ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

SIX MOIS DE GUERRE CIVILE EN LIBYE

■ ADRIEN JAULMES ■

ls étaient descendus sans armes dans les rues en février der- nier pour manifester contre le régime de Kadhafi . Ils étaient Iétudiants, informaticiens, coiffeurs, employés, footballeurs, réclamant un peu plus de liberté, comme leurs voisins tunisiens et égyptiens. Six mois plus tard, les manifestants sont devenus des gué- rilleros, et paradent dans Tripoli les armes à la main, juchés sur des pick-up équipés de mitrailleuses lourdes et de canons sans recul, tirant en l’air des rafales de joie. La révolution libyenne a commencé comme en Tunisie et en Égypte, par des manifestations non violentes. Mais au lieu de déboucher sur la chute rapide du dictateur, elle a tourné à la guerre civile, et le printemps libyen à l’été meurtrier. Au lieu de quelques semaines de protestations, il a fallu aux Libyens six mois de combats et l’appui aérien des Occidentaux pour se débarrasser enfi n d’un dictateur aussi violent que tenace. La Libye sort profondément bouleversée de ces six mois de guerre civile. Ce petit pays à la population paisible, conservateur

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et bourré de pétrole, aurait dû selon toute logique connaître un destin comparable à celui d’un émirat tranquille du golfe Arabo- persique. L’apparition, à la fi n des années soixante-dix, comme une comète dans le ciel politique libyen, de Mouammar Kadhafi , l’un des plus fantasques et des plus brutaux dirigeants arabes contem- porains, a complètement bouleversé ce scénario. En quarante-deux ans de règne sans partage, le dictateur a systématiquement détruit toute forme d’organisation collective, depuis l’armée et la justice, jusqu’aux clubs de football et aux associations caritatives, imposé l’idéologie farfelue du « livre vert », dépourvue d’autre logique que celle de son propre pouvoir, et dilapidé les colossales ressources fi nancières du pétrole libyen en aventures militaires et en parrainage du terrorisme international. Il s’est mis à dos, par son activisme et ses sorties insultantes, la quasi-totalité des pays arabes, avant de se tourner vers l’Afrique noire à la poursuite de ses rêves fumeux de gloire et de revanche, la valise de billets remplaçant le colis piégé. Dans sa dernière décennie, le régime Kadhafi s’était assagi sur le plan international. Mais il était resté un système mafi eux et prévari- cateur, au service d’un seul homme et de son clan, lancés dans un affairisme débridé comme dans une grande partie de Monopoly. Pour les Libyens, la dictature était restée la même. La militarisation de la révolution libyenne est une consé- quence directe de la brutalité du régime. Lorsque la contagion du « printemps arabe » gagne la Libye, la réponse de Kadhafi est sans ambiguïté : le pouvoir obtenu par la force se garde par la force, et au lieu des atermoiements d’un Moubarak ou d’un Ben Ali, le colo- nel donne l’ordre de tirer dans le tas. Mais les manifestations qui éclatent à Benghazi le 15 février, puis s’étendent comme une traînée de poudre à travers plusieurs villes du pays prennent le dictateur par surprise. Pendant quelques jours le régime vacille. Le 17 février, la police ouvre le feu sur les manifestants à Benghazi. Mais le mouvement est trop rapide pour être jugulé. La Cyrénaïque, la vaste province de l’Est, se soulève. En quelques jours, la moitié du pays échappe au contrôle de Tripoli. Les défections se multiplient à tous les niveaux du régime. Des pilotes libyens fuient avec leurs appareils plutôt que de bombarder les insurgés. Kadhafi ne tente même pas d’adopter un ton conciliant. Il dénonce les manifestants comme des drogués et des agents de

