<<

LA MORALISME FEMINISTE DE A B S T R ACT

L'objet du présent mémoire est d'examiner la "pensée contes­ tataire" qui a fait juger scandaleux par l'Eglise et ses contemporains, les romans que G. Sand a publiés de 1837 à 1849. Son féminisme et son socialisme paraissaient fort dangereux à l'époque. L'étaient-ils vraiment?

Le socialisme de l'auteu~ est inexistant: le Chapitre l montre qu'elle n'a pas appliqué le concept de classes sociales à son analyse de la société : elle n'y voit que des individus. Quant au féminisme, il prend d'abord la forme d'une révolte contre l'institution du mariage dont elle a été victime. Mais les réformes qu'elle propose n'ont rien de juridique : un grand amour partagé suffit à résoudre le problème, ainsi que le montre le Chapitre II. Les deux chapitres suivants analysent le rôle que G. Sand entend voir jouer à la femme dans la société : elle la voit douée d'une nature plus raffinée que celle du sexe fort, et lui réserve l'éducation des enfants, la pratique de la charité, la formation morale. Est-ce une position révolutionnaire? Certes non. C'est du Rousseau romantique

Toutefois, la foi de G. Sand dans la perfectibilité de l'homme et le combat qu'elle mène pour le progrès des lumières par l'instruction universelle sont en opposition avec la philosophie bourgeoise de la société louisphi1ip­ parde. Par sa générosité de coeur, son idéal de fraternité chrétienne, et la confiance qu'elle place en son propre sexe, G. Sand fait avancer, même si ses romans sont litté­ rairement médiocres, l'idéal démocratique.

Diane Hodgson-Verdon Master of Arts French Department LE MORALIS!,E FEIr1IinST~ DE GEORGE SAND DANS

SON O~VRE ROMANESQUE ENTRE

1837 ET 1849

Diane Hilary Hodgson-Verdon

Thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research, McGill University, in partial fuliilment of the degree of lriaster of Arts.

:leœrt::ent of ?re::c!l !~rch 1971 La..~~ a.~è. Li te~ t".u-e 1.

TABLE DES rUTIERES

l NTRODUCTI ON •••••••••••••••••••••••••••••• 2

CHAPITRE l • . • , • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 15

CHAPITRE II ••••••••••••••••••••••••••••••• 42

CHAPITRE III ••••••••••••••••••••••••••••••

CHAPITRE IV •••••••••••••••••••••••••••••••

CONCLUSION •••••••••.•••••••••••••••••••••• 122

BIBLIOGRAPHIE ••••••••••••••••••••••••••••• 133 INTRODUCTION 3.

~évoltée contre son milieu, contestant par la plume et

par l'action, Geor~e Sand redevient d'actualité. Cette thè- se a comme but de réexaminer une partie de l'oeuvre roma- nesque sandienne afin d'en dégager les éléments socialis- tes et féministes. George Sand était-elle vraiment révo-

lutionnaire? L'ima~e la plus répandue d'Aurore Dudevant par- venue jusqu'à nos jours la représente comme femme émancipée, vivant en marge de la société louis-philipparde, et n'ac- ceptant pas ses normes. Cette description s'applique-t-elle à George 3and ou est-ce plutôt une légende qui s'est créée autour de cette femme si énigmatique? La vie mouvementée de cette femme de lettres semble

soutenir ce mythe. Née le 1er ~uillet 1805 à Paris, Aurore Dupin a une double ascendance, noble et roturière. Son père, iyiaurice Dupin, de famille noble, est le fils d'Aurore de Saxe et Claude Dupin de Francueil. L'arrière-grand-père de George Sand était donc Maurice de Saxe, fils naturel du roi

de Polo~ne, Auguste II, et d'Aurore de Koenigsmark, futur r.laréchal de France. Gr, si mon père était l'arrière-petit­ fils d'Auguste II, roi de Pologne, .•• , il n'en est pas moins vrai que je tiens au peuple par le sang, d'une manière tout aussi intime et directe. l.:a mère était une oauvre enfant du vialx pavé de Paris; son père, Antoine Delaborde, était ~itre uaulmier et maître oiseleur . . . 1)

~eorge Sand attribue donc en partie son amour pour le peuple

à l'hérédité. ~n 1808, la mort accidentelle de j,'.aurice Dupin J 4.

obli~e Aurore à résider chez sa grand-mère paternelle, à Hohant. A partir de 1817, Aurore est envoyée au Couvent des Augustines anglaises, rue des Fossés-Saint-, à Paris, où elle subit une crise de mysticisme dont elle gar­ dera la réminiscence toute sa vie. Sortie, elle s'éprend de , qu'elle épouse en 1822. Son premier enfant, liiaurice, naît l'année suivante. Les joies de la maternité effacent pendant quelques temps l'ennui con.iugal. George Sand prend son rôle de mère au sérieux et elle porte toute son attention à ses enfants. Son rôle de mère passe

même avant sa carrière littér~ire et ses nombreuses aventu­ res amoureuses. Cette attitude maternelle ne sera pas sans influence sur son oeuvre. Bientôt déçue par le mariage, Aurore Dudevant cherche des compensations ailleurs. Elle fait la connaissance d'Aurélien de 3èze pendant un voyage dans les Pyrénées. D'après sa correspondance, cette amitié fut entièrement pla­ tonique. Tel ne semble pas être le cas de celle qu'elle par­ tagea avec Stéphane Ajasson de Grandsagne, qu'elle rencon­ tre en 1827. Désormais, Aurore Dudevant connaîtra une longue suite d'amants, ·Jules Sandeau, r.:érimée, Alfred de

~usset, le Docteur Pagello, Michel de ~ourges ••• Ce der­ nier l'aide à engager une procédure en séparation avec son mari, laquelle est prononcée le 1er août 18;6.

intre 1837 et 1847, ~eorge Sand mène une vie relative­

ment calme et littérairement féconde. ;,~aitresse de rrédéric 5.

Chopin, elle le soutient et le soigne maternellement pendant neuf ans. L'année 1847 marque un tournant dans la vie de George Sand. La rupture définitive avec Chopin (juillet 1847) et la révolution manquée de 1848 la déçoivent. Elle se tourne de plus en plus vers la retraite tranquille à Nohant où elle continue à écrire des romans champêtres et des pièces de théâtre. A cause de sa grande générosité pour les pau- vres, on la surnomme "la Bonne Dame de Nohant". Elle passe les dernières années de sa vie à Nohant, entourée de ses petits-enfants qui feront la joie de leur grand-mère, qui meurt à Nohant le 8 juin 1876. Ce rapide survol nous a permis de signaler les événe- ments les plus importants de la vie de George Sand. Pour une biographie plus détaillée, nous renvoyons le lecteur à l'étude d'André Maurois 1 Lélia ou la vie de ~eorge Sand (Parisl Hachette, 1952). Cette vie mouvementée fut accompagnée d'une production littéraire abondante. Dès 18)1, George Sand publie son premier roman, Rose et Blanche. en collaboration avec .Tules 3andeau. A partir de cette date, George Sand vit de sa plume. Pendant quarante-cinq ans elle ne cesse d'écrire. L'étendue de son oeuvre littéraire ne nous permet pas d'ana- lyser tous ses écrits: L'édition des Oeuvres comnlètes com­ prenà 109 volumes, publiés sans ~o­ maison, d'abord chez ~etzel-:ecou (1853-1855) en ce qui concerne les 21 premiers volumes, puis chez ~:ichel Lévy (aUjourd'hui Calmann-~é~:) (le56-(2) 1897), pour les 88 volumes suivan~s. 6.

I-ious avons choisi pour notre étude une douzaine d'années que nous avons estimées particulièrement intéressante~ du point de vue des idées. De 1837 à 1849, George Sand s'in­ téresse aux doctrines socialistes. Ses opinions se reflè­ tent dans ses romans et, vers 1845, ses croyances socialis­ tes y occupent une très large place. La séparation d'Aurore Dudevant, le 1er août 1836, marque un tournant dans ses écrits aussi bien que dans sa vie. Avant cette date, George Sand condamne le mariage à cause de la position inférieure que la femme y occupe. Ses romans plaident pour les droits de la femme dans le mariage, et ses réflexions semblent dues à son expérience

conjugale personnelle. r.:ais ;.~uprat, publié en août 1837, montre qu'un changement s'est opéré dans l'orientation de sa pensée. Se tournant vers les questions sociales, elle est moins vindicative. Elle vise maintenant à construire et non à détruire. Cette tendance se montre de plus en plus, au fur et à mesure qu'elle subit l'influence de ses diverses connaissances.

C'est qu'en effet, aux environs de 1836, ~eorge Sand commence à fréquenter des intellectuels d'allégeances di­ verses. C'est l'époque où elle se lie d'amitié avec l'abbé

}'élici té de Lamennais. ~lle fait aussi la connaissance des chefs du parti républicain: ;::arie ::;arnier-Pagès, Larbès,

Carnot, Ledru-Rollin, etc. bientôt, ~lle considère les 7. républicains comme ses amis, ses maîtres, ses frères." (3)

~lle s'intéresse aussi aux doctrines socialistes de Pierre Leroux, et fait de lui son idole en introduisant ses idées dans ses romans pendant dix ans. Il est important de souligner que Lamennais, les ré­ publicains et les socialistes apportent à ~eorge Sand au­ tant d'inspirations diverses et même, quelquefois, contra- dictoires. EClectique, elle puise ici et là les idées qui viennent à l'appui de ses intuitions, tout en y ajoutant une saveur personnelle. En ce qui concerne toutœ ces in- fluences "progressistes" qui ont agi sur la pensée san- dienne, il est malheureusement impossible de séparer l'ap­ port personnel de la masse des emprunts. Elle était répu­ blicaine sous Louis-Philippe, comme tous les gens de gauche, mais elle était en même temps séduite par la générosité nébuleuse des socialistes. plais ce ne fut jamais une so­ cialiste désirant une révolution. C'est une évolutionniste, qui cherche encore l'Age d'Cr dans le perfectionnement des individus.

Les romans publiés entre 1837 et 1849 ~t ~ombreux et présentent plus ou moins d'intérêt littéraire. :'ous en avons choisi un certain nombre qui sont particulièrement

intéressants pour les idées qu'ils contie~~ent. ~auprat

(aoat 1837) est le pre~ier roman où ~ransparait

* Les àates en~re narenthèses se refèren~ à la àa~e à~ publication, et non à celle de la rÉdac~ion. 8.

l'influence des républicains que George Sand rencontre en 18)5-)6. L'emprise républicaine apparaît de nouveau dans Horace (avril 1842) où l'action est centrée sur l'insurrec­ tion de Saint-I,ierry en 18)2.

~ntre temps, elle a écrit Le Compagnon du Tour de France (décembre 1840), où elle décrit les moeurs des com­ pagnons et défend l'existence des sociétés secrètes. Ce livre fait pressentir La Comtesse de Rudolstadt (184)-44). (février 1842 - mars 184)) et sa suite, La Comtesse de Rudolstadt (juin 184) - février 1844), apparaissent en feuilleton dans la Revue Indépendante. Ce long roman est peut-être celui dans lequel George Sand se livre le plus, bien qu'on y détecte toujours la présence de Pierre Leroux. Le Meunier d'Angibault (juillet 1845) et Le Péché de Monsieur Antoine (1er octobre 1845) font la transition entre les romans à fond socialiste et les "romans champêtres". Dans ces deux romans, l'intrigue est située à la campagne mais les thèmes socialistes gardent leur importance. A par­ tir de La j,lare au Diable (mars 1846), l'aspect champêtre do­ mine le récit. i-:ous avons cru nécessaire d'inclure ce ro­ man dans notre étude, ainsi que François le Chamni (décem­ bre 1847), car nous y retrouvons les mêmes idées socialistes qu'auparavant, mais sous une forme atténuée. Plusieurs articles écrits entre 1837 et 1849 ont atti­ ré notre attention. Ainsi les Lettres à l·:arcie (février­ mars la)?); "Les Dialogues familiers sur la poésie et les 9.

prolétaires" (parus dans la Revue Indépendante en 1842): et tous les articles écrits pendant la Révolution de 1848 (réunis en 1879 sous la rubrique Questions politiques et sociales), ont servi à C!orr-oborer certains thèmes étudiés dans les romans. Cette liste n'épuise pas les romans publiés entre 1837 et 1849. Nous avons limité notre étude aux titres cités ci-dessm, car ils contiennent le plus d'éléments socia- listes. ~ous avons omis Spiridion (février 1839), roman qui présente certains aspects religieux intéressants, car nous retrouvons les mêmes idées plus tard dans Consuelo (1842-43). De même Jeanne (décembre 1844) ne fait qu'énon- cer les thèmes présents dans Le Meunier d'Angibault (juillet 1845) et Le Péché de il.onsieur Antoine (1er octobre 1845).

Ce choix de romans nous permettra d'analyser la pensée sociale de George Sand entre 1837 et 1849. Le roman, devenu instrument de propagande sous la r.:onarchie de .Juillet, con- naît une popularité .;usqu' alors inconnue. Les romans de George Sand perpétuent cette oeuvre de vulgarisation des doctrines socialistes. 211e prête des aspects religieux à ces doctrines arides, et son oeuvre romanesque est, pour cet- te raison, fondanentalement moraliste.

~n même te~ps, les romans de ~eorge 3and continuent u~e longue tradition de romans féministes: La littérature féMinine est sans doute plus abo~dante à l'époque de Louis­ Philippe qu'à n'i~PQrte quelle autre ., ~~) en r ra~ce. • • 10.

Peut-on vraiment comparer les écrits de George Sand à ceux des féministes de l'époque? Afin de répondre à cette ques­ tion, nous analyserons les doctrines féministes qui appa­ raissent dans ses romans. Notre approche du féminisme sandien se divise grossiè­ rement en quatre parties. La première sera d'analyser la vision que George Sand a de la société. Cette analyse nous âmènera à découvrir un manichéisme inhérent à sa pensée so­ ciales une opposition morale entre les bons (paysans et aris­ tocrates) et les mauvais (les bourgeois). Toutefois, George Sand ne saisira jamais le concept de "classe sociale" et elle présente la société comme une somme d'individus. Cette découverte nous poussera, dans le deuxième chapitre, à exa­ miner un deuxième niveau d'oppositions celui de l'homme con­ tre la femme. Nous y serons amenés à comprendre que George Sand conçoit les relations sociales sur le modèle des rap­

ports entre hommes et femmes (des ~pports au niveau de l'in­

dividu). ~lle fonde ainsi sa pensée politique sur un senti­ ment (le don de soi, l'abnégation) et non sur des réalités sociales. Ces deux premiers chapitres forment un tout, en ce qu'ils dessinent, ou tentent de dessiner, l'espace dans le­

quel se meut la pensée sociale sandienne. ~n fait, ~eorge Sand saisit la réalité sociale comme une série d'oppositions entre deux oôles: l'individu et la collectivité. Ainsi, non

~eule~ent les deux pôles se repoussent, mais à chaque pôle 11. se retrouvent des oppositions majeures: l'homme contre la femme au niveau individuel et les riches contre les pauvres au niveau collectif. Toutefois, contrairement aux dogmes de la sociologie moderne, la collectivité (ou société) san­ dienne n'est pas qualitativement différente de l'individu. Et cette conception permet le passage de l'un à l'autre niveau en termes de psychologie individuelle (l'amour, la solidarité, etc.) • Notre troisième chapitre amorcera une deuxième étapes celle de comprendre le passage, la transition entre les ni­ veaux individuel et collectif. L'examen des différentes fonctions qu'assume la femme, à mesure que l'oeuvre sandienne évolue, apportera une réponse à ce problème. Ce chapitre nous placera ainsi au coeur de l'analyse du féminisme san­ dien. Toujours à l'intérieur de cette seconde étape (dia­ chronique), notre quatrième et dernier chapitre tracera le rapport entre l'évolution des fonctions assignées à la per­ sonne féminine et la naissance du sentiment religieux chez George Sand. Le portrait de la ?emme COnt1'fie lliessie d'une religion nouvelle, le socialisme, nous conduira au problème de l'éducation. L'éducation sandienne sera l'instrument ultime de la révolution socialiste, dont la Femme éclairée sera le principal agent. ;~ous terminerons sur un bref exa­ men de la notion sandienne de Progrès, notion qui résume toutes les théories qui auront été soulevées. ~nfin, la 12. conclusion jugera de l'oeuvre de George Sand à la lumière de ce que Marx et la sociologie moderne ont apporté. Cela nous permettra de prouver que le message de George Sand n'était pas politique, mais essentiellement moral. 13.

NOTES 1 INTRODUCTION

(1) George Sand, Histoire de ma Vie,I (Parisi Calmann-L~vy, 1876 , p. 14. (2) André Maurois,

(3 ) Pierre Salomon, Georye Sand (Paris: Hatier-Boivin, 1953 , p. 42. (4) David-Owen Evans, Le Roman social sous la Monarchie de Juillet (Parisl P.U.F., 1930), p. 103. CHAPITRE l 15.

Les critiques classent, en général, la plupart des ro­ mans que George Sand écrivit entre 1837 et 1849 sous la ru­ brique ·romans sociaux". Sans refuser cette classification, nous aimerions y apporter quelques retouches. George Sand, dès (1832), a choisi le genre romanesque comme vé­ hicule de ses ·idées". Et ces "idées" se glissent dans toutes ses oeuvres. Si elles se retrouvent davantage dans les "romans sociaux·, on n'en découvre pas moins dans les romans dits "romanesques· et les romans dits ·champêtres". Et les "idées" d'Aurore Dudevant impliquent presque toujours une réflexion personnelle sur le domaine social. des droits de la femme opprimée à une redistribution des richesses, notre romancip-re déploie tout l'éventail des opinions "avancées· de son temps, qu'elle expose et défend avec pas­ sion. On ne peut donc s'en tenir, en ce qui la concerne, à une classification rapide. les idées sociales apparaissent partout. Mais elles ne sont pas au premier plan de toutes

les oeu~s.

Une évolution toutefois se manifeste dans la présenta­ tion de ces ·idées". Au début de sa carrière, George Sand

les ·plaque· s~r son intrigue sans les incorporer à la tra­ me romanesque. On les trouve sous la forme de longues di­ gressions qui coupent le fil de l'intrigue -- et que le lec­ teur pressé peut sauter sans dommage. Au fur et à mesure qu'elle acquiert plus de métier, les idées, sociales ou au­ tres, sont introduites avec plus de finesse et sont intégrées 16. dans le récit. Au cours des années sur lesquelles porte le présent mémoire, les progrès de la romancière sont évidents. Elle finit par aboutir à des récits dont l'intrigue même sert d'illustration à ses "idées sociales", et où elle de­ vient en quelque sorte, et comme aurait dit Balzac "une ro­ mancière à idées" ou, comme il sera dit vingt ans plus tard, "une romancière à thèses". Quelques exemples précis suffi­ ront à éclairer cette caractéristique permanente de l'oeu- vre sandienne. Vouloir la diviser avec rigueur en romans sociaux, romans champêtres et romantiques (ou romanesques), est une simplification abusive. Si, par exemple, nous lisons Indiana (1832) de près, nous nous apercevons que ce "roman romantique" contient des

idées sociales. L'auteur y mentionne déjà les "espérances chimériques des républicains." (1) Elle y évoque à plu­ sieurs reprises le "rêve d'égalité", qui devient un thème prépondérant de ses romans après 1837. Elle fait appel à Dieu pour réaliser ce rêves "S'il daignait descendre jus­ qu'à intervenir dans nos chétifs intérêts, il briserait le fort et relèverait le faiblel il passerait sa grande main sur nos têtes inégales et les nivèlerait comme les eaux de la mer." (2) Plus tard, elle soulignera dans la préface écrite en 1851 pour une nouvelle édition de La Petite Fa­ dette (1849), "roman champêtre", que: La mission de l'artiste est de célé­ brer la douceur, la confiance, l'ami­ tié, et de rappeler ainsi aux hommes 17.

endurcis ou découragés que les moeurs pures, les sentiments ten­ dres et l'équité primitive sont ou() peuvent être encore de ce monde. Il serait donc difficile d'arrêter des divisions nettes dans l'oeuvre de la Dame de Nohant. Pierre Salomon le sou- ligne avec raisons Le Meunier d'Angibault et Le Péché de Monsieur Antoine, catalogu~s comme ro­ mans socialistes, sont aussi des ro­ mans champ~tres. Toutes ces oeuvres tendent au même buts exalter le peuple, le faire a~,; par ceux qui le connais­ sent mal. On ne peut nier cependant qu'entre 18)7 et 1849, la pensée sociale prédomine dans l'oeuvre de George Sand. Dans les romans de cette période, tout tourne autour d'un thème centrals le socialisme. L'intrigue, les personnages, l'action, le lieu tout contribue à exposer ou illustrer les théories sociales de notre romancière. Trop de criti­ ques ne consacrent pas à ces oeuvres une étude approfondie.

Ils se contentent d'en donner un bref résumé, ou m~me de ne citer que leurs titres en disant qu'ils sont "mauvais·; c'est, par exemple, ce que fait Emile Faguets Elle prit goût au rôle de penseur qu'on lui attribuait bien gratuite­ ment, ne songea plus qu'au roman à thèse et la thèse g4~ ses romans pendant dix années. (5) La plupart des critiques cherchent les éléments de la doc­ trine de George Sand dans sa correspondance et ses écrits pOlitiques, sans étudier ce qu'elle prône dans ses romans. Mais n'est-ce pas par ses récits fictifs et romantiques 18. qu'elle va atteindre le plus vaste public? Ces oeuvres ne sont-elles pas plus importantes pour la diffusion de ses idées que des essais théoriques? Un dénombrement rapide des réimpressions et éditions des romans de George Sand répond à cette questions il prouve la popularité de ces écrits aupr~s du grand public. Il exis­ te, par exemple, au moins treize éditions et réimpressions de Mauprat (183?) publiées avant 1939. Quatre romans con­ sidérés comme ayant le plus de "contenu socialiste" Horace (1842), Le Compagnon du Tour de France (1840), Le Meunier d'Angibault (1845) et Le Péché de Monsieur Antoine (1845) ont tous eu au moins six éditions ou réimpressions avant 1869. L'oeuvre romanesque de George Sand a donc connu un succès continu au XIXe siècle, et ses "romans à thèses", même les moins réussis, ont touché des milliers de lecteurs pendant longtemps -- alors que ses écrits purement politiques n'ont é'té lus que d'un public restreint. C'est donc par le roman surtout que George Sand a 'pu avoir une action sur le monde de son époque. D'ailleurs, l'ampleur de sa prOduction romanesque et son assiduité au travail l'ont fait connaître dans toute l'Europe, et jusqu'en Russie, où Dostofevsky disait d'elle dans son Journals [George Sand brought to Russia] ••• "an enormous sum of thought, of love, of noble enthusiasms and deep convictions." (6) Cette fécondité servit admirable­ ment à répandre ses idées et celle de ses amis. Il nous 19. semble donc qu'une étude approfondie des romans que George Sand publia sous la Monarchie de Juillet permet de mieux cerner l'influence qu'elle a exercée sur ses contemporains. Sa correspondance (qui fut publiée seulement après sa mort et que Georges Lubin réédite aujourd'hui chez Garnier) ne fut jamais connue de ses avides lecteurs. Cette correspon­ dance permet aujourd'hui de préciser les idées de la roman­ cière mais ne peut être utilisée pour juger de l'influence de ses romans sur l'évolution des idées et des moeurs au milieu du XIXe siècle. Nous nous proposons dans le présent chapitre de rele­ ver quelques caractéristiques des romans de George Sand pu­ bliés entre 1837 et 1849. Les deux premiers chapitres ten­ teront d'esquisser le cadre dans lequel les idées sociales de George Sand ont évolué. Les deux derniers chapitres s'attarderont à l'étude de cette évolution. Dans ce pre­ mier chapitre, nous nous attacherons premièrement à la des­ cription que fait George Sand des classes sociales. Le por­ trait qu'elle en trace nous permettra de souligner la dicho­ tomie qui lui est propre car sa vision sociale semble reposer sur le fossé séparant les classes laborieuses de la bou~geoi­ sie. Après avoir examiné ces deux degrés de la hiérarchie sociale, nous nous pencherons sur la façon dont George Sand juge sa propre classe, l'aristocratie. Cette analyse des classes soci~les nous permettra de co~prendre l'ambiguité qui règne autour de la notion sandienne d'Wégalitéw• 20.

