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Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande

50-2 | 2018 Humanités environnementales – Quoi de neuf du côté des méthodes ?

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/allemagne/768 DOI : 10.4000/allemagne.768 ISSN : 2605-7913

Éditeur Société d'études allemandes

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2018 ISSN : 0035-0974

Référence électronique Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 50-2 | 2018, « Humanités environnementales – Quoi de neuf du côté des méthodes ? » [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2019, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/allemagne/768 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/allemagne.768

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande revue tome50 numéro 2 d’Allemagne juillet-décembre 2018 et des pays de langue allemande

Dossier

Humanités Une expérience d’interdisciplinarité en environnementales – action à l’échelle du Rhin supérieur Quoi de neuf du côté FLORENCE RUDOLF des méthodes ? Introduction ...... 309 PAUL AVERBECK, OLIVER FRÖR FLORENCE RUDOLF SWOT-Analyse der Klimawandel-Anpassungs- Introduction ...... 227 bereitschaft von Unternehmen ...... 319

CHRISTOPHE BATICLE, FLORENCE RUDOLF, NICOLAS SCHOLZE, RÜDIGER GLASER, ANAHITA GRISONI, SOPHIE NÉMOZ SOPHIE ROY La sociologie à l’épreuve de l’altérité. Klimavulnerabilität von Unternehmen in Esquisse d’une grammaire de terrain ...... 239 der Metropolregion Oberrhein und ihre Visualisierung anhand von Wirkpfaden ...... 325 CHLOÉ LE MOUËL, LUCILLE MAUGEZ Le croquis ethnographique, du regard au ALEXANDRE KUDRIAVTSEV trait sur le papier. Retour d’expérience Le retour d’expérience (REX) : étude de d’un atelier étudiant...... 255 divers outils techniques dans le cadre de Clim’Ability ...... 337 MIKI OKUBO Awareness for new thinking of body ... 267 VALENTINE ERNÉ-HEINTZ Croiser les regards pour renouveler FELIX EKARDT l’analyse du risque ...... 345 Nachhaltigkeit und Methodik: Verhaltensantriebe und CÉDRIC DUCHÊNE-LACROIX, DIDIER KAHN Transformationsbedingungen Comment les acteurs de l’énergie du Rhin ermitteln. Zugleich zur Findung supérieur perçoivent-ils le changement wirksamer Politikinstrumente mittels climatique et se configurent-ils par multimethodischer qualitativer rapport à la transition énergétique ? ...... 355 Governance-Analyse ...... 279 FRANCK GUÊNÉ DANIEL IRRGANG, MARTIN GUINARD-TERRIN, Quelques nouvelles du chêne… La filière BETTINA KORINTENBERG forêt-bois dans le Grand Est face au „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar changement climatique...... 365 mit Bruno Latour...... 297 SOPHIE NÉMOZ Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés : construction et déconstruction des passerelles franco- germaniques ...... 377 Varia STÉPHANIE DANNEBERG L’exposition artisanale : représentation FRANK MULLER et « mise en scène » de l’économie Le sacrifice du sauveur ? Mort et « nationale » en Transylvanie, 1868-1914 .... 441 transfiguration de Gustave Adolphe de SANDIE Suède dans la propagande protestante de CALME Chronique juridique – La clause de 1632 à nos jours ...... 395 non-concurrence au sein du contrat de MATTHIEU ARNOLD travail : droit allemand et droit français se Prêcher à la fin de la Première Guerre démarquent ...... 457 mondiale (octobre-novembre 1918) : ...... 415 Italiques ...... 463 JÉRÔME MANCASSOLA SOMMAIRE DU TOME 50 – 2018 ...... 473 La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) ...... 429

Revue publiée avec le concours de l’Université de Strasbourg (ARCHE [EA 3400], BETA [UMR 7522], DynamE [UMR 7367], SAGE [UMR 7363]) et de la Société des Amis des Universités de l’Académie de Strasbourg Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 227 T. 50, 2-2018

Dossier : Humanités environnementales – Quoi de neuf du côté des méthodes ?

Introduction

Florence Rudolf *

Voilà plusieurs décennies que les sciences dites de la nature ont été le champ d’un investissement des sciences sociales. Cette situation est le reflet de l’importance qu’a prise la question naturelle à notre époque (1). Plus récemment, ce constat a fait l’objet d’une reconnaissance par la promotion et la diffusion d’une nouvelle notion « valise » destinée à rassembler les disciplines héritées des humanités sous une seule et même expression d’humanités environnementales. Avant d’identifier les enjeux de cette entreprise de désignation collective et d’explorer cette réalité multiforme et compo- site, nous proposons une brève incursion du côté de l’humanisme en raison de ce que ce mouvement est convoqué par l’expression d’humanités environnementales (2). Sous l’entrée « humanisme » à l’Encyclopédie UNIVERSALIS, Jean-Claude Margolin rap- pelle que si ce terme constituait encore une référence en vogue à la veille de la Seconde Guerre mondiale, cette dernière s’est peu à peu délitée en raison sans doute de ce que l’univers symbolique qui lui conférait son unité a fait date depuis. S’il était courant dans le système éducatif de nos parents, grands-parents, voire arrière-grands-parents de parler de « faire ses humanités », cette terminologie est pour le moins désuète de nos jours. Quand cette référence est mobilisée, elle l’est davantage au nom d’une tradition et d’un sens encore susceptibles d’inspirer des activités humaines à l’instar de l’éclairage

* Professeure des universités, Institut national des sciences appliquées de Strasbourg (INSA), EA 7309 AMUP. 1 Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968. 2 Ce numéro arrive chez l’éditeur en même temps que la tenue du colloque international Circulations et renouvellement des savoirs sur la nature et l’environnement en France et en Allemagne (les 4 et 5 octobre 2018 à Strasbourg). 228 Revue d’Allemagne qui a été porté sur le Rhin supérieur dans un dossier récent de la Revue d’Allemagne (3). L’objet de ce numéro était de questionner la force de la référence à l’humanisme dans différents domaines de la vie sociale, dont l’entreprise, la culture, l’aménagement du territoire et le développement. Les contributions à ce dossier confortaient l’observation selon laquelle la mobilisation de cette référence était généralement motivée par des spécificités historiques et locales, voire par des connotations positives, associées à des principes, notamment, mais sans que ces derniers ne soient attestés par des pratiques précises ou des programmes structurants. Il n’est pas exclu qu’il en soit de même à propos de la formation de l’expression d’humanités environnementales. Si l’on revient sur le mouvement historique et les forces sociales et culturelles qui ont préfiguré à l’essor et à la renommée de l’humanisme, il n’est pas anodin de souligner que ces derniers véhiculent une certaine idée de l’Humanité (4), de son destin et du progrès. Or le xxe siècle a durablement entamé cette vision confiante en l’humanité. Qu’il s’agisse de la Seconde Guerre mondiale, des guerres issues de la colonisation ou des mutations technologiques qui équivalent à des transformations sans précédent sur le devenir de l’humanité, la seconde moitié du xxe siècle s’affirme comme le théâtre d’une remise en question fondamentale de la conception univoque de l’humanité et du progrès, sans parler de son ancrage dans une commune appartenance à la civilisation judéo-chrétienne (5). En dépit des réserves qui peuvent se justifier à l’égard de l’humanisme, notamment dans son rapport aux textes canoniques, et de sa vision et conception de l’humanité, certaines de ses traductions pratiques, dans le domaine de la pédagogie, notamment, demeurent non seulement d’actualité mais exercent encore un certain attrait (6). L’humanisme a proposé une philosophie de l’éducation et de la formation qui s’est imposée contre des formes d’enseignement disciplinaires. L’hypothèse selon laquelle l’humanisme pourrait se constituer en ressource pour une réappropriation de tout un ensemble de pratiques contre l’aliénation du sujet par différents corps, dont le corps médical, se tient également, ne serait-ce qu’en référence au mouvement de la Lebensre- form (7). À cet égard, l’appel à l’humanisme résonne comme un sursaut de conscience en faveur d’une revendication de la liberté d’expression contre l’emprise du pouvoir

3 Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 47/2 (2015) : « Retour sur le modèle rhénan », dos- sier dirigé par Florence Rudolf. 4 On aurait dit de l’Homme ! 5 Comme le rappelle Margolin, il n’a pas toujours été aisé de concilier l’amour que les Humanistes por- taient à la philosophie platonicienne et stoïcienne avec les Écrits de l’Évangile. « En réalité ce que les humanistes ont retenu de leur pèlerinage aux sources de la pensée gréco-latine, c’est que la philosophie platonicienne et stoïcienne est une propédeutique à la “philosophie du Christ”, c’est-à-dire la vraie religion chrétienne, celle de l’Évangile, des Épîtres de saint Paul et des Pères de l’Église » (Jean-Claude Margolin, « Humanisme », Encyclopaedia UNIVERSALIS, Corpus 11, Paris, 1994, p. 729). 6 Cf. à cet égard le succès de la pédagogie inspirée de l’anthroposophe . 7 Marc Cluet, « Lebensreformer et Verts en lutte pour un monde meilleur. Divergences et similitudes dans les moyens et dans les fins à un siècle d’écart », in : Olivier Hanse, Annette Lensing, Birgit Metzger (dir./Hg.), Mission écologie. Tensions entre conservatisme et progressisme dans une perspec- tive franco-allemande / Auftrag Ökologie. Konzervativ-progressive Ambivalenzen in deutsch-französi- scher Perspektive, Bruxelles, Peter Lang, 2018, p. 49-89. Introduction 229 exercé par les institutions (8), ce dernier étant équivalent selon les écoles de pensée à l’emprise des systèmes sans conscience sur les mondes vécus. À cet égard, l’appel à l’humanisme fait écho aux nombreuses voix qui se sont élevées, autour des années 1970, et s’expriment encore contre une science sans conscience (9). S’inscrit-on dans une filiation de ce type à propos de l’engouement actuel pour les humanités environ- nementales et autres formations comparables (10)? Rien n’est moins sûr, car en l’état, la communication des travaux rassemblés autour du vocable d’humanités environnementales semble tout autant relever d’une opéra- tion de publicisation de recherches émanant de scènes disparates, qui s’ignorent la plupart du temps, que d’écoles de pensée structurées par des paradigmes partagés. Le chapeau « humanités environnementales » procède moins d’un travail intellectuel qui aurait fait son chemin, au sens de faire école dans l’histoire de la pensée et des dis- ciplines, que d’une opération politico-institutionnelle en vue d’une reconnaissance, au sens de se frayer une place dans des institutions. Selon ce « coup » médiatique, des travaux disparates, issus d’équipes qui n’ont pas connaissance l’une de l’autre, peuvent entamer un processus de rapprochement par la force et le pouvoir de rassemblement que permet une telle expression. Il s’agit d’un pari quant au pouvoir d’association d’un tel label sur les protagonistes des recherches en sciences sociales dévolues à la question naturelle. En quelques années, il s’avère que cet appel a été entendu par de nombreux chercheurs issus de différentes disciplines. Le retour d’expérience témoigne de ce que cette invention a permis d’explorer des frontières disciplinaires, d’affiner des distinc- tions et des correspondances entre des travaux qui ne dialoguaient pas entre eux, de repérer des transformations de concepts par leur circulation dans différents contextes, etc. Par les publications et les congrès qui se revendiquent des humanités environ- nementales, l’entreprise s’avère d’ores et déjà un véritable succès. À titre d’exemple, l’ouvrage Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes (11) rend compte des dynamiques et des méandres propres aux différentes disciplines engagées dans des recherches qualifiées d’environnementales. Il passe en revue les efforts des chercheurs pour appréhender ces « objets » insolites pour lesquels leurs disciplines n’étaient pas nécessairement bien équipées. Ce type d’enquête permet de visiter et revisiter les tra- ditions disciplinaires, à partir d’un questionnement qui n’entrait pas dans les cadrages dominants, en raison notamment de la construction dite de l’objet propre à chaque discipline. Les humanités environnementales sont les premières d’une démarche qui se géné- ralise aux sciences médicales et, plus récemment, aux mathématiques et sciences

8 Cf. Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Seuil, 1971. 9 On notera qu’Edgar Morin plaide pour une science avec conscience tout en annonçant la fin de l’hu- manisme. Cette « contradiction » n’est qu’apparente. En effet, si l’humanisme fait barrage contre la barbarie, il demeure sourd et muet face aux souffrances des non-humains, qu’il s’agisse d’humains dont l’humanité demeure décriée ou de non-humains sans droits et reconnaissance. Aussi, les huma- nités environnementales et médicales plaident-elles peut-être en faveur d’une double reconnaissance. 10 L’engouement pour cette construction est réel ainsi qu’en témoignent de nouvelles associations comme les humanités médicales ou numériques. 11 Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere et Wolf Feuerhahn, Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris, Publications de la Sorbonne (coll. Homme et société), 2017. 230 Revue d’Allemagne numériques. Elles se définissent, sur le portail du même nom, comme « un ensemble de disciplines dont l’origine tient aux enjeux environnementaux et climatiques des der- nières décennies. Le degré d’impact environnemental de l’activité humaine – qui nous ferait aujourd’hui basculer selon certains dans l’“anthropocène” – accéléra un pro- cessus né au cours des années soixante-dix, lequel postule que les êtres non-humains méritent non seulement une histoire commune aux êtres humains, mais aussi leur propre récit. Au lieu d’envisager une nature physique associée à une culture humaine distincte, les humanités environnementales fondent leur approche sur les ontologies interconnectées, à savoir un ensemble de réseaux associant les êtres humains et non- humains » (12). Ce portail, créé dans les années 2010 à l’initiative de chercheurs souhai- tant participer de l’opération de visibilité de leurs travaux qui s’affirmait dans d’autres contextes linguistiques et nationaux, dont nord-américain, offre un espace d’informa- tion, de diffusion et d’échanges qui a permis de parfaire la structuration de réseaux, qui existaient depuis les années 1990, par l’entremise des associations scientifiques (13). Plutôt que de procéder selon les prés carrés des disciplines qui veillaient jalousement à leur champ d’application, les entrelacs entre humains et non-humains, entre nature et culture, mettent les disciplines au défi de travailler ensemble. Cette dynamique de décloisonnement – favorable à des formes d’ensemencement réciproque et d’hybrida- tion – procède contre toute attente de la modernisation et des avancées de la science et du progrès (14). La scientifisation des mondes vécus (15) met les sociétés au défi de s’ouvrir à des questions qui relèvent de pratiques d’initiés. La sociologie, dont la vocation est d’accompagner l’historicité des sociétés et leurs transformations, s’équipe des com- pétences en conséquence. L’intensité et les formes de cet engagement dépendent des contextes historiques et sociaux. Elle s’est ainsi dotée au fil des décennies de réflexions épistémologiques rejaillissant tant sur les théories générales de la société que sur les approches méthodologiques. L’investissement entrepris en ce sens sera plus consé- quent en Allemagne qu’en France (16) en raison notamment de l’intérêt de la sociologie allemande pour les conséquences de la modernité et en particulier de la technique sur les rapports sociaux de pouvoir, dont les travaux de Jürgen Habermas constituent une base pour le développement de toute une lignée de travaux consacrée aux sciences et

12 www.humanitesenvironnementales.fr. 13 Pour la francophonie, notamment, l’AISLF a énormément apporté à la sociologie de l’environnement du côté de la francophonie. Dès les années 1990, elle intégrait un comité de recherche intitulé socio- logie de l’environnement. On peut en dire de même du côté de la DGS (Deutsche Gesellschaft für Soziologie), qui a également permis aux chercheurs confirmés ainsi qu’aux jeunes scientifiques, doc- torants, notamment, de s’inscrire dans des réseaux et des événements leur permettant d’affiner leurs questionnements et leurs recherches. 14 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, 1986), Paris, Aubier (coll. Alto), 2001. 15 Cette expression fait écho aux travaux plus nombreux en Allemagne qu’en France sur la réception sociale croissante des productions scientifiques en raison des retombées économiques et culturelles de ces dernières. À mesure, en effet, que l’activité scientifique intéresse la technique et l’économie, elle participe des forces sociales qui transforment la société. 16 Lionel Charles, Hellmuth Lange, Bernard Kalaora et Florence Rudolf (éd.), Environnement et sciences sociales en France et en Allemagne, Paris, L’Harmattan, 2014. Introduction 231 aux techniques (17). Dès les années 1990, la sociologie française prendra le relais avec les contributions à la critique socio-anthropologique du naturalisme (18). Ces deux cou- rants parviendront très rapidement à dialoguer et à s’ensemencer réciproquement (19). Pas moins de quatre, voire cinq décennies qu’un corpus extrêmement varié, piochant dans différents domaines de la sociologie, mais également de l’anthropologie, contri- bue à ce qu’il convient bien de qualifier de « révolution » scientifique. Cette dernière accompagne la percée de l’expertise comme pratique sociale indis- pensable à la démocratisation de la prise de décision dans des sociétés rationnelles, ou du moins qui aspirent à l’être (20)¬PHVXUHTXHO¶DFWLYLWpVFLHQWL¿TXHWUDQVIRUPH à bas bruit la société, c’est-à-dire à l’abri des institutions réservées au débat sur les orientations de la société (21), la nécessité d’instituer des scènes susceptibles de relayer OHV DYDQFpHV VFLHQWL¿TXHV V¶HVW IDLWH VHQWLU /HV LQLWLDWLYHV VRFLDOHV GDQV FH VHQV VH sont multipliées depuis les années 1970, à travers les « boutiques de Science » et les Wissenschaftszentren RX IRUXPV VFLHQWL¿TXHV &HV LQVWLWXWLRQV YLVDLHQW ELHQ DYDQW OHVXFFqVGHO¶H[SUHVVLRQGHIRUXPVK\EULGHV (22), l’institution de scènes où pourraient VHFURLVHUGLIIpUHQWVSUDWLFLHQVVFLHQWL¿TXHVRXQRQD¿QGHGpJDJHUFROOHFWLYHPHQW OHVHQMHX[VRFLpWDX[VRXVMDFHQWVjGHVLQQRYDWLRQVVFLHQWL¿TXHVDe la revendication à des contre-expertises, à des recherches coopératives associant différents publics, en passant par des expertises multipolaires, cette dynamique sociale a pris bien des formes. Ce processus est indissociable d’une poussée de démocratisation qui confère une reconnaissance à différents modes d’expertises, dont celle des habitants et des praticiens. Habermas identifie ce mouvement à une critique de la décision technocra- tique au profit d’un régime pragmatique. Cette ouverture n’épargne pas les disciplines scientifiques qui vont devoir peu à peu s’exercer à l’interdisciplinarité. La reconnais- sance de l’interdisciplinarité, qui s’impose comme un passage obligé par une « nou- velle alliance » entre sciences et société, se traduit par une double exigence : celle d’un décloisonnement des sciences pour une prise en charge sinon collective des questions qui font débat dans la société, a minima pour une approche croisée et articulée de ces enjeux sociétaux.

17 Jürgen Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gonthier, 1978. 18 Marc Abélès, Lionel Charles, Henri-Pierre Jeudy, Bernard Kalaora (dir.), L’environnement en perspective. Contexte et représentations de l’environnement, Paris, L’Harmattan (coll. Nouvelles études anthropologiques), 1999 ; Rémi Barbier, Philippe Boudes, Jean-Paul Bozonnet, Jacqueline Can- dau, Michelle Dobré, Nathalie Lewis et Florence Rudolf (dir.), Manuel de Sociologie de l’Environne- ment, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012. 19 Ulrich Beck, Anthony Giddens, Scott Lash, Reflexive Modernization. Politics, Tradition and in the Modern Social Order, Blackwell Publishers, 1994. 20 Philippe Roqueplo, Entre savoir et décision, l’expertise scientifique, Paris, Éditions de l’INRA, 1997 ; Philippe Roqueplo, Pluies acides, menaces pour l’Europe, Paris, Economica, 1988 ; Philippe Roque- plo, Climats sous surveillance – Limites et conditions de l’expertise scientifique, Paris, Economica, 1993. 21 U. Beck, La société du risque (note 14). 22 Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démo- cratie technique, Paris, Le Seuil, 2001. 232 Revue d’Allemagne

Cette exigence constitue un défi en raison des démarcations épistémologique, sym- bolique et physique dans lesquelles les différentes traditions scientifiques se sont can- tonnées depuis leur constitution. Le dialogue entre les sciences demeure un chantier actuel. Une cartographie des instituts scientifiques de par la France et l’Allemagne suffit à rendre compte de manière éloquente de l’inscription spatiale de la césure entre sciences de la nature et sciences sociales. Ce clivage institutionnel a alimenté une méconnaissance réciproque, doublée d’un déni de reconnaissance. Les sciences de la nature occupent le sommet de la hiérarchie au nom d’une scientificité monolithique et universelle, bien souvent déniée aux sciences de la culture. En dépit des efforts entrepris par certains courants sociologiques pour « se hisser au rang » des sciences cumulatives (23), les sciences sociales n’ont pas échappé aux qualifications de « sciences molles » ou de manière moins méprisante de « sciences douces ». Le travail des cher- cheurs est durablement marqué par ces rapports sociaux asymétriques, ainsi qu’en témoignent les marges de manœuvre réservées aux partenaires des sciences sociales dans de nombreux programmes de recherche en sciences de l’environnement et de la vie (24). L’étonnement des collègues des sciences de l’environnement et de la vie face aux réactions parfois virulentes des chercheurs en sciences sociales à propos du cadrage par l’acceptabilité sociale des innovations scientifiques, qui leur est généralement réservé sans discussion, témoigne de l’incompréhension encore bien prégnante entre ces communautés. Outre que l’entrée par l’acceptabilité sociale réserve aux humani- tés le « sale boulot » (25) de l’instrumentation sociale, elle érige les scientifiques de la nature et de la vie en seuls détenteurs de la vérité quant aux orientations culturelles, économiques et politiques de la société qu’elle dénie à tous les autres publics. Cette prétention à la vérité éclipse les références à la pertinence, la justesse, la légitimité, etc. des projets et modes d’existence en jeu dans l’établissement des sociétés et de leurs environnements. L’interdisciplinarité est donc aussi une affaire de rapports sociaux qu’il n’est pas simple de déconstruire. La perspective d’un dialogue, voire de recherches croisées, associées et partena- riales entre des cultures non seulement distantes, mais suspectes à l’égard des unes et des autres, demeure un enjeu de taille qui est loin d’être réglé et dépassé (26). Il est redoublé par l’exigence d’associer des citoyens à des processus de construction des « problèmes » (27), des conditions de l’enquête, de l’établissement de la preuve, etc. Ainsi qu’en témoignent les conflits environnementaux autour d’infrastructures énergétiques et de transports, des autorisations d’installations classées, de mise en circulation et en

23 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Mouton de Gruyter, 1968. 24 Le projet Clim’Ability, inscrit au programme Interreg V, à l’échelle du Rhin supérieur et dont la rai- son scientifique s’organise autour de l’accompagnement des PME/PMI au changement climatique fait exception par son portage en sciences sociales. 25 Selon l’expression réservée par Everett Hughes (cf. Jean-Michel Chapoulie, « Everett C. Hughes et le développement du travail de terrain en sociologie », Revue française de sociologie, 25/4 [1984], p. 582-608). 26 Le retour d’expérience d’une recherche interdisciplinaire et transfrontalière portée par un collectif bienveillant et disposé à travailler en commun illustrera ce propos dans le dossier. 27 Au sens de la formulation de problématiques d’intérêts partagés et dignes d’investigations collectives. Introduction 233 vente de produits controversés, etc., les citoyens ne sont généralement pas conviés à la construction des programmes d’investigation sur des sujets les concernant, sans même parler de leur association à des processus de décision. En dépit des acquis des différences entre l’Allemagne et la France en matière de démocratie technique, attes- tés notamment par des cas historiques comme le déni du nuage radioactif consécu- tif à l’explosion de la centrale de Tchernobyl (28) par l’État français, la participation citoyenne demeure également problématique en Allemagne ainsi qu’en témoignent les controverses autour des OGM et des biocarburants (29) ou plus récemment à pro- pos de l’exploitation de mines qui justifie l’abattage de forêts primaires à Hambach à une trentaine de kilomètres de . La rue et l’occupation des sites menacés demeurent souvent les seules ressources des publics pour faire entendre leurs voix au risque de formes de radicalisation et de spirales de violence (30). De manière générale, les humanités environnementales sont confrontées à un problème récurrent : celui de s’occuper de domaines où la parole légitime est celle de professionnels exerçant leur expertise à partir d’une conception datée de la science, imprégnée des normes du xixe siècle. Selon ces canons, les sciences pratiquent le dévoilement et exercent leurs lumières sur une société engluée dans ses prénotions et ses préjugés. La philosophie des sciences n’a eu de cesse, depuis les années 1970, de remettre en question cette conception et d’en déconstruire les postulats (31). Sans œuvrer à un retournement radical des rapports de force entre l’institution scientifique et la société, elle a joué en faveur d’une prise en compte croissante des arrière-plans pratiques dans la production des connaissances, la convocation de la multitude, par la participation de différentes disciplines et pratiques, servant de garant contre des propositions confinées à un domaine d’expertise. Dans le contexte actuel d’un engouement pour de nouvelles formes d’humanités, il est temps de s’interroger sur l’effectivité de ces rapprochements et sur les effets de ces entrecroisements. Quelle genèse, donc, pour ces humanités ? À quoi correspondent- elles ? Comment se situent-elles par rapport à leurs propres champs disciplinaires ? Pot-pourri de sciences humaines et sociales ou véritables communautés épistémiques brandissant l’histoire glorieuse des « humanités » pour se parer ? Dans ce cas, com- ment ces humanités se situent-elles par rapport à leurs propres champs disciplinaires ? Dans le contexte français, elles sont quelque chose en plus ou de différent que la simple traduction des « environmental studies », « transition studies » ou « political

28 À l’instar du traitement de la communication des mesures à prendre après l’accident de Tchernobyl entre l’État allemand et français qui participe de la réputation du caractère technocratique de l’État français. 29 Florence Rudolf, « Deux conceptions divergentes de l’expertise dans l’école de la modernité réflexive », Cahiers internationaux de sociologie, 1 (2003), n° 114 : « Faut-il une sociologie du risque ? », p. 35-54. 30 Les cas récents les plus controversés – barrage de Sivens, enfouissement des déchets nucléaires à Bure ou encore le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, récemment l’évacuation de la ZAD du Moulin à Kolbsheim sur le trajet du Contournement Ouest de Strasbourg, voire encore l’instauration des onze vaccins obligatoires en France – font état de ce que le pouvoir estime encore pouvoir légiférer sur la base des seules expertises des corps d’État, corps médical inclus. 31 Dominique Vinck, Sociologie des sciences, Paris, Armand Colin, 1995. 234 Revue d’Allemagne ecology », autant de cadres théoriques interdisciplinaires permettant d’aborder avec plus ou moins de transversalité les phénomènes environnementaux. Pour Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere et Wolf Feuerhahn l’émergence de questions environne- mentales dans les différentes disciplines des sciences sociales bouleverse leurs épisté- mologies en les obligeant à redéfinir ou recentrer leurs objets (32). Les sciences sociales s’occupant de nature, d’écologie, d’environnement se sont avancées de manière asy- métrique dans le champ de leurs disciplines. Si la géographie se définit dès sa genèse comme une science du milieu, sans avoir besoin de justifier son intérêt pour l’écou- mène, si l’anthropologie, traditionnellement tournée vers l’étude de sociétés dites non-modernes, pouvait donner l’illusion d’être particulièrement encline à travailler les questions de « nature », l’histoire ou la sociologie ont dû construire brique après brique les conditions intellectuelles et institutionnelles d’exercice de leur pratique. Il en résulte, du côté de la première, l’érection d’une école assez conséquente et prolixe d’histoire environnementale tant du côté français qu’allemand (33). Quant à l’engage- ment de la sociologie, il lui faudra surmonter le naturalisme sociologique, très pré- gnant du côté français (34), pour apprivoiser ces questions. Ces difficultés ne trouvent pas d’équivalent en Allemagne (35). Riche d’une cinquantaine de notices, le Guide des Humanités environnementales comble un pan incontournable de l’histoire des idées sur la nature, l’environnement et l’écologie, du moins en France, par l’exploration de domaines a priori aussi éloignés que le droit de l’environnement, l’esthétique ou l’urbanisme. Inscrit dans le temps long de la société industrielle, le livre fait état des apports potentiels du détour par l’Allemagne pour une mise en abîme des humanités environnementales. Parmi les sources d’inspiration possibles, on peut évoquer les références à l’anthroposophie, attribuée au philosophe ésotérique Rudolf Steiner ou la notice sur la naturopathie, traduction de Naturheilkunde, dont les débuts sont décrits par l’historien Marc Cluet. Loin d’être anodins, ces emprunts s’inscrivent dans des histoires culturelles différenciées et parfois polémiques de ce côté du Rhin. L’appui théorique sur l’Allemagne apporte un contre-plan aux humanités environnemen- tales, selon leur version « française » en construction. L’ancrage national demeurant prégnant par des spécificités de découpages disciplinaires, thématiques, ainsi que par leurs intensités et leurs cheminements. L’évidence nationale demeure, cependant, elle aussi, à questionner et à déconstruire.