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l’étranger, alliés à l’Occident, les comparant à des rats et à des cafards. « Nous vous traquerons ville par ville, rue par rue, allée par allée, zenga zenga ! », éructe Kadhafi du haut du balcon du sérail al-Hamra, l’ancienne forteresse des pirates barbaresques qui domine la place Verte à Tripoli. Son fi ls Saïf al-Islam, parfois présenté un peu rapidement comme un réformateur, promet des « rivières de sang ». Les forces armées libyennes, jugées peu sûres (chaque régime issu d’un coup d’État s’inquiète d’une répétition du mouvement qui l’a porté au pouvoir), sous-équipées, ne sont pas directement employées dans la répression. Le Guide fait appel à ses comités révo- lutionnaires, sorte de Tchéka du régime, et à sa garde prétorienne, les brigades Khamis, commandées par l’un de ses fi ls. Choyée par le régime, dotée de matériel militaire neuf et grassement payée, cette garde sera le fer de lance de la guerre personnelle de Kadhafi contre la contestation. Des mercenaires venus d’Afrique noire complètent l’armée que le Guide lance contre son propre peuple. Supérieurement équipées face à des rebelles qui n’ont que les fusils pris dans les casernes ou apportés par les militaires qui font défection, ces forces sont en revanche relativement peu nom- breuses. Si elles peuvent s’emparer de n’importe quelle localité, elles ne sont pas en mesure tenir le terrain reconquis lorsque la popula- tion se soulève à nouveau. Comme des pompiers sanguinaires ten- tant d’éteindre des incendies qui éclatent un peu partout, ils vont de ville en ville, massacrant, forçant les gens à rentrer chez eux, avant de passer à la suivante. Ils parviennent à mater Tripoli en tirant sur tous ceux qui se rassemblent dans les rues. À Zaouïa, sur la côte, à quelque cinquante kilomètres de la capitale, il leur faut plusieurs semaines pour noyer le soulèvement dans le sang. En quelques semaines, la Libye se retrouve coupée en mor- ceaux. La région de Tripoli, la plaine côtière jusqu’en Tunisie et le centre du pays, bastion historique et tribal de Kadhafi autour de Syrte jusqu’à la ville de garnison de Saba au Sahara, reste aux mains des loyalistes. Les insurgés tiennent trois zones principales : la Cyrénaïque, soit la moitié est du pays, depuis la frontière égyp- tienne et Tobrouk jusqu’à Benghazi, le contrefort montagneux du djebel Nafoussa, dans l’Ouest, et la ville côtière de , à l’est de Tripoli.

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Kadhafi part à la reconquête de ces zones rebelles. Des colonnes de chars appuyés par des lance-roquettes multiples pren- nent la route de Benghazi. Comme les Britanniques et les forces de l’Axe pendant la Seconde Guerre mondiale, les belligérants s’affron- tent dans les immensités désertiques. Le général Rommel qualifi ait le désert de paradis pour le tacticien, mais de cauchemar pour le logisti- cien. S’ils doivent faire face aux mêmes problèmes de ravitaillement, ni les rebelles ni les loyalistes libyens ne font preuve de la moindre ingéniosité tactique. La drôle de guerre qu’ils se livrent entre avril et mai n’a pas de front, et se déroule presque exclusivement le long de la route qui suit la côte au fond du golfe de Syrte. Dans ce paysage désespérément plat, ruban de bitume entre la Méditerranée et le désert, avec pour seul décor des lignes à haute tension courant sur l’horizon, les opérations suivent un étrange va-et-vient en fonction de l’avance et du recul des uns et des autres. Mais l’avantage tourne vite en faveur des kadhafi stes.

La campagne de Cyrénaïque

Débarrassés en quelques semaines du régime de Kadhafi , depuis longtemps impopulaire dans l’Est, les rebelles se sont armés. Leur joyeux cortège de véhicules de tous types prend la route de l’Ouest et la direction de Syrte et de Tripoli. Leur avance ne rencontre d’abord aucune opposition. Ils prennent la ville d’Ajdabiya, et les ter- minaux pétroliers de Brega et de Ras Lanouf. Mais leur instruction militaire est rudimentaire, et leur enthousiaste de courte durée. Ils sont arrêtés par les kadhafi stes au niveau de la bourgade de Ben Jawad. De là, le rouleau compresseur des chars, appuyés par l’avia- tion libyenne, et précédé par les terrifi antes orgues de Staline, les font refl uer de plus en plus vite. Ras Lanouf est perdu, puis Brega. Ajdabiya tombe en moins d’une heure. La route de Benghazi est ouverte. La ville est sans défense, malgré les assurances complètement fantaisistes du général com- mandant les rebelles, Abdel Fattah Younès. Ancien exécuteur des basses œuvres du régime Kadhafi avant de se rallier à la révolution, ce général était plus à l’aise à Benghazi dans les conférences de presse lénifi antes que sur le front.

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Les chars de Kadhafi sont bientôt aux portes de la ville. La répression de la capitale rebelle s’annonce sanglante. Les malheu- reux combattants rebelles n’ont rien pour arrêter les chars : ni armes, ni chefs, ni plans.