Toutefois, avant d'aborder cette question épineuse, il faudrait tenter de distinguer quelles étaient, à l'époque de la Restauration, les différentes classes sociales. Nous avons extrait de La Restauration, de G. Bertier de Sauvigny, des faits historiques de base. Sauvigny ne peut, toutefois, distinguer que deux classes "dont il soit possible de définir l'individualité en termes à la fois assez précis et assez généraux pour s'appliquer à toute la France: la noblesse et les ouvriers de l'industrie." (7) La bourgeoisie "existe,

• • . , mais comment cerner ses limites dans une société où elle se grossit rapidement de tous les éléments qui échap­ pent au travail manuel?" (8) Les classes sociales traver- ., saient une période de transformation au milieu du XIXe S1e- cle, ce qui rend une rigoureuse classification difficile. Sauvigny distingue néanmoins parmi les ouvriers trois catégories existant sous la Restaurations celle des "métiers artisanaux", celle des "prolétaires de la grande industrie" et celle des ·ouvriers-cultivateurs des campagnes". (9) Dans ses romans, George Sand se préoccupe plus parti­ culièrement de deux de ces groupes 1 les artisans et les ouvriers-cultivateurs. Eh~re 1840 et 1845, elle place l'ar- tisan au premier plan. Plusieurs des personnages principaux appartiennent à cette catégorie. Pierre Huguenin ei }~ury le Corinthien (Le Compagnon du Tour de France, 1840) sont tous deux menuisiers. Dans Le Péché de r~onsieur Antoine (1845), .Jean jappeloup exerce le métier de charpentier ainsi 21. que Monsieur Antoine qui, bien que d'origine noble, a dû, à la suite de sa ruine, travailler de ses mains pour gagner sa vie. Me voyant dénué de toutes ressour­ ces je [Monsieur Antoin~me résolus à travailler pour vivre. • • J'ai été apprenti charpentier, aide char­ pentier au bout de quelques années. • • (10) Monsieur Antoine n'a pas honte de pratiquer le métier hono- rable d'artisan. A partir de 1845, George Sand se livre à une étude plus approfondie du cultivateur. Ses romans champêtres lui sont presque entièrement consacrés. Ainsi, dans Le Meunier d'An­ gibault (1845), le Grand Louis moût le grain pour la région d'Angibault. Dans (1846), Germain est un cultivateur-laboureur tandis que Marie, sa future épouse, est pastourelle. Le portrait du meunier revient dans Fran­ çois le Champi (1847), où Monsieur Blanchet et sa femme pos­ sèdent un petit moulin à Cormouer. François, leur garçon de moulin, est obligé de "se louer" dans une ferme comme domestique; mais On fut bientôt si content de lui qu'on lui confia la gouverne de bien des choses qui étaient au-dessus de son emploi. On se trouvait bien de ce qu'il savait lire et écrire, ~t Qn lui fit tenir des comptes. •• ~ll)

L'image du cultivateur réap~rait dans (1849), où le père Barbeau de la Cosse "avait deux champs qui lui donnaient la nourriture de sa famille et du profit par-dessus le marché." (12) 22.

George Sand cherche donc à peindre l'artisan et le cul- tivateur dans son oeuvre romanesque. Dans les romans que nous étudions, le prolétaire de la grande industrie n'appa­ raît pas. La socialiste berrichonne n'ignore pas toutefois la misère qui règne dans le milieu industriel. Dans sa pré­ face à La Mare au Diable (1846), elle souligne que son but n'est pas de dépeindre la misèrel Certains artistes de notre temps, je­ tant un regard sérieux sur ce qui les entoure, s'attachent à peindre la dou­ leur, l'abjection de la misère, le fu­ mier de Lazare. • • ; mais, en peignant la misère si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si criminelle, leur but ::i~~!i~::e~~~eeil;'~~f~~u~~a~:~t~l (13) George Sand croit qu'un tableau des moeurs paysannes, même idéalisé, serait plus utile qu'une peinture trop crue des ouvriers de l'industrie naissante. Ainsi, dans ses romans sociaux (1837-1845) et dans ses oeuvres rustiques (1845-1849), nous pouvons relever à chaque page des détails qui prouvent combien George Sand a observé la classe laborieuse dans sa vie quotidienne, ce qui nous permet d'approcher avec plus de sûreté sa conception de la réalité sociale. Notre romancière ne voit pas le peuple comme une entité collective, une "classe sociale" (au sens marxiste), mais plutôt comme un ensemble d'individus qui ont chacun des traits de caractère particuliers.

C'est qu'en effet, pour ~eorge Sand, le peuple n'était pas un mythe litté­ raire; il était pour elle une réali­ té et, si elle a su les comprendre, 23.

c'est qu'elle est d'abord une ru­ rale, une rurale qui vient de la province à Paris et qui, lorsqu'el­ le est à Paris, éprouve la nostal­ gie d~ ce Berry ou elle a passé les meilleures années de sa vie et de ce NOhant(où)s'épanouit sa vraie nature. 14 Les romans sandiens sont truffés de scènes rurales qui visent à exploiter l'aspect pittoresque de la vie de cam­ pagne. Elle évoque les détails de la vie du laboureur, du paysan. Les danses au village après la messe du dimanche, les concours de cornemuse, la tranquillité de la pastourelle qui garde ses bêtes, George Sand les capte et nous en trans­ met le charme, trop naivement peut-être, ainsi que son atta­ chement à ces coutumes qu'une grande partie de ses lecteurs ignorent. Dans Consuelo (1842-43), elle décrit une scène rusti- que à laquelle elle a certainement assisté dans les campa­ gnes de la Vallée Noires Une famille de bons laboureurs man­ geait en plein air devant la porte, sur une table de bois brut. • • Ces braves gens, fatigués d'une longue et chaude journée de travail, pre­ naient leur repas en silence, livrés à la béate jouissance d'une ~li~en­ tation simple et copieuse. ~15) Cette peinture des moeurs paysannes, parfois idéalisée com­ me dans la scène citée ci-dessus, n'est pas dénuée d'élé­ ments réalistes. Et seul ce réalisme rachète la fadeur des descriptions. 24.

George Sand est cependant pleinement consciente de la pauvreté dans laquelle vivent beaucoup de ses amis rustiques. Elle souligne toutefois qu'à la campagne "la pauvreté ne weJ cachait pas honteuse et souillée sous les pieds de la riches­ se." (16) Ainsi, même si le paysan ne possède rien, il a de quoi gagner sa vie quotidienne. George Sand nous décrit la cour de la maison chétive d'un "prolétaire rural" a Cette cour était longue de vingt pieds sur six, fermée d'un côté par la mai­ sonnette, de l'autre par le jardin, à chaque bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c'est-à-dire toute la richesse de l'homme qui gagne son pain ( ) au jour le jour et qui ne possède rien. 17 A ses yeux, la propreté enlève à la pauvreté son caractère de misère. Et, semble-t-elle dire, les campagnards sont encore capables de propreté. A l'intérieur de cette maison misérable 1 Le sol inégal et raboteux n'avait pas un grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et brillants comme s'ils eussent été vernis; la petite vaisselle de terre dressée à la muraille et sur les plan­ ches, était lavée et rangée avec soin. (18) George Sand souligne les qualités du paysan et aussi, quelquefois, les défauts qui lui sont légendaires. Ainsi, dans Mauprat (1837), elle dépeint l'attitude du paysan face à l'argent. Elle montre son inaptitude à gouverner ses fi- nancesl 25.

Ils [les paysans] ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le peu qu'ils ont pour paraître, et n'ont pas la prévoyance de se pri­ ver d'un petit plaisir pour mettre en réserve une re~so~rcecontre les grands besoins. t19) Ils aiment mieux acheter "une chenevière ou un mobilier afin que les voisins s'étonnent et soient jaloux." (20) Ces achats se font le plus souvent à des taux d'intérêts très élevés et le paysan, criblé de dettes, vit dans la crainte du créancier ("qui est toujours l'un d'entre eux") qui vien­ dra tôt ou tard saisir ses meubles.

Il est intéressant de noter qu'après ~~uprat (1837), les passages tels que celui cité ci-dessus deviennent de moins en moins fréquents. A partir de 1846, dans les ro­ mans champêtres, George Sand s'attache plus aux côtés idyl­ liques et pittoresques de la vie rurale. Le paysan est beau­ coup plus idéalisé que dans ses premiers romans. C'est que George Sand s'intéresse alors plutôt à la description de "l'aristocratie du monde du travail." (21) Dans les romans sociaux publiés entre 1840 et 1845, elle dé­ sire faire ressortir les mérites de cette partie de la popu­ lation en l'opposant à la classe bourgeoise. Elle obéit en ceci à une tendance des romanciers romantiques et républi­ cains de son temps. Elle tente de "dénigrer les classes gouvernantes en faisant l'apothéose des classes populaires·. (22) 26.

Ainsi, dans Le Compagnon du Tour de France (1840), George Sand fait le panégyrique du peuple. Pierre Huguenin (menuisier), à l'opposé d'Isidore Lerebours (employé aux ponts et chaussées), est "un homme très précieux à employer". Il est surtout sans affectation et c'est ce qui le rend sym­ pathique aux yeux de l'écrivain nohantaisl "Ce qu'il y a d'admirable dans le peuple, c'est la simplicité du coeur. • • (23) Cette simplicité caractérise sa façon de travailler. Modeste, il n'impose pas ses idées comme le fait Isidore. C'est un menuisier "intelligent et habile". Isidore, au con- traire, petit bourgeois, s'occupe trop de sa personne et fait de graves erreurs dans son emploi aux ponts et chaussées. Huguenin est consciencieux et, fier du travail qu'il fait, désire avant tout qu'il soit bien fait.

Le contraste entre le peuple et la bourgeoisie réappa­ raît dans Horace (1842). Ici, George Sand oppose Horace Dumontet à Paul Arsène. Tous deux viennent de province mais Horace est paresseux et préfère gagner sa vie par le jeu. Il refuse de travailler régulièrement ou de prendre un em­ ploi de garçon de café, situation qu'il considère au-dessous de sa position. Paul Arsène, au contraire, accepte tout em­ ploi, depuis celui de peintre jusqu'à celui de garçon de café pour faire vivre ses soeurs et Marthe. Sa grande générosité s'oppose à la cupidité d'Horace.

~ous pouvons constater le même contraste dans Le Yleu- nier d'Angibault (1845), où Louis (le meunier) est sage et 27.

généreux, tandis que Monsieur Bricolin (fermier général) est dépeint comme égo1ste et même brutal. Le G.rand Louis croit que "le bonheur qu'on peut procurer aux autres est le plus certain et le plus pur qu'on puisse se procurer à soi-même." (24) Sa vie reflète ce principe. Il est toujours prêt à se porter au secours des autres: ainsi, lorsqu'l la tombée de la nuit, la patache de Marcelle, propriétaire du château de Blanchemont, s'embourbe dans un marécage, il la secourt et l'héberge à Angibault. Plus tard, lorsque Marcelle a des difficultés financières, il s'engage à vendre la calèche dans laquelle elle est venue de Paris, afin de lui procurer de l'argent. De même, dans Le Péché de Monsieur Antoine (1845), Jean Jappeloup (charpentier) est toujours prêt à secourir ceux qui sont dans le besoin. Parfois, sa générosité a pour lui de graves conséquences: nPour avoir envoyé trois bouteilles de vin de ma vigne à un camarade qui était malade, j'ai été pris par les gabelous comme vendant du vin sans payer les droits " (25) • • • Comme il soutenait qu'il n'avait pas vendu de vin on le condamna à payer une amende de cinq cents francs. Puisque Jean ne gagne pas cette somme en un an, il doit fuir la justice et ne peut plus pratiquer son métier de charpen- tier. Indépendant, c'est un homme: Qui ne fera jamais rien de bon que de son plein gré; mais qu'on s'empare de son coeur, qui est le plus grand coeur que Dieu ait formé, et vous ver­ rez comment, dans les occasions impor­ tantes, cet homme-là ~'ét~ve au-dessus de ce qu'il parait. {26 28.

Homme de coeur, Jean Jappeloup s'oppose à Monsieur Cardon­ net, l'industriel endurci par le désir de s'enrichir. La peinture que fait George Sand de la classe laborieu­ se a un but précis. celui de susciter la sympathie du lec­ teur pour les artisans et les paysans. Elle le fait tantôt par les scènes qu'elle nous présente, tantôt par le carac­ tère qu'elle prête à ses héros. Cet appel à la sympathie à l'égard des ouvriers est renforcé par la peinture défa­ vorable que fait George Sand de la classe bourgeoise. Elle vise, et cela est très significatif, le parvenu, celui pour qui l'argent et le pouvoir ont plus d'importance qu'une vie simple et saine: J'ai connu quelques jeunes avides, qui à force de vouloir s'élever au­ dessus de leur position sont restés au-dessous de ce qu'ils eussent été avec plus de ~implicité et de rési­ gnation. (27) L'ambition "bourgeoise" d'améliorer sa position socia­ le pousse les pauvres à commettre des actions que George Sand trouve ridicules, souvent odieuses et nuisibles. Ainsi, dans Le Compagnon du Tour de France (1840), l'orgueil de sa position rend Monsieur Lerebours ("économe, régisseur, inten­ dant, homme de confiance des Villepreux·) vain jusqu'k l'ex­ cès. Son fils, Isidore, est peint comme un être grossier, ignorant, impertinent. George Sand ne leur épargne pas les termes péjoratifs. Nous avons relevé les suivants appliqués à Isidore. ·suffisance et grossièreté-; "ignorant, envieux, 29.

n borné, bruyant, emporté et intempérant ; ·vanité insupporta­ ble·; "déplaisant, impertinent, vulgaire". Un incident du Compagnon du Tour de France (1840) ajou­ te encore à l'aspect ridicule d'Isidore. Les Villepreux ar­ rivent au village, de retour de Paris, et Isidore se presse à leur rencontre. Il désire se faire valoir aux yeux d'Yseult, petite-fille du comte dE Villepreux, et de la mar­ quise Joséphine de Freynays, nièce du comte, en leur mon­ trant ses talents de cavalier. Il porte un costume très voyant mais sans goût, qu'il salit en tombant dans la boue. Il doit rejoindre le cocher pour le reste du trajet (Chapi­ tre VI). Ce type de bourgeois, qui agit de façon vaniteuse et ridicule et qui est le plus souvent dépeint comme odieux, apparaît dans la plupart des romans à thèses de George Sand publiés entre 1840 et 1845. Dans Le Compagnon du Tour de France (1840), Isidore est détestable, mais il ne réussit pas à nuire à Pierre Huguenin et à Amaury le Corinthien qui reconstruisent la chapelle du château de Villepreux. Isi­ dore tente de persuader le comte que les deux menuisiers font du mauvais travail, mais le comte ne l'écoute pas, car il est très satisfait de la reconstruction (Chapitre XV1I). Dans Horace (1842), le personnage principal, Horace Dumontet, vient de province étudier à Paris. Par son esprit, il s'intègre dans un milieu au-dessus de sa position sociale. Au début, il gagne au jeu, ce qui lui permet d'amasser une 30. petite fortune. Il renie alors ses anciens amis étudiants et se lance dans le monde. Bientôt, toutefois, il perd son argent et se tourne vers ses vieux amis pour qu'ils l'aident. Théophile et Paul, ses camarades, lui pardonnent ses folies, comprenant sa nature faible, qui ne peut résister aux ten- tations de la richesse. Horace, comme Isidore du Compagnon du Tour de France (1840), ne nuit pas à ses amis, sauf à Marthe qu'il maltraite de façon abominable. Ce n'est pas le cas dans Le Meunier d'Angibault (1845), où Monsieur Bricolin, bourgeois de campagne, fermier géné­ ral, a recours à n'importe quels moyens pour s'enrichir au détriment de ceux qui l'entourent. Sa propre fille devient folle lorsqu'il lui interdit de se marier au-dessous de sa condition. Le bourgeois de campagne est impitoyable dans ses négociations financières, car "aucune idée sociale, aucun sentiment de progrès ne le soutient." (28) La situation de Monsieur Bricolin ressemble à celle de beaucoup de bour- geois car "la vanité les précipite dans des spéculations au­ dessus de leur crédit; si bien que tous ces riches sont pres- que toujours ruinés au moment où ils font le plus d'envieux." (29) Dans Le Meunier d'Angibault (1845), c'est ce qui arrive à Monsieur Bricolin lorsqu'il achète les terres de Madame de Blanchemont.

< Aux yeux moralistes de George Sand, les bourgeois de campagne sont portés à l'égoïsme et à la gourmandise, voire à la débauche. "La digestion devient l'affaire de leur vie": (30) 31.

Tandis que le paysan est toujours maigre, bien proportionné et d'un teint basané qui a sa beauté, le bourgeois de campagne est toujours, dès l'âge de quarante ans, affligé d'un gros ventre, d'une démarche pe­ sante et d'un coloris vineux qui vul­ garisent et enlaidissent l~s plus belles organisations. (31) Ainsi, Monsieur Bricolin ne sait pas vivre, comme le paysan, de façon simple et frugale. Son intempérance cause sa rui­ ne. Car, lorsque "la folle" met le feu près de la grange, le fermier général, qui est couché ivre-mort, ne peut pas donner l'alarme. La critique du bourgeois devient plus véhémente dans Le Péché de Monsieur Antoine (1845). Monsieur Cardonnet, l'industriel, construit une usine sur la rivière ~argilesse,

"avec l'intention non pas à~en tirer un intérêt honnête et raisonnable, mais de doubler et de tripler son capital en peu d'années." (32) Le capitaliste comprend qu'il va ruiner toutes les petites industries de la région. Il commence donc par amadouer les gens en leur payant un bon salaire. Il met "les prix un peu au rabais; mais quand tout est dans ses mains, il éiève les prix à sa guise." Bientôt, il devient "le maitre de l'argent qui est la clé de tout." Il rend "tant de services qu'il est le créancier de tout le monde et tout le monde lui appartient." (33) Monsieur Cardonnet dé- sire trahir les intérêts de tous les habitants de la vallée de la Gargilesse. Il semble donc y avoir une évolution dans le personnage 32. du bourgeois, qui devient de plus en plus détestable à tra­ vers le s romans. Dans Le Compagnon du Tour de France (18L~O) et dans Horace (1842), George Sand souligne combien il est ridicule et vain. Mais à partir de 1845, dans Le rvleunier d'Angibault (1845), le parvenu commence à vivre au détriment du petit cercle de ses associés. Finalement, dans Le Péché de Monsieur Antoine (octobre 1845), ce cercle s'étend pour inclure toute une région. L'évolution du bourgeois suit une pente parallèle mais opposée à celle du paysan. Au fur et à mesure que la pein­ ture de la classe bourgeoise devient défavorable, celle de la classe laborieuse devient idéalisée. Cette idéalisation est mise en valeur par le désir constant d'opposer l'ouvrier vertueux au bourgeois corrompu. En 1845, George Sand sem­ ble avoir une vision manichéenne de ces deux classes socia­ les. Le paysan est sans défaut, tandis que le bourgeois n'a aucun trait vertueux. Il nous reste maintenant à cerner l'attitude de la Dame de Nohant envers sa propre classe, la noblesse. A cause de sa situation d'écrivain et de ses ancêtres d'origine noble, elle a l'occasion de fréquenter les cercles aristocratiques. Elle ne manque pas d'intégrer ceux-ci dans ses romans et elle

leur donne un rôle ma~eur dans l'intrigue. L'aristocratie n'est plus dépeinte comme la classe bornée d'avant la Révo­ lution. C'est une classe assez jeune qui vient de traverser la révolution de 1830 et qui a su hériter des idées libérales 33.

prônées au dix-huitième siècle~

Ainsi s dès 1827, les Français qui avaient eu vingt ans en 1789, et qui auraient pu regretter l'ancien régi­ me ou souffrir de ses abus ne repré­ sentaient plus que 1/9 de la nation; et à cette date, un quart de ceux qui avaient(cPQnu l'Empire n'étaient déjà plus. 34) Les nobles que peint George Sand sont éclairés. Ils acceptent (intellectuellement) les nouvelles idées de liber­ té et tentent de les intégrer dans leur vie quotidienne. Le meilleur exemple se trouve dans Mauprat (1837), où Mon­ sieur Hubert de ~iauprat est pieux et charitable. Il garde toutefois son orgueil de rang: ·Comme chez la plupart des gentilhommes, les préceptes de l'humilité chrétienne ve- naient échouer devant l'orgueil du rang." (35) Edmée, la fille d'Hubert de Mauprat, représente la nou- velle génération noble. Elle est "bonne, honnête et franche", "naturellement gaie et brave". Par bonté, elle désire ar­ racher Bernard de Mauprat, son cousin, à son ignorance. Son ambition est de l'éduquer, de lui enseigner les princi- pes de la liberté et de la charité. Quelle différence entre cette jeune noble et les bourgeoises comme Madame Bricolin du lt~eunier d'Angibault (1845), et .Joséphine de Fréynays du Compagnon du Tour de France (1840): Dans chacun des romans sociaux (1837-45), nous pour- rions relever un personnage noble et ami du peuple. Dans Le Compagnon du Tour de France (1840), le comte de Ville­ preux, annobli depuis la Restauration, sympathise avec le 34. sort du peuple. Il aide les artisans du village à trouver un emploi et les paie bienl En peu de temps, le comte de Ville­ preux se popularisa dans le village d'une manière merveilleuse. Il fai­ sait beaucoup travailler, et payait avec une libé~1t'té qu'on ne lui avait pas connue. l30 Il n'est pas toutefois assez détaché de son rang pour per­ mettre à sa petite-fille, Yseult, d'épouser un simple me- nuisier, Pierre Huguenin. Dans Horace (1842), c'est au tour de Théophile, fils de noble, étudiant en médecine à Paris, de mettre en pratique les idées libérales de défunt son père. Il vit en union li­ bre avec Eugénie, accueille chez lui avec grande générosité Marthe et les deux soeurs de Paul Arsène lorsque celles-ci sont sans gîte et sans emploi. Il les aide à s'établir et les loge. Pendant l'épidémie de choléra à Paris, il passe ses jours et ses nuits à secourir les malades. Et, lorsqu'il apprend que l'épidémie a atteint sa province, il quitte Pa- ris pour soigner les paysans malades qui, sans lui, n'au­ raient pas eu les soins d'un médecin. Dans Consuelo (1842-4), le comte Albert de Rudolstadt continue la lignée de nobles éclairés. Dernier héritier vivant de sa famille, il se marie sur son lit de mort avec Consuelo, fille du peuple, dont la mère était bohémienne et le père inconnu. Pendant toute sa jeunesse, Albert montre un grand amour pour ïes pauvres et veut leur donner tout son argent. Sa famille s'effraie de ses prodigalités~ 35.

