés à la revue politique qui dénonce non seulement les

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adversaires de la Révolution (Clémenceau, Lloyd George), mais aussi les penseurs, comme Rousseau ou Tolstoï, dont les idées sont jugées néfastes. Un conciliateur menchevik, affublé d’une perruque rousse d’Auguste, porte les attributs invariables du capitulard : les lunettes et le parapluie. Au-delà de l’imagerie politique qui renvoie aux affiches ROSTA, Meyerhold et Maïakovski fustigent, plus encore que dans la première version, le théâtre-temple, psychologique, voyeur, illusionniste. La représentation ne se déroule pas dans un silence respectueux du travail intérieur des acteurs. Le programme stipule que l’on peut entrer au cours de l’action, manifester bruyamment son enthousiasme ou sa désapprobation…

11 Meyerhold célèbrera trois autres fois l’anniversaire d’Octobre : en novembre 1920 avec la réécriture de la pièce symboliste d’Émile Verhaeren, Les Aubes qui devient un « spectacle meeting »8. L’enthousiasme militant génère des trouvailles audacieuses pour ouvrir le huis clos du théâtre sur l’actualité : des tracts sont lancés au public pendant la représentation, des affiches constellent les murs du Théâtre RSFSR-1, un orchestre militaire se joint aux musiciens du théâtre, les acteurs sans maquillage ni perruques, tels des orateurs, haranguent les spectateurs. La lumière reste allumée dans la salle. Meyerhold s’arroge le droit de réécrire la pièce à titre « d’auteur du spectacle » et d’orienter les réactions du public en recourant à la « claque » (zažigateli) : des artistes, installés dans les loges, applaudissent ou sifflent certains orateurs. Une foule de figurants, cachée dans un coin de la fosse d’orchestre, crée l’impression d’une participation du public. Le 18 novembre 1920, lors de la prise de Perekop par l’Armée rouge, Meyerhold vient en scène lire l’annonce de la victoire sur les troupes du général Wrangel9 (Rudnickij, 1981 : 251-253). Toutefois, l’actualisation brutale du texte dérouta le public et provoqua l’indignation de Kroupskaïa10. Le spectacle ne resta qu’une saison au répertoire, malgré une seconde variante réalisée un mois après la première. Meyerhold exécutera à nouveau le rituel commémoratif en 1927 en confiant à une « brigade » la mise en scène d’Une fenêtre sur la campagne d’Akoulchine (une pièce de propagande peuplée de joyeux kolkhoziens accomplissant les rituels rouges) et en 1930, en reprenant un spectacle d’agitation de 1924 : DE (Objectif Europe), rebaptisé DCE (Objectif Europe soviétique) et transformé en un hymne à la construction socialiste grâce au plan quinquennal (Zolotnickij, 1999 : 205-207).

2. « Léniniana »

12 Les symboles révolutionnaires, les personnages types, les images à connotation religieuse ou militaire, tout cet arsenal utilisé au théâtre à partir de 1918 montre les forces antagonistes orientées par des leaders charismatiques, des bolcheviks issus du peuple, souvent ouvriers ou soldats de l’Armée rouge. L’incontournable et centrale figure de Lénine fait l’objet d’allusions, de citations, de tirades enflammées mais demeure invisible.

13 Un concours dramaturgique organisé en prévision du 20e anniversaire d’Octobre en 1936 va changer la donne et permettre son incarnation. Les dramaturges vont pouvoir désormais lui attribuer un discours, les acteurs lui prêter leur corps et leur voix, le public le voir dans son rôle de guide. Pour que ces interprétations ne soient pas sacrilèges, il fallait réunir de délicates conditions. Dans la pièce de Pogodine qui fut sélectionnée, L’Homme au fusil (1937), ce fut un célèbre acteur du Théâtre Vakhtangov,

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Chtchoukine qui inaugura un cycle spécifique, à l’affiche jusqu’en 1989 : la « Léniniana ».

14 Cette pièce a engendré un « emploi » nouveau qui consiste à imiter l’apparence (petite taille, calvitie, barbiche rousse), la gestuelle et la prononciation grasseyante de Lénine (fig. 3). L’emploi implique aussi de trouver un équilibre subtil entre la simplicité (apparente) et la grandeur (intérieure) : « Tout était naturel en lui et de ce fait, grandiose. » (Višnevskaja, 1988 : 182) … Cruciale fut la première entrée en scène dans l’histoire du théâtre soviétique de l’acteur interprétant Lénine. Le metteur en scène Ruben Simonov avait ménagé un effet de suspens en faisant « apparaître » depuis le fond de la scène, marchant dans un long couloir, un petit homme trapu à la démarche énergique. Le public, stupéfait, se leva et ovationna longuement cette résurrection… (Višnevskaja, 1988 : 184) Poli, à l’écoute, calme, rusé, curieux, intraitable avec ses ennemis politiques, bref mais efficace dans ses remarques, animé d’un « clair sourire » lorsqu’il rencontre des prolétaires… les comédiens se plient aux conventions du genre dont la principale est la présence discrète. Il n’est pas rare que les gens simples qui vénèrent le Chef de la révolution ne le reconnaissent pas lorsqu’ils le rencontrent : ce récit type est au centre de L’Homme au fusil (fig. 4).

Figure 3. – Maquillage d’Alexandre Kaliaguine pour le rôle de Lénine dans C’est ainsi que nous vaincrons ! de M. Chatrov, en présence du metteur en scène Oleg Efremov, 1981.

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Figure 4. – L’Homme au fusil de Nikolaï Pogodine, mise en scène de Ruben Simonov au Théâtre Vakhtangov, 1937.

Lénine est interprété par Boris Chtchoukine, le soldat Chadrine par Iossif Toltchanov.

15 Au fil des années, et surtout au fur et à mesure que grandit le culte de la personnalité de Staline11, ce schéma interprétatif s’altère. La grandeur cachée de Lénine disparaît. La discrétion se banalise, des acteurs comiques (Ilinski, Kaliaguine) seront pressentis pour jouer le rôle qui consiste souvent à aller à la pêche, semer à la tête d’un artel de paysans, distribuer des jouets aux enfants et lancer de fines plaisanteries… Le culte de Staline s’érige sur une magnification de sa personne et un rabaissement de Lénine, d’ailleurs son seul interlocuteur possible. Lénine s’est fait homme alors que Staline reste coulé dans le bronze ou le marbre. En 1937, ce dernier reste invisible, c’est au téléphone que Lénine le complimente sur son projet de déclaration du droit des peuples12. Au fil des années, Lénine s’excusera de déranger Staline et prendra rendez- vous pour le rencontrer. Dans L’Inoubliable année 1919 de Vichnevski (1949) Lénine apparaît au prologue et cède la place à Staline en lui disant : « Nous comptons sur vous, camarade Staline. »

16 Après le XXe Congrès de 1956, la Léniniana se poursuit avec d’autres objectifs civiques et idéologiques. Sous la plume de Mikhaïl Chatrov qui travaille entre fiction et documentation, Lénine sert à déstaliniser la vision de la révolution. Chatrov met au second plan le charisme de sa personne pour se centrer, dans la droite ligne des partisans d’un communisme à visage humain, sur le drame d’idées.

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3. Les étapes dans la construction de la mémoire d’Octobre

17 Octobre 1918 célèbre la « Pâque rouge » comme le dira Zinoviev. Une symbolique se met en place qui renvoie, on l’a vu, à une mystique naïve mais aussi, au théâtre, à des formes simples, acrobatiques, valorisant le corps sain et souple, la force du groupe, à tout ce qui fustige le Verbe, l’intellect, les complexes références culturelles. Pendant la guerre civile puis sous la NEP, les premières pièces soviétiques s’appuient sur l’actualité et montrent les affrontements blancs/rouges, petits-bourgeois/prolétaires pour finir sur un inévitable happy end : celui de l’adhésion, au prix de sacrifices personnels, douloureux, aux nouvelles valeurs13.

18 En 1927, la reprise en main idéologique des théâtres s’accentue. Les compagnies dites « bourgeoises » comme les anciens théâtres impériaux ou le Théâtre de Chambre dirigé par Taïrov doivent clairement se rallier, en montant une pièce contemporaine sur la révolution. Stanislavski au Théâtre d’Art, après le scandale provoqué en 1926 par Les Jours des Tourbine de Boulgakov (mettant en scène de sympathiques gardes blancs), doit impérativement rattraper cette bavure par une œuvre prouvant la loyauté de la compagnie au régime. Ce sera Train blindé 14-69 de V. Ivanov dont le succès, ostensiblement encensé par la presse, calmera les tensions (fig. 5). À prix fort, car les artistes doivent faire allégeance en renonçant au principe stanislavskien qui a été, jusqu’ici, leur guide dans la préparation des personnages : « Lorsque tu joues un méchant, cherche ses bons côtés. » Il leur faut ici, conformément à la lutte de classe, jouer des personnages positifs (Katchalov est distribué pour la première fois dans le rôle d’un paysan partisan des rouges) ou négatifs (Knipper-Tchekhova peine à incarner une grande-bourgeoise revancharde, pleine de haine). Les comités de contrôle imposent un renoncement à la tolérance, ce péché des intellectuels : les comédiens sont amenés, du moins sur la scène, à liquider sans états d’âme les ennemis de la révolution, ce que Olga Knipper, la célèbre interprète des pièces de Tchekhov, tente de contester… (Hajčenko, 1983 : 44-52 ; Gorčakov, 1952 : 467-526)

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Figure 5. – Train blindé 14-69 de Vsevolod Ivanov, mise en scène de Konstantin Stanislavski au Théâtre d’Art de Moscou, 1927.

Décors de Viktor Simov pour la scène de foule sur le clocher, acte III, scène 1.

19 Dès lors, une mémoire manichéenne, et surtout de plus en plus réductrice et schématique, des événements révolutionnaires se met en place. Elle fonctionnera avec des nuances (sur les faits, les personnages, les lieux mis en valeur), mais s’articule autour d’un invariant : la victoire des héros positifs, ce qui oblige les artistes à mettre ce nouvel emploi à leur actif.

20 En 1937, la mythologie avec ses martyrs, ses rituels, ses démons, est cultivée dans tous les théâtres. Si les innovations formelles se faisaient rares déjà en 192714, en 1937, après la campagne contre le formalisme, elles sont totalement exclues. La normalisation de la mémoire et de son expression artistique est à l’œuvre.

21 1947 : les théâtres reprennent inlassablement les clichés d’un Staline omniscient qui a renversé l’Ancien Régime et qui vient de remporter la « GGP » (abréviation consacrée pour Grande Guerre patriotique). La fonction de tous les spectacles, qu’ils commémorent ou pas Octobre, est de célébrer le Grand Timonier et d’inciter à la vigilance pour identifier et dénoncer les ennemis intérieurs et extérieurs.

22 C’est seulement à partir de 1956 que les représentations d’Octobre vont donner lieu à des relectures et à une volonté de revenir aux idéaux de 1917, bafoués par le stalinisme. Une certaine souplesse dans les dates des représentations commémoratives se met en place et des spectacles sur Octobre et son environnement peuvent être donnés à l’occasion de la fête de la victoire ou lors des sessions des congrès du PCUS. Dans les principaux théâtres de Moscou et Léningrad, dirigés par des artistes « soixantards15 » (Tovstonogov, Efros, Efremov, Lioubimov, Zakharov), le public est convié à une réflexion sur la possibilité d’une autre voie de développement du socialisme.

23 Symboliquement, les délégués du XXe Congrès seront les premiers spectateurs de la reprise des Carillons du Kremlin de Pogodine au Théâtre d’Art, présentée dans une nouvelle version scénique qui dépoussière la version de 1942, tout d’abord en

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l’expurgeant du personnage de Staline. Interprété par Boris Smirnov, Lénine, fidèle au « testament » qu’il a laissé et qui va recevoir une certaine diffusion, affiche son aversion pour la grossièreté et la violence dans ses rapports avec ses collaborateurs et refuse de considérer ses goûts et ses avis personnels comme étant les seuls justes et donc à les rendre obligatoires pour tous16.

24 Le 25 novembre 1955, au BDT de Leningrad, Tovstonogov reprend La Tragédie optimiste de Vichnevski créée en 1933 par Tairov comme une « tragédie monumentale » (Autant- Mathieu, 2011 : 104-112). Reprenant l’idée d’un dispositif stylisé, le metteur en scène met à distance les événements historiques en les ancrant dans une mythologie des origines (la pièce, comme les tragédies antiques, se déroule en Tauride). Les personnages, grâce à des sortes d’arrêts sur images, deviennent des figures transcendantes. La lutte concrète, politique, entre marins anarchistes, officiers de l’Ancien Régime et bolcheviks devient un combat entre les forces lumineuses du Bien et du Mal.

25 Les pièces de Chatrov, qui alimentent la déstalinisation, donnent un nouveau souffle à la « Léniniana », car l’auteur déplace la mythologie à partir d’une relecture des événements appuyée sur des documents d’archives. La trilogie présentée par le Théâtre pour le cinquantième anniversaire d’Octobre en 1967 interroge la légitimité de la terreur révolutionnaire à travers l’histoire russe, en 1825 (Les Décembristes de Zorine), 1881 (Les Membres de la Volonté du peuple de Svobodine) et 1918 (Les Bolcheviks) (Vaissié, 2012 : 210 ; fig. 6). Dans cette dernière pièce, Chatrov combat le « communisme de caserne », la bureaucratie, qui selon lui, ont détruit l’héritage de Lénine. Comme tous les « soixantards », il milite pour revenir aux origines pures du communisme. L’auteur, dont le père et la mère ont été broyés par la terreur de 1937, fait de Staline l’incarnation du Mal17. Chatrov consacrera près de dix pièces et 25 ans de sa vie à Lénine dans la révolution. Dans cette « dramaturgie de l’histoire » (Efremov, 1992 : 181), il fait dépendre l’avenir de la façon dont on réfléchit sur le passé (Chatrov, 1983 : 247)18.

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Figure 6. – Les Bolcheviks de Mikhaïl Chatrov, mise en scène d’Oleg Efremov au Théâtre Sovremennik, dans le cadre d’une trilogie pour le cinquantenaire d’Octobre 1917.

26 1987 : le dernier anniversaire d’Octobre est encadré de deux de ses pièces, caractéristiques de la perestroïka et de la ligne de Gorbatchev : La Dictature de la conscience, 1986 (jouée au Lenkom) et Plus loin… plus loin… plus loin, prévue pour le 70e anniversaire d’Octobre au Théâtre d’Art19. Ces spectacles seront au centre des débats sur la légitimité d’Octobre, sur les réformes à mener, et les positions de Chatrov, jugées trop peu radicales par certains, seront condamnées comme antimarxistes par d’autres qui accusent le dramaturge de vouloir mettre en cause « toute la période du développement socialiste » (Vaissié, 2009 : 112).

27 Au Théâtre du Lenkom, Mark Zakharov crée La Dictature de la conscience sur le principe du collage/montage, de l’improvisation et du dialogue avec la salle (les acteurs circulent avec des micros en interrogeant le public). Réclamant désormais non le martellement de slogans mais la transparence (glasnost) en utilisant le recul temporel pour réfléchir au bien-fondé de telle ou telle décision, le metteur en scène et son équipe d’acteurs extrêmement populaires (ce qui renforce la complicité avec la salle) enquêtent, relient les thèmes proposés par Chatrov avec l’actualité brûlante et attirent le public dans le jeu (Autant-Mathieu, 1987 : 87-88).

28 Dès le début des années 1990, le consensus social va se construire sur le rejet du communisme. Le passé soviétique s’estompe des mémoires. Février se confond avec Octobre 1917 et selon les sondages, la révolution est considérée comme un cauchemar, une maladie sociale ou la fête des opprimés20. Les théâtres se privatisent, perdent leur fonction éducatrice, s’ouvrent aux divertissements. Les pièces publicistes de Pogodine, Korneïtchouk, Zorine, Vichnevski, Chatrov quittent les scènes pour les bibliothèques. La dramaturgie soviétique elle-même disparaît de la scène qui s’émancipe et se tourne

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vers les recherches formelles en s’inspirant des expériences post-modernes et post- dramatiques venues de l’Occident.

4. Fissures dans le rituel commémoratif

29 La représentation de la révolution a pris, on l’a vu, dès 1927 une fonction commémorative immuable visant à célébrer sans fausse note un moment fondateur de la construction de l’URSS. Il ne s’agissait pas d’un spectacle ordinaire, mais d’un moment solennel où le public était convié, souvent sans payer son billet. L’État était prêt à encourager des célébrations financièrement déficitaires mais idéologiquement utiles. L’auteur, dont la pièce avait été minutieusement vérifiée par la censure, confortait sa place dans la nomenclature d’une élite loyale (Smeljanskij, 2002 : 357)21, les comédiens, triés sur le volet, exécutaient leur devoir civique, le metteur en scène, s’il réussissait à obtenir un consensus laudatif de la critique, plaçait son théâtre sous les meilleurs auspices.

30 J’ai évoqué ailleurs les entorses au rituel perpétrées dans les années 1920, notamment par les pièces de Boulgakov : Les Jours des Tourbine (1926) et L’Île pourpre (1928) (Autant- Mathieu, 2012). Je voudrais m’attarder ici sur la mise en scène, en avril 1965, d’une adaptation très libre du livre de John Reed, Les Dix jours qui ébranlèrent le monde, paru en 1919 et préfacé par Lénine. Iouri Lioubimov signe alors une déclaration de guerre au réalisme naturaliste et illusionniste qui encombre les scènes soviétiques et revendique le droit à une inventivité formelle dans le cadre d’un théâtre politique (inspiré de Meyerhold et de Brecht) et poétique (dans le sillage de Maïakovski).

31 En réaction à une image mensongère de la révolution, à une construction mythologique au pathos fabriqué, Lioubimov dans ce spectacle situé au tout début de son parcours (la Taganka a été inaugurée en avril 1964) souhaite montrer le peuple actif dans la création des changements. Profitant de la réhabilitation des avant-gardes des années vingt qui a eu lieu depuis 1956, il renoue avec l’esprit des trains d’agitation, des Blouses bleues, des fenêtres ROSTA, puise dans les procédés du music-hall, du cirque, des variétés (Abeljuk, 2007 : 50-51). Il recourt au mime, au théâtre d’ombre (fig. 7), au rideau de lumière pour découper l’espace, à la symbolique des couleurs, aux masques grotesques : Kerenski, déguisé en femme, s’enfuit à califourchon sur les épaules d’un bourgeois, les ministres du gouvernement provisoire ne se déplacent pas sans leurs valises, leurs discours s’enrayent dans un charabia de théâtre de foire, etc.

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Figure 7. – Les Dix jours qui ébranlèrent le monde d’après John Reed, mise en scène de Iouri Lioubimov au Théâtre de la Taganka, 1965. Théâtre d’ombres : le nouveau chasse l’ancien.

32 Le spectacle commence dans la rue. À l’entrée du théâtre, un haut-parleur diffuse des chants révolutionnaires, les billets sont contrôlés par des marins et des gardes rouges qui épinglent un ruban rouge à la boutonnière des spectateurs et enfilent les billets sur la pointe de leur baïonnette. Dans le foyer, la foule s’agglutine devant des groupes de marins, de soldats et de filles en fichus rouges qui chantent et dansent. Partout sur les murs, des affiches bigarrées, des calicots rouges portant des slogans écrits dans l’ancienne orthographe. Au-dessus du buffet, une bannière menace les gourmands avec ces vers de Maïakovski : « Goinfre-toi bien d’ananas et d’ortolans ! Bourgeois, ton dernier jour est imminent ! » (Abeljuk, 2007 : 52) Des bulletins de vote sont distribués au public qui les répartit en sortant entre les urnes des « pour » et des « contre ». Les Dix jours lancent un défi au rituel commémoratif d’Octobre, empesé, empêtré dans le respect des valeurs officielles et le culte des chefs. Le spectacle redonne du sens aux mots populaire, démocratique en regardant « la Grande Révolution socialiste d’Octobre » par en bas : il en propose une perception décomplexée, jubilatoire, provocatrice. Le spectacle s’achève sur un clin d’œil à la « tradition » : des moujiki en lapti sont accueillis devant le Smolny par un imposant garde rouge devant lequel ils se découvrent respectueusement. « Nous cherchons, euh, comment dire… » « La vérité ? » demande le garde. « Oui, petit frère, c’est ça, la vérité »… et la salle d’éclater de rire (Gerškovič, 1986 : 91-92).

33 Malgré le caractère non conformiste des Dix jours, que certains qualifièrent de « cynique22 », le spectacle fut autorisé car il allait à contre-courant des formes convenues tout en restant dans le lit idéologique du discours sur Octobre. Dans une lettre à Brejnev de la fin des années 1968, Lioubimov, alors persécuté par la critique, croit dans un salvateur retour à des origines « pures » et à une victoire sur la bureaucratie « au nom des principes bolchevistes » : « Nous voulons défendre le style et

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les traditions léninistes », affirme-t-il23. Dans Les Dix jours, il respecte la symbolique : rubans rouges, drapeaux rouges, fichus rouges, flammes rouges, enclume, épaves du vieux monde que les ombres chinoises géantes des gardes rouges chassent sans ménagements (fig. 8). Le metteur en scène établit des ponts avec l’histoire par la projection de diapositives de Lénine dans différentes poses et mimiques, projetées en fond de scène ou sur les murs latéraux. Il évoque aussi un moment marquant de la « Léniniana » : le public entend la voix grasseyante de Chtraoukh, imitant Lénine dans le film de Youtkevitch, L’Homme au fusil.

Figure 8. – Les Dix jours qui ébranlèrent le monde d’après John Reed, mise en scène de Iouri Lioubimov au Théâtre de la Taganka, 1965. Symbolique révolutionnaire du marteau et de l’enclume.

34 Le metteur en scène considérera plus tard ce spectacle comme « une courbette » devant le pouvoir soviétique24. Il a toutefois créé des fissures dans un genre canonique bien rodé, non seulement en ouvrant la voie à la créativité, aux trouvailles scéniques, aux débordements joyeux, mais aussi en déplaçant les dates commémoratives. Les Dix jours sont joués en avril 1965 comme pour fêter la création de la Taganka et rappeler son objectif : déclarer un nouvel « Octobre théâtral » afin de dynamiser les scènes soviétiques. En novembre 1965, c’est par un montage poétique Les Vivants et les morts, que Lioubimov célèbre le vingtième anniversaire de la victoire sur le nazisme, le 9 mai 1945. La mémoire des victimes de la « GGP » venait se superposer au rappel des conquêtes révolutionnaires. Pour le centenaire d’Octobre et en hommage à Lioubimov, né en 1917 et disparu en 2014, Les Dix jours ont été repris en deux soirées au musée de Moscou dans une relecture musicale et plastique de Didenko associé aux acteurs de l’atelier de Brousnikine.

5. La voie radieuse vers le nirvana

35 La discrétion avec laquelle les autorités politiques ont tourné la page des révolutions de 1917 vient de la volonté d’encourager la réconciliation et la paix sociale. À Pétersbourg, berceau des événements de Février et d’Octobre, une soirée de gala

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intitulée Une leçon d’histoire et donnée le 7 novembre au Théâtre Mariinski, illustrait ces intentions pacificatrices. Entrecoupé de numéros de ballet classique et de chœurs (dont ceux des cosaques du Kouban), le spectacle interprété par des écoliers de 2017, s’achevait autour d’une grande table réunissant les jeunes acteurs, leur maître et les descendants des protagonistes des deux camps. Sous les portraits de Chaliapine, Kerenski, Lénine et Maïakovski, les convives réconciliés promirent « d’accepter notre histoire comme elle est25 ».

36 En confiant à un jeune artiste de 25 ans la lourde responsabilité de créer, au Théâtre d’Art de Moscou, un spectacle pour le centenaire d’Octobre, Oleg Tabakov son directeur octogénaire (décédé quelques mois après la création du spectacle), a permis de mesurer le fossé idéologique et artistique qui s’est creusé depuis la fin de l’URSS. Alexandre Molotchnikov a donné une dimension monumentale à La Voie radieuse 19.1726 en l’encastrant dans une structure qui rappelle les voutes du métro, les cadres d’icônes ou le dôme d’une cathédrale. À partir d’inversions carnavalesques, de décalages qui placent le spectacle entre la science-fiction, le récit merveilleux et le film d’horreur, le jeune metteur en scène restitue, dans un montage de « comix », les images et la symbolique révolutionnaire : La Cavalerie rouge de Malevitch devient un tableau animé et un terrain d’affrontements avec les gardes blancs ; les parades sportives recourent à la biomécanique meyerholdienne pour finir en apothéose avec la naissance d’un Homme nouveau (fig. 9). De cocasses raccourcis cristallisent ce qui reste de 1917 dans la tête de la jeune génération. Le héros Makar (ce personnage platonovien va devenir le héros d’un mini-film : Tchevengour, inséré dans le récit scénique27) s’en va, comme le paysan soldat Chadrine de L’Homme au fusil, chercher de l’eau pour faire du thé. Chemin faisant, il rencontre Lénine, Trotski, Kroupskaïa qui lui implantent un « cœur-moteur ». Le voilà devenu une machine révolutionnaire qui est expédiée par le trio infernal sur les routes pour faire la propagande de l’avenir radieux : Makar ramène des soldats du front, va à la conquête du Palais d’hiver, dékoulakise les campagnes, « prolétarise » l’intelligentsia et chasse les aristocrates dont les rejetons sont supprimés par souci eugéniste. Sa compagne Véra (qui renvoie à l’héroïne du roman favori de Lénine : Que faire ?) a quitté le milieu raffiné du ballet pour créer une commune. Elle y côtoie la femme-machine Alexandra Kollontaï qui a réussi à faire passer le décret sur l’amour libre et encourage les prolétariennes logées dans l’hôtel particulier d’un célèbre ténor du Mariinski (compression de surface oblige) à faire la queue pour obtenir ses faveurs… Cette salade russe est rythmée par les à-coups grinçants du cœur machine qui s’emballe parfois, par les discours bredouillés de Lénine-Staline (la transformation à vue ne s’accompagne que d’un changement de voix), par la gestuelle fameuse du chef de la révolution reprise indifféremment par ses partenaires. Les jeunes artistes déballent en vrac l’héritage soviétique, dont ils ont retenu que les cosaques gardant le Palais d’hiver étaient antisémites, que le film Octobre n’était pas un documentaire et que les sources historiques pouvaient être falsifiées28. Ils ne se libèrent pas de tabous qu’ils n’ont pas connus. Ils jouent avec la mémoire du passé, devenue un réservoir d’images dépareillées et une source d’inspiration qui a cessé d’être iconoclaste pour alimenter la culture de masse.

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Figure 9. – La Voie radieuse 19.17, mise en scène d’Alexandre Molotchnikov au Théâtre d’Art de Moscou, 2017.

37 La trépanation de Lénine (Octavia. Trépanation) marquera sans doute une étape dans la réflexion sur 1917. Dans un opéra grandiose, commandé pour le centenaire d’Octobre au compositeur Dmitri Kourliandski et à Boris Ioukhananov, directeur de l’Electroteatr Stanislavski de Moscou, et créé en novembre 2017 à Amsterdam, la tête de Lénine de 7 m de haut est découpée au laser. Le haut du crâne s’ouvre, les yeux s’illuminent d’un rayonnement hypnotique (fig. 10). Cet espace polyvalent, à la fois praticable, balcon et lieu de projections, surplombe une immense scène où se déploient, dans le rouge, le blanc et le noir, la grandeur et l’horreur de trois régimes tyranniques, à Rome du temps de Néron, en Chine au IIIe siècle avant J.-C. et en Russie au début du XXe siècle. Les images fantasmagoriques de violence, de mort et de logorrhée absurde, parlée, psalmodiée et chantée, globalisent et détemporalisent la réflexion sur les utopies intellectuelles. Nées de cerveaux surdimensionnés, elles décervellent le peuple pour mieux l’asservir (le peuple chinois est ici figuré par une armée fantôme décapitée qui renvoie aux soldats d’argile enterrés près de Xi’an). Un travail minutieux sur le ralenti (100 fois pour le centenaire !) des premières mesures de La Varsovienne rend l’hymne fameux méconnaissable tout en lui donnant une autre résonance.

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Figure 10. – Octavia. Trépanation, opéra créé à Amsterdam pour le centenaire d’Octobre.

Compositeur Dmitri Kourliandski et metteur en scène Boris Ioukhakhanov, Electroteatr Stanislavski de Moscou.

38 Après le culte des révolutions, puis leur diabolisation, le centenaire a-t-il définitivement renvoyé les protagonistes de l’événement dans la mémoire collective ? Lénine, Trotski, Dzerjinski ou Kerenski transformés en figures archétypales, perdent leurs attaches historiques, s’éloignent de la mythologique soviétique pour, au gré des visions et des fantasmes artistiques, changer radicalement de caractéristiques. Depuis la perestroïka, les metteurs en scène avaient tendance à présenter Lénine comme un Janus, révélant Staline sur son autre face. Au final d’Octavia. Trépanation, c’est Bouddha qui surgit de la boite crânienne du chef de la révolution russe, comme si le goût pour la tyrannie et la violence pouvait céder la place au détachement du nirvana. Athéna était bien sortie toute armée de la tête de Zeus pour devenir la déesse de la Sagesse…

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NOTES

1. « Naš parovoz, vpered leti! / V kommune- ostanovka. / Inogo net puti- / V rukah vintovka » : refrain d’une chanson de komsomols cheminots, très populaire en URSS, interprétée pour la première fois le 7 novembre 1922 à Kiev. 2. V. Maïakovski, « Ordre à l’armée de l’art », 7 décembre 1918. « Prikaz po armii iskusstva », (janvier 2018). 3. Les titres allégoriques en témoignent : Pantomime de la grande Révolution à Moscou, Hymne du travail libéré à Pétrograd, Lutte du Travail contre le Capital à Irkoutsk, La Marche des peuples libres à Kharkov. 4. Le caractère obligatoire de la célébration commence cependant dès le 23 octobre 1918 : ordre est donné à chaque collectif théâtral d’envoyer trois artistes pour fêter la révolution dans les théâtres du front. 5. Le balagan (théâtre de foire), le loubok (image gravée dans le bois du type de nos images d’Épinal) et le petrouchka (guignol russe, qui est la figure principale du théâtre de marionnettes) sont des formes spectaculaires jusque-là mineures que les artistes militants vont revaloriser. 6. Le premier numéro de Vestnik teatra, l’organe du département théâtral dont Meyerhold est alors le directeur, proclame dès le 27 janvier 1921 « la guerre civile au théâtre » et affirme : « Le théâtre bourgeois, cette véritable contre-révolution théâtrale, rassemble ses forces, enrôle une armée, lance une offensive et s’apprête à mener une guerre de position… Nous sommes en présence d’un front théâtral nettement défini. » Le 8 février 1921, après avoir fustigé l’hypnose de pseudo-traditions retenant le prolétariat dans les rets de l’idéologie bourgeoise et empêchant, de ce fait, la construction du communisme, les auteurs veulent imposer « une approche marxiste de l’art » pour laquelle la quête de nouvelles formes correspondant à l’actualité est nécessaire. 7. V. Majakovskij, Misterija Buff, Klop, Banja. P’esy, Moscou : Detskaja literatura, 1971, p. 30. 8. Cette pièce en vers, écrite en 1898 par le poète belge, attira l’attention en Russie en 1917, car elle montrait comment la guerre se transformait en insurrection populaire et pouvait préfigurer l’histoire de la révolution russe. 9. Dès lors, pour renouveler cette atmosphère de communion politique, les communiqués de l’Agence ROSTA ne seront plus affichés dans les couloirs mais lus sur la scène. 10. Nadežda Krupskaja, « Postanovka ‘Zor’ Verharna », dans Pravda, 10 novembre 1920, repris dans Mejerhol’d v russkoj teatral’noj kritike (2000 : 5-6). 11. Parmi les pièces alimentant le culte de Staline au théâtre, on citera de K. Treniov, Sur les rives de la Neva ; de A. Korneïtchouk : La Vérité ; de V. Vichnievski : L’Inoubliable année 1919. 12. Acte II, tableau 4. Voir Sovetskaja dramaturgija 1917–1940 (1983 : 307). 13. On citera parmi les pièces les plus fameuses sur la révolution et la guerre civile : Virineja de L. Seïfoulina, 1925, Théâtre Vakhtangov, mise en scène de A Popov ; Štorm / La Tempête de V. Bill- Belozerkovski, 1925, Théâtre MGSPS, mise en scène de E. Lioubimov-Lanskoï, Razlom / La Rupture de Lavreniov, 1927, Théâtre Vakhtangov, mise en scène de A. Popov, Lioubov Iarovaja de K. Treniov, 1926, Théâtre Maly, metteurs en scène I. Platon et L. Prozorovski. 14. Pour Train blindé, Stanislavski est revenu aux décors réalistes de Simov, qui avaient accompagné les débuts du Théâtre d’Art en 1898. Taïrov abandonne les tragédies antiques pour les drames sociaux de O’Neill. 15. « Chestidesiatniki » : jeunes intellectuels qui se manifestèrent dans les années 1960, après le XXe Congrès : ils aspiraient à la déstalinisation et à des réformes du système politique et social, sans le remettre en cause. 16. I. Solov’eva, « Hozjaeva vremeni [Les maîtres du temps] », dans le recueil Spektakli etih let 1953–1956g. Sb. Statej (1957 : 29). 17. A. Smeljanskij, « Vzlet i krušenie Sovremennika », dans Efremov (1997 : 62-63).

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18. Chatrov justifiait sa démarche en 1982 après avoir écrit Ainsi, nous vaincrons ! : « Chaque génération d’artistes accomplit sa part de travail historique. En essayant de comprendre Lénine, nous nous interrogeons nous-mêmes à une étape donnée du développement de la révolution. En créant le portrait de Lénine, nous écrivons malgré nous notre autoportrait. » (Šatrov, 1983 : 247) 19. La pièce parut en janvier 1988. Finalement, Efremov refusera de monter la pièce de Chatrov, car il « aurait voulu s’attaquer aux racines de léninisme alors que Chatrov n’y était pas disposé » (A. Smeljanski, « Novaja žizn’ », dans Efremov, 1997 : 83). 20. G. Bordjukov : < https://ru.sputnik.md/columnists/20171031/15329785/9-mai-revolytia- novoe-7-noabrea.html> (janvier 2018). 21. Chatrov, grâce à C’est ainsi que nous vaincrons ! obtint, à la place d’un appartement coopératif au métro Aéroport, un cinq pièces au centre de Moscou, dans la prestigieuse Maison sur le quai. Kaliaguine obtint lui aussi un appartement pour avoir joué le rôle de Lénine. 22. « Comment peut-on se moquer ainsi de la révolution ? Qu’est-ce que ce cynisme ? Il faudrait fermer ce théâtre, quelle honte ! Où est le clair visage de Lénine ? » (Ljubimov, 2001 : 248) 23. I. Lioubimov, « Lettre à Leonid Brejnev », dans Picon-Vallin (1997 : 405). 24. A. Smelianski, « “Le Chêne et le veau”. Iouri Lioubimov et la société soviétique », dans Picon- Vallin (1997 : 37). 25. (consulté en janvier 2018). 26. La Voie radieuse ( Svetlyi put’) est le titre d’un film de G. Alexandrov, une comédie musicale (1940) rythmée par « La Marche des enthousiastes » d’Issaak Dounaevski. Un autre spectacle, Le Cirque, créé en mai 2017 par M. Doudenko, reprend aussi le titre d’un des films préférés de Staline, une comédie musicale dans laquelle une artiste de cirque américaine tombe amoureuse d’un inventeur soviétique et part avec lui sur la lune… Ce spectacle, formellement très inventif, est d’une redoutable ambiguïté puisqu’il reprend, sans ironie ni distance visibles, les chants patriotiques staliniens. En particulier, la chanson de Dounaevski et Lebedev- Koumatch : « Grande est ma patrie […]. Je ne connais aucun autre pays où l’on respire aussi librement » y est magnifiquement orchestrée, chantée, et reprise par les acteurs devant un public enthousiaste qui applaudit à tout rompre… 27. La nouvelle Makar pris de doute date de 1929 ; Platonov venait d’apprendre que Tchevengour était interdit. 28. Kroupskaïa porte dans son ventre les ressources documentaires de la révolution qu’elle projette sur un écran à la demande, en ouvrant les pans de son manteau comme une exhibitionniste et retirant à la demande tel ou tel personnage.

RÉSUMÉS

Entre 1918 et 1989, les célébrations d’Octobre au théâtre ont engendré un genre particulier dans le cadre du « goszakaz », la commande d’État, au même titre que les spectacles dédiés à la problématique paysanne ou industrielle. La première partie évoque la symbolique qui se met en place dans les principaux spectacles commémoratifs, depuis Mystère-Bouffe de Maïakovski / Meyerhold en 1918 en passant par les « léninianes » de N. Pogodine (L’Homme au fusil, 1937), V. Vichnievski (L’Inoubliable année 1919, 1950) et M. Chatrov à partir de 1967. Nous montrons quels enjeux ces spectacles ont représenté pour les auteurs, les acteurs, les metteurs en scène et la direction des théâtres et quelles

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transformations cette thématique a subies, depuis le culte du chef dans les années trente, sa critique au « dégel », jusqu’à la célébration obligée des années 1970 et 1980. Nous relevons ensuite quelques discordances dans le chœur laudatif : après avoir évoqué les pièces de Boulgakov (Les Jours des Tourbine, La Fuite), les reprises avec variations des spectacles- cultes (La Tragédie optimiste de Vichnievski, 1933 au Kamerny et en 1955 au BDT ; Les Carillons du Kremlin de Pogodine au Théâtre d’Art en 1942 et en 1957), nous nous arrêtons sur les audaces de Lioubimov à la Taganka avec l’adaptation scénique du livre de John Reed Les Dix jours qui ébranlèrent le monde en 1965. Pour finir, nous constatons, après l’effervescence libératrice de la perestroïka, la disparition de pièces et spectacles commémoratifs dès la chute de l’URSS. Mais pour le centenaire de 1917, quelques spectacles auront fait le lien avec la révolution d’Octobre : La Leçon d’histoire (un gala donné au Mariinski), Octavia. Trépanation (un opéra contemporain de Kourlianski mis en scène par Iouri Ioukhananov) et La Voie radieuse adapté d’un film des années 1940 par le très jeune metteur en scène A. Molotchnikov.