32 Blanc/Demeulenaere/Feuerhahn (dir.), Humanités environnementales (note 11). 33 Fabien Locher, Grégory Quenet, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 56/4, (2009), p. 7-38 et Anahita Grisoni, Rosa Sierra, « Écologie ou Umwelt ? Une revue historiographique des engagements écolo- gistes et environnementalistes en France et en Allemagne », Revue de l’IFHA (en ligne), 5 (2013), mis en ligne le 17 février 2014. 34 Philippe Boudes, « Les démarches des sociologies francophones de l’environnement : Comment faire science avec la problématique environnementale ? », VertigO, 7/2 (2006), http ://www.vertigo.uqam. ca ; Philippe Boudes, L’environnement, domaine sociologique, thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Charles Henry Cuin, Université Victor Segalen Bordeaux II, 2008, 536 p. ; Lionel Charles, Bernard Kalaora, « Sociologie et environnement en France : l’environnement introu- vable ? », Écologie et Politique, 27 (2003), p. 31-57. 35 Aurélie Choné, Isabelle Hajek, Philippe Hamman, Guide des Humanités environnementales, Ville- neuve d’Ascq, Éditions du Septentrion, 2016. Introduction 235

À défaut de parvenir à des postulats, cadrages et normes scientifiques partagés, les humanités environnementales investissent le champ de l’interdisciplinarité par l’entremise d’enjeux hybrides, au croisement des logiques sociales et écosystémiques. Elles sont attendues dans leur aptitude à se compléter, voire à dénouer des contro- verses (36) qui relaient des publics opposés ou tout simplement non alignés sur des positions communes. Cette inscription dans des relations de pouvoir se double d’un travail créatif consistant à déconstruire des frontières héritées et tenaces comme celles qui organisent la distinction entre sciences de la nature et sciences de la culture. C’est ce travail de déconstruction des routines et normes établies en vue d’un renouvelle- ment des pratiques et des manières de faire et de rendre compte des phénomènes et des situations qui intéresse au premier chef ce dossier de la Revue d’Allemagne. Si les sémantiques font clairement appel à une ouverture réciproque, les pratiques émer- geant de ces tentatives demeurent à explorer et à stabiliser autour de nouvelles normes d’investigation scientifique. Le dossier aborde cette question à partir de retours d’enquêtes et de chantiers entre- pris à l’échelle du Rhin supérieur et du Grand Est, mais pas uniquement. La question des méthodes est entendue ici comme le développement d’expérimentations en matière de protocoles d’enquêtes, de production de données, de propositions de connaissances et de mises en récit. Le défi de construction réciproque entre chercheurs et acteurs sociaux se décline selon différents registres. Ces derniers convoquent des disciplines et des praticiens, sommés de négocier des espaces dialogiques et de pratiques inédits. C’est ce travail d’écoute et d’accordement que ce dossier souhaite mettre à l’honneur. Il s’y emploie à partir de recherches interdisciplinaires associées à des enjeux écolo- giques comme le développement durable, la transition écologique et le changement climatique. Le numéro débute par des textes qui s’interrogent sur l’impact de l’interdisciplinarité sur leurs disciplines. La sociologie et l’anthropologie sont à l’honneur avec les articles de Christophe Baticle, Florence Rudolf, Anahita Grisoni et Sophie Némoz, d’une part, et de Chloé Le Mouël et Lucille Maugez, d’autre part. Baticle et alii explorent les condi- tions d’entrée et de travail des sociologues sur différents terrains d’étude pour décoder l’emprise des cadres sociaux sur la production des savoirs, ces interférences étant peu relayées par l’institution scientifique en dépit des nombreux manuels réservés aux méthodes. S’il est de mise de faire état des protocoles d’expérimentation et d’enquête

36 Raphaël Billé, Laurent Mermet, Concertation, Décision et Environnement : Regards croisés, vol. 1, Paris, La Documentation Française, 2003 ; Dominique Desjeux, Cécile Berthier, Sophie Jarra- foux, Isabelle Orhant, Sophie Taponier, Anthropologie de l’électricité. Les objets électriques dans la vie quotidienne en France, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Olivier Godard, « Jeux de nature : quand le débat sur l’efficacité des politiques publiques contient la question de leur légitimité », in : Nicole Mathieu, Marcel Jollivet (dir.), Du rural à l’environnement. La question de la nature aujourd’hui, Paris, L’Har- mattan et ARF Éditions, 1989, p. 303-342 ; Robin Grove-White, Phil MacNaghten, Sue Mayer, Brian Wynne (éd.), Uncertain World. Genetically Modified Organisms, Food and Public Attitudes in Britain, Research Report by the Center for the Study of Environmental Change in association with Unilever and Green Alliance and a variety of other environmental and consumer non-governmen- tal organisations, 1997 ; Fl. Rudolf, « Deux conceptions divergentes de l’expertise dans l’école de la modernité réflexive » (note 29). 236 Revue d’Allemagne tant dans les sciences théorico-expérimentales que de terrain, le retour d’expérience sur les négociations nécessaires avec les objets-sujets d’étude des sociologues n’a guère fait l’objet d’une valorisation dans l’histoire de la discipline. L’intérêt pour le compte rendu et le suivi des protocoles d’investigation constitue une des conséquences des nouvelles exigences portées par la recherche déconfinée, qu’elle soit qualifiée de citoyenne ou non. Les auteurs concluent sur les bénéfices doubles de la recherche enchâssée qui tiennent à la production de connaissances ainsi qu’aux transformations que le processus d’enquête impulse à l’échelle d’un territoire. C’est à un constat similaire à partir d’un atelier d’étudiants consacré à la pertinence du dessin et de l’esquisse en anthropologie qu’aboutissent Chloé Le Mouël et Lucille Maugez. Ces dernières ont pu observer l’évolution des pratiques sur une année d’ate- lier d’un dessin sans enjeu de connaissances à un dessin de type communicationnel, c’est-à-dire qui se met au défi de rendre compte d’une situation, soit de produire des éléments d’intelligibilité d’une situation sociale à partir de l’entrecroisement des pra- tiques d’une architecte-anthropologue et d’une anthropologue. L’enjeu des représen- tations dans l’engagement de nouvelles pratiques est également au cœur du propos de Miki Okubo qui analyse les dérives d’une médecine aveugle aux dimensions symbo- liques des corps souffrants. Dans son article intitulé « Arts Avereness for a new thin- king of body », Miki Okubo revient sur le processus d’aliénation avec lequel se confond l’expérience de la maladie. Cet étrange clivage entre un corps sain à la recherche des maux qu’il traverse et un corps malade est redoublé à mesure que la médecine fait des progrès sur le chemin de pratiques thérapeutiques, mal désignées de « thérapeu- tiques personnalisées ». Cette expression renvoyant non pas à des pratiques symbo- liques permettant de recouvrir ou a minima de réconcilier le corps souffrant avec ses parts d’ombres, mais à des cartographies génétiques qui contribuent au déni de cette expérience. Miki Okubo revient ensuite sur l’organisation d’expositions artistiques mettant en scène via des montages visuels et des cet étrange processus de dépossession des corps par les sciences médicales. Si cette première série de textes rend compte des risques inhérents à la négation de l’ancrage symbolique des pratiques sociales par la production de connaissances, la contribution de Felix Ekardt poursuit cette exploration en s’employant à montrer à partir d’une rétrospective de travaux sociologiques consacrés à l’écologisation du quotidien la difficulté intrinsèque de postuler des savoirs en matière de logiques com- portementales et institutionnelles. Ce constat, qui pourrait servir de faire-valoir à la thèse des sciences sociales comme sciences inexactes, est mis au service d’une intégra- tion nécessaire de l’incertitude dans les programmes de scientificité afin de garantir l’exigence et la qualité du travail scientifique. L’accompagnement du développement durable et de la transition écologique par les sciences modernes est au prix d’un travail réflexif et critique permanent, c’est-à-dire en perpétuelle activité. Cette interrogation est creusée par Daniel Irrgang, Martin Guinard-Terrin et Bettina Korintenberg à partir des réflexions, expérimentations et expositions, portées par Bruno Latour, au profit d’une reformulation de ces enjeux comme relevant d’une forme de diplomatie. L’accentuation sur la diplomatie oriente la recherche en direction de jeux d’assem- blages relatifs à la taille et à la composition des collectifs à l’épreuve de différents défis planétaires. Cette formulation est motivée par le défi de former un monde commun Introduction 237 qui se décline comme Démos, Téos et Cosmos. Ce triptyque renvoyant aux questions formulées dans l’essai de 1999 (37) : Combien sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Que pouvons-nous, voulons-nous faire ensemble ? Le dossier se poursuit en offrant un espace pour un retour d’expériences adossées à des recherches en cours comme celle consacrée à l’accompagnement des petites et moyennes entreprises au changement climatique à l’échelle du Rhin supérieur et celle coordonnée par Sophie Némoz sur les matériaux bio-sourcés qui interviennent dans l’habitat et la construction écologique. Ces retours de terrain illustrent deux types d’économie : une économie des pratiques de recherche et d’investigation et une économie de désenchâssement/désengagement des logiques globales. Les difficultés auxquelles ces pratiques sociales s’exposent sont l’expression d’une singularité (mar- ginalité) qui requiert un effort de chaque instant pour faire exister des scènes, des protagonistes et des compétences indispensables à l’affirmation de pratiques et de mondes associés.

37 Bruno Latour, Comment faire entrer la nature en politique, Paris, La Découverte, 1999.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 239 T. 50, 2-2018

La sociologie à l’épreuve de l’altérité Esquisse d’une grammaire de terrain

Christophe Baticle, Florence Rudolf, Anahita Grisoni , Sophie Némoz *

Contrairement aux sciences de la nature, qui ne partagent pas une commune huma- nité avec les réalités qu’elles interrogent, les sciences humaines et sociales travaillent sur des « objets » qui impliquent des « sujets », amenant ces disciplines à se faire accep- ter pour pouvoir accéder à leurs terrains. Ainsi, toute investigation sociologique par- tage une épreuve commune, qui a trait à sa négociation au sein d’une configuration dont elle ne fait pas initialement partie, et qui influe sur les questions investiguées, l’approche méthodologique retenue et in fine les propositions de connaissances pro- duites. Si cette prise de conscience de l’obligation pour les sciences sociales de « faire avec » n’a pas suivi les mêmes cheminements selon les courants de pensée, l’accommo- dement au terrain s’avère de nos jours un passage obligé de la pratique sociologique. Cette condition prévaut, y compris lorsqu’il a été fait explicitement appel à une exper- tise sociologique ou que la démarche opère à partir d’une situation d’immersion (que ce soit à couvert ou non) voulue par le chercheur. Ces deux cas limites (commande et immersion incognito) définissent un intervalle de possibles à partir desquels le savoir sociologique se construit au gré des négociations entre des acteurs différem- ment impliqués à la construction de représentations sociales susceptibles d’influer le cours des choses. Dans tous ces cas, l’implication des sociologues sur un terrain participe de la production d’un double (une nouvelle représentation de la réalité, une problématique qui renouvelle le questionnement) qui interpelle les situations sociales. Ce double, issu des résultats de l’analyse sociologique, fonctionne comme un miroir, fidèle ou déformant, à partir duquel les protagonistes des situations sociales peuvent

* Respectivement : post-doctorant, socio-anthropologue, Université de Picardie Jules Verne, EA 4287 « Habiter le monde » ; professeure des universités en urbanisme, Institut national des sciences appli- quées de Strasbourg, directrice adjointe de l’EA 7309 AMUP ; chercheure affiliée à l’UMR 5600 « Envi- ronnement, Ville, Société », Université de Lyon ; et maître de conférences en sociologie-anthropologie, Université de Bourgogne/Franche-Comté, UFR des sciences du langage, de l’Homme et de la société. 240 Revue d’Allemagne ou non se reconnaître. La présence du chercheur fait écho à la figure de l’étranger que Simmel associe à l’irruption d’une prise de distance possible au sein des confi- gurations sociales, autrement dit à l’émergence d’un potentiel critique. Cette posture contribuerait à la généralisation de l’objectivation et de la montée en généralité, propre à la modernité contemporaine. Le questionnement, ici soulevé, concerne ainsi les effets provoqués par la démarche sociologique sur ces configurations sociales, mais également et en retour les implications de ce processus sur le travail sociologique. Le double remplit une fonction d’observation à laquelle œuvrent différents acteurs, au premier chef desquels les protagonistes investis dans la production d’un rapport de distanciation au monde. En conséquence, on a toujours affaire à au moins un acteur de terrain, voire à une coalition d’acteurs, qui tente d’enrichir une situation sociale d’une nouvelle dimension, apportée par la compétence sociologique. Cette situation, que l’on peut également qualifier de « réflexive », constitue une épreuve sociale dont on mesure l’importance à l’ensemble des transformations qui caractérisent la modernité. Un des enjeux et non des moindres d’une démarche d’investigation sociologique débute par l’accueil que le terrain réserve au chercheur (ou à l’équipe de chercheurs). Selon que ce dernier est prêt à composer et selon les modalités de cette composition, la recherche peut prendre différentes directions. Avec la démocratisation des sciences et des tech- niques, l’engagement du terrain dans la production des connaissances se généralise et avec lui les exigences posées aux chercheurs. Cette situation ouvre la voie à toute une gamme de relations qui justifie qu’on y prête attention. L’enjeu sera redoublé avec l’essor des humanités environnementales qui met au défi d’entrer en recherche avec :primo des entités qui ne partagent pas une commune humanité (animaux, phénomènes hybrides entre nature et culture) et secundo avec des protagonistes (scientifiques, praticiens et ingénieurs naturalistes) qui ne sont pas familiers des sciences sociales. De la sorte, l’objet de cet article vise à répertorier les cadres sociaux impliqués dans la production de connaissances sociologiques afinde rendre compte de la diversité et de la complexité de l’entreprise sociologique à mesure que la société s’ouvre à la réflexivité et que les non-humains accèdent à une reconnaissance, sinon de sujets, de partenaires de la connaissance et de la composition de mondes communs (1). Selon une première typification qui nous sert de guide, nous distinguons les situations dans lesquelles les chercheurs se fondent dans leur terrain et s’y confondent (situation d’immersion) et celles pour lesquelles ils passent pour des « étrangers » au sens de Simmel (2) (différentes postures que nous développons ci-dessous sont possibles). Cela nous amène à obser- ver les relations des chercheurs à leurs terrains sous l’angle de figures typiques et de grammaires sociales en évolution par rapport auxquelles nous formulons l’hypothèse qu’elles conditionnent la démarche d’enquête, la collecte d’informations et la construc- tion de données, mais également la dynamique sociale elle-même. Selon les modalités d’entrée dans le terrain et les capacités à négocier des transitions, nous postulons des

1 Laurence Boutinot, Christophe Baticle, « Surveiller sans punir, “discrètement”. Un commun de résistance au travers du “braconnage” dans les forêts camerounaises », Espaces et sociétés, 2018 (à paraître). 2 Georg Simmel, « Digression sur l’étranger » (1908), in : Yves Grafmeyer, Isaac Joseph, L’École de Chicago. La naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier (coll. Champ Urbain), 1979, p. 53-77. La sociologie à l’épreuve de l’altérité 241 différences en matière de construction du savoir sociologique et en matière de projet. Nous aspirons de la sorte à poser les linéaments d’une grammaire sociale complexe à partir de la figure inaugurale et idéal-typique de l’« étranger » en sociologie (3). Cette dernière définit deux grands cas, selon qu’on est ou non un protagoniste d’une situa- tion sociale (in ou outsider).

De l’idée du double à la double herméneutique : la pratique sociologique en action Dans une approche alliant empathie et démarche critique, cette dimension réflexive peut se donner pour tâche de contribuer à la compréhension du terrain par les acteurs, mais aussi à la mise en lumière des situations de domination qui y sont inhérentes. C’est notamment le cas dans la sociologie des mouvements sociaux, qui, à travers ses objets, se donne pour tâche la construction d’un autre regard sur les luttes sociales (4). Cette double épreuve, que le sociologue contemporain Anthony Giddens qualifie de double herméneutique (5), participe d’une transformation sociale par la connaissance. La trans- formation opère par un travail de mise en signification quant au sens du contexte qui se déploie socialement, c’est-à-dire à travers différentes couches et situations sociales. Ce couplage du chercheur au terrain et réciproquement rend compte des enjeux de négociation inhérents à des situations de recherche : négocier sa place de tiers dont les énoncés et propositions de sens seront ou non repris et mis en action par différents acteurs dans des configurations diverses. Cette dynamique est productrice de méta- données quant à la structure du collectif qui se prête à ce jeu de réflexivité. En référence à Robert D. Putnam (6), on pourrait qualifier les terrains selon qu’ils se caractérisent par leur ouverture bridging capital ou leur fermeture bonding capital. Ces capitaux étant aussi des ressources que les chercheurs parviennent ou non à mobiliser pour négocier leur place au sein de collectifs qui leur rendent la tâche plus ou moins aisée.

L’« étranger » comme figure idéal-typique de la situation de recherche Nous avançons à partir de l’hypothèse d’une imbrication serrée entre l’investiga- tion sociologique qui fait écho à la figure de l’étranger et le travail d’hospitalité d’un collectif à l’égard d’un tiers. Dans son essai sur l’étranger, Simmel explore un type de relation sociale où la distance l’emporte sur la proximité contrairement à celle qui caractérise les familiers. L’apport de Simmel réside ainsi dans les atouts, dont il rend compte, de la prédominance de la distance sur la proximité. La figure de l’étranger qui se généralise avec certaines situations sociales, comme dans les villes notamment, permet d’explorer les avantages de la distance qui rime avec montées en généralité, compétences en matière d’abstraction et de typification. Non intégré au jeu social qui prévaut sur le terrain qu’il explore, l’étranger est ainsi davantage susceptible de

3 L’étranger selon Simmel renvoie à l’irruption du tiers producteur de réflexivité sociale. 4 Anahita Grisoni, Sophie Némoz, « Les mouvements sociaux écologistes : entre réforme de soi et rapports de classe, entre histoires nationales et circulations européennes », Socio-logos (en ligne), 12 (2017), http://socio-logos.revues.org/314. 5 Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994. 6 Robert D. Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon and Schuster, 2001. 242 Revue d’Allemagne recueillir les confidences des acteurs sans que ces derniers ne se sentent menacés par ce partage. Alors que le secret, le non-dit et le quant à soi s’imposent avec des proches, en raison de ce qu’ils sont directement concernés par les états d’âme, les intentions et motivations de leurs congénères, l’étranger offre des prises pour des confidences. L’échange permet de rendre compte des situations, d’en saisir les logiques. Il parti- cipe d’un processus d’objectivation. Ainsi, sur des terrains dont la pérennité même du collectif dépend dans une certaine mesure du maintien du secret quant aux activités d’une partie de ses membres, le sociologue extérieur et discret accueillera plus facile- ment les témoignages qu’un membre de la société locale. C’est le cas notamment des groupes dont certains membres agissent en marge de la loi. L’exemple d’une enquête auprès de thérapeutes exerçant dans le domaine des médecines non conventionnelles atteste de l’attractivité que peut constituer la pré- sence d’un tiers. Ce dernier, un acteur d’un type un peu particulier parce qu’impliqué à une autre échelle que les autres, offre un plan d’observation et d’action supplémen- taire à la configuration d’acteurs qu’il a rejointe. L’absence de réglementation et de cadre juridique de la part de l’État implique l’existence de frontières légales agissant « par défaut » sur les praticiens, pouvant être accusés d’exercice illégal de la médecine, de la pharmacie ou de la kinésithérapie (7). En vue d’une reconnaissance légale de cer- taines de ces techniques du corps ou médecines non conventionnelles – c’est notam- ment le cas de la naturopathie –, une partie des praticiens et des directeurs de centres de formation portant ce projet a encouragé, accepté ou parfois toléré la présence de la sociologue étrangère à ce milieu dans tous les espaces sociaux de son expression : domicile des soignants ou centres de soins, espaces de vente de produits bio, congrès professionnels, etc. Dans le contexte d’une compétition individuelle sur le marché du soin naturel – puisque la naturopathie se limite à une prestation de service – la figure du sociologue étranger aux règles et aux enjeux de cette profession en devenir devait permettre l’introduction de cette médecine non conventionnelle, quoique par une entrée critique, à l’université. Si le texte de Simmel ouvre la réflexion au travail d’hospitalité réservé à l’étranger en conclusion de son essai, il faudra attendre le texte d’Isaac Joseph « Prises, Réserves, Épreuves » (8) pour une exploration toute en finesse des dispositions sociales et aména- gements spatiaux nécessaires à l’épanouissement d’une telle figure. À la manière dont proximité et distance sont en jeu dans « Digression sur l’étranger », prises et déprises se répondent dans ce texte pour réserver un juste accueil à l’étranger. Selon l’esprit de cet article, un terrain accueillant offrirait des prises spatiales tout en ménageant du jeu aux mouvements et aux initiatives, d’une part, et témoignerait d’une recon- naissance sociale sans en faire trop, d’autre part. Les va-et-vient empiriques invitent à questionner la « recherche de plein air » telle que la sociologie des sciences définit ce mouvement de convergence des savoirs (9).

7 Anahita Grisoni, Sous les pavés, la terre. Entre culte du bien-être et loi du marché, la naturopathie en expansion sur l’espace public, thèse de sociologie soutenue le 31 janvier 2011, EHESS, Paris. 8 Isaac Joseph, « Prises, Réserves, Épreuves », Communications, n° 65 (1997), p. 131-142. 9 Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001. La sociologie à l’épreuve de l’altérité 243

Hybridation de la figure de l’« étranger » et démultiplication des grammaires sociales Cet élargissement des collectifs de recherche, dont résulte de fait une imbrication croissante des communautés de pratiques, témoigne de ce que la figure de l’étranger n’est plus la norme absolue en sociologie en raison de sa propension à l’hybridation. Elle a servi de guide et de référent pour penser les effets de l’urbanisation spectaculaire des métropoles consécutivement aux grandes migrations du xixe et du xxe siècle. Pour paraphraser l’École de Chicago, la socialisation des migrants rime avec l’expérience de la déstructuration sociale au quotidien. Il s’ensuit des relations à géométrie variable qui gagneraient à être davantage documentées pour un approfondissement des corres- pondances entre conditions d’enquête et production des connaissances, voire en vue d’une évaluation des propositions de recherche, hypothèses et thèses comprises. Qu’en est-il aujourd’hui en sociologie de l’environnement ? Depuis plus de dix ans de recherches-actions et de recherches-formations (10) sur des problématiques dites « environnementales », nous interrogeons les ressorts de collec- tifs de recherche qui croisent des publics distincts (11). Qu’il s’agisse de pratiques péda- gogiques ou de conduite de projets, ces expériences nous renseignent sur la richesse des situations sociales et nous inspirent l’écriture d’une grammaire de la recherche en action. Que ce soit sur des terrains pacifiés ou au contraire minés par des conflits de longue date, l’exhumation du passé-présent, de la préparation d’une manifestation comme les Journées de l’architecture (12) jusqu’à l’étude d’un projet urbain, réserve bien des sur- prises. C’est ainsi que le travail sur le campus de l’Esplanade à Strasbourg, en amont de la rénovation urbaine accompagnant l’opération Campus, en 2009, a fait resurgir la mémoire des luttes et occupations étudiantes (13). Sur un autre site, celui du centre commercial, à deux pas du campus étudiant, c’est au contraire une forme de sociabilité plus éclatée qui s’est imposée par les itérations entre équipes d’artistes, de chercheurs et de citadins. Sur la portée d’une telle expérience, l’analyse des interlocutions entre étudiants, enseignants-chercheurs, mais aussi des participants qui ne sont pas issus du milieu universitaire, nous apprend peut-être bien davantage quant à l’implicite et de l’explicite

10 Sophie Némoz, « Vers une énergie intelligente pour la mobilité universitaire ? Le cas de la recherche- action “Smart Campus” », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, 14/3 (2014) : dossier « Transition énergétique : contexte, enjeux et possibilités », http://vertigo.revues.org/15845 ; Sophie Némoz, « La recherche de “plein air” à la campagne : conférence-débat sur les pratiques sociales du climat et les perspectives d’éco-innovation territoriale », Conference of Youth (COY 11), 11e édition de la Conférence de la jeunesse, Villepinte, 27 novembre 2015. 11 Étudiants, enseignants-chercheurs et praticiens. 12 Véronique Ejnès, Florence Rudolf, « Espla, années 70. Jeux de résonnance », Les journées de l’archi- tecture, Strasbourg, 2010 ; Véronique Ejnès, Florence Rudolf, « Du campus au quartier, la ville est là », Les Journées de l’architecture, Strasbourg, 2012. 13 Florence Rudolf, « Campus – Démocratiser les œuvres architecturales et urbaines », in : Cristiana Mazzoni, Andreea Grigorovschi (éd.), Strasbourg métropole. Ourlets urbains dans la ville-mosaïque, Paris, La Commune, 2014, p. 135-148 ; Florence Rudolf, « Démocratiser les œuvres architecturales et urbaines », Questions de communication, n° 25 (2015), Anne Masseran (éd.), p. 65-78. 244 Revue d’Allemagne de la pratique ethnographique de l’environnement (14). L’étranger pour Georg Simmel est une figure mobile, susceptible de s’installer sur un territoire sans intégrer les com- munautés. Certains sociologues, comme à l’instar de Pierre Bourdieu dans La misère du monde (15), lui ont préféré un « indigène », formé par ses soins, au nom justement de la nécessité de rompre avec toute forme d’étrangeté. Les temporalités des enquêtes de terrain et des projets environnementaux sont différemment appréhendées. Dits et non-dits, les cadres temporels impliqués dans la production de connaissances et d’actions environnementales requièrent un travail continu de négociation. Entre hos- tilité et hospitalité, la confrontation à des formes imprévues et imprévisibles éprouve le principe de réciprocité. Sur un autre terrain, celui du littoral picard miné par des conflits territoriaux entre les occupants séculaires que sont les chasseurs et leurs outsiders environnementalistes, la position de tiers scientifique est littéralement sabotée par les assignations indigènes qui enjoignent le chercheur à se situer comme partisan ou détracteur (16). Mais, à l’op- posé de la posture du chercheur en surplomb, loin de l’apesanteur d’une tour d’ivoire, l’enquête de terrain amène le socio-anthropologue à intervenir sur un terrain qui lui fait prendre conscience de sa culture de la nature, plus ou moins en phase avec celle des parties prenantes. Selon une posture similaire, Jean Jamin (17), dans son travail de jeunesse sur les tenderies aux grives de ses Ardennes natales, se trouva ainsi amené à interroger son rôle au sein de cette configuration conflictuelle, mais encore ses propres incompréhensions. Comme on peut le constater au travers de ces deux derniers exemples, les cas pour lesquels la posture du tiers est chahutée ne manquent pas et témoignent de ce que la figure de l’étranger est davantage un horizon, une figure de style qui sert à penser en-dehors des cadres hérités propres à la communauté et à l’entre soi. Elle est une figure qui permet de se projeter dans d’autres constitutions sociales, à l’image de la distinction célèbre qui substitue l’association à la communauté (18). Elle demeure per- tinente pour rendre compte de la situation de recherche en ce que cette dernière cor- respond toujours à une inversion du rapport entre proximité et distance qui prévaut au sein d’un groupe et d’une situation sociale. Ce qui domine au quotidien, soit la reproduction des pratiques et du groupe, devient second pour la recherche qui vise