Il (Alber~ eût voulu qu'l l'exemple des premiers chrétiens, ils (les pa­ rents d'Albert] vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, aprè~ l~s avoir distribués aux pauvres. •• t31J Albert souffre d'une étrange maladie et entre dans un coma. Sa famille croit qu'il est mort et l'enterre. La So­ ciété des Invisibles (franc-maçons) vient l'arracher à sa tombe et le ramène à la vie. Il peut donc continuer ses oeu- vres de charité en association avec les Invisibles et Con- suelo (La Comtesse de Rudolstadt, 1843-44). Le noble éclairé réapparaît dans les deux derniers ro­ mans sociaux que George Sand écrivit en 18451 Le Meunier d'Angibault et Le Péché de Monsieur Antoine. Dans le pre­ mier c'est une femme, Marcelle de Blanchemont, qui continue les bonnes actions d'Edmée. Lorsqu'elle apprend qu'elle est ruinée, Marcelle se sent libérée des contraintes que la ri­ chesse impose. Elle peut maintenant se marier avec l'homme de son choix, un jeune plébéien qui méprise l'argent. Au point de vue des idées sociales, le marquis de Bois- guilbault, dans Le Péché de Monsieur Antoine (1845) est le plus avancé des nobles que nous étudions. Il se déclare com­ muniste et lègue sa fortune à Emile et à Gilberte afin qu'ils puissent établir une Commune. Ce don s'inspire du désir de Fourier de trouver une fortune afin de fonder un phalans- tère. L'évolution du personnage noble suit donc celle de la classe laborieuse. Attaché à son rang social dans Mauprat (183?), le noble devient de plus en plus libéral pour arriver 36.

à l'autre extrême, le communisme fouriériste dans Le Péché de Monsieur Antoine (1845). Le noble sandien s'améliore en se détachant de l'orgueil de sa position sociale. Nous avons tenté de démontrer, dans le présent chapitre, la vision manichéenne que George Sand a de la société. Mais il est impossible de dissocier cette vision de sa pensée so­ ciale en général. L'aristocratie et la classe laborieuse (les possédants par excellence et les non-possédants selon une terminologie marxisante) rassemblent en leur personne toute la bonté et toute la simplicité du monde. Les bour­ geois (c'est-à-dire les ouvriers qui cherchent à sortir de leur classe pour participer à l'abondance de l'aristocratie) sont condamnés pour leur ambition et leur cupidité. En d'autres termes, la société sandienne idéale consis- terait d'une part e~travailleurs et d'autre part ~aristo- crates pour profiter du labeur ouvrier~ Comment introduire alors ce désir d'égalité si cher à George Sand? Et comment comprendre la liberté qui ne peut naître que de conditions égales pour chacun? Comment réaliser enfin ces "rêves de conciliation et d'harmonie" (38) entre les classes? Ces utopies, on ne peut douter un moment que George

Sand les soutie~~e et les propagez L'égalité est sainte ••• , la volonté du nère des hommes et. • • le devoir des-hommes est de chercher à l'établir entre eux. Lorsaue les Deunles étaient fortement attachJs aux c~rémonies de leur culte, la communio~ renrÉsen• tait pour eux toute l'égalit~ dont les ~oi7 SOCt·~l~S leur perrnettaie~t de .' OUlr. .)9) 37.

Elle donne même au concept d'égalité une extension qui est loin de lui être propre. Elle va jusqu'à parler d'une jouis­ sance naturelle des biens à laquelle chaque homme a, de par sa nature, droit de participer. Elle donne ainsi à une no- tion sociale une racine instinctuelle, mais d'origine toute-

fois divine. • ••• Ce besoin de jouissance que l'Eternel a mis dans le coeur de l'homme comme un droit et sans doute comme un devoir, constitue-t-il un(çr~me dont il faille le punir. • .? 40) La vision sandienne de la société d'une part, et ses exigences sociales d'autre part) semblent essentiellement an­ tinomiques. Cette contradiction s'évanouit si l'on se rap- pelle que George Sand ne traite pas de "classes sociales· (elle est d'ailleurs incapable de conceptualiser de cette façon la réalité sociale) mais d'une somme d'individus. Si l'on accepte cette prémisse, l'analyse change de plan. On ne parle plus de réformes politiquesl suffrage universel, droits égaux pour tous, abolition de la propriété Drivée; on se tourne plutôt vers des réformes individuelles, d'ordre es- sentiellement moral et caractériel. Si l'abolition des iné- galités sociales doit se faire par l'individu, on doit donc négliger Jranalyse des classes sociales pour chercher, au ni- veau de l'individu, les sources possibles d'une réforme socia­ le. Et cela nous mène directement à l'étude de l'amour et

du ~riaget les lieux par excellence de l'échange individuel. 38. NOTES: CHAPITRe: l

(1) Pierre Salomon, Introduction à Indiana (Parisl Garnier, 1962) , p. xlii. (2) George Sand, Indiana (Parisl Garnier, 1962) , p. 243. (3 ) " La Petite Fadette (Paris 1 Garnier, 1958) , p. 16. (4) Pierre Salomon, George Sand (Parisl Hatier-Boivin, 1953) Emile Faguet, "George Sand", Dix-neuvième siècle - ~tudes littéraires (Paris. Société d'imprimerie et de librairie, 1887), pp. 393-94.

(6) David-Owen ~vans, Romanticism in France 18 0- 1 Oxford. The Clarendon Press, 1951), p. 50.

(7) G. Bertier de La Restauration (Parisl Fla~arion, Sauvigny, 1955), p. 246. (8) " ibid. (9) " ibid. p. 249. (10) George Sand, Le Péché de t'Ionsieur Antoine (Paris. Calmann-L~vy, 1909), p. 103-04.

( 11) " }lran}ois le Champi (Paris. Garnier, 1962 , p. 304. (12) ft La Petite Fadette (QP. cit.), p. 19. ( 13) " La tlIare au Diable (Pari s. Garnier, 1962), p. 9.

(14) ~douard Dolléans, ?éminisme et mouvement ouvrier. George Sand (Paris. Editions ou­ vri~res, 1951), p. 46.

~eorge 3anà, Consuel0,II (Faris. Garnier, 1959), p. 131. •

(16) " Le Péché de ;r~onsieur Antoine (Paris: Calmann-~évy, 1909), p. 291. (17) " Le ;.;eunier d'Ane-ibault (?arisl Cal~ann-Lé~y, s.d.), p. 2?5. 39.

(18) George Sand, ibid.

(19) ft Maunrat (Parisl Garnier-Flammarion, 1969), p. 200. (20) n ibid. (21) G. Bertier de Sauvigny, 2E. cit. p. 250. (22) David-Owen Evans, Le Roman social sous la Monarchie de Juillet (2E. cit.), p. 68. (23) George 3and, Le Compagnon du Tour de France,l (Parisl Calmann-L~vy, 1885), p. 96. (24) " Le f/ieunier d'Angibault (Parisl Calmann-L~vy, s.d.), p. 215

(25) ft Le Péché de Monsieur Antoine (Parisi Calmann-L~vy, 1909), p. 65.

(26) ft ibid. pp. 90-91. (27) ft Le compa:yon du Tour de France,I (2E. cit. , p. 82.

(28) ft Le r.:eunier d'Angibault (Parisi Calmann-L~vy, s.d.), p. 18.

(29) ft ibid. (30) " ibid. (31) ft ibid. p. 77. (32) ft Le Péché de Monsieur Antoine (Paris 1 Calmann-L~vy, 1909), p. 39. (33) " ibid. pp. 39-40. ,.. (34) J. Bertier de Sauvigny, 2E. cit., p. 237. ( 35) George Sand, Maunrat (2E •. cit.), p. 98.

(36) ft Le Comna~on du Tour de France,I (on.- --cit.), n.- 238. · (37 ) n Consuelo l (2E. cit.), p. 190.

(38) David-Owen ~vans, Le Roman social SOUE la !·:onarchie de Juillet (2E. cit.), p. 74. 40.

George Sand, Consuelo II (2E. cit.), p. 15. (c'est nous qui soulignons). (40) n Le compa on du Tour de France,II (QE. cit.75 , p. 22. • CHAPITRE II 42.

L'amour n'est en fait que la traduction, au niveau du couple, du sentiment de don de soi et d'altruisme qui s'ap- pelle "solidarité" ou "fraternité humaine" lorsqu'appliqué au groupe social. Notre étude doit tenir compte de ces deux niveaux, quoique George Sand elle-même soit assez obs- cure dans le domaine des définitions, surtout lorsqu'il s'a- git de définir un sentiment tel que l'amour. Mais que l'amour naisse entre deux individus de sexe différent ou comme amitié entre des individus d'un groupe social, son analyse est d'une importance cruciale dans la pensée sociale sandienne; elle nous met directement sur la piste de la pensée féministe de George Sand puisque c'est à travers le personnage de la femme que les deux niveaux (analytiquement séparés), le couple et la collectivité, peuvent se rejoindre. Nous allons donc brièvement passer par le domaine de la "so- lidarité" pour aboutir aux idées sandiennes sur le mariage et sur la femme. l~otre dernière tentative sera de soulever le caractère foncièrement romantique de ces idées. George Sand a en effet une confiance presque aveugle dans les pouvoirs de l'amour et de la solidarité. L'amour rend tout possible. Soyez sûre, ma bonne mère, qu'une femme qui aime est plue forte que tous les obstacles. tl) Or, ce n'est pas uniquement la femme aimante qui peut sur- monter tout obstacle, mais toute l'humanité, quand elle ac- cepte la fraternité et pratique l'entr'aide. George Sand 43. pousse l'enthousiasme jusqu'à croire que la solidarité seule a le pouvoir d'effacer les différences qui existent entre les classes, de supprimer la misère et mener l'homme vers l'âge d'or de l'égalité. Cette conception foncièrement romantique est sous­ jacente à toute l'oeuvre sandienne. On peut lui reprocher, comme l'ont fait ses contemporains, de vouloir fonder une nouvelle société sur ce qu'il y a de moins sûr au monde -- l'amour --. Eusèbe Girault de Saint-Fargeau souligne que c'est une "folie de fonder le bonheur sur ce qu'il y a en général de plus mobile au monde." (2) Cet amour sandien, il est même quelquefois difficile de le dissocier de la pitié. En effet, George Sand a toujours ressenti un besoin d'aider les faibles et C'est cette bonté, cet amour des faibles qui lui a inspiré toute sa politique confuse çhimérique et attendrissante. t )) La pensée sociale de George Sand est obscure parce qu'elle

se refuse à voir qu'une théorie sociale ne peut êt~e assise sur un sentiment, et d'autant plus lorsque ce sentiment est aussi précaire et aussi flou que la solidarité, ou l'amour. Cette ambiguité et ces objections n'empêchent pas notre romancière d'émettre quelquefois certaines idées précises sur la solidarité et l'amour. Comment cerner ce mot qui revient

si souvent sous sa plume? L'a~our sandien à l'égard de l'hu­ manité (solidarité) semble être synonyme de bonté, d'un désir

présumé i~érent à l'homme d'aider ses semblables et surtout 44. ceux qui sont plus faibles que lui. Aimer, au plan social, veut dire s'oublier pour faire partie d'une collectivité; c'est, autrement dit, l'humanité qui exprime le désir de progresser vers un perpétuel bonheur. On pourrait presque dire que pour George Sand, l'amour fraternel est une néga­ tion de soi pour que l'humanité atteigne le bonheur. Pourquoi donc voit-on tant de misère, d'hypocrisie, d'égoisme qui détruisent ce bonheur tant désiré? Pour des yeux sandiens, c'est parce que l'amour et la solidarité ne se manifestent pas toujours spontanément. Il faut que cette qualité humaine soit mise à jour. Et c'est à ce niveau que George Sand croit que la femme a le don naturel d'accomplir cette tâche. Ainsi, dans François le Champi (1847), elle nous donne l'exemple d'une femme qui par sa bonté engendre l'amour chez un enfant mis à la crèche. George Sand met en scène une meunière qui accueille un ·champi" (enfant trouvé dans les champs) baptisé ultérieurement François. Elle le soigne et l'élève. Les campagnes françaises entretenaient à l'époque le préjugé que les enfants trouvés étaient méchants et sau­ vages. Dans le cas de François, tous les soins qui lui furent prodigués pendant son enfance lui permirent de deve­ nir un modèle de bonté et de charité. Lorsqu'il va se louer dans une ferme son maître, Jean Vertaud, s'étonne lorsqu'il apprend qu'il est champi et lui explique pourquoi & Ce qui me plaît de toi, c'est que tu as le coeur aussi bon que la t~­ te et la main. Tu aimes le range­ ment et non l'avarice. Tu ne te laisses pas duper comme moi, et pour~ant tu aime~ com~~)moi se­ cour1r le procha1n. ~4 Voici un cas où l'amour mène à la vertu. Car il a le pouvoir de changer la vie de quelqu'un et le rendre meilleur. René Doumic souligne cette croyance lorsqu'il dit que George Sand croit "que l'amour mène à la vertu et qu'il y mène par le changement." Cette conception est capitale dans la pensée sandienne et nous aurons l'occasion d'y revenir. le changement social est essentiellement une longue marche vers la vertu. Nous avons vu dans François le Champi (1847) que la femme a le don presqu'inné de propager l'amour. Le mariage offre une première occasion pour la femme d'utiliser ce don pour le bien de l'humanité. En effet, le mariage et la famille constituent le premier champ de bataille de la pen- sée sociale sandienne car ce sont les unités sociales les plus petites où peut agir l'amour. En deçà du couple (ma­ riage), l'amour cède le pas à l'égoisme; au-delà, l'amour mènera, croit-elle fermement (pour ne pas dire religieuse­ ment), à un amour fraternel qui fera disparaître les inéga­ lités sociales entre les hommes. Le mariage est d'une importance stratégique; c'est le premier niveau où se rejoignent le sentiment sur lequel George Sand fonde sa pensée sociale (l'amour) et une réalité 46. sociale (la famille et l'inégalité sociale entre les sexes). Il est encore plus intéressant de noter que chacun des ro- mans que nous étudions se termine par un mariage, et que ces mariages ne sont jamais fondés sur des convenances. Qu'attend donc George Sand du mariage et quels changements désire-t-elle y apporter? Le mariage, aux yeux chimériques de notre romancière, doit être fondé sur l'amour partagé et non sur les conve­ nances. Elle méprise une société qui "s'efforce, ••• , de rabaisser cette institution sacrée Lie mariage] , en l'as­ similant à un contrat d'intérêts matériels • •• " (6) Sui- vant le courant romantique, George Sand désire réhabiliter le mariage d'amour, et ses romans tendent à ce but! George Sand voulait fonder le maria­ ge sur l'amour; c'est la morale défi7 nitive de son oeuvre de romancier. \7) La Dame de Nohant semble donc s'intéresser plut8t au côté spirituel du mariage et négligerle côté matériel. Cette attitude romantique pose certains problèmes. Le mariage de convenance a l'avantage de tenir compte des conditions sociales des deux époux. Il vise à unir deux personnes qui viennent du même niveau social, qui ont à peu près la mIme éducation, les mêmes habitudes et les mêmes désirs de con- fort matériel. George Sand n'admet pas que ces faits soient importants pour fonder un mariage heureux. Son seul critère est que l'amour existe entre les conjoints. Cet amour a le pouvoir de résoudre toutes les difficultés qu'un couple doit affronter. 47.

Par exemple, Le Meunier d'Angibault (1845) nous dépeint les difficultés qu'affrontent deux couples qui désirent se marier en dehors de leur classe sociale. Rose Bricolin, fille du fermier général qui gère le château de Blanche- mont, désire épouser le Grand Louis, meunier d'Angibault. De même, Marcelle de Blanchemont, noble veuve, veut se marier avec Henri Lémor, roturier. L'intrigue du roman pivote au- tour des tentatives des deux couples de s'affranchir des obstacles que la société impose à leur union. Dans ce roman, c'est l'argent qui fait le plus grand obstacle au mariage. Le Grand Louis a hérité d'un mendiant fortuné à qui il faisait l'aumône. Il se plaît à sa tâche de meunier et ne désire pas abandonner son métier afin de gérer sa fortune. Pour cette raison, il renonce à son héri­ tage en faveur de Rose. D'origine bourgeoise, cette dernière ne tire aucune supériorité de sa naissance; elle comprend le désir de Louis de poursuivre sa vie simple de meunier tout en aidant, dans la mesure de ses moyens, les pauvres qui viennent lui demander l'aumône. Louis se départit donc de son patrimoine pour le céder à Monsieur Bricolin afin qu'il puisse reconstruire sa ferme; en récompense, on lui accorde la permission d'épouser Rose. lliarcelle de Blanchemont se trouve dans une situation semblable. Elle est riche et d'origine noble, et Henri ne croit pas que son amour pour lui soit sincère. Henri croit que c'est une -honte, ••• , (pour u~ prolétaire d'épouser (8) une femme riche.- ;.iarce lle tente de lui prouve r le 48. contraire et elle dit à Louis: Il Y a longtemps que je me dis que c'est un malheur de naître noble ••• ,TI ai regretté bien souvent de t).' ~tre pas fille et mère d'ouvrier. ~9) Voilà ce que désire Marcelle et ce qu'elle obtiendra lorsqu'el­ le épousera Henri à la fin du roman. Le Meunier d'Angibault (1845), ainsi que la plupart des romans de George Sand, se termine par un mariage car l'amour

a pu niveler les différences qui existent entre les classes. George Sand se préoccupe donc essentiellement du chemin que l'on doit parcourir pour atteindre cet heureux état de fait. Pour cette raison, ses romans ressemblent souvent à des con- tes de fées où tout se termine pour le mieux. On peut aisé­ ment reprocher à George '3and de ne pas toucher aux problèmes quotidiens que le couple doit affronter. Ainsi, les solu- tions qu'elle propose semblent idéalistes, voire invraisem- blables. Mais il en est ainsi parce qu'elle assigne à l'amour un but qui dépasse l'individu et le couple. Ou plutôt, cet amour qu'elle prône entre individus de classes différentes (ou plutôt de fortunes différentes, si l'on veut respecter les conceptions sandiennes et ne pas faire d'anachronisme) est un premier pas vers un amour qui englobe toute l'huma­ nité, et qui devient alors solidarité. L'amour que prône George Sand passe donc de l'individu à la collectivité; il néglige l'aspect concret d'une relation amoureuse pour se perdre dans les bons souhaits d'un idéalisme humanitaire. Toutefois, même le mariage entre classes semblent poser des difficultés à l'esprit manichéen de George Sand, et c'est pourquoi, dans Consuelo (1842-43), elle doit tuer sociale­ ment son héros aristocrate, Albert, pour pouvoir le destiner à sa vocation de charité; dans Le Meunier d'Angibault (1845), elle suscite la ruine de son héroine pour la marier à un jeune plébéien. Lorsqu'elle est confrontée aux problèmes concrets que suscitent de telles unions, George Sand se ré­ fugie dans des fictions romanesques qui arrangent toujours bien les choses! Cet idéalisme passe nécessairement à travers l'image de la femme en laquelle sont déposés, selon la même naïveté san­ dienne, les germes d'un amour qui vaincra la turpitude hu­ maine! On voit en fait les traces de cet idéalisme dans la façon dont George Sand dépeint la femme dans ses romans. Nous pouvons voir comment notre romancière compare la situa­

tion sociale de la fe~me à celle de l'homme, et aussi com­ ment elle assimile sa position sociale inférieure au sort du paysan. Cette vision particulière de la femme est la base sur laquelle repose l'essentiel de son féminisme, comme nous au­ rons l'occasion de le voir dans les chapitres suivants. En effet, toutes les femmes que George Sand nous présente ont certains traits de caractère qui se répètent. Elles

sont toutes conscientes des inégalités qui rè~t entre les

classes et désirent les voir disparaître. ~n m~me temps, 50. elles se préoccupent du bonheur de ceux qui les entourent. La femme sandienne présente une remarquable ouverture d'es­ prit en ce qui concerne les problèmes sociaux; et, tout com­ me George Sand elle-même, elle cherche les moyens de les résoudre. Les solutions que propose la femme se fondent en grande partie sur la bonté et la générosité, c'est-à-dire l'amour. Ces traits forment la base du caractère de l'hé­ rolne sandienne. Sa capacité de se montrer sensible aux peines d'autrui et de l'aider donne à la femme une position­ clé dans le socialisme sandien. L'hérdIne de Consuelo (1842-4)} semble posséder tous ces traits tant admirés. Consuelo est sans prétentions et d'une pureté presque surnaturelle. Parce qu'elle est d'une nature aimante et généreuse, elle n'hésite pas, lorsqu'elle est prisonnière à Spandow, à oublier sa propre infortune pour aider Gottlieb, le fils de ses gardiens, qui a été "déclaré idiot par les médecins". Elle le prend en amitié, l'encourage à s'exprimer et à parler. Ce geste spontané a des résultats inattendus, car c'est grâce à Gottlieb que Consuelo réussit à s'enfuir de Spandow. La douceur, la sensibilité et la tendresse de Consuelo inspirent l'amour au comte Albert de Rudolstadt qui voit en elle sa consolatrice. Or, il semble qu'une des fonctions les plus importantes de la femme sandienne soit de consoler ceux qui ont l'âme agitée, ainsi que ceux qui sont dans le besoin. 51.