Between 1918 and 1989, the theatrical celebrations of October Revolution have generated a special type of drama, in the context of the “goszakaz” (the state order), as well as the performances dedicated to the problematic of peasantry or industry. The first part evokes the symbolic system that can be observed in the main commemorative shows since Mystery-Buff by Mayakovsky / Meyerhold in 1918, through the “leniniana” by N. Pogodin (Man with a Gun, 1937), V. Vichnievski (The Unforgettable Year 1919, 1950) and M. Chatrov, since 1967. We show what stakes these shows have represented for the playwriters, the directors and the heads of theatres, and what transformations this topic has undergone, since the Cult of the chief in the Thirties, its criticism during the “Thaw”, until the unavoidable celebration in Seventies and Eighties. We note then some discrepancies in the laudatory choir. After mentioning Bulgakov’s plays, the remake with variations of the cult-dramas: The Optimistic Tragedy by Vichnievski, 1933 at Kamerny Theatre and in 1955 at BDT; The Kremlin Carillons performed in the Moscow Art Theatre in 1942 and 1957, we stop on The Ten Days That Shook the World, an scenic adaptation by Lyubimov of the John Reed’s book in 1965 and we examine the main audacious ways of his performance. Finally, we observe, after the liberating effervescence of the Perestroika, the end of commemorative dramas and shows. But for the centenary of 1917, a few shows will have made the connection with the Revolution: The Lesson of History (a gala given at Mariinsky), Octavia. Trepanation (a contemporary opera by Kourlianski directed by Yuri Ioukhananov) and A Radiant Road, adapted from a stalinist film by the very young director A. Molotchnikov.

INDEX

Mots-clés : révolution d’Octobre, théâtre soviétique, Meyerhold, Maïakovski, Pogodine, Chatrov, Vichnevski, « Léniniana », Lioubimov, « Octobre théâtral », spectacles de commémoration Keywords : October Revolution, Soviet Theatre, Meyerhold, Mayakovsky, Pogodin, Chatrov, Vishnevsky, “Leniniana”, Lyubimov, “Theatre October”, commemorative shows

AUTEUR

MARIE-CHRISTINE AUTANT-MATHIEU Marie-Christine Autant-Mathieu est directrice de recherches au CNRS, directrice adjointe de l’unité CNRS-Paris Sorbonne Eur’ORBEM, historienne du théâtre et spécialiste du théâtre russe et

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soviétique. Parmi ses dernières publications : Le Théâtre soviétique après Staline, Paris, IES, 2011 ; L’Étranger dans la littérature et les arts soviétiques (éd.), Lille, Septentrion, 2014 ; The Routledge Companion to Michael Chekhov (éd. avec Yana Meerzon), Londres / New York, Routledge, 2015, réédition complétée en 2018 ; K. Stanislavski, Correspondance, choix de textes, traduction, présentation, notes, Paris, Eur’ORBEM éditions, 2018. Site web de l’auteur : .

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Célébrer la révolution d’Octobre en musique : une fête politique ? Celebrating the October Revolution in Music: A Political Demonstration?

Louisa Martin-Chevalier

1 Peu d’événements historiques ont eu un impact aussi puissant que les révolutions de 1917 (Février et Octobre), tant elles constituent un changement politique, social et culturel radical, autant qu’un bouleversement géopolitique exceptionnel aux conséquences mondiales considérables, d’où une certaine fascination entretenue depuis. « Octobre représente à la fois un point d’orgue et un commencement » (Sumpf, 2017 : 80-83), une référence politique et culturelle centrale de l’époque soviétique et les qualificatifs sont nombreux pour décrire cet événement et les mutations qui s’en suivent. Il y a bien un moment 1917, qui met en jeu une multiplicité d’acteurs politiques et sociaux, dont la lecture complexe semble inévitable pour l’étude d’un objet de recherche qui s’inscrit dans cette histoire culturelle. La longue historiographie consacrée à la révolution soviétique et la multiplicité des événements scientifiques liés au centenaire nous invitent à nous interroger sur ce moment historique et sa mythification.

2 La métaphore de Majakovskij, « les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes » reflète l’émulation intellectuelle qui accompagne les événements de l’année 1917. La musique prend part aux grandes « fêtes joyeuses réunissant les masses pour le renversement de l’ancien régime » (Clark, 1995 : 124), notamment à l’occasion des commémorations d’octobre 1917. Celles-ci constituent un moment fort de construction de la mémoire de la révolution. Ces célébrations, bien que diverses (anniversaires, Premier mai, Congrès du Parti), donnent toutes lieu à un processus de création intense et tout à fait singulier, dans lequel s’inscrit la création musicale.

3 Dans cet article je distinguerai trois moments emblématiques de ces commémorations : 1920, 1922 et 1927, chacune possédant des caractéristiques différentes ; 1920 où ces manifestations en plein air permettent également aux ouvriers d’accéder à de nombreuses formes artistiques ; 1922 qui permet d’entrevoir le lien entre l’avant-garde artistique et l’avant-garde politique, à travers la volonté des compositeurs d’éveiller la

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créativité artistique des masses ; et 1927, année de célébration du dixième anniversaire de la révolution, où les œuvres en présence sont principalement des commandes, dont certaines correspondent à la volonté d’écrire un mythe, de raconter l’histoire d’Octobre.

1. Les premières commémorations : 1918-1920

4 Les mystères révolutionnaires, pièces théâtrales et musicales en plein air montées à l’occasion des premières commémorations représentent l’une des formes les plus abouties de l’action culturelle menée auprès de la population dans les années qui suivent immédiatement les événements. Ces représentations en plein air incarnent la volonté de rendre l’art — dans sa dimension multi-artistique — accessible au peuple. Ce dernier est appelé à participer activement à ces grandes festivités (voir fig. 1). Pour les commémorations en 1918, la ville de Petrograd se transforme par exemple pendant quelques semaines en une immense scène. Tous les spectacles présentés les 7 et 8 novembre (dates de la chute du Palais d’hiver) sont gratuits. Pour la première fois, les ouvriers peuvent pénétrer dans les grands théâtres de la ville.

Figure 1. – Rassemblement et concert devant le théâtre Bol’šoj de Moscou, vers 1918.

Retirage photographique, provenant des Archives du Musée national de la culture musicale Glinka, cité dans le catalogue de l’exposition Lénine, Staline et la musique, Paris, Cité de la Musique, Fayard, 2011, p. 47.

5 Les premières années après 1917 marquent l’apogée de ces célébrations, organisées dans de grands centres urbains sur tout le territoire russe, avec des spectacles comme Pantomima velikoj revoljucii [Comédie de la Grande Révolution] et Voshvalenie revoljucii [Glorification de la Révolution] à Moscou et Voronež (1918), et Dejstvo o IIIe Internacionale [la Troisième Internationale], en mai 1919 à Petrograd. Mais les spectacles les plus extravagants ont lieu à Petrograd pour le troisième anniversaire de la révolution.

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6 Misterija osvoboždennogo truda [Mystère du travail libéré] est l’un de ces moments marquants. Organisé pour les festivités de mai qui ont lieu devant l’ancienne Bourse, ce spectacle exprime « la lutte séculaire des prolétaires pour l’émancipation du travail » dans une succession de tableaux où retentissent la marche funèbre de Chopin, des chansons révolutionnaires soviétiques, Sadko de Rimskij-Korsakov et Lohengrin de Wagner. La foule — qui rassemble près de 35 000 spectateurs — est appelée à participer et à s’associer aux 4 000 participants et acteurs du mystère pour le finale (fig. 2).

Figure 2. – Mystère du travail libéré, Petrograd (1920).

Retirage photographique, provenant des Archives nationales de la photographie et des documents audiovisuels, cité dans le catalogue de l’exposition Lénine, Staline et la musique, Paris, Cité de la musique, Fayard, 2011, p. 55.

7 À l’occasion de l’ouverture du deuxième Congrès de la Troisième Internationale (19 juillet 1920), le mystère K mirovoj kommune [Vers une Commune mondiale] représente l’évolution de la Commune, et met en scène successivement les ouvriers parisiens, Jean Jaurès, puis le gouvernement tsariste. Les sons des sifflets, des sirènes de bateaux et d’usines, ainsi que les hurlements des alarmes se mêlent aux Valses de Johann Strauss, aux chansons populaires telles que les très célèbres et symboliques Ça ira et La Carmagnole, et enfin à la Marche funèbre de Chopin, rythmant ainsi ce spectacle grandiose qui se conclut avec l’hymne du Parti communiste chanté par les 4 000 participants.

8 Enfin, l’événement le plus impressionnant de l’année 1920, Vzjatie Zimnego dvorca [La prise du Palais d’hiver], réunissant près de 6 000 personnes, devant 40 000 spectateurs présente également tous les éléments caractéristiques de ces « mises en scène » de la révolution : partition d’orchestre composée par un jeune compositeur soviétique — dont on ignore le nom (Lenzon, 1987) —, chants révolutionnaires repris en chœur entremêlés à des pièces appartenant au répertoire plus conventionnel.

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9 La période envisagée, 1918-1920, correspond au besoin pour le gouvernement d’asseoir la révolution. Le mythe de la révolution s’est forgé dans ces « mystères révolutionnaires », convoquant la foule à célébrer la nouvelle société soviétique. Ces mystères se nourrissent de la « folie sacrée » de l’euphorie postrévolutionnaire, dans le contexte du communisme de guerre qui permet une mobilisation inconditionnelle des participants. Ces spectacles de masse deviennent plus rares après 1921, notamment en raison de la perte d’influence et d’autonomie du Proletkul’t1. Lunačarskij décrit ces célébrations de 1920 comme de grandes « parades » : Si les masses organisées marchent vers la musique, chantent à l’unisson ou font de nombreuses figures de gymnastique ou de danses, en d’autres termes, organisent une parade, les autres, les masses désorganisées se regrouperont là où le festival a lieu et s’uniront avec les masses organisées2.

10 Les sujets ainsi que le répertoire musical choisi pour ces trois créations dénotent d’une volonté revendiquée d’ancrer ces commémorations dans la « légende » des révolutions internationales, pour légitimer la révolution d’Octobre. Le peuple joue un rôle essentiel dans ces dispositifs. À ces chansons s’ajoutent des bruits futuristes tels que moteurs, sirènes, mitrailleuses, artillerie lourde mêlés à des cris et des déclamations (Edmunds, 2000 : 137-143). Ces manifestations rappellent alors les réalisations futuristes, événements multi-artistiques qui ont marqué les années 1910. La volonté de rompre les codes du spectacle académique, issue de l’avant-garde futuriste, distingue ces commémorations de 1922. Ces dernières sont en effet marquées par l’idée de rompre, de briser l’espace clos et conventionnel de la scène pour lui substituer l’espace ouvert des places et des rues.

2. Les commémorations de 1922 : spectacles du peuple ?

11 En 1922 les commémorations illustrent la volonté de créer un art collectif qui ne soit plus une création individuelle, mais l’expression de tous, dans un monde qui ne serait plus séparé du vécu de l’histoire et de la politique. Ainsi la séparation spectateur/ acteur n’existe plus. L’acteur n’est plus un professionnel. Ce sont les soldats, les ouvriers et les paysans qui sont acteurs de l’histoire et de la scène. Le spectateur appartient à la foule et l’acteur n’est que l’un d’entre eux. Les spectateurs se mêlent souvent aux acteurs et le théâtre se confond avec la réalité. L’acteur est le symbole individualisé du héros collectif. L’espace artistique est identique à celui de la ville et le temps de l’action est celui de l’histoire. Le présent, le passé et l’avenir fusionnent dans le projet révolutionnaire qui unit la mémoire historique, le rêve et la réalité. L’aspect anarchiste de ces orientations fait écho aux paroles prononcées par la peintre Nadežda Udalcova dès 1918 : « L’art est libre. La création est libre. L’homme, né pour la création et l’art, est libre. » (Udalcova, 1918)

12 C’est aussi l’expression d’un combat politique : on y reprend non seulement des combats historiques entre le prolétariat et la bourgeoisie (Révolution française, Commune, Octobre) comme dans les célébrations des premiers anniversaires, mais aussi les multiples aspects de la lutte des classes. Ces réalisations sont des œuvres collectives qui visent à permettre l’expression de l’ouvrier/acteur, sans que l’on dissocie la lutte de l’art et du travail. La rue, l’usine elle-même peuvent devenir lieu d’expression artistique et constituent aussi le décor du véritable art des rues, comme

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dans la Simfonija gudkov [Symphonie des sirènes] d’Avraamov, véritable œuvre emblématique de la volonté des compositeurs d’éveiller la créativité artistique des masses.

13 La Symphonie des sirènes, composée par Avraamov, est exécutée à Bakou en 1922 pour célébrer le cinquième anniversaire de la révolution d’Octobre, puis recréée à Moscou l’année suivante. Inspirée par les textes du poète du Proletkul’t Aleksej Gastev, qui avait entendu « la chanson du futur » dans les sifflets d’usine, cette expérimentation ambitieuse incarne l’engouement des compositeurs soviétiques pour la technologie et le désir de lier technologie et musique. Elle s’inscrit dans la dynamique d’industrialisation que connait la Russie à cette époque. Il s’agit de l’un des principaux projets de l’époque de la musique futuriste. Le spectacle, grandiose, englobe toute la ville, transformant ainsi l’espace urbain en véritable laboratoire scénique : les sirènes des usines, les moteurs des hydravions, les sifflets, les 25 locomotives à vapeur, les bateaux, les bruits de camions et les klaxons de la ville constituent les instruments d’un orchestre moderne gigantesque, deux batteries d’artillerie remplaçant les percussions, les canons faisant office de caisses claires et la grosse artillerie de grosses caisses. Les cornes de brume de l’ensemble de la flottille de la mer Caspienne sont intégrées à l’ensemble. Avraamov, compositeur radical et excentrique propose de rejeter le cadre, limité spatialement et techniquement selon lui, de l’orchestre de chambre hérité du passé et considère les sirènes d’usines comme le medium idéal pour transformer une ville en un gigantesque auditorium.

14 Après des tentatives infructueuses à Petrograd (1918), Novgorod (1919) et Rostov (1921), le compositeur réussit une célébration spectaculaire le 7 novembre 1922. Le chef d’orchestre se tient sur une plate-forme spéciale, dirigeant l’action à l’aide drapeaux de couleur (voir fig. 3). Ce sont les sonorités des explosions des canons et les différents drapeaux qui coordonnent l’exécution des différents morceaux de la pièce : Varšavjanka (La chanson de Varsovie), L’Internationale et la Marseillaise se succèdent, suivies de quelques pièces pour chœur et sifflet (situé sur le pont d’un torpilleur). Le contenu de la symphonie n’est donc pas fixé de façon stricte et dépend du contexte de la représentation.

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Figure 3. – Arsenij Avraamov dirigeant sa Symphonie des sirènes, Bakou, 1922.

Coupure de presse d’un journal allemand, disponible au Musée national de la culture musicale Glinka, cité dans le catalogue de l’exposition Lénine, Staline et la musique, Paris, Cité de la musique, Fayard, 2011, p. 96.

15 Le compositeur décrit la scène et justifie sa démarche ainsi : La musique possède le pouvoir d’organiser la société. […] Ce n’est que dans le contexte de la révolution d’Octobre que la Symphonie des Sirènes a pu être réalisée. Le système capitaliste, quant à lui, provoque des réactions anarchiques. Sa crainte de voir les ouvriers marcher au pas, dans la même direction, empêche sa musique de se développer librement. Chaque matin, le peuple est réveillé au son d’un hurlement industriel, chaos qui les enferme et les bâillonne. […] Puis la Révolution bolchevique a éclaté. C’est alors qu’a eu lieu une soirée inoubliable à Petrograd : les sirènes, les sifflets et les alarmes ont envahi la place, se mêlant aux tirs armés des soldats qui leur répondaient. […] Dans ce sublime chaos résonnait l’hymne victorieux de l’Internationale. Quelle grande Révolution ! Les sirènes et les canons de toute la Russie se sont à nouveau réunis dans une seule et même voix3.

16 À l’instar de Nikolaj Roslavec (1880-1944), Avraamov fait partie de ces compositeurs d’avant-garde à proposer des expérimentations (souvent au département Musique du Proletkul’t, notamment celui de Moscou4), à occuper des postes officiels et jouer ainsi un rôle important dans la vie culturelle du pays.

3. Les œuvres musicales de 1927 : au-delà du récit d’Octobre

17 Le dixième anniversaire de la révolution célébré en 1927 correspond à la volonté marquante de l’État d’écrire un mythe, de « raconter » l’histoire d’Octobre (Corney, 2004 : 2). Pour la première fois depuis 1920 les autorités communistes ont alloué des

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ressources de grande ampleur (tant en termes de pouvoir, de finance et de temps) pour la mise en place de cet anniversaire. Il s’agit de l’un des événements les plus importants de la décennie. Des œuvres très hétéroclites sont commandées à l’occasion de ce dixième anniversaire de la révolution. Comment caractériser ces œuvres musicales de 1927, sans pour autant les réduire à un art de propagande ? En quoi la musique de 1927 transcende-t-elle la construction de cette mythologie révolutionnaire insufflée par le pouvoir soviétique ?

18 Celles-ci constituent symboliquement l’heure d’un grand « bilan » pour le pouvoir. Ces célébrations sont elles aussi organisées comme une fête publique avec ses rituels et ses symboles qui doivent exprimer l’adhésion au nouveau pouvoir et fonder sa légitimité (drapeau rouge, réunions de parti, chansons révolutionnaires). Bien que les programmes de concerts présentent certains classiques issus du répertoire russe et européen, ainsi que de nombreuses adaptations de l’Internationale, ce sont les pièces composées spécialement pour l’occasion qui marquent ce dixième anniversaire. Les compositeurs finissent d’écrire leurs symphonies et oratorios dédiés à Octobre (Nelson, 2004 : 185-205) et les concerts fleurissent. Les journaux consacrent de nombreux articles à des thématiques liées aux commémorations, telles que « Octobre et la musique ». Les conservatoires et les orchestres proposent des rétrospectives sur la dernière décennie musicale. De nombreuses œuvres se côtoient, dans un climat d’effervescence extrêmement riche qui a des résonnances en Europe. Des compositeurs illustres tels qu’Alban Berg et Darius Milhaud se rendent en Union soviétique pour diriger leurs œuvres.

19 Le programme des commémorations de 1927 montre la grande pluralité de la musique soviétique des années 1920 : Šostakovič, Mossolov, Schillinger, Roslavec et les expériences artistiques singulières nées des problématiques apportées par la révolution : le Prokoll — abréviation de « production collective des étudiants en composition du Conservatoire de Moscou » a pour objectif de composer une musique pour les masses, avec les masses. Et le Persimfans : orchestre sans chef5. En janvier 1927, Prokof’ev revient après neuf ans d’absence dans son pays natif, pour travailler son Troisième Concerto pour piano avec le collectif.

20 Le groupe d’étudiants du Prokoll est créé en avril 1925 et a pour objectif de composer une musique pour les masses, avec les masses. Le groupe d’étudiants est créé en avril 1925, et se retrouve autour de la composition d’une œuvre pour l’anniversaire de la mort de Lénine. Ils souhaitent créer un nouveau genre musical « en cherchant de nouvelles formes musicales en consonance avec la réalité contemporaine […] en utilisant des procédés des musiques du passé et du présent ; […], en créant des formes musicales (marches, chansons de masses, etc.) qui conviennent aux exécutions musicales de masses » (Martin-Chevalier, 2017). Le groupe comprend Davidenko, Šehter, Kabalevskij, Belyj, Koval’, Brjuk, Tarnopolskij, Šemberdži, Levina, Fere, Rjauzov, Kompaneec, Žitomirskij et Šaplygin. Le groupe se retrouve collectivement pour discuter de la manière dont ils pourraient imiter les intonations des discours d’enfants en musique ou encore pour définir la nouvelle musique prolétarienne, la place du folklore dans l’harmonie, les rapports entre le texte littéraire et le contenu musical. À la suite de ces discussions, ils publient de nombreuses pièces ou recueils de pièces, qui sont attribués au collectif dans son ensemble. Put’ Oktyabrya [Le chemin qui mène à Octobre] demeure l’œuvre la plus célèbre du collectif. Composée pour célébrer le dixième anniversaire de la révolution, sur des vers de Majakovksij, Gorkij et Blok, c’est

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un montage de vingt-sept chœurs, chansons et déclamations qui relatent les événements marquants de la révolution, du dimanche sanglant de 1905 à la mort de Lénine. Il est décrit comme un oratorio des citoyens, une « muzykal’noe dejstvie » (littéralement une « action musicale »), comme l’indique la préface de l’édition originale. Cette expérience questionne la notion de pratique collective égalitaire. Elle constitue un patrimoine méconnu qui redevient d’actualité pour les artistes contemporains revendiquant l’idée de collectif artistique.

21 C’est également dans cette conception du commun en tant qu’alternative artistique qu’est né le premier orchestre sans chef. Sorte d’« utopie en miniature », cet orchestre est créé en 1922 pour en finir avec la dictature du chef d’orchestre, fondé sur les principes de la démocratie. Cette expérience concrète et symbolique de pratique collective réalisée par un groupe de musiciens de Moscou réunit des musiciens de premier ordre qui discutent et décident ensemble de l’interprétation à donner aux morceaux qu’ils vont exécuter. Ils disposent cependant d’un animateur principal d’entreprise, le violoniste Lev Cejtlin. Considéré comme « l’enfant de la Révolution » (Nelson, 2004), le Persimfans participe activement aux célébrations de 1927. Le concert commémoratif du 14 février au Conservatoire de Moscou reflète les préférences musicales de l’ensemble : Suite Scythe (op. 20) de Prokof’ev, Le Poème de l’extase (op. 54) de Skrjabin. Le programme de deux autres concerts comprend le Troisième Concerto pour piano, la Suite orchestrale Le Bouffon, ainsi que l’Amour des Trois oranges de Prokof’ev. De même que le Persimfans a commencé ses premières exécutions publiques avec un concert entièrement dédié à Beethoven, il organise en 1926-1927 une série de concerts qui comportent les neuf symphonies de Beethoven, devenant les œuvres emblématiques de son programme. Cette expérience unique à cette époque renforce l’image révolutionnaire de Beethoven et de sa musique, lui conférant ainsi un rôle très important pour ce dixième anniversaire de la révolution. En effet, cet anniversaire est associé au centenaire de la mort de Beethoven. Le compositeur est alors présenté comme un héros révolutionnaire, à qui l’on voue un véritable culte. Des séries de concerts commémoratifs, lectures, anthologies de sa vie et de ses œuvres indiquent la place centrale qu’occupe Beethoven dans la vie musicale soviétique. Un comité pour le centenaire de la mort de Beethoven est créé par le Narkompros à la fin de l’année 1926, dirigé par Lunačarskji. Le comité organise une semaine officielle en l’honneur de Beethoven, du 27 mai au 2 juin, où des billets gratuits sont distribués aux comités d’usines, aux sièges des Komsomol et aux instituts musicaux. Parce qu’elle se fait l’écho d’un sentiment collectif, sa musique serait « proche » de l’esprit de la révolution soviétique.

22 Enfin, en 1927 la vie musicale est marquée par la création de la Deuxième Symphonie à Octobre de Šostakovič, sans pour autant s’y réduire (d’autres œuvres majeures ont vu le jour en 1927, telles que la Rhapsody de Schillinger, Octobre de Roslavec, Put’ Oktjabrja du Prokoll et Fonderies d’Acier de Mosolov entre autres). Cette œuvre est emblématique des commémorations tant elle incarne la complexité des liens entre musique et propagande dans les années 1920. En effet, cette décennie apparaît comme une période complexe, où des débats virulents rythment la vie musicale, entre des musiciens d’« orientations esthétiques » et de « sensibilités » très différentes.

23 Cette symphonie, dédiée à Octobre, porte en sous-titre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Cette dernière est la première commande officielle reçue par le compositeur. À la fin du mois de mars, la section d’agitation des éditions musicales

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« Muz-sektor », dirigée par le compositeur Lev Šulguin (1890-1968) lui suggère de composer une œuvre pour le dixième anniversaire de la révolution. On lui adresse le texte d’un poète du Komsomol, Alexandre Bezymenskij. Différentes versions sont données sur l’appréciation du texte par le compositeur. Il accepte néanmoins la commande et se met au travail dès le mois d’août. S’il intitula d’abord sa nouvelle composition « Dédiée à Octobre », il la considéra plus tard simplement comme sa Deuxième Symphonie. Cette pièce relativement courte (17 minutes) est conçue comme un poème symphonique en un mouvement. Sur les conseils de Šulguin, il ajoute un sifflet d’usine aux 13 instruments et chœur qui constituent l’effectif général de l’œuvre, non sans rappeler la symphonie d’Avraamov évoquée précédemment. L’œuvre de Šostakovič se distingue par l’emploi de techniques modernes telles que la polytonalité et la polyrythmie.

24 L’histoire de la présentation et de la réception de cette œuvre montre qu’elle s’inscrit dans le contexte de propagande politique des commémorations de 1927. En effet, sa création (le 5 novembre) est associée à une manifestation politique à laquelle participent les dirigeants communistes Kalinin, Kuïbyšev, Lunačarskij et Čičerin. Les critiques accueillent favorablement cette pièce, présentant Šostakovič comme « l’enfant de la Révolution ». Ils soulignent les similitudes avec la Sonate pour piano, tout en décelant un nouvel esprit du siècle dans sa facture compliquée. Cette œuvre ne réussit pourtant pas à se maintenir au répertoire puisqu’elle ne sera rejouée que trois fois durant l’année. Elle fait à nouveau partie des programmes de concert à partir de 1966 mais demeure rarement représentée. Néanmoins, cette œuvre marque la tentative du compositeur de concilier un texte de propagande politique et un langage orchestral moderne.

25 Ce tour d’horizon musical atteste de la diversité et du pluralisme de la NEP, dans lesquels les commémorations de l’année 1927 s’inscrivent encore. Elles contrastent néanmoins avec l’intervention progressive des institutions étatiques sur la création artistique. « Les fêtes d’Octobre […] doivent être une sorte de grande école populaire, qui aiderait à rendre le tournant d’Octobre intelligible aux masses, concrètement et en profondeur. » (Koustova, 2011 : 165) Des spectacles à caractère didactique émergent, comme Octobre d’Aleksandr Afinogenov ou encore L’Acte héroïque de Mihajl Nebolsin.

4. Conclusion

26 Ces trois « moments » de commémorations correspondent en fait à l’évolution de la vie musicale soviétique. Les enjeux de ces anniversaires de la révolution sont multiples : historiques, politiques et idéologiques. La vie artistique et musicale a accompagné ces commémorations comme le montrent les nombreux concerts et concours mentionnés. La musique commandée à l’occasion de moments politiques est très hétéroclite, et illustre tout à fait la pluralité du répertoire soviétique dans les années 1920. La Symphonie dédiée à Octobre demeure, aujourd’hui encore, un document d’époque extrêmement intéressant qui éclaire sur les liens extrêmement complexes entre musique et propagande en 1927.

27 Ces commémorations reflètent enfin les débats idéologiques qui font rage depuis les révolutions de 1917, notamment pendant l’époque de la NEP. Elles ont redéfini les pratiques artistiques et ont posé en de nouveaux termes la question de l’accès à l’art. Ces pratiques mentionnées dans cet article se sont réclamées du communisme. Elles se

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sont construites sur les espoirs qu’ont fait naître les événements de 1917, les illusions qu’ils ont répandues, les débats qu’ils ont suscités (en germe depuis des décennies, si l’on pense aux personnalités comme Plehanov, Bogdanov, Lénine, ou encore Lunačarskij futur Commissaire du peuple à l’Instruction). Les artistes ont pensé l’art en tant qu’émancipation, en tant que nouveau mode de vie. Les musiciens prennent part à ces polémiques et affirment leur volonté de créer un art révolutionnaire, en accord avec la réalité contemporaine. De nouvelles expériences émergent de cette volonté de placer les masses au cœur de la création et de mettre fin aux hiérarchies sociales. Ces nouvelles formes artistiques prennent différents aspects : spectacles, manifestations artistiques du début des années 1920, expériences collectivistes et égalitaristes, qui sont toutes exposées lors des commémorations d’Octobre. Cette pluralité artistique remarquable est à l’image de l’éclectisme très singulier des années 1920 en Union soviétique.

28 L’écho des événements de 1917 sur les compositeurs est prégnant tant dans les expériences artistiques alternatives qui s’en réclament (Prokoll, Persimfans) que pour les compositeurs à qui l’on commande des œuvres à ces occasions. Octobre et la représentation d’Octobre constituent incontestablement un fondement dans la vie musicale des années 1920. À l’image de Pëtr Ajdu (Novyj Persimfans) certains musiciens russes contemporains repensent et recréent les expériences menées pendant les années 1920 et mises à l’honneur durant ces commémorations. Ainsi, les réappropriations contemporaines de ces expériences témoignent de la persistance de leurs héritages.

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NOTES

1. Acronyme de Proletarskaja Kul’turno-prosvetitel’naja organizacija, le Proletkul’t devient le mot d’ordre et le titre d’un mouvement culturel très puissant au début de l’ère soviétique. 2. Lunačarskij cité dans Tolstoy, Bibikova & Cooke (1990 : 124). 3. M. Molina (2008), : Symphony of Sirens, Sound experiments in the Russian Avant-Garde, Londres : CD published by ReR Megacorp. Ce CD comprend une version enregistrée à Bakou en 2003. 4. Il organise des studios de musique à Moscou, Novgorod et Rostov ; il s’illustre notamment avec des projets sur le développement d’une échelle à 17 tons en collaboration avec Roslavec, ainsi qu’avec des expériences autour de la notion de son graphique à travers la technique du son ornemental. À l’automne 1930 Avraamov crée à Moscou le laboratoire Mul’tzvuk, auquel participent notamment le chef opérateur Nikolaj Vojnov (1900-1958) et l’acousticien Boris Jankovskij (1904-1973). Ce lieu d’expérimentations est fermé en 1934, « pour cause de non- rentabilité ». Il travaille également dans l’administration musicale, au Gus à partir de 1923, puis au Muzo. Il est un membre actif de la Gahn où il est en charge de la section des musiques nationales, et enseigne dans les Conservatoires de Rostov et de Moscou. 5. Acronyme de Pervyj simfoničeskij ansambl’ bez dirižëra [Первый симфонический ансамбль без дирижёра] fondé en 1922. Cette expérience concrète et symbolique de pratique collective est réalisée par un groupe de musiciens de Moscou en début d’année 1922. Il réunit des musiciens de premier ordre qui discutent et décident ensemble de l’interprétation à donner aux morceaux qu’ils vont exécuter. Ils disposent cependant d’un animateur principal d’entreprise, le violoniste Lev Cejtlin. L’expérience — sous le nom de Novyj Persimfans — a été reconduite par Pëtr Ajdu en 2008.

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RÉSUMÉS

À l’instar de l’éclectisme singulier des années 1920, la musique proposée pour les commémorations d’Octobre se distingue par une pluralité artistique remarquable. Cette décennie se distingue en effet par sa diversité et sa capacité d’ouverture à la communauté musicale internationale, comme en témoignent les venues en Union soviétique de Darius Milhaud et Alban Berg. Les célébrations des anniversaires de la révolution d’Octobre sont également l’occasion de glorifier et d’exalter les nouvelles vertus de la Russie soviétique. Ces fêtes permettent de célébrer et de légitimer le pouvoir soviétique à l’aube du premier plan quinquennal, en mettant en scène le peuple à travers de nombreuses festivités. Le peuple, placé au cœur de spectacles grandioses, devient alors un instrument de propagande politique. Les artistes composent avec ce nouvel acteur. Pour certains musiciens, l’art « pour » les masses, voire « par » les masses, devient la priorité. Ces préoccupations ont un écho tout particulier dans les réflexions esthétiques des compositeurs. Ainsi en 1927, deux événements sont associés et mis en perspective : le dixième anniversaire de la révolution et le centenaire de la mort de Beethoven, alors présenté comme un héros révolutionnaire populaire. À travers l’étude de pièces marquantes, nous questionnerons les enjeux esthétiques et politiques de ces célébrations. Les expériences musicales des commémorations de cette décennie se révèlent néanmoins tout à fait passionnantes tant elles incarnent les réflexions esthétiques des musiciens après la révolution. La mise en perspective de ces productions musicales nous amènera à questionner la (les) mémoire(s) de ce moment révolutionnaire que conserve et (re)construit la société russe artistique, encore aujourd’hui.

Like the singular eclecticism of the 1920s, the music proposed for the October commemorations is distinguished by a remarkable artistic plurality. This decade is characterized by its diversity and its capacity to be open to the international musical community, as evidenced by the arrival in the Soviet Union of Darius Milhaud and Alban Berg. The celebrations of the anniversaries of the October Revolution are also an opportunity to glorify and celebrate the new virtues of Soviet Russia. These celebrations make it possible to celebrate and legitimize Soviet power at the dawn of the first five-year plan, by staging the people through numerous festivities. The people, placed at the heart of grandiose spectacles, then became an instrument of political propaganda. The artists are working with this new actor. For some musicians, art “for” the masses, or even “by” the masses, becomes the priority. These concerns have a particular resonance in the aesthetic reflections of composers. Thus in 1927, two events were associated and put into perspective: the tenth anniversary of the Revolution and the centenary of Beethoven’s death, then presented as a popular revolutionary hero. Through the study of striking pieces, we will question the aesthetic and political stakes of these celebrations. The musical experiences of the commemorations of this decade were nevertheless quite fascinating as they embodied the aesthetic reflections of the musicians after the Revolution. The perspective of these musical productions will lead us to question the memory (s) of this revolutionary moment that preserves and (re)builds Russian artistic society, even today.

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INDEX

Keywords : Soviet music, propaganda art, art by the masses, avant-garde, Proletkult, Roslavec Mots-clés : musique soviétique, art de propagande, art par les masses, avant-garde, Proletkult, Roslavec

AUTEUR

LOUISA MARTIN-CHEVALIER Louisa Martin-Chevalier est maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne, où elle enseigne l’histoire de la musique du premier XXe siècle. Elle mène des recherches sur la musique russe et soviétique des années 1920 et 1930. Elle prépare notamment la publication d’un ouvrage sur Nikolaj Roslavec, compositeur avant-gardiste engagé dans les révolutions artistique et politique de la Russie de cette période. Elle a également entrepris un programme de recherches sur les liens entre les expériences musicales avant-gardistes russes et la scène contemporaine. Elle dirige par ailleurs la revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, sociétés.

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La révolution de 1917 et la période post-révolutionnaire dans l’art naïf soviétique et post-soviétique The Reflection of the 1917 Revolution and the Post-Revolutionary Period in the Russian Soviet and Post-Soviet Naïve Art

Anna Suvorova Traduction : Liselotte Sorli (étudiante du master TSM UGA)

1 Les artistes naïfs se concentrent souvent sur des événements depuis longtemps révolus. Il semblerait qu’ils soient plongés dans le monde des souvenirs, qu’ils « revivent » dans leur mémoire ce qui leur est arrivé. Mais en soumettant les œuvres d’artistes naïfs à une analyse plus réfléchie et plus complète, nous nous posons encore et toujours la question suivante : quelle part de leurs œuvres reflète leurs souvenirs personnels, et quelle part n’est que la répétition d’un texte socio-politique commun, qui s’avère en fait un dogme construit par le contexte idéologique ? Cette mini-étude analyse les œuvres de plusieurs artistes naïfs actifs à la fin des périodes soviétique et post- soviétique. Il s’agit de toiles et d’aquarelles d’artistes naïfs ayant vécu à l’époque révolutionnaire et ayant été témoins de grands conflits historiques (Ivan Nikiforov, Lidiya Suvorova-Alferova, Ivan Krokhalev) et d’artistes naïfs nés dès les années 1930 et qui ont travaillé sur les différentes interprétations en images de la révolution (Tatiana Elenok, Alevtina Pyzhova). Le choix de ces artistes est déterminé par deux facteurs : 1) l’existence de biographies ou d’autobiographies détaillées de ces artistes, permettant de reconstruire l’histoire de leur vie, y compris leur implication personnelle dans les événements révolutionnaires / post-révolutionnaires ; 2) leur référence programmatique (plutôt que ponctuelle) à des images et des sujets qui reflètent de manière réfléchie la révolution et les événements post-révolutionnaires.

2 Dans le cadre de cette recherche, nous définirons la spécificité de l’image artistique et identifierons les aspects de la mémoire individuelle et collective qui ont déterminé le développement de la représentation de ces peintures et toiles. La deuxième tâche de recherche consiste à identifier la représentation de l’image de la révolution et de

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l’histoire des événements et des personnages qui s’y rapportent dans les œuvres d’artistes naïfs de la période soviétique et post-soviétique. Tout au long de l’étude de ces œuvres, nous appliquerons une approche systémique et des méthodes d’analyse sémiotique et discursive.

3 L’un des termes théoriques clés de cette étude est le concept de « mémoire collective » et de « mémoire individuelle ». Les fondements du paradigme de la mémoire concernant le savoir social et humanitaire ont été posés dans les années 1920 et 1930 par les travaux du sociologue français Maurice Halbwachs, qui a également formulé le concept de « mémoire collective ».

