LA REVUE SUISSE VOLUME XIV Mappemonde céleste HÉMISPHÈRES «Seul l’incroyant croit que le croyant croit» DE LA RECHERCHE La Mappemonde céleste en La revue suisse de la recherche ET DE SES APPLICATIONS deux hémisphères a été réalisée et de ses applications affirmait l’anthropologue Jean Pouillon. par Melchior Tavernier (Anvers, www.revuehemispheres.com 1594 - Paris, 1665), graveur et Cette citation montre à quel point la La force libraire français. Elle représente Éditeur responsable des constellations illustrées HES-SO Rectorat des croyances par les signes du zodiaque. Route de Moutier 14 croyance - que l’on peut définir par l’adhésion Décembre 2017 Cette gravure mélange ainsi 2800 Delémont des observations d’étoiles avec Suisse à un contenu - est complexe et volatile. des éléments imaginaires. T. +41 58 900 00 00 Les douze constellations du [email protected] Contrairement aux apparences, ni les zodiaque ont été inventoriées par l’astronome et astrologue Comité éditorial progrès scientifiques, ni le recul des religions VOLUME XIV grec Claude Ptolémée au IIe Luc Bergeron, Philippe Bonhôte, Rémy siècle. Son œuvre a constitué la Campos, Yvane Chapuis, Annamaria base de travail des astronomes Colombo Wiget, Claude-Alexandre historiques ne diminuent la crédulité. Notre occidentaux jusqu'à la fin du Fournier, Angelika Güsewell, Nicolas Moyen Âge. Kühne, Florent Ledentu, Max Monti, société technologique représente un terreau Vincent Moser, Noémie Pulzer, Anne- Catherine Sutermeister, Marianne fertile pour les croyances en tout genre, entre Tellenbach, Jean-Philippe Trabichet complots, buzz et autres fake news. Réalisation éditoriale et direction de projet Geneviève Ruiz Ce quatorzième dossier d’Hémisphères explore www.genevieveruiz.com Direction artistique la force des croyances. Nouvelles, anciennes, Bogsch & Bacco www.bogsch-bacco.ch individuelles, collectives, elles orientent les vies,

Rédaction Jade Albasini, Tania Araman, Yann façonnent les préjugés et influencent parfois Bernardinelli, Albertine Bourget, Martine Brocard, Thomas Dayer, même les scientifiques. Andrée-Marie Dussault, Aude Haenni, Stéphane Herzog, Benjamin Keller, Patricia Michaud, Thomas Pfefferlé, Jonas Pulver, Anne-Sylvie Sprenger, Matthieu Ruf, Geneviève Ruiz, Nic Ulmi HÉMISPHÈRES Maquette & mise en page Bogsch & Bacco Couverture Mappemonde céleste en deux hémisphères, La force des croyances M. Tavernier (Paris), 1628 Bibliothèque nationale de Rabats Harmonia macrocosmica, planche 3, Andreas Cellarius,1661 Espace de Calabi-Yau, basé sur le travail du Prof. Andrew Hanson de l’Université de l’Indiana Corrections Samira Payot www.lepetitcorrecteur.com Impression Staempfli SA, Berne, Suisse 13’000 exemplaires

Décembre 2017

N° ISSN 2235-0330 HES-SO Haute école spécialisée de suisse occidentale CHF 9.– €9.– University of Applied Sciences N°ISSN 2235-0330 and Arts Western Switzerland DÉCEMBRE 2017 HÉMISPHÈRES Système Espaces géocentrique de Calabi-Yau Cette planche est La relativité générale une gravure du système fonctionne pour les grandes cosmologique et des échelles et la mécanique orbites planétaires, quantique pour l’infiniment extraite de Harmonia petit. Comme ces deux Macrocosmica, un atlas théories sont incompatibles, céleste du cosmographe la théorie des cordes a Andreas Cellarius été créée pour les unifier. (1596-1665). Il a Selon celle-ci, notre été publié en 1660, monde, tridimensionnel en à une époque où le apparence, serait constitué géocentrisme était de 10, 11, ou même progressivement 26 dimensions invisibles. remplacé par C’est là qu’interviennent l’héliocentrisme. les espaces de Calabi-Yau illustrés sur cette image. Cette forme complexe est constituée de six dimensions.

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HÉMISPHÈRES LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

La force des croyances

ÉDITÉE PAR LA HES-SO HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE VOLUME XIV 4

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SOMMAIRE

66

20 LONGMANS, GREEN, AND CO, 1905 – HERVÉ ANNEN COLLECTION OF RUSSIAN STATE LIBRARY, MOSCOW ANN WUYTS FRANCISCO ESNAYRA HÉMISPHÈRES 5

RÉFLEXION 8 | Les bonnes raisons du croire

GRAND ENTRETIEN 14 | Fabrice Clément

PORTFOLIO 18 | Le baroque mis à plat

PLACEBO 20 | Quand la croyance sublime le traitement

CINÉMA 24 | Le 7e art au service de la propagande

SCIENCE 28 | L’influence des croyances

THÉORIES DE L’ESPRIT 36 | Quand le mensonge réjouit

PSYCHOLOGIE 39 | Le stress des musiciens

GENRE 42 | Place au néo-sexisme

THÉÂTRE 46 | Le masque des micro-messies

PORTRAITS 48 | À chacun ses croyances

TECHNOLOGIE 54 | Aliénante, l’intelligence artificielle?

INNOVATION 58 | Le design thinking en vogue

SANTÉ 60 | Croire en son corps

INGÉNIERIE 64 | Croyances énergétiques

AILLEURS 66 | Touristes en quête de paradis

COMPLOTS 72 | L’expertise jeune

77 — 95 | Focus sur six recherches

96 — 98 | Actualités HES-SO

99 | Contributions 102 | Références bibliographiques 6 7

Je crois en la science. J’ai beaucoup de respect pour les dif- férentes cultures, ainsi que pour les traditions. Mais je crois dans la rationalité des méthodes scientifiques. Ce qui n’est pas prouvé ne peut être tenu pour vrai. L’esprit cartésien me permet de rester loin des préjugés et des lieux communs.

Certaines croyances m’irritent. Comme celle que la science représente une croyance comme une autre. C’est faux. Prenez l’exemple des vaccins. Jusque dans les années 1970, les parents, qui avaient connu des maladies comme la diphtérie ou la poliomyélite,­ n’hésitaient pas à faire vacciner leurs enfants. Actuellement, ils sont de plus en plus nombreux à refuser les vaccinations. Or les vaccins représentent la meilleure solution connue pour prévenir de graves maladies. Surtout, ils permettent de protéger les populations à risque. Pour les chercheurs, l’enjeu n’est pas de prendre position sur la pertinence de se faire vacci- ner ou non, mais d’apporter des réponses scientifiques. Ce n’est pas une question de croyance. La communauté scientifique a, de son côté, une immense responsabilité: communiquer et vulgariser non seulement les connaissances acquises, mais éga- lement l’éthique sur laquelle se basent ses travaux.

ÉDITORIAL Croire en la science Luciana Vaccaro, Rectrice de la HES-SO

D’autres croyances sont davantage liées à des stéréotypes. Comme ceux qui touchent le genre ou les migrations. Je suis par exemple convaincue que le leadership n’est pas l’apanage des hommes, même si on me pose parfois la question... Nous devons lutter contre ce préjugé si nous voulons éviter la sous- utilisation des talents féminins. Pour les migrations, je suis tou- jours étonnée d’entendre des affirmations qui postulent que les personnes qui traversent le désert et la Méditerranée au péril de leur vie viennent profiter de notre système. Ces migrants représentent avant tout des populations vulnérables qui fuient les violences, les guerres ou le manque de perspectives écono- miques. Ce type de préjugés heurte une autre valeur en laquelle j’ai foi: la justice. Dans ma vie quotidienne, je me réfère à elle avant de décider.

Ce nouveau dossier d’Hémisphères s’intéresse donc à un thème pertinent. Analyser les systèmes de croyances qui pré- valent dans notre société nous interroge et nous place face à nous-même. Je vous souhaite, chers lecteurs, beaucoup de plaisir à la découverte de ces articles, qui abordent des sujets aussi variés que l’effet placebo, les légendes urbaines ou encore le design thinking.  8 RÉFLEXION

Les croyances ne disparaissent pas avec les progrès des connaissances. Notre société connaît au contraire un regain de crédulité. Le point sur une notion complexe, qu’il convient d’aborder avec prudence afin de ne pas s’y laisser soi-même piéger.

Les bonnes raisons du croire TEXTE | Geneviève Ruiz

La croyance sert trop souvent à carica- avec une partie de ses contenus dogmatiques. turer la pensée. «Seul l’incroyant croit que En d’autres termes, elles peuvent affirmer un le croyant croit», affirmait l’anthropologue attachement à des contenus sans pour autant Jean Pouillon. De son côté, le sociologue croire fermement à ces mêmes contenus. Bruno Latour ajoute qu’il faut «se garder de croire à la croyance» afin de ne pas confondre Le verbe croire est en soi paradoxal. Les l’affirmation d’un credo avec la radicalité croyances proposent des énoncés qui entrent d’une conception du monde. Croire ne se en contradiction avec les explications causales réfère pas à un état mental stable et exclu- du monde que propose la science. Croire sif, mais bien à un acte de parole. «Il s’agit consiste donc à affirmer son attachement à d’un acte d’affirmation d’adhésion à un des énoncés «incroyables». Mais c’est égale- contenu, explique Laurent Amiotte-Suchet, ment un acte de positionnement par rapport chargé de cours en sociologie des religions à d’autres qui, eux, ne croient pas. Pour affi- à l’Université de Lausanne. Si nous croyons cher ses convictions, il faut se situer dans un qu’une personne qui affirme son adhésion à environnement socioculturel où la possibilité certains énoncés y croit sans hésitation, nous de ne pas croire s’inscrit dans le débat social. plaquons sur elle une vision mécaniste de la «Cette manière de concevoir les actes d’ad- croyance.» De nombreuses études montrent hésion comme problématiques est typique que la majorité des personnes peuvent adhérer des sociétés occidentales actuelles, dans les- à une Église tout en maintenant leurs distances quelles le croyant doit toujours justifier ses Les bonnes raisons du croire 9 croyances avec un discours cohérent, précise Nicolas Roussiau, professeur de psychologie 1 Négation- Laurent Amiotte-Suchet. Dans certaines so- sociale à l’Université de Nantes et directeur de nisme Déni de faits historiques ciétés, le verbe ‘croire’ n’a pas d’équivalence l’ouvrage collectif Croyances sociales à paraître dans le vocabulaire. Le fait de croire ou de en 2018. Des études montrent par exemple Complotisme Récit théorique ne pas croire n’y a aucun sens. L’adhésion à que les femmes sont plus enclines à croire à cherchant à un contenu dogmatique ne se traduit donc l’astrologie. Ce n’est évidemment pas parce démontrer l’existence d’un pas par un acte de parole puisque culture et qu’elles sont moins ‘rationnelles’, mais bien complot de religions sont confondues.» parce que, encore à l’heure actuelle, elles sont façon cohérente plus nombreuses à avoir le sentiment de ne pas Platiste Contrôler le hasard bien contrôler leur existence. C’est aussi le cas Tenant de Ce constat posé permet d’apporter un des adolescents.» Jean-Bruno Renard a égale- la théorie de la terre plate autre regard à la question: pourquoi notre ment établi le profil sociologique des personnes société est-elle caractérisée par une augmenta- les plus crédules par rapport aux théories Reptilien 2 Terme basé tion de la crédulité, ou plutôt par une augmen- parascientifiques : «Il s’agit le plus souvent sur une théorie tation de personnes qui affirment leur adhésion d’individus ayant reçu une bonne formation prônant que les puissants à des énoncés scientifiquement «incroyables»? scientifique, mais qui n’occupent pas de posi- de ce monde Négationnistes, complotistes, platistes, repti- tion dominante dans la société, en termes de seraient des liens ou raëliens 1 disposent certes avec internet pouvoir ou d’argent. Ces théories alternatives extraterrestres mi-hommes d’une tribune inédite dans l’histoire. Le succès représentent un moyen pour eux de se valori- mi-lézards venus de ces théories et la place qu’elles occupent dans ser.» Des loosers, les crédules? «Attention à ne pour manipuler le champ médiatique désespèrent beaucoup pas généraliser, prévient Nicolas Roussiau. Les l’espèce humaine d’enseignants, de médecins, de scientifiques ou croyances touchent toutes les classes sociales et Raëlien même de politiciens. De leur côté, les religions tous les milieux professionnels.» Mouvement fondé par le traditionnelles n’ont pas dit leur dernier mot et Français Claude connaissent un regain d’intérêt un peu partout Réactivation du folklore traditionnel Vorilhon en 1974 suite à dans le monde (voir infographie p.13). Les Pourquoi les gens ont-ils tendance à ses contacts spécialistes remettent de plus en plus en cause croire certaines assertions plutôt que d’autres? supposés la conception d’un processus de sécularisation Ces choix informent sur les sociétés et sur le avec des extraterrestres implacable face à l’avancée de la modernité. sens qu’elles donnent à leur environnement. Nicolas Roussiau prend l’exemple de l’ouvrage «Les croyances ont notamment pour de l’hôtelier suisse Erich von Däniken, Présence but de contrôler le hasard, explique Laurent des extraterrestres. Ce livre, publié en 1968, Amiotte-Suchet. Notre société individualiste développe la théorie des anciens astronautes à 2 Théorie est très anxiogène et pétrie d’incertitudes. partir d’interprétations archéologiques et his- para- ou pseudo- Les individus ressentent ainsi le besoin de toriques. Il explique l’origine extraterrestre des scientifique ré­enchanter un monde perçu comme trop hommes comme le produit de manipulations Connaissance technocratique et incontrôlable.» Pour le socio­ génétiques réalisées par des êtres supérieurs. présentée sous des apparences logue Jean-Bruno Renard, professeur émérite «Entre 1968 et 1997, ce titre a été vendu à 54 scientifiques à l’Université Paul-Valéry à Montpellier et millions d’exemplaires, traduit en 32 langues mais qui n’en a ni la démarche, spécialiste des légendes urbaines, les croyances et ses théories reprises dans plusieurs centaines ni la recon­ servent aussi à «pallier les absences de connais- d’autres livres, précise Nicolas Roussiau. naissance sances. Quand on n’arrive pas à expliquer un Parmi la quantité d’ouvrages qui paraissent événement, les croyances prennent le dessus.» chaque année, comment se fait-il que celui-là Car, en saturant l’environnement de sens, la tout particulièrement ait connu un tel succès? croyance donne l’illusion de contrôle. Son contenu, qui serait passé inaperçu à une autre période de l’histoire, correspondait «Les membres des groupes qui possèdent à des attentes sociales.» Dans son livre Les le moins de contrôle sur leur existence déve- Extraterrestres (1988), Jean-Bruno Renard a loppent davantage de croyances pour faire face défini certains critères qui font que les indivi- aux difficultés qu’ils rencontrent, explique dus croient aux extraterrestres. 10 RÉFLEXION

Cette célèbre photo du monstre du Loch Ness a fait le tour du monde. Elle a été réalisée en 1934 par le chirurgien Robert Wilson. Soixante ans plus tard, l’un de ses amis, Christian Spurling, alors âgé de 90 ans, avouait qu’il s’agissait d’un carton fixé sur un sous-marin d’enfant.

L’Archéomètre a été conçu par Alexandre Saint- Yves d’Alveydre (1842-1909), érudit et écrivain français. Avec cet outil universel, il souhaitait créer la «clé de toutes les Sciences et de tous les Arts». La partie philosophique de l’Archéomètre, intitulée «La sagesse vraie», se partage en deux chapitres: «La sagesse de l’homme et le paganisme» et «La sagesse de Dieu et le christianisme». La série américaine X-Files: Aux frontières du réel raconte les aventures d’agents du La klecksographie consiste FBI lors d’enquêtes qui les à déposer une goutte d’encre confrontent à des événements sur une feuille de papier pour surnaturels, des conspirations ensuite la plier et obtenir ou à des phénomènes en une tache symétrique. Cette lien avec les extraterrestres. technique a inspiré le psychiatre Le poster de la série a été suisse Hermann Rorschach inspiré par une image de (1884-1922) pour son célèbre l’auteur suisse Billy Meier, test. Mais elle fut d’abord qui affirme avoir rencontré initiée par le scientifique et et communiqué maintes fois poète allemand Justinus Kerner avec des extraterrestres. (1786-1862), qui avait inventé la klecksographie comme un procédé permettant de faire apparaître des personnages et d’entrer en contact avec le monde des esprits. GETTY IMAGES – ALEXANDRE SAINT-YVES D’ALVEYDRE DR BILLY EDUARD ALBERT MEIER/FIGU Les bonnes raisons du croire 11 Définitions Croire «Croyance: Pour reprendre l’analyse de l’anthro- pologue Jean Pouillon, «le verbe croire a ceci de paradoxal qu’il exprime aussi bien le doute que l’assurance. Croire, c’est affirmer une conviction, milieu entre mais c’est aussi la nuancer. ‘Je crois’ signifie souvent ‘je n’en suis pas sûr’.» De plus, le complément du verbe peut se construire avec un objet l’opinion direct ou indirect. «Croire en» (adhérer à), «croire à» (affirmer l’existence de quelque chose), «croire que» (ne pas être sûr) ou encore «croire quelque et le savoir.» chose» (tenir pour vrai) se réfèrent à des adhésions et des énoncés De Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs très différents. Foi Du latin fides, confiance, la foi désigne étymologiquement le fait d’avoir confiance en quelque chose ou quelqu’un. Elle est aussi définie comme l’adhésion totale à une croyance religieuse ou à un idéal. Idéologie Système prédéfini d’idées qui constituent le corps d’une doctrine dans le domaine politique, social, économique ou religieux. Religion Du verbe latin religare qui a donné «relier» en français, la religion est un système de pratiques et de croyances en usage dans une com- munauté. Une autre étymologie est aussi avancée: relegere, «relire avec attention», qui a donné le mot latin Environ religio, la religion latine étant fondée 3’500 couples, tous vêtus à sur le respect scrupuleux des rites. l’identique, se L’institution religieuse a pour objectif sont mariés le contrôle de la conformité des lors d’une croyances avec certains objectifs. cérémonie de mariage Légende de masse de À l’origine, une légende est un récit l’Église de mis par écrit pour être lu publique- l’Unification ment. Actuellement, le terme se – également réfère à un récit de caractère appelée Secte mer­veilleux ou à une rumeur née Moon – le 13 février 2013 d’une déformation de faits réels. près de Séoul. Une «légende urbaine» ne se déroule pas toujours en ville, mais se réfère à une légende liée à la modernité. Cette carte postale Créées entre 1899 décrit la machine à et 1910, ces images Sécularisation transmettre le savoir essayent de prédire Processus consistant à soustraire des livres dans la tête comment serait la vie à l’influence des institutions des enfants. Elle fait en l’an 2000. Nombre religieuses des fonctions ou partie de la série En d’entre elles illustrent des biens qui lui appartenaient. L’An 2000 du peintre le rêve de voler ou français Jean-Marc de vivre sous l’eau. La sécularisation politique ne se Côté (en association fait pas toujours au même rythme

KIM HONG-JI/REUTERS – JEAN MARC CÔTÉ, 1901 avec d’autres artistes). que la sécularisation culturelle. 12 RÉFLEXION

Parmi ceux-ci, on trouve un niveau d’édu- Suchet, «on ne croit jamais tout seul. Le brico- cation relativement élevé et une non-pratique lage individuel des croyances est soumis à des religieuse. Ces croyances représentent une précontraintes. Si les individus ont pris leurs sorte de «syncrétisme scientifico-religieux, distances avec les institutions religieuses, ils une religion matérialiste, dont les divinités ont toujours besoin de se référer à un collectif sont des extraterrestres». pour valider leurs croyances et avoir ainsi de ‘bonnes raisons’ de croire.»  Jean-Bruno Renard explique également le buzz des légendes urbaines par «la réactivation de motifs du folklore traditionnel. Certaines thématiques sont en effet particulièrement stables à travers l’histoire, comme l’herbe qui ne repousse pas aussi bien après le passage d’Attila, des fées ou des soucoupes volantes.» Le sociologue cite le cas du monstre du Loch Les mécanismes Ness, qui prend racine dans la tradition uni- de l’irrationnel verselle du bestiaire fabuleux. «Nessie» est le Certains fonctionnements plus célèbre des monstres des lacs, mais il en propres à l’être humain favorisent les croyances. existe partout dans le monde. Ce folklore a été Florilège. réactivé par la découverte avérée d’animaux Biais de perception supposés éteints, comme le cœlacanthe, au sensorielle début du XXe siècle. «Cela a rendu crédible Ce que l’on voit ne correspond l’idée que d’anciennes espèces avaient pu pas toujours à la réalité. Les filtres culturels influencent la perception. survivre, indique Jean-Bruno Renard. C’était d’autant plus pertinent dans un contexte où Cécité d’inattention Elle correspond au fait qu’on ne l’écologie et la protection des espèces avaient le retient qu’une partie de l’information vent en poupe.» Depuis des années, le monstre à sa disposition. du Loch Ness engendre toute une série de té- Corrélation illusoire moignages, de photos, de débats, ainsi qu’un Biais qui consiste à créer un lien lucratif tourisme. «Cela ne s’arrêtera pas de entre deux événements qui sont en sitôt, car la science ne peut pas prouver une réalité indépendants l’un de l’autre. Par exemple, croire que la pleine inexistence», souligne Jean-Bruno Renard. lune favorise le gel.

Dissonance cognitive Individualisation L’être humain a tendance à ajuster des appartenances la réalité à ses croyances et non De nombreuses études ont mis en évi- l’inverse. Un exemple typique: dence la diminution progressive des appar- les gourous ayant annoncé la fin du monde et qui, passé cette tenances religieuses en Occident depuis les date, comptent toujours autant années 1960. Les sociologues parlent désormais de fidèles. de religions «à la carte» ou de «bricolage spiri- Malléabilité des souvenirs tuel», en lien avec des appartenances religieuses Des études ont démontré que qui ne sont plus héritées, mais choisies. «L’ap- la plupart des souvenirs étaient malléables: ils n’ont parfois jamais partenance religieuse devient une option pos- eu lieu ou ils sont relativement éloignés sible parmi d’autres formes d’adhésion en lien de ce qui a réellement été vécu. avec des croyances ou des idéologies», constate Prophétie autoréalisatrice Laurent Amiotte-Suchet. Un individu peut Il y a prophétie autoréalisatrice quand décider de faire baptiser ses enfants à l’église la croyance en un fait imaginaire finit catholique sans être pratiquant, croire en par rendre ce fait réel. Par exemple, une rumeur de pénurie d’essence la réincarnation et en même temps adhérer au crée une panique qui finit par produire véganisme. Mais, avertit Laurent Amiotte- la pénurie redoutée. Les bonnes raisons du croire 13

La religion gagne du terrain

La sécularisation culturelle représente un processus historique incontestable en Europe. Mais c’est une exception. À l’échelle mondiale, le catholicisme et l’islam progresseront bien plus d’ici à 2050 que les non affiliés, selon une enquête du Pew Research Center. TEXTE | Geneviève Ruiz INFOGRAPHIE | Jérémie Mercier SOURCE | Pew Research Center

La majorité de la population «non affiliée» vit en Asie Chiffres 2015

Amérique du Nord 65’000’000 Europe Amérique du Sud 144’330’000 48’990’000 Asie 875’720’000

Moyen-Orient - Afrique du Nord 2’300’000

Afrique subsaharienne Part de la population Nombre d’individus globale 2010-2050 28’690’000 dans le monde 2010-2050 En % En milliards 2,92 Chrétiens 31,4 31,4 2,76 29,7

Chrétiens 2,17 Musulmans 23,2

Musulmans 1,6 Non-affiliés 16,4 1,38 14,9 Hindous 15 1,23 13,2 Non-affiliés 1,13 Hindous 1,03

Bouddhistes 7,1 0,49 Religions 5,9 5,2 Bouddhistes 0,49 populaires 4,8 Religions populaires 0,40 0,45 Autres religions 0,8 0,7 Autres religions 0,06 0,06 Juifs 0,2 0,2 Juifs 0,01 0,02 2010 2050 2010 2050 14 GRAND ENTRETIEN

Le chercheur en sciences sociales Fabrice Clément se passionne pour le phénomène des croyances depuis des années. Il en explique les ressorts et la complexité.

«Nous sommes à la recherche d’un nouveau grand récit» TEXTE | Albertine Bourget IMAGE | Guillaume Perret/Lundi13

Comment définiriez-vous Qu’est-ce qui vous a d’abord intéressé la croyance? dans les croyances? Aha, d’emblée la question piège. Dans Comment on sort de quelque chose qui le discours usuel, cela recouvre souvent soit allait de soi. C’est à force de m’interroger les croyances religieuses, soit les supers- sur le phénomène de la conversion – et de titions. Pour ma part, j’utilise l’image du la déconversion – que je me suis tourné vers mille-feuilles, avec l’idée d’un phénomène la philosophie et la psychologie. D’où mon composé de plusieurs couches. Et avant intérêt actuel envers les attentes spontanées tout, je dirais qu’il s’agit d’un concept à deux que les bébés développent vis-à-vis de leur en- faces: la croyance comme état psychologique, vironnement, aussi bien physique que social. d’une part, et comme phénomène collectif, de l’autre. Une des grandes difficultés à l’heure Les bébés ont des croyances? actuelle, c’est que ces deux notions sont tou- En tout cas des anticipations, des intuitions. jours traitées séparément, par la psychologie Déjà chez eux, on constate des mécanismes, des et la philosophie d’une part, et par l’anthro- processus internes. Sont-ils innés? Dus à l’in- pologie ou la sociologie, de l’autre. Moi qui fluence de leur environnement?À côté de cela, ai commencé par l’anthropologie «classique», il est des attentes ou des préjugés qui sont le fruit je fais le pari qu’il faut essayer de combler le de la sociabilisation. Chacun de nous absorbe fossé entre les deux. une certaine vision du monde qui lui est donné À la recherche d’un nouveau grand récit 15 Fabrice Clément

1967 Naissance à Champéry (VS) 1987 –1990 Études d’an- thropologie et de sociologie à l’Université de Lausanne 1990 –1993 Études de philosophie à l’Université de Genève 1994 –1995 Études de sciences cogni- tives à l’École polytechnique, Paris 2001 Thèse de doctorat en philosophie et sciences sociales, Institut Jean Nicod / EHESS, Paris 2001 –2003 Post-doctorat en psychologie du développe- ment, Berkeley, Ann Arbor et Harvard 2006 Publie Les mécanismes de la crédulité 2010 Professeur ordinaire et codirecteur du Centre de sciences cognitives de l’Université de Neuchâtel 16 GRAND ENTRETIEN par sa famille ou ses proches, très peu réflexive. Nous en sommes revenus, À cela s’ajoute la «couche» des croyances plus de ces grands récits, non? réflexives, à propos desquelles il est possible Ces grands récits marchent bien quand d’avoir un certain recul, d’échanger avec ils sont isolés, quand chaque communauté est l’autre. Ce sera le «moi j’y crois, j’adhère à dans sa bulle. Le multiculturalisme les met à cette pensée», avec la conscience que l’autre mal, dans une confrontation qui redonne au ne croit pas forcément la même chose. Même religieux et au conservatisme un poids impor- si bien sûr, au fond, l’envie que l’autre croie la tant, comme pour «remettre l’église au milieu même chose est présente. La croyance poussée du village». L’écologie pourrait, aurait pu être à l’extrême, c’est le fanatisme, qui exige que un grand récit, mais cela a encore des difficul- tout le monde partage la même vision des tés à prendre. Je dirais que nous sommes à la choses. Et enfin, les croyances symboliques: recherche d’un nouveau grand récit. des idées auxquelles vous adhérez fortement mais que vous n’avez pas forcément entière- Cela nous amène à un certain relativisme... ment comprises. Par confiance, par tradition, Pour une vie harmonieuse en démocratie, parce que ce système-là donne du sens à la vie. il faut admettre que sa croyance n’est qu’une parmi d’autres. Dans un univers à grands C’est ce que vous nommez les «grands récits, toutes les informations liées aux récits». Pouvez-vous développer? croyances symboliques viennent d’une cer- Un «grand récit», c’est l’Histoire, celle taine tradition. Soit vous rejetez tout et vous qui vous explique pourquoi vous en êtes là à retournez au grand récit, dans une démarche ce moment précis. C’est extraordinairement identitaire, soit vous vous faites votre super- réconfortant, cela vous donne un but, réor- marché, avec du yoga par-ci, du karma par- ganise le chaos. Il y a une intentionnalité. là... Toutefois, dans ce processus d’emplettes L’eschatologie chrétienne, par exemple, c’est spirituelles, il reste toujours quelque chose un grand récit. En ce moment, ce qui est très à qui nous dépasse. L’émerveillement devant la mode, c’est plutôt les théories du complot, la Nature, qui est une expérience très forte les Illuminati ou autres élites qui tirent les pour beaucoup, en fait partie. Mais pour vous ficelles dans les coulisses du pouvoir. répondre, la cohabitation des grands récits en diminue le pouvoir motivant, oui. Des croyances assez sombres... Mais les grands récits ont souvent cet aspect Qu’est-ce qui anime la croyance, au fond? noir. Ce qui est confortable, c’est que si vous Je dirais l’affect, l’émotion. Les sciences y adhérez, tout se met à faire sens et vous ga- ont longtemps séparé le monde de la raison et gnez un certain pouvoir, au moins imaginaire. le monde des émotions. Or, je crois qu’il est Le communisme, comme le capitalisme et son très difficile de vraiment distinguer les deux. «âge d’or» sont des grands récits économiques. La croyance est une forme de sentiment «d’être Comme sont des récits ce qu’on a pu entendre dans le vrai», que le récit va mettre en branle en sur le progrès ou les inventions technologiques. impliquant l’identité personnelle, le destin... Tel- lement de choses affectives. Tenez, les gens qui Y a-t-il eu un âge d’or des croyances? disent ne pas croire au réchauffement climatique. Je pense qu’il renvoie plutôt à une sorte Eh bien, je suis persuadé qu’ils font tout pour de fantasme anthropologique et religieux, se désengager affectivement face à une simula- celui d’un monde complètement fermé. Le tion – rapide, inconsciente – des conséquences mythe de la société primitive, isolée, fonction- potentielles du réchauffement. C’est un peu la nant en autarcie. Un tout ordonné où chacun a notion du wishful thinking. Et la croyance va sa place. Cela explique d’ailleurs la popularité être d’autant plus renforcée selon votre vision actuelle des croyances amérindiennes, qui sont du monde. Elle ne surgit pas de nulle part, elle perçues comme attribuant à chaque être une se transmet et repose sur un environnement régi place dans un système global. par des mécanismes sociaux. À la recherche d’un nouveau grand récit 17