~onsuel~ Je sens que mon coeur est fait comme le paradis du ten­ dre Jésus, où il y aura plus de joie et d'accueil pour un pécheur converti que pour cent justes triomphants. Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il.me semble que le nom que ma mère m'a donné au baptême m:impo~e çe devoir et cette desti­ nee. \~O} Elle remplit cette destinée lorsqu'elle réussit à rallumer chez le comte Albert le désir de vivre. Dans Le Péché de Monsieur Antoine (1845), on retrouve dans le personnage de Gilberte de Châteaubrun le désir d'ai­ der autrui. Une querelle a rompu une amitié d'enfance entre Antoine de Châteaubrun et le Marquis de Boisguilbault. Gil- berte, fille d'Antoine, s'attriste en voyant le chagrin que cette rupture cause à son père. Elle désire mettre fin à la brouille qui existe depuis de longues années. Mais elle ne sait pas que sa mère, qu'elle n'a jamais connue, était la femme du Marquis de Boisguilbault. Toutefois, la douceur et la sollicitude de Gilberte gagnent le respect du Iftarquis et il regrette de ne pas avoir pardonné à son ami Antoine une folie de jeunesse. Grâce à Gilberte, ces deux amis sont réconciliés. De nouveau, la femme médiatrice et con-

so]~trice guérit les blessures. La plupart des femmes que George Sand peint dans ses

romans ont a -L'esprit d'indépendance, la notion de la vertu, l'amour du devoir, privilège des âmes élevées.- (11) Par ailleurs, elles sont sensibles aux injustices et aux douleurs 52. des autres. La femme sandienne est gouvernée par le coeur et elle agit en conséquence. Nous retrouvons ce point de vue dans une petite nouvelle intitulée Lettres à Marcie (1837). George Sand y expose ses opinions sur la femme. Un homme écrit à une jeune femme de vingt-cinq ans, Marcie, et discute dans ses lettres la condition de la femme tout en prenant en considération les opinions de sa correspon­ dante. Sa peinture du caractère de la femme ressemble à

celle de la femme dans tous les romans que nous étudions 1 c'est toujours le coeur qui importe le plusl Le coeur des femmes sera le sanctu­ aire de l'amour, de la mansuétude, du dévouement, de la patience, de la mi­ séricorde, en un mot, les reflets les plus doux de la Divinité et des ins­ piratio~s t·ndestructibles de l'Evan- gile. ~12 . La femme qui incarne toutes ces vertus a nécessaire­ ment le caractère fort. En effet, George Sand s'attache dans ses romans à peindre la femme supérieure ou forte. Car celle-ci s'intéresse instinctivement aux problèmes so­ ciaux et c'est dans ce domaine que sa fermeté d'esprit se manifeste le plus souvent. Elle y exerce une très profonde influence. Par ses tendances libérales, elle ressemble beaucoup à "la femme aux pantalons". David Owen Evans

souligne cette tendance 1 C'est pour elle-même (Çeorge San4J toujours qu'elle plaide, ou pour celles oui lui ressemblent comme des soeurs, ·pour la femme supérieure. (13) 53.

Plusieurs des femmes que George Sand met en scène dans ses romans peuvent être qualifiées de "femmes supérieures" ou "femmes fortes". Pour se rendre compte de cette idée, il n'est que d'opposer l'image de l'homme à celle de la femme. Le caractère des hommes dans les romans sandiens est, en général, assez faible, "Elle [George SancQ aime en géné­ ral les types de femmes énergiques et d'hommes faible s.- (14) A quelques exceptions près, c'est la femme qui agit et l'hom­ me qui se laisse influencer par la femme. Quelques exemples aideront à appuyer cette constatation. Dans Mauprat (1837), il est évident que Bernard est un être faible qui se laisse dominer par ses passions. Elevé dans un château parmi ses frères qui étaient. De vrais coquins, capables de tout mal, et complètement idiots devant u~e nOble(idée ou devant un bon sen- t1ment. 5) Bernard a eu peu de contact avec l'amour et avec les femmes. Sa faiblesse de caractère se traduit par un manque de déli­ catesse et de raffinement, dû à son absence d'éducation. Edmée désire travailler à sa rééducation et, par sa force de caractère soutenue par l'amour, elle amène son cousin peu à peu à une vie moins égoïste. Bernard reconnatt sa fai- blesse et la supériorité de sa femme lorsqu'il se demandes Eût-on su corriger mes violents appétits et m'enseigner à l~s vain­ cre comme Edmée l'a fait? t16) 54.

Le portrait de l'homme au caractère faible apparaît dans Le Compagnon du Tour de France (1840), dans le personnage d'Amaury le Corinthien. Menuisier, il est insatisfait de sa position. Non content de travailler le bois, il désire apprendre le métier de sculpteur. Toutefois, ce n'est pas un voeu sincère car il s'intéresse plus à améliorer sa po­ sition sociale comme la clairvoyante Savinienne se rend comptez Vous dites qu'Amaury veut devenir artiste. Est-ce qu'il ne l'est pas en restant menuisier? Je crois plu­ tôt ~u'il veut devenir(jQ~rgeois et sort1r de sa classe. 7J Or, aux yeux de George Sand, le désir de sortir de sa classe est un défaut et une faiblesse; c'est une ambition condam- nable. L'exemple le plus frappant de l'homme "faible" se trou­ ve dans Consuelo (1842-43). Albert de Rudolstadt n'a pas assez de force de caractère pour affronter les problèmes quotidiens. Il a conscience, par exemple, des inégalités et de la misère qui l'entourent mais il se sent incapable d'y trouver une solution. Il perd l'espoir de vivre et fuit la réalité en se réfugiant dans une cave. Consuelo comprend sa faiblesse et, par sa bonté et sa sympathie, l'aide à mettre en pratique ses principes de charité. Grâ• ce à Consuelo, Albert reprend go~t à la vie. Il mène une vie fructueuse au sein des Invisibles après avoir compris le message de Consuelo. Il travaille à l'abolition des inégalités. 55.

Horace Dumontet, le personnage principal d'Horace (1842), réunit les faiblesses des trois hommes que nous venons d'étudier. Il se laisse dominer par son égoisme, désire s'enrichir et ne sait pas agir afin de sortir d'une situation précaire. Sa maîtresse, Marthe, montre un cer- tain aveuglement lorsqu'elle s'éprend d'Horace à cause de son esprit. C'est une faiblesse que George Sand attribue à son manque d'éducation: Il fallait bien faire dans l'aveu­ glement de irlarthe la part d'une certaine faiblesse et d'une sorte de vanité qui est chez les femmes le résultat d'une mauvaise éduca­ tion et(d'~ne fausse manière de voir. 18) Toutefois, sa force de caractère se manifeste dès qu'elle doit prendre soin de son enfant. Elle échappe à la mau- vaise influence d'Horace et soigne Paul Arsène, un ami d'enfance qui a été blessé pendant l'insurrection de Saint-Merry! Depuis qu'au lieu de _subir l' assis­ tance d'autrui elle Ut1arth~ se sen­ tait mère et protectrice, efficace et active à son tour, d'un être plus faible qu'elle, elle éprouvait un doux orgueil et relevait sa tête long­ temps courbée et humilié~ SQus la domination de l'homme. ~19) Ce caractère fort s'oppose à celui d'Horace: George Sand cherche à montrer, de façon quelque peu simpliste, avec quel courage la femme peut agir lorsqu'elle se soustrait à la domination traditionnelle de l'homme.

57.

Ce qu'.il est important de saisir jusqu'ici dans l'op­ tique du féminisme sandien, ce n'est pas la vision de la femme en soi, mais le rapport que George Sand établit entre la femme et l'homme. Notre analyse de l'amour a montré que ce sentiment prenait une dimension politique chez George Sand, en tant qu'ouverture de soi vers autrui. Mais cette projection, cet éclatement de l'égoïsme originel n'est pos­ sible que par la femme et le couple. Ce postulat a pour résultat immédiat de rabaisser l'homme dans une situation inférieure. Notre tableau l (page suivante) examine les rapports de force de caractère entre hommes et femmes dans les romans sandiens; le résultat semble conr~. nos hypothèses, quoique quelque cas se refusent à cette sim­ plification. Par exemple, dans Le Compagnon du Tour de F.rance (1840), l'opposition ne se fait pas entre l'homme et la femme mais entre deux couples. Pierre et Yseult représentent le côté fort puisqu'ils s'intéressent aux questions sociales tandis qu'Amaury et Joséphine de Fréynays ne pensent qu'à améliorer leur position sociale. Nous retrouvons le m~me phénomène dans Le Péché de ;rlonsieur Antoine (1845), où Gilberte et Emile forment un couple uni qui s'oppose au capitaliste,

~onsieur Cardonnet. Toutefois, dans l'ensemble de l'oeuvre, le rapport en­ tre les principaux personnages établit bel et bien la pré­ dominance et la supériorité de l'amour, du sentiment 58.

TABLEAU Il Caractère des principaux personnages dans le roman sandien entre 1837 et 1845

DATE ROMAN PERSONNAGE FAIBLE FORT

1837 MauErat Bernard de Mauprat x Edmée de Mauprat x

1840 Le ComEagnon du Pierre Huguenin x Tour de France Yseult de Villepreux x

Amaury le Corinthien x Joséphine de Fréynays x

1842 Horace Horace Dumontet x Marthe x

Théophile neutre Eugénie x

1842- Consuelo Albert de Rudolstadt x 184) Consuelo x

1845 Le Meunier d'An- Henri Lémor x gibault 11arcelle de blanche- x mont

1845 Le Péché de Emile Cardonnet x Monsieur Antoine Gilberte de Château- x brun 59. d'humanité. Et dans tous les cas, ce sentiment a une sa- veur féminine: Toutefois, cette supériorité féminine n'est pas une réalité sociale. La société est pleine d'abus. Les femmes se plaignent d'être asservies brutalement, d'être mal élevées, mal conseillées, mal dirigées, mal défen­ dues. ~o2uot) cela est malheureusement vrai. { C'est une réalité humaine. Il semble chez George Sand que ce qui est socialement inférieur soit humainement et mora­ lement supérieur. D'où le parallèle de la femme avec le peuple. En ceci, George Sand réitère une pensée très courante à l'époque. "La cause du peuple et la cause de la femme sont intimement liées." (21) Et justement, chez George Sand, le paysan incarne les mêmes vertus que la femme. Le paysan, tout comme la femme, est exempt de désirs égoïstes. Il se montre généreux et plein de bonté envers autrui. Le peuple ainsi que la femme seront les apôtres de l'amour car ils ne se soucient pas du gain matériel personnel. Ils aspirent plutôt à un monde meilleur fondé sur l'amour. Cette inversion, dans la pensée sandienne (au'à une infériorité sociale correspond une supériorité morale) l'amè­ ne au plan romanesque à inverser la réalité sociale, à idéa- liser. Elle évite de parler du paysan pauvre et sale et jamais elle ne se penche sur le cas de femmes en situation miséreuse. 60.

Ce phénomène est digne d'attention. Le roman san­ dien est non seulement une image idéalisée, mais une image inversée de la réalité sociale. Pour prouver sa thèse de la supériorité morale de la femme, George Sand inverse les situations et présente des aristocrates. Elle ne s'occupe pas de la femme qui travaille en usine ou même dans les mines; elle ignore les mères de familles nombreuses. Les héroines sandiennes ne sont pas "en situation"; elles sont jeunes, sans soucis familiaux et elles planent dans un uni­ vers d'engagement moral. Elles peuvent s'engager morale­ ment et socialement parce qu'elles n'ont pas à vivre con­ crètement le quotidien du pauvre et du miséreux. Pour prou­ ver ce que nous avancons, nous présentons une compilation de l'origine des héroines sandiennes (page suivante). Ce tableau montre bien que presque toutes les héroïnes ont des racines aristocratiques ou qu'elles se rattachent à la noblesse par leur éducation. Par conséquent, elles sont toutes fort à l'aise du point de vue pécunier. Toute­ fois, la noblesse des héroines de George Sand est surtout un phénomène moral. Car elles ne participent pas vraiment à la classe aristocratique. Elles vivent plutôt en marge de la société, souvent parce qu'elles ont épousé des idées

libérales. Aucune des hér~ines ne fréquente le monde. On ne les voit ni aux bals, ni dans les salons. 61.

TABLEAU lIa Classe sociale des héroines des romans san­ diens publiés entre 18)7 et 1845

DATE ROMAN FEMME CLASSE SOCIALE OU MILIEU

18)7 It1auprat Edmée milieu aristocratique

1840 Le Compagnon du Yseult milieu aristocratique Tour de France

1842 Horace Eugénie province-milieu étudiant toutes deux supérieures in­ Marthe tellectuellement

1842- Consuelo Consuelo fille du peuple mais de­ 184) vient la Comtesse de Ru­ dolstadt par.alliance

1845 Le Meunier d'An- Marcelle milieu aristocratique gibault

1845 Le Péché de Gilberte aristocratie déchue; Monsieur Antoine bonne éducation

Dans les premiers "romans sociaux", l'héroine vit à la campagne loin des cercles mondains de Paris. èdmée de Mauprat Oliauorat, 18)7) prodigue ses soins aux pauvres qui l'entourent tout en gardant conscience de sa noblesse. Yseult de Villepreux (Le Compagnon du Tour de France, 1840) s'écarte déjà de son rang social lorsqu'elle désire épouser un menuisier, Pierre Huguenin. Yseult n'attend pas, comme la plupart des femmes du monde, "pour donner la préférence à un homme, le ,5uger.1ent qu'en porterait les salons." (22) 62.

Cette approbation importe peu à Yseult et lorsqu'elle ac­ cepte d'épouser Pierre, elle s'éloigne définitivement de sa classe. C'est surtout à partir de Consuelo (1842-43), publié dans La Revue Indépendante, que la position sociale de l'hé­ ro1ne devient plus marginale. Consuelo, à cause de sa nais­ sance obscure et de sa vie d'artiste, reste tout à fait en dehors de la société. Toutefois, elle ne manifeste aucun désir de s'y intégrer. Lorsqu'elle épouse Albert de Rudol­ stadt et devient comtesse, elle s'abstient de prendre le titre et les richesses qui accompagnent cette alliance. Elle explique son point de vue à la tante d'Albert: Si Albert me les Lses richesseil a léguées, c'est sans doute avec la pensée que, conformément à ses ha­ bitudes, je les distribuerais aux pauvres. • • Je vous cède tous mes droits, s'il est vrai que j'en aie, ~e que j'if23fe et veux toujours 19norer. Consuelo préfère rester en dehors de la société et elle re- fuse son héritage, afin de pouvoir agir sans contraintes. Au sein de la Société des Invisibles, secte franc-maçonni• que, elle trouve un sanctuaire d'où elle peut poursuivre ses oeuvres de bonté et de charité.

De nouveau, dans Le Meunier d'Angibault (1845) et dans Le Péché de Monsieur Antoine (1845), nous retrouvons l'image de la femme émancipée qui vit en marge de la société. I,jar- celle de Elanchemont est mise au ban de la société parisienne lorsqu'elle désire épouser un roturier. 3a ruine aide à 6).

renforcer cet ostracisme mais elle se réjouit car cela lui permet de mettre en pratique son désir d'aider autrui. "J'aimerais," dit-elles Consacrer la moindre partie possible de mon humble revenu à mes besoins et à la bonne éducation de mon fils, afin d'avoir toujours de quoi assis­ ter ~es pauvres q~i4viendront frap­ per a ma porte. ~2) Gilberte de Châteaubrun, élevée dans un château en ruine, loin du monde car son père a dû travailler comme charpentier pour faire vivre sa famille, a les mêmes aspirations. Elle désire épouser Emile Cardonnet et l'aider à fonder une com- mune afin de rendre la vie meilleure pour les pauvres. Il est remarquable de noter le nombre d'héro!nes san- diennes qui vivent en marge de la société. George Sand croit qu'intégrées au monde, elles pourraient difficilement accom­ plir la tâche sociale qu'elle leur assigne. Rou9seauiste, elle semble soutenir que la société corrompt l'homme et le rend égo!ste et mesquin. La société empêche souvent l'homme et la femme de comprendre la misère et les injustices qui règnent dans le monde. La femme sandienne cherche une solu­ tion à la pauvreté et aux inégalités en dehors du cadre so­ cial. Cette pensée est exprimée à la fin de La Comtesse de Rudolstadt (184)-44) et peut s'appliquer à tous les "romans

Je croyais qu'il n'y avait plus rien à espérer de la société officielle, et qu'on ne pouvait la réformer en y restant. Je me suis placé en dehors 64.

d'elle et, désespérant de voir le salut descendre sur le peuple du faîte de cette corruption, j'ai consacré les dernières années de ma vie à ~2i~ directement sur le peuple. )}

Le bilan de ces deux premiers chapitres nous apporte quelques éclaircissements sur le cadre dans lequel évolue la pensée sociale de George Sand. Au premier chapitre, nous avons vu comment la vision sandienne de la société se résu- mait à deux couples d'oppositions: l'homme contre la femme et les pauvres contres les riches (les paysans et artisans contre les bourgeois). Ces oppositions se traduisent so­ cialement par la supériorité de l'homme et celle des bour- geois. Or l'utopie sandienne consiste à vouloir abolir ces inégalités en se fondant sur un sentiment qui apparaît chez elle comme une vertu: l'altruisme, le don de soi aux autres. Cette vertu, clé des changements sociaux, opérera donc à deux niveaux, qui sont les deux paliers névralgiques dans la pensée sociale sandienne: l'individu (le couple) et la collectivité. Au premier palier, cette action prend le nom d'Ramour"; au second, elle s'appelle "solidarité". De plus, cette entreprise d'amélioration morale revient aux deux groupes qui apparaissent socialement comme inférieurs: la femme et les paysans (les pauvres en général). Il s'éta- b1it conséquemment entre les deux un parallèle: tous deux sont en position sociale inférieure, mais contiennent mora- lement la promesse d'une société égale. Cette présentation est toutefois statique. Car le couple et la collectivité représentent aussi des niveaux de complexité différents; le travail de nivellement social doit donc commencer à l'échelon inférieur, au niveau du couple. Dans le couple, selon la même logique sandienne, c'est à l'élément inférieur, la femme, qu'échoit la tâche de réaliser l'égalité. Et c'est aussi elle qui doit faire le passage entre le couple et la collectivité; pour ce faire, la femme doit s'aligner avec les paysans et tous ensemble ils parviendront à abolir la hiérarchie. En regard de ce système social, comment justifier nos accusations de "romantisme"? La réponse, ses romans nous la donnent. Car pour nous communiquer cette pensée, ses romans inversent l'ordre de la réalité sociale. ils nous présentent des femmes non seulement riches mais dominant toujours leurs conjoints, ainsi qu'une paysa~~erie proprette et idyllique. Il ne fait aucun doute que sa pensée sociale soit du senti­ mentalisme. Mais il est permis à tous de formuler des voeux pieux. Toutefois, là où son oeuvre ne reflète plus la réa­ lité et présente une société déjà transformée par ces voeux pieux, nous ne pouvons qu'apposer l'épithète "romantique". A "romantique" nous ne donnons pas d'autre sens que celui que les historiens de la littérature ont en tête lorsqu'ils opposent les "romantiques" aux "réalistes· leurs successeurs. 66.

NOTESs CHAPITRE II

(1) George Sand, Le Iiteunier d' Angibaul t (Paris. Calmann-Lêvy, s.d.), p. 51. (2) David-Owen Evans, Le Roman social sous la Monarchie de Juillet (~. cit.), p. 154.

( 3) Emile Faguet, ~. cit. p. 388. (4) George Sand, François le Champi (2E. cit.), p. 30% (5) René Doumic, Geor e Sand dix conférences sur sa vie et son oeuvre Parisl Perrin, 1909), p. 153. (6) George Sand, Notice à IIlauprat (2,P. cit.), p. 29. (7) David-Owen Evans, Le Roman social sous la bionarchie de Juillet (2,P. cit.), p. 154. (8) George Sand, Le Meunier d'Angibault (Paris. Calmann-Lévy, s.d.), p. 174. ( 9) n ibid. p. 93 (10) Consuelo.II (00. cit.), p. 456. " F ~-- (11) " r.lauprat (2,P. ci t.), p. 186. (12) " Lettres à ltiarcie (Parisi Calmann­ Lévy, 1869), p. 197. (13) David-Owen Evans, Le Roman social sous la Monarchie ge Juillet (2,P. cit.), p. 108.

(14) Emile Faguet, ~. cit. p. 400.

(15) George Sand, ;'lauprat (~. cit.), p. 43. (16) " ibid. p. 314. (17 ) " Le comoa7}0n du ~our de France,II (QE. cit~, p. 143. ' (18) n Horace in Oeuvres comolètes de Georre sandiXV (Pariss Perrotin, 1843 , p. 2 1. (19) George Sand, ibid. p. ))6.

(20) n Lettres à Marcie (.Q.E. cit.), p. 202.

(21) Edouard Do11éans, .Q.E. cit. p. 4.

(22) George Sand, Le compa:yon du Tour de France l (QE. cit. , p. 2)2. (2) Consue10.I1 (QE. cit.), p. 5)8. " v - (24) n Le Meunier d'Angibau1t (Parisl Calmann-Lévy, s.d.), p. 142.

(25) " La Comtesse de Rudo1stadt 4 III (Parisl Garnier, 1959), P: 558. CHAPITRr~ III Ce troisième chapitre, et cette deuxième partie en général, tenteront d'effectuer le passage entre les deux "paliers névralgiques" en montrant comment cette transition suit, ou reflète, l'évolution de la pensée socialiste de George Sand telle qu'apparente à travers les différentes fonctions qu'elle assigne à la femme, d'abord comme épouse (le couple), puis comme mère (la famille) et, pour conclure, comme membre de la société. l ... ous tenterons également de souligner l'évolution du féminisme de George Sand en mon­ trant ses rapports avec ses idées sociales. Ainsi, nous essayerons de voir comment, au fur et à mesure que George Sand adopte les principes socialistes, elle abandonne son féminisme militant ou, tout au moins, le transforme. De 18)2 à 18)7 (publication de Mauprat), George Sand concentre son attention sur la femme. Le portrait qu'elle en donne reste essentiellement polémique. Ainsi, en 18)2, Indiana dépeint la situation d'une femme malheureuse dans son mariage. La Lélia de 18)) souligne le scepticisme de la femme face à l'amour, au mariage et à la société. Mada- me Dudevant va jusqu'à égaler la situation de la femme mariée à celle d'une prostituée. (1) Cependant, dès 18)6, une let- tre à Lamennais souligne l'évolution de la pensée de George Sand, ·:"'e veux achever un livre l1éliaJ où ~'ai mis autrefois toute l'~ureté de ma souffrance et où .Se veux met'tre aujourd'hui le ra~on d'espoir qui m'est apparu. \2, 70.