4 Comme le décrit Halbwachs, les souvenirs peuvent être organisés de deux façons différentes dans l’esprit de l’individu : souvenirs personnels d’un individu en particulier, ou souvenirs partagés par une communauté plus ou moins grande. Les souvenirs d’une personne sont parfois inscrits dans le cadre de sa personnalité ou de sa vie privée, et « même ceux qu’elle partage avec les autres ne sont perçus par elle que du point de vue par lequel ils l’affectent dans sa différence avec les autres » (Halbwachs). Mais souvent, les individus se comportent comme membres d’un groupe, s’appropriant et maintenant des souvenirs impersonnels dans leurs propres souvenirs lorsque ceux-ci affectent leur groupe. La mémoire collective se développe selon ses propres lois. Elle peut être pénétrée par les mémoires individuelles, qui se transforment dès qu’elles sont placées dans un ensemble qui n’est plus la conscience de l’individu.

5 Karl Mannheim, comme Maurice Halbwachs, l’un des plus éminents chercheurs sur la mémoire en tant que phénomène culturel, a prêté une attention particulière à la mémoire des générations. Selon les idées de Mannheim, les individus sont particulièrement réceptifs aux expériences qu’ils vivent entre l’âge de douze et vingt- cinq ans, ce qui en fait une période cruciale pour le reste de leur vie et le développement de leur personnalité. En tant qu’observateur ou acteur, l’individu est toujours inclus dans le contexte dynamique du processus historique. Chaque personne est façonnée par les événements historiques clés de son époque, qu’elle partage ou non certaines croyances, attitudes, visions du monde, valeurs sociales ou certains paradigmes culturels avec d’autres membres de son groupe d’âge. Ainsi, la mémoire individuelle est définie non seulement par son propre intervalle de temps, mais aussi par l’horizon plus large de la mémoire générationnelle. La génération est unie par « une vision et une perception communes du monde » (Mangejm, 2000 : 91).

6 La mémoire individuelle est un moyen dynamique pour l’individu de travailler sur sa propre expérience, mais elle n’est pas hermétique. Comme l’a montré Maurice Halbwachs, la mémoire individuelle repose toujours sur une base sociale. Selon Halbwachs, une personne complètement isolée ne serait pas capable d’avoir des souvenirs, car ceux-ci sont conditionnés par la communication, c’est-à-dire qu’ils sont façonnés et déterminés par le biais de la communication verbale avec les autres. La mémoire en tant que conglomérat de nos souvenirs se développe chez les individus grâce aux éléments du monde extérieur, comme la langue, qui en est sans doute le fondement le plus important.

7 Sur cette base théorique, nous pouvons analyser le travail des artistes naïfs non seulement comme un champ d’auto-réflexion et de souvenirs personnels, comme on le considère habituellement, mais aussi comme un phénomène qui inclut une représentation de tout le corpus de la mémoire collective et une communication spécifique avec certaines communautés. L’analyse inclut des œuvres de personnes qui,

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malgré leur identification en tant qu’artistes naïfs ou autodidactes, ont néanmoins eu une certaine expérience de la socialisation artistique : leurs œuvres ont été exposées dans des expositions d’art, et la créativité était pour eux des moyens de communication et d’auto-représentation.

8 Alors que dans les années 1930 et 1950, l’art amateur était perçu par les autorités comme pouvant devenir un art professionnel, et que le travail des artistes « autodidactes » constituait à sa manière la « voix du peuple », qui décrivait avec honnêteté les « réalisations du socialisme », la période du « dégel » et la décennie suivante ont changé le statut de l’art naïf et autodidacte. La culture du dégel avait pour but d’étendre le langage et le contenu de l’art pour y inclure de nombreuses autres tendances jusqu’alors marginales dans le domaine culturel. L’illustration populaire, les estampes de foires, la peinture naïve reviennent comme à l’époque de l’avant-garde dans le champ de réflexion tant des chercheurs que des artistes professionnels. Dans la seconde moitié des années 1960 et 1970, les artistes naïfs contemporains deviennent des stars de la culture : leurs œuvres sont exposées, discutées par les journalistes et les historiens de l’art, et des films sont réalisés à leur sujet. Mais la plupart des expositions et festivals d’art amateur organisés par les autorités exigent un récit conforme à l’idéologie en place ou relativement neutre, notamment en ce qui concerne les thèmes liés au passé historique et à la révolution.

9 La plupart des artistes qui se lancent dans l’art naïf ont un âge déjà avancé. C’est l’un des schémas récurrents de cet art. Le premier groupe d’artistes d’art naïf, dont les œuvres sont analysées dans cet article, est composé de personnes dont l’histoire personnelle a été marquée par les événements de 1917 : ils ont vécu cette époque, alors qu’ils étaient encore jeunes et avaient une vingtaine d’années.

10 L’un des artistes les plus célèbres de l’art naïf soviétique est Ivan Nikiforov (1897-1971). L’histoire de cet artiste débute de façon très ordinaire pour les gens de cette génération. Ivan Nikiforov naquit dans le village de Monakovo, près de Moscou, et passa deux ans à l’école paroissiale. À l’âge de onze ans, il fut apprenti auprès d’un confiseur à Moscou. Par la suite, en âge d’effectuer son service militaire, il participa à la Première Guerre mondiale, puis à la guerre civile russe. Jusqu’au milieu des années 1930, Ivan Nikiforov vécut à la campagne, présida un kolkhoze, puis travailla à Moscou. Enfin, dans la seconde moitié de sa vie, il devint manutentionnaire à la gare de Pouchkino, près de Moscou, et il logeait avec sa famille dans le local de la gare.

11 Ivan Nikiforov commença son activité créative une fois à la retraite, ce qui est le cas de bon nombre d’autres artistes naïfs. En 1960, il commença à écrire des histoires et un roman autobiographique qu’il intitulera Ma vie. Il s’intéressa aussi au dessin au début des années 1960, pour venir en aide à sa petite-fille, et illustra son roman lui-même. Dans ses aquarelles, Ivan Nikiforov raconte l’histoire de sa jeunesse (souvenons-nous des particularités du fonctionnement de la mémoire décrites par Karl Mannheim, selon lesquelles la période la plus émotionnellement stimulante pour les souvenirs est celle de douze à vingt-cinq ans). Les titres de ses dessins sont évocateurs : Première cuisson de bonbons à l’usine de San Rival et premières claques reçues de la part de maître Lyapin Balamout ; Chez le bourrelier, je fabrique des portefeuilles, des sacs à main, des harnais ; Rencontre avec oncle Andrei au marché Khitrov ; Je quitte Khitrov et je deviens manutentionnaire, je porte des sacs dans un magasin.

12 Les œuvres d’Ivan Nikiforov sur la révolution et celles représentant des hommes politiques sont un peu différentes. L’une de ces œuvres, Discours de Lénine sur la place

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Rouge (1970), existe en deux versions. Malgré le nom « canonique » de l’aquarelle, dans la première version de l’œuvre, sur une tribune qui se trouve sur le Lobnoye Mesto sur la place Rouge, se tiennent trois personnages : Lénine, Staline et Trotsky (fig. 1). La deuxième version est plus complète : en plus de celles mentionnées ci-dessus se trouve une autre personne portant un manteau ocre, vraisemblablement Kalinine. Cette œuvre de Nikiforov nous montre peut-être le discours de Lénine sur la place Rouge en 1918, à l’occasion de l’anniversaire de la révolution. En observant le dessin, nous pouvons voir la transformation de sa composition, dont les ajouts y compris imaginaires, caractéristiques de la conscience naïve. Ici, le lieu où Lénine prononce son discours change : en 1918, il l’a fait sur la place Rouge, sur une tribune spécialement érigée, alors que sur l’aquarelle d’Ivan Nikiforov, il parle directement depuis le Lobnoye Mesto (fig. 2).

Figure 1. – Ivan Nikiforov, Discours de Lénine sur la place Rouge (1970).

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Figure 2. – Ivan Nikiforov, La place Rouge en 1918 (1970).

13 Il est également intéressant de comparer l’environnement et l’arrière-plan sur les deux aquarelles. La première version de l’œuvre, qui est hypothétiquement plus ancienne, comprend une troïka attelée qui court le long du mur du Kremlin (ce motif se retrouve dans de nombreuses aquarelles d’Ivan Nikiforov). Dans l’autre composition, l’artiste remplace les trois chevaux par un tramway qui longe le mur du Kremlin (il y avait effectivement un tramway qui circulait sur la place Rouge de 1909 à 1930, mais pas exactement à l’endroit représenté). Ivan Nikiforov se sert probablement du tramway comme symbole de la nouvelle ère et de la modernisation du pays.

14 Du point de vue de la construction de l’image artistique, ces œuvres d’Ivan Nikiforov sont des œuvres typiques de l’art naïf, autodidacte, avec une perspective aplatie, un dessin simple, des couleurs vives et simples, sans relief. Comme le décrivent les spécialistes, la façon de travailler d’Ivan Nikiforov était très complexe puisqu’il était handicapé et que sa main tremblait : il dessinait d’abord un croquis dont il ombrait ensuite le dos avec un crayon gras. Il posait ensuite le croquis sur une feuille de papier vierge et repassait sur toutes les lignes pour obtenir une impression sur la deuxième feuille, qu’il colorait à l’aquarelle.

15 Il est important de noter que le choix de ce sujet assez rare dans son œuvre n’est pas explicité par Ivan Nikiforov dans ses mémoires, pourtant assez détaillées. Ces dessins ne sont probablement pas liés à ses souvenirs personnels, mais plutôt le fruit d’une construction idéologique générale.

16 Une autre figure importante de l’art amateur soviétique, difficile à décrire du point de vue artistique et historique, est Ivan Krokhalev (1899-1984), artiste né dans le village de Novo-Sharapovo, district de Solikamsk, dans la province de Perm. Son sort est semblable à celui de millions d’habitants du pays : celui des villageois qui, dès la fin de leurs études à l’école paroissiale, à la veille de la révolution, ont vu le métier leur « tomber entre les mains ». Après la guerre civile, tous ceux qui avaient servi dans l’armée, disciplinés et éprouvés par les combats, sont devenus, contrairement aux « irresponsables », les chefs de file de la nouveauté et du progrès dans les villes et à la

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campagne, les appuis du nouveau pouvoir. Ivan Krokhalev, peut-être malgré lui, devient l’un de ces « bâtisseurs » de la nouvelle ruralité : il fonda une coopérative d’outils agricoles, travailla sur la gestion des terres et à l’attribution des parcelles forestières.

17 Dans sa jeunesse, Ivan Krokhalev avait étudié l’art à Koudymkar avec Peter Subbotin- Permyak, artiste d’avant-garde qui dirigeait un atelier artistique et industriel dans une campagne lointaine. Mais dès les années 1930, l’idée de l’hégémonie prolétarienne, ainsi que de l’art prolétarien, disparaît ; quelque part, « dans les capitales », la vie artistique est réorganisée pour la énième fois. Les artistes professionnels et les réalistes-académiciens de la nouvelle vague sont à nouveau très demandés, alors que les autodidactes ne sont plus mis à l’honneur. Ivan Krokhalev, avec son désir de peindre, n’était pas du tout à sa place dans cette nouvelle situation : les ateliers artistiques et industriels avaient fermé à Koudymkar, Perm et Koungour, et l’expression « l’artiste du peuple » était davantage un oxymore qu’un statut réel. L’exotisme des « fractures de formes avant-gardistes » et les principes du nouvel art, que Pyotr Subbotin-Permyak avait essayé d’importer sur le sol de la région des Komis et de Perm, représentaient à l’époque une stigmatisation pour l’artiste, ce dont les autodidactes comme Ivan Krokhalev n’étaient néanmoins pas conscients.

18 Cherchant une autre voie artistique, Ivan Krokhalev demande à entrer à l’école technique d’art de Perm, mais obtient un refus. Au milieu des années 1930, il parvient cependant à faire à nouveau entrer l’art dans sa vie, en obtenant un poste de graphiste au musée de Koudymkar. La transformation du discours artistique, en une décennie et demie, a relégué l’inspiration des artistes amateurs vers la périphérie de l’expression artistique ; les œuvres des artistes autodidactes étaient considérées comme des « produits artistiques » secondaires, presque superflus, et bons seulement à des tâches de mise en forme.

19 L’éventail des thèmes et des sujets qu’Ivan Krokhalev aborde à cette époque est apparemment dicté par les commandes du musée : esquisses de la vie quotidienne et représentations de l’histoire régionale, dont la logique était dictée par les manuels des instructeurs politiques. La construction de l’histoire révolutionnaire de la région, puisant ses origines dans les révoltes paysannes, devient l’un des instruments les plus importants de l’idéologie : le nouveau monde communiste devait naître de son sombre passé. Et si les principaux jalons de ce chemin étaient les « grands événements », chaque région, ville, village devait, pour les créateurs du récit idéologique, se faire sa propre histoire, plutôt que partager la grande mémoire historique universelle de la naissance du nouveau monde.

20 En 1940, Ivan Krokhalev finit ses études à l’Université nationale d’enseignement à distance des arts. À cette époque, il peint des œuvres telles que L’abattage du bois et La récolte, qui seront logiquement intégrées dans le récit de la vie des paysans. L’étude de ces toiles permet d’établir des parallèles évidents non seulement avec les œuvres de Bruegel, comme l’ont bien remarqué les historiens de l’art, mais aussi avec celles du romantique Venetsianov qui, cent ans avant Ivan Krokhalev, peignait déjà des paysannes portant des robes et des coiffures brodées, alors qu’elles menaient par la bride leurs mignons petits chevaux sur des terres labourées. Les autorités exigeaient une image idéalisée de la « campagne collectivisée » moderne, où des paysans- moissonneurs romantiquement réconciliés formaient lentement des bottes de foin sur fond de ciel rose (fig. 3).

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Figure 3. – Ivan Krokhalev, Moisson (1940).

21 Cette dissonance qu’imposait le pouvoir entre la réalité et le récit doit être prise en compte lorsque l’on s’intéresse aux œuvres d’Ivan Krokhalev des années 1970 : ses compositions, et plus encore le langage de ses tableaux, restent un hymne idéalisé « au travail paysan ». Une partie de sa biographie d’après-guerre disparaît de l’œuvre nationale de l’artiste du peuple : en 1949, ayant une foi naïve dans la justice du pouvoir soviétique, il écrit à la « presse centrale » une lettre sur le sort déplorable des paysans des kolkhozes et des ouvriers forestiers. Comme l’explique Ivan Krokhalev dans son autobiographie, il demandait à ce que l’on vienne « résoudre les problèmes ». La lettre et la situation déplorable furent effectivement prises en compte : l’artiste fut condamné à dix ans de camp pour « agitation contre le pouvoir soviétique » et ne fut libéré qu’en 1955.

22 Après sa libération, Ivan Krokhalev continua à peindre : le langage et l’intonation générale de ses tableaux restèrent presque inchangés. Les tableaux L’épandage du fumier dans les champs et Le troupeau de la ferme collective va au point d’eau (tous deux datant des années 1970), comme auparavant, racontent la vie du village de la campagne collectivisée sous un ciel rose et bleu.

23 Il s’agit d’un étrange paradoxe dans l’esprit d’un homme qui a traversé toute une époque : deux guerres à servir dans l’armée, « la fondation de la campagne collectivisée », les camps staliniens ; un homme qui a cru toute sa vie à un État juste, avec, à la rigueur, quelques « excès locaux », qui tend vers la conclusion d’un pacte avec le pouvoir au nom de l’art. Cette caractéristique, probablement inhérente aux artistes naïfs de l’ère soviétique, illustre l’un des paradoxes de la conscience de l’homme du peuple soviétique.

24 Lidiya Suvorova-Alferova (1901-1982) est une autre artiste qui interprète à sa manière le thème de la révolution et des changements post-révolutionnaires. Le parcours personnel de cette artiste est très différent de celui des deux autres artistes déjà étudiés. L’histoire de la vie de Lidiya Suvorova-Alferova a été décrite dans ses mémoires, dont les faits relatés et le style ressemblent à ceux de Maxime Gorki. Ces textes permettent de comprendre l’histoire de la vie de l’artiste. Lidiya Suvorova- Alferova est née dans une famille de paysans dont les cinq enfants vivaient chez leurs

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grands-parents, tandis que leur mère travaillait comme cuisinière à Saratov. Une fois qu’ils furent plus âgés, la mère récupéra ses enfants. En hiver, la petite fille étudiait à l’école paroissiale, chantait dans la chorale de l’église et, l’été, elle était employée pour garder des enfants.

25 Au début de la Première Guerre mondiale, Lidiya Suvorova-Alferova travaille à l’usine, puis comme infirmière de guerre. Dès l’âge de 18 ans, Lidiya Suvorova-Alferova se porte volontaire pour l’Armée rouge. Il est important de noter qu’elle a suivi une formation pour devenir commissaire politique à Grozny, où, avec d’autres étudiants, elle a participé à la répression du soulèvement des Cosaques et a assisté à leur massacre dans le village de Sounzhenskaya. Après son retour à Saratov, à partir de 1922, elle travailla au comité de district du Parti en tant que chef du département. En 1925, avec son mari, Lidiya Suvorova-Alferova se rendit dans le Donbass, puis travailla à Kramatorsk au sein du comité de district du Parti. Au début de la Grande Guerre patriotique, avec son mari, elle rejoint la milice populaire.

26 Après deux décennies passées dans le Donbass, Lidiya Suvorova-Alferova retourna à Saratov en 1949 pour cause de maladie. Elle était quasiment clouée au lit quand elle commença à peindre en 1959. C’est également très symptomatique des artistes naïfs : nombre d’entre eux commencent à peindre lorsqu’ils se retrouvent dans un isolement social forcé, après avoir pris leur retraite, perdant leur cercle habituel de communication, par exemple à cause de la maladie. Lidiya Suvorova-Alferova a peint les événements qu’elle a jugés significatifs par reconstruction postérieure. Ayant été dans la politique à un stade précoce de sa vie, elle se tourne vers le texte « politique ». Contrairement à Ivan Nikiforov, chez qui les sujets liés à l’histoire politique sont plutôt rares, Lidiya Suvorova-Alferova, communiste convaincue, fait principalement dans ses propres œuvres des variations de l’histoire politique officielle. Elle a personnellement rencontré le frère de Lénine, Dmitri Ulyanov, et a également vu et entendu, comme l’écrit son biographe, les discours de nombreux chefs de parti, dont Kalinine, Voroshilov et Ordzhonikidze. Ces événements semblent avoir été une source d’inspiration pour elle.

27 Les sujets des petites peintures sur carton de Lidiya Suvorova-Alferova constituent sans doute une réalité reconstruite quasi documentaire. Ses œuvres représentent par exemple le travail des femmes manutentionnaires sur le rivage à Saratov, les célébrations du 1er mai, le discours de la cheffe du département des femmes, l’arrivée du train avec les blessés et d’autres sujets similaires.

28 Examiner chaque œuvre plus en détail nous permet de comprendre qu’il y a en elles un principe « cinématographique » commun, et qui se manifeste dans la composition du tableau, dont les structures formelles rappellent des séquences de film. D’un côté, les scénarios de ces films renvoient à des événements qui ont eu lieu dans la vie de Lidiya Suvorova-Alferova, ou des événements ayant un sens similaire pour elle : réunions d’ouvriers, travail politique, service dans l’Armée rouge et travail à l’hôpital. Mais la façon dont ces thèmes sont représentés donne l’impression qu’ils sont construits comme des idylles. Par exemple, dans le tableau Le Premier Mai fait en 1968, nous voyons un instructeur politique faire un discours devant un groupe de paysans dans une clairière au milieu des arbres (fig. 4). Le caractère idyllique de l’image transparaît dans la disposition stricte, semblable à celle d’une photographie, des paysans : deux rangées de personnes se tiennent debout au second plan, les trois rangs de devant, proches du conférencier, sont installés sur l’herbe, à genoux ou assis sur des bancs pour

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ne pas cacher ceux de derrière. Derrière la dernière rangée de paysans, une bannière rouge flotte ; devant, comme un chef de chœur, se tient l’instructeur politique. Bien sûr, nous voyons ici aussi des marqueurs reconnaissables de l’art naïf « convenable », conforme à la représentation du discours de l’art naïf soviétique dans les années 1960-1970 : couleurs vives et dessin « amateur » peu sophistiqué.

Figure 4. – Lydia Suvorov-Alferov, Le Premier Mai (1968).

29 Une autre œuvre de Lidiya Suvorova-Alferova, L’Adieu. 1919 se distingue aussi par son didactisme marqué (fig. 5). La partie centrale de la composition est occupée par un couple, debout, se disant adieu : une jeune komsomole et un soldat, avec, en arrière- plan, des soldats de l’Armée rouge qui partent pour le front. Toute l’œuvre est imprégnée d’un didactisme symbolique intentionnel : la jeune komsomole porte un fichu rouge, son sac et le bandage qu’elle a sur le bras arborent une croix rouge, et les soldats de l’Armée rouge portent des casques et des fusils mitrailleurs sur lesquels il y a une étoile rouge. Le symbolisme idéologique répété maintes fois dans les motifs des affiches et des films se poursuit dans la didactique idyllique de la scène d’adieu : la jeune femme, membre dévouée des Jeunesses communistes, regarde avec dévotion le soldat de l’Armée rouge dans les yeux, sa main dans la sienne.

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Figure 5. – Lydia Suvorov-Alferov, L’Adieu. 1919 (années 1970).

30 On peut donc conclure que la représentation des événements révolutionnaires dans les œuvres des artistes naïfs qui ont eux-mêmes vécu lors des temps révolutionnaires troublés, s’est construite conformément à un cercle stable et didactique de thèmes qui étaient en quelque sorte les « lieux communs » de l’art soviétique de l’époque de la « stagnation » ; à un moment où le langage même de l’art naïf, comme une « troisième culture », devient légitime. Les scènes issues du cinéma, des photos officielles et des beaux-arts professionnels sont rejouées par les artistes autodidactes et naïfs dans leurs aquarelles et peintures. Les thèmes des tableaux, qu’ils soient issus de l’Histoire commune (comme le discours de Lénine sur la tribune), ou lyriques et personnels comme les adieux de la jeune komsomole et du soldat de l’Armée rouge) s’inscrivent dans un environnement empli de symbolisme idéologique commun : tours du Kremlin, drapeaux rouges et étoiles. Et bien que les choix de tons et de couleurs, ainsi que la façon qu’ont les artistes naïfs d’établir perspectives et espaces, soient bien reconnaissables, la nature de leurs compositions peut souvent être une imitation libre des motifs usuels dans la « haute culture ». On peut ainsi parler de la prédominance d’un phénomène de mémoire collective, avec la « conciliation » de souvenirs propres et d’impressions vécues avec un passé historique commun, représenté tel qu’il l’est au cinéma, sur les photographies et les illustrations officielles.

31 Les images et les sujets liés à la révolution sont également abordés par des artistes naïfs dont les histoires personnelles ne sont pas directement liées à l’époque révolutionnaire. On peut par exemple citer Tatiana Elenok et Alevtina Pyzhova, dont le thème des œuvres touche également à la révolution. Tatiana Elenok, née en 1930, est l’une des artistes naïves les plus importantes de l’ère soviétique. Elle est née et a grandi dans le petit village de Maryansky dans la région de Krasnodar, où son père dirigeait une ferme collective. Après la mort de ses parents, elle fut mise dans un orphelinat.

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Après l’école, elle commença à étudier la communication. Une fois ses études achevées, elle travailla comme télégraphiste à Moscou. En 1972, Tatiana Elenok participa pour la première fois à une exposition d’art amateur, ce qui marqua le début de sa biographie créative.

32 Au début de son parcours artistique, l’électrification et tout ce qui s’y rapporte devient son thème favori. Les notes des chercheurs qui se sont intéressés aux travaux de Tatiana Elenok mentionnent que la première ampoule électrique est apparue dans leur ferme collective lorsqu’elle avait huit ans. Depuis ce jour, l’électricité est devenue pour elle un symbole de progrès et de succès du régime soviétique ; elle a même recopié le tableau Lénine devant la carte de son plan pour l’électrification de la Russie. Ces compositions, qui racontent l’histoire de la marche solennelle du pouvoir soviétique et de la grandeur du guide de la révolution prolétarienne, malgré toute la naïveté du langage de l’art naïf, s’inscrivaient logiquement dans le récit du pouvoir en tant que texte approuvé par l’idéologie.

33 Voici comment Tatiana Elenok parle de ses œuvres sur le thème de l’électrification de l’URSS : « Mon art, que je considère comme mon bébé, est né d’une rencontre merveilleuse de deux mondes différents. Dans ma jeunesse, j’admirais les merveilles de la technologie urbaine, mais je n’ai jamais oublié les contes de fées de mon village. » (2009 : 4) Son travail au télégraphe, les propositions d’amélioration et les innovations, dûment enregistrées par le système, se combinent logiquement à la gamme d’images et de peintures de l’artiste, dans lesquelles Lénine, comme tout droit sorti d’un conte de fées, se tient, grand et puissant, et indique la voie vers un avenir radieux. Son œuvre Le rêveur du Kremlin (1978) est conçue sur le principe d’un collage fantastique et étrange, dans lequel l’image du leader de la révolution mondiale semble avoir été découpée et formée à partir de nombreuses cartes postales et d’affiches qui faisaient alors partie de la culture visuelle de l’homme soviétique (fig. 6). Mais à mesure que le pathos de l’idéologie soviétique s’effaçait, dans les peintures de Tatiana Elenok, une place plus importante était occupée par les contes de fées et les motifs décoratifs. Cette dynamique de la biographie créative témoigne aussi indirectement d’une certaine « mémoire générationnelle », formée idéologiquement.

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Figure 6. – Tatiana Elenok, Le rêveur du Kremlin (1978).

34 Les images associées aux idées de révolution et aux dirigeants, dans l’art naïf, commencent à changer radicalement dans les années 1990-2000. Ainsi, toute une série d’œuvres de l’artiste naïve moscovite Alevtina Pyzhova, née en 1936, est consacrée à l’histoire idéologique de la Russie. Alevtina Pyzhova, pourtant proche de Tatiana Elenok par son âge, évolue complètement différemment dans son art. Cela s’explique notamment par des différences quant au commencement de leur activité créative : si, dans le cas de Tatiana Elenok, c’était dans les années 1970, l’histoire personnelle d’Alevtina Pyzhova la mène à son travail artistique deux décennies plus tard. Alevtina Pyzhova est née à Moscou, dans une famille de militaires qui travaillaient pour le ministère de l’Intérieur. Dans sa jeunesse, elle essaie d’entrer à l’École des Beaux-Arts fondée à la mémoire de 1905, mais ayant échoué, elle commence une carrière dans l’administration. Elle consacre son temps libre à des travaux créatifs : broderie, sculpture sur bois, fabrication de poupées et de jouets. Ce n’est qu’à partir des années 1990, avec son départ à la retraite, qu’Alevtina Pyzhova fait ses débuts dans la peinture. Et ce tournant vers le « grand art » après son travail artisanal a été stimulé par le succès : elle remporte un concours télévisé d’art autodidacte, organisé par l’une des principales spécialistes de l’art naïf, Ksenia Bohemskaya.

35 Les années 1990, époque pendant laquelle Alevtina Pyzhova se forme en tant qu’artiste, ont été une période de transformation du discours politique et de révélations tonitruantes sur les collisions de l’histoire soviétique, très relayées à la télévision et dans les journaux. Le « texte médiatique » général devient le champ qui alimente la créativité d’Alevtina Pyzhova. Ses œuvres touchent à tout ce qui est tacite ou interdit : motifs érotiques et télégonie mythique, ou encore dénonciations des débuts de l’histoire soviétique et critiques des dirigeants actuels.

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36 L’un des grands cycles des œuvres d’Alevtina Pyzhova est consacré à l’histoire politique. Ces œuvres présentent des figures emblématiques du pouvoir, de Lénine à Poutine, qui s’alignent dans un certain environnement « envahi » de symboles reconnaissables et de textes cinglants. Il est important de noter, cependant, qu’Alevtina Pyzhova véhicule dans ses œuvres un récit « non soviétique » totalement inédit, rempli d’intonations critiques. Ainsi, dans son tableau Exécution sans procès ni enquête (2001), elle utilise le modèle habituel de la posture de Lénine telle que sur les affiches et les sculptures qui le représentent, avec sa main tendue, mais les significations intérieures de l’image changent : la pose « léninienne » habituelle est une sorte de simulacre, derrière lequel se trouvent les moments dramatiques de cette époque révolue (fig. 7). Une autre œuvre d’Alevtina Pyzhova, qui fait référence au début de l’histoire soviétique, est Voler ce qui a été volé (2001), sur laquelle on peut voir Lénine et son chauffeur accélérer au volant d’une voiture noire, au-dessus de laquelle se déploie un drapeau soviétique (fig. 8). Le slogan se poursuit dans l’espace de l’image elle-même avec un commentaire ironique de Pyzhova : « Cette devise de Lénine est toujours valable en Russie. » Dans les peintures d’Alevtina Pyzhova, formées par le discours en pleine transformation de la Russie post-soviétique, il y a la critique des schémas idéologiques existants ; les anciens héros et slogans politiques deviennent un ensemble convaincant permettant de visualiser les dénonciations sur le pouvoir soviétique.

Figure 7. – Alevtina Pyzhova, Exécution sans procès ni enquête (2001).

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Figure 8. – Alevtina Pyzhova, Voler ce qui a été volé (2001).

37 Pour résumer, nous voyons que les représentations de la révolution dans l’art naïf sont construites conformément aux principes du fonctionnement de la mémoire collective. Dans les œuvres d’artistes naïfs, la mémoire individuelle et les souvenirs de chacun, en situation d’interprétation d’un sujet commun, « public », à coloration idéologique, subissent, dans la conscience des individus, un processus de « confrontation » de leurs expériences personnelles et de leur vécu avec un certain texte historique déjà présent dans le cinéma, les photographies officielles, les affiches et les illustrations. Les artistes naïfs, se formant sous l’influence d’événements historiques clés, les uns en les vivant eux-mêmes, les autres en développant en quelque sorte leur propre histoire « abstraite », deviennent les transmetteurs des valeurs sociales et des paradigmes culturels d’un contexte historico-culturel commun.

38 En appliquant implicitement ces théories aux œuvres étudiées, on peut dire que les images et les sujets traités par les artistes naïfs qui ont survécu aux événements de la révolution et de l’après-révolution (Ivan Nikiforov, Lidiya Suvorova-Alferova) sont davantage les manifestations d’une mémoire collective que des souvenirs individuels. Bien que, dans ce cas, la mémoire collective soit pénétrée par des souvenirs individuels, ceux-ci sont modifiés et transportés dans un ensemble qui n’est plus une conscience individuelle.

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RÉSUMÉS

Les artistes naïfs ne montrent pas de vraies histoires, mais sont des témoins oculaires qui créent leur propre univers, différent de la réalité dans laquelle ils vivent. La question des souvenirs dans l’art naïf semble plus intéressante quand on analyse les créations d’artistes amateurs qui ont grandi dans un État totalitaire. Beaucoup d’artistes naïfs russes ont grandi en URSS. Comme beaucoup à cette époque, ils avaient une foi naïve dans « l’État idéal », la foi créée par l’idéologie ; cependant, d’un autre côté, ils vivaient dans une réalité qui était injuste. Mais lorsqu’ils commencèrent à peindre, toutes leurs expériences négatives ou traumatiques disparurent étrangement, ne laissant qu’une image idéalisée de l’État et du peuple. L’étude de l’art naïf nous permet d’observer l’histoire et la pratique du mythe social, ainsi que l’action des symboles de masse de l’époque. Les significations idéologiques de la culture de masse soviétique ont été propagées et reproduites de manières différentes : dans les films, l’architecture, les illustrations de livres, mais aussi l’aménagement des espaces publics et les affiches publicitaires. L’originalité de l’art naïf soviétique réside dans le fait qu’il est né sous l’influence de la propagande visuelle socialiste et a existé dans le contexte des mythes et des symboles

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soviétiques. Les artistes naïfs affichent différents aspects de la vie moderne dans leurs œuvres, tels que le travail, les vacances, la tragédie et l’héroïsme, ou encore la formation d’une utopie de la vie soviétique.

Naive artists don’t show real stories, they eyewitnessed, but build their own universal, different to the reality where they were living in. The problem of memories in the naive art seems more interesting when we start to analyse the creations of amateur artists who grew up in the totalitarian state. Many of the Russian naive artists were raised in the USSR, and on one hand, as many people had the naive faith in the “ideal state”, the faith created by ideology; on the other hand, they were living in the reality which was unjust. But when they started to paint, all the negative or the traumatic experiences strangely disappeared, and only the ideal image of the state and the people remained. The understanding of naive art allows us to looking for the history and practice of the social myth, operation of the mass symbols of the epoch. The ideological meanings of the Soviet mass culture were disseminated and reproduced in different ways: in films, architecture, book illustrations, design of public spaces and art propaganda posters. The originality of the Soviet naive art lies in the fact that it was born under the influence of socialist visual propaganda and existed in the context of the Soviet myths and symbols. In their works the naive artists were referring to the different sides of contemporary life such as work, holidays, tragedy and heroism, building the total utopia of the Soviet life.

INDEX

Mots-clés : art naïf, artistes amateurs, mémoire collective, mémoire individuelle, art soviétique, culture visuelle soviétique Keywords : naive art, amateur artist, collective memory, individual memory, Soviet art, Soviet visual culture

AUTEURS

ANNA SUVOROVA Anna Suvorova est historienne de l’art, auteur de plus de 40 articles et ouvrages scientifiques sur l’histoire de l’art naïf et de l’art alternatif. Elle a été commissaire de plus de 50 expositions. Elle est responsable du master « Arts et humanités » de l’Université nationale de recherche de Perm (Russie) et membre du Conseil international des musées (ICOM) de l’UNESCO.

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Educational, Literary and State Authorities and the Publishing Trajectories of Legacy Children’s Literature in Early Soviet Russia Rôle des autorités éducatives, littéraires et étatiques dans le devenir éditorial des livres pour la jeunesse à l’aube de la Russie soviétique Роль педагогических, литературных и государственных авторитетов в издательской судьбе литературного наследия для детей в раннесоветской России

Svetlana Maslinskaya and Kirill Maslinsky

1. Introduction

1 The first decades of Soviet power in Russia were a time of social and political turmoil, but this was also a period for restructuring the cultural and literary field. Beginning in the early 1920s, Narkompros leaders and other Bolshevik officials responsible for guiding and controlling publishing for children began to clearly voice a new policy—the need to radically revise the pre-revolutionary legacy of children’s literature and to create new Soviet books for children. Not surprisingly, with such a revolutionary focus, there is much more research on what was new in Soviet children’s literature than on what was retained from the old times. Nevertheless, many pre-revolutionary authors continued to be published, with representatives of the classical Russian literary canon holding an important place among them. In this paper, we analyze comprehensive bibliographic data on books for children printed in 1918–1932 to trace what former classics and favorites of children’s reading persisted in the Soviet publishing market. Based on these data, we reevaluate the claims made by the Soviet literary

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establishment as well as those made by later researchers about how Soviet children’s literature incorporated and restructured the pre-revolutionary legacy.

2 The first monograph that provided a systematic description of the development of Soviet children’s literature in this period is a book by Lydia Kohn1 titled Soviet Children’s Literature. 1917–1929 (Kohn, 1960). She was also the first to draw conclusions on the trends of the period using bibliographic data included in the comprehensive index of books for children printed in Russia between 1918 and 1932, which was compiled by I. Startsev (1933). While Kohn made some justified observations in her book that were based on quantitative data, for instance, about the publishing crisis of 1921, her argument was deeply embedded within Soviet ideological discourse. Her interpretation of the core process characterizing this period in children’s literature was worded as follows: “a critical adoption of literary legacy and the creation of new Soviet literature” (Kohn, 1960: 15). By “critical adoption” she meant that “monarchist and liberal philanthropic trash had to be removed from the library shelves, and along with that, everything had to be kept that could serve ‘for the benefit of communism’ at least to some extent” (ibid.).

3 Besides Kohn’s monograph, several works on the history of Russian publishing consider the fate of classical literature in the early Soviet book market. These studies mostly focus on the activities of and his publishing house World Literature (Vsemirnaia literatura) (Meilakh, 1967; Shomrakova, 1967; Khlebnikov, 1971; Barenbaum, 2003), and on the publishing activity of the literary section of Narkompros (Dinnershtein, 1970 ; Shomrakova, 1981). In these papers, the statistical data on the number of books by classical authors printed in this period is drawn from the archival publishers’ plans and published catalogs. It is important to note that the activity of both World literature and Narkompros was aimed at a wide audience not confined to children. Indeed, what is lacking in these studies is data on the share of classical works printed specifically for children. Likewise, while Kohn presents her statistical data on the books addressed specifically to children, she does not specify the percentage of classical literature in early Soviet children’s books and does not trace the changes of this percentage. The criteria used to select authors for inclusion in the “classics” list in publishers’ prospects are not discussed, either.

4 The history of reprints of works by authors who were popular among children before the revolution, like Dmitry Mamin-Sibiryak, Jules Verne, and James Fenimore Cooper, is even less clear. We are not aware of any research on the publishing history of these “children’s classics” in the early Soviet period.

5 Apparently neither historians of children’s literature nor historians of book publishing bothered to collect systematic evidence on the printings of literary heritage for children in the first post-revolutionary decades. Meanwhile in all studies of children’s literature of the period it is argued that new children’s literature was created in this time, with considerable attention being paid to its aesthetic and ideological features as well as to development trajectories of new authors and genres (Hellman, 2012; Balina, 2012). Obviously, it was not by chance that “the new” came into focus. It is backed by the position that 1917 was a rupture point after which a completely new history of Russian children’s literature had begun. This position was formed mainly due to the efforts of Nadezhda Krupskaya and Samuil Marshak, the two most influential leaders of the literary process for children in the first two decades of Soviet power (Maslinskaya, 2017). The attention to the new names in children’s literature, along with the emphasis

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on new topics and style, are characteristic features that the discourse of post-war Soviet literary criticism shares with public discourse on children’s literature of the 1920s–1930s (see, for instance, monographs and textbooks by Lydia Kohn, Irina Lupanova, and others).

6 In early 1920s in the professional and party press literary critics and pedagogues echoed proletkul’t leaders in writing about literary legacy in terms of revision and purge (Yanovskaya, 1923; Kalmykova, 1924; Yanovskaya, 1925, and many others). After 1925 the radicalism began to subside, and already in 1933 Marshak, reflecting on literary heritage in the pages of Izvestija newspaper, maintained that “The revolution could not preserve the integrity of this [pre-revolutionary—S. M., K. M.] world of books. Only works by classic authors, both ours and foreign, remained sacrosanct, along with the books of the best contemporary writers” (Marshak, 1933).

7 In his article, Marshak holds some elemental force of the revolution responsible for the changes that occurred to pre-revolutionary children’s literature. However, he emphasizes not the destructive aspect of the revolutionary force, but a “protective” one. Speaking 15 years after the revolution, he does not refer to the revolutionary demolition of “outdated” children’s literature (as it was optimistically put in the statements by Yanovskaya, Krupskaya, Sverdlova, and others), but to the inability to preserve children’s literature in its integrity. In his narrative, the revolution appears as a caring nurse safeguarding the dowry of Russian literature, and not as an enraged Valkyrie burning volumes of classics and issuing one list of prohibited books after another.2

8 In the 15 years following the revolution, the official Soviet discourse clearly shifted from strong repudiation of children’s classics to partial pragmatic appropriation of it. In our paper, we aim to trace how this general policy shift was, or was not, reflected in the actual printings of works by classical and popular authors that were featured in pre-revolutionary children’s reading. Moreover, using statistical modeling of the comprehensive bibliographic data on books for children printed between 1918 and 1932, we seek to disentangle what factors played a role in the chances of legacy authors and works to be included in the limited selection of appropriated children’s classics by the 1930s. What factors could affect whether a particular author or work turned out to be “sacrosanct”? In particular, did the status of a “classic” earned by 1918 affect the permission to be printed in the new orthography? To what extent could the author’s popularity as a children’s writer before the revolution save his books from getting into the restricted library sections?

9 Our method here is to track the presence of authors and works listed as “classical” by various authorities during this period. We regard these lists as something like “security certificates” that protected certain authors and books from the default purge policy. Using the data on the actual printings of books for children in the 15 years after the revolution, we evaluate to what extent the initial status and the later policy changes affected the publishing fate of individual classic authors as well as broader segments of children’s reading in early Soviet Russia.

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2. Literary heritage for children: anthologies and authorities

10 Our first task is to compile a list of authors who may be potentially identified as classics of children’s reading by 1918. One possible source to obtain such a list is the contents of literary anthologies for schoolchildren. Year after year, these anthologies reprinted the same works considered by the pedagogical expert community to be worthy examples of literary style. We used a database of anthology contents compiled by Alexey Vdovin as our source (Vdovin, 2013a, 2013b).

11 Among the post-revolutionary sources, the first source to consider is the lists of publishing writers whose work was pronounced a state monopoly by the Soviet government. This is the case when works by classic authors were considered to be a literary legacy. Deliberately omitting here the discussion of the question of the formation of the category “classic author” in Russian literary criticism (see Vdovin, 2012), we simply base our analysis on several state documents issued in 1918–1923 that included the lists of authors and formed the basis for further book publishing policy.3 For instance, in the Narkompros decree of January 1923, a list of writers monopolized by the State included 47 authors.4

12 In addition to the lists introduced in decrees and resolutions, it is reasonable to also consider lists created by authoritative cultural figures. For the period of 1918–1921, the most authoritative person in the sphere of book publishing in Soviet Russia was Maxim Gorky. Before his departure in 1921 he contributed a lot towards organizing book publishing. Gorky believed that publishing the literary legacy was an important, if not central, part of this work. While making a publishing plan for his World Literature publishing house, he compiled a list of books intended for publication for his partner Zinovii Grzhebin.5 In selecting books for publication, he was guided by the idea that “A man should be shown to a child first and foremost as a hero, as a courageous traveler in unexplored lands, as a knight in spirit, as a fighter for the truth, as a revolutionary and an idealist, as a dreamer in love with his dream fertilizing it by the power of his imagination, animating it with the power of his will”, and he continued that “children should be armed with faith in man and in the great meaning of his creativity from an early age—that will make them strong in spirit, persistent fighters” (Gorky, 1989). Based on this premise, Gorky’s list included Miguel de Cervantes, Daniel Defoe, Jonathan Swift, Hans Christian Andersen, Hector Malot, Mark Twain, Alphonse Daudet, Alexander Pushkin, Vasily Zhukovsky, Jules Verne, Victor Hugo, and other authors. These were almost exclusively writers whose works were popular among young readers and were not included in the school curriculums and anthologies.

13 In 1920, an index of books for children compiled by Alexandra Kalmykova and Olga Kapitsa for libraries and club workers was published (Kalmykova & Kapitsa, 1920). They defined the purpose of their index as follows: Books for children suffered a common fate: they disappeared from the book market completely, publishers’ shelves are empty. New editions of previously existing books are being published, but this republication process is slow […]. There is no doubt that this is a temporary condition, that books for children will appear, that various publishers will attend to it. And now it is more than ever advisable that those who are close to the school work, to the children’s libraries—supervisors of children’s reading provide guidelines for what should be prioritized for reprinting, what is most needed by the children’s school libraries. This immediate goal requires

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not voluminous comprehensive catalogs, but indexes of the most needed books that would be useful to the publishers and to the ones who recognize the necessity to compile a children’s library or to supplement the existing one. (Kalmykova & Kapitsa, 1920)

14 The index by Kalmykova and Kapitsa, unlike Gorky’s list, included authors from the school curriculums and anthologies along with popular books that were never assigned to be read at school. To better understand the values that might have influenced the decisions of Kalmykova and Kapitsa to include books in their index, let us briefly describe their background. Alexandra Mikhailovna Kalmykova (1849–1926), a member of Marxist circles and of the clandestine revolutionary movement, worked in the Petersburg literacy committee. She was engaged in book publishing and pedagogical activity. From the 1880s she participated in compiling advisory book indexes for children’s reading first as a member of an authors’ collective and later as a single author. That is, by the 1920s she was an experienced bibliographer of children’s literature who, in her forty-year long career, formed the idea of what constituted the core of literature for young Russian readers.

15 Olga Ieronimovna Kapitsa (1866–1937) taught in Kronstadt before the revolution, in a school for children of military officers. After 1917 she started to work at the Institute of Pre-school Upbringing (that in 1925 became part of the Leningrad Pedagogical Institute). She was also known as a collector and researcher of children’s folklore. In the beginning of the 1920s, Olga Kapitsa became the central figure of the circle of children’s writers and poets that later grew into a famous Leningrad school of children’s writers. Both Alexandra Kalmykova and Olga Kapitsa shared liberal democratic views on education and enlightenment, were well-versed in the market of books for children and were renowned authorities among the pedagogues working on children’s reading.

16 All the lists described above reflect the idea of the core of literary heritage for children supported by different institutional authorities: anthology compilers, pedagogues and bibliographers of children’s reading, Narkompros, and Maxim Gorky personally.

3. Sampling authors and measuring their publishing popularity

17 To check our hypotheses about the influence of various authorities on the publishing fate of literary heritage for children in the first 15 years of Soviet Russia, we followed Lydia Kohn in using data on the books for children included in a comprehensive bibliographical index “Children’s literature” (1918–1932) compiled by Ivan Startsev and published in 1933 (Startsev, 1933).

18 In this paper we included those authors from the four lists described in the previous section who had editions of their works mentioned in Startsev’s index at least once. All the lists that we used to reconstruct the idea of the core of children’s reading partially overlap, but none of them matches perfectly with another. In the anthologies of 1900– 1917 taken into account by Alexey Vdovin, works of 144 authors were printed. Only 43 of them are featured among the children’s books recorded by Startsev in his index during the Soviet period. Judging by Startsev’s index, the most notable group of authors that were included in pre-revolutionary anthologies and disappeared from the early Soviet editions were poets (Batyushkov, Baratynsky, Venevitinov, and others).

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Among those canonical authors that persisted in the early Soviet book market for children were not only Russian classics of the 19th century (Pushkin, Gogol, etc.), but also less known and more modern writers (Sergey Aksakov, Nikolai Garin- Mikhailovsky, Vsevolod Garshin, and others). From the 47 authors listed by the Narkompros, only 23 are found in Startsev’s index; these are predominantly Russian classics of the 19th century. 19th century revolutionary writers and literary critics listed by Narkompros are not listed by Startsev, apparently because there were no editions of these authors published as books for children. Our sample includes 19 authors from Gorky’s list (from Cervantes to Boussenard). The most extensive and heterogeneous list is given by Kalmykova and Kapitsa’s index (more than 400 editions), 115 of which were registered by Startsev. Our final sample consists of 148 authors in total, mentioned at least in one of the four authoritative lists that also appeared in Startsev’s index.

19 To evaluate the rate of growth or decline of the publishing popularity for each author we grouped all registered editions into three periods: (1) first years of Soviet power and Civil War (1918–1922); (2) period of the New Economic Policy (1923–1928); (3) cultural revolution and the first five-year plan (1929–1932). This periodization is common in the historiography on this period. Lydia Kohn in her monograph distinguishes only two periods—“Children’s literature in the years of the Civil War” and “Children’s literature of the 1920s”. But when publishing is taken into account it is appropriate to split the period between 1922 and 1932 into two, because the flow of printed children’s books was highly dependent on the establishment of NEP and its later curtailment in late 1920s.

20 We define publishing popularity of the author in each of the three periods as the average number of publications in a year (calculated as the total number of books by this author printed during the period divided by the length of the period in years). Thus for each of the 148 authors sampled we have three point estimates (observations)—the average number of publications by the ends of the periods in 1922, 1928, and 1932. These three values characterize the trajectory of the author’s publishing popularity. Examples of such trajectories are given on Figure 1.

Figure 1. – Examples of publishing trajectories.

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21 Our aim here is to make a quantitative estimate of the differences in the rate of change of publishing popularity between groups of authors who were supported by different authorities. We use a multilevel linear regression model with mixed effects in order to test our hypotheses. In this model we assume the publishing trajectory for each author to be linear. This means that it is fully defined by two quantitative parameters—the initial publishing popularity level at 1922 (intercept) and the constant rate of growth or decline of popularity until 1932 (slope).6

22 We measure the change in the author’s popularity using the yearly increment of the average number of editions. If the increment is positive, it means the author was getting published more by 1932; if the increment is close to zero, the author’s publishing popularity stayed constant; and a negative increment denotes that the author was losing ground in the book market for children by 1932. The magnitude of the increment in our sample ranges from the low of 0.2 books in a year, meaning growth of the average publication frequency by 2 books in a year in the decade between 1922

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and 1932 (Ivan Krylov), to the highest value of -0.57 books in a year, meaning decline of the average number of editions of the author’s books by 5.7 in the same period, as happened with the printings of Carrick’s fairy tales. Valery Williamovich Carrick (1869– 1943), a famous cartoonist before 1917, wrote and illustrated his own fairy tales in the 1910s. He emigrated from Russia in 1917 and soon lost his connections with publishers. Nevertheless, 81 editions of his fairy tales were printed in Russia between 1918 and 1923, mainly by the cooperative publisher Zadruga founded by Sergei Melgunov. The last Carrick book for children was published in Paris in 1930.

23 The linear modeling of the author’s publishing trajectory allows us to determine and measure the general trend in the number of publications while abstracting away from the fluctuations that may be due to some unaccounted random factors. For instance, the generally growing publishing trajectory of Krylov’s works turns out to be quite uneven if examined in detail. There were five editions that appeared in 1918 followed by a three-year publishing gap, 12 editions in 1922 published mostly by Vkhutemas, followed by a steady decline until the only edition of Krylov’s work in 1927. The period was concluded by a definite growth pattern with Krylov’s books rocketing up to 5 editions in 1929 and 14 in 1930. All these fluctuations notwithstanding, these data result in a trend of mild growth for Krylov’s fables that were supported in their literary legacy status by all sorts of authorities, including pre-revolutionary school anthologies, early Soviet decrees and the index by Kalmykova and Kapitsa. Only Gorky refrained from including Krylov in his list. Krylov’s didacticism was in demand in the 1920s, not least because he was ranked as a “truly national” writer (see Leont’eva, Lurie & Sen’kina, 2006).

24 Publishing trajectories for most authors in our sample do not experience such dramatic changes, however. An average author in our sample has initial publishing frequency of 0.5 books in a year by 1922, and the increment of publishing popularity does not significantly differ from zero. Thus by 1932 the publishing popularity of an average author remains roughly at the same level, increasing or decreasing no more than by 0.2 books a year. Both classical and famous authors like Nikolai Garin-Mikhailovsky along with less known authors like Maria Konopnicka and Ouida (Maria Louise Ramé) belong to this group.

4. Statistical modeling: results

25 The objective of our statistical model is to estimate to what extent the differences between authors in the initial publishing popularity level and in the rate of its further acquisition or loss could be explained by the “security certificates” issued by various advisory authorities. To this end we have four variables included in our model that specify for each author: (1) whether the author was mentioned in the decree of 1923; (2) whether the author was mentioned by Gorky in his list; (3) whether the author is listed by Kalmykova and Kapitsa; (4) the number of anthologies that include the author’s work from Vdovin’s database of anthologies published between 1900 and 1917. 7 The model allows us to evaluate how the presence of the author in any of the four authoritative sources is associated with the expected level of initial publishing popularity and its expected rate of change.

26 During analysis we built a series of models that included the variables mentioned above in various combinations.8 The modeling showed that only some of the whitelists taken

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into account are associated with significant differences in the rate of change of the publishing popularity. Authors mentioned in the Narkompros’ decree of 1923 by 1932 had on average 1.1 printing in a year more than those not mentioned. Let us recall that Narkompros’ list included Russian classics (Pushkin, Lermontov, Gogol, and others), and a number of 19th century authors who were close to the revolutionary movement of (Gleb Uspensky, Sergey Stepnyak-Kravchinsky, ). The inclusion of the latter group into the decree was lobbied by Maxim Gorky and Nadezhda Krupskaya (Shomrakova, 1981: 115).

27 The presence in Gorky’s whitelist also had a significant positive effect on the publishing fate of the authors. Authors listed by Gorky on average had 0.8 printings a year more than others in our sample. As was already noted, almost 90% of Gorky’s list were foreign writers, such as Rudyard Kipling, Thomas Mayne Reid, James Fenimore Cooper, Mark Twain, Eliza Orzeszkowa, H. G. Wells, and others.

28 Contrary to our expectations, the popularity of the author in the pre-revolutionary anthologies for children did not promise any significant publishing growth prospects in the 1920s and early 1930s. It should be noted, however, that Narkompros’ list of 1923 consisted for the most part of the same Russian classic writers (18 out of 24) that were featured in pre-revolutionary anthologies, and the influence of Narkompros’ list on publishing popularity has already been accounted for by the model. Indeed, popularity in pre-revolutionary anthologies did not have much to add to such a substantial Soviet authority.

29 Being cited in the index of Kalmykova and Kapitsa is not associated with any gains in the publishing popularity of the author in the following decade. But the authors listed by them had significantly higher initial popularity (by 0.67 books in a year by 1922). This observation is consistent with the goals of the index compilers—to help librarians select the necessary of the best books available on the market at the moment. The average expected trajectories for each group of authors are presented in Figure 2. All the dependencies revealed by the model in sum explain 11.3% of variance of the initial publishing popularity and the rate of popularity change with time among the authors.9

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Figure 2. – Expected (average) publishing trajectories for the authors as a result of modeling.

30 Thus in terms of publishing popularity in the first decades of Soviet power, the status of a classic writer was best supported by the mention of the writer in the Narkompros’ decree of 1923. The literary legacy of the authors whitelisted by Narkompros was relentlessly reprinted, leading to the significant growth of the presence of long dead classic authors in the corpus of children’s literature of the 1920s. This process is in accord with Samuil Marshak’s statement cited above. At the same time, the range of authors meant to constitute the leisure reading of Soviet children was defined by the influence of Maxim Gorky, who did not value Russian pre-revolutionary children’s poets and writers enough to include them in his list.

31 Based on the results of the statistical modeling we can confirm that inclusion in Gorky’s list tells something about the further publishing fate of the writer’s work in Soviet Russia. In particular, in our model, inclusion in Gorky’s list accounts for the otherwise unexplained growth of the number of reprints of foreign authors who were not backed by other authoritative institutional whitelists. Those authors that did not make it into either Narkompros’ list or Gorky’s list experienced an overall loss in publishing popularity. This effect is especially pronounced in the case of Russian writers who were the most published before 1918, such as Vladimir Nemirovich-Danchenko and Dmitry Mamin-Sibiryak.

5. Individual trajectories

32 Our model allows not only to evaluate the average trajectories for various groups of authors, but also to identify those authors whose publishing trajectories deviate from the average tendencies either in a positive or negative direction. Besides the already mentioned Valery Carrick and Vladimir Nemirovich-Danchenko, the publishing popularity of Dmitry Mamin-Sibiryak dropped faster than expected. By 1918 he was one of the most popular and most published children’s authors along with , and

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acknowledged by the experts in children’s reading as well. By the 1890s the claim that Mamin-Sibiryak is a prominent children’s writer was taken for granted by educationalists (Ostrogorsky, 1895; Abramovich, 1905). In 1908 an authoritative literary critic and bibliographer N. Savvin published a panegyrical article specially devoted to the analysis of the “huge harmonizing power” of Mamin-Sibiryak’s œuvre (Savvin 1908: 323). In the opinion of I. Soloviev, Mamin-Sibiryak loves life as it is, and he inspires children with “a cheerful, resilient mood”, accepts the gloomy while “frequently looking for bright spots and pointing them out to the reader” (Soloviev, 1912: 117). Twelve years later Kalmykova would assert that Mamin-Sibiryak (among others) “set our expectations for children’s literature high” (Kalmykova, 1924: 12).

33 Thus Mamin-Sibiryak had all the prerequisites for his publishing popularity to grow in the 1920s. But that did not happen despite a rich publishing record, a positive evaluation by the experts before 1917, and moreover, positive evaluations of educationalists like Kalmykova after the revolution. What he lacked was the endorsement of either Narkompros or Gorky. What were the reasons for that? After the revolution the pure humanism that Mamin-Sibiryak was praised for was not enough without a clear class approach klassovyi podkhod). The position formulated by Berta Brainina in 193310 apparently reflected the general stance of the early Soviet critics towards the literary legacy of the writer. In her view, Mamin-Sibiryak was ideologically alien, and was not in any sense a revolutionary, preserving “the traces of petty bourgeois idealism and liberalism”. His stories “brightly, although not critically enough, somewhat contemplatively reveal to a child the everyday life of the pre- revolutionary peasantry in all its onerous indigence, depression, and darkness” (Brainina, 1933: 6). On the other hand, fairy tales that constituted the other part of the works by Mamin-Sibiryak lost their publishing popularity due to the campaign against fairy tales. But already in 1933 fairy tales by Mamin-Sibiryak started to be more and more persistently labeled as being “realist” and would return to the readers: “Rejecting the old fairy tale with its worship of monarchy, with its devilry and mystical fantasy, Mamin opposes his own fairy tale to it that carries through materialistic ideas.” (Babushkina, 1933: 20)

34 While a materialistic worldview that served as a kind of “publishing license” was ascribed to Mamin-Sibiryak only in the early 1930s, it was confidently imputed to Jules Verne in the 1920s. This could explain the rapid increase of his publishing popularity in this period. The publication rate started to grow abruptly in 1926 with a peak in 1927– 1928 when volumes of his works were printed one after another by Land and Factory publisher, while Molodaya Gvardiya published his novels as separate editions. But the 100-year anniversary of the writer celebrated in 1928 could also explain this abrupt increase. A special meeting of the Institute of Methods of School Work in Moscow was devoted to the work of Jules Verne as a “talented popularizer of scientific knowledge in the form of fiction” (“Stoletnij jubilej J. Verne”, 1928: 58).

6. Conclusion

35 Statistical modeling of the publishing popularity of children’s writers in the first decades of Soviet power allowed us to test the assumptions that various institutional authorities could assure the preservation of the pre-revolutionary literary legacy for children. Based on the modeling results we were able to quantitatively evaluate trends

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in average publishing rates of the authors that were featured in whitelists issued by various authorities. The averaged trajectories of publishing popularity show that the safety of the author’s literary legacy substantially depended on whether the author was included in the number of classics acknowledged by the Soviet power (instantiated by Narkompros). The popularity of the author among the compilers of the pre- revolutionary anthologies had no positive effect for the publishing record of his works in early Soviet decades. On the other hand, our data demonstrates that out of the literary and educational authorities, only Maxim Gorky could compile advisory lists of authors and books that functioned as a kind of “security certificate” for the authors’ publishing fate. The authority of Kalmykova and Kapitsa, who directly recommended the books they listed in their index for reprinting, turned out to be insufficient. The deviation of individual trajectories from the averages that we observed attest to the fact that publishing popularity of an author could be influenced by other reasons as well, especially the acceptability of the author’s work in terms of the ideological discourse of the moment. Further research of these individual publishing trajectories in comparison with the expected average trends will allow to better disentangle what was caused by general policy and what was owed to idiosyncratic circumstances in the history of Soviet children’s literature.

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YANOVSKAYA E. (1925), Nuzhna li skazka proletarskomu rebenku, Har’kov.

NOTES

1. Lydia Felixovna Kohn (1896–?): writer, a historian of Soviet literature. In 1930 she served as a senior editor of the preschool section of Detgiz. Participated in the debacle of Korney Chukovsky’s fairy tale Bibigon in 1946. 2. Here we mean the Instructions for revising library collections issued in 1921 and a 1923 Instructions for Revising Library Collections and Removing Counter-Revolution and Anti-Aesthetic (Antikhudozhestvennoj) Literature signed by Nadezhda Krupskaya (Instrukciya, 1924). In 1924 A Guiding Catalog for the Removal of all Types of Literature from Libraries, Reading Rooms and the Book Market was published (reprinted in Nikoliukin, 1994). 3. For instance, the decree of the public comissar on enlightenment of 14 February 1918 “On the publishing of works of Russian writers” (The newspaper of the Temporary Workers’ and Peasants’ Government, no. 27 6, 19 February 1918); the decree of Narkompros RSFSR of 18 January 1923 “On the announcement of the state monopoly on the publishing of certain writers”. 4. Afanas’ev S. T., Andreev L. N., Aksakov S. T., Bakunin M. A., Belinskij V. G., Gogol’ N. V., Garshin V. M., Gercen A. I., Grigorovich D. V., Griboedov A. S., Goncharov I. A., Dostoevskij F. M., Dobrolyubov N. A., ZHukovskij V. A., Klyuchevskij V. S., Kravchinskij S. M., Korolenko V. G., Kol’cov A. V., Krylov I. A., Lermontov M. Yu., Lavrov G. L., Leskov N. S., Majkov N. A., Mihajlovskij N. K., Nekrasov N. A., Nikitin N. S., Nadson S. Ya., Ogarev N. P., Ostrovskij A. N., Pushkin A. S., Pisarev D. I., Pomyalovskij N. G., Ryleev K. F., Reshetnikov F. M., Radishchev A. N., Saltykov M. E., Timiryazev K. A., Tolstoy L. N., Tolstoj A. K., Turgenev I. S., Tyutchev F. I., Uspenskij G. I., Fet A. A., Fonvizin D. I., Chernyshevskij N. G., Chekhov A. P., Yakubovich P. F. 5. More on the relationships of Soviet power, Gorky and Grzhebin in respect to the organization of book publishing in 1918–1922, see in Khlebnikov (1971). 6. Deviations of the actual values of the publishing popularity of the author from the linear trajectory are considered to be the result of unaccounted factors and random error. The trajectory is selected by the model in such a way as to minimize these deviations. 7. Multicollinearity check was performed before including the variables in the model. The frequency of the author’s works in the pre-revolutionary anthologies was log-transformed. Random effects included in all the models were: random variation of the initial level of publishing popularity and in the rate of its change, as well as random deviations from the predicted linear trajectory. The time parameter was measured in the model in years since 1922 (1922 = 0). The modeling and visualization were made using R statistical environment. 8. The final model was selected based on the informational criteria—AIC, BIC and Deviance. 9. The percentage of the explained variance is calculated using the method of (Nakagawa & Schielzeth 2013). The value of the total explained variance (including random effects) is 67.5%. 10. In 1933 Berta Yakovlevna Brainina was a beginning literary critic and a co-author of a school textbook on literature (1935). Later she became a prolific and odious Soviet literary critic and Stalin prize laureate (1952) awarded for the biography of Konstantin Fedin (1951).

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ABSTRACTS

Beginning in the early 1920s, Bolshevik leaders proclaimed the need to radically revise the pre- revolutionary legacy of children’s literature and to create new Soviet books for children. In our paper, we seek to disentangle what factors played a role in the chances of legacy authors and works to be included in the limited selection of appropriated children’s classics by the 1930s. Based on thе comprehensive bibliographic data on books for children printed between 1918 and 1932 along with several authoritative Soviet sources recommending books for children, we use statistical modeling to assess what authorities effectively served as a kind of “security certificate” protecting certain authors and books from the default purge policy. Our results indicate that inclusion in the 1923 Narkompros list of authors whose work was pronounced a state monopoly, as well as inclusion in the Gorky’s list of books suggested for his “World Literature” publishing house both had a significant positive effect on the number of printings by the given author. Contrary to our expectations, the popularity of the author in the pre- revolutionary anthologies for children did not promise any significant publishing growth prospects in the 1920s and early 1930s.

Dès le début des années 1920, les dirigeants bolchéviques ont proclamé la nécessité de réviser radicalement l’héritage prérévolutionnaire de la littérature jeunesse et de créer de nouveaux livres soviétiques pour enfants. Dans notre article, nous cherchons à dégager les facteurs qui ont favorisé les chances des auteurs et des œuvres patrimoniales d’être inclus dans la courte liste des classiques pour enfants, dans les années 1930. Sur la base de données bibliographiques complètes sur les livres pour enfants imprimés entre 1918 et 1932, et de plusieurs sources soviétiques faisant autorité pour recommander les livres pour enfants, nous effectuons une modélisation statistique pour évaluer quelles autorités ont effectivement servi de « sauf-conduit » protégeant certains auteurs et livres contre la politique de purge par élimination. Nos résultats indiquent que l’inclusion dans la liste du Narkompros de 1923 des auteurs dont l’œuvre a été déclarée monopole d’État, ainsi que l’inclusion dans la liste des livres proposés par Gorki pour sa maison d’édition « Littérature du monde » ont eu un effet positif significatif sur le nombre d’éditions de cet auteur. Contrairement à nos attentes, la popularité d’un auteur dans les anthologies pour enfants d’avant la révolution n’est pas corollée à une perspective de croissance significative de sa réédition dans les années 1920 et au début des années 1930.

Начиная с начала 1920-х годов большевистские лидеры провозгласили необходимость радикального пересмотра дореволюционного наследия детской литературы и создания новых советских книг для детей. В нашей работе мы стремимся разобраться, какие факторы повлияли на шансы авторов и их произведений быть включенными в ограниченный набор признанных детских классиков к 1930-м годам. На основе библиографических данных о книгах для детей, напечатанных в период с 1918 по 1932 год, а также ряда авторитетных советских источников, рекомендующих книги для детей, мы используем статистическое моделирование для оценки того, какие органы власти эффективно служили своего рода «охранной грамотой», защищающей определенных авторов и книги от того, чтобы быть исключенными из легитимного наследия. Наши результаты свидетельствуют о том, что включение в список Наркомпроса 1923 года авторов, чьи произведения были объявлены государственной собственностью, а также включение в список книг Максима Горького, предложенных им для издательства «Всемирная литература», оказали значительное положительное влияние на количество печатных изданий данного автора. Вопреки нашим

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ожиданиям, популярность автора в дореволюционных антологиях для детей не обещала сколько-нибудь значительных перспектив издательского роста в 1920-е и начале 1930-х годов.

INDEX

Mots-clés: Russie, canon, littérature classique, méthode de recherche quantitative en histoire littéraire, Maxime Gorki Keywords: Children’s literature, Russia, canon, classics, quantitative literary history, Maxim Gorky motsclesru детская литература, Россия, канон, классики, количественная история литературы, Максим Горький

AUTHORS

SVETLANA MASLINSKAYA Institute of Russian Literature (Pushkinskij Dom) of the Russian Academy of Sciences

KIRILL MASLINSKY National research University Higher School of Economics, Institute of Russian Literature (Pushkinskij Dom) of the Russian Academy of Sciences

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«Преданная революция»: тайное послание книги Аркадия Гайдара « Une révolution trahie » : le message secret d’un livre d’Arkadii Gaidar “A Revolution Betrayed”: The Secret Message of an Arkadii Gaidar’s Book

Ирина Глущенко

1. Введение

1 Cтолетний юбилей Великой русской революции, который прошел в 2017 году, оказался для российского общества и властей достаточно проблемным сюжетом. Кажется, внимание, которое уделили этому событию как официальные, так и академические круги, было недостаточным. Впрочем, учитывая то, как изменилась после 1991 года господствующая в России идеология, понятно, что рефлексия о Революции вряд ли могла бы стать поводом для больших торжеств. Государственная власть склонна возводить свою идеологическую родословную не к советскому, а скорее, к имперскому прошлому. Советский период, трактуется чаще не как время радикального преобразования общества, а как продолжение непрерывного существования государства, то есть обращается внимание не на то, что отличало советское время от царского, а на то, что у них было общего. В условиях, когда юбилей заставляет вспомнить про свержение царского режима и установление рабоче-крестьянской республики, в официальных кругах возникает неминуемый вопрос: что именно отмечают — годовщину катастрофы или великое историческое событие?

2 Однако ситуация неопределенности в связи с этой датой возникает не впервые. На протяжении советской истории наиболее активно годовщину революции отмечали дважды: 10-летие Октября в 1927 году и полувековой

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юбилей в 1967. И в том, и в другом случае, концепция юбилейных торжеств была достаточно очевидной. В 1927 году юбилей должен был показать, что революция победила окончательно и бесповоротно, и пролетариат превращает свое политическое торжество в факт истории. Именно в этот момент революция из текущего политического процесса становилась историческим событием, вокруг которого выстраивалась собственная мифология и формировалась доминирующая интерпретация прошлого. 3 В 1967 году юбилей отправил революцию в далекую историю. Советское государство словно отчитывалось перед прошлым за свои успехи в настоящем. Революция не мифологизировалась, но превращалась в законченную красивую картинку, которую нежелательно ни интерпретировать, ни дополнять. 4 Торжества походили на карнавал; военный парад на Красной площади открывали ряженые красноармейцы в форме образца Гражданской войны. В начале Эпохи застоя советское государство чувствовало себя комфортно, полностью лишая прошлое какого-либо драматизма, что было особенно важным на фоне перехода от хрущевских реформ и разоблачения сталинизма к брежневской стабильности. Юбилейные торжества стали своеобразным оформлением этой новой тенденции. 5 Прямой противоположностью этим годовщинам был 1937 год, когда двадцатилетие революции отмечали довольно скромно, гораздо большее внимание было сосредоточено на столетии со дня смерти Пушкина. Эта дата превратилась в главный юбилей года (Платт, 2017). Юбилей же Революции отмечали без особой пышности, предпочитая не привлекать к нему слишком большого внимания. Это и понятно. Именно в 1937 году на скамье подсудимых в Москве оказались многие революционные лидеры, а тысячи других участников революционных событий подверглись репрессиям по всей стране. Новая интерпретация Великого Октября уже формировалась, но не стала еще привычной.

2. Революция и гражданская война в советской детской литературе

6 Рефлексия и размышления о противоречиях и трагических итогах революционного процесса в контексте 1937-1938 годов не только не приветствовались, но и были в высшей степени опасным делом. Такое мог позволить себе разве только Лев Троцкий, находившийся далеко от Москвы, в Мексике. Его книга «Что такое СССР и куда он идет» была опубликована в 1936 году, а затем вышла на многих языках под названием «Преданная революция».

7 Тем не менее, в самом Советском Союзе участники революционных событий не могли не размышлять на аналогичные темы. Одним из тех, кто трагически переживал происходящее, был знаменитый детский писатель и участник Гражданской войны, Аркадий Гайдар.

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8 Как полагают многие исследователи, канон советской детской литературы в основных чертах сложился к концу 1920-х годов. Так, например, в выпуске журнала «Детские чтения» от 2017 года, посвященном Русской революции, высказывается мысль, что процесс советизации детской литературы растянулся на десятилетия <…> Новые советские ценности начали артикулироваться в 1923-1924 гг. Пьесы для самодеятельных театров и небольшие рассказы, публиковавшиеся в газетной и журнальной периодике в конце 1920-х гг., сменились в 1930- е гг. историко-революционной повестью для подростков (Детские чтения, 2017: 3-4).

9 Советская детская литература 1930-х годов отличалась от книг предыдущих периодов тем, что на первый план выдвинула события недавнего революционного прошлого, формируя образы детей-героев, которые вместе со старшими товарищами участвуют в борьбе против классового врага. Особую роль в этих произведениях играла Гражданская война, которая не только должна была продемонстрировать образцы героизма в прошлом, но и подготовить молодое поколение к будущим испытаниям. В том, что советским людям предстоит еще сражаться с врагами, сомнений не было. Но психологическая подготовка к будущей войне велась двумя разными, в значительной мере, противоположными способами. Одни авторы пытались романтизировать военные подвиги, описывая опыт борьбы с белогвардейцами и бандитами в первые годы советской власти, другие (они были в меньшинстве) пытались честно рассказывать о кровавых трагедиях войны.

10 Как пишет культуролог Мария Наумова, детям предлагались книги, кинофильмы и журналы, посвященные подвигам их выдуманных ровесников, которые, несмотря на юный возраст, руководили отрядами и выигрывали битвы <…> Этим героям было не страшно на поле боя, им все дается легко; они сразу видят, кто друг, а кто враг <…> поверхностно-оптимистическое представление о будущей войне как череде легких побед Красной Армии существовало не только в художественной литературе, но и вообще было свойственно советской публицистике 1930-х годов (Наумова, 2017: 169-170). 11 Несколько позже, в рамках этой же модели, был создан фильм-прогноз «Если завтра война» (Реж. Е. Дзиган, 1938), показывающий будущее столкновение с фашистскими агрессорами. Все битвы легко выигрывались, а сам вооруженный конфликт представлялся очень кратким и безболезненным. Тем не менее, существовали авторы, — продолжает Наумова, — стремившиеся обучить детей болезненному опыту войны на примере героев, которые будучи их сверстниками, проходили бы невыносимые испытания и определяли себя в них. Эти писатели обращались к детской аудитории, иногда забывая, что их читатель — ребенок. (Наумова, 2017: 169-170) Одним из таких писателей был Аркадий Гайдар. Он готов был показать борьбу с врагом как тяжелое испытание.

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3. Судьба барабанщика

12 Специалист по советской детской литературе Евгения Путилова считает, что книги Гайдара обошли традицию, которая сложилась в детских приключенческих повестях тех лет, посвященных Гражданской войне. Писатель, помещая своих героев в различные ситуации и предлагая нетрадиционное решение их, «осуществляет главную задачу — воспитание чувств читателя» (Путилова, 2005: 148-162).

13 По словам исследовательницы творчества Гайдара М. Литовской, писатель постоянно писал о тревоге, которую испытывают его герои, читая газеты о неотвратимости новой войны. Гайдар не был одинок в оценке проживаемого страной отрезка истории как кратковременной передышки между двумя большими войнами. Для многих его сограждан ожидание будущей войны стало частью повседневных переживаний. Внутренняя неустойчивость и необъяснимость советской жизни также порождают беспокойство у рядового участника истории. (Литовская, 2012: 92-93) 14 Написанная в 1938-39 годах повесть Гайдара «Судьба барабанщика», хоть и не повествует прямо о Гражданской войне, явно относится к этой же категории книг для детей и подростков. Действие повести происходит в 1930-е годы, но автор не разделяет мирное время и войну, показывая, что даже в условиях, когда нет военных действий, могут возникнуть ситуации, не менее драматичные и опасные. Рассказывая о работе над книгой «Судьба барабанщика», Гайдар говорил, что эта книга не о войне, но о делах суровых и опасных не меньше, чем сама война…

15 В «Судьбе барабанщика» повествуется о четырнадцатилетнем мальчике, Сереже, который в какой-то момент остался в Москве совсем один; его мать утонула 4 года назад, отец сидит в тюрьме, а мачеха уехала со своим новым мужем на Кавказ, на целый месяц, и оставила Сереже 150 рублей. Мальчик чувствует себя покинутым и преданным. Арест отца, героя Гражданской войны, был внезапным и неожиданным. 16 Этот «одинокий мальчик» был очень важной фигурой в литературе 1930-х годов. Как пишет Мариэтта Чудакова, к 1930-м годам ребенок (отрок, подросток) оказался единственным вариантом литературного героя, свободного от упрочившегося регламента, подчинившего себе печатную отечественную литературу. <…> Только в обличье ребенка можно было, в частности, попробовать реализовать «старинную и любимую» идею Достоевского — «изобразить положительно прекрасного человека» (Чудакова, 2007: 169). 17 Отец мальчика — участник Гражданской войны, герой, который является для Сережи образцом. В момент страшного выбора именно воспоминания об отце заставляют мальчика взяться за оружие и остановить шпионов.

18 Само представление о мирной жизни как о продолжении борьбы с врагами, вполне соответствует идеологическим требованиям советской власти времен Сталина. Но внимательный читатель книги Гайдара легко мог заметить, что атмосфера опасности, которая окружает героя, порождена не только

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присутствием классовых врагов и шпионов. «Свои» тоже могут быть опасными, и еще не известно, откуда ждать удара. 19 В школе Сережа назначен барабанщиком отряда; это очень почетная обязанность для пионера. Он берет в библиотеке книгу, название которой читателю не сообщается. В ней рассказывается о маленьком барабанщике времен Великой французской революции.

4. Барабанщик Французской революции

20 О чем же говорится в этой книге? Мальчик-барабанщик убежал от своей злой бабки и пристал к революционным солдатам французской армии, которая сражалась одна против всего мира. Мальчика этого заподозрили в измене. С тяжелым сердцем он скрылся из отряда. Тогда командир и солдаты окончательно уверились в том, что он — вражеский лазутчик (Гайдар, 1999: 115). 21 После этого вокруг революционного отряда стали происходить странные события. Несколько раз его спасал от внезапных нападений врагов своевременно поданный сигнал. Но все эти подвиги присваивал себе толстый и трусливый музыкант Мишо, который оклеветал главного героя и обьявил его изменником. Мишо награждали и продвигали по службе за чужие победы.

22 Барабанщик с самого начала кажется родственно близким Сереже, во всяком случае, он проецирует на себя все невзгоды маленького француза. Более того, Сережа отождествляет себя с ним и говорит: «Это я». Правда, Сережа живет в мирное время, а французский барабанщик — в эпоху революции. Сережа бьет в барабан в школе, а мальчик — на настоящей войне. Но Сережа видит другое, глубинное сходство. Ярость и негодование охватили меня при чтении этих строк, и слезы затуманили мне глаза. Это я… то есть это он, смелый, хороший мальчик, который крепко любил свою родину, опозоренный, одинокий, всеми покинутый, с опасностью для жизни подавал тревожные сигналы. (Гайдар, 1999: 116) Обратим внимание на эти сигналы. Писатель словно готовит нас к тому, что в этой истории спрятан смысл, до которого еще нужно добраться. В «Судьбе барабанщика» А. Гайдара, одном из самых интересных сочинений конца 30-х годов, сложно сочетались разные пласты художественной реальности, разные способы связи художества с материалом. Подобно тому, как в рассказе Уэллса два путника идут по дороге навстречу друг другу в разных эпохах <…> так в этой повести рисуется один мир, вернее, туманная, плывущая проекция этого мира, а сквозь него проглядывает или, скорее, подает неясные сигналы другой. (Чудакова. 2001: 352-353)

23 На первый взгляд, самоотождествление Сережи с французским героем кажется несколько странным. Гайдар мотивирует это юношескими фантазиями. Но невольно напрашивается другая параллель: именно в 1937-1938 годах происходит активное переписывание истории Гражданской войны, когда подвергшиеся репрессиям герои исчезают из общественной

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памяти, а их подвиги приписываются тем, кто остался в окружении Сталина. Гайдар как участник боев прекрасно помнил, что происходило на самом деле, и мотивы присвоенной победы были ему близки. Гайдар выстраивал свой собственный универсум, — пишет Чудакова, — приучая читателя к игре, ко второму плану, к двойному дну, формируя ту поэтику п о д с т а в н ы х проблем, которая с наибольшей полнотой воплотится в «Судьбе барабанщика». (Чудакова. 2001: 349) Несмотря на то, что сюжет о французском барабанщике кажется на первый взгляд эпизодическим, не будем забывать, что именно эта тема фигурирует в названии книги Гайдара — «Судьба барабанщика». 24 Придумал ли Гайдар эту историю? Или речь идет о подлинной книге? Для того, чтобы найти ответ на этот вопрос, пришлось провести целое расследование.

25 У нас есть все основания предполагать, что герой Гайдара взял в библиотеке книгу Евгения Хазина1 «Барабанщик революции», которая вышла в Москве в 1930 году2. На обложке изображен юный санкюлот во фригийском колпаке, бьющий в барабан. «Барабанщик революции» повествует о мальчике Тоби. Тоби — сирота, однако воспитывает его вовсе не злая бабка, а добрая пожилая женщина, Шарлотта Монтаржи, которую мальчик называет бабушкой. Тоби действительно уходит барабанщиком во французскую армию и оказывается участником сражения при Ваттиньи, где в октябре 1793 года французы разбили австрийцев. Тоби идет на войну, и бабушка, чтобы не разлучаться с внуком, идет на войну вместе с ним. 26 На самом деле, «Барабанщик революции» является пересказом другого произведения, о чем Хазин честно сообщает: «По сюжету романа Delorme — Le Tambour de Wattignies». Хазин сильно сократил его, убрав некоторые сюжетные линии, а что-то и добавил.

5. Барабанщик из Ваттиньи или барабанщик Хазина?

27 Роман Сикста Делорма «Барабанщик из Ваттиньи» был написан в 1899 году. Главный герой — Тоби Элье — осиротел ребенком, и не помнит своих родителей.

28 Любопытно, что в «Судьбе барабанщика» имеются переклички именно с книгой Делорма. Нельзя исключить, что Гайдар, который отлично знал французский, читал роман Делорма. Но вот его герой Сережа оригинальный французский текст прочитать никак не мог. Следовательно, взятая им в библиотеке книга — это произведение Хазина. 29 Но если именно книга Хазина стала для Гайдара материалом, из которого он вылепил сережину книжку, то как объяснить очевидные различия между первоначальной французской историей и тем, что мы читаем в «Судьбе барабанщика»? 30 Сопоставим вымышленную версию с оригиналом.

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31 «Одна из них была о мальчике-барабанщике». Тут все верно. Книга о Тоби как раз повествует о мальчике-барабанщике. 32 Он «убежал от своей злой бабки». Бабка есть! Но не злая, а добрая, и не Тоби убежал от нее, а наоборот, бабушка пошла с ним на войну! 33 «<…> и пристал к революционным солдатам французской армии» — тоже совпадает — «которая сражалась одна против всего мира». В книге Делорма имеется почти точная цитата: «et toutes les monarchies de l’Europe, se sentant menacées dans leur existence, allaient se liguer contre la République française» (Delorme, 1899: 124).

34 Но на этом сходство кончается. Зато появляются очень важные для Гайдара мотивы: клевета, отверженность, позор, тема присвоенной победы, несправедливой награды. 35 И во французской книге, и в версии Хазина у Тоби был друг — эльзасский юный барабанщик по фамилии Стро. Они действительно сначала повздорили, но потом стали самыми лучшими друзьями, «братьями». Ни о каком предательстве нет и речи. Стро геройски погибнет. 36 Гайдару зачем-то понадобилось полностью перевернуть сюжет. Писатель придумал собственную книжку о барабанщике революции, использовав только некоторые мотивы из реальных французских и русских книг. 37 Есть все основания полагать, что переписывание французского сюжета происходит не случайно. Более того, оно не вытекает из логики собственной истории Сережи Щербачова, которого никто не оклеветал. Гораздо логичнее предположить, что здесь, внося мотив клеветы и присвоенной победы, Гайдар размышляет о том, что волновало его самого.

6. Погубленные и оклеветанные герои революции

38 Новый порядок, за который борется французский барабанщик, оказывается несправедлив к нему. Герой оклеветан, опозорен, изгнан, но все равно сохраняет верность революционному идеалу и своей стране, пытаясь защитить их, в то время как клевета и ложь воспроизводятся раз за разом, искажая суть происходящих событий. Показательно, что история французского барабанщика не доведена ни до счастливого, ни до трагического конца, финал остается открытым. Но параллели между этой историей и тем, что происходило вокруг Гайдара во второй половине 1930-х годов, бросаются в глаза. Разве не были таким же образом оклеветаны, изгнаны, а потом по большей части и погублены многие деятели большевистской революции? Разве не были их заслуги потом присвоены другими людьми? Здесь важно не только завуалированное осуждение власти, но и тема верности изначальной идее, которой не страшна даже несправедливость, творящаяся вокруг.

39 Вполне понятно, что в ситуации Советского Союза 30-х годов Гайдар не мог позволить себе критических размышлений о судьбе революционных героев, ставших жертвами клеветы и преследований. Однако уникальность его случая состоит в том, что хотя бы некоторый намек на свои раздумья ему

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удалось опубликовать. В условиях, когда напрямую говорить нельзя, спасительной аналогией становилась другая великая революция — французская. Тем более, что разговор о Французской революции был легитимен и приветствовался в СССР. 40 В те же самые годы Троцкий, находясь в изгнании, тоже проводил параллели с Французской революцией. Термин Термидор, которым он характеризовал сталинский режим, был заимствован именно из французской истории. Достаточно известно, что каждая революция до сих пор вызывала после себя реакцию или даже контр-революцию, — писал Троцкий о советском Термидоре, — которая, правда, никогда не отбрасывала нацию полностью назад, к исходному пункту, но всегда отнимала у народа львиную долю его завоеваний. (Троцкий, 1936: 105) 41 Сережа, если воспользоваться терминологией Троцкого, — барабанщик эпохи «сталинского термидора». Барабанщики из французских книг принадлежат к более раннему этапу революции, временам якобинцев. Это время наивысшего подъема революционной энергии, и легко понять, что именно этот этап в истории Франции и Гайдар, и Троцкий отождествляют со временем Гражданской войны в России, ранним периодом большевизма и первыми годами советской власти. Но к тридцатым годам наступила уже совершенно другая эпоха. Гайдару остается только тосковать о революции, к тому же, многих его друзей уже посадили или расстреляли. 42 Вот зачем была написана «Судьба барабанщика». А поскольку сказать прямо было нельзя, писатель спрятал свои мысли под обложку якобы «французской книги» (Глущенко, 2015: 60).

7. Утраченная рукопись

43 И тем не менее, неблагонадежность автора заподозрили еще до того, как повесть была опубликована.

44 О том, что Гайдар пишет новую повесть, было известно. Гайдар был к тому времени уже любимейшим детским писателем, и его новых книг ждали. Рукопись повести лежала в редакции газеты «Пионерская правда» — они собирались печатать ее по частям. Однако все закончилось на первой главе. Она вышла 2 ноября 1938 года в «Пионерской правде», как раз накануне годовщины Революции, после чего публикация книги была прекращена, а над писателем начали сгущаться тучи. Очевидно, власть почуяла в повести что- то такое, чего печатать было ни в коем случае нельзя. 45 Впрочем, текст, опубликованный в газете, отличается от того, что мы знаем по книжной редакции «Судьбы барабанщика», вышедшей только в 1939 году. Чем первая редакция повести отличалась от второй, можно только догадываться, потому что этот вариант не сохранился. По неподтвержденным сведениям, Гайдар спрятал один экземпляр рукописи на даче у своего друга, писателя Рувима Фраермана. Дача позднее сгорела. Скорее всего, рукопись, если она там была, сгорела вместе с ней.

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46 О том, что было в утраченном тексте, мы можем угадать только по публикации в «Пионерской правде». Здесь был один абзац, который в книжном варианте отсутствует. Именно он вероятно послужил поводом для того, чтобы приостановить публикацию. Этот абзац посвящен арестованному отцу. В тюрьме мой отец сидел однажды. Но то сажали его белые. И это уже такой закон на свете, чтобы наших они сажали и ненавидели. А теперь посадили его красные — наши. Чтобы в 1938 году написать «его посадили наши», надо было обладать большой смелостью. 47 Ведь именно эта коллизия была причиной растерянности и мук искренних ленинцев, убежденных коммунистов, большевиков. Их сажали свои, и тут они, выстоявшие в царских застенках и тюрьмах, ломались, теряли волю, сознавались в том, чего не совершали. 48 Ситуация, описанная Гайдаром, была типична для своего времени. 49 По свидетельству М. Чудаковой, Адриан Розанов3 вспоминал, как в 1938 году Гайдар читал еще не напечатанную «Судьбу барабанщика» его отцу: «Тот в это время ждал беды: ведь после ареста мамы и отчима он взял меня в свою семью. Книга напомнила о том, что в стране тысячи и тысячи детей остаются без родителей» (Чудакова, 2007: 175-176). 50 Как утверждали некоторые современники Гайдара, писатель опасался ареста, тем более, что многие его друзья уже были репрессированы. Однако, как это часто бывало в сталинское время, фортуна внезапно переменилась. В январе 1939 года писатель был награжден орденом Знак почета. Впрочем, это не помешало ему записать в дневнике 29 марта 1939 года: «Проклятая “Судьба барабанщика” крепко по мне ударила»4. 51 В конце 1930-х годов награждение писателей, музыкантов, артистов орденами и премиями стало частью официальной политики по формированию новых статусов и созданию советского привилегированного сословия (Фитцпатрик, 2008). Важно отметить, что советская политика привилегий отнюдь не была просто восстановлением дореволюционных практик сословного общества. Официальная идеология подчеркивала, что в отличие от статусов царского времени, новые советские статусы обеспечены были не правом наследования, а заслугами перед народом. В этом смысле, практики сталинской эпохи наглядно напоминали аналогичные практики постреволюционной Франции в эпоху Наполеона Бонапарта, когда тоже восстанавливались титулы и звания, но их получали люди, отличившиеся военными или гражданскими достижениями перед новым режимом.

8. Заключение: Советский термидор

52 Гайдар, прекрасно знавший французскую историю, не мог не видеть этих параллелей, но орден, который получил он сам, был не столько признанием его заслуг, сколько «охранной грамотой».

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53 Культуролог Владимир Паперный связывает эту политику с более масштабным переходом от революционной Культуры 1 к новой Культуре 2, которая хоть и наследовала революции, но в некотором смысле выражала ее противоположность, ориентируя общество не на перемены, а на новую стабильность. Можно сказать, что Культура 2 стала своеобразным выражением «термидорианской» и «бонапартистской» фаз в истории Русской революции. Культура 1, стремясь к разрушению наследственных привилегий, создала наследственные же антипривилегии, она поставила прежнюю иерархическую лестницу с ног на голову <…> с целью разрушить всякую иерархию. Культура 2 стала строить свою собственную иерархию, устойчиво стоящую не на голове, а на ногах, и весь негативный пафос культуры 1 ей в этом очень мешал, поэтому места в новой иерархии распределялись теперь не формально, как в культуре 1, не обратно пропорционально уровню, занимаемому в дореволюционной иерархии, не в качестве компенсации за отсутствие привилегий до революции и не в награду за заслуги перед культурой 1, а только в награду за заслуги перед культурой 2 <…> Так, оборвав окончательно идею наследственных привилегий <…> культура 2 создала новую иерархию, рассчитанную не на короткий срок, а на вечность <…>. (Паперный, 2001: 118) 54 Культура 2 не признавала старых заслуг. А репрессии 1937 года показали, что эти заслуги могут даже быть фатальными для судьбы человека. Орден, врученный Гайдару, уже по новым правилам, свидетельствовал, что он получил «пропуск» в новую политическую реальность, и его заслуги подтверждены.

55 В июле 1939 года повесть Гайдара вышла отдельной книгой в издательстве «Детская литература», двадцатипятитысячным тиражом. «Наконец-то вышла “Судьба барабанщика”5», — записывает Гайдар 14 июля 1939 года. 14 июля — в день взятия Бастилии… Абзаца про белых и красных там, конечно, уже не было, как, вероятно, не было и многого другого. 56 Гайдар, конечно, был не единственным, кто искал в истории прошлых революций ответа на мучившие его вопросы о судьбе советского общества. На протяжении всего сталинского времени исторические аналогии оказывались спасительными для тех, кто думая о прошлом, хотел понять настоящее. Обращение к другим революциям в советской историографии вообще было одним из способов сказать что-то о современном режиме. Так, например, в книге советского историка М. А. Барга «Кромвель и его время», вышедшей в 1950 году, еще при жизни Сталина, автор неожиданно резко обрушивается на режим Протектората, установившийся в Англии к концу жизни Кромвеля. Политика протектора расценивается историком как предательство революционных идеалов. Внимательный читатель сам мог бы прийти к некоторым аналогиям. Кромвель снова стал неограниченным правителем страны. Он, казалось, достиг зенита своего могущества <…> Широко разветвленная и хорошо налаженная шпионская сеть <…> бдительно охраняла жизнь главы государства, и заговорщиков одного за другим отправляли на виселицу. <…> Неведомо куда исчезло пуританское благочестие и самоуничижение

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«святого», «ничтожного червя», как любил себя в былые дни именовать Кромвель. (Барг, 1950: 267) За этим эмоциональным описанием нельзя не разглядеть отношение автора к позднесталинской послевоенной пышности и жестокости диктатора. 57 Гайдар, как и позднее Барг, обращался не только к современникам. Есть все основания полагать, что в «Судьбе барабанщика» он зашифровал некое тайное послание, адресованное в том числе и потомкам.

58 Видение революции как трагически-противоречивого события, которое включает в себя и героизм, и предательство; революции, которая была не побеждена, а предана, остается актуальным в контексте современных дискуссий. Однако еще слишком часто интрепретацию революционных событий пытаются свести к позитивному или негативному мифу. 59 Напротив, Гайдар, пусть и намеками, дает нам образец другого взгляда на революционную историю, гораздо более диалектического и драматического. Именно в таком понимании событий столетней давности надо искать ответы на вопросы современности. Ведь то, с каким ожесточением продолжают сегодня спорить между собой сторонники и противники революции, свидетельствует о том, что ее сюжеты принадлежат не только прошлому. От того, как интерпретируются эти исторические события, во многом зависит и отношение к современности.

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NOTES

1. Хазин Евгений Яковлевич (1893–1974) — писатель, очеркист, историк литературы. Старший брат Надежды Яковлевны Мандельштам (в девичестве Хазиной). 2. Евгений Хазин, Барабанщик революции. Историческая повесть из времен великой французской революции, Обложка и 22 рисунка М. Родионова, Молодая гвардия, 1930. 3. Адриан Розанов, журналист, поэт, писатель, сын известного детского писателя С. Розанова (1894–1957). 4. РГАЛИ. Ф. 1672. Оп 1. Ед.хр.23. Л.18. 5. РГАЛИ, Ф. 1672. Оп 1. Ед.хр.23. Л.26 (об.).

RÉSUMÉS

Известный советский детский писатель Аркадий Гайдар (1900–1941) придумал модель описания Гражданской войны и героизма в ней детей, революционной атмосферы, борьбы за большевистские идеалы, против врагов и, в то же время, передал особую атмосферу 1920–1930 годов. Книга «Судьба барабанщика» была написана в 1938 году, во время Великого Террора, жертвами которого стали несколько друзей Гайдара. Позже он будет считаться классическим автором детской литературы, но до этого был запрещен на некоторое время, прежде чем его можно было опубликовать. Оригинальная версия текста Гайдара утеряна, но загадочный фрагмент, связанный с Французской революцией, позволяет предположить, что автор, возможно, зашифровал свое послание.

Arkadii Gaïdar (1900-1941), célèbre écrivain soviétique pour enfants, a inventé un modèle de description de la Guerre civile et de l’héroïsme des enfants qui y prennent part, de l’atmosphère révolutionnaire, de la lutte pour les idéaux bolcheviques et contre les ennemis et, en même temps, il a réussi à rendre l’atmosphère particulière de l’époque des années 1920-1930.

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Le livre Le destin du tambour a été écrit en 1938, pendant la Grande Terreur, dont ont été victimes plusieurs amis de Gaïdar. Plus tard il sera considéré comme un classique de la littérature de jeunesse, mais avant cela, il a été interdit pendant un certain temps, avant de pouvoir être édité. La version originelle du texte de Gaïdar est perdue, mais un fragment énigmatique lié à la Révolution française invite à penser que l’écrivain a peut-être chiffré son message.

Arkady Gaidar (1900–1941), a famous Soviet children’s writer, created his own model of describing the Civil War and the heroism of children who took part in it, the revolutionary atmosphere, the struggle for the ideals of Bolshevism and against enemies, and at the same time, he managed to convey specific atmosphere that prevailed in the society in the 1920–30s. His book The Drummer’s Fate was written in 1938, during the Great Terror, from which many of Gaidar’s friends suffered. Later this book will be recognized as a classic of children’s and youth literature, but it will be banned for some time before it is published. The first version of the manuscript is considered to be lost, but the writer himself may have encrypted some message in his text, in a mysterious fragment related to the Great French Revolution.

INDEX

Mots-clés : Аrkadii Gaidar, Révolution russe, Révolution française, stalinisme, littérature soviétique pour enfants motsclesru Аркадий Гайдар, Русская революция, Французская революция, сталинизм, советская детская литература Keywords : Аrkadii Gaidar, Russian Revolution, French Revolution, Stalinism, Soviet children’s literature

AUTEUR

ИРИНА ГЛУЩЕНКО

Доцент Школы культурологии Национального исследовательского университета — Высшая школа экономики

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L’artiste russe : acteur et historien de la révolution ? The Russian Artist: Actor and Historian of the Revolution?

Juliette Milbach

1. Introduction

1 Ainsi que le critique d’art Victor Misiano le soulignait il y a déjà vingt ans, la place de l’histoire dans l’art russe est singulière. La grande majorité des artistes, quels que soient leurs revendications artistiques et leurs moyens d’expression (Sots-Art, art conceptuel, actionnisme, etc.) prennent très sérieusement en charge le passé russe — quand bien même il s’agit parfois de traiter avec une certaine ironie ce que l’on pourrait qualifier, dans un sens large, de devoir de mémoire. Victor Misiano mettait ainsi en perspective cette démarche des artistes contemporains avec une conception proprement nationale du couple histoire / création, en rappelant combien […] l’histoire [dans la société soviétique] bénéficiait d’un statut exceptionnel : le passé devait légitimer le présent et prouver qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Le futur avait un statut non moins important : les plans quinquennaux imposaient une perspective concrète, et la capacité de « prévision scientifique » du savoir officiel définissait les valeurs. Le perdant était le présent : le moindre fait de l’actualité était examiné à travers ses antécédents et considéré comme un échelon du devenir en perspective1. (1996 : 528)

2 Certes, en observant la scène artistique contemporaine, ce manque d’engagement vis-à- vis du présent est moins évident, mais le passé reste bien le grand vainqueur du dialogue qu’engagent les artistes nés en URSS et vivant largement aujourd’hui aux quatre coins du globe. Misiano, dans le texte dont la citation est extraite, caractérisait la période 1980-1995 dans l’art russe de « passions pour l’histoire ». Il donnait ainsi à voir une tendance générale, insistant sur le nombre conséquent d’artistes actifs à ce moment-là s’intéressant, presque exclusivement, à l’histoire. Et cet intérêt enthousiaste l’était tout particulièrement parce que ces créateurs se sentaient investis d’une lourde responsabilité : cette mémoire étant particulièrement malmenée par la

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lecture officielle de l’histoire en permanence renouvelée sans avoir pu être abordée avec sérénité dans la société russe.

3 Il faut ici souligner que ce texte de Misiano a paru dans le catalogue Face à l’histoire (1933-1996). L’artiste moderne face à l’événement historique qui accompagnait l’exposition éponyme, l’une des plus importantes du Centre Pompidou à la fin des années 1990. Cette exposition soulevait un certain nombre de problématiques qui se trouvent au cœur des questionnements de notre étude. Ainsi, Face à l’histoire proposait d’aborder le regard porté par l’artiste sur les événements politiques majeurs d’un court XXe siècle, allant de la montée du nazisme à 1996, date arbitraire, puisque correspondant simplement à l’ouverture de la manifestation, mais qui va donc au-delà de la fin supposée de la guerre froide. Dans l’exposition et l’excellent catalogue qui la pérennisait, on trouvait donc comment l’artiste moderne, contemporain, entre engagement, témoignage et vision, se donnait pour tâche de traduire plastiquement les événements historiques. Et surtout, en tête pensante, tel qu’il était présenté, comment il en dégageait les enjeux.

4 À passer en revue les travaux récents des artistes russes, on voit que ces derniers ne sont pas encore débarrassés de cette passion, voire obsession, pour l’histoire, dont parlait Misiano. Nombreux créateurs russes aujourd’hui gardent en tête cette idée d’une vocation réflexive et, dans bien des cas, curatrice, de leur travail. On pourrait formuler plus exactement les choses : rares sont les créateurs nés en URSS à oser se débarrasser complètement d’une démarche relative à une quelconque relation au passé quand bien même la tabula rasa s’exprimerait dans le médium utilisé. Il semble que ces artistes partent du postulat qu’il faut, tout en les assumant, réfléchir aux codes culturels créés précisément par le régime soviétique (réalisme socialiste, portrait de leaders, etc.) et se faire acteurs ou théoriciens de l’événement. Et l’on pense ici, en premier lieu, à la démarche des artistes du Sots-Art dont le courant, défini entre autre par le duo d’artistes Vitaly Komar et Alexandre Melamid, utilisait la grammaire plastique du réalisme socialiste pour en détourner la vocation2. Chez des artistes comme le duo Vladimir Dubossarsky et Alexandre Vinogradov, il s’agit plutôt d’une paraphrase ironique des codes artistiques soviétiques. Les deux exemples sont soulignés ici car ils ont un poids conséquent dans la construction de la scène artistique post-soviétique. Néanmoins, ce n’est pas l’utilisation des outils de l’historien de l’art qui nous intéresse, mais bien la mise en perspective de l’artiste avec l’historien, et de l’art avec l’histoire. Et si l’on circonscrit cette histoire soviétique à son point de départ, soit la révolution de 1917, l’étude de ce que l’on pourrait qualifier de schizophrénie, soit le binôme artiste / historien, prend un sens et un intérêt tout à fait particulier.

5 Au vu de tout ce passé, on peut donc se demander comment est perçue la révolution. Les interprètes de cette histoire soviétique en l’utilisant tant en point de départ qu’en tant que paroxysme, estiment-ils l’instant révolutionnaire comme élément de première importance ? En déroulant le fil des œuvres d’artistes, issus de différents courants et différentes générations, on s’aperçoit combien il est difficile de pister les traces de la révolution dans l’écriture artistique de cette histoire soviétique. Pourtant, toutes ces démarches permettent de dégager trois manières d’endosser l’histoire soviétique pour les artistes russes, en lien avec l’événement initiateur. Il est intéressant de voir que ces artistes, qui placent tous au cœur de leur démarche artistique l’histoire de leur pays, entretiennent une relation individuelle à la révolution. Néanmoins c’est la démarche d’Yevgenyi Fiks qui fera l’objet de l’attention la plus soutenue. D’une part parce que le

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travail de ce dernier est sans doute le moins connu parmi les artistes ici abordés ; d’autre part, parce que, si ce n’est toute son œuvre, en tout cas une grande majorité s’articule très précisément autour de cette singularité relevée par Misiano sans que le critique n’en ait eu a priori à l’époque connaissance (l’œuvre de Fiks commençant après l’écriture dudit texte3).

2. La narration

2.1. La méthode archivistique d’Ilya Kabakov

6 On peut donc premièrement envisager l’œuvre des artistes qui jouent un rôle de vecteurs de mémoire, ceux qui trouvent une sorte d’incarnation dans ce que l’on peut qualifier de méthode archivistique. Il s’agit évidemment ici du duo très connu des Kabakov, trop souvent réduits à n’être que des sortes d’ambassadeurs en Occident de la mémoire soviétique. Si leur œuvre dépasse, ou tend à dépasser, le contexte soviétique, ce n’est cependant que cet aspect qui est ici considéré. Un élément est important à souligner : il y a une différence notable, même si celle-ci tend à s’effacer aujourd’hui, particulièrement grâce à l’action du centre d’art contemporain, Le Garage, à Moscou, et au nouvel accrochage de la galerie Tretiakov, entre la réception de l’œuvre de Kabakov à l’Est et à l’Ouest. En 2003, Andreï Kovalev dans un article très critique faisait remarquer que l’artiste n’était jamais revenu dans sa patrie (et n’en avait, à l’époque, pas l’intention) et que le public russe n’était pas prêt pour ses œuvres (Kovalev, 2003). Si ces affirmations sont largement dépassées aujourd’hui, cela permet néanmoins d’insister sur le fait que Kabakov, au moins pour la période des années 1980-2000, propose volontairement, selon Kovalev, une vision de l’histoire soviétique destinée à être lue par les étrangers. Si cette affirmation d’une intention délibérée de Kabakov doit largement être mise en doute, c’est pourtant cette lecture que donne l’exégèse la plus récente de son œuvre. En effet, il nous semble que la récente rétrospective que lui consacrait la Tate Modern4 (2017), qui a donné lieu à un catalogue fourni et constitue donc l’une des analyses les plus récentes de son travail, cantonnait son œuvre non pas exclusivement au contexte soviétique mais bien à l’expérience personnelle que Kabakov en avait, et à l’interprétation que ce dernier en faisait, en fonction du spectateur.

7 Pour Ilya Kabakov, et Emilia Kabakov par la suite, il ne s’agit pas d’être porteur et transmetteur d’une histoire sur le plan privé et subjectif, ni sur le plan légendaire, mythologique, mais sur le quotidien. Né en 1933 à Dnipropetrovsk dans une famille juive, Kabakov est étudiant aux Beaux-Arts de Leningrad pendant la guerre et donc évacué à Samarkand. Il gagne sa vie comme illustrateur pour enfants et c’est apparemment notamment ce fait, auquel s’ajoute en 1960 un voyage en RDA, qui définissent en grande partie sa manière. Par la suggestion, en particulier par ses personnages minuscules au sein de grands formats, Kabakov invite le spectateur à donner un sens à sa narration, à interpréter son récit (Després, 2012). Une manière donc d’endosser l’habit de médiateur, ou de storyteller pour reprendre un terme de Boris Groys (2010), qui rend une partie de son œuvre particulièrement féconde dans ce rapport à l’histoire. Or à l’inverse d’une interprétation qui nous semble erronée de son œuvre et à laquelle nous venons de faire écho, Victor Misiano (1996) par exemple, souligne que ce n’est pas, chez lui [Kabakov], le peintre qui raconte son histoire,

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Kabakov parle à la place d’un « collectif ». Et ce terme de collectif est évidemment central puisqu’il montre l’extrême importance de la mémoire historique portée par l’artiste, non seulement pour le créateur, mais également pour son commentateur. Et c’est ainsi qu’il y a bien une génération d’historiens de l’art russe qui ont su mettre en évidence les points fondamentaux de cet engagement de l’artiste. Ainsi en est-il de l’historienne et critique d’art russe contemporaine de Misiano, Ekaterina Degot, selon qui Kabakov dans sa volonté de dénoncer les vices et maladies de la société s’apparente aux réalistes russes du XIXe siècle (on pense en particulier aux Ambulants dont le réalisme socialiste a voulu se revendiquer sans prendre en compte le postulat originel). On voit là, en filigrane, le lien avec la démarche artistique telle qu’elle était valorisée par les instances artistiques soviétiques. Mais le diagnostic de Kabakov révèle une dissonance entre le langage et le contenu, le texte et la réalité (Dyogot, 1995). Et cette multiplicité affirmée, revendiquée, structurelle, des niveaux de lecture de l’œuvre l’éloigne bien sûr des pratiques du réalisme socialiste.

8 Dans sa série des Fêtes réalisée à la fin des années 1980, Kabakov travaille à partir de journaux de l’époque stalinienne en superposant les éléments narratifs et descriptifs, documentaires et fictionnels. Sur ce collage, il appose des éléments colorés et froissés comme des emballages de bonbons qui de loin pourraient aussi évoquer des fleurs en papier et dont la répétition, à intervalle régulier sur la surface de la toile, évoque des recherches proches des grilles modernistes. Victor Misiano, à nouveau, souligne à propos de ce type de démarche, que […] ce qui intéresse le peintre ce n’est pas tant la réalité contemporaine dans son rapport au passé que le passé tel qu’il est perçu aujourd’hui. La conception statique du temps du Sots-Art s’est effondrée et une distance est apparue entre le passé stalinien et aujourd’hui. Pour sauvegarder l’objet d’analyse cher au peintre « soc », Kabakov, « peintre du quotidien », a dû se transformer en « maître du genre historique ». (1988) La manière de Kabakov d’assumer une lecture à vocation universelle du passé soviétique et dont pourtant la révolution est étrangement absente, le rapproche de l’œuvre d’un autre artiste russe, Grisha Bruskin. En ce sens, ces deux artistes, chacun à leur manière, semblent n’évoquer que le quotidien vécu par eux, et ce sont les commentateurs de l’œuvre, en particulier occidentaux dans le cas de Kabakov, qui ont cherché à en tirer un discours performatif extérieur au monde soviétique.

2.2. Grisha Bruskin

9 Dans le lexique de Grisha Bruskin, on découvre une autre façon de répertorier les manières de dire le soviétique. Né à la fin de la guerre et élevé dans une famille peu préoccupée par l’art, les talents de dessinateur de Bruskin sont repérés pour la première fois lorsqu’il recopie des portraits de Staline. À la suite de cela, il étudie l’art, mais tout autant pour échapper au service militaire que par vocation, le tout selon ses propres dires (Bruskin, 2001). Ses deux expositions en URSS sont fermées presque immédiatement et il devient célèbre, a contrario, en atteignant des records dans les ventes, historiques, parce que pionnières, de Sotheby’s à Moscou. Bruskin représente, selon Ekaterina Degot (1995), une sorte de Sots-Art tardif. C’est son lexique qui constitue la clef de voûte de sa pratique et l’illustration la plus certaine de sa contribution à une sorte d’archéologie du soviétique. Alice Cazaux écrit que cet

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abécédaire visuel, dont elle qualifie l’apparence de « naïve », assimile cette vision du monde […] à une interprétation biblique des signes soviétiques, mettant en parallèle ces deux messianismes. […] Le rapport entre l’art brut et sa pratique est ici clairement énoncé : ses créations sont réalisées à la manière de la « tribu africaine » découverte par « l’homme du futur ». Mais cette volonté d’isoler la création du temps présent intègre un rapport singulier à l’Histoire, et anticipe la chute de l’empire. (2015)

10 C’est donc ce rapport prophétique à l’histoire dont Misiano parlait qui est ici évoqué, mais à nouveau, alors même qu’il s’agit d’une histoire globale de l’Union soviétique, la révolution en est absente car il ne s’agit pas, ni pour Kabakov ni pour Bruskin, de traiter de l’événement historique, mais de la réalité d’un quotidien, d’une histoire non collective, mais privée. Chez ces deux artistes, alors même qu’ils placent au centre de leur œuvre une volonté d’exprimer dans ses moindres détails documentaires l’expérience soviétique, la révolution comme point de départ à cette histoire est éludée. Dans une construction du quotidien ordinaire, l’événement historique en tant qu’événement exceptionnel est gommé.

3. L’action

11 Dans la partie suivante de ce développement, on observe une sorte de montée en puissance du traitement de l’histoire. Si Kabakov et Bruskin opéraient en médiateurs du passé, on va avoir ici à faire à de véritables acteurs de l’histoire. Deux éléments sont importants pour introduire une considération sur les artistes activistes. D’une part, l’idée de l’action révolutionnaire est présente dans l’œuvre de nombreux artistes ; d’autre part, le fait est que l’action, la performance, est l’un des moyens d’expression les plus employés par les artistes russes à partir du début des années 1980, et on pense ici en particulier au rôle pionnier du groupe Moukhomor5 (l’Amanite tue-mouche). Pourtant, c’est l’œuvre d’un autre artiste, d’Anatoli Osmolovski, qui retiendra ici notre attention. Celui-ci ne joua pas un rôle de moindre importance dans la mise en place d’actions dans le paysage artistique russe et l’une de ses œuvres semble tout à fait représentative d’un genre à part entière. Osmolovski fonde en 1995 le groupe Radek qui s’organise autour d’une revue traitant de théories contestataires et participe, y compris par d’autres modes d’édition, à la diffusion en Russie parce qu’en russe, de l’Internationale situationniste6. Les actions d’Osmolovski sont nombreuses. L’une d’entre elles, datant du début des années 1990, semble particulièrement importante pour notre propos car l’artiste y adopte les codes de l’action révolutionnaire pour parler de la politique culturelle. En 1993, en effet, Anatoli Osmolovski prenait la statue de Maïakovski pour poser, assis sur son épaule, fumant le cigare. Ainsi, il rejouait une action révolutionnaire en mélangeant les codes d’une parodie putschiste autant que capitaliste. Si l’action révolutionnaire est au cœur de l’œuvre, la relation que cette dernière pourrait entretenir avec les événements de 1917 apparaît à nouveau largement secondaire. Le fait s’explique en particulier parce qu’Osmolovski travaille au moins autant sur un contexte national que sur un contexte plus international avec lequel il est né (1969), celui des mouvements de la jeunesse de la fin des années 1960. Une génération, en effet, le sépare de Kabakov et Bruskin, et si tous coexistent parfaitement sur la scène artistique contemporaine, leur manière de faire est tout à fait générationnelle. Cela inscrit cependant le propos historique dans une considération

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intergénérationnelle. En outre, l’élargissement de cette conception ne manifeste que de manière plus vive les lacunes du traitement de 1917.

12 Cette révolution reste, pour son iconographie, principalement identifiée au personnage de Lénine, et le constat semble d’ailleurs être relatif à l’ensemble de l’histoire des arts plastiques au XXe siècle (Alexei Yurchak et Nina Tumarkin par exemple l’ont constaté dans le champ culturel au sens le plus large). Lorsque les artistes russes quittent leurs habits de médiateurs ou de révolutionnaires, ils cristallisent naturellement le début de l’histoire avec la figure du leader bolchevique à qui ils veulent, dans bien des cas, régler son compte. Les artistes qui vont suivre s’inscrivent en effet, à l’instar de leurs prédécesseurs, dans une démarche on ne peut plus sérieuse de prise en charge du passé. Si dans le Sots-Art, Lénine dialoguait avec Giacometti ou Magritte, dans les années 1990, ce n’est plus à l’image du leader mais au leader lui-même que s’attachent, en s’attaquant, les artistes. La performance est, là encore, le médium premier de cette psychanalyse artistique. L’action de Youri Shabelnikov et Youri Fesenko, bien connue et fort populaire parmi les artistes dans les années 1990, permet de faire le lien entre la pratique d’Osmolovski et celle d’Yevgeniy Fiks. Dans le premier temps de cette performance, Shabelnikov et Fesenko réalisaient un cake en forme de Lénine presque grandeur nature. Puis la performance publique consistait à manger le cake. La pratique avait ainsi pour effet symbolique de tuer le père en l’engloutissant littéralement. C’est donc apparemment lorsque le métier de l’artiste historien côtoie une sorte d’approche psychanalytique du passé soviétique qu’elle nécessite, par un retour aux origines, de revenir à l’événement primitif.

4. Le travail d’Yevgeniy Fiks

13 Cette révolution, par son identification à Lénine, est présente de manière tout à fait originale chez Yevgeniy Fiks dont le travail est en tout point fondamental dans notre propos. À l’aide d’une multiformité de médiums et un triple questionnement de l’identité soviétique (politique, religieuse et sexuelle), toute sa pratique est centrée sur l’histoire soviétique. La question soviétique est traitée chez lui d’un point de vue multiple, mais toujours identitaire. Fiks interroge fréquemment les origines de l’identité actuelle (c’est-à-dire celle de l’artiste post-soviétique) et donc de l’événement fondateur du siècle soviétique. Né en 1972 à Moscou, il vit et travaille depuis le début des années 1990 à New York. Ce déracinement lui permet à la fois de conserver un certain recul et d’alimenter par l’absence ses obsessions mémorielles.

14 Dans une synthèse largement restrictive, on peut dire que l’ensemble de ses projets questionnent l’identité individuelle en cherchant à définir la mémoire collective. Fiks délimite cette mémoire par une multiplicité de dualismes : russe et soviétique, fermeture et cosmopolitisme, politique et artistique, centre et périphérie dans une conception à la fois géographique et ethnique. Les processus créatifs en action chez Fiks sont, parmi toutes les œuvres dont nous nous ferons écho ici, les plus proches du travail de l’historien. Il incarne un archéologue de l’URSS, à la recherche de traces pouvant être envisagées même au-delà des frontières soviétiques, puisque Fiks travaille beaucoup sur les indices du soviétique aux États-Unis. Avec humilité, l’artiste se défend d’adopter une démarche historique, insistant sur le fait, qu’il se « laisse attirer par ce qui est le plus conflictuel, le plus violent ». Cet aspect principalement intuitif de son

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travail le distingue aussi du chercheur et confère à son œuvre une démarche réellement artistique.

15 La récente exposition de Masha Chlenova, exacte contemporaine de Fiks et qui partage avec lui la double identité russo-américaine, montrait l’héritage contesté (Contested Legacy) de la révolution en faisant dialoguer les œuvres de Fiks et de son compatriote contemporain Anton Ginzburg avec les avant-gardes russes7. Dans l’exposition, cet héritage était problématisé autour de quatre temps : Racial Equality / Jewish Emancipation / Emancipation of Women / Sexual and Gay Liberation. En partant des hypothèses artistiques majeures des acteurs du versant artistique de la révolution bolchévique (démarche et processus des artistes d’avant-garde face à la révolution), l’exposition proposait d’en observer la continuité dans les démarches d’artistes contemporains. Mais en invitant à analyser le glissement dans une perspective contemporaine, il ne s’agissait plus seulement de la sphère de l’histoire de l’art dont se revendiquent Fiks et Ginzburg, mais bien d’en observer les répercussions artistiques dans la sphère historique, étant entendu que Fiks comme Guinzburg parlent de l’héritage artistique et politique d’un temps révolu.

16 Ainsi, en s’attachant à trois exemples particuliers de l’œuvre de Fiks, dont l’un est d’ailleurs évoqué dans l’exposition Russian Revolution : A Contested Legacy, on se demande ici comment la démarche de Fiks traite-t-elle de la révolution et à travers cela, comment s’inscrit-elle dans un héritage des modes d’expression artistique russes.

Figure 1. – Vue de l’exposition Russian Revolution: A Contested Legacy, International Print Center New York, 2017.

Commissaire : Masha Chlenova. © International Print Center New York

17 En 2008, dans le projet intitulé Leniniana, Fiks réalise une série de toiles reprenant de classiques portraits en action du leader bolchévique. Il s’agit de toiles iconiques du réalisme socialiste, principalement réalisées dans les années 1930 au moment donc où le réalisme socialiste s’auto-définit. Mais les œuvres choisies ne sont pas, ou pas

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seulement, canoniques d’un style, mais aussi d’une iconographie, d’une manière de représenter le leader. Les toiles en question deviennent les principaux vecteurs de l’interprétation historique de Lénine : acteur de la révolution par l’action et la pensée. Fiks, bien entendu, ne reprend pas ces toiles à l’identique. En les reproduisant, il en enlève l’acteur principal, posant tout à la fois la question des origines mais surtout celle des lacunes de la mémoire. C’est ce dernier point en particulier, on va le voir, qui constitue le pivot de l’œuvre de Fiks. Il faut souligner aussi que la reproduction que Fiks donne des toiles sources, outre l’immanquable absence de Lénine, est une ébauche, floutée, plutôt qu’une copie fidèle, ce qui apparaît particulièrement visible dans le cas de la manière léchée du Lénine à Smolny d’Isaak Brodsky. Si Fiks reprend en partie la méthode du réalisme socialiste, il ne s’agit pas pour autant d’un détournement satirique à la manière du Sots-Art. Son travail rappelle bien plus un renversement du sujet, comme l’avait fait l’artiste allemand Georg Baselitz avec ses Russenbilder, dans lesquelles ce dernier retournait littéralement le personnage principal, abandonnant le décor et la manière (la plupart des toiles de Baselitz sont traitées dans une sorte de pointillisme). Fiks, quant à lui, pose son décor sans en peindre l’acteur central. Si le processus est différent de celui de Baselitz, l’intention est similaire. En effet, ce qui semble central dans la démarche de Fiks, et qui distingue son travail d’une réflexion sur l’histoire de l’art soviétique — comme on aurait pu la trouver dans le Sots-Art —, c’est bien sa volonté affirmée de s’inscrire dans une conception historique du passé soviétique. En omettant Lénine, et en floutant le matériel pictural restant, c’est à l’actualité de la mémoire russe que Fiks fait allusion. Et c’est d’ailleurs bien parce qu’il réalise ce type de projet qu’il doit se défendre de n’être pas historien, mais de chercher à, non pas seulement affronter, mais aussi assumer le passé en tant qu’ancien sujet soviétique, en tant qu’artiste qui s’est construit à partir de cette histoire mais aussi en tant artiste post-soviétique, c’est-à-dire libéré de cette histoire et évoluant au-delà des frontières géographiques de l’écriture actuelle de sa mémoire. Et c’est par ce dernier point que le sérieux de son approche apparaît particulièrement saillant.

18 En effet, Fiks montre une sorte d’obligation morale à assumer le passé dont on soulignait en introduction l’omniprésence dans le paysage artistique russe. Cela pourrait d’ailleurs bien s’étendre à une réflexion sur les artistes de l’est de l’Europe en général. Fiks estime ainsi que […] l’artiste post-soviétique [est] responsable de l’élaboration d’une juste compréhension de l’histoire soviétique. Le sentiment prédominant du déni de l’histoire soviétique comme manière de gérer le trauma (post-)soviétique est un des symptômes les plus frappants de la condition post-soviétique. Pendant que l’histoire prérévolutionnaire est discutée en profondeur et avec beaucoup d’intérêt dans les pays de l’ancien bloc de l’Est, l’histoire soviétique est presque totalement refoulée. Il s’engage ainsi à […] assumer la responsabilité de son histoire [et] conçoit l’activisme à l’intérieur de la discipline de l’histoire comme la création d’un socle parallèle ou alternatif du savoir dont la formation débute en réunissant des données historiques radicales8.

19 Cette volonté de se poser en médiateur d’une réflexion sur l’interprétation des faits historiques, mais aussi d’en questionner l’usage militant est très présente dans deux autres de ses projets ayant Lénine comme point focal, mais mettant chacun à sa manière en avant un des aspects de cette démarche multidirectionnelle. Pour son projet Lenin for Your Library? (2005-2006), Fiks propose L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme en donation aux bibliothèques de cent grands groupes (Chanel, Apple, Nike,

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etc.). Le matériau artistique qui en résulte consiste à présenter les courriers de réponse — la plupart cocasses par leur excès de politesse. Les arguments sont divers, les refus nombreux, les plus amusants sont évidemment les lettres gênées qui se justifient soit de ne pas avoir de bibliothèques, soit d’en avoir fait don à la bibliothèque universitaire du coin. On trouve la même idée matricielle à l’œuvre pour Adopt Lenin (2008), projet dans lequel Fiks proposait à chacun des visiteurs de la galerie où il exposait (la Winkleman Gallery à New York) d’adopter des artefacts soviétiques à l’effigie du fondateur. Cette adoption se faisait gratuitement mais avec l’engagement sous contrat, pour la famille d’accueil, de s’en préoccuper jusqu’à la majorité de l’objet. Fiks cherchait ainsi à responsabiliser chacun sur son passé, en le poussant à faire la paix avec.

Figure 2. – Adopt Lenin Installation view 6, Winkleman Gallery, New York, 2010.

© Yevgeniy Fiks

20 Ces deux projets sont tout à fait significatifs du poids de l’histoire pour le créateur russe, dont Misiano parlait, et la démarche générale de Fiks permet d’en aborder le versant le plus contemporain et le plus composite. En effet, dans les deux derniers projets auxquels nous avons ici fait écho, Lenin for Your Library? et Adopt Lenin, il s’agit de mettre en perspective le devoir de mémoire en tenant chaque citoyen pour responsable de son interprétation. Et cela, y compris, en questionnant le poids de cette histoire non seulement au-delà des frontières soviétiques, mais plus précisément à l’extrême opposé du bloc de l’Est. Cette révolution de 1917, incarnée schématiquement, plutôt qu’artistiquement, dans le personnage de Lénine, est bien chez Fiks comme chez les autres artistes évoqués ici, le point de lancement d’un moment particulier de l’histoire russe dont les créateurs ont décidé de faire le récit. Et ce récit s’écrit, chez tous, dans une réelle urgence, souvent menacé par le spectre de l’oubli, voire du déni.

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5. Conclusion

21 Il a été question dans cet article non pas de discourir d’un phénomène global ou généralisable, mais d’observer la pratique d’un échantillon d’artistes plasticiens choisis pour la singularité de leur pratique qui a parfois, depuis, fait école. L’obsession pour le passé, en lien avec le centenaire de la révolution de 1917, y est centrale, sans que cela signifie qu’elle soit exclusivement russe (François Hartog, David Lowenthal) ou circonscrite aux arts plastiques (Serguei Oushakine, Igor Smirnov, Ilya Kalinin). Pourtant, les conclusions peuvent être extrapolées. Des sujets similaires sont explorés par des artistes du groupe « Chto delat », travaillant principalement en Russie, mais bénéficiant d’une audience internationale particulièrement forte. Cette question de l’artiste russe en historien de l’Union soviétique et donc en partie de la révolution, peut être ainsi replacée dans une perspective plus large, à la fois d’un point de vue temporel et géographique, ce qui permet d’en dégager les aspects principaux. La revue Histoire de l’art approfondissait il y a peu certaines des questions soulevées dans Face à l’Histoire. En cherchant à définir la formule d’« artiste historien », on s’y demandait si l’artiste faisait de l’histoire ou faisait l’histoire, et surtout s’il pouvait être historien au même titre que l’historien patenté (Lavie & Sérié, 2016 : 9-10). Sous forme de performances ou de recherches aboutissant à un travail plus conceptuel, de nombreux artistes russes dont nous n’avons ici évoqués que quelques noms, convergent, après avoir emprunté deux directions. Il s’agit clairement soit de redevenir acteur de son histoire, soit d’en devenir l’historien. Notons, qu’il est toujours question d’une histoire nationale et d’un passé, soviétique, auquel, et c’est là le point important, il faut donner un sens. Il semble très clair que c’est par ce dernier point, que, chez les artistes russes, la révolution, par son absence, comme par sa personnification, offre la clef.

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NOTES

1. Le texte n’a paru qu’en français. 2. Evgeny Dobrenko replace le Sots-Art dans un contexte plus large, l’assimilant à une pratique de collage des moments historiques, le distinguant ainsi d’une réécriture du passé. L’auteur met en perspective le courant avec un contexte de création cinématographique et littéraire contemporain. Cf. . 3. Fiks participera par la suite à la revue Hudožestvennij Žurnal dont Misiano est le rédacteur en chef. Cf. son article à propos de la responsabilité de l’artiste postsoviétique sur . 4. Ilya and Emilia Kabakov. Not Everyone Will Be Taken into the Future à la Tate Modern (Londres) du 18 octobre 2017 au 28 janvier 2018. L’exposition est ensuite présentée au musée de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg) et à la galerie Tretiakov (Moscou). 5. Le groupe est créé à Moscou en 1978 et se compose de Sven Gundlakh, les jumeaux Serguei et Alexandre Mironenko, Konstantin Zvezdotchetov et Alexeï Kamensky. 6. Voir les textes du groupe publiés dans Primary Documents. A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, p. 318-325. 7. Russian Revolution: A Contested Legacy à l’International Print Center de New York du 12 octobre au 16 décembre 2017. 8. Cette citation, traduite par nous, provient de : Yevgeniy Fiks, texte de présentation au dossier de presse, galerie Vincent Sator. On retrouve une partie de cette déclaration d’intention en ligne sur (dernière consultation le 21 avril 2018). Elle a fait l’objet d’un plus long développement dans : Juliette Milbach, « Yevgeniy Fiks, artiste post- soviétique ? », Ligeia. Dossiers sur l’art, no 149-152, 2016, p. 109-117.

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RÉSUMÉS

Cet article s’appuie sur un corpus d’œuvres allant des années 1990 à aujourd’hui pour analyser la place qu’occupe la révolution tant dans le volume des thématiques abordées que dans le processus créatif de ces artistes. Tous semblent épris de ces « passions pour l’histoire », notamment pour le passé soviétique. Mais la révolution de 1917 n’est que rarement traitée. Les artistes convoqués sont notamment Anatoli Osmolovski, le duo Youri Shabelnikov et Youri Fesenko, Ilya et Emilia Kabakov et Yevgeniy Fiks. Leurs œuvres jouent le rôle des vecteurs de mémoire. Des méthodes artistiques du travail avec le passé ont pu être dégagées : la méthode « archivistique », quand l’artiste devient l’historien du passé, le storytelling quand on transforme l’histoire en récit, l’action révolutionnaire, quand il s’agit pour l’artiste de redevenir l’acteur de son histoire.

This article examines art pieces from 1990 to present day analysing the space taken by the Russian Revolution as a thematic volume and creative process. They all appear to love the “Passion for History”, particularly the Soviet past. However, the 1917 Revolution is rarely placed in the centre of such studies. There were several artists involved, notably Ilya and Emilia Kabakov, Anatoli Osmolovski, Youri Shabelnikov, Youri Fesenko, and Yevgeniy Fiks. Their work plays the role of memory vectors. We highlight artistic methods of labour: “archival” method whith the artist being historian of the past, the storytelling when history becomes narrative, revolutionary action when the artist returns to being an actor of his national history.

INDEX

Mots-clés : art et histoire, art contemporain russe, artiste post-soviétique, Shabelnikov, Fesenko, Osmolovski, Kabakov, Bruskin, Fiks Keywords : art and history, Russian contemporary art, post-Soviet artist, Shabelnikov, Fesenko, Osmolovsky, Kabakov, Bruskin, Fiks

AUTEUR

JULIETTE MILBACH Docteure en histoire de l’art (Université Paris 1), chercheure associée CERCEC (CNRS/EHESS)

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Une insurrection déplacée, maintenant ! Inappropriate Rebellion, Now! Неуместное восстание, сейчас!

Pavel Mitenko Traduction : Alexia Esclaine (étudiante en master de traduction spécialisée)

1. Introduction

1 Le 16 octobre 2017, Piotr Pavlenski a mis le feu au bâtiment de la Banque de France à Paris avant de prendre la pose pour être pris en photographie devant les portes enflammées. Dans la déclaration qui accompagne cette action, Pavlenski a expliqué son geste par une volonté de révolution et a implicitement lié la Révolution française à la Révolution russe : « La Banque de France a pris la place de la Bastille, les banquiers ont pris la place des monarques. […] Cent ans plus tard, la tyrannie règne de nouveau, partout. La renaissance de la France révolutionnaire déclenchera l’incendie mondial de la révolution. Dans ce feu, la Russie commencera sa libération1. » Bien que le lien entre cette action et la révolution reste purement symbolique, Pavlenski montre que les actionnistes moscovites ne se contentent pas d’attendre une révolution, mais agissent à ses côtés dans la situation présente. Mais quelle est cette révolution ?

2 La révolution actionniste est proclamée dans les tout premiers textes programmatiques publiés en 1994 par la revue actionniste Radek dont la couverture est rouge, noire et blanche. Sous le titre on peut lire : « Revue du programme révolutionnaire concurrent Netsezioudik ». En dessous apparaît une photographie de l’action Honte du 7 octobre (Osmolovski, 1993) représentant quatre membres de la rédaction se tenant debout à moitié nus devant la maison blanche. Le commentaire d’une des jeunes personnes immortalisées sur la photo lance un libre jeu d’associations : Nous nous sommes vêtus de t-shirts noirs pour symboliser la partie haute de la Maison-Blanche, qui a été brûlée, et étant donné que la partie basse est blanche, nous avons, en toute logique, dû quitter nos pantalons. Qui plus est, dans la culture

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russe ancienne, enlever son pantalon était considéré comme « honteux », et un acte honteux, c’est exactement ce qu’était la fusillade du parlement russe effectuée par Eltsine. Reprenant le jeu d’associations, on peut dire que le fait de placer cette photographie sur la couverture d’une revue révolutionnaire montre une certaine façon de comprendre la révolution. Elle apparaît non pas en tant qu’événement légitimé, accompagné par le discours de bravoure du pouvoir soviétique et par le panthéon d’images approuvées par la censure, ni en tant qu’acte à ce point discrédité dans les cercles de l’intelligentsia que « Faire la révolution maintenant c’est juste prononcer le mot “révolution” » (Osmolovski, 1994 : 7). La révolution actionniste est plutôt quelque chose d’indécent et de provoquant, de troublant et d’impudique, comme se trouver dans la rue sans pantalon. La révolution actionniste n’a pas de place : le nom de leur programme, « Netsezioudik », vient de la première langue inventée, qui n’est pas utilisée de nos jours, le volapük, l’incarnation même de l’inutilité, et se traduit par « superflu ». « La révolution, voilà la base du nouveau programme concurrent », écrit Anatoli Osmolovski dans le manifeste de Netsezioudik (Osmolovski, 1994)2, puis il continue : « Que la révolution n’ait pas sa place, voilà précisément la condition socioculturelle qui transcende la révolution, qui la transforme en un flux de volonté authentique d’utopie. » Cependant, l’actionnisme moscovite, qui ne réside que dans une utopie qui n’a pas de place et qui élève au second degré l’incongruité de son programme, matérialise néanmoins cette utopie et ce programme à travers les actes choquants de ses protagonistes.

3 Les membres de Netsezioudik proposaient tous différentes manières d’atteindre l’objectif commun. Osmolovski, influencé par l’ouvrage Contre la méthode de Paul Feyerabend (1975), était déterminé à promouvoir le nouveau programme par tous les moyens. Alexandre Brener ne s’exprimait pas de manière moins révolutionnaire, mais il s’adressait aux attentes eschatologiques de ses concitoyens, et non à leur esprit d’entreprise. « L’unique (l’unique !!) salut de toute l’humanité est la révolution permanente », écrit-il dans son article paru dans Radek « Sept jours avant la fin du monde » (Radek, 1994 : 82). Si Osmolovski, dans le texte mentionné plus tôt, va même jusqu’à appeler à la création d’une nouvelle mythologie, Dmitri Pimenov, rejoignant Roland Barthes, a, à maintes reprises, appelé à la lutte contre tout mythe. « Par terreur rouge, j’entends toute action dirigée vers (et atteignant) la destruction du mythe bourgeois d’éternité. […] Le rouge souligne son [celle de la terreur] orientation anti- idéologique » (Radek, 1994 : 76). À la question d’Alexandre Brener sur le rôle qu’il adopte vis-à-vis de la « masse », Pimenov répond : « Je suis prêt à donner ma vie pour la révolution, et pour cela devenir une figure pop, une figure culte, ou de la chair à canon, cela c’est l’histoire qui me le dira. » (Radek, 1994 : 22) Par ces propos, pleins d’abnégation et de confiance en la force impersonnelle de l’histoire, Pimenov exprime avec force l’idée commune de tous les textes du programme Netsezioudik : le rejet et la critique de la réalité sociale en général, et de l’environnement artistique en particulier, liés au sentiment de ne pas y être à sa place. L’aversion des actionnistes contre la société a pour conséquence l’investissement de leurs désirs, espoirs, temps, forces et actes dans la révolution en tant qu’alternative à cette société. L’altérité est à la fois le point de repère le plus éloigné et l’impératif le plus concret de l’utopie qu’ils incarnent.

4 Les actionnistes ne se limitaient pas à des déclarations, ils mettaient en œuvre leur programme « dans tous les domaines de l’activité humaine » (Radek, 1994 : 76), agissant dans le sens de la révolution. « Une petite révolution, c’est un scandale », écrit en 1991

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Alexandra Obukhova, une critique d’art ayant participé à l’action E.T.I. – TEXTE et membre de la rédaction de la revue. Mais quel est l’aspect révolutionnaire d’une telle action ? La citation de Michel Foucault, dont la pensée a beaucoup influencé les premiers actionnistes, en donne une idée : « C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire. » (1994). Ainsi, les actionnistes, en critiquant toutes formes de représentation artistique et politique, en liant action symbolique et action directe, forment eux-mêmes tout un dispositif actionniste.

5 Pour analyser ce dispositif, sa construction, son but et sa signification, on aura recours à une comparaison de l’actionnisme moscovite avec l’agitation (pré)révolutionnaire en Russie, qui visait elle aussi la matérialisation sociale de l’idée romantique de liberté. Cette comparaison permettra tout d’abord de souligner le geste avant-gardiste de dénégation des actionnistes envers leurs précurseurs, les révolutionnaires bolchéviques. Ensuite d’éclaircir non seulement le sens déclaré, mais aussi le sens pratique de cette révolution actionniste qui est l’objectif final de l’actionnisme moscovite. Et enfin, d’embrasser tous les aspects, esthétiques et politiques, tactiques et stratégiques de celui-ci, pour mettre en évidence son unité intrinsèque et transversale, au-delà de ses manifestations diverses et éparses. Cette transversalité est négligée par les chercheurs, qui considèrent l’actionnisme principalement du point de vue de l’art : ainsi le critique Andreï Kovalëv (2007) décrivant l’actionnisme comme une forme de performance, la sociologue Anna Zaytseva (2012), comme « une forme de théâtralisation de l’activisme », et la philosophe Elena Petrovskaïa (2013) comme un acte réalisant une innovation artistique.

6 Toutefois, il n’est pas ici question de comparer en opposant d’un côté le mouvement actionniste qui ne dénombrait, sur toute son histoire, pas plus d’une dizaine de groupes, chacun composé de quelques dizaines de membres seulement, et de l’autre côté le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) dont les membres se comptaient par dizaines de milliers. L’idée est de comparer les actionnistes avec les membres de la rédaction du journal Iskra, et avec les principaux agitateurs qui montraient l’exemple aux autres révolutionnaires, et leurs actions à la diffusion de ce journal. Une telle comparaison semble d’autant plus pertinente que le Parti national bolchévique (PNB), dont le nombre de membres était comparable à celui du POSDR, avait adopté comme mode d’action principal quelque chose de proche de l’actionnisme, bien que dans l’ensemble différent.

2. Comment s’organisait l’agitation bolchévique

7 Pour rappeler la hauteur du piédestal sur lequel les révolutionnaires russes du début du XXe siècle plaçaient le mode de l’agitation, il suffit de citer deux extraits du célèbre Que faire ? de Vladimir Lénine : Ceux qui risquent le moins de se laisser surprendre par la révolution sont précisément ceux qui, comme le fait l’Iskra, mettent à la base de leur programme, de leur tactique et de leur travail d’organisation, l’agitation politique parmi tout le peuple. C’est pourquoi l’activité essentielle de notre parti, le cœur de son activité doit être un travail, possible et nécessaire aussi bien dans les périodes des plus violentes explosions que dans celles de pleine accalmie : un travail d’agitation politique unifiée pour toute la Russie, qui mettrait en lumière tous les aspects de la vie et s’adresserait aux plus grandes masses. (1902 : 233)

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8 La figure de l’agitateur se dressant seul au-dessus de la foule depuis une tribune improvisée ou d’un tas de planches masqué par les silhouettes rassemblées est devenue caractéristique de la période révolutionnaire du début du XXe siècle. Cette période grouillait d’éléments d’agitation ; tout le monde cherchait à agiter tout le monde. Cette figure dominant la foule, dans la logique de Lénine, est la figure du révolutionnaire par excellence. Toutefois, la simplicité de cette définition cache la complexité du terme défini. Comme le montre l’analyse des textes et des pratiques révolutionnaires, l’agitation se déploie dans trois registres. Tout d’abord, l’agitation est déclaration : définir le contexte, le programme, les orientations et les buts, les ennemis et les amis. Ensuite, l’agitation est stratégie et tactique : tendre vers l’affrontement ou l’éviter, choisir le moment du soulèvement et coordonner les actions pour sa préparation, rassembler les moyens de diffusion de l’information et les techniques de rhétorique. Enfin, elle est organisation : harmoniser toute la configuration du parti, au-delà de la stratégie et de la tactique, conformément à l’éthique révolutionnaire comme un début de matérialisation de la révolution dans le présent. Une telle implication du parti dans le processus révolutionnaire est garantie par sa fidélité à la théorie révolutionnaire, sa cristallisation autour de la publication d’un journal, la diffusion du journal dans un réseau d’agitateurs, la collecte de l’information ainsi que la réception de l’état d’esprit des travailleurs, la diffusion dans les « masses » et l’intégration de celles-ci dans les cellules du parti, l’appui sur la classe révolutionnaire.

9 L’agitation bolchévique est un système de contrôle des masses. Le système actionniste repose sur les mêmes fondements que le bolchévisme, soit : une déclaration, une stratégie et des tactiques, une organisation, mais il renverse chacun d’entre eux. En effet, dans l’actionnisme il n’y a ni parti, ni contrôle, ni masses, ni classes. Comment s’opèrent ces renversements ? À leur suite l’action reste-t-elle le cœur du soulèvement, comme l’était l’agitation pour les bolchéviques ? La réponse à ces questions articule le paradigme actionniste de révolution et, si un tel paradigme existe, il représente alors aussi, entre autres, un modèle révolutionnaire de politisation de l’art, débarrassé des compromis et des contradictions du modèle institutionnel. Je souhaite montrer cela en analysant l’action E.T.I. –TEXTE (Osmolovski, 1991) du groupe E.T.I. (Expropriation du territoire de l’art) et lors de mon analyse je m’intéresserai ainsi principalement aux premiers textes actionnistes.

10 Je considère l’action E.T.I. – TEXTE comme la première action de l’actionnisme moscovite, étant donné qu’elle est la première à en présenter nettement les éléments fondamentaux, à savoir une action de forme singulière qui ébranle l’ordre social, et la retransmission de son image dans les médias, qui provoque en retour une réaction de la société. Pour cette action, les membres du groupe E.T.I. ont fait s’allonger des personnes sur la place Rouge à Moscou, les disposant de façon à écrire le mot obscène « bite ». Dans la minute qui suivit, la milice arrêtait les actionnistes, mais ils furent relâchés dans la journée. Après la publication d’une photo dans le journal Moskovski Komsomolets, « une affaire pénale a été ouverte [à leur encontre] au titre du point 2 de l’article 206 [pour] “houliganisme délibéré, se distinguant dans son contenu par un cynisme exceptionnel ou une insolence particulière” […]. L’affaire a été classée après trois mois d’enquête par manque de corps du délit ». C’est grâce à des lettres de soutien écrites par des membres célèbres de l’intelligentsia artistique, notamment par le poète Andreï Voznessenski, que l’affaire a été close. Osmolovski, qui a participé à l’action, en révèle la signification sociale et artistique ainsi que la motivation politique.

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Formellement, l’action était dirigée contre la loi sur la moralité du 15 avril 1991, qui interdit de dire des grossièretés dans les lieux publics. […] L’idée de l’action […] était de combiner deux symboles de statut opposés : la place Rouge, en tant que plus haut point géographique hiérarchique sur le territoire de l’URSS d’un côté, et le mot le plus interdit et marginal de l’autre. […] C’était une protestation contre l’augmentation des prix et l’impossibilité presque physique de vivre et de travailler. (Osmolovski, 1991)

11 Commençons notre comparaison là où l’agitation bolchévique et l’actionnisme se rejoignent : au centre de l’attention est placée une figure active. La célèbre photographie de Lénine prenant la parole depuis une tribune témoigne du caractère théâtral de son intervention : voilà comment on faisait la révolution en 1917. Toutefois, dans l’agitation politique du début du XXe siècle, le principal moyen d’expression reste le mot. Les actionnistes, au contraire, mettent l’accent sur l’action corporelle et cela représente un renversement des fondements de l’agitation. Alors que le paradigme de l’agitation bolchévique est donné par le marxisme, dénaturé par les bolcheviks, qui ont fait de la problématique machiavélique de prise et de conservation du pouvoir leur principal objectif, le paradigme actionniste, lui, s’inscrit dans une perspective post- totalitaire, décrite pour la première fois dans les travaux d’Hannah Arendt, dont la philosophie de l’action constitue une référence importante pour notre réflexion. Examinons maintenant les trois parties principales du dispositif actionniste.

3. Déclaration

12 Que déclare l’action E.T.I. – TEXTE ? Quel plan de bataille dessine-t-elle et sous quelle forme ? Afin de définir le message de l’action, décrivons-la non pas à travers les yeux d’un participant, mais simplement depuis l’extérieur. La place Rouge, le mausolée de Lénine, les corps composent le mot obscène « bite » (huj), les membres de la milice tentent de relever ceux qui forment la première lettre. L’actionniste Oleg Kulik et la critique Ludmila Bredikhina se tiennent près des personnes allongées et sourient gaiement, deux passants venant de côtés différents regardent l’inscription sans s’arrêter, gesticulant, étonnés. Quatre spectateurs dispersés sur la place regardent ce qu’il se passe, et quelques observateurs de plus se trouvent à l’écart. Mais aussi une vingtaine de visiteurs, qui ne remarquent pas du tout ce qu’il se passe et se tiennent dos à l’inscription vivante. Voilà ce que nous rapportent les deux photographies conservées de l’action, prises quasiment sous le même angle et à une seconde d’intervalle seulement. Il y a clairement eu une certaine méprise. En effet, le mot composé par les corps ne renvoie guère à son référent direct, mais plutôt à des millions d’inscriptions similaires qui, étant une sorte de moyen d’expression populaire désindividualisé, étaient écrites sur chaque palissade de la fin de l’URSS. Et en même temps, comme on peut en conclure des commentaires d’un participant, l’inscription renvoie à n’importe quel mot qu’il était interdit de prononcer dans les lieux publics en vertu de la loi sur la moralité. Visiblement, le mot « bite » représente alors toute expression verbale amorale et interdite par la loi. L’action est une révolte contre la morale et la restriction des libertés par l’État. En tant que message amoral et d’insubordination, l’action E.T.I. – TEXTE se fonde sur une négation ; il ne s’agit pas d’affirmer des idées révolutionnaires, mais de détruire les idées dominantes, de saper le principe même de domination. Le but de l’action est de « désacraliser la place Rouge et de la transformer en un véritable espace populaire », écrit le magazine Ogoniok en mai 1991, rapportant les mots d’Anatoli

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Osmolovski. Quatre mois plus tôt, lors d’une interview réalisée par un journaliste télévisé venu pour filmer un autre événement, à la question de savoir s’il s’agit d’un acte de protestation ou d’un geste de solidarité, Osmolovski répond : « Non. C’est une tentative de se placer dans un contexte politique défini avec une position soi-disant politique définie. Mais à l’intérieur de ce contexte, les gens […] peuvent interpréter cela comme ils l’entendent. » Dans la gestuelle, l’intonation et le pathos de son discours, on sent une libération construite intellectuellement ; peut-être libérée du mode même du devoir qui accompagnait le discours soviétique du pouvoir régnant alors sans partage, mais aussi libérée de toute forme habituelle d’expression publique caractéristique des débuts de la période postsoviétique. Plutôt que de proposer un quelconque plan de bataille, l’action libère l’esprit pour la bataille.

13 Les treize corps dessinant une inscription sur la chaussée démontrent clairement que l’actionnisme est lui-même indissociable de l’acte, violer l’ordre juridique coïncide avec l’énoncé qui viole cet ordre. Bien sûr, les déclarations des premiers actionnistes incluaient leurs témoignages à des journalistes, la diffusion de photographies dans les journaux et des reportages télévisés. Mais l’action reste l’élément fondamental, les commentaires viennent après. Le corps de l’actionniste n’est pas sacrifié aux idées, comme l’exigeait l’idéal bolchévique au nom de l’avenir ; au contraire, c’est le corps qui va saper l’organisation sociale pour dévoiler ses capacités, étouffées par la société, y compris celle d’avoir des idées. Et si, comme le dit Arendt (1958), les mots servent surtout à déclarer une position, alors « le lien entre le principe et le début est plus étroit qu’entre la parole et le principe ». C’est pour cela que, pour les actionnistes, l’idée n’a aucune valeur sans sa matérialisation physique, publique, politique. La forme de la déclaration actionniste a deux composantes : le corps, qui, comme l’écrivait Brener (1991), envoie un signal négatif qui fait exploser le consensus et ouvre le dialogue, et le mot, qui affirme la différence, précisant la singularité de chaque position.

14 Les agitateurs bolchéviques rivalisent avec le discours du pouvoir, occupant symboliquement sa place, et s’élevant au-dessus de la foule pour tracer les perspectives de ses mouvements. En se couchant sur le pavé de la place Rouge, les actionnistes violent la structure même de l’ordre public, se mêlant au public dans « une situation proprement humaine de mouvement parmi la multitude d’êtres uniques comme parmi ses pairs » (Arendt, 1958). Les actionnistes ne prétendent pas définir un plan d’action, ils ouvrent l’espace à l’action et au dialogue. L’actionnisme est une guerre sans plan général et sans bataille générale, c’est une guérilla préférant une attaque rapide comme l’éclair et évitant la bataille. Cette guerre est intensive, pour que s’instaure un état nouveau des relations et de la conscience, plutôt qu’extensive, c’est-à-dire aspirant à prendre le pouvoir. Ce n’est pas une tentative pour dresser les masses contre un pouvoir suprême, supérieur et autoritaire, mais la retentissante affirmation de la situation d’égalité, comme étant celle de la communauté, situation qui brise l’illusion de totale domination du pouvoir suprême, pourtant nécessaire à ce dernier.

4. Stratégies et tactiques

15 Selon Foucault, la stratégie diffère autant de la tactique, que la guerre de l’armée. Ainsi, on distingue les affrontements entre États (la stratégie), de l’organisation interne de l’armée, à savoir le maintien de la discipline, l’entraînement des troupes, leur

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coordination (la tactique). Cette comparaison militaire est particulièrement pertinente pour l’agitation bolchévique, qui a été mise en œuvre sur les fronts de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile, et elle en illustre bien le but, qui était d’obtenir la supériorité sur l’adversaire, de détruire son idéologie, sur le front comme à l’arrière, et d’attirer la population. Bolcheviks et actionnistes définissent de la même manière leur objectif stratégique : « Le but est la révolution permanente dans les esprits et dans la réalité », écrit Brener (Feyerabendt, 1975 : 82), cependant leur vision du pouvoir diffère. La révolution des bolcheviks se traduit par la prise du pouvoir. Dmitri Pimenov, au contraire, « souhaite l’anarchie » : « Du pouvoir je n’en ai pas, ni à moi, ni au-dessus de moi. » (Osmolovski, 1994 : 18) Dans le texte « Exiger encore et encore », publié dans le numéro suivant de la revue, Anatoli Osmolovski écrit : Pour un nouveau mouvement de libération, le premier et principal impératif doit être le suivant : ne jamais aspirer à la prise du pouvoir, ne jamais soutenir le principe abstrait de pouvoir et ne pas s’y identifier. Que désire plus que tout le pouvoir en tant qu’abstraction ? Il désire être désiré. […] C’est précisément dans ce désir que toute machine étatique puise son énergie. (1998)

16 En composant avec leurs corps une inscription sur la place officielle principale du pays, les actionnistes changent le principe même d’utilisation de l’espace. Ils transforment un lieu de parades militaires et de ballades touristiques en tableau magnétique, et leurs corps en barres magnétiques, alors pourquoi ne pas y écrire la première chose qui leur passe à l’esprit ? Les actionnistes introduisent dans un espace de représentation de l’État un jeu libre d’images et de corps, d’idées et d’actes, de relations et de pouvoir, mais ne tentent pas de le représenter à leur manière. « Là où la grande politique utilise la force militaire, la micropolitique utilise la force de l’absurde et de la métaphore », déclare Osmolovski dans le « Manifeste micropolitique » (Osmolovski, 1996). Puis, passant à la tactique : « Là où la politique compte sur les intrigues de couloir, la micropolitique repose sur la transparence et l’ouverture », continue-t-il.

17 Les actionnistes font la révolution non pas dans le futur, mais dans le présent, c’est pour cela que leur principale tactique de déclaration et leur stratégie coïncident. C’est un geste subversif à la vue de tous. Du point de vue stratégique, l’actionniste remet en question la domination ostentatoire du pouvoir souverain et s’efforce de sortir tous les partis politiques de la zone de légitimité et ainsi de changer la configuration de la société (Osmolovski, 1996). Et du point de vue tactique, il effectue un acte libre qui est indubitablement incompatible avec le pouvoir en tant que légitimité. La micropolitique ne lutte pas contre les partis, le système d’État et le capital privé ; ce ne sont que des conséquences et non des causes. Le principal objet de son attaque est la légitimité, le principe abstrait de pouvoir. Il est indispensable d’être à l’extérieur, contre, devant, loin de tout type de légitimité, dit le manifeste micropolitique (Osmolovski, 1996). Stratégiquement, l’actionniste attaque le principe abstrait de pouvoir. Néanmoins ce n’est pas un affrontement direct, mais une action par anticipation et une exigence d’être toujours en mouvement. Tactiquement, l’actionnisme affirme que la création est le principe fondamental et la loi naturelle de tout développement et qu’elle est une alternative à l’État et au Capital, donnés faussement comme naturels : Une véritable position révolutionnaire consiste à […] constamment exiger de lui [le pouvoir] l’amélioration des conditions d’existence, de création, de relations entre les sexes, l’augmentation du temps libre, l’abolition du travail, etc. […] Il faut poser des conditions notoirement irréalisables et ainsi montrer que le pouvoir contraint de les remplir cesse d’être pouvoir, c’est-à-dire qu’il perd ses ambitions totalisatrices, devenant un catalyseur des désirs individuels. (Osmolovski, 1998)

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18 En pratiquant l’agitation, Lénine instrumentalise le mot, les actionnistes, eux, vont plus loin. Conformément à leur vision de la révolution, ils sollicitent dans l’agitation l’intégralité des manifestations de la vie. Le mouvement « E.T.I. » et le programme concurrent Netsezioudik sont des modèles […] d’un environnement où la forme par laquelle se canalise le flot de désirs et de créations importe peu aux participants, que ce soit sous forme d’œuvres littéraires, de performances, d’installations, d’affiches, d’expositions, de films, d’articles théoriques, de comptes rendus, etc. (Osmolovski, 1995)

19 Avant de passer à l’étude des tactiques d’organisations, remarquons que la déclaration ci-dessus a été faite dans le cadre du projet Mail-Radek débuté par Osmolovski en 1995. Il avait alors « envoyé aux vingt-cinq abonnés (des critiques d’art et des journalistes vedettes) un message » : « L’objectif principal de ce projet est d’obtenir une compréhension mutuelle entre la communauté artistique et les artistes extrêmes de Moscou. » La formation d’un milieu, la publication d’une revue, la diffusion par internet, ainsi que, dans les années suivantes, la mise en place d’initiatives éducatives, sont des points qui nous amènent directement à la question de l’organisation.

20 En ce qui concerne les stratégies et les tactiques, à la différence de l’agitation bolchévique, l’actionniste, d’un point de vue stratégique, ne va pas vers la révolte, il commence à partir de la révolte ; l’action en elle-même est déjà un affrontement et pas seulement un appel agitateur à celui-ci. L’agitation des bolcheviks consiste à promettre la liberté, et celle des actionnistes, à la mettre en pratique : l’action sur la place Rouge, en 1991, était une émancipation inédite. Cependant, l’insurrection actionniste n’est pas un affrontement direct, mais plutôt le développement original des idées de Foucault sur les mouvements spirituels marginaux, qui, sans s’attaquer frontalement à l’Église catholique, parvenaient à déstabiliser l’exercice même du pouvoir religieux en Occident.

5. Organisation

21 Lorsque Brener a demandé à Pimenov si son travail littéraire relevait plutôt de l’agitation d’un parti inexistant ou de la création artistique, celui-ci a répondu : « “Un parti inexistant”, c’est bien ça. […] Dans ce parti inexistant, je suis prêt à jouer tout rôle que me dictera l’histoire. » (Osmolovski, 1994 : 17-18) Et si en revenant à la problématique de Lénine, on peut dire que Pimenov choisit « la littérature de parti », alors que signifie le rejet de l’existence du parti ? Quel type de relations engendre un parti inexistant, comment sont-elles liées à la production de déclarations, à qui s’adressent-elles et quelle est la théorie qui atteste leur caractère révolutionnaire ?

22 Sur l’une des photographies en lien avec l’action E.T.I. – TEXTE, on voit un portrait de groupe devant un mur avec des fenêtres à barreaux. Qui sont ces gens ? L’inscription écrite au stylo sur le cliché y répond : « Les participants à l’action du 18 avril 1991 sur la place Rouge, portrait souvenir encadré par la division de la milice chargée de la surveillance de la place Rouge. » Des jeunes gens, certains aux allures de hippies ou de punks, un autre posant avec une pelle, des critiques d’art, des actionnistes, des fêtards, une paire de miliciens. « Pendant une semaine il [Osmolovski] a fait le tour des lieux undergrounds, à la recherche de personnes souhaitant participer. Mais seuls quatre des treize participants nécessaires sont venus au rendez-vous. « Ensuite, nous sommes allés chercher des gens à la station de métro Arbatskaïa, près de la statue de Gogol. Là-bas,

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nous avons motivé quelques hippies et quelques punks (huit personnes au total) à venir avec nous. […] J’ai fait s’allonger tout le monde et je me suis allongé moi-même, la dernière personne était un passant au hasard. » La structure de l’actionnisme est une structure ouverte, d’après Jean-Luc Nancy, on peut la qualifier de communauté. Dans une communauté, les corps se situent entre le fractionnement de la « foule » et la cohésion du « groupe » (Nancy, 2014), l’état de communauté suspend les relations sociales en les niant et en s’ouvrant à autre chose. (Peut-être à la révolution qui n’a pas sa place, déjà mentionnée ?) Cependant, pour répondre à nos questions, ces définitions générales du rhizome et de l’asocialité demandent à être précisées. En effet, il n’est pas encore clair ici où est le « parti » et où sont les « masses ».

23 Le mouvement actionniste est décentralisé et dé-formalisé. Par conséquent, il ne crée ni un parti, ni ce qui en est la base, à savoir la masse. D’après une remarque ultérieure d’Osmolovski, l’actionnisme se composait d’individus centrés sur eux-mêmes, qui en constituaient la structure. Osmolovski souligne l’importance de chaque nœud d’individualité de cette structure. Tout en étant d’accord, je voudrais proposer un développement paradoxal à son idée : ce sont les groupes qui forment l’actionnisme. À première vue, près de chaque nœud actionniste nous découvrirons d’autres corps. Constamment, Osmolovski prend part à des groupes et à des processus d’organisation, et en initie de nouveaux. Même si son idée du mouvement est plutôt individualiste, sa tactique est plutôt collective. De même, Avdei Ter-Oganian crée des écoles informelles d’art contemporain et Mavromatti cofonde le groupe « Sekta absolûtnoj lûbvi » [Secte de l’amour absolu] et tourne des films. Les formes particulières de vie devant la caméra de Mavromatti sont décrites de manière passionnante dans son autobiographie. De plus, il fonde une association de cinéma dans laquelle on retrouve, par exemple, Svetlana Baskova qui filme les actionnistes pour ses films-actions. Et même les plus individualistes des actionistes prennent part au groupe. Ainsi, Alexandre Brener coécrit un livre avec Roman Bembaev et Dmiti Pimenov, entre dans le groupe Netsezioudnik et conclut ensuite une alliance de longue durée avec Barbara Schurz, tout comme Oleg Kulik avec Liudmila Bredikhina. Et continuellement, en face à face et à distance, tous collaborent entre eux. Le mouvement actionniste ne compte pas beaucoup de participants. Néanmoins, c’est un réseau complexe qui n’a pas de Comité central, mais une multitude de centres, et qui est coordonné non pas procéduralement et formellement, mais intellectuellement et artistiquement.

24 Les groupes actionnistes ont pris des formes diverses et ont pratiqué des formes de révolutionnarisme diverses. Depuis le « contrôle collectif léniniste », s’éloignant du pouvoir d’un seul et y associant une idée d’action, comme l’a fait le groupe E.T.I., jusqu’à l’organisation horizontale du groupe Netsezioudnik, dont la fragile union dans la diversité n’a pas résisté à l’interaction avec le monde artistique qui choisit des favoris et crée des hiérarchies. Sans oublier diverses combinaisons comme celles du « groupe d’intellectuels, au sens théorique et pratique » et du « groupe d’activistes », au sein du mouvement « Protiv vseh partij » [Contre tous les partis], dans lequel l’accent est mis sur les missions culturelles et éducatives en général, sur la constitution d’un environnement créatif. Le concept de référence était l’idée, tirée des travaux de Deleuze et Guattari, d’un « groupement dans l’union » comme de « petits collectifs qui se forment selon le principe de l’attractivité réciproque naturelle » (Kovalëv & Osmolovski, 2000)3. Les actionnistes agissaient de manière révolutionnaire non pas parce qu’ils s’appuyaient sur la classe révolutionnaire, mais parce qu’ils créaient des relations révolutionnaires au sein de leurs groupes : « Quand je crée un collectif ou que

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je participe à sa création, j’essaie de laisser de côté tous les modes de relation connus : la domination, la répression, la représentation. » (Osmolovski, 1996) Les actionnistes renversent l’idée que le parti serait le berger révolutionnaire, préférant à un objectif externe les relations internes au groupe. « Selon moi, le plus important est de construire d’autres types de relations dans le collectif et, ensuite, sur la base de ces relations, de dégager une nouvelle efficacité ». Ainsi, dans l’actionnisme la révolution commence avant même l’action, elle mûrit dans les relations du collectif.

25 Cependant, malgré cette tactique auto-poétique, l’actionnisme a aussi une base sociale, ou plutôt, cette base est asociale. Si dans le modèle bolchévique l’asocialité n’était qu’un des éléments de la révolution, garantissant l’émancipation vis-à-vis du monde bourgeois, pour les actionnistes, elle devient un élément fondamental. Nous avons déjà vu que c’est d’elle que vient le désir actionniste de refonte de la société. Mais la révolution se définit aussi de manière presque apophatique comme un envers à cette société envisagée d’un point de vue micropolitique. La micropolitique est l’expression de la volonté politique des marginaux, cette minorité dont les intérêts, les passions et les idéaux ne trouvent pas de réponses dans la configuration du régime de pouvoir mondial contemporain. (Osmolovski, 1996)

26 La politique de l’actionnisme n’est pas une politique de classes en tant qu’entités molaires, c’est la politique de la minorité. C’est pour cela que l’horizon actionniste n’est pas (seulement) la société sans classes de l’homme nouveau, c’est une société sans homme, ou encore une communauté. Cependant, en ce qui concerne sa base asociale, ou plus précisément son environnement asocial, les actionnistes n’en sont pas un parti extérieur, mais une partie intérieure, bien qu’une partie active. À cet égard, Osmolovski a sa vision de la subculture, qui prépare la révolution, à travers « un effort intellectuel et culturel intense », s’appuyant sur « une philosophie marginale », des méthodes artistiques « de changement de conception de la réalité » et « de création de nouveaux principes de communication sociale ». Tout mouvement révolutionnaire et libérateur est au début un phénomène de subculture et n’arrive dans l’espace politique que plus tard. Qui plus est, n’ayant aucune chance de gagner une campagne électorale, il cherche spontanément d’autres variantes de lutte politique. C’est là que se manifeste sa nature libératrice. C’est précisément au sein de tels mouvements et groupes que sont mis au point de nouvelles techniques de communication de masse, un nouveau mode de vie, une nouvelle pensée. (Osmolovski, 1996)

27 Nous avons déjà noté que pour les actionnistes la création artistique a un caractère normatif. Ils ne recherchent donc pas un fondement culturel du soulèvement dans une doctrine qui serait la seule vraie. La force créative de l’art et la liberté d’action n’en sont pas moins importantes pour eux, et les philosophes sont révolutionnaires non pas seulement pour leurs écrits sur la révolution, mais aussi pour leur « marginalité ». Les actionnistes sont plus proches du démocratisme romantique des idées de Schiller à propos de la liberté, qui trouve son origine dans les cercles. Tandis que les bolcheviks sont plus proches du romantisme que l’on trouve dans le « Premier programme de l’idéalisme allemand », qui abolit le jeu libre des possibles au nom de la Raison. C’est à ce renoncement des bolcheviks qu’est liée la réticence de Rancière, qui règne encore chez les critiques d’art, pour toute forme d’art socialement engagé. Cependant, l’actionnisme montre une autre possibilité d’incarnation artistique de la politique.

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28 Ainsi, un parti qui n’existe pas n’est pas un parti aliéné, c’est un parti imaginaire, un désir de révolution réalisé collectivement, mais sans fixation formelle d’un collectif, si ce n’est dans le nom donné aux groupes. La communauté actionniste se situe quelque part entre le « communisme littéraire », à peine perceptible, de J.-L. Nancy, et le communisme ayant une base matérielle du Tikkun4. C’est une communauté d’action, une communauté autosuffisante, un réseau, mais n’allant pas, dans son caractère asocial, jusqu’à devenir une commune.

6. Conclusion

29 Il est temps de faire le bilan des principales caractéristiques du paradigme actionniste de l’insurrection. L’actionnisme reprend les traits essentiels de l’agitation, mais, en polémiquant avec les idéologues révolutionnaires, il définit les caractéristiques d’un nouveau paradigme révolutionnaire. L’action n’affirme pas avec hauteur un certain état des choses et la manière d’en sortir, comme l’agitation bolchévique, mais détruit la hauteur même du « principe abstrait » de pouvoir, en affirmant l’état de liberté des choses et des corps. Le message actionniste est ouvert à l’interprétation et à la participation de chacun. Son message révolutionnaire n’est pas uniquement parole, mais aussi action. Ainsi, sa préparation nécessite non seulement de la lecture, mais aussi l’exercice de l’art de l’asocialité en tant que liberté, car c’est là que l’actionnisme puise ses forces, ses idées et les formes révolutionnaires de la vie. L’action n’appelle pas au soulèvement, mais le réalise au niveau micropolitique. Les actionnistes ne créent pas un réseau d’agitateurs dirigé de manière centralisée, comme les bolcheviks, ils sont eux-mêmes le réseau et s’efforcent d’utiliser les réseaux de communication de masse déjà existants, s’infiltrant en eux comme un virus. Ils se détournent de la société et fondent une communauté, dont les frontières leur sont inconnues, mais qu’ils voient plutôt comme la fraternité mondiale des exclus, qui, une fois en marche, mènerait à la construction d’une société sans homme. L’action incarne l’égalité et ouvre un dialogue libre, l’action est l’insurrection, mais évitant un affrontement direct avec le pouvoir suprême, l’actionnisme est la politique d’une communauté, qui est elle-même l’organisation et le programme de l’actionnisme.

30 Comparées avec les déclarations bolchéviques, celles des actionnistes peuvent sembler à certains n’être qu’attitude, que propos naïfs d’un artiste bohème qui ne connaît pas la réalité de la politique. Toutefois, ce n’est pas totalement vrai. En effet, l’actionnisme d’Osmolovski s’inspire de sa déception à l’égard de la grande politique, à la suite d’une expérience professionnelle de consultant politique. Les actionnistes sont aussi déçus du système artistique, et Brener l’attaque sans cesse. Le fait est plutôt que, pour essayer de changer la société, les actionnistes, à la différence des bolcheviks, se sont appuyés non seulement sur les « classes inférieures », qui se trouvaient dans une situation désespérée et ne connaissaient pas d’autre forme de gouvernement que le tsarisme, mais sur les couches culturelles inspirées par les mouvement collectivistes soviétiques et occidentaux des années 1960, sur les marginaux et les non-conformistes, dont eux- mêmes faisaient partie, sur cette communauté d’individus isolés, laissés pour compte par l’État dans les années 1990, mais qui ont perçu cela non comme une catastrophe, mais comme une chance, une chance de libération.

31 La perturbation de l’ordre dominant, au vu de tout le monde, et la culture de la liberté, dans l’ombre du quotidien, sont la matérialisation actionniste de l’idée romantique de

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« formation esthétique » comme transformation artistique de la société. Toutefois, dans l’actionnisme, le soulèvement n’est pas repoussé à un futur indéfini comme chez Schiller, aucune date ne lui est fixée comme chez les bolcheviks, car il trouve sa place dans le présent, contaminant de sa liberté tout ce qui se trouve autour. La liberté est rendue à l’insurrection elle-même, qui se différencie de la révolution, selon Foucault, par l’impossibilité de prévoir le moment et le lieu de son apparition, ses formes d’action, ses règles d’évolution et les critères de son évaluation. Les actionnistes devaient à la fois reprendre leur élan vers l’inconnu, l’expérience, le plaisir, la liberté, et avoir en même temps, de manière générale, le courage d’assumer leur image de révolutionnaires après les horreurs du stalinisme et la diabolisation de toute révolte qui perdure depuis dans le contexte postsoviétique.

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NOTES

1. Le Monde, 18 octobre 2017, (21 mai 2019). 2. Voir aussi Budrajstkis Ilja (2017), « Toska po gosudarstvu: političeskaâ strategiâ “moskovskogo akcionizma” 1990 godov », Hudožestvennyj žurnal (Moscow Art Magazine), 100, (21 mai 2019). 3. « Je m’intéresse plutôt à une collectivité d’un nouveau genre, qui n’est pas basée sur la violence, par exemple la commune no 1 et la commune no 2 à Berlin-Ouest. » 4. Tikkun Olam : « réparation du monde », conception juive de la justice sociale et de l’action sociale.

RÉSUMÉS

L’article analyse l’actionnisme moscovite des années 1990, dont un des principaux représentants est Anatoli Osmolovski, en le comparant à l’agitprop révolutionnaire des bolcheviks. Les deux mouvements avaient pour but la mise en œuvre de l’idéal romantique de liberté. Mais si les bolcheviks avaient recours à une stratégie verticale, espérant, du haut de l’estrade, soulever les masses pour les guider jusqu’à la révolution, les actionnistes ne séparent pas l’action de la parole, qui est elle-même transgression de l’ordre établi, leur tactique est l’insurrection ponctuelle et isolée, ou reliée de façon éphémère et fragile aux autres activistes, avec lesquels ils forment, non pas un parti, mais une communauté d’artistes libres.

The article analyses Moscow actionism of the 1990s, one of the main representatives of which is Anatoly Osmolovsky, by comparing it with the revolutionary agitprop of the Bolsheviks. Both movements aimed at the implementation of the romantic ideal of freedom. But the Bolsheviks

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used a vertical strategy, hoping from their platform to lift the masses and guide them to revolution, where the actionists do not separate their action from their words, which are themselves a transgression of the established order, their tactic is a punctual and isolated insurrection, or linked one to another in an ephemeral and fragile group to other activists, with whom they form, not a party, but a community of free artists.

В статье анализируется московский акционизм 1990-х годов, одним из главных представителей которого является Анатолий Осмоловский, путем сравнения его с революционной агитацией большевиков. Оба движения были направлены на реализацию романтического идеала свободы. Но если большевики использовали вертикальную стратегию, надеясь с трибуны поднять массы, чтобы привести их к революции, то активисты не отделяют акцию от слова, которое само по себе является нарушением установленного порядка, их тактика — пунктуальное и изолированное восстание, или эфемерно и хрупко связано с другими активистами, с которыми они образуют, не партию, а сообщество свободных художников.

INDEX

Mots-clés : actionnisme moscovite, art politique, art activiste, art contemporain, agitation révolutionnaire, révolution, philosophie, société, théorie politique motsclesru московский акционизм, политическое искусство, активистское искусство, современное искусство, революционная агитация, революция, философия сообщества, политическая теория Keywords : actionism, political art, activist art, contemporary art, revolutionary agitation, revolution, philosophy, society, political theory

AUTEURS

PAVEL MITENKO Pavel Mitenko [Pavel Gueorguievitch Mikitenko], chercheur et actionniste né en 1977, vit à Moscou. Il prépare une thèse sur l’actionnisme moscovite à l’Université académique d’État des sciences humaines de Moscou (ГАУГН) sous la direction de Valery Podoroga. Il est membre du groupe de travail du festival d’art Media-Oudar dont il rédige l’almanach. Il est également membre de la troupe de performances transdisciplinaires « Union des convalescents », qui se situe au croisement de l’art contemporain, de la recherche et de l’activisme, dans le domaine des troubles affectifs et de la neuro-différence. Il a participé au projet du Musée d’art contemporain « Garazh » intitulé « L’arbre de l’art contemporain russe » et à des groupements de recherches indépendantes, tels que les NII-mitingov.

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Appréciation historique et juridique des événements révolutionnaires de 19171 Historical and Legal Assessment of the Revolutionary Events of 1917 Историко-правовая оценка революционных событий 1917 г.

Aleksandra Dorskaïa Traduction : Emmanuelle De Grave (étudiante du master TSM UGA)

1. Introduction

1 La science de nos jours se caractérise par le croisement des concepts, ce qui permet de porter un regard nouveau sur de nombreux questionnements communs et de mieux appréhender certains problèmes scientifiques concrets de manière plus générale. L’un de ces concepts, peu à peu adopté par la jurisprudence, est l’espace socioculturel. Apparue au XIXe siècle dans le domaine de la sociologie, la notion d’« espace socioculturel » est aujourd’hui utilisée en philosophie, en politologie, en culturologie, dans la jurisprudence et dans d’autres sciences.

2 Maurice Halbwachs (1877-1945), élève d’Émile Durkheim, fit une avancée majeure dans l’étude de l’espace socioculturel. Il a non seulement été le premier à montrer que l’espace social et le temps social étaient les caractéristiques les plus importantes de l’espace socioculturel et leur a donné le statut de constructions sociales (Halbwachs, 1925, 1997), mais il a également prouvé par sa vie qu’il est possible de participer individuellement et collectivement à cette construction. Il fut arrêté pour propos contre la politique antisémite de la France occupée et pour aide aux membres de la Résistance, et mourut à Buchenwald, l’un des plus grands camps de concentration nazis.

3 Parmi les juristes, les premiers à s’intéresser à l’espace socioculturel ont été les représentants de l’École historique du droit, qui ont considéré les habitudes et traditions juridiques comme des variables indépendantes. De nos jours, cette notion est

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de plus en plus souvent évoquée par les juristes, mais la construction de l’espace-temps social est l’objet d’étude en particulier des historiens du droit.

4 Il est impossible d’étudier la construction de l’espace socioculturel russe sans évoquer les événements révolutionnaires de 1917, qui peuvent être considérés dans la société russe actuelle comme fondamentaux, et jouant un rôle crucial pour le présent et le futur. Il est indiscutable que la révolution d’Octobre est une ligne de partage, un « traumatisme social ». Cela est lié au fait que, premièrement, cet événement a, d’une manière ou d’une autre, concerné chaque famille et marqué la mémoire de chacun. Deuxièmement, il est associé à une tragédie immense qui a déchiré la société et amené à une guerre civile fratricide, avec les répressions qui ont suivi. Troisièmement, il a eu une incidence importante sur l’image de la Russie dans le monde et sur sa position sur la scène internationale.

5 Ces événements datant de plus d’un siècle restent pourtant d’actualité pour plusieurs raisons.

6 Dans la mesure où l’État russe a subi deux coups d’État au XXe siècle, nous pouvons nous demander si les événements de 1991 étaient la suite logique des révolutions de 1917, ou si d’autres facteurs ont été décisifs.

7 Ces dernières années en Russie, les oppositions se multiplient, et il est important de revenir sur l’expérience acquise pour que tous les camps politiques puissent mesurer les conséquences éventuelles de leurs options.

8 L’idée que les révolutions ne donnent jamais les résultats escomptés est devenue un axiome ; toutefois, la ligne au-delà de laquelle un compromis entre le pouvoir et la société devient impossible est difficile à discerner, c’est pourquoi il faut toujours être à sa recherche, tant en période de prospérité que dans les moments de forte tension.

9 Ces dernières années, le nombre de révolutions dans le monde a fortement augmenté (Printemps arabe, Révolution orange), et le concept d’exportation de la révolution est de nouveau d’actualité.

10 L’objectif de cette étude est d’analyser l’approche historique et juridique actuelle des événements révolutionnaires de 1917 en Russie et d’examiner dans quel cadre juridique normatif s’inscrit la commémoration de la révolution d’Octobre.

2. Méthodologie de l’étude

11 Dans le cadre de cette étude, nous allons nous pencher sur les caractéristiques du droit russe à la veille de 1917 pour comprendre s’il aurait été possible par des moyens légaux d’empêcher, ou au moins de modérer, la vague révolutionnaire.

12 Pour analyser les approches juridiques actuelles des événements révolutionnaires de 1917, il convient d’aborder trois questions importantes : d’un point de vue historique du droit, faut-il distinguer ou réunir les événements révolutionnaires de février et d’octobre 1917 ? Quelle était la légitimité du pouvoir issu des événements révolutionnaires d’octobre ? Quel rôle a joué l’année 1917 dans le développement de l’État et du droit russes ?

13 Il est primordial de s’intéresser à la politique officielle de la mémoire de la révolution d’Octobre en Russie. Nous pouvons suivre la « perception » de cet événement historique

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au cours des dernières décennies en examinant les textes législatifs et normatifs sur la commémoration du 7 novembre.

14 Pour cela, on a eu recours aux outils méthodologiques suivants : 1) la méthode formelle juridique, qui permet d’observer la transformation de l’attitude envers la révolution d’Octobre au niveau officiel ; 2) la méthodologie du droit comparé, qui permet d’obtenir deux plans de coupe : a) le plan diachronique, qui étudie l’expérience juridique de la Russie à la veille et pendant les événements révolutionnaires de 1917, b) le plan synchronique, qui détermine les différentes approches de périodisation de l’histoire de l’État et du droit russes, mais aussi le rôle des révolutions de Février et d’Octobre dans le développement étatico-juridique de la Russie ; 3) la méthode descriptive, qui permet d’étudier les différents avis des plus grands spécialistes de la jurisprudence ayant abordé dans leurs recherches les événements de 1917 ; 4) la méthode statistique, utilisée pour l’analyse de la légitimité du pouvoir issu des révolutions de février et d’octobre 1917.

15 Ceci étant, il faut faire une remarque de principe : un examen juridique des événements révolutionnaires est nécessaire, mais il ne peut être ni « définitif », ni incontestable, ni unique. Comme le remarque Ilya Chestnov, […] force est de constater qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de se limiter à une seule approche, notamment juridique, d’un phénomène ou d’un événement social complexe. Premièrement, à cause de l’impossibilité de prévoir les conséquences à long terme d’un phénomène social plus ou moins complexe, mais aussi d’un possible dysfonctionnement qui peut être dissimulé de manière immanente derrière n’importe quelle fonction. Deuxièmement, à cause de l’impossibilité de tenir compte des différents points de vue moraux, politiques, philosophiques (et juridiques, qui sont toujours liés aux uns et aux autres) des observateurs étudiant le phénomène social en question. (2016)

3. Résultats de l’étude

16 En 1917, les « garde-fous » juridiques n’ont pas fonctionné et le régime de gouvernement de l’État russe a changé deux fois en un an : d’une monarchie dualiste à une république bourgeoise, d’une république bourgeoise à une république socialiste. Nous pouvons donc parler d’une crise du droit.

17 La fin du XIXe et le début du XXe siècle ont été le « siècle d’or » de la pensée juridique en Russie, où de nombreux juristes russes acquéraient une notoriété européenne, et pourtant les signes de crise apparaissaient dans différents domaines.

18 Premièrement, les infractions constantes et arbitraires aux normes de droit en vigueur avaient un effet négatif sur sa crédibilité en tant que régulateur social.

19 Deuxièmement, le pouvoir a adopté une attitude de flatterie envers la partie de la société russe la plus agressive, impliquée dans les activités terroristes.

20 Troisièmement, beaucoup de textes législatifs et normatifs, élaborés pendant des dizaines d’années, ne sont jamais entrés en vigueur (le Code civil, la majeure partie du Code pénal de 1903, etc.).

21 Quatrièmement, l’activité législative de la Douma d’État a connu des échecs. Si la première et la deuxième Douma ont siégé peu de temps, les députés de la troisième Douma, adoptant la tactique de « préservation de la Douma », ont mis tout leur cœur à l’ouvrage, travaillant parfois même les dimanches. Cependant, beaucoup des projets de

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loi adoptés n’ont jamais obtenu le statut de loi, car ils n’ont pas été ratifiés par le Conseil d’État ou l’Empereur.

22 Cinquièmement, pendant la Première Guerre mondiale, la législation sociale, mal conçue, a eu des conséquences désastreuses, entraînant une désertion massive dans les rangs de l’armée russe.

23 Nous pouvons donc dire qu’en 1917, le droit russe était parcouru de tensions destructrices croissantes. Du point de vue juridique, la Russie n’était pas préparée à des événements aussi importants.

24 En ce qui concerne la comparaison des révolutions de Février et d’Octobre d’un point de vue historico-juridique, chacune d’entre elles a été le début d’une nouvelle période de développement, tant pour l’État que pour le droit russe.

25 Si nous appliquons à l’année 1917 les périodisations de l’histoire de l’État et du droit d’avant la révolution, nous obtenons une périodisation : a) en fonction de la capitale : Février n’a pas changé la capitale, mais Octobre a été suivi du transfert du Gouvernement de Petrograd à Moscou ; b) en fonction de la forme du pouvoir : les deux révolutions ont amené à un changement de la forme du pouvoir ; c) en fonction des monarques : la révolution de Février a entraîné le changement des dirigeants politiques, mais ceux-ci avaient un rapport avec la quatrième Douma d’État, nous pouvons donc parler de la légitimité du nouveau pouvoir. Les bolcheviks ont d’abord pris le pouvoir par insurrection, et c’est après, au deuxième Congrès panrusse des soviets, que la question de la légitimité du pouvoir a été posée ; d) en fonction du changement de la réalité et de la pratique quotidienne juridiques : le Gouvernement provisoire s’était appuyé sur l’expérience d’avant la révolution, alors que la réalité juridique avait beaucoup changé, le pouvoir soviétique avait d’emblée pour objectif de complètement changer la réalité, y compris dans le domaine juridique.

26 À l’époque soviétique, les révolutions de Février et d’Octobre étaient considérées, pour des raisons idéologiques, comme des étapes bien distinctes dans l’histoire de l’État et du droit russes.

27 En 2013 est apparue l’idée de concevoir un manuel d’histoire unifié. Lors de son élaboration, le concept de « Grande Révolution russe » a été mis en œuvre, réunissant les révolutions de Février et d’Octobre. Cette idée fut reprise par une partie des historiens et juristes, qui commencèrent à lui donner corps. Par exemple, Boris Mironov estime que les événements de février et d’octobre 1917 constituent deux étapes d’une seule révolution, en rapport avec 1914, où la Russie est entrée dans la Première Guerre mondiale (Mironov, 2013 : 73). Cependant, d’un point de vue juridique, ce n’est pas tout à fait exact, étant donné qu’en février les événements étaient spontanés, alors qu’octobre 1917 c’était la mise en œuvre d’un plan de prise de pouvoir et de changement radical de l’ensemble du système étatique et juridique.

28 Concernant la question de la légitimité du pouvoir, issu des événements révolutionnaires de 1917, il convient de noter qu’aujourd’hui, dans la science historique et juridique, il existe trois approches principales : les événements d’octobre sont considérés soit comme révolutionnaires, sans leur attribuer de statut juridique, soit comme une prise de pouvoir par le biais d’un soulèvement armé, soit comme un coup d’État auquel les bolcheviks ont été contraints, faute de soutien, après l’affaire Kornilov, de la part des mencheviks et des socialistes révolutionnaires pour une passation pacifique du pouvoir aux soviets.

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29 Le 2 mars 1917, Nicolas II signe le manifeste de renoncement au trône, par conséquent le Gouvernement provisoire, créé sur la base d’un Comité provisoire de la Douma d’État, devient complètement légitime. Les bolcheviks ont également pris leurs précautions. Cette situation est décrite de manière détaillée par Egor Trofimov : Au deuxième Congrès panrusse des députés ouvriers et soldats, qui a débuté le 25 octobre, les bolcheviks constituaient le plus grand groupe, sans toutefois disposer de la majorité absolue. Cela devint pour eux un énorme problème politique… Selon les estimations récentes, lors de ce congrès, les bolcheviks avaient obtenu 46 % des voix. Sans une majorité absolue, le POSDR bolchévique, qui comptait sur les soviets pour légaliser sa situation, devait inévitablement se retrouver dans une situation de crise et chercher un compromis avec le centre socialiste et, par son intermédiaire, avec les socialistes de droite. Quelques heures avant l’ouverture du congrès, Lénine a essayé de convaincre les leaders des socialistes révolutionnaires de gauche d’entrer dans le gouvernement soviétique (et, par conséquent, de reconnaître toutes les réalisations des bolcheviks), mais ils ont refusé… Mais alors, en dépit du bon sens, des représentants de socialistes de droite ont pris la parole pour condamner la prise du pouvoir, puis les mencheviks « défenseurs »2, les socialistes révolutionnaires de droite et les bundistes ont quitté le congrès, laissant aux bolcheviks la majorité absolue des voix des délégués présents. (2016 : 81-82)

30 Pour déterminer quelles conséquences a eues l’année 1917 sur le développement de l’État et du droit russes, il est nécessaire de se pencher sur les résultats et les échecs concrets des événements révolutionnaires de février et d’octobre.

31 Parmi les résultats incontestablement positifs de la période allant de février à octobre 1917, on peut citer : 1. La conservation du système étatico-juridique de l’Empire russe et de la Russie républicaine. Il suffit de rappeler que le Gouvernement provisoire a suivi la recommandation de la Conférence juridique et a maintenu en vigueur les actes adoptés avant la révolution par l’Empereur, lorsqu’ils ne contredisaient pas l’ordre nouveau (Platonov, 2009 : 19). Comme le rappelle Oleg Kudinov, « fin septembre-octobre 1917, la Conférence a élaboré le “projet de loi sur l’organisation du pouvoir exécutif provisoire de l’Assemblée constituante”, ainsi que le projet de procédure de promulgation des lois de l’Assemblée constituante. Ce projet est dans la continuité des Lois étatiques fondamentales de l’Empire russe, adoptées en 1906. Ce projet tenait lieu de “petite Constitution” pour le Gouvernement provisoire » (2003 : 223). 2. Le maintien pour la Russie du statut de sujet à part entière du droit international, grâce à la réaffirmation des engagements pris au sein de l’Entente. Il est vrai que cela correspondait peu aux attentes de la société, car la majorité de la population s’opposait déjà catégoriquement à la poursuite de la guerre. 3. L’élaboration d’un nombre assez important de textes normatifs qui devaient contribuer à résoudre par la voie juridique les questions urgentes de l’État et de la société russes. Par exemple, de sérieux changements ont eu lieu dans les domaines sociaux et professionnels, avec la création de bourses de travail, d’organismes de conciliation, avec une protection des travailleurs en cas de maladie, l’interdiction pour les femmes et les enfants de travailler la nuit, des pénalités, etc.

32 Cependant, nombre des réalisations du Gouvernement provisoire étaient soit inopportunes, soit irréfléchies. Si la Déclaration du Gouvernement provisoire sur sa composition et ses objectifs, datée du 3 mars 1917, affirmait le principe d’« amnistie totale et immédiate pour toutes les affaires judiciaires politiques et religieuses, y compris les attaques terroristes, les soulèvements militaires et les crimes agraires, etc.3 », ce qui était légitime et largement soutenu par la population, en revanche, l’amnistie

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de droit commun qui a suivi, le 17 mars 1917, qui a certes été adoptée dans un contexte de « pogrom des prisons tsaristes par la population révoltée, de chasse aux gardiens, d’évasions massives de criminels, et d’une exigence d’une extension de l’amnistie à cette catégorie de prisonniers » (Naumov, 2007 : 19), a, quant à elle, fortement aggravé la criminalité locale. Plus important encore, entre février et octobre 1917, le Gouvernement provisoire et le Soviet des députés ouvriers et des délégués des soldats de Petrograd non seulement n’ont pas été en mesure d’obtenir la paix sociale, mais en étaient même encore très loin, ce qui a provoqué une nouvelle aggravation de la situation.

33 Les événements révolutionnaires d’octobre 1917 ont effectivement influencé profondément l’histoire mondiale du XXe siècle, avec la création d’un système étatique et juridique totalement inédit. La révolution d’Octobre a fracturé le monde en deux systèmes : le capitalisme et le socialisme, qui tout en se combattant à mort, s’influençaient mutuellement. La théorie de la convergence, dont les prémices ont été énoncées dès les années 1950, dans l’ensemble s’est vérifiée. Dans l’État soviétique, de nombreux droits et libertés sociaux et économiques ont été mis en œuvre (Berezko, 2016a ; Berezko, 2016b), tels que la journée de travail de 8 heures, le droit aux congés, le congé maternité, le droit à l’éducation gratuite et aux soins médicaux. Grâce à la révolution d’Octobre, des pays comme la Finlande, la Pologne, les pays baltes et autres ont accédé à l’indépendance. Cependant, les événements révolutionnaires d’octobre 1917 ont non seulement plongé le pays dans une situation économique effroyable jusqu’au milieu des années 1920, mais ont aussi provoqué une guerre civile à grande échelle, qui fut l’une des plus grandes tragédies de l’histoire de la Russie du XXe siècle. Le pays a perdu pour de longues années son statut mondial de grande puissance, et ce n’est que pendant la Seconde Guerre mondiale que le pouvoir soviétique a acquis définitivement sa légitimité, car même ceux qui ne soutenaient pas le régime bolchévique se rallièrent pour défendre le pays.

34 Dans une approche historico-juridique de la révolution d’Octobre, il est impossible de ne pas évoquer les « représentations » de cet événement historique durant ces dernières décennies dans les textes législatifs et normatifs sur la commémoration du 7 novembre.

35 Comme on le sait, pendant la période soviétique et les premières années suivant la chute de l’URSS, au mois de novembre on fêtait le jour de la révolution socialiste d’Octobre. Il a été célébré pour la première fois en 1918, et est devenu jour férié en 19274. Cependant, en vertu de la loi fédérale du 13 mars 1995 no 32-F3 « sur les journées de gloire militaire et les jours de mémoire en Russie », le 7 novembre est devenu officiellement le jour de la parade militaire sur la place Rouge de Moscou marquant le 24e anniversaire de la révolution d’Octobre (en 1941)5.

36 Le 7 novembre 1996, le président de la fédération de Russie Boris Eltsine a promulgué un décret qui indique que « la révolution d’octobre 1917 a profondément influencé le destin de notre pays ». Malgré cette appréciation neutre des événements révolutionnaires de 1917, l’objectif de ce décret était clair : pour lutter contre l’opposition et afin d’unir et de consolider la société russe, la fête du 7 novembre est devenue celle de la concorde et de la réconciliation, et l’année 1997, en tant que 80e anniversaire de la révolution d’Octobre6, est devenue l’année de la concorde et de la réconciliation. Ce faisant, les organes du pouvoir public des sujets de la fédération de Russie et les organes des autorités locales ont été sommés de prendre avant

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novembre 1997 des mesures pour restaurer les monuments dédiés aux victimes de la révolution, de la guerre civile et des répressions politiques, toutes appartenances politiques confondues. Le 7 novembre, des décorations de mérite ont été décernées pour contribution à la concorde civile, interethnique et religieuse, et pour résolution pacifique des conflits politiques, interethniques et religieux.

37 Le 9 décembre 2004, le président de la fédération de Russie Vladimir Poutine a signé l’amendement de l’article 1 de la loi fédérale « sur les journées de gloire militaire (journées de victoire) de la Russie ». Les termes de la loi fédérale du 13 mars 1995 relatifs à la célébration du 7 novembre ont été conservés, mais un nouveau jour férié a été introduit : le 4 novembre, jour de l’union du peuple7. Ainsi, l’accent n’est plus mis sur les événements révolutionnaires de 1917, dont le résultat avait divisé la société et amené à une guerre civile, mais sur les événements de 1612, lorsque l’union de différentes forces sociales, qui semblaient séparées par des cloisons de classe infranchissables, a abouti à l’expulsion de la garnison polonaise du Kremlin de Moscou et à la libération du pays de ses envahisseurs.

38 Le 29 décembre 2004, l’article 112 du Code du travail de la fédération de Russie a été amendé pour que le 7 novembre cesse d’être un jour férié non ouvré8.

39 Malgré ce changement de statut du jour de la révolution d’Octobre, le 19 décembre 2016, le président russe signe l’Ordonnance sur les préparatifs de la commémoration du centenaire de la révolution de 1917 en Russie9, par laquelle l’organisation de l’événement est confiée à l’association « La société d’histoire russe ».

40 L’une des propositions, reprise par différentes forces politiques, était de proclamer une amnistie. Depuis 1994, il y a eu 19 amnisties, dont celle des 20 ans de l’adoption de la Constitution russe, et le projet de déclaration d’amnistie a été présenté à la Douma d’État en octobre 2017. Cependant, la décision à ce sujet n’a pas encore été prise [à l’heure où l’auteur écrit ces lignes].

4. Conclusion et discussion

41 La révolution d’Octobre est l’un des événements les plus importants de la construction de l’espace socioculturel de l’État et de la société russes contemporains. La période soviétique demeure un paramètre temporel important, auquel on confronte tels ou tels événements. Les changements induits dans la dimension spatiale jouent encore un rôle déterminant tant au niveau de l’État qu’au niveau de l’individu.

42 Les approches historico-juridiques actuelles des événements révolutionnaires de 1917 sont extrêmement variées.

43 Le mouvement de « régression » vers la révolution s’est produit non seulement dans le contexte de Première Guerre mondiale, mais également dans celui d’une montée des crises dans tous les domaines de la vie, y compris juridique. Le scepticisme quant à la possibilité de résoudre les questions cruciales par des moyens juridiques a eu son importance dans le passage à des mesures radicales, dont aucune des parties ne pouvait prévoir les conséquences.

44 Si, d’un point de vue historique, Février et Octobre peuvent être réunis dans un seul et même épisode révolutionnaire de l’histoire russe, d’un point de vue juridique les périodes entre février et octobre, et suivant octobre 1917, sont radicalement différentes : par la forme du pouvoir, le changement de l’organisation de l’État et du

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territoire, la conservation ou non de la tradition juridique, et de manière générale, par l’approche du droit.

45 La période soviétique de l’histoire russe est l’une des plus contradictoires. D’un côté, le droit ne constituait pas le principal régulateur social, remplacé à bien des égards par les considérations idéologiques ou simplement par la répression. D’un autre côté, des progrès indéniables ont été obtenus dans l’élaboration et la mise en œuvre des droits sociaux et des libertés aux niveaux constitutionnel et juridique international, une nouvelle étape a été franchie pour le droit du travail, etc.

46 Lorsque l’État russe contemporain a voulu définir sa position officielle par rapport à la révolution d’octobre 1917, il s’est heurté au caractère profondément traumatisant de cet événement : d’un côté, les conséquences négatives des changements radicaux du système étatique ayant causé une guerre civile fratricide, la division de la société, la destruction de l’économie, l’émigration d’une grande partie des intellectuels, une période d’isolement international, etc. ; de l’autre, l’impossibilité d’ignorer le rôle immense de la révolution dans l’histoire de la Russie et de sa société. La solution à ces contradictions a été de détourner l’attention sur d’autres événements, ceux où l’union de la société permit de conserver l’indépendance de l’État russe, au début du XVIIe siècle, et de surmonter l’une des crises les plus terribles et dévastatrices de toute l’histoire de la Russie.

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NOTES

1. Étude effectuée avec le soutien financier de la Fondation russe pour la recherche fondamentale, dans le cadre du projet scientifique no 18-011-01233 « Le facteur juridique dans la dynamique du trauma social : l’expérience russe ». With the financial support of the Russian Foundation for Basic Research, within the framework of scientific project no. 18-011-01233 “The legal factor in the dynamics of social trauma: the Russian experience”. Исследование выполнено при финансовой поддержке Российского фонда фундаментальных исследований (Russian Foundation for Basic Research) в рамках научного проекта н. 18-011-01233 «Правовой фактор в динамике социальной травмы: российский опыт» (The legal factor in the dynamics of social trauma: the Russian experience). 2. Les mencheviks « défenseurs » étaient pour la poursuite de la guerre (comme Plekhanov). 3. Deklaraciâ Vremennogo pravitel’stva o ego sostave i zadačah ot 3 marta 1917 g., (7 novembre 2017). 4. « Den’ Oktâbr’skoj revolûcii 1917 g. », < http://ria.ru/spravka/20171107/[…]> (7 novembre 2017). 5. Federal’nyj zakon ot 13.03.1995 g. no 32-FZ « O dnâh voinskoj slavy i pamâtnyh datah Rossii », Rossijskaâ gazeta, 15.03.1995, no 52. 6. Ukaz Prezidenta Rossijskoj Federacii ot 07.11.1996 g. n o 1537 « O dne soglasiâ i primireniâ », Rossijskaâ gazeta, 10.11.1996, no 214. 7. Federal’nyj zakon ot 29.12.2004 g. n o 200-FZ « O vnesenii izmenenij v stat’û 1 Federal’nogo zakona “O dnjah voinskoj slavy (pobednyh dnâh) Rossii” », Rossijskaâ gazeta, 31.12.2004, no 292. 8. Trudovoj kodeks Rossijskoj Federacii ot 30.12.2001 g. no 197-FZ (red. ot 29.12.2004 g.), (7 novembre 2017). 9. « Rasporâženie Prezidenta Rossijskoj Federacii ot 19.12.2016 g. O podgotovke i provedenii meropriâtij, posvâŝënnyh 100-letiju revoljucii 1917 goda v Rossii », Oficial’nyj sajt Prezidenta Rossijskoj Federacii, (7 novembre 2017).

RÉSUMÉS

L’article étudie les appréciations historiques et juridiques actuelles des événements révolutionnaires de 1917 en Russie. Il montre que la vague révolutionnaire a surgi sur fond non seulement de victoires et de défaites au front de la Première Guerre mondiale, mais aussi de crise juridique. Il aborde le rapport entre les révolutions de février et d’octobre 1917 du point de vue de leurs conséquences juridiques, la légitimité du pouvoir du Gouvernement provisoire et des bolcheviks, et la signification des événements révolutionnaires du point de vue juridique. Il examine le positionnement officiel d’aujourd’hui par rapport à la mémoire d’Octobre 1917 à travers les actes normatifs et juridiques.

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The article examines current historical and legal assessments of the revolutionary events of 1917 in Russia. It shows that the revolutionary wave emerged against a backdrop of not only victories and defeats on the First World War front, but also a legal crisis. It addresses the relationship between the February and October 1917 revolutions from the point of view of their legal consequences, the legitimacy of the power of the Provisional Government and the Bolsheviks, and the significance of revolutionary events from the legal point of view. It examines today’s official position in relation to the memory of October 1917 through normative and legal acts.

В статье рассматриваются современные историко-правовые оценки революционных событий в России 1917 г. Показано, что революционная волна возникла на фоне не только побед и поражений на фронтах Первой мировой войны, но и правового кризиса. Рассмотрены такие вопросы как соотношение февральских и октябрьский событий 1917 г. с точки зрения их юридических последствий, легитимность власти Временного Правительства и большевиков, значение революционных событий с правовой точки зрения. Раскрывается современная официальная позиция относительно памяти об Октябре 1917 г., проявляющаяся в нормативно-правовых актах.

INDEX motsclesru Октябрьская революция, Февральская революция, социокультурное пространство, социальная травма, периодизация истории государства и права, легитимность власти Keywords : October Revolution, February Revolution, socio-cultural space, social trauma, periodization of the history of the State and the law, legitimacy of power Mots-clés : révolution d’Octobre, révolution de Février, espace socioculturel, traumatisme social, périodisation de l’histoire de l’État et du droit, légitimité du pouvoir

AUTEURS

ALEKSANDRA DORSKAÏA Professeur en sciences juridiques, Université Herzen, Saint-Pétersbourg (Russie)

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Un jeu des possibles en 1917 ? A Set of Possibilities in 1917?

Tamara Kondratieva

1. Introduction

1 Partant de la glasnost’ deux histoires d’Octobre s’écrivent en concurrence. Des publicistes et des amateurs s’adonnent rapidement et frénétiquement à des révélations sur l’exécution de la famille du tsar, « l’or allemand », la monstruosité de Lénine-espion allemand, la terreur rouge, la trahison des ouvriers et des paysans, etc. Suite à la levée de tous les précédents tabous, la révolution d’Octobre est alors délégitimée et ses héros discrédités. Ces usages publics de l’histoire transforment les mythes soviétiques positifs en mythes postsoviétiques négatifs, paraphrasant dans la plupart des cas l’historiographie de l’émigration russe des années 1920-1930. Un flot d’ouvrages auparavant interdits favorise un détour des « révisionnistes » et une tendance, parmi les historiens russes, à faire rebondir la conception libérale et totalitaire occidentale.

2 Dans le même temps, mais avec un moindre écho, une révision de l’histoire idéologisée d’Octobre déjà entamée en Occident par les « révisionnistes » perce en URSS sous le signe d’un retour à la « vérité ». Un accès plus facile aux archives permet aux chercheurs, parfois dans le cadre de projets internationaux, de traiter les documents avec de nouvelles approches et positions épistémologiques, donnant ainsi lieu à un renouveau historiographique.

3 Cet article s’intéresse particulièrement à la situation dans laquelle la question des alternatives au bolchévisme est alors soulevée. Signe d’une révision de l’histoire longtemps falsifiée, cette question anime aussi les débats politiques du moment qui exigent de faire un choix. Débattre autour des alternatives non réalisées en 1917 implique pour beaucoup de Soviétiques des réflexions plus générales sur leur histoire et sur le tournant que celle-ci doit prendre à la suite de la perestroïka. La publication par P. Volobouev (1987) de son livre sur le choix des voies de développement donne, dès 1987, une nouvelle orientation méthodologique aux historiens. Contrairement aux

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dogmes du Précis d’histoire du parti, ils posent des questions sur l’existence des autres issues pour les trois révolutions russes.

4 Ce débat ouvert par les historiens s’amplifie grâce à une nouvelle presse lancée par le Comité central cherchant à renforcer ses positions idéologiques fragilisées. La pratique des tables rondes réunissant spécialistes, représentants de l’appareil du parti et de l’intelligentsia est une autre façon de maîtriser l’histoire partant à la dérive sous les coups de la mémoire collective. C’est la revue Dialog, crée par le Comité central en 1990 et destinée à un public large qui diffuse l’entretien entre V. Melnitchenko, docteur en histoire et responsable du secteur idéologique du Comité central du PCUS et deux spécialistes de la révolution d’Octobre, l’académicien P. Volobouev, et le membre- correspondant de l’Académie des sciences, J. Poliakov sous le titre Octobre 1917 : le plus grand événement du XXe siècle ou une catastrophe sociale ? En 1991, la maison d’édition du parti Politizdat publie sous le même titre un recueil d’articles sous la direction de P. Volobouev. Pareille interrogation aurait été impensable quelques années auparavant, tant la révolution d’Octobre avait été l’objet de sacralisation depuis soixante-dix ans.

5 P. Volobouev réunit des articles parus dans la presse en 1989-1990. Parmi les auteurs russes (V. Bouldakov, A. Boutenko, G. Ioffé, V. Startsev, V. Loguinov et G. Sobolev) figurent des étrangers (J. Ellenstein, A. Rabinovitch, F. Moutchi) et deux historiens de la première émigration, P. Milioukov et S. Melgounov. L’épigraphe est de E. Carr. Concevoir ainsi un recueil est une façon de revendiquer le principe du pluralisme scientifique face au phénomène du remplacement hâtif et « incompétent » d’un monopole mythologique par un autre. Chacun des auteurs, conscient de la nécessité de réécrire l’histoire révolutionnaire, contribue à détruire le schéma stalinien et apporte ses réponses à tous ceux qui « par ignorance » se laissent guider par des ressentiments envers les révolutionnaires. La révolution d’Octobre s’en sort rétablie dans son statut d’un des plus grands événements du XXe siècle et l’interrogation sur la « catastrophe sociale » est levée grâce à l’inscription des révolutions russes dans le contexte mondial du début du XXe siècle.

6 Il ressort du recueil que des études historiques (marxistes comme non marxistes) montrent la révolution comme étant riche d’enseignements à l’heure de la perestroïka. En effet, savoir, au début des années 1990, que le processus historique n’est pas déterminé mais laisse un choix des possibles signifie un encouragement à l’action politique. De ce point de vue, une phrase timidement (ou prudemment ?) entre parenthèses de P. Volobouev aurait dû sonner alors comme une révélation épistémologique : « Il est généralement admis et même incontestable que dans la situation actuelle de notre pays il n’y a pas d’alternative à la perestroïka. Or, cela ne signifie pas que dans la réalité il n’existe pas d’autres variantes de développement. » (Volobuev, 1991 : 141) L’analyse de l’article de P. Volobouev « Y avait-il une alternative ? » ainsi que celle de l’ensemble du discours historiographique à ce sujet pointe là où la vie politique du pays fait mal : toutes les alternatives démocratiques apparaissent soit comme non réalisées, soit comme non réalisables. Bien qu’animé par le parti et les académiciens de son establishment et lancé à un moment fort opportun, l’intérêt à un jeu des possibles en 1917, semble remarquable par la pertinence du « pourquoi ? ».

7 Chronologiquement, ce questionnement se concentre entre 1987 et 1994 quand il participe activement à la déconstruction de la vulgate marxiste-léniniste des formations socio-économiques ainsi que de la conception libérale et totalitaire de la

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révolution. Mais, historiquement, ce cadre est plus large et nécessite des explications sur l’avant et l’après épisode où l’intérêt pour une autre issue de la révolution russe eut des effets sur le réel des transformations initiées par Gorbatchev.

2. Avant. Les révisionnistes

8 Quelques premiers signes de réflexion sur la conception sacro-sacrée d’Octobre datent des années 1960-1970. Suite à la première déstalinisation, une nouvelle direction de recherches (novoe napravlenie) se profile alors avec une série de travaux consacrés au capitalisme en Russie (P. Volobouev, K. Tarnovski, I. Gindine, V. Danilov, A. Avrekh, A. Anfimov, P. Galouzo). Sans rompre explicitement avec la théorie de l’impérialisme de Lénine, ces auteurs se permettent d’intégrer dans leurs livres ou articles des documents qui interrogent sur le degré de développement du capitalisme avant la révolution. Alors, au lieu des industries monopolistes et des banques puissantes, apparaît une multitude d’ordres économiques (mnogoukladnost’) parmi lesquels le capitalisme n’est pas dominant (Tarnovskij, 1972). Ce qui pose, certes implicitement, la question de l’alternative réformiste et incite à une nouvelle lecture de Lénine (novoe pročtenie). Elle tente en particulier M. Gefter au sujet des rapports entre le populisme et le léninisme vus jusque-là exclusivement sous l’angle de la rupture : les populistes petits bourgeois n’auraient rien en commun avec le leader du prolétariat (Gefter, 1969a). Gefter ose une lecture du jeune Lénine qui fait entrevoir une complexité (ou proximité) inattendue entre deux courants de pensée et deux pratiques révolutionnaires. À la tête d’un groupe de chercheurs (sektor) à l’Institut d’histoire universelle, il met à l’étude le problème des variantes en histoire (aujourd’hui, on dirait des alternatives) en ébranlant ainsi les certitudes du matérialisme historique (Gefter, 1969b).

9 À l’Institut d’histoire de Leningrad, un autre groupe d’historiens renouvelle la recherche sur la révolution d’Octobre. Le cadre conceptuel reste le même : Lénine a toujours raison dans les discussions avec ses adversaires, mais la description bien documentée de ces mêmes discussions fait connaître aux lecteurs les points de vue et les arguments des proscrits tels Zinoviev, Kamenev, Trotski (Startsev, 1965 ; Znamenski, 1964 ; Tokarev, 1967).

10 En outre, dans ces années, l’histoire des autres partis socialistes attire l’attention particulière des chercheurs. Ils les sortent de l’oubli bien qu’ils le fassent sous des titres conventionnels : L’effondrement du parti SR de gauche (Gusev, 1963) ; La banqueroute des partis petits-bourgeois en URSS (Gusev, 1966) ; L’effondrement des gouvernements SR (Garmiza, 1970) ; La chute des partis non prolétariens (Spirin, 1977).

11 Cependant, les réflexions hors norme que se permettent ces chercheurs sont vite désapprouvées. Les vigiles de la conception inébranlable y repèrent une hérésie : si le capitalisme n’était pas bien développé, la révolution n’aurait pas pu être socialiste ? Si on laisse entendre qu’il y avait de la spontanéité dans le déroulement de la révolution, on met en doute le rôle du parti et on suppose que du côté des autres partis socialistes il y avait des alternatives pour le développement de la société ? Inacceptable. Aux yeux des bureaucrates du parti, ces travaux passent pour « révisionnistes ». Ce terme figure clairement dans une lettre adressée au Comité central par sept membres-zélateurs de l’Institut d’histoire universelle. Ce courant historiographique est réprimé en 19721.

12 De l’autre côté du rideau de fer où règnent des conceptions conservatrice, libérale et totalitaire diamétralement opposées à la conception marxiste-léniniste, il y a une

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révision plus ouverte et plus approfondie. Elle se manifeste dans un contexte politique plus favorable à la recherche et aux échanges intellectuels. J’entends par là, la Détente, la crise du mouvement ouvrier et communiste à travers le monde, et un facteur plus important encore, le changement des paradigmes en sciences sociales : Bourdieu, Foucault, Barthes en Europe et le Linguistic Turn outre-Atlantique, qui initient la déconstruction du discours.

13 C’est dans ce contexte que le monde universitaire anglo-saxon réagit en premier quant au sujet des révolutions russes. C’est Leopold Haimson qui se distingue en tant que père fondateur d’un nouveau courant de pensée. Dans son article « The Problem of Social Stability in Urban Russia, 1905–1917 » (Slavic Review, 1964, no 23 et 1965, no 24), il révise les prémisses de la révolution et arrive à la conclusion que les événements d’Octobre ne se réduisent pas à un coup d’État. La révolution est un phénomène social, non un enchaînement des hasards : la révolution de 1917 fut inévitable, tout comme ses issues imprévisibles. Il lance ainsi un défi à la conception libérale dominante et optimiste au sujet d’un réformisme possible, mais non réalisé. Il innove dans l’étude de la société comme autonome du pouvoir politique et des contraintes économiques et c’est tout un courant historiographique dit « révisionniste » qui le suit.

14 Les révisionnistes de la « première génération » s’attaquent à la théorie totalitaire appliquée à l’histoire soviétique. Les historiens qui traitent directement de la révolution ou des révolutionnaires (M. Fainsod, E. Carr, I. Deutscher, S. Cohen, A. Robinowitch) sont de ce fait plutôt novateurs en histoire politique.

15 C’est la deuxième génération de spécialistes guidée par S. Fitzpatrick qui, dans les années 1980, produit le plus sur l’histoire sociale de la révolution. Elle porte son attention sur les processus de radicalisation des masses et approfondit, par cette approche, l’analyse de la classe ouvrière, de la paysannerie et des prémisses de la révolution d’Octobre (S. Smith, A. N. Wildman, O. Figes)2.

16 En France où la conception libérale et totalitaire a beaucoup moins de prise sur le monde universitaire qu’en Amérique, c’est La révolution de 1917 de Marc Ferro parue en 1967-1976 qui propose une histoire révisée. Selon lui, l’insurrection d’Octobre ne se réduit pas au coup d’État bolchévique, car elle s’inscrit dans un mouvement révolutionnaire et populaire très large ; elle n’est « ni fruit d’une nécessité historique, ni accident dû à la guerre et la défaite ». Il fait découvrir la spontanéité des masses et leur radicalisation, de février à octobre 1917, auparavant supposées sous le contrôle du parti bolchévique. En présentant les aspirations de la classe ouvrière, de la paysannerie, des soldats et des allogènes, Marc Ferro réoriente le regard, délaissant les grands personnages du parti bolchévique pour se tourner vers le comportement des hommes ordinaires. De plus, en utilisant les matériaux audiovisuels, il inaugure une toute nouvelle direction de recherche : le cinéma comme source de l’histoire.

17 Vers la fin des années 1980, les travaux des révisionnistes gagnent en prestige auprès des universités de plusieurs pays. Des historiens soviétiques eux-mêmes expriment leur intérêt pour certains de ces travaux qui renouvellent leur questionnement (Ioffe, Buldakov). On peut ainsi penser qu’avant la décomposition du camp socialiste et la désagrégation de l’URSS, la bipolarité conceptuelle des révolutions russes était prête à voler en éclat, à l’image du monde bipolaire. La fin de la guerre idéologique crée une atmosphère favorable à des recherches sans contraintes.

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3. 1987-1994. Le pic des débats

18 Mais les recherches ne suivent pas un chemin tranquille. Vient la pérestroïka. Gorbatchev est le premier à semer la confusion dans la tête des Soviétiques, comme chez toute une armée de propagandistes du parti et d’historiens : il ne cesse de répéter que la pérestroïka est une suite de la révolution d’Octobre. Que veut-il dire par là ? Que le socialisme n’a pas été construit ? Que les réformes signifient le retour à la NEP ? Qu’il y avait un jeu des possibles en 1917 resté insoupçonné ?

19 L’aperçu historiographique présenté ci-dessus ne concernait qu’un petit nombre d’historiens soviétiques tandis que la majorité restait enfermée dans le schématisme stalinien. À l’arrivée de la perestroïka, la situation change, les efforts de révision s’amplifient et cette fois, particulièrement autour des alternatives aux choix faits par les bolcheviks3.

20 Dans le domaine politique, c’est la question du caractère inévitable de l’insurrection armée et de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » en 1917 qui anime les débats. P. Volobouev, V. Bouldakov et plusieurs autres argumentent en faveur d’une possibilité réelle de résoudre la question du pouvoir sans insurrection et sans dictature : un accord entre les partis socialistes aurait pu réussir, ou un gouvernement des soviets aurait pu avoir sa chance (Volobuev & Buldakov, 1996). Certains historiens voient les possibilités d’une issue démocratique en rapport avec l’Assemblée constituante ou la victoire des SR (Protasov & Miller, 1993). D’autres, soucieux de comprendre les raisons de ce fiasco, passent au crible les erreurs du Gouvernement provisoire et des constitutionnels-démocrates (Starcev, 1989 ; Ioffe, 1995). L’histoire des partis démocratiques en 1917 semble alors offrir une moisson d’enseignements quant au changement de régime entamé sous Gorbatchev.

21 Dans le domaine économique, les possibilités réformistes d’avant 1917 sont moins discutées. C’est la NEP qui semble être une expérience à réétudier pour mieux gérer le passage à l’économie de marché prônée par les réformateurs de la perestroïka (Dmitrenko, 1994). Les historiens, ainsi que l’opinion publique, attribuent donc aux situations révolutionnaires et postrévolutionnaires des années 1920 le statut d’un point de départ raté qui vaudrait la peine d’être réexaminé à fond.

22 Un autre courant se disant « démocrate », représenté moins par les historiens- spécialistes que par l’intelligentsia active depuis les années 1960, et de ce fait plus influent, se penche aussi sur le « pourquoi ? » mais en privilégiant plus nettement des approches inspirées par le changement des paradigmes en sciences sociales. J. Afanasiev, un des chefs de file de ce courant, appelle à aller jusqu’au bout dans la révision de l’ancienne conception de la révolution. Ce n’est qu’en la rejetant qu’on peut renouveler les questions à poser au passé. Pour lui, vue de la hauteur des sciences sociales de la fin du XXe siècle, l’idée du peuple-victime des tyrans, cultivée dans l’espace public, ne résiste pas aux critiques. Afanasiev est le premier à soulever publiquement la question de la responsabilité du peuple pour son passé politique et historique (Afanasiev, 1989, 1991, 1993)4. L’histoire peu connue des masses prises dans le tourbillon révolutionnaire attire l’attention des chercheurs sur les témoignages et les mémoires, éveillant ainsi l’intérêt du large public pour les péripéties des vies ordinaires.

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23 Pendant quelques années, la question de l’alternative au bolchévisme est vivement discutée dans la presse et autour de nombreuses tables rondes. Mais tout compte fait, il s’agit, dans une large mesure, d’une reprise des discussions menées dans les années 1920 et 1930 parmi les émigrés.

24 Pourquoi l’alternative réformiste a-t-elle été condamnée ? Pourquoi les partis démocratiques ont-ils échoué face une dictature de type jacobine ? Pourquoi l’Assemblée constituante a-t-elle échoué ? Y avait-t-il une possibilité d’un gouvernement démocratique après le 25 octobre ? À quel obstacle s’est heurtée l’alternative socialiste des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche ? À une radicalisation des masses comparable à celle qu’a connu la France, ou à la smuta (révolte insensée et impitoyable) à la russe ? La NEP était-elle une alternative thermidorienne ou socialiste ? Enfin, la révolution était-elle socialiste ? Prolétarienne ? Ou plutôt jacobine et prolétarienne ?

25 Au cours de ces débats, la plupart des participants soviétiques accèdent et s’intéressent pour la première fois aux écrits des penseurs russes chassés par la révolution à l’étranger. Ils découvrent la parole des proscrits socio-démocrates mencheviks, des socialistes-révolutionnaires, des constitutionnels démocrates et de tant d’autres inconnus ou oubliés, grâce à la frénésie éditorialiste des maisons d’édition anciennes, comme nouvelles. L’héritage intellectuel de la première émigration acquiert alors une valeur surprenante pour la fin du XXe siècle. Certaines analyses des années 1920 et 1930 semblent clairvoyantes et incitent à les récupérer ou à les suivre. C’est le cas des smenovekhovtsy5 et des eurasistes. Par contre, la diffusion des connaissances des textes originaux écrits par les révolutionnaires de toute obédience, ainsi que le flot d’information ou de désinformation les concernant, détournent rapidement la société des alternatives socialistes et démocratiques. L’intérêt pour l’alternative boukharinienne cède vite la place à celui pour la sagesse d’État de Stolypine.

26 Après l’interdiction du parti et la désagrégation de l’URSS, un large public prête l’oreille à tous ceux qui mettent la tragédie révolutionnaire sur le compte des conspirateurs pro-anglais ou pro-allemands et par ricochet, les misères et les humiliations causées par la « thérapie de choc » de Egor Gajdar sur le compte des Européens malveillants.

4. Après. La conception unique de la Grande révolution russe

27 Quelle construction de la mémoire collective ressurgit alors de l’onde de choc de la perestroïka ? Les efforts de réflexion collective (osmyslenie) sur l’échec du socialisme démocratique prôné à l’époque révolutionnaire s’épuisent. Et cela pour plusieurs raisons.

28 Discréditée, la poignée d’historiens animés par ce sujet n’est plus suivie, après l’interdiction du parti communiste qui les avait soutenus. Les ex-Soviétiques, effrayés par les révélations sur la terreur stalinienne, assimilent tous les malheurs postérieurs avec la révolution. La terreur rouge semble plus sanglante que celle perpétrée par les blancs. Les socialistes d’autrefois (mencheviks, SR, anarchistes) apparentés aux bolcheviks sont pris en haine. Sur le fond tragique de la guerre civile, le passé tsariste se dessine en rose.

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29 Au bout de quelques années, l’intérêt réflexif de la population pour son passé faiblit. Les émotions nostalgiques pour « la Russie perdue », tsariste, ou soviétique, ou les deux, agitent le corps collectif6. Un certain nombre d’historiens répondent aux attentes nostalgiques qui gagnent les Russes en reproduisant plus ou moins la polarisation classique autour des conceptions déjà rodées de la révolution. La conception libérale et totalitaire de R. Pipes, réaffirmée dans sa nouvelle édition, attire plus d’adeptes que les révisions savantes ou les réflexions des démocrates.

30 Enfin, une autre raison, celle qui se montre la plus forte, se fait sentir après « l’insurrection » d’octobre 1993 ou le « coup d’État d’Eltsine », comme on l’appelle maintenant. C’est, on peut dire, la raison d’État : j’entends par là une de ses premières manifestations, à savoir la Conférence du 5 novembre 1994 (Oktjabr’ 1917, 1995).

31 C’est l’Administration du président Eltsine qui a pris l’initiative de réunir des historiens, des représentants de régions, et de différentes branches scientifiques, et même des hommes d’affaires, autrement dit un large public (obščestvennost’). Le discours de Sergueï Filatov, chef de l’Administration du président a donné le ton : selon sa définition, la révolution fut « l’événement le plus tragique de l’histoire millénaire de la Russie », « un coup d’État qui a permis à un petit groupuscule de la gauche radicale d’usurper le pouvoir », elle fut une affaire de « démons » à la Dostoïevski.

32 La révolution est à condamner, à oublier comme une catastrophe et une erreur, son expérience est à exclure des débats publics. Une page d’histoire à tourner. Cette conférence passe dans l’opinion des historiens pour celle qui donne les directives (ustanovočnaja).

33 Depuis, la construction de la mémoire collective autour des révolutions russes et d’autres à travers le monde, y compris les « révolutions de couleur », est entre les mains de ceux qui s’occupent de l’histoire publique. Il faut entendre par là une production massive de films historiques et documentaires, d’émissions télé, de romans historiques, de pièces de théâtre, de sites Internet, de revues et livres de vulgarisation, etc. Sans doute, cette production est-elle soutenue par des historiens professionnels institutionnellement bien établis qui trouvent l’approbation et le financement du gouvernement au détriment d’autres groupes d’historiens et de citoyens, qui tiennent à dépolitiser l’histoire mais qui ont du mal à se faire entendre.

34 Le président Poutine veut aussi, à sa façon, dépolitiser l’histoire. Face à la division de la société au sujet du centenaire de la révolution, il a fini, très tardivement, le 19 décembre 2016, par donner le feu vert aux préparatifs en suggérant de « respecter cet événement historique et de le traiter exclusivement comme tel, sans politiser le thème ». Pour exécuter son ordre, le 23 janvier 2017, un Comité d’organisation de la commémoration du centenaire a été constitué.

35 Quel dispositif le Comité a-t-il mis à l’œuvre ? Premièrement, « consolider la communauté des historiens autour d’une conception unique et objective de l’événement » (l’histoire n’est-elle pas un débat permanent ?) ; deuxièmement, faire connaître cette conception auprès des universités, musées, bibliothèques et autres organismes culturels qui préparent des manifestations commémoratives dans le pays (n’est-ce pas une directive politisée ?).

36 Du point de vue épistémologique, le travail du Comité rappelle le Premier congrès des historiens-marxistes, en décembre 1928, dont la tâche consistait aussi à élaborer une seule et unique conception de la révolution de 1917, ainsi que de toute l’histoire

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mondiale. Sauf qu’à l’époque cette approche correspondait au positivisme ambiant, tandis qu’aujourd’hui elle ne tient compte ni de la reconnaissance a priori du jeu des possibles en histoire, ni du principe d’historicité, primordial pour l’historien comme pour la société, afin qu’elle puisse procéder au travail de mémoire et de réconciliation avec son passé.

37 Du point de vue conceptuel, c’est une construction qui ramène toute la complexité du phénomène révolutionnaire à la simplification pluriséculaire qui oppose la Russie à l’Occident. En effet, si on écoute le président du Comité d’organisation qui formule la conception unique, on l’entend dire que d’un côté, il y a les révolutions européennes, de l’autre — en contrepoids — la Grande révolution russe. Celle-ci « plonge ses racines dans la spécificité de la civilisation russe avec sa communauté rurale (obščina) et son aspiration à intégrer l’Europe en tant que membre égal tout en craignant pourtant une occidentalisation excessive ». En qualifiant le marxisme « d’arme idéologique de l’occidentalisation », le président du Comité A. Torkounov, qui est aussi recteur de l’Institut des relations internationales, conclut comme l’avait déjà fait précédemment, en 2015, le ministre de la Culture V. Medinski : « La transformation révolutionnaire de la Russie a assuré la continuité entre l’Empire russe, l’URSS et la Fédération de Russie et a initié un projet global de civilisation à l’échelle mondiale7. »

5. Pour conclure

38 Au début de la déconstruction des conceptions bipolaires de la révolution de 1917, il y eut un court épisode promettant d’entamer un travail de mémoire collective dans la direction de la démocratisation du régime autoritaire. Or ce travail a été délaissé : le coup d’État d’Eltsine et le désastre économique des années 1990 lui ont coupé l’élan. Depuis, le présent postsoviétique n’a fait qu’accentuer le traumatisme de la révolution. On ne lui attribue qu’un seul sens positif : bien que cruelle, la politique de Staline, bon manager pragmatique, aurait permis de sauver la grandeur de l’empire tsariste en crise et de rendre évidente la supériorité de la civilisation russe. La conception unique, en fait, idéologique et géopolitique, élaborée par le Comité d’organisation ne fait que glisser sur un registre émotif de la mémoire collective une série de traumatismes : révolutions au pluriel, guerre civile, guerre patriotique, chaos des années 1990. Paradoxalement, la déconstruction d’une Grandeur aboutit à la construction d’une autre qui se démarque à nouveau par un isolationnisme agressif envers l’Occident.

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NOTES

1. Voir les attaques des historiens officiels : « Obsuždenie nekotoryh problem metodologii istorii », Voprosy istorii, 1971, no 10 ; Neretina S., « Istorija s metodologiej ili konec istorii », Vek XX i Mir, 1996, no 1. 2. Pour l’évolution de l’historiographie anglophone, voir : Ėkton Ė., « Novyj vzgljad na russkuju revoljuciju », Otečestvennaja istorija, 1997, no 5 ; Ševyrin V. M. (dir.), 1917 god. Rossija revoljucionnaja, Moscou : INION, 2009. 3. Vu le nombre élevé de publications à ce sujet, mentionnons trois références qui saisissent l’essentiel des débats : Rossija 1917 god: vybor istoričeskogo puti, Moscou : Nauka, 1989 ; Oktjabr’skaja revoljucija. Narod: ee tvorec ili založnik, Moscou, 1992 ; et une thèse soutenue en 2001 à l’université

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de Tjumen’ : Pridorožnyj A. V., Problema al’ternativ obščestvennogo razvitija perioda revoljucii 1917 goda v otečestvennoj istoriogrfii. 4. Marc Ferro a déjà abordé cette question en 1980 dans son ouvrage Des soviets au communisme bureaucratique : les mécanismes d’une subversion. 5. Le « Changement de jalons » (Smena Vekhov) est un recueil d’articles publiés à Prague en 1921 par des émigrés russes. 6. Un chercheur tenté par l’histoire des émotions en vogue y trouvera son miel. 7. Documents en ligne : le discours de V. Medinski, « Kruglyj stol 100 let Velikoj rossijskoj revoljucii: osmyslenie vo imja consolidacii » (20 mai 2015) sur pravmir.ru ou YouTube vidéo ; le message de V. Poutine, « 100-letie Oktjabr’skoj revoljucii otmetjat vne politiki » (28 décembre 2016) sur postsovet.ru ; le texte de l’ordre du Président (20 décembre 2016) sur rushistory.org ; le discours de A. Torkunov, « Pervoe zasedanie orgkomiteta, posvjaščennoe 100-letiju Revoljucii 1917 goda » (24 janvier 2017) sur rushistory.org.

RÉSUMÉS

Suite à la perestroïka, un temps (1987-1994) de débats publics au sujet des possibilités démocratiques ratées de 1917. Un temps aussi pour comprendre les changements politiques en cours et se projeter vers un avenir démocratique réussi. À l’heure du centenaire, il s’agit toujours d’un travail de mémoire non accompli.

Following the perestroika, a time (1987–1994) of public debates about the failed democratic possibilities of 1917. A time also to understand the political changes in progress and to plan for a successful democratic future. At the time of the centenary, it is always an unfinished work of memory.

INDEX

Mots-clés : perestroïka, débats publics, alternatives démocratiques, centenaire de 1917, travail de mémoire Keywords : perestroika, public debates, democratic alternatives, centenary of 1917, memory work

AUTEUR

TAMARA KONDRATIEVA Tamara Kondratieva, a fait ses études et soutenu sa thèse à l’université de Moscou, son doctorat et l’HDR à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a enseigné à l’INALCO et à l’université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis. Depuis 2014, professeur émérite en histoire contemporaine, elle est l’auteur de : La Russie ancienne, Paris, PUF, coll. « Que sais‑je ? », 1996 ; Bolcheviks et Jacobins. Itinéraire des analogies, Paris, Payot, 1989, 2e éd. Les Belles lettres, 2017 ; Gouverner et nourrir. Du

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pouvoir en Russie (XVIe-XXe siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2002 ; (dir.) Les Soviétiques, un pouvoir, des régimes, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

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