Que faites-vous des croyances faire partie «du grand méchant monde» alors «limitantes» ou «négatives»? qu’objectivement, jamais la violence n’a été C’est une idée qui, tout en ayant l’air aussi faible. Il faut continuer à décrypter les très «individuelle», a une forte composante mécanismes, faire attention aux généralités et culturelle. La conception selon laquelle on ne pas se focaliser sur les choses qui ne vont disposerait d’un «soi» dont il faut prendre pas bien. soin. Ça me paraît assez lié à l’idée – améri- caine? – de réalisation personnelle. Toutes les Les croyances ont changé, mais pourquoi cultures ne trimballent pas cette idée de for restent-elles si fortes? intérieur, qui a sans doute des sources dans Je reviens à mon image du mille-feuilles. la tradition chrétienne. Si on enlève de ces grands récits les aspects imposition et coercition, il en ressort tout de Mais les croyances impliqueraient même des messages universels qui résonnent toujours une certaine distance? avec des attentes intuitives en chacun de nous. Il me semble que c’est la nature même des Si l’on ne croit plus à rien, on ne se bat plus croyances, sauf peut-être chez les plus fana- pour rien. Le sociologue Pierre Bourdieu tiques, et encore... Même les gens les plus col- disait que «l’illusion, c’est le fait d’être pris lés à leur système de croyances n’y adhèrent au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le pas totalement et en permanence. Ce n’est pas jeu en vaut la chandelle». Il faut un minimum pour rien que les sectes excluent l’autre, celui d’illusions, de croyances pour vivre. Entre le qui ne croit pas comme elles. La croyance dépressif et l’intégriste fanatique, il y a vous et émerge dès qu’il y a altérité. Et le monde des moi, qui tentons de naviguer. croyances ne fonctionne pas comme celui des savoirs. C’est d’ailleurs pour cela que le Quelle forme tend à prendre terme de «post-vérité» me pose problème. Je la croyance aujourd’hui? suis très troublé par ce glissement sémantique Je crois que nous vivons la nostalgie d’une qui met croyances et hypothèses scientifiques forme d’héroïsme dans un grand dessein col- sur le même pied, comme si croyance et savoir lectif, qui donnerait lieu à un engagement total. étaient la même chose. C’est ce à quoi se sont C’est très attractif. Cela se traduit par le besoin attelés les créationnistes américains depuis de sortir du lot, de s’engager totalement, par des années, et avec succès: faire croire que la exemple dans les sports extrêmes, d’endurance science est une croyance comme une autre, notamment. On se tourne vers une réalisation alors que c’est fondamentalement différent. personnelle. Il est encore et toujours question Un scientifique ne «croit» pas au réchauffe- de croire à quelque chose qui vaut la peine, ment climatique. Ce n’est pas une question mais aujourd’hui, il semble que c’est le par- de croyance, mais simplement la meilleure cours qui amène à cet idéal, nous fait nous dé- des hypothèses au moment où elle est émise. passer, qui compte plus que l’idéal lui-même. Sur lequel, d’ailleurs, avouons-le, on n’est On constate pourtant que cela fonctionne, généralement pas très au clair.  voyez le phénomène des fake news. Ici intervient la notion de confiance, cru- ciale pour la croyance. Selon qui vous êtes, vous n’allez pas accorder la même confiance à telle ou telle source d’information ou tel ou tel politicien. En cela, internet est une caisse de résonance fantastique, une bulle renforcée par les algorithmes. Ce processus de croyance re- présente un des grands enjeux démocratiques aujourd’hui. Le clivage entre la perception et la réalité grandit, voyez comme on pense 18

Portfolio

TEXTE | Geneviève Ruiz IMAGES | Cyril Porchet

Le baroque mis à plat Cyril Porchet a photographié de manière frontale et systématique le chœur de dix églises baroques en Allemagne, en Espagne et en Autriche. «Ma démarche n’a pas grand-chose à voir avec la religion, confie le photographe lausannois qui a réalisé le travail Séduction en 2009 dans le cadre d’un Bachelor en photographie à l’ECAL. Le but de mon approche consistait à montrer les excès du baroque et à faire un lien avec le caractère ‘spectatoriel’ de notre société contemporaine. J’ai soigneusement sélectionné ces églises en fonction du niveau de leur exubérance et de leur saturation.» Les historiens expliquent le dévelop- pement du style baroque comme une réaction de l’Église catholique face à la Réforme. Ce style aurait donc servi une volonté politique de reconquête des âmes. «Mes photos permettent un rappel de la fonction des images comme outil très puissant de commu- nication et de manipulation», poursuit Cyril Porchet, qui a gagné le Swiss Design Award pour ce travail. Ces églises sont-elles belles? «La beauté est un terme compliqué, estime le photographe. Je les trouve tantôt écœurantes, tantôt sublimes. Mais j’aime mes images et l’aplat optique produit par la caméra.» Cyril Porchet se dit non-croyant, agnostique. Il affirme ne pas ressentir d’animosité envers la religion, ne pas avoir d’intention critique. «Mon regard n’est pas celui d’un intellectuel, ni d’un historien de l’art. Je pose un simple constat.»  PORTFOLIO 19 20 PLACEBO

Nos idées peuvent fortement influencer le processus de guérison ou au contraire d’aggravation d’une maladie. C’est l’effet placebo ou respectivement nocebo. Rejeté par une médecine avide de preuves scientifiques, il est néanmoins régulièrement utilisé dans la pratique.

Quand la croyance sublime le traitement TEXTE | Martine Brocard

Une pilule de sucre à même de berner macologiques. En revanche, si l’on défini le les esprits crédules, le placebo? Voilà le cliché placebo comme ce qui peut déclencher un qui colle à ce mot. Pas étonnant, dès lors, que effet placebo, qu’on peut à son tour définir nombre de médecins veuillent s’en distancier, comme l’évolution positive d’une maladie ou au risque de passer pour des charlatans. Pour- d’un symptôme, dépassant les effets physiques tant, l’effet placebo qui peut en résulter s’avère scientifiquement attendus d’un traitement, sa parfois saisissant. «En médecine, on ne sait pas portée va au-delà des comprimés de sucre. exactement comment il fonctionne, mais on le constate, résume Rose-Anna Foley, anthro- «Des études ont montré qu’un analgésique pologue et professeure associée à l’HESAV - injecté par un médecin s’avère beaucoup plus Haute Ecole de Santé Vaud. C’est un domaine efficace que la même substance administrée par peu investigué, car on cherche plutôt à le perfusion», pointe Margrit Fässler, éthicienne réduire, vu la représentation négative du de la santé à l’Institut d’éthique biomédicale de placebo en général.» l’Université de Zurich. Dans ce cas, la présence et l’implication du praticien agissent comme un La définition classique du placebo (du placebo. «L’effet placebo est causé par tout ce latin «je plairai») est celle d’une préparation qui peut impressionner le patient, comme des ressemblant à un médicament, mais dépour- examens médicaux, l’attitude du soignant, ou la vue de tout principe actif. C’est le cas des réputation d’un médecin ou d’un médicament», placebos utilisés dans le cadre de tests phar- estime Margrit Fässler. Quand la croyance sublime le traitement 21

La chirurgie, un méga-placebo TROIS QUESTIONS À Il existe même une hiérarchie entre les voies d’administration des médicaments et Florence Scherrer Les croyances du patient l’effet placebo qu’elles induisent. Ainsi, les influencent la réussite de son injections intraveineuses sont perçues comme traitement. Ce concept forme la les plus efficaces, suivies des injections in- base de l’éducation thérapeutique, spécialité de Florence Scherrer, tramusculaires, puis des comprimés, et en maître d’enseignement à l’Institut dernier lieu des suppositoires, fait remarquer et Haute Ecole de Santé La Source. la psychologue Christine Cedraschi, chargée de cours à la Faculté de médecine de Genève, et auteure d’un article intitulé Le placebo, un allié mésestimé…

De même, les actes médicaux ne sont pas égaux de ce point de vue, avec la chirurgie qui remporte la palme du «méga-placebo», selon le même article. «Cet acte est perçu comme important. Il implique qu’on a quelque chose de grave et suscite l’inquiétude des proches, explique Christine Cedraschi. Ce sentiment est renforcé par les appareils sophistiqués qui se trouvent en salle d’opération ainsi que le HERVÉ ANNEN rituel qui s’y déroule, mené par le personnage En quoi consiste l’éducation thérapeutique? prestigieux qu’est le chirurgien… C’est plus FS Elle a pour but d’aider le patient à acquérir des impressionnant qu’un comprimé antidouleur!» compétences pour gérer sa vie avec une maladie. Il se sentira ainsi plus à l’aise et risquera moins Une étude finlandaise publiée en 2013, de complications et d’hospitalisations. Il améliorera menée sur 146 patients souffrant d’usure du en outre sa qualité de vie et son estime de soi. ménisque, a montré que ceux qui avaient subi une meniscectomie partielle sous arthroscopie Concrètement, comment cela fonctionne-t-il? FS Nous partons des représentations que le patient ne se portaient pas mieux que ceux qui avaient se fait de sa maladie pour l’aider à les transformer. subi une simulation de l’opération (avec tout Certains patients à qui on a posé un stent à la le rituel d’une «vraie» opération). Seuls cinq suite d’un infarctus voient cet épisode comme patients sur les 76 à avoir subi la «fausse» une fracture et s’imaginent reprendre leur vie opération ont été réopérés plus tard en raison comme s’ils étaient guéris. Nous intervenons de douleurs persistantes, tout comme deux des alors en leur faisant comprendre que leurs artères 70 patients à avoir subi la véritable opération. restent endommagées et qu’il s’agit d’une atteinte chronique appelée l’athérosclérose. Une fois qu’ils comprennent cela, ils sont davantage disposés à «Par la bande» bouger plus, manger mieux et arrêter de fumer. S’il semble peu probable que de telles «opérations fantômes» puissent se dérouler à Comment est née cette discipline? l’insu des patients en dehors du cadre d’études FS Elle a vu le jour dans les années 1990 avec autorisées par des comités d’éthique, il n’en des diabétiques. Avant la découverte de l’insuline, va pas de même pour des actes plus anodins. ces derniers mouraient. Après, on a pensé que «Des soignants m’ont confié qu’ils pouvaient, le problème était résolu puisqu’on disposait d’un traitement. Cependant, le nombre de lorsque le patient est connu de leur service, morts et de complications graves restait très haut. remplacer une dose d’antalgique par une On a alors compris qu’il ne suffisait pas d’avoir injection d’eau afin de le calmer, glisse un traitement pour que le patient le prenne, Rose-Anna Foley. Mais ces actes se font dans mais qu’il était indispensable d’amener ce certains contextes et par la bande.» dernier à le comprendre et y adhérer. 22 PLACEBO

Une étude de l’Institut d’éthique bio- bénéficier de l’effet placebo, indique une médicale de l’Université de Zurich menée récente étude de l’Université de Bâle et de en 2009 auprès des pédiatres et des médecins la Harvard Medical School de Boston. Dans de famille du canton de Zurich a montré que ce cadre, trois groupes de patients ont reçu moins de 10% d’entre eux faisaient usage de une crème placebo pour soigner une douleur. «placebos purs», de type injection d’eau ou Aux premiers, elle était présentée comme pilule de sucre présentée comme un «vrai» un antidouleur doté d’un principe actif, aux médicament. En revanche, près de trois quarts deuxièmes comme un placebo et était accom- des répondants ont indiqué avoir recours à pagnée d’une information de 15 minutes sur des placebos dans le cadre d’un traitement. l’effet placebo, et aux troisièmes comme un «Il s’agissait par exemple de suggestions posi- placebo, sans autres explications. Au final, les tives de type ‘vous allez guérir’, de bandages participants des deux premiers groupes ont dit simples, de vitamines, d’antibiotiques sans avoir ressenti une diminution significative des lien avec la condition du patient ou encore douleurs, tandis que ceux du dernier groupe d’examens diagnostiques superflus mais sans n’ont pratiquement ressenti aucun effet. Les risque pour le patient, comme des ultrasons, chercheurs concluent que les placebos peuvent ou de l’imagerie par résonance magnétique», avoir de l’effet même s’ils sont désignés com­me précise Margrit Fässler, qui a piloté l’étude. tels, pour autant qu’ils soient accompagnés d’explications. Une grande partie des participants ont en outre peiné à se positionner sur l’éthique en ma- De son côté, après la publication de l’étude tière de placebos. Cette interrogation donne lieu sur l’usage du placebo auprès des médecins à de grandes divergences parmi les médecins, zurichois, Margrit Fässler a reçu le coup de fil constate Margrit Fässler. «Certains sont très d’une femme lui demandant le contact d’un mé- stricts et considèrent de leur devoir d’utiliser decin pouvant lui prescrire des placebos. «Elle uniquement des techniques scientifiquement m’a dit qu’elle avait besoin de somnifères, mais prouvées et que l’utilisation d’un quelconque qu’elle devenait dépendante aux médicaments. placebo revient à mentir à leur patient. Au Son ancien médecin lui prescrivait ouvertement contraire, d’autres se forment à des médecines des placebos, ce qui fonctionnait parfaitement alternatives parce qu’ils réalisent que certains pour elle. Elle se trouvait très ennuyée après de leurs patients ne peuvent pas être aidés par son départ à la retraite.» la ‘médecine universitaire classique’ et veulent donc étoffer leur panoplie de traitements.» Effet nocebo Enfin, si les représentations qu’un patient Jouer un rôle dans sa propre guérison se fait d’un traitement peuvent jouer un rôle En 2009, le plébiscite de 67% des positif dans l’évolution de sa maladie, l’inverse Suisses en faveur de l’introduction dans est également possible. On parle dans ce cas la loi sur l’assurance maladie obligatoire d’effet nocebo (du latin «je nuirai»). des médecines complémentaires comme l’homéopathie ou l’acupuncture, témoigne Margrit Fässler cite encore une étude réali- de l’intérêt de la population pour des trai- sée sur des personnes allergiques à certains anti- tements non prouvés scientifiquement. biotiques, à qui on avait expliqué qu’ils allaient «Ces alternatives à la médecine classique recevoir en milieu hospitalier des doses d’autres séduisent beaucoup de patients, car elles leur antibiotiques afin d’en trouver un auquel ils redonnent un rôle à jouer dans le processus n’étaient pas allergiques. «Ces patients ont de leur propre guérison», observe Rose- développé tous les effets secondaires possibles: Anna Foley. démangeaisons, urticaire, somnolence, pro- blèmes respiratoires, et même, pour certains, Il n’y a d’ailleurs pas nécessairement un état de choc», raconte l’éthicienne. En fait, besoin de tromper le patient pour le faire ils avaient reçu des placebos. «Le seul fait de Quand la croyance sublime le traitement 23 Culture religieuse et relation au médicament Si nos croyances influent sur le processus de guérison, notre origine religieuse – même pour les non- croyants – joue un rôle dans notre rapport aux médicaments. C’est ce qu’a étudié l’anthropologue Sylvie Fainzang. Elle s’est penchée sur quatre groupes d’origine culturelle religieuse différente en France. Il en ressort notamment que les patients d’origine protestante valorisent plus l’automédication que les patients d’origine catholique. «Il règne dans la culture protestante l’idée qu’il faut se prendre en charge soi-même», commente Sylvie Fainzang, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale à Paris. Lorsqu’un patient d’origine catho­ lique est guéri, il jette souvent l’ordonnance en se disant que, s’il tombe à nouveau malade, le médecin lui prescrira ce dont il a besoin. En revanche, lorsqu’un protestant est guéri, s’il jette aussi l’ordonnance – de préférence en la brûlant, pour ne pas laisser accessibles aux autres des informations personnelles – il prend généralement soin de la recopier au préalable pour pouvoir lui-même se soigner si les mêmes symptômes réapparaissent, s’appro- priant ainsi l’acte de prescription. Enfin, «tous les groupes religieux FRANCISCO ESNAYRA craignent les psychotropes, à cause de leurs effets secondaires, mais s’attendre à recevoir des antibiotiques avait Avec sa série de Capsules, pas pour les mêmes raisons». Les produit cet effet. Cela montre que nos croyances l’artiste mexicain Francisco catholiques ont surtout peur de la Esnayra explore le thème somnolence que ces médicaments peuvent avoir des effets très très forts.» L’effet du placebo. Son travail peuvent entraîner. Les protestants nocebo est d’ailleurs pris de plus en plus au interroge la connexion redoutent la dépendance, souhaitant entre le mental, les rester maîtres d’eux-mêmes. Les sérieux, du moins dans certaines équipes de émotions et le corps. patients d’origine musulmane s’in- recherche s’intéressant à la symbolique des Il souhaite montrer à quel point les pensées affectent quiètent souvent des effets délétères médicaments et certains services comme l’on- les corps, comme si l’état sur le cœur, organe qui représente cologie. «La représentation que les patients, mental était un placebo. le siège de la vie morale et spirituelle dans l’islam. Enfin, les patients et à certains égards les soignants, se font de la d’origine juive craignent surtout de chimiothérapie est très négative. Ces traite­ments perdre la mémoire, l’impératif du sont autant considérés comme des poisons que souvenir étant, dans cette culture, comme des médicaments, explique Rose-Anna une valeur cardinale. Foley. Dans ces services, les soignants doivent être conscients que le patient se fait sa propre expérience et idée du médicament, avec laquelle il faudra composer pour faire pencher la balance du côté «cure» plutôt que «poison».  24 CINÉMA

Qu’ils soient nazis, soviétiques ou nord- coréens, les régimes totalitaires ont toujours trouvé dans le cinéma un partenaire de choix pour véhiculer – et imposer – leur idéologie. Mais la notion de propagande ne tisse-t-elle pas sa toile jusque dans les grosses productions hollywoodiennes?

Le 7e art au service de la propagande TEXTE | Tania Araman

Septembre 1934: pour asseoir son pouvoir Croire, Faire croire. «Encore aujourd’hui, il est sur le peuple allemand, Adolf Hitler demande considéré par l’ensemble des critiques et des à la cinéaste Leni Riefenstahl de tourner un analystes comme un exemple du genre.» documentaire sur le sixième congrès du Parti national-socialiste des travailleurs allemands Alliance du cinéma avec (NDSAP), rassemblant à Nuremberg plus les régimes totalitaires de 700’000 supporters nazis. Maniant à la Mais Hitler n’est pas le premier à utiliser perfection le langage cinématographique, le 7e art comme vecteur de son idéologie. «Déjà multipliant les effets de contre-plongée, de en 1915, le film de D.W. Griffith Naissance fondus enchaînés et d’alternance des plans, d’une nation avait pour vocation de réécrire la réalisatrice signe avec Le triomphe de la l’histoire, en dépeignant la Guerre de Séces- volonté un chef-d’œuvre de propagande. sion et ses conséquences du point de vue des «D’un événement ennuyeux, ponctué es- Sudistes. Dès ses débuts, ou presque, le cinéma sentiellement de discours et de défilés, Leni a été détourné à des fins de propagande.» Le Riefenstahl a su tirer un long-métrage pas- professeur évoque aussi Le Cuirassé Potemkine sionnant, à la gloire du parti nazi», souligne et Octobre de Sergueï Eisenstein, classiques du Bertrand Bacqué, professeur à la HEAD– grand écran soviétique des années 1920. Genève, au département Cinéma du réel. Il participait au printemps dernier à Genève au Même son de cloche chez Emmanuel Festival Histoire et Cité, portant sur le thème Alloa, philosophe, maître de conférences à Le 7e art au service de la propagande 25

Doit-on considérer Hollywood comme un outil de propagande américaine? Pas néces- sairement, car il s’agit d’une industrie colossale à elle seule. Reste que les images qui viennent d’outre- Atlantique sont puissantes. Lorsqu’un pays est par exemple représenté systématique- ment en tant qu’ennemi ou saveur du monde, l’impact peut être important. Dans le film Independence Day (1996) les Américains sauvent l’espèce humaine face à une invasion d’extra­ terrestres. TWENTIETH CENTURY FOX l’Université de Saint-Gall et spécialiste de passer de représentations, il en a besoin pour l’image. «Il existe une alliance précoce entre être craint, pour mettre en place des projets le cinéma et certains régimes politiques totali- politiques. Même l’utopie a besoin d’être taires. Ils y ont vu un allié de choix pour véhi- figurée.» Rien d’étonnant donc à ce que des culer leurs idées et ont cherché à en exploiter régimes politiques tels que celui du IIIe Reich le facteur coercitif. Les images ont toujours ou des soviétiques aient vu dans le cinéma un été la courroie de transmission du pouvoir, moyen idéal d’affirmer leur autorité. et cela bien avant l’apparition du 7 e art. Ce dernier n’a fait qu’intensifier ce phénomène, Inutile toutefois d’aller fouiner systéma- puisqu’il permet une immersion totale.» Le tiquement du côté des dictatures totalitaires chercheur rappelle que sous l’Ancien Régime, du XXe siècle pour y dénicher du cinéma le souverain absolu avait besoin, pour en im- idéologique. «Dans les années 1940, le gou- poser à ses sujets, de saturer l’espace public vernement des États-Unis a commandé la d’images à son effigie. «Le pouvoir ne peut se réalisation de sept films, intitulés Pourquoi 26 CINÉMA nous combattons, expliquant aux Américains diversifiés, faisant la place, aux côtés du ci- les raisons de leur engagement dans la Seconde néma, à la télévision et aux réseaux sociaux. Guerre mondiale», relève Bertrand Bacqué. «Aujourd’hui, notre rapport aux images est plus critique, nuance Bertrand Bacqué. Surtout Hollywood, un outil depuis qu’en 1945, nous nous sommes rendu du gouvernement américain? compte qu’elles pouvaient mener au pire. Plus récent encore, Top Gun, qui a Sceptiques, nous remettons constamment en lancé en 1986 la carrière cinématographique question ce que nous voyons. Mais il nous ar- d’un certain Tom Cruise, a été réalisé en rive encore de nous faire avoir. La propagande association avec l’armée américaine durant prend d’autres formes, comme celle des fake la Guerre froide afin de recruter des pilotes. news.» De son côté, Étienne Augé pointe du «Et ça a marché», relève Étienne Augé, doigt la publicité et le placement de produits: auteur d’un Petit Traité de Propagande. À «Les films américains, qui nous semblent être l’usage de ceux qui la subissent et maître de un reflet parfait de la vie aux États-Unis, ont conférences à l’Université de Rotterdam. réussi à nous faire croire qu’il nous fallait à «À la sortie du film, on a enregistré 30% tout prix consommer un café, de préférence d’engagements en plus. Des représentants de un Starbucks, avant de pouvoir commencer l’armée de l’air étaient même présents à la fin notre journée!» de séances.» Un rapport aux images Doit-on dès lors considérer Hollywood plus critique comme un outil de propagande américaine? Si nous sommes donc encore sensibles, Pas nécessairement, répond le spécialiste: toutes proportions gardées, à la propagande, «Hollywood est une entité à elle seule, une nous avons appris à en déconstruire, dans une corporation, une industrie colossale. Personne certaine mesure, les mécanismes, ainsi que ne la contrôle vraiment, même pas Washing- le souligne Jean Perret, directeur du dépar- ton. Bien sûr, il lui est arrivé de servir les tement Cinéma du réel à la HEAD-Genève. intérêts du gouvernement ou de l’armée, mais Il évoque notamment le film récent du Russe ce n’est pas systématique.» Il insiste toutefois Vitaly Mansky, Under the Sun, sorti en 2015. sur la puissance des images qui nous viennent Parti réaliser un documentaire sur la vie d’une d’outre-Atlantique et sur le danger qu’elles famille en Corée du Nord, le cinéaste s’est vite peuvent représenter. «Lorsqu’un pays est rertouvé confronté à la censure du régime qui systématiquement­ représenté comme l’enne- entendait bien contrôler chaque scène du long- mi, l’impact pour sa réputation peut être très métrage. «En laissant sa caméra tourner à l’in- néfaste. Je pense notamment au Pakistan qui, su de l’équipe nord-coréenne, Vitaly Mansky ces derniers temps, est souvent ciblé par les est parvenu à capturer ces phases d’orchestra- fictions américaines, sans nécessairement que tion et met ainsi en lumière la construction ces dernières pensent à mal. Or, il est extrê- artificielle des images, souligne Jean Perret. mement difficile de lutter contre une grosse La mise en scène du dispositif totalitaire est machine comme Hollywood. Prenez l’exemple déjouée, profanée, pour le plus grand plaisir des Russes, qui ont souvent endossé les rôles du spectateur.» de méchants durant la Guerre froide. La ten­dance est réapparue avec l’accession de Hormis la Corée du Nord, rares sont Vladimir Poutine au pouvoir. Aujourd’hui, les régimes politiques qui proposent encore dans la tête de beaucoup de gens, cette vision aujourd’hui du cinéma de pure propagande. correspond à la réalité.» «Mais dans certains pays comme la Hongrie, le contrôle idéologique de la production ciné- À croire que nous sommes toujours aussi matographique est poussé à l’extrême, rappelle perméables lorsqu’il s’agit de manipuler nos Jean Perret. Or, la censure peut être considérée esprits. D’autant que les médiums se sont comme l’antichambre de la propagande...»  Le 7e art au service de la propagande 27 La propagande, 1 Le petit cinéma outil de de Daech (dés)information La mort mise en scène. Dans ses «Aujourd’hui, le terme de propagande clips nerveux, filmant l’exécution est galvaudé: on y voit nécessaire- d’otages et empruntant aux grands ment quelque chose de négatif et studios hollywoodiens une large on l’associe aux régimes totalitaires. palette d’effets spéciaux, de l’accé- Alors que tout dépend de l’utilisation léré à l’arrêt sur image, en passant qu’on en fait.» Pour Emmanuel Alloa, par le grossissement de plan, Daech philosophe et maître de conférences sert sur internet une campagne à l’Université de Saint-Gall, pas de violente, morbide, sanglante. «Elle entre bel et bien dans la catégorie doute: les ficelles de la propagande 2 peuvent être employées à bon escient. du cinéma de propagande», explique Soulignant l’étymologie du mot – Jean-Louis Comolli, réalisateur et «il s’agissait à l’origine d’une branche scénariste français, auteur de Daech, du Saint-Office, appelée congréga- le cinéma et la mort. «Même si, avec tion de la propagation de la foi» – le l’accélération générale de notre philosophe rappelle que propagande société et l’appui des nouvelles tech- signifie avant tout transmettre, faire nologies, les films sont très courts, connaître. «On parle rarement de très vite réalisés et très vite diffusés, propagande lorsqu’il s’agit de mener ils répondent à certains critères du une campagne pour sensibiliser des cinéma dit d’action, à une échelle peuples africains contre les dangers bien supérieure à celles des vidéos du sida.» Une opinion que partage tournées auparavant par Al-Qaïda. Étienne Augé, maître de conférences Il faut dire qu’à l’époque où l’État à l’Université de Rotterdam: «On 3 islamique disposait de studios à confond propagande et désinforma- Raqqa en Syrie, ces derniers fonc- tion. Or, la propagande a pour but tionnaient comme une entreprise.» de contrôler les croyances et non Comme toute image de propagande, pas forcément d’induire les gens en les spots de Daech visent à montrer erreur.» Il relève qu’une des missions sa toute-puissance: «Introduits d’Hollywood, outre celle de faire de systématiquement par un sermon l’argent et de divertir, était, dès ses en arabe, ils s’adressent à un public débuts, d’apprendre aux personnes musulman et ont pour but de montrer issues de l’immigration comment à tous ceux qui n’ont pas encore fonctionnait la vie aux États-Unis. reconnu le pouvoir du califat qu’ils «On y trouvait une dimension éduca- risquent d’être châtiés, tués.» tive ou, si l’on veut, de propagande.» Jean-Louis Comolli souligne toutefois Une dimension qui n’a jamais disparu: 4 que les films de l’État islamique vont «Bien avant les autorités américaines, à l’encontre des valeurs portées par Hollywood s’est lancé dans une le 7e art: «Dès ses origines, ce dernier campagne pour expliquer ce qu’était s’inscrit dans un principe de vie. Au l’homosexualité, pour montrer que les cinéma, la mort peut être dépassée. gays menaient une vie similaire à la Même s’ils ont disparu depuis long- nôtre. Je pense notamment aux films temps, les acteurs reprennent vie à Philadephia (1993) et Brokeback l’écran. Quant à la mort, lorsqu’elle Mountain (2005).» Même si certains est figurée, elle est toujours simulée. réalisateurs continuent encore aujour­ Le cinéma, c’est la persistance de d’hui à réécrire l’histoire, tous ne les la vie. Or, dans les clips de Daech, font pas à des fins de manipulation. les otages meurent réellement. «Récemment, on a pu observer dans La pulsion de mort l’emporte sur le cinéma britannique une volonté de la pulsion de vie.» redorer le passé du pays, à travers des fictions telles queDunkerque et 1. Les Dieux 3. Le Cuirassé Le dernier vice-roi des Indes, toutes du stade de Potemkine deux sorties en 2017. Certes, elles Leni Riefenstahl de Sergueï ne dépeignent pas la réalité avec (1936) Eisenstein exactitude, mais on peut y voir un (1925) 2. Under the désir chez les Britanniques de se Sun de Vitaly 4. Enfant rassurer, de renforcer leur unité à Mansky (2015) s’entraînant au l’heure du Brexit.» combat, Daech

AKG-IMAGES/KEYSTONE – DECKERT DISTRIBUTION GMBH UA/RUE DES ARCHIVES BALKIS PRESS/ABACA/NEWSCOM (2015) 28 SCIENCE

L’opposition entre sciences et croyances se réfère à un débat philosophique ancien. La science peut-elle être considérée comme une croyance? Les scientifiques sont-ils partiaux? Le point avec des spécialistes.