En effet, elle rélcrira Lélia en y apportant des mo- difications importantes. Le scepticisme absolu de Lélia, thème prépondérant du manuscrit de 1833, diminuera pour faire place à une lueur d'espoir dans l'humanité. Le tournant que nous avons noté dans la vie de George Sand en 1836-37 entraîne un revirement si important dans sa pensée qu'elle désire modifier radicalement son oeuvre précédente. Ainsi, en 1837, le mariage semble réhabilité aux yeux de George Sand. Elle souligne en effet dans sa notice du 5 juin 1851, destinée à présenter une nouvelle édition de Mauprat (1837), le changement qui s'est produit dans sa conception du mariage. Quand j'écrivis le roman de Mauprat à Nohant en 1836, je crois, je venais de plaider en séparation. Le mariage, dont jusqu'alors j'avais combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir suffisamment développé ma pen­ sée, que j'en méconnaissais l'essence, m'apparaissait précisément dans to~t~ la beauté morale œson principe. ~3) De 1837 à 1842, tout en conservant le couple au centre de ses préoccupations, elle désire réformer le mariage et non plus le condamner sans appel, cars Ce qui manque au mariage, ce sont des éléments de bonheur et d'équité d'un ordre trop élevé pour que t~ société actuelle s'en préoccupe. 4) George Sand comprend que le moment n'est pas opportun pour exiger de la société une réforme de l'institution du mariage. Elle est convaincue, toutefois, que la femme peut introduire ces ftéléments de bonheur et d'équité ft dans l'union 71. matrimoniale. C'est, du moins, ce qu'elle essaie de démon- trer dans ses "romans sociaux". Dans Mauprat (1837), elle présente un excellent exemple d'une femme qui prend l'initiative dans le mariage. Edmée de Mauprat met en pratique le pouvoir regénérateur de l'amour lorsqu'elle se charge de l'éducation de Bernard. Elle voit dans le manque d'éducation de son cousin un obstacle à leur bonheur conjugal: "Ce qu'il y a de certain, c'est que tu m'aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais voulu m'op- primer et nous nous serions brisés l'un contre l'autre. • • ft Elle se donne la mission d'assouplir l'esprit intransi- geant de Bernard avant de l'épouser. En même temps, le ma­ riage donne à Edmée l'occasion de convertir Bernard à sa pensée libérale. Ce rôle de l'épouse est donc doublement important. Elle doit d'abord inspirer amour et respect à son marif puis, établir "une communauté d'aspirations entre (6) l'homme et la femme." Elle réussit dans sa mission car elle éveille chez Bernard un sentiment d'amour réciproque qu'il n'a pas éprouvé auparavant. A quatre-vingt ans, il confessera qu'Edmée "fut la seule femme que j'aimai; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'étreinte de ma main ••• Je l'aime éternellement, dans le passé, dans

le présent et dan::: l'avenir. ft Dans la même tradition, l' Yseul t du Compagnon du 'l'our de France (1840) nous donne l'exemple d'une femme qui désire épouser un homme de classe inférieure. Cette résolution 72. traduit un désir profond d'aider et de comprendre le peu- pIe. Yseult voit dans le mariage une façon de mettre en pratique le principe de l'égalité des classes, "Dès le jour où ~'ai pu raisonner sur mon avenir, j'ai résolu d'épouser (8) un homme du pe.uple afir. d'être peuple. ft Elle croit qu'en s'assimilant au peuple par le mariage, elle pourra travailler à la réforme de la société. Le mariage lui of­ fre le meilleur moyen d'effacer les inégalités artificiel- les qui existent entre les classes. A partir de Consuelo (1842-43), le rôle actif de la fe~e dans le mariage devient encore plus important. De nouveau, ce roman aboutit à un mariage entre deux person- nes de classes différentes. Mais cette fois-ci, la situa- tion est inversée car la femme, Consuelo, est pauvre tandis que son mari, Albert de Rudolstadt, est riche. La récon­ ciliation des classes par l'amour, voilà un des thèmes de Consuelo. L'héro!ne a su gagner le coeur du comte Albert, car elle a compris sa souffrance. Elle l'épouse, mais refuse le rang et la fortune qui lui reviennent avec cette alliance pour pouvoir se vouer entièrement à sa vocation de charité. A mesure que la pensée socialiste de George Sand se développe et que la romancière introduit des mariages entre personnes de classes différentes, sa conception du rôle de

la fe~e dans le mariage devient plus positive. Tandis que ses premiers romans ne font que souligner l'infériorité de la femme dans le mariage sans lui assigner aucun rôle actif 73. et précis, ses "romans socialistes" de 1837 à 1842, souli­ gnent le rôle utile et important que doit jouer l'épouse dans l'union conjugale • .Jusqu'à Consuelo (1842-43), George Sand se préoccupe avant tout des problèmes du couple; mais à partir de 1842, elle saisit l'importance de l'enfant dans le mariage. Dès Horace (1842), George Sand voit avant tout dans Marthe une mère. A partir de ce moment, le rôle de la femme assume une dimension nouvelle. Non seulement elle doit faire un mariage d'amour, mais elle doit élever ses enfants selon ses senti­ ments d'altruisme. Le rôle de la femme-mère est des plus importants car c'est dans le domaine de l'éducation de l'en­ fant qu'elle pourra commencer la réforme des moeurs sociales. Les théories de l'amour regénérateur que George Sand appliquait d'abord au couple (Mauprat, 1837) incluent main­ tenant l'enfant; elle centre désormais son attention sur la famille. La réforme sociale commencée dans la famille s'étendra lentement à toute la société. L'éducation des enfants, qu'elle confie entièrement à la femme, devient donc sa préoccupation principale. L'épouse-mère apparaît briè-v-e­ ment dans les romans sociaux entre 1837 et 1845. Le dénoue­ ment de La Comtesse de Rudolstadt (1843-44) voit Consuelo occupée à instruire ses enfants. De même, Marcelle de Blan­ chemont, dans Le Meunier d'Angibault (1845), s'interroge sur la façon d'élever son fils, Edouard. 74.

A partir de 1846, la femme-mère devient le personnage principal du roman. Tous les romans champêtres mettent en relief l'aspect maternel de la femme. Ainsi, dans La Mare au Diable (1846), la jeunesse de Marie ne l'empêChe pas de posséder déjà l'instinct maternel. Elle a le don de prendre soin de Petit Pierre (qui a perdu sa mère) et de calmer ses craintes. Germain (le père de Petit Pierre) s'étonne de son savoir lorsqu'il s'exclame: "Tu t'entends à soigner les

enfants, Marie~" Dans François le Champi (1847), Ma- deleine Blanchet, mère avant tout, élève son propre fils, Jeannot, et en plus accueille chez elle un enfant trouvé -- François --. Dans La Petite Fadette (1849), une jeune fille doit remplir les devoirs d'une mère. Orpheline, Fa­ dette doit prendre soin de son petit frère, le Sauteriot. D'ailleurs, ce thème continue au-delà de la période que nous étudions puisqu'on le retrouve dans Les Maîtres Sonneurs (1853), où Brulette prend soin d'un orphelin. Il est curieux de noter ce trait commun à tous les ro- mans champêtres: les enfants que la femme consent à élever sont tous orphelins. Pourquoi George Sand choisit-elle l'orphelin? Il semble qu'elle désire illustrer la théori.e que l'hérédité n'a aucune importance. C'est le milieu dans lequel l'enfant est élevé qui compte. Il s'ensuit que l'en- fant élevé et éduqué avec amour sera nécessairement bon. Or l'amour regénérateur est l'instrument de réforme de la femme-mère. 75.

L'importance que George Sand attribue à la mère édu­ catrice et conseillère est capitale. La mère s'occupe de l'éducation sociale, religieuse et morale de l'enfant. Dans Le Meunier d'Angibault (1845), Marcelle de Blanchemont désire consacrer tous ses talents à l'éducation de son fils. Elle désire en "l'élevant dans les habitudes de sobriété et de simplicité, et lui communiquant l'enthousiasme de la charité,· (10) le voir mettre en pratique ses propres .principes d'amour et de solidarité. Marcelle désire entre- prendre la tâche d'instruire son enfant car elle croit quel Les soins assidus d'une mère et les salutaires influences de la campagne seront plus utiles que l€s leçons superficielles d'un professeur gras- sement payé, des exercices de manège et des promenades en voiture au bois de Boulogne. (11)

Ainsi ~eorge Sand croit qu'une vie simple au sein de la na­ ture développe les meilleures facultés de l'enfant. Les fem­ mes éclairées qui veulent éduquer leurs enfants de cette façon ont plus de chances de réformer les moeurs sociales. Il y a donc une évolution dans la pensée de George Sand. Intéressée d'abord par le problème de la position de la femme dans le mariage, elle se tourne, après 1842, de plus en plus vers l'étude de son rôle dans la famille. Elle semble croire, comme Jean-Jacques Rousseau, que le mariage restera "le plus sain de tous les liens de la société car la vie de famille est le meilleur contrepoison des mauvaises moeurs." (12)

i.a femme y .~oue le rôle décisif, car elle enseigne les bonnes 76. moeurs à ses enfants. Elle forme les premières années de l'enfant, considérées comme les plus importantes par les psychologues de notre époque. A ce moment, elle doit leur inculquer les principes moraux de la charité et de la fra­ ternité. Ainsi, la mère tient la clé d'une société future améliorée, car "c'est de la femme que dépend en grande par­ tie la manière de penser des hommes." (13) Si la femme reconnaît ses devoirs au sein de la famille, son influence se fera sentir de façon bénéfique sur la so­ ciété. Ainsi, une réforme des moeurs familiales entraînera nécessairement une lente réforme de la société entière. Le rôle de la femme ne se borne pas au cadre du mariage ou de la famille mais, par la maternité et l'adoption, il s'étend à la société toute entière.

Après avoir étudié le rôle assigné à la femme dans le mariage et dans la famille à travers l'amour et l'éducation, il nous reste à examiner les fonctions qu'elle doit remplir

dans la société, en tant qu'instigatrice de la solidarité humaine. Pour ce faire, nous nous proposons d'analyser l'at- titude de la femme sandienne face aux inégalités sociales ainsi que la façon dont elle essaie de les combattre. Ceci nous permettra d'étudier son rôle à l'intérieur du groupe social. 77 •

.::!:d.mée de Mauprat (I~lauprat, 1837) marque le changement dans l'attitude de la femme; transition soulignée aussi par le remaniement de Lélia, en 1839. Un des premiers devoirs sociaux de la femme, en dehors de sa famille, est de com- battre l'inégalité. Les moyens que choisit la femme pour atteindre ce but évoluent à mesure que George Sand intro- duit une dimension sociale dans son oeuvre romanesque. Ainsi, entre 1837 (I.iauprat) et 1842-43 (èonsuelo), la femme s'intéresse d'abord aux pauvres; elle a recours à la cha­ rité individuelle pour les secourir de la misère. Par la charité, Edmée (Mauprat, 1837) met en pratique sa croyance dans l'égalité. Elle s'intéresse au peuple et désire le voir se relever de sa position inférieure. De même, dans Le Compagnon du Tour de France (1840), Yseu1t voudrait "les [paysans] instruire et les aider à se civi- (14) liser. • • n Elle s'identifie au peuple et déclare: Aucune souffrance, aucune misère, au­ cun travail ne me rebuttera, s'il faut que je partage J.es douleurs du peuple. Aucun cachot, aucun supplice ne m'ef­ fr~ier~ie~t s'il fallait proclamer ma fol.. ~15) Nous pourrions relever dans chacun des romans de George Sand des exemples de femme qui s'intéresse au sort du peuple. Ainsi, Consuelo expliquez Il m'est difficile d'avoir peur des êtres faibles, pauvres et persécutés ••• ; car, si laids, si mal vêtus et si mépri­ sés qu'ils soient, il m'est impossible d:,ne pas m't·n~~resser à eux particu­ ll.erement. 1) 78.

Le rôle social de la femme n'est pas uniquement de s'in- téresser aux pauvres, mais aussi de les secourir. De quelle façon doit-elle accomplir cette mission? Jusqu'en 1842-43 (Consuelo), la femme choisit la charité individuelle pour réaliser ce but. Ainsi, dans Mauprat (1837), Edmée se lie d'amitié avec Patience, homme du peuple qui vit près de la nature. Ils unissent leurs talents pour aider les pauvres à s'aider eux-mêmes. Ils se font les avocats d'une vieille mendiante aet ~ou~ obtînmes pour elle une pension que nous augmentâmes de nos deniers quand elle ne suffisait pas." (17) Ils aident plusieurs vieillards à "s'associer et à se met­ tre en pension che~ l'un d'entre eux." (18) George Sand nous montre combien Edmée est sincère et pratique dans son désir d'aider les paysans. De même, la sollicitude d'Yseult (Le Compagnon du Tour de France, 1840) pour les pauvres transparaît dans sa vie quotidienne. On la voit "faire l'au­ mône, aller et venir chez les malades comme une soeur de cha­ rité, causer avec un gueux comme avec un riche, et porter des robes moins belles que sa fille de chambre." Tandis que dans ses premiers romans sociaux (Mauprat, l1837)et Le Compagnon du Tour de France, (1840) l'action so­ ciale de la femme se restreint à des actes de charité indi- viduelle, à partir de La Comtesse de Rudolstadt (1843-44), les théories de Pierre Leroux pénètrent dans les romans.

George land do~~e de moins en moins d'importance au pouvoir -révolutionnaire- de la charité individuelle de la femme 79. et elle met plutôt son espoir dans la mission que la femme peut accomplir au sein d'un groupe social ou d'une com- munauté. Déjà, dans Le Compagnon du Tour de France (1840), elle fait le panégyrique des sociétés secrètes, car elle les voit c.omme les premières tentatives de mettre en pratique, sur une grande échelle, les principes de la solidarité et de l'égalité. Ses contemporains voyaient d'un très mauvais oeil les compagnonnages et les francs-maçons. George Sand tente de justifier leur existence. Dans sa "Préface" au Compagnon du Tour de France (1840), elle explique pourquoi l'homme éprou­ ve le besoin de former de telles sociétés: Les sociétés secrètes ont été jusqu'ici une nécessité des empires. L'inégali­ té régnant dans ces empires, l'égalité a dû nécessairement chercher l'ombre et l~ ~ystèr~ pQur travailler à son oeuvre dl. Vl.ne. (20 ) Quelques pages plus loin, elle réitère la justification de

l'existence des sociétés secrètes~ -Les sociétés secrètes sont le résultat nécessaire de l'imperfection de la société générale.- (21) George Sand défend les sociétés secrètes telles que les compagnonnages en soutenant qu'elles remplis­ sent une fonction que la société néglige. Elle semble in­ sinuer à plusieurs reprises que les sentiments de fraternité et de solidarité relient leurs membres en leur donnant un même but dans la viel

Je vous dirai que cela ~es compagnon­ nages] sert à s'entendre, à se con­ naître, à se soutenir les uns les 80.

autre~, à s'~nt7'aider! ce q~~)n'est pas s~ fou n~ s~ mauva~s. ~ Notre romancière comprend l'importance de ces asso- ciations et, dans La Comtesse de Rudolstadt (184;-44), elle y apporte un changement important. Au XIXe siècle, ces so­ ciétés secrètes étaient réservées uniquement aux hommes. George Sand nous reporte au XVIIIe siècle où elle nous pré- sente une secte maçonnique imaginaire, la Société des Invi­ sibles, qui accepte des femmes exceptionnelles parmi ses membres. Consuelo doit subir de nombreuses épreuves avant d'être admise dans cette association. George Sand ~lisse ses idées ainsi que celles de Pierre Leroux dans les rites et les croyances de la Société des Invisibles. Leur devise est celle de notre romancière 1 -Liberté, Fraternité, Egal~té: voilà la formule mystérieuse et profonde de l'oeuvre des Invisibles." (23) Leur but est de rapprocher les hommes et de leur enseigner l'égalité: Tu sauras le secret des Francs-Maçons, grande confrérie qui, sous les formes les plus variées, et avec les idées les plus diverses, travaille à organiser la pratique et à +~pandre la notion de l'égalité. (24) La Société des Invisibles ne doit pas agir par la vio­ lence. Car George Sand hait et répudie toute révolution sanglante. Elle prône une lente réforme et donne cette mission aux Invisiblesl "Notre guerre est toute intellec- tuelle, comme notre mission. Nous nous adressons à l'es-

prit. Nous a~issons par l'esprit. Ce n'est pas armés que 81.

nous pouvons renverser les gouvernements ••• " (25) La femme, par son caractère, n'est-elle pas le meilleur ins­ trument pour effectuer cette lente réforme? Chaque membre de la Société des Invisibles a une tâ• che qui doit se conformer aux principes de l'association. Ainsi, lorsque Consuelo, la femme supérieure, est admise parmi eux, le Conseil des Invisibles lui donne une missionl Tu institueras parmi les femmes des so­ ciétés secrètes nouvelles, fondées par nous sur le principe de la nôtre, mais appropriées, dans leur forme et dans leur composition, aux usages et aux moeurs des divers pays et des diverses classes. Tu y opéreras, autant que possible, le rapprochement cordial et sincère de la grande dame et de la bour­ geoise, de la femme riche et de l'hum­ ble ouvrière, de la vertueuse matrone et de l'artiste aventureuse. TOlérance et bienfaisance, telle sera la formule, adoucie pour les personnes du monde, de notre véritable et ~u§t)ère formule 1 égalité, fraternité. ~26

Telle sera la mission de Geor~e Sand, mission qu'elle remet entre les mains de toutes les femmes supérieures. Celles­ ci doivent avant tout travailler au nivellement des inéga­ lités. Leur rôle est de rapprocher les hommes en allumant en eux le feu de liamour et de la solidarité. Or, s'interroge-t-elle, quelle meilleure façon de met­ tre en pratique ces principes que dans la vie en commune (fondée sur le principe du phalanstère fouriériste)? Voilà la conclusion optimiste du Meunier d'Angibault (1845) où Marcelle, son fils Edouard et Lémor vont vivre en commun 82. avec le Grand Louis et Rose, "dans une petite maison bien propre, avec du chaume dessus et des pampres verts tout

ft autour. • • Ils mèneront ·une vie simple et pas trop gênée," (28) tout en mettant en pratique les principes de l'égalité. Le dénouement du Péché de Monsieur Antoine (1845) présente la même situation. Le marquis de Boisguil­ bault lègue sa fortune à Emile et Gilberte à la condition qu'ils se marient et fondent une commune sur sa vaste pro- priété. Le rôle de la femme dans la société est avant tout hu- manitaire. Désirant le bien universel de l'homme, elle com- bat le fanatisme, le despotisme et la tyrannie, tous produits de l'inégalité. Elle réclame la liberté et la tolérance. Instrument d'un rêve humanitaire, la femme cherche à tâtons une solution aux problèmes sociaux. George Sand choisit d'a­ bord la charité individuelle, mais bientôt elle reconnaît que cela ne résout pas la question. Elle opte alors, dès 1843-44, pour une charité intégrée à une communauté. L'in­ fluence de la femme à l'extérieur du couple et de la famille se fait d'abord sentir par la pratique de la charité. Puis, lentement, George Sand donne à ses hérolnes une mission po-

litique de plus grande envergure 1 celle de fonder des com- munes. Le rapport entre le féminisme et le socialisme de Geor- ge Sand est ainsi très étroit. Il est difficile de scruter l'un de ces thèmes sans tenir compte de l'autre, car ils 83. suivent une évolution parallèle. Abordons d'abord la ques­ tion du féminisme sandien. Dans les derniers romans de la période étudiée, la femme est investie d'une mission sociale et humanitaire. Pouvons-nous de cela seul inférer que Geor­ ge Sand soit féministe? En prenant le terme "féminisme" dans son acception la plus large (c'est-A-dire une doctrine qui vise à étendre le rôle des femmes dans la société), nous devons conclure que George Sand était féministe. Toute­ fois, si nous comparons ce féminisme A celui de ses con­ temporaines, nous y apercevons une nette différence. Pendant la Restauration, le féminisme connait une po­ pularité sans précédents en Francel Flora Tristan, Jeanne Deroin, Claire Démar, Eugénie Niboyet (pour ne citer que les noms les plus célèbres) réclament des droits plus étendus pour la femme. Les thèmes diffusés par ces femmes militan­ tes se retrouvent sous une forme plus atténuée dans l'oeuvre romanesque de George Sand. Féministe, certes, au début de sa carrière littéraire, ~~dame Sand s'éloigne peu à peu des doctrines révolutionnaires des Flora Tristan. Ainsi, en 1832, dans et Indiana, nous trouvons le thème féministe de la femme inférieure. Son infériorité provient d'un mariage dans lequel elle perd toute liberté et devient l'esclave de son mari. Par exemple, Indiana, ,jeu­ ne femme "frêle et souffreteuse" ~ mariée à un homme tyran­ nique, le colonel Delmar. Elle souffre parce qu'elle n'a "pas encore aimé, et son coeur était depuis longtemps mûr 84.

pour un sentiment que n'avait pu lui inspirer aucun des hommes qu'elle avait rencontrés." (29) Dans sa Préface à l'édition de 1842 d'Indiana, George Sand écrits J'ai écrit Indiana avec le sentiment non­ raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la barba­ rie des lois qui régissent encore l'exis­ tence de la femme dans le ma~1age, dans la famille et la société.- ljO] Ces sentiments se retrouvent dans Horace, publié la même année. Apologie de l'union libre, ce livre met en scène Eugénie, femme forte qui a su inspirer le respect et l'a­ mour de la part de Théophiles "Elle [Eugéni~ est ma soeur, ma compagne, ma maîtresse, ma femme si l'on veut. De quel­ que façon q~'on envisage notre union, elle est absolue et permanente." (JI) Dans ces mêmes pages, la femme a su échapper aux contraintes sociales pour fonder une union heureuse. George Sand, comme ses contemporaines, n's jamais voulu accepter de voir la femme soumise aux caprices de l'homme. Cet élément féministe se retrouve souvent dans ses romans. Par exemple, dans Le Péché de Monsieur Antoine (1845), Au­ rore Dudevant s'indigne de la faiblesse de Madame Cardonnets Elle [Mme Cardonnetj offrait donc l'ana­ chronisme d'une femme de nos jours, ca­ pable de raisonner et de sentir, mais ayant fait sur elle-même l'effort in- sensé de rétrograder de quelques mil- liers d'années pour se rendre toute semblable à une de ces femmes de l'An­ tiquité qui mettaient toute leur gloi- re à prQcl~er l'infériorité de leur sexe. tJ2) 85.

George Sand, féministe, ne peut accepter cette attitude de soumission. Sur ce point, son opinion converge avec celle de nombreuses féministes de l'époque. Dans l'Union Ouvrière (publiée en 1842), Flora Tristan émet deux principes que l'on retrouve dans l'oeuvre romanes- que de George Sand. Il fauta Reconnaître l'urgente nécessité de don­ ner aux femmes du peuple une éducation morale, intellectuelle et professionnel­ le, afin qu'elles deviennent les agents moralisateurs des hommes du peuple. (33)

George Sand soutient toujours, comme Flora Tristan, que la femme doit devenir "l'agent moralisateur" ou l'éducatrice, non seulement du peuple, mais de toute l'humanité. Il sem­ ble donc qu'à ses yeux l'éducation soit le rôle qui s'accor­ de le mieux avec la personnalité de la femme. George Sand intègre une grande partie des doctrines des féministes dans son oeuvre romanesque. Néanmoins, il y a certaines de leurs théories qu'elle rejette. Tandis que ses premiers romans contiennent plus d'éléments féministes, à partir de l~uprat (1837), son féminisme s'écarte de plus en plus de celui de ses contemporaines. Ainsi, lorsque "La Bonne Dame de Nohant" écrit Consuelo en 1842-4), elle re­ jette, contrairement à ses contemporaines, toute action ré­ volutionnaire et violente. Les réformes qu'elle propose se fondent entièrement sur i'éducation morale et l'amour. Ja- mais George Sand n'a voulu une révolution sanglante. C'est

pourquoi la Révolution de 1848 l'a tellement surprise. 86.

Emportée par un premier élan d'enthousiasme, elle est bien­ tôt déçue par les événements et, par conséquent, elle s'éloi- gne de plus en plus de la vie politique. Elle croit donc que les droits de la femme et du peuple peuvent être acquis paisiblement. Par exemple, nulle part elle n'exprime le désir de voir la femme laisser son foyer pour partager le travail de l'hom­ me. Au contraire, pour George Sand, la place de la femme se trouve dans la famille où elle peut exercer le plus d'in­ fluence sur ses enfants et son mari. Là elle pourra mettre en pratique ses principes humanitaires. Elle s'oppose en ceci aux féministes de l'époque: il n'a jamais été question, pour George Sand, de placer la femme dans une position où elle n'aurait plus à s'occuper de ses enfants. C'est pour­ tant ce que proposent ses contemporaines en 1833: Prise par sa fonction sociale, la fem­ me n'aura plus le temps de s'occuper de ses enfants. Il faudra donc les confier(à des l'nourrices fonctionnai­ res". J)4 C'est une des raisons pour lesquelles George Sand con- damne les clubs féministes de l'époque. Autour de 1848, plusieurs de ces clubs avaient été formés, le plus connu peut-être étant celui des Vésuviennes. Le 7 mai 1848, Geor~e Sand écrit à propos de ces clubs dans La Vraie République: Mais quel que soit l'avenir, nos moeurs et nos habitudes se prêtent peu à voir les femmes haranguant les hommes et quittant leurs enfant~ pQur s'absor­ ber dans les clubs. (35) 87.

Le caractère de la femme telle que George Sand l'entrevoit ne se prête pas à de telles actions. Il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui, en 1970, George Sand condamnerait le "Wo- man's Liberation Movement"~ Plus les romans de George Sand se centrent sur la vie familiale et sur l'éducation des enfants, plus son féminisme s'atténue. Ainsi, dès Horace (1842) et surtout à partir de Consuelo (1842-43), la place de la femme est par excellence dans la famille. George Sand se montre particulièrement vé­ hémente contre ceux qui désirent enlever à la femme son rôle dans cette unité sociale, "Il serait monstrueux qu'elle [la femme] retranchât de sa vie et de ses devoirs les soins de l'intérieur et de la famille." (36) Elle désire voir la femme jouer un rôle plus important dans la société, mais elle est convaincue que la femme peut travailler au progrès social en affermissant sa position au centre de la famille. Il est ainsi logique que George Sand, contrairement à ses contemporaines, ne réclame pas le droit de vote pour la femme' Cependant, pour George Sand, le temps n'était pas venu de donner aux femmes un bulletin de vote. En raison de l' institution familiale qui lie deux as­ sociés du couple par des intérêts com­ muns, le vote féminin ne devait d'ail­ leurs apporter aucun changement appré­ ciable dans le résultat des élections. Il fallait donc d'aQor~ assurer le droit des hommes. {37J

Dans le domaine des droits de la femme, George Sand ne suit pas le courant féministe de l'époque. Elle se montre très 88. conservatrice comparée aux Flora Tristan et Jeanne Deroin des années 1840. Nous pourrions même dire qu'elle est réactionnaire face à ses contemporaines puisqu'elle tient à garder l'institution familiale et que son seul désir est de voir les époux mis su~un pied d'égalité. Ainsi George Sand propose une lente réforme de la société à partir de la famille. A ses yeux, la famille est la cellule la plus importante de la société, tcelluJ.e qu'il faut préserver, renforcer, et non détruire. La femme est celle qui peut procéder le plus facilement à ce travail d'affermissement. Soulignons que George Sand n'admet jamais la dissolution de la famille, même à l'intérieur d'une "commune" (voir Le Péché de Mon- sieur Antoine, 1845). Edith Thomas constate que le désir de maintenir la fa­ mille traditionnelle fait partie de la doctrine saint-simo- nienne. Mais une grande partie des Saint­ Simoniens, Bazard, Olinde Rodriques, Pierre Leroux, tout en gardant du Saint-Simonisme la reconnaissance de l'égalité de la femme et de l'homme, proclament le res~§t de la famille traditionnelle. l3} Ainsi, dans l'oeuvre sandienne, l'intégration sociale de la femme par la famille remplace peu à peu le féminisme militant des débuts, relé~~ant la femme à sa place traditionnelle au centre de la famille, tout en consolidant son rôle. George

Sand hérite aussidecertains éléments de Lamennais 1 ·Sous l'influence de la pensée sociale de Lamennais, elle voit dans la famille et dans la femme les premiers agents de re- génération sociale. ft (39) Or, George Sand ne cesse de sou- ligner cette puissance regénératrice dans ses ftromans so­ ciauxft • Marcelle de Blanchemont (Le Meunier d'Angibault, 1845) a conscience de son devoir de travailler au centre de la famille pour le bien de l'humanité: Ainsi les devoirs que nous impose la famille sont en contradiction avec ceux que nous impose l'humanité. Mais nous pouvons encore quelque chose pour la famille mais pour l'humanité, à moins d'être très r~çho~' nous ne pou­ vons rien encore. {4) George Sand soutient que la femme a ce don à cause de son caractère qui s'oppose à celui de l'homme. L'homme, à ses yeux, plus viril, avec une intelligence plus dévelop­ pée par l'éducation, n'est pas satisfait d'un lent travail d'amélioration. Elle le voit voué à l'action et, pour cette raison, choisir le chemin de la révolution pour réformer le monde. Pour elle, au contraire, la femme agit avec douceur, et une lenteur parfOiS irritante pour l'homme. Elle opte pour une lente réforme qu'elle considère plus sûre et plus permanente. Et la famille parait à ses yeux être le lieu par excellence où faire porter cette action réformatrice. Ainsi, le rôle de la femme dans cette union n'est pas moins glorieux que celui de l'homme: • • • Loin de moi cette pensée que la femme soit inférieure à l'homme. Elle est son égale devant Dieu. • • Mais el­ le n'est pas semblable à l'homme et 90.

son organisation comme son penchant lui assignent un autre rôle, nqp moins beau, non moins noble. ~41) George Sand désire qu'on reconnaisse que la femme a un rôle différent mais non moins important que celui de l'hom­ me dans la société. De plus, elle cherche à faire valoir et glorifier la place que la femme occupe déjà dans la fa­ mille. Elle désire en même temps rendre celle-ci cons­

ciente de l'importance du rôle qu'elle y joue •.Jamais elle n'a voulu voir la femme assumer le rôle de l'homme. La femme, croit-elle, considérée comme l'égale de l'homme, n'est pas tenue à remplir les fonctions viriles dans la so- ciété. On ne peut nier toutefois que George Sand attété fémi­ niste. Toute son oeuvre en témoigne. Mais ce fut un fémi­ nisme modéré. Dans l'ensemble, le mythe qui soutenait que George Sand était une féministe révolutionnaire semble être mal fondé. Sa doctrine féministe, en réalité, est assez peu véhémente. Il faut souligner aussi que sa pensée à cet égard s'atténue à mesure qu'elle adopte les doctrines socialistes. Ainsi, Indiana (1832) et Valentine (1832) sont des apolo­ gies du féminisme militant mais, à partir de Mauprat (1837), ce féminisme perd de son ardeur. Le rôle que la femme remplit dans la société suit une évolution parallèle à son socialisme. Ainsi, en 1845, dans son roman qui contient le plus d'éléments socialistes, Le Péché de J.ionsieur Antoine, le rôle de la femme (Gilberte) 91. n'est plus de combattre seule ou de ne faire confiance qu'en ses seuls pouvoirs supérieurs. La femme sandienne de 1845 est intégrée à un groupe social. Son rôle est devenu, pour

George Sand, de constituer le soutien moral de la nouvelle génération d'hommes éclairés par les doctrines socialistes. De nouveau, on peut réitérer, comme Marie-Thérèse Rouget, que "plus George Sand sera socialiste, moins elle sera fé­ ministe." (42) De tous les romans que nous étudions, Le Péché de Monsieur Antoine (1845) contient le moins d'élé­ ments féministes, tandis qu'Indiana (1832), en contient le plus. L'évolution est donc très nette.

La pensée sociale de George Sand évolue à plusieurs ni- veaux. Ainsi, notre premier chapitre nous a permis de sou- ligner que sa vision de la société, réaliste en 1837, est devenue idéaliste dix ans plus tard, lors .... de la publi­ cation de La Mare au Diable (1846). Le socialisme sandien suit une pente parallèle. A mesure que George Sand adopte les principes socialistes, elle devient plus idéaliste. Le

rapport entre le féminisme sandien, fort en 1832~et son so­ cialisme, faible à la même date, est frappant. La femme, militante dans Lélia (1833), s'efface de plus en plus pour

s'intégrer à la communauté; ce faisant, elle conserve une place de première importance, mais cette fois égale à l'hom­ me, comme en témoigne Le Péché de Konsieur Antoine (1845). 92.

Au fur et à mesure que les principes socialistes ap­ paraissent dans ses romans, le féminisme diminue pour être remplacé par l'idéalisme ainsi qu'un ton de plus en plus moraliste. 93.

NOTES 1 CHAPITRE III

(1) George Sand, Lélia (Paris 1 Garnier, 1960), p. 153 (2) .. ibid. p. 328 •

(3) fi Notice à Mauprat (gj!. cit.), p. 29.

(4) fi ibid. (5) " Iftauprat (.Q.E. cit.), p. 309. (6) " La Comtesse de Rudolstadt~III (~. ci t.), p. 383. » (7) n liiauprat (2]2. cit.), p. 312.

(8) " Le com~75on du Tour de France.II (.QP.. Cl. t. , p. 183. » ( 9) " La Mare au Diable (.Q.P. cit.), p. 64. (10) n Le Meunier d'Angibault (Parisl Calmann-Lévy, s.d.), p. 133. (11) " ibid. p. 100. (12) j.larie-Thérèse Rouget, George Sand "socialiste" (Lyonl Bosc Frères, M. et L. Riou, 1931), p. 33. (13) •• ibid • (14) George Sand, Le compa7Yon du Tour de France,II (212. cit. , p. 77. • (15) n ibid. p. 81. (16) .. Consuel0 l (212. cit.), p. 265 • (17) " liiauprat (gj!. ci t. ), p. 202. (18) .. ibid •

(19) fi de France l

(20) fi ibid. pa 5. 94.

(2î) George Sand, ibid. p. 7. (22) " ibid. p. 53. (23) " La Comtesse de Rudo1stadt.III (QE. cit.), p. 371. • (24) " ibid. p. 373. (25) " ibid. p. 365. (26) " ibid. p. 375. (27) n Le Meunier d'Angibau1t (Paris! Nelson, 1933), p. ij72. (28) n ibid. (29) " Indiana (QE. cit.), p. 68. (30) n Préface de l'édition de 1842 d'Indiana (ibid.), p. 20. (31) " Horace (~. cit.), p. 171. (32) " Le Péché de Monsieur Antoine (Parisl Calmann-Lêvy, 1909), p. 155. ( 33) Edith Thomas, Les Femmes de 1848 (Paris! P.U.F., 1948), p. 22. (34) " ibid. p. 11. (35) Jean Larnac, Geor e Sand Révolutionnaire Paris! Editions Hier et Aujourd'hui, 1947 ), p. 161.

(36) Edi th Thomas, Les Femmes de 1848 (Q1? cit.), p. 66.

(37) Jean Larnac, .QJ2. cit. p. 160.

(38) Edith Thomas, Les Femmes de 1848 (2:Q. cit.), p. 12.

( 39) Marie-Thérèse Rouget, QE. cit. p. 77. (40) George Sand, Le i.:eunier d' Angibau1 t (Parisl Calmann-Lêvy, s.d.), p. 141. (41) " Lettres a" 1.,arCl.e7' • (.QJ2. cit.), p. 198.

(42) r.:arie-Thérèse Rouget, .Q.2 • cit. p. 78. CHAPITRE IV Le chapitre précédent a montré comment l'action de la femme sandienne, à son début centrée sur elle-même, s'ou­ vre ensuite aux autres, d'abord par la charité, puis par son engagement dans la tâche socialiste utopique de bâtir des communes. A cette évolution, qui effectue le lien du couple et de la famille à la société, correspond un affai­ blissement du féminisme militant et un accroissement du sentiment religieux. Nous allons maintenant faire porter notre analyse sur ce dernier point. A la fin de notre deuxième chapitre, nous remarquions comment toute la pensée sociale sandienne se fondait sur une vertus le don de soi aux autres (amour et solidarité). C'est par la notion de vertu que nous pou­ vons maintenant saisir comment devient possible, dans la pensée idéaliste de George Sand, un changement social fondé sur des sentiments.

~n se fondant sur la vertu, la pensée de George Sand se révèle essentiellement religieuse. Mais là aussi, une évolution se dessine. La femme sandienne des années 1837 est principalement préoccupée par son propre sort. Pour George Sand, dans les romans du début de la période étudiée, les relations entre sexes (niveau de l'individu) sont un microcosme des relations sociales. L'inégalité qui y règne contient en germe les inégalités entre gens de fortunes dif­ férentes. Sa principale critique s'adressait ainsi au mariage, la première institution sociale qui encaàre le 97. couple (individus). Mais en même temps, dans Mauprat (1837), elle porte aussi, par ricochet, sa critique à un niveau plus élevé: elle attaque l'Eglise, l'institution sociale la plus importante à l'époque, qui encadre les relations socia­ les (collectivité). Mais en 1837, ses critiques ne tradui­ sent que ses propres frustrations et ne solutionnent rien. Toutefois, à mesure qu'elle se dégage du couple et trouve une solution au mariage par la famille et l'intégration sociale de la femme dans la communauté, elle substitue aux institutions ecclésiastiques une religion nouvelles le so­ cialisme utopique (Consuelo, 1842-43). Sa découvene des compagnonnages dans Le Compa~on du Tour de France (1840) l'amène à~ublimern le mariage et les institutions ecclésias­ tiques dans une réalité supérieure: la vie solidaire des com­ munes, dans l'amour et l'égalité absolue. Il semble en effet que la pensée de George Sand s'intè­ gre graduellement à l'intérieur d'une religion nouvelle qu'el­ le crée et pour elle-même et pour répondre aux conflits qui opposent les classes sociales. Pour mieux comprendre ce que cela implique tant au niveau psychologique qu'au niveau des idées, nous pcuvons dp.huter par un examen des attitudes sandiennes face à la religion. Un incident d'enfance d'Aurore Dupin éclaire certains aspects du problème religieux chez George Sand. Un jour, lors de son séjou~ au Couvent des Augustines anglaises à

Paris 9 la jeune Aurore est frappée par une lecture de 98. la Vie des Saints. Elle prend feu soudain pour les idéaux catholiques et tente de trouver dans l'Eglise la paix de l'âme. Elle se livre à de ferventes prières et adopte une foi teintée de mysticisme. Elle éprouve une sérénité jus­ qu'alors inconnue. Cette exaltation mystique s'éteint ra- pidement, laissant toutefois le désir profond d'éprouver de nouveau cette foi rayonnante. George Sand poursuivra cette quête mystique dans tous ses romans. Vaine tentati- ve pour recapturer ces quelques moments intenses de sa jeunesse. Ne trouvant pas dans une religion établie de quoi satisfaire au mysticisme de son âme, elle crée dans ses romans une religion qui répond à ses aspirationsw La religion désirée par George Sand ressemble à celle des premiers chrétiens. Le parallèle est frappant; souvent, elle évoque les premières communautés chrétiennes et en fait le panégyrique. Elle y voit même l'image des communes so­ cialistes du futur. Ce rapprochement avec les temps héro!- ques du christianisme l'éloigne du christianisme pratiqué à son époque. Elle cherche la doctrine chrétienne épurée des corruptions que lui ont fait subir les institutions ec­ clésiastiques. Elle sévit contre la souillure dans laquelle l'Zglise a sombré; corruption qui se nourrit des inégalités qui menacent le genre humain:

C'était bien vraiment la figure des pontifes et des princes de l'èglise, de ceux qui avajert refoulé dans les fictions de l'Enfer la religion de l'égalité et le principe d4 ponheur pour la famille hu~aine. ll) 99.

George Sand ne cesse d'adresser à l'Eglise des paroles de reproches, ce qui a pour effet de la ranger au nombre des "indexés" de l'Eglise catholique. Elle refuse d'accepter une institution religieuse qui ne garde pas continuellement un contact intime avec l'humanité. Elle condamne également l'Eglise qui encourage l'homme à se retirer de la société et à vivre en solitaire dans un monastère: Par l'homme isolé, j'entends celui qui se renferme systématiquement dans une retraite intellectuelle et morale, sans consulter les pulsations de la vie qui () circule dans les veines du genre humain. 2 Cette notion d'humanité, de contact direct avec l'in- dividu, constitue l'essentiel de la philosophie religieuse de George Sand. Elle reproche à l'Eglise de vouloir étouf­ fer les qualités individuelles de l'homme et elle adopte la philosophie de Pierre Leroux qui voit dans l'humanité "la maison de Dieu." (3) Ce qu'elle cherche, c'est le contact direct, non médiatlaé par la main des hommes et par-les ins- titutions ecclésiastiques. Cette recherche d'un Dieu imma­ nent la mène à voir dans chaque homme un reflet divin: L'âme humaine conserve toujours dans ses égarements quelque chose de bon et de grand où l'on sent avec respect et l'on retrouve avec joie cette emprein­ te.sac:é~ qui ~~t comme le sceau de la ma1n d1v1ne. ~4) Jusque dans Consuelo (1842-4)), Albert de Rudolstadt appuie encore ces idées car "il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain des abbés et l'ambition de tous les hommes d'Eglise." ~eorge Sand n'admet pas que Dieu 100. approuve de telles atteintes au principe de l'égalité. Elle professe la foi que l'homme peut niveler, avec l'aide de Dieu, les inégalités sociales. Cet_ espoir repose en grande partie dans sa croyance en la perfectibilité de l'homme. L'homme a le pouvoir, croit-elle, de surmonter ses passions belliqueuses et de vivre en paix avec ses semblables. Ainsi, Le temps où il U'hommeJ a pu exister sans notion d'association n'a dû être qu'un âge d'enfance et de nullité où l'on peut dire que la création de son être n'était pas achevée, et qu'il ne différait des animaux que par le ger- me de per~ectibttité caché et endormi en son se~n. (. Dans le peuple, elle espère voir ce "germe de perfectibilité" éclore et croître, pour fonder une société future meilleure. A ses yeux, c'est cette perfectibilité qui rapproche l'homme de Dieu et le progrès de l'homme doit se faire dans cette voie. Elle conçoit en effet le Progrès de l'humanité dans une optique bien particulière. Elle en élimine déli­ bérément toute application matérielle. Dans la pensée san- dienne, le matérialisme et son corollaire, le capitalisme, ne font qu'encourager les penchants égo!stes de l'homme. Ce faisant, ils font obstacle à l'évolution morale, à l'éclosion du "germe de perfectibilité". En ce sens, le progrès du gen­ re humain est essentiellement moral et écarte toute velléité d'appropriation d'ordre matériel et économique, qui ne peut que créer des inégalités sŒiales. Si ce progrès est moral, il est donc logique qu'il ne puisse être réalisé que par la vertu. 101.

Ainsi, les institutions ecclésiastiques, en s'appuyant sur l'accumulation de biens matériels, ont freiné le Progrès que les premières communautés chrétiennes contenaient déjà en germe. En fait, les premiers apôtres chrétiens savaient pratiquer cette "communion antique et fraternelle, le ban­ quet de l'égalité, la représentation du règne de Dieu, c'est­ à-dire de la communauté, qui devait se réaliser sur la face de la terre." Puisque cette réalisation a été paraly- sée par les effets combinés des institutions ecclésiastiques, du matérialisme et du capitalisme~ le Progrès de l'humanité, l'achèvement de la promesse d'égalité apportée par les Apô• tres ne seront assurés que par le rejet du matérialisme et du capitalisme et par le choix de l'égalité. Sans insister pour l'instant sur cette conception du Progrès de l'humanité, quelques points ressortent de l'ana­ lyse précédente. La critique sandienne de la religion éta­ blie reflète les premières critiques sur le mariage parce que l'Eglise perpétue et consolide les disparités de fortu- nes. En d'autres termes, le mariage et les institutions ec­ clésiastiques entravent le progrès de la -famille humaine-. A mesure que George Sand approche des années 1842-45, elle suggère certaines solutions 1 à ses yeux, l'amour sauvera le mariage en unissant des individus de classes différentes et en assurant l'égalité entre les conjoints. Quant à la société, elle n'a aucune aide à chercher du côté de l'Eglise; 102. seule une religion nouvelle peut la sauver. Cette religion sera, bien entendu, le socialisme de type fouriériste. Ainsi, le "mariage d'amour" au niveau de l'invidu et la "religion socialiste" au·niveau de la société permettront de lever les grilles qui empêchent les hommes de faire un pas en avant. La forte inspiration religieuse qui domine les oeuvres de la fin de la période ne laisse pas douter un instant que le projet sandien est d'instaurer une nouvel- le foi. Mais sur le plan social, à qui revient donc la tâche de répandre ces doctrines, de convertir à cette nouvelle religion? Encore une fois, George Sand désigne la femme; et, par la femme, le peuple et l'artiste se joindront à la tâche. Le personnage de la femme est de nouveau capital; agent central de l'éducation familiale, et donc morale, c'est à la femme que revient le devoir de faire éclore et croître le "germe de perfectibilité". Aux niveaux indivi­ duel et collectif, c'est à la femme de sauver le genre humain. Cette fois, c'est au portrait final, à celui de la "femme socialiste", de "l'agent moralisateur", que nous allons nous attacher. Ainsi Eugénie (Horace, 1842) rejette: Du Saint-Simonisme tout ce qui n'é­ tait pas applicable à notre époque pour en tirer ce sentiment aposto­ lique et vraiment divin de la réha­ bilitation et de l'émancipation du ~enre hmin dans la uersonne fémi- nine.- 8 10).

Les femmes saint-simoniennes et sandiennes ont la mission sacro-sainte de travailler à l'amélioration et au Progrès de l'humanité. Elles ont d'ailleurs l'avantage de mieux comprendre le message de l'Evangile. Yseult ~mpagnon du Tour de France, 1840), en parlant à Pierre, dit: Nous autres femmes, nous naissons et nous grandissons dans le catholicisme, quelle que soit la philosophie de nos pères. Eh bien! l'Evangile a pour nous de grandes leçons d'égalité fra­ ternelle que les hommes ne connaissent peut-être pas; et moi j'adore le Christ, sa naissance obscure, ses apôtres, hum­ bles et petits, sa pauvreté et son déta­ chement de tout orgueil humain, tout le poème populaire et divin(d~ sa vie couronnée par le martyre. 9J Cette intuition de la doctrine chrétienne et le carac- tère même de la femme lui permettent de jouer un rôle mes­ sianique dans l'établissement d'une religion nouvelle. Elle sera missionnaire et apôtre de la nouvelle "religion socia­ liste". C'est par son rôle-clé d'éducatrice et de mère qu'elle pourra étendre ses oeuvres de charité, sa sollici- tu de et sa tendresse à tout le genre humain. La femme so­ cialiste doit s'efforcer -de changer les esprits, de vaincre les coeurs, de transformer les croyances." (10) De façon quelquefois assez na!ve, George Sand surestime quelquefois les qualités de persuasion et de suggestion de la femme. Ainsi, dans La Comtesse de Rudolstadt (184)-44), elle souligne l'influence morale qu'a la femme sur l'homme. t~rl est un paysan qui a subi plusieurs infortunes et se révolte contre la société qui l'a injustement emprisonné, tuant par 104. là sa femme et son fils. Sa pensée n'est plus alors que vengeance. Toutefois Consuelo, par son attitude, trans­ forme Karl complètements Des leçons éclairées et charitables ont su en peu de jours en faire un homme sensé, pieux et juste, au lieu d'un bandit que la justice féroce des nations eût poussé au meurtre et cor­ rigé à l'(aide du fouet et de la po­ tence. ~~) George Sand souligne par la même occasion l'importance de l'éducation par le coeur et non par la violence:

Un progrès ex~aordinaire dans ce brave paysan I.-Karl] , éducable par le coeur, et 1nitié à de saines notions religieuses et morales par une admirabtî21ducation de senti­ ment ••• C'est à ce point que religion et éducation se rencon­ trent. La femme est le Messie de la religion sandienne parce que, par son rôle de m~re, donc d'éducatrice, elle résout le conflit entre l'individu et la collectivité. L'éduca- tion rousseauiste relie des individus (la mère et l'enfant) pour ~n faire des êtressociaux (des adultes), les intégrer à la collectivité. C'est donc à la femme sandienne, apôtre du socialisme, qu'est dévolue la tâche d'éduquer le peuple. Elle seule peut introduire, croit aveuglément George Sand, les principes d'a- mour, de solidarité et ae charité parmi lee paysans et les ouvriers, les non-éduqués de la société. C'est en eux que réside l'espoir d'un perfectionnement de l'humanité, car sous leur aspect rude, l'éducation trouve des coeurs simples 105. et altruistes. Par l'éducation morale du jeune paysan, George Sand croit pouvoir éveiller ces forces regénéra- trices qui sommeillent. L'éducation fait donc le lien entre toutes les théories sandiennes esquissées jusqu'à présent. C'est le point focal où convergent toutes les tendances féministes, socialistes et moralistes. Seule l'éducation permet une pénétration pertinente de la pensée sociale sandienne. Nous allons con­ sacrer la dernière partie de ce chapitre à l'examen des théories sandiennes sur l'éducation. George Sand développe à ce propos deux théories: celle de l'éducation pour l'individu et celle de l'éducation pour la collectivité. Notre romancière cherche un syst~me d'édu- cation qui puisse réconcilier ces deux points de vue anti- nomiques. Le problème est soulevé pour la première fois dans Mauprat (1837), où Bernard exprime l'espoir qu'il a dans l'éducation. "Mais l'éducation peut et doit trouver remède à tout; là est le grand problème à résoudre, c'est de trou- ver l'éducation Qui convient à chaque être en particulier." (13) Cette opinion est émise à plusieurs endroits dans les romans sandiens. L'erreur que commet le comte de Villepreux dans Le Compagnon du Tour de France (1840) lorsqu'il se char­ ge de l'éducation de ses petits-enfants, souligne l'impor- tance d'adapter l'éducation au tempérament de chaque enfant. Libéral, le comte a laissé ses petits-enfants s'instruire à leur propre gré: 106.

S'occupant beaucoup d'eux et leur prodiguant tous les moyens de s'ins­ truire, il n'avait mis ni suite, ni ensemble, ni discernement dans les notions contradictoires dont il ~vat·t encombré leurs jeunes esprits. l14 Le manque de système a des résultats étonnants. Le carac­ tère de sa petite-fille, Yseult, lui permet de profiter des bons côtés de cette éducation et d'en rejeter les éléments néfastes:

~lle avait contracté peu de préjugés dans le commerce du monde et le moin­ dre souffle de vérité pouvait les lui enlever. Avec elle, l'éducation à la Jean-Jacques avait fait merveille; et peut-être aucune éducation eût-elle été mauvaise, n'eût pu corrompre cett~lU~­ ture droite et grandement sage. \~) La force de caractère d'Yseult a pu surmonter les points faibles de son éducation. Tel n'est pas le cas de Raoul, son frère: Le vieux comte était un peu effrayé des résultats de son plan d'éducation libre. Le jeune homme Raoul ne mon­ trait aucun goût pour les idées libé­ rales. Tout au contraire, il avait embrassé le genre ultra qu'il voyait (16) affecter à ses compagnons de plaisir. Le comte a donc eu peu de succès de "ce système un peu re- nouvelé de l'Emile" (17) en ce qui concerne son petit-fils. Certains enfants ont besoin d'une éducation disciplinée et systématique. L'éducation, en tenant compte de la personnalité, doit aussi être adaptée à la condition que chacun va occuper dans la société. C'est, du moins, l'opinion d'Antoine de Château- brun (Le Péché de ;.:onsieur Antoine, 1845): 107.

Il disait que, puisqu'il était des­ tiné à vivre en ouvrier de campagne, il serait plus sage d'élever sa fil­ le en vue de sa condition, d'en fai­ re une brave villa~eoise, de lui ap­ prendre à lire et a coud~eê)à filer, à tenir un bon ménage. ~l Or, ce point de vue ne fait-il pas contradiction avec les principes généraux de George Sand? Oui, mais dans le même roman, Janille intervient et insiste pour que Gilberte, la fille de Monsieur Antoine, ait une éducation convenable: Gilberte était instruite aussi soli­ dement que peut l'être une jeune fil­ le élevée dans un pensionnat de Paris, et il est notable de dire que l'édu­ cation des femmes a fait, depuis vingt . ans, de notables progrès dans(la)Plu­ part de ces établissements. 19 L'éducation doit donc être d'abord "appropriée à cha­ cun." (20) George Sand condamne ceux qui proposent un sys- tème d'éducation sans tenir compte des penchants naturels de l'individu. C'est ce qu'elle reproche aux "docteurs de

ft la science sociale , Les docteurs de la science sociale agissent comme ferait un père de fa­ mille qui tracerait a priori le sys­ tème d'éducation de tous ses enfants sans consulter les aptitudes, les be­ soins, les aspirations de chacun d'en­ tre eux. Une telle éducation ne pro­ duirait que des idiots ou des fous ••• (21) Puis, la même éducation -individualisante" doit viser à développer les talents artistiques de chacun. Vulgarisa- trice des talents de l'ouvrier, George Sand s'intéresse plus particulièrement aux dons artistiques du peuple. Croyant que le peuple a des talents artistiques, elle en fait le 108. sujet de plusieurs de ses romans. Elle soutient que le gé­ nie du peuple peut être découvert tant dans le domaine de la musique que dans le domaine de la peinture ou des let- tres. Consuelo, (Consuelo, 1842-43), bohémienne, a un don précieux pour la musique que le Maestro Porpora découvre et développe. Plus tard, dans ses "romans champêtres", George Sand essaie de susciter l'intérêt de ses lecteurs en invo- quant les airs simples et magiques que les paysans composent sur leurs instruments. Elle consacre un de ses romans, Les b~itres sonneurs (1853), à l'art de la cornemuse dans le Ber­ ry. Elle aime la façon dont les âmes rustiques perçoivent la musique à travers leurs modes de vie et leurs sentiments (c'est un bûcheron qui parle). La musique a deux modes que les sa­ vants, comme j'ai ou!-dire, appellent majeur et mineur, et que j'appelle, moi, mode clair et mode trouble; ou, si tu veux, mode de ciel bleu et mode de ciel gris; ou encore, mode de la force ou mode de la joie, et mode de la tris­ tesse ou de la songerie. • • La plai­ ne chante en(majeur, et la montagne en mineur. 22) George Sand croit que la musique est un don naturel, souvent négligé chez les paysans, qu'il faudrait développer par l'édu­ cation et non étouffer. Elle ressent le charme de ces airs paysans et tente de les transmettre à ses lecteurs. Les ~ai­ tres sonneurs(1853), en ceci, est l'exemple le plus frappant et nous le citons pour cette raison, même s'il fut écrit en dehors de la période que nous étudions. Toutefois, tous 109. ses "romans champêtres· font allusion à la musique paysanne; car elle y évoque souvent les joyeuses fêtes et danses du village le dimanche. Le paysan a des dons musicaux jusqu'alors méconnus. De même, l'artiste reste souvent ignoré à la campagne. Le hasard seul lui permettrait de développer ses aptitudes pour la peinture. C'est le cas de Paul Arsène, dans Horace (1842). Né en province, d'une famille pauvre, il a eu peu d'occasions de consacrer son temps à la peinture. Il grif­ fonnait toutefois des dessins sur tous les bouts de papier qui lui tombaient sous la main. Or, un jour, un peintre de Paris voit un de ces dessins et découvre le talent jusqu'alors ignoré du jeune artiste. Il l'encourage à aller à Paris et à cultiver son talent sous les auspices d'Eugène Delacroix. Dans le domaine littéraire, le peuple a aussi des ap­ titudes remarquables. Deux articles, publiés en janvier et septembre 1842, dans la Revue Indépendante, les soulignent. "Les Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires" ont pour but de présenter au grand public les talents littérai­ res et surtout poétiques des "prolétaires". George Sand y publie des poèmes de Magu -- tisserand --, d'Adam Billaut -- menuisier -- et de Beuzeville -- potier d'étain --. ille souligne la simplicité de cette poésie pleine de fraî• cheur où la vanité habituelle des poètes célèbres n'apparaît

pas l 110.

La vie de l'ouvrier est une vie d'action, de force et de simplici­ té. Que sa parole soit donc for­ te, et que son mouvement ••• me ranime, ••• , me transporte, m'attendrisse et me communique cette vigueur qui n'appartient qu'aux ~ac~s jeunes en civilisa­ tion. ~23) George Sand désire retrouver dans la littérature les moeurs simples et charmantes du paysan. Elle critique la poésie contemporaine qui, ayant recours à trop d'artifices, n'expri- me pas une pensée profondément humaine. Le désir d'initier ses lecteurs à la littérature nprolétairen pousse George Sand à se préoccuper de plusieurs ouvriers-écrivains. Elle les encourage, en les aidant de toutes les façons possibles. Elle leur prête de l'argent (Charles Poncy), préface leurs oeuvres (Poncy, hlagu, Gilland, Savinien Lapointe) et oriente leurs recherches. (24) Ce désir d'aider les poètes-ouvriers repose sur une fer- me croyance dans leur mission de regénérer l'humanité. Elle y fait allusion dans le "Premier dialogue sur la poésie des prolétairesn où elle énonce deux propositions: 10 Que la révolution de l'être humain est prête à s'opérer et, que c'est par le peuple qu'elle s'opérera dans tou­ tes les classes de la société, devenues unité sociale; 20 que c'est le devQir du peuple d'y travailler. •• (25) Elle réitère sa croyance dans cette mission du peuple dans une le~tre à Charles Poncy (ouvrier-poète): Vous avez une mission nlus grande peut­ être que vous ne croyez •• : C'est la cause de l'humanité, c'est le salut de l'ave~ir auquel Dt~g)vous a ordonné de trava~ller. • • 111.

L'intérêt que George Sand porte au peuple repose donc sur l'espoir de voir celui-ci regénérer le mondes car "la regénération de l'intelligence est virtuellement dans le (27) peuple." ~lle croit que "le génie du peuple s'éveille tandis que celui des classes aisées va s'éteignant chaque jour. n (28) Cette croyance donne aux romans champêtres, considérés souvent comme de simples récits rustiques, une signification plus profonde. A travers ces scènes de vie rurale, elle transmet le message "politique" de la vigueur et de la force regénératrices de la classe laborieuse, opposées à la dégénérescence et la déchéance d'une bourgeoi- sie oisive. Afin de précipiter l'avènement des classes populaires, George Sand soutient que l'instruction doit être universel­ le. Ce n'est pas le cas à l'époque, comme le souligne G. Bertier de Sauvigny: "Sur l'ensemble des jeunes gens de la classe 1829, il n'y a que 41% qui sach~lire et écrire contre plus de 52~ totalement illettrés." (29) La propa­ gande sandienne vise à rectifier cette situation. Chaque individu a droit à l'instruction; droit que le paysan, selon George Sand, commence à reconnaître et à réclamer. Ainsi, Pierre Huguenin (Le Compagnon du Tour de France, 1840), me- nuisier, s'interroges "L'intelligence n'a-t-elle pas droit' à tous les moyens de perfectionnement?" (30)

Il est intéressant de noter, comme l'a fait ~douard

Dolléans, que la classe ouvrière ~ontre une singulière "vo-

M (31) lonté de culture entre 1830 et 1848. ~n encoura~eant 112.

ces poètes-ouvriers, George Sand aide à perpétuer ce mou­ vement artistique et intellectuel. En même temps, ce con- tact avec l'ouvrier qui s'efforce de s'instruire donne vrai- semblablement à George Sand l'espoir de voir le monde se réformer dès que l'instruction du peuple sera complétée. Ainsi nous pourrions conclure que ses écrits servent deux butss en premier lieu, montrer aux lecteurs non-initiés le désir qu'a le peuple de s'instruire; en deuxième lieu, mettre en relief les difficultés que l'ouvrier doit surmon- ter pour bien s'instruire. De nombreux exemples nous vien- nent à l'esprit pour illustrer cette affirmation. Ainsi, dans Le Compagnon du Tour de France (1840), un père de fa­ mille paysanne s'inquiète à propos de l'instruction de ses enfants. Toute son idée "était de leur faire bien apprendre à lire, à écrire et à compter; sans cela, on n'est bon à (32) rien. • • " George Sand soutient que le paysan com- mence à se rendre compte de l'importance d'une bonne ins­ truction. Elle le souligne en mars 1848 dans sa "Lettre au Peuple, Aujourd'hui et Demain"s Tu ~e peupl~ veux le pain de l'âme; tu veux la lumière, l'instruction, le temps de lire, de méditer, d'échanger ta pensée avec celle de ton semblable. C'est une conq~êt~ intellectuelle que tu réclames. t33J

~eorge Sand croit donc que le peuple a un désir profond de s'instruire. Toutefois, les conditions de vie empêchent souvent le peuple d'acquérir une instruction adéquate. Les paysans pauvres n'ont pas la possibilité de se développer Il). intellectuellement parce que, souvent, ils n'ont même pas assez d'argent pour acheter de la chandelle. ()4) Dans d'autres cas, de longues heures de travail fatiguent trop l'ouvrier pour qu'il puisse s'instruire en même temps. Le cas de Paul Arsène dans Horace (1842) est typiques Oui, il faudrait s'instruire, dit Ar­ sène. Hélas: si j'avais le temps: Mais quand j'ai passé ma journée en­ tière à faire des chiffres, je n'ai plus la force de lire; mes yeux se f::ment m~lg~é moi, ou bien j'ai la f~evre. \)~) Sa conscience des problèmes qu'affronte le paysan lorsqu'il veut s'instruire la pousse à s'écrier dans une lettre au rédacteur en chef du journal La Réforme (25 décembre l844)s Avec quelle rapidité le peuple s'ins­ truirait, si on lui en fournissait les moyens: On ne sait pas assez tout ce qu'il y a de bon sens et de bon voulQir dans ces âmes fortes et patientes. \)0) Tout en revendiquant pour le peuple les moyens de s'ins­ truire, elle ne propose pas de solutions satisfaisantes au problème que l'instruction universelle soulevait à l'époque. En fait, elle envisage une situation idéale, sans toutefois suggérer de moyens adéquats pour la réaliser.

Cette insistance sur le rôle unique que joue l'individu relève d'une conception foncièrement romantique. Par son éducation "individualisante", elle semble menacer ce vers quoi son socialisme aspire. Car l'importance accordée à

l'individualité ~ène à long terme vers un effritement du 114.

groupe social. Comment alors est-il possible de concilier ces vues sur l'éducation avec le projet parallèle de fon- der des communes? Comment faire se rejoindre l'individu et la collectivité, respecter les particularités individuel­ les et les faire contribuer au bien-être de la communauté? A cela, George Sand trouve la réponse suivantes développer en même temps une éducation morale qui prépare l'individu à prendre sa place dans la société. Et cette éducation re­ viendra de droit à la femme, de par son statut de mère. Analysons donc ce dernier aspect de l'éducation sandienne. Cette éducation morale vise de fait au bien de l'huma- nité entière. Les réformes sociales proposées reposent en- tièrement sur cette prémisse. Elle comprend que l'idéal de fraternité et d'amour entre les hommes implique un long tra­ vail d'enseignement moral; elle souligne que cela ne peut s'accomplir dans une journées Parce que le communisme est un contrat de fraternité idéale, pour lequel nous savons bien que les hommes ne sont pas mûrs et auquel ils ne sauraient consen­ tir librement ~t sincèrement du jour au lendemain. l:n) Aussi, dans une perspective sandienne, l'éducationDOrale est-elle la base de toute réforme sociale. Et c'est au sein de la famille, par l'entremise de la mère, que cette éducation doit se faire, ne cesse-t-elle de répéter. Cet- te éducation familiale doit avant tout réaliser la forma- tion morale et humanitaire de l'enfant. En d'autres termes,

elle doit préparer l'enfant à s'inté~rer dans une société 115. de l'avenir; société fondée sur les principes socialistes et où l'égalité règnera. Dans ce sens, l'éducation familiale, transmise par la mère, doit tendre à former "une âme forte qui échappe aux séductions du monde et à la corruption de l'or." (38) La femme peut préparer l'homme à vivre dans une société égali­ taire. Pour ce faire, pour accomplir le r~ve socialiste, l'instruction familiale doit être morale et doit essayer de garder l'enfant du mal en lui inculquant "l'amour du bien et le besoin de la lumière." (39) L'éducation familiale a donc comme objectif de mettre à jour les qualités de l'hom- me et de corriger ses mauvais penchants. Le devoir de la mère est de faire naître la vertu chez l'enfant; de cette façon, l'enfant pourra dépasser son égo!sme originel et s'oublier pour la collectivité. Pour que l'homme soit un être social, semble dire George Sand, il faut qu'il soit

un ~tre vertueux. Respecter l'individualité, mais la ren­ dre vertueuse pour qu'elle soit utile à la société, tel est le message ultime de la théorie sandienne de l'éducation. L'éducation est ainsi la clé de tout l'édifice social: elle s'enracine dans la famille, la plus petite unité de la so­

ciété, et elle vise à faire des adultes, des ~tres sociaux qui savent respecter le "contrat social". De ce qui précède, il découle que l'éducation rêvée est

essentiellement moraliste. ~t qui plus est, la morale en-

sei~ée s'appuie sur des a prioris qui en font un dogme, une 116.

foi, presqu'une religion. Le socialisme de George Sand apparaît alors plutôt comme une morale, une foi religieuse, qu'un système économique ou politique. (40) A mesure qu'elle adopte la doctrine socialiste et que son féminisme diminue, sa foi religieuse ainsi que son idéalisme semblent croître.

Il importe donc de bien saisir l'importance des r~pports entre l'idéalisme et le sentiment religieux dans ce cas. L'idéalisme qui domine les oeuvres des dernières années de la période étudiée (surtout les romans champêtres) semble prendre sa source dans un fort sentiment religieux.

Nous pouvons enfin rassembler l'essentiel des théories sandiennes dans un bref examen de la théorie du Progrès. La vision sandienne de la société est essentiellement escha- tologique. Elle ne parle pas de changements dans les rap- ports politiques et économiques entre les classes, mais d'un perfectionnement moral d'individus. Ce perfectibilisme ap­ paraît dans l'oeuvre sandienne à mesure que la femme cesse de combattre pour son proyre statut et qu'elle s'attache à aider les autres. En liant la notion de Progrès au perfec­ tionnement moral, George Sand la rattache à la femme et, par là, à l'éducation. Et pour éviter que l'éducation ne donne naissance qu'à d'autres inégalités sociales, l'instruction de la femme ne devrait s'exercer que par le biais de l'édu­ cation familiale. Ce problème, George Sand se le pose très tôt, si l'on se fie à ce qu'elle relate dans l'Histoire de ma Vie, où elle se demandes 117.

Pourquoi faut-il qu'une femme soit ignorante? Ne peut-elle être ins­ truite sans s'en prévaloir et sans être pédante? A supposer que j'eus­ se des fils et que j'eusse retiré assez de fruits de mes études pour les instruire, croyez-vous que les leçons d'une mère ne valent pas celles d'un précepteur? (41) C'est à ce niveau, répétons-le, que se comprend essen- tiellement le problème du socialisme et du féminisme san- diens. En faisant le lien entre l'individu et la collecti- vité, la femme doit posséder à la fois l'instruction qui lui permette de cultiver les talents individuels et la grandeur morale qui rapproche tous les hommes dans une grande commu­ nauté fraternelle. La femme est au coeur de l'oeuvre d'édu- cation; et puisque cette oeuvre d'éducation est d'aider au perfectionnement du genre humain, perfectionnement perçu com- me moral, la tâche de la femme est essentiellement morale. Ce progrès moral est de se défaire lentement des inéga­ lités sociales pour retrouver la communauté égalitaire prônée par le message divin, par l'Evangile, et les obligations de la femme sont aussi foncièrement religieuses. Dans l'égalité les hommes auront atteint, aux yeux de l'idéalisme sandien, cette perfection que Dieu a déposée en germe dans leurs coeurs. Le progrès social devient ainsi un projet de "divinisation" de l'homme. Le socialisme sandien est ainsi un perfectionnement moral; et sa réalisation échoit à la femme. L'oeuvre sandienne s'avère donc fondamentalement un moralisme féministe. 118.

NOTES: CHAPITRE IV

(1) George Sand, Consuelo II (2Q. cit.), p. 20. (2) .. "Introduction pour la cause du peuple", Questions politiques et sociales (Paris 1 Calmânn-Lévy, 1879), p. 244. (3) Il Consuelo II (2Q. cit.), p. 206. (4) " ibid. p. 456. (5) " l, ibid. pp. 191-192. (6) " "La pOlitique et le socialisme, II", Questions politiques et sociales (~. cit.), p. Sâ. (7) " Consuelo II (22. cit.), p. 15. (8) " Horace (22. cit.), p. 212. ( 9) " Le compa~on du Tour de France II (QE. cit. , p. 81. (10) " "La Politique et le socialisme, 1", Questions politiques et sociales (~. cit.), p. 70. (11) .. La Comtesse de Rudolstadt III (QE. cit.), p. 497.498. (12) " ibid. p. 497. (13) " Mauprat (.Q.E. cit.), p. 314. (14) " Le compa~on du Tour de France II (QE. cit. , p. 37. (15) .. ibid. p. 38 • (16) " ibid. (17) " ibid. p. 37. (18) " Le Péché de l.;onsieur Antoine (Parisl Calmann-L~vy, 1909), pp. 106-107. 119.

(19) George Sand, ibid. p. 179. (20) .. Mauprat (2:2. cit.), p. 314. (21) " "Lettres au peuple l, Hier et aujourd'hui", Questions politiques et sociales (2E. cit.), p. 209.

(22) Il Les Maîtres sonneurs (Londonl George Bell Sons, 1908), p. 214.

(23) ft "Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires", La Revue Indépen­ dante II, janvier 1842, p. 44. (24) Edith Thomas, George Sand (Parisl Editions uni­ verâitaires, 1959), p. 60. (25) George Sand, "Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires" (2:2. cit.), p. 63. (26) " Correspondance V (Parisi Garnier, 1968), p. 641.

ft "Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires" (QQ. cit.), p. 63. (28) .. ibid • (29) G. Bertier de Sauvigny, ~. cit. p. 241. (30) George Sand, Le Compagnon du Tour de France II (~. cit.), p. 143. (31) Edouard Do11éans, QJ2. cit. p. 44.

(32) ~eorge Sand, Le compa7Yon du Tour de France l Top. cit. , p. 154. (33) " "Lettre au peuple, Aujourd'hui et Demain-, Questions politiques et sociales (QJ2. cit.), pp. 222-223.

(34) " Le I.:eunier d' Angibaul t (Paris 1 Calmann-L~vy, s.d.), p. 279. (35) n Horace (2E. cit.), p. 207. ()6 ) n et sociales 120.

(37 ) Jean Larnac, Q12. cit. p. 192. (38) George Sand, Le Meunier d'Angibau1t (Paris. Calmann-Lêvy, s.d.), p. 101.

( 39) If ibid.

(40) Marie-Thérèse Rouget, Q12. cit. p. 7. (41) René Doumic, Q12. cit. p. 28. COHCLUSIor~ 122.

Jusqu'à présent, nous avons envisagé d'un oeil sympa­ thique l'oeuvre romanesque de George Sand, publiée entre 1837 et 1849. Nous reconnaissons qu'au point de vue litté- raire, les romans qui nous intéressent sont médiocres, car ils présentent peu d'originalité en ce qui concerne la tra­ me, le~ personnages, le dénouement, le style, etc. Parlbis il est difficile de ne pas conf'ondre l'intrigue et les héros d'un roman avec ceux d'un autre roman de la même époque. Néanmoins, quelques-uns sont nettement supérieurs aux au­ tres. Ainsi Mauprat (1837) est "un excellent roman de cape et d'épée," (1) tandis que Consuelo (1842-43) et La Com­ tesse de Rudolstadt (1843-44) présentent certains aspects charmants et attachants. Alain rend hommage à ce long ro- man dans ses Propos: J'attends toujours de voir, aux vitri­ nes des librairies, les cinq volumes de Consuelo, enfin dans leur gloire. Alors, j'en suis assuré, même les ~lus at·~+es feront justice à une grande ame. ) De même, les "romans champêtres", par le charme des descrip- tions et le style idyllique, séduisent encore quelques lec- teurs modernes. Pourtant, dans l'ensemble, nous souscrivons à l'avis d'Emile Faguet qui congédie les "romans à thèses" en les traitant de "médiocres". Ils le sont parce que George Sand ne s'efforce pas de les raffiner au point de vue litté­ raire (dans toute sa carrière d'écrivain, elle n'a retravail- lé qu 'ton roman: le Lélia de 1833 réapparaît avec b,eaucoup de

changements en 1839). 2lle les écri~ rapidement et son exal-

tation y transparaît puisqu'elle traite de ~uestions qui 123. touchent de très près son coeur. Le but précis de ce mémoire n'a pas été d'exposer les mérites littéraires de ses romans; nous reconnaissons qu'ils sont rares. Nous nous sommes plutôt appliqués à analyser l'idéologie sous-jacente à tous les romans sociaux qui ex­ pliquerait peut-être la légende qui s'est créée autour de cet écrivain singulier. George Sand était-elle révolution­ naire? Peut-on la qualifier de socialiste? Et de féministe? Notre étude nous a permis de souligner qu'au fond, son oeuvre romanesque n'encourage pas de telles épithètes. Son comportement masculin expliquerait plutôt cette légende. Sa réputation de bas-bleu se fonde sur ses actions hardies, restées dans la mémoire du grand public et non sur ses écrits. George Sand agit en non-conformiste dans sa vie quotidienne. elle porte des pantalons, elle fume des cigares. • • Ce com­ portement bâtit sa renommée. Vers 1848, elle devint aux yeux des féministes, le symbole de la femme émancipée. Son di- vorce, ses nombreux amants, ses actions pendant la Révolution de 1848 incitèrent à la choisir comme Messie: N'est-elle (George sand] pas destinée à devenir le porte-parole de toutes les femmes asservies et qui espèrent en leur libération? C'est du moins ce que pense l'excellente Eugénie Niboyet. dEst-il donc besoin de le dire, écrit-elle dans La Voix dco Femmes (6 avril 1848), le représentant qui réunit nos sympathies, c'est le type un et une, être mâle par la virilité, femme par l'intuition di­ vine, la oQésie: nous avons nomm~ Sand . . ." () 124.

Les féministes, en nommant Sand comme représentant, méconnaissent son vrai caractère. Car sa virilité n'est qu'une façade pour cacher son tempérament sensible. Son refus à cette demande (de représenter les féministes) ren­ force ce que nous avons déjà soupçonné: que loin d'être révolutionnaire ou militante, George Sand (surtout en 1848) se révèle très conservatrice, voire réactionnaire. Car la doctrine réformiste soutenue par George Sand repose sur des prp.ceptes r.eligieux et moraux, et non sur des théories économiques et politiques socialistes. Ce point de vue religieux fait l'unité de l'oeuvre sandienne et explique en même temps certaines conceptions erronées de notre ro­ mancière. Un dénombrement rapide des arguments émis dans ce mé­ moire permettra de souligner les ambiguités et les contra­ dictions de sa pensée. Au premier chapitre, nous avons vu comment la pensée sociale sandienne respecte implicitement la division de la société en classes. Un coup d'oeil super­ ficiel semblerait pourtant en indiquer le contraire. Une étude approfondie révèle cependant que, quoique George Sand désire améliorer le sort des classes pauvres, elle ne pro­ pose jamais de nivellement politique et économique des bar­ rières sociales. Deux exemples viennent à l'appui de cet argument. Tout d'abord, rappelons que George Sand incite le noble à une plus grande charité à l'égard des défavorisés. En ceci, 125. elle se conforme au précepte chrétien de la charité. Elle implore les nobles de dépenser leur argent et leur temps au secours des pauvres. Cet appel à la charité est un trait particulier de l'époque. G. Bertier de Sauvigny souligne que pendant la Restauration, les riches n'ignoraient pas totalement le sort des pauvres. Les appels que George Sand et ses contem­ porains lancaient aux privilégiés de pratiquer la charité n'étaient pas toujours sans réponse: Peu d'époques ont été plus fertiles en oeuvres charitables de toutes sor­ tes et, la mode venant au secours de la religion, il n'était pas une dame de la haute société qui ne tint à (4) l'honneur d'avoir "ses pauvres". George Sand elle-même, la Bonne Dame de Nohant, est fière des Fanchettes qu'elle tire de la misère. La charité ca­ ractérise un mode de pensée de la société louis-philippardes Un seul fait suffit à caractériser le changement d'esprit qui s'est opéré à cet égard après 1815s alors que sous l'Empire, la moyenne annuelle des dons et des legs aux hospices et hôpitaux était de l million, de 1814 à 18)0, cette moyenne s'est élevée à ) millions. (5) Le principe de la charité, si cher à George Sand, tra- duit bien cet état d'esprit. Dans son oeuvre romanesque, elle ne cesse d'exhorter au secours de ceux qui vivent dans

la misère. .c.lle commet l~. même erreur que ses contemporains

lorsqu'elle i~ore que l'étendue de la pauvreté -dépassait les ressources des bonnes volontés individuelles." (6) bIais, qui pis est, en faisant appel à l'individu riche et 126. non à l'Etat ou au peuple lui-même (comme Marx ou les autres socialistes révolutionnaires), ses théories sociales sont vouées à l'échec car elles contiennent une dangereuse con­ tradiction. En effet la charité, au lieu d'instaurer l'éga­ lité entre les ho~~es par un changement des rapports de pou­ voir, maintient les pauvres dans leur infériorité économi­ que. Elle cor.serve le même rapport d' infériori té et de su­ périorité entre les riches et les pauvres. Par le geste de "faire la charité", le riche renforce sa supériorité sur celui qui fait l'objet de ses libéralités. En d'autres ter­ mes, les solutions que propose George Sand renforcent les différences de classe au lieu de les niveler. La charité ne peut objectivement mener à une réforme sociale; elle perpétue les différences de fortune en obligeant le pauvre à dépendre non de lui-même mais des autres. Loin d'effacer les inégalités, la charité en accuse les traits. En deuxième lieu, l'attitude sandienne à l'égard du bourgeois et du nouveau-riche vient à l'appui de notre thèse. Nous avons dépeint son mépris envers cp.tte classe qui adhère aux idéaux matérialistes et capitalistes. Elle ne saisit pas que la bourgeoisie qu'elle dénigre est essentiellement une classe mobile, une classe qui cherche à sortir de sa con­ dition miséreuse pour participer à l'abondance de l'aristo­ cratie. Et George Sand la condamne. Inconsciemment, elle refuse aux classes inférieures le droit de sortir de leur 127.

misère; elle préfère la condescendance du noble qui donne aux pauvres quelques miettes de sa fortune. Mais surtout, elle désire que les nobles restent nobles et que les paysans demeurent paysans. En ceci, la position de Sand est fonciè­ rement réactionnaire~ L'aide du riche n'est pas un moyen de combattre les inégalités sociales; on ne demande pas aux privilégiés d'abattre une société de privilèges. Les révo­ lutions ne viennent pas de ceux qui profitent, mais de ceux qui manquent. Si l'on songe qu'à la même époque Marx publiait, on ne peut que douter de l'épithète "révolutionnaire" appli­ qué à la pensée sandienne. Et si l'on compare ensuite aux idées en cours à notre propre époque, son sentimentalisme ne peut que la ranger avec ceux-là mêmes qu'~ son époque elle dénigrait.

L'étude de la femme et du féminisme dans les chapitres II et III nous place devant les mêmes contradictions théori­ ques. Nous avons déjà vu comment sa peinture de la femme est idéalisée; et, de plus, comment elle n'est guère inno­ vatrice. En fait, ses idées dites "féministes" ne présentent même pas la hardiesse des idées de certaines de ses contem­ poraines. En fait, on peut même avancer qu'elle ne propose à la femme de rôles qui ne soient déjà les siens. Comme nous l'avons montré, le rôle social de la femme qu'elle propose, assez important en 1837, perd de cette importance au fur et à mesure qu'elle se tourne vers un socialisme idéaliste ou 128. utopique. A ce titre, plus elle est "socialiste", moins elle féministe. La Femme supérieure de 1837, intellectuelle et militante, se réduit lentement à une mère modèle qui veille religieusement au développement de ses enfants. Le rôle d'éducation morale amène la femme sandienne à re­ prendre sa place traditionnelle au foyer. L'aspect mater­ nel de la femme remporte la victoire. Cette nouvelle vision de la femme ne fait alors que sanctionner la situation telle qu'elle a existé de tous temps. En reléguant la femme au sein de la famille, George Sand entend implicitement ne rien changer au rôle que la société louis-philipparde lui assignait. Sa position face

à la femme reproduit les m~mes ambiguités que celles appa­ rues au Chapitre l. A première vue, George Sand semble prendre position en faveur de l'émancipation de la femme et de l'abolition des inégalités sociales. Mais en exami­ nant avec plus d'attention ce à quoi mènent les solutions

proposées, nous découvrons ~'elles ramènent au "statu guo". Les buts semblent révolutionnaires, mais les solutions en­ visagées sont réactionnaires ou, pour employer un terme qui n'implique pas d'anachronisme, sont du moins "réformistes". Cette ambiguité entre les buts et les moyens s'évanouit si l'on accepte que l'oeuvre de George Sand est avant tout morale. Elle n'a jamais prétendu édifier un système politique ou économique. Son but explicite est de réformer le coeur des hommes. Dans sa pensée, une réforme de la nature 129. humaine doit entraîner éventuellement un changement des ins- titutions et de la société en général. Elle veut éviter une révolution pOlitique (et nécessairement sanglante); si elle se refuse à attaquer les institutions directement, il ne lui reste qu'à changer les hommes eux-mêmes. C'est la voie qu'elle a choisie, et c'est pourquoi son oeuvre est essentiellement morale. Elle se voue ainsi à une certaine

forme d'inaction sociale a "Mais en ramenant ainsi une doc- trine sociale à une morale religieuse, elle s'arrachait aux nécessités de l'action." On peut en effet reprocher à George Sand son inactivité sociale si on ne comprend pas qu'elle vit et écrit par le

coeur. Elle plaint sinc~rement les pauvres et les malheureux mais elle est incapable de proposer une "politique" réaliste

qui puisse changer quelque chose à leur mis~re. Sa religion utopique se fonde sur un espoir tout à fait "volontariste" dans le pouvoir de l'humanité. Car George Sand, idéaliste et sentimentale, témoigne continuellement d'un optimisme inébranlable quant au sort de l'homme. Ses romrus parlent toujours d'une humanité progressant perpétuellement vers une meilleure société. Le dénouement du Péché de fr10nsieur Antoi- ne (1845) redit cet espoir. Le marquis de ,ooisguilbault semble formuler le souhait de George Sand elle-mêmes Je vous avoue qu'il m'est impossible d'être inquiet pour l'avenir du monde. En vain, l'orage passera sur les ~é­ nérations qui naissent ou vont na1tre; en vain, l'erreur et le mensonge tra­ vailleront pour perpétuer le désordre 130.

affreux que certains esprits appel­ lent aujourd'hui, par dérision appa­ remment, l'ordre social; en vain l'ini­ quité combattra dans le monde: la vé­ rité éternelle aura son jour ici-bas. Et si mon ombre peut revenir dans quel­ ques siècles, visiter ce vaste héri­ tage et se glisser sous les arbres an­ tiques que ma main a plantés, elle y verra des hommes libres, heureux, égaux, u~~~, c'est-à-dire justes et sages! t) Tel est essentiellement le message d'espoir et d'optimisme que George Sand désire nous transmettre. 131.

NOTES. CONCLUSION

(1) André Maurois, ..Q.P. cit. p. 241. (2) Alain, "George Sand et la musique", Propos (Parisl Gallimard, La Pléiade, 1956), p. 805.

(3 ) Edith Thomas, Les Femmes de 1848 (~. cit. ) , p. 40. (4) G. Bertier de Sauvigny, .Ql?. cit. p • 256. (5) " ibid. (6) " ibid. (7) Jean Larnac, @. m. p. 195. (8) George Sand, Le Péché de Monsieur Antoine ,II (Parisl Michel Lévy, 1857) , p. 166. BIBLIOGRAPHIE 133.

BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CONSULTES

OEUVRES DE GEORGE SAND

1. OEUVRES ROW~ESQUES PARUES ENTRE 1837 ET 1842. (Ordre chroncHogique )

Mauprat (Parisl Garnier-Fl~rion, 1969) (1ère éd., Paris 1 Bonnairel 1837) Lélia (Paris. Garnier, 1960) (édition remaniée, Paris 1 Bonnaire, sept. 1839) Le Compagnon du Tour de France {2 vol.) (Parisl Calmann-Lévy, 1885) (1ère éd., Paris 1 Perrotin, déc. 1840)

Consuelo (2 vol.) (Paris 1 Garnier, 1959) (1ère pub., La Revue Indépendante, feuilleton, f~v. 1842 - mars 1843) Horace in Oeuvres com 1ètes de Geor e Sand, XV Paris 1 Perrotin, 1 3 \ïère pub., Paris 1 De Potter, avril 1842) La Comtesse de Rudolstadt III (Paris. Garnie~, 1959) (1ère pub., La Revue Indépendante, feuilleton, juin 1843 - février 1844)

Jeanne (Paris 1 Nelson, s.d.) (1ère éd., déc. 1844) Le Meunier d'An­ gibualt (Parisl Ca lmarffi-Lévy, s.d.) (1ère éd., Paris 1 Desessart, juillet 1845) Le Péché de Monsieur Antoine (Paris: Calmann-Lévy, 1909) (Parisl Michel Lévy, 1857) (1ère pub., L'Epoque, feuilleton, à partir du 1er oct. 1845) 134.

La Mare au Diable (Paris 1 Garnier, 1962) (1ère éd., Parisl Desessart, mars 1846)

François le Champi (Paris 1 Garnier, 1962) (1ère pub., Journal des Débats, feuilleton, à partir du 31 déc. 1847) La Petite Fadette (Parisl Garnier, 1958) (1ère éd., Paris 1 Michel Lévy, août 1849)

II. AUTRES OEUVRES ROMANESQUES CONSULTtES. (Ordre chrono­ logique)

Indiana (Paris 1 Garnier, 1962) (1ère éd., Paris 1 J.P. Roret et Dupuy, mai 1832)

Lélia (Paris 1 Garnier, 1960) (l~re éd., Paris 1 Du puy , août 1833) Les Maîtres sonneurs (London: George Bell Sons, 1908) (1ère éd., Paris 1 Cadot, ,juillet 1853)

III. OEUVRES IDEOLOGIQUES ~T PERSONNELLES.

Lettres à Marcie (Parisl Calmann-Lévy, 1869) (1ère pub., Le l.londe, fév. - mars 1837)

·Dialo~es familiers sur la poésie et les prolé­ taires" in La Revue Indépendante II, jan. 1842, pp. 37-65 et IV, sept. 1842, pp. 597-619. 135.

Questions politiques et sociales (Parisl Calmann-Lévy, 1879) Histoire de ma vie (Parisl Calmann-Lévy, 1925) l (Parisl Calmann-Lévy, 1876) (1ère pub., La Presse, feuilleton, oct. 1854 - ao6t 1855) Correspondance (1812 - juin 1847) (Paris: Garnier, 1964-1970) (7 vol., éd., comp. en cours) 136.

OEUVRES CRITIQUES

Bibliothèque Nationale George Sand 1 exposition organisée pour le cent cinquantième anniversaire de sa naissance (Paris, 1954) (catalogue) Blanc, Alice Notre amie George Sand, son enfance, son adolescence. Récit tiré de l'His­ toire de ma vie (Paris 1 Sedes, 1950) Boury, François

Buis, Lucien Les Théories sociales de Sand Par~sl A. Pedone, 1910

Dolléans, Edouard Fé~nisme et mouvement ouvrierl George Sand (Parisi Editions ouvrières, Collection "Masses et militants", 1951)

Doumic, René George Sand 1 dix conférences sur sa vie et son oeuvre (Paris 1 Perrin, 1909) Galzy, Jeanne George Sand (Parisi Julliard, 1950) Karenin, Vladimir George Sand, sa vie et ses oeuvres, [Komarova, Varvara ri] 1804-1876 (Parisl Plon, 1899-1904) Larnac, Jean George Sand révolutionnaire (Pârisl Editions Hier et Aujourd'hui, 1947)

Maurois~ André Lélia ou la vie de George Sand (Paris: Hachette, 1952) Pailleron, Marie-Louise George Sand, histoire de sa vie (Parisl Grasset, 1938-53)

Paz, Magdeleine La Vie d'un ~nd homme, George Sand (Paris, Correa, 1947) Pépin, Roland "L'Evolution de la vensée chez George Sand" (Thèse de maîtrise, üniversité de Montréal, 1962) 137.

Rouget, Marie-Thérèse George Sand "socialiste" tLyonl Bosc Frères, M. et L. Riou, 1931) Salomon, Pierre George Sand (Parisl Hatier-Boivin, 1953)

Thomas, Edith GeOl"tle Sand (Parisl Editions universitaires, 1959) Toesca, Maurice Une autre George Sand (Paris 1 Plon, 1945) 138.

ARTICLES

Alain "George Sand et la musique", Propos (Paris 1 Gallimard, La Pléiade, 1956, pp. 804-806) Bagier, Charlotte "Le Meunier d'Angibault, ou George Sand en 1844-45 (avec documents inédits)", Romanic Review, XLIV, 1953, pp. 12-2) Cassou, Jean "George Sand et le secret du XIxe siècle" , Mercure de France, CCCXLIII, 1961, pp. 601-618 Cellier, Léon "Autour de Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt", Revue des Sciences Humaines, NO 109, 1963, pp. 97-100

Corne Il, Kenneth "George sand 1 Emotion and Idea", Yale French Studies, XIII, 1954, pp. 93-97 Déon, Michel "Quand George Sand n'épate plus le bourgeois", Nouvelles Littéraires, Il mars 1965 Duchet, Claude et Launay, Michel "George Sand et l'armée en 18481 Quatre lettres inédites", RHLF, LXV, 1965, pp. 78-91 Faguet, Emile "George Sand", Dix-neuvième siècle - Etudes litté­ raires (Parisl Société d'imprimerie et de librairie, l88~, pp. 381-409.

!-'aguet, Emile "Une Biographie de ~2orge Sand" Pronos littéraires - Quatrième série, (Parisl Soci~t~ d'imprimerie et de librairie, 1907) pp. 177-188. Lubin, Georges "Une Journée de George Sand", Nouvelles Littéraires, 25 août 1960 pp. 1-2 139.

Page, Léandre nGeorge Sand, femme d'actionn, University of Windsor Review, 3, i, 1967, pp. 69-79.

Reboul, Pierre "Documents inédits autour de La ~mre au Diable", Studi Francesi, NO 5, 1958, pp. 240-242.

Sicard, Claude "La Genèse de Mau~ratn, RHLF, LXVIII, 196 , pp. 782-97. Taine, Hippolyte "George Sandn, Derniers essais de critique et d'his­ toire, 4ème éd. revue et auge (Paris 1 Hachette, 1909) pp. 224-236 140.

OUVRAGES GENERAUX

Evans, David Owen Le Roman social sous la Monarchie de Juillet (Parisl P.U.F., 1930) Evans, David Owen Social Romanticism in France 18 0-1848 Oxfordl The Clarendon Press, 1951 Guichard, Léon La Musique et les lettres au temps "du romantisme TParisl P.U.F., 1955) Pommier, Jean Les Ecrivains devant la Révolution de 1848 (Paris 1 P.U.F., Cûllection du Cente­ naire de la Révolution de 1848, 1948) Thomas, Edith Les Femmes de 1848 (Parisl P.U.F., Collection du Centenaire de la Révolution de 1848, 1948)

OUVRAGES DE REFERENCE

Bouglé, C. Socialismes français du "Socialisme utopique" à la "Démocratie industriel­ le" (Parisi Armand Colin, 1951) Bertier de Sauvigny, G. de La Restauration tPariss Flammarion, 1955) Cobban, Alfred A History of Modern France,II. 1799- 871 tLondons Penguin Books, 1961) Dolléans, Edouard et Crozier, Michel 141.

Faguet, Emile Politiques et moralistes du XIxe siècle (Pariss Boivin, s.d.) Ponteil, Félix L'Eveil des nationalités et le mou­ vement lib~ral (1815-1848) (Paris. P.U.F., 1960) Reinhard, Marcel Histoire de France II riss Larousse, 195 Simond, Charles es- II

Willard, Claude Socialisme et communisme français Seconde ~dition (Paris. Armand Colin, 1969)