L’intervention occidentale

Un coup de théâtre vient sauver le soulèvement libyen du massacre annoncé. Le 10 mars 2011, le président français Nicolas Sarkozy a pris l’une des décisions les plus audacieuses de son mandat en recon- naissant le gouvernement provisoire des rebelles, le Conseil natio- nal de transition. La diplomatie française s’active pour arracher une résolution à l’ONU qui permettra d’intervenir en leur faveur, ne serait-ce que par une zone d’exclusion aérienne, destinée à empê- cher l’aviation de Kadhafi de pilonner leurs positions. Alors que le sort de la rébellion apparaît comme désespéré, le soutient de la France se révèle crucial. On pourra gloser sur les motifs de cette décision extraordi- naire. Les Américains, encore enlisés en Afghanistan et qui viennent de s’extraire à grand-peine du bourbier irakien, sont réticents à la perspective d’une nouvelle aventure militaire. Nicolas Sarkozy, qui a inauguré son mandat par la libération des infi rmières bulgares, rete- nues en Libye à la suite d’une parodie judiciaire, a un contentieux presque personnel avec le colonel Kadhafi . Négociée à grand-peine avec le maître-chanteur de Tripoli, cette libération est suivie d’une ouverture dont on attend beaucoup. Mais la visite de Kadhafi à Paris l’hiver suivant reste en travers de la gorge du président français. Les caprices du colonel, qui plante sa tente dans les jardins de l’hôtel Marigny et parade comme un monarque pour fi nalement ne tenir presque aucune des promesses de contrats mirifi ques qu’il a fait miroiter aux Français, n’ont pas été oubliés. De plus, début 2011, la diplomatie française réagit avec mala- dresse au « printemps arabe ». En quelques semaines, la France mul- tiplie les faux pas. Les sorties de Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères, qui propose une aide policière au régime tuni- sien, sur fond de révélations gênantes sur les invitations et petites

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affaires de plusieurs ministres compromis avec les dictateurs arabes, rendent urgent un changement de cap radical. Le lobbying effi cace de Bernard-Henri Lévy, qui prend fait et cause pour les rebelles libyens, et la volonté de Nicolas Sarkozy de rattraper les erreurs commises en Égypte et en Tunisie sont des facteurs déterminants dans ce pari risqué. Mais la décision du pré- sident français n’en reste pas moins courageuse, et moralement hau- tement défendable. À New York, les diplomates français arrachent le 17 mars le vote de la résolution 1973, qui prévoit la mise en place d’une zone d’interdiction aérienne et autorise le recours à « toutes les mesures nécessaires » pour protéger les populations civiles. Les États-Unis acceptent d’apporter leur soutien aux Français et aux Britanniques, qui vont interpréter ce texte de la façon la plus large possible. L’opération qui sauve le soulèvement libyen commence par la destruction des défenses antiaériennes et des avions de Kadhafi . Mais le raid le plus décisif est celui qui détruit le 19 mars les chars qui s’apprêtent à entrer dans Benghazi, sauvant in extremis la ville d’une répression sanglante. Les bombes guidées des avions français sont d’une précision stupéfi antes. En quelques heures, les blindés libyens sont détruits les uns après les autres, chaque char touché par un coup au but, les tourelles « décapsulées » par l’impact. Mais les opérations aériennes atteignent vite leurs limites. Les rebelles de Benghazi ne sont pas devenus pour autant des combat- tants, et les kadhafi stes font preuve d’une étonnante ténacité. Ils mènent des combats retardateurs effi caces à Ajdabiya. Dans l’Est, le front s’enlise, et les rebelles n’arrivent pas plus loin que Brega. Il faut trouver autre chose. Le rôle militaire de Benghazi et de la Cyrénaïque restera mineur pendant les mois qui suivent, même si cette moitié du pays libérée fournit une base politique au mou- vement. Le Conseil national de transition, rassemblement nébu- leux d’anciens hiérarques du régime ralliés à la révolution, comme Moustapha Abdeljalil, ex-ministre de la Justice de Kadhafi , de res- ponsables locaux autoproclamés, d’opposants libéraux, comme Mahmoud Shammam, d’islamistes recherchés, comme , ancien djihadiste en Afghanistan capturé par la CIA avant d’être livré à Kadhafi , et d’exilés comme Ali Tarhouni, professeur

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d’économie d’entreprise à l’université d’État de Washington, dont seuls quelques noms sont connus du public, mène une intense campagne de lobbying international. L’action du Qatar, qui, avec sa chaîne de télévision satellitaire Al-Jazeera, prend fait et cause pour les rebelles, et celle de la France, qui fournit, avec le Royaume-Uni le gros de l’effort diplomatique et militaire, leur apportent une aide décisive.