14 Sophie Némoz, « L’interdisciplinarité des savoirs face aux conséquences inattendues de l’éco-inno- vation », A. Coulbaut-Lazzarini, S. Némoz (dir.), L’éco-innovation au prisme du développement durable. Regards et contributions des sciences sociales, Paris, L’Harmattan (Questions contempo- raines), 2013, p. 73-84. 15 Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993. 16 Christophe Baticle, Les pratiques de chasse comme affirmations politiques du principe d’autochtonie. Dimensions territoriales des luttes cynégétiques. Études de cas de la Picardie, Savoie, Normandie et Pyrénées, thèse de doctorat en socio-anthropologie, sous la direction de Jean Copans et de Bernard Kalaora, Amiens, Université de Picardie Jules Verne, 2007, 950 p. ; Christophe Baticle, « Le tiers scientifique, nouvel acteur dans les conflits de nature entre chasseurs et environnementalistes », Négo- ciations : conflit, décision et délibération, n° 24 (2015), p. 117-130. 17 Jean Jamin, « Deux saisons en grivière. De la tradition au délit de tradition », Études rurales, numéro spécial 87-88 : « La chasse et la cueillette aujourd’hui », juillet-décembre 1982, p. 41-62. 18 Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984. La sociologie à l’épreuve de l’altérité 245

à l’intelligibilité des structures qui se reproduisent et se transforment au gré de ces pratiques (19). L’irruption d’un chercheur dans une configuration sociale correspond en effet à une perturbation d’un type assez singulier dans la mesure où son intéressement et concernement pour un collectif et une cause sont seconds ou médiés par l’intérêt de connaissance. Pour autant, le chercheur n’échappe pas à la logique du don et du contre-don : pour recevoir il doit également fournir des données quant à ses options personnelles, lorsque ce ne sont pas ses hypothèses voire ses données de terrain qui sont soumises à questionnement et à contrôle (20). Les épreuves et transitions négociées par les sociologues en situation de recherche sont autant d’informations sur des pos- tures sociologiques que sur des logiques sociales en vigueur dans différents collectifs. Ce contre-don peut faire l’objet d’une négociation aux racines éthiques. Enquêtant sur le mouvement d’opposition à la ligne ferroviaire entre Lyon et Turin, Anahita Grisoni s’est retrouvée confrontée à une situation délicate d’usage des données de première main. Son statut de chercheure contractuelle dans un laboratoire essentiel- lement composé de géographes (l’UMR Environnement, Ville, Société, de l’université de Lyon) lui avait permis d’assister à une conférence organisée par la Caisse des dépôts et consignations en mars 2014, et portant sur le financement des projets de grandes infrastructures de transports dans le cadre du réseau transeuropéen de transport. Contacté à l’issue de l’événement, son organisateur à la Caisse des dépôts et consigna- tions avait nié le caractère public de la réunion et avait demandé à la sociologue de ne pas diffuser les enregistrements. Or, un militant actif du côté français du mouvement avait insisté dans le sens contraire, afin que les fichiers audio soient prêtés à un urna-jo liste identifié par lui et publiés dans la presse. Sur son terrain caussenard (Lozère et Aveyron), Christophe Baticle (21) est confronté pour sa part à une véritable ethnographie de la sauvegarde. Ses interlocuteurs, des édiles cynégétiques, acceptent le contrat moral d’une investigation autonome et objec- tivante, tout en ne cachant rien de leurs espoirs de « sauver les tendelles ». Cette pra- tique de piégeage des turdidés, au moyen d’un système de pierres fonctionnant comme un assommoir, est en effet menacée de disparition puisque soumise depuis 2005 au principe du « bouilleur de cru », une liste nominative de pratiquants étant autorisée à poursuivre leur vie durant, sans possibilité de renouvellement. Pour les partisans de la « tradition » caussenarde, la patrimonialisation de la démarche reste la seule porte de salut, au travers notamment du classement de l’agropastoralisme méditerranéen en tant que Bien de l’UNESCO. Mais les résultats de l’enquête, sans être contraires à cette visée, apporteront des conclusions étonnantes qui mettront en avant le jeu des acteurs en présence. En effet, les dits « prélèvements » sur la population des turdidés sont d’une part dérisoires et ne menacent en rien la pérennité de ces espèces. D’autre part, le

19 L’étranger cultive la distance là où les membres d’un collectif cultivent la proximité et inversement. Se pose néanmoins la question de la zone de flottement entre cette démarche et les différentes formes d’intervention sociale, de recherche-action ou de recherche-action collaborative. 20 Maïté Boullosa-Joly, « Doit-on militer aux côtés des Indiens ? Les risques de l’instrumentalisation du chercheur en milieu militant », Sciences humaines et sociales, n° 4 (2013) : « Brésil(s) », p. 125-147. 21 Christophe Baticle, La grive et le genévrier : habiter en caussenard(e). « Gardarem los tińdelles » sur les Grands Causses de Lozère et d’Aveyron, rapport d’étude, Amiens, UPJV, 2016, 200 p. 246 Revue d’Allemagne dispositif qui, à partir d’un système de cales et de tranchées échappatoires, a rendu cette pratique « sélective », permettant de la rendre acceptable au regard de la directive européenne Oiseaux (79-409), n’était qu’un moyen de contourner les représentations peu valorisantes que le Ministère de l’environnement nourrissait à l’endroit des ten- deurs : de vieux messieurs issus d’espaces ruraux relégués et d’une paysannerie d’un « autre âge ». On a ainsi placé un paravent de matérialité devant la véritable méthode de sélectivité, toute contenue dans le doigté de ces experts en tension qui, au travers de leurs doigts grossis par une vie de travail manuel, ont acquis cette compétence : « tendre » avec suffisamment de « finesse » pour ne faire tomber la pierre mortelle que sous la pression d’un oiseau et ce en fonction de son poids, jusqu’à quelques dizaines de grammes près. Ainsi, ces paysans « mal dégrossis », que plusieurs associations de protection de la nature avaient décrits sous des termes peu flatteurs, se révélaient fort habiles, s’ils le souhaitaient, pour éviter la prise de passereaux protégés. D’étranger suspect de faire le jeu des « écolos », le sociologue devenait alors un acteur involontaire de la sauvegarde d’une « tradition ». La figure de l’étranger n’est pas la seule à faire l’expérience de sa remise en question par le terrain. Une autre figure emblématique de l’expérience sociologique, celle du chasseur de mythe (22), est également concernée. Les sociologues croisent de plus en plus souvent sur leurs terrains des acteurs réflexifs qui prétendent aux mêmes com- pétences qu’eux et défendent leur position d’autorité. Il peut s’agir d’une personne formée à la sociologie, impliquée par sa principale raison sociale sur le terrain où s’ef- fectue la recherche, mais aussi d’autres compétences sociales en raison des multiples formes d’expertise qui accompagnent les pratiques professionnelles. Ce cas limite se rencontre plus souvent qu’on ne le pense en raison des nombreux acteurs réflexifs sus- ceptibles d’agir dans un domaine d’action donné. La généralisation de l’intervention sociale par le projet complique le travail de négociation des chercheurs. L’activité de recherche sociologique se trouve de plus en plus en compétition avec les porteurs de projets en raison de ce que leurs compétences s’apparentent de plus en plus à celles des chercheurs. La généralisation de la double herméneutique comme forme privilé- giée de l’intervention sociale met les chercheurs en porte-à-faux avec les acteurs. La confrontation de différents types de réflexivité, de différents intérêts de connaissance, devient un des enjeux centraux du terrain et de la production des connaissances. La « démystification » n’est plus le propre du sociologue.

Généralisation de la double herméneutique comme compétence sociale et ses répercussions sur la reconnaissance de l’expertise sociologique Que ce soit par le travail de collecte des informations ou par l’organisation de synthèses susceptibles d’éclairer les différents protagonistes, le travail du chercheur peut se confondre avec celui des chargés de mission et des animateurs de territoire. Les occasions de méprises et de malentendus sont légion et les agacements fréquents. Un petit retour de terrain peut en témoigner. Lors de la phase d’entretiens qualitatifs dévolue à la collecte d’informations dans le cadre de Clim’Ability (cf. les articles dans

22 Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 2003. La sociologie à l’épreuve de l’altérité 247 ce même numéro), un des interlocuteurs expose son analyse de la situation afin d’illus- trer les enjeux de sa mission. Cet exposé corrobore nos analyses. Il conforte le travail accompli les six derniers mois passés par l’équipe (23). Quelques semaines après, nous déposons un projet en réponse à un appel d’offre auquel nous souhaitons l’associer en raison de son niveau d’expertise. À la lecture de notre proposition, ce dernier se sent trahi parce qu’il retrouve les informations qu’il nous a fournies. Selon son point de vue, nous nous sommes servis de son expertise que nous nous sommes appropriée ; selon notre analyse, son expertise rejoint la nôtre établie par notre enquête et nous faisons preuve de correction en l’invitant à rejoindre notre projet.

Le sociologue et la négociation de la commande institutionnelle Plutôt que de rester marginale cette situation est amenée à se généraliser en raison de ce que les pratiques de projet se rapprochent des pratiques de recherche par leur recours à la double herméneutique. La démocratisation de l’intervention sociale jus- tifie le recours aux consultations multi-acteurs et à des processus par itération qui s’inspirent beaucoup de la production des connaissances socio-anthropologiques par immersion dans des terrains. En 2006, la démarche exploratoire du projet de thèse de Sophie Némoz portant sur les rapports sociaux à la qualité environnementale de l’habitat a retenu l’intérêt d’une institution : le Ministère français de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de l’aménagement du territoire. L’investiga- tion a ainsi bénéficié du soutien du PUCA (Plan urbanisme construction et archi- tecture) et de l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), deux organismes directement impliqués dans la promotion des normes afférentes à la durabilité des bâtiments. Le questionnement de cette catégorie spatiale a permis d’appréhender des expériences sociales variées et d’observer comment elle contribue en retour à structurer les groupes sociaux et les sociétés de manière différenciée (24). Si la normalisation de l’habitat écologique a pu être déconstruite à travers l’enquête des coulisses de l’action publique en France, la comparaison menée dans plusieurs pays européens a aiguisé un regard distancié sur la dimension idéologique des dispositifs spatiaux (25). Non prévu dans le financement par projet, le décentrement ainsi opéré au cours du travail de thèse en sociologie a stimulé la recherche et élargi son horizon, avec près d’une centaine d’acteurs rencontrés à la fin de l’enquête. L’entretien biographique auprès de chacun d’eux s’est accompagné d’une visite commentée et photographiée de lieux, puis d’un dessin représentant leurs attributs et les pratiques sociales associées sur le plan esquissé. Les espaces intérieurs et extérieurs de l’habitat écologique ont ainsi été considérés à la fois comme un objet et un instrument d’investigation pour la

23 Julie Gobert, Alexandre Kudriavtsev, Paul Averbeck, Florence Rudolf, « L’adaptation des entreprises au changement climatique. Questionnements théoriques et opérationnels », Revue d’Alle- magne et des pays de langue allemande, 49/2 (2017) : « L’année 1917, entre ancien et nouveau monde », p. 491-504. 24 Sophie Némoz, « L’habitat écologique : une construction sociale en voie de développement durable », Les annales de la recherche urbaine, n° 106 (2010), p. 16-25. 25 Sophie Némoz, « L’“éco-logis” politique : un dépaysement critique de l’habitat durable en Europe », Sciences de la société, n° 98 (2016) : « Habitat durable: approches critiques », p. 31-43. 248 Revue d’Allemagne sociologue (26). Ils contribuent à éclairer la nature multidimensionnelle de cette innova- tion résidentielle et les décalages qu’elle instille entre les politiques, les professionnels et les habitants. La démarche « ancrée » dans le terrain a permis des rencontres avec des espaces, des personnes et des objets au-dedans et au-dehors des « Villas Urbaines Durables », ce programme national précurseur des constructions des éco-quartiers en France sur lesquelles de nombreux travaux se sont concentrés depuis lors. En ne limitant pas le champ de recherche à ce bornage, il s’est avéré que multiplier les points de vue, parfois antagonistes, permet de mieux comprendre la complexité des proces- sus en action. L’enquête multi-située a ainsi déconstruit les dispositifs spatiaux dans lesquels les individus et les groupes bâtissent leur environnement et se différencient en regard des uns et des autres (27).

Face à la commande, faire le pique-bœuf La commande sociale peut être vécue comme un cadre particulièrement probléma- tique, mais à l’inverse cette situation peut encore se retrouver instrumentée par le cher- cheur lui-même. Il s’ensuit que les chercheurs entrent de plus en plus en compétition avec les porteurs et animateurs de projet avec lesquels ils ne partagent pas toujours les mêmes obligations et exigences. Ainsi, Christophe Baticle profitera du dossier Natura 2000 pour mener deux lourdes enquêtes par questionnaires, entretiens non-directifs puis semi-directifs, observations et encore collecter des données dont seules les fédé- rations de chasseurs disposent. Celle de la Somme a alors, de 2003 à 2004 (28), convenu de négocier la paix sociale sur le littoral picard en demandant un financement afin que soient évaluées les perceptions du dispositif européen de protection des habitats naturels chez les pratiquants cynégétiques, particulièrement nombreux dans le sec- teur et surtout suffisamment puissants pour constituer des acteurs incontournables. Le socio-anthropologue se fait alors pique-bœuf afin de pouvoir accéder à un public méfiant, sous couvert de ses institutions représentatives (fédérations et associations spécialisées de chasseurs de gibier d’eau). À la suite de cette expérience, on lui deman- dera de superviser les questionnaires destinés à trois autres sites de la moyenne vallée de la Somme, inspirés des enquêtes précédentes. Dès l’année suivante, en 2005 (29), c’est à nouveau une vaste enquête sociographique qui lui sera commandée afin de cadrer le

26 Sophie Némoz, L’“éco-logis”, une innovation durable… Analyse sociologique de l’écologie résidentielle en France et au détour de la Finlande et de l’Espagne, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris Descartes, 2009. 27 Sophie Némoz, « Le développement du logement durable : analyse d’une innovation en trois dimen- sions sociologiques », Sciences de la société, n° 81 (2012) : « L’organisation entre normes et innovation », p. 137-157. 28 Christophe Baticle, Chasse et environnement : implications réciproques ? Étude cynégétique du site « Natura 2000 : Estuaires et littoral picards » (PIC.01), rapport, Amiens, Université de Picardie Jules Verne (CEFRESS), avec la participation de la DIREN et du Conseil Régional de Picardie, 2003, 520 p. ; Christophe Baticle, Chasse et environnement : implications réciproques ? Étude cynégétique du site « Natura 2000 : Marais Arrière littoraux picards » (PIC.02), rapport, Amiens, Université de Picardie Jules Verne (CEFRESS), avec la participation de la DIREN et du Conseil Régional de Picardie, 2004, 690 p. 29 Christophe Baticle, Les chasseurs de la Somme. Portrait social, rapport, Amiens, Université de Picar- die Jules Verne (CEFRESS), 2005, 179 p. La sociologie à l’épreuve de l’altérité 249 plan de gestion cynégétique départemental. Pas moins de 28 000 adhérents à la fédé- ration pourront être interrogés, avec un retour de 5 420 questionnaires valides : une nouvelle moisson de données inenvisageable en dehors de ce contexte, dans lequel des questions éminemment politiques auront pu être intégrées à la dernière minute. Cette expérience motivera la fédération régionale du Nord-Pas-de-Calais à procéder de la même manière une dizaine d’années plus tard (30). Par là, une masse d’informations a pu à nouveau être collectée (produite), mais l’image de chercheur affilié au monde cynégétique fut le coût à payer auprès de certains acteurs de la protection.

Inductivité et déductivité : faire une place au terrain dans l’élaboration des hypothèses On se gardera de poursuivre une liste qui ne saurait se tarir sans faire référence à un dernier type de postures qui génère nécessairement des échanges avec le terrain, aboutissant à des formes d’hybridation des savoirs. Parmi l’ensemble des possibilités d’aborder une réalité sociale, un premier croisement se présente en effet quant à la relation aux théories. Pour simplifier à l’extrême, celles-ci peuvent être déterminantes, dès l’amont de la recherche, quant à la manière d’interroger la réalité, ce qui revient à assujettir, dans un premier temps au moins, la construction de « l’objet » à une grille de lecture théorique retenue au préalable. On a regroupé ces approches dans l’appellation « hypothético-déductivité », les déductions résultant des hypothèses théoriques. Ici, on peut penser que le chercheur détient la maîtrise de son « cadre théorique », lequel va l’orienter dans sa « collecte des données ». À l’inverse, si c’est le terrain qui guide une quête sans objet prédéfini par avance, sur un mode inductif, les questions auront tendance à émerger progressivement des investigations entreprises in situ, reportant le travail de théorisation à une étape ultérieure, à partir des informations issues des interactions entre le chercheur et ses rencontres. Ainsi, dans l’hypothético-inductivité ce sont les hypothèses qui sont censées succéder à l’observation du terrain, bien que dans la réalité de la recherche la césure entre les deux approches soit moins étanche qu’il n’y paraît, un cadre théorique pouvant par exemple être présent, de façon plus ou moins consciente, au cours d’une investigation inductive. Ceci étant, la démarche implique, de la part du chercheur, une attention soutenue aux « théories » produites par les acteurs du terrain qui, « prises au sérieux » en quelque sorte, viennent alimenter les outils de la socio-anthropologie. Les données elles-mêmes sont ainsi produites plus que collectées. Tel le Fabrice de Stendhal à la bataille de Waterloo (31), le chercheur est un naïf, ou tout au moins joue les naïfs par ses questions absurdes, prenant ses dis- tances avec ses propres constats de visu : il voit en doutant de ses interprétations. Même en étant intégré au sein des hussards de Napoléon Ier, il n’est pas certain de sa défaite face à la coalition anglo-prussienne.

30 Christophe Baticle, Sociographie des chasseurs du Nord-Pas-de-Calais, rapport, Amiens, Habiter le Monde, 2015, 145 p. 31 Stendhal, La chartreuse de Parme, 1839. 250 Revue d’Allemagne

Le récit, un vecteur puissant de transformation sociale La production de sens et par un pas de plus la mise en récit demeure in fine un des enjeux essentiels de la transformation sociale, entre reproduction matérielle et reproduction symbolique de la société. À l’instar des travaux de Lepenies (32) sur la raison sociologique, cette dernière a été tout autant stimulée par la raison littéraire que par la raison scientifique. La raison littéraire n’a pas attendu les avancées de la recherche en sciences sociales pour reconnaître la puissance du récit comme force sociale. Dans le roman Neige d’Orhan Pamuk (33), l’imbroglio susceptible de résulter de la généralisation de la double herméneutique (action par la production de récit, le récit comme levier du projet, etc.) conduit l’intrigue qui se déroule aux confins orientaux de la Turquie où l’arrivée d’un journaliste enquêteur des suicides de jeunes filles voilées précipite le cours des événements. À l’inverse, sur les terrains de l’enquête sociologique, de multiples situations peuvent être mises en exergue pour illustrer ces phénomènes d’émergence d’une réalité « révélée » par la recherche. Les mouvements régionalistes en témoignent. On sait par exemple que le massif du Vercors, bien connu pour son Parc naturel régional, l’un des tout premiers créés en 1970, et surtout haut-lieu de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale, émergea notamment des travaux de collègues géographes de l’École de Grenoble, qui en firent une de leurs terres de prédilection (34). Par ailleurs, cette stimulation entre la recherche et la littérature peut concerner les concepts. Pour illustration, celui de chronotope, qui visait initialement à repérer des espaces-temps caractéristiques du roman, se retrouve aujourd’hui appliqué à des ter- rains de recherche. Philippe Hanus et Christophe Baticle (35) voient ainsi dans la meule de charbon de bois un chronotope propice à la réinvention du monde chez les néo- charbonniers qui ont patrimonialisé cette pratique. Le travail sociologique n’échappe pas à l’immersion sociale, par l’entremise des négociations qui permettent au sociologue d’être apprivoisé par le terrain qu’il vise. Au même titre que l’ethnologue mis en scène par Georges Perec dans La vie mode d’emploi (36), où il est question d’un ethnologue qui cherche des terrains bienveillants et durables ou des carrières décrites par l’École de Chicago, les sociologues négo- cient leur place dans des situations qu’ils tentent de définir à l’instar des acteurs qui en sont les « propriétaires ». Si on ne peut faire abstraction des compétences

32 Wolf Lepenies, Les trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie (1985), tra- duction de H. Plard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 1990. 33 Orhan Pamuk, Neige (2002), trad. de Jean-François Perouse, Paris, Gallimard, 2005. 34 Anne Sgard, « L’invention d’un territoire », L’Alpe, hors série : « Vercors en questions », pour les 30 ans du PN-Alpes, avec le soutien du Parc naturel régional du Vercors, le Ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement, le Conseil régional Rhône, le Conseil général de la Drôme, le Conseil général de l’Isère, 2001, p. 42-53. 35 Christophe Baticle, Philippe Hanus, « Les nuits contestataires des néo-charbonniers du Vercors : un chronotope forestier au service d’une hétérotopie », Journal of Alpine Research/Revue de géographie alpine (en ligne), 106/1 (2018), mis en ligne le 18 avril 2018, http://journals.openedition.org/rga/3958 ; DOI : 10.4000/rga.3958. 36 Georges Perec, La vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978. La sociologie à l’épreuve de l’altérité 251 du sociologue dans ces épreuves, il n’en demeure pas moins qu’elles témoignent de l’ouverture sociale d’un terrain, de son hospitalité à l’égard de cet acteur d’un type un peu particulier qu’est le sociologue. Le récit de ces apprivoisements réci- proques participe de la connaissance d’une cause et des collectifs qui la cultivent. Il nous informe du rapport que ces derniers entretiennent à la réflexivité. Ce constat apporte un nouvel éclairage à la réception et participe à l’acceptation sociale des analyses sociologiques.

Conclusion : pour une sociologie de l’ouverture à l’altérité Le recensement des figures susceptibles d’inspirer une grammaire de la double her- méneutique demeure à établir. Nous espérons avoir rendu compte de l’intérêt et de la richesse de ce programme de recherche : les retours de terrains relayés par des œuvres littéraires semblent une piste intéressante à explorer ! Quid cependant du traitement des non-humains par rapport aux terrains dont les sociologues sont familiers et que l’essor des humanités environnementales rend d’autant plus actuel ? À l’aune de cette discussion, on mesure que l’irruption au creux des recherches sociologiques de nouvelles entités, relevant du vivant, correspond à un redoublement des enjeux à soulever. Comment intégrer dans les recherches des entités relevant de la technique ou du vivant ? Si l’activité scientifique rechigne à composer avec des humains et des publics non initiés, qui le lui rendent bien ainsi que cet article s’est employé à le montrer, qu’en est-il des non-humains ? Les travaux regroupés sous l’expression d’acteur-réseau ont tenté de relever ce défi (37). Ils y sont parvenus en s’intéressant aux relations plutôt qu’aux entités, renouant de la sorte avec un des fondamentaux de la sociologie. Ce qui fait l’acteur, ce n’est pas son appartenance à l’humanité ou uniquement cette dernière, mais les équipements dont il est paré. En raisonnant de la sorte, l’intelligibilité d’une situation procède des entités en pré- sence et de leur agencement. C’est l’acteur-réseau qui est déterminant et qui confère à une situation son agentivité et par conséquent son aptitude à s’organiser selon une trajectoire plutôt qu’une autre. Ce paradigme permet d’élargir la société à de nom- breux êtres qui n’y occupaient qu’une place marginale à titre d’objets par définition inertes. Ces derniers, qualifiés de non-humains, vivants ou non, entrent en relation avec d’autres entités, dans des associations qui activent respectivement les êtres en présence. C’est à cet égard qu’on peut qualifier cette sociologie de constructiviste. Ce qualificatif englobe cependant des approches diverses allant jusqu’à s’exclure. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer en faveur d’un relativisme radical, mais en faveur d’une recherche qui compose à partir de la situation. Ainsi lorsqu’une chercheuse comme Vinciane Despret invite à « penser comme un rat », c’est en vue de résister à une science qui produit des artefacts qui nient la personnalité des entités qui l’intéressent.