La science, influencée par des croyances? TEXTE | Geneviève Ruiz

«Un scientifique ne peut pas affirmer détecté cette erreur et l’article a été retiré. Un n’importe quoi, martèle Yves Gingras, his- scientifique, quelle que soit sa discipline, ne torien et sociologue des sciences, ainsi que peut pas faire intervenir d’explication divine professeur à l’Université du Québec à Mont­ des phénomènes. En tant qu’historien, je ne réal. S’il prétend par exemple avoir vu des peux pas prétendre que Jeanne d’Arc a été sau- extraterrestres au bord du lac Léman, ses col- vée par Dieu. Ce que je dis doit être étayé par lègues vont lui répondre: ‘Nous ne les avons des archives ou d’autres preuves matérielles.» pas vus. Nous n’avons pas de preuve.’ Cela se nomme l’évaluation par les pairs. Cet outil L’une des autres spécificités de la science, très puissant distingue la science des autres c’est que ses théories ne sont valables que champs sociaux.» La science repose sur des jus­qu’au moment où elles sont contredites. méthodes rationnelles. Son objectif consiste à «Prenez Albert Einstein, rappelle Yves Gingras. expliquer des phénomènes par des concepts et En 1917, il a proposé une théorie cosmologique des théories «qui ne font appel à aucune cause dans laquelle l’Univers était éternel et stable. surnaturelle, poursuit l’historien. On ne peut Un mathématicien allemand a par la suite pas la comparer à une croyance.» Yves Gingras démontré que l’équation d’Einstein était ins- cite l’exemple récent d’un article chinois table. L’Univers se trouve en fait en expansion. paru dans une revue de biologie, qui faisait Quelle a été la réaction d’Einstein? Il a dit ‘je intervenir la main de Dieu pour expliquer un me suis trompé’ et il a rejeté son propre pos- phénomène. «La communauté scientifique a tulat.» Même s’il «croit» dans son postulat, un L’influence des croyances 29 scientifique doit pouvoir admettre qu’il s’est théories non scientifiques sur la mémoire de trompé. Sinon il prend le risque d’être rejeté et l’eau et a utilisé sa légitimité pour convaincre le déconsidéré par la communauté scientifique. public.» Le titre de l’ouvrage du Prix Nobel «En sciences, une théorie ne représente jamais de physique américain Leon Lederman, The le dernier mot, poursuit François Goetz, pro- God Particle, est aussi abusif: «On ne trouvera fesseur d’histoire des idées à la HE Arc Ingé- jamais Dieu dans un accélérateur de particules, nierie et HE Arc Conservation-restauration s’insurge Yves Gingras. Même si Lederman à Neuchâtel. Sa remise en question permet avait plutôt un but politique en publiant son d’améliorer les connaissances. L’exemple de ouvrage, car il cherchait l’appui des autorités la découverte du boson de Higgs en 2012 au pour son projet scientifique, il n’avait pas le CERN est très parlante à cet égard. Beaucoup droit de choisir un tel titre. En sciences, la fin de scientifiques ont presque été déçus, car ne justifie jamais les moyens.» ses caractéristiques correspondaient à ce qui avait été annoncé. Leur hypothèse initiale s’est Les scientifiques et leur environnement avérée presque correcte. Ils auraient espéré Si les scientifiques ont le devoir de laisser découvrir autre chose afin de stimuler encore leurs convictions personnelles au vestiaire plus les recherches.» lorsqu’ils font de la science, ils restent des êtres humains. Dans une interview sur la La science est athée place des femmes dans la science accordée au Durant l’histoire, de nombreux scien- quotidien 20 Minutes, Elizabeth Blackburn, tifiques ont été croyants, tout comme des Prix Nobel de médecine en 2009, opine qu’il religieux ont été de grands scientifiques. Mais est «fascinant de voir que les scientifiques ne «la question du conflit entre science et religion vivent pas en dehors de la société, et n’échappent est d’abord institutionnelle, épistémologique et pas à ses travers… Les scientifiques sont le politique, précise Yves Gingras. Elle relève d’un produit de leur environnement, et sont tout conflit entre des institutions aux objectifs dif- autant sujets aux stéréotypes que les autres. férents et non pas de la psychologie des indivi- C’est même cho­quant, pour eux, de se rendre dus. Cela m’est égal de savoir si un scientifique compte de cette inconfortable vérité.» Si des est croyant ou ce qui le motive à poursuivre stéréotypes peuvent influencer la composition ses recherches. Mais lorsqu’il se rend au labo- de la communauté scientifique, en discré- ratoire, il doit laisser ses croyances au vestiaire. ditant les talents des femmes ou des Noirs Car la science est athée.» Selon le professeur, par exemple, ils peuvent aussi influencer l’autonomisation des sciences s’est toujours les hypothèses de recherche. Un article paru réalisée contre le vœu des institutions reli- sur le site internet Scienceetpartage.fr prend gieuses et non pas dans un dialogue avec elles. l’exemple d’une étude sur les différences de taille homme-femme. Les conclusions dé - La science a des limites, celles que ses pendront fortement de la question posée au postulats mêmes imposent. Elle ne peut pas départ: considère-t-on cette différence de taille être utilisée pour légitimer des croyances. comme une non-question scientifique? Se C’est pourquoi Yves Gingras s’irrite de voir demande-t-on s’il est normal que les hommes certains scientifiques outrepasser leurs com- soient plus grands? Ou bien pose-t-on la pétences en publiant des ouvrages mystiques. question autrement, par exemple «qu’est-ce Il cite notamment Mario Beauregard, un qui fait que les femmes sont plus petites?» ou neuro­biologiste canadien qui a publié l’ou- encore «comment se fait-il que les femmes vrage Du cerveau à Dieu et défend la thèse deviennent plus petites?» que l’esprit ne peut se réduire à des processus neuro­chimiques présents dans le cerveau. Les scientifiques n’échappent pas non L’historien mentionne aussi le virologue plus au biais de confirmation. Cette tendance français Luc Montagnier, Prix Nobel de mé- cognitive universelle consiste à privilégier les decine en 2008. «Il a développé par la suite des informations confirmant ses idées préconçues 30 SCIENCE

ou ses hypothèses. Certains protocoles de re- Jusqu’à ce qu’en 1904, le physicien américain cherche ou l’évaluation par les pairs atténuent Robert William Wood révèle, dans la revue le biais de confirmation. Mais des études ont Nature, que le rayon N était purement subjec- constaté que les scientifiques évaluaient plus tif et n’avait aucune origine physique: en visite favorablement les recherches qui rapportaient dans la salle obscurcie du laboratoire de René des résultats conformes à leurs croyances. Blondlot, Robert William Wood avait retiré Les données qui entrent en conflit avec leurs le dispositif déclencheur des rayons N sans attentes peuvent être plus facilement rejetées le dire. Or le phénomène continuait d’être comme non fiables. Quant au biais de publi- «observé» par les autres expérimentateurs. cation, il désigne le fait que les revues scien- «On se trouve là devant l’exemple typique tifiques ont davantage tendance à publier des d’un scientifique qui n’est pas malintentionné expériences ayant obtenu un résultat positif. – peut-être juste en quête de gloire – mais qui est influencé par le Zeitgeist, explique L’influence du Zeitgeist François Goetz. La communauté scientifique Encore plus puissant que les stéréotypes a de son côté mis longtemps à réagir. Mais le ou les idées préconçues, on trouve le Zeitgeist: mécanisme de l’évaluation par les pairs a tout «Cette notion désigne le climat intellectuel et de même fini par fonctionner.» culturel qui prévaut à une époque, indique François Goetz. Cet esprit du temps oriente Les idéologies qui sous-tendent les recherches scientifiques vers certains buts les nouvelles disciplines plutôt que d’autres, il favorise certains sujets, Et qu’en est-il du Zeitgeist de 2017? «De- 1 Georges voire certaines conclusions. Par exemple, puis le début du XXIe siècle, la communauté Canguilhem après avoir mis en évidence la nature on- scientifique est fortement influencée par l’idée (1904-1995) est un philosophe dulatoire de la lumière, on découvre à la fin que l’hybridité Homme-machine représente et médecin fran- du XIXe siècle les ondes radio (Hertz), les l’avenir de l’humanité, observe Marie-Hélène çais, spécialiste ‘rayons cathodiques’ (Crookes), les rayons Parizeau, biologiste et philosophe, spécialiste d’épistémologie et d’histoire des X (Röntgen), ainsi que la radioactivité en éthique, ainsi que professeure à l’Université sciences. Il a pu- (Becquerel). Cela donne lieu vers 1900 à un Laval (Québec). J’ai ainsi récemment assisté, lors blié des ouvrages de référence sur foisonnement incroyable de recherches sur le d’un colloque scientifique officiel, à la présenta- la production des thème des nouveaux rayonnements. Souvent tion d’un chercheur qui affirmait que ‘l’avenir connaissances basées sur des protocoles expérimentaux qui appartenait aux robots, car ils deviendraient et des idéologies scientifiques, de semblaient rigoureux, elles ont parfois abouti plus intelligents et supérieurs à l’Homme’. On même que sur à des découvertes qui se sont révélées fausses. se trouve là clairement dans le domaine de la leur institution- Et cela malgré la bonne foi et l’intégrité de croyance, pas dans celui de la science!» nalisation. leurs auteurs, trompés par leur propre au- tosuggestion. Comme c’était dans l’ère du En citant Georges Canguilhem1, Marie- temps, la communauté scientifique a parfois Hélène Parizeau explique qu’à la base de tardé à réagir et à rejeter certaines expériences chaque création d’une discipline scientifique ou hypothèses.» on trouve une idéologie. «Prenez la génétique: dans les années 1980, on pensait que tout était Le professeur prend l’exemple du phy- dans les gènes. Mais au fur et à mesure que sicien français René Blondlot (1849-1930). les recherches ont progressé dans ce domaine, Scientifique reconnu, il annonce en 1903 sa dé- l’idéologie de départ s’est latéralisée pour couverte des rayons N. Ce rayonnement était faire place à des savoirs plus nuancés.» Ce censé être capable, entre autres, d’augmenter phénomène, habituel dans les sciences, est l’éclat d’une lumière de faible intensité. Cette cependant de plus en plus perturbé par les in- découverte est accueillie avec enthousiasme térêts économiques en jeu dans les recherches. par la communauté scientifique. L’Académie «Les investissements dans les entreprises des sciences publie de nombreuses notes dérivées de la génétique ont été colossaux. et René Blondlot continue ses recherches. Certains acteurs n’ont pas intérêt à minimiser L’influence des croyances 31

Un bel exemple l’importance des gènes.» Toute une machine- de Zeitgeist: rie économico-politique se met en place pour la découverte quasi simul­­­‑ soutenir une certaine idéologie scientifique. ta­née de la «Pour reprendre le domaine de l’hybridation transcriptase inverse – une Homme-machine et de l’intelligence artifi- enzyme utilisée cielle (IA), les scientifiques parlent depuis par les rétro­‑ virus pour une dizaine d’années de ‘Révolution pour transcrire l’humanité’ ou de ‘Renaissance de l’espèce l’information génétique des humaine’. Avec ce discours, ils légitimisent virus – par les une idéologie auprès du pouvoir et attirent biologistes des millions pour leurs recherches. Ils font de David Baltimore et Howard la science dans leurs laboratoires. Mais elle est Temin en orientée.» La professeure en veut pour preuve 1970. Ils se sont ainsi les nombreux abus de langage des chercheurs partagé le prix en IA: les termes «cerveau ordinateur», «or- Nobel de physiologie ganisation de neurones» ou «couches neuro- ou médecine nales» sont fréquemment utilisés. Or qualifier en 1975. le cerveau humain d’ordinateur ou comparer des connexions informatiques à des circuits neuronaux n’est pas anodin.

Explosion et mondialisation de la recherche L’un des grands enjeux reste la question de l’indépendance du chercheur dans un tel système. «Le contexte de la recherche a énor- mément changé ces dernières années, poursuit Marie-Hélène Parizeau. On a, d’un côté, la pré- valence de la figure du chercheur-entrepreneur et, de l’autre, la mondialisation de la recherche.» La professeure fait partie de la commission de l’Unesco pour la révision de la Déclaration du statut du chercheur scientifique, dont la première version date de 1974. Elle explique que le nombre de scientifiques dans le monde a explosé: «Nous sommes passés de quelques centaines de milliers de chercheurs dans le monde dans les années 1970 à plus de 7 millions actuellement. Les investissements, tout comme les fraudes, ont massivement augmenté. La La robotique connaît des progrès puissance des chercheurs dans des pays comme fulgurants, à l’image d’Atlas, un la Chine ou l’Inde dépasse celle des États- humanoïde capable de marcher sur un sol enneigé ou d’effectuer Unis. On assiste également à un phénomène des séries de sauts techniques. de délocalisation des risques de la recherche, Le Zeitgeist actuel se trouve en lien avec l’idée que l’hybridité avec une exportation des études sur les OGM Homme-machine représente ou les nanotechno­logies vers les pays du Sud.» l’avenir de l’Humanité. La science n’est pas une croyance. Mais pour conserver leur indépendance, et ainsi garantir l’étanchéité de leur travail avec les idéologies, les

LAGUNA DESIGN/SCIENCE PHOTO LIBRARY – BOSTON DYNAMICS scientifiques n’ont pas fini de lutter. 32 SCIENCE

ENTRETIEN son cerveau a grossi et il s’est transformé en «Les récits Homme, qui est parti à la conquête du monde. L’Homo sapiens a triomphé sur l’Homme de Néan- d’hominisation dertal. C’est une belle histoire, dont nous sommes les héros. Certaines études anthropologiques ont sont comparables souligné que ces récits d’hominisation avaient une aux contes de fées» structure comparable à celle des contes de fées, d’autres ont montré combien ces histoires étaient Philosophe et historienne des sciences, Claudine Cohen est chargées de préjugés raciaux ou sexistes. spécialiste de l’histoire de la paléontologie et de la préhistoire. Précisément, le rôle de la femme a Elle est directrice d’Études à l’École longtemps été négligé en préhistoire… des hautes études en sciences sociales à Paris. Elle explique cc Les sciences préhistoriques ont longtemps pourquoi la paléontologie a attribué les découvertes de l’humanité une fonction mythique dans exclusivement aux mâles. Dans ce récit, la femme nos sociétés. Entretien. est passive, invisible, terrée dans la caverne, pendant que l’homme part vers les lointains, Dans vos ouvrages, vous évoquez chasse, invente des outils. Dans les années 1960, souvent la fonction de mythe des sciences des féministes anglo-saxonnes ont voulu réévaluer préhistoriques. Pourquoi? le rôle de la femme préhistorique. Il en a découlé cc Permettez-moi dans un premier temps de une véritable guerre de publications, articles restituer le contexte: longtemps, la préhistoire contre articles... Tout cela restait très spéculatif. 1 Lucy est fut envisagée comme une histoire de héros, Le climat s’est maintenant apaisé et les études le surnom d’un de découvertes, ou bien encore comme celle du genre cherchent plutôt aujourd’hui à comprendre fossile datant développement des idées, des problèmes et des quels étaient les rôles des femmes à ces époques. d’environ 3,2 millions méthodes. Le savoir scientifique est toujours situé Très peu de preuves matérielles existent, car d’années décou- dans un environnement historique et social parti- comment assigner la fabrication ou l’utilisation vert en 1974 culier. Il intègre des valeurs propres à une époque. d’un silex taillé par exemple à un homme ou à en Éthiopie. C’est particulièrement vrai pour les sciences pré- une femme? Pourtant, des pistes ont été ouvertes Complet à 40%, historiques qui, dès leur création au XIXe siècle, et de nouveaux modes d’approche ont été mis il provient de l’espèce éteinte se sont donné comme but d’utiliser des méthodes en œuvre: préhistoire expérimentale, attention Australopithecus pour rendre compte des origines et du devenir portée à tout ce qui concerne la couture et le afarensis et a évolutif de l’homme: les fouilles archéologiques, tissage, le plus souvent assumés par les femmes démontré que l’analyse des fossiles, etc. Mais il faut souligner dans les sociétés traditionnelles... Une meilleure l’acquisition de connaissance des communautés actuelles de la bipédie était la pauvreté des preuves matérielles à leur dis­ très ancienne. position, alors qu’elles ont affaire à des périodes chasseurs-cueilleurs peut également représenter de temps immenses. Pour faire science, on peut une riche source d’information. La plupart des décrire des objets, les classer et les étudier le plus conclusions s’orientent vers un rôle actif, voire rigoureusement possible, mais cela ne suffit pas: créatif des femmes dans ces sociétés. il faut aussi raconter une suite d’événements dans le temps. Or cela peut être fait de nombreuses Dans quelle mesure la fonction manières différentes. Et il faut nécessairement mythique a-t-elle eu une influence faire appel à l’imaginaire. sur les sciences préhistoriques? cc Cette discipline est très médiatisée et suscite Qu’est-ce qu’un mythe? C’est un récit imagi- un immense intérêt de la part du public. Il y a naire transmis, qui rend compte d’une origine. une vraie fascination pour ces «reliques» d’un Il situe un groupe humain dans l’espace et autre âge, et pour la question de nos origines. le temps. Les mythes existent dans toutes les Celui qui découvre une «Lucy»1est auréolé de cultures. Pendant longtemps, cette fonction était gloire... D’autre part, la médiatisation suppose remplie en Occident par le récit de la Bible. Dans tout un art du récit et de l’image, en marge de nos sociétés laïques, à certains égards, le mythe la science. Je rappelle que les éléments matériels d’origine religieux a été remplacé par le mythe dont nous disposons, comme les fragments de préhistorique. Les récits scientifiques en préhis- squelettes, les sépultures, ne permettent pas de toire ont longtemps été imprégnés de la notion décrire, par exemple, le système pileux ou la d’un progrès linéaire, orienté vers l’Homme: une couleur de peau de nos ancêtres (sauf à de très success story. Le singe s’est dressé sur ses pattes, rares exceptions lorsqu’on dispose de leur ADN L’influence des croyances 33

1 1 – L’apparence que les peintres donnent aux personnages préhistoriques, comme la couleur de la peau ou des cheveux, ne se base pas sur des données scientifiques. Cette huile sur toile du peintre français Emmanuel Brenner (1836–1896) date de 1892. 2 – L’image de l’homme des cavernes est très pré­ sente dans la littérature. Cette collection américaine des années 1950 illustre de façon humoristique les relations hommes - femmes durant la préhistoire. fossile). Or, les peintres qui se sont spécialisés 2 3 3 – La série dans la mise en scène de ces hommes pré­ américaine historiques n’hésitent pas à représenter les uns Cavemen, diffusée en bruns, velus et hirsutes, les autres glabres, blonds 2007, met ou roux. Cela modifie considérablement l’effet en scène que ces images produisent. Les illustrations qui des hommes préhistoriques peuplent les encyclopédies et les manuels scolaires vivant de jusqu’à nos jours ne prennent pas toujours en nos jours en compte les progrès des sciences préhistoriques de Californie. ces dernières années, et s’arrêtent souvent à des clichés, à de vieilles images des années 1950 ou même antérieures. C’est vrai aussi de beaucoup de romans ou films mettant en scène «l’homme- singe» ou «l’homme des cavernes».

Dans la réalité, les sciences préhistoriques deviennent donc Les préhistoriens disposent également de tout un de plus en plus sophistiquées? volet expérimental par lequel ils reproduisent des cc Effectivement, leurs méthodes et leurs séquences gestuelles ou des chaînes opératoires, connaissances ne cessent de s’affiner, de progresser, pour comprendre la fabrication et l’utilisation des de devenir plus complexes. Par exemple, les outils manufacturés. Il s’agit d’une science qui a schémas arborescents retraçant l’évolution des mis au point des procédures sophistiquées, même espèces humaines depuis 7 millions d’années si elle continue de fonctionner comme un mythe. sont devenus très buissonnants. Ils n’ont plus ni D’une certaine manière, l’intérêt public qu’elle orientation, ni finalité. Des nouvelles techniques suscite représente aussi une chance pour elle. d’imagerie, de nouveaux domaines expérimentaux Par Geneviève Ruiz comme la génétique des populations et la biologie moléculaire, sont venues compléter l’arsenal de la paléoanthropologie, jusque-là essentiellement

«HOMME PRÉHISTORIQUE CHASSANT L’OURS», EMMANUEL BENNER, 1892 – AVON BOOKS KEYSTONE fondée sur l’anatomie comparée. 34 PORTFOLIO PORTFOLIO 35 36 THÉORIES DE L’ESPRIT

Nos croyances, et plus particulièrement les croyances que nous attribuons à autrui, régissent nos interactions sociales. Comprendre que les autres pensent différemment de soi constitue une étape importante du développe- ment de l’enfant. C’est ce que l’on appelle les théories de l’esprit.

Quand le mensonge réjouit les psychologues TEXTE | Martine Brocard IMAGE | Paweł Jo´nca

«Le mensonge, c’est une belle étape, Savoir-vivre et services secrets sourit Évelyne Thommen, professeure de Malgré son nom vaguement ésotérique, psy­chologie de l’enfant à la Haute école de ce concept se situe au cœur des interactions travail social et de la santé | EESP | Lausanne. Je sociales et fait l’objet d’études scientifiques dis toujours que la première fois qu’un enfant depuis les années 1980. «Dans les relations ment, il faut le féliciter, et que dès la deuxième, humaines, on se comporte constamment il faut lui apprendre à ne pas le faire!» selon ce qu’on pense que l’autre pense, pointe Évelyne Thommen, qui en a fait sa spécialité. Lorsque Juliette affirme faussement à Cela va déterminer si je décide de tutoyer sa maman qu’elle a fini de ranger sa chambre une personne, si je vais sourire, plaisanter.» pour partir à la place de jeux, il n’y a pas qu’une Les théories de l’esprit jouent un rôle im - tentative de nier la vérité. C’est également un portant dans les conflits, notamment au sein signe de son bon développement. En effet, pour du couple, lorsque l’un reproche à l’autre: un jeune enfant, comprendre que les autres ne «Tu n’as pas imaginé que ça n’allait pas me pensent pas comme lui n’a rien d’évident. Par- plaire?» ou «tu aurais dû penser que c’était à venir ensuite à concevoir qu’il peut influencer toi d’acheter du pain». ce que l’autre croit, en lui racontant quelque chose qu’il sait inexact, représente une petite Certaines activités sont liées à la capacité prouesse de ses capacités cognitives. On parle de prendre en compte le point de vue des alors d’acquisition des théories de l’esprit. autres. «Pour être un bon vendeur, il faut Quand le mensonge réjouit les psychologues 37

Malgré son nom vaguement ésotérique, le concept des théories de l’esprit fait l’objet d’études scientifiques depuis les années 1980. Illustration réalisée par l’artiste polonais Paweł Jo´nca. 38 THÉORIES DE L’ESPRIT

Dans les relations penser que tout son corps reste visible pour humaines, on l’autre. L’apprentissage est par ailleurs lié à se comporte constamment l’acquisition du langage. «La conversation est selon ce qu’on nécessaire pour se rendre compte qu’il y a une pense que l’autre pense, pensée derrière les mots, explique l’experte. observe Évelyne En outre, il faut communiquer pour réaliser Thommen, spécialiste des que les autres ne pensent pas comme nous.» théories de Les enfants sourds qui n’ont pas encore appris l’esprit. la langue des signes prennent du retard dans l’acquisition des théories de l’esprit. Enfin, certains mots ne prennent un sens qu’après

HERVÉ ANNEN l’acquisition des théories de l’esprit. C’est le avoir une bonne théorie de l’esprit», exemplifie cas de verbes comme se souvenir, savoir ou Évelyne Thommen. La faculté de décentration deviner, et de concepts comme l’ironie.  peut aussi donner un bon psychologue. En outre, bien comprendre autrui peut être utili- sé pour le manipuler. «Réussir à faire agir une personne pour réaliser nos propres objectifs 1 Les recherches demande une théorie de l’esprit subtile.» Les Pallier les troubles semblaient jeux de stratégie ou les services secrets souri- indiquer durant des théories longtemps que ront aux personnes dotées de ces capacités. À de l’esprit l’humain était l’inverse, les individus moins doués aux théo- le seul primate ries de l’esprit connaissent des difficultés. «Ils Chez certaines personnes, notamment à acquérir les les enfants avec autisme, l’acquisition des théories de l’es- auront tendance à être socialement maladroits théories de l’esprit ne vient pas toute seule. prit. Cela a été et à manquer d’humour.» «Ces enfants restent naïfs, très premier remis en cause degré. Ils ne voient souvent pas les états par une étude mentaux des humains derrière leurs actes», publiée en 2016 Un apprentissage progressif explique Évelyne Thommen, professeure dans Science. Les scientifiques considèrent que les de psychologie de l’enfant à la Haute école Celle-ci a montré 1 de travail social et de la santé | EESP | que trois espèces théories de l’esprit sont acquises vers 5 ans , Lausanne. Le fait que ces enfants parlent de grands singes lorsqu’un enfant est capable de prédire l’ac- peu contribue à ce retard. «À force de – les bonobos, tion d’une personne en tenant compte de ce les chimpanzés communiquer, les enfants typiques réalisent et les orangs- qu’elle pense. Parmi les tests classiques figure que les autres ne pensent pas toujours outangs – celui des Smarties. Un enfant reçoit un tube comme eux. Ce n’est pas le cas des enfants possédaient avec autisme.» Ces derniers rencontrent la capacité de Smarties qui a été vidé de son contenu des difficultés à comprendre les règles de prendre et contient un stylo. L’enfant ne le sait pas, sociales implicites, ce qui peut les amener en compte le l’ouvre, et découvre le stylo. On remet le stylo à commettre des impairs en société. point de vue des autres. à l’intérieur du tube, puis on lui demande: Des mesures existent pour y remédier. «Quand ton copain va nous rejoindre, que «On appelle cela des ateliers d’habiletés va-t-il dire qu’il y a dans la boîte?» S’il a sociales, poursuit Évelyne Thommen qui coordonne un certificat de formation conti- acquis les théories de l’esprit, il répondra nue en autisme. On y explicite les règles «des Smarties», car il sait que l’autre n’est pas sociales et celles de politesse. Les enfants au courant que le contenu de la boîte a été vont apprendre, par exemple, qu’à la récréa- tion on peut jouer bruyamment, mais qu’en remplacé. Sinon, il répondra «un stylo», car classe il faut rester tranquille.» il ne conçoit pas qu’un autre puisse ne pas Les éducateurs partent souvent de savoir ce que lui-même sait. «Un enfant de situations réelles. «C’est parfois difficile à 3 ans croit que ce qu’il sait, tout le monde le expliquer… Comment définir la différence sait», résume Évelyne Thommen. L’acquisi- entre une bousculade amicale à la récréation tion se fait progressivement et ne va pas sans ou une bousculade agressive dans les cou- loirs?» La spécialiste l’assure: avec le temps, erreur. Comme lorsqu’un enfant joue à cache- certaines personnes avec autisme peuvent cache en se mettant les mains sur les yeux, sans devenir des expertes des relations sociales. PSYCHOLOGIE 39

Les musiciens professionnels connaissent des moments angoissants durant leur carrière, lors de concerts ou de concours. Mais, contrairement aux sportifs d’élite, ils ne bénéficient pas d’un encadrement pour gérer leur trac. Des chercheurs développent des méthodes pour les aider.

Stress: les psychologues au secours des musiciens TEXTE | Thomas Pfefferlé

Plus de 100 candidats surentraînés et seule- anéantissent en quelques secondes des mois ment une ou deux minutes pour convaincre un d’efforts et de répétition. Pour y remédier, jury d’experts. Telles sont les conditions habi- la Haute École de Musique de Lausanne- tuelles dans lesquelles les jeunes musiciens issus HEMU s’est associée à l’Institut des sciences des grandes écoles tentent leur chance pour du sport de l’Université de Lausanne (UNIL). intégrer un orchestre professionnel. La com- Objectif: proposer un accompagnement aux pétition est particulièrement forte, notamment jeunes musiciens dans le but d’améliorer leur en raison du peu de places disponibles. Et elles gestion du stress. S’il est encore peu propo- sont toujours plus rares, car les subventions sé dans la musique, ce type de suivi s’avère diminuent et la concurrence internationale déjà courant dans le monde du sport d’élite. s’accroît entre les orchestres professionnels. Pourtant, qu’il s’agisse de se dépasser lors d’un effort physique en compétition ou de Un climat de pression intense jouer son instrument à la perfection le jour Dans ce climat de pression intense, la ges- J, la manière dont les croyances liées au stress tion du stress constitue un enjeu central pour influencent les performances se trouve être les candidats virtuoses. Le trac canalisé contri- tout à fait comparable. bue à améliorer la concentration et à donner un regain d’énergie. Mais il peut également, «Dans le monde de la musique, le trac re­ lorsqu’il prend des proportions trop impor- présente un sujet paradoxal, précise Angelika tantes, générer des croyances négatives qui Güsewell, professeure et responsable de la 40 PSYCHOLOGIE recherche au sein de la HEMU. Tout le monde accompagnés pour se retrouver dans sa zone est évidemment conscient de son existence de confort», ajoute Roberta Antonini Philippe. et du problème qu’il peut poser. En même temps, personne n’ose véritablement en parler, Autre technique sur laquelle travailler: ni avouer en être sujet.» le discours interne. Les pensées doivent être maîtrisées et orientées de manière positive si S’inspirant du coaching sportif, Angelika l’on veut maximiser ses performances. À la Güsewell a fait appel il y a deux ans à Roberta manière d’une critique dévalorisante émise Antonini Philippe, maître d’enseignement et par une autre personne, les pensées négatives de recherche à l’Institut des sciences du sport vont perturber la prestation des artistes. Il de l’UNIL. Une alliance intelligente qui s’agit dans cette optique de se parler intérieu- permet d’offrir aux étudiants en musique la rement en soulignant ses aspects positifs ainsi possibilité de participer à des cours de gestion que ses forces. du stress. Encore peu fréquentées, ces classes ont néanmoins été suivies par une dizaine Enfin, toute bonne performance résulte d’étudiants depuis leur ouverture. Consciente aussi et surtout d’une préparation intelligem­ de la problématique du stress depuis long- ment planifiée. «Je constate souvent que les temps, la HEMU propose également depuis musiciens passent des heures à répéter sans plusieurs années des sessions de simulation s’être organisés au préalable, précise Roberta de concours d’orchestre. Avec ces nouveaux Antonini Philippe. Alors qu’une bonne cours, l’institution compte non seulement préparation doit inclure des objectifs clairs, aider les étudiants à canaliser leur trac mais à atteindre progressivement. Ce n’est pas fa- aussi aller plus loin en abordant et explicitant cile, surtout dans le cadre de la musique. La enfin un sujet resté trop longtemps tabou. performance artistique n’est pas mesurable mais jugée subjectivement. Cette planifica- «Les musiciens sont nombreux à associer tion doit donc être élaborée en collaboration des croyances négatives au trac qu’ils peuvent avec les enseignants.» ressentir avant une échéance importante, re- lève Roberta Antonini Philippe. Dans ce sens, Des techniques héritées des sportifs le stress perturbe la performance en faisant D’abord issues de la psychologie du croire aux personnes concernées qu’elles travail développée aux États-Unis ainsi qu’au vont mal jouer durant leur représentation. Canada il y a une vingtaine d’années, ces La psychologie vise justement à travailler sur différentes techniques de gestion du stress ces croyances négatives pour les transformer sont aujourd’hui largement exploitées par les et leur conférer une connotation positive.» sportifs d’élite. Très à la mode, la psychologie constitue également un atout supplémentaire Visualiser, se parler et planifier dont on ne se cache pas du tout lors des com- Pour venir en aide aux musiciens, la pétitions. Au contraire: dans la rivalité intense chercheuse en psychologie propose d’explo- qui règne au sein du milieu sportif, un athlète rer différentes techniques élaborées afin de coaché sur le plan psychologique est perçu par travailler sur les mécanismes internes qui la concurrence comme étant meilleur. interviennent en situation de stress. Parmi elles, la visualisation. Le principe: revoir men- «En musique, nous n’en sommes pas en­ talement les bonnes performances atteintes core là, note Roberta Antonini Philippe. Les auparavant et se focaliser sur les sensations musiciens qui se font coacher pour gérer la positives que l’on a pu ressentir durant ces pression n’osent pas l’avouer. La plupart prestations réussies. «L’idée de cette tech- craignent en effet que cela ne soit vu comme nique, amplement utilisée par les sportifs une faiblesse. Mais à mes yeux, la psycholo- de haut niveau, consiste à réactiver ces bons gie est en train d’intégrer progressivement la souvenirs et les sensations agréables qui les ont sphère de la musique. Le coaching artistique Le stress des musiciens 41 «Devant ses futurs collègues, l’erreur n’est pas envisageable»

Natalia Urbanelli connaît bien l’influence du stress sur la per­ formance musicale. Jouant du hautbois ainsi que du cor anglais, cette étudiante de Master au sein de la HEMU a déjà accompagné l’Orchestre Sinfonietta de Lausanne, l’Orchestre Symphonique de Bienne Soleure ainsi que le Bochumer Symphoniker en Allemagne. Son objectif: intégrer un orchestre pro­ fessionnel pour vivre de sa passion une fois ses études terminées.