L’héroïque défense de Misrata

Les rebelles libyens ne sont pas tous aussi incompétents militairement que ceux de l’Est. Misrata, troisième ville du pays et principal port de Libye, assiégé par les troupes de Kadhafi , résiste avec l’énergie du désespoir. Encerclée, bombardée jour et nuit, la ville organise sa défense. Une classe de commerçants prospères met en place et fi nance le ravitaillement. Des bateaux de pêche et des remorqueurs chargés de vivres, de médicaments et de munitions approvisionnent la ville depuis Malte et Benghazi. Dans les combats de rues qui se déroulent dans le centre- ville, les rebelles se battent maison par maison contre les forces de Kadhafi . Autour de l’axe principal de la rue de Tripoli, des obstacles antichars sont aménagés avec des tas de sable et des bâches impré- gnées de gazole qu’on allume sous les tanks ennemis. Soumis au pilonnage des orgues de Staline, des mortiers, et aux tirs de snipers, les combattants de Misrata font preuve de courage et d’ingéniosité. Les soudeurs des chantiers navals improvisent une fl ottille de cuirassés roulants en équipant de plaques d’acier des pick-up armés de mitrailleuses lourdes, rappelant les engins de la colonne Durruti pendant la guerre d’Espagne. Les médecins organisent des antennes chirurgicales, on distribue du ravitaillement aux habi- tants, des comités de quartier s’organisent. Les troupes de Kadhafi ne parviennent pas à réduire la résistance de la ville. Avec l’aide des appareils de l’Otan, et notamment les hélicoptères français et britanniques, qui détruisent les blindés de Kadhafi , l’étau du siège est fi nalement desserré. Mais malgré le sauvetage de Benghazi et la résistance de Misrata, la révolution libyenne s’enlise. Dans les capitales occiden-

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tales souffl e un vent de scepticisme. On critique l’imprévoyance de Sarkozy, le manque de moyens de l’aviation occidentale, l’incapacité des rebelles. Les stocks de munitions s’épuisent, les listes de cibles aussi. On parle de bourbier, d’enlisement comme en Afghanistan. Les médias, dont la patience ne dépasse pas quelques semaines, commencent à se désintéresser de cette guerre qui semble ne jamais devoir fi nir.

Les combattants du djebel

Le troisième front se crée dans l’Ouest. Dès le début de la révolution, les villes et villages du djebel Nafoussa, contrefort mon- tagneux à une centaine de kilomètres au sud de Tripoli, se soulèvent contre Kadhafi . Les tentatives des kadhafi stes pour reprendre le djebel, peuplé de Berbères, sont repoussées les unes après les autres. Outre son relief favorable aux défenseurs, le djebel Nafoussa présente deux avantages importants. Sa proximité avec la frontière tunisienne d’abord, qui fournit aux rebelles une base arrière sûre. Les points de passage du sud de la Tunisie, au niveau de Tataouine, sont rapidement pris par les insurgés, alors que Kadhafi conserve le contrôle du poste côtier de Ras Ejdir. Par cette route du Sud vont affl uer les volontaires, Libyens de Tripoli et des villes côtières qui fuient en Tunisie et, de là, rejoignent les bases rebelles. Interprétant de façon extensive le mandat de protection des civils voté par l’ONU, la France parachute armes et munitions aux maquis du djebel Nafoussa, dont des missiles antichars Milan, armes d’une simplicité et d’une effi cacité redoutable. Des membres des forces spéciales françaises et britanniques viennent apporter leur aide aux rebelles. Pas en combattant directement, les états-majors occidentaux n’entendant pas s’engager au sol, la révolution devant rester l’affaire des seuls Libyens, mais en désignant les cibles à l’avia- tion, et en aidant les rebelles à s’organiser et à planifi er leur action. Le maquis du djebel Nafoussa devient la base d’où sera lancé l’as- saut fi nal contre Tripoli. À Djerba, en Tunisie, au milieu des touristes européens, se croisent dans les salons de l’hôtel Radisson Blu kadhafi stes et

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rebelles. Des exilés libyens et des habitants de Tripoli dressent des listes de cibles dans la capitale grâce à Google Earth, et organisent les cellules clandestines qui attendent leur heure à l’intérieur de la ville.

La bataille de Tripoli

L’« opération Sirène », « la fi ancée de la mer » en arabe, est préparée soigneusement. L’idée, simple comme tous les bons plans, mais parfaitement coordonnée, prévoit de faire coïncider le soulève- ment de Tripoli avec l’offensive des rebelles de Misrata et du djebel Nafoussa. Quartier par quartier, les insurgés libyens s’organisent, et font entrer clandestinement des armes en prévision de l’attaque. L’offensive des rebelles part du djebel Nafoussa à la mi-août. Dévalant l’escarpement rocheux qui donne sur la plaine côtière, les rebelles culbutent les forces de Kadhafi . Les points de résistance sont bombardés par l’aviation de l’Otan, et les rebelles atteignent la côte en quelques jours. À Zaouïa, ville maintes fois soulevée et maintes fois matée par les kadhafi stes, les combats font rage pen- dant plusieurs jours dans le centre-ville, autour de l’hôpital et de la raffi nerie. Lorsque la résistance des kadhafi stes cesse, la route côtière vers la Tunisie, dernier cordon ombilical reliant le régime au monde extérieur, est coupée. Les rebelles exploitent aussitôt leur succès. Le 19 août, Garyan, au sud de Tripoli, tombe à son tour, cou- pant la route du désert et des oasis, par laquelle les armes et le ravitaillement parvenaient encore à Kadhafi via la ville de garnison de Sheba, l’Algérie et le Niger. Le même jour, dans l’Est, les rebelles de Misrata percent à leur tour les lignes loyalistes, et s’emparent de Zliten. La fi n est proche. Dans la ville, le signal du soulèvement est donné au soir du samedi 20 août. À la fi n du jeûne du ramadan, Moustapha Abdeljalil, le chef du Conseil national de transition, appelle à la télévision la ville à prendre les armes. Il donne aussi les consignes pour éviter de voir la prise de Tripoli dégénérer en un chaos comparable à la chute de Bagdad en avril 2003. L’entrée des Américains dans la ville et l’ef- fondrement du régime de Saddam Hussein avaient donné lieu à un

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gigantesque pillage, dont l’État irakien allait mettre des années à se relever, et qui allait dès le départ peser lourd sur l’issue de l’aventure américaine en Mésopotamie. Mahmoud Djibril, le Premier ministre du Conseil national de transition, lance un appel solennel : « Le monde entier nous regarde, pas de vengeances, pas de pillages, n’insultez pas les étrangers, et traitez correctement les prisonniers ! » Des armes ont été introduites clandestinement dans Tripoli. Des cellules se sont constituées, par des liens d’amitié ou de parenté. On ne se confi e qu’à des gens sûrs. Lorsque le signal de l’insurrection est donné, les insurgés libèrent des quartiers entiers de la ville, en s’emparant des édi- fi ces publics et en désarmant les kadhafi stes. « Nous avions reçu du Conseil national de transition des listes de bâtiments à protéger, dit Issam, chef du quartier de Furnaj. Nous sommes allés chez les kadhafi stes, et nous leur avons demandé leurs armes. Certains nous les ont données et sont restés chez eux. D’autres se sont joints à la révolution. » Une audacieuse opération amphibie est montée par les Misratais. Deux navires chargés de combattants débarquent des troupes directement dans les faubourgs est de Tripoli, dans le quar- tier de Tajoura. « On est entrés dans le port de pêche », raconte l’in- génieur Ahmed, l’un des membres de ce commando, originaire de Misrata, mais qui a longtemps vécu à Tajoura. « Les habitants nous attendaient. Tout le monde me connaissait. Nous avons fait notre jonction avec eux. Nous étions dans Tripoli. » Le dimanche en fi n d’après-midi, les rebelles atteignent la place Verte, au centre de Tripoli. Ils arrachent les portraits géants du dictateur. Les unités constituées de Kadhafi , dont la redoutable brigade Khamis, se sont évaporées. Mais des poches de résistance et des tireurs embusqués tiennent encore dans plusieurs quartiers de la ville. Une atmosphère de libération de Paris règne en ville, entre tireurs embusqués, scènes de liesse et chasse aux collaborateurs. Le combat fi nal se livre le lendemain autour du lieu le plus symbolique du régime, la caserne de Bab al-Azizia. Enceinte de béton aux murs verdâtre avec meurtrières et portes blindées en plein centre-ville, ce complexe fortifi é, moitié caserne, moitié résidence