37 Bruno Latour, Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, Seuil, 1996 ; Corinne Beck, Élisabeth Rémy, « La Loutre d’Europe (Lutra lutra). Observations profanes et données normalisées de l’inven- taire naturaliste », Études Rurales, janvier-juin 2005, n° 195, p. 43-58 ; Christelle Gramaglia, « Des poissons aux masses d’eau : des usages militants du droit pour faire entendre la parole d’êtres qui ne parlent pas », Politix, 83 (2008), p. 133-153 ; Élisabeth Rémy, « Méthode indiciaire et prises photogra- phiques. Le cas du suivi de la loutre », Natures Sciences Sociétés, 14 (2006), p. 144-153. 252 Revue d’Allemagne

Cette approche n’étant qu’une des étapes et non des moindres de la recherche qui vise in fine à penser avec eux. À propos de Barbara Smuts qui a travaillé avec les babouins, elle précise : « Il ne s’agit pas de savoir, de l’intérieur, ce que pense un babouin, ce que le “penser comme” pourrait laisser entendre. […] Devrais-je modifier mon titre ? Mais il s’agit d’un trajet et de ce que j’y apprends, et ce trajet a importé ; il ne faut pas l’effacer. Juste se rappeler sur quel chemin on marche. Car c’est bien cela qui est au cœur de la réussite de Smuts, et de son propre trajet : arriver à reconnaître que c’est “penser avec” qui est à la fois l’enjeu et la condition de la recherche » (38). Sans plonger davantage dans ce magnifique petit ouvrage, témoin des efforts tre-en pris par l’INRA pour ouvrir ses chercheurs à des recherches inédites pour ne pas dire insolites, cette invitation à composer avec l’altérité se pose de manière finalement pas si différente qu’avec des êtres techniques. La sociologie des sciences s’est employée, par le détour de la théorie de l’acteur-réseau, à considérer les situations de recherche comme des situations d’entre-capture. Cette définition extrait/extirpe la méthodolo- gie du rôle ingrat qui lui était dévolu en raison de l’absence de créativité propre aux protocoles. Or, à partir du moment où la méthodologie est associée à la genèse d’un intéressement réciproque, soit à l’ d’interpeller un autre, elle gagne des lettres de noblesse. Les réflexions à propos des méthodes s’apparentent alors à un exercice de diplomatie. Elles précisent le sens du propos de Bruno Latour lorsqu’il rapproche la science de la politique (39). Faire entrer la nature en politique, pour reprendre un titre célèbre de son œuvre, s’entend également comme l’art d’intéresser des entités hors champ afin de les constituer en partenaires d’un monde commun. Un tel art prému- nit non seulement les chercheurs de se transformer en tortionnaires des animaux de laboratoires pour les faire entrer dans des artefacts qui n’apprennent rien sur ces derniers (40), mais il sert le développement d’une science responsable. S’exercer à « pen- ser avec eux » c’est s’interdire de trahir, de délirer, de détruire au nom d’une science arrogante et malhonnête. Cette précision sur de nouvelles manières de faire science en s’ouvrant à son objet- sujet d’étude de manière à générer de la communication, peut-être davantage au sens luhmannien d’une connexion structurelle qu’au sens habermassien d’une inter- subjectivité, apporte une précision quant au caractère politique de l’activité scien- tifique. Faire preuve de qualité de terrain, c’est faire preuve de diplomatie, laquelle peut, par un pas de plus, s’ouvrir aux arts plastiques et communicationnels. Ce sont

38 Vinciane Despret, Penser comme un rat, Nancy, Éditions QUAE (coll. Sciences en questions), 2009, p. 7-48. 39 Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999. 40 « Les behavioristes, John Watson en particulier, ont en fait bel et bien envisagé l’influence de ces caractères perceptifs optiques, tactiles et olfactifs. Je n’irais toutefois pas jusqu’à affirmer qu’ils les ont examinés. À moins de confondre le terme “examiner” avec celui de “neutraliser”. Car c’est bien ce qu’a fait Watson, dans une procédure qui, si l’on pense qu’elle s’apparente à l’examen, devrait conduire les malades chez un tortionnaire plutôt que chez leur médecin : il a retiré au rat ses yeux, son bulbe olfactif et ses vibrisses, essentiels au sens du toucher chez le rat, avant de le lancer à la découverte du labyrinthe » (V. Despret, note 36, p. 31-32). La sociologie à l’épreuve de l’altérité 253 exactement ces glissements qu’a opérés Bruno Latour au cours des dernières années ainsi qu’en témoignent son dernier spectacle Inside et ses expositions au Zentrum für Kunst und Medien (ZKM) (41).

Résumé À partir de leurs expériences de terrain, principalement centrées sur la socio-anthro- pologie de l’environnement, les quatre co-auteurs de cet article se proposent de revenir sur les modalités qui ont déterminé leurs conditions de recherche, en particulier les modes opératoires par lesquels se sont négociées, y compris implicitement, leurs entrées sur des terrains variés. De ce point de départ est envisagée une « grammaire » relation- nelle entre les milieux étudiés et la recherche scientifique. La réflexivité des acteurs rencontrés in situ les conduit à se rapprocher de la double herméneutique d’Anthony Giddens, pour lequel le terrain agit en retour sur les productions sociologiques, dans un mouvement d’allers et de retours continu. Les figures de l’étranger (Simmel) ou du chas- seur de mythes (Élias) ne sont ici que des étapes pour progresser vers des configurations, entre hypothético-déductivité et hypothético-inductivité, dont la littérature ou la nature fournissent les métaphores. De ces esquisses grammaticales se tissent quelques manières de conjuguer le terrain, dont on peut espérer de nouveaux développements issus d’autres expériences.

41 Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 255 T. 50, 2-2018

Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier Retour d’expérience d’un atelier étudiant

Chloé Le Mouël *, Lucille Maugez **

Un atelier de croquis ethnographique a été mis en place, sur une initiative étudiante, à l’Institut d’ethnologie de l’université de Strasbourg au courant de l’année scolaire 2016/2017. Nous proposons ici de retracer un retour d’expérience de cette activité. Le projet a été créé à l’initiative de Lucille Maugez, étudiante en master anthropologie sociale et culturelle et présidente de l’Association d’ethnologie de Strasbourg, struc- ture ayant encadré la mise en place de ce projet. Il est né de la rencontre de son désir de trouver une alternative à la photographie, méthode peu adaptée à son terrain, et de l’envie de Laurane Delavier et Chloé Le Mouël de créer un lieu de réflexion et de transmission de connaissance autour d’une méthode qu’elles utilisaient intuitivement. Conjointement, nous avons décidé de mener à bien ce projet afin d’enrichir notre for- mation et de transmettre les connaissances que nous avions en relation à la pratique du dessin. Cet atelier a été construit au cours de dix séances de deux heures pensées comme le lieu d’une expérimentation collective. Nous avons suivi comme fil rouge le « corps dans l’espace », thème volontairement ample rendant possible l’intégration de concepts empruntés à d’autres disciplines. Cette multidisciplinarité a été permise par la pluralité des formations des intervenantes, en anthropologie sociale et culturelle, illustration, architecture et archéologie. Ainsi, nous avions des connaissances complémentaires quant au dessin, à l’anthropologie et à nos domaines de spécialité. En conséquence, nous nous sommes placées à la fois comme animatrices et comme participantes de l’atelier ; ce retour d’expérience reflète cette double position. L’atelier était destiné aux

* Doctorante en architecture et anthropologie, Laboratoire Amup, Université de Strasbourg ; Labora- toire Ciéra, Université Laval. ** Étudiante en master anthropologie sociale et culturelle, Institut d’ethnologie, Université de Stras- bourg, présidente de l’Association d’ethnologie de Strasbourg 2016-2017. 256 Revue d’Allemagne

élèves d’anthropologie sociale et culturelle, mais il a également été ouvert à toute per- sonne intéressée. Cela a permis d’accueillir des élèves en sociologie, en géographie, en graphisme ou encore en archéologie. Surtout, il était ouvert aux débutants comme aux personnes ayant déjà une grande maîtrise du dessin. Cette diversité de regards et de pratiques de la part de tous les acteurs a été une vraie richesse pour l’atelier de croquis. Elle nous a notamment amenés à réfléchir sur les qualités prêtées au dessin ethnogra- phique et à son utilisation comme outil d’enquête. Nous avons par conséquent discuté autour de la question esthétique du dessin, nous demandant si ce dernier pouvait être utilisé comme outil d’enquête lorsque nous ne savions pas dessiner. Ce débat venait du fait que la première réaction de nombreux participants était : « Ce n’est pas pour moi, je ne sais pas dessiner. » Nous avons par la suite élargi notre problématique à l’utilisa- tion du dessin comme mode de production valide du savoir. Nous avons exploré une utilisation du croquis comme prise de notes sur le terrain dans le carnet de recherche, comme alternative à la prise de note écrite, visant à produire du matériel utilisable pour l’analyse. Les sujets développés au cours des séances n’ont pas été planifiés en amont mais ont répondu aux besoins et aux envies de chacun, et se sont structurés au gré de nos lectures et des questions soulevées lors de nos rencontres. Ces séances se sont tenues dans différents lieux afin de varier la dynamique et le positionnement observateur- observé : salles de cours de l’université, musée, campus, brasserie, places publiques, etc. Cette expérience a été clôturée par la mise en place d’une exposition au sein de la Maison universitaire internationale en date du 2 juin 2017. Celle-ci avait pour objectif de valoriser le travail des participants et de porter la visibilité de l’usage du dessin en anthropologie en dehors de la scène universitaire. Les croquis exposés à cette occasion ont été choisis pour leur qualité didactique. Ils ont été accompagnés de planches de bandes dessinées réalisées par Laurane Delavier, reprenant les divers thèmes abordés au cours de l’année, ainsi que de photographies prises au cours des séances permettant d’illustrer l’expérience vécue par les participants. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous proposons au lecteur d’interrompre sa lec- ture un instant afin d’effectuer un rapide exercice qui lui permettra de s’approprier davantage les réflexions que nous allons développer. Nous vous proposons de vous installer confortablement et de prendre un crayon. Choisissez autour de vous une personne, si celle-ci n’est pas en mouvement l’exercice n’en sera que plus simple. La consigne est la suivante : dessinez cette personne en 1 minute, puis en 30 secondes, puis en 10 secondes. Vous avez ainsi pu vous rendre compte que le regard que vous avez porté sur la scène n’était plus le même. Vous avez également dû faire des choix sur le contenu représenté : la posture, les vêtements, la relation au contexte, à la lumière ? Quel(s) outil(s), quel support avez-vous choisi, et comment avez-vous placé le dessin sur le support ? Que faire quand le modèle bouge ? Ce sont ces types de questions que l’atelier de croquis a permis d’explorer collectivement. Cet article reprend et prolonge certaines réflexions menées par le groupe, notamment sous l’angle du croquis comme regard spécifique sur le monde et comme outil de communication. Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier 257

Le dessin comme méthode anthropologique La relation entre le dessin et l’anthropologie est visible depuis le xixe siècle, au moment où celle-ci s’est constituée comme discipline indépendante. L’utilisation du graphisme avait alors pour fonctions d’illustrer et de créer des registres des éléments de la culture matérielle et des observations anatomiques faites des populations par les ethnographes. Au cours du siècle suivant, les anthropologues ont cherché à se détacher de ces objets de recherche, ceux-ci étant associés à la pratique du collectionnisme et au folklorisme, conduisant dans le même temps à délaisser le dessin comme forme complémentaire de l’écrit (1). Pour Aina Azevedo (2) ce phénomène a été accentué par l’avènement de la photographie et du cinéma, supports qui ont été privilégiés par la discipline. Cela s’est traduit par leur institutionnalisation comme outils d’enquêtes et par la constitution de l’anthropologie visuelle dont le dessin fut écarté. À l’excep- tion de la Russie, unique exemple qui nous est parvenu (3), le support graphique n’a pas été développé comme méthode spécifique. Il demeure par conséquent un concept vague dont la réalisation dépend des conventions qu’il emprunte à d’autres domaines d’étude. Le dessin n’est donc pas par définition anthropologique, il le « devient au travers des modes de pensée, de voir et d’interpréter du dessinateur ainsi que de comprendre le monde par le biais de l’anthropologie » (4). Nous pouvons cependant noter une inversion de ce processus au cours des dernières années, moment quali- fié de « virée graphique » par Chris Ballard (5). Cela se traduit par la multiplication de publications intégrant le dessin et appréhendant son utilisation. Cet événement peut être pensé dans un contexte de réinvention de la production anthropologique passant notamment par la recherche de nouvelles valeurs telles que la qualité « sensible » (6). Nombre de ces travaux ont été référencés et étudiés par Aina Azevedo (7), exposant les possibilités qu’offre la pratique du dessin. Celui-ci apparaît tantôt comme méthodo- logie, comme un substitut du discours narré, comme résultat d’étude et une forme de les présenter, comme un apport stylistique. En somme, ces travaux mettent en lumière une du dessin comme support analytique, rôle allant au-delà de ceux de témoins, de registres et d’observations que leur attribua Marcel Mauss (8).

1 João Leal, « Retratos do povo etnografia portuguesa e imagem », in : J. Machado Pais, C. Car- valho et N.M. Gusmão (dir.), O visual e o quotidiano, Lisbonne, Imprensa de Ciências Sociais, 2008, p. 117-145. 2 Aina Azevedo, « Diário de campo e diário gráfico : contribuições do desenho à antropologia», Revista de Antropologia, 2/2 (2016), p. 100-119, ici p. 103. 3 Haidy Geismar, « Drawing it Out », Visual Anthropological Review, n° 30 (2014), p. 96-113. 4 Gomes, cité par Karina Kuschnir, « A antropologia pelo desenho : experiências visuais e etnográfi- cas », Cadernos de Arte e Antropologia, 5/2 (2016), p. 5-13, ici p. 11. 5 Chris Ballard, « The Return of the Past : On Drawing and Dialogic History », The Asia Pacific Journal of Anthropology, n° 14/2 (2013), p. 136-148, ici p. 140. 6 K. Kuschnir, « A antropologia pelo desenho » (note 4). 7 Aina Azevedo, « Desenho e antropologia : recuperação histórica e momento atual », Cadernos de Arte e Antropologia, 5/2 (2016), p. 15-32, ici p. 22. 8 Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967. 258 Revue d’Allemagne

Apprendre à voir et à penser le monde C’est cette dimension analytique que nous avons cherché à explorer au cours de nos séances. Afin de l’aborder, nous avons dû affronter les appréhensions des participants, essentiellement construites sur l’idée que le dessin doit être beau pour être exploitable. Pour une partie d’entre eux, l’atelier représentait une première expérience graphique, créant un certain complexe et une réticence à montrer leurs productions. Nous avons par conséquent construit notre discours en valorisant le processus d’élaboration en lui-même et en écartant la dimension esthétique qui nous est apparue secondaire. Comme l’évoque John Berger (9), « ce qui est en jeu ce n’est pas le résultat, à savoir la ligne dessinée, mais le processus par lequel le dessinateur passe pour voir et connaître à partir du tracé sur le papier ». Cet atelier nous a ainsi permis de vivre « l’expérience du dessin » (10), traduite par une prise de conscience qu’il existe diverses manières d’observer le monde. Nous pouvons le voir, à savoir être témoin d’une scène perçue, ou le regarder, c’est-à-dire l’aborder au travers d’une observation et d’une réflexion, afin de devenir acteur de ce monde. Le dessin s’inscrit au sein de ce second mode. Le dessinateur est en effet intégré à la scène qu’il observe en la transcrivant sur un support, vu comme un pont entre deux mondes, celui du dessin et celui de l’ethnographe, « tous deux immergés dans un voyage recherchant l’observation et l’expérience dans un quotidien étranger » (11). Cette retranscription évoque donc une nouvelle appréhension du monde, mettant en rela- tion un regard et un mode de pensée particuliers où l’acte de penser est associé à celui de faire, construisant une « connaissance au travers du faire » et du « connaître depuis le dedans » (12). Le dessin n’évoque pas une simple projection d’une idée sur le papier ni la narration faite a posteriori mais surgit conjointement à ce qui est observé (13), établis- sant une connexion entre cet élément et sa description (14). Cela fait écho à la méthode de l’observation participante durant laquelle le chercheur est amené à reproduire les pratiques de ses interlocuteurs, lui permettant d’étendre la réflexion et la compréhen- sion qu’il porte sur celles-ci. Ce support retrace ainsi l’expérience vécue par l’obser- vateur, sortant du cadre du visible pour intégrer des éléments de l’ordre du sensible. Cette transcription présuppose ainsi une transformation de l’information par le biais des choix opérés par le dessinateur. Celui-ci va ainsi s’approprier le tracé selon les codes et les techniques qui font sens pour lui, fait que nous détaillerons dans la suite de l’article. Par conséquent, le dessin peut être pensé comme un support illustrant la subjectivité de celui qui lui donne forme. Il n’est donc pas neutre car le regard du dessi- nateur ne l’est pas. Regarder dans le contexte ethnographique est compris comme une capacité et conduit à un apprentissage. C’est en cela que réside la difficulté du dessin,

9 John Berger, Berger on Drawing, Aghabullogue, Occasional Press, 2005, ici p. 70. 10 K. Kuschnir, « A antropologia pelo desenho » (note 4). 11 Ibid., p. 8. 12 Tim Ingold, Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description, Londres/New-York, Rout- ledge, 2011 ; id., Redrawing Anthropology. Materials, Movements, Lines, Ashgate (Angleterre), 2011. 13 Tim Ingold, Making, Anthropology, Archeology, Art and Architecture, Londres/New-York, Routledge, 2013, ici p. 126-129. 14 T. Ingold, Redrawing Anthropology (note 12), p. 9. Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier 259 exercice basé sur une habileté visuelle plus que manuelle (15). Cet apprentissage pour l’auteur amène à se détacher de nos perceptions liées à la modalité associant la raison à la capacité verbale afin de les traduire de façon non-verbale et à l’élaboration de ce que Roberto Cardoso de Oliveira (16) nomme le « regard ethnographique ». Il est le fruit d’observations minutieuses et prolongées qui permettent de mettre en évidence les détails de la scène. Ce fait est particulièrement perceptible en contexte familier au sein duquel la cohabitation prolongée conduit à l’effacement du détail. Le dessin ici permet de rendre visible ce qui était demeuré invisible ou ce qui l’était devenu. Ce point a été soulevé par nos participants lors de notre atelier au Musée zoologique de Strasbourg au sein duquel nous souhaitions observer les modalités de déplacement du public et ses positionnements face aux vitrines. La faible affluence ce jour-là nous a poussé à « croquer » les animaux exposés. Du fait de sa proximité avec l’université de Strasbourg, le Musée zoologique est un espace privilégié par les étudiants lors de sorties culturelles. Nombre des participants présents lors de cette séance avaient ainsi eu l’occasion de fréquenter cet espace de manière régulière, nous y compris. Nous pensions de ce fait avoir une bonne connaissance de celui-ci et des pièces de sa collec- tion. Cependant, nous nous sommes rendus compte que l’observation que nous avons portée sur les spécimens exposés allait au-delà de celle s’inscrivant dans un contexte de visite classique. En s’attardant sur un sujet et en tentant de le reproduire, nous avons mis en lumière des détails qui étaient jusque-là passés inaperçus. Plusieurs partici- pants ont ainsi déclaré que cette séance leur avait permis de redécouvrir le musée au travers d’un regard nouveau.

Apprendre à signifier Le croquis ethnographique est donc une trace laissée sur le papier que le chercheur s’adresse à lui-même pour retranscrire une expérience vécue. Ainsi, le croquis réalisé est un signe, et possède une signification. En sémiotique, selon Charles Peirce (17), un signe se compose d’un representamen, c’est-à-dire un signe matériel, dans notre cas un croquis ; d’un objet, la situation ou l’élément observé par le chercheur ; d’un processus appelé interprétant reliant les deux premiers éléments, qui est la représentation mentale de la relation entre les deux. Peirce distingue trois types de signes : l’icône, l’indice et le symbole (18). L’icône est un representamen associé à son objet par ressemblance, l’indice est une trace directe laissée par l’objet, telle une trace de pas dans la neige, enfin pour le symbole l’association se fait par convention. Les croquis réalisés lors des ateliers se situent dans un continuum entre icône et symbole. Certaines images sont construites en hybridant icônes et symboles, permettant d’ajouter de la précision. Ainsi, sur les croquis de la chaîne opératoire de la fabrication d’un chapeau en palme, le couteau et la palme sont des icônes, les flèches indiquant les mouvements sont des symboles. Le bonhomme-bâton, quant à lui, se situe entre ces deux registres : le trait cherchant

15 Betty Edwards, Desenhando com o lado direito do cérebro (1979), Rio de Janeiro, Ediouro, 2001. 16 Roberto Cardoso de Oliveira, « O trabalho do antropólogo : olhar, ouvir, escrever », O trabalho do antropólogo, São Paulo, Unesp, 2000 (2e éd.), p. 17-35. 17 Charles Sanders Peirce, Collected Papers, Volumes I and II, Harvard University Press, 1960, p. 141. 18 Ibid., p. 143. 260 Revue d’Allemagne l’efficacité tend à devenir abstrait. Ces croquis forment un système de signes lisibles, dont l’organisation dans la feuille organise la lecture et informe sur la chronologie.

1. Chaîne opératoire de la confection d’un chapeau en palme

Néanmoins, aucun croquis ne peut se revendiquer d’être un indice, contrairement à la photographie, produite automatiquement et directement déterminée par son réfé- rent, qui est une trace directe du réel selon Albert Piette. Or, pour lui, c’est cette qualité indiciaire qui donne à la photographie une valeur documentaire (19). Il oppose en cela la photographie au dessin, refusant par la même occasion à ce dernier toute préten- tion à un usage scientifique. Or, nous soutenons l’hypothèse contraire : que le croquis ethnographique est un mode de production du savoir valide. Une icône est similaire à son objet, mais n’en est pas une copie conforme. Elle a la capacité à ressembler à ce qu’elle désigne, mais diffère profondément de son objet. Les croquis ne cherchent pas à imiter le réel : ils cherchent à en extraire un ou plusieurs éléments, et à les hiérarchiser. Le croquis résulte d’une suite de choix dans ses trois temps : observer, sélectionner une information, la retranscrire. Il dépouille la scène du superflu et informe du regard qu’a porté le dessinateur sur la scène observée. Le regard du chercheur est guidé par la visée de connaissance, comme nous l’avons vu précédemment. La force du croquis réside dans le fait qu’il contient la scène et la lecture de la scène. En cela, il n’est pas une reproduction de la réalité mais une hypothèse portée par le chercheur (20).

19 Albert Piette, « Fondements épistémologiques de la photographie », Ethnologie française, vol. 37 (2007), p. 23-28, ici p. 25. 20 Christine Escallier, « De l’objet intrinsèque à la pensée technique : le rôle médiateur du dessin en ethnographie maritime », Cadernos de Arte e Antropologia, 5/2 (2016), p. 49-73, ici p. 71. Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier 261

Apprendre à jouer avec les conventions Ainsi, la relation entre le croquis et sa signification prime sur la recherche de l’es- thétique. Le dessinateur s’adresse avant tout à lui-même et utilise le croquis comme activateur de mémoire. Pour cela, il doit se souvenir des conventions choisies pour « décoder » le message, avoir accès à l’objet. Il s’agit de codes entrant dans le panel de références du dessinateur. Connaître différentes conventions de représentation permet de jouer avec elles, et de passer de l’une à l’autre selon leurs pertinences. Cela permet de prendre du recul sur l’évidence de l’utilisation de la perspective. Comme l’a montré Erwin Panofsky (21), la perspective n’est pas une loi universelle de la représentation de l’espace, elle n’est pas non plus une restitution fidèle de la vision humaine, mais un code culturel, une forme symbolique employée pour sa valeur signifiante. Ainsi au cours des séances nous avons porté une grande attention au fait d’explorer et tester différentes conventions de représentation. Par exemple, nous avons appris à réaliser des relevés ethno-architecturaux, méthode utilisée par Daniel Pinson (22), architecte et sociologue, qui croise des apports de ces deux disciplines. Ces relevés s’appuient sur le plan, la coupe et l’élévation, qui sont des outils communs pour les architectes. Le plan ne correspond pas à une réalité telle qu’elle est perçue par l’œil humain, mais une représentation de la réalité selon une convention qui veut que l’on coupe à un mètre du sol et que soit représenté, à une échelle donnée, dans le plan du papier, tout ce qui est visible en dessous de cette ligne de coupe fictive. Une légende permet de comprendre les symboles : différentes hachures selon les matériaux, symboles géométriques pour les éléments techniques, etc. Mais les relevés ethno-architecturaux se distinguent des relevés architecturaux par leur but : ces derniers doivent faire l’état des lieux d’une situation pour en projeter le futur, les relevés ethno-architecturaux ont pour but de mettre en évidence la relation entre l’espace et les pratiques sociales (23). Pour cela, ils portent en plus les indications des objets et leur emplacement qui informent sur le mode de vie des occupants. Ainsi, cette méthode de croquis reprend les conventions de retranscription issues de l’architecture et permet d’analyser des espaces construits et de leurs usages. Elle permet d’observer l’habiter comme prise de possession et marquage des lieux (24). Mais elle ne rend pas compte des représentations subjectives liées à un espace, comme les cartes mentales peuvent le faire (25). Ces dernières sont composées de points de repère, de réseaux, de zones, de frontières, de nœuds. Elles ne font pas appel à une bibliothèque pré-établie et partagée par toute une profession : chacun invente ses propres codes au fur et à mesure de la construction de sa carte. Lors de l’atelier dédié aux cartes mentales, nous avons constaté l’invocation de codes culturels : un symbole de petite maison pour indiquer l’habitation même quand celle-ci est un appartement, ou encore des vaguelettes pour symboliser la rivière.

21 Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Minuit, 1975. 22 Daniel Pinson, « L’habitat, relevé et révélé par le dessin : observer l’espace construit et son appropria- tion », Espaces et sociétés, n° 164-165 (2016), p. 49-66, ici p. 55. 23 Ibid., p. 57. 24 Perla Serfaty-Garzon, « Habiter », in : M. Segaud, J. Brun et J.-C. Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Armand Colin, 2003, p. 213-214. 25 Bob Rowntree, « Les cartes mentales, outil géographique pour la connaissance urbaine. Le cas d’Angers (Maine-et-Loire) », Norois, n° 176 (1997), p. 585-604, ici p. 586. 262 Revue d’Allemagne

2 et 3. Relevé ethno-architectural d’une salle de cours et carte mentale de la ville de Strasbourg

Ainsi, nous avons expérimenté de nombreuses conventions de représentation afin de dépasser la frustration face à l’incapacité à rendre compte du réel : perspective à un ou deux points de fuites, axonométrie, perspective cavalière et isométrique, perspective signifiante (consiste à donner aux personnages une taille proportionnelle à leur impor- tance symbolique, et aux objets et bâtiments une forme qui convient au sens qui leur est associé), mais aussi différentes conventions de représentation de chorégraphies. Au fur et à mesure des séances, des automatismes sont apparus. S’étant ainsi construit une boîte à outils, les participants ont pu se détacher de l’intention de faire beau, et se concentrer sur le contenu, le sens, et la manière la plus efficace de le retranscrire.