«Le hautbois et le cor anglais figurent parmi les instruments les plus complexes techniquement dans un orchestre, explique Natalia Urbanelli. Classifiés comme étant très difficiles, ils sont beaucoup utilisés pour les mélodies lyriques et nécessitent un travail intense et continu pour parvenir à en extraire un son propre. Outre le stress lié à la pratique de ces instruments, il faut également gérer le trac des Le célèbre devrait donc devenir courant durant ces pro- représentations devant un public chaines années. Surtout que les techniques de pianiste Vladimir ou lors des concours d’orchestre. gestion du stress issues de la psychologie du Horowitz Mais à mes yeux, le plus stressant travail et du sport s’appliquent facilement à la (1903-1989), consiste à réussir un sans-faute ici au devant les autres musiciens musique. L’adaptation nécessaire réside dans Carnegie Hall professionnels qui jouent au sein la connaissance approfondie qu’il faut avoir à New York en d’une troupe. Car devant ses futurs 1966, souffrait collègues, si l’on veut pouvoir du musicien et de son environnement.» tellement du trac qu’il intégrer définitivement l’orchestre, a cessé de l’erreur n’est pas envisageable.» À noter que la Suisse se trouve à la traîne donner des dans le domaine de la gestion du stress par concerts à Après avoir suivi les cours de certaines gestion du stress proposés au sein rapport à ses voisins français, allemands et périodes de la HEMU, la jeune virtuose a pu italiens. Et ce, déjà dans le domaine du sport: de sa vie. développer des techniques qu’elle lors des derniers Jeux olympiques, les déléga- appliquait parfois déjà de manière spontanée. «Sans le savoir, j’utilisais tions mentionnées étaient accompagnées par la visualisation et le discours interne de nombreux psychologues du sport, alors depuis plusieurs années. Ces cours que la délégation helvétique n’en comptait m’ont permis d’être plus confiante quant à l’utilité de ces méthodes,  qu’un seul. tout en apprenant à les maîtriser et à les appliquer encore mieux.» GRANGER HISTORICAL PICTURE ARCHIVE/ALAMY STOCK PHOTO 42 GENRE

Malgré les progrès de la lutte pour l’égalité des genres, notre société continue de véhiculer des croyances quant aux caractéristiques et compétences supposées de chaque sexe. Le point avec des chercheuses qui analysent ces stéréotypes.

Fini le machisme, place au néo-sexisme TEXTE | Andrée-Marie Dussault IMAGE | Chris Crisman

«Les hommes et les femmes sont égaux, subtils et plus adaptés aux normes sociales mais ces dernières sont plus douces et plus actuelles. Certains spécialistes des questions attentives aux autres.» Cette phrase pourrait de genre nomment cela le néo-sexisme. avoir été prononcée par un ou une collègue, entendue au détour de la rue, sans que per- Interroger ce qui semble aller de soi sonne ne s’en offusque. Pourtant, ce type Les études de genre et les écrits féministes d’énoncé révèle des systèmes de croyances cherchent à questionner ces stéréotypes en- largement présents dans nos sociétés: on n’af- racinés à propos des femmes et des hommes. firme pas que les hommes sont supérieurs aux À l’image de Rebecca Bendjama, chargée de femmes, comme c’est le cas dans le sexisme recherche à la Haute école de travail social et traditionnel, mais on affuble les femmes de de la santé | EESP | Lausanne. Dans le cadre certaines caractéristiques qui, même si elles de sa thèse, elle tente d’en savoir plus sur nos paraissent positives, visent à les cantonner à croyances, conscientes ou non mais encore bien certains rôles ou à leur nier certaines compé- présentes, sur les qualités liées à chaque sexe. tences. On considère l’égalité des sexes comme Son objectif: analyser les principales spécifici- un acquis, mais on continue de penser que les tés de l’argumentation «décontructionniste» de hommes sont de Mars et les femmes de Vénus, 160 articles publiés entre 2001 et 2009 dans la c’est-à-dire qu’ils ou elles possèdent des com- revue féministe romande l’émiliE. Le discours pétences en lien avec leur sexe biologique. Il déconstructionniste consiste en une remise s’agit d’une nouvelle forme de préjugés, plus en question d’éléments de représentations Place au néo-sexisme 43

Sadie Samuels, pêcheuse de homards, et Mira Nakashima, ébéniste, ont posé pour le photographe américain Chris Crisman en 2016. Ce dernier a réalisé une série sur les femmes qui s’orientent vers des métiers dits masculins, baptisée Women’s Work. Dans la liste figurent notamment une taxi­ dermiste, une bouchère, une géologue et une opératrice d’extraction des mines. 44 GENRE

Dans le cadre de sa thèse, stéréotypes de sexes influencent les pratiques Rebecca pédagogiques, les évaluations, le traitement Bendjama tente d’en différencié des filles et des garçons, ainsi que savoir plus les contenus des programmes et manuels.» à propos des croyances, conscientes La presse féministe analysée interroge ce ou non, sur les qualités qui, souvent, est perçu comme allant de soi. liées à Comme la norme dominante hétérosexuelle, chaque sexe. fortement implantée dans notre socialisation. Ou encore le concept traditionnel de la famille: des auteures font valoir que «papa, maman et les enfants» ne représente pas la seule modalité familiale existante, et soutiennent que les fa- milles monoparentales ou avec des parents du même sexe sont tout aussi légitimes. L’émiliE, dont on peut situer les origines à la création de l’hebdomadaire Le Mouvement féministe par la suffragiste Émilie Gourd 1 en 1912, se revendique d’une approche «radicale» dans

HERVÉ ANNEN une charte du journal publiée en 2001. Ses rédactrices définissent ce radicalisme comme 1 La journaliste communément admis. Il est efficace pour visant «à balayer les notions séculaires de dif- Émilie Gourd mettre en lumière des rapports de pouvoir férence, de complémentarité et de hiérarchie (1879-1946) est une figure inégalitaires entre femmes et hommes. «Cette entre les sexes» et cherchant «à changer importante du approche permet de révéler que des croyances les rapports sociaux de sexes à la racine, de féminisme suisse tenues pour évidentes, parfois ancrées dans façon fondamentale au niveau individuel, et international. Née dans une une société depuis des siècles, orientent nos interindividuel et structurel». Pour Rebecca famille de la comportements», avance la chercheuse. Bendjama, cette conception du féminisme est haute bour­ geoisie protes- propice à la démarche déconstructionniste, tante genevoise, Parmi les textes retenus pour son analyse, laquelle constitue un outil pertinent tant pour elle s’est notam- près de la moitié traitent prioritairement des la recherche scientifique que dans le cadre du ment engagée pour le suffrage identités et des parcours marqués par les militantisme. «Questionner des évidences et des femmes. Le normes liées au genre de genre. Environ 15% les croyances implicites sur lesquelles elles journal qu’elle abordent l’action sociale (politiques sociales, reposent contribue certainement à modifier a fondé, Le Mouvement santé publique, éducation) et un autre 15% des rapports inégalitaires.» féministe, a été portent sur le féminisme. Le reste s’intéresse rebaptisé l’émiliE en son honneur aux violences envers les femmes ou aborde Comment l’identité se construit en 2001. des thèmes variés comme les arts, le sport et Selon Lorena Parini, professeure en études les sciences. Par son analyse logico-discursive genre à l’Université de Genève, le genre est des argumentations déployées qui remettent un instrument permettant la déconstruction en question des idées reçues par rapport à de stéréotypes sexistes: «Il s’agit d’un outil tous ces sujets, Rebecca Bendjama constate théorique majeur qui a enrichi et complexifié que pour étayer leurs propos, les auteures l’analyse féministe, militante et académique. recourent fréquemment à la littérature scien- Il a élargi le champ d’analyse à l’identité – ne tifique. Un exemple: «L’idée selon laquelle se limitant pas au sexe biologique – et montré l’école est un lieu égalitaire pour les filles comment celle-ci se construit et s’articule avec et les garçons est largement partagée. Or, les rapports femmes/hommes.» Personne ne les rédactrices de l’émiliE, études à l’appui, sait ce qu’est une «vraie» femme ou un «vrai» montrent que ce n’est pas le cas. Elles citent homme, souligne la politologue, citant la de nombreuses enquêtes démontrant que les philosophe américaine Judith Butler: «Il n’y Place au néo-sexisme 45 a que des copies, sans original.» Les identi- Parini. Il y a des privilèges qu’ils n’ont pas tés féminines et masculines – le genre – se envie de lâcher. Par exemple, qu’une femme construisent à travers la socialisation, via les s’occupe de toute la logistique à la maison médias, la culture, la famille, l’école, les pairs. peut être pratique.» Elles varient selon les époques et les cultures. Quant aux femmes, estime Lorena Parini, «Par les images véhiculées dans les médias pour certaines, «le sexisme ‘n’existe plus’, ou et la culture, nous savons ce que représente ‘n’est pas si grave’. Se révolter et proposer une femme ou un homme, là où l’on vit, à autre chose implique une prise de conscience, un moment précis, observe Lorena Parini. de l’engagement et du temps. Un prix élevé Nous apprenons à travers ces représenta- que toutes ne sont pas prêtes à payer. Il est tions comment une femme ou un homme souvent plus simple de trouver des stratégies doit se comporter.» Mais tout le monde pour contourner les obstacles.»  n’adhère pas aux modèles véhiculés et il peut y avoir transgression.» Une constante dans la construction du genre dans la plupart des sociétés modernes est le sexisme, au détri- Les racines communes ment des femmes, qui les sous-tend. Selon la du racisme et du sexisme professeure, celui-ci consiste en un ensemble La discrimination à l’encontre des femmes et des personnes de comportements au sens large (langage, de couleur se fonde sur des différences corporelles. Celles-ci pratiques, attitudes) qui établissent une sont rendues visibles socialement dans un but politique. hiérarchie entre les femmes et les hommes. Beaucoup de personnes dites rendues visibles socialement dans Ils sanctionnent celles et ceux qui dérogent «de couleur» – qui n’ont pas la un but politique. «Dans les deux cas, aux normes. «Le sexisme sert à rappeler à peau dite «blanche» – tendent à ce ne sont pas les caractéristiques adopter la perspective du groupe physiques qui induisent la discrimina- l’ordre. Nous portons tous et toutes en nous dominant. Elles nient ou relativisent tion envers les personnes de couleur cette norme. Nous pouvons être sexiste à les discriminations raciales et vont ou les femmes. C’est l’association notre insu ou être femme et sexiste.» Cer - jusqu’à se distancier des autres de celles-ci à des comportements membres du groupe discriminé. socialement dévalorisés, infériorisés.» taines idées sexistes sont tellement puissantes C’est ce qu’observe l’anthropologue qu’elles structurent notre réalité ou l’in- Viviane Cretton. Cette professeure Tout comme dans le cas des fluencent. «Par exemple, encore aujourd’hui, à la Haute École de Travail Social – personnes obèses, handicapées, l’idée qu’in fine, une femme se réalise à travers HES-SO Valais-Wallis a mené petites, rousses ou gauchères, des recherches sur le racisme, il s’agit d’attributs physiologiques la maternité demeure très ancrée, note Lorena qui montrent que plusieurs mé- s’éloignant de la norme d’une société Parini. Tout comme celle selon laquelle les canismes à sa base sont aussi à et d’une époque données et qui hommes doivent bien gagner leur vie et l’œuvre dans le sexisme. justifient la discrimination. Viviane Cretton soutient par ailleurs que la entretenir une famille. Ces attentes sociales «On peut nier le racisme, pour discrimination raciale, comme celle génèrent de fortes pressions sur les individus.» conserver sa dignité et pour ne pas de genre, se construit et se renforce se positionner en victime ou en au travers d’interactions quotidiennes Pourquoi les inégalités de genre persistent inférieur, explique l’anthropologue. ordinaires. Elle avance encore que Mais cette réaction, ou plutôt cette la personne ayant la peau «blanche» Le féminisme a néanmoins contribué à façon de gérer l’insulte, permet de incarne la norme, l’étalon par rapport modifier nos croyances, nos pratiques et la se rapprocher du groupe dominant, auquel le «non-étalon» doit se définir. structure sociale, les rendant plus égalitaires, d’essayer de mieux se faire accepter Au même titre que l’homme est par celui-ci.» Les personnes de couleur l’étalon à l’aune duquel la femme selon la politologue: «Il s’agit indubitablement intègrent donc elles-mêmes le racisme doit se modeler. Dans Le Deuxième de l’un des grands mouvements sociaux du du groupe dominant. Tant dans le Sexe, Simone de Beauvoir écrivait XXe siècle et il continuera à influencer la so- racisme que le sexisme, la discrimi- déjà en 1949: «La femme se déter- nation est basée sur des différences mine et se différencie par rapport ciété.» Malgré la conquête de nombreux droits physiques, observe la professeure. à l’homme et non celui-ci par rapport et l’émancipation des femmes ces dernières à elle. Elle est l’inessentiel en face décennies, les inégalités entre les genres per- Les deux formes d’ostracisme de l’essentiel. Il est le sujet, il est sistent. «Beaucoup d’hommes n’ont pas inté- consistent en des comportements l’Absolu: elle est l’Autre.» Au même sociaux qui légitiment des rapports titre, l’individu à la peau foncée rêt à ce que le statu quo soit remis en question de domination fondés sur des diffé- est l’Autre par rapport à celui à la parce qu’ils en tirent avantage, avance Lorena rences corporelles, lesquelles sont peau «blanche». 46 THÉÂTRE

Ted-talkers, Youtubers, Instagrammers ou gourous modernes s’affichent comme les emblèmes de la foi 4.0. La metteuse en scène Marion Duval analyse ces figures «micro- messianiques» pour les transposer sur scène.

Faire tomber le masque des micro-messies TEXTE | Jade Albasini

Plus de 46 millions de vues pour la inventé par la jeune femme, qui s’est associée conférence TED «Est-ce que l’école tue la pour cette recherche à Luca Depietri, diplô- créativité?» de l’orateur Ken Robinson. Onze mé en philosophie et sciences des religions, millions de suiveurs sur le compte YouTube Cécile Druet, comédienne-ethnologue, Diane du jeune humoriste Cyprien. Pas moins de Blondeau, artiste plasticienne sonore et Oscar 124 millions d’adeptes vouent un culte à la Gomez-Mata, intervenant à La Manufacture. chanteuse Selena Gomez sur Instagram. Pro- pulsés par les plateformes web, ces «messies» Un contexte qui divinise la performance contemporains ne représentent que la pointe Aidée d’une bibliographie dense – des de l’iceberg des nouvelles formes de croyances penseurs Baudrillard et Zizek en passant qui foisonnent dans une société en perte de par des documentaires d’activistes comme repères religio-culturels. Banksy ou The Yes Men – l’équipe vient d’entamer la première phase d’observation de Un phénomène que les médias décorti­ ces «personae». Cette étape a eu lieu à Notre- quent, mais ils ne sont pas les seuls. Avec «Per- Dame-des-Landes en France, dans un squat formance vérité», la metteuse en scène Marion de 300 personnes au cœur d’un aéroport en Duval mène une étude de longue haleine au construction. «Quel terrain fertile! Fémi- sein de La Manufacture – Haute école des arts nistes, animalistes, véganistes, anarchistes, de la scène afin d’extraire les secrets de ces pour n’en citer que quelques-uns. Ils vivent «figures micro-messianiques». Un néologisme côte à côte dans leurs croyances respectives. Le masque des micro-messies 47

De la professeure de yoga à l’humoriste, en passant par le motivateur, les stars du net représentent les nouvelles figures mes­ sianiques. Florilège. De gauche à droite Jamie Oliver McFly & Carlito Pierre Croce Bryan Kramer Le grand JD Nicolette Mason Sita Abellàn Dancing Matt Casey Neistat Michele Knight Sita Abellan Manon Valentino David Icke Jérôme Jarre Nick Vujicic Teal Swan Tony Robbins Braco the Gazer Raphaël Spezzotto- Simacourbe Imomsohard Dana Falsetti Cyprien Iov Isaline Ackermann Ina Mihalache Lisa Gachet Pewdiepie Jenna Marble De nos jours, tout est synonyme de foi, même démasqué. On peut simuler, mais s’il n’y a pas Kristina Bazan Rob Breszny les pensées les plus aliénées», affirme Marion de flamme, cela ne fonctionnera pas», rappelle Selena Gomez Duval. Le but? Analyser la scénographie, la Marion Duval en prenant l’exemple de Steve Chris Burkard gestualité, le jargon, l’utilisation de références Jobs, et de son aura, qui a convaincu plus d’1 Miranda Makaroff Squeezie et la légitimité de ces multiples influenceurs. milliard d’êtres humains de glisser un iPhone Dear Caroline «Il existe une esthétique propice à la création dans leur poche. «Le marché des croyances et Esther Perel Niga Higa d’une communauté dévouée. Il y a des rituels de ses fétiches continue de se développer parce Jim Chapman à faire comme au théâtre afin de plonger le qu’il nous aide à gérer au quotidien la réalité et spectateur dans son propre univers», com- la souffrance», explique Luca Depietri. Les mente Luca Depietri. potentielles découvertes de cette recherche artistico-philosophique seront présentées en Devenir un micro-messie octobre 2018 aux étudiants de La Manufacture, À partir des données récoltées, la question puis retranscrites en création au centre d’art de l’appropriation des qualités de ces Jésus des contemporain Arsenic à Lausanne. Elles lève- temps modernes surgit. «Peut-on apprendre à ront (peut-être) le voile sur les secrets des gou- être un de ces visages ou est-ce inné?» lâchent rous contemporains. «Imaginez, si on arrive à les chercheurs en chœur. Mais surtout le pro- trouver les clefs du succès d’un micro-messie, cédé est-il transposable dans un autre cadre, on pourrait fonder une nouvelle religion», dit, comme celui d’un théâtre? «L’authenticité amusée, Marion Duval en soulignant le pouvoir

CAPTURES YOUTUBE reste l’élément le plus important, car on est vite de la foi.  48 PORTRAITS

Religieuses ou laïques, collectives ou individuelles, manifestes ou encore diffuses, de multiples croyances soutiennent nos existences. Un ostéopathe, un guide de montagne, une tatoueuse et des sociologues nous racontent les leurs.

À chacun ses croyances TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger IMAGES | Hervé Annen

«La force des Curieux et intéressé par la croyances réside spiritualité sous différentes formes, cet amateur de dans l’espérance» la philosophie de Paul «La croyance fait partie de Ricœur souhaite aussi vivre mon bagage, professionnel, sa croyance à travers ses intellectuel et aussi existen- différents engagements as- tiel», pose immédiatement sociatifs, tournés autour de Claude Bovay. Ses études la question de la solida­rité et en théologie, puis en socio- du vivre-ensemble. logie des religions, prennent Il a notamment participé à racine dans son enfance et la mise en place de l’associa- adolescence, au cœur «d’un tion Bénévolat-Vaud, visant univers familial croyant et à développer et soutenir la paroissial». «J’ai toujours été vie associative du canton. intéressé par ces dimensions «Pour moi, croyances et symboliques de l’humain, engagements vont de pair. s’explique-t-il. La dimension Il existe un lien entre ce à croyante représente une quoi on croit – pour ma part donnée anthropologique, le vivre-ensemble – et la elle appartient à notre être qualité des rapports que humain. Que les croyances l’on entretient entre hu- s’expriment dans le do- mains.» Chez ce chercheur maine religieux, politique, et formateur, la croyance est idéo­logique, culturel ou avant tout cette ressource philosophique,­ elles nous mobilisatrice, qui vise à amènent à nous situer par prendre part concrètement rapport à un certain nombre à l’existence, tant d’un de valeurs et d’inspira- point de vue individuel tions.» Pour ce spécialiste que collectif. des religions, la force des croyances réside dans «cette Claude Bovay idée d’espérance, cette invi- Responsable de tation à ne pas désespérer du la filière Master quotidien». of Arts en Travail Social de la HES-SO Lausanne À chacun ses croyances 49

«La méditation reste Côté spiritualité, cette Italienne Au quotidien, cette croyance Federica Zilli ma meilleure alliée» installée dans la région biennoise se manifeste par une volonté Tatoueuse a passé onze ans – «de mes «d’essayer de dégager le Port (BE) «‘La force des croyances’? La 3 à 14 ans» – dans une école plus possible une attitude première chose qui me vient à catholique, avant de s’en distan- positive, explique-t-elle. Je suis l’esprit, c’est la détermination cier: «J’ai très vite réalisé que ce consciente que tout ce que je à réaliser ses rêves. D’avoir n’était pas ma place. Les règles fais aura des conséquences sur un rêve sur le long terme, qui strictes, ce n’est pas pour moi!» les gens que je côtoie et sur devient un projet pour lequel L’artiste n’en est pas moins moi-même, à court ou moyen on va ensuite concentrer tous habitée par sa propre forme terme. Donc même si je suis ses efforts.» Federica Zilli de spiritualité. de nature impulsive, j’essaie de sait de quoi elle parle, elle qui toujours garder cela à l’esprit.» s’est lancée dans des études de «Je ne suis pas religieuse à pro- Federica Zilli essaie également bijoutière – pour «rassurer» prement parler, mais j’ai trouvé de se préserver de la négativité ses parents – avant de se diriger ma propre voie spirituelle à que peuvent dégager d’autres vers sa passion de toujours, travers la méditation. Je crois en personnes: «Cela représente une l’art du tatouage. les énergies, qui connectent les lutte quotidienne, mais je suis êtres humains et tous les autres convaincue qu’à la fin cela paie, êtres vivants avec l’univers.» et que l’on peut toujours s’amé- liorer.» La méditation constitue alors «sa meilleure alliée». 50 PORTRAITS

Mallory «Toute croyance a sa valeur» Schneuwly Purdie «Je suis agnostique, je n’ai aucune foi Chercheuse religieuse», postule Mallory Schneuwly au Centre Purdie, chercheuse au Centre suisse Is- Suisse Islam lam et Société. Pour cette Fribourgeoise, et Société «forcément catholique sur le papier», Fribourg la croyance a plutôt pris des airs hu- manistes: «Je crois dans le changement. C’est-à-dire que les êtres humains et les situations peuvent changer.» «La beauté de la création «Il y a, au fil de mon chemin de Qu’on ne s’y méprenne pas, la socio- ne vient pas de nulle part» vie, des pierres qui ont jalonné l’augmentation d’une croyance et logue n’irait «pas jusqu’à dire qu’elle Après une éducation strictement d’une pratique religieuse», raconte a foi en l’humanité». Dans le fond, catholique, le Valaisan François celui qui a développé une vraie elle… «souhaite la fin du racisme», Perraudin connaît un moment de pratique de prière et de méditation ose-t-elle formuler, un brin intimidée révolte face à la religion. C’est à quotidienne. «Je suis croyant sans par l’aspect chimérique de son vœu. force de fréquenter les cimes, de par être une grenouille de bénitier», C’est précisément ce qu’elle essaie de sa pratique de guide de montagne, s’amuse-t-il néanmoins. Aurait-il faire à travers son travail, soit apporter qu’il renoue peu à peu avec sa foi retrouvé sa foi sans la majesté des sa «petite goutte d’eau pour que les d’enfant. «Cette beauté de la création sommets? Pas sûr. «La montagne individus apprennent à mieux se ne vient pas de nulle part, clame- force à l’humilité, notamment avec connaître avant de se juger.» t-il aujourd’hui. Il y a bien là-haut la prise de risque. Plus on avance, La sociologue ne se méfie pas pour quelqu’un qui l’a créée et rendue si plus on se rend compte qu’on ne autant des croyances. Au contraire, admirable!» Cette évolution de son maîtrise rien, que nous sommes elle se dit «fascinée par la manière état d’esprit se manifeste d’ailleurs de petites choses face à la nature.» dont certains arrivent à conditionner clairement au fil de ses ouvrages Aujourd’hui, il n’est pas rare d’ailleurs leurs vies pour elles, dans un sens de photographies. Purs descriptifs qu’avant de partir en randonnée, positif comme négatif. Elle est impres- de la Haute Route, puis prétextes «lorsqu’on se trouve dans un passage sionnée par ceux qui arrivent à s’élever à des réflexions philosophiques, exposé, d’avoir une pensée vers Dieu vers une forme de mystique, par ceux ses clichés affichent aujourd’hui bienveillant pour qu’il guide nos pas qui sont prêts à se faire exploser pour ses convictions religieuses. et qu’il retienne le sérac, la pierre, qui leurs croyances.» pourrait nous menacer». La gratitude, François Perraudin face à la splendeur de la nature et le Elle ne saurait être cependant dans Guide de montagne secours fidèle dont il a été si souvent le jugement. Pour elle, «toute et photographe l’objet, compose alors le maître mot croyance a sa valeur. À condition Bagnes (VS) de sa foi. qu’elle soit critiquable». À chacun ses croyances 51

Marcel Paturel Ostéopathe Fribourg

«Il vaut mieux croire en soi qui soutient aujourd’hui tant sa une partie du champ de vision et du qu’en quelqu’un» pratique professionnelle que son champ de possibilités qu’on va avoir. existence. Précisément? «Je crois en Le but est de rester le plus ouvert De la force des croyances, Marcel la capacité de chacun de pouvoir choisir possible chaque jour afin de saisir Paturel en est convaincu. «Si on son présent et son futur. Je crois les opportunités qui se présentent à ne croit en rien, c’est assez difficile qu’on a la possibilité de faire ce qu’on nous, et qui vont dans le sens de nos d’avancer vers un objectif ou un but!» choisit au cours de notre vie.» Une vrais désirs.» L’ostéopathe confie L’ostéopathe, qui enseigne par ailleurs conviction qui découle directement de néanmoins que ce n’est pas toujours à la Haute école de santé de Fribourg – la philosophie sous-tendant la pratique évident, qu’il s’agit d’une «vraie lutte HEdS-FR, pense cependant, personnel- ostéopathe, soit le concept que le au quotidien, tant il est vrai qu’on a lement, «qu’il vaut mieux croire en soi corps humain a toujours la capacité de quand même cette fâcheuse tendance qu’en quelqu’un». C’est ainsi qu’il s’est s’auto-guérir. Cette assertion constitue à s’enfermer dans un spectre de vision peu à peu affranchi de son éducation pour Marcel Paturel un mode de vie: limité». Finalement, une croyance, judéo-chrétienne pour développer, «Si on se lève le matin en s’imposant ça s’entraîne, comme un muscle, pour au cours de sa formation, la croyance des limites, on va forcément occulter ne pas se ramollir… 52 PORTFOLIO PORTFOLIO 53 54 TECHNOLOGIE

Au cours de l’histoire, les nouvelles technologies ont souvent fait croire au pire. La quatrième révolution industrielle n’échappe pas à la règle, alors que la frontière entre fiction et réalité se resserre de plus en plus.

L’intelligence artificielle, émancipatrice ou aliénante? TEXTE | Thomas Dayer

«L’effet d’une technologie, nous avons 10’000 dollars il y a 20 ans)», écrit le fondateur tendance à le surestimer à court terme, et à le et président du World Economic Forum, Klaus sous-estimer à long terme.» La loi d’Amara, du Schwab, dans The Fourth Industrial Revolution. nom du scientifique futuriste américain Roy Amara, semble plus que jamais d’actualité. Véhicules autonomes, imprimantes 3D, Reprise par Bill Gates, elle a donné ceci: «Nous robotique, blockchain, économie numérique, surestimons toujours les changements qui biologie de synthèse: des transformations auront lieu dans les deux prochaines années, et radicales façonnent le monde de demain. Elles sous-estimons ceux qui se produiront dans les provoquent fascination ou crainte. Tout au long dix prochaines années.» 2017, l’iPhone, dix ans, de l’histoire, les innovations ont fait craindre a transformé le monde. Et le temps, lui, semble disparitions d’emplois, accroissement des inéga- flétrir davantage sous l’effet de nouvelles tech- lités, nouvelles maladies. Nous voici à l’aube de nologies toujours plus gloutonnes en big data. la quatrième révolution industrielle, dont nous «Une simple tablette, avec laquelle nous pou- sommes encore loin «d’avoir saisi pleinement la vons lire, surfer sur internet et communiquer, rapidité et l’ampleur», poursuit Klaus Schwab. a une puissance de calcul équivalente à celle de 5’000 ordinateurs d’il y a 30 ans, tandis que le L’intelligence artificielle, changement coût du stockage de l’information tend vers zéro fondamental (stocker 1 gigabit coûte en moyenne moins de Cette révolution industrielle se distancie 0,03 dollar par an aujourd’hui, contre plus de largement des mécanisations propres aux L’intelligence artificielle, émancipatrice ou aliénante? 55

Latent Space est un travail de l’artiste anglais Jake Elwes. Il est basé sur un algorithme d’intelligence artificielle de recon­ naissance d’images, dont les capacités sont ensuite utilisées pour créer des images. Il révèle ainsi une sorte d’inconscient digital, formé à partir de ce qu’il a appris. JACKE ELWES 56 TECHNOLOGIE

précédentes. Philippe Dugerdil, professeur et de stéréotypes projetés», explique Florian Du- responsable de recherche à la Haute école de four, docteur en psychologie et maître d’en- gestion de Genève – HEG-GE, l’illustre ainsi: seignement à la Haute Ecole d’Ingénierie et «L’apparition du métier à tisser avait donné de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD, naissance à de nouvelles tâches autour de la qui a étudié, avec sa collègue Céline Ehrwein machine. Désormais, les machines deviennent Nihan, professeure HES, la question de la per- elles-mêmes capables d’apprendre.» C’est le pétuation des stéréotypes, notamment racistes règne de l’intelligence artificielle, qui dépor- et sexistes, à travers les robots. Un danger réel. tera, à terme, la compétition sur la vitesse «La perpétuation des stéréotypes n’est pas d’adaptation. «De la machine ou de l’homme, toujours heureuse, souligne Florian Dufour. celui qui sera capable d’apprendre le plus Faire ressembler les robots aux humains n’est vite une tâche donnée l’emportera», reprend pas dénué de sens. Mais il n’est pas nécessaire Philippe Dugerdil, qui cite une argumentation que les robots actifs en cuisine aient des 1 La navette développée par Erik Brynjolfsson et Andrew attributs féminins, tout comme nous avons Smart Shuttle McAfee dans leur ouvrage The Second démontré empiriquement qu’un robot paré a été testée entre 2016 et Machine Age. «Le développement de systèmes d’attributs masculins n’est pas perçu comme 2017 à Sion. qui peuvent accomplir des exploits de raison- plus compétent pour effectuer des tâches de Il s’agit d’un nements similaires aux humains remodèlera mécanique automobile qu’un robot ayant des mini car postal de 11 places, considérablement la façon dont le travail se attributs féminins.» qui suit un partagera entre les esprits et les machines», trajet défini sans chauffeur. Un écrivent les deux chercheurs. Qui dit intelligence artificielle, dit aussi accompagnateur crainte du robot tueur. Cent seize experts, à leur doit toutefois L’intelligence artificielle conserve encore tête l’Américain Elon Musk, ont mis en garde les contourner certains obstacles quelques défauts. Un exemple: la navette au- Nations unies contre la menace des armes auto- en mode manuel. tonome qui arpente les rues de Sion 1. Florian nomes. Selon eux, le futur pourrait voir naître Les voitures Evéquoz, docteur en informatique et professeur des machines armées capables, en fonction d’un mal garées représentent à la HES-SO Valais-Wallis, l’a étudiée de près, seul algorithme, de prendre la décision d’élimi- 80% de ses de même que les sentiments de ses utilisateurs. ner une cible. «Une fois développées, ces armes interventions. «Le défi majeur, pour l’intelligence artificielle permettront aux conflits armés d’avoir lieu à qui pilote le véhicule, est l’interaction avec l’hu- une échelle plus grande que jamais, et dans un main, souligne-t-il. En l’absence d’autres usa- temps trop rapide pour que les humains puissent gers de la route, son fonctionnement est fluide. l’appréhender», écrivent les signataires. Mais dès qu’un piéton approche de ses rails virtuels, tout se fige, et souvent le chauffeur doit Alignement sur les valeurs humaines prendre les commandes.» Florian Evéquoz l’a D’autres soulignent que le risque réel ne constaté: de nombreuses personnes qui doutent serait pas que les intelligences artificielles se de la sécurité de la navette se débarrassent de retournent contre les humains. Il résiderait toute appréhension une fois qu’elles l’ont em- plutôt dans la façon dont elles appliqueraient pruntée. Peut-être ce progrès est-il toutefois dû les ordres humains. «Tout l’enjeu demeure à l’intervention fréquente de l’humain? L’enjeu dans la façon dont l’humain conceptualise est ailleurs. «Notre mission première est d’ob- l’intelligence artificielle», souligne Nicholas server l’impact de la technologie sur les com- Davis, responsable du secteur Société et In- portements humains, notamment afin d’éviter novation et membre du comité exécutif du que cet impact ne se réduise à des superstitions World Economic Forum, qui identifie deux erronées», souligne Florian Evéquoz. types d’extrêmes dans les croyances. «D’une part, la croyance qui veut que la technologie Un «robot tueur»? soit un outil sans dimension morale.» Un Parfois, c’est l’humain qui perpétue les marteau est un marteau. Une arme est une stéréotypes. «Les robots sociaux ressemblent arme. Un smartphone est un smartphone. Ces aux êtres humains, ce qui facilite l’émergence objets dépendent seulement de leur utilisation. L’intelligence artificielle, émancipatrice ou aliénante? 57

Les robots «D’autre part, la croyance selon laquelle la sociaux technologie a ses propres forces motrices et ressemblent aux êtres qu’elle prendra le dessus, que vous le vouliez humains et ou non.» Le but du WEF: favoriser une vision cela facilite l’émergence médiane. «Chaque technologie a une valeur, de stéréotypes, souligne Nicholas Davis. Une kalachnikov ou explique le psychologue un smartphone, déposés sur une table, ont une Florian Dufour. dimension morale et influencent les interac- tions humaines. Il faut le réaliser.»

Le défi envers l’intelligence artificielle­

pourrait ainsi être de savoir comment GUILLAUME PERRET/LUNDI13 l’éteindre. «Le risque ne vient pas de machines qui développeraient soudain une conscience Reste que l’impact des véhicules auto- maléfique», déclarait Stuart Russell, profes- nomes sur l’emploi des chauffeurs se révèle seur d’informatique et pionnier de l’intelli- concret, au point que le ministre des Trans- gence artificielle, dans The Independent. Le ports indien veut les interdire. L’an dernier, problème serait plutôt leur alignement avec les FoxConn, entreprise taïwanaise sous-traitante valeurs humaines. Car puisque des machines de sociétés de nouvelles technologies dont ultra-compétentes créeront des accidents en Apple, a licencié 60’000 employés de l’une essayant d’atteindre leurs objectifs, il faudrait de ses usines chinoises pour les remplacer par qu’elles puissent intérioriser les comporte- des robots. «Il y a une non-substitution des ments humains et apprendre de leurs erreurs. ressources, observe Philippe Dugerdil. C’est La machine ne suivrait alors plus de simples inéluctable, mais est-ce socialement accep- règles, mais la volonté humaine. Un immense table? Si une invention provoque un chômage challenge, d’autant que… l’humain est com- massif, il est possible qu’un contrôle politique plexe. «Les gens sont irrationnels, inconstants, intervienne.» Le principal défi relatif à la qua- faibles, limités, hétérogènes, et parfois… trième révolution industrielle reste celui de la simplement mauvais, indique Stuart Russell. formation. «À la flexibilité, à l’auto-entrepre- Certains sont végétariens, d’autres aiment un neuriat, à l’identification d’opportunités de steak bien juteux.» marchés», souligne-t-il.

Le grand danger demeure l’Homme Selon Nicholas Davis, l’enjeu est sociétal. Chaque invention cache des ombres po- «Nous pensons la quatrième révolution in- tentielles. «Le créateur de l’e-mail n’avait pas dustrielle à travers quatre prismes: d’abord, prévu le spam, le créateur des réseaux sociaux le prisme de l’éthique; ensuite, celui de la n’avait pas vu venir les fake news, et le créateur création de valeurs; puis, celui de la transfor- de la voiture n’avait pas imaginé les embouteil- mation sociale; enfin, celui de la gouvernance, lages», sourit Florian Evéquoz, qui rappelle énumère-t-il. Nous avons affaire à des ma- toutefois que les craintes les plus extrêmes chines qui dictent notre comportement, ainsi sont évidemment nourries par la science-fic- qu’à des technologies qui franchissent les bar- tion. «Aujourd’hui, le plus grand danger pour rières du corps humain. Il y a un changement la survie de l’humanité demeure l’Homme, dans les relations de pouvoir, et le pouvoir sur les questions climatiques par exemple, et décisionnel en termes de technologies se révèle non l’intelligence artificielle», reprend Florian plus important aujourd’hui qu’hier. Maintenir Evéquoz. Philippe Dugerdil acquiesce. «Le le contrôle sur les technologies représente un philosophe Nick Bostrom, notamment dans enjeu majeur pour la démocratie. Chacun de- son ouvrage Superintelligence, a aussi avancé vrait en être conscient, et s’engager en tant que l’hypothèse d’une AI destructrice, rappelle-t-il. citoyen pour participer à la conceptualisation Mais d’autres enjeux pressent bien davantage.» de ces développements.»  58 INNOVATION

Stimuler l’innovation en empruntant les méthodes de travail des designers: en vogue actuellement, l’approche est partie pour durer, prédit la spécialiste Lucy Kimbell.

«Le design thinking repose sur la croyance que tout le monde est créatif» TEXTE | Benjamin Keller

C’est l’un de ces concepts anglo-saxons définition claire, car il recouvre des pratiques impossibles à traduire en français: le design différentes. Tous les designers ne travaillent pas thinking («pensée design», à défaut de mieux), de la même façon. Un designer de meubles ne popularisé depuis une dizaine d’années, est le va pas se mettre à concevoir des programmes fait d’appliquer les processus de production et informatiques du jour au lendemain. Des ca- de création des designers à d’autres domaines, ractéristiques générales peuvent toutefois être par exemple en entreprise ou dans les poli- identifiées, comme le fait de placer l’humain au tiques publiques. Chercheuse associée à la Saïd centre de la recherche de solutions et non pas Business School de l’Université d’Oxford, au l’organisation ou la technologie. Il y a aussi la Royaume-Uni, directrice de l’Innovation In- prise en compte de tous les acteurs, qu’il s’agisse sights Hub de l’Université des arts de Londres des utilisateurs ou des parties prenantes, ou le re- et associée au sein de la firme de consulting cours à la synthèse, à l’observation, à l’intuition internationale Normann Partners, la Britan- ou encore au prototypage. Ce dernier concept nique Lucy Kimbell théorise, enseigne et se réfère à la matérialisation d’idées, même abs- pratique le design thinking. Interview. traites, en story-boards ou objets.

En quoi consiste le design thinking? Sur quelle croyance repose ce courant? Pour commencer, il faut dire que ce terme, La croyance centrale est que tout le monde mis en avant par des entreprises de consulting est créatif et possède le potentiel de contri- à des fins de marketing, ne possède pas de buer à de nouvelles solutions. L’intention du Le design thinking en vogue 59 design thinking n’est pas que des designers (basé notamment sur le retour d’utilisateur, parviennent à régler des problèmes comme par ndlr), de l’innovation ouverte (qui s’appuie magie. Il implique de nombreux workshops sur le partage, ndlr) ou du marketing culturel. «génératifs» avec des utilisateurs et d’autres D’autres étudiants ne saisissent pas bien son acteurs. Il est admis que les idées peuvent utilité, puisqu’ils estiment que tout le monde émerger partout et pas seulement dans la tête est créatif. Je leur réponds que oui, mais que de personnes qui ont étudié à Oxford. le design thinking apporte justement un cadre pour tirer le meilleur parti de chacun, collabo- Est-ce vraiment une approche nouvelle? rer et développer des idées.  Ce qui est nouveau n’est pas le design thinking en tant que tel, mais son utilisation par des organisations de tous types. Le groupe informatique IBM dit former des milliers de Former à l’innovation collaborateurs à cette manière de fonction- ner. Le géant de la consommation Procter Un master inédit en Suisse s’inspire du design thinking. & Gamble l’a adoptée depuis longtemps. Le National Health Service, le système de la santé «Le design thinking ne rend pas n’importe qui designer. Ce terme n’est souvent pas publique du Royaume-Uni, a développé un apprécié des designers eux-mêmes.» outil qui y ressemble. Nathalie Nyffeler, professeure d’innovation à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Quels bénéfices peut-on en attendre? Canton de Vaud – HEIG-VD et responsable du master Innokick de la HES-SO, revient Beaucoup considèrent que le design d’emblée sur les fausses croyances souvent thinking est une réponse aux challenges attribuées au design thinking. «Il faut savoir d’innovation. Dans le cadre de mes activités que cette méthode d’innovation a été conceptualisée par des économistes et non professionnelles, j’ai remarqué que lorsqu’un par des designers. Ces derniers ne se re- groupe de personnes essaie de créer quelque connaissent souvent pas dans ces concepts chose, que ce soit un événement, une activité abstraits, qu’ils trouvent éloignés de leur ou un nouveau service, l’efficacité et la ra- pratique.» La spécialiste en innovation sait de quoi elle parle, elle qui a mis sur pied il y pidité augmentent si des éléments du design a deux ans un master, baptisé Innokick, dont thinking sont intégrés. l’objectif consiste à rendre les étudiants ca- pables de travailler sur des projets innovants et interdisciplinaires. Premier cursus de ce Certains chercheurs jugent que le design genre en Suisse, il s’inspire des méthodes thinking est une «expérience ratée». Est-ce du design thinking, mais emprunte aussi davantage qu’un concept à la mode? des concepts à d’autres disciplines. Il fait collaborer des ingénieurs, des designers Il existe quantité de modes à notre époque et des économistes. «L’objectif est qu’ils et le design thinking en représente une. Mais se nourrissent les uns des autres. Par je constate une compréhension grandissante exemple, le designer peut apprendre à de l’importance d’impliquer les utilisateurs, les mieux comprendre les codes qui prévalent en entreprise. L’ingénieur peut intégrer les parties prenantes et différentes expertises dans émotions de l’utilisateur ou l’économiste les processus créatifs. Et cela pas seulement prendre en compte les problèmes technolo- pour des raisons démocratiques, mais dans un giques.» Les méthodes du design thinking, qui structurent l’élaboration de nouvelles souci d’efficacité. Que cette approche porte idées en certaines étapes et fonctionnent le nom de design thinking ou non n’est pas par boucles de rétroaction, sont très utiles important. pour faire éclore des intuitions, ainsi que pour visualiser les premiers prototypes et rester focalisé sur le client cible. «Mais pour Vous enseignez le design thinking la phase d’implémentation technique et depuis dix ans à des étudiants en commerciale, les savoir-faire des ingénieurs business. Comment réagissent-ils? et des économistes restent irremplaçables.» C’est donc bien une collaboration interdis- Pour certains, c’est une révélation. Le ciplinaire qui favorise l’innovation et rend design thinking se rapproche du lean startup probable son succès futur. 60 SANTÉ

Notre société est hantée par l’image de la femme mince. Il en découle de nombreuses croyances liées au contrôle du poids, comme l’efficacité des régimes amaigrissants.

Croire en son corps TEXTE | Geneviève Ruiz IMAGE | Nicolas Righetti

La moitié des adolescentes ne sont pas du citoyen urbain moyen est incalculable, que satisfaites de leur corps. Elles ne se trouvent ce soit par les écrans, les magazines, la publicité pas assez minces et pas assez ressemblantes aux ou les films.» modèles présentés dans les médias. Plus de 30% d’entre elles ont déjà tenté de perdre du poids. Toutes les sociétés véhiculent des critères «Dans notre société, la femme ‘socialement de beauté, souvent en lien avec leur situation belle’ – à ne pas confondre avec la femme belle matérielle: ainsi les sociétés d’abondance tout court – est définie par trois principaux cri- tendent à privilégier la minceur, alors que tères: la minceur, le petit nez et l’éclat, explique c’est l’inverse pour les sociétés connaissant Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue la pénurie. Il arrive aussi que des sociétés à l’École des hautes études en sciences sociales traditionnelles valorisent la minceur et de Paris et spécialiste de l’image corporelle. vice-versa. Mais ce qui rend ce phénomène si Cette femme socialement belle représente un marquant et si particulier dans nos sociétés, objet extrême d’investissement social, tous les c’est l’exclusivité du modèle proposé, ainsi regards se tournent vers elle. Nos sociétés sont que son extrême visibilité. «Il est des sociétés hantées par cette silhouette élancée, qui sert qui chassent toute trace de ce corps féminin entre autres à vendre un nombre incroyable de leur espace public, comme c’est le cas dans d’objets, des voitures aux ordinateurs en pas- certains pays musulmans», précise Véronique sant par le chocolat. Le nombre de fois où elle Nahoum-Grappe. Cette déesse mince à la apparaît en une journée dans le champ de vision chevelure éclatante promet amour, richesse et Croire en son corps 61

Le photographe genevois Nicolas Righetti a capté ces enfants se préparant à défiler lors des Kids Fashion Day de Minsk, en Biélorussie, en octobre 2017. 62 SANTÉ santé à celles qui lui ressemblent. «Il s’agit de toire individuelle. Elle est à mettre en lien avec l’un des rêves collectifs les plus puissants de de multiples facteurs et pas uniquement avec la société occidentale, mais qui possède son l’excès de calories. Ils sont liés à l’âge, au sexe, pendant sombre: l’ostracisation de celles qui à l’origine ethnique, au tabagisme, au métabo- ne ressemblent pas à ce modèle unique.» L’ob- lisme de base, aux hormones, aux enzymes… session pour cet idéal de beauté s’avère pro- blématique pour les nombreuses adolescentes Confondre minceur et poids de santé qui, forcément, se perçoivent en décalage avec «Nous vivons dans une société où de lui. «C’est l’un des dégâts collatéraux de la nombreuses personnes se lancent dans des libération des femmes qu’il faudra régler ces régimes amaigrissants alors que leur poids prochaines années, observe l’anthropologue. est normal, indique Isabelle Carrard, psy - Dans une société libérée des traditions et qui chologue et professeure en filière nutrition et place l’apparence comme valeur première, les diététique à la Haute école de santé de Ge- jeunes filles ne comptent que sur leur corps nève – HEdS-GE. Elles comptent les calories pour trouver un partenaire et entrer dans le et luttent contre leur appétit. Elles se gâchent film de la vie. Une adolescente en surpoids la vie et ne s’en rendent même pas compte.» comprendra donc que, pour elle, le bal ou la Ce phénomène, nommé «préoccupation ex- plage, c’est foutu. Ce mécanisme est d’une cessive à l’égard du poids», se réfère au fait violence inouïe.» qu’une personne, peu importe son poids, est à ce point préoccupée par celui-ci que cela Les préjugés liés à l’obésité porte atteinte à sa santé physique et mentale. Andrée-Ann Dufour Bouchard est nutri- De façon paradoxale, cette préoccupation tionniste pour l’organisme québécois Équi- participe à l’épidémie d’obésité de par les Libre, dont la mission consiste à prévenir les comportements contre-productifs qu’elle problèmes liés au poids et à l’image corporelle génère: les régimes n’entraînent en effet une dans la population. Elle cite plusieurs études perte de poids durable que pour 10 à 20% des qui montrent que le surpoids et l’obésité re- individus. Les autres connaîtront souvent le présentent l’une des dernières caractéristiques fameux effet yoyo: leur métabolisme devient visibles qu’il soit socialement acceptable de plus lent, mais leur corps reçoit à nouveau da- critiquer publiquement: «Les enfants ne se vantage de nourriture, voire beaucoup plus en moquent plus des Noirs ou des homosexuels, compensation des privations passées. Ces per- mais des gros. Il s’agit d’un phénomène d’ex- sonnes prendront donc plus de poids au fil des clusion identique à celui du racisme.» Notre années que si elles n’avaient jamais entamé de société véhicule toute une série de croyances régime. Pour certaines, il s’agira même d’une liées au poids, qui sous-tendent ces compor- cause d’obésité. «Nous confondons de plus tements discriminatoires. La minceur serait en plus minceur et poids de santé, constate en effet synonyme de beauté, d’intelligence, Isabelle Carrard. On peut être mince et avoir de classe supérieure et de maîtrise de soi. un mode de vie malsain, avoir un corps rond Elle représenterait une garantie de richesse, et s’alimenter très sainement.» de sexualité active, d’accomplissement et de longévité. Quant au surpoids, il est synonyme Ceux qui souhaiteraient une recette de ridicule, de gloutonnerie, d’imbécilité ou de simple pour s’alimenter sont nombreux. Mais manque de contrôle. Il est souvent associé à la cela n’existe pas. La plupart des diététiciens pauvreté, à la solitude et à la mauvaise santé. ont abandonné les injonctions moralistes. On parle dorénavant de retrouver l’écoute de son «Ces stéréotypes sont tellement puissants corps et des signaux de satiété qu’il envoie. qu’ils sont ancrés inconsciemment, affirme la Aucun aliment n’est interdit. «Malheureu- nutritionniste. De là découle la croyance selon sement, écouter ses sentiments de satiété laquelle on peut totalement contrôler son ne suffit pas pour tout le monde, poursuit poids.» Or chaque prise de poids a une his- Isabelle Carrard. Certaines personnes se Croire en son corps 63

Ces manne- sont tellement éloignées de leurs sensations quins anglais internes qu’il leur est difficile de les retrou- posent en bikini dans les ver.» Ce que la psychologue constate, c’est années 1970. que l’industrie des régimes et de la minceur Les recherches montrent que brasse des milliards en termes de livres, la télévision, conseils, alicaments et produits cosmétiques. les publicités pour maillots «Ils ne sont pas prêts à arrêter le matraquage de bain et les publicitaire pour convaincre le public qu’il mannequins représentent faut rester mince et que, grâce à leurs pro- des sources duits, on peut y arriver.» majeures d’influence sur l’image corpo- Faire évoluer les normes relle des filles. Du côté des bureaux étatiques de préven- tion de la santé, on est revenu des campagnes trop moralistes liées au poids. «Certaines véhiculaient des messages discriminatoires vis-à-vis des personnes en surpoids, avance Isabelle Carrard. Le message reste de s’ali- menter sainement, mais on essaie désormais de travailler sur l’image corporelle et de pro- mouvoir la diversité des corps.» ALAMY STOCK PHOTO Si la Suisse en est à ses balbutiements, le Québec suit cette voie depuis plusieurs an- La génération Nouveaux nées. «Les études montrent que les problèmes Twiggy troubles d’image corporelle peuvent entraîner des alimentaires L’obsession de la minceur ne concerne prises de poids sur le long terme en raison des pas seulement les adolescentes, au masculin régimes amaigrissants, explique Andrée-Ann mais les femmes de tous les âges. La À un degré moindre que les femmes, Dufour Bouchard. Ils provoquent des pro- génération ayant actuellement entre 60 et 75 ans est la première à avoir les jeunes hommes sont également blèmes d’auto-estime et parfois des troubles été confrontée à cet idéal de beauté, de plus en plus insatisfaits de leurs alimentaires.» Différentes actions sont menées symbolisé par le mannequin andro- corps. Davantage que la minceur, gyne Twiggy (surnom qui signifie ils cherchent à développer leur mus- par ÉquiLibre, dont des campagnes de sensi- «brindille»), emblème des années culature pour correspondre à l’idéal bilisation ciblant les jeunes. Ces programmes 1960. «Ces femmes sont nombreuses masculin proposé dans les médias. leur enseignent notamment qu’un corps en à avoir tenté des régimes amai- Ce décalage entre l’idéal et la réalité grissants toute leur vie et certaines entraîne également des comporte- bonne santé peut prendre de multiples formes: continuent encore à le faire à un âge ments nocifs pour la santé comme musclé, mince, rond, trapus... Et que manger avancé, commente Isabelle Carrard, des régimes protéinés ou la prise de compléments alimentaires. «Si les ne doit pas être synonyme d’angoisse et de psychologue et professeure en filière nutrition et diététique à la Haute hommes ne représentent que 10% des privation, mais plutôt de plaisir. La même école de santé de Genève – HedS-GE. patients traités pour anorexie mentale, philosophie s’applique à la pratique d’une Nous lançons donc une recherche ils peuvent plus fréquemment souffrir scientifique, baptisée symboliquement d’accès hyperphagique», rapporte activité physique qui n’a pas à représenter ‘Twiggy ‘, qui vise à comprendre Isabelle Carrard, psychologue et une corvée, mais plutôt un moyen de se dé- quelles ont été les conséquences de ces professeure en filière nutrition et tendre ou de se dépasser. «Nous tentons de privations alimentaires sur leur corps, diététique à la Haute école de santé leur poids et leur état de santé général. de Genève – HEdS-GE. Ce trouble faire évoluer des normes sociales dangereuses Nous voulons également documenter alimentaire qui se répand de plus en pour la santé psychique et physique, souligne les liens entre image corporelle et plus touche hommes et femmes à parts presque égales. Il est caractérisé Andrée-Ann Dufour Bouchard. Les jeunes comportements alimentaires.» La recherche, actuellement en cours, sera par des prises d’aliments excessives et doivent réapprendre à faire confiance à leur basée sur des questionnaires remplis compulsives, le plus souvent effectuées corps dans ce contexte qui survalorise la min- par les participantes. en cachette, sans les comportements compensatoires présents dans les cas ceur. Ils doivent également comprendre que ce de boulimie. n’est pas le chiffre sur la balance ou la forme de leur corps qui détermine leur valeur.»  64 INGÉNIERIE

La réussite de la transition vers le renouvelable ne dépend pas uniquement des innovations technologiques. Les préjugés influencent également ce virage. Et les ingénieurs ne sont pas épargnés. Cet article leur donne la parole.

Croyances énergétiques TEXTE | Yann Bernardinelli

Réduire la consommation d’énergie pour pas à l’énergie photovoltaïque. «Ils n’ont pas laisser place aux renouvelables indigènes, tel perçu son potentiel technique et économique, est le défi que s’est lancé le peuple suisse en indique Jean-François Affolter, professeur à mai 2017. Mais, pour atteindre les ambitieux l’Institut d’énergie et systèmes électriques objectifs fixés à 2050, les innovations technolo- à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion giques ne suffiront pas. Les experts considèrent du Canton de Vaud - HEIG-VD. Le coût qu’il faut aussi prendre en compte les aspects de l’énergie solaire a aujourd’hui dégringolé. sociologiques de cette transition. Les croyances Ils auraient dû y croire.» En conséquence, la des citoyens peuvent notamment modifier leurs Suisse a perdu tout un marché dans lequel elle actions, leurs comportements ou leur tolérance était pourtant pionnière. De plus, elle a pris face aux dispositifs d’énergie renouvelable. du retard sur la mise en réseau et le stockage Fait moins connu, les préjugés des ingénieurs de l’électricité d’origine solaire. Comme cette peuvent également avoir un impact important dernière est stochastique, c’est-à-dire qu’elle sur l’environnement. Car les conceptions de varie en fonction de la météo ou de l’heure ceux qui créent les infrastructures peuvent de la journée, il faut la stocker ou la mettre favoriser ou freiner la transition énergétique. en réseau à l’échelle d’un continent pour harmoniser les variations. À l’heure actuelle, Croire dans le potentiel de l’énergie solaire le stockage reste le principal facteur limitant Il y a 20 ans, les spécialistes suisses du le solaire. Jean-François Affolter explique que système électrique ne croyaient par exemple des technologies existent, comme les batteries Croyances énergétiques 65

1 1 au lithium ou le futuriste power to gas : «Mais La conversion TROIS QUESTIONS À elles n’en sont qu’à leurs balbutiements. Il faut d’électricité en gaz (power to Clotilde Jenny croire en leurs possibilités. Les prix baisseront gas en anglais) avec l’augmentation de l’offre.» est un procédé Responsable de formation en déve- de stockage et loppement durable à la HEIG-VD, de valorisation Clotilde Jenny estime qu’il existe D’autres problèmes proviennent parfois de de l’électricité un paradoxe entre les aspirations méconnaissances, comme c’est le cas du solaire excédentaire. durables des dirigeants d’entreprise Son principe et leurs actions. passif et de certains architectes. L’énergie solaire repose sur sa passive permet de réduire la consommation d’un transformation bâtiment en le concevant de telle manière qu’il en hydrogène ou en méthane utilise un maximum d’énergie solaire naturelle de synthèse, pour l’éclairage ou le chauffage. «Les archi- que les réseaux de gaz peuvent tectes utilisent cette énergie abondante et non accueillir et polluante à juste titre, indique Raphaël Com- transporter. pagnon, professeur en physique du bâtiment à la Haute École d’ingénierie et d’architecture de Fribourg - HEIA-FR. C’est pourquoi ils prévoient des vitrages exposés au sud. Mais ce faisant, ils ignorent souvent qu’en été, les façades GUILLAUME PERRET/LUNDI13 est et ouest reçoivent autant de rayonnement Les entreprises suisses en font-elles assez qu’une façade sud. Et ils omettent de les équiper pour l’environnement? de protections solaires. La surchauffe estivale CJ Un paradoxe existe entre les aspirations devient alors problématique.» durables des dirigeants et leurs actions. Ils recon- naissent que leurs entreprises doivent tenir compte Des préjugés qui freinent le renouvelable des enjeux environnementaux, mais se sentent démunis face à la pression du marché. Dès lors, En plus des conceptions techniques, des directives internationales doivent être mises d’autres préjugés freinent l’implémentation de en place pour éviter aux entreprises de se retrouver l’énergie solaire. Raphaël Compagnon clarifie dans une concurrence déloyale qui leur fait renoncer une idée répandue: «Il n’est pas nécessaire de aux objectifs du développement durable. se trouver au Sahara pour exploiter l’énergie solaire.» En témoigne l’électricité produite Dans les entreprises, qui porte par le photovoltaïque allemand certains jours la responsabilité environnementale? CJ De nombreuses entreprises bénéficient d’un de l’été 2017: sa puissance équivalait alors responsable de l’environnement, mais celui-ci à celle de 20 centrales nucléaires modernes, n’a pas de responsabilités pour les activités clés. soit au moins cinq fois plus que les réacteurs Il se trouve dans une sorte de silo, déconnecté. nucléaires suisses. De plus, poursuit Raphaël De plus, la plupart des employés ne possèdent pas Compagnon, «inutile de couvrir tout le une vision claire de la façon dont leur entreprise paysage de panneaux. Notre pays compte est organisée en termes de performance environ- énormément de surfaces de toitures.» Par nementale. Encore un paradoxe qui dénote un exemple, le ménage helvétique moyen aurait manque de clarté vis-à-vis des responsabilités et des tâches environnementales. besoin de 25 m2 pour couvrir sa consommation annuelle d’électricité, soit bien moins que la Quelles fausses croyances vous interpellent surface du toit d’une villa. Ce genre de peurs dans le domaine de l’énergie? rendent l’implémentation des énergies renou- CJ L ’idée que les énergies fossiles coûtent moins velables difficile à bien des endroits en Suisse. cher que les renouvelables. Dans les faits, en Dominique Bollinger, professeur en génie de tenant compte des coûts indirects infligés à des l’environnement à la HEIG-VD, trouve cela tiers, les énergies fossiles sont plus coûteuses. De plus, la société pense que les ressources qui regrettable: «Les énergies renouvelables dé- nous manquent sont le pétrole ou l’uranium, rangent les hommes, mais elles ne perturbent alors que c’est avant tout le temps pour changer  pas la biosphère. Les émissions de CO2, oui.» nos comportements qui fait défaut.

66 AILLEURS

Quelles sont les croyances qui poussent chaque année des millions de personnes à partir pour s’instruire, se reposer, se «retrouver»? Dans une société productiviste et sécularisée, la quête de transcendance passe souvent par l’Ailleurs.

Touristes en quête de paradis TEXTE | Matthieu Ruf

«Me reconnecter à moi-même», «trou- que jamais une soupape, un espace-temps de ver un nouveau sens à ma vie»…Telles sont régénération. Si les stages de yoga, les digital les raisons de partir que l’anthropologue detox ou les marches méditatives ont le vent Ellina Mourtazina a récoltées dans le cadre de en poupe, il ne s’agit que d’une manifestation sa thèse en géographie. Les touristes qu’elle moderne d’une des grandes promesses du étudie sont des Suisses partis en retraite spiri- voyage de loisir depuis son origine: le retour tuelle à Dharamsala, en Inde, souvent à la suite aux sources. Qu’est-ce qui nous en a éloi- d’une rupture existentielle, comme un divorce gnés? Et pourquoi partir nous permettrait de ou une bifurcation professionnelle. «Être assis renouer avec ce «quelque chose» d’essentiel? en tailleur à méditer pendant dix jours, sans parler, c’est éprouvant, relate la doctorante de Dumas au Grand-Saint-Bernard l’Université de Lausanne. Presque un chemin Depuis l’Antiquité, des croyances ont de croix! La souffrance fait partie de l’aven- poussé les humains à se déplacer, que ce soit ture, et leur satisfaction est grande à la fin du dans le but de consulter un oracle, de bénéfi- séjour. Ils ressentent une forme d’humanisme cier des pouvoirs de guérison d’un lieu saint universel et ont le sentiment de ‘revenir à…’ (comme Lourdes aujourd’hui) ou de sources quelque chose, qu’ils ont de la peine à définir.» thermales (celles de Loèche-les-Bains, déjà utilisées par les Romains), ou encore de dé- Face à l’accélération du monde, le voyage, couvrir des territoires supposés. À la fin du aujourd’hui en Occident, représente plus XVIIe siècle, les jeunes aristocrates anglais Touristes en quête de paradis 67

La recherche du «paradis» est fondamen- tale dans le développement du tourisme. Cette affiche vantant les atouts de Monte-Carlo date de 1931.

Des voyages destinés «à ceux qui n’ont ni le temps ni l’argent, mais souhaitent explorer le monde et vivre des expériences particulières»: Monsoon Diaries est une communauté créée par l’Américain Calvin D. Sun. Lors de ce séjour en Antarctique, il raconte que «se baigner nu dans l’eau glacée repré- sentait le point fort de notre voyage». DOMAINE PUBLIC – COURTESY OF MONSOON DIARIES 68 AILLEURS commencent à pratiquer le Grand Tour, un sites naturels «préservés de la civilisation», long et codifié périple à but éducatif qui les volcans, glaciers, déserts, ne fonctionnent-ils conduisait aux racines de la culture euro- pas comme des lieux de pèlerinage, où les péenne, en Italie et en Grèce. Mais c’est avec flots de visiteurs cherchent à raviver un ordre la naissance du chemin de fer et l’expansion de moral et cosmique que la routine, le consu- la bourgeoisie que le tourisme moderne prend mérisme ou le surmenage les empêchent de son essor. percevoir au quotidien? Outre les forces de la nature, la beauté d’une œuvre d’art ou «Vers 1830, les motivations changent, la dignité d’une lutte humaine, côtoyées le explique Ariane Devanthéry, historienne et temps d’une visite de musée, peuvent aussi auteure de Itinéraires. Guides de voyage et faire du tourisme un «voyage sacré» alter - tourisme alpin (1780-1920). Il ne s’agit plus nant avec l’espace-temps «profane» de la de développer ses connaissances mais de vie de tous les jours, selon l’expression de voyager pour ressentir quelque chose. En l’anthropologue Nelson Graburn. Dans son 1832, Alexandre Dumas fait un aller-retour livre Tourism, Magic and Modernity, une en char-à-bancs et à dos de mulet de Marti- étude sur des voyages organisés à La Réu- gny au Grand-Saint-Bernard, sans autre but nion, David Picard, anthropologue, note que que d’y aller, pour jouer avec ses peurs.» les objets-souvenirs ramenés des vacances Petit à petit, le discours touristique que nous fonctionnent pour beaucoup comme des ta- connaissons aujourd’hui se met en place. lismans capables de «faire du bien» lors des Les premiers guides de voyage alpin, dès les journées grises. Le touriste sent même que années 1780, promettent ainsi déjà des «émo- son corps – de façon analogue à celui du pè- tions fortes», indique Ariane Devanthéry. À lerin après un rite de purification – conserve la même époque, et à l’image des Occiden- une autre «énergie» quelque temps. taux d’aujourd’hui qui rendent visite aux tribus d’Amazonie, «des étrangers venaient À la quête de transcendance répond en Suisse pour découvrir le ‘paradis rural’: la l’une des croyances fortes qui sous-tendent démocratie directe du village de petits paysans le tourisme: la promesse de transformation, qui vivent au plus proche de la nature», relate largement diffusée par le discours publicitaire Rafael Matos-Wasem, professeur à la Haute d’une industrie qui génère, aujourd’hui, 1200 École de Gestion & Tourisme à la HES-SO milliards de francs par an. Parfois, elle se réali- Valais-Wallis. sera en profondeur, comme chez ces voyageurs qui décident, une fois rentrés, de quitter leur Cette recherche du «paradis» est fonda- partenaire ou leur lieu de vie. Souvent, elle mentale dans le développement du tourisme, n’offrira qu’un retour aux sources momentané. phénomène causé par la modernité et qui deviendra, en moins de deux siècles, une Le tourisme couvrant désormais la quasi- manière d’échapper à celle-ci. En effet, si les totalité de la planète, comme le rappelle révolutions industrielles ont permis l’explo- Rafael Matos-Wasem, il est désormais aisé sion des moyens de transport, elles ont aussi d’aller méditer à l’autre bout du monde ou de engendré l’urbanisation et la dégradation «vivre» quelques jours avec une communauté de la planète. Dans la société occidentale, indigène. En parallèle, le succès de voyages productiviste et sécularisée, il n’est pas rare plus traditionnels, comme les pèlerinages des d’avoir le sentiment de perdre un rapport grandes religions, ne se dément pas. Ces rituels, authentique au monde. comme le fameux chemin de Compostelle (lire encadré), sont toutefois souvent entrepris «à la Un rituel moderne carte» ou combinés avec du sport et des loisirs. Le tourisme devient alors un rituel mo- La frontière est floue: le tourisme moderne derne, affirmait dès 1976 Dean MacCannell n’a-t-il pas intégré les églises et les lieux saints dans son étude sociologique The Tourist. Les comme autant «d’incontournables»? Touristes en quête de paradis 69

Les Journées Voir ou ne pas voir la montagne mondiales de Ces incontournables, bien sûr, sont rela- la jeunesse catholique tifs. «Il ne faut pas oublier que c’est une petite ont rassemblé frange de la population mondiale qui voyage», 3 millions de jeunes à rappelle Rafael Matos-Wasem. Pour cette Cracovie en minorité, le départ représente un puissant Pologne, en moyen de distinction sociale, souvent dans juillet 2016. la croyance que l’on échappe soi-même à la condition de touriste.

En outre, si les constats dressés dans cet La Kumbh Mela, un pèle- article ne s’appliquent pas à tous les touristes rinage indou, européens, ils sont encore moins valables sur a attiré plus d’autres continents. Saskia Cousin et Bertrand de 100 millions de personnes Réau, dans leur ouvrage Sociologie du tou- en 2013 à risme, voient ainsi chez les touristes chinois Allahabad en Inde. qui viennent en Occident une quête d’utopie «inversée». Plutôt qu’un «retour à un passé authentique», ces visiteurs rechercheraient «des infrastructures, des hébergements et des loisirs qui incarnent la modernité»: gratte- ciels, parcs d’attraction et autres «symboles du présent». Les routes de la foi Le hajj pour les musul- pétrole, la plus importante C’est que les croyances qui déterminent le mans, le kumbh mela pour source de devises pour voyage et la rencontre avec l’altérité dépendent les hindous, le chemin de l’Arabie saoudite. Saint-Jacques pour les Chez les catholiques, on de nos schémas culturels, souligne Ariane chrétiens, la visite au Mur Devanthéry. «Au XVIIIe siècle, la nature que estime que les Journées occidental pour les juifs, mondiales de la Jeunesse l’on admirait était celle du jardin à la française, le lieu de naissance de ont attiré 3 millions de maîtrisée par l’homme. On ne «voyait» pas la Siddharta pour les boudd- personnes à Cracovie histes: dans le monde, la montagne, dont on avait peur. Ce n’est qu’avec en 2016. Le chemin de religion fait se déplacer Saint-Jacques, lui, voit son l’esthétique du pittoresque, puis surtout celle plus de 330 millions de affluence grandir chaque du sublime, qui ont accompagné tout le roman- personnes chaque année, année (278’000 pèlerins selon l’Organisation tisme, qu’on a trouvé les Alpes belles.» en 2016 contre 50’000 mondiale du tourisme. Un en 2000). «Ceux qui font chiffre approximatif, comme l’expérience complète et Aujourd’hui, pour l’historienne, «la l’est la distinction entre marchent pendant trois vogue des pèlerinages à pied semble dessiner tourisme et pèlerinage, mois n’ont pas besoin de opération commerciale et une nouvelle spiritualité dans le voyage, qui nous, explique Alexandre rite spirituel. Python, fondateur de est peut-être aussi un ordre culturel im- Rafael Matos-Wasem, pro- l’agence romande Ad plicite»: celui d’un rapport au monde plus fesseur à la Haute École Gentes, qui organise des respectueux, dans la prise de conscience de ce de Gestion & Tourisme à pèlerinages chrétiens pour la HES-SO Valais-Wallis, un millier de personnes que l’espèce humaine inflige à la planète. Avec prend l’exemple du grand par an. Pour ceux qui ont un paradoxe, inhérent au tourisme depuis pèlerinage musulman, qui moins de temps, ou des ses débuts: découvrir un site «authentique», réunit 2 millions de per- problèmes de dos, nous naturel ou culturel, c’est y autoriser la venue sonnes chaque année à La proposons la réservation Mecque. «Les pèlerins dor- des logements ou le trans- du grand nombre, et donc rendre possible sa ment dans des hôtels, se port des sacs.» Pour Rafael dégradation. Le paradis est toujours ailleurs.  déplacent en car, mangent Matos-Wasem, «on peut et font des achats. Cette pronostiquer une hausse année, ils ont dépensé en- de ce tourisme religieux, viron 6 milliards de dollars.» à l’heure où la recherche

MINISTRY OF FOREIGN AFFAIRS THE REPUBLIC POLAND – ALESSANDRO LONGHI Le hajj est, après le identitaire est forte.» 70 PORTFOLIO PORTFOLIO 71 72 COMPLOTS

L’adhésion des 15-25 ans aux théories conspirationnistes et aux légendes urbaines inquiète l’opinion. La jeunesse croit-elle vraiment à n’importe quoi, ou ne croit-elle plus à rien?

Fake news et complots: l’expertise jeune TEXTE | Nic Ulmi

Deux hommes sont sur un banc, dans Dans les jours qui suivent, la photo avec une rue piétonne de Forte dei Marmi, en son texte est reprise des milliers de fois sur les Italie. Des sacs de shopping sont posés à réseaux sociaux et sur des sites de presse. Cer- leurs pieds. Parmi les quidams qui flânent tains se bornent à la propager, d’autres, comme dans le coin, quelqu’un reconnaît le duo: ne Ladepeche.fr, se gaussent de la bévue: l’auteur s’agit-il pas de l’acteur Samuel L. Jackson et du mème était «visiblement très mal informé»… du basketteur Magic Johnson? Un attrou- Au troisième jour, Luca Bottura, journaliste et pement se forme. «Les gens ont commencé humoriste, republie l’image et livre des statis- à faire la queue pour prendre des photos», tiques. Parmi les personnes qui ont partagé son tweete «Magic» le 17 août 2017. Le dénommé post, «40% ont compris la provocation, 30% Luca Bottura tombe sur une des photos. Il se sont vraiment indignées, 20% ont cru qu’il s’en empare, lui incruste un texte à la manière s’agissait d’un authentique mème raciste et que d’un mème, la publie sur . L’image je n’avais pas reconnu Samuel L. Jackson et des deux stars noires américaines est désor- Earvin “Magic” Johnson», et 10% ne livrent pas mais censée représenter deux migrants qui d’indices». Parmi les personnes qui ont partagé «font du shopping chez Prada avec leurs 35 l’image en stigmatisant l’immigration, la présen- euros»: la somme quotidienne qui, selon une tatrice de télévision Nina Moric se justifie: elle légende urbaine, est versée par l’Etat italien n’est pas raciste, elle faisait de l’ironie. Il n’em- à chaque personne immigrée. «Partage si tu pêche qu’au printemps, elle avait annoncé son es indigné!!!» intime l’image. adhésion à un groupement d’extrême-droite… L’expertise jeune 73

«Alternative facts» est une expression utilisée en janvier 2017 par Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump, lors d’une discussion avec la presse à propos de l’audience publique à l’investi- ture du président. La polé­­mique qui s’en est suivie a été telle que l’expression fait désormais partie du langage courant et se réfère à un mensonge grossier.

L’affaire des stars Samuel L. Jackson et Magic Johnson est emblématique de la confusion qui imprègne le terreau où s’épanouissent aujourd’hui les fake news.

«J’y crois un peu» tensions, d’être au centre de l’attention, etc. L’affaire des deux stars sur leur banc est Ce n’est pas parce que l’on adhère que l’on emblématique de la confusion entre réalité va diffuser et inversement», écrit le Français et fiction, mensonge et opinion, parodie et Sylvain Delouvée, psychologue social spécialisé dénonciation qui imprègne le terreau où s’épa- dans les croyances collectives, dans le numéro nouissent aujourd’hui les légendes urbaines, 2015/1 de la revue Diogène. Cette valeur sociale les fake news et les théories du complot. La de ce qu’on partage semble ainsi exister indé- petite histoire fait partie des exemples dissé- pendamment de la foi qu’on prête au contenu qués collectivement dans le cours de Nathalie partagé. Lorsqu’on avance que 36% des 15- Courtine, chargée d’enseignement à la Haute 24 ans croient que la société secrète des Illu- 1 école de gestion de Genève - HEG-GE, minatis dirige le monde, comme le relève en 1 Les Illumi- responsable avec Jean-Philippe Trabichet du 2014 un sondage de la société Ipsos, il faut natis seraient module Business Digital Coaching de la filière s’interroger sur ce que signifie réellement ce originaires de la société de pensée Informatique de gestion. «Ce qui intéresse les «croire»… «Quand on affirme croire à une “Les Illuminés gens qui partagent ces mèmes, ce n’est pas de explication relevant de la théorie du complot, de Bavière” et savoir si cela renvoie à un fait réel, mais de cela ne signifie pas forcément qu’on y croit dur poursuivraient un plan secret de voir comment la personne suivante va en faire comme fer. Il y a peu de gens qui croient d’une domination du à son tour quelque chose de drôle. Il y a un manière absolue. Il existe en revanche bon monde. Alors que ladite société désintérêt pour la question du vrai ou du faux: nombre de personnes qui se disent: oui, j’y fut dissoute l’utilisation de ces images consiste simplement crois un peu», explique Pascal Wagner-Egger, en 1785, ses à les pousser plus loin», note l’enseignante. psychologue social à l’Université de Fribourg, activités auraient perduré dans la spécialiste des théories du complot. clandestinité: Les sciences sociales ont largement repé- ses membres ré cette logique à l’œuvre dans le partage de La prime du web aux fausses infos infiltreraient les gouvernements, fausses informations: «On peut transmettre une Plus qu’une flambée de croyances farfe- les organisations rumeur sans nécessairement y adhérer, mais lues, ce qu’on observe dans la jeunesse serait internationales, les francs-ma- simplement parce qu’elle est nouvelle, qu’elle donc un rapport détaché avec la notion de çons ou encore

CARLOS BARRIA/REUTERS – DR permet de convaincre le locuteur, d’apaiser des vérité: on ne croit pas n’importe quoi, on la CIA. 74 COMPLOTS

chances d’arriver en tête de liste dans les re- cherches sur Google, car elles bénéficient de ce que certains spécialistes appellent «asymétrie de motivation»: les personnes qui propagent des contenus fallacieux sont idéologiquement ou financièrement très motivées.

La bizarrerie du cerveau normal Les fausses infos, légendes urbaines et théories du complot disposent également d’un THIERRY PAREL autre atout pour s’imposer face aux faits véri- Il y a un dés­intérêt pour fiés. «Lesfake news, c’est noir ou blanc, alors la question du vrai ou du faux, observe l’experte que la vérité est toujours entre les deux. Elle Nathalie Courtine. demande de l’effort, elle est plus compliquée à appréhender», reprend Nathalie Courtine. ne croit rien, ou du moins on doute de tout. Tout le monde est en effet sujet à des biais «C’est ce qui ressort dans mes cours: les cognitifs, un ensemble de penchants propres jeunes aujourd’hui sont moins convaincus à notre esprit, qui brouillent notre rapport à qu’autrefois de la vérité de ce qu’ils voient, la réalité et que la psychologie sociale évoque conclut Nathalie Courtine. Mais la plupart pour expliquer nos bévues ordinaires. du temps, cette attitude sceptique n’a pas un impact suffisant pour qu’ils fassent des véri- «Il existe une expérience classique en psy- fications. Si ce n’est pas important pour eux chologie, qui montre aux sujets un petit film sur un plan personnel, ils ne vont pas passer avec des formes géométriques qui bougent. du temps à creuser.» On leur demande de décrire ce qu’ils ont vu. Certaines personnes vont y mettre plus Comment en est-on arrivé là? Réponse d’anthropomorphisme que d’autres, vous facile: à cause d’internet, de son abondance disant par exemple que le grand carré, c’est débordante, de sa perméabilité infinie, de le papa, et qu’il donne une claque à son fils, son brassage indifférencié d’informations, de qui est le petit carré. En général, les gens qui détournements et de commentaires. Constat croient davantage aux théories du complot partagé: les effets de cette dérégulation du ont tendance à percevoir plus fortement cet marché de l’information concernent avant anthropomorphisme. Ils attribuent plus facile- tout les jeunes. «Les étudiants se basent ment une intention humaine aux événements», maintenant d’une manière quasi exclusive sur détaille Pascal Wagner-Egger, qui a testé des sources qu’ils trouvent en ligne», relève certains de ces phénomènes à l’Université de Nathalie Courtine. Fribourg et avec des collègues en France. Ces biais ne relèvent pas d’un dysfonctionnement Les effets de ce basculement vers la toile ou d’une pathologie: ils sont inscrits dans le sont ambigus. D’un côté, le web multiplie fonctionnement ordinaire du cerveau, et dans les possibilités de contrôler la véracité d’une notre manière socialement apprise de traiter information. «On peut vérifier que des images l’information. «Ce qui fait le succès des théo- et des vidéos sont fausses en faisant une re- ries du complot, c’est qu’elles sont renforcées cherche Google assez standard. Encore faut-il par des mécanismes cognitifs normaux, tels en avoir l’ambition», signale Nathalie Cour- que le biais de confirmation: complotiste ou tine. D’un autre côté, internet rend infiniment non, on a tous tendance à rechercher des don- plus facile la propagation d’une fake news. Les nées qui étayent ce qu’on croit et à négliger les caractéristiques économico-techniques de la informations contraires.» À cela s’ajoutent des toile semblent d’ailleurs offrir une prime aux facteurs sociologiques. «L’élargissement des fausses informations. Celles-ci ont toutes les cadres où se prennent les décisions dans nos L’expertise jeune 75

Masquerade, sociétés – l’Union européenne, par exemple, de Félicien ou les entreprises multinationales – conduit les Goguey, est un projet qui gens à ressentir une perte de pouvoir dans leur fonctionne sur vie», poursuit Pascal Wagner-Egger. Face à ce le principe de l’obfuscation: «sentiment d’anomie», les théories du complot une stratégie livrent paradoxalement une impression de de protection de la vie privée maîtrise sur le réel. qui consiste à publier des informations Favoriser l’esprit critique en quantité. Qu’est-ce qui rend certaines personnes Le bruit créé plus sensibles que d’autres à ces récits? La sur le réseau perturbe psychologie évoque «des caractéristiques telles ensuite les que des traits paranoïdes, qui conduisent les systèmes de surveillance. personnes concernées à se sentir observées, ou à toujours penser que les autres leur en veulent», note le chercheur. Certaines études sociolo- giques (mais pas toutes) identifient une corré- lation négative entre la croyance aux théories du complot et le niveau d’instruction. D’autres relèvent une plus forte propension au conspi- rationnisme parmi les jeunes. On s’accorde ainsi pour concentrer les efforts de prévention dans les écoles. «Mais aborder les théories du complot en s’adressant aux convaincus n’a pas HEAD/DYLAN PERRENOUD toujours d’effet, parce qu’ils vont se dire que de Art, design Génération Y, une toute façon, vous êtes à la solde du gouverne- et vrais complots légende urbaine? ment. C’est un peu le problème de la campagne en ligne «La technophilie, le fonctionnement Ontemanipule.fr de l’État français. Il s’agirait «Les tensions entre transparence et multitâche, l’impatience qui conduit plutôt de favoriser l’esprit critique en amenant opacité, ou entre liberté et contrôle, à tout vouloir tout de suite…» les jeunes à réfléchir par eux-mêmes. Et dans représentent des thèmes forts, Indépendamment de son année de naissance, que l’on soit baby-boomer tous les cas, il faudrait tester les méthodes qui touchent les jeunes artistes et designers et qui reviennent sexagénaire ou millenial au seuil de la d’intervention avant de les mettre en œuvre à régulièrement dans leurs travaux», trentaine, on se reconnaîtra dans ces grande échelle.» Pascal Wagner-Egger parti- note Daniel Sciboz, professeur à caractéristiques si on a pris le virage cipera en 2018 à un programme de recherche la HEAD–Genève et co-commissaire numérique. Dans ce sens, «l’exis- du projet interdisciplinaire Sombres tence d’une génération Y spécifique- français allant dans ce sens. desseins, qui explorait il y a ment porteuse de ces traits est une quelques années l’univers des légende urbaine», avance Natalie L’approche participative utilisée par théories du complot à la Maison Sarrasin, professeure de marketing à la Haute École de Gestion & Tou- Nathalie Courtine dans ses cours montre la voie d’Ailleurs d’Yverdon. Plutôt qu’à des fantasmagories historiques à risme – HES-SO Valais-Wallis. d’un échange d’expertise entre les générations. la Illuminati, les jeunes artistes et Il est également erroné de traiter «Il se peut que nous ayons un regard biaisé sur designers s’intéressent surtout à ces ces classes d’âge, nées entre les pratiques des jeunes, à cause de notre âge. conspirations réelles et antagonistes 1980 et 2000, de digital natives. que sont la surveillance du web et «Internet s’est démocratisé dans les Je constate chez mes étudiants une forte remise les stratégies qui visent à la contrer foyers suisses à partir de 1997-98, en question de ce qu’ils voient sur les réseaux (hacking, Anonymous). Parmi les le smartphone à partir de 2008, sociaux. À la différence de nous, adultes, qui travaux de diplôme des dernières poursuit la professeure. La vraie associons encore la crédibilité d’une information années, on remarque ainsi Intraland génération née avec le numérique de Marion Bareil, où «le joueur doit est celle qui a vu le jour après 2000. à celle de la personne qui la diffuse, les jeunes déjouer le contrôle que l’univers du C’est là que se situe la rupture. Ces savent qu’une même personne peut publier du jeu exerce sur lui». Ou Masquerade1 jeunes grandissent avec l’idée qu’on vrai et du faux: ça dépend du contexte, et c’est de Félicien Goguey, un «générateur ne peut plus savoir où se trouve de messages suspects» qui vise à l’information juste, parce que toutes à chacun de creuser. Cette forme de recul, c’est noyer la surveillance dans le bruit, les images peuvent être manipulées. peut-être ce qui nous manque.»  selon le principe de l’obfuscation. Pas simple.» 76 HÉMISPHÈRES

Durant mon enfance dans les années 1980, la littérature et la télévision regorgeaient de croyances futuristes liées à l’an 2000. On imaginait ainsi des voitures capables de réfléchir et de parler comme un être humain. À l’image de l’emblématique KITT, de la série K 2000, qui possédait une armure molécu- laire et sautait par-dessus des obstacles. Si les véhicules autonomes paraissent plutôt en bonne voie, le contexte idéologique a évolué. Les experts interrogés dans le cadre de ce dossier d’Hémisphères ont beaucoup souligné la diminution flagrante de la croyance au progrès ces dernières décennies. Ce phénomène a débuté au lendemain de la Deu- xième Guerre mondiale, suite au traumatisme des bombes atomiques. L’idée que la technologie et le progrès pouvaient avoir des conséquences négatives a petit à petit fait son che- min et s’est amplifiée à chaque crise nucléaire ou scandale environnemental.

POSTFACE Gare au relativisme Geneviève Ruiz, responsable éditoriale d’Hémisphères

Est-ce une bonne chose? L’idéologie écologiste, qui a partiellement supplanté celle du progrès, envisage l’Homme comme responsable de l’environnement. En contrecarrant une exploitation aveugle de la nature qui a trop longtemps prévalu, elle a évidemment du bon. Mais l’abandon de la croyance au progrès s’accompagne également d’un relativisme généralisé. Celui-ci considère que toutes les opinions se valent et que la science n’est qu’une croyance parmi d’autres. Cela paralyse l’action et pollue la réflexion, en faisant la part belle à l’irra- tionnel. Comme le disait le philosophe Henri Poincaré «dou- ter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir». 77

TRAVAIL SOCIAL 78 | Ces retraités suisses qui migrent vers le soleil

ÉCONOMIE 81 | Vertigineuse traçabilité numérique

MUSIQUE 84 | Comment on devient virtuose

FOCUS SUR SIX RECHERCHES

SANTÉ 86 | Quand un être s’éteint avant d’avoir existé

INGÉNIERIE 90 | La crise perpétuelle de l’horlogerie suisse

DESIGN 93 | Le terme de photographe est devenu obsolète 78 SOCIAL

Texte Stéphane Herzog décalage entre l’idéal d’une retraite active et épanouie et la réalité économique de la petite classe moyenne et plus largement des milieux populaires, analyse Claudio Bolzman, Ces retraités professeur à la Haute école de travail social de Genève – HETS-GE. Ces personnes suisses ont le sentiment que les conditions de ce projet ne seront pas réunies pour elles.» qui migrent Le sociologue a mené avec son collègue Ibrahima Guissé, spécialiste du Sénégal, une vers le soleil étude1 sur ce sujet. Celle-ci s’est finalement focalisée sur le Maroc, pays d’immigration Des seniors suisses choisissent également pour les retraités français, qui y désormais d’habiter en Afrique. seraient entre 20’000 et 25’000. Internet et les vols à bas prix Des motivations économiques facilitent cette mobilité. Ce projet et affectives de vie correspond parfois à une La quinzaine de témoignages recueillis réaction contre la solitude ou par ces deux chercheurs dénotent chez la précarité, comme le montre les retraités suisses partis sur le tard des une étude réalisée au Maroc. motivations à la fois économiques et affec- tives. Divorce, perte de son travail, solitude, dépression: dans la plupart des cas, les trajectoires de ces migrants «par agrément» Infographie Bogsch & Bacco ont pour origine une rupture, aggravée dans certains cas par des ressources financières trop faibles. «Suite à mon divorce, le juge m’a accordé une pension de 1’000 francs par mois, raconte une romande interviewée dans le cadre de cette l’orée de la retraite, ils et elles, étude. Je ne pouvais pas 1 Mobilités À citoyens et citoyennes suisses, vivre avec en Suisse. J’ai Nord-Sud et interculturalité ont décidé de franchir la Méditerranée. donc pris mon AVS antici- dans un contexte Leur but: trouver une vie meilleure sur le pée, soit 1’560 francs par de globalisation: continent africain. Parmi les destinations mois, et je suis venue vivre le cas des retraités suisses au Maroc. courues par ces seniors mobiles figure le au Maroc.» Joël Goldstein, Ce projet sera Maroc, où étaient installés en 2015 environ directeur de Pro Senectute publié en 2018. 400 suisses âgés de plus de 60 ans. Mais Genève, n’est pas surpris il y a aussi le Sénégal, qui hébergeait en par ce récit. «On le voit bien, 2016 une cinquantaine de retraités helvé- aujourd’hui avec l’AVS et tiques de plus de 65 ans. «Dans les faits, un un 2e pilier, vivre en Suisse certain nombre de ces migrants conservent demande une surveillance une adresse en Suisse et échappent aux constante de ses revenus. La désillusion statistiques», précise Denise Efionayi-Mäder, des personnes âgées est importante quant directrice adjointe du Forum suisse pour aux promesses des assurances sociales l’étude des migrations et de la population. dans lesquelles elles avaient cru.»

Comment cette migration du 3e âge vers le Chez les hommes, la possibilité de rencon- soleil, dirigée vers le sud de l’Europe au tour- trer une femme, jeune qui plus est, constitue nant des années 2000, a-t-elle pointé vers une motivation récurrente. «Les solitaires le Maghreb et l’Afrique subsaharienne? Des vont au Maroc, les couples en Espagne», ré- pays plus éloignés culturellement et, partant, sume Claudio Bolzman, quit cite au passage plus mystérieux, voire moins sécurisants pour la Thaïlande, vue comme un Eldorado par des retraités. «Il s’est formé en Suisse un certains hommes âgés (en 2013, ils ont été FOCUS 79 Rente AVS 2016 L’exode des rentiers Source: OFAS 2016

68% 32% 11% des rentiers des rentiers des rentiers AVS résidant AVS résidant AVS résidant en Suisse hors de Suisse hors de Suisse sont Suisses

230 hommes de plus de 60 ans à émigrer 2 Les destina- Les femmes suisses tirent vers ce pays, selon l’Office fédéral de la tions privilégiées aussi leur épingle du jeu. 2 des rentiers statistique) . Le scénario classique pour les suisses restent La Romande citée plus retraités migrants est celui d’un voyage en la France haut aurait dû avoir recours Afrique lors duquel ils ou elles rencontrent (25’351) et aux prestations complé- l’Allemagne un ou une partenaire. Internet joue souvent (11’996). Quant mentaires si elle était restée le rôle de passerelle. aux rentiers en Suisse. À Rabat, où elle vivant dans des maisons cohabite avec une femme Ainsi, ce cadre suisse qui a connu un de retraite en marocaine, elle vit confor- divorce difficile. «Il a fait connaissance avec Thaïlande, ils tablement. Autre cas: cette étaient plus de une Marocaine sur un site de rencontre 2500 en 2015. Suisse-alémanique séparée avant de lui rendre visite. Le couple a ensuite de son conjoint qui s’est ouvert un petit hôtel vers Marrakech. Lui vit installée à Marrakech où elle demeure avec au Maroc et sa femme travaille en Suisse, un artiste marocain de son âge, toujours ils se croisent», raconte le sociologue. Dans selon l’étude genevoise. ces unions, les deux sexes trouveraient leur compte. «Le soleil, l’exotisme et la vie en Plus au sud, le Sénégal représente la 5e couple pour ces hommes; pour les femmes destination préférée des retraités français. Ils marocaines, la possibilité de trouver un sont entre 3000 et 5000 seniors à y résider. travail en Europe, de développer un projet Cette nation francophone attire des retraités qui économique et peut-être d’accéder à rêvent de ses plages, son soleil, ses mangues une certaine liberté maritale par rapport et la gentillesse de ses habitants. Ces critères à un mariage avec un Marocain», analyse ont été relevés par plusieurs retraités inter- Claudio Bolzman. viewés par Hémisphères via le site Expat.com. 80 SOCIAL

Ainsi, cette femme de 74 ans, originaire Les aléas leur rendre du canton de Neuchâtel, ancienne récep- de l’exil visite, ou alors tionniste dans une compagnie financière, La vie au Sud pour les rarement. Ils ne venue avec sa fille et son beau-fils à Saly, Suisses contient quelques considèrent pas parts d’ombre. En voici trois: station balnéaire située au sud de Dakar. la première a trait à l’absence le Maroc ou le «En Suisse, ma mère prenait des antidé- de remboursement des frais Sénégal comme presseurs, écrit sa fille. Elle est beaucoup médicaux. «Nous n’avons faisant partie pas d’assurance, explique mieux ici. La vie est bien moins chère et une Suissesse qui a migré de leur vie. plus tranquille. Il y a moins de stress et les avec sa mère retraitée au gens sont plus ouverts. Grâce au capital Sénégal. Heureusement, nous Dans les projets n’avons pas de problèmes e du 2 pilier, nous avons pu construire une de santé graves. Touchons des retraités, petite maison. Cela n’aurait pas été possible du bois pour que ça continue. la recherche On a des économies au cas au pays. Ma mère apprend gentiment le où.» La deuxième est liée à de liens sociaux wolof et les gens aiment beaucoup ses l’impossibilité, ou du moins plus solides, efforts. Tout le monde l’appelle maman. Nous à la difficulté, d’ouvrir un plus chaleureux, compte en banque en Suisse. avons plus d’amis sénégalais qu’européens. Cette situation complique le fait paradoxa- Depuis notre arrivée en 2010, nous ne versement des rentes. Enfin, lement partie sommes rentrés qu’une semaine en Suisse.» nombre de Suisses éprouvent des motivations, des difficultés matérielles à voter, ce qui est ressenti avec en filigrane Pour Iwan Vogel, 61 ans, entrepreneur comme une injustice. un Orient vu suisse marié avec une femme originaire comme un lieu de Dakar, «la vie au Sénégal possède de tradition. plein de bénéfices immatériels et matériels», Le spécialiste écrit-il. Il cite en vrac: «La gentillesse des genevois des gens, des rues pleines d’enfants, la tolérance migrations religieuse, une cuisine saine et une vie très retient que, sur bon marché.» Cerise sur le gâteau, Iwan place, les relations avec les autochtones Vogel se sent intégré, grâce à la famille restent le plus souvent superficielles. La vie de sa femme, qui lui apporte beaucoup sociale se déroule d’abord entre expatriés. de connexions sociales. Un autre aspect du rêve migratoire pour le retraité occidental est celui du changement La qualité de vie prime du statut social. «On devient important sur les racines vis-à-vis de la population locale.» Pourtant, «Au Sénégal, il est possible de vivre agréa- la vie de ces seniors peut à son tour devenir blement avec une petite retraite. On peut précaire, en cas de maladie par exemple. acheter une villa à partir de 50’000 euros, Le pays d’origine sera alors visé comme un tout à fait confortable», indique Gérard Révol, filet de sécurité. retraité grenoblois arrivé au Sénégal en 2012, qui fêtera ses 75 ans les pieds dans Par rapport aux migrants ayant rejoint la mer. Vivre cette vie-là, choisie, loin des l’Afrique jeunes, qui ont peu ou prou largué siens, plutôt qu’une autre au pays natal, les amarres avec la patrie, et envisagent la où l’on devrait subir des conditions en fin de leur vie dans leur pays d’accueil, les dessous de ses attentes, voire la précarité nouveaux aînés conservent un lien continu socio-économique: voilà le rêve poursuivi avec le pays d’origine, relève le sociologue par ces migrants. «Pour certains, la notion genevois. «Les retraités suisses au Maroc de réalisation personnelle est devenue plus disposent de vols low cost directs vers importante que tout le reste et passe même la Suisse. Ils reçoivent la Revue Suisse avant les liens familiaux, décrypte Claudio et échangent avec leurs proches sur Bolzman. Les retraités veulent rester jeunes Skype.» Cette couche sociale de condition et ne se sentent pas comme étant des per- moyenne formerait ainsi une sorte de nou- sonnes âgées. C’est la quête d’un nouveau veau groupe transnational, en phase avec départ dans la vie.» Les interviews de cette la mondialisation.  recherche montrent d’ailleurs que les enfants de ces migrants ne viennent pas en Afrique ÉCONOMIE 81

Texte Aude Haenni

Vertigineuse traçabilité numérique Une large majorité de citoyens ne fait pas confiance aux moteurs de recherche et aux réseaux sociaux. Ils ont le sentiment de ne pas maîtriser leurs données virtuelles. Ont-ils raison?

Image Thierry Parel

es Européens sont 81 % à partager L le sentiment de ne pas maîtriser leurs données personnelles en ligne. Ils ne sont que 24% à faire confiance aux entre- prises derrière les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les services de messagerie électronique, selon une étude d’Eurobaromètre. Ces préoccupations sont fréquemment relevées dans la presse, qui, depuis quelques années, publie de nom- breux faits divers numériques. «Sur internet, l’anonymat n’existe plus», «Même coupé, le wi-fi sous Android peut suivre le téléphone», ou alors «Facebook condamné pour atteinte à la protection des données» ne sont que quelques-uns des nombreux titres parus à ce sujet. Pour Olivier Glassey, Le spécialiste sociologue à l’Université de David Billard Lausanne et spécialiste des affirme qu’il est désormais nouveaux médias, ces faits impossible divers numériques «n’an- pour un individu noncent rien de nouveau, de s’extraire de cet univers si ce n’est une sensibilité où tout est accrue face à la découverte connecté. 82 ÉCONOMIE

de l’ampleur de la traçabilité». Une traçabilité toujours plus précise et répandue, grâce à l’augmentation de capteurs propres à géné- rer des données. «L’amélioration croissante des connaissances des comportements identifiables permet une exploitation facilitée des données de masse», précise Stéphane Koch, spécialiste en sécurité de l’informa- «Les traces tion et membre du comité scientifique du numériques MAS en Intelligence économique et veille se prélèvent stratégique à la Haute école de gestion de partout, Genève – HEG-GE. comme des traces Un monde de données génétiques» Notre univers s’est transformé en un monde de données où l’on crée constamment des traces, avec l’utilisation d’internet, des smartphones, des éléments de mobilité, des cartes de crédit, bref, de tous les objets connectés. «Ces traces se prélèvent partout, un peu comme des traces génétiques. La seule différence est qu’on les retrouve sur des supports numériques», note David Billard, professeur à la HEG-GE et chargé de cours à l’Institut de police scientifique à Lausanne. Si une époque de naïveté par rapport à la toile a bel et bien existé, elle est révolue. Aujourd’hui, la société prend de plus en plus conscience de ce qui se trame au-delà des actions, des interactions et des comportements virtuels: à l’affût, des commerciaux, des entreprises et des services de renseignement récoltent des millions d’informations mises gracieusement à leur disposition, entre clics d’acceptation de «Politique d’utilisation des données» et autres «Déclarations de confidentialité».

Cette tribu comprend également quelques bandits malintentionnés. Elle absorbe et analyse le quotidien des internautes, en particulier leurs déplacements et leurs habi- tudes de consommation. Ces acteurs vont-ils jusqu’à interférer sur les vies de millions de personnes? «Plus on en sait sur vous, plus on peut comprendre comment vous présenter certaines choses, en éliminant une partie de votre capacité à décider», explique Stéphane Koch. «Le véritable enjeu se situe surtout au niveau de l’algorithme, poursuit Olivier Glassey. En générant des traces, on crée une sorte de signature. Du moment que l’on retrouve d’autres utilisateurs qui ont la même signature que vous, les mêmes caractéristiques, on vous FOCUS 83 regroupe et on vous agrège.» Tel internaute Nouvelle législation européenne pourrait par exemple se voir proposer une Une nouvelle législation européenne sur police d’assurance plus chère, car il possède la protection des données (Eugdpr.org), des caractéristiques communes avec des approuvée en avril 2016, va d’ailleurs criminels. La liberté de chacun se retrouve dans cette direction. Prévue pour entrer désormais limitée par des calculs, basés en vigueur en mai 2018, elle améliorera la souvent sur d’obscures formules. sécurité juridique et renforcera la confiance des citoyens et entreprises dans le marché «Il est désormais impossible de s’extraire unique du numérique. Elle prévoit un pro- de cet univers où tout est connecté, où tout gramme affichant un consentement clair et le sera encore plus», assure David Billard. positif au traitement des données, de lourdes De quoi tomber dans la paranoïa et s’isoler amendes pour les entreprises enfreignant dans sa cabane en bois? Les trois spécia- les règles, ainsi que le droit à l’oubli. «On de- listes interrogés se permettent de sourire. vrait notamment pouvoir connaître qui utilise Ils s’accordent à affirmer que non. Il faut nos données, à quelles fins, pour finalement continuer de profiter de ces valeurs ajoutées s’y opposer ou les monétiser», note David qui sont «offertes» par internet, que ce soit Billard. Encore faut-il espérer que la Suisse – pour une gestion du quotidien plus agréable, à la traîne en matière d’internet des objets et un gain de temps profitable ou des interac- autres big data – s’aligne et réponde aux dé- tions sociales non négligeables. Mais il fis du numérique. Le renforcement du droit à faut rester conscient, attentif et vigilant. l’oubli prévu par la nouvelle législation laisse Il peut être utile de se référer à certains néanmoins Stéphane Koch sceptique: «Du logiciels qui – parmi d’autres fonctionnalités moment que les données ont été transmises – nettoient et assurent la confidentialité et la de prestataire en prestataire, comment peut- sécurité des données, tels que Bleachbit ou on imaginer Glary Utilities. «La solution réside aussi dans les effacer?» des alternatives, des réseaux sociaux plus Les traces éthiques et plus respectueux de ses choix», Une taxonomie numériques fait remarquer Olivier Glassey. Le moteur des empreintes pourraient donc de recherche Qwant ou le réseau social numériques bien s’avérer Mastodon représentent deux exemples L’expert américain de la indélébiles.  parmi d’autres qui prônent le respect de sécurité informatique Bruce Schneier a élaboré une taxo- la vie privée. nomie des données relevées «Le numérique sur les réseaux sociaux. n’est pas Les données Les données Les données prédéterminé fortuites sont les de services sont dérivées à une capture 1 données que d’autres 11 les informations 110représentent personnes partagent à son que vous fournissez à un site des données qui nous sauvage de nos propos: une photographie pour recevoir un service. Elles concernent, mais qui résultent données, s’ex- que quelqu’un a prise de soi, incluent par exemple son vrai d’autres données. Par exemple, clame Olivier un paragraphe à son sujet nom, son âge, ou son numéro si 80% de nos amis s’auto- dans un article ou un blog. de carte de crédit. identifient comme gays, on est Glassey. La On n’a pas créé ces données susceptible de l’être aussi. situation peut et on ne les contrôle pas. Les données progresser.» divulguées Les données 100 se réfèrent comporte­ à des contenus tels que 10 mentales photographies, messages, sont collectées par les sites commentaires que l’on poste que l’on parcourt. Elles enre- sur un blog, une page web, ou gistrent ce que l’on fait, avec un site que l’on administre. qui, à quelle fréquence, où. À quoi on joue, quel sujet on Les données écrit, les articles qu’on lit. confiées 101sont celles que l’on poste sur des pages tierces. La différence avec les données divulguées, c’est qu’ici, quelqu’un d’autre peut décider de ce qu’il va faire de ces données. 84 MUSIQUE

Texte Jonas Pulver expliquer l’expertise (entre autres) musicale par un nombre relativement fixe d’heures d’entraînement. D’autres modèles venus de la sociologie (par exemple Izabela Wagner) Comment identifient des parcours de vie en trois étapes: une collaboration étroite entre les parents et on devient le professeur durant l’enfance; la quête d’un «maître», souvent à l’international, qui marque musicien un éloignement vis-à-vis de l’entourage direct; enfin une phase d’émancipation qui marque virtuose la fin des années de formation et l’apparition d’une «personnalité» musicale propre. Talent, heures de travail, environnement familial, répertoire, La pianiste suisse d’origine chinoise Mélodie Zhao est une ancienne enfant prodige. Née Portait George Vassilev professeur ou influence de en 1994, elle réalise actuellement une belle l’époque: quels sont les transition vers la pleine carrière et sortira facteurs qui comptent dans bientôt un album consacré à Schubert, Liszt, la construction d’un instrumen- Chopin, Scriabin et Bach-Busoni, après une tiste de haut niveau? intégrale des sonates de Beethoven déjà remarquée par la critique. La jeune femme se déclare peu convaincue par la théorie Photographie Claude Dussez des 10’000 heures. Elle juge «stérile» la mise en équation du talent et des heures de travail. «Je pense qu’il existe une relation de cause à effet entre tous les constituants principaux de la personnalité d’un artiste: parmi eux, l’assiduité au travail, la passion a figure fascine, sa technique pour l’instrument et la musique, les prédispo- S hypnotise et son expression sub- sitions physiques, le message à transmettre jugue: le musicien-virtuose est une créature (maturité, idée musicale précise, caractère). à part, dont la légende dépasse le cadre Tous ces éléments sont intimement reliés car des salles de concert et du sérail spécia- une altération de l’un influence les autres.» lisé. Qu’il ou elle soit violoniste, pianiste ou percussionniste, le soliste instrumental À ce titre, estime Mélodie Zhao, l’enseignant se voit affublé de toute une panoplie de «forme son élève comme une pâte, à la ma- stéréotypes. «Prodige», «talent exceptionnel», nière d’un parent qui imprime sa vision du bien «bête de scène» ou «petit génie», les poncifs et du mal à son enfant». Ce bagage est absor- abondent pour décrire ces artistes dont les bé pour être mieux dépassé ensuite, au profit capacités hors norme s’expriment généra- d’un «esprit de soliste». «Naître dans un envi- lement dès la petite enfance. Mais au fond, ronnement musical peut accélérer les choses, comment devient-on musicien-virtuose? Est- note Mélodie Zhao. Mais ce n’est pas ce qui ce une question de prédisposition, de talent? forge un concertiste. Les parents peuvent avoir Ou plutôt de travail acharné? Quelle est une vision bornée de ce qu’est la carrière et l’importance de la famille? Du professeur? l’imposer à l’enfant, de manière consciente ou non. Cela peut limiter l’épanouissement du La théorie des 10’000 heures jeune instrumentiste.» Par rapport au nombre La littérature académique documente d’heures de travail, la pianiste constate qu’«on plusieurs hypothèses. L’une d’elles est peut atteindre des prouesses techniques ma- communément appelée «théorie des 10’000 gistrales très vite. Par contre, l’art étant d’abord heures». Développé dans les années 1990 l’expression stylistique d’un message de vie, par le psychologue de la performance K. l’artiste a besoin de plus de temps – une vie Anders Ericsson et popularisée en 2008 par entière – pour se rapprocher de son propre l’auteur Malcolm Gladwell, ce modèle tend à idéal qui le fuit comme l’horizon.» FOCUS 85

Trouver l’expression juste faut savoir décomposer les obstacles qui se prend du temps présentent dans la partition. Au fond, ce ne Point de vue partagé par George Vassilev, sont que des signes. Il s’agit d’apprendre concertiste, professeur de guitare à la Haute à voir la simplicité d’un passage.» Jouer les École de Musique de Lausanne – HEMU et œuvres les plus exigeantes du répertoire auteur d’un livre intitulé L’Art de la Guitare, serait donc à la portée de chacun? «Il est Extended Technique, paru en 2017. «Le primordial de se fixer des objectifs et de se niveau instrumental des étudiants ne cesse montrer persévérant, note George Vassilev. de progresser, car on apprend de mieux en L’apprentissage de la musique s’apparente mieux, et de plus en plus vite. Mais trouver à une pièce plongée dans le noir dont on l’expression juste, celle dont on est intimement cherche la porte à tâtons. Il faut savoir être convaincu, peut nécessiter bien plus que méthodique; sinon on risque d’abandonner alors qu’on est à 10 centi- mètres de la poignée.» Portait George Vassilev Un niveau technique de plus en plus élevé L’apprentissage, une affaire de libération? Dans l’ima- ginaire du public, le chemi- nement du jeune virtuose relève davantage de la progression. «Le nombre d’heures passées à l’instru- ment est une notion fantas- mée, estime pour sa part François Lindemann, pianiste de jazz, compositeur et an- cien professeur à la HEMU. On attend une performance de la part du soliste, à la manière d’un sportif.»

Pour François Lindemann, l’image moderne du musi- cien virtuose se fonde dans la notion d’exception – une image importante pour le Le guitariste 10’000 heures.» Atteindre marché des concerts et le travail des agents. George Vassilev la détente physique et libé- À ce titre, la figure du soliste cristallise les estime que trouver l’expression juste, rer le geste pour favoriser attentes, et les conditions d’écoute d’une celle dont on l’intensité spirituelle: voilà époque. Que traduit l’accent sur la maîtrise est intimement les objectifs du projet de technique qui caractérise notre temps? «La convaincu, nécessite bien recherche ayant abouti technologie appliquée aux enregistrements plus que 10’000 à L’Art de la Guitare, un modernes et la compétition tendent à trans- heures de travail. recueil de 62 exercices et former les solistes en machines à perfection 350 variations. interprétative. Qu’on la souhaite ou non, cette évolution a poussé le public à écouter Depuis 2001, George Vassilev et ses étu- autrement.» George Vassilev confirme cette diants ont testé des centaines de séquences tendance. «Le niveau technique général est techniques afin de les classer en fonction plus haut qu’il y a 40 ans. Les orchestres de leur efficacité. Le guitariste insiste sur jouent de plus en plus ensemble, de plus l’importance de l’analyse et de la clarification en plus proprement. Est-ce plus touchant? dans l’acquisition de la grande virtuosité. «Il Je ne sais pas.»  86 SANTÉ

Texte Patricia Michaud Le cas de ce couple de tren- tenaires valaisans n’est pas isolé: en Suisse, plus d’une grossesse sur cinq n’aboutit QuandQuand un un être être pas (lire encadré en p.89). «Le deuil périnatal a cela de très s’éteint particulier qu’il intervient à un instant qui était destiné à l’arri- avant vée de la vie», souligne Élodie Girard, psychiatre aux HUG et d’avoir existé coresponsable d’une équipe pluridisciplinaire consacrée au deuil périnatal. «C’est tout un En Suisse, plus d’une projet, un futur rêvé, qui part en grossesse sur cinq miettes. Il faut à la fois faire le n’aboutit pas. Pour deuil d’un enfant qu’on n’a pas les parents concernés, eu la chance de connaître, mais aussi de la parentalité, du moins il s’agit alors de faire le si l’on n’a pas d’autres enfants.» deuil d’un être qu’ils ont Pour la femme vient s’ajouter seulement fantasmé. à la douleur psychologique la Les spécialistes mettent troublante réalité physique, celle en garde contre le déni. d’un corps qui s’est profondé- ment modifié «pour rien». Quant à l’homme, qui n’a pas senti Images Matthieu Zellweger grandir en lui le petit être, il ne lui reste que des fantasmes en guise de souvenirs. Pour le couple, la perte d’un enfant à naître représente d’ailleurs une épreuve extrêmement difficile uand je lui ai montré la «et engendre un risque accru «Q poussette sur internet, mon de séparation». mari a poussé des cris: ‘1’500 francs pour un morceau de plastique sur quatre roues, ils Prise en charge récente sont complètement cinglés!’ Puis il a regardé Aussi bouleversant que soit le mon ventre et ses yeux se sont adoucis. deuil périnatal, il ne fait l’objet ‘Allez, soyons fous!’ Et nous avons passé d’une prise en charge spécifique que depuis commande.» Trois ans plus tard, le landau une quinzaine d’années en Suisse. «Désor- de luxe que s’étaient offert Aline et Sylvain mais, dans la plupart des hôpitaux du pays, est stocké à la cave, dans son emballage les parents sont encouragés à voir leur d’origine. «Nous n’avons pas eu le cœur de bébé mort-né, à le toucher, à le prendre en le donner à des amis. Et je crois que même si photo», constate Anna Margareta Neff Seitz, je retombais enceinte, nous aurions l’impres- sage-femme et responsable de Kindsverlust. sion de trahir Anaïs en utilisant sa poussette ch, une structure qui accompagne les pour un autre bébé.» Anaïs, c’est la petite fille familles et les professionnels concernés. qu’Aline et Sylvain n’auront jamais la joie de Aux HUG, on va plus loin: les parents ont voir faire ses premiers pas. Alors qu’elle gran- la possibilité de rester un certain temps à dissait depuis 28 semaines dans le ventre de l’hôpital avec leur enfant, «ce qui peut les sa maman, son cœur miniature a cessé de aider à lui dire au revoir», note Élodie Girard. battre. «Ça a été l’horreur. Le trou noir. Cet Ils sont également invités à revenir six enfant, nous l’attendions avec d’autant plus semaines plus tard en consultation auprès d’impatience que nous avions eu beaucoup d’une spécialiste en obstétrique. Parmi de peine à le concevoir», raconte Aline. les autres initiatives mises en place sous FOCUS 87

l’impulsion des HUG, pionniers en la Matthieu Zellweger C’est d’ailleurs pour combler a photographié matière, figure une cérémonie annuelle du des couples un manque de suivi que la souvenir. «C’est un événement collectif, confrontés à la structure basée à Berne a qui permet notamment d’intégrer les perte de leur bébé été fondée il y a 13 ans. durant l’année parents ayant perdu un bébé quelques 2016 en France, au «Les parents bénéficient années plus tôt.» Un membre de la Royaume-Uni et en d’un bref accompagnement à Suisse. Le travail direction de l’établissement de soins du photographe l’hôpital mais une fois rentrés est toujours présent, «ce qui, d’une vaudois avait à la maison, ils sont généra- certaine manière, valide la souffrance été initialement lement livrés à eux-mêmes. commandé par des personnes touchées». le magazine Étant donné que leur bébé scientifique est mort, plus personne Du côté de Kindsverlust.ch, on se félicite britannique The ne se sent responsable de Lancet, qui consa- bien évidemment de telles initiatives. crait une série à leur cas.» Les consultations Mais Anna Margareta Neff Seitz regrette la thématique. de Kindsverlust.ch sont que la Suisse soit globalement encore gratuites et se déroulent la si peu avancée en matière de prise en plupart du temps par télé- charge systématique du deuil périnatal. phone ou e-mail. 88 SANTÉ

«Certains parents nous poussette – le tout sous accompagnement appellent tout de suite après spécialisé, bien sûr – on crée un petit bout le drame, d’autres beaucoup d’histoire commune avec lui. Ça permet plus tard, par exemple lors de devenir parent, d’investir ce rôle.» Cette d’une nouvelle grossesse.» notion centrale de création de la parentalité, L’organisation sert de «relais Claude-Alexandre Fournier l’a explorée vers un accompagnement d’une façon originale. L’enseignant-chercheur ciblé», en s’appuyant sur un de la Haute École de Santé – HES-SO Valais dense réseau de personnes Wallis s’est penché sur les parallèles entre la compétentes actives au niveau procédure contemporaine de présentation régional, telles que sages- du bébé mort aux parents et la pratique femmes, infirmières, psychiatres du répit, courante entre le XVIe et la fin du et psychologues, thérapeutes XIXe siècle dans les régions catholiques corporels ou encore aumôniers. d’Europe. «L’enfant mort-né était emmené dans une chapelle ou un sanctuaire investi Construire l’identité parentale comme tel, généralement par le père et la Si la prise en charge diffère fortement sage-femme. Il était alors placé sous une d’un couple à l’autre, voire d’un parent à image ou une statue de la Vierge, dans l’autre, aussi bien la psychiatre des HUG l’espoir qu’il montre un signe de vie permet- que la responsable de Kindsverlust.ch­ tant de le baptiser et de lui éviter les limbes.» insistent sur un élément qui, lui, est invariable: Claude-Alexandre Fournier précise que, l’importance de ne pas faire «comme si de dans la plupart des cas, ce signe de vie était rien n’était». «Le déni est certes l’une des perçu, «ne serait-ce qu’à travers un peu de étapes normales du processus de deuil, note sueur sur la peau». Bien qu’éloignés dans le Élodie Girard. Mais il faut absolument éviter temps et dans leur substance, les rituels de que les parents ne restent coincés dans cette la présentation du bébé mort et du répit se étape. Pour avoir la possibilité de perdre rejoignent en ce sens qu’ils permettent tous vraiment leur bébé, puis de s’en séparer, ils deux la création d’un espace et d’un temps doivent d’abord le faire exister dans la réalité.» suspendus, où «la frontière entre la vie et Ce ne sont pas Sarah et Jens qui contrediront la mort de l’enfant se floute, et qui donne les deux spécialistes. Après la perte d’un petit aux parents l’occasion de se l’approprier», garçon durant la 25e semaine de gestation, note le chercheur valaisan. Ces dispositifs les jeunes Fribourgeois sont immédiatement peuvent aussi préserver le désir d’enfant. rentrés chez eux, «d’autant que notre premier fils nous y attendait, et que nous ne voulions Ne pas banaliser les fausses pas qu’il soit la victime indirecte de ce couches précoces drame», raconte Jens. Le couple a repris une La douleur entraînée par la perte vie «presque normale, tirée en avant par le d’un enfant était sans doute tout boulot, nos nombreuses activités et notre aussi vive aux siècles derniers fils aîné bien sûr». Après quelques mois, sa qu’aujourd’hui. Mais un aspect compagne est retombée enceinte «et là, ça a fondamentalement changé, re- nous est revenu en pleine figure: le manque, lève Claude-Alexandre Fournier. l’incompréhension, mais aussi la peur que «Dans la société occidentale ça ne se reproduise.» contemporaine, l’investissement dans l’enfant avant sa naissance Chez Kindsverlust.ch, on recommande se révèle de plus en plus impor- vivement aux mères et pères concernés tant. Cela est probablement dû d’emmener le bébé sans vie chez eux pour au fait que le risque de le perdre quelques jours. «Cette option est encore mé- après les premiers mois de gros- connue et peut paraître choquante de prime sesse s’est considérablement abord», admet Anna Margareta Neff Seitz. amoindri.» De nombreux couples «Mais en présentant à l’enfant sa chambre, font ainsi le choix de connaître en le faisant dormir dans son berceau, en le sexe du fœtus et d’appeler l’emmenant faire un tour du quartier en ce dernier par son prénom. FOCUS 89

Parallèlement, l’âge moyen des futurs parents augmentant, et les procréations médicalement assistées se multipliant, la pression sur le succès d’une grossesse se fait plus forte dès les premières semaines.

«Faire le deuil à 10 semaines n’est pas forcé- ment plus facile qu’à un stade plus avancé, encore plus s’il s’agit de la deuxième, voire de la troisième fausse couche», rappelle Élodie Girard. Anna Margareta Neff Seitz abonde dans le même sens: «Il y a encore beaucoup à faire au niveau de la prise en

charge des parents touchés dans la pre- THIERRY PAREL mière phase de la grossesse. Moi, j’encou- TROIS QUESTIONS À rage tous ceux qui me consultent à organiser un petit rituel, par exemple allumer une bou- Anne Gendre Anne Gendre donne des cours sur le deuil gie dans un endroit qui leur est cher.» Dans périnatal à la Haute école de santé Genève – le même ordre d’idées, la responsable de HEdS-GE. Elle raconte que cette thématique Kindsverlust.ch pointe du doigt la pratique peut inquiéter les étudiants. courante consistant à taire une grossesse Les jeunes qui choisissent le métier de avant 12 semaines. «Si une femme fait une sage-femme souhaitent accompagner la vie. fausse couche alors que personne dans son Comment réagissent-ils lorsqu’ils apprennent qu’il s’agit parfois d’accompagner la mort? entourage n’était au courant qu’elle attendait Fort heureusement, les étudiants sont souvent un bébé, le risque qu’elle fasse ‘comme si au courant de la problématique du deuil périnatal au moment de commencer leurs études. Le sujet  de rien n’était’ est encore plus élevé.» est nettement moins tabou qu’il y a 20 ans! Mais cette thématique peut les inquiéter. Elle se situe effectivement à l’opposé de leur motivation. Enregistrement Une grossesse Des cours spécifiques font partie du cursus. Quels outils leur transmettez-vous? à l’état civil avant sur cinq Il y a un volet théorique qui comprend les 22 semaines n’aboutit pas différentes étapes du deuil. Nous approfondis- L’inscription au registre de Par deuil périnatal, on entend sons également les aspects émotionnels: quels l’état civil des enfants nés la mort d’un enfant en cours sentiments la mort périnatale provoque-t-elle sans vie avant la fin de la de grossesse, lors de la chez soi? Nous travaillons sur le concept de 22e semaine de gestation sera naissance ou durant les «juste distance émotionnelle»: l’empathie est bientôt possible en Suisse. premiers jours de sa vie. En fondamentale, les larmes sont possibles, mais Le Conseil fédéral s’est Suisse, ce phénomène est il faut rester professionnel. prononcé en ce sens dans difficile à chiffrer précisément, Le rôle des sages-femmes consiste-t-il un rapport datant de mars étant donné que les fausses également à détecter les patients à risques? 2017, qui donnera lieu au couches et les avortements Oui, nous travaillons en réseau avec des changement de la législation survenus durant les 22 psychologues, des associations ou des groupes ad hoc. Actuellement, seuls premières semaines de de paroles. Mais, en termes de deuil périnatal, les enfants mort-nés pesant grossesse ne font pas l’objet tous les parents sont à risque. Il y a parfois une au moins 500 grammes et d’une annonce spécifique à accumulation de facteurs aggravants. Mais ce âgés d’au moins 22 semaines l’Office fédéral de la statistique deuil reste complexe, car le détachement doit se peuvent être inscrits. Le (OFS). D’après les estimations faire alors que le processus d’attachement est changement, qui se fonde de la Confédération, ces à peine entamé. Les parents ont l’impression de sur la pratique d’autres pays derniers représenteraient vivre un cauchemar absolu, ils passent de la colère européens, vise, d’une part, environ 20% des grossesses. à la culpabilité. La société ne les aide pas, car on à aider les parents à faire Quant au taux de mortalité considère l’ampleur du deuil comme proportion- leur deuil, et, d’autre part, périnatale (qui concerne les nelle à la durée de vie d’un être. Leur immense à simplifier les démarches enfants mort-nés après douleur n’est alors parfois pas validée. en vue d’une éventuelle 22 semaines de gestation Par Geneviève Ruiz inhumation. et les décès néonataux précoces), il se montait à 0,65% des naissances en 2015, selon l’OFS. 90 INGÉNIERIE

Texte Benjamin Keller Depuis que j’ai commencé à travailler sur le monde horloger, en 2008, j’ai déjà connu trois crises.» La faute selon lui au modèle La crise économique qui prévaut à l’heure actuelle dans l’industrie, à savoir le capitalisme perpétuelle financier, avec des groupes cotés en bourse qui dépendent d’actionnaires: «Pour eux, de l’horlogerie les baisses sont inacceptables. Au sortir de conférences de presse ou d’entretiens avec suisse les directeurs, les journalistes ont tendance à colporter l’idée que c’est la catastrophe.» À chaque ralentissement, c’est l’affolement. Pourtant, Restructurations et nombreux licenciements les exportations de montres L’historienne Laurence Marti ont atteint des sommets et les partage l’avis d’Hervé Munz. groupes brassent des millions. «Depuis les années 1980, on Comment se porte vraiment a l’impression que le secteur l’industrie? État des lieux est sans arrêt en crise, corro- et perspectives. bore-t-elle. Une crise, c’est une remise en question fondamentale des structures de production et Image Thierry Parel du produit fabriqué. Ce qui n’est pas du tout le cas en ce moment. Il y a eu au cours des dernières années un envol fou des ventes et de la consommation. Nous est un peu comme l’élève sommes revenus aujourd’hui à C’qui obtient des six à chaque la situation plus normale d’il y a évaluation et qui suscite les pires inquiétudes cinq ou six ans. On oublie que lorsqu’il ramène un cinq et demi à la maison. l’économie n’est pas uniquement L’horlogerie suisse a atteint des sommets une course en avant.» historiques. Les exportations ont doublé depuis 2000, pour atteindre 19,4 milliards de francs en 2016. L’an dernier, Swatch «Depuis les Group a engrangé 593 millions de francs de années 1980, bénéfices et la division horlogère du groupe on a l’impression de luxe genevois Richemont 260 millions. Les marques font appel aux plus grands architectes que le secteur pour bâtir leurs sièges. Pourtant, la branche de l’horlogerie sortirait tout juste d’une énième «crise» et le est sans arrêt contexte demeurerait «maussade», selon de en crise» nombreux articles publiés dans la presse. Il est vrai que les revenus ont reculé de 10% par rapport à 2015 et que les exportations Crise ou pas, la branche a souffert de ont connu vingt mois de recul consécutifs répercussions. «Il y a eu des licenciements avant de repartir à la hausse. Il n’en demeure importants, des restructurations drastiques. pas moins que chaque ralentissement Les sous-traitants vivent une période de provoque des réactions qui semblent perdre pénurie de travail douloureuse et l’automa- mesure. «Un ralentissement conjoncturel, pour tisation forcenée pousse un certain nombre la plupart des acteurs, c’est déjà une crise, d’acteurs dans leurs derniers retranche- constate l’anthropologue Hervé Munz, qui a ments», énumère Hervé Munz. En 2016, récemment publié une thèse sur la transmis- 2000 emplois ont été biffés, soit 3,4% des sion du patrimoine et du savoir-faire horloger. effectifs horlogers. La Convention patronale FOCUS 91 de l’industrie horlogère suisse considère passé de 37’000 à 57’000 depuis 2000. cela comme une «baisse modérée étant Dans le même temps, les volumes exportés donné la situation économique». Richemont ont été réduits de 4,3 millions d’unités, à a par exemple rayé des centaines de postes. 25,4 millions. Autrement dit, davantage Hervé Munz peine à expliquer cette saignée: d’horlogers créent moins de montres, mais «De la part de Richemont, c’est incompré- dont la valeur a augmenté. hensible. Ils sont tout de même bénéficiaires! Lorsqu’on met autant de gens sur le carreau, Les vraies incidences de l’industrialisation je comprends que l’on parle de crise...» sont plutôt à chercher du côté de la formation. «Des filières d’étude en ingénierie horlogère La faute au culte du profit ont été relancées sur la base du savoir-faire Le facteur humain est devenu un élément qui avait survécu dans les années 1980. parmi d’autres des décisions, observe Mais pour la production, de moins en moins Laurence Marti: «L’horlogerie vit sur l’ex- d’horlogers qualifiés sont nécessaires, rapporte Hervé Munz. On forme beaucoup d’opéra- En 2016, portation, et les montres sont un produit de 2000 emplois consommation qui répond à une demande. teurs, qui assemblent et règlent les montres. ont été biffés Quand la demande progresse, il faut trouver Leurs compétences sont utiles, mais ils n’ont dans le secteur horloger, les moyens de la satisfaire et dans le cas pas une vision de la profession aussi diversifiée soit 3,4% contraire, on recourt à des suppressions que des horlogers de métier.» Cette évolution des effectifs. d’emplois. L’important, en tout cas pour certains groupes, consiste à dégager des profits, dans un contexte où il faut donner des signaux positifs à des actionnaires. Une entreprise peut accroître ses ventes de 15% et licencier par ailleurs. Cela fait désormais partie de la vie économique.»

L’historienne pointe une conséquence supplé- mentaire, ou plutôt un risque, lié à la concentra- tion croissante de l’industrie dans les mains de quelques grands groupes. Lors de la crise des années 1970, qui a mis à genoux l’horlogerie helvétique, c’est l’inventivité de petites sociétés et la multiplicité des modèles explorés qui lui ont permis de se relever, souligne-t-elle: «Ma crainte, c’est que l’on perde tout un tissu de petites structures susceptibles d’apporter des idées et du renouvellement.» Plutôt optimiste, Laurence Marti ne voit toutefois pas de crise majeure se profiler à l’horizon.

Industrialisation à double tranchant Une autre coupable souvent désignée des récents licenciements est l’automatisation, c’est-à-dire le recours aux machines pour fabriquer des montres. C’est elle qui a permis engendre plusieurs problèmes, explique le d’atteindre les niveaux d’exportation actuels. chercheur. D’une part, la qualité du service «L’automatisation du luxe a déjà 25 ans, elle après-vente en pâtirait: «Le fait que la durée n’est pas nouvelle, indique cependant Hervé de formation régresse et que moins de temps Munz. En période difficile, les marques peuvent soit consacré à analyser les mouvements chercher à la renforcer, mais la tendance peut poser des difficultés pour réparer les est déjà là.» En réalité, l’industrialisation montres.» D’autre part, l’ingénierie menace- est allée de pair avec une poussée de la rait la création artisanale indépendante: «Les main-d’œuvre. Le nombre de travailleurs est entreprises qui faisaient auparavant appel aux 92 INGÉNIERIE services d’horlogers indépendants pour la TROIS QUESTIONS À conception de mouvements s’en distancient François Courvoisier car elles sont devenues plus autonomes François Courvoisier, professeur HES pour développer des produits complexes.» et doyen de l’Institut du marketing horloger à la HEG-Arc à Neuchâtel Une bombe sociale à retardement livre son analyse des spécificités du marketing horloger. Les ingénieurs qui peuplent les manufactures modernes sont-ils les bourreaux des artisans? «Pas du tout!» répond Gilles Greub, professeur à la HE-Arc Ingénierie à Neuchâtel. Pour lui, les deux sont complémentaires: «L’horlo- gerie est un art dans le sens esthétique. La conception horlogère, c’est de la technique. Si une marque fait les choses intelligemment, elle va employer des ingénieurs pour réaliser LUNDI13

/ un produit fiable. L’artisan, quant à lui, va non pas concevoir la base du mouvement, mais amener de la valeur ajoutée en termes de décoration et d’adaptation de la montre au

client. Bien sûr, il y aura toujours GUILLAUME PERRET des pièces exceptionnelles fabri- Les marques horlogères basent-elles beaucoup quées de manière artisanale. Mais leur marketing sur le savoir-faire artisanal? les besoins des consommateurs fc C’est le cas de certaines marques. Mais il ne faut pas généraliser. Il existe environ 200 marques de évoluent. Ils veulent un produit qui montres swiss made et ce marché prend la forme d’une fonctionne et pour lequel ils ne pyramide: à sa base, les montres industrielles, et à sa pointe, l’artisanat d’art de grand luxe. Les marques qui se doivent pas attendre dix ans.» concentrent dans le bas de gamme communiquent peu sur le savoir-faire horloger, ce n’est pas leur segment. En Reste qu’il existe une dichotomie revanche, il existe effectivement une zone intermédiaire parmi les marques du moyen de gamme, qui automatisent grandissante entre, d’un côté, le une partie de leur production mais gardent certaines discours des griffes horlogères étapes manuelles, notamment pour l’emboîtage. Certaines ancré sur la tradition et, de l’autre, se vendent comme des «manufactures» alors que ce n’est clairement pas le cas. l’industrialisation de la branche. «Le challenge consiste à allier une pro- Quelles sont les spécificités du marketing horloger? duction de pièces qui se répètent fc Une montre ne fait pas qu’indiquer l’heure. Elle peut servir d’objet de distinction sociale, figurer un exploit tout en conservant l’image de la technique ou encore être investie d’émotion. Les prix vont montre exceptionnelle, dit Gilles de quelques dizaines à un million de francs, les clients du jeune désargenté au collectionneur multimillionnaire. Greub. Le métier d’art (gravure, Et la distribution se fait via internet, la vente directe, les émaillage, sertissage, ndlr), et la boutiques monomarques, multimarques… Les stratégies personnalisation des garde-temps, marketing sont donc extrêmement diversifiées, d’autant plus que souvent, les différentes collections d’une même est à mon avis une excellente marque s’adressent à des publics variés. voie.» D’importantes marges sont d’ailleurs réalisées là-dessus. Hervé Comment analysez-vous les tendances actuelles? fc Je viens de finaliser une étude qui constate que Munz, qui a passé des années l’horlogerie est très liée au sport: 150 marques sur dans les ateliers pour sa thèse de 200 soutiennent des activités sportives. Après, leur doctorat, s’est, lui, rendu compte stratégie varie en fonction de leurs objectifs et de leurs moyens: tennis, formule 1, football, voile… Certaines que l’argument marketing du savoir-faire arti- entreprises choisissent de se distinguer en investissant sanal, en contradiction avec la réalité, passait dans des sports moins médiatisés comme Parmigiani et de plus en plus mal auprès des horlogers. Il les montgolfières. Dans un autre registre, de nombreuses petites marques innovantes misent sur des matériaux plaide pour un dialogue renouvelé autour de inédits en termes d’alliages ou de provenances. la formation initiale: «La bonne réputation des Par Geneviève Ruiz montres suisses a un coût, celui d’une forma- tion exigeante et attractive. Si les horlogers sont dégoûtés, c’est vers une crise sociale que l’on se dirige.» Bien réelle, celle-là.  DESIGN 93

Texte Jade Albasini

«Le terme de photographe est devenu obsolète» La photographie ne peut pas disparaître. Mais le travail des artistes est bouleversé par les nouvelles technologies. Le point sur les évolutions du métier et ses nouvelles pratiques avec Milo Keller, professeur à l’ECAL.

Photo Sébastien Agnetti 94 DESIGN

Que signifie le titre de votre ouvrage Augmented Photography? e ‘photographe’ n’a plus forcé- La «photographie augmentée» sous-entend «Lment besoin de photographier», toute image recalculée, améliorée, retra- considère Milo Keller, à la tête des filières vaillée. L’imagerie digitale a été décuplée Bachelor et Master en Photographie de par les réseaux sociaux. Chaque porteur de l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne. smartphone peut se revendiquer créateur Face à l’invasion d’images, à la prolifération d’images augmentées. Il faut savoir qu’à des écrans et la frénésie des réseaux so- l’intérieur de ces appareils, l’image photo- ciaux, il est nécessaire pour les profession- graphique est instantanément recalculée par nels d’entamer une réflexion sur leur place et une série d’algorithmes pour avoir un rendu leur rôle. «Le travail d’amener un autre regard plus réel. Réinterprétée, elle est donc «aug- sur le monde garde toute sa place, poursuit mentée» au sens propre. Sinon elle serait le professeur. Mais l’artiste illisible, vu la basse qualité des appareils. doit désormais trier et garder Augmented Photography le cap dans la tempête des est une collec- À chaque révolution technologique, images, afin de dégager sa tion d’articles on annonce la mort de la photogra- propre interprétation. » qui explorent phie dite traditionnelle. Quel état des le potentiel créatif de la lieux actuel dressez-vous? Dans un récent ouvrage numérisation La photographie ne peut pas disparaître. des procédés Les nouvelles technologies lui empruntent collectif baptisé Augmented photogra- Photography, réalisé en phiques. de nombreux outils. Prenez la construction collaboration avec des étu- d’une réalité virtuelle sur un logiciel. Ce diants, des curateurs et des dernier dessine les images de synthèse artistes, Milo Keller réalise en se basant sur les notions de focale, de un état des lieux de l’art pho- lumière, d’axe... Des notions purement pho- tographique contemporain et tographiques ! Même constat dans l’univers entame une analyse du devenir de la des jeux vidéo: il existera toujours des ponts photo 4.0. En tant que professeur, il se solides entre images réelles et virtuelles. La doit également d’adapter ses programmes tendance, comme sur Instagram, d’octroyer d’études en fonction des évolutions au numérique un aspect organique – avec futures. Rencontre et explications. ces filtres romantiques qui rappellent le grain d’images à l’argentique – démontre la force de ces interrelations.

Quels impacts significatifs ont ces mutations sur le métier de photographe? Tout d’abord, je pense que le terme de photographe est devenu «obsolète». Il amène une sorte de confusion. Le mieux serait de parler de réalisateur d’images réelles et vir- tuelles. Comme ces dernières sont aujourd’hui vite produites, vite postées, vite oubliées, le professionnel se doit de créer autre chose que ce bruit visuel. Son rôle est de contrôler l’automatisation du flux d’images. Et comme il est impossible d’y échapper, notamment avec l’effervescence d’internet, le «pho- tographe» a pour mission d’apprendre à apprivoiser ces outils technologiques pour les hacker, les détourner, afin d’amener une vision plus personnelle et artistique. FOCUS 95

Revenons à votre ouvrage collectif. Quelles sont les autres évolutions Quelles sont vos principales marquantes qui ressortent de découvertes? votre ouvrage? Cette publication représente un petit état des L’analyse du curateur digital Marco De lieux de l’art photographique contemporain. Mutiis sur les déambulations photogra- Je l’ai réalisée avec le photographe Maxime phiques dans les paysages virtuels des Guyon et le sociologue Joël Vacheron, en jeux vidéo est très étonnante. Ces gamers association avec les étudiants du Master en réalisent des prises de vue entre les parties, Photographie. Nous souhaitions lancer une comme on conserverait une image d’un conversation afin d’articuler une pensée didac- voyage à l’étranger. Vous imaginez? Le texte tique pour adapter le programme d’étude en Computation ate camera de Nicolas Nova, fonction des résultats. Sur la base de nos re- professeur à la HEAD–Genève, apporte cherches, deux grandes aussi une analyse intéressante sur les visions tendances sont appa- automatiques des nouvelles caméras. rues: la diffusion virale Concernant l’avènement de l’intelligence et digitale du visuel artificielle dans l’industrie de la photographie, face à la matérialisation le principal risque reste l’homogénéisation de l’image sur d’autres des contenus. Créer ce que je surnomme supports. Ce que je le hamburger de la photo. résume par le besoin de sortir de la bidimen- Vous traitez également du sionnalité. Les travaux phénomène de la perception des élèves ont d’ailleurs de ces nouvelles images. beaucoup utilisé les Pouvez-vous en dire plus ? installations ou les À titre d’exemple, un passage de Joël constructions 3D pour Vacheron dans ce livre revient sur la NASA lire la photographie qui, dans sa conquête photographique de autrement. Ils jouent sur l’espace, a décidé de colorer les clichés les codes de percep- pour attirer l’œil du public. La manipulation tion et les textures. des images est un sujet riche. Et la faculté de l’être humain à les déceler également. Quelle sera la Dans un article transversal, l’historien de place de ces travaux l’art Claus Gunti retrace, de son côté, notre dans un univers rapport à la perception à travers l’Histoire de photographique bouleversé par les la photo: de la camera obscura en passant nouvelles technologies? par les films de Disney jusqu’aux dernières Face à la grande répétition d’images, la innovations high-tech. On s’interroge égale- prolifération des écrans et la gourmandise ment sur l’éducation de l’audience muséale des réseaux sociaux, il est nécessaire d’avoir face à ces nouvelles formes artistiques. des créatifs qui sortent du lot. Nous sommes envahis par des clichés de coucher de soleil La question de l’indexation, notam- et de selfies à la plage. Une banque de ment sur les moteurs de recherche, données mondiales que je juge personnel- est aussi soulevée. Pourquoi? lement «ennuyeuse». Le travail professionnel À l’ère Google, dans la marée que repré- de décliner, d’amener un autre regard sur le sente internet, l’indexation d’une image est monde, comme la slow photography – ou le vitale. La citation de ma collègue Estelle slow journalism – a toute sa place. L’artiste Blaschke, historienne de l’art, résume toute doit trier. Garder un cap dans la tempête cette problématique 4.0: «Une image est d’images. Parfois, je me dis même que le inutile si elle ne peut pas être trouvée rapi- «photographe» n’a plus forcément besoin dement. Une image est inexistante si elle ne de photographier. Il peut simplement utiliser peut pas être trouvée du tout.» Il faut donc le flot existant d’images et recomposer que les artistes maîtrisent les codes de la avec cette matière première pour dégager classification numérique pour être visibles

ECAL/NICOLAS POLLI sa propre interprétation. et pérenniser leur carrière.  HES-SO 96 de Masterparfaits. a effectuédeuxconcerts Augustinas Rakauskas son côté,l’accordéoniste branches théoriques.De son brillantparcoursen a étéremarquépour de violon,SamuelHirsch Titulaire d’unBachelor musique contemporaine. constant enfaveurdela pour sonengagement musicale, aétérécompensée Arts eninterprétation titulaire d’unMasterof Vaccaro. EstherLefebvre, de laHES-SO,Luciana Genève parlaRectrice remis enjuin2017à HES-SO. Ceprixaété du dernierprixPaléo Rakauskas sontleslauréats Hirsch etAugustinas Esther Lefebvre,Samuel le PrixPaléoHES-SO couronnés par Des musiciens

MUSIQUE

ACTUALITÉS

HES-SO www.hes-so.ch Un nouveauRectorat À partirdu1 quatre prochainesannées. laquelle ellepourrareleverlesdéfis deces Vaccaro, disposed’uneéquipeefficace avec Avec cesnominations,laRectrice, Luciana pilotage delarecherche. académique etunelongueexpériencedansle une excellenteconnaissancedupaysage de l’UniversitéLausanne.Elleallieainsi l’Idheap etd’unDoctoratèssciencessociales d’un Masterenadministrationpubliquede – HauteEcoledeSantéVaud,elleesttitulaire Actuellement membredeladirectiond’HESAV qui n’apassouhaitérenouvelersonmandat. Christine PirinoliremplaceainsiPatrickFuerrer, cette équipele16novembredernier. pilotage stratégiquedelaHES-SO–avalidé instance desurveillancepolitiqueetorgane Innovation. LeComitégouvernemental–haute Christine Pirinoli,Vice-rectriceRechercheet Geneviève LeFort,Vice-rectriceQualité; Rectrice; Yves-Rey,Vice-recteurEnseignement; la HES-SOseracomposéede:LucianaVaccaro, er mars2018,l’équiperectoralede NOMINATION HES–SO 97

2 ÉNERGIE DESIGN Les étudiants suisses remportent le Solar Decathlon Organisé par le Départe­ ment américain de l’énergie, le Solar Decathlon vise à stimuler la créativité des universitaires sur l’efficience énergétique du logement. La compétition ECAL/ÉMILIE BARRET accueillait 12 équipes, L’esthétique dont dix américaines, une de la saucisse ACTUALITÉS hollandaise et une suisse Le projet de recherche The Future Sausage en octobre 2017. L’équipe a remporté fin septembre le Hublot Design Prize 2017. Il a été mené à l’ECAL/École cantonale Swiss Living Challenge a d’art de Lausanne par la diplômée en Master remporté le concours avec Carolien Niebling. Ses recherches portent sur le contenu et l’esthétique de la saucisse du sa maison NeighborHub. futur. Elles ont démontré que cet aliment a Elle rassemblait des encore un bel avenir. étudiants de quatre www.ecal.ch hautes écoles: l’École INNOVATION polytechnique fédérale Recherche de Lausanne, la Haute et entrepreneuriat école d’ingénierie et Près de 130 personnes ont participé à la d’architecture de Fribourg cinquième Journée de la recherche du domaine Économie et Services à l’École hôtelière de – HEIA-FR, la HEAD– Lausanne – EHL en septembre dernier. Pour Genève et l’Université l’occasion, Elmar Mock, considéré comme le vétéran de l’innovation suisse, a proposé une de Fribourg. réflexion sur «le labyrinthe de l’innovation». www.swiss-living-challenge.ch Inès Blal, doyenne exécutive de l’EHL, Laurent Bagnoud, responsable du domaine Économie et Services et Patrick Furrer, Vice-recteur DISTINCTION Recherche et Innovation de la HES-SO étaient également présents. La HES-SO félicite www.hes-so.ch/jradES le professeur Dubochet et l’UNIL pour le Prix Nobel de Chimie! www.unil.ch 98 ACTUALITÉS

MOOC SANTÉ Créer sa BD Soutenir les proches Un cours en ligne gratuit pour s’initier à aidants l’art de la BD, c’est ce que propose la 1 HEAD–Genève au public. Gagnante de l’appel «Plus proche des proches»: à projets MOOCSFAB 2017 de la HES-SO, la HEAD–Genève a développé cette formation la deuxième journée de la en collaboration avec le Centre e-learning recherche du domaine Santé HES-SO Cyberlearn. Accessible à tous, le cursus en ligne est disponible depuis octobre 2017. a été consacrée aux proches Inscriptions sur moocs.hes-so.ch aidants et à leur place dans le système de santé. ENTREPREUNARIAT Organisée en novembre Un partenariat avec dernier à Fribourg, cette les pays émergents rencontre s’adressait aux Le Rectorat de la HES-SO a lancé un nouveau professionnels de la santé programme de Recherche appliquée & Développement (Ra&D) baptisé «Entrepreneuriat et à toutes les personnes et technologies appropriées en partenariat avec impliquées auprès des les pays émergents de la Francophonie». Parmi

SO les projets retenus, on peut citer la réutilisation proches aidants. - des eaux urbaines pour l’irrigation de palmeraies www.hes-so.ch/pepa ou le recyclage de pneus pour les transformer en matériel de revêtement de sols. SOCIAL www.hes-so.ch/rad-eta HES Un congrès en faveur INGÉNIERIE du handicap Recherche en ingénierie Intitulé «La Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées: une et architecture utopie?» le quatorzième congrès de l’Association Organisée par la HES-SO en octobre 2017, internationale de recherche scientifique en faveur la quatrième journée Ra&D du domaine des personnes handicapées mentales s’est tenu Ingénierie et Architecture a rassemblé près en septembre dernier à la Haute école de travail de 100 chercheurs à Changins. Issus des six social de Genève – HETS-GE. L’événement a hautes écoles actives dans ces domaines et permis de s’interroger sur l’évolution des droits accompagnés par des industriels du secteur, ils des personnes en situation de handicap et de ont procédé à un état des lieux de la recherche. leur application en Suisse et dans le monde. Malgré les progrès réalisés au cours des trente www.hes-so.ch/rechercheia dernières années, des enquêtes menées par des étudiant-e-s de la HETS-FR et de la HETS-GE montrent que la situation doit encore s’améliorer. airhm2017.hes-so.ch HÉMISPHÈRES 99

S’ABONNER À Aude Haenni Anne-Sylvie Aude Haenni est jour- Sprenger HÉMISPHÈRES naliste à la Fédération Anne-Sylvie Sprenger romande des consom- travaille comme journaliste mateurs. Cette diplômée indépendante depuis Hémisphères explore de l’ECAV est éprise de 2004. Elle s’est spécialisée concerts, de balades aux dans le domaine des arts deux fois par année une quatre coins de la Terre, narratifs (théâtre, littérature thématique actuelle. de découvertes culinaires. et cinéma), avant d’oser Elle s’est intéressée aux pousser sa curiosité et CONTRIBUTIONS La revue est en vente dans traces numériques dans empoigner franchement cet Hémisphères. Elle son penchant naturel les librairies et kiosques invite donc les lecteurs à pour les sujets de société de Suisse romande jeter un œil à ses comptes – en particulier ceux Instagram, Linkedin et ayant trait aux questions au prix de CHF 9.– Facebook: cette vaste toile d’ordre philosophique, vous en apprendra plus éthique ou religieux. Elle Vous pouvez recevoir sur elle que tout ce qu’elle ne pouvait donc que se pourrait dévoiler ici… réjouir d’aller interroger, les 6 prochaines éditions P.81 pour ce numéro, d’autres à domicile au prix professionnels, pour savoir quelles croyances soute- avantageux de CHF 45.– naient leurs existences. P.48

2 façons de s’abonner: Sur internet à l’adresse revuehemispheres.com CARLOS GUSTAVO Par e-mail Stéphane Herzog [email protected] Prendre sa retraite en Afrique? Pour cet article, Les anciens numéros Stéphane Herzog a eu l’occasion de penser Nic Ulmi d’Hémisphères peuvent être à sa propre retraite… Nic Ulmi a été animateur commandés à l’adresse Correspondant romand de radio, chercheur en de la Revue Suisse, ce histoire contemporaine, revuehemispheres.com journaliste a travaillé en musicien électro-pop. freelance de nombreuses Depuis 2000, il est jour- années. Il a dirigé le naliste culturel, sociétal et mensuel Repère social et scientifique (Le Temps, le supplément Carrières Horizons…). Dans ce du Temps. Parmi ses numéro d’Hémisphères, il enquêtes: la place des se demande si la jeunesse Roms en Suisse ou la croit vraiment aux rumeurs cigarette électronique. et théories du complot P.78 qu’elle s’amuse à parta- ger, ou si cette crédulité n’est pas elle-même une légende urbaine… P.72 100 MOT CLÉ

HEAD–Genève

HEPIA HETS-GE Changins

Manufacture

HEG-GE HES-SO Genève HEM-GE EHL Hautes écoles conventionnées HEdS-GE

Rectorat HES-SO HE-Arc Conservation-restauration HEIG-VD HE-Arc Ingénierie

Haute Ecole de la Santé La Source Hautes écoles HEG Arc vaudoises HE-Arc HESAV HE-Arc Santé EESP HES-SO ECAV Fribourg ECAL HEMU

HES-SO Valais-Wallis HEI-VS HEIA-FR Design et Arts visuels HEdS-VS Economie et Services

HETS-FR HETS-VS HEdS-FR Ingénierie et Architecture HEG-FR HEG-VS Musique et Arts de la scène

Santé

Travail social MOT CLÉ 101

HEAD–Genève Le réseau HEPIA HETS-GE Changins des hautes Manufacture écoles

HEG-GE HES-SO Genève HEM-GE EHL Hautes écoles conventionnées HEdS-GE

Rectorat HES-SO HE-Arc Conservation-restauration HEIG-VD HE-Arc Ingénierie

Haute Ecole de la Santé La Source Hautes écoles HEG Arc vaudoises HE-Arc HESAV HE-Arc Santé EESP HES-SO ECAV Fribourg ECAL HEMU

HES-SO Valais-Wallis HEI-VS HEIA-FR Design et Arts visuels HEdS-VS Economie et Services

HETS-FR HETS-VS HEdS-FR Ingénierie et Architecture HEG-FR HEG-VS Musique et Arts de la scène

Santé

Travail social 102

CROYANCES Patients âgés traités par THÉORIES chimiothérapie. Apports d’une DE L’ESPRIT 100% rumeurs. Codes approche interdisciplinaire, cachés, objets piégés, aliments Foley R.-A., Ansermet C., L’enfant et les connaissances contaminés... La vérité Anchisi A. & Anchisi S., sur autrui, Thommen E. & sur 50 légendes urbaines Bulletin des Médecins Rimbert G., Belin, 2005 extravagantes, Renard J.-B. Suisses, 96(4), 2015 & Campion-Vincent V., Les particularités neuro- Payot, 2014 cognitives dans l’autisme, CINÉMA Thommen E., Baggioni L. & Croyances sociales, Daech, le cinéma et la mort, Tessari Veyre A., Pædiatrica, Roussiau N. (Éd.), In Press, Comolli J.-L., Verdier, 2016 28 (2), 2017 à paraître en 2018 La vision nazie de l’histoire Les théories de l’esprit, Le Merveilleux. Sociologie à travers le cinéma Melot A.-M. & Thommen de l’extraordinaire, Renard documentaire du Troisième E., L’Essentiel Cerveau & J.-B., CNRS, 2011 Reich, Delage C., L’Âge Psycho, No.19, 2014 d’Homme, 1989 Remarques sur le verbe STRESS «croire», Pouillon J., in Izard Leni Riefenstahl, la cinéaste DES MUSICIENS M. et Smith P. (Éd.), La d’Hitler, Bimbenet J., fonction symbolique, Essais Tallandier, 2015 Analyse énactive de la d’anthropologie, 1979 préparation des musiciens- La révolution culturelle Science et Raison: une étudiants lors d’une nazie, Chapoutot J., simulation de concours comédie des erreurs, Latour Gallimard, 2017 B., Cosmopolitiques 6, 2004 d’orchestre, Antonini Petit Traité de Propagande. Philippe R., Güsewell A. www.pewforum.org À l’usage de ceux qui & Hauw D., Cahiers de www.scienceshumaines.com la subissent, Augé E., la Société québécoise de De Boeck, 2015 recherche en musique, Numéros spéciaux, 2016 GRAND https://histoire-cite.ch ENTRETIEN NÉOSEXISME www.fabriceclement.net

RÉFÉRENCES SCIENCES Analyse logico-naturelle des PORTFOLIO Biotechnologie, discours de déconstruction www.cyrilporchet.com Nanotechnologie, Écologie: dans la revue féministe suisse entre science et idéologie, romande l’émiliE entre PLACEBO Parizeau M.-H., Quæ, 2010 2001 et 2009, Bendjama R., Face au temps qui reste. Femmes de la préhistoire, Bourse de relève dans Usages et symbolique des Cohen C., Belin, 2016 le cadre d’un doctorat, HES-SO, Ra&D du médicaments en fin de vie, L’Impossible Dialogue. Foley R.-A., Georg, 2016 domaine Travail social, Sciences et religions, en cours Médicaments et société. Gingras Y., PUF, 2016 La place des femmes et Le patient, le médecin et Science fausse et fausses l’ordonnance, Fainzang S., des hommes dans la presse sciences, Rostand J., écrite généraliste de Suisse Presses Universitaires de Gallimard, 1958 France, 2001 romande des années 80 à nos De l’atome au noyau: jours, Durrer S., Jufer N. & une approche historique Pahud S., Seismo, 2009 de la physique atomique et Le Deuxième sexe, de de la physique nucléaire, Beauvoir S., Gallimard, 1949 Fernandez B., Ellipses, 2006 103

Les «filles» «préfèrent» DESIGN SOCIAL le «rose»: un exemple THINKING Mobilités Nord-Sud et d’activité de déconstruction Change by Design: How dans l’émiliE, Bendjama R. interculturalité dans un Design Thinking Transforms contexte de globalisation: le & Miéville D., TrajEthos, Organizations and Inspires 1(1), 2012 cas des retraités suisses au Innovation, Brown T., Maroc, Bolzman C. & Guissé www.lemilie.org HarperCollins, 2009 I., projet financé par le Fonds www.lucykimbell.com stratégique de la HES-SO, THÉÂTRE à paraître en 2018 On Belief, Zizek S., POIDS Routledge, 2001 www.equilibre.ca ÉCONOMIE www.eugdpr.org La fabrique des imposteurs, VOYAGE www.schneier.com Gori R., Actes Sud, 2015 Conflicts, Religion and Culture, Raj R. & Griffin K., MUSIQUE INTELLIGENCE

Cabi, 2017 BIBLIOGRAPHIQUES ARTIFICIELLE L’Art de la Guitare, Itinéraires. Guides de voyage Extended Technique, Do Robots Need to Be et tourisme alpin (1780-1920), Vassilev G., HES-SO, 2017 Stereotyped? Technical Devanthéry A., PUPS, 2016 Characteristics as a SANTÉ Moderator of Gender L’idiot du voyage, Urbain La mort de l’enfant à naître, Stereotyping, Dufour F. & J.-D., Payot, 2002 Fournier, C.-A., in Papilloud Ehrwein Nihan C., Social Pilgrimage and Tourism to J.-H. (Éd.), L’enfant en Valais Sciences, 2016 Holy Cities: Ideological and 1815-2015: santé, protection On the Road with an Management Perspectives, (Vol. 2), Société d’histoire du Autonomous Passenger Leppakari M. & Griffin K., Valais romand, 2016 Shuttle: Integration in Public Cabi, 2016 Sacrée sage-femme ou sage- Spaces, Eden G., Nanchen Tourism, Magic and femme sacrée? Entre pratiques B., Ramseyer R. & Evéquoz Modernity, Picard D., et récits des pratiques F., in Proceedings of the 2017 Berghahn, 2011 (XIXe-XXIe siècles en CHI Conference Extended Valais), Fournier, C.-A., Abstracts on Human Factors COMPLOTS in Brandt P.-Y., Jesus P. & in Computing Systems Roman P. (Éd.), Récit de (CHI EA ’17), ACM, 2017 La vérité est ailleurs : corrélats de l’adhésion aux théories soi et narrativité dans la Superintelligence, Bostrom du complot, Wagner-Egger construction de l’identité N., Oxford, 2014 P. & Bangerter A., Revue religieuse, Archives contemporaines, 2017 The Second Machine Age, internationale de psychologie Brynjolfsson E. & Andrew sociale, n° 4, 2007 http://kindsverlust.ch McAfee A., Norton, 2015 Répéter n’est pas croire. Sur la transmission des idées INGÉNIERIE conspirationnistes, Delouvée Visions du futur horloger, S., Diogène 1, 2015 Zorik K. & Courvoisier F., www.ontemanipule.fr Loisirs et pédagogie, 2017 DESIGN www.augmented- photography.ch