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privée du dictateur, en dit long sur les rapports qu’envisage Kadhafi avec son peuple. Dans ce petit Xanadu avec son jardin clos de murs, réplique d’un camp bédouin en pleine ville, avec tentes et palmiers dattiers munis d’estrades pour que le dictateur puisse les manger à même l’arbre, les défenseurs jouent à fort Alamo, et ouvrent un feu nourri sur les assaillants. Devant la porte principale du complexe, la bataille fait rage pendant plusieurs heures. Les rebelles tirent des missiles Milan contre les portes, et arrosent à la mitrailleuse lourde les meurtrières. Les pertes sont lourdes, mais les rebelles fi nissent par forcer l’enceinte au bulldozer, renversant des pans entiers de murs. À la fi n de l’après-midi, les dernières défenses cèdent. Les rebelles pénètrent dans le complexe. Sous le feu des derniers tireurs embusqués, le pillage du palais du dictateur commence. On piétine les portraits du Guide. La prise de la smala de Kadhafi marque le moment symbolique de la chute du régime. Il faudra encore quelques jours aux rebelles pour nettoyer les dernières poches de résistance, dans le quartier d’Abou Salem, où la sinistre prison du régime est enfi n libérée, et autour de l’aéroport. La prise de la ville ne donne lieu qu’à peu d’exactions. Les seuls pillages seront ceux des villas et des palais de Kadhafi et de sa famille, ministères, banques et édifi ces publics restant largement épargnés. On dénombre quelques règlements de comptes, mais la plupart des kadhafi stes capturés sont traités relativement correcte- ment. Surtout, les rebelles ne tirent pas n’importe comment, obéis- sent aux ordres de leurs chefs, et la libération de la ville a lieu sans massacres ni destructions. La première partie du scénario catastrophe à l’irakienne, le remake du grand pillage de Bagdad qui avait suivi la chute du régime de Saddam Hussein, a été évitée. Reste la seconde partie de la malédiction, celle où la victoire ne signifi e pas la fi n des combats, mais le début d’une vilaine guerre faite d’attentats-suicides, d’enlè- vements et d’assassinats. Kadhafi et ses fi ls ont réussi à s’échapper de Tripoli. Une partie de sa famille a trouvé refuge en Algérie. Le dictateur et plu- sieurs de ses fi ls se sont évaporés dans les sables et les rumeurs du Sahara. Tantôt signalés à bord de mystérieux convois croisant à tra- vers le désert ou en route vers l’exil, tantôt donnés comme retran- chés dans leurs bastions tribaux libyens, autour de Beni Walid,

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Syrte et Saba, ils continuent de distiller des messages enregistrés où ils appellent à la résistance et à une guerre clandestine contre les « envahisseurs ». Après quelques jours d’incertitude, malgré les pénuries en eau et en carburant qui continuent, la grande rivière artifi cielle qui ali- mente la ville depuis les aquifères du Sahara ayant cessé de fonc- tionner avec le départ de son créateur, Tripoli fête enfi n sa libération sur la place Verte, rebaptisée « place des Martyrs ». Les familles bran- dissent les drapeaux noir, vert et rouge de la Libye de l’indépen- dance, imitant avec six mois de retard les foules de la place Tahrir. Le parallèle avec l’Irak ne saurait être poussé trop loin. Petit pays à la population relativement homogène, la Libye n’est pas aussi divisée que l’Irak entre sunnites, chiites et Kurdes. La révolution libyenne, rassemblement hétéroclite d’anciens kadhafi stes, de libé- raux, de conservateurs et d’islamistes, a aussi pendant six mois de lutte rassemblé ces courants. Et si l’avenir de la Libye reste incertain, le scénario du pire n’est pas le seul possible. L’intervention occi- dentale, soutenue par de nombreux pays arabes, est restée large- ment indirecte, aucune armée étrangère n’a mis le pied sur le sol libyen, et les groupes armés qui ont pris Tripoli ne se sont livrés à aucune exaction majeure. Autant de facteurs qui laissent l’espoir que la révolution libyenne ne débouchera pas sur le chaos tant de fois annoncé.

■ Adrien Jaulmes est né en 1970. Reporter depuis 2000 pour le Figaro, il a couvert la plupart des confl its du monde contemporain, de l’Afghanistan à l’Irak. Il est l’auteur d’Amérak (Éditions des Équateurs, 2009).

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