Apprendre à sélectionner, ou l’art de l’inachevé Un autre réflexe dont il faut s’éloigner dans le cadre du croquis ethnographique est le désir de créer un dessin achevé. Hiérarchiser les informations signifie en représenter certaines et en suggérer d’autres ; c’est choisir quelles parties du croquis seront les plus détaillées. Sur le terrain, le temps alloué à chaque croquis est très limité. L’apprentis- sage de l’organisation du temps est donc un enjeu. Un exercice permettant de s’entraî- ner à aller à l’essentiel a été proposé aux participants dès les premières séances. C’est celui que nous vous avons proposé en introduction de cet article. L’un des participants prend la pause. Autour, les autres le croquent en un temps limité, qui va en se rédui- sant de 5 minutes à 10 secondes. Dans cet exercice, on cherche à représenter le corps entier et sa position dans l’espace : en raccourcissant le temps d’exécution d’une pause à l’autre, le trait cherche l’efficacité. Laurane Delavier a demandé à chacun de prêter une attention à la composition du corps du point de vue biologique (le squelette, les muscles, etc.), pour apprendre à comprendre et reproduire les volumes, les propor- tions et l’articulation des membres, la répartition du poids et l’équilibre du corps. Cet exercice permet de prendre l’habitude de dessiner vite, il aide à comprendre et à placer correctement et rapidement les éléments du dessin. Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier 263

4, 5, 6 et 7. Croquis rapides, quatre auteurs différents pour une même pause

Les croquis ci-dessus ont été dessinés par quatre personnes différentes, lors de la même pause. Pris par le temps et ne maîtrisant pas le dessin, les participants n’ont pas eu conscience d’être en train d’effectuer des choix. C’est une fois finis, en les posant côte à côte afin d’en discuter collectivement, que cela apparaît. Le premier donne des informations sur les vêtements, en peu de traits le tissu est décrit : on comprend qu’il s’agit d’un jean. Mais le visage et les extrémités de l’individu ne sont que suggérés. Le deuxième esquisse les plis du vêtement, n’indiquant rien de leur matière mais infor- mant sur le corps habillé qui prend ainsi du relief. Le troisième paraît très plat mais les traits du visage et les cheveux sont détaillés. Sur le premier, comme sur le troisième, sol et bureau ne sont que des lignes horizontales. Impossible de savoir qu’il s’agit d’un meuble, mais on comprend le rôle de soutien du corps. Sur le deuxième et le quatrième le bureau est identifiable, ses principaux éléments de structure apparaissent claire- ment. Le spectateur reconstruit alors de lui-même l’emplacement du sol au bas des pieds du bureau. Les éléments représentés, suggérés, ou écartés ne sont pas les mêmes pour ces quatre croquis. Les stratégies de suggestions sont également différentes. Le quatrième croquis permet d’évoquer une limite de la méthode : la surinterprétation. Tout observateur extérieur pourrait être tenté d’y voir la représentation de l’état d’es- prit de la personne qui pose : par le langage non verbal – regard fuyant, genoux ren- trés –, renforcé par la position du dessin dans la feuille, le sentiment de timidité ou de malaise se dégage du personnage. Mais est-ce réellement ce qu’a voulu dire l’auteur ? C’est pour limiter ce risque que nous avons restreint l’utilisation du croquis comme outil d’enquête dans notre atelier : émetteur et destinataire du message sont confon- dus. Par ailleurs, la relecture par l’auteur du dessin peut faire apparaître à ses yeux des éléments dont il n’avait pas conscience en dessinant, faire émerger de nouveaux intérêts notamment en observant les récurrences dans son propre carnet de croquis (26). L’inachèvement pose aussi la question du temps. D’une part, le temps de l’action observée. Nous avons constaté que la prise de croquis est bien plus facile lorsque la scène observée est statique, lente ou répétée. Pour Alain Vulbeau, « aussi réductrice et imprécise que soit cette méthodologie en apparence, elle permet de sauver des situations, de leur faire une place et de leur donner un statut : celui d’instantanés

26 Rachel Perrel, « Le croquis ethnographique. L’expérience d’un autre médium par un groupe d’étu- diants de l’Université de Strasbourg dans le cadre d’un atelier culturel », Revue des Sciences Sociales, n° 54 (2015), p. 40-49, ici p. 44. 264 Revue d’Allemagne socio-ethnographiques » (27). Ce chercheur fige ainsi un moment. Pour notre part, nous avons au contraire cherché à intégrer la dimension du temps qui passe, du mouvement en train de se faire. C’est là un avantage que le croquis a sur la photographie : une seule image permet d’articuler en elle plusieurs instants, ou décrire une durée. D’autre part, il y a le temps du dessin. Peut-on s’autoriser à compléter un croquis ultérieurement, de mémoire ? Nous n’avons pas pris position sur ce point au cours de l’atelier. Cette inter- rogation rejoint celles autour de la prise de note écrite. Mais, l’écrit étant une modalité de retranscription qui semble aller de soi, il est rare de se poser de telles questions sur les biais de la méthode que le croquis permet de soulever (28).

Conclusion Dessin et ethnographie sont toujours allés de pair, mais l’usage du dessin au sein de la discipline a évolué au cours du temps. Le croquis comme méthode d’enquête est relati- vement récent. Le croquis est une méthode de dessin partagé par plusieurs disciplines. Il devient croquis ethnographique quand il est utilisé dans le cadre de l’enquête de terrain, quand le regard du chercheur et sa façon d’interpréter le monde qui l’entoure par le biais de l’anthropologie font du croquis un outil d’accès à la connaissance et de transmission de celle-ci. C’est cette propriété qui nous a permis de faire des emprunts à d’autres domaines, et d’en faire un outil adapté à notre besoin. Ainsi, la relation au dessin est modifiée par le regard du chercheur, mais inversement, le dessin modifie et oriente son regard porté sur le terrain : la façon d’observer n’est pas la même lorsque les notes dans le carnet de terrain sont sous forme graphiques ou écrites. S’exercer au croquis ethnographique revient donc à développer une habileté visuelle plus que manuelle. Pourtant c’est cette dernière qui a été à l’origine des appréhensions formu- lées par les participants de l’atelier, issues du désir de bien dessiner. Pour dépasser cette hésitation, il faut comprendre que le croquis est un moyen de communication avant tout. Qu’il est constitué de codes, que nous avons appris à manipuler. Qu’il sert à transcrire une expérience vécue, et qu’il porte en lui les hypothèses d’analyse qu’en fait le chercheur. Être déstabilisé par la méthode permet de la questionner continuellement. Dans cet article, comme dans les ateliers, nous nous sommes appuyés sur des comparaisons avec d’autres méthodes pour comprendre les avantages et inconvénients du croquis. Voici certains avantages relevés collectivement : il demande du matériel et des connais- sances techniques limités ; il est rapide à exécuter et à relire ; il permet de donner des informations que les autres méthodes ne permettent pas, ou mal, de retranscrire ; il inclut déjà des éléments d’analyse, des hypothèses ; il permet une relation plus fluide sur le terrain avec les interlocuteurs ; il peut être un support d’échange, surtout dans un contexte d’échanges en langue étrangère. Nous avons également listé ses limites : la difficulté à retranscrire la réalité, l’imprécision du dessin ; le fait qu’il enregistren’ pas ce que le dessinateur n’a pas vu, comme pourrait le faire une photographie ; le risque de surinterprétation ; le risque de dérive vers la fiction. éanmoins,N certaines de ces

27 Alain Vulbeau, « Côte à côte en ville : analyse de 20 situations de prises de mains », Spécificités, n° 7 (2015), p. 7-26, ici p. 12. 28 R. Perrel, « Le croquis ethnographique » (note 26), ici p. 47. Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier 265 limites ne sont pas propres à cette méthode et font appel à l’honnêteté intellectuelle de chacun. Comparer les méthodes ne veut pas dire qu’elles soient mutuellement exclu- sives, bien au contraire. Le croquis s’avère particulièrement complémentaire à la prise de notes écrites, dont il partage les outils. La page de carnet ci-dessous montre bien cette imbrication entre esquisse en perspective, plan schématique, phrases et mots- clés pour apporter différents éclairages sur une scène. À la fin de l’année universitaire, nous avons pu observer que notre propre utilisa- tion du croquis avait évolué, et que les pages des carnets des étudiants ayant participé aux ateliers s’étaient enrichies de dessins, schémas et esquisses. Ils ont modifié leur relation au dessin, mais surtout ils ont conservé ce regard spécifique pour croquer. L’atelier a engendré un nouvel intérêt pour le dessin ethnographique au sein de l’uni- versité de Strasbourg, qui, nous l’espérons, sera transmis aux pro- chaines générations d’étudiants. Cela semble être sur la bonne voie, l’atelier ayant été renouvelé l’année scolaire suivante, bâti dans la continuité de la première édition mais porté par de nou- veaux acteurs.

8. Page d’un carnet de terrain, observation de l’occupation de l’espace dans un bar

Résumé Un atelier de croquis ethnographique sur le thème « Le corps dans l’espace » a été mis en place, sur une initiative étudiante, à l’Institut d’ethnologie de l’université de Stras- bourg au courant de l’année scolaire 2016-2017. Cet article est un retour d’expérience de cette activité. Il reprend et prolonge certaines réflexions menées par le groupe autour de la question du dessin comme mode de production du savoir valide. Afin de construire un outil adapté à nos besoins, l’atelier a été nourri de méthodes issues des arts plastiques, de l’architecture et de l’archéologie. Le croquis ethnographique est d’une part un regard spécifique sur le monde, une habilité visuelle exercée par le chercheur. D’autre part, il est un outil de communication, servant à transcrire une expérience vécue et portant en lui les hypothèses d’analyse qu’en fait le chercheur. 266 Revue d’Allemagne

Abstract An ethnographic sketch workshop on “The Body in Space” was set up, on a student initiative, at the Institute of Ethnology of the University of Strasbourg during 2016-2017. This article is a feedback from this activity. It takes up and extends some reflections led by the group around the question of drawing as a valid mode of production of knowl- edge. In order to build a tool adapted to our needs, the workshop was nourished with methods from the , architecture and archeology. The ethnographic sketch is on the one hand a specific look at the world, a visual skill exerted by the researcher. On the other hand, it is a communication tool, used to transcribe an experience and carrying in it the analysis hypotheses made by the researcher.

Zusammenfassung Auf studentische Initiative wurde 2016/2017 am ethnologischen Institut der Univer- sität Strassburg ein ethnologischer Skizzen-Workshop zum Thema „Körper im Raum“ angeboten. Dieser Artikel berichtet über diese Erfahrung. Die Überlegungen der Gruppe um die Frage des Zeichnens als Art einer gültigen Wissensproduktion werden aufge- nommen und vertieft. Um eine unserer Bedürfnisse entsprechende Herangehensweise zu schaffen wurde der Workshop durch Methoden der Bildenden Künste, der Architektur und der Archeologie bereichert. Die ethnologische Skizze ist zum einen ein spezifischer Blick auf die Welt, eine vom Forscher geübte visuelle Kunstfertigkeit. Zum zweiten ist sie ein Kommunikationswerkzeug, die der Übertragung des Erlebten dient und die die Hypothesen des Forschers beinhaltet. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 267 T. 50, 2-2018

Arts Awareness for new thinking of body

Miki Okubo *

Introduction This article focuses on my experimental practices and research on the possibilities of “arts awareness”, through medical and ecological approaches for public understand- ing of “good health”, “hygiene in life” and “sanitation”, as well as social/ethical/cul- tural contributions from artistic activities that have made particular medical methods comprehensible for a public audience. As a researcher on aesthetics and , specializing in the representa- tion of self-image through different modes of expression, I have been strongly inter- ested by the phenomenology of the human body and the contemporary corporeality characterized by our post-modern era, within which we are constantly surrounded by digital technologies, new media devices, as well as a flood of information. In a of information, our bodies are seriously endangered by the excessive quantity of informa- tion about how to maintain a proper care of our own body what is a healthy life, which foods are good for improving our health, what is an ideal lifestyle regarding hygiene and sanitation? I consider the contemporary situation around our corporeality and body consciousness as “being in danger” because of our naivety about given informa- tion, and obsessive attention to everything relating to good health. In my observation, we know that an excessive care for the body and obsessional attention given to keeping good health does not always yield a positive effect, but on the contrary can cause neg- ative consequences. In regard to this, I will discuss several social problems observed in contemporary urban life connected to the weakening of our natural physical resist- ances or capacities for surviving any environmental difficulties. These problemsnsist co of different elements: biological, chemical, ethical, social, and cultural factors. Imagine our daily life in a cell-like flat in Tokyo or in Paris. Attention paid to cleanliness goes beyond the level of sufficiency necessary to keep our body in good health, but rather

* Ph.D on Aesthetics, Sciences and Technologies of Arts, lecturer of University Paris 8, member of Japanese and International Associations of Semiotic Studies as well as those of Aesthetics. 268 Revue d’Allemagne often goes up to an excessive level of excluding anything seemed as “dirty” according to life standards “made-up” by generalized discourses. Being fastidious about cleanliness, for example, seems to be one of the typical anxious symptoms in our society, in which individuals are highly educated about what entails a supposedly appropriate sanitation in urban life. The excessive use of chemical cleaner materials for domestic purposes also makes us exposed to yet another worrisome situation: it is known that the use of certain chemical cleansers affects our congenital resistance. Certain cosmetics or daily habits based on beauty culture can impact our body negatively: cleansing, making-up with chemical materials, perfuming, depilating or deodorizing to the utmost extent. Our body consciousness is formed in social contexts, especially based on a kind of idealization of the human body form, supported by aesthetics, beauty culture, and pub- lic desires incited by mass media, that all together play an important role in forming the contemporary corporeality as well as the modern modality of living the body. “Body as fragments” or any body parts lit up by the flashlight, is one of symbolic images of many modern medical scenes (remember for example the conventional cinematographic scene of a surgical operation, or medical examination). Beyond our limited ordinary knowledge, advanced medicine and developed technologies applied to medical use eas- ily surpass a pedestrian understanding of the body, commonly creating the cultural phenomena of misunderstanding or miscommunication between specialists (in par- ticular fields such medical care) and ordinary people (patients and their families, or any kin). “E-health”, one of eminent medical methods developed thanks to advanced digital technologies, for example, is considered desirable for stocking, classifying, and identifying huge medical data of individuals. It allows us to obtain personalized treat- ments based on a great deal of personal information (genetic and inherited informa- tion, history of illness, particularities of the person’s lifestyle, and so on), while we are not always totally satisfied with given treatments because it is inevitable to suffer from a gap between “how feel the body as the subject” and “how the body is dealt with as the object in medical scenes”. We will return to tackling this problematic of the body as the subject-object in the following chapters, and I would like simply to note that this gap, which can be due to biological, ethical, cultural or philosophical backgrounds, is the key to unlocking the labyrinth of bien-être in our real life. Here, I would like to explain why my research focuses on the ecological approaches as well. Thinking of the veritable signification of being healthy means reconsidering the condition of our body in its environment. How does our body establish a rela- tionship with the surrounding environment? Which reactions and interactions are produced with others, other animals, or all living things existing in the environment? In this specific period, thinking of “ecology” is appropriate to our actual society and necessary in order to establish a new theory on a possible relationship between the human body and its environment. When I use the term “ecology”, it does not only focus on humans’ (or any other living things’) reactions with the natural environ- ment, but also different surroundings, including human relationships (family, friends, neighborhoods, communities), artificial environments (clothes, houses, areas, regions, cultures, information, education, etc.). It is time to reconsider and study a new ecology more appropriate to our actual mode of existence on the Planet. And, I believe that in such an interdisciplinary field our unique medical and ecological approaches for “art awareness” can contribute to deepening considerations on this topic. Arts Awareness for new thinking of body 269

1. Important notions for Applications of Artistic Expressions in Medical and Ecological Cases This research focuses on the notion of “hygienic” causing different problems in our daily life, referring to the notion of “pharmakon” (poison = remedy) through consid- ering its etymology and new interpretation in today’s social/cultural/ethical context, in order to construct a new phenomenology of the human body more appropriate to our recent condition. 1.1. Hygieia – Goddess of Hygienic Life and Health The term “hygienic” refers to the goddess Hygieia, one of daughters of Asclepius, the god of medicine. In my opinion, her presence can play a role in rethinking the true significance of “good health” and “sanitation” in our daily life, and help advance our society as it faces future risks. Hygieia is the goddess of healing, cleanliness and sanitation while Panacea, her older sister, is the goddess of Universal remedy. Hygieia is also associated with the prevention of sickness and the continuation of good health. She leads people towards the prevention of illness and helps humans maintain good health, while she also gives advice about what to eat, and how to absolve human suffering from disease, by means of natural remedies instead of invasive medical treatment. Thanks to her supernatural power, she is the goddess of good health, knowing the proper cure appropriate to each individual. This supernatural power of Hygieia can be associated with the personalized medi- cine mentioned-above which is estimated to be able to provide medication and treat- ment appropriate to individuals as well as preventions of illness based on personal genetic information thanks to highly advanced genetic technologies. In this sense, personalized medicine can be considered as method personalized to each of us, refer- ring directly to the particularity of the “physical” (our existence as material). At the same time, thinking of “sanitation” and “hygiene” means learning about the ideal relationship between humans and our surrounding, allowing us to keep our health. There is one symbolic story referring to Traditional Chinese Medicine (Oriental medicine); doctors are given various forms of appreciation by their patients who keep good health, while they don’t receive rewards when their patients fall sick. That is because the doctors’ mission is to keep their patients’ bodies healthy, and because the prevention from illness is the most important role of medical attention. The fact that a patient falls sick is a grave mistake by his doctor, who is held as the person responsible. 1.2. Notion: Pharmakon “Pharmakon” (deriving from the Greek source term φάρμακον), referring to the everyday meaning of pharmacology, denotes an interesting notion having a double meaning: remedy and poison. This word is also generally known as triple meaning: remedy, poison and scapegoat referring to the pharmakos ritual of human sacrifice (the Ancient Greeks’ rite in which a cripple or criminal was cast out of the community in response to natural disasters as well as calendrical crisis). The first and second mean- ings are therefore based on materiality, and this term used to be originally employed in a medical sense, since Plato developed this notion as philosophical term as we can read 270 Revue d’Allemagne in his treatment of writing in Phaedrus. Since then, this term has enjoyed a common application in philosophical considerations: Jacques Derrida, in his Plato’s Pharmacy (La dissémination, 1993), defined writing as pharmakon. In my argument, I employ this term in its first and second meanings – remedy (treat- ment, drug) = poison (some cosmetic damaging our body, etc.), as well as scapegoat (sacrifice). Then, I examine inappropriate treatments (medications, dosages) carried out before various diseases harbored within the human body. I also aim at finding possible ways to live our bodies based on concrete situations in contemporary society, from examples displaying the healing power we have by nature and our possible com- mitments to the environment.

2. Artistic Experimental projects in Medical and Ecological Cases 2.1. Project “Live or live better?” (“Vivre ou vivre mieux?”) Now, I would like to introduce the project “Live or live better?” as one of the most important projects in our research. This work, consisting of Segard’s drawings and my text, has been presented several times in Nantes and in Japan such as the Institute of Health Researches in Nantes and CAS (Osaka, Japan). This project focuses on evok- ing the problematics and issues of public awareness of personalized medicine, and treatments based on this method. Personalized medicine is one of the most advanced medical methods based on individuality in medical treatments, medications, and pre- vention of diseases. This project highlights what causes difficulties in its application, issues in the patients’ comprehension, as well as what is the very psychical/physical experience undergone through this medical method. Personalized Medicine: Live or Live Better? In the project “Live, or live better?”, Segard interrogates modalities of our daily life. What interests us here apropos personalized medicine, is in particular its utilities and possible practical implementations, and his mention of Hygieia, a goddess of hygienic and good health, who is a daughter of Asclepius, god of medicine in ancient Greek mythology. Personalized medicine generally considered as “tailored medicine”, often expressed in analogy of fashion, like tailor-made costume or shoes, appears to advertise some- thing like this: “the medical method is something tailor-made, proposing medica- tions, treatments, and therapies perfectly appropriate to your body, then leading you to ameliorate your physical condition!” Despite this favorable image, it is still not obvious for us to engage in collective application of this new method. Needless to say, we can “feel” how costumes and shoes suit well to our body when putting them on, while that is not the case of personalized medicine. It is impossible to feel any real/ concrete sensation or its effects of medication or treatment, even if we were to simply acquiesce that there are some medical results like reduction of pain, healing thanks to treatment, numerical improvement in blood test, and so on. The results given are likely due to numerical/informational observation, that is, “objective” data. The most interesting topic for me in this regard is the incomprehensible nature of our own body to ourselves, of the impossibility to seize our flesh in its structural sense. Arts Awareness for new thinking of body 271

Impossible to Seize: Absolute Obscurity – the Body Without enough knowledge about our own bodies, we are not capable of proposing good things based on scientific reasons to our doctor. In the Japanese language, the term “patient” is written in kanji (Chinese characters), 患者, kanja, and means exactly this typical situation of the patient. The second letter 者 means a person, while the first患 represents an existence of suffering, and can be further decomposed into two radical parts: 串, an object penetrating something and 心, the heart. A patient 患者 is for me clearly represented as an anxious person because of the shortage of knowledge and information on his body. Concerning this point, medicine as a research field has always been highly special- ized and pointed. The patient cannot understand his own physical status very well, even though the body suffering from disease belongs to this person. One of reasons for this obscureness derives from the characteristic ontology of the human body: both being an object and a subject, having its outside and inside. Imagine that one part of our body doesn’t work correctly, then the part is examined, diagnosed and treated; this “initially integrated” body becomes decomposed, broken up, and fragmented to the extent where we cannot identify our own body. What we experiment with in medical scenarios as patients, is often a kind of persuasion, beyond the obscureness of human body, saying that we have to believe your doctor, science, and medical knowl- edge because it is those who know much more than us about our body. This mental control allows patients to accept suggested treatments and medications, and even fol- low difficult and painful treatments. In the history of science, there has always existed a crucial gap between doctor and patient apropos of knowledge of body in illness. The technical basis of this method derives from DNA analysis, in which each indi- vidual is scanned, digitized, interpreted, and regarded as objective information. It is important to underline that this genetic information is a set of confidential codes taken as architectural plan of each individual, even if the individual himself doesn’t have ways to decrypt it. The operations in medicine that depend on what is knowable or not knowable is why the achievement of Human Genome Project was very significant. Conceived in the 1980s, the project attempting the complete identification and mapping of Human DNA sequences started in 1989 in the USA. Due to a number of laboratories collaborating (or rivaling), the project achieved successful completion in 2003. The complete version pub- lished three years later ensured us that 99% of DNA sequences had been decoded with 99% of precision. Since 2016, the DNA sequencing has been stocked in a database on the Internet, as a free resource for those who like to consult it. The field of bioinformatics has progressively developed, becoming a basic resource for personalized medicine. In the coming years, one can anticipate that many more research projects, experimentations, and applications will emerge in relation with informatics and sciences. In brief, the achievement of Human Genome Project and DNA sequencing impacted our fundamental comprehension of our existence because this achievement, especially almost perfect DNA sequencing, means a loss of mystery in the inner workings of the human being, which could be a landmark somehow (as a kind of hope), enabling us to distinguish human beings of artifacts. Disappointed or delighted, we realize that this hunger for absolute scientific knowledge about our body reflects to us our imitation as a sort of “God.” 272 Revue d’Allemagne

Charcoal: Anonymous Nature, Identity and Confidentiality As we can see in the drawings, in the , Jérémy Segard appears with a blackened face. What he puts on the face is charcoal, a symbolic material for drawing. For starting the act, Segard embodies a character. This approach and his appearance reminds us of The Angel(1992), a work of Michaël Borremans, a Belgian artist, because blackness of the face resembles the angel, and makes his persona seem like a myste- rious, strange, and anonymous creature. One anonymous man in a white costume (suggesting a medical scene) stays in silence. At first sight, we might pose an absurd question, but nevertheless essential: this man, is he a doctor or a patient? Remember the situation in a medical situation where our body is exposed. It is not desirable to be ashamed of personal information insensitively revealed in any medical situation. As mentioned by Paul Virilio in his term “dromology” (1) meaning the logic of speed characterizing our technological society or, as defined by Marc Augé, the expression “non-lieu” (2), in our contemporary society we are often thrown into a white space, empty and anonymous, in the form of huge stations, control in the airport, etc., in which people move at great speed. Regarding the medical scene, this deprivation of identity is paradoxically associated with an indispensable unveiling of confiden- tial information. At the emergency room, a working person promptly puts a bracelet on one of our wrists, and we are suggested to play a role of “patient”. Because of the anonymous status of human bodies, there can be mistakes due to the error of patient identification, or error of treatments and medications given to an individual, the false exchange of babies, etc. Although we live in an individualistic society, our individual bodies cannot help but be reduced to being universalized bodies in general in medical contexts. In medicine, we are then liberated from any identifying information: origin, family, studies, career, salary, etc. We turn into simple flesh to be examined, treated and cared; our body is a material object.

Jérémy Segard, Vivre ou vivre mieux?, 2014

1 The dromological society or “dromospère” is a key notion of Paul Virilio’s theory about today’s urban life characterized by technology and velocity. 2 In his book No places: introduction to an anthropology of supermodernity (1995), Marc Augé defined a “no place” as an interchangeable space where the individual keeps anonymous. Arts Awareness for new thinking of body 273

Important Influences by Joseph Beuys: How can Art be “socially significant”? For better understanding of Jérémy Segard’s action, we can briefly take a look at some materials used in his performance. His concern in particular elements, as well as art practice for a social purpose should remind us of Joseph Beuys’ work as well as Garman social arts’ inspiration of the 1960s, especially his curiosity for specific materials and concept of “social ” (3). Beuys, after having experienced a plane accident in 1964, started to work with different materials such as felt, grease, honey, and soil. Introducing these new materials in his creation was absolutely necessary for Beuys, for whom art impacts real life and acts concretely on important social problems. Using these materials and quoting his social sculptural concept signifies the realiza- tion of a social body, associating an individual to the society, organically through art. When Segard takes soil, eggs, wood, carbon, or cotton in his hands, the choice of these elements is unique, for he establishes a precise matter of concern in a social context, through his artistic expression. 2.2. Exhibition “Pharmakon: Medical and Ecological Approaches for Artistic Awareness” To clarify the points I developped above, I would like to show some analysis of art- works I have presented in another experimental practice in the form of an exhibition, focuses on “hygiene” as a notion that is becoming problematic in our daily lives. We explore the etymology of “pharmakon” (poison = remedy) and propose a fresh take on this concept in today’s social/cultural/ethical context, in order to construct a new phenomenology of the human body more appropriate to our modern (post-modern? Or advanced modern condition?) condition. The exhibition Pharmakon“ : medical and ecological approaches to artistic aware- ness” took place in Kyoto (The Terminal Kyoto, Kyoto, Japan) and Osaka (CAS, Osaka, Japan), subsidized by Pola Foundation for Art and the Asahi Journal Foundation from 1st December to 23th December 2017. As a curator of this exhibition, I presented nine artistes; five French artists: Jérémy Segard, Florian Gadenne, Anne-Sophie Yacono, Evor and Akira Inumaru (Japanese artist working in Paris and Rouan, France), as well as three Japanese artists: Tomohito Ishii, Sonomi Hori, and Miho Tanaka. Miki Okubo, the organizer and curator, also presented works in the exhibition.

3 In Joseph Beuys. Is it about a bicycle?, Beuys explains about material use – fat, copper, and felt in his objects and actions: “[…] The fat was for example for me a great discovery because it was a material which could appear as very chaotic and undetermined into a movement for finish in a geometric context. I also had three fields of power and, then, one idea of the sculpture. It was the power in a chaotic condition, in a condition of movement and form. And these three elements, form, movement and chaos were undetermined energies from which is derived my theory of the sculpture and the human psychology as power of thinking and sensibility; and I found that it was at this point where the adequate schema for understanding all social problems. It also involved organically the issue of social body, of individual humanity, of the sculpture and the art themselves. I needed the way of expression. I had already fat. In addition, I needed a quick element, material carrying electricity, it was the copper. And then I needed other things for isolating such sectors from others and I used therefore felt. Hence, we can say that it was the first concept of energy… but it is also a sort of anthropology!” (Bernard Lamarche-Vadel, Joseph Beuys. Is it about a bicycle?, Paris, Éditions Marval/Galerie Beaubourg/ Sarenco-Strazzer, 1985). 274 Revue d’Allemagne

The exhibition enables us to tackle the following questions: What are the possible relationships between human activity and human surroundings? What do advanced medical techniques and new technologies mean for human beings who are nothing but another part of nature? These questions are confronted in various ways by the exhibition’s artists, each offering their own unique artistic approach. Since the average person doesn’t possess the technical knowledge necessary to understand what happens in specialized scientific research around advanced medical treatments, decision-making when facing delicate medical situations can be burden- some. Despite this comprehension gap, “medical” and “ecological” issues deeply affect our individual lives, and are commonplace topics familiar to most. Facilitating com- munication by linking exhibition visitors or ordinary people with research, doctors, scientists, or any other experts, can help nourish a better understanding of these com- plex fields that affect human lives so deeply. Creating a basis for this communication to take place will open the door to transdisciplinary research and practices. I consider my challenge to be of an investigative nature, to seek out and encourage dynamic dialogue between artistic and scientific fields, and aesthetic experience, in order to achieve a more global artistic awareness. The shape of a voluminous tower:cellule babélienne (“Babelian cell”), is constituted by different organelles of eukaryotic cells – nuclear, Golgi apparatus, endoplasmic reticulum and ribosomes, mitochondria, and other structures. The tower shape also refers to a pyramid (or other mountainous tombs) or to Laputa; Castle in the Sky, a film realized by Hayao Miyazaki. An island in the sky, called “Laputa” in the film, is inspired at first by one description appeared in the third chapter of Gulliver’s Travels by Jonathan Swift, based on an untraceable text about heaven written by Plato. The tower constituted by different organelles aims at the heaven. It has a central part: the nucleus. Visibly and invisibly, this evolving volume is a veritable host of all element-organelles that blend together with each other, mute, and degenerate. Babel Tower is a metaphor of man’s hubristic pride, deluding himself into belief about his potential- ity up to eternity: God. Even after being dispersed by linguistic incomprehensibility, the human is still proud of himself for the certainty of his sci- ence, mathematics, physics, and cosmology. The worst thing the human has understood due to his tenacious searching about biological modalities is the universality of organelle composition in every eukaryotic cell. It reveals, then, the genetic information as a homogeneous substance com- mon to all terrestrial creatures. Humankind reaches not only impossibility of communica- tion as a result of linguistic division, but also a sort of naïve and obsolete belief in hierarchical thought of an ecological pyramid, whereby homo sapiens is positioned at the top… This creed is Florian Gadenne, naïve and obsolete, because he knows now that at cellule babélienne, 2016 Arts Awareness for new thinking of body 275 the level of genetic information he is practically the same as other vertebral animals, and the composition of organelles is identical within any eukaryotic cells. The Tower of Babel: does it still mean a symbolic impossibility? Babel Tower is a symbol of human pride to reach heaven. This proud self-conscious- ness is associated with the absolute superiority of human beings to any other crea- tures on the planet. Gadenne’s drawing, consisted of organelles of both of animal and vegetal cells, proposes a different perspective concerning the ecological pyramid. The human being is not the only species which reigns above the whole planet, but just an animal composed by eukaryotic cells, just as other species. He interprets God’s intervention by destroying the tower as God’s guidance to bring human beings closer to understanding a harmonious ecology, or how to coexist with other living things instead of ruling them, polluting the Earth, or considering himself as an existence similar to God. In my sense, the point that cancels the hierarchy among creatures, in order to found a better ecology, is extremely important.

Miki Okubo, Placebo Candidates, Undesirable Eects, 2017

Her work, Undesirable Effects, is a type of participative work whereby people are invited to write one undesirable effect of medicine on a tiny piece of paper, after which they put it inside of an empty capsule. Taking medicine is a familiar act when being in ill, and we habitually take some pills before or after meals. Some medicines demand a medical prescription, and others available over the counter. If you take a look at their instruction manual, you must be surprised at the list of a number of possible second- ary effects (side effects), which are unwanted. These effects can range from relatively common effects such as sleepiness, nausea, upset stomach, and itching, to graver con- sequences like allergic reactions and any other strong impact causing the death. We see any potential symptoms on the instruction manual with statistic information such as probability. Could we still feel reassured of the medicine’s safety, even if the effects are very rare? The way of defining “side effect” of course depends on what we look for. 276 Revue d’Allemagne

We like to think drugs are designed for exact purposes, however, many of them are not initially targeted in the way that we may hope. As a famous example, sildenafil, sold as the brand name Viagra, is a medication used to treat erectile dysfunction and pulmonary arterial hypertension. It was Pfizer, a drug company, that was looking for something for relaxing blood vessels. When Pfizer was about to abandon further trials, thanks to trial volunteers’ witness, scientists discovered an unusual side effect – lots of erections. Among medications we benefit today, many of them used to be discovered for completely different purposes. We don’t always know what the medicine can cause when we take it into our body, and there is too long of a list to know all potential effects noticed in the instruction manual. This installation shows a mountain of capsules enveloping unwanted effects, written on minuscule paper, an artwork that brings us to reconsider what we absorb in our body. Placebo Candidates is also installation work consisting of a small bottle filled with different “placebo candidates,” white and colored powder, unknown liquid, and min- ute grains. They are substances that she proposes as potential placebos. The placebo effect refers to some psychological phenomenon in which the recipient perceives an improvement in condition due to personal expectations, rather than the treatment itself. A placebo, derived from Latin origin, means “I shall please,” and it is therefore a substance or treatment with no active therapeutic effect. In medical research, pla- cebos have played important methodological roles, because instead of giving patients any substance which potentially provoke unwanted effects or more or less weary their body, placebo usage can be hopeful for improving a physical state without giving any damages. The concept of this work reminds us of the importance of our natural physical resistance and the force of positive beliefs. Thinking has an important role in changing our body condition; the placebo effect proves perception and the brain’s role in physical health.

Conclusion: Living or Living Better? Our body is a recipient, a tube, that is a great “hole” through which materials pass, in which they are absorbed and assimilated. Indeed, the recipient possesses two aspects: inside and outside. Its inside wraps contents, its outside protects what is inside. The human body therefore shares this principle: the outside (membrane, skin, muscle, hair, etc.) protects his inside (blood, bodily liquid, organs, guts, blood vessels, brain, etc.). The inside more or less “visible” in the case of a pot is naturally “invisible” in the case of a human body. We cannot visually know exactly what is inside (its colors, textures), and nor how our body work in concrete ways. All things in medical rooms are a disruption of this common meaning apropos of the inside-outside of body. A chirurgical intervention can make us discover our bloody inside, which should seem to us be “impressive.” When we look at a piece of an excised organ, or when our doctor let us see a radiographic or echographic images, we are upset by the “unknown” visual of our own body. If advanced medical methods such as personalized medicine gives us anxiousness in spite of hope, as well as extraordinary advantage, it is because this new apparatus can turn our body into “a foreign body”, which is controllable, yet intangible, far from our actual physical existence. One day, when precise measurement technologies prevent us Arts Awareness for new thinking of body 277 from getting any potential diseases because personal DNA analyses will be perfectly implemented, all of us will survive until the end of our possible lifetime unless we are not killed in an accident. At that time, everyone must search to live a happy life, not just a long life forced into longevity by advanced technologies, nor obligated to live a stable life given by developed medicine, but we have to live better, that is, live happy from our own will, our own desire, in order to benefit and appreciate the pleasure of life. Indeed, thinking about all questions treated above can help us to direct toward a good path bringing us to a happy life.

Bibliography Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972. Lucien Sfez, La santé parfaite – Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995. Bernard Stiegler, Pharmakon, pharmacologie, Ars Industrialis, http://arsindustrialis.org. Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.

Catalogues Miki Okubo et Jérémy Segard, Vivre ou vivre mieux ?, Lotokoro, 2014. La toilette – Naissance de l’intime, Musée Marmottan Monet, Éditions Hazan, 2015. L’UN L’AUTRE, Lotokoro, 2016.

Abstract This article focuses on my experimental practices and research on the possibilities of “arts awareness”, through medical and ecological approaches for public understanding of “good health”, “hygiene in life” and “sanitation”, as well as social/ethical/cultural contributions from artistic activities that have made particular medical methods com- prehensible for a public audience. At first, I present the points I consider as alarming situations, observed in today’s social life, and then explain which phenomena or people’s practices are worrisome. To develop my argument, I will then introduce two key notions in my theoretical and practical research: the notion of “hygiene” and “pharmakon”. Different examples of aesthetic experimentation will be introduced. The first one: “live or live better” (“Vivre ou vivre mieux?”) is a project conceived by Jérémy Segard, a French artist who collaborates with different health institutions in Nantes, France, whose art- work concept is deeply influenced by Joseph Beuys. I participated in this project as a writer for thinking of the signification of the personalized medicine as well as its prob- lematic in practical applications. The second project bears the very title “Pharmakon”; it is an exhibition curated by myself, that took place during the same period in December 2017 in Kyoto and Osaka. In introducing concepts from these experimental practices, I analyze how these realized projects belong in academic, artistic, and practical contexts. It is time to reconsider and study a new ecology more appropriate to our actual mode of existence on the Planet. And, I believe that in such an interdisciplinary field our unique medical and ecological approaches for “art awareness” can contribute to deepen- ing considerations on this topic. 278 Revue d’Allemagne

Résumé Cet article met en lumière mes pratiques et mes recherches expérimentales sur les différentes formes de « sensibilisation artistique », à travers des approches médicales et écologiques ayant pour but une compréhension générale de la notion de « bonne santé », d’« hygiène de vie » et de « soins », ainsi que des contributions sociales/éthiques/culturelles des activités artistiques liées aux domaines particuliers tels que la médecine et l’éco- logie. Je mentionnerai tout d’abord certains phénomènes observés dans notre société, considérés comme inquiétants. Afin de développer mon argument, j’introduirai deux notions clés dans mes recherches théoriques et pratiques : « hygiène » et « pharmakon ». Différentes expérimentations esthétiques seront introduites. La première : « Vivre ou vivre mieux ? » est un projet conçu par Jérémy Segard, artiste français collaborant avec différentes institutions de la santé à Nantes ; son travail artistique est profondément influencé par Joseph Beuys. Ma participation à ce projet comme auteur était de réflé- chir à la signification de la médecine personnalisée ainsi qu’aux problématiques liées à son application pratique. La seconde expérimentation intitulée « pharmakon » est une exposition que j’ai organisée à Kyoto et Osaka en décembre 2017. En introduisant ces concepts et ces pratiques, j’énonce comment ces projets se sont réalisés académiquement, artistiquement et socialement. Il est temps de reconsidérer et de fonder une nouvelle écologie plus appropriée à notre mode d’existence au sein de la société et de l’environnement actuels. Je crois en une possible contribution des approches interdisciplinaires que sont la médecine et l’écologie pour une « sensibilisation artistique » ainsi qu’une meilleure compréhension publique sur le sujet. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 279 T. 50, 2-2018

Nachhaltigkeit und Methodik: Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln Zugleich zur Findung wirksamer Politikinstrumente mittels multimethodischer qualitativer Governance-Analyse

Felix Ekardt *

1. Problemstellung Wie genau findet man eigentlich heraus, was Menschen antreibt? Wie kann man etwas darüber wissen, was Gesellschaften und Menschen bewegt? Dies ist eine der zentralen, wenn nicht gar die zentrale Frage der Humanwissenschaften, soweit sie sich mit menschlichem Verhalten und ergo mit der menschlichen Interaktion beschäfti- gen. Thesen und Hypothesen dazu gibt es seit den klassischen Schriften der Weltre- ligionen, doch wie lässt sich gesichertes Wissen dazu erlangen? Gerade das Streben nach Nachhaltigkeit – also nach dauerhaft und global durchhaltbaren Lebens- und Wirtschaftsweisen – und sein relatives Scheitern gemessen an der Größe der Heraus- forderungen etwa in puncto Klimawandel, Biodiversitätsverluste, Bodendegradation oder gestörte Stickstoffkreisläufe wirft die Frage auf, wie man menschliches Handeln und eben auch menschliches Untätigbleiben (1) erklären kann. Das betrifft Menschen in Zivilgesellschaft, Politik, Unternehmen oder Nichtregierungsorganisationen

* Prof. Dr. Dr. Felix Ekardt, LL.M., M.A. leitet die Forschungsstelle Nachhaltigkeit und Klimapolitik in Leipzig und Berlin (www.nachhaltigkeit-gerechtigkeit-klima.de) und lehrt Öffentliches Recht und Rechtsphilosophie an der Universität Rostock. Der Verfasser dankt Antonia Sladek, B.A. für Zuarbei- ten und Diskussionen speziell zur ethnologischen Perspektive. Der Text entstand innerhalb der Pro- jekte InnoSoilPhos (zum effizienteren Umgang mit Phosphor) und Bioacid (zur Ozeanversauerung), in denen jeweils langjährig große Forschungsverbünde vom BMBF gefördert werden und konkret Governance-Optionen ermittelt werden. 1 Zu diesem mit aktuellen Daten zum ökologischen Fußabdruck, vgl. Umweltbundesamt, Repräsen- tative Erhebung von Pro-Kopf-Verbräuchen natürlicher Ressourcen in Deutschland (nach Bevölkerungs- gruppen), Dessau-Roßlau, 2016 sowie Felix Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit. Ethische, rechtliche, politische und transformative Zugänge – am Beispiel von Klimawandel, Ressourcenknappheit und Welthandel, Baden-Baden, 2016, § 1 B. 280 Revue d’Allemagne gleichermaßen. Dies ist nicht nur eine inhaltliche Frage danach, wie verschiedene Verhaltensantriebe wie Wissen, Eigennutzenkalküle, Werthaltungen, Gefühle, Nor- malitätsvorstellungen oder Pfadabhängigkeiten – und hinter allen Faktoren stehend kulturelle (einschließlich ökonomischer) sowie soziobiologische Aspekte – in unse- rem Verhalten zusammenwirken und prägend wirken (2). Es besteht dem vorgelagert auch die große und schwierige methodische Frage, wie man über menschliche Verhal- tensantriebe überhaupt etwas erfahren kann. Diese Frage bildet den Kerngegenstand des vorliegenden Beitrags (3). Damit verbunden (etwas weniger umfangreich, da zentral auf die erste Frage aufbauend) wird vorliegend einer zweiten Frage nachgegangen: der Frage, wie man methodisch wirksame politisch-rechtliche Maßnahmen für sozialen Wandel identifi- ziert. Auch dies geschieht am Beispiel von Nachhaltigkeitsfragen, und auch insoweit ist die eigentliche inhaltliche Frage, welche Instrumente dies sein könnten, andern- orts öfter Gegenstand gewesen (4). Insoweit geht es kurz gesagt um eine multimethodi- sche qualitative Governance-Analyse. Der Verhaltens- und der Governance-Analyse vorgelagert impliziert der vorliegende Beitrag außerdem einige Klarstellungen zur Erkenntnistheorie auf, die für die beiden anderen Fragen eine Bedeutung haben, aber im allgemeinen Wissenschaftsdiskurs (und auch im Nachhaltigkeitsdiskurs) meist keine oder eine zu hinterfragende Behandlung erfahren; ihnen wird jedoch nur mit einer kurzen Klarstellung nachgegangen. Governance wird vorliegend synonym mit Steuerung gebraucht, also als Frage nach den wirksamen Maßnahmen und konkret politisch-rechtlichen Instrumenten zur Erreichung jeweils vorausgesetzter Ziele (Governance wird hier also nicht – wie gelegentlich – auf spezifisch selbstregulative Vorgänge beschränkt, und auch Good Governance im Sinne eines normativen Systems liberal-demokratischer Grundprinzipien ist vorliegend nicht gemeint (5)). Anders als in vielen heutigen Abhandlungen richtet sich der Blick bei der Verhal- tensanalyse und auch ansonsten nicht umstandslos auf naturwissenschaftsanalog konzipierte Methoden wie die Befragung (seien sie quantitativ oder qualitativ ange- legt) und auch nicht auf Experimente wie etwa jene der Spieltheorie oder auch in Gestalt sogenannter Reallabore oder sogenannter Fallstudien. Vielmehr sollen deren Grenzen thematisiert und ergänzend eine – auch in der Nachhaltigkeitsforschung – weitgehend unbeachtete und auch sonst von vielen verhaltenswissenschaftlichen Disziplinen wie Ökonomik, Psychologie, Soziobiologie, Kulturwissenschaft, Sozio- logie, Geschichtswissenschaft und Erziehungswissenschaft meist nur am Rande

2 Näher analysiert bei vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2 sowie Felix Ekardt, Wir können uns ändern. Gesellschaftlicher Wandel jenseits von Kapitalismuskritik und Revolution, München, 2017. 3 Aufbauend auch auf die kurze Erwähnung in vgl. Felix Ekardt, „Suffizienz: Politikinstrumente, Grenzen von Technik und Wachstum und die schwierige Rolle des guten Lebens“, in: Benjamin Gör- gen, Matthias Grundmann, Dieter Hoffmeister, Björn Wendt (Hg.), Soziologie und Nachhaltig- keit, 2015, https://www.uni-muenster.de/Ejournals/index.php/sun/article/view/1755. 4 Zusammenfassend vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1). 5 Konfusionen um die Begriffe Steuerung und Governance finden sich bei vgl. Jan Philipp Schaefer, Die Umgestaltung des Verwaltungsrechts. Kontroversen reformorientierter Verwaltungsrechtswissen- schaft, Tübingen, 2016. Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 281 wahrgenommene Methode stärker fokussiert werden. Gemeint ist die teilnehmende Beobachtung, die zwar kaum in den genannten Disziplinen, wohl aber in der Ethno- logie und der Religionswissenschaft in den letzten gut hundert Jahren immer wieder zur Anwendung kam, gelegentlich aber auch in anderen Disziplinen wie der Human- geographie, der Entwicklungswissenschaft oder der Sozialen Arbeit (6). Sowohl in der erkenntnistheoretischen Grundlegung als auch in der verhaltenswissenschaftlichen Methodik kommt es damit im Folgenden zu einer Kritik des seit der Aufklärung oft vorherrschenden und vor allem über die Naturwissenschaften konstant perpetuierten Empirismus, der nicht Normen, sondern allein Fakten, und zwar zählbare und repro- duzierbare, zum objektiv fassbaren Erkenntnisgegenstand erklärt (7). Mit einer Kritik am empiristischen – besonders, aber nicht nur in den Naturwis- senschaften beliebten – Paradigma kann man mitunter Missverständnisse erzeugen und sich falsche Freunde machen. Hinter einer kritischen Betrachtung empiristischer Perspektiven wird häufig eine postmoderne, aber jedenfalls irgendeine subjektivis- tische erkenntnistheoretische Position vermutet, die Fakten und Normen für nicht objektiv erkennbar hält. Oder es wird vermutet, man wolle geltend machen, dass humanwissenschaftliche Forschung eben zwangsläufig normativ sei, dass Fakten per se objektiv und Normen per se subjektiv seien – und dass speziell die Nachhaltig- keitsforschung, da sie doch politische Vorschläge unterbreite, zwangsläufig normativ sei. All dies wird hier gerade nicht impliziert (8). Kurz gesagt: Eine Verhaltens- und Nachhaltigkeitsforschung, die sich (unter postmodernen, ethnologischen, feministi- schen oder noch anderen Vorzeichen) als Kritik der Möglichkeit von Objektivität als vermeintlich bloßes Herrschaftsinstrument verstehen würde, könnte eine Kritik mit allgemeinem Anspruch wieder nur dann formuliert werden, wenn sie selbst Objekti- vität in Anspruch nimmt und sich damit logisch selbst aufhebt (so wichtig es ucha sein dürfte, drohende – menschentypische – Subjektivierungen aufzuspüren, doch genau dieses Aufspüren ist wiederum nur am Maßstab der Objektivität denkbar, weil sonst gar nicht ermittelbar wäre, was „subjektiv“ ist; und generell darf auch nicht die Genese mit der Geltung einer Aussage verwechselt werden). Am Wunsch nach einer „Kritik

6 Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific. An Account of Native Enterprise and Adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea, London, 1932, https://ia802703. us.archive.org/3/items/argonautsofthewe032976mbp/argonautsofthewe032976mbp.pdf; H. Russell Bernard, „Participant Observation“, in: Ders., Research Methods in Anthropology. Qualitative and Quantitative Approaches, London, 1994, S. 136-164; Charlotte Aull Davies, Reflexive Ethnography. A guide to researching selves and others, London, 2008; Karen O’Reilly, Ethnographic Methods, London, 2012, S. 25; Antonius Robben, Jeffrey Sluka,Ethnographic Fieldwork. An Anthropological Reader, Malden, 2012. 7 Breiter angelegt dazu vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1); Felix Ekardt, Ökonomi- sche Bewertung – Kosten-Nutzen-Analyse – ökonomische Ethik. Eine Kritik am Beispiel Klimaschutz – zugleich zu Zahlen im Nachhaltigkeitsdiskurs, Marburg, 2018, widerlegt speziell den Versuch – in Gestalt der Kosten-Nutzen-Analyse respektive ökonomischen Bewertung –, normative respektive Sollensfragen zu Fragen der quantifizierenden Abwägung konkurrierender rein faktischer Präferen- zen zu machen. Dieser Ansatz weist bei genauer Betrachtung unlösbare Anwendungsprobleme auf, verfolgt einen ethisch unhaltbaren Grundansatz und kollidiert rechtlich mit den Grundprinzipien liberal-demokratischer Ordnungen. 8 Dagegen und auch zu den folgenden Punkten ausführlich, vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1). 282 Revue d’Allemagne der Machtverhältnisse“ ist ferner zu bemerken, dass jene Kritik normative Maßstäbe (die außerdem wieder die Möglichkeit von Objektivität voraussetzen) an den deskrip- tiven Gegenstand heranträgt und latent beides vermischt.

2. Teilnehmende Beobachtung: ergänzend zu empiristischen (qualitativen und quantitativen) Analysemethoden der Verhaltensforschung notwendig? Selbst wenn man Objektivität in der Faktenfindung grundsätzlich für möglich erachtet, bleibt es methodisch eine große Herausforderung, Verhalten zu erklären, also die Verhaltensantriebe von Bürgern, Politikern, Unternehmern usw. objektiv zu ermitteln (und später darauf dann Governance-Analysen aufzubauen). Unter dem Einfluss insbesondere der Ökonomik, aber auch aktueller Tendenzen in der Psycho- logie dominiert seit einiger Zeit die Vorstellung, Verhaltensforschung müsste per se naturwissenschaftsanalog vorgehen. Das heißt dann: Forschungsergebnisse sollen reproduzierbar und quantifizierbar sein (9). Um dies zu ermöglichen, führt besonders die Ökonomik spieltheoretische Experimente durch. Darin werden, wie der Name schon sagt, reale Verhaltenssituationen durchgespielt; es wird beispielsweise die klimawandelbezogene Motivation Handelnder durch spielerische Arrangements in Laborsituationen betrachtet, indem man Klimakonferenzen oder alltägliche Konsu- mentscheidungen nachspielt. Ebenso können auf solch einer Grundlage, ergänzt um viele wirtschafts-, sozial- und naturwissenschaftliche Daten, komplexe Szenarien ent- stehen, wie es z.B. mit dem Klimaschutz weitergehen könnte. Dagegen versprechen sich viele Forschende der Soziologie und Politologie mehr davon, Leute zu befragen – sei es in großer Zahl mit Fragebögen oder eher mit einer kleinen Zahl von Befragten in ausführlichen, mehr oder minder frei gestalteten Interviews (10). Der Fokus auf zählbare und reproduzierbare Fakten ist, wie bereits anklang, ein Kind des philosophischen Empirismus seit dem 17. Jahrhundert (11). In Wirklichkeit ist es keineswegs philosophisch selbstverständlich, allein Fakten (und nicht Normen) als Gegenstand rationalen Nachdenkens anzuerkennen, wie bereits zur Sprache kam. Wichtiger für den vorliegenden Beitrag ist jedoch die andere Stoßrichtung einer Kritik am Empirismus: nämlich dass man über menschliches Verhalten und über Wandel durch Experimente und Befragungen möglicherweise zu wenig erfährt.

9 Exemplarisch vgl. Oliver Musshoff, Norbert Hirschauer, „Bereitstellung ökosystemarer Dienst- leistungen“, Zeitschrift für Umweltpolitik und Umweltrecht, 2011, S. 437-460; Wolfgang Buchholz, Wolfgang Peters, Aneta Ufert, „Spielräume für uni- und multilateralen Klimaschutz“, Zeitschrift für Umweltpolitik und Umweltrecht, 2014, S. 326-350; kritisch dazu vgl. Christian Schubert, „Mehr Psychologie wagen. Warum eine psychologisch informierte VWL gute Argumente gegen staatli- chen Interventionismus liefert“, Wirtschaftliche Freiheit, 2015, http://wirtschaftlichefreiheit.de/ wordpress/?p=1805; Fabian Scheidler, Das Ende der Megamaschine. Geschichte einer scheiternden Zivilisation, Wien, 2015, S. 106ff.; Ingmar Lippert, „Extended Carbon Cognition as a Machine“, Com- putational Culture, 2011, http://computationalculture.net/article/extended-carbon-cognition. 10 Experimente mit Wissenschaft weitgehend gleichsetzend, vgl. Guido Canigilia u.a., „Experiments and evidence in sustainability science: A typology“, Journal of Cleaner Production, 2017, S. 1-9. 11 Ausführlich dazu vgl. F. Ekardt, Ökonomische Bewertung (Anm. 7); zur weiteren Kritik von Beob- achtungen und Experimenten, schon vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 1 D. III. 2.; F. Ekardt, Wir können uns ändern (Anm. 2). Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 283

Wenn man wissen will, wie Individuen und Gesellschaften sich wandeln (Verhal- tensforschung) und wie Menschen z.B. auf bestimmte neu konzipierte politische Maß- nahmen reagieren werden (Governance-Forschung), muss man ihr Verhalten kennen. Diese Kenntnisnahme müsste grundsätzlich in einer Weise ablaufen, dass mit dem Akt der Kenntnisnahme nicht das Verhalten schon verfälscht wird, etwa weil sich die Beobachteten anders zu verhalten beginnen, weil sie sich beobachtet fühlen. Ferner muss man nicht nur das Verhalten an sich, sondern auch seine Motive oder Ursachen erkennen, um tatsächlich Verhalten durch Governance-Optionen beeinflussen zu können und vollständig zu verstehen. Menschliche Motive sind jedoch nicht irgendwo in der äußeren Realität sichtbar. Ebenso ist die Kausalität zwischen Motiven und dem realen Verhalten, auch wenn sie genau wie die Motive zur Welt der Fakten gehört, als solche nicht sichtbar. Wenn Verhalten und Wandel verstanden werden sollen, wird es deshalb häufig um Rückschlüsse gehen: aus dem Verhalten auf die Motive sowie von Verhalten und Moti- ven auf die Kausalität. Mit einem philosophischen Begriff kann man das einen Schluss auf die beste Erklärung nennen (12). Ob die Handelnden in einem spieltheoretischen Experiment aus Motiven wie Eigennutzen, altruistischen Werthaltungen, unbewuss- ten Vorstellungen davon, was als normal zu gelten habe oder aus noch anderen Moti- ven handelt, sieht man dem Verhalten als solchem nicht an. Auch dass beispielsweise Teilnehmende eines Experiments die Option wählen, die ihnen ökonomische Vorteile bringt, zeigt nicht abschließend, dass allein Eigennutzen und bewusste Kalkulation die Motive waren. Es können weitere Motive vorhanden sein. Statistisch ausgedrückt: Die Korrelation von zwei Faktoren muss noch nicht besagen, dass dies die einzigen aufeinander einwirkenden Faktoren sind (13). Die damit aufgemachten Probleme sind grundsätzlicher Art, und sie gelten für Experimente und Befragungen – ob nun quantitativ von vielen Leuten oder qualitativ in Interviews von wenigen Leuten – im Großen und Ganzen gleichermaßen (14). Ein offenkundiges Problem von Befragungen ist, dass die Antworten das Verhalten und die Motive oft nicht vollständig oder nicht wahrheitsgemäß widerspiegeln – etwa eilw

12 Dazu vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 1 D. II.: Wobei jedoch das Kriterium für „beste“ Erklärung abstrakt ähnlich schwierig zu formulieren ist wie das für „Korrespondenz“ bei der Korrespondenztheorie der Wahrheit, so sehr die Möglichkeit objektiver Wahrheit auch logisch unhintergehbar ist (denn wer die Möglichkeit von Wahrheit bestreitet, kann auch für dieses Bestreiten per se keine Wahrheit in Anspruch nehmen). 13 Vgl. Daniel Otto, Potenziale und Grenzen von epistemic communities. Eine Analyse des Weltklimara- tes und der Klimarahmenkonvention, Münster, 2015, S. 145ff., übergeht dies, wenn er die mangelhafte Klimapolitik von US-Regierungen allein auf deren Zweifel am Vorliegen eines Klimawandels, also auf die subjektive Überformung von Wissen, zurückführt; unklar auch vgl. Hanjo Hamann, Evidenzba- sierte Jurisprudenz. Methoden empirischer Forschung und ihr Erkenntniswert für das Recht am Beispiel des Gesellschaftsrechts, Tübingen, 2014, 142ff. 14 Cum grano salis Matthias Meyer, „Überlegungen zur Rationalität institutionenökonomischer Modelle“, in: Anne van Aaken, Stefanie Schmid-Lübbert (Hg.), Beiträge zur ökonomischen Theo- rie im Öffentlichen Recht, Wiesbaden, 2003, S. 149-170; H. Hamann, Evidenzbasierte Jurisprudenz (Anm. 13), S. 250f; F. Scheidler, Das Ende der Megamaschine (Anm. 9), S. 106ff.; F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 1 D. III. 2.; unberücksichtigt bei vgl. Daniel Lang, Horst Rode, Henrik von Wehrden, „Methoden und Methodologie in den Nachhaltigkeitswissenschaften“, in: Harald Heinrichs, Gerd Michelsen (Hg.), Nachhaltigkeitswissenschaften, Heidelberg, 2014, S. 115-135. 284 Revue d’Allemagne das eigene Handeln und seine sozialen Bedingungen nicht immer bewusst reflektiert werden können (15). Dazu kommen weitere verfälschende Faktoren wie der Wunsch, den Interviewenden zu gefallen, die Erwartungen zu treffen und mit sozialen Konven- tionen in Übereinstimmung zu bleiben. Auch die Art der Fragen und der Gesprächs- kontext präformieren häufig die möglichen Antworten. Geht es in einer Befragung etwa um Umweltschutz, wird dieser damit von vornherein als relevant und sozial erwünscht gelabelt. Allein schon durch dieses aktive Thematisieren einer Frage wer- den Verhalten und Motive in erheblicher Weise überformt – die Leute erscheinen dadurch, salopp gesagt, mehr öko, als sie tatsächlich sind. Solche Probleme kann man durch die Befragungstechnik minimieren, aber kaum ausschalten. Außerdem ziehen bei der Frage nach Motiven und bei der Vielfalt von alltäglichen Einzelhandlungen vom Essen über die Fortbewegung bis hin zum Wohnen, die nachhaltigkeitsbezo- gen relevant wären, deren Komplexität und mögliche (zeitweiliger oder ständiger) Unbewusstheit des jeweiligen Motivs deutliche Grenzen (16). Es kann ferner Fehlvor- stellungen über das eigene Verhalten und dessen Motive geben, die auf emotionalen Mechanismen wie Verdrängung beruhen (17): Zufriedenheit mit der Ehe war größer bei regelmäßig befragten Paaren als bei seltener Interviewten; Abtreibung wurde eher gegenüber der Interviewerin als dem Interviewer angesprochen. Insofern kann man die in der Umweltsoziologie gängigen Studien (18) als etwas optimistisch empfinden, wenn sie Umweltbewusstsein durch Befragung ermitteln wollen – also Fakten und Werthaltungen, womit sonstige weniger greifbare Motive unter den Tisch fallen (und selbst die Aussagen zu Werthaltungen aus den diversen aufgelisteten Gründen sehr mit Vorsicht zu genießen sind) – und ggf. auch das Verhalten der Probanden auf glei- che Weise erheben wollen. Erhebt man Befragungen streng quantitativ, macht man also echte Statistiken, kom- men weitere verfälschende Faktoren hinzu. So ist die Zufallsauswahl der Befragten oft nicht repräsentativ. Zudem sind bestimmte Bevölkerungsgruppen (vor allem Ältere) leichter über Anrufe auf dem Festnetztelefon erreichbar als andere. Und auch voran- gegangene Befragungen beeinflussen die Äußerungen, etwa wenn die Befragten wis- sen, dass zuletzt ein bestimmtes Ergebnis bei einer ähnlichen Befragung erzielt wurde. Selbst wenn trotz all dieser Faktoren – was bereits recht unwahrscheinlich sein dürfte – die Befragten weitestgehend wahrheitsgemäß antwortet, stellt sich das zusätzliche Problem des Auseinanderfallens von Einstellung und Verhalten. Befragungen können direkt Verhalten und seine (ggf. vorgeblichen oder vermeintlichen) Motive erfragen, sie können aber auch Einstellungen wie etwa die Haltung zum Umweltschutz erfragen und

15 Udo Kelle, „Integration qualitativer und quantitativer Methoden“, in: Udo Kuckartz u.a. (Hg.), Qualitative Datenanalyse, Wiesbaden, 2007, S. 63; F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 1 D. III. 2. 16 Zu aktuellen psychologischen Debatten des Unbewussten, vgl. auch Matthias Kettner, Wolfgang Mertens, Reflexionen über das Unbewusste. Philosophie und Psychologie im Dialog, Göttingen, 2010, S. 7ff., 77ff. und 109ff. 17 Zu den verschiedenen Friktionen, vgl. auch Raymond M. Lee, Unobtrusive methods in social research, Buckingham, 2000; F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), §§ 1 D. III. 2., 2 C.-D. 18 Wie etwa vgl. Dieter Hoffmeister, Björn Wendt, Luigi Droste, Nachhaltigkeit in Münster. Studie- rende und Normalbürger – Ressource für eine zukunftsfähige Stadtentwicklung?, Münster, 2014. Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 285 daraus das mögliche Verhalten gegenüber einer stärkeren Umweltpolitik abzuleiten ver- suchen. Letzteres scheitert wegen des gerade umweltbezogenen, letztlich aber allgemein- menschlichen Gaps zwischen Einstellung und Verhalten und oftmals auch zwischen verschiedenen gleichzeitig vorhandenen, sich aber widersprechenden Einstellungen (19). Dennoch müssen die damit erheblichen und nicht grundsätzlich ausräumbaren Friktionen nicht zwangsläufig zu der Konsequenz führen, sich der Methode der quan- titativen oder qualitativen Befragung gar nicht mehr zu bedienen. Es kann z.B. Fragen geben, bei denen die Neigung gering ist, einer Interviewer- oder Gesellschaftserwar- tung nachzugeben. Zudem haben Befragungen gerade in quantitativer Ausführung das Potenzial, strukturelle Zusammenhänge und breite Meinungsspektren zu adres- sieren. Im Lichte der beschriebenen Probleme erscheinen sie jedoch primär dann interessant, wenn sie mit weiteren, nachstehend näher zu entwickelnden Zugängen kombiniert werden. Bevor dem nachgegangen wird, ist jedoch auf den zweiten verbrei- teten empiristischen Methodenansatz einzugehen. Im Grundsatz gelten die zu Befragungen vorgetragenen Einwände nämlich auch für Experimente, mögen es die genannten spieltheoretischen Anordnungen oder soge- nannte Real-World Laboratories sein wie etwa das Durchspielen eines ressourcenarmen Lebensstils für eine gewisse Zeit im realen Leben (20). So beeinflussen auch hier soziale Erwünschtheiten und die Anwesenheit von Beobachtern die Versuchspersonen, was sich bereits bei den sogenannten Hawthrone-Studien in den 1930er Jahren zeigte: Die Teilnehmenden verbesserten ihre Arbeitsleistung nicht wie angenommen aufgrund von veränderten Lichtbedingungen, sondern wegen der Anwesenheit der Beobachtenden (21). Hinzu kommt, dass die Übersetzung der meist hochkomplexen Wirklichkeit (in puncto Ausgangssituation und Handlungsoptionen) in ein notgedrungen reduktionistisches Experiment kaum gelingen kann; dieses weist außerdem einen fiktiven Charakter auf. Man stelle sich z.B. eine spieltheoretische Situation vor, in der die hochkomple- xen globalen Klimaverhandlungen nachgespielt werden (22). Weder können die sozialen Erwünschtheiten und Beobachtererwartungen ausgeblendet werden, noch kann das

19 Zum Umgang mit kognitiven Dissonanzen näher, vgl. Susanne Stoll-Kleemann, Tim O’Riordan, Carlo Jaeger, „The psychology of denial concerning climate mitigation measures: evidence from Swiss focus groups“, Global Environmental Change, 2001, S. 107ff.; Weyma Lübbe,Verantwortung in komplexen kulturellen Prozessen, Freiburg, 1998; Felix Ekardt, Steuerungsdefizite im Umweltrecht. Ursachen unter besonderer Berücksichtigung des Naturschutzrechts und der Grundrechte – zugleich zur Relevanz religiösen Säkularisats im öffentlichen Recht, Sinzheim, 2001, § 13. 3.; F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2 D. 20 Matthias Gross, Holger Hoffmann-Riem, Wolfgang Krohn, Realexperimente. Ökologische Gestal- tungsprozesse in der Wissensgesellschaft, Bielefeld, 2005, S. 19ff.; kaum problematisiert bei vgl. Martin Nowak, Roger Highfield, Kooperative Intelligenz. Das Erfolgsgeheimnis der Evolution, München, 2013, S. 225ff. 21 R. Lee, Unobtrusive methods (Anm. 17), S. 5. 22 Kritisch vgl. Paula Kivimaa u. a., „Experiments in Climate Governance – Lessons from a Systema- tic Review of Case Studies in Transition Research“, SPRU Working Paper Series, Sussex, 2015, S. 2ff.; affirmativ vgl. Manfred Milinski, Jochem Marotzke, „Das Klimaspiel.arum W scheitern Klima- verhandlungen?“, in: Jochem Marotzke, Martin Stratmann (Hg.), Die Zukunft des Klimas. Neue Erkenntnisse, neue Herausforderungen, München, S. 93-110; siehe auch vgl. Sebastian Bamberg, „Changing environmentally harmful behaviors: A stage model of self-regulated behavioral change“, Journal of Environmental Psychology, 2016, S. 151-160. 286 Revue d’Allemagne

Empfinden der Spieler in einer solchen Konstellation einfach mit der Situation real Han- delnder gleichgesetzt werden, noch erfährt man durch das Beobachten von – zudem auch noch fiktiven – Spielzügen überhaupt direkt etwas über deren Motive. Diese muss man vielmehr erneut aus ihren – fiktiven – Handlungen erschließen. Zwar kann man vermeintlich naturwissenschaftsanalog einzelne experimentelle Bedingungen variieren und dadurch den Einfluss einzelner Faktoren herauszuarbei- ten versuchen. Doch weder Erwünschtheiten noch fiktiver Charakter noch Unter- komplexität verschwinden dadurch. Hinsichtlich des fiktiven Charakters ist es z.B. so, dass in der Realität meist eine derartige Vielzahl von Faktoren auf eine Entscheidung einwirken, dass dies nicht sinnvoll auf eine Versuchssituation heruntergebrochen wer- den kann, dies durch beispielsweise nur drei Faktoren bestimmt ist. Auch wenn man das Experiment – als Reallabor – ins wirkliche Leben verlegt, erledigt sich keines die- ser Probleme. Zwar wird der fiktive Charakter dann etwas geringer. Dennoch bleibt es auch dann etwas grundlegend anderes, ob man nur einmal einen Monat so tut, als würde man ressourcenleicht leben, und zwar unter aufmunternder Beobachtung ökologisch eingestellter Wissenschaftler – oder ob dies tatsächlich dauerhaft so ist. Spätestens bei Reallaboren, letztlich aber auch bei Experimenten zeigt sich außerdem, dass es um die unter empiristischen Vorzeichen angestrebte beliebige Replizierbar- keit humanwissenschaftlicher Experimente deutlich schlechter bestellt ist als in den Naturwissenschaften (erst recht gilt das für qualitative Ansätze). Abschließend zu alledem ein weiteres Beispiel (was hier, da die entsprechenden Versuche noch nicht veröffentlicht sind, nur allgemein umschrieben sei). Der Ver- fasser bringt regelmäßig seine Söhne zur Teilnahme an Kleinkindexperimenten an verschiedenen Leipziger Forschungseinrichtungen (23). Einem aktuellen verhaltens- wissenschaftlichen Dauerthema folgend, wird dort insbesondere ntersucht,u wie kooperativ sich Kleinkinder in bestimmten Situationen verhalten. Dafür werden die Kinder beispielsweise in Ballspiele verwickelt, anhand derer sich dann zeigen soll, wie sehr Menschen miteinander oder gegeneinander agieren. Doch was beweisen solche Befunde wirklich: Ist ein Befund zur Kooperation in einem Ballspiel wirklich geeig- net, den Umfang menschlicher Kooperativität in realen – und weit komplexeren und meist nicht spielerischen – realen Lebenssituationen zu bestimmen? Und was würde man über die Motive der Kooperation erfahren – ob diese etwa dem Beobachter gefal- len soll, eigennützigen Vorteilskalkülen oder vielmehr altruistischen Fairnesserwä- gungen geschuldet ist? Oder ob sie schlicht Normalitätsvorstellungen geschuldet ist, die der Versuchsperson nicht bewusst sind und in ihrem Umfeld einfach unhinter- fragt geteilt werden? Oder ob emotionale Faktoren wie Empathie, der Wunsch nach Anerkennung, Bequemlichkeit oder Gewohnheit eine Rolle spielen (24)? Nichts davon erfährt man wirklich über entsprechende Experimente. Genau solche Informationen wären aber wesentlich, wenn man z.B. im Zuge der Transformation zur Nachhaltig- keit erfahren will, was die Transformation bisher bremst – und auf welche Reaktion neue politische Maßnahmen rechnen müssten.

23 Aufbauend auf Forschungen vgl. Jean Piaget, Die Psychologie des Kindes, Frankfurt am Main, 1981 und Michael Tomasello, Die Ursprünge der menschlichen Kommunikation, Frankfurt am Main, 2009. 24 Zur Gesamtheit möglicher Faktoren, vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2. Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 287

Wie schon bei Befragungen bedeutet auch das zuletzt Gesagte nicht, dass Expe- rimente keine Hinweise auf Verhalten, seine Ursachen und damit die Bedingungen von Wandel geben könnten. Gleichwohl benötigt man aufgrund der genannten ver- zerrenden Effekte weitere Erkenntnisquellen. Vergleichsweise hoch ist ihre Tauglich- keit einzuschätzen, wenn das Setting so gewählt ist, dass das eigentliche Experiment vor den Probanden weitgehend verborgen bleibt wie etwa beim berühmten Milgram- Experiment zur Gehorsamsbereitschaft gegenüber – vermeintlichen – Autoritäten (25). Die geschilderten Friktionen werden nicht nur in vielen Fachdiskursen mehr oder minder übergangen oder zumindest so behandelt, als würden sie Befragungen und Experimenten keine substanziellen Grenzen setzen (26). Sie lösen sich auch nicht, wenn man die aufgeworfenen Methodenfragen der Verhaltensforschung dadurch zu erledigen versucht, dass man wie der wirtschaftswissenschaftliche Mainstream ein einfaches Verhaltensmodell wie den Homo oeconomicus postuliert, also einen stets bewusst kalkulierenden und rein nutzenorientierten – und zwar normalerweise eigennutzenorientierten – Menschen unterstellt. Dieses Modell wird schon in der Ökonomik selbst als unterkomplex erkannt, etwa im Rahmen der Behavioral-Eco- nomics-Forschung (27), auch wenn das Modell gleichzeitig immer weiter Verwendung findet (28). Doch ein unterkomplexes Modell kann keine methodisch gesicherte Ver- haltensermittlung ersetzen. Wenn also Verhalten schwer zu erfassen ist und erst recht die Motive und Kausa- litäten sich primär interpretativ erschließen, erfährt man Wesentliches über Motive, Wandel und oft schon über das Verhalten selbst nur über eine andere, weniger formale Erkenntnisquelle. Gemeint ist die einleitend bereits erwähnte teilnehmende Beob- achtung im Sinne einer möglichst umfangreichen Fremdbeobachtung. Dabei wird aus dem Verhalten auf Motive rückgeschlossen und damit auf die genannten, verfäl- schenden Faktoren, die in der beschriebenen Weise eine quantifizierbare Erkenntnis behindern, reagiert. Gerade bei Nachhaltigkeitsfragen spricht einiges dafür, dass man ohne möglichst unbemerkte – und möglichst häufige und umfassende – Beobachtung nicht auskommt. Denn besonders in diesem gesellschaftlichen Bereich pflegen viele ein sehr umweltfreundliches Selbstbild, welches eben leider mit einem unverändert großen ökologischen Fußabdruck scharf kontrastiert (29). Dem ist jetzt in den beiden folgenden Abschnitten weiter nachzugehen, einschließlich der Frage nach eventuell nötigen weiteren Methoden oder Kontrollschritten.

25 Stanley Milgram, Das Milgram-Experiment. Zur Gehorsamsbereitschaft gegenüber Autorität, Rein- bek, 1982. 26 Exemplarisch die Beiträge in vgl. Ulrike Ostermaier (Hg.), Hochbegabung – Exzellenz – Werte. Posi- tionen in der schulischen Begabtenförderung, Dresden, 2011. 27 Zusammenfassend dargestellt bei vgl. F. Ekardt, Ökonomische Bewertung (Anm. 7). 28 Zu den starken Orthodoxie-Tendenzen in der Ökonomik, vgl. Hartmut Rosa u.a., Weil Kapitalismus sich ändern muss, Wiesbaden, 2014, S. 41ff; Albert Löhr, Eckhard Burkatzki, „Resozialisierung der ökonomischen Rationalität – thematische Einführung“, Jahrbuch Ökonomie und Gesellschaft, 2015, S. 11-50. 29 Zum empirischen Befund, vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2 B. 288 Revue d’Allemagne

3. Teilnehmende Beobachtung, Formalisierungsgrade, Kontrollmechanismen und Wege zu einer integrierten Methodik Teilnehmende Beobachtung meint gemäß dem Methoden-Lexikon für die Sozial- wissenschaften (30) ein Beobachtungsverfahren, bei dem der oder die Beobachtende sich selbst aktiv an dem Geschehen beteiligt, das beobachtet wird, wobei er ggf. per- sönlich bemerkt, häufig aber nicht als gezielter Beobachter bemerkt wird. Die Rede ist damit von einem Zugang, der alltäglich und unbemerkt praktiziert werden kann, sich aber auch stärker an Experimente und Befragungen anlehnen kann, indem man einen klar abgegrenzten Vorgang beobachtet, häufig wiederkehrend, und seine Beob- achtereigenschaft ggf. auch offenlegt. Konzentriert man sich auf äußerlich beobacht- bare Handlungen, führt dies demgemäß zu stärker formalisierten Settings, die dann allerdings wieder vor der Frage stehen, inwieweit das formalisierte Erfassen einiger äußerer Zusammenhänge wirklich etwas über die als solche stets verborgene Moti- vationslage der Beobachteten aussagt – auf die es in der Verhaltensforschung (s.o.) ja gerade ankommt. Da gewissermaßen jede Person an ihren sozialen Interaktionen mindestens informell beobachtend teilnimmt (31), lässt sich diese Form der Erkennt- nisgewinnung auch als ein Kontinuum beschreiben, das bei einfachen Alltagsbeob- achtungen beginnt und bis zu mehrjährigen ethnographischen Beobachtungsstudien reicht. Es kann also ein systematisches Forschungsdesign vorliegen, es kann aber auch wesentlich weniger formell vorgegangen werden. Die beobachtende Person ist vor Ort, nimmt das Geschehen also in seinem natürlichen Umfeld und mithilfe aller Sinne wahr. Die teilnehmende Beobachtung kategorisiert ihren Gegenstand und hält in irgendeiner Weise ihre Ergebnisse fest, wobei das mehr oder weniger systematisch erfolgen kann (32). Es kann sich dabei auch um echte zufällige Alltagsbeobachtungen wie z.B. das Kauf- verhalten und Gespräche in Lebensmittelgeschäften, aber auch Selbstbeobachtungen wie etwa Gedankengänge beim eigenen Einkauf handeln. Ziel ist eine detaillierte, tief- gehende Beschreibung und Interpretation von sozialen Phänomenen mit Rücksicht auf ihre Vielschichtigkeit und Widersprüchlichkeit (33). Dabei beschränken sich solche Felder nicht wie ursprünglich in der Ethnologie auf tribale oder bäuerliche Gemein- schaften; stattdessen kann jedes vorstellbare kulturelle Setting ethnographisch

30 Rainer Diaz-Bone, Christoph Weischer, Methoden-Lexikon für die Sozialwissenschaften, Heidel- berg, 2015, S. 40, http://link.springer.com/book/10.1007%2F978-3-531-18889-8; siehe auch vgl. Georg Breidenstein u.a., Ethnografie. Die Praxis der Feldforschung, Konstanz, 2015. 31 Vgl. Kathleen M. DeWalt, Billie DeWalt, Participant Observation. A Guide for Fieldworkers, Walnut Creek, 2002, S. 1, beschreiben dies am Beispiel des Versuchs, in einer Ansammlung von Menschen Anschluss zu finden, denen man fremd ist und die sich alle zu kennen oder zumindest zu verstehen scheinen. Um sich an ihren Gesprächen zu beteiligen, wird man zunächst ihr äußeres Erscheinungs- bild und Auftreten beobachten und versuchen, die Themen und z.B. den Grad der Formalität ihrer Konversationen herauszuhören. 32 Siehe einerseits vgl. G. Breidenstein u.a., Ethnografie(Anm. 30); und andererseits vgl. Bettina Beer, „Systematische Beobachtung“, in: dies. (Hg.), Methoden und Techniken der Feldforschung, Berlin, 2003, S. 129ff. 33 G. Breidenstein u.a., Ethnografie(Anm. 30), S. 8f.; Wolfgang Kaschuba, Einführung in die Europä- ische Ethnologie, München, 2012, S. 208. Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 289 erkundet werden (34). Die auch als Ethnographien (35) bezeichneten umfassenden Beob- achtungen, die es in der einen oder anderen Form schon seit der Antike gibt (36), wollen soziales Handeln so untersuchen, wie es sich in seiner alltäglichen Umgebung, in kon- kreten Kontexten entfaltet (37). Übergreifende Intention im Sinne möglichst authenti- scher Ergebnisse ist es also, Verhalten nicht unter Laborbedingungen, sondern in den „natürlichen“ Handlungskontexten zu beobachten (38). Die Chancen dieses Zugangs werden an einem Beispiel noch besser verständlich (39). Erfragt man bei Menschen Werthaltungen in puncto Nachhaltigkeit oder führt man dazu Experimente durch, so zeigen diese regelmäßig starke ökologische Werthaltungen und auch einen guten Fakten-Informationsstand zum Thema. Gleichzeitig zeigt der aus der gesamten ökologischen Belastungssituation statistisch rückschließbare ökologische Fußabdruck pro Kopf, dass das reale Verhalten nicht zu diesen Einstellungen passt. Das könnte heißen, dass die Befragungen und Experimente zu unwahren Ergebnissen führen, weil die Probanden dem Interviewer oder vermuteten sozialen Erwartungen gerecht werden wollen, Nachhaltigkeit also in Wirklichkeit unwichtig finden. Kumu- lativ oder alternativ könnte es aber auch sein, dass die Probanden durchaus teils wahr- heitsgemäß antworten, aber schlicht eine sehr viel komplexere Motivationslage haben, die sich bei Befragungen und Experimenten nicht zeigt. Dies kann man einer Klärung näherbringen, wenn man in einer Vielzahl von Alltagsgesprächen – ohne besondere Aktivierung einer sozialen Erwartung und ohne künstlich herbeigeführte Situation – darauf achtet, wie Menschen sich zu Nachhaltigkeitsfragen positionieren. Dabei wird z.B. ein klarer Eigennutzenfokus – neben allen durchaus vorhandenen Werthaltungen pro Nachhaltigkeit – sichtbar. Gleichzeitig zeigen sich Pfadabhängigkeiten und Kol- lektivgutprobleme – es besteht also der Eindruck, man könne nicht anders, als man sich real verhalte, und außerdem sei der eigene Beitrag zu einem globalen Problem ohnehin belanglos. Analoge Befunde kann man durch Selbstbeobachtung und durch Rückschlüsse aus der biologischen Herkunft des Menschen, also aus soziobiologi- schen Analysen, gewinnen, die darauf beruhen, dass Menschen einerseits egoistisch,

34 DeWalt/DeWalt, Participant Observation (Anm. 31), S. 1. 35 Griech. ethnos (Volk) und graphein (schreiben); bezeichnet die fertige Monographie und zugleich die Feldforschung selbst als den dominanten Forschungsmodus der klassischen Ethnologie; vgl. Bri- gitta Schmidt-Lauber, „Feldforschung. Kulturanalyse durch teilnehmende Beobachtung“, in: Silke Göttsch, Albrecht Lehmann (Hg.), Methoden der Volkskunde. Positionen, Quellen, Arbeitsweisen der Europäischen Ethnologie, Berlin, S. 221. Der eigentliche Wortsinn wird dem heutigen Gebrauch der Methode nicht mehr gerecht. 36 Beschreibungen von Bräuchen, Eigenarten, Fähigkeiten „fremder“ Kulturen finden sich schon bei Herodot, in der römische Antike, im Kaiserreich China und auch in den ab dem 7. Jh. aufsteigenden islamischen Reichen sowie bei Missionaren und Händlern aus Europa ab dem 13. Jh.; vgl. Rosalie H. Wax, Doing Fieldwork. Warning and Advice, Chicago, 1985, S. 21ff. Im Zuge des Imperialismus ab dem späteren 19. Jahrhundert stieg die Zahl solcher Berichte über „fremde“ Kulturen rapide an. 37 K. O’Reilly, Ethnographic Methods (Anm. 6), S. 3; Danny L. Jorgensen, Participant Observation. A Methodology for Human Studies, London, 1989, S. 12. 38 Tom Boellstorff u.a., Ethnography and Virtual Worlds: A Handbook of Method, New Jersey, 2012, S. 38. 39 Näher zu empirischen Nachweisen für das Folgende, vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2 und F. Ekardt, Wir können uns ändern (Anm. 2); die hier herangezogenen inhaltlichen Befunde zur Nachhaltigkeits-Motivation werden hier nur sehr knapp wiederholt, da vorliegend der Fokus auf der Methodik liegt. 290 Revue d’Allemagne andererseits auch kooperativ agieren, allerdings auch letzteres oft mit eigennützigen oder zumindest „gruppenegoistischem“ Hintergrund. Dass vor diesem Hintergrund eine Orientierung an Werten im sozialen Nahbereich oft vorkommt, gleichzeitig aber dann an Grenzen stößt, wenn Klimaschutz im Interesse „der Menschheit“ gefragt ist, passt zu diesen Befunden. Deckungsgleich lässt sich in Befragungen, Experimenten und teilnehmenden Beobachtungen ferner sehen, dass Menschen, deren eigenes Leben in puncto Nachhaltigkeit hinterfragt wird, ihren Lebensstil meist für unabänderlich erklären und mit Abwehr oder sogar Aggression reagieren. Ferner lässt sich beobachten (passend zu statistischen Daten in puncto Umweltschutz), dass auch ökonomisch eigen- nützige Handlungsoptionen – etwa Gebäudewärmedämmung, wenn das Geld dafür vorhanden ist – oftmals nicht gezogen werden. Dies macht deutlich (wiederum unter- stützt durch Selbstbeobachtung sowie evolutionsbiologische Befunde zu menschlichen Strategien im Umgang mit einer überkomplexen Welt), dass Nachhaltigkeitshandeln und überhaupt menschliches Verhalten keinesfalls immer bewusst kalkuliert eigennüt- zig oder altruistisch ist. Vielmehr sind auch Emotionen im Spiel wie Bequemlichkeit, Gewohnheit, Verdrängung oder die Fähigkeit, selbst offenkundige Widersprüche von Reden und Handeln beiseite zu schieben (was sich wiederum experimentell ebenfalls bestätigt). Daneben scheint es einen Faktor Normalitätsvorstellungen zu geben, der ähnlich wie Emotionen – und anders als Werthaltungen oder Eigennutzenkalküle – den Handelnden oft nur bedingt bewusst ist: Hoher Fleischkonsum, Urlaubsflüge und die tägliche Autofahrt zur Arbeit sind in Industriestaaten (und bei den Oberschichten der Schwellenländer) heute schlicht „normal“. Sehr greifbar wird das, wenn eine Viel- zahl Beobachteter auf Hinweise, man selber esse z.B. kein Fleisch, fahre kein Auto usw., dies schlicht amüsant, eben irgendwie „unnormal“ findet (40). Was von den jeweils (hier sehr kurz) geschilderten Antrieben kulturell geprägt und was vielleicht schon genetisch im Menschen angelegt ist, kann man u.a. anhand dessen untersuchen, ob bestimmte

40 Weder Gewohnheiten noch Normalitätsvorstellungen müssen irgendwann bewusst angenommen worden sein. Vielmehr dürfte es sich um einen schleichenden Prozess handeln, wobei gerade die Sozi- alisation in der Kindheit und in der jeweiligen Kultur eine wichtige Rolle spielt. Jeder Mensch erwirbt die kulturellen Faktoren und aktiviert die biologischen Faktoren nach allem, was wir wissen, im Rahmen seines persönlichen Werdegangs, der soziologisch auch als Sozialisation bezeichnet werden kann. Vorliegend werden die Motivationselemente indes bewusst nicht von der Sozialisation her auf- geschlüsselt, weil in diesem Konzept Vorstellungen davon mitschwingen, dass es um die Genese des jeweils unverwechselbaren Individuums und um das Entstehen einer geteilten Welt mit anderen gehe. Redet man so, belastet man sich u.a. mit erkenntnistheoretischen und neurophysiologischen Fragen danach, ob es „das“ Individuum im Sinne eines festen Selbst so überhaupt gibt. Ausführlich dazu vgl. Yuval Noah Harari, Homo Deus. Eine Geschichte von Morgen, München, 2017. Ferner drohen in der betonten Rede von der Sozialisation unterschwellige normative Kategorien mitzuwirken (etwa dass es wünschenswert ist, sich zu entwickeln, eigene Erfahrungen zu machen usw.), die zu einer deskriptiven Verhaltenstheorie wenig beitragen können. Zentral zur Sozialisationstheorie dagegen, vgl. Matthias Grundmann, Norm und Konstruktion. Zur Dialektik von Bildungsvererbung und Bildungsaneignung, Opladen, 1998; ders., Sozialisation. Skizze einer allgemeinen Theorie, Konstanz, 2006; zur normativen Seite, vgl. ders., „Gemeinsam – nachhaltig. Argumente für eine sozialisationstheoretische Bestim- mung sozialer Nachhaltigkeit“, Soziologie und Nachhaltigkeit, 2016, https://www.uni-muenster.de/ Ejournals/index.php/sun/article/view/1756/1690. Davon versucht sich der vorliegende Zugang frei- zumachen, ebenso wie von ebenfalls normativ imprägniert wirkenden Begrifflichkeiten wie primäre versus sekundäre Motivationssysteme, dafür aber vgl. Stefan Brunnhuber, Die Kunst der Transfor- mation. Wie wir lernen, die Welt zu verändern, Freiburg, 2016. Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 291

Faktoren weltweit oder nur regional auftreten. Jedenfalls zeigt sich mit alledem, dass teilnehmende Beobachtung gerade in Anwendung auf das häufige – nicht nur für den Nachhaltigkeitskontext charakteristische – Auseinanderfallen von Einstellungen, sozi- alen Erwartungen und realem Verhalten erhebliche Einsichten verspricht; dies wurde auch in nicht nachhaltigkeitsbezogenen Kontexten bereits bemerkt (41). Gleichzeitig wurde bereits deutlich, dass gerade die beschriebene Kombination von teilnehmender Beobachtung mit anderen Ansätzen wie Befragungen, Experimenten, Selbstbeobachtung oder soziobiologischen Ableitungen notwendig und sinnvoll im Sinne einer möglichst kritischen wechselseitigen Prüfung aller Befunde erscheint. Eine formalisierte, den Beobachteten offiziell mitgeteilte teilnehmende Beobachtung dürfte z.B. teils ähnliche Verzerrungseffekte wie die empiristischen Forschungsmetho- den auslösen (42). Genau diese wurde soeben allerdings auch weniger empfohlen. Selbst bei einer verdeckten teilnehmenden Beobachtung problematisch sind indes das eigene begrenzte Wissen, subjektive Perspektiv-Verengungen, die oft übertrieben positive Wahrnehmung der eigenen Person, die Beschränkungen der eigenen Sicht über den sozialen Hintergrund usw. (43). Dazu kommt, dass die teilnehmende Beobachtung nur schwer die gesellschaftliche Verteilung von sozialen Phänomenen erfassen kann, wie dies groß angelegte quantitative Studien vermögen. Übersehen werden diese Grenzen, wenn Verhaltens- oder Gesellschaftsforschung etwa allein auf „Milieukenntnis“ im Luhmannschen Sinne gestützt werden würde (44). Weiterführend erscheint also gerade die Kombination der teilnehmenden Beobachtung mit Befunden aus Experimenten, Befragungen und soziobiologischen Ableitungen – und zunehmend auch den Befun- den neurowissenschaftlicher und biochemischer Forschung, laufen im menschlichen Nervensystem doch diverse messbare elektrische oder stoffliche Prozesse bei Ent- scheidungen ab (45). Auch letztere Zugänge unterliegen freilich – gerade beim aktuellen Forschungsstand – noch vielerlei Grenzen (46), was die Notwendigkeit wechselseitiger Überprüfung Prüfungen bekräftigt.

41 B. Beer, „Systematische Beobachtung“ (Anm. 32), S. 126; G. Breidenstein u.a., Ethnografie (Anm. 30); Franz Schultheis, „Nachwort“, in: Pierre Bourdieu, Ein soziologischer Selbstversuch, Frankfurt am Main, 2002, S. 133-151; Liz Stanley, „Mass-Observation’s Fieldwork Methods“, in: Paul Atkinson u.a. (Hg.), Handbook of Ethnography, London, 2013, S. 92-108. 42 Brigitta Hauser-Schäublin, „Teilnehmende Beobachtung“, in: Bettina Beer (Hg.), Methoden ethno- logischer Feldforschung, Berlin, 2008, S. 37-58. 43 K. O’Reilly, Ethnographic Methods (Anm. 6), S. 96; Martyn Hammersley, Paul Atkinson, Ethnogra- phy. Principles in Practice, London, 2007, S. 15; B. Hauser-Schäublin, „Teilnehmende Beobachtung“ (Anm. 42), S. 54; Jörg Niewöhner u.a., „Einleitung“, in: ders. u.a. (Hg.), Science and Technology Studies. Eine sozialanthropologische Einführung, Bielefeld, 2012, S. 13f. 44 Alexander Krafft, „Wie Niklas Luhmann die Welt beobachtet“, in: Institut für Soziologie und Sozi- alforschung der Carl von Ossietzky-Universität Oldenburg (Hg.), Der soziologische Blick. Vergangene und gegenwärtige Perspektiven, Opladen, 2002, S. 197. 45 Yuval Noah Harari, Eine kurze Geschichte der Menschheit, München, 2013; ders., Homo Deus (Anm. 40). 46 Kritisch dazu vgl. Felix Hasler, Neuromythologie. Eine Streitschrift gegen die Deutungsmacht der Hirnforschung, Bielefeld, 2012; F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2 E.; siehe auch vgl. Stephan Pohl, Wissenschaftstheoretische und methodologische Probleme der Psychoanalyse. Eine Ausei- nandersetzung mit Grünbaums Psychoanalysekritik, Würzburg, 1991, S. IVf. und T. Boellstorff u.a., Ethnography (Anm. 38), S. 29ff., gegen vermeintlich rein naturwissenschaftliche Zugänge. 292 Revue d’Allemagne

Bereits die geschilderte Methodenkombination dient der Vermeidung oder Ver- minderung eines subjektiv reduzierten Blickwinkels sowie einer zu geringen Breite der teilnehmenden Beobachtung. Daneben muss die teilnehmende Beobachtung als solche möglichst akkurat ausgeführt werden. Sie setzt zunächst voraus, dass die For- schenden über einen längeren Zeitraum Zugang zur einschlägigen Alltagswelt haben und an den routinierten wie auch außeralltäglichen Tätigkeiten und Vorgängen teilnehmen (47). Die langfristige Präsenz im Feld ist essentiell, um sich die „fremden“ Sichtweisen und Routinen zunehmend anzueignen und sich dabei von den „eigenen“ Vorannahmen zu lösen (48). Doch das „Eintauchen“ in eine Kultur, die intensive kör- perliche und seelische Teilnahme also, muss stets mit der distanzierten Beobachtung konterkariert werden (49). Um diese Dialektik der teilnehmenden Beobachtung auf- recht zu erhalten, wird von verschiedenen Techniken der Beobachtungsintensivierung sowie von analytischen Abstraktionsverfahren Gebrauch gemacht (50). Ein mögliches Hilfsmittel ist das Forschungstagebuch, worin die Interaktionen im Feld systematisch in Form von Feldnotizen dokumentiert werden, aber auch das Sammeln von Artefak- ten wie Tonband- und Videoaufnahmen oder Dokumenten (51). Damit spielen Refle- xion und Selbstbeobachtung eine wesentliche ergänzende Rolle. Insoweit gilt es auch, sich Sachverhalte wie begrenztes Wissen und die übertrieben positive Wahrnehmung der eigenen Person bewusst zu machen und sie daher mindestens stark zu relativieren, insbesondere auch im Diskurs mit anderen (52). Noch eine weitere methodische Ergänzung zu den beschriebenen Zugängen erscheint angezeigt. Sie besteht in der Berücksichtigung des Umstands, dass äußere (etwa geo- graphische und technische) und politisch-rechtliche Rahmenbedingungen das Ver- halten z.B. von Konsumierenden oder Unternehmen naheliegenderweise beeinflussen. Damit kommt neben Naturgegebenheiten auch die wechselseitige Beeinflussung der

47 Zum Ganzen vgl. Jean Jackson, „Participant Observation“, in: Thomas arfield (Hg.),B The Dictio- nary of Anthropology, Malden, 2002, S. 348; DeWalt/DeWalt, Participant Observation (Anm. 31), S. 4; Jean Schensul, Margaret LeCompte, The ethnographer’s toolkit, 3. Essential ethnographic methods: a mixed methods approach, Walnut Creek, 2013, S. 83; Miriam Cohn, „Teilnehmende Beob- achtung“, in: Christine Bischoff u.a. (Hg.), Methoden der Kulturanthropologie, , 2014, S. 72; Diaz-Bone/Weischer, Methoden-Lexikon (Anm. 30), S. 41; H. R. Bernard, „Participant Observa- tion“ (Anm. 6). 48 K. O’Reilly, Ethnographic Methods (Anm. 6), S. 92 und 94; H. R. Bernard, „Participant Observa- tion“ (Anm. 6), S. 137; W. Kaschuba, Einführung (Anm. 33), S. 207. 49 K. O’Reilly, Ethnographic Methods (Anm. 6), S. 106; J. Jackson, „Participant Observation“ (Anm. 47), S. 348; B. Schmidt-Lauber, „Feldforschung“ (Anm. 35), S. 220; B. Hauser-Schäublin, „Teilnehmende Beobachtung“ (Anm. 42), S. 41; G. Breidenstein u.a., Ethnografie (Anm. 30), S. 7; Diaz-Bone/Weischer, Methoden-Lexikon (Anm. 30), S. 41. 50 Umfassend dargestellt werden diese Verfahren etwa bei vgl. G. Breidenstein u.a., Ethnografie (Anm. 30). 51 G. Breidenstein u.a., Ethnografie(Anm. 30), S. 71; B. Hauser-Schäublin, „Teilnehmende Beobach- tung“ (Anm. 42), S. 53; Hammersley/Atkinson, Ethnography (Anm. 43), S. 3; R. Lee, Unobtrusive methods (Anm. 17); D. L. Jorgensen, Participant Observation (Anm. 37), S. 22; H. R. Bernard, „Par- ticipant Observation“ (Anm. 6), S. 142; Michael Angrosino, Doing Ethnographic and Observational Research, London, 2007, S. 61. 52 U. Kelle, „Integration“ (Anm. 15); Ines Steinke, „Gütekriterien qualitativer Forschung“, in: Uwe Flick (Hg.), Qualitative Forschung. Ein Handbuch, Reinbek, 2000, S. 322ff. Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 293

Handelnden ins Spiel; denn hinter „der Politik“ beispielsweise verbergen sich wieder Menschen. Die mit alledem mögliche breite Absicherung von Analysen (53) erreicht man z.B. allein mit Experimenten nicht. Wenn man beispielsweise (54) in Experimenten den Befund erhält, dass in einer alltäglichen – nicht nachhaltigkeitsbezogenen – Situa- tion Betroffene ihren Dreck lieber selbst wegmachen, macht dies gerade nicht plausi- bel, dass Menschen rundum gerne für die Folgen ihres Handelns einstehen und sich deshalb etwa nach einer massiven Klimapolitik sehnen. Dass dies so nicht sein kann, ergibt sich schon daraus, dass etwa das Klimaproblem bisher nicht wirksam angegan- gen wird, obwohl wir jenes Problem täglich durch unseren ganz normalen Lebensstil weiter perpetuieren.

4. Aus Verhaltensanalysen Steuerungsprobleme und Steuerungsinstrumente ableiten – zugleich zu Grenzen von Zahlen im Nachhaltigkeitsdiskurs Der kombinierte respektive triangulierte Ansatz zur Analyse menschlicher Verhal- tensmotive ergibt nicht nur eine Analyse der Ursachen von Nicht-Nachhaltigkeit res- pektive der Bedingungen einer Transformation zur Nachhaltigkeit (55). Wie einleitend bereits angedeutet, kann darauf eine multimethodische qualitative Governance-Ana- lyse im Sinne einer Suche nach wirksamen Maßnahmen und konkret politisch-recht- lichen Instrumenten zur Erreichung jeweils vorausgesetzter Ziele aufgebaut werden. Dazu vorliegend nur in aller Kürze (56): Zunächst einmal können wie gesehen menschliche Verhaltensweisen und gerade auch Verhaltensmotive multimethodisch ermittelt werden. Dies ist eine unverzicht- bare Basis, um die Wirksamkeit von Governance-Instrumenten abzuschätzen, insbe- sondere im (für Nachhaltigkeitsfragen typischen) Fall, dass Instrumente entwickelt werden, die es in der Realität so noch nicht – oder unter anderen Bedingungen – gege- ben hat. Folgerichtig muss das Verhalten der jeweiligen Steuerungsadressaten anhand von Erkenntnissen über deren Motivationslage antizipiert werden. Zu dieser Abschät- zung können wie gesehen auch Befragungen und Experimente, wie sie Ökonomen gern praktizieren, beitragen (etwa zu Preiselastizitäten bei den Adressaten), die aber ihre oben ausführlich dargelegten Grenzen haben; und insbesondere reicht es nicht

53 Zu Bürgern, Politikern, Unternehmern usw. und ihren Wechselwirkungen – dazu und zur Ableh- nung des Analysierens mit unpersönlichen „Strukturen“, vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2 A. 54 Siehe Michael Jakob u.a., „Clean up your own mess: An experimental study of moral responsibility and efficiency“, Journal of Public Economics, 2017, 10.1016/j.jpubeco.2017.09.010. 55 Dazu, dass es nicht sinnvoll erscheint, vermeintliche „Strukturen“ als etwas jenseits der hier vorge- stellten Analyse liegendes „Zusätzliches“ zu betrachten, vgl. F. Ekardt, Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2 A. 56 Der vorliegende Ansatz entstand in ersten Grundzügen – methodisch und inhaltlich – während der Dissertation des Verfassers, vgl. F. Ekardt, Steuerungsdefizite (Anm. 19), zu den Ursachen von Nicht- Nachhaltigkeit, wobei damals der kulturelle Faktor Protestantismus besonders intensiv beleuchtet wurde. Damals ging die Untersuchung von einem Blick auf die Vielzahl an Disziplinen, die über Umweltverhalten schon einmal nachgedacht hatten – und auf eine Analyse, was dabei für Fehler gemacht wurden. Ausgehend davon wurde damals erstmals ein übergreifender Ansatz formuliert, der seitdem aber erheblich weiterentwickelt wurde, zuletzt vgl. ders., Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1); ders., Wir können uns ändern (Anm. 2). 294 Revue d’Allemagne aus, wie der ökonomische Mainstream mit der Spieltheorie vom rein eigennützig und ständig bewusst-kalkulierend agierenden Adressaten auszugehen. Insofern muss hier der dargelegte multimethodische Zugang zur Verhaltensforschung greifen. Die so auffindbaren Verhaltensmotive (57) bilden eine Basis, um bestimmte erwart- bare Steuerungsprobleme als in hohem Maße erwartbar zu plausibilisieren (58). In Nachhaltigkeitsfragen sind dies insbesondere Rebound-Effekte (einschließlich ohl-W standseffekten), räumliche/ sektorale/ von einem zum anderen Umweltproblem hin stattfindende Verlagerungseffekte, Abbildbarkeitsprobleme, mangelnde Zielstrenge und Vollzugsprobleme. Die Existenz ebenjener Steuerungsprobleme kann man, da es wie gesagt oft um so noch nicht dagewesene Steuerungskonstellationen geht (etwa um eine vollständige Dekarbonisierung innerhalb weniger Jahre), nicht einfach in der Rea- lität beobachten; ergo ist Verhaltensforschung als Basis nötig. Gleichwohl spielen wei- tere empirische Einsichten neben der Verhaltensforschung für die weitere Erhärtung eine wichtige Rolle. Dass gesamtwirtschaftlich z.B. Treibhausgasemissionen verlagert werden, kann man in Ansätzen (wenngleich unter großen Schwierigkeiten) durchaus messen, indem man die Treibhausgasintensität von Produkten aufgrund technischer Daten bestimmt und sie sodann mit statistischen Im- und Exportdaten kombiniert (59). Beim Rebound-Effekt ist das freilich schon schwieriger, weil die Kausalität zwischen den diversen einzelnen Aspekten schwer dingfest zu machen ist (60). Der somit nötige verhaltenswissenschaftliche Zugang zu Steuerungsproblemen ist sogar bei der Prü- fung der Effektivität real praktizierter Steuerungsoptionen wichtig, denn selbst wenn sie existieren, ist oft schwer zu beantworten, welche gesellschaftlichen Entwicklungen wirklich just dem zu prüfenden Steuerungsinstrument zuzuschreiben sind. Die Hinweise eben zu den Steuerungsproblemen zeigen, dass ergänzend Faktoren wie offenkundige Eigenarten der Instrumente und weitere naturwissenschaftliche, technische und ökonomische Gegebenheiten einen wesentlichen Beitrag dazu leisten, bestimmte Instrumente als voraussichtlich effektiv oder ineffektiv zu identifizieren. Es spricht jedoch vieles dafür, die damit skizzierte multimethodische Governance- Analyse qualitativ durchzuführen und auf scheinexakte Quantifizierungen relativ weitgehend zu verzichten. Denn allein schon die Verhaltensmotive und auf ihnen aufbauend die Steuerungsprobleme lassen sich nicht umfassend und exakt, sondern nur punktuell quantifizieren. Dann kann mit ihnen aber auch nicht gerechnet werden bzw. nur unter Inkaufnahme des Problems gerechnet werden, dass eine Vielzahl von Annahmen getroffen wird, die so nicht zutreffen müssen. Dabei können nicht ein- mal sinnvoll Wahrscheinlichkeiten für das Auftreten bestimmter Faktoren hieb- und stichfest mathematisiert werden, weil ebenjene Wahrscheinlichkeiten in aller Regel nicht bekannt sein werden; dies vereitelt dann jedoch Berechnungen. Das Gleiche gilt

57 Siehe kurz oben und ausführlich m.w.N, vgl. ders., Theorie der Nachhaltigkeit (Anm. 1), § 2; ders., Wir können uns ändern (Anm. 2). 58 Ebd. 59 Glen Peters u.a., Growth in emission transfers via international trade from 1990 to 2008, 2011, PNAS, S. 8903-8920. 60 Zur Diskussion, vgl. Tilman Santarius, Der Rebound-Effekt. Ökonomische, psychische und soziale Herausforderungen für die Entkopplung von Wirtschaftswachstum und Energieverbrauch, Marburg, 2015. Verhaltensantriebe und Transformationsbedingungen ermitteln 295 für die naturwissenschaftlichen, technischen und ökonomischen sonstigen Befunde. Erschwerend kommen jeweils unklare Ursachenzusammenhänge zwischen verschie- denen Faktoren und gerade in Nachhaltigkeitsfragen der letztlich globale Referenz- rahmen hinzu (61). Mit alledem ergeben sich abschließend zwei weitere Implikationen, gerade auch für das Verhältnis zu den Naturwissenschaften. Erstens stößt die Zahlenfixierung des empiristischen Paradigmas auf vielfältige Grenzen. Denn, ohne dass dies hier aus Raumgründen im Detail ausgeführt werden kann: Nicht nur Verhalten ist nicht zählbar. Auch Biodiv-/ Ökobilanz-/ Szenarien-Fakten sind dies weithin nicht (62). Noch weniger kann (63) eine normative Rechtfertigung von Nachhaltigkeit durch eine ver- meintlich alles quantifizierende, also zählbar machende, Kosten-Nutzen-Analyse ersetzt werden. Auch die verbreitete Suche nach vermeintlich empirisch abgeleiteten, in Wirklichkeit aber normativ gemeinten (doch in aller Regel nicht wirklich rechtlich oder ethisch begründeten) Nachhaltigkeitsindikatoren, die wiederum der Quantifi- zierungslogik verpflichtet sind, wirft insoweit vielfältige Fragen auf. Zweitens bleibt die Erkenntnisfindung in Nachhaltigkeitsfragen durch die große Herausforderung Transdisziplinarität geprägt. Gemeint ist mit Transdisziplinarität hier ein Denken von Fragestellungen und nicht von Disziplingrenzen oder gar Schulen her, welches demgemäß eine große Menge an Zugängen und Argumenten verarbeiten muss (64). Zitierbare Literatur findet man zwar für so ziemlich jede denkbare These, gerade in der Verhaltensforschung, wobei die jeweiligen Forschungsrichtungen häufig gewisse autopoetische Selbstbestätigungstendenzen – gesichert durch das notorische Beiseitelassen anderer Disziplinen, Schulen und Erkenntnisse – zeigen (65). So gesehen ist es nicht weiter zu rechtfertigen, dass die verschiedenen Verhaltenswissenschaften sich oftmals weitgehend gegenseitig ignorieren. Vorbehalte bei den meisten Soziolo- gen etwa gegen Soziobiologen, Neurologen und Ökonomen bedürfen daher dringend der Überprüfung – umgekehrt allerdings auch. Legt man die Erkenntnisse verschie- dener Disziplinen übereinander, trianguliert man Methoden und prüft sie damit kri- tisch, könnte das tatsächlich interessante Ergebnisse ermöglichen. Dass das an eine

61 Ausführlich und kritisch zu alledem, vgl. Christian Dieckhoff, Modellierte Zukunft. Energiesze- narien in der wissenschaftlichen Politikberatung, Bielefeld, 2015; ders., Anna Leuschner (Hg.), Die Energiewende und ihre Modelle. Was uns Energieszenarien sagen können – und was nicht, Bielefeld, 2016; Felix Ekardt, Anika Zorn, Jutta Wieding, „In 10 Jahren globale Nullemissionen? Widersprü- che zwischen Art. 2 und 4 Paris-Abkommen und ihre Auflösung. Zugleich zu Vorsorgeprinzip, vagen Bezugsgrößen und überschätzten Klimaszenarien“, Momentum Quarterly, i.E., 2018; exemplarisch für einen berechnungsoptimistischen Zugang, vgl. Benjamin Bodirsky u.a., „Global Food Demand Scenarios for the 21st Century“, PLOS ONE, 2015, DOI:10.1371. 62 Zu letzteren wieder, vgl. C. Dieckhoff, Modellierte Zukunft (Anm. 61); ders./Leuschner (Hg.), Die Energiewende (Anm. 61); Ekardt/Zorn/Wieding, „In 10 Jahren“ (Anm. 61); zu ersteren, vgl. Felix Ekardt, Bettina Hennig, Ökonomische Instrumente und Bewertungen der Biodiversität. Lehren für den Naturschutz aus dem Klimaschutz?, Marburg, 2015. 63 Näher dazu, vgl. F. Ekardt, Ökonomische Bewertung (Anm. 7). 64 Dazu auch, vgl. Matthias Bergmann u.a., Methoden transdisziplinärer Forschung, Frankfurt am Main, 2010. 65 Zum Problem gerade der menschlichen Vereinfachungsneigung auch in wissenschaftlichen Kreisen, vgl. Felix Ekardt, Kurzschluss. Wie einfache Wahrheiten die Demokratie untergraben, Berlin, 2017. 296 Revue d’Allemagne

Überforderung der einzelnen Wissenschaftler grenzen kann, dürfte zutreffen – zumal man in Nachhaltigkeitsfragen gut daran tut, auch die naturwissenschaftlichen Aus- gangspunkte wie Szenarien mit ihren Tausenden von Hintergrundannahmen nicht einfach pauschal zu „glauben“. Vermeidbar erscheint diese Zumutung letzten Endes aber nicht.

Zusammenfassung Was Menschen (im Alltag wie auch im gesellschaftlichen Zusammenwirken) antreibt und was damit auch sozialen Wandel auslöst, beispielsweise hin zur Nachhaltigkeit, ist eine Kernfrage der (auch Umwelt-)Humanwissenschaften. Seit langem ist kontro- vers, mit welchen Methoden sich – eben nicht direkt beobachtbare – menschliche Ver- haltensmotive erheben lassen. Der vorliegende Beitrag entwickelt in Abgrenzung vom auf Befragungen und Experimente hin ausgelegten empiristischen Paradigma eine multimethodische qualitative Verhaltensanalyse, in der Befragungen und Experimente (einerlei ob quantitativ oder qualitativ) nur noch zwei Bausteine von mehreren im Rah- men einer breiter angelegten Methodenkombination sind. Mit alledem wird zugleich eine wesentliche Methodenfrage einer Transformation zur Nachhaltigkeit behandelt. Darauf aufbauend wird vorliegend ein Schema für eine qualitative Analyse von Gover- nance-Instrumenten (wie umweltökonomischen Instrumenten oder Ordnungsrecht) angeboten. Insgesamt wird zugleich sichtbar, welche Implikationen eine allzu naturwis- senschaftsanaloge Ausrichtung der Umwelt-Humanwissenschaften hat – und welchen Möglichkeiten und Grenzen Quantifizierungen respektive Zahlen im Umweltdiskurs unterliegen. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 297 T. 50, 2-2018

„Critical Zones“ Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour

Daniel Irrgang *, Martin Guinard-Terrin **, