La Ruine dans la Taverne 2ème partie : comportements des renonçants hétérodoxes.

Pierre D HEROUVILLE Version 16.0, Décembre 2012

Résumé : cette partie de notre propos (située à l adresse: http://inthegapbetween.free.fr/pierre/report-derviches/heterodox_sufism_in_iran_vol2.pdf ) est consacrée à une caractérisation comportementale des errants islamiques des Balkans à l’Inde. Elle fait suite à la description historique de la genèse de ces ordres (http://inthegapbetween.free.fr/pierre/report-derviches/heterodox_sufism_in_iran_vol1.pdf ) L’inventaire des comportements et des accessoires a pour vocation de rechercher le sens antérieur en Iran puis le sens contemporain de ces attributs. Une analyse à dessein pour introduire leur rémanence dans la 3 ème partie (http://inthegapbetween.free.fr/pierre/report- derviches/heterodox_sufism_in_iran_vol3.pdf ) .

Mots clés : derviches, qalandars, Fakr, Futuwwat, kashkul, Taj

“ Le compagnon –chevalier, c’est quelqu’un qui joue son propre but avec tous les buts; (…) il n’accomplit son service divin ni par crainte de l’enfer, ni par désir du paradis."

(Dhun’un « AL-MISRI »)

SOMMAIRE DE LA DEUXIEME PARTIE

Introduction

5. Des convictions laxistes et peu orthodoxes

5.1 l’ anti-conformisme religieux

5.1.1 Une exégèse versatile 5.1.2 Provocations à la Shariah 5.1.2.1 Le rejet des piliers de l’ 5.1.2.2 Provocation religieuse 5.1.2.3 Exhuberance, Tamat , prêches et Qaul / Qawwal l

5.2 L’anti-conformisme social

5.2.1 La mortification 5.2.1.1 Le Fakr ou dénuement à vocation spirituelle 5.2.1.2 L’errance : 5.2.1.3 Les métiers du renoncement 5.2.1.3.1 La mendicité 5.2.1.3.2 Bateleurs, devins, guérisseurs coraniques 5.2.1.3.3 L’usurpation et la grivêlerie : 5.2.1.5 Le célibat et le sikh-i mur 5.2.1.6 La vie recluse et la promiscuité des bêtes sauvages 5.2.1.7 Le vœu de silence : 5.2.1.8 La mortification : 5.2.1.8.1 Le jeun et la veille 5.2.1.8.2 La lacération 5.2.1.9 Tatouages et marquage des membres au fer : 5.2.1.10 Autres formes de privation :

5.2.2 Comportements et accessoires de mortification: 5.2.2.1 Les attributs vestimentaires de l’ascétisme 5.2.2.1.1 Les attributs du fakr : 5.2.2.1.2 Les attributs vestimentaires de la vie errante :

5.2.3 Une autre forme de mortification: l’attachement exclusif

5.3 Autres attributs confrériques : 5.3.1 Congrégations occasionnelles 5.3.2 Attributs vestimentaires du lignage spirituel

6 Devotion extrême à l’imam ALI:.

6.1 Futuwwat et chevalerie : 6.1.1 Corruption de la futuwwat : 6.1.2 La rhétorique de la futuwwat

6.2 Promiscuité avec les animaux sauvages

7. Amour divin , folie et contemplation

7.1 Folie et sagesse 7.2 Paroxysmes d’Amour pieux 7.3 L’existence ascétique comme épreuve d’Amour.

8 Influences et interractions tardives de l’ascétisme hindouiste sur le soufisme hétérodoxe

8.1 Une confrontation dogmatique 8.2 Satsang , Bhang et foyer communautaire ( Duni ) 8.3 La jama , ou ascétisme semi-communautaire (Inde) 8.4 Les tendances syncrétiques 8.4.1 Le qalandarisme conteste la societe de castes (Inde , Cachemire, Bengale) 8.4.2 L'islamisation des milieux marginaux les assimile au Malamat (Inde, Pakistan) 8.4.2.1 Hijras, Sakhi-Bekhi : fiancées transsexuelles des divinités hindouistes. 8.4.3 L'acculturation soufie du Yogga chez les soufis indiens(Inde, Cachemire) 8.5 La chevalerie mystique chez les Sikh s et les Hindus 8.6 Les fakirs musulmans a la croisée des syncrétismes oecuméniques contemporains 8.7 Les qalandars guerisseurs

Conclusions de la 2 ème partie

Addenda Cette 2 nde partie se focalise sur les comportements des hétérodoxes errants. Elle exclut donc les tendances sédentarisées développées dans la première partie telles que les formes modernes de l’Alevisme, du Yarsanisme et du Bektachisme. Nous verrons dans la 3 ème partie que les réminiscences des comportements et des accessoires caractéristiques dans le soufisme confrérique orthodoxe.

Dans sa recherche, Christiane TORTEL compare tant les éléments accessoires que les us rituels des renoncants sous l’angle d’un continuum indianisant. Elle relève les détails confondants hors de leur contexte, et, par là même, distingue un à un les indices procédant de l’accessoirie et ceux du comportements. Sa méthode est séduisante pour comprendre l’origine parfois lointaine de chacun d’eux, aussi nous inventorions ici les attributs de façon dychotomique, à la recherche de leur sens passé ou renouvellé. Sa typologie est néanmoins axée à dessin sur les items démonstratifs, au point qu’elle néglige les caractères islamique qui n’etaient pas son argumentaire. Nous nous efforçons ici d’inventorier les traits des renonçants islamiques, sans préjuger de leur origine ni même de leur originalité, en couvrant plutôt la typologie pertinente proposée par Riza YILDIRIM [YILDIRIM, 2001].

- une exégèse « élastique » - des croyances syncrétiques - l’absence de rigueur : un dogme souvent incohérent - une tradition essentiellement orale, qui se répandait parmi des populations encore fortement nomades , - un islam laxiste - un proselytisme aux accents martiaux : la futuwwat

5. Des convictions laxistes et peu orthodoxes

Les idéaux hétérodoxes durent probablement leur succès à un berceau géographique illettré, ainsi qu’à un besoin identitaire de religiosité de cette classe modeste, face à celle de la classe lettrée [YILDIRIM, 2001] et [KARAMUSTAFA, 1994]. On retrouve ce shéma dans l’opposition et la constitution des groupuscules parmi les habitants de Nishapour au 10 ème siècle. A cette époque, les membres eux- mêmes s’entre-contestent violemment leurs dogmes ou l’authenticité de leur renoncement. Cet argument d’ illettrisme et de charlatanisme revient fréquemment dans les annales engagées, telle que celle d’ Abd Ar Rahman AL-JAWBARI. Mais aussi jusque dans l’opposition religieuse encore actuelle entre derviche et mollah: un ressort du débat religieux, voire politique en Iran. La poésie fleurie persane oppose le rigorisme du Mollah (Shariah) et l’hédonisme pieu du derviche à travers l’ensemble de ses auteurs classiques : HAFEZ, SA’ADI, ATTAR, RUMI… tous compromis dans la dérision et le double-sens à cet endroit.

5.1 l’ anti-conformisme religieux

Noter que la Malamatiyyah originelle de Nishapour préconisait l’effacement des signes distinctifs (vêtements, réunions), en reaction avec les confreries orthodoxes, trop elitistes. Le discours de QASSAR mentionnait explicitement que le malamati doit s’attacher à Dieu par le Zekr du coeur, sans complaisance aucune dans le bien-être des cultes dévots [TURER, 1998]. Le Zekr du coeur est au coeur de l’ascese : il est la Voie malamati . Par ailleurs, le malamati agit en fait pour son seul attachement personnel à Dieu, et fuit la reconnaissance de ses pairs, ou encore la satisfaction de l’exaucement de ses prières. C’est cette appréhension du regard des autres qui engendre en sus les comportements d’anti-conformisme social détaillés ci dessous. L’anti-conformisme religieux des premiers Malamati préconisait en outre une multitude d’actes de dissimulation, tels que le refus de la satisfaction, l’exhibition de ses seules faiblesses, la recherche de la connaissance, et la dissimulation des prodiges et des aumones (Zikat ). Par essence, cette Voie du Blâme est elle-même une Voie secrète que ses membres se doivent de dissimuler [TURER, 1998].

Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI explique que, par cette dissimulation, les Malamatis sont finalement trop focalisés sur la méconsidération des autres pour atteindre des stations soufies elevées ou même la sincèrité du Coeur. Une autre critique similaire, probablement plus tardive, met l’accent sur le fond du Blâme.

« Le But du Malamati est d’œuvrer dans le but de garder une relation pure et sincère avec Dieu. Cependant l’un des obstacles à une telle relation est la tendance de l’âme à agir, non pas dans le seul but d’être conforme à la Vérité, mais dans celui de se faire valoir aux yeux d’autrui . »

[SKALI, 2012a]

Pour les orthodoxes actuels, cet excès de faire valoir est un orgueil. Cette volonté de faire valoir est appelée Riya , et le Prophète MUHAMMAD la tenait pour « une forme secrète de polythéisme. » [SKALI, 2012a]

Logiquement, on comprend donc que l’ascètisme demonstratif chez les ordres dits « malamatis » est en fait une perversion ulterieure de la communauté originelle. Des préceptes contradictoires tels que le rejet de l’oisiveté et l’exhibition de ses faiblesses portaient en eux les genes de leur perversion... L’anti- conformisme religieux des ordres est probablement né aussi de l’hypertrophie (ghulluw ) de l’héritage imamite. L’icône magnifiée de l’Imam ALI chez les premiers chiites, puis celles d’Abu Moslem « khorasani » et de Babak KHORRAMDIN constituaient autant de pierres à l’édifice du shisme chiite. L’hétérodoxie résida en fait plutôt dans le bagage mazdakiste de ces deux derniers, et leur contestation de l’ordre social et religieux, fussent-il duodécimains. Défiance et déviance valurent bientôt aux Qalandars l’unanimité des critiques contre eux, puisque leur esprit contestataire s’opposait de facto au Salut par l’Islam orthodoxe.

5.1.1 Une exégèse versatile

Reza YILDIRIM met en avant ce caractère récurrent des derviches errants dans son étude universitaire sur les Qalandars en Turquie [YILDIRIM, 2001] :

“Many elements from preislamic religions that Turks had adopted, such as shamanism, Buddhism, Hinduism, survived under Islamic appeareance [NLDR : in Turkish heterodoxy. ] When they came into contact with Christians and Jews in Syria, and especially in Anatolia, these heterodox mystics took over some elements from them as well ”.

Les exemples ne manquent évidemment pas dans les mouvements de lignage khorramite , puisqu’ils héritaient eux même de la religion mazdéenne. KARAMUSTAFA cite notamment des sources mamelouks relatant la « croyance en la Métempsychose et la négation de l’existence de l’Au-delà, (…) l’amour excessif d’ALI » [KARAMUSTAFA, 1994]. Trois croyances trés partagées, tant par les qalandars primitifs que par les religions yazdani (Alevis, Yarsans, Yezidis ) encore actuellement.

La rhétorique soufie distingue la bayat islamiyyah ( allégeance à l’Islam, profession de foi) et la bayat waliyyah ( allégeance à la foi, comittment, engagement personnel) [PAZOUKI, 2002]. Cette dernière se veut l’essence du cheminement soufi. Progressivement, l’engagement par la bayat waliyyah redéfinit la Sainteté ( waliyyah ) dans la rhétorique soufie, et l’ascéte prétend qu’il l’atteint par le Fakr ou même par le Blâme ( malamat ). L’engagement, transmis de sheikh en sheikh par leur manteau khirqa , conforte leurs lignages silsila dans leur légitimité.

« La Futuwwah est de passer du Savoir à la Connaissance, et de la Connaissance au dévoilement et de Celui-ci à la contemplation de l’Essence divine »

[« Futuwwah » par AS-SULAMI]

FIGURE 201. Qalandars errants en Iran au début du 20 ème siècle. Probablement des Khaksars . Le vêtement en peau de léopard est un mimétisme avec l imam ALI. (Picture J.W. WATSON)

FIGURE 202. Processions d’ en Iran à l’ère Qajar illustrant des pénitents se perforant l’abdomen avec des cadenas votifs. Historiquement, les heidaris s’adonnaient à ces mêmes démonstrations dans ces occasions (photo rapportée par TANAVOLI) Les ordres ascétiques, enracinés malgré eux dans les ordres soufis anciens, toléraient donc le culte des saints ( awliya ). Ce laxisme rend les groupes ascètiques perpétuellement ouvert aux nouveaux saints, aux nombreux prétendus ainsi qu’aux hérésies potentielles. L’exemple le plus flagrant en Iran est le succés du message mahdiste des shaykistes / babaistes chez les Khaksars vers 1848 AD. Il conduit à la collusion entre les deux groupes dans leur ascension, leur répression et leur déchéance par les Shahs qajars.

5.1.2 Provocations à la Shariah

« Pour IBN ARABI, le Melami (…) est celui qui, après avoir atteint la connaissance divine, est parvenu, après une réalisation descendante, à l’état de pure servitude où il n’a plus aucun regard sur lui-même. »

[SKALI, 2012a] Chez ces Malamati s, cette « réalisation descendante » passait par des artifices pour s’attirer le Blâme : refus de la reconnaissance sociale et du notabilisme de la Oumma , humilité excessive ou encore simulation du vice. Les Qalandar s, par exemple, si ils ont intégré le Malamat comme une Règle, poussent l’excés jusqu’à la transgression systématique et provocatrice. De cette façon, chez ces derniers, la rigueur excessive de l’Ecole de Nishapour n’a pas perduré. « Les Qalenderis rejettent la Loi islamique et, ainsi, du point de vue du soufisme médiéval, ils ne sont pas des soufis, mais seulement des derviches. Néanmoins les soufis et le qalenderis ont toujours eu des rapports assez étroits, et la poésie soufie s’est largement inspirée du Qalenderi comme un symbôle de l’Extase ». [BALDICK, 1996] . De façon générale, les Qalandar s suivaient prétenduement les préceptes des recueils hagiographiques fakr nameh des corporations du monde indo-persan. Suivant les anecdotes de ces manuels, les membres d’ordres « Be Shariah » , fidèles à l’esprit malamati , provoquent fréquemment l’opinion par des actes extravertis contraires à la Shariah . Les provocations usuelles sont le rejet de la dévotion pieuse, de la prière quotidienne, du Hajj , le jeun du ramadhan, la consommation d’alcool et de hashish. Dans la littérature persane d’ATTAR, il apparaît souvent comme un déviant scélérat sans aucune référence soufie.

Prenons l’exemple du qalandar-naqshbandi Baba RAHIM, dit « MASHRAB » (1657-1711 AD), se justifiant aprés avoir attaché son ane au Mihrab (et s'etre endormi dans le minbar ) [PAPAS, 2010]:

"Vous priez en mettant devant vous vos chaussures á deux sous, moi j'ai acheté mon âne cinq sous, ne puis je craindre qu il ne soit volé? En allant au Mihrab , mon âme a rejoint le troupeau ."

5.1.2.1 Le rejet des piliers de l’Islam

Les groupes d’obédiance malamati recherchent perpétuellement le Blâme et rejettent à ce titre les cinq piliers de l’islam orthodoxe. La tendance est bien résumée par la formule de KARAMUSTAFA, à l’endroit des Abdals-e-Rum : « Abdals were free from all prescribed religious observances, since they were not really in this world at all ». Cet aspect iconoclaste est commun aux ordres renonçants cités ici. Il entretint sans doute jusqu’à nos jours la polémique à leur sujet. Parmi les Abdal-e-Rum , il semble que la tendance se soit progressivement atténuée, puisqu’ Othman BABA allait jusqu’à punir les contrevenants aux piliers de l’Islam parmi ses suivants.

- Le plus fréquent est évidemment le refus de faire la prière quotidienne (salat ) , que les qalandar s remplacent par de simples exclamations « Allah Akbar » impromptues) [KARAMUSTAFA, 1994].

- Le pilier du Hajj a fait l’objet de bien davantage de controverses entre les soufis et les renonçants. En effet, si il apparait comme un pilier encombrant et potentiellement avilissant pour les renonçants hétérodoxes ou les Malamati s, le pèlerinage à La Mecque devint, dans bien des cas, le motif « acceptable » d’une vie itinérante. IBN ADHAM, « BISTAMI », … , arpentant la route de la Mecque, n’ont-ils pas fait du Hajj un voyage initiatique ? Les vrais buts du Hajj ne seraient plus ceux du rite de ziyara des dévôts, mais plutôt la quête mystique du Soi. Cette ambiguité trouve grâce aux yeux des mystiques et des Malamati s, dans une rhétorique batiniste moraliste répandue. La Fable « IBN ADHAM dans le Désert » exagère par exemple le Purisme du KHIZR devant l’erreur des pélerins-dévôts.

Hommes fourvoyés, privés de nourriture et de sommeil, tous vantards, tous menteurs. Vous n’honorez ni pacte ni promesse, car un autre que Nous vous a occupés. Puisque vous vous êtes détournés si peu que ce fût de votre promesse envers Nous, puisque infidèles à votre pacte, vous vous êtes laissés trompés, Vous n’aurez ni paix, ni amitié que Je n’ai pitoyablement versé votre sang »

Et, selon la Fable, KHIZR passa alors ces pélerins trop sûrs d’eux par les armes…[« IBN ADHAM dans le Désert » du « Elahi-Nameh » d’ATTAR]

- l’usage des substances illicites . « Les ordres soufis, y compris les asnaf et les futuwwat , distinguent deux groupes de mystiques, ceux qui se trouvent dans la station de l’ivresse ( sukr ) et ceux qui sont dans la station de la sobriété (sahw ). Les initiés « ivres » sont le plus souvent des disciples d’Abu Yazid « BISTAMI », le grand mystique khorasanien » [BAKHTIAR, 1977]. La rhétorique soufie, et toute la poésie persane avec elle, entretinrent par la suite

- L’ambiguité sur la nature superficielle ou spirituelle de cette ivresse. - La discorde sur l’illicité, ou du moins la nécéssité de l’ivresse physique.

Les substances illicites– parfois l’alcool- et d’hallucinogènes sont parfois utilisées à des fins méditatives, pas nécessairement de façon excessive ou iconoclaste. L’alcool, notoirement toléré dans le rituel Alevi, était sans doute toléré parmi les Shams-e-Tabrizi et les Jamis , une branche Naqshbandi hétérodoxe du Khorasan oriental (Cf 3ème partie). Chez les Alevis, on légitime par exemple sa consommation rituelle au nom d’une prétendue légende concernant son usage lors de la révélation du Coran [TORTEL, 2009]. Abstraction faite des ordres orthodoxes ou des ordres réformés, l’alcool n’est donc pas systématiquement critiqué par tous les soufis « le second groupe de mystiques [NLDR : les « mystiques sobres »] est au contraire connu pour sa « sobriété ». Selon cette école, qui compte plus d’adeptes que la précédente, l’ivresse est seulement le début de l’Unicité. On parvient à l’Unicité parfois par la sobriété quand le Soi, revenu à la conscience, sait qu’il n’est qu’un miroir dans lequel se réfléchit l’Essence divine. (…) le plus souvent, cette transformation commence sous la direction d’un Shaykh (…) dans la khalwa (…) » [BAKHTIAR , 1977]. Entre Blâme et chevalerie, les Soufis de Nishapour, contemporains et disciplles des Malamati s de la ville, sont d’ores et déjà confrontés au dilemme, ils établissent une discipline explicite à cet endroit, notamment au motif de la chevalerie spirituelle:

« La Futuwwat est la recherche de la Pureté du Corps par le contrôle de ses sens et de son corps et leur utilisation de la manière qui leur convient. (…) La Futuwwat c’est purifier son corps de tout ce qui est illicite, et de l’embellir de tout ce qui est en accord avec son Seigneur. »

[AS-SULAMI, « Futuwwah »]

Pour As-SULAMI, l’illicite, au sens coranique du terme, constitue un obstacle et non un moyen hétérodoxe : la purification recherchée est d’abord celle de l’Âme, et elle passe par celle du corps.

Quant au hashish, il était en fait déjà massivement en usage chez les marginaux Kharafish , les Batini (Batiniyyah) et chez les Hashishins d’Alamut. AS- ZAVEHI aurait découvert ses vertus méditatives à l’occasion de ses retraites dans le désert du Khorasan iranien actuel. Il est adopté par ses Heidaris , qui en usaient non seulement de façon oisive, mais aussi lors de démonstratives lacérations [TORTEL, 2009], au moins jusqu’à l’ère de Shah NEMATU’LLAH Vali (1338-1428 AD), qui critique ouvertement leur consommation et l’oisiveté qui l’accompagne. A la même époque, il est signalé chez les Abdals les plus célêbres, contemporains du sheikh Otman BABA. Dans l’Inde Islamique, on légitime la consommation rituelle de sa décoction bhang au nom d’une prétendue légende concernant son usage lors de la révélation du Coran [TORTEL, 2009].

- la recherche du Blâme par la simulation plus ou moins réaliste du vice, fréquente chez les malamati . Le Blâme, pousse a l’exces pousse le malamati a toutes sortes d’excès et de comportement deviants, au motif du mepris pour la reconnaissance. Citons par exemple la réaction des fidèles de Bukhara, repoussés par le qalandar- naqshbandi Baba RAHIM, dit « MASHRAB » (1657-1711 AD) :

"A l'écoute des chants et de ses formules ambiguës, de son humour elliptique, les gens reconnaissent en lui une forme de sainteté. Mais MASHRAB, soucieux de repousser toute reconnaissance, redouble de provocations et d'insultes pour, finalement, retrouver le mépris populaire et la solitude qu'il impose."

[PAPAS, 2010]

Chez les qalandar s malamati s, ces vices seront rapidement marginalisés par certaines règles contradictoires de la Futuwwat :

- - La fréquentation des établissements de débauche ( kharabat : taverne, maison de passe, May Khaneh : maison de vin ) est un archétype de ce comportement. Paul RYCAUT rapporte que cet usage était toujours en usage parmi les Qalandar s turcs au 17 ème siècle : « The tavern by them is accounted as holy as the Mosch , and they believe they serve God as much with debauchery, or liberal use of his Creatures (as they call it), as others with severity and mortification » . La taverne et la notion de “ ruine ” elle-même ne font pas l’unanimité chez les qalandar s, selon qu’on accepte son sens primaire - acceptable pour les Malamati radicaux - ou bien selon qu’on leur donne leur acceptation soufie, plus abstraite. A vrai dire, les couvents– hospices qalandar-khaneh ou khanqah deviennent eux même les lieux privilégiés de ce vice. Les qalandarhaneh étaient à l'origine des hospices pour les qalandars célibataires. A Tashkent, ces établissements avaient encore dans les années 1940-1950 une cuisine / fumoir, le buwa-khanah , où l'on pouvait cuisiner ou bien préparer des hallucinogènes [TROTSKAJA, 1975]. Les qalandar-khanah de Samarkand bénéficiant historiquement d'une certaine tolérance, le lieu était aussi occasionnellement occupé par des indigents ou des amateurs d'hallucinogènes sans afinité particulière avec l'activité des qalandars . A Istambul, comme à Alep ou à Tashkent, ces hospices ont periclités. Ils devinrent peu à peu des refuges pour les indigents en général.

Ces lieux mythiques justifient le titre « Dans la taverne de la ruine », un manifeste prude de la Nimatullahiyyah qui magnifie plus les idéaux des qalandars que leur mode de vie excessif . Ces derniers invitent a comprendre la taverne comme le seul Blame, et non en son sens premier.

- - L’adultère existait parmi les premiers malamati comme un motif valable du blâme recherché. « En Anatolie, ils ‘s’adonnent à la sodomie, et, si ils n’en trouvent pas l’occasion, à la fornication. » [BALDICK, 1996] se fait sans doute ici l’écho de nombre de chroniques abominables à l’endroit des qalandar s . Mais, si il est fréquent au Moyen Age, l’adultère est rapidement marginalisé par certaines règles contradictoires de la Futuwwat , à la faveur de préceptes d’abstinence (ex sikh-i mur ) dans les mouvements qui suivront, et plus particulièrement la Heydariyyah .

- - La scélératesse, l’outrage, la duplicité, le vol sont fréquemment relatés par les auteurs persans à son endroit ( voir plus loin: « L’anti-conformisme social »). Dans un autre genre, on leur prêtera par ailleurs d’innombrables meurtres crapuleux. « Leur comportement violent et insultant est censé avoir un sens didactique. Parfois leur violence est allée jusqu’à l’assasinat et les chefs des confréries soufies ont été menacés . » [BALDICK , 1996]

5.1.2.2 Provocation religieuse

Par provocation plus sociale que religieuse, les Jamis et les Abdal-e-Rum exhibait ostentatoirement leurs croyances chiites dans les régions d’obédience sunnite de la Turquie où ils erraient [KARAMUSTAFA, 1994]. Par ailleurs, nombre d’entre eux se défiaient, au Moyen Age, des soufis orthodoxes.

"The teachings of Qalandariyya differed from the doctrines of other Muslim fraternities by virtue of the serious influence of Hindu and Buddhist practices on it. Its fundamendal tenets were : the rejection of the mystic-ascetic practice of seclusion and life together in a cloister; an indifferent and negligent attitude towards the mandatory injunctions ( fara'id) and rituals of Islam; the avoidance of participation in common prayer and public worship; a refusal to observe the fast obligatory for all muslims; subsistence by means of collecting alms; the absence of any property; and a nomadic way of life. Some members of Qalandariyya fraternity also used to make a vow of celibacy."

[SUVOROVA, 1999]

Cette analyse des ‘principes » qalandars est quelque peu englobante. Si, certes, les errants résistent difficilement au carcan des zawiya s soufies orthodoxes, cette définition se départit des nombreux cas dans lesquels l'interessé embrasse l'errance en quête d'un maître spirituel, tel MASHRAB et bien d'autres. Iconoclastes, certes, mais souvent rompus aux techniques des maîtres soufis ( ex : khalwat ), qu'ils approchent fréquemment.

5.1.2.3 Exhubérance, Tamat , prêches et Qaul / Qawwal l

La tradition orale, évoquée par Reza YILDIRIM, constituait la base originelle des hagiographies / panhégyriques tamat . Ces dernières sont collectées en Velayatnameh ( bréviaires de sainteté, souvent centrés sur cette même hagiographie).

« Le Coran est un trésor (…) La langue arabe, quant à elle, est la monture qui nous transporte vers cet Orient sacré de l’être jusqu’à la Maison d’Allah »

[KHALIFAH, 2001]

Cette phrase de Latifa KHALIFAH souligne la vision orthodoxe d’IBN ARABI de la révêlation coranique. La métaphore cavalière insuffle le jihad dans sa définition de la Futuwwat . Qu’on ne s’y trompe pas, l’autorité de la langue arabe elle-même est très décriée dans les hétérodoxies ascétiques d’Iran et d’Inde, continuant en cela la contestation d’Abu Moslem « KHORASANI ». Dans sa monographie sur les derniers qalandars de Tashkent, Anna TROTSKAJA, s’est penchée sur cet usage du prêche primitif dans la mendicité.

"La forme artistique des sermons (arabe waz ), illustrée par des exemples et des images pittoresques, est depuis longtemps répandue dans l'orient musulman, et représente un des genres favoris de l'éloquence. Elle était pratiquée par divers cercles dans l'Orient médiéval, à commencer par les poètes écrivains appartenant à des cercles de Cour, jusqu'aux prédicateurs errants professionnels et aux acteurs du théâtre populaire. En Asie centrale et au Khurasan, durant le Moyen Age, les prédicateurs étaient soit des professionnels soit des amateurs. (...) Dans la section consacrée aux prédicateurs dans le poème d'Ali Shir NAWA'I, on peut déduire que les prêcheurs professionnels étaient nombreux dans le Khurasan du XVème siècle. (...) Plusieurs chercheurs (...) considèrent que les maddah trouvent leur origine chez les anciens prédicateurs musulmans, le qussa s( pluriel du terme arabe qass. GOLDZIHER a mis en lumière l'origine de ces derniers ainsi que la transformation du genre du conte populaire en thème religieux ...."

[TROTSKAJA, 1975]

Cette dernière figure est un thème connu de l'histoire du théatre persan, dans lequel les épisodes apocryphes de l'histoire des Imams Chiites (théatre Tazieh ) ont simplement remplacé ceux du "Shahnameh ".

"... En se fondant sur un certain nombre de sources arabes, il [NLDR: GOLZIHER] a présenté les caractèristiques des anciens prédicateurs, commentateurs du Coran et des hadith, qui accompagnaient souvent les armées lors des campagnes contre les infidèles, qui stimulaient avec leurs préications et leurs histoires le courage et la bravoure dans le combat pour la foi. Au fil des siècles, les qussa s ont dégénèré en charlatans, poursuivant un seul but: le lucre. (...) »

[TROTSKAJA, 1975]

Si l’arabe est la langue du Coran, le persan est incontestablement la langue du qalandarisme KARAMUSTAFA, 1994]. Le répertoire poétique soufi persan est perpétué par un répertoire en Urdu – langue nord-indienne à forte consonnance persanne - parmi les renoncants du Pakistan. Le répertoire lui-même différe, puisque les ascètes hétérodoxes ont implémenté des ghazals exaltés, des louanges hagiographiques ou panhégyriques en persan. A l’instar d’IBN KARAM, de nombreux ascètes errants s’adonnent encore au prêche public, parfois à la louange, en s’accompagnant du tambourin Dayereh , dénommé improprement Daf en Inde, où il a valu à de nombreux Madari s le surnom de Daffali . Les Abdals-i-Rum sont également décrits comme «hurlants » sous l’effet du hashish, s’accompagnant de tambourins [KARAMUSTAFA, 1994]. A l’origine, le panhégyrique tamat vante les miracles des grands saints de l’ordre. Ce récit illustre le caractère illuminationiste de la foi soufie. Les récits sont merveilleux et profusent de métaphores laudatives du ghazal persan. Au 16 ème siècle, les Abdals eux aussi comptaient des poètes parmi leurs membres, lesquels écrivaient des vers illuminationistes: Hasan RUMI, Sheher ABDAL, Feyzi HASAN BABA, YEMINI, ASKERI d’Edirne [KARAMUSTAFA, 1994]. Dans leur errance, les Heidaris chantent à tue-tête les vers exaltés d’ « ASTARABADI » Nasiri, les Jamis : ceux d’Ahmad JAMI (Khorasan), les Madhjadheebs : ceux d’Ibn ALWAN (Yémen). Dans le cas des Jamis et des Madhjadeebs , cet héritage poétique était manifestement le ciment de l’ordre, au point qu’on les rencontrait fréquemment, un grand recueil à la main. Dans le monde indien, et plus particulièrement au Pakistan, la poésie ghazal de Bulleh SHAH transpose la métaphore de l’amour humain en amour pour Dieu. Entonné depuis 400 ans par les Qawwali dans les mausolées des innombrables saints-ascètes du Sindh – pour l’essentiel des chishti et des qalandars - , ces ghazals constituent le terreau du genre profane homonyme pakistanais. Citons par exemple le qalandar Baba RAHIM dit « MASHRAB » , lequel prêchait en vers accompagné du luth sitar [PAPAS, 2010]. [JARRING, 1987] rapporte aussi une sorte de grande castagnette « Le Sifayi est constitué de deux pieces de bois de 30 cm de long, auquel est fixe un anneau de fer. A cet anneau, des petits anneaux de fer sont attachés. Quand les qalandar s chantent, ils frappent leur siyafi contre leurs epaules et produisent ainsi un bruit qui prélude aux chants. Ils l'appellent siyafi. certains qalandar se déplacent en portant avec eux un baton et une queue de Yak" «

Nous avons vu que le Tamat peut donc consister en une simple oraison itinérante. De par le choix de vie des Qalandar s, il est presque toujours synonyme d'appel à la mendicité. Chez les Maddah de Tashkent (une corporation de quêteurs affiliée à la qalandariyyah-naqshbandiyyah ), [TROTSKAJA, 1975] rapporte une technique détaillée de mendicité en assemblée.

"Pendant le récit, le maddah intercale des passages en prose ( shahr ) qu'il récite. Le second maddah des vers en accompagnement, il donne aussi des répliques pendant le récit. Le maddah narrateur s'appelle Suz Aykichi (de l'ouzbeke siz aykichi "parleur, diseur " ), le second s'appelle pishkhwan (terme tajik signifiant " premier chanteur "). Le reste du groupe est constitué d'apprentis appelés shagird ( ...), ils forment une sorte de choeur prenant part à la récitation desvers, et, de temps en temps, les larmes aux yeux, ils poussent des cris en fonction du contenu du récit: " Djon " (...), " Balli " (...) "Khosh" (...). Auprés du Maddah , presque toujours il y a deux ou trois individus, leurs disciples, dont le devoir est de se mélanger avec les auditeurs, de faire chorus avec le maddah pendant son récit et d'inciter les spectateurs à faire des dons en sa faveur. Assez souvent, ces prête-nom qiui se trouvent dans le public ont différentes combines: ils font semblant, par exemple, de s'extasier des paroles du Maddah , ils font des dons assez importants, certainement isus des propres fonds du maddah, et nombreux sont ceux qui les imitent dans la foule ignorante. Fréquemment, les maddah vagabondent avec quelques "comédiens" ou musiciens, employer pour appater le public."

[TROTSKAJA, 1975]

De telles assemblées publiques de prédicateurs Maddah de la region de Tashkent, accoutés en membres du Clergé, se tenaient aussi par exemple le vendredi prés de la mosquée Jame dans la ville voisine de Kokand.

Cette tendance au tamat de mendicité n’existe pas à proprement parler dans les religions régionales yazdani : les trois groupes religieux - alevi, yarsan, yezidi - ont herité de traditions relativement similaires du Jem, une réunion rituelle de méditation collective, où le répertoire instrumental des luths Saz (Alevi) et tanbur (Yezidi, Yarsan) est central. Chez les Yarsans, on y déclame à l’unison les kalams en langue kordi gurani, des récits panhégyriques, ou plutôt des louanges vénérant les fondateurs et les clans de l’ordre. Ils constituent en outre le cœur du patrimoine rituel du groupe. Chez les Yezidi, le Qaul , interprété à la flûte et parfois au luth tanbur , accompagne les deuils et les processions du Paon.

FIGURE 203. Archétype de Bektashi déviants, oisifs et anticonformistes (Turquie)

- Le Naqqali : TROTSKAJA a aussi étudié les us et la prédication chez des maddah s de Tashkent, une corporation de malamatis officiellement affiliée à la branche Qalandariyyah-Naqshbandiyyah de Samarkhand jusqu'au milieu du 20 ème siècle. Si on fait exception des jours de quête publique, ces maddah se produisaient déja comme narrateurs dans les maisons de thé ( Chai-khuneh ) de la région. Selon [TROTSKAJA, 1975], leur répertoire était constitué de nombreux textes épiques (dastan) : Baba Rahim dit "MASHRAB"; Mollah Nasr Ad Din AFANDI, ainsi que de nombreux épisodes apocryphes de la vie des saints et des soufis - ex: Al-KHIZR, Bayyazid "BISTAMI", Ahmad "JAMI", Ahmad "YASAVI", Baba Rahim dit "MASHRAB", et Abdul Qader "AL- JILANI"- .

"A la fin du XIX ème siècle, l'objectif principal des maddah était d'extorquer encore plus d'argent, "ils se transformèrent en orateurs de rue relativement politisés et exploitèrent le sentiment religieux des masses". Etant ignorants, les maddah déforment les principes de la shariah, ils donnent leur interprétation en contradiction avec les dogmes de l'Islam. Ils conservent dans leurs histoires des éléments de croyances populaires préislamiques. (...) Les maddah ne sont pas seulement présents en Asie centrale. les conteurs panégyristes, usant de thèmes religieux, existent aussi en Iran, en Turquie et dans les Pays Arabes. "

[TROTSKAJA, 1975]

Anna TROTSKAJA ne s'arrête pas à l'analyse historique de GOLZIHER de la prédication religieuse des maddah de Tashkent. Elle relève chez les maddah de Tashkent - ainsi que chez ceux de l'ensemble du grand Khorasan - la persistance de traditions épiques, mais plus ou moins profanes, toujours à usage de la mendicité.

"A coté des maddah, il y avait en Asie centrale des conteurs de rue (biographes de saints) et des prêcheurs qui étaient des spécialistes narrateurs du Shahnameh et des romans de chevalerie. C'était habituellement des maddah de Cour, dont les récits accompagnaient le coucher des khans et emirs centre-asiatiques dans leur chambre. (...) Les conteurs de cour du Shahnameh sont attestés pour l'Asie centrale et le Khurasan du XVème-XVI ème siècle. Les origines de l'art des lecteurs du Shahname semble remonter à l'ancienne tradition des bardes de Cour préislamiques, qui racontaient les épopées héroïques, comme en témoignent le Shahnameh ou bien les fresques découvertes par les archéologues dans les vestiges des villes d'Asie centrale. " (..) On n'a pratiquement aucune information sur ce type de maddah. En particulier on ignore si les maddah de rue chantaient le Shahnameh les romans de chevalerie ou si c'était seulement les Maddah de Cour qui étaient spécialisés dans ce domaine."

[TROTSKAJA, 1975]

La tradition de Naqqali profane est donc historiquement ambiguë, dans la mesure où on ignore si c'est l'attribut de simples maddah errants- chanteurs de rue, ou bien si, historiquement, cet art était demeuré jusqu'à récemment celui des conteurs de la Cour. L'apport du Naqqali est bien sûr la synthèse dogmatique qui en est faite, par l'adoption de la ré-interprétation mystique de l'héroïsme chevaleresque. Cet amalgame entre Chevalerie spirituelle ( Javanmardi ) et Mysticisme est bien connu dans le mysticisme persan.

5.2 L’anti-conformisme social

Les modes de vie dictés aux renonçants se justifiaient par une sensibilité malamati chez leurs maîtres AS-SAWADJI et AS-ZAVEHI. Lá encore, bien noter que dans la Malamatiyyah de Nishapour, les préceptes visaient le Blâme (Malamat ) des autres devôts mais d’une manière bien moins otstentatoire qu’elle le devint ensuite chez les Qalandars , Chishtis , etc.... Ainsi, il est clair que les premiers malamatis etaient des musulmans pieux de Nishapour qui recherchaient le Blâme tout en se gardant bien de transgresser la Shariah [TURER, 1998]. Rétifs á l’oisiveté – qui y sévitlargement, plus tard, ils dissimulaient à la fois leur vanité et leur pauvreté. TORTEL souligne d’ailleurs que ni la mortification, ni le renoncement, ni les marquages physiques n’étaient en fait conformes à l’Islam tel qu’il a été délivré par le Prophète MUHAMMAD. Dans les sociétés islamiques médiévales, les marqueurs de l’anti-conformisme social amplifient donc l’anti- conformisme religieux décrit précédemment.

- Renoncement délibéré. AS-SAWADJI et AS-ZAVEHI, victimes de leur propre succés, s’évertuaient de fuir la compagnie du monde. Ils fuient autant la compagnie des disciples que la présence des autres, qui, par contingence, détourne leur attention de DIEU. Le renoncement délibéré commence donc par la solitude .

« Ce qui caractérise le Sage, c’est la volonté d’effacement de sa personne, qui entraine la disparition du sentiment d’abandon et la fin des relations intimes avec un autre que DIEU »

[Dhu-l-un « MISRI» compilé par BAYHAQI]]

Comme certains soufis, ils prônèrent le fana , ou « mort du Soi », mais non plus pour la seule khalwat meditative, mais par pur malamatisme. L’apologie du dénuement fut bientôt pour tous synonyme de refus du modèle social, et nécessitait, pour une vraie piété, de renoncer a toute activité lucrative. AL-MAQRIZI dit des premiers membres :

« they made no effort to attain a degree of virtue more eminent than this state of peace at heart. To show their indifference as regards everything outside their ideal, they tookthe course of throwing off the restraint of the law of politeness usually observed in society »

[SYUHUD, 2008, citant AL-MAQRIZI]

Une autre métaphore fréquente de cet anéantissement est celle de la poussière ( pers. khak ). A la suite d’AS-SAWADJI, le renonçant entretient l’obsession de l’éphémèrité de l’existence qu’on la considère d’un moint de vue métaphysique ou social. Son corps n’est que poussière et retournera à la poussière. Ce postulat relativise toute prétention, toute fierté personnelle, fut elle pieuse. Chez les renonçants, l’argument ne vaut pas forcément pour forcer la pièté, mais plutôt pour perpétuellement dénigrer les hommes – les Fidèles y compris – tant qu’ils se tiennent éloignés, qui du Renoncement, qui de la Futuwwat .

« Tu es fais d’une motte de terre ; d’où te vient donc toute la vanité ? Lorsque tu fus détaché de ta mère, tu étais destiné à la Poussière. Sois certain de celà: plus tu te fais poussière ici bas, plus tu deviendras pur là haut. C’est en se faisant poussière que les Saints se purifièrent corps et âme . »

[Abu SAID, rapporté par ATTAR, « Elahinameh »]

La métaphore était prise au sens propre par les premiers ascètes du lignage khaki –khaksar de Baba KHAKI (Cachemire), lesquels confectionnaient d’ailleurs des galettes de boue. Lire infra, 3 ème partie.

Le renoncement forge donc la rhétorique islamisante d’ascètisme, probablement au jour de la realité des errants turcs et persans : [SAHEEB, 1996] explique ce renoncement par une « interprétation extrême » de la théorie islamique du Tawwakkal (confiance (en Dieu)), manifestation de la Volonté omnipotente divine. La futuwwatnameh d’AS-SULAMI n’appelle-t-elle pas « à être confiant dans l’assurance qui nous est donnée par Dieu de pourvoir à notre subsistance ». Cette compréhension déviante suppose qu ‘ALLAH pourvoie en tous à nos besoins, au point que l’ascète « touché par une grâce particulière » [AS-SULAMI] renoncea finalement à « toute initiative personnelle ou toute volonté ». Voilà qui justifiait alors à la fois l’oisiveté et le dénuement, pourtant contraire aux premiers Malamatis [TURER, 1998]… « puisque toute chose est dans les mains de Dieu, les Soufis n’ont n’y à mendier, ni à travailler mais dépendent [entièrement] de ce qu’Allah leur à accordé en cadeau… » [SAHEEB, 1996]. Retrospectivement, cette rhétorique est percue comme profondément hérésiaque:

" The malamati used to assert that 'blame is abandonment of welfare" ( al-malamat tark as- salamat ) and in their aspiration for 'belittling themselves' and dissolving themselves in God intentionnally attracted people's censure and contempt by their scandalous escapades. In so doing, they were guided by the ayat: "they fear not the Blame of anyone; that is the grace of God which he bestows on whomsoever he pleases; God is bountous and wise. " "

[SUVOROVA, 1999]

En marge de l’anti-conformisme religieux, l’historien Fazlur RAHMAN interprètait historiquement cette genèse de dogmes ascétiques douteux, plus ou moins hérités du malamati sme [KARAMUSTAFA, 1994]: pour lui, les conclusions laxistes de sheikhs opportunistes légitimèrent bientôt les comportements parasitaires et l’oisiveté du premier venu :

« … Sufism was now transformed into a veritable spiritual jugglery through auto- hypnotic transports and vision, just as at the level of doctrine, it was being transmuted to a half-delirious theosophy…This, combined with the spriritual demagogy of many sufi shaikhs, opened the way for all kinds of aberrations, not the least of which was charlatanism. Ill-balanced mahjdubs …parasitic mendicants, exploiting derviches proclaimed Muhammad’s faith in the heyday of Sufism. » [Fazlur RAHMAN]

Le Blâme est extrême dans le cas de Qalandars se complaisant dans la fange, la souillure et la proximité des chiens.

- Folie, illumination divine ? . Une autre conception importante de cette marginalité est l’acception admise de la folie, la transe ( : jathiba, hal ) , comme alibi des comportements déviants, notamment la nudité [TORTEL, 2009]. A l’instar de HALLAJ, l’ascète musulman est plongé (ou simule une telle immersion) dans la folie de l’amour divin, ce qui excuse ses comportements « beshahrah » aux yeux des croyants. HALLAJ est le pionnier de cette « ebriété » , cette « ivresse » divine. Le concept est ensuite tres controverse par Junayd « BAGDADI », qui initie une approche intellectuelle et trés dialectique, tel que son oncle AS-SAQQATI lui a insufflée. Junayd rationnalise le discours extatique, il defend un soufisme sobre et serein en reléguant le hal et la raison à des stations ( nafs ).

En conclusion, TORTEL est plus catégorique dans son jugement : « Un grand nombre d’anecdotes montre que les qalandar s n’ont jamais été des innocents perclus d’Amour et des bons musulmans prêts à verser leur sang dans la guerre sainte, mais des soudards en habit de renonçants . » 5.2.1 La mortification

Par son adhésion, l’ascète embrasse un chapelet de renoncements. Celle –ci prend en fait le sens d’une « mort anticipée » à la vie matérielle, qu’une multitude de mortifications confirment ensuite dans son quotidien. Cette vision lyrique de leur engagement s’appuie notoirement sur un hadith « mutu qabla an-tamutu » , soit « meurs avant que tu ne meures ».

« Les habitudes qalandari étranges d’aller nu, avec de simples feuilles sur les reins, de s’épiler tout poil, de s’asseoir sans paroles ni mouvements sur des tombes, sans sommeil ni nourriture, sont toutes considérées comme des conséquence de cette mort pre-mortem . Le qalandar semble, et pour ainsi dire, agit comme une personne décédée » [ KARAMUSTAFA, 1994])

Plus tard, les fotowwatnameh préfèrent parler de tawba (repentance, conversion ) et appelle l’initié à changer de vie, à réformer ses mœurs [Fotowwatnameh d’Abdurazzaq KASHANI cité par CORBIN & SARRAF, 1973]. Cette tawba se mesure directement par le niveau d’initiation: le niveau de la Parole ( qawwali ) le niveau de la Coupe ( shorbi ) et le niveau de l’épée ( sayfi ), lesquels font écho respectivement à la khirqa–ye tabarok ( « manteau de bénédiction » , c'est-à- dire manteau de dévotion ) et à la khirqa-be haqq (« manteau vers la vérité », manteau de plein droit). Les niveaux d’initiation sont ainsi différenciés par leur légitimité respective, non sans rappeler le schisme historique de la Bektashiyyah entre la silsila de manteau et la silsila de dévotion à travers l’empire ottoman.

5.2.1.1 Le Fakr ou dénuement à vocation spirituelle

« A quelque époque que la mendicité ait été acceptée comme une pratique religieuse, l’aumône a alors également été élevée au rang d’acte de mérite, dont l’efficacité a rarement été surpassée par les autres vertues. Elle est également considérée comme une façon de se distancer de la société pour transcender le monde matériel. » [SAHEEB, 1996]

Fakr se traduit par « par pauvreté » (spirituelle), ou plus rarement par « dénuement » (ar. zuhd ) et c’est la racine étymologique du mot fakir , qui désignait génériquement les premiers renonçants hétérodoxes en Iran et dans le monde indien. Les ordres heterodoxes contemporains rapportent que son origine s’enracine aussi loin que dans la propre expérience du mira j du prophète MUHAMMAD. Selon leur « Traité du Dénuement », c’est MUHAMMAD lui-même qui aurait initié l’initiation au Fakr :

« ... Hazrat ALI rapporte qu’Hazrat MUHAMMAD a dit:

« Lorsque je suis parvenu au septième Ciel, une voix divine m’a salué et m’a prié de saluer. Je l’ai donc salué. La voix m’a ensuite indiqué « Regarde en l’air », je me suis exécuté, et alors j’ai vu une effigie que je ne saurais décrire, car il n’existe aucun mot pour la décrire. Je fus notamment trés etonné par son visage ( Ar. Surat ). J’ai ensuite perdu connaissance de stupéfaction. Je me retrouvais alors dans un lieu hors du temps. Je pus boire une goutte de la Mer de la Vie. Bien qu’évanoui, je pus voir. Je regardais [á nouveau] en l’air, mais ne pouvais rien y voir dorénavant.

Je suppliais Dieu « Je t’en prie, montre moi encore cette effigie.» La réponse fut qu’Allah dit « Tajarod, c’est á dire que ce visage que tu as vu est celui du dénuement ( Ar. Fakr ). Si tu veux la revoir, tu dois suivre le « célibat » (Ar Tajrid ) : la retraite ( Ar. Khalwat ), la séclusion assise ( pers . gusheh neshini ), la solitude, l’état d’éveil jusqu’á atteindre la Vérité éblouissante.»

Hazrat MUHAMMAD dit alors: « Ce dénuement ( Ar. Fakr ) est ma Gloire et mon dénuement (Ar. Fakr ) est la satisfaction d’Allah. »

« Traité du Dénuement » cité par [AFSHARI, 2003]

Cette vertu de Fakr est aussi l’héritage évident des khorramites . Si le communautarisme, omniprésent chez les khorramites , n’est que peu perceptible chez les qalandars – si ce ne sont la futuwwat , puis les règles des khanqah- , en revanche, le rejet de toute activité ou société mercantile est dominant parmi eux. Cette abstinence n’est que la partie visible de la recherche d’un anéantissement (Ar. Fana ) en Dieu. Soulignons l’originalité du courant ascétique médiéval (1200-1500 AD), inédit en Islam, son ampleur et son excès, comparé au renoncement qu’on observait précédemment chez les premiers soufis [KARAMUSTAFA, 1994]. A cette époque, le renoncement connaît la surenchère de superlatifs d’errance, de célibat (ar. tajrid ), d’ascèse (ar. Zuhd ) et de mendicité.

« Hazrat MUHAMMAD dit ensuite: « En dénuement ( Ar. Fakr ), la première étape est l’anéantissement (Ar. fana ), et c’est en même temps une étape [de rejet] de l’animalité et du désir .» Alors seulement vous pouvez être derviche.

Hazrat MUHAMMAD dit également: « En dénuement ( Ar. Fakr ), d’abord vient l’apparence. en second vient votre Intérieur ( pers. darun ), en troisième vient le sens, en quatrième vient la noblesse d’âme ( pers . javanmardi ), en cinquième vient l’etat de Prophète. »

« Traité du Dénuement » cité par [AFSHARI, 2003]

TORTEL établit que certes, à son origine, la mortification était éventuellement enracinée dans les principes védiques de rachat des vices par une privation adaptée, hérités des renonçants shivaites. Elle souligne aussi que les renonçants bouddhiques ne présentent qu’une ressemblance superficielle, laquelle est due à ce pattern commun. Par là même, le renoncement atteint des sommets de rupture sociale, d’anticonformisme et de rejet anarchiste de la société, « obstacle à une religiosité authentique ». dont TORTEL dénie le bien fondé religieux et dont elle souligne le cynisme vénal [TORTEL, 2009].

- Le jeun est très important chez les premiers qalandars de l’ordre, qui pratiquent une forme de méditation prostrée, assis sur des tombes de Damas ou de Damiette. Les récits rapportent que les disciples de AS SAWAJI se nourrissaient uniquement de mauvaises herbes ou des dons des fidèles.

- La mendicité n’est introduite dans la Qalandariyyah par les Karamati [KADKANI, 2002], et elle est adoptée ensuite par la Heidariyyah , les Chishti s errants et les Abdals-e-Rum . A ce stade, l’inventaire érudit de Christiane TORTEL distingue les « paléo Qalandars » préislamiques d’origine indienne / gitane, cyniques et violents, des Qalandars tout à fait islamisés, qu’elle caractérise par un mimétisme du premier, « épuré de son immoralité ».

FIGURE 204. Chien et sceptre Gurj pendant l’initiation Barashnum des prêtres zoroastres. [MOLE, 1965]

FIGURE 205. Bateleur – montreur de serpent, Eyvanakeh, province de Tehran 2008. (photo : Philippe Rocque)

« Pour la majorité des derviches ascètes, pourtant, le dédain pour l’activité lucrative signifie la dépendance perpétuelle de la générosité des autres, particulièrement pour ce qui est de la nourriture »

[ KARAMUSTAFA, 1994]

La vision « soufie » d’AS-SULAMI sur le Fakr est donc plus subtile : si il accepte le Fakr , il dénie néanmoins l’interêt spirituel de la mendicité, et celle de son train d’humiliations.

« La Futuwwah est d’être indépendant des autres et de ne point s’humilier devant eux dans un but interessé. (…) La Futuwwah est de ne pas acculer ses frères à demander de l’aide. On devrait pour celà se contenter d’une allusion et ne pas attendre une demande ouverte. »

[ « Futuwwah » d’AS-SULAMI]

Il s’appuie pour cela sur le Credo suivant de BAYHAQI :

« Revêtir deux vieux morceaux d’étoffe et souffrir de la faim un jour et deux nuits m’est plus facile que de recevoir un don qui m’obligerait à garder les yeux baissés. Bien que ma famille soit nombreuse et que je sois pauvre et endetté mon Seigneur me protège pourtant de ses Biens Lui seul connait mon besoin .»

Dans la 3 ème partie de cet article, la critique ultérieure de cette oisiveté par Shah NEMATU’LLAH Vali explicite une vision moderne, plus tempérée, de la Nimatullahiyyah favorisant le compromis entre activité professionnelle et idéal de Fakr .

Dans les fotowwatnameh du Moyen-Age, le Fakr n’a de sens chevaleresque que parce qu’il sert la générosité ( sakha ) sous ses trois formes majeures: renoncement, indulgence et partage [ Fotowwatnameh d’Abdurazzaq KASHANI, cité par CORBIN & SARRAF, 1973].

« Tout ce qui est à sa disposition en ce monde, le javanmard le regarde comme un dépôt qui lui est confié ( amanat ) . Lorsqu’il peut le transmettre à celui qui est en est le digne héritier, il regarde cela comme un privilège. »

[Fotowwatnameh de Darvish Ali Ibn Yusof « KARKHORI », cité par CORBIN & SARRAF, 1973]

De même, pour les Malamati s et pour les ascètes du Khorassan, le dénuement commence surtout par donner perpétuellement aux autres ce qu’on gagne ou ce qu’on reçoit, à l’aune de la chevalerie spirituelle ( futuwwat ). Principalement au détriment de Soi même, pourvu que celà les préserve de la même humilation...

« La futuwwah est la compassion agissante par laquelle on donne priorité aux besoins d’autrui sur les siens propres . (…) La Futuwwah est de chercher à être le compagnon de celui qui est au dessus de soi en religion et au dessous en biens de ce monde.(…) La futuwwah est de préfèrer l’honneur de ses frères au sien propre et de se rabaisser soi même plutôt que de les voir se rabaisser » [AS-SULAMI, « Futuwwah »].

Par la suite, dans le dogme des l’ordres séculiers Nimatullahiyyah et Dhahabiyyah , le Fakr est aujourd’hui érigé en idéal moral plutôt qu’en un mode de vie excessif. Le Qutb Javad NURBAKSH (d. 2010 AD) de la Nimatullahiyyah , magnifiait les vertus spirituelles du Fakr de façon appuyée, au sein d’un mouvement de laics sédentaires ( généralement des artisans et quelques notables). Son enseignement s’accommode des louanges médiévales du Fakr , mais ne préconise pas la même rupture sociale excessive.

5.2.1.2 L’errance :

Signe ultime de dénuement et de renoncement à l’activité professionnelle, l’errance est héritée des icônes de l’ordre à des degrés divers. AS-SAWADJI errait dans la Cité-des- morts de Damiette. AS-ZAVEHI , quant à lui, vivait dans une grotte, proche de Torbat-e- Heidariyyeh. le renoncement se traduit par des comportements extrêmes de séclusion. A l’instar de AS-ZAWEHI, certains vivent dans une caverne.

D’un point de vue pratique, si la mendicité est introduite par les karamati [KADKANI, 2002], la survie s’organisa progressivement matérielle des ordres entre mendicité errante estivale et ermitage hivernal dans les khanqah collectives, lesquelles étaient régies par « le surplus économique » et « sujette au contrôle politique » [KARAMUSTAFA, 1994]. Au point qu’au 13 ème siècle, de très nombreux qalandars adoptèrent cette vie sédentaire monachale, et notamment les membres de la Qalandariyyah–chishtiyyah [SYUHUD, 2008]. L’exemple de la khanqah anatolienne des Abdals de Seyyid GAZI est particulièrement intéressante, puisque les annales révêlent qu’elle s’était progressivement structurée comme un monastère soufi conventionnel: mosquée, réfectoire, hospitalité, ziyarat [Evlevi JELEBI rapporté par [KARAMUSTAFA 1994]. On observe neanmoins encore au 16 eme siecle des errants au Turkestan : dans le cas de Baba Rahim, dit "MASHRAB" (1657-1711 AD), le but de cette errance est, dans un premier temps, la recherche d'un ou de plusieurs maitres soufis (en l’occurence les naqshbandi s khwaja AFAQ, Khwaja HASSAN)

La période 13 ème -14 ème siècle fut particulièrement fastes à ces sédentarisations, à la faveur du patronnage significatif des Sejukides et des élites Ayyubides [KARAMUSTAFA 1994]. Qalandars, Mazjub et voyageurs s’y cotoient. Nombre de ces hospices n’ont d’ailleurs aucune obédience particulière ou méconnue. Ou du moins certaines sont le fait de Waqf ou de donateurs éclairés, dont l’histoire n’a pas retenu le lignage soufi : c’est par exemple le cas de la khanqah de la tariqat Dadaiyyah á Bongerabad (Muhammad Taqi Ad- Din DADA (d.1301, province de Yazd)) , la khanqah du gouverneur Timouride Amir CHASHMAK au centre de Yazd, ou la khanqah de Shah RUKH á Damghan. Mais davantage que de simples hospices, de nombreuses khanqah s furent surtout des centres d’enseignement et des madrassah reconnues. C est le cas de la khanqah de la Haruniyyah á Tous, la Tahwid Khaneh des safavi s d’Isfahan, la Rab-e rashidi (Tabriz) ou encore la khanqah de l’enigmatique Ghafariyyah de Maragheh.

5.2.1.3 Les métiers du renoncement

Hormis les guildes ( Fityhan ), établies en régles de vie type futuwwat , il est artificiel d’établir l’antériorité des professions des qalandars sur leur islamisation. [RIDGEON, 2011] s’est précisément interrogé sur la nature des communautés adoptant la discipline d’une fotowwatnameh . A la lecture, il semble que les fotowwatnameh telles que celle de SOHRAWARDI, prônant une occupation professionnelle, s’adressaient davantage à des ordres lais de fityhan soufis (« sufi futuwwat orders » dans le jargon de RIDGEON, par distinction avec les « sufi orders » orthodoxes). Dans l’esprit de Futuwwat , la Règle disciplinaire initiale des « confréries futuwwat soufies », prônait le célibat austère. Pour élargir leur groupes aux membres lais, et leur éviter de renoncer aussi à une activité professionnelle, certaines Fotowwatnameh edictent parfois une quarantaine de règles dérogatoires (Ar. rukhsa ), qui assouplissent les éléments disciplinaires les moins compatibles avec ces activités : on lit par exemple dans le Traité « Futuwwah » d’AS SULAMI: « La Futuwwah consiste à continuer à travailler pour subvenir à ses besoins. A moins d’être effectivement réalisé en soi l’état de confiance absolue en Dieu. [puis, citant Ibrahim AL-KHAWWAS :] il faut q’un soufi travaille pour gagner sa vie à moins qu’il ne s’agisse d’un homme qui a été appelé, par une expérience intérieure particulière, à rompre avecles moyens d’acquisition ordinaires des chosesde ce monde et à pouvoir s’en dispenser. » Par contre, l’adoption de noms de professions par les karamis et les Malamatis est trompeuse. Selon AS-SAWADJI, sa voie Qalandari se veut celle d’un renoncement à la société mercantile. Certes, la condition de mendiant itinérant et l’imitation poussent les qalandars vers des professions – disons sinon des « occupations » - marginales. Cela ne prouve en rien que les qalandars étaient originellement issus de ces professions, ni qu’elles ne faisaient qu’imiter des modèles hindous précédents. Ce en quoi les conclusions de TORTEL sur l’origine sociale des Qalandars - gardiens de nuit, éleveurs de chien, chiffoniers, commercants itinérants, porteurs, éboueurs kharafish … - paraissent très spéculatives.

5.2.1.3.1 La mendicité : conséquence logique du dénument matériel (« fakr »), la mendicité est une activité essentielle des Qalandars depuis les Karamati . C’est la solution pratique historique de la voie du renoncement. Le témoignage de MENAVINO souligne combien elle est à la fois anti-conformiste et comment elle s’habille des vertus moralistes du renonçant :

« They carry on their heads a felt cap that has wings and they demand alms with great importunity from Christians, Jews and Turks. Each of them carries a mirror with along handle that he holds toward all people and says : « Look in and consider how before long you will be different from what you are now ; so become modest and pious, think the better of [your] soul ». Having spoken in this manner, he gives [the listener] an apple or an orange, which obliges one to give him one asper as alms in return… »

[KARAMUSTAFA citant MENAVINO]

Comme nous l’expliquons ci-dessus, cette solution connaît une évolution historique dans l’adoption saisonnière du l’ermitage en khanqah au 13 ème siécle. Ce mouvement va clairement entrainer l’adoption d’un mode de vie semi- communautaire autour des hospices. Anna TROTSKAJA a enquêté parmi les derniers qalandar s de Tashkent du debut du 20 ème siècle, dorénavant tous "repentis". Le groupe comportait alors á la fois des faqir s celibataires et des laics mariés :

"Les familles de qalandar ne vivant pas dans le "couvent" sont autorisées à exercer un travail pour nourrir leurs enfants. Parmi elles, il y a des artisans qui travaillent et sont exemptés de quête, mais ils ne rompent pas avec les liens réguliers avec la communauté des qalandars."

[TROTSKAJA, 1975]

Car à cette époque, les qalandars-naqshbandis du Turkestan sont constitués depuis bien longtemps en une communauté formelle distincte de celle des Naqsbandiyyah orthodoxes: ils ont depuis bien longtemps rompu avec l'élitisme et la richesse matérielle des branches Ahrariyyah , Afaqiyyah , et Jubayriyyah de l'ordre dans ces contrées. Par contre, ils semblent tout à fait suivre les règles des communautés d'errants persans du Moyen Age. TROTSKAJA a par exemple décrit l'organisation antediluvienne de la mendicité par ces communautés de qalandars- naqshbandis de Tashkent. Celles-ci avaient ses jours dédiés pour la quête (djilo ). Précédé d'une prière collective, la quête était, jusque dans le milieu du 20 ème siècle, organisée entre les yadakchis (quêteurs qalandars individuels), les djilodor, des groupes de la communauté qalandars , et les maddah, lesquels ont leur propre collecte [TROTSKAJA, 1975]. les qalandars écument systèmatiquement les quartiers huppés de la ville et les échoppes du bazar, par profession.

5.2.1.3.2 Bateleurs, devins, guérisseurs coraniques : sans entrer dans les considérations corporatistes de Christiane TORTEL, nous inscrivons d’abord les bateleurs dans la lignée des comportements prédicateurs ( Tamat ). La batelerie et les montreurs d’ours continuent les arts extravertis du prêche et de la mortification physique. Nous expliquons plus bas la signification de la compagnie des bêtes sauvages chez les Qalandars . Relevons l’interaction des qalandars et des heidaris avec les manifestations processionnaires des deuils imamites ( Ashura , Tasua , Arbain , etc…). Indiscutablement, les démonstrations d’animaux, de force, de fakirisme ou de combats à l’arme blanche y prenaient opportunément une valeur religieuse. Rappelons également ici le lien entre les heidaris et les forgerons itinérants, dont les symbôles sont encore forgés dans l’étendard processionnaire Alam d’ Ashura . « Les Haydaris exercent une grande influence sur les artisans, une influence critiquée par les oulemas comme nuisible à la productivité » [BALDICK, 1996]. Les professions de forgerons, ferroniers, ferblantiers resteront des catégories très dévôtes et très démonstratives en milieu chiite. [PETERS, 1990] rappelle l’importance historique de tous ces professionnels de la forge. Par exemple, parmi les Sabéens antiques d’Harran (Irak), les guildes des métiers de la Forge artisanale présidaient la science alchimique et même les sciences occultes en général. La collusion ésotérique entre sidérurgie et pouvoir magique est relativement ancienne. Selon [ELIADE, 1937], cette croyance s’enracine dans le caractère magique supposé de la forge et du fer, fût il d’origine météorique ou tellurique. On observe par exemple de nombreuses divinités de la forge chez les premiers peuples de la côte de l’Asie Mineure. Plusieurs siècles plus tard, on retrouve les excés des forgerons itinérants heidaris , à travers les témoignages intéressants sur les Madjadeeb (Yémen) et les Bé- Qaid , ou « Azad » (Deccan). Si les premiers pratiquaient la mendicité par leurs menaces et leur fakirisme :

« Rafai fakirs show their extra-ordinary devotion to the saint by piercing their cheeks and lips with iron wires (…) After the show they apply their salaiva on their wounds and say no more treatments is needed and their faith in the faith is enough. These acts are sometimes very frightening. The devotees take them as their models to express their devotion. Hence, these mendicants are seen with reverential fear and piety. They are also given alms liberally by the devotees… » [SAHEEB, 1996]

… les seconds pratiquaient non moins que l’intimidation publique :

« “ The beters (be-tar) are faqir who ask for alms with a sharp knife in their hand. They place themselves in front of a shop, and begin to shout for alms to be given them, pointing at what they want. When the shop keeper refuses to give a man what they ask for, he wounds himself on the arms or on the head, or on the legs , and taking the blood, throws it into the shop as a sign of his curse. Ordinarily these faqirs ask for alms at the shops of the baniyas, who are very timid, and rather than see such wounds, give them wht they ask, usually some money .”

(Muhsin FUNI (1843), traduit par Mohammad YASIN, 1958) On le voit dans ces deux cas, l’exhibition mortificatoire prenaient une fonction dans l’exercice de la mendicité.

Guérisseurs et devins sont fédérés par la talismanologie coranique occulte. De nombreuses pierres-divinités étaient déja en usage dés les errants hindouistes [TORTEL, 2009]:

« Blanches, rouges, ou jaunes, elles sont les substituts des dieux dans les cultes domestiques. Reliées aux divinités astrales, elles ont des vertus prophylactiques et curatives. La pierre sûrya-kânta, « aimée du soleil », soigne contre le froid, la dahanaaupala, « la pierre qui brûle », combat les fièvres, et la chandra-kânta, qui capte les rayons de la lune, est rafraîchissante. La shâlagrâma est une ammonite extraite d’un affluent du Gange. Elle passe pour être un avatar de Vishnu dans les cultes populaires. L’eau qui la touche enlève tous les péchés et fait des miracles. Beaucoup de ces pierres censées 2assurer le bonheur et la santé à ceux qui les portent, et dont les bayrâgî (renonçants vishnouïtes) ont été les plus adroits faussaires, ont fait partie des accessoires des diseurs de bonne aventure.”

A l’usage, les pierres thaumaturges syncrétisent surtout les arts de la divination et du tawiz coraniques ( protection talismanique ). [SPEZIALE, 2010] a explicité en quoi la médecine coranique ( tibb-e nabawi ) se démarque d’autres médecines islamiques plus sophistiquées, telle que les arts tibb yunani (« médecine grecque ») et tibb Jaberi . Contrairement à cette dernière, elle ne se base pas sur les échelles, mais sur la science des sourates, l’hurufisme et la calligraphie. Toutes recourent par contre à l’alphabet abjad . SPEZIALE mentionne en outre que si la tibb yunani était enseignée dans les ordres orthodoxes d’Inde ( Naqshbandiyyah, Chishtiyyah, Shattariyyah ), la tibb-e nabawi est plutôt déconsidérée et reléguée aux ordres be- shahra / hétérodoxes. Les plus obscurantistes des Qalandars s’imprègnent de l’alphabet abjad pour cette science, qui leur donne des airs de mystiques éclairés. L’ abjad leur permet d’encoder en chiffres des versets ou des bénédictions dans de simili-carrés magiques, ou encore de pratiquer les oracles cléromantiques ( dés raml ou même la zair’rajah ). Qalandars et malangs n’ont pas le monopole de cette science occulte. Son acceptation est trés variable, selon les sociétés où elle est pratiquée, et elle revêt souvent l’habit de la religion orthodoxe, dont elle se dit la Vérité ( Haqq ) ou le sens caché ( ).

“Bien que les auteurs comme AL-BUNI recherchaient une forme de sainteté ou d’élévation spirituelle par l’utilisation de la magie des lettres ou au travers d’une transmutation intime du coeur et de l’âme grâce à la puissance des lettres et à la connaissance des Noms Divins, il apparait qu’ils faisaient utilisation de procédés magiquescomme les talismans en vue d’acquérir une forme de pouvoir, de barakah, devant conduire celui qui l’utilise vers une sphère supérieure de conscience. Ainsi, n’est il pas étonnant de voir un subtil mélange de spiritualité pure, de cosmosophie basée sur la puissance des lettres, et des formes de magie plus matérielles comme l’utilisation des oracles ou des talismans. Pour le pratiquant de ces systèmes, l’important reste l’acquisition de la connaissance qui doit mener à la sainteté. La purification du coeur est un progrès, plus qu’une vertu, un progrès dans la connaissance ésotrique des lettres qui permet au pratiquant de poursuivre son chemin par l’ouverture de portes dissimulées aux profanes. …” [FREEMANN, 2005]

Pour FREEMANN, puis pour POURJAVADY, la talismanologie coranique s’enracine donc dans le Batin et prétend accéder à ses aspirations mystiques les plus élevées d’élucidation et de Gnose de l’aspirant. La folie ( infra parag 3.2) est la prétendue porte de l’ascète vers cette Vérité.

“… la cause de cet état d’âme est une apparition du monde occulte, une subite illumination divine qui, tout en conduisant l’homme vers la perfection spirituelle, crée en lui un état d’âme anormal et incompréhensible pour les autres qui n’y distinguent nulle trace de raison ”

[POURJAVADY, 1998

Beaucoup de qalandars font un commerce de talismans propiatoires, et d’autres de divinations pieuses (ex: zair’rajah) auprés des dévôts. Pour celà, ils tiennent en effet en trés haute estime les sciences du Batin. Nous avons par exmple déjà mentionné d’autres formes d’interêt des Heidaris pour l’hurufisme (paragraphe 1.2 de la première partie ). En Afghanistan, les descendants Malang s de la Chishtiyyah, héritiers d’une tradition orale ancienne de chamanisme, sont encore notoirement des guérisseurs et des professionnels des talismans coraniques. Cette attraction pour les protections talismaniques, pierres semi-précieuses, rosaires, et tawiz semble avoir survécu jusqu’à nos jours parmi les nombreux soufis sédentaires de la Safi Ali Shahiyyah et de la Gonabadiyyah – deux branches de la nimatullahiyyah trés implantées parmi les négociants-joaillers de Téhéran-. Un art talismanique qui s’est en outre enrichie, à la fin du 19ème siècle, de pictogrammes et d’une divination numérologique baha’i spécifique.

5.2.1.3.3 L’usurpation et la grivêlerie : conséquence logique de la mendicité, les comportements marginaux ou provocateurs sont prédominants, au point que les voyageurs dénomment éventuellement les Qalandars de « fous », d’« assassins », de « moines », d’ « étrangers », de « porteurs de sacs » de « diseurs de bonne aventure »… Les comportements anti-conformistes, pseudo-déments, voire criminels fleurissent à l’ombre de l’alibi malamati . Certains auteurs ont insisté sur les témoignages nombreux et convergents de scélératesse extrême des Qalandars au Proche Orient médiéval, faisant état de vols, de racket [MAHJUB, 1993], de grivêlerie, de harcèlements et d’assassinats [TORTEL, 2009]. La plupart promeuvent leur mendicité à grand renfort de piété et de prétendue dévotion.Par exemple, MAHJUB rapporte dans un récit de Ibn JAWZI comment un Qalandar rackette les vêtements d’un cultivateur, au motif que, par la nudité, la victime « regagnait sa pureté religieuse, en réalisant ses ablutions correctement » [MAHJUB, 1993]. En cela, leur parenté avec les pélerins usurpateurs chrétiens de l’Europe carolingienne ( mangones , cociones ) est totale. TORTEL suggère même que les premiers Qalandars furent en fait des corporations de brigands auxquelles la Futuwwat donna une légitimité. Elle recherche les similitudes signifiantes avec les Qalandars dans l’histoire et l’iconographie des gitans, des devins, des bateleurs et des veilleurs de nuit.

5.2.1.5 Le célibat et le sikh-i mur : Le célibat n’est pas, à proprement parler, acceptable en Islam orthodoxe, qui le considère comme contre nature. Or les ascètes le préconisent, sans doute comme un excés de la solitude et de l’ascèse ( zuhd ) des Soufis.

« La solitude est le souhait des justes, et vivre avec la familiarité des hommes, c’est pour eux être abandonnés »

[Yahya IBN MUAD cité par BAYHAQI]

La formule est peut être trop simple… mais c’est un fait qu’AS SAWADJI établit la vie célibataire, recluse dans les cimetières comme un modèle extrême de Qalandarisme. L’ exemple pose à la fois la question du célibat et celle de la vie sociale.

Concernant la vie sociale : le fond du sujet est confus, considérant que les voies personnelles sont innombrables: la plupart des ordres d’errants seront séculiers, mais magnifiront la solitude méditative temporaire, d’autres célêbreront la seule compagnie des chiens ou des rares compagnons de route…

Si on fait abstraction des abobinations dont on accusera ensuite les Qalandars déviants, la vie sexuelle et la vie maritale étaient théoriquement tenues comme autant d’obstacles à une complète dévotion spirituelle, essentiellement dans la heydariyyah et la qalandariyyah [TORTEL, 2009]. Nous verrons plus loin que cette exigence atteindra ces limites lorsque les organisations soufies ou les « Fitiyan soufies » rechercheront à élargir leur base de laïcs dans les ordres. La Règle est alors généralement amenée par un assouplissement conditionnel, ciblé des règles applicables de la Fotowwatnameh de l’ordre. Leur discours s’etiole, mais chaque ordre se positionne néanmoins par rapport à la question de la solitude. Pour les ordres séculiers, l’isolement peut être nécessaire mais ne constitue pas la norme ;

« La Futuwwah est recherche de la compagnie des gens de Bien en évitant celle de ceux qui pourraient nous nuire

(…) La Futuwwah est faire preuve de patience dans ses relations avec les autres et se satisfaire de ce qui est strictement nécessaire

(…) La Futuwwah consiste, en cas de décadence des moeurs, à se retirer de la vie sociale »

[« Futuwwah » par AS-SULAMI]

- L’ abstinence (ar. tajrid , nom de la station soufie de la séparation des hommes) est pourtant contraire á l’Islam orthodoxe, qui prône la vie familiale et le mariage. Curieusement, l‘icône des Heidari s, le sheikh AS-ZAVEHI était marié et père de famille, mais celui-ci préconisa à ses heidari le port de l ‘anneau à l’urêtre, d’une tige baptisée « sikh-i mur » (tige du joint ) [SYUHUD, 2008], ou d’une pierre zang-e-maftul ou zang-e-qan’at attachée [TORTEL, 2009] pour prévenir leur abstinence sexuelle. Celle de Lal Shahbaz QALANDAR, enchassée sur sa tombre, est à présent vénérée comme une relique, et parfois comme le joug de l’Imam Zain Al-ABIDIN, captif de YAZID [TORTEL, 2009].

“the Haidari s passed round iron rods through their male organs and because both ends were sealed, called them sikh-I mur (rods of the seal). A custom acquired from the hindu Naga sanyasis , it indicated their determination to remain celibate.” [SYUHUD, 2008]

- La températion : AS-ZAVEHI recourait, en outre, à de longs bains d’eau froide pour tempérer sa propre abstinence, éventuellement par mimétisme avec des yogis en Inde [SYUHUD, 2008]. L’abstinence – parfois le célibat (ar. tajrid ) - étaient installés dans les réglements - futuwwatnameh - dés les guildes type fity han , qui les instituaient par le port de la culotte zir jameh (aussi appelés izar, shalvar, sarawil ) [Fotowwatnameh d’Abdurazzaq KASHANI]. « C’est de ce sous-vêtement que le Prophète revêt l’Imam, et il sera désormais pour les frères en fotowwat ce qu’est la khirqa (le manteau) pour les soufis » c'est-à-dire un attribut symbôlique de succession spirituelle, hérité du maître [CORBIN & SARRAF, 1973]. Les cercles sportifs des bazars, type zurkhaneh , la perpétuent jusqu’à nos jours [LUIS 2009a].

« Le terme zir jameh désigne un genre de culotte couvrant les genoux. Elle symbôlise la chasteté, le contrôle des désirs illégitimes. Il ne s’agit donc pas d’une répression de la sexualité mais d’une abstention des pratiques interdites par la shari’at et d’une purification du regard que la javanmard porte sur la femme, ne la réduisant plus à un simple objet sensuel comme le fait l’homme esclave de ses pulsions. Quant à la ceinture, elle symbolise le courage et la fermeté du j avanmard »

[LUIS 2009a]

5.2.1.6 La vie recluse et la promiscuité des bêtes sauvages : le renoncement se traduit par des comportements extrêmes de séclusion. Comme nous l’avions mentionné dans la 1 ère partie, la retraite Chilla / Gusheh Neshini étaient des pratiques héritées des premiers soufis (« BISTAMI », « YASAVI »). Chez ces derniers, la solitude ( al-u’zla ) a à la fois un sens primaire – éviter les humains pour atteindre le silence de la langue – et un sens spirituel – éviter les pensées contingentes pour leur préfèrer la connaissance divine – [IBN ARABI, 1992]. Pour IBN ARABI, cette solitude a trois mobiles : la crainte du mal (par son Prochain), la crainte d’offenser (son Prochain) et la recherche de la compagnie rémanente de Dieu. Cette recherche méditative a pour buts évidents le silence du cooaur, l’ouverture du cœur des secrets ( sirr ) et la révêlation intérieure des vérités divines. Mais le qalandarisme ne retient avant tout que la solitude formelle comme un mode de vie anti-conformiste, qui tient le malamati dans la déconsidération nécessaire à sa pureté. La promiscuité et le mimétisme avec les fauves, impurs, sont développés ci-dessous dans le paragraphe « dévotion à l’Imam ALI ».

5.2.1.7 Le vœu de silence (Al-Samt ) : En vérité, la question du silence est déjà complexe chez les seuls Soufis, car nombre d’entre eux distinguaient habituellement le « silence du cœur » et le « silence de la langue ». Par essence, le « silence du cœur » consiste à se détacher des contingences psychologiques ou affectives pour ne plus rien entendre d’autre que Dieu. C’est un renoncement intérieur qui permet d’accéder à des stations nafs supérieures.

« Celui dont la langue se tait, même si son coeur ne se tait pas, allège son fardeau; celui dont la langue et le coeur se taisent tous les deux, purifie son "centre secret" (sirr) et son Seigneur s'y révèle; celui dont le coeur se tait, mais dont la bouche parle, prononce les paroles de la Sagesse; mais celui dont ni la langue ni le coeur ne se taisent est objet de Satan et soumis à sa domination . »

[IBN ARABI, 1992]

Par conséquent, si le « silence de la langue » est courant chez les croyants pieux et les sages, le « silence du cœur » est le propre des « rapprochés » et des contemplatifs. Dans sa perspective mortificatoire, les qalandars considèrent ce vœu de façon radicale : très rare en Iran, sans doute parce que contradictoire avec le tamat et le Qawwal , le vœu de silence perpétuel remonte probablement à une époque lointaine. Il constitue autant une privation qu’un moyen auxiliaire de la méditation. Lorsqu’il rencontra Jalal « Darguazini » à Damas pour la première fois, Jama Ad-Din « AS-SAWAJI » fut impressionné par cet ermite qui allait nu, vêtu simplement de quelques feuilles, et qui « reste silencieux et sans mouvements à un seul endroit » . Ce vœu est encore observé aujourd’hui parmi certains errants chishti au Rajasthan. Dans la rhétorique des fotowwatnameh , la vanité et la jactance s’opposent à la fotowwat .[CORBIN & SARRAF, 1973.]

5.2.1.8 La mortification : la lacération, le jeun, le froid sont autant de mortifications démontrent la « mort » du Qalandar à la vie séculière [KARAMUSTAFA, 1994].

Noter que la mortification prend ici un sens particulier de « beau geste », dans une version corrompue du « adab’ ». Par ce terme, on entend généralement tout acte relevant de la bonne éducation. Contemporain de l'avènement de l'Islam, le adab posait originellement l'hospitalité spontanée, notamment pour l'étranger, comme un basique du "comportement musulman ". Sur le plan pratique, le adab désigne donc précisément l'hospitalité spontanée et ses règles.

En arabe comme en persan, les actes d'adab prennent logiquement une valeur morale convenue: il est à la fois louable et contradictoire avec la recherche du Blâme. Le terme sera pourtant fréquemment usité par les premières Futuwwatnameh , lesquelles en retiennent habituellement la connotation inattendue de " prouesse ", de générosité et de beauté du geste, pour ne pas dire d'acte gratuit. Dans la rhetorique des fati han, cette "prouesse" prend tout son sens d'exploit personel à l'aune de l'allégeance confrérique ( bayat ). Le adab est l'aboutissement conscient de cette allegeance; son engagement en acte. Sublimant le seul engagement verbal (premier stade du bayat), l'acte d'adab est présumé rendre la présence divine. Le terme est fréquemment évoqué dans les manuels des grands soufis "orthodoxes". AS SOHRAWARDI et RUMI le tiennent en un profond respect. Dans les confreries, le adab relêve davantage du respect porté au maître que de l'acte gratuit. Seul NIMATULLAHI VALI lui prêtera ensuite la même connotation heroïque que les Qalandars et des Malamatis .

Ce adab preux est donc le motif ambigue de cette privation. Par exemple, la seconde Fotowwatnameh de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI évoque les six band ( pers. ligatures ) come les moyens de maîtriser son « homme extérieur » : la ligature du pantalon d’abstinence zirjameh (band-e zirjameh ), la ligature de l’estomac (le jeun), la ligature de la langue (le silence), la ligature de l’ouie et de la parole ( band-e sama , voir FIGURE 6) ; la ligature de le mains et des bras ( band-e dast han ? la non-violence) et une ligature qui le lie à l’homme intérieur [CORBIN & SARRAF, 1973].

La danse sur le feu, répandue chez les Heidaris [KARAMUSTAFA, 1994], est une pratique qui avait cours dans l’ordre rifaiyyah dés son origine à Bassrah. Comme référence explicite au deuil, les Qalandars déclament aussi quatre takbirs , ce qui, selon l’auteur, constitue une référence explicite à la priére des morts.

5.2.1.8.1 Le jeun et la veille : Dans la tradition de l’ascèse des premiers renonçants, puis des soufis, la faim (ar. alju ) est techniquement au centre de la retraite (Ar. khalwat ) de 40 jours, ou Gusheh Neshini / Chilla neshini , et on la lie à la Veille, condition nécessaire pour que l’ascèse porte ses vertus révêlatrices. Une fois encore, le Soufisme parle de faim en termes abstraits, quand les qalandars primitifs prétendaient la pratiquer physiquement pour y parvenir :

« La pratique de la faim est en tout état et de toute façon un moyen qui intercède tant en faveur du salik [NLDR : initié ordinaire] que du muhaqqiq [NLDR : « connaisseur sûr »] en vue de l'atteinte d'un degré plus élevé: dans ses "états spirituels" (ahwal ) pour le premier, dans ses "secrets acquis" (asrar ) pour le second . (…) La faim a un hal et un maqam . Le hal est caractérisé par l'humilité, la soumission, la modestie, la douceur, l'esprit de pauvreté, l'absence de vanité, la tenue calme, l'absence de pensées viles: tel est le hal des salikûn ; quant à celui des muhaqqiqûn il est fait de finesse, de pureté, d'affabilité, d'éloignement du monde, de transcendance par rapport aux caractères de l'humanité ordinaire par la vertu de la puissance divine et du pouvoir seigneurial. Le maqam est celui de la Sustentation universelle (almaqam assamadanî). C'est une condition très élevée caractérisée par des secrets intellectuels (asrar ), des dévoilements contemplatifs (tajalliyat ) et des états spirituels (ahwal ) (…). Telle est l'utilité de la faim en vue de l'obtention de l'énergie spirituelle (himma ). Il n'est pas question ici de la faim ordinaire; celle-ci peut être pratiquée en vue du rétablissement de l'équilibre organique et du bien Etre du corps, rien de plus. La faim procure la connaissance de Satan (ma'rifatu Shaytan ); »

[IBN ARABI, 1992]

L’argumentaire des vertus spirituelles de la Faim s’enracine parfois dans les épisodes hadithiques où les Fidèles accueillent volontiers le Prophète [Futuwwatnameh d’AS SULAMI]. La posture orthodoxe commune est le contentement, l’humilité devant la nourriture qui se présente à nous, l’action de grâce et la façon de s’en satisfaire. Certes, les futuwwatnameh confrériques (ex : KASHEFI, SULAMI, …) déclinent souvent avec exigence les vertus du Fata au domaine de l’hospitalité et du repas: education, retenue à table, façons exemplaires (Ar. adab ), altruisme, contentement, patience, politesse, etc… Il semble néanmoins qu’au motif du Malamati sme, les faux derviches et certains Qalandar s n’en aient retenu que la recherche du Blâme. Dans les annales historiques décrivant les qalandars turcs de la Renaissance, les témoignages les affligent ainsi fréquemment de gloutonnerie, soulignant par là la défaillance coupable de nombre d’entre eux. Cette tarre épisodique les y distingue –entre autres erreurs - des « vrais soufis », qui les requalifient en « soufis de seconde catégorie ».

IBN ARABI tient la veille ( ar. As-Sahar ) pour une régle fondamentale – FIGURE 206. Portrait du saint distincte de la faim - vers la Voie divine. Il la considére comme une conséquence de la Waris SHAH, de la chishtiyyah faim, et non pas comme un risque pour le jeûneur. Là encore, la rhétorique soufie de Devah, Uttar Pradesh. Cette connaît deux veilles : la veille de l’œil et celle du cœur. Comme il se doit, la veille de icône populaire illustre le Band l’œil maintient l’esprit en éveil en vue de la révêlation. La veille du cœur – parfois Samaa . ( source : alif-india.com website) malgré celle de l’oeil – est plutôt la porte de la révêlation en songes.

« La veille confère la Connaissance de l’âme » [NLDR : ar. ma'rifatunnafs , « connaissance des stations »]

[IBN ARABI, 1992]

Chez les soufis, la veille est une pratique méditative bien concrète. Ils la pratiquent en posture assise, par exemple dans le cadre de la retraite khalwat . L’accessoire par excellence de la Veille est la béquille mutekka , [infra, ADDENDA # 1], qui soutient le menton du derviche assis. Dans le cas des Qalandar s, la contemplation connaît de nombreuses dérives. Les chishti-sabiri recourent aux techniques yoggiques, quant les Heidaris préfèrent s’asssiter du hashish.

5.2.1.8.2 La lacèration : La lacèration est notamment récurrente dans les référence littéraires concernant les premiers Heidaris [TORTEL , 2009]. La lacération est rapportée comme une épreuve fréquente chez les Heidaris et les Abdals ., les processions Marassem d’Ashura constituant une occasion privilégiée pour ces démonstrations.

5.2.1.9 Tatouages et marquage des membres au fer : ces marquages « daghlaqi » au fer rouge, ( points ou rayures) sont fréquents dans l’illustration indienne du Qalandar médiéval [TORTEL, 2009]. Si les marquages sont avérés, l‘interprétation de l’appellation torlaki / daghlaqi prête à controverse, torlaki signifiant également « imberbes » selon KARAMUSTAFA (d’où l’appellation Turaliegheh kale des tonneliers tsiganes de l’Angleterre du 17 ème siècle [TORTEL, 2009]). Ces marquages sont un probable mimétisme des tatouages des guildes fati han. Par exemple : les Abdals se tattouaient un serpent sur l’épaule et le nom ou l’épée d’ALI sur la poitrine [TORTEL, 2009], tandis que d’autres portaient effectivement les marquages au fer rouge [KARAMUSTAFA, 1994].

« La coutume a persisté chez les qalandars de l’Inde islamique jusqu’à l’époque moderne. Les derviches musulmans de l’époque ottomane avaient établi une espèce de code de la brûlure. Ils se brûlent d’abord pour expier leurs péchés dans l’espoir d’échapper au feu éternel. Ceux qui ont cent et une brûlures sur la tête sont supposés avoir connu tous les Maîtres, ceux qui n’en ont qu’une sur le front montrent qu’ils n’ont que le désir de Dieu dans le coeur, et ceux qui se brûlent les oreilles font savoir qu’ils ont promis de dire la vérité. (…) En mystique persane, la clé du thème récurrent de l’ordalie au fer rouge qui symbolise la sincérité de l’amant se trouve dans cette onction incandescente que faisaient les ascètes indiens pour l’amour de leur dieu. D’après les voyageurs, cette coutume était répandue chez les amants mystiques comme chez les amants profanes. De la même manière qu’ils ont détourné la fonction des accessoires de la honte pour en faire des instruments de musique, les ascètes bateleurs ont détourné la mortification de sa fonction. »

[TORTEL, 2009]

Ce tattouage garde un sens proche dans l’initiation ( kesvat ) des novices contemporains de la Khaksariyyah en Iran selon [ALISHAH, 1956]. Il s’agit de marquer au fer rouge l’initié, tout au long de son admission ( chella , quarante jours ). Le fer utilisé est une piéce d’argent et le marquage est nommé « marquage de l’avidité ».Tout a long de l’initiation, la brûlure est compressée par les mains du maître. Au quarantieme jour, il est finalement essuyé avec une cervelle de mouton et il prend l’aspect d’un tatouage de la forme de la pièce. Les éventuels reliquats de peau morte sont retournés au sheikh également [ALISHAH, 1956].

5.2.1.10 Autres formes de privation : Il semble qu’en fait, les diverses écoles d’ascétisme prônaient parfois des privations moins connues. Elles s’enracinent généralement dans des préceptes anciens de certains soufis, notamment pour améliorer la centration lors du Chella Nashini .

« Detourne ton ouïe de ce qui est mauvais, comme tu empêcherais ta propre langue de le profèrer. Prends garde de cette façon, Tu participes à ce que tu as écouté Nombre sont ceux que l’avidité a perdu Et qui ont trouvé ainsi la mort dans cette course effreinée »

[AL-MARZUBAN, rapporté par AS-SULAMI]

Ici la recommandation d’AL-MARZUBAN est d’abord une mise en garde contre la calomnie, même passive. Chez les Chishtis d’Inde, on recense par exemple la répression de la danse, par une posture prostrée appelée Band Samaa (FIGURE 206).

5.2.2 Comportements et accessoires de mortification: l’appartenance aux ordres ascétiques est marquée aussi par des signes vestimentaires distinctifs, qui participent éventuellement au discrédit malamati recherché, notamment à l’époque médiéval, où elle culmine.

"Le costume des qalandar s se compose des éléments suivants: un bonnet conique ( kulah ), une tunique rapiècée ( jandah ), un baluchon ( yayinji ), un bol pour quêter ( Kisa kasa ), un sayli et un sifayi. La kulah est une calotte allongée. La jandah est une tunique de laine, dont une partie est tissée de fils blancs, l'autre de fils noirs. le yazinji est un sac de coton grossier pour collecter le pain. Le kisa kasa est un bol fait de bois ou de courge pour collecter la nourriture. Le sayli consiste en deux fils noirs noués ensemble et passés á travers la ceinture, qui est portée autour de la taille, une pierre de jade (kawash ) y est attachée au niveau du nombril. Ils l'appellent sayli. Le Sifayi est constitué de deux pieces de bois de 30 cm de long, auquel est fixé un anneau de fer. A cet anneau, des petits anneaux de fer sont attachés. Quand les qalandar s chantent, ils frappent leur siyafi contre leurs épaules et produisent ainsi un bruiit qui prélude aux chants. Ils l'appellent siyafi . certains qalandar se déplacent en portant avec eux un bâton et une queue de Yak"

[JARRING, 1987]

L’apparence et le refus du conformisme ambiant – vestimentaire, coiffure, accessoires- est une nouvelle provocation à l’ordre social établi selon [KARAMUSTAFA, 1994], et essentiellement dominés par: les attributs de l’ascétisme et les attributs de l’anticonformisme, privant par la même les anneaux ou la nudité de leur signification respective de dévotion et de fakr . La typologie ci- dessous souligne en outre les attributs de l’appartenance soufie.

5.2.2.1 Les attributs vestimentaires de l’ascétisme

5.2.2.1.1 Les attributs du fakr :

- Se raser, à l’image des défunts : depuis l’origine, les qalandars de AS-SAWADJI se rasent les sourcils, d’autres, plus tard, la barbe, en signe d’appartenance. Ce signe est en realité un usage ancien des officiers sassanides [KADKANI, 2002], et rappelle ainsi indirectement la référence à Abu Moslem « Khorasani » . Désigné « «Tchahar Zarb » ( quatre souffles : cheveux, barbes, moustache, sourcils) le quadruple rasage est répandu mais ponctuellement discuté, notamment lorsque le Sultan Husayn BAYKHARA (d.1506) ordonna son arrêt. AS-SAWADJI l’aurait élue par imitation de la préparation mortuaire des corps, rite funéraire identique au rite indien. KARAMUSTAFA rapporte qu’elle permet en outre au qalandar de « regarder Dieu en face, sans voile ». Elle se répand notamment parmi les Abdals-e-Rum , les Bektashis , les Heidaris , les Jalalis et les Shams-e-Tabrizis . [KARAMUSTAFA, 1994], mais chez les Jamis et les Heidaris , elle a probablement été plus contradictoire avec les cheveux longs portés à son origine. Il semble que le rasage des cheveux n’était, à l’origine, pas tout à fait intégral chez les Jalalis et les Qalandars , si bien que le rite d’initiation, à l’instar des Jaïns, consistait entre autre à couper quatre cheveux de l’initié, à l’image de ses mauvais penchants [TORTEL, 2009]. Le rasage est donc un signe d’appartenance, et en cela, il fait écho à la tonsure observée chez les premiers moines ascétiques capadocciens de tradition stylite. Au 14 ème siècle, on la corrèle au nazar il’al-murd , une théorie esthétiste perverse qui reconnaît la beauté de Dieu dans celle d’un visage imberbe, chez les Qalandars et les Hurufis (infra, parag. 7.2). FIGURE 207. Abdal-e-Rum , Turquie, 16 ème siècle - Nudité et maculation, fréquemment rapporté dans l’hagiographie des premiers (Nicolays Daulphinoys ) qalandars, est un comportement extrême que l’on ne retrouve que dans certains groupes (ex : Abdals-e-Rum). Leur modèle sont sans doute Baba TAHER « Hamadani », dit « Oryan » (« le nu »), ou encore Jalal « DARGUAZINI », un ermite fameux qui vivait nu à Damas et qui s’y nourrissait de mauvaises herbes à l’époque où le connut AS-SAWADJI [KARAMUSTAFA, 1994], peu avant que ce dernier ne se convertisse à l’ascétisme tout à fait. TORTEL suggère que, dans le cas de Baba TAHER ou du leader abdal turc URYAN BABA (16 ème siècle) , la nudité était sans doute essentiellement morale. En Inde, Madaris et Jalalis sont à présent réputés pour aller nus, à l’instar des Sadhus hindouistes. Cependant, dés l’ère d’AS-SAWAJI, le vêtement de laine jawlaq se répand parmi ses contemporains (éthymologie hypothétique de Jawalqiyyah ?) et son port était préconisé parmi eux de son vivant, déjà. En vérité, ce vêtement fait débat, puisqu’il est plutôt, historiquement, le vêtement des Soufis. La maculation de boue est surtout répandue chez les renonçants du monde indo- afghan. Elle est bien sûr très similaire à la pratique des sadus et des ascètes shivaïtes, lesquels se couvrent de cendres et ne se lavent jamais ; elle s’est vraissemblablement diffusée par les errants gitans à l’hérésie chrétienne borborite au 1er siècle [TORTEL 2009]. Cette pratique n’était vraissemblablement pas répandue chez les errants d’Iran, où la dimension martiale de l’uniforme Qalandar prend très tôt l’ascendant sur la nudité. Elle n’y survit que par la maculation occasionnelle des processionnaires pénitents d’ Ashura à Khorramabad et à Bijar [UKUJWA, 2008].

- Le port des chaînes : Les qalandars manifestent leur attachement à la vie ascétique en portant des anneaux ( signe distinctif de la heidariyyah en Iran et de la jawalkiyyah en Inde) et aujourd’hui encore certains font veux d’enchainement perpetuel , sous l’appellation de « baba zandjir » (« baba chaines »). TORTEL relêve que de tels bandits enchainés Cociones [Kushi : « noirs »], Mangones [Mangna : mendier en praskrit], Nudi cum ferro , tous pélerins usurpateurs, écumaient l’empire de CHARLEMAGNE.

De par leurs accessoires, il semble que les Heidaris se soient progressivement confondus avec la corporations des forgerons itinérants de l’Empire ottoman, lesquels « lors des processions officielles (…) se perforaient la peau de l’abdomen et des membres avec leurs armes pour en montrer l’efficacité » (FIGURE 210) [TORTEL, 2009]. La référence aux forgerons est répandue, parmi les références à la Futuwwat des premiers maîtres de Nishapur, mais également dans la tradition de forge des étendards commémoratifs Alams des chiites duodécimains, où les références à l’arsenal des Qalandars sont fréquentes : tabarzine, mutteka , tête de serpent forgées, clochette…

--La sébille kashkul ( « mendiant », FIGURE 208), gamelle bientôt dévolue à la mendicité quotidienne, est le rappel permanent de leur détachement. En Inde, les moines hindouistes avaient un bol à aumônes. Que ce soit parmi les hindouistes, ou les qalandars plus tardifs : l’objet était effectivement porté à la ceinture - kaccha : ceinture en sanscrit, et kuliya : urne où on dépose les restes humains non consumés par la crémation - [TORTEL, 2009]. Dans l’histoire de l’Islam, l’objet avait à l’époque safavide la forme d’un vaisseau à vin ou d’un bateau ( kashti ). Pour cette raison, l’objet a longtemps été ainsi nommé kashti . Les références au vin sont d’ailleurs nombreuses dans la littérature soufie évoquant le kashti [MELIAKAN-CHIMIRANI, 1993]. Le détournement de ce vaisseau en forme de bateau, est en fait ancien chez les persans : il evoquait la lune dans le rituel zoroastre de Noruz , dans lequel le vin était représenté par le soleil. Le Kashkul en forme de vaisseau célêbre donc le vin comme symbole d’initiation soufie, et témoigne ainsi de l’appropriation soufie du vin rituel des zoroastres. Au 15 ème siècle apparaît l’appellation « kase-ye kashkul » (la coupe du mendiant ). [JARRING, 1987] évoque parmi les qalandar s de Kashgar (Turkestan) au 16 ème siècle une sébille nommée kisa kasa , selon lui « un bol fait de bois ou de courge pour collecter la nourriture ». Trois formes de kashkul ont longtemps cohabité en Iran [MELIAKAN-CHIMIRANI, 1993] : d’une part, les kashkuls forgés en étain et en laiton, - nombreuses variantes en Inde et en Turquie - manifestement hérités des vaisseaux à vin, mais moins adaptés à la mendicité. -

FIGURE 208 : attributs vestimentaires des javanmardan conteporains en Iran (ex : khaksars) : les espadrilles, la besace en Kilim et le sceptre á patte de cerf .

FIGURE 209 : types de sébilles Kashkul : 1. FIGURE 210 : boucles d’oreilles en forme vaisseau à vin, de serpents à 2 têtes des Abdals (Musée Haci bektash, Cappadocce) D’autre part, un dérivé de la première : il s’agit de vaisseau rhyton , un vaisseau à bec verseur, de l’époque Qajar. Enfin : les « kashkul e dariya’i ». ( kashkul de mer) creusés et sculptés depuis l’époque safavide dans de grandes noix de coco des Seychelles, dont l’auteur explique qu’elles s’échouaient traditionnellement dans la région de Bombay. Il est fréquent qu’un grand soleil soit sculpté sur leur dos pour la raison symbolique évoquée ci-dessus. [BATESTI, 1994] voit plutot dans le kashkul taillé dans les noix des Seychelles un objet reminiscent des outres des assiègés de Kerbala. Cette interprétation inattendue s'enracine dans les inscriptions populaires qu'on y grave parfois, a la memoire d' Hazrat Abbas "Abol Fazl".

En Iran, le Kashkul est aujourd’hui l’accessoire et l’expression symbolique du dénuement ( fakr ) par excellence, ou, par amalgame local, du soufisme. Il est encore porté notamment par les Khaksar s, pour sa valeur symbôlique.

«De la sébille (pers. Kashkul ): Quiconque ne pouvant s’affranchir de ses désirs pour se préoccupper des désirs des autres, ne peut légitimement porter la sébille»

« Traité du dénuement » cité par [AFSHARI, 2003]

Le kashkul est aujourd’hui désigné « chishti » chez les ascètes errants de Nagore Shahrrif (Inde) [SAHEEB, 1996].

- Cloches et clochettes : cloches, crécelles et grelôts pendentifs ont été de très longue date les accessoires répandus de l’humiliation publique. A Bagdad, les califes en affublaient les condamnés et les chrétiens. En Inde, les Intouchables subissaient de même pendant des millénaires [TORTEL, 2009]. A l’instar des tambourins des dafali , ces clochettes avaient pour fonction, chez les paria d’ « annoncer leur arrivée de loin, afin d’éviter aux hommes purs de souiller leur regard (le mauvais oeil) » [TORTEL, 2009]. Chez les renonçants musulmans, cet accessoire a été élu au moins autant pour la mendicité que pour la nécessité de s’humilier ( esprit malamati ). Au moyen-âge iranien, la clochette est un attribut fréquent des forgerons itinérants, elles annoncaient le passage du derviche, qui les utilisaient tant pour se signaler que pour solliciter la mendicité ( Cf 1 ère partie, FIGURE 4), par exemple en les portant à la ceinture [ou autour du cou [TORTEL, 2009]. Les clochettes survivent dans le Alam forgé des chiites duodécimains comme un symbôle du Fakr .

5.2.2.1.2 Les attributs vestimentaires de la vie errante : la vie errante est la conséquence logique du Fakr . Les accessoires usuels, bien que moins symboliques que ceux du Fakr sont : le tapis sofreh , la gourde, la pierre-a--feu, l’aiguille, la clochette, la cuillère – parfois exagérément grande- , la canne ou le bâton de marche torsadé, le gobelet en corne de boeuf, la hache tabarzine . ( dont le ou les tranchants symbolisent le détachement). Plus que la vie errante, ces accessoires trahissent souvent une existence de brigandage.

- L’olifant (Nafir ): généralement en corne de vache. Bien qu’il fasse partie de l’image d’Epinal du qalandar, son origine en Iran n’est pas très claire. Il aurait pû y avoir été réintroduit par les Jalalis , qu’on dit avoir refondé les Khaksars au 19 ème siècle. A l’ére moderne, l’objet prend davantage le rôle d’un étui à poudre – notamment dans les tribus montagnardes - que celui d’olifant. A son endroit , [SAHEEB, 1996] rapporte toutefois une anecdote répandue au sein des ascètes Jalalis :

« The Jallali faqirs trace their origin to ALI, the prophet’s son-in-law. The tradition relates that during the holy war between the non- believers (yahudi) and the believers (muslims), ALI, their leader, became helpless and called for help. But no body heard him. Finally he went to forrest and there he got the horn of a goat. Through it, he blew and got the help from his brother Hyder, who heard him The Faqir of this Jama relate their descent to that particular incident and telle that the horn is the symbol of ALI, their leader .When they go for collecting alms, they blow a goat’s horn to alert their devotees »

[SAHEEB, 1996]

- Sceptre et masse d’arme : concernant le sceptre, il semble que celui-ci ait en fait une histoire complexe, procédant davantage du syncrétisme que de la doctrine. En effet, celle–ci se confond avec celle de la masse d’arme gurj des guerriers sassanides. Souvent surmonté d’une tête forgée de démon ou de bœuf, il devint dans l’antiquité un sceptre cérémoniel des zoroastres, pour lesquels le rôle rituel est encore important lors du rite Bareshnum d’’initiation des prêtres ( cf FIGURES 203, 211). Le terme est encore utilisé pour désigner le sceptre processionaire des ascètes rifai , eux-mêmes à présent désignés « Gurz Faqir » à Nagore-e-Sharif [SAHEEB, 1996].

- Dans les annales, les Abdals itinérants exhibent aussi parfois en sceptre de grandes cuillers en bois jaune [KARAMUSTAFA, 1994]. La profession de fabricant de cuiller d’Ahmad YASAVI, relevée dans la 1 ère partie, nous laisse penser que cet attribut distinctif a donc été hérité des disciples errants d’Ahmad YASAVI par les Abdals . – un détail qui conforte le lignage informel entre Abdals / Bektashiyyah et Yasaviyyah -. Toutefois, la fréquence des gratte-dos, que ce soit chez les Mevlevis ou les Bektashis, suggérent que ces cuillers ont éventuellement été détournées de leur usage premier.

- Les Qalandars et les Abdals adoptent également toutes sortes de bâtons de marche ou de Mutteka (canne, béquille), généralement pour leur forme noueuse. La Mutteka devient un symbôle de la vie errante [ISIM, 2007]. Il se décline sous la forme d’une canne en T, laquelle soutient le menton du derviche dans sa retraite khalwat (jeun de 40 jours) et prévient ainsi son assoupissement [illustrée en ADDENDA # 1]. Les ascètes errants malamati de Nagore Sharrif (Inde) utilisent encore de nos jours un baton de marche « Chotta » en forme de T. [SAHEEB, 1996]. TORTEL, citant WAHIDI, signale aussi « une pique (mizrakli en turc) qui se termine par un serpent » chez les Abdals , lesquels se réclament fréquemment « les fils d’ADAM » à partir du 15 ème siècle. Nous avons évoqué dans la première partie la référence évidente de la silsila des Abdals au mysticisme préislamique ophite . Les illustrations de l’ Abdal Kaygusuz ABDAL [ATASOY, 2005] montrent plus précisément, un serpent enroulé autour de l’arbre - dans une posture évoquant clairement le serpent d’Eden-. D’autres illustrations montrent des bâtons se terminant effectivement par une tête de serpent. On observe que les mutekka anciennes ont gardé cette forme de serpent ( musées d’Haci Betktas et de Konya ). Cette canne à la tête de serpent explique la prédilection pour les bâtons de marche noueux chez les errants iraniens jusqu’au 19 ème siècle [KARAMUSTAFA, 1994], par mimétisme avec ces piques [BARJESTEH, 1999]. Dans la croyance populaire anatolienne, ces bâtons noueux des derviches sont thaumaturges : leurs nœuds ont été formés par les maux qu’ils ont guéri [OGUZ & al. 2008]. Sans se FIGURE 211 : Masse d’arme confondre avec les Gurj antiques, la gueule de serpent devient, en outre, un leitmotiv rituelle Gurj des zoroastres ornemental de la forge religieuse sur les Alams forgés des processions chiites et actuels [MOLE, 1965] certaines Tabarzine . De nombreux ordres ont ensuite adopté la Mutekka sous la forme d’une canne rituelle, symbôle pastoral d’autorité. Le serpent – source de connaissance mystique dans les hérésies ophites – perd progressivement cette signification extra-islamique, notamment lorsque les Qalandars empruntent ces bâtons noueux aux Abdals : la poignée de la béquille prend alors, qui : la forme de la calligraphie forgée du nom d’ALI chez les Qalandars persans, qui : un dessin floral approchant sur les Mutteka des maîtres Mevlevi . On retrouve au 19 ème siècle chez les Khaksar s d’Iran des masses Gurz / Gurj et des ‘ Asah , bâtons noueux á pommeau.

«De la canne [á pommeau] ( Ar. ‘asah ): Quiconque pouvant expliquer les secrets du dénuement (Ar. Fakr ), en ayant des raisons pour celá, peut légitimement porter la canne [á pommeau] .»

« Traité du dénuement » cité par [AFSHARI, 2003]

- Au 14 ème siécle, la masse d’arme Gurj (FIGURE 7) du clergé zoroastre est observée à Mahan, parmi les premiers maîtres de la Nimatullahiyyah , où elle cumulait les attributs martiaux de la Tabarzine avec la dimension pastorale du Clergé zoroastre. Cet accessoire vaut encore de nos jours le surnom de « Faqir (-e) Gurz » aux ascètes rifai à Nagore Sharrif [SAHEEB, 1996]. On observe une masse d’arme rituelle similaire ( jevgan, shujai en turc, "suta" chez les Qalandar s de Tashkent [ TROTSKAJA,1975]) parmi les accessoires de cérémonies des mevlevi et des mehterhaneh - orchestres des janissaires, dominés par les Bektashis -

- La queue de yak : probablement en fait un fouet archaïque, est rapportée chez certains qalandar s du Turkestan du 16 ème siècle [JARRING, 1987]

- La hache tabarzine , ou teber : on explique mal l’origine historique de cet outil chez les derviches. NURBAKSH prétend qu’il pouvait avoir une fonction militaire ou pratique pour les preiers derviches. Chez les soufis, il devient,avec la sébille kashkul , un symbôle caricatural de la vie errante : son ou ses tranchants symbolisent le détachement sans concession. Dans la rhétorique de la Nimatullahiyyah , la tabarzine doit en avoir deux - un par jihad à affronter - . Au 19 ème siècle, les symboles et les fonctions se confondaient depuis longtemps dejà, si bien que tabarzine , muteka , jevgan et cannes à pommeaux tenaient alors toutes du sceptre cérémoniel

- De l’armure à l’uniforme : Les troupes armées d’Abdals vont armées, au point qu’on les surnomme Namad push (porteurs d’armures ), en référence aux armures de feutres et de laine matelassée qu’ils portaient. L’expression fait également écho à l’appellation courante de « porteurs de sacs », ( explicitée au paragraphe 5.2.2.1.1 et 5.3.2). Hormis le discours martial de la Futuwwat , cet habit trouve deux origines historiques : la côte de maille palas que portait AS-SAWADJI avant d’adopter la nudité à Damas, et l’affiliation des Qalandars aux anciennes corporations de brigands. Le vêtement Namad push perdura comme habit rituel des Qalandariyyah-Shattariyyah [TORTEL 2009]. Dans la fotowwatnameh de Najmodin ZARKUB « TABRIZI », le baudrier de cuir caractérise les initiés « sayfian » ( « de l’épée » ( sayfi ), comprendre du rituel de l’épée, c'est-à-dire du plus haut degré d’initiation). Par essence, ce vêtement convient à un soldat, par sa souplesse et par sa résistance [CORBIN & SARRAF, 1973]. A l’image des ordres orthodoxes, les signes vestimentaires sont avant tout un signe d’appartenance, les vêtements tendent à s’uniformiser (robes, survestes) dans cette logique de légitimation.

- Le baluchon : le baluchon traditionnel est un symbôle secondaire de la vie errante. Il a par ailleurs une réalité quotidienne persistante en Iran, où il évoque le bivouac, la convivialité et la courtoisie. Il est esssentielllement constitué d’un petit tapis de bivouac (sofreh ), aujourd’hui synonyme de bivouac ( sofreh ), buffet (turc : sofraj ). Chez les ascètes indiens de Nagore Sharrif, il s’agit à présent d’un simple drap ( bishtar ). Chez les qalandars du Turkestan du 16 ème siècle, JARRING évoque plus prosaïquement par contre le yazinji , « un balluchon (...) un sac de coton grossier pour collecter le pain » [JARRING, 1987]

FIGURE 212. Derviche de la chishtiyyah-qalandariyyah , début 20 ème siècle, Inde. Le mimétisme avec les fauves, en hommage à l’imam ALI, est évident. Le rostre de requin-scie était également répandu parmi les qalandars d’Iran. 5.2.3 Une autre forme de mortification: l’attachement exclusif

Les fotowwatnameh célèbrent la fidélité dans l’engagement, ou Vafa [ fotowwatnameh d’Abdurazzaq KASHANI, cité par CORBIN & SARRAF, 1973]. Qu’il fût gnostique ou ghazi , le javanmard s’investit totalement dans son combat, à l’image d’ADAM et d’ABRAHAM. La mortification est évidemment liée à l’exagération imamite ( ar. Ghuluw ). Cette derniére tendance hérésiaque met l’Imam ALI - ou plutôt son icône - au centre de la dévotion, et le divinise parfois. Les manifestations de cet attachement sont signifiés par des attributs de son icône.

- la compagnie des bêtes sauvages (lire plus bas) et les vêtements sommaires en fourrure de fauves. Les cornes de bœufs sont notamment une marque appuyée de ce détachement, rapportée comme un signe distinctifs : en trophée, en accessoire ou pour marquer les lieux où ils sont les bienvenus.

- Le port des anneaux aux oreilles, aux bras et aux pieds est un signe d’un similaire enchainement, d’un asservissement perpétuel à Allah. En Inde, les anneaux darsan aux oreilles des renonçants shivaïtes Nath yoghi sont également un signe d’appartenance qui leur ai remis au cours du premier rite d’initiation [BOUILLER, 2008].

Chez les errants « soufis », le port des anneaux est institué formellement par Qotbodin HEIDAR « AS ZAVEHI » à ses heidaris . Le musée d’ Haci Bektash (Cappadocce) détient également d’interessantes boucles d’oreilles des Abdals [FIGURE 209], lesquelles, par leur forme de serpent, exhibaient visuellement leur attachement à ADAM et au serpent. Dans le cas des Jamis et des khaksar s, les anneaux aux oreilles ((pers. algheh dar gush ) étaient supposés leur épargner les paroles de quiconque, si ce n’est de l’Imam ALI [AFSHARI, 2003]. SYUHUD signale également les anneaux aux oreilles parmi les jawalqi , et explique l’origine de cet attribut par le mimétisme des jawalqi au contact des nath yogis (“split ear yogis”) indiens [SYUHUD, 2008]. Cet accessoire des heidaris aurait migré ensuite vers la rifaiyyah [KARAMUSTAFA, 1994].

“The Haidaris like other qalandars adopted the practice of ear piercing fron the Nath-yogis (split ear yogis)”

L’anneau ( togh ) exprimait leur enchaînement à Dieu.

«De l’anneau autour du cou (pers. togh dar gardan ): Quiconque pouvant briser son coeur, choisir l’anéantissement (Ar. fana ) et seulement prier Allah, peut légitimement porter l’anneau autour du cou . »

« Traité du Dénuement », cité par [AFSHARI, 2003]

Assimilé à leur rhétorique soufie, l’anneau autour du cou (pers. togh dar gardan , également préconisé chez les khaksar s) les assimilait à des chiens et traduisait leur idôlatrie de la fidélité:

« O Toi dont le regard plein de grâce est ouvert à tous ceux qui se tournent vers Toi par nécessité. La ferveur gagne les épris de Toi, leur cœur brûle de desire pour Toi. La passion pour Toi est leur compagnon de tous les instants, se consummer sans soulagement est leur seul soulagement et leur salut. Délivrés d’eux-mêmes par la dévotion à ton endroit, ils s’ennoblissent par leur engagement pour Toi. Ils portent les manteaux de la pauvreté et de l’anihilation en Toi, et ils se consument dans la voie de la sincérité et de la pureté. Leur cou ploie fièrement, sous le collier du chien dont ils suivent la voie de la fidélité. JAMI, qui est leur chien, adhère au culte de la fidélité à leur instar.J’ai été pris par ton lasso. Ne me prive pas de la marque qui distingue les chiens. Je ferme les yeux au banquet des riches. Place un os devant moi.

Fais de la patience, de la pauvreté et de l’anihilation mes us ; adoucis l’amertume de la patience pour moi.

(…..) Je suis le chien [qui garde] le seuil de la nécessité, mon collier est fait de fidélité à Dieu »

( Abdorahman JAMI, « Haft aurang », cité par [NURBAKSH 1989])

Le port d’un anneau à l’urêtre chez les heidaris est le garant de l’abstinence sexuelle. “ …the related Haidari group (…) places iron rings in their hands, necks and ears and even their male members so that they are unable to indulge in sexual intercourse ” , [TRIMINGHAM, 1971]. TORTEL signale également de lourdes pierres autour du cou.

Dans la même logique, on relève aussi un goût prononcé pour les accessoires tels que les bagues et les bracelets, parmi les Heidaris et les Abdals-e-Rum [KARAMUSTAFA , 1994]. Les démonstrations et le commerce de leur divination explique probablement ce penchant. Certes les chaînes étaient l’attribut de l’enchainement perpétuel à la Foi. Mais chez les renonçants musulmans, les pierres thaumaturges syncrétisent les arts de la divination et du tawiz coraniques ( protection talismanique ). Pour celà, les plus ésotériques d’entre eux s’imprègnent de l’alphabet abjad pour cette science obscurantiste. Ils tiennent en effet en trés haute estime les sciences du Batin évoquées au paragraphe 1.2 de la première partie: où nous avons d’ailleurs mentionné d’autres formes d’interêt des Heidaris pour l’hurufisme. En Afghanistan, leurs descendants Malang s de la Chishtiyyah, héritiers d’une tradition locale de chamanisme, sont encore notoirement des guérisseurs et des professionnels de la science des talismans coraniques. Cette attraction pour les protections talismaniques, pierres semi-précieuses, rosaires, et tawiz semble avoir survécu jusqu’à nos jours parmi les nombreux soufis sédentaires de la Safi Ali Shahiyyah et de la Gonabadiyyah – deux branches de la nimatullahiyyah trés implantées parmi les négociants- joaillers de Téhéran-. Un art talismanique qui s’est en outré enrichie, à la fin du 19ème siècle, de pictogrammes et d’une divination numérologique baha’i spécifique.

Parmi les accessoires vestimentaires des qalandars fréquemment cités par [KARAMUSTAFA , 1994]. il y a aussi d’inquiètants colliers de dents ou d’os de cheville peints, dont on ignore encore le sens ou l’origine. TORTEL préfère y voir une parenté ethnique entre les divers renonçants qalandars et les gitans itinérants, les diseurs de bonne aventure, etc...

5.3 Autres attributs confrériques :

5.3.1 Congrégations occasionnelles

Distinguons les congrégations hérités de la piété islamique des rituels de compagnonnage.

- Les rituels hérités du compagnonage célêbrent sur le rapport Maître / Disciple édictés dans la fotowwatnameh : dans le contexte ascétique, ces rituels empruntent en outre une rhétorique soufie illuminationniste : l’initié Bikr ( intact, vierge) est accueilli au sein de l’ hizb ( faction) des masayel ( voies, canaux) et leur kabir (ainé, guide) ou leur zaim (modèle). Ce dernier les guide par sa nisbat ( ascendance spirituelle) dans la Voie. Les zawiyya sont éventuellement désignée de bayt ( maisons) dont les se réclament de la fraternité ( rafiqan ). Ils tiennent les rituels initiatiques du sel, de la ceinture ( shadd ), de la coupe et de l’épée comme autant de marche vers la maturité et la sainteté du nouveau venu [ Fotowwatnameh de Shamsodin Mohammad « AMOLI », cité par CORBIN & SARRAF, 1973].

En effet, dans les confréries corporatistes type akhis , javanmard , on distinguait préalablement les adeptes par niveau d’initiation : les nouveaux initiés tarbiyeh ( « apprentis », ceux de la ceinture), puis les shorbiyan ( ceux de la coupe) et les sayfiyan ( ceux de l’épée) [Fotowwatnameh de Najmodin ZARKUB « TABRIZI », cité par CORBIN & SARRAF, 1973]. Le maître y devait à ses disciples la présence à l’éducation, l’apprentissage ( tarbiyat ), la générosité dans l’enseignement (l’initiation, kisvat ), l’épreuve, la reconnaissance de l’acquis, la prédisposition de l’élève à l’épreuve, et enfin la commémoration de chaque élève en priére[ Fotowwatnameh de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI, cité par CORBIN & SARRAF, 1973]. Nous avons mentionné plus haut que pour la khaksariyyah , ‘initiation ( kisvat ) est l’occasion de l’épreuve de la brûlure. En brûlant le bras du novice d’une pièce brûlante, on le marque du « sceau de l’avidité » et le tatouage conserve la forme d’une pièce de monnaie, signe évident du vœu de pauvreté [ALISHAH, 1956]. Anna TROTSKAJA a enquêté parmi les derniers qalandar s de Tashkent dans les années 1970 : chez les maddah de Tashkent, l'initation primaire se conclut par un rite ( arwah-e pir ) et repas à la charge du novice. Pour cette occasion, le novice a l'autorisation de mendier seul davantage afin de réunir la somme nécessaire [TROTSKAJA, 1975]. A chaque étape de son initiation, il fera de même et offrira au sheikh / tura une offrande en nature ( Nazr ).

- Anna TROTSKAJA a notamment décrit le rassemblement matinal qui précède les quêtes pluri- hebdomadaires chez les qalandar s de Tashkent. Ce rite est dirigé par le sheikh (" Baba", "Tura "). A Tashkent, il débute par l'entonnement de vers d'Ahmad YASAVI ou de Baba RAHIM, dit "MASHRAB", puis des talqin (récitations) par le peshtalqin, un qalandar consacré. Le rite suit une séquence hétérogène mais établie, au cours de la quelle les litanies, les zekr et les invocations se suivent. TROTSKAJA a établi une séquence de quelques 34 talqin différents consécutifs.

" le Pishtalqin doit bien connaitre les vers soufis, l'ordre de leur execution pendant les prières collectives, de même pour les refrains. Le choeur rassemble tous les qalandars, y compris les débutants. Les refrains sont des exclamations, des invocations à Allah, à Muhammad et aux sheikhs soufis. Durant les prières, certains chants sont accompagnés de danses rituelles, le Sama (...)et de psalmodies, le dhikr. A la fin de la prière, un orant qalandar, le Salatgir (...) prononce la prière finale. Dans celle-ci, il prie pour la prospèrité de la foi et l'abondance biens dans le pays, pour des bonnes récoltes, ... Les derniers mots de la prière sont "les esprits sont arrivés dans la nuit de jeudi. Amen! Protègez les esprits de ces ancêtres! Amen!" Ensuite, le doyen des qalandar recoit les dons et l'argent recueilli est transmis au Tura , qui lui en laisse une partie."

[TROTSKAJA, 1975]

- De retour à la Qalandarnamah aprés la quête ( djilo ), les qalandar s de Tashkent tenaient aussi traditionnellement des repas collectifs ( degjushi mavlon ) issus des dons en nature des fidèles. Anna TROTSKAJA souligne que ce type d'agape est typiquement une pratique corporatiste, laquelle existe notamment parmi les guildes d'artistes, de musiciens, de mendiants pieux (Diwana, ishrikchi ou shirinkari ) [TROTSKAJA, 1975].

- Par mimétisme avec les ordres soufis orthodoxes, certains ascètes hétérodoxes ont paradoxalement aspiré à une légitimité initiatique soufie, par exemple en étant rattaché, de leur vivant ou de façon posthume à un lignage orthodoxe. La connivence spirituelle entre eux est évidemment disputable, considérant la relation ambiguë qu’ils entretenaient généralement de leur vivant. Par là, on prêta à ces hétérodoxes la permission ( idhn ) d’un contemporain soufi éminent. Pour les ordres Jalali, Chishti, Yarsan et Bektashi , ils érigèrent même de véritables mausolées à leur maîtres, tout à fait à la façon des saints Soufis. Néanmoins, on observe que nombre d’entre eux célêbrent les sheikhs éminents ou fondateurs de l’ordre à l’occasion de réunions annuelles sur leurs tombes ( en turc : turbe ), que ce soit pour célêbrer sa naissance ( arabe Mawled , urdu Urs ) ou pour l’anniversaire de son décès. Dans le cas des ordres errants, cet évènement, encore visible à Hajibektas ( Bektashis ), à Sehwan Sharif ( Madaris, marwandis ), à Panippat et à Ajmeer (errants chishtis ), est important, car il est l’un des rares temps d’unité pour l’ordre.

« Though they are mendicants, they are under obligation to visit their dargah compulsory and at the time of annual festival of the saint. They visit the dargah compulsory, but they cannot do it alone but with their group (…) According to the tradition, they work for the Mujawar [shrine’s clergymen] though they are directly responsible to the saint »

[SAHEEB, 1996], about Malang -like wanderers in Nagore Sharrif

En Anatolie, les Abdals y déclamaient leurs panhégyriques tamat sur la tombe de Seyyid BATTAL [KARAMUSTAFA, 1994, citant MENAVINO] . Leurs retrouvailles et le repas à cette occasion était suivi d’une orgie de haschish et d’une sama ( la description de MENAVINO est plutôt un dikr chorégraphié, aucours du quel les membres alignés se tiennent par les épaules) . Certains d’entre eux s’y lacèraient alors à la pointe d’un couteau puis se cautérisaient à l’urine. Dans son déroulement détaillé, cette réunion n’est néanmoins pas sans rappeler l’association systématique du annuel d’Ahmad AR-RIFAI avec les mortifications par sa Baraka dans l’océan Indien (mawlidi ya hom, rathib ) [D’HEROUVILLE, 2008].

Dans le cas des disciples de Lal QALANDAR à Sehwan Sharif, l’ Urs est l’occasion de renouveller l’assujettissement des membres au successeur vivant du sheikh [BOIVIN, 2005]. En marge du rassemblement, les Qalandars y pratiquent l’adorcisme thérapeutique sur les pélerins souffrants.

- Dés le 10 ème siècle, les fati han / fityan de bazaris recherchent une légitimité mystique historique type silsila , [lignage spirituel], probablement sous l’effet de la compétition / amalgame avec les confréries soufies orthodoxes. A la même époque, le calligraphe Ibn RASULI propose une silsila de chevalerie fantaisiste proposée pour la javanmardan - traduction persane littérale de fityan -: Adam, Seth, Noé, Sham, Abraham… [MAHJUB, 1993], laquelle pourrait bien expliquer le lignage ultérieur entre Adam et les Abdals .

« Moïse demandant à Dieu : « qu’est ce que la Fotowwat ? », entend cette réponse : « c’est que tu me rendes ton âme dans l’état de pureté où tu l’avais recue de moi . »

[Fotowwatnameh de Shamsoddin Mohammad « AMOLI » 14 ème siècle, cité par CORBIN & SARRAF, 1973]

5.3.2 Attributs vestimentaires du lignage spirituel

Dans le même esprit d’imitation, les ascètes type Qalandars adoptent également des signes répandus dans tous les ordres soufis : le bonnet taj (sikke en turc) et le manteau khirqa , parfois hérités de leur sheikh respectifs, marquent l’héritage spirituel et le lignage confrérique par la succession des sheikhs qui portent ces parures originales du fondateur.

« - Pourquoi ne portes tu pas la Muraqqa’a ? (…°) - C’est une hypocrisie que de revêtir l’habit de Fityan alors qu’on ne s’est pas encore investi dans cette Voie et que l’on en n’a pas encore supporté le poids. Seuls ceux qui sont capables d’agir ainsi peuvent alors se revêtir de cet habit ».

[AL-SAJAZI rapporté par AS-SULAMI]

FIGURE 213. un derviche iranien au début du siécle. Présumément un khaksar . La sébille kashkul , le bâton de marche et le vêtement de peau de fauve sont caractéristiques. [BARJESTEH, SEVRUGIN, 1999]

- De la toison au manteau la peau de fauve (lion, léopard, gazelle) vint très tôt en contradiction – ou en complément, selon le point de vue - avec la nudité préconisée par AS-SAWADJI. L’hagiographie de nombreux Abdals et Heidaris souligne que la contradiction a perduré pendant tous le Moyen-Age, et pas de façon anecdotique, puisque la peau de bête était elle aussi un vêtement emblêmatique – « post » - du renoncement,. On lui prête des origines shamaniques turciques et d’autres shivaïtes [TORTEL, 2009]. Sous cette forme, la peau joue occasionnellement le rôle de sofreh (tapis de bivouac) pour l’errant. Il semble que cette double-fonction ait progressivement conféré au post une symbolique persistante de renoncement dans les confréries turques. Même après leur sédentarisation, les ordres bektashis et mevlevis ont perpétué le post comme sofreh individuel jusqu’à nos jours, notamment dans le contexte rituel. On peut encore observer de très nombreuses toisons dans la salle de rituel Djem et sur les couffins des Bektashis de la khanqah d’Haci Bektas (Cappadoce). Chez les Mevlevis , le post d’agneau, teinté en rouge, est celui du sheikh local, tandis que celui teinté en noir est celui du maître-queue, le second rang le plus élevé dans la Mevlevihaneh . La salutation du post rouge est le premier acte de la Semah rituelle des Mevlevis , qui le distinguent complètement de leur manteau khirqa noir.

Quand il n’est pas vétu d’une simple peau de bête, l’ascète islamique se vêt en effet d’un manteau de patchworks rapiécés ou d’un Aba ( manteau des religieux iraniens). Chez les premiers qalandar , il s’agit généralement d’un jawlaq (robe de bure, froc ) de bure ou de laine, à l’instar de AS-SAWADJI puis de la jawalqiyyah . Noter que le manteau de laine est en fait le vêtement des premiers Soufis, et que son adoption témoigne plutôt de cette aspiration, y compris dans les « confréries de Futuwwat soufie », telle que les conçoit [RIDGEON, 2011] : le vêtement des Fata d’AS-SULAMI (Nishapour, 11 ème siècle) est ce manteau de laine (des Soufis), tandis que celui des Fata de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI est un pantalon Sarawil « militaire », adopté des Ayyars –l’actuel zir jameh des cercles zurkhaneh [RIDGEON, 2011] -. Le froc jawlaq vaut à ceux qui le portent l’appellation de « porteur de sacs » [TORTEL, 2009], voire, ultérieurement, l’amalgame avec les métiers de manutentionnaires des soukhs. TORTEL distingue deux formes de khirqa : le manteau rapiécé de patchwork et le manteau rouge des Jalalis . Au Turkestan, les qalandars-du 16eme siecle portent le jandah , « une tunique [ NLDR rapiècée] de laine, dont une partie est tissée de fils blancs, l'autre de fils noirs » [JARRING, 1987]

Le manteau rouge semble avoir été répandu parmi les Qalandars à l’époque de Shahbaz « Lal » QALANDAR , et aujourdhui cantonné à ses suivants de la marwandiyyah . Selon [BATESTI, 1994], le manteau est avant tout un symbole de la tradition coranique qui legitima la dimension personnelle de Ahl-al bayt ( ceux de la "Maison"): dans l'episode des chrétiens de Najran, le prophète MUHAMMAD rassembla "les gens de la Maison " (l'imam ALI, Fatemeh, l'imam HASAN et l'Imam HOSEIN) dans son manteau et prédit ensuite leur Salut. C'est la ignorer les précédents bibliques assumés par le Coran, tels que les épisodes du manteau de Cain ou de Joseph.

Quant au patchwork ( hezar para : mille pièces ): ce type de vêtement est extrêmement répandu parmi les sans-logis de tous bord et les éléments historiques sont trop variés pour lui prêter une origine significative. A présent, il persiste par exemple de façon très visible chez les errants chishtis (Rajahstan) et les Hamad-an-Nil , une branche errante de la Qadiriyyah à Omdurman (Soudan). Qu il soit Post ou khirqa, le manteau porte l’aura du maître prestigieux dont le derviche l’a hérité. Dans le soufisme, la khirqa incarne effectivement le concept de lignage spirituel par excellence. Cette importance spirituelle conforte donc le Qalandar , à la fois dans la justification spirituelle de l’ordre ( silsila ) et dans la nécessité matérielle de le porter. Certains y voient en sus une autre légitimation de la chevalerie de ces ordres, i.e. la silsila constitue un lignage chevaleresque [MAHJUB, 1993]. Les Qalandar s de Tashkent l’appellent Janda .

- Le bonnet Taj , ou kolah , enturbanné, surélevé et brodé de louanges ou, plus tard, d’extraits du Mathnavi de RUMI, est à lui seul l’allégorie vestimentaire d’une pierre tombale. C’est une référence supplémentaire à la « mort » du renonçant à la vie séculière, au point qu’il est l’unique ornement des pierres tombales ( türbe ) des derviches, toutes obédiances confondues, en Turquie et en Syrie. Dans la pratique, le Taj est petit à petit devenu un signe distinctif entre les diffents ordres – qu’ils soient orthodoxes ou hétérodoxes -, dont la déclinaison en Turquie a été fort bien inventoriée dans [ATASOY, 2005]. Le Taj rouge à douze plis des kizilbash turkmènes, attribué au sheikh heydari nommé « Sheikh HAYDAR » (1460-1488AD) ,se confondait à celui des Haydaris , le chiffre « 12 » évoquant les 12 imams du Chiisme duodécimain. Ce Taj à 12 plis, rouge ou blanc, perdure aujourd’hui chez les Bektashis , lesquels y brodent parfois quatre faces aux slogans de: « ALLAH’Ila’Illah-la », « MUHAMMAD rasul’allah », « ALI Morteza », «HASAN & HOSSEYN » . Ce taj bektashi est en outre recouvert d’un bouton en « pierre de Seydi GAZI », dont on dit qu’elle représente la tête du derviche après « s’être décapité » à la vie séculière [KARAMUSTAFA, 1994]. Selon [BATESTI, 1994], le taj des Qalandar s-conteurs de Mashhad - présumément la Khaksariyyah - est divise en cinq secteurs: soit un pour chacun des Ahl-al bayt ( ceux de la "Maison ") : MUHAMMAD, l'imam ALI, FATEMEH, l'imam HASAN et l'Imam HOSEIN. Cette intepretation n'est pas sans rappeler celle du bonnet a 12 plis des Kizilbash. Selon [ADHAMI, 1958], le taj de la Abu-torabiyyah est divisé en trois secteurs: un pour "Salman FARSI", un pour Ibrahim ADHAM, un pour Shahghigh "BALKHI".

Chez les Haydaris , plusieurs anecdotes se réfèrent à l’évolution du taj . Une branche Lut Haydari montreurs d’animaux d’Iran aurait porté un « bonnet de bouffon à quatre pointes ornées de clochettes » jusqu au 19 ème siècle, à l’instar des gitans et du Fou du jeu de cartes [Cité par TORTEL, 2009]. Au 13 ème siècle à Damas, il est déjà question d’un grand bonnet conique, type tartur, tartir emprunté aux gitans zutt « luri » ( gitans du Lorestan) [TORTEL, 2009]. Le couvre- chef identitaire actuel des tribus lores est encore un bonnet à revers en laine pressée, assez différent des grands Taj . Etrangement, deux types de ce même couvre-chef à revers sont toujours des signes d’appartenance de la Yarsaniyyah (Ahl-e-Haqq ) à Kermanshah. A l’époque ottomane enfin, ces mêmes Haydaris auraient adopté le Taj conique, souvent rouge, pour s’en distinguer dans un contexte de persécution des Kizilbash par l’empire ottoman [KARAMUSTAFA, 1994]. Chez les Qalandars –Naqshbandis de Tashkent, il s’agissait encore, á l’aube du 20 ème siècle, d’une toque pointue ( kulah ) ", un bonnet conique avec une bordure en fourure ou une frange de laine " ainsi que d’une calotte (shaidan, burma ) [TROTSKAJA, 1975]. A l’époque moderne, le Taj reste l’un des attributs les plus visibles et les plus démonstratifs, par exemple parmi les hétérodoxes khaksar s d’Iran.

« De la toque (ar. Taj ): si le derviche porte la toque sur sa tête, et si il ne lève pas les yeux, ni ne s’inquiète lorsque les pierres tombent du ciel. Alors, il peut légitimement porter la toque (ar. Taj ):»

« Traité du Dénuement » cité par [AFSHARI, 2003]

- la ceinture ( kamar / kamer , shadd / sedd ) est un cas particulier. Ce symbole ancien nous ramène en vérité aux vêtements cérémoniels des zoroastres, puis à ceux des premiers gnostiques et des guildes malamati , type akhis et shattar , remis à l’initié lors des premières cérémonies d’initiation, dit « rituel de la ceinture ». Par exemple, dans les Akhis ( guildes anatoliennes du 14 ème siècle), l’initié est ceint d’une ceinture d’étoffe. Il s’agit probablement du maras , ou du tanoureh encore bien présent chez les khaksar s. Dans le discours gnostique, le sens est légèrement différent, puisque revêtir la ceinture ( Ismaël, ADAM) se réfère systématiquement à des actes de sacrifice délibéré. Elle devient donc un signe d’appartenance, remis à l’inité par les membres. Dans sa fotowwatnameh , Najmod-din ZARKUB « TABRIZI » distingue la ceinture de coton ( ceinture héritée d’ADAM des nouveaux venus, ou tarbiyeh ), la ceinture de laine ( réservée aux shorbiyan ) et le baudrier de cuir ( lire infra parag 5.2.2.1.2,, réservé aux sayfiyan ) [CORBIN & SARRAF, 1973]. Chez les qalandar s de Kashgar (Turkestan) du 16 ème siècle, [JARRING, 1987] evoque une ceinture ornementale : « Le sayli consiste en deux fils noirs noués ensemble et passés á travers la ceinture, qui est portée autour de la taille, une pierre de jade ( kawash ) y est attachee au niveau du nombril. Ils l'appellent sayli ». Les qalandars-naqshbandis de Tashkent portent la meme pierre à la ceinture ( Sang Qanaat "pierre de résignation ") [TROTSKAJA, 1975].)

Mais avec l’acculturation soufie des attributs profanes des malamati , les significations symbôliques se diversifient. La ceinture, en tant qu’attribut vestimentaire, prend des noms variés dans les guildes ottomanes ( « sed », « fita », « pestemal » ), puis dans la Qalandariyyah , la Khaksariyyah (« lung », « kamar », « palhang ») dans la Bektashiyyah (« Tijbend », « kemer », « makram », « kanberye ») et enfin dans la mevleviyyah (« elif-e nemed »). Les naqshbandi la revêtent également, et se la transmettent de maître à initié. Elle se charge alors de la même aura de lignage spirituel que le taj ou la kirqah . Héritée des cercles corporatistes, elle devient un signe d’appartenance rituel, remis dans le cadre solennel de l’initiation confrérique, notamment dans la khaksariyyah et la bektashiyyah [ZARCONE, 2008]. MELIKOFF decrit la ceinture dans sa description du Muhasip , un rite de Frère de l’Au Dela present chez les bektashi s et les yezidi s. Le recit ci dessous presente la ceinture comme le lien actif d’initiation des Bektashi s dans le lignage spirituel lui meme.

« De même que la ceremonie du Ayin-i Cem est la repetition sur terre d’une ceremonie qui a eu lieu dans l’Au-dela et qui est le banquet des Quarantes ( Kirklar Cemi )> La ceremonie de Muhasip est la projection sur terre d’une ceremonie qui a eu lieu en dehors du Temps et de l’Espace : lorsque le Ciel et la Terre furent crees, GABRIEL (CEBRAIL) ceignit la ceinture autour des reins d’ADAM et ils devinrent freres. Les anges vinrent leur apporter un repas de helva et de pain. ADAM en garda une partie pour EVE. Repetant cet acte archetypal, CEBRAIL [NLDR : l’ange GABRIEL / JIBRIL] vint transmettre au Prophete un ordre de Dieu.MUHAMMAD prit ALI par la main droite et le fit monter sur le Minber [NLDR Ar. minbar ] . Il ouvrit sa ceinture et pressa ALI contre sa poitrine. Tous deux revetirent la meme chemise, de sorte a apparaitre comme un seul corps avec deux tetes. Alors le Prophete dit : « Mon sang est ton sang, ma chair est ta chair, mon corps est ton corps, mon esprit est ton esprit, mon ame est ton ame» . Alors les disciples lui dirent : « O Prophete de Dieu, enlevez votre chemise. » Le Prophete enleva sa chemise et l’on vit que MUHAMMAD et ALI n’avaient qu’un seul corps. Le Prophete dit « ALI et moi, nous sommes les fruits d’un meme arbre ». Et, prenant la main d’ALI, il apposa son pouce contre sa pouce. Puis MUHAMMAD descendit du minber , il prit sa ceinture et dit : « Voici la ceinture dont CEBRAIL m’a ceint pendant la nuit du Miradj. Maintenant je la ceins autour de tes reins ». Il entoura les reins d’ALI de sa ceinture et fit trois noeuds : un au nom de Dieu, un au nom de CEBRAIL et le troisieme en son nom a lui Et il dit : « O Ali, tu es mon frere, comme MOISE fut celui d’AARON. »

[MELIKOFF ; 2004a]

Les khaksar s cumulent explicitement une telle ceinture d’etoffe (pers. Maras ) avec une autre ceinture de corde. Celle ci est en effet l’attribut et la preuve progressive d’une progression initiatique en sept étapes, suivant chaque victoire sur sept catégories de péchés capitaux. Chaque victoire est matérialisée par la suppression d’un des sept noeuds de la ceinture de corde (pers. Palhang ) [AFSHARI, 2003]. Pour le nouvel initié, les péchés á surmonter sont, dans l’ordre chronologique :

1. l’avarice (le traité y oppose la générosité ), voir rituel ci dessous parag 2.2, 2. la gourmandise, 3. la cupidité (le traité y oppose la Sobriété ) , 4. la Violence (le traité y oppose la Patience ), 5. la Passion / le désir (le traité y oppose la Mortification ), 6. l’Ignorance (le traité y oppose la Connaissance), 7. l’acte satanique (le traité y oppose la Miséricorde).

- Les cheveux longs : les Jamis exhibaient de longs cheveux noués comme le symbole de la continuité de leur silsila soufie [KARAMUSTAFA, 1994].

« Quant à la ceinture, elle est le symbôle du courage du compagnon chevalier, toujours prêt à assumer son service, le symbôle donc de ce qui fait du javanmard un homme accompli, selon les mots mêmes adressés par ALI au Prophète ».

[CORBIN & SARRAF, 1973]

6 . Devotion extrême à l’imam ALI: combat pour la justice.

Incontestablement, le qalandarisme réalise un syncrétisme entre la spiritualité corporatiste (fitiyan ), le malamati sme et les tendances hérétiques de ghuluw (exagération) imamites. Mais quand exactement? On sait de façon certaine qu’au 11 ème siècle, les Malamati Abu Hafs « NISHAPURI » dit « AL- HADDAD » (d. 859 AD), et IBN NUJAYD, puis, avec eux, les compilateurs BAYHAQI (d. 1045 AD) et AS-SULAMI (d. 1021 AD) étaient des sunnites. De surcroît, à cette époque, leur prose malamati ne met alors pas particulièrement en valeur l’Imam ALI, du moins d’aucune façon distinctive parmi les Compagnons du Prophète, conformément à cette même tradition sunnite. La collusion entre l’Imam ALI et la Perfection de la Futuwwat remonterait au mieux aux enseignements d’IBN RASULI, un ismaëlien de Badgad à la fin du 11 ème siècle [RIDGEON, 2011]. L’image de Perfection de l’Imam ALI, combinant au plus haut point la bravoure et la miséricorde, apparait aussitôt dans les ouvrages de ses contemporains « Kashf al-asrar » de MEYBODI et « Kalila Wa Dimma ». Selon Llloyd RIDGEON, la fotowwatnameh de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI (12 ème siècle), une Règle disciplinaire et spirituelle qu’il suppose destinée aux « ordres soufis de futuwwat », relaie et développe cette image de perfection spirituelle de l’Imam ALI, à un degré inédit jusqu’alors. Logiquement, la tendance imamite germe ensuite, existe donc au 13 ème siècle d’AS-SAWADJI. Dans sa courte présentation des « Qalenderi », Julian BALDICK ne relève ensuite les tendances imamites chez eux qu’à partir du 16 ème siècle : « Les Qalenderi s se distinguent par la vénèration pour ALI, le quatrième caliphe, et premier chef des Chiites. Une source ottomane dit qu’ils injurient les trois premiers caliphes (c'est-à-dire qu’ils sont evidemment chiites) (…) les Qalendaris empêchent la population sunnite de pratiquer sa religion, et, s’allient avec des jeunes « ignorants », tuent des hommes riches. » [BALDICK, 1996]. Est-ce le fait du safavisme chiite? Cette datation parait bien tardive, lorsqu’on condidère l’importance d’ALI chez les mouvements précurseurs (Khorramites, malamati s, etc…). Les tendances hérétiques exacerbent dés lors le culte de la famille de Prophéte ( ahl al bayt ), et parmi eux : des imams ALI, HOSEIN, puis REZA. La Ghuluw du culte d’ALI est particuliérement répandue dans le monde anatolien et turkméne : il n’en subsiste à présent que les sectes ghullat ( infra, 1ère partie, parag. 1.3.5). Chez les turkménes (infra, 1 ère partie, parag. 4.1), ALI était non seulement divinisé mais assimilé à la réincarnation de prophètes antérieurs. Cette exagération, totalement hérétique aux yeux des confréries orthodoxes, rattache le qalandarisme aux ghullat de façon indélébile. Cette parenté est assumée par elles, lorsquelles font figurer le pré-qalandar Abul Hasan Arifin AL-VAFA’I en bonne place dans leurs panthéons respectifs – c’est le cas des yezidis et des yarsans -. Conformément aux réflexions karamati , le culte de l’imam ALI n’est pas une dévotion pieuse, mais plutôt un culte d’imitation démonstrative, galavanisé par la chevalerie et la rancœur sociale.

6.1 Futuwwat et chevalerie : de la Futuwwat soufie au combat pour la justice. Nous avons évoqué dans la première partie l’origine de la Futuwwat , puis sa corruption en un code de conduite en Islam. Nous y soulignions clairement trois phases et trois conotations historiques distinctes :

A.une periode formative ( futuwwat jihadiste) La futuwwat a connu une première phase « jihadiste » parmi les premiers Ghazi et les Compagnons du Prophète. C’est du moins le scenario accrédité par les Soufis par la suite.

B. un période corporatiste ( Futuwwat professionnelle). Les diverses fotowwatnameh corporatistes édictaient les codes de conduite de l’esprit de Chevalerie: outre l’équité (ar. idalat ), décrite au paragraphe 5.3, en découlent aussi les vertus de l’humilité, de la confiance (pers. etemad ), de la loyauté, du bon conseil. On trouve en outre la générosité , la tolérance « Le Fata est celui qui fait aucune discrimination dans son hospitalité entre un saint ou un incroyant » [QUSHAYRI] et la miséricorde « (…°) s’élever au-delà des règles ordinaires , (…) faire prévaloir le Pardon sur la Loi du Talion » [SKALI, 2012a]. La Futuwwatnameh anonyme détenue par Mirza Abd El-Azim Khan Gharib-e GARAKHANI edicte par exemple douze qualités intrinsèques nécéssaires aux disciples : les six qualités exoteriques sont : l’humilité sexuelle, la consommation d’aliments exclusivement licites, s’abstenir de regarder ou d’ecouter des choses indignes de la Futuwwat, se garder de toute violence, réfreiner son envie, se garder de toute calomnie. Les six qualités esotériques sont : magnificence, humilité, compassion, générosité, désinteressement et sobriété [RIDGEON, 2011]. Par ailleurs, la Règle de GARAKHANI exclue les femmes, les handicapés, les gens de couleur, les esclaves, les alcooliques, les hermaphrodites.. Cette Futuwwat « disciplinaire », en tant que code de conduite est connue des Qalandars dés l’époque Malamati (800 AD), et son interprétation comportementale se heurte constamment à leur rejet de la Shahriah. Son sens de la justice retrouve constamment ses accents martiaux lorsqu’il s’agit de défendre la veuve et l’orphelin, les armes à la main. Dans cette vision révisée de la fotowwat , la justice est symbolisée par le sel, tel qu’on l’utilisait dans les rites de guilde. « le sel est le symbôle de l’ idalat (équité), la justice, certes, mais comme procédant de l’équilibre intérieur de l’homme (…) » [ CORBIN & SARRAF, 1973] Dés cette époque, elle arroge son idéal d’un volet mystique, qui perdurera :au 14 ème siècle encore, la fotowwatnameh des artisans de tissus imprimés, [cité par CORBIN & SARRAF, 1973] associe les quatre grandes takbir ( magnification de Dieu, engagement) soufis aux Prophètes qui les ont introduits en futuwwat :

- le takbir de la Pérennisation ( baqa ), introduit par MUHAMMAD - le takbir de l’Annihilation ( fana ), introduit par le prophète LOTH - le takbir du Consentement ( reza ), introduit par ABRAHAM - le takbir de l’Epreuve ( jafa ), introduit par NOEH

Dés avant l’acculturation soufie, la futuwwat persane échaffaude dans son idéal sa propre silsila prophètique [lire lignage infra, 1 ère partie, FIGURE 3] ou encore, dans les fotowwatnameh d’obédiance alide, une trinité spirituelle similaire à celle des Ophites [lire infra parag. 1.1] , qui la légitiment à la façon d’une silsila soufie :

- Le Prophète MUHAMMAD – assisté de l’ange JIBRIL- incarne la Shahriah , la partie visible ( zuhair ), exotérique de la révêlation ; Najmodin ZARKUB « TABRIZI » la définit par rast goftan (« dire vrai ») ou encore rast raftan (« aller droit ») [CORBIN & SARRAF, 1973]

- l’imam ALI incarne le sens caché ( batin ), ésotérique, la Vérité ( Haqqiqat ) ; Najmodin ZARKUB « TABRIZI » la définit par rast shodan (« devenir vrai ») ou rast boudan (« être vrai ») [CORBIN & SARRAF, 1973]

- Salman « le Perse » réalise la médiation entre les deux, la Connaissance, conduite par la Voie ( tariqat ) dans le jargon soufi [LUIS, 2009a]. Cette dermière aurait été initiée par SETH, fils direct d’ADAM [ Fotowwatnameh de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI, commenté par CORBIN & SARRAF, 1973]. Najmodin ZARKUB « TABRIZI » la définit par rast didan (« voir vrai ») ou rast kardan (« agir vrai ») [CORBIN & SARRAF, 1973]

Cette trinité shahriah -tariqat -haqqiqat est le credo de la Chevalerie spirituelle « futuwwat »: son art est l’équilibre engagé, héroïque et pieux entre ces trois buts. Elle est d’ailleurs rappelée par chacune des trois pincées de sel du rite d’’initiation [ Futuwatnameh d’Abdurazzaq KASHANI, cité par CORBIN & SARRAF, 1973]. A cette époque, elle se traduit par d’autres vertus chevaleresques explicites de la futuwwatnameh : l’altruisme, l’hospitalité, le dévouement et une certaine beauté du geste [KHALIFAH, 2001]. Le leitmotiv du combat de l’injustice est entretenu de façon récurrente par les modéles de l’Imam ALI et d’Abu Moslem « KHORASANI ». D’ailleurs, certains Qalandars , Abdals et Qizilbash vivent armés et s’engagent au service d’armées d’islamisation et de souverains conquérants. Ethymologiquement, le mot qalanda r provient du mot langar (lieu), qui désignait probablement des gardiens des ribat , à moins qu’il ne s’agisse simplement d’une métaphore pour les gardiens de la sainte Famille.

C. une période soufie ( Futuwwat initiatique). A l’esprit des errants post-malamati , les trois phases constituent un seul et même idéal, et le jihad anachronique y est rémanent pendant plusieurs siècles. Noter au passage que la phase corporatiste occasionnait d’autres signes distinctifs specifiques de la chevalerie Ayyar : ces derniers recensent notamment, une besace brodée en toile de kilim , des souliers de cuir, un étrange sceptre à patte de cerf [KAZEMAINI & BERNARD, 2005], ou encore un pantalon chaste ( Sarawil ) [RIDGEON, 2011]. A partir d’AS SULAMI et de SOHRAWARDI, les Fotowwatnameh donnent aux communautés un cadre disciplinaire épuré, moralisé de l’excès.

Ces trois périodes historiques sont marquées par des tendances lourdes dans l’évolution du concept même de Futuwwat .

6.1.1 Corruption de la futuwwat : Si il existait des Règles fotowatnameh dans ces fitiyan corporatives, elle a été dans un second temps assimilée telle quelle par les Malamati s et quelques autres soufis en mal d’ascèse. Parmi eux, le malamati Abu Hafs « NISHAPURI » dit « AL- HADDAD » (d. 859 AD), disciple d’Abu TORAB « NAKHSHEBI » . « Pour moi, la Futuwwa consiste à agir avec droiture et à ne pas exiger d’autrui d’en faire autant » [Abu HAFS « NISHAPURI »]. Aprés lui, on peut également citer le traité « Risala Al-Futuwwah » par AS- SULAMI (d. 1021 AD), petit- fils du malamati IBN NUJAYD. Mohammed Jafar MAHJUB est catégorique: à l’instar du Blâme, le flot des errants du Moyen-âge a progressivement détourné l’esprit de Futuwwat, usant de son ambiguité pour excuser ses grivêleries. La Futuwwat fut donc l’alibi de nombres de faux ascètes, de mendiants et de racketters en tous genres. Au point que l’appellation de « qalandar » a pu signifier « truand » pendant des âges. Cette corruption remontait aux fityan pré-islamiques.

6.1.2 La rhétorique de la futuwwat soufie est donc à double sens, notamment lors de son appropriation par les soufis. On assiste par exemple à une relecture sélective des Fotowatnameh , ou encore à une justification de l’esprit de futuwwat chez les plus grands auteurs soufis. Nous développons également dans la 3 ème partie du présent essai ses effets sur les discours orthodoxes.

-Les attributs moraux de la noblesse d’âme chez les soufis : Vers l’an 1000 AD, Noh-e- Ayyar de Nishapour , aussi dit « Noh-e-NISHAPURI » et ses contemporains entreprennent de définir cette variante soufie du code d’honneur : protégeant la veuve et l’orphelin et arguant la droiture, le sacrifice et bientôt le dénuement ( Fakr ), auquel certains l’opposent pourtant parfois. Les fotowwatnameh elles-mêmes revoient la Prophétie de MUHAMMAD à l’aune de la Futuwwat : « Nous avons entendu un chevalier ( fata ), qui vilipendait nos dieux » [ Futuwatnameh d’Abdurazzaq KASHANI, cité par CORBIN & SARRAF, 1973]. Cette rhétorique se justifie elle même par l’imitation de la « Noblesse du Comportement » (ar. Makarim al-Akhlaq ), formulée par le Prophète MUHAMMAD. Nous avons vu ci-dessus comment l’image vertueuse d’ALI s-y est installée à partir des traités de Futuwwat de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI [RIDGEON, 2011]. Plus : ces traités s’attachent davantage aux vertus spirituelles que ses semblables. Il asseoit, en quelques sortes, la Fotowwatnameh dans le registre religieux.

Les javanmardan avaient adopté les Ahl al Ikhlas (cent treize chevaliers purs, tous tombés pour l’Imam HOSEIN à Kerbala) comme des modéles à atteindre [LUIS, 2009], comme la station finale de la Voie Haqqiqat [CORBIN & SARRAF, 1973] - le terme se confond éventuellement avec khass al-khass ( « l’élite de l’élite ») chez CORBIN - . -La futuwwatnameh de Shamsoddin Mohammad « AMOLI » inventorie les prédispositions nécessaires à cet esprit: virilité, maturité, intelligence, sentiment religieux, santé et qualités de cœur (ar. morowwat ). Celle de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI se focalise sur: la générosité (ar. sakhavat ), la noblesse de cœur (ar. karm ), la modestie / courtoisie (pers. tawazo ), la miséricorde, le renoncement à soi-même, et enfin la prudence quant à la station mystique [cité par CORBIN & SARRAF, 1973]. Celle d’AS-SULAMI préconise en outre l’éducation (ar. adab ), la miséricorde , le repentir. Aux trois voies ( Shahriah , Haqqiqat ) ; Tariqat, précédemment vénérées), SOHRAWARDI ajoute, dans sa seconde futuwwatnameh , une quatrième voie, compatible des trois autres: la ma’rifat ( Ar. connaissance, gnose : incontestablement un apport des soufis au concept de futuwwat ). Pour SOHRAWARDI, les moines choisirent à la fois la voie de la Tariqat et, pour ceux qui errèrent pour prêcher, celle de la ma’rifat. Les modèles répandus de cette voie tardive, souvent cités nommément dans les fotowwatnameh d’obédience soufies, sont HAFEZ « SHIRAZI », Fariduddin ATTAR, parfois Shams « TABRIZI » et Mawlana « RUMI ». [CORBIN & SARRAF, 1973].

Les nouvelles Fotowwatnameh explicitent les limites moralement acceptables de la rhétorique des Fityhan .

« La Futuwwah consiste à éviter toute bassesse et à agir selon une noblesse élevée de cœur . »

[AS-SULAMI, « Futuwwah »]

Les traités « Kitab Fi’l Futuwwah » et « Risalah-al Futuwwah » de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI marquent un tournant dans le genre littéraire de la Fotowwatnameh . Il tente notamment de concilier la chevalerie authentique des Ayyar s à une approche spirituelle, épurée. Non seulement, l’orientation imamite de ses traités est inédite pour l’époque mais, dans la mesure où elles reprennent les éléments corporatistes / chevaleresques, elles s’essaient à en extraire la substance soufie: SOHRAWARDI définit la Futuwwat comme « la parfaite religion de l’Islam », et il décline cet idéal de perfection dans nombre de directives à l’endroit du Fata . Selon [RIDGEON, 2011], « L’apport de SOHRAWARDI entreprend de situer la Futuwwat soufie comme une manifestation authentique de l’ Islam.(…) une version assainie de cette tradition, en rupture avec la violence et les turbulences habituellement associées à la Futuwwat des bas-fonds (…) de Bagdad ». Il s’agit ici des prérogatives autoritaires notoires des Fata . SOHRAWARDI décrit aussi avec insistance l’ensemble les différents visages de la Perfection dans la discipline du Fata , ce en quoi, il se détourne manifestement de la Quête du Blâme. S’inspirant des futuwwatnameh des corporations, celle de Shahab-ad- Dîn As-SOHRAWARDI prône soixante et une vertus chez les « Fata soufis », parmi lesquelles notamment :la pauvreté (Ar. Fakr ), la générosité (Ar. maruwwat ), la compassion (Ar. shafagat ), la pureté intérieure (Ar. Safaa ), le contentement / sobriété (ar. qanaat ), la patience (ar. Sabr ), l’anihilation (ar. Fana ) [RIDGEON, 2011].

-Les Djihad : Chez les soufis, le discours soufi illuminationniste réinterprète le Jihad coranique à l’aune du combat intérieur pour la Connaissance. On parle de « petit jihad » et de « grand Djihad », ce dernier consistant en une victoire sur soi-même. Ce dualisme parle au cœur du Soufi, qui par essence, oppose esotérisme et exoterisme :

« C’est bien pour cela que le Djihad , l’effort du croyant fidéle, a un aspect aussi bien extérieur qu’intérieur. L’effort externe, le Djihad mineur ( Djihad al-asghar ) doit impérativement être le reflet du combat intérieur ( Djihad al- akbar ). En effet le Djihad mineur, qui peut faire référence à la lutte défensive mais également à toute lutte externe contre le Mal, ne saurait être autre chose qu’une parodie dont les motifs ne peuvent être que l’orgueil ou l’ignorance si le cœur n’est pas purifié par le Djihad majeur. » [LUIS, 2009]

« …nous avons abandonné le Djihad mineur pour le Djihad majeur »

[Prophète MUHAMMAD cité par CORBIN & SARRAF, 1973]

Pour les soufis « orthodoxes », les voies du grand Djihad sont plutôt celles de la méditation et des exercices spirituels (ex : zekr ), tandis que le qalandarisme y voit plutôt l’ascèse, le renoncement quotidien, et la retraite khalwat / chilla . Unanimement, le petit Djihad passe par la défense de l’islam, initialement par les chevaliers type ghazi . Manifestement, les mouvements qalandar s y associaient d’innombrables manières extraverties de combattre l’injustice. Cette divergence de point de vue sur la Futuwwat entre soufis et Malamati s est bien détaillée par la constatation de Nuh-e Ayyar « NISHAPURI » à Hamdun AL-QASSAR (d. 884 AD), telle que l’a rapportée HUJWIRI « GHAZNAVI » (d. Lahore 1077 AD) : « La mienne consiste à ôter l’habit du siècle ( Qaba ) , à revêtir l’habit des soufis ( khirqa ), puis à faire toutes les actions qui conviennent à ce vêtement dans l’espoir de devenir un soufi et de me défaire de tous mes péchés de par le sentiment de pudeur révérentielle que j’éprouverai alors devant DIEU. Quant à toi, la Futuwwat consiste à te défaire de la khirqa de peur que les gens ne se mettent à ton service en étant trompés par ton apparence. » Et de conclure cette définition comme suit : « La Futuwwat telle je l’entends, c’est la stricte observance de la Loi religieuse, telle que tu l’entends : c’est l’obéissance à la voix intérieure.»

-Les lignages de la Futuwwat : Passée la période chevaleresque, l’appropriation soufie repart d’abord de cet Esprit de chevalerie. IBN ARABI admet une Intelligence sépcifique à cette noblesse d’âme :

« Savoir agir dans des situations diverses, dans le sens le plus conforme à une grandeur d’Âme (…)° qu’il appartient au Fata de saisir »

[SKALI résumant le point de vue d’IBN ARABI]

Comme expliqué dans la première partie, KASHERI et IBN ARABI edictent un lignage silsila de la futuwwat tout à fait intemporel : les hauts faits d’ADAM, d’ABRAHAM puis des imams sont prêtés à cette vertu littéralement pré-Historique. Dans les écrits soufis, l’esprit de futuwwat précède l’Histoire avec l’insolence d’une hérésie. En commentant le « Fotowwatnameh » d’Hosein KASHEFI, CORBIN fait une analogie chez les ésotéristes duodécimains entre le cycle de la prophétie ( nubuwwat et le cycle de la Futuwwat . Chaque cycle compte un initiateur, un pôle et un sceau - clôture -. Le cycle de la prophétie est initié par ADAM, a pour pôle ABRAHAM et pour sceau : MUHAMMAD. Le cycle de la futuwwat, quant à lui, est initié par ABRAHAM, a pour pôle l’Imam ALI et est clôt par l’imam « » [CORBIN, 1964]. - Historiquement, JOSEPH / YUSUF s’interpose également comme un modèle de futuwwat entre ABRAHAM et l’imam ALI -. Cette vision ésotérique de la chevalerie confère donc à ABRAHAM une importance particulière dans l’Islam populaire. Dans son Traité « Al-Futuwwah », AS SULAMI (d. 1021 AD) cite même un lignage prophétique Silsila complet de Futuwwat jusqu’aux premiers caliphes (lire infra 1 ère partie, [FIGURE 3]). Cette dimension de chevalerie futuwwat est distincte des lignages antérieurs de Prophétie ( nubuwwat ) et de Sainteté ( velayat ). AL-HADDAD tente de concilier la futuwwat avec les approches soufies et malamati :

« Pour moi la Futuwwah consiste à agir avec droiture et à ne pas exiger d’autrui d’en faire autant »

[Abu HAFS « NISHAPURI » dit « AL-HADDAD »]

On retrouve dans le Traité de Futuwwat d’AS-SULAMI, cette idée sous-jacente de désintéressement, de repentir et de miséricorde, toutes constitutives de la Noblesse de Cœur recherchée. MUHASIBI a non seulement paraphrasé AL-HADDAD, mais il a suggéré un renoncement, avec un accent spécifiquement ascétique, voire malamati .

« Il [ le Fata ] fait ce qui lui revient et se détourne de ce qu’il est en droit d’exiger »

[AL- «MUHASIBI »]

Les fotowwatnameh revendiqueront même une légitimité mystique au travers d’un lignage spirituel, un cycle simili-gnostique.

« La science de la Fotowwat est un rameau de la science du Soufisme et du »

[Hosein KASHEFI cité par CORBIN & SARRAF, 1973]

6.2 Promiscuité avec les animaux sauvages: dans l’imaginaire post-coranique, l’imam ALI, souvent surnommé « Asad’ollah » ( le lion d’Allah ) est incarné en un Lion. A l’image du lion, ALI était courageux et athlétique, si on en croit la piété islamique populaire. Cette question est ambiguë dans la fotowwatnameh de Shahab-ad-Dîn As-SOHRAWARDI, car il est clair que ces attitudes hérésiaques étaient quelque peu contradictoires avec l’élitisme confrérique, y compris celui du compagnonage javanmardi :

« Les shaykhs ont dit : « être un soufi, c’est cela veut dire se retrancher du monde de l’animalité (alam-e hayawani) ; se séparer des des qualifications de l’humanité ordinaires, déserter tout ce qui porte la marque du cours changeant des choses(…) »

[cité par CORBIN & SARRAF, 1973]

On le voit, ce discours « islamisé » oppose l’animalité à la sécularité, et non pas à l’humanité. Il dénie l’intérêt de l’animalité – humanité incluse - dans la Voie. Les qalandars de tendance malamati ne s’égarent pas dans de telles nuances et leur adoration d’ALI les conduit souvent aux comportements extravertis des ascètes :

- Certains qalandars errants arborent une grande plume d’autruche [TORTEL, 2009]. L’oiseau, symbôle de médiation divine, revêtait notamment une importance particulière chez les bektashis , qui l’ont présumément hérité des chamanes kam-ozan turciques.

« …les derviches du Khorasan, voulant inviter Ahmad YESEVI à leur réunion, lui envoyèrent sept derviches qui se métamorphosèrent en grues cendrées et s’envolèrent vers le Turkestan. En apprenant la nouvelle, Ahmed YESEVI et ses halifeh se changèrent également en grues et volèrent à leur rencontre. (…) Haci BEKTAS quant à lui se transformera en colombe pour voler vers le pays de Rum »

[Velayatnameh cité par MELIKOFF, 200x]

- se vêtir tout au plus d’une peau de fauves : lions, panthères, ours, chêvres est un habit commun aux Jamis , aux Abdals , aux Heidaris , et aux Qalandars tardifs. Un autre signe distinctif très original aussi est la compagnie des bêtes sauvages. Signalé par [AFSHARI, 200x], ce détail du mode de vie qalandar traduit une vision extrême du culte de l imam ALI (le lion), et sera perpetué sur des générations. Pour pallier à leur seule nudité, les qalandars errants se vêtent de simples peaux de bêtes, de têtes de tigres, de cornes de bœufs ou la plume d’autruche [TORTEL, 2009]. La peau de bête comme habit (FIGURES 207, 211): les peaux de panthère, d’ours sont très répandues et traduisent cette prétendue promiscuité avec l’imam ALI dans le discours du qalandar . A l’instar de AS-ZAVEHI, elle est portée comme un signe distinctif chez les jamis , les qalandars , les abdals . TORTEL établit que, dans la littérature vèdique, la mortification recherchait originellement un rachat de la faute commise :

« Celui qui a commis l’adultère ira mendier avec une peau d’âne sur le dos, l’âne étant le symbole de lalubricité. Et celui qui a bu du vin se déplacera avec une bannière portant l’image d’une coupe, etc. »

[TORTEL citant l’upanishad de NARADA]

Dans le traité khaksar « Traité du d énuement » [AFSHARI, 2003] , on peut être surpris par l’utilisation du terme khirqah á l’endroit de cette pelisse des mourides. En effet, dans le jargon soufi « orthodoxe », la khirqah est un manteau rare réservé au seul khalifeh , qui l’hérite de son sheikh , d’une valeur spirituelle particulièrement appuyée. Depuis le manteau du Prophète MUHAMMAD, la khirqah fut le signe personnel d’une succession spirituelle légitime, voire parfois exclusive. Ici, le terme noble de khirqah remplace sans doute abusivement la pelisse pusht , probablement parce que le terme s’est galvaudé dans le vocable des ordres d’errants hétérodoxes khaksar s...

- Cerfs et trophées : Depuis le Moyen âge, les ramures de cerfs seront ensuite très fréquemment rapportées dans les loges bektashi et rifaiyyah de Turquie et des Balkans. Il est probable que le bois de renne a une importance symbôlique particulière dans les cultures anatoliennes anciennes, du moins dans leurs emprunts à celles de l’Altaï. Plusieurs légendes lient les cervidés à l’Imam REZA en Iran ou Kayguzuz ABDAL en Anatolie. La légende chiite de l’Imam REZA met ce dernier en scène, protègeant, fidèlement à sa proverbiale innocence, un faon des flèches d’un redoutable chasseur. La geste lyrique alévie rèpéte à l’envie comment KAYGUSUZ ABDAL, alors chasseur profane, s’adonnait à la traque aux cervidés, jusqu’au jour où il en blessa un particulièrement majestueux. La traque l’amène au couvent d’ABDAL MUSA, où les derviches lui présentent ce dernier. Conformément aux légendes turciques les plus surnaturelles, le Dede légendaire exhibe alors une blessure par flèche à l’épaule qui confond sa réelle identité. KAYGUSUZ ABDAL se convertit peu après et prit la suite d’ABDAL MUSA. [PINGUET, 2009] rapporte ce dernier épisode et insiste sur sa similarité avec la légende de Saint Jean l’Hospitalier, tel que l’a par exemple romancée FLAUBERT.

Au Moyen Age, les accessoires ornés de cornes de bœufs sont fréquemment rapportés [KARAMUSTAFA, 1994]. Il rapporte aussi, à la porte d’un foyer de derviches :

« à la porte de leur ermitage, on voit (…) plus bas a été arrangée une rangée de cornes de chêvres, de béliers et de bois de cerfs, et plus loin, c’est leur coutume d’exhiber ces cornes en trophées, lorsqu’ils déambulent à travers les rues, et toutes les maisons de derviches ont ces cornes en enseignes. »

Il est probable que les trophées de cervidés sont rémanents d’un attribut vestimentaire ancien des shamans qui ont précédé les dede dans la société anatolienne d’origine turcique / turkmène. Ces ornementations persistent encore, par exemple à Hajji Bektash, comme dans de très nombreux mausolées de non moins légendaires baba bektashis. Par exemple, d’innombrables ramures jonchent de nos jours encore le mausolée de GEYIKI BABA ( litt. « le Baba au cerf »), sur la côte proche de Bursa, compagnon qui aurait, selon l’hagiographie, offert du lait de cerf à ABDAL MUSA soi même, en route pour la reconquête de la ville [PINGUET, 2009].

En Iran comme en Inde, on observe aussi, à partir du 19 ème siècle au moins, le port du rostre de requin-scie, (FIGURE 210) un accessoire porté dans le même esprit. Par sa forme, ce sceptre évoque probablement l’etendard central du Alam forgé iranien, dont la forme a sans doute dicté l’intérêt pour le rostre.

- vivre seuls, loin des hommes et en compagnie des bêtes sauvages, comme une marque de détachement des hommes. Ce caractère est donc doublement la conséquence du mimétisme avec ALI et du Fakr . La compagnie des chiens, impurs dans le Coran, et des bêtes sauvages sont instrumentalisés en motifs intentionnels du blâme. Les renonçants y cherchaient aussi un exemple et des vertus pour leur choix de vie. Leur compagnie remplace celle des hommes, et, par le discours, ils réhabilitent le chien – parfois à un rang plus élevé que l’être humain - pour ses vertus exemplaires :

« Si je nourris le chien, il me veille quand je dors. C’est mieux que de nourrir femme et enfants, lesquels me tiendraient éloignés de Dieu »

(Dhun’unul MISRI, rapporté par NURBAKHSH, 1989)

Les qalandars ont tracé la voie en adoptant des animaux aussi sauvages que les ours, les chiens, les cerfs et les blaireaux. Nombre d’errants turcs élevaient des cerfs tandis que les Malangs (Afghanistan) sont notoirement accompagnés d’ours ou de singes apprivoisés [TORTEL, 2009]. En Iran, les témoignages médiévaux convergent sur les démonstrations de tels animaux domestiqués par les qalandars mendiants, qui les exhibaient dans des joutes dans des joutes données à l’occasion d’ Ashura , les rendant matériellement dépendant de ces démonstrations. Une caste similaire de Kalandars subsite parmi les Madaris au Karnataka et au Sindh qui sont effectivement toujours des montreurs d’ours. Le serpent est en outre un signe de reconnaissance important chez les Abdals (tatouages, pique à l’effigie de serpents). Plus récemment, Madaris et Jalalis sont réputés pour avaler les serpents et les scorpions.

« When the adepts among them chanced to see a snake , they used to put it whole into their mouth and swallow it up, saying that i twas the fish of ALI ; in eating a scorpion they remarked that i twas the prawn of ALI ; and the worms are designated as the crabs of this holy personage . »

[Mohamad YASIN, 1958]

Cette compétence est d’ailleurs observée ailleurs parmi les ordres sunnites à caractère hétérodoxes tels que la rifaiyyah (en Inde et en Egypte) et la Aissawiyyah (Maroc). Quant aux autres membres errants de la Madariyyah, leur réputation usuelle en Inde est depuis bien longtemps connotée par leur compétence de charmeurs de serpents ( ar : huwat , hindi : sapera ) à l’aide de double-flutes Pungi , un talent partagé avec de certains rifai sunnites. Dans le contexte nord-indien et rajahstani, les charmeurs de serpent Malang s’inscrivent en fait dans une tradition plus ancienne. Cette sous-caste de charmeurs de serpents sapera a la fonction d’assister l’évacuation des serpents (sape ) dans les maisons. En outre, au Rajahstan, ce sont les gitans karbeli qui ont traditionnellement le monopole de cette profession, dans le contexte de spectacles itinérants avec les danseuses gitanes karbeliya . Cette profession, on le voit, a donc une probable origine plus lointaine, qui ne trouve qu’un écho lointain avec le symbôle ophitique. Les madaris l’ont donc présumément adopté a posteriori , ce qui va dans le sens de la thése de TORTEL.

Le cas du chien est particulier, car il est très considéré dans la littérature qalandar, voire parfois soufie. La réhabilitation du chien dans le monde persan et kurde est en fait un juste retour des choses. En effet, le chien était un animal sacré chez les Sassanides, les Zoroastres et, dans une moindre mesure dans le culte de SHIVA. Chez les ascètes shivaites de l’Inde, MAHADEVA était avant tout un avatar de SHIVA, et ’ils l’adoraient sous les sobriquets de « celui dont la monture est un chien » , « le chien du ciel », ou encore « le chien qui chasse les ennemis » [TORTEL, 2009]. Cependant, cette perception était duale dans l’hindouisme, et TORTEL relève de nombreux contre exemple dans la mythologie hindouiste, dans lesquels les chiens sont synonymes d’épidémie ou d’humiliation. Il évoquait de façon univoque la soumission dans les basses castes. Parmi les zoroastres d’Iran, le chien pris ensuite un rôle rituel dans le Barashnum (cérémonie d’initiation des prêtres ), où il est un acteur à part entière de la cérémonie. L’islam orthodoxe déconsidère habituellement le chien : il est tenu pour impur, et logiquement, l’état « nafs du chien » est conoté très péjorativement dans l’exégèse soufie (ATTAR, RUMI).

« Jafar IBN SULEIMAN rapporte qu’il aperçut Malik IBN DINAR avec un chien à ses cotés ; « Qu’est ce que cela veut dire, Abu YAHYA ? lui demanda - t il . - Cela vaut mieux qu’avoir un compagnon de mauvaises mœurs », répondit Malik ».

[BAYHAQI, « Kitab Al-Zuhd Al-Kabir »]

A vrai dire, les paraboles simailaires sont exrêmement nombreuses ensuite chez ATTAR, qui en attribue les commentaires à divers ascètes, qui à Mashug « TUSI », qui à Junayd « BAGDADI » ou à Abu SAID. Chez ATTAR, le chien vaut davantage pour la parabole de la Vérité cachée ou celle des apparences trompeuses, que pour une appréciation sincère de l’animal lui- même…

« Puisque le chien fut forgé dans le moule de la puissance, tu aurais tord d’assumer sur lui la supériorité ; Sache, ami, que le chien est caché derrière le Voile ; si tu as une âme pure, regarde à travers cet écran. Bien que d’apparence le chien soit sans attrait, sa qualité est d’un rang supérieur. Le chien recèle en lui des secrets qui dissimulés derrière l’aspect de l’animal demeurent impénêtrables à nos yeux. »

[Mashuq « TUSI » rapporté par ATTAR, « Elahi-nameh »]

Plus flatteuse, la littérature nimatullahi iranienne – 15 ème -20 ème siècle -, loue les vertus du chien telles que la fidélité, le sens du sacrifice, le service, la patience , la gratitude et la capacité d’apprendre. Autant dire qu’elle le réhabilite totalement. Comme exprimé par Abdorahman JAMI ci- dessus, le chien incarnait la fidèlité indéfectible [NURBAKHSH, 1989].

Car, entre temps, le chien est devenu, bien souvent, le compagnon de route de certains qalandar s errants. Dans la légende du qalandar Baba Rahim, dit "MASHRAB" (1657-1711 AD) , celui-ci vit la rencontre avec son chien et futur compagnon comme une expérience extatique. Il déclame alors le ghazal qui suit au dit chien:

"Ami muet, ou que nous allions, nous serons ensemble Au désert ou à la ville, nous serons ensemble

Quels que soient les tourments, telle est la prédestination, Dans le bien, dans le Mal, la joie, la tristesse, nous serons ensemble,

nous marcherons á travers le Monde, nous nous dirons tout, ou que nous allions, nous serons ensemble.

Comme Adham, nous renoncerons aux biens terrestres Que nous allions á la Mecque, au temple, á Medine, nous serons ensemble

(...) Mashrab, celêbre Dieu, tu as trouvé un ami ou que nous allions, ami sincère, jour et nuit, á son service, nous serons."

[MASHRAB cite par PAPAS, 2010]

A l'instar des compagnes des ghazal s d'Amour, la compagnie du chien devient le temps d’une rencontre, une autre allegorie inattendue de Dieu.

7. Amour pieux, folie et contemplation

C’est un lieu commun que la métaphore de l’amour est un leitmotiv répandu de la littérature soufie. Reduisant l’individu á l’anéantissement (ar. fana ), celle-ci célêbre l’amour, voire l’extase mystique (jathiba ), comme le lien direct des mystiques, anticonformistes ou non, avec le divin. Cette extase mystique atteint son paroxysme dans l’éxuberance de Mansur AL-HALLAJ, de Dhun-ul « MISRI » ou plus tard dans la « consumation » litérale de Mawlana « RUMI ».

7.1 Folie et sagesse

« Chaque société humaine considère comme « sage » celui qui se plie à ses critères, et taxe de folie celui qui s’y dérobe .»

[POURJAVADY, 1998

La rhétorique coranique reconnaît généralement que l’avénement de l’Islam fut avant tout le triomphe de la connaissance ( aql , ou sciences, alum ) sur l’ignorance ( jaheli ) des temps préislamiques. La Shariah , le bayat et l’obéissance imposaient la raison comme une voie de connaissance de Dieu.

1. Du point de vue orthodoxe, raisonnable d’une Shariah vertueuse, la folie ( jonun ) était un concept teinté de péché. Mais Nasrollah POURJAVADY explique comment, à partir du 9 ème siècle, dans le contexte de décadence de la société islamique, le terme « majnoun » prit un sens ambivalent, tantôt positif, tantôt négatif, générant le néologisme « sage–fou » ( Uqala al-Majnoun ), sans doute parce que les premiers ascètes musulmans cumulaient cette même sagesse de la Piété avec les symptômes misanthropiques du dénument. Cette réhabilitation fut tout à fait contemporaine des mystiques premiers de Bagdad ainsi que des ascètes Dhun’ul « MISRIi» et Abu Yazid Tayfur « BISTAMI».

« Parmi eux, ahl e Suffa ( les gens du suffa) étaient les plus sages. D’une originalité qui égalait leur pauvreté, ils n’étaient pas de ce monde. Ils avaient quitté leur pays et ernoncé à tous les biens terrestres et quoiqu’ils eussent plus de raison que leurs contemporains, leur conduite resterait pour les générations futures le symbôle même de la folie. Nous ignorons si ils étaient déjà traités de fous à l’époque du Prophète. (…) La folie, qui ne connaît aucune limite d’âge ou de sexe, de couleur ou de race, peut s’emparer de tout un chacun, qu’il soit jeune ou vieux, femme ou homme, noir ou blanc, arabe ou ajam. (…) »

[POURJAVADY, 1998]

Avec l’avénement des soufis de Bagdad, l’icône du « sage-fou » se popularise, et son acception positive, ou, en tout cas pieuse, se répand. Elle contamine en outre l’hagiographie passée des grands saints. POURJAVADY recense parmi eux Uways QARANI, Sa’dun « Majnun » et le sage Buhlul. L’explosion du mysticisme relativise alors totalement la légitimité de la raison ( Aql ). Les plus grands soufis y compris, en acceptant ces icônes d’ascése, les qualifient alors de « sage-fous » et reconnaissent l’efficacité du Fakr sur la voie de la Connaisance. « Les sages-fous sont ceux dont le cœur abrite la révèlation de la vérité. La perception de ces illuminations les conduit à cette étape religieuse que l’on nomme vilaya [NLDR : « sainteté »] et qui, loin de leur nuire, constitue en fait une source de perfection. C’est grâce à ces illuminations qu’ils parviennent au faîte de la raison et de la sagesse, et méritent, de ce fait, l’appellation de raisonnables » [POURJAVADY, 1998]. Mais n’anticipons pas : cette acceptation participe dejà de la restauration ultérieure des modéles d’ascése dans le soufisme orthodoxe.

2. Les Malamati entretiennent, nous l’avons vu, une relation équivoque avec les Soufis, et avec la Gnose. Car, régulièrement, certains d’entre eux clament la pertinence de leur voie courte, l’ascétisme, qu’ils opposent aux voies gnostiques orthodoxes, parfois notabilistes. Les Soufis mettent la Recherche de la Vérité ( Haqq ) au centre de leur pratique, là où les ascètes mettent la Réalisation de Soi par le Fakr . Ce que leur dénient les premiers. Dans l’Absolu, telle serait, théoriquement, leur différence dogmatique. 7.2 Paroxysmes d’Amour pieux

Des lignées prolifiques d’ascètes « aimants» / ashigh s ( persans, alevis, azéris ou sindhis ), de « fous » / diwannah (Afghanistan) ou d’envoutés / « majhdub » (Egypte, Inde), « majhadeeb » (Yémen) s’y consument. En jargon illuminationniste soufi de l’époque formative turco-persane, la transe du derviche pour la divinité a souvent été célébrée comme une noce imaginaire, exhubérante.

Noter que cette métaphore avait originellement donné lieu à une théorie controversée de nazar il’al-murd , ou « la contemplation de l’imberbe » dans les premiers temps de l’Islam, par laquelle le fidèle recherchait avec détachement la pureté de la beauté de Dieu dans la contemplation ou le baiser d’un jeune garcon. Elle se basait sur le dogme soufi répandu que la contemplation des imberbes étaient en fait celle de la Beauté Divine. La contemplation de l’Essence Divine étant, elle-même, un état élevé de la Connaissance.

« La Futuwwah est de passer du Savoir à la Connaissance, et de la Connaissance au dévoilement et de Celui-ci à la contemplation de l’Essence divine »

[« Futuwwah » par AS-SULAMI]

Cette pratique du nazar il’al-murd convergeait avec une théorie analogue des Hurufi s - une autre hérésie soufie très versée dans l’interprétation calligraphique du Coran ( Simiya ) -. [KARAMUSTAFA, 1994]. Ceux–ci prétendaient également que la magnificence du visage humain, par excellence parmi tant d’autres attributs de l’être humain, prolongeait la théophanie divine. Réduire la Contemplation divine au seul nazar il’al-murd semble être une lecture réductrice et corrompue de l’immensité de la Grâce. Elle a néanmoins été suivie, y compris par des Soufis respectables : cette pratique, si elle fut magnifiée par JAMI et ATTAR, connut probablement des débordements, qui valurent à bon nombre de Qalandar s l’accusation répandue de « sodomites ». Du Qalandar , TORTEL rapporte : « Il est l’amphitryon aux moeurs douteuses qui organise, toutes portes closes, des séances de shâhid-bâzî , des séances où la contemplation de la face des jeunes garçons est supposée activer la dissolution du moi dans le beauté divine » [TORTEL, 2009] ou encore, citant le Fakr Nahmeh : « . Ils ( NLDR : les qalandars ) sont réputés avoir pratiqué la pédérastie mystique, avoir consommé du vin et des narcotiques, mais contrairement à de nombreux soufis, ils n’ont pas rompu avec la tradition de l’ascétisme » . La réputation du nazar il’al-murd était si sulfureuse et si répandue, que les soufis qui la considéraient se crurent obligés de la promouvoir, ou, du moins, de l’ériger effectivement en parabole de l’Amour sincère d’ALLAH. Dans le « Elahi nameh », Farid Ud din ATTAR rapporte dans plusieurs poèmes ( « Le prince dont s’éprit un officier », « Le bel adolescent et le derviche », « Le bel adolescent et l’amoureux », etc…) la métaphore de l’adoration divine par une conclusion à la fois extrême et chaste…

« Mais lorsqu’il comprit la vérité, lorsqu’il réalisa que le derviche était bien de tout son cœur son esclave, Et qu’il était inspiré, non par le désir charnel; mais par un amour pur, noble et subtil, Le beau jeune homme descendit de cheval, prit ses pieds avec tendresse, Et se mit au long du jour à en arrache une à une les épines. »

[ATTAR, « Le Bel adolescent et le derviche »]

7.3 L’existence ascétique comme épreuve d’Amour.

Autre métaphore récurrente : la métaphore de l’Epreuve. L’épreuve ( jafa ) est récurrente dans le vocabulaire des guildes, car elle constitue à la fois un incontournable de la relation Maître – apprenti (tarbiyeh, infra parag. 5.3.1) et un takbir dominant de la futuwwat « soufisée » - voir première partie, parag. 5.4.3.4 - . Littéralement, la « jafa » est habituellement la cruauté de l’amant pour défier le sentiment de son aimée [CORBIN & SARRAF, 1973].

8 Influences et interractions tardives de l’ascétisme hindouiste sur le soufisme heterodoxe

Nous nous évertuons de détailler ici quelques exemples évidents de collusion entre le soufisme post-mediéval et l’antinominianisme contemporain en Inde, notamment d’obédiance hindouiste. Pourquoi nous focaliser á présent sur l’Inde ? Certes, l’Inde du Nord, et notamment le Sindh, sont le théatre d’une intense islamisation « persane » á l’arrivée des Moghols convertis. Mais ceux ci avaient été précédés sur les routes d’Aghanistan par les errants d’Iran, d’Azerbaijan, du Khorasan et de Syrie des le 10 e siecle. A commencer par une multitude de Jawalqi, de Heidari s , de Qalandar s et de Chishti . Nous allons le constater dans notre inventaire (paragraphes 9 et 10), nous pourrons distinguer les ordres orthodoxes qui s’implantèrent en Inde ( Naqshbandiyyah, Shattariyyah, Qadiriyyah, rifaiyyah, Chishtiyyah, kubrawiyyah ), et ceux qui ne s’y implantèrent jamais de facon significative ( Khalwatiyyah, Mevleviyyah ). Si ces derniers restèrent souvent vierges de toutes influence extrême-orientale, les premiers sont durablement marqués du sceau de cette expérience. Cette influence est double. Les ordres orthodoxes n’y furent pas seulement confrontés au seul qalandarisme persan, mais aussi á toute l’acculturation de celui-ci dans les sociétés hindouistes, que ce soit au Cachemire, au Sindh, au Bengale, au Gujarat ou en Uttar Pradesh. Il s’agit ici de l’adoption syncrétique de pratiques hindouistes par certains hétérodoxes, ou même par la teinte rhétorique neo- malamati qu’ont pu y prendre des ordres aussi orthodoxes que la naqshbandiyyah et la rifaiyyah . Pour la plupart des ordres, orthodoxes ou non, il y eut donc une ère avant l’Inde et une ère apr és l’Inde. Encore une fois, [TORTEL, 2009] s’est evertuée á demontrer que les heteropraxies du qalandarisme et du yazdanisme trouvaient souvent une origine lointaine dans le monde hindou. Son parti pris á écarter les arguments réciproques a sans doute occulté la symétrie de ce tryptique.

8.1 Une confrontation dogmatique

Certes, bien souvent, les musulmans eux-mêmes discréditent les hétérodoxes [KHAMENEI, 2000] et les tiennent pour des ignorants égarés. Les soufis orthodoxes ont néanmoins été amenés à confronter / influencer / requalifier tout le dogme soufi à la lumière de la théologie hindouiste des saddus qu'ils cotoyaient. Comment le laxisme de certains aurait-il pu contaminer le dogme des plus orthodoxes? Difficile à dire. Certes, une caractéristique de l'Inde est l'émergence de saints considérablement populaires et leur aura sur la totalité du reste des croyants. Fathullah MUJTABAI a inventorié ces interractions dans la litérature persanophone et urdu, à l'occasion de sa monographie "Hindu-muslims cultural relations". Si on prend par exemple le principe panenthéiste du " wahdat al-wujud " (unité de l'Etre), si cher à la rhétorique illuminationiste des errants ascétiques - Qalandar, Heidari, Chishti, Bektashi, etc...-, elle trouve un écho opportun dans les débordements du monisme panthéiste (advaita-vadanta) par les saddhus. Ces deux discours, certes légèrement différents, s'accordent sur la place du renonçant dans une Création prolifique, manifestation polymorphe d'un Dieu bienveillant. [MUJTABAI, 2008] relève également d'autres correspondances lexicales dans ces deux théologies.

Contrairement à MUJTABAI, la démarche de [TORTEL, 2009] a consisté en quoi ces idées hindouistes avaient pu précéder l'ascétisme errant musulman, des siècles avant l'Islam. Nous nous attachons plutôt ici à montrer comment ces deux courants se sont finalement à nouveau "retrouvés" à l'arrivée de l'Islam en Inde, c'est à dire quelque siècles plus tard. Ces deux démarches sont donc complémentaires, et non pas contradictoires. Par exemple, [MUJTABAI, 2008] tente de décrire le destin commun entre soufisme populaire et mysticisme bhakti:

"Tous deux prèchaient l'unité du genre humain, croyaient que l'égalité de tous les êtres humains précèdait le culte de l'image, les distinctions de caste, les discriminations communes; [toutes deux] opposaient l'amour et le culte dévotionnel au ritualisme formel et à la piété démonstrative. De par ces affinités, et compte tenu de leur attitude catholique, humaniste, les saints soufis , contrairement aux Ulama, dit "orthodoxes", avaient un rôle déterminant à jouer pour établir un climat de confiance mutuelle et de compréhension entre les deux communautés ."

[MUJTABAI, 2008]

La notion de " voie courte ", elle-même est trés forte chez les saddhus , puisque leur statut de renonçants les affranchit à la fois de toute caste et du cycle des réincarnations.

Pour l'auteur, les premiers saints persans d'Inde ont effectivement jouit d'une largesse d'esprit exceptionnelle pour orienter les aménagements syncrétiques dont il est question ici. Cet enthousiasme est sans doute exagéré par l'hagiographie populaire, trés optimiste. L'influence de ces soufis aurait été décuplée de par le fait que "leur esprit était libre de ces superstitions et de ces rigidités qui causent la stagnation des écoles classiques indiennes et islamiques (...) les nouveaux appels réveillèrent une ferveur nouvelle, libre de son pouvoir crétif." [BOSE cité par MUJTABAI, 2008]. Relativisons cet argument, à la lumière des conflits inter-religieux qui les précédèrent.

8.2 Satsang , Bhang et foyer communautaire ( Duni )

Le métissage entre le modèle ascétique hindouiste et le modèle ascétique type qalandar en Inde ne se résume pas à l'émergence de mouvements syncrétiques ( Malangs, Suhagi, Rishis , etc..). Au quotidien, les ascètes hindouistes et musulmans se cotoient; certains fréquentent les mêmes lieux de pélerinage (Sehwan Sharif, Nagore Shariff, Bombay). Le reste du temps, ils se retouvent le soir, à l'écart des villes qu'ils fréquentent. Le temps d'un repas ou d'une soirée, ils se constituent alors momentanément en une satsang (communauté de saints, souvent oeucuménique) interreligieuse autor du foyer rituel Duni des saddhu hindouistes. Dans ce contexte, errants qalandari, rifai, malang ou chishti se sont familarisés avec certains rituels de leurs homologues hindouistes :

-- le Duni est le foyer central autour duquel les saddhu se retrouvent sans aucune considération d'obédience.

-- le Chillum et le Bhang : le chillum est un cigare artisanal de hashish que les saddhu ont coutume de partager; le Bhang est une décoction de hashish. Tous deux sont utilisés de longue date au sein du satsang comme un catalyseur de clairvoyance.

Le Satsang offre une nouvelle perspective pour le qalandar:

-- une opportunité d'ascése semi-communautaire -- la tolérance tacite pour ces compagnons d'infortune, malgré leur disparité confessionnelle.

8.3 La jama , ou ascétisme semi-communautaire (Inde)

Le phénomène de Jama d’ascètes soufis est typiquement indo-pakistanais et il est d’ailleurs également répandu dans le monachisme shivaïte [BOUILLER, 2009]. La Jama constitue un groupe d’ascètes de la même obédiance, plus ou moins séculiers, qui se désagrège éventuellement et qui s’agrège au gré saisonnier des festivités des saints locaux. Le groupe a d’ailleurs une fonction de cohésion et de solidarité dans les phases de périgrination et de rituels. Les membres ne peuvent d’ailleurs y rendre un hommage au saint s’en s’y rendre en délégation. Au cours des festivités d’ Urs du saint, ce sont les jama des différentes obédiances qui défilent en procession, derrière celle du saint célêbré. Leurs délégations y tiennent souvent pour l’occasion une chilla ( retraite et jeun de quarante jours), dans la pure tradition soufie des Chehla nashini - voir 2 ème partie du présent article - . Au cours de notre étude, nous avons recensé des jama dans les obédiances suivantes : Jalaliyyah, Malangiyyah, Rifaiyyah, Banawa (qadiriyyah ) et Mondal . Citons les dargah soufies - et leur obédiance - les plus visités par des Jama d’obédiances soufies diverses : Ajmeer, Rajastan ( saint chishti ), Nagore-Sharrif ( saint qadiri ), et Sehwan Sharrif, Sind ( saint chishti ). Jackie ASSAYAG a proposé une définition exhaustive de cette forme de groupe :

« ... autour de ce saint patron s’organise une association de culte, dominee par les heritiers du pouvoir du saint, les pirzada , qui tirent de leurs offices des benefices materiels. La plupart du temps, le saint est venere par le seul voisinage, ou les habitants du quarties organises en association (jama’at) ; dans les villes, il peut etre lie a une corporation professionnelle . Dans les deux cas, la confrerie est constituee d’un « tiers ordre », comprenant des laics dont les membres preparent leur salut eternel dans un coude a coude fervent et quelquefois fraternel. Mais ils travaillent aussi a leur prosperite d’ici bas, car c’est essentiellement pour des raisons votives que l’on fait des visites a ce Pir (...). Sa figure constitue ainsi un pole identitaire pour la loge, la guilde ou la communaut é»

[ASSAYAG, 1992]

Dans le milieu shivaïte, BOUILLER a exploré ce caractère plus ou moins éphémère de la Jama ( groupe), qui n’est pas généralisé, certaines communautés isolées étant permanentes Shaik Abdul Azeez SAHEEB a détaillé les niveaux d’inititiation de la Jama soufie de Nagore-e-Sharrif, (FIGURE 213) :

Une « Jama » jamaliyyah à Nagore Sharif Une « Jama » rifai cinghalaise

1. Le novice. Son initiation est marqu ée par un rite de tonsure et un rite de 1. Le novice. la Coupe ( sharbat, Urdu pour shorba ) évidentes réminiscences des rites confrériques des fitiyan . Le novice s’y voit en outre remettre une pièce de tissus pour se vêtir ( Lungi, lungotee ). 2. Le Nakliba n Awliya , « imitant les saints » (après 2 ans d’initiation auprés 2. Le Nakiban est le « secrétaire » de la zawiyya . du maître de la jama ) 3. Le Kothuthuwal , peut encadrer les novices, rôle essentielement 3. Le Kottu wal , es t le sergent -d’armes en charge des disciplinaire (= après 2 ans) accessoires de mortification

4. Le Shour Ganthi , littéralement « garde de sécurité », a des responsabilités d’intendance et de gardiennage.( = après 2 ans)

5. Le Bandari , vice responsable et trésorier de la Jama ( = après 2 ans). A 4. Le Pandari , est le « commissaire » de la zawiyya . partir de ce degré, la mendicité nécessaire à sa subsistance n’est plus à sa charge 6. Eligibilité pour le Sarguru ( = après 8 ans), maître de la Jama 5. Le khalifeh est le sheikh de l a zawiyya . Il est désigné, pas élu.

FIGURE 214 : les niveaux hiérarchiques dans une Jama ’ shivaïte (Nagore-e Shariff) et dans une zawiyya de fakirs rifai (Sri lanka)

En résumé, cette organisation articule, dans un shéma typiquement régional, le clivage formel entre clergé séculier et ce que SAHEEB appelle « les fonctionnaires mendiants » ( = les ascètes affiliés) de la dargah . D’autres nuances comportementales existent entre les Jama soufies, shivaïtes et hindouistes : les ascètes soufis sont désignés de « fonctionnaires mendiants » de la dargah, tandis que leurs homologues shivaïtes et hindouistes y cumulent souvent la fonction de « fonctionnaires rituels » [SAHEEB, 2009].

8.4 Les tendances syncrétiques

Cette tendance est la conséquence d’un héritage ésotérique varié. L’histoire des ordres qui suit montre que ceux-ci se succédent indifféremment les uns aux autres au sein d’un même lieu, d’une même communauté, parfois au sein d’une même khanqah. Inventorier la totalité des influences syncrétiques dans le soufisme releve de la gageur, tant sa nature laxiste l’a ouvert a des traditions variees. Nous nous focalisons donc ici sur l’echo que trouve le discours malamati dans les sociétés qui le reçoivent.

8.4.1 Le qalandarisme conteste la société de castes (Inde , Cachemire, Bengale)

Les mouvements Rishi (Cachemire), Bâuls (Bengale) et Marwandis (Sehwan Shariff) sont trois exemples de contestation sociale du système castique initiées plus ou moins directement par le qalandarisme musulman. Dans chacun d'eux, l'illuminationnisme et l'ascése rappellent à l'ordre les carcans sociaux du sytème des castes à des tournants historiques de leur contrée respective. Dans ces trois exemples, le saint ascète incarne alors de façon opportune la réparation d'une injustice sociale faite aux basses castes. Prenant leur défense, son succés populaire est immédiat parmi ces basses castes. Le culte ancien est alors partiellement remplacé par celui de ces nouveaux saints, ces derniers devenant opportunément les patrons des basses-corporations qui l'adoptent.

Les Rishis et les Bâuls renouvellent notamment le modèle du saint ascète, non sans une évidente réminicence du saddhuisme qui les ont précédés. Le renoncement musulman porte un message de contestation de l'ordre social. Contrairement à l'anti-conformisme saddhu , ce message ne tourne pas le dos à la société mais se fait prosélyte. Rishis et Bâuls séduisent notamment par leur contribution lyrique riche et innovante, lesquelles constituent respectivement l'essentiel du corpus littéraire mystique de ces deux pays ( i.e. Cachemire et Bangladesh).

Rishi , Bâuls et Marwandis partagent également la même ambiguité religieuse: institués dans des sociétés pluri-ethniques, elles perpétuent la mixité par le syncrétisme rituel. Toutes se cherchent une légitimité au travers de lignages musulmans avérés ( soufisme ou sa'adat ), afin d'asseoir leur classe dans ce nouvel ordre social. Ces conflits de notabilisme sont flagrants par exemple, dans les lignages de seyyed s qui régissent les sanctuaires islamisés de Sehwan Shariff.

8.4.2 L'islamisation des milieux marginaux les assimile au Malamat (Inde, Pakistan)

Certes certains rishi s embrassent la foi islamique avec plus ou moins d'orthodoxie. Mais, à l'échelle individuelle, la rencontre de l'islam avec l'ascétisme hindouiste est avant tout la confrontation de discours et de comportements marginaux parfois antagonistes. Dans le cas des Bâul s et des Suhagi s, ce sont avant tout des hétérodoxes islamiques qui s'emparent de pattern marginaux locaux. Quels étaient ces patterns?

8.4.2.1 Hijras, Sakhi-Bekhi : fiancées transsexuelles des divinités hindouistes.

En Inde et au Pakistan, le terme de " hijra " désigne de façon générique les hommes d'orientation transsexuelle. Leur origine est aussi ancienne qu'imprécise. D'aucun prétendent qu'il s'agissait originellement d'eunuques et de serviteurs travestis – ar. mukhannatun - introduits par les souverains musulmans dans le Nord de l'Inde au 12 ème siècle. Seraient ils des contemporains des qalandars, et non leurs prédécesseurs?

L'originalité et la rhétorique des hijra s fait néanmoins exception, que ce soit dans la société hindouiste, ou dans d'autres sociétés musulmanes contemporaines. On parle aussi de " khushra ", ou même de " Thriru Nanghai " ( soeur de Dieu ) au Tamil Nadu hindouiste. Certaines hijra s et autres sakhi-bekhi sont en effet des quasi- vestales qui se vouent à un "célibat" pieux ou du moins à une dévotion patronnale emprunte de corporatisme. Dans les faits, elles sont manifestement davantage dévouées que chastes: ce "célibat" fait abstraction de leur éventuel travail sexuel - pour nombre de hijra s ou de joggapa - ou encore les relations sexuelles rituelles - pour les sekhi-bakhi -. Hormis la désignation d'"hijra", tous ces termes sont en fait impropres à désigner leur ensemble, car il s'agit à présent d'au moins quatre groupes distincts:

- les aravani s, aussi appelés " ali ", transsexuelles hindouistes du Tamil Nadu (Inde du Sud), tou(te)s lié(e)s par la vénération de la divinité Kuttandavar / Aravan. Elles se considèrent comme les fiancées d'Aravan, et à ce titre, lui voue leur existence souvent célibataire.

- les Hijra (Inde du Nord) désigne un groupe plus étendu et plus diversifié. Dans le Nord de l'Inde, la plupart vivent de la prostitution homosexuelle. L'immense majorité des hijras hindouistes vénère Bahuchara-devi, la patronne divine des transsexuels. Par amalgame, on inclue à présent dans cette catégorie des rares avatars musulmans de cette catégorie, tels que les renonçants transsexuels des confréries suhagiyyah, malangiyyah et même parfois rifaiyyah .

- les jogappa , une catégorie de serviteurs et de servantes prostituées transsexuelles au service des lieux de culte au Karnataka et en Andhra Pradesh (Inde du Sud). Il s'agit indifféremment d'hommes et de femmes, généralement attaché au service religieux. Leur patron est Yellamma - devi, une divinité locale de Durga.

- les sakhi-bekhi (Bengale, Orissa, Uttar Pradesh), est une autre minorité de "fiancées" de Krishna, plus particulièrement attachées à leur ambiguité sexuelle dans cette acception religieuse. Plus visibles, plus démonstratives, les sakhi-bekhi vénèrent Sri Radha, le compagnon de Krishna.

Historiquement, nombre d' hijra s ont longtemps vécu des professions marginales d'eunuques, de celles de la danse suggestive, de la mendicité publique et, dorénavant, de celles de la prostitution. Recruté(e)s à leur adolescence sur une base plus ou moins volontaire, trés peu d'entre eux pratiquent encore le rite de passage de l'emasculation ( nirvan, nirban ). Les hijra s sont néanmoins accepté(e)s dans la société hindouiste comme des ambassadeurs de fertilité.

Des dizaines de milliers de hijra s et d' Ali s du Tamil Nadu célêbrent leur propre rite hindouiste, en la commémoration annuelle par simulacre de la noce de Krishna avec Kuttandavar / Aravan dans le sanctuaire et les rues de Koovagam, Tamil Nadu. L'évènement est l'occasion de rejouer symboliquement diverses scènes du Mahabaratta, la noce avec Aravan étant la plus importante pour ses fiancées, les hijras "aravanis ". Ce rite est le mythe fondateur de leur rhétorique hindouiste marginale, leur raison d'être dans l'organisation sociale hindouiste. D'autres villages de la région, tels que Tevanampattanam, Tiruvetkalam, Adivarahanattum et Kottatai, sont le siège de manifestations similaires.

Le hijraïsme rencontre le soufisme persan de façon sans doute incidentelle en les personnes de Yatim SHAH, puis de Musa Shah-e SUHAG (d.1499), ce qui permet difficilement d'imaginer qu'à eux seuls, ces avatars islamiques aient jamais précédé historiquement les hijra s hindouistes ou leur mythe du Mahabaratta. Nous évoquons la branche médiévale Suhagiyyah de la Sohrawardiyyah au paragraphe 9.5.2.3.1, sous le sobriquet de "Sada Suhagin" ou encore "fiancées de Dieu". C'est en toute logique que le microcosme travesti converti d'Ahmedabad adopte quasiement mot pour mot la rhétorique des vestales-hijra s hindouistes. Leur renoncement prend la forme d'un célibat votif identique à celui de leurs homologues hindouistes. Il s'accorde sans doute facilement avec le Fakr des seyyed s soufis et leur version édulcorée du Malamat. Chez les Suhagi s, la collision entre hijra et malamat est donc la plus flagrante. Transsexuelle et marginale, elle produit un avatar aussi excessif qu'inattendu, dans la logique des dérives du malamatisme.

La connivence entre la population hétérodoxe et les milieux hijra musulmans perdure aussi de façon évidente de nos jours dans les grands ziyarat s musulmans indiens. Nombre de dévôts hijra et musulmans se réunissent encore à ces occasions, constituant des groupes homogènes en marge des groupes d'errants Malang ou Chishti à Ajmeer. On signale aussi d'autres hijras travestis plus anecdotiques, chez les Malangs dans les Urs annuels de Hajji Malang, d'Ajmeer ou encore parmi quelques trés rares rifai marginaux. On y parle aussi de quelques rares " Bawa hijra ", c'est-à-dire d'errants travestis.

FIGURE 21 5 : Sai Roshan ALISHAH, Hyderabad, Sindh FIGURE 21 6 : La communaute de Sai Roshan ALISHAH, (1832-1962 AD) Hyderabad, Sindh

FIGURE 21 7 : “Shirdi” Sai BABA (1838 -1918) de Shirdi FIGURE 21 8 : Sathya Sai BABA (b.1926 AD -), (au Maharashtra (N-W Inde) Puttaparthi, Andra Pradesh 8.4.3 L'acculturation soufie du Yoga chez les soufis indiens (Inde, Cachemire)

La question des influences entre soufisme et yogga relance perpetuellement l'idée recue selon laquelle l'ascetisme, voire le messianisme chrétien dériveraient de formes antérieures d'ascétisme hindouiste. Selon ERNST, cette allégation, récemment encore défendue par [TORTEL 2009], était surtout répandue dans le courant orientaliste du 19 ème siécle. Mais la réalité littéraire du yoga dans le soufisme plaiderait plutôt pour une acculturation plus tardive du soufisme par les techniques yoggiques [ERNST, 2005].

" Surprisingly, Contrary to Orientalist expectations, however, Sufi engagement with yogga was not to be found at the historical beginnings of the sufi tradition, and it was most highly developped unsurprisingly, in India. Moreover, the knowledge of yogga among indian Sufis gradually became more detailed over time. (...) When one turns to the historical context for the encounter of the Sufism and Yoga, it is a curious coincidence that the arrival of Sufis in India took place not long after the Nath or Khanphata jogi s became organized, i.e. by the beginning of the thirteenth century. While ascetic order had existed for many centuries, the Naths appear to have had a remarkable success at thius particulr time."

[ERNST, 2005]

Selon [SYUHUD, 2008], Sayid Muraza ( Morteza ?) "MURSHIDABADI"(1590-1662 AD) fait remonter l'assimilation du yoga dans le qalandarisme, dit " yoga Qalandar", au qalandar Sharafuddin Bu Ali Qalandar "PANIPATTI"(d.1324 AD), dont nous avons vu qu'il se réclamait des Qalandars Chishtis de Shah Khizr RUMI, au paragraphe 2.4.3.3. Son approche semble davantage être une relecture syncretique du yoga existant que d'une réelle confrontation. L'ouvrage de "MURSHIDABADI"( se référe notamment à l'intercession des anges Mikael et Izrael, respectivement dans les etats mystiques de Jabarut et de Nasut [SYUHUD, 2008].

Certains musulmans devinrent progressivement yoggis dans une vague inédite de mutation syncrétique des voies courtes en environnement hindou.

" The Naths and the Siddha s spread from the Punjab to Bengal lived in forrests, wandered in towns and also established permanent monasteries. By the fifteenth century many groups of Muslims also became yogis, though not necessarily Nath s or Siddha s. Some became professional beggars and acrobats. Mixed with the Shah Madar and Qalandar s, a section of Yogis also popularised syncretic beliefs. They considered Brahma, Vishnu, and Mahesh to be angels and disciples of GorakNath. They also claimed all the prophets and apostles as his disciples. To Yogis, the prophet Muhammad was a pupil and disciple of GorakNath but they concealed this belief to fear of Muslim retribution. Baba Ratan HAJJI was identified as GorakNath and it was asserted that the Prophet had learned Yoga through the Baba " [SYUHUD, 2008]

L'hagiographie populaire indienne répète à l'infini les anecdotes de conversion de yogis à l'Islam, à l'epreuve de la sagesse de tel ou tel saint soufi. Mais peut on preter un credit historique à chacune de ces hagiographies engagées? Réciproquement, la litérature soufie semble s'être progressivement investie de techniques yogiques au contact des ascètes yogis. Les soufis et les yogis partageaient par exemple, des Bah-ud Din NAQSHBANDI (d.1390 AD) des techniques vaguement similaires de contrôle du soufle. [ERNST, 2005] compare en outre les techniques yogiques à celles de vision des premiers maîtres kubrawi AlauDawlah "AS- SEMNANI" (d. 1336 AD) et Nur ad-Din "ESFARAYENI" (d. 1317 AD), ce qu'ERNST nomme des " exercices méditatifs psycho-physiques ". Ces techniques, notamment de centration et de visualisation des couleurs sont quelque peu comparables à la cartographie des sept cakra s des yogis. ERNST relève que ces artifices de la Méditation, même si ils relèvent souvent de techniques similaires, n'ont pas du tout les mêmes significations, ni même la même vocation. Etonnament, c'est la shattariyyah qui aurait, la première, investi ce champs.

"Certainly in the work of Shaykh Baha'l Din SHATTARI (d. 1515) there is evidence of an interest in Indian spiritual practices; his work “Risala-i-Shattariya” or “The Shattari treatise” contains repetitions of divine names in Hindi, alongside the divine names in Arabic and Persian. (...) Thus by the beginning of the tenth / sixteenth century, a member of the Shattari order was able to produce a systematic account of yogic Mantra s and vizualisation practices, assimilated and even incorporated into the conceptual structure of Sufi tradition"

[ERNST, 2005]

D'apres [MUJTABAI, 2008], l'eminent shattari Muhammad GHAWTH "GWALIORI " (d.1563 AD), plus que ses predecesseurs, avait des liens proches avec des yoggis et lisait le sanskrit. Sa traduction persane du " Amrita " demeure un ouvrage de reference pour de nombreux yoggis. Quant á sa traduction du " bassin des Nectars " - un ouvrage inventoriant les Mantras - , elle devint, ni plus ni moins qu'un texte central de la shattariyyah . Il fut ensuite abondamment cité par de nombreux mystiques, y compris au proche Orient, et sa description des cakras en fut partiellement reprise dans un autre manuel de la Shattariyyah , le « Adab-i Muridi ’ par Muhammad Rida SHATTARI "LAHORI" (d.1706). Indéniablement, le « Rushd nama » (« Le Livre de la Piété ») du chishti-sabiri Abdul Quddus « GANGOHI » (1456 AD- 1537 AD) est egalement un cas chishti contemporain de celui de Muhammad GHAWTH "GWALIORI " . De la personnalité d’ Abdul Quddus « GANGOHI », ressortent deux traits particuliers : un ascétisme extrême remarquable mais aussi un dogme syncrétique exemplaire, combinant Fakr chishti et yogga goraknath . Selon [ERNST, 2005], différentes postures yogiques, ou encore diverses techniques respiratoires sont ensuite décrites par d’autres chishti eminents - Nizam Ad-Din "AWRANGABADI" (d. 1779 AD), le chishti-sabiri Hajji Imdadullah Muhaajir « MAKKI » (d. 1899 AD) -, comme des techniques complémentaires de Zekr mais toutes de façon épisodique, sans figurer jamais la cohésion propre du Yoga lui-même. Les travaux de Hajji Imdadullah Muhaajir « MAKKI » se réclament clairement non seulement de ceux de Abdul Quddus « GANGOHI » , mais aussi de ceux du shattari Muhammad GHAWTH "GWALIORI ". Muheen Ud Din CHISHTI "AJMERI" n'a t il pas ecrit le " Wujudiyya ", un ouvrage répandu de yoga?

Ghawth Alishah Qalandar " QADIRI " (d.1880 AD) compara les six centres du dogme naqshbandi avec les six lotus du Yoga sastra . Plus recemment, les branches naqshbandi de Kanpur ont significativement défini leur dogme naqshbandi avec la rhetorique du hatha-Yoga classique à des fins prosélytes, et ce, de façon répétée. On parle de Ananda-Yoga [ERNST, 2005]. Il n'en n 'est pas de même pour Ahmad "SIRHINDI" (d. 1624 AD), sheikh fondateur de la naqshbandiyyah-mujjadidiyyah , lequel tenait les ascètes non - musulmans pour des égarés.

8.5 La chevalerie mystique chez les Sikh s et les Hindus

Le sikhisme, fondé au Punjab au 15eme siècle par le Guru Nanak Dev (1469-1539 AD), syncretise de nombreuses croyances chiites et l’hindouistes. Monothéiste, il rejette le systeme de castes, mais prône la louange et l’altruisme. Les gurus sikh s connaissent la rhétorique chiite de la Futuwwat , du moins en apparence. Par exemple le sixième guru, Guru Har Gobind (1595-1644 AD), portait deux sabres ( l’un pour le domaine temporel, l’autre pour le domaine spirituel, ce qui n’est pas sans rappeler la description des deux djihad de la Tabarzine ) Le dixieme et dernier guru des Sikh s, Guru Gobind SINGH ( 1666-1708 AD) créa l’ordre chevaleresque de la Khalsa , notamment pour defier le regime Mughal d’Aurangzeb. La fondation publique de l’ordre a lieu a l’occasion du rassemblement communautaire de la fête « Baisakh »i de 1699 AD a Anandpur. L’adoubement des cinq premiers chevaliers marqua a la fois l’acte de naissance de l’ordre et l’établissement de l’ Amrit , le baptême ou l’allégeance sikh , selon le point devue ou on se place. On eut pu dire un rituel public « de la coupe », en fait, en référence au rite corporatiste des fitihan . La communauté des « baptisés » prend d ‘ailleurs le nom de Khalsa panth . La chevalerie khalsa permit même aux sikh s de defendre leur propre empire pendant plus d’un siècle (1716 – 1849 AD).

La chevalerie khalsa s’est édictée ensuite une règle vestimentaire qui rappelle vaguement les codes corporatistes. Les plus connues sont les 5 « k » : le Kesh (cheveux et barbes jamais coupées), le kangh (toujours avoir un peigne), le Kach (un pantalon large apte au combat), le Kara (bracelet d’acier, reminiscent des Heidari s), et le Kirpan (couteau courbe). Interdite pendant la colonisation anglaise, elle survit aujourd’hui uniquement dans les démonstrations rituelles et un art martial ritualisé : la Gatka (Punjab).

8.6 Les fakirs musulmans a la croisée des syncretismes oecuméniques contemporains

Plongés dans le contexte des clivages religieux exacerbés de l’Inde moderne ( Taghlaat Jamaa, Deaobandi ...) certains Fakir s charismatiques type rishi s sont á l’origine de mouvements profondément oecumeniques. Ils emergerent en outre parmi tant de cultes, eux memes « syncretiques », suivant eux memes des baba s locaux. [ASSAYAG, 1992] a effleuré la question, en signalant la multplicité de ce genre de sanctuaires syncrétiques hindou-musulmans au Karnataka. On doit en outre a BURMAN un inventaire exhaustif des memes sanctuaires locaux au Maharashtra [BURMAN, 2002]. Mais nous parlons ici de tentatives oecumeniques plus ambitieuses. Partagé a la fois par l’hindouisme et l’Islam indien, le modele de fakirisme positif, rétrograde et aimant, est au coeur d’au moins deux mouvements sectaires tardifs, tous deux domines par le yogga et la reincarnation :

- -la dynastie ALISHAH d’Hyderabad (Sindh, Pakistan) : ce lignage « jahanien » - entendre un lignage de qalandars jalali sohrawardi type « jalali-makhdumiyyah », lire 3eme partie, fig. 315 - a ete fondee a Hyderabad (Sindh) par Sai Roshan ALISHAH (1832-1962 AD), successeur de Sai Qutb ALISHAH. De par ce lignage, on peut donc considerer ce mouvement comme post- jalali , ou post-khaksari . Profondemment pacifiste, Roshan ALISHAH exacerbe la communion de la satsang et la wahdat al-wujud.

- le second cas intéressant s’est cristallisé au début du 20 ème siècle dans le sillage du charismatique « Shirdi » Sai BABA (1838-1918 AD) de Shridi, un autre yoggi fakir pacifiste qui pronait l’Unite. Trés pieux, il s’est essayé a la fois a la pratique musulmane tolerante et a l’interprétation parallèle des écritures des philosophies de yogga (Bhakti notamment) . Il refusait les castes en temps que système d’opression, mais il semble qu’il admettait éventuellement la Reincarnation. Son charisme de fakir oecuménique a été unaniment reconnu á la fois par les Musulmans et les Hindous. Mais le mouvement a connu aussi ensuite une dérive sectaire á présent tres contestée. Nombre de ses disciples ont ete littéralement « captés » par le gourou Sathya Sai BABA (1926- ?? AD) , sa prétendue réincarnation a Putthaparti, dans l’Andra Pradesh. Ce dernier est un gourou notoire discute qui a donne au mouvement des ashrams et son envergure à la fois millénariste et internationale. Sathya Sai BABA a annoncé sa prochaine réincarnation en la personne du futur Prema Sai BABA (2030-2116 AD)

8.7 Les qalandar s guérisseurs

Historiquement, nombre d’hétérodoxes errants pratiquent la talismanologie et son commerce. [TORTEL, 2009] a montré que cet art avait court auparavant chez les saddhus hindouistes, et que les Qalandar s l’avaient éventuellement hérité. Le principal exemple commenté de nos jours est la résurgence du chamanisme turkmène chez les malang s afghans, lesquels y perpétuent clairement jusqu’a nos jours la fonction de « médecins traditionnels ». [SIDKY, 1990] non sans un certain cachet islamique.

SIDKY évoque notamment comment les ziyarat des saints soufis perpétuent en fait depuis l’islamisation le culte primitif des tombes. Par exemple, nombre des ziyarat au Nuristan sont ornés de cornes de boucs [SIDKY, 1990], lesquelles sont depuis le Néolithique des caractéristiques de la coiffure de chamanes. La corne est donc un symbôle fort et rémanent du culte post mortem des chamanes défunts. Quant bien même ces lieux de devotion afghans sont d’actuels ziyarat sunnites ( seyyeds , saints, baba...), il s’agit clairement de cultes miraculeux, voire simplement thaumaturges – ex : maladies, morsures de serpents ou de scorpions -, tous réminiscents de ces religions anterieures. Les malangs sont les officiants actuels de ces médecines traditionnels. D’autres ziyara afghans presentent également d’autres signes païens , tels que les rubans votifs, l’ingestion de poussière ou de tout autre élément naturel prélevé sur son lieu. SIDKY présentent les Malang s comme les principaux mediums et guérisseurs de ces cultes, lesquels les presentent comme des intercessions auprès des djinns malfaisants. Indéniablement, l’étude de cas des malang s en Afghanistan est des plus exotiques et ne saurait résumer comment la talismanologie a infiltré les fakir s les plus orthodoxes...

« the term Malang has different meanings in Afghanistan to the next. At times the word is used to refer to madaree (stage-magicians), fakir (either beggars or holy-men), qalandar (wandering Sufis), jadoogar (sorcerers who, in some instances, are indistinguishable from shamans), charsi (hashish addicts), divana (possessed madmen), and, finally, palang dar libasi malang (literally, " tigers in malang clothing ": impostors and charlatans). »

[SIDKY, 1990]

SIDKY compare d’ailleurs la consommation d’hallucinogènes chez les malang s aux artifices pour la transe chamanique et donc la recherche de l’intercession. Il mentionne en outre que a transmission de cette charge à la fois soufie et chamanique fait l’objet d’un apprentissage soufi quasi orthodoxe (retraite, zekr ), ainsi que de la servitude attendue de l’élève chez son maitre. Cette initiation se termine par la confrontation successive á divers Djinns au cours d’une séclusion de l’élève dans un pentacle. En outre, il existe au Nuristan un culte anterieur des pierres, lesquelles sont prétenduement le siège de démons de la nature ( a.k.a div ). Nous avons commenté ci dessus l’importance que prirent, tant les sourates votives qu’ensuite les pierres précieuses dans la parnaphelia des soufis iraniens (ex : Zahabiyyah, Nimatullahi-Gonabadiyyah ). Dans ces groupes et dans le chiisme en général, la pierre semi-precieuse, montée en bague ou en pendentif, incarne á la perfection le batin , à la fois précieux, opaque et discret. Nous avons aussi mentionné plus haut comment ces pierres ont acquis symboliquement des pouvoirs thaumaturges. [TORTEL, 2009] voit dans l’ ;ensemble de ces activités esoteriques une résurgence du pattern « gitan » des origines du qalandarisme.

Conclusions de la 2 ème partie

On le voit, l’accessoirie des ascètes hétérodoxes porte les marqueurs de nombreuses influences extra-islamiques. Des croyances ophites à la symbôlique maçonnique ultérieure : ces illuminés laxistes eurent constamment la capacité syncrétique de leur redonner des significations islamisantes. A cet égard, qu’il s’agisse d’accessoires ou de professions, l’ouvrage de Christiane TORTEL les inscrit, peut être de façon excessive, dans une épopée syncrétique considérable, enracinée dans les sociétés hindouistes pré-islamiques. Selon elle, le qalendarisme n’aurait été que l’avatar transitoire ou le prolongement ethnique de populations populations foraines itinérantes. Afin d’éviter de nous dissiper dans cette optique globalisante, nous avons inventorié ici les signes et leurs antécédents à la seule ère islamique. De génération en génération, l’accessoire y est passé du statut de signe d’appartenance à celui de siège d’autorité mystique.

Dans la troisième partie, nous détaillons les signes, qu’ils soient formels ou plus profonds, de cette aura sur les ordres orthodoxes. Cette influence ne s’est pas diffusée de façon séquentielle mais par proximité. Nombre d’ordres orthodoxes formels étaient en effet contemporains du qalandarisme, et entretennaient une relation osmotique avec lui.

FIGURE 219. les Kalandars de la caste Madari sont aujourd’hui encore des montreurs d’ours au Karnataka et au Pakistan

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ADDENDA # 3 : Masse d’armes Gurj / Gurz , Iran.

ADDENDA # 4 : Portrait de ZARATHUSTRA arborant le casse-tête Gurj , Iran.

ADDENDA # 5 : Portrait traditionnel de SHIVA. Dans la tradition hindouiste, la compagnie du serpent et les peaux de bête évoquaient orginellement la Force de la Nature.

Le lion d’ALI est devenu Les Alams forges illustrent de nombreux symboles des derviches ADDENDA 6 : ALAMS CHIITES le symbole royal de l Iran errants, présumément de par quelques Heidari , forgerons de profession.

Les Alams en forme de flamme commemorent les etendards de la bataille de Kerbala

La double-hache est un symbole nimatullahi emprunté aux Qalandars.

Châle des porteurs de Alams Etendards sassanides

Les étendards sassanides ont été repris dans le Alam traditionnel Chaque paon ADDENDA 7 : ALAMS CHIITES Droite : le rostre de requin-scie etait un alam sommaire . symbolise un Imam

La tête de serpent est reminiscente des bâtons Muteka des errants turcs Abdals-e-Rum , dits “fils d’ ADAM”.