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Les Cinq Livres de la sagesse

PAÑCATANTRA

Traduit du sanskrit et présenté par Alain Porte Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:28 Page 4

© 2000, Editions Philippe Picquier pour la traduction en langue française et l’ensemble de l’appareil critique © 2012, Editions Philippe Picquier pour l’édition de poche Mas de Vert B.P. 20150 13631 Arles cedex www.editions-picquier.fr En couverture : © Karen Knorr courtesy of Filles du Calvaire Gallery, Conception graphique : Picquier & Protière Mise en page : Ad litteram, www.adlitteram-corrections.fr ISBN : 978-2-8097-0337-5 ISSN : 1251-6007 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 5

SOMMAIRE

Avant-propos ...... 13 Préface ...... 17 Avertissement ...... 33

PAÑCATANTRA

Prologue ...... 37

LIVRE I La désunion des amis ou le Taureau, le Lion et les deux Chacals

Le Taureau, le Lion et les deux Chacals ...... 45 Le Singe et le Poteau ...... 52 (raconté par Karataka, le chacal) Le Chacal et le Tambour ...... 72 (raconté par Damanaka, le chacal) Le Marchand, le Balayeur et le Roi ...... 82 (raconté par Damanaka, le chacal) 5 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 6

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE

Histoire de Devasharma ...... 93 (racontée par Damanaka, le chacal, compre - nant : Les deux Béliers et le Chacal & Le Tisserand, le Barbier et leurs Femmes ) Le Tisserand qui se fit passer pour Vishnu ...... 110 (raconté par Damanaka, le chacal) Les deux Corbeaux, le Chacal et le Serpent .... 122 (raconté par Damanaka, le chacal) La Grue et l’Ecrevisse ...... 123 (raconté par le chacal du conte précédent) Le Lion et le Lièvre ...... 129 (raconté par Damanaka, le chacal) Le Pou et la Puce ...... 141 (raconté par Damanaka, le chacal) Le Chacal couleur indigo ...... 145 (raconté par Damanaka, le chacal) Le Lion, le Corbeau, le Tigre, le Chacal et le Chameau ...... 154 (raconté par Samjîvaka, le taureau) Le Tittibha et l’Océan ...... 164 (raconté par Damanaka, le chacal) La Tortue et les deux Cygnes ...... 166 (raconté par la tittibhî ) Les trois Poissons ...... 168 (raconté par la tittibhî ) Le Moineau, le Pic-Vert, l’Abeille, la Grenouille et l’Eléphant ...... 173 (raconté par la tittibhî ) Le Lion, le Chacal, le Loup et le Chameau ..... 187 (raconté par Damanaka, le chacal) Les Singes et l’Oiseau ...... 197 (raconté par Karataka, le chacal) 6 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 7

SOMMAIRE

Le Passereau et le Singe ...... 199 (raconté par Karataka, le chacal) L’Honnête Homme et le Fripon ...... 201 (raconté par Karataka, le chacal) La Grue, le Serpent, l’Ecrevisse et la Mangouste ...... 206 (raconté par les juges) Le Dépositaire infidèle ...... 208 (raconté par Karataka, le chacal) Le Roi et le Singe & Les Brahmanes et le Voleur ...... 213 (raconté par Karataka, le chacal)

LIVRE II L’art de se faire des amis ou le Corbeau, le Rat, la Tortue et la Gazelle

Le Figuier, le Corbeau et les Pigeons captifs .. 221 Les Pigeons captifs et le Rat Hiranyaka ...... 226 Le Corbeau et le Rat Hiranyaka : comment ils devinrent amis ...... 231 Le Corbeau et le Rat Hiranyaka partent rejoindre la Tortue Mantharaka ...... 241 Histoire du Rat Hiranyaka ...... 245 (racontée par lui-même) La Femme qui échangea des grains de sésame ... 249 (raconté par le moine Brihatsphik) Le Chasseur, le Sanglier et le Chacal ...... 252 (raconté par le brahmane du conte précédent) Histoire du Rat Hiranyaka (suite) ...... 255 (racontée par lui-même) 7 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 8

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE

Histoire de Prâptavyamartha ...... 263 (racontée par le rat Hiranyaka) Histoire du Tisserand Somilaka ...... 273 (racontée par la tortue Mantharaka) Les deux Chacals poursuivant un Taureau ...... 278 (raconté par le tisserand Somilaka) Histoire du Tisserand Somilaka (suite) ...... 282 Rencontre avec la Gazelle Citrânga ...... 287 Les malheurs de la Gazelle Citrânga ...... 289 Citrânga est libérée, Mantharaka est captive .. 294 Stratagème du Corbeau pour délivrer Mantharaka ...... 297

LIVRE III La guerre des Corbeaux et des Hiboux

Les Corbeaux et les Hiboux ...... 301 Les Eléphants et les Lièvres ...... 322 (raconté par un corbeau) Le Chat, le Moineau et le Lièvre ...... 328 (raconté par le même corbeau) Le Brahmane et les Larrons ...... 336 (raconté par Sthirajîvi, vieux conseiller de Couleur-de-Nuage, roi des corbeaux) Le Serpent et les Fourmis ...... 340 (raconté par Sthirajîvi, vieux conseiller du roi des corbeaux) Le Brahmane et le Serpent ...... 346 (raconté par Œil-Rouge, conseiller de Dépeceur- d’Ennemis, le roi des hiboux) Le Roi et les Oiseaux ...... 348 (raconté par le brahmane du conte précédent) 8 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 9

SOMMAIRE

Les deux Pigeons et le Chasseur d’oiseaux ..... 350 (raconté – en vers – par Œil-Cruel, autre conseiller du roi des hiboux) Le Brahmane, le Voleur et le Râkshasa ...... 358 (raconté par Bec-Tordu, autre conseiller du roi des hiboux) Les deux Serpents ...... 361 (raconté par Oreille-Epaisse, autre conseiller du roi des hiboux) Le Roi et l’Oiseau ...... 367 (raconté par Œil-Rouge, conseiller du roi des hiboux) Le Lion et le Chacal ...... 369 (raconté par Œil-Rouge, conseiller du roi des hiboux) Le Serpent et les Grenouilles ...... 377 (raconté par Sthirajîvi, vieux conseiller du roi des corbeaux) Le Brahmane et sa Femme ...... 380 (raconté par Poison-Lent, le serpent du conte précédent)

LIVRE IV La perte du bien acquis ou le Singe et le Crocodile

Le Singe et le Crocodile ...... 391 La Grenouille et le Serpent ...... 400 (raconté par le singe) Le Lion, le Chacal et l’Ane ...... 408 (raconté par le singe) 9 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 10

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE

Le Potier et le Roi ...... 413 (raconté par le singe) La Lionne, les Lionceaux et le Chacal ...... 415 (raconté par le roi du conte précédent) L’Ane vêtu d’une peau de tigre ...... 419 (raconté par le singe) Le Marchand et ses quatre Beaux-Frères ...... 420 (raconté par le singe) Le Charron, sa Femme et l’Amant ...... 422 (raconté par le singe) La Souris métamorphosée en fille ...... 427 (raconté par le singe) Les trois Ascètes ...... 429 (raconté par le faucon du conte précédent) Le vieux Marchand et sa jeune Epouse ...... 436 (raconté par le singe) La Femme et le Chacal ...... 441 (raconté par le crocodile) Les deux Oiseaux et le Singe ...... 445 (raconté par le singe) Le Brahmane, sa Femme et l’Infirme ...... 447 (raconté par le singe) Le Roi, le Ministre et leurs Femmes ...... 451 (raconté par le singe) Le Chameau à la cloche ...... 454 (raconté par le singe) Le Chacal et l’Eléphant mort ...... 457 (raconté par le singe) Le Chien qui alla en pays étranger ...... 461 (raconté par le singe)

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SOMMAIRE

LIVRE V De l’action inconsidérée ou les quatre Brahmanes qui cherchent fortune

Le Marchand et le Barbier ...... 467 Le Brahmane, sa Femme et la Mangouste ...... 475 (raconté par les juges) Les quatre Brahmanes qui cherchent fortune ... 477 (raconté par la brâhmanî) Les Brahmanes et le Lion ...... 484 (raconté par le brahmane à l’or) Les quatre Savants ...... 487 (raconté par le brahmane à l’or) Les deux Poissons et la Grenouille ...... 491 (raconté par le porteur de roue) L’Ane et le Chacal ...... 494 (raconté par le brahmane à l’or) Les Souhaits ...... 499 (raconté par le porteur de roue) Le Brahmane et le Pot de farine ...... 504 (raconté par le porteur de roue) Le Singe et le Roi ...... 506 (raconté par le brahmane à l’or) Le Râkshasa , le Voleur et le Singe ...... 514 (raconté par le brahmane à l’or) L’Aveugle, le Bossu et la Princesse aux trois tétons ...... 517 (raconté par le porteur de roue) Le Brahmane et le Râkshasa ...... 519 (raconté par les serviteurs du roi, père de la princesse) 11 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 12

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE

L’Oiseau à deux têtes ...... 525 (raconté par le brahmane à l’or) Le Brahmane sauvé par une Ecrevisse ...... 527 (raconté par le porteur de roue)

Postface ...... 529 Répertoire ...... 533 Notice bibliographique ...... 565 Table alphabétique des contes ...... 569 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 13

AVANT -PROPOS La sagesse et le savoir-vivre

Le patrimoine littéraire indien est une montagne sacrée, des hymnes du Rig-Veda (1 500 avant J.-C.) aux méditations métaphysiques sur la non-dualité de Shankara (700 après J.-C.), en passant par les inter - rogations sur la nature de la Réalité ultime dans les Upanishad (700 avant J.-C.), par les récits épiques du Râmayana et du Mahâbhârata (entre 200 avant et 200 après J.-C.), où, au livre VI, l ’on trouve l’œuvre la plus emblématique de la pensée indienne, la Bhagavad-Gîtâ , qui ne cesse d ’être traduite et commentée depuis trois siècles, toute une mosaïque d’ouvrages qu ’il est impossible de distribuer dans les préfabriqués de la religion, de la philosophie, de la métaphysique, ou de la poésie – toute une cara - vane où la pensée cherche à élucider le sens de la vie, avec sérieux, sincérité, sérénité . Et puis, comme une éclaircie dans un ciel chargé, survient le Pañcatantra , nos Cinq Livres de la sagesse, dont la première apparition remonte au Ve siècle de notre ère. Des contes, rendez-vous compte : une récréation dans un monde de créations ! Or, pas du tout : les extraordinaires monuments de 13 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 14

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE sagesse dont nous énumérions les textes majeurs en commençant cet avant-propos y figurent sous la forme d ’un art du savoir-vivre. Brahmanes, rois, paysans et artisans, serviteurs (dans l ’ordre descendant des quatre classes – que l’on nommera castes ) y croisent la gent animale qui se répartit en espèces : éléphants, singes, croco - diles, serpents, corbeaux, hiboux, rats, lapins, grenouilles, poux, punaises, toutes dotées de pensée et de parole, sans oublier la société des fauves, souvent organisée en cour royale autour de Sa Majesté le Lion, entouré de tigres, de chacals, voire même de corbeaux. Dans ces contes, l ’humour est l ’accent de l ’in - telligence, la parade infaillible à la suffisance des nantis ou à la morgue des savants. Pas un ridicule de la nature humaine qui ne soit judicieusement et joyeusement épinglé . Le voyage de l ’existence est une épreuve, drama - tique et cocasse à la fois. Mais la bienveillance mali - cieuse de cet océan d ’histoires laisse peu de champ libre aux notables de la bonne conscience. Tout le monde est renvoyé à ses chères études. Ne demeure qu ’une sorte d ’art de vivre qu ’on ne peut affubler du nom pompeux d ’« idéal ». Cet art de vivre, passeport ingénu, modeste et chaleu - reux pour la traversée des apparences, c ’est l ’amitié. Et pas n ’importe laquelle. Un seul exemple : le livre II, L’art de se faire des amis, ou le Corbeau, le Rat, la Tortue et la Gazelle 1.

1. tirera de ce livre II sa : Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat (livre XII , fable 15) . 14 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 15

AVANT-PROPOS Tout semble opposer le Corbeau et le Rat, qui sont présentés, l ’un comme le prédateur, et l ’autre comme la proie. On est mis devant un fait d ’anta - gonisme biologique que rien ne saurait résorber. Le Rat, Hiranyaka, parle d ’« inimitié naturelle », et de dire : « L’inimitié naturelle (…), rien ne peut la faire partir, par exemple, entre les serpents et les mangoustes, entre les herbivores et les carnivores, entre l ’eau et le feu, entre les dieux et les démons …» Pourtant, ce conditionnement génétique sera dépassé. La fatalité biologique sera conjurée. Le Corbeau et le Rat auront mué sous nos yeux, sans signer un raisonnable pacte de non-agression. Ils auront illustré et vécu ce qui sous-tend la création : l’unité de tout ce qui existe aura pris un visage visible, et ce visage, c’est l ’amitié –l’amitié, l ’intelligence du cœur. Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:09 Page 16 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 17

PRÉFACE Les aventuriers du manuscrit perdu

Des origines du Pañcatantra (les Cinq Livres), nous ne connaissons que les bruits de couloir qui hantent les allées du Temps. Le Prologue nous apprend qu’un roi (les rois, dans les contes, se taillent la part du lion, et les lions sont nécessairement des rois), mortifié par l’incu - rable ignorance de ses trois rejetons princiers, songeait à faire d’eux des têtes bien faites, et acces - soirement des cerveaux. Mais, chez les trois jeunes gens, l’état d’incurie intellectuelle était si accusé que le cursus classique d’une instruction adaptée à leur cas aurait exigé une durée hors de portée de toute saine réalité. Un providentiel raccourci se présenta. Un pieux et vénérable brahmane, nommé Vishnusharma – une sorte de saint détaché des choses de ce monde, insoucieux de toute rétribution sonnante et trébuchante – s’offrit à les instruire en six mois des us et coutumes de la vie publique. Il composa cinq livres dont la lecture (ou plus probablement l’écoute) fit des trois princes incultes des monarques avisés. Ce sont ces cinq livres dont nous donnons ici en français une version nouvelle. 17 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 18

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE

L’Inde nous a accoutumé à réduire la biographie de ses auteurs célèbres à leur seul nom. Si la noto - riété a une vertu positive, ce serait celle de préserver par son lustre l’anonymat du créateur. Ainsi aucune tranche de vie, palpitante de petits faits croustillants (qui ne rassasient jamais la maladive boulimie d’ex - plications), ne vient-elle ternir l’image de Vâlmîki, le rhapsode du Râmâyana , ou celle de Vyâsa, le mythique arrangeur du Mahâbhârata , même s’il a été un acteur majeur dans la généalogie des protagonistes de la geste qu’il raconte, de façon diluvienne, comme pour détourner le fleuve du Temps dans l’océan de l’Eternité. Vishnusharma, lui aussi, est resté sans anecdotes.

Les conjectures des érudits orientaux et occi - dentaux n’ont jamais pu cerner de près la date de composition du Pañcatantra . On acquiesce au VI e siècle de notre ère, grâce à des recoupements. Car le texte fondateur – un Ur-Pañcatantra – reste une hypothèse, et rien ne corrobore qu’il ait jamais existé, ni dans quelle partie de l’Inde il aurait été réellement élaboré. Nous disposons d’un faisceau de résurgences, mais nous ne connaissons pas la source. Mais après tout n’est-ce pas une bénédic - tion ? Ce qui n’a nul commencement est assuré de n’avoir pas de fin. L’archéologie littéraire, cependant, nous permet de suivre désormais, avec de solides certitudes, la propagation du Pañcatantra , sa diffusion, ses traduc - tions, qui s’élèvent à au moins deux cents, dans diverses langues de l’Asie et de l’Europe. L’indianiste 18 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 19

PRÉFACE américain 1 a dressé un arbre généalogique qui rassemble les faits de façon synop - tique, de 570 à nos jours. En Perse, sous le règne (531-579) de Chosroès Ier , roi sassanide, un savant médecin, Barzouyeh (ou Barzôê), fut chargé de se rendre en Inde pour prendre connaissance d’un livre « de morale et de politique », dont le renom avait franchi les frontières. Il en fit une traduction en pehlevi, sans doute vers 570. Cette traduction, tout comme l’original sanskrit dont il se servit, s’est perdue. Néanmoins, elle poursuivit son existence dans deux versions, l’une en syriaque (traduite en allemand au XIX e et au XX e siècle) et l’autre en arabe ancien. C’est cette dernière qui connut une postérité féconde. Les Arabes envahirent la Perse au VIII e siècle. Ce fut le règne des Abassides (750-1258). Sous le califat d’Almansour, un Persan converti à l’islam, Abdallah Ibn Al-Moqaffa, traduisit en arabe la version pehlevi de Barzouyeh et lui donna le nom de Kâlîla wa- Dimna 2, où l’on retrouve, sensiblement altérés, les noms des deux chacals du livre I du Pañcatantra : Karataka et Damanaka. C’est dans cette version qu’il est fait mention pour la première fois d’un auteur nommé Bidpaï 3, devenu Pilpay chez La Fontaine 4.

1. The Pañcatantra Reconstructed , 2 vol., New York, 1924. 2. Ce texte fut édité en France par l’orientaliste Silvestre de Sacy au XIX e siècle sous l’intitulé suivant : Calila et Dimna, ou de Bidpaï, en arabe ; précédées d’un mémoire sur l’origine de ce livre et sur les diverses traductions qui en ont été faites en Orient. , 1816. 3. On a de bonnes raisons de penser que Bidpaï est l’évolution du sanskrit Vidyâpati , le « Maître du savoir ». 4. La Fontaine, dans l’Avertissement (1678) qui précède son second recueil de fables, écrit à propos des sujets dont il a enrichi son 19 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 20

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE

Ce texte arabe fut traduit au XIX e siècle en anglais, danois, français, russe, italien, espagnol et allemand dont découlèrent deux versions tchèques.

Mais le Kâlîla wa-Dimna d’Ibn Al-Muqaffa continua sa carrière, par une sorte de retour aux sources, puisqu’il retrouva la langue persane aux alentours de 1100, sous la dynastie des Khaznévides, grâce à la traduction de Abou’lmaali Nasrallah, qui suivit scrupuleusement la version de Ibn Al-Muqaffa. Près de quatre siècles plus tard, en 1494, un brillant écrivain de la Perse, Hosaïn ben-Ali (connu aussi sous le nom de Al-vaëz Kaschifi) entreprit un travail de rajeunissement sur la version de Nasrallah. L’œuvre changea de nom. Kâlîla wa-Dimna devint Anwâr-i Suhayli (« Les Lumières de Canope »). C’est ce texte qui servit à la première traduction française des fables de Bidpaï. Elle est signée de David Sahib, d’Ispahan, ville capitale de Perse. Paris, 1644. Elle porte le titre de Livre des Lumières, ou la Conduite des Roys, composé par le sage Pilpay indien . Cette version française allait donner lieu à des traductions en anglais, en suédois et en allemand (à trois reprises).

Mais l’ Anwâr-i Suhayli d’Hosaïn ben-Ali ne devait pas en rester là. Outre des traductions en mongol (perdue), en hindoustani, en hindi, en bengali, il en apparut une en turc, due à Ali Tchélébi, sous le règne (1520-1566) du sultan Soliman I er le Magnifique.

œuvre : « Seulement je dirai, par reconnoissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Esope, si ce n’est Esope lui-même sous le nom du sage Locman. » 20 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 21

PRÉFACE L’orientaliste français (1646- 1715), connu pour son travail sur , en fit une traduction qui parut en 1724 à titre posthume sous le titre : Les Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman , traduites d’Ali-Tchélébi- ben-Saleh, auteur turc, Paris, 1724, 2 volumes 1. La traduction d’Antoine Galland devait, elle aussi, connaître une postérité en allemand, néerlan - dais, hongrois, malais et javanais. De plus, deux versions voyaient le jour en polonais et en grec, fruits semble-t-il d’une contamination des deux versions françaises, celle de David Sahib en provenance directe du persan, et celle d’Antoine Galland, issue de la traduction en turc de l’« original » persan.

L’historiographie enregistre encore, vers la fin du XI e siècle, une traduction en grec due à Siméon Seth. Le père Poussines, savant jésuite, en donna une version en latin qui parut à Rome en 1666, dans la collection des historiens byzantins. La présence, dans la traduc - tion grecque, d’épisodes inconnus du Kâlîla wa-Dimna édité par Silvestre de Sacy, laisse à penser que Siméon Seth s’est servi d’un texte plus complet et plus ancien.

Une autre source importante a coulé en direc - tion de la France, reliée à la version arabe de 750, celle d’Abdallah Ibn Al-Moqaffa. A l’origine, une traduction attribuée au rabbin Joël, que l’on date du XIII e siècle, puisqu’on en connaît une version en latin, effectuée autour de 1270 par Jean de Capoue, un

1. Son œuvre fut achevée par Cardonne et publiée en 1778, à Paris, en 3 volumes, sous le même titre que dans l’édition de 1724. 21 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 22

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE juif converti à la foi chrétienne, sous le nom de Directorium humanae vitae . Cette traduction latine connut, elle aussi, une postérité féconde : une traduc - tion allemande, Das Buch der Weisheit (« Le Livre de la Sagesse »), rédigée aux alentours de 1300, mais publiée en 1483 à Ulm. Cette traduction connut des versions en danois, hollandais, yiddish, et même en islandais. A peu près à la même époque où parut la traduction allemande, on recense une version espa - gnole intitulée : Exemplario contra los engaños y peligros del mundo , imprimée à Saragosse en 1493 et rééditée à Burgos, Saragosse, Séville, ainsi qu’à Anvers. Enfin, deux versions italiennes sont à mentionner : celle d’Agnolo Firenzuola 1, qui s’est servi de l’ Exemplario espagnol, et celle de Doni 2 que l’on peut rattacher au texte latin de Jean de Capoue, même si l’auteur reconnaît avoir eu recours à une version hébraïque, à une traduction grecque, ainsi qu’à l’ Exemplario espagnol et au travail de Firenzuola.

C’est de l’œuvre de ce dernier que dérivent deux ouvrages en français, dus à Gabriel Cottier 3 en 1556, et à Pierre de Rivey 4, chanoine de Troyes, en 1577.

1. La prima veste dei discorsi degli animali . Fiorenza, 1548. 2. La filosofia morale del Doni, tratta da molti antichi scrit - tori, por ammaestramento universale de governi, et regimento parti - colare degli huomini . Venise, 1552. 3. Le plaisant et facétieux discours des animaux, novellement traduict de tuscan en françois . Lyon, 1556. 4. Deux livres de Filosofie fabuleuse. Le premier prins des Discours de M. Ange Firenzuola Florentin, par lequel, soubs le sens allegoric de plusieurs belles fables, est monstree l’envye, malice, et trahison d’aucuns courtisans. Le second, extraict des Traictez de Sandebar Indien, philosofe moral, traictant soubs pareilles alego - ries de l’amitié et choses semblables . Paris, 1577. 22 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 23

PRÉFACE

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Il est clair que l’absence d’un texte orignal sans - krit (dont la découverte sera évoquée en fin de préface) a créé un brassage de versions où les simi - litudes le disputaient aux divergences. La porte était ouverte aux imaginations de toute nationalité, et la composition des traductions successives relevait de la géométrie variable. Mais aujourd’hui où nous disposons de textes fiables, où, à quelques variantes près, une structure acceptable de l’architecture du Pañcatantra , a été dégagée, il n’est pas superflu de se tourner vers La Fontaine qui non seulement a salué, nous l’avons dit, la mémoire de « Pilpay, sage indien », mais encore, à des degrés divers, a contracté une dette plus ou moins littérale à l’égard de quelques contes. Ses talents de poète ont contribué à sortir de l’ombre le nom de Bidpaï ou Pilpay. Sa verve de conteur a permis aux histoires indiennes de faire leur entrée, durablement, dans la culture française, deux siècles avant qu’Edouard Lancereau 1 ne donne une traduc - tion intégrale du Pañcatantra , un Pañcatantra enfin venu directement du sanskrit. Comment les textes indiens ont-ils été portés à la connaissance de La Fontaine ? La parenté indiscutable entre certains récits du Pañcatantra et quelques fables de notre poète atteste de façon irréfutable une connaissance réelle de la

1. Pañcatantra , Paris, 1871. Réédition, précédée d’une Introduction de Louis Renou, Paris, Gallimard, collection « Connaissance de l’Orient », vol. 20, 1965. 23 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 24

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE littérature narrative indienne. On a souligné à juste titre l’importance, dans la vie intellectuelle du XVII e siècle, de l’explorateur François Bernier qui non seulement publia des relations 1 de ses voyages mais fit aussi la preuve d’aperçus profonds sur le monde philosophique et religieux de l’Inde. La Fontaine le rencontra dans le salon de Mme de La Sablière, un salon où il fréquenta aussi Daniel Huet, auteur d’une lettre à Segrais sur « l’Origine des romans ». Il est plus que probable que sa curiosité fut aiguisée et qu’il prit connaissance du Specimen sapientiae Indorum Veterum du père Poussines et surtout de l’ouvrage de David Sahib, Le Livre des Lumières, ou la Conduite des Roys, composé par le sage Pilpay indien . Douze fables de La Fontaine trouvent dans le Pañcatantra un équivalent crédible 2.

Nous donnerons les correspondances 3 en suivant leur ordre d’apparition dans cette présente édition. Toutes les fables de La Fontaine font partie de son second recueil de fables (livres VII à XII). Livre I, La Grue et l’Ecrevisse trouve une réplique fidèle dans Les Poissons et le Cormoran (X, 3), à ceci

1. Histoire de la dernière révolution des Etats du Grand Mogol , 1670. Voyages , contenant la description des Etats du Grand Mogol, de l’Hindoustan, etc ., 1688 et 1699. 2. Jean Biès, Littérature française et pensée hindoue des origines à 1950 , Paris, Librairie C. Klincksieck, 1974. Etude tout à fait excep - tionnelle sur les rapports entre la littérature française et le monde de l’Inde. La maîtrise des documents est prodigieuse. Il donne une étude très dense sur les relations de La Fontaine et de l’Orient, p. 37 à 50. 3. Rappelons que seul La Fontaine a donné des titres à ses fables. Les titres des histoires du Pañcatantra sont déduits des protagonistes ou du sujet des récits. 24 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 25

PRÉFACE près que l’écrevisse n’est qu’un messager, chez La Fontaine, entre les poissons et le cormoran, alors que dans le texte indien elle est un justicier qui, avec ses pinces, décapite la grue. Livre I, Le Lion, le Corbeau, le Tigre, le Chacal et le Chameau offre un archétype probant des Animaux malades de la peste (VII, 1). Livre I, La Tortue et les deux Cygnes apparaît proche de La Tortue et les deux Canards (X, 2), même si, comme le remarque Taine ( La Fontaine et ses fables ), « les canards indiens sont des amis obli - geants ; les canards français ne sont que des entre - preneurs de transports ». Livre I, Le Dépositaire infidèle est pratiquement reproduit trait pour trait dans la fable mêmement nommée Le Dépositaire infidèle (IX, 1). Livre I, Le Corbeau, le Rat, la Tortue et la Gazelle , le récit-cadre d’où dérivent toutes les histoires secondaires, est entièrement repris dans Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat (XII, 15). Livre II, Le Chasseur, le Sanglier et le Chacal fournit les principaux acteurs de Le Loup et le Chasseur (VIII, 27). Livre III, Le Chat, le Moineau et le Lièvre , véri - table modèle de Le Chat, la Belette et le petit Lapin (VII, 16). Le « dévot ermite », le « saint homme de chat » de La Fontaine est bien le digne descendant d’un chat-yogi indien qui connaît tout des pieux discours patelins. Livre IV, L’Ane vêtu d’une peau de tigre est repris, de façon très succincte, par L’Ane vêtu de la peau d’un lion (V, 21). 25 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 26

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE Livre IV, La Souris métamorphosée en fille est repris, avec une remarquable similitude dans la drama - turgie, par La Souris métamorphosée en fille (IX, 7). Livre IV, Le vieux Marchand et sa jeune Epouse trouve un écho quasi complet dans Le Mari, la Femme et le Voleur (IX, 15). Livre V, Les Souhaits , dont le canevas se retrouve, pour les grandes lignes, dans Les Souhaits (VII, 6), à ceci près que La Fontaine n’a pas retenu le rôle funeste de l’épouse du héros dans les malheurs de son mari. Livre V, Le Brahmane et le pot de farine fournit toute la séquence des chimères de La Laitière et le pot au lait (VII, 30), le contenu reflétant la spécifi - cité de chacune des civilisations.

*

Edouard Lancereau avait disposé pour sa traduc - tion de 1871 de l’édition Kosegarten (Bonn, 1848), un érudit allemand qui avait eu en main douze manus - crits différents dont les divergences étaient souvent assez considérables. Au XX e siècle, la recherche philologique fit un bond décisif dans la reconstitution d’un Pañcatantra princeps . Un indianiste allemand, Johannès Hertel, fit connaître une recension cachemirienne du Pañca- tantra , le Tantrâkhyâyika 1 (ou « Recueil de récits

1. J. Hertel, Über das Tantrâkhyâyika, die Kashmîrische Rezension des Pañcatantra , Leipzig, 1904 ; et encore : Das Pañcatantra, seine Geschichte und seine Verbreitung , Leipzig et Berlin, 1914. 26 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 27

PRÉFACE dogmatiques »). Par ailleurs, pour opérer une confrontation fructueuse, on disposait alors de quatre types de documents : 1. Toutes les mutations du fameux original perdu, traduit par Barzouyeh en pehlevi, dont nous avons évoqué la diaspora dans nombre de langues euro - péennes et orientales. 2. Deux textes où se trouve incorporée une ossa - ture manifeste du Pañcatantra : la Brihatkathâmañjari , du poète cachemirien ( XI e siècle), et le Kathâsaritsagara (« L’Océan des rivières des contes ») de Somadeva, brahmane cachemirien ( XI e siècle). 3. Un Pañcatantra dit du « sud » (Inde dravi - dienne) dont il existe plusieurs recensions, qui est une sorte d’abrégé à l’usage des jeunes gens qui n’ont pas encore mûri, nous dit la tradition. 4. Un éventail de stances népalaises, proches du Pañcatantra du sud. Hertel proposait la prééminence incontestée de la version cachemirienne dite Tantrâkhyâyika . Franklin Edgerton 1 vint alors apporter sa pierre à l’édifice de la restauration d’un Pañcatantra pur. La mise au point de l’analyse comparative pouvait- elle éliminer le flou des contours au profit de la netteté de l’image ? Il contesta la prééminence absolue du Tantrâ- khyâyika cachemirien en examinant plusieurs textes qui sont indicutablement reliés au virtuel noyau dur du Pañcatantra : 1. L’ (ou « L’Enseignement du Bien »), dû à Nârâyana, un compilateur bengali qui

1. Op. cit. 27 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 28

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE réduit les chapitres de quatre à cinq et accentue le caractère édifiant de l’ouvrage. Ce recueil a connu une extrême popularité en Inde et hors de l’Inde. 2. Une recension intitulée Pañcâkhyâna (« Les Cinq Récits »), datée de la fin du XI e siècle et rédigée par un moine jaïn du nom de Pûrnabhadra. C’est une recension augmentée de développements. On la dénomme pour cela Textus ornatior . 3. Une édition du Pañcatantra , celle de F. Kielhorn et G. Bühler 1 qui reçoit l’appellation de Textus simplicior . C’est cette dernière recension qui a occupé une place prépondérante dans les nombreuses rééditions et traductions du Pañcatantra . Ainsi l’hégémonie du Tantrâkhyâyika fut-elle ramenée à de plus justes proportions et perdit-elle sa position de référence absolue, tout en demeurant la version la plus proche du virtuel modèle initial du Pañcatantra . L’édition indienne sur laquelle nous nous sommes appuyé est celle de M. R. Kale 2, qui est vrai - semblablement une fusion d’un Textus simplicior 3 augmenté de plusieurs contes que l’on retrouve dans la recension du moine jaïn Pûrnabhadra. Par rapport à la recension utilisée par Edouard Lancereau, l’édition de M. R. Kale présente un conte supplémentaire : Le Roi et le Singe & Les Brahmanes et le Voleur , dans le livre I. De plus, trois contes du

1. Bombay, 1868-1869, 3 fascicules. 2. M. R. Kale, Pañcatantra of Vishnusharma, Motilal Banarsidass Publishers Pvt. Ltd, Delhi, 1991 (First Edition : Bombay, 1912). 3. Edition Kielhorn-Bühler (Bombay, 1868-1869) ou édition Kosegarten (Bonn, 1848), celle-là même qu’a utilisée Edouard Lancereau (Paris, 1871). 28 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 29

PRÉFACE livre III ( Le vieux Marchand et sa jeune Epouse ; Le Charron, sa Femme, et l’Amant ; La Souris méta - morphosée en fille ) apparaissent ici dans le livre IV, où figurent trois histoires, non retenues par Edouard Lancereau : Le Marchand et ses quatre Beaux-Frères , Les trois Ascètes et Les deux Oiseaux et le Singe . Les livres II et V présentent les mêmes contes dans les deux éditions.

*

On sait qu’en filigrane du Pañcatantra se profile un ouvrage de gestion politique, l’ Arthashâstra , attribué à Kautilya 1. Ce traité, conservé dans son intégralité, est un document unique sur les structures politiques et sociales de l’Inde ancienne. C’est avant tout un manuel de gouvernement, extrêmement approfondi et précis, destiné au prince. Tout au long de l’ouvrage sont passés en revue l’éducation du prince, le choix des ministres et des hauts fonction - naires, ainsi que des agents secrets. Puis viennent l’organisation du pays, l’administration des villes et des villages, les forteresses, les routes, la collecte des impôts, le droit civil (mariage, succession, ventes et achats, etc.). La politique proprement dite est illlus - trée par les sept bases ( prakriti ) de l’Etat et les douze cercles ( mandala ) qui incorporent pays voisins, amis, ennemis ou neutres ; par les six stratégies que sont la paix, la guerre, l’expectative, la fuite, l’alliance, le double jeu. Sont étudiées aussi les campagnes

1. Ou Cânakya ou encore Vishnugupta, ministre du roi Candragupta de la dynastie Maurya, soit le IV e siècle avant notre ère. 29 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 30

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE militaires et les tactiques. L’espionnage et la ruse tiennent aussi une grande place dans la gestion des situations délicates. Il est assez manifeste que les livres I et II du Pañcatantra gardent une trace éloquente de ce « Traité de la chose publique » qu’est l’ Arthashâstra . La rouerie ambiguë des ministres Karataka et Damanaka, leurs intrigues pour faire échec à l’amitié entre leur souve - rain, le lion, et le taureau présenté comme la monture égarée du dieu Shiva, sont abondamment ornées de sentences et rythmées par des apologues. Ce que doit ou ne doit pas être ou faire un serviteur, ce que doit ou ne doit pas être ou faire un roi, c’est à ces lointaines autorités qu’ont été empruntés les aphorismes adéquats. Le livre III est presque l’illustration méthodique des six stratégies répertoriées dans l’ Arthashâstra . Le livre II peut encore se rattacher, quoique par des liens plus lâches, à cette « bible » de la politique, dans la mesure où l’on voit comment le rat Hiranyaka va perdre son territoire inexpugnable, c’est-à-dire sa forteresse. Les livres IV et V sont des variations beaucoup plus éloignées des principes du « Traité de la chose publique ». Ils tendent plus nettement à fournir un argu - ment romanesque où vont et viennent des personnages en butte aux traverses du destin, aux luttes de pouvoir et à l’antagonisme naturel qui dresse les créatures les unes contre les autres dans la simple lutte pour la vie.

Certains commentateurs 1 ont voulu voir dans la structure du Pañcatantra « une anthologie de

1. L. Sternbach, The Pañcatantra and the Smriti , in Bhâratîya Vidyâ , 1958, vol. II. 30 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 31

PRÉFACE proverbes et de maximes pour la vulgarisation desquels on composa des historiettes ». Nous jugeons cette opinion un peu aventureuse. Nous préférons penser qu’un argument dramatique a préexisté à chacun des cinq livres, et que la nature propre des cinq synopsis a attiré à elle des associations natu - relles d’idées qui se sont matérialisées sous la forme de citations versifiées, les shloka qui viennent annoncer, ponctuer ou galvaniser les histoires. Rien d’étonnant que ce qui est mémorable, que l’on peut retenir par cœur, soit gravé dans la cadence d’un vers. L’arborescence de la culture indienne est irriguée par un même sang, et si le dernier mot en revient à la Parole, c’est qu’elle aura eu le pouvoir de sauver l’Histoire, en ne gardant du Temps que la saveur de sa pérennité. Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 32 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 33

AVERTISSEMENT

Dans le corps du texte, les termes sanskrits (qu’il s’agisse d’un nom commun, d’un nom propre, d’un fait culturel à éclairer, ou d’une remarque nécessaire à la compréhension du contexte spécifique) font l’objet d’une note en bas de page. Les noms des figures majeures du panthéon indien, de certains personnages ou de quelques notions essen - tielles, pourvus à leur première occurrence d’un astérisque, bénéficient d’une notice plus développée dans le Répertoire, placé en fin de volume.

La structure générale de chacun de ces cinq livres de contes est un récit cadre où s’emboîtent des histoires, racontées en général par tel ou tel personnage principal. Les titres, qui ne figurent pas dans le texte sanskrit, décou - lent soit des protagonistes, soit du thème même du conte. Le récit cadre, au début et à la fin du livre II, a été lui- même divisé en sous-histoires, pourvues de titres, pour aérer l’étendue du prologue et de l’épilogue.

La transcription des termes sanskrits en français suit la norme admise. La désinence originale est supprimée. – le groupe sh représente tant la sifflante palatale que la sifflante rétroflexe ;

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LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE – un accent circonflexe sur une voyelle ( â, î, û) lui confère une valeur longue ; – gi ou gî se prononce gui ; – c se prononce tch ; – j se prononce dj ; – u se prononce ou ; – au (une diphtongue) se prononce ao . Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 35

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE

Pañcatantra Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 36 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 37

Prologue

Hommage à Saravastî *1 et à Ganesha *, nos maîtres, Hommage aux grands poètes, Hommage tout d’abord à Manu *, Brihaspati *, Vyâsa * et Vâlmîki *. Que Brahmâ *, Rudra *, Kumâra *, Hari *, Varuna *, Yama *, Agni *, Indra *, et Kubera *, Que la Lune, le Soleil, Sarasvatî, les quatre Océans, les Montagnes, Vâyu *, la Terre, et les Serpents 2, Que les Siddha 3, les Fleuves, les Ashvin *, Lakshmî *, Diti *, les Aditya *, Candikâ * et les autres mères, Que les Veda *, les Tîrtha 4, les Sacrifices, les Gana 5, les Vasu *, les Muni *,

1. Les mots suivis d’un astérisque font l’objet d’une notice au Répertoire, p. 533. 2. Serpents : c’est-à-dire les Nâga, créatures semi-divines à face humaine, au corps d’ophidien, et au capuchon de cobra. 3. Siddha : « les Accomplis », créatures semi-divines qui habitent l’espace entre la terre et le soleil. 4. Tîrtha : « gué », lieu de pèlerinage sur les berges des fleuves sacrés. 5. Gana : « foule », troupes de divinités inférieures qui forment principalement la suite du dieu Shiva. 37 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 38

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE Que tous nous protègent éternellement, et les planètes aussi. Et qu’à Manu, Vâcaspati 1, Shukra 2, Parâshara *, et à son fils Vyâsa, et à Cânakya 3, le savant, hommage soit rendu, à eux les auteurs de traités sur le gouvernement des choses. [1] Quand il se rendit compte qu’il y avait là l’essence de tout ce qui concerne notre réalité, Vishnusharma 4 en fit, en cinq livres, une œuvre où l’esprit est roi. [2]

oici ce que l’on raconte : VIl y avait, dans les régions méridionales, une cité nommée Mahilâropya *. Amarashakti 5 en était le roi. C’était un puits de science qui possédait à fond la technique de tous les arts. Ses pieds étaient littéralement constellés par l’éclat des joyaux qui ornaient le chef des têtes couronnées les plus prestigieuses. Il était assisté de ce qui se faisait de mieux en matière de sagesse.

1. Autre nom de Brihaspati , cf. Répertoire. 2. Shukra : « le Scintillant », nom de la planète Vénus et de son régent. 3. Cânakya ou Kautilya : un illustre brahmane, dont il est dit qu’il contribua à l’avènement du règne de Candragupta (321-297 avant notre ère). On lui attribue la paternité d’un traité de poli - tique, l’ Arthashâstra . Cf. Préface, p. 29. 4. Vishnusharma : c’est l’auteur même du Pañcatantra . Son nom signifie « qui a son refuge en Vishnu ». 5. Amarashakti : « qui a une énergie immortelle ». 38 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 39

PROLOGUE Et il avait trois fils : Bahushakti, Ugrashakti, Anekashakti 1, tous trois d’une ignorance confondante. Le roi, quand il les vit aussi indifférents aux sciences, convoqua ses ministres et leur dit : — Vous n’ignorez pas que mes fils sont indiffé - rents aux sciences et sont privés de tout discernement. Quand je les vois – mon royaume a beau être immense –, je n’en tire aucun plaisir. Ne dit-on pas avec raison : D’un fils inexistant, mort ou crétin, c’est inexistant ou mort, le meilleur, car la souffrance est très brève. Mais un crétin fait de votre vie entière un enfer. [3] Mieux vaut une fausse couche, mieux vaut ne pas approcher sa femme, mieux vaut un enfant mort-né, et mieux vaut en vérité une fille, mieux vaut une femme stérile, mieux vaut qu’il reste dans son placenta, plutôt que d’avoir un fils ignorant, eût-il beauté, richesses et qualités. [4] A quoi sert une vache qui ne donne ni veau ni lait ? A quoi sert un fils qui ne sait rien et n’aime rien 2 ? [5]

1. Respectivement : Bahushakti , « qui a beaucoup d’énergie »; Ugrashakti , « qui a une énergie terrible »; Anekashakti , « qui a une énergie sans bornes ». 2. Un shloka n’a pas été retenu et dit : Mieux vaut ici bas un fils mort / qu’un idiot de bonne famille, / qui dans tout cénacle intelligent / se couvre de honte comme un bâtard . 39 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 40

LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE Qu’on trouve un moyen pour éveiller leur intelligence. Cinq cents pandits me doivent ici leur situation. Qu’on s’arrange pour que mes désirs soient exaucés. L’un d’eux déclara : — Seigneur ! On apprend la grammaire en douze ans. Ensuite viennent les traités sur la loi, en premier lieu ceux de Manu ; les traités sur la chose publique, avec Cânakya en tête ; et les traités sur l’amour, par Vatsyâyana * et consorts. C’est ainsi que l’on apprend tout ce qui touche à la loi, aux choses publiques et à l’amour. Et c’est alors que l’intelli - gence s’éveille. Mais voici que parmi les ministres, le dénommé Sumati 1 prit la parole : — La vie n’est pas illimitée. Il faut un temps considérable pour étudier tous les livres. Aussi pour éveiller leur intelligence, songeons à un ouvrage qui soit un condensé. Ne dit-on pas : Les livres, on n’en voit jamais le bout, la vie est courte, et les obstacles nombreux. Aussi faut-il capter l’essence au détriment de la substance, comme le cygne capte le lait mêlé à l’eau. [6] Il y a ici un brahmane, Vishnusharma. Il connaît tous les traités à fond. Et parmi ses disciples, sa répu - tation est acquise. Confiez-lui vos fils. Il en fera aussitôt des intelligences. Aces mots, le roi fit appeler Vishnusharma et lui dit :

1. Sumati : « de bon conseil ». 40 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 41

PROLOGUE — Maître, accorde-moi une faveur. Je te prie de rendre mes fils en peu de temps, à nul autre pareils, pour ce qui concerne les choses de la vie publique. Alors, je te doterai d’une centaine de parcelles de terrain. Vishnusharma s’adressa au roi : — Seigneur, écoute ce qu’il en est pour moi. La science, je n’en fais pas commerce, fût-ce au prix de cent parcelles de terrain. Je dirais même plus, si, en six mois, je n’ai pas fait de tes fils des experts de la chose publique, je veux bien y perdre ma réputation. Ecoute mon cri du cœur. Ce n’est pas le goût de posséder qui me fait parler. J’ai quatre- vingts ans, les plaisirs du monde m’ont quitté, aussi la richesse, pour moi, ne rime-t-elle plus à rien. Mais bon, pour la réussite de ton objectif, je vais me livrer au jeu de Sarasvatî : instruire. Que l’on note bien la date de ce jour : si, dans six mois, je n’ai pas « rendu tes fils à nul autre pareils pour ce qui concerne les choses de la vie publique », Dieu pourra ne pas me montrer les voies du ciel. Alors le roi, entendant la proposition inimagi - nable du brahmane, fou de joie, tout sourires, lui confia la garde de ses enfants, en éprouvant un complet bonheur. Vishnusharma composa cinq livres :

La désunion des amis, L’art de se faire des amis, La guerre des Corbeaux et des Hiboux, La perte du bien acquis, De l’action inconsidérée.

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LES CINQ LIVRES DE LA SAGESSE Et les fils du roi les lurent. Et après les avoir lus, devinrent en six mois ce que le brahmane avait dit. Depuis lors, ce traité sur la vie publique qu’on nomme Pañcatantra sert à l’instruction des enfants. Bref, Quiconque ici bas sans cesse lit ou entend lire ce traité sur la chose publique, ne connaît jamais la défaite, même en face d’Indra. [7] Ainsi s’achève le prologue. Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 43

LIVRE I

La désunion des amis ou le Taureau, le Lion et les deux Chacals Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 44 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 45

oici que commence le premier livre, La désu - Vnion des amis . Et le premier shloka * nous dit : Une affection florissante et intense, entre un taureau et un lion, fut anéantie, en forêt, par un chacal ambitieux et pervers. [1] Voici ce que l’on raconte :

Le Taureau, le Lion et les deux Chacals

Il y avait dans les régions méridionales une cité nommée Mahilâropya. Y vivait un fils de marchand, Vardhamânaka 1. Sa fortune, honnêtement gagnée,

1. Vardhamânaka : litt. « qui s’accroît, qui prospère ». Comme il est logique, ce nom propre s’applique surtout aux com - merçants. 45 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 46

LIVRE I était immense. Or, une nuit, allongé sur son lit, une pensée lui vint : Même si son bien est considérable, il faut réfléchir aux moyens de l’accroître et passer à l’action. Ne dit-on pas : Il n’est rien que l’argent 1 n’obtienne. L’homme avisé fera tout pour l’argent. [2] Qui a l’argent a les amis, qui a l’argent a les parents, qui a l’argent est un homme, qui a l’argent est un sage. [3] Il n’est pas de savoir, pas de munificence, pas de talent acquis ou inné, pas de situation chez les nantis, qui ne soient chantés par les pauvres. [4] Ici-bas, en effet, chez les riches, un ennemi devient un frère, mais chez les pauvres, même un frère devient aussitôt ennemi. [5] Les actes découlent des richesses qui s’accroissent, car venues de tous horizons, comme les fleuves coulent des montagnes. [6]

1. Argent : nous avons opté pour la plus brutale des traduc - tions du mot sanskrit artha , extrêmement « polysémique ». Artha , c’est la chose, l’objet, les biens. Il incarne par excellence l’idée de « l’avoir », de la possession. A un niveau métaphysique, artha est la substance tangible d’une réalité, que ce soit « dieu, table ou cuvette. » Et surtout, il faut évoquer l’ Arthashâstra , de Kautilya (alias Cânakya, alias Vishnugupta), vaste traité de sagesse pra - tique et de politique, en quinze sections ( Adhikarana ) et cent quatre-vingts sujets ( Prakarana ). Cf. L. Renou et J. Filliozat, L’Inde classique , tome II, § 1591 à 1601. 46 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 47

LE TAUREAU, LE LION ET LES DEUX CHACALS Est honoré qui ne devrait pas l’être, est fréquenté qui n’en vaut pas la peine, est célébré qui n’en serait pas digne, c’est la puissance de l’argent. [7] Comme les sens, toutes les actions n’existent que par la nourriture qu’on leur donne. C’est pour cela qu’on dit que la richesse est le moyen de tout avoir. [8] Les gens qui veulent de l’argent vont jusqu’à fréquenter les lieux de crémation. Ils abandonnent leur propre géniteur dans la misère, pour s’en aller ailleurs. [9] Les hommes chenus qui ont du bien deviennent des jeunesses, mais ceux qui n’ont pas d’argent sont des vieux, fussent-ils jeunes. [10] L’argent chez les hommes s’obtient par six moyens : mendier, servir un prince, être un agriculteur, acquérir du savoir, être un prêteur sur gages ou faire du négoce. De tous ces moyens pour gagner de l’argent, le commerce est insurpassable. N’est-il pas dit : La mendicité est gâchée par les minables. Les rois vous gratifient de leur condescendance. L’agriculture est tributaire de la pluie. Le savoir, selon l’enseignement du guru *, est tout à fait aléatoire. De l’usure naît la pauvreté, car on affaiblit ses combines

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LIVRE I en les plaçant dans les mains d’autrui. Aussi je crois qu’ici-bas aucune voie n’est supérieure au commerce. [11] Le moyen de tous les moyens, c’est le tout commerce. Pour s’enrichir, c’est le seul, en effet, dont on parle, tout autre moyen reste incertain. [12] Pour faire de l’argent, il y a sept types de commerce : le commerce des parfums, la banque privée, l’association en affaires, la fidélisation des clients, la falsification des prix, le trucage des poids et mesures, et enfin l’importation des marchandises. N’est-il pas dit : Un parfum est plus que tout vendable, plus que le reste et que l’or. Ce qu’on achète, on le vend cent fois plus. [13] Quand dans son nid douillet, survient un dépôt, l’heureux élu prie son dieu favori : une fois mort le déposant, je t’offrirai ce que tu veux. [14] Le président d’une guilde de commerçants pense le cœur en joie : je règne sur un empire où la richesse est reine, que demander de plus ? [15] Le marchand, voyant venir un client empressé, tant il veut son argent, bondit de joie comme si un fils lui naissait. [16] Et par ailleurs,

48 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 49

LE TAUREAU, LE LION ET LES DEUX CHACALS Frauder sa clientèle habituelle, en faisant passer pour pleines des mesures incomplètes, et mentir sur les prix, c’est bien là la nature des paysans rusés. [17] Et par ailleurs, C’est par deux ou trois fois qu’ils multiplient leurs gains, les négociants habiles à acheter des marchandises dans des contrées lointaines. [18] Telles étaient ses pensées. Muni des marchandises qu’à Mathurâ * on apporte au moment propice, béni par ses frères aînés, il partit, monté sur un bon chariot. Il avait pour tirer l’attelage deux taureaux magnifiques, nés chez lui, qui répondaient aux noms de Samjîvaka 1 et Nandaka 2. L’un d’eux, le dénommé Samjîvaka, arrivé au bord de la Yamunâ *, glissa du sabot dans la boue, brisa son joug et s’enlisa. Quand il le vit dans cet état, Vardhamânaka tomba dans un profond chagrin. Le cœur brisé d’affection, il interrompit trois jours son voyage. A le voir aussi effondré, ses compagnons lui dirent : — Maître, pourquoi, pour un simple taureau, exposes-tu une caravane entière au danger, dans une forêt si hostile, infestée de lions et de tigres ? Ne dit-on pas :

1. Samjîvaka : « le Convivial ». 2. Nandaka : « le Réjouissant ». 49 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 50

LIVRE I On ne sacrifie pas le tout pour la partie, si l’on est homme habile. C’est prouver sa sagesse que de sauver le tout au détriment de la partie. [19] Vardhamânaka réfléchit, désigna quelques hommes pour garder le taureau Samjîvaka, prit la tête de la caravane et partit. Mais les gardiens, sachant la forêt hostile, abandonnèrent le taureau, suivirent la caravane et le lendemain mentirent à leur chef : — Maître, Samjîvaka est mort. Nous savions à quel point tu l’aimais. Nous l’avons incinéré. A ces mots, le chef du convoi, par gratitude, le cœur débordant de tendresse, célébra des funérailles complètes, dont la mise en liberté d’un taureau. Quant à Samjîvaka, il était resté en vie. Grâce aux brises rafraîchissantes et à l’eau de la Yamunâ, son corps reprit des forces. Non sans mal, il parvint à se redresser et prit pied sur la berge. Là, il dévora des pointes d’herbes belles comme de l’émeraude, et en quelques jours, atteignit le poids du taureau de Shiva *, et devint vigoureux et musclé du garrot. Il passait ses journées à labourer de la corne le haut des fourmilières, et à meugler. Ne dit- on pas : Sans protection on survit, si les dieux vous protègent. Surprotégé on périt, si les dieux vous frappent. Ainsi peut-on survivre, abandonné tout seul dans la forêt, et périr dans sa maison, malgré les efforts qu’on déploie. [20]

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LE TAUREAU, LE LION ET LES DEUX CHACALS Voici qu’un jour, Pingalaka 1, un lion, entouré de ses fauves, pris par la soif, descendit jusqu’au bord de la Yamunâ pour s’y désaltérer. Il entendit au loin les profonds beuglements de Samjîvaka. Ces beuglements le bouleversèrent au-delà de tout, mais il ne laissa paraître aucun signe d’angoisse, et s’installa au pied d’un banian en disposant sa cour autour de lui en quatre cercles : le lion, ses proches, le clan des corbeaux, et enfin le tout-venant. Au nombre de ses proches, il y avait deux chacals : Karataka et Damanaka 2, tous deux fils de ministre, et présentement sans fonction. Ils se firent part de leurs observations. Damanaka : — Karataka, mon ami ! Notre maître Pingalaka vient de descendre au bord de la Yamunâ pour boire. Pourquoi, malgré sa soif, est-il revenu en arrière, a- t-il disposé sa cour autour de lui, et reste-t-il sous un banian, en proie à une humeur sombre ? Karataka : — En quoi cela nous concerne-t-il ? Ne dit-on pas : Celui qui met son nez dans les affaires d’autrui court à sa perte, comme le singe qui arracha un coin en bois. [21] Damanaka : — Comment cela ? Karataka :

1. Pingalaka : « de couleur fauve ». 2. Karataka : litt. « corbeau ». Damanaka : « le Dominateur ». 51 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 52

LIVRE I Le Singe et le Poteau

Il était une fois un fils de marchand qui avait entrepris, près d’une ville, de construire un sanc - tuaire au milieu d’un sous-bois. Les charpentiers et tous les ouvriers allaient chaque midi déjeuner en ville. Un jour arriva une troupe de singes qui s’agitaient en tous sens. Il y avait un pilier, fait du bois d’un arbre à pain, fendu en deux, et pourvu en son milieu d’un coin de khadira 1. Les singes se mirent à batifoler sans vergogne au faîte des arbres et jusque sur le bois des tourelles des temples. L’un d’eux – il allait d’ailleurs en mourir – s’assit par insouciance sur le pilier fendu en deux, saisit le coin dans ses deux mains et entreprit de l’arracher, si bien qu’une fois retiré de son logement, il arriva à ses testicules, qui pendaient dans l’ouverture, ce qui était hélas prévi - sible. C’est pourquoi je dis : Celui qui met son nez dans les affaires d’autrui, tu connais la suite. Nous avons largement de quoi manger. Où est l’intérêt de nous mêler de cette affaire ? Damanaka : — Monsieur ne songe donc qu’à manger ? Ce n’est pas très raisonnable. Ne dit-on pas :

1. Khadira : Acacia catechu . Un arbre au bois très dur, dont la résine est utilisée en médecine. 52 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 53

LE SINGE ET LE POTEAU Pour aider ses amis ou pour nuire à ceux que l’on déteste, on fait appel aux rois, si l’on a du bon sens : on n’est pas seulement un tube digestif. [22] Et encore : Celui qui par sa vie en fait vivre beaucoup, a ici-bas une véritable existence. Pour qui croyez-vous que les oiseaux se remplissent le ventre avec leur bec ? [23] Si par soi-même ou par autrui, on ne montre aucune sympathie, ni pour les siens, ni pour les pauvres, ni pour ses serviteurs, quel fruit la vie peut donc donner dans le monde des hommes ? On peut certes vivre longtemps, comme un corbeau, en picorant des miettes. [24] Un ruisseau est facile à remplir, facile à remplir un trou de souris. Au comble de la joie, l’homme de peu que trois fois rien satisfait. [25] Ceci encore : A quoi sert d’être né et de ruiner la jeunesse de sa mère, si l’on ne flotte à la tête des siens, comme un étendard ? [26]

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LIVRE I Dans le mouvement cyclique du monde, qui, une fois mort, ne renaît pas ? Né, on l’est réellement, quand on rayonne plus que les siens. [27] Ceci encore : La présence de l’herbe, au bord d’une rivière, n’est pas gratuite : elle est une prise pour la main de l’homme affolé qui s’enfonce dans l’eau. [28] Ceci encore : Calmes et altiers, soulageant la brûlante souffrance des hommes, rares sont en ce monde les sages qui ressemblent aux nuages. [29] Les gens avisés accordent à une mère une importance sans bornes, parce que l’enfant qu’elle porte en elle peut être un maître, même pour les plus grands. [30] Un homme, fût-il puissant, s’il ne manifeste pas sa puissance, s’attire l’indifférence d’autrui. Le feu, tant qu’il est caché dans le bois, on l’ignore, mais pas quand il brille. [31] Karataka : — Nous ne sommes tous deux que des valets. Où est l’intérêt de nous mêler de cette affaire ? Ne dit-on pas :

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LE SINGE ET LE POTEAU Ici-bas, si un valet parle devant un roi sans être interrogé, il a peu de cervelle. Non seulement il se couvre de déshonneur, mais encore on le tient à l’écart. [32] Et ceci : Il faut parler quand ce qu’on dit porte ses fruits, et a des chances absolues de durer, comme une couleur sur un drap blanc. [33] Damanaka : — Tais-toi, mais tais-toi donc, Un sans-grade devient ministre, s’il courtise le roi. Un ministre peut être destitué, s’il s’abstient de courtiser le roi. [34] N’est-il pas dit d’ailleurs : S’il est dans son entourage, un roi distingue un homme, peu importent sa science, sa famille ou ses imperfections. Il est courant que les rois, les femmes et les lianes, s’attachent à ce qui est à leur côté. [35] Et aussi, Les serviteurs qui savent discerner ce qui provoque colère ou calme, savent progressivement arracher un roi à ses humeurs noires. [36]

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LIVRE I Pour les savants, les ambitieux, les artistes et les courtisans, leur seul recours, c’est le roi. [37] Si l’on ne cherche pas la protection des rois qui sont puissants par leur naissance, on est puni : on est réduit à la mendicité jusqu’à sa mort. [38] Et les tristes sires qui affirment que les rois sont impossibles à fléchir avouent par là leur aveuglement, leur paresse et leur apathie. [39] Quand on voit qu’on a les moyens de réduire à merci serpents, tigres, lions et éléphants, un roi n’est pas grand-chose quand on est intelligent et sérieux. [40] Se rapprocher étroitement d’un roi, c’est la solution la meilleure : le santal 1 ne pousse pas ailleurs que dans les Malaya 2. [41] De blancs parasols et des chevaux splendides, des éléphants toujours énergiques, c’est ce qu’on a, une fois le roi contenté. [42]

1. Santal : ce mot, si acclimaté à la langue française, provient du sanskrit candanam , qui est passé successivement par l’arabe, le grec et le latin. 2. Malaya : nom d’une chaîne d’escarpements montagneux (ghât ) sur la côte de Malabar (ouest de la péninsule indienne). Très riche en santal. Le vent des Malaya est devenu synonyme, dans la littérature, de brise parfumée, capiteuse et grisante. 56 Mep Pancatantra poche-c10,5 14/02/12 12:10 Page 57

LE SINGE ET LE POTEAU Karataka : — Que comptes-tu donc faire ? Damanaka : — Notre maître Pingalaka me paraît effrayé, son entourage également. Aussi vais-je aller le voir, et, quand j’aurai compris les raisons de sa peur, je lui conseillerai de choisir l’une de ces six solutions : la paix, la guerre, la fuite, l’expectative, l’alliance ou le double jeu 1. Karataka : — Comment sais-tu que notre maître a peur ? Damanaka : — Nul besoin de réfléchir. N’est-il pas dit : Ce qu’on dit, même un animal le comprend. Les chevaux et les éléphants nous transportent sur un simple signe vocal. Un homme instruit comprend ce qui n’est pas articulé. Le discernement en effet peut pénétrer le sens des signes chez autrui. [43] Et d’ailleurs pour Manu : L’allure, les signes, la démarche, les gestes, les mots, les changements de l’œil et de la voix, tout trahit la pensée intérieure. [44] Ainsi j’irai le trouver, tout effrayé qu’il est. Par la puissance de mon esprit, je chasserai sa peur. Quand je l’aurai en mon pouvoir, je retrouverai mon statut de ministre.

1. Ces six stratégies sont plus particulièrement débattues et illustrées dans le livre III, La guerre des Corbeaux et des Hiboux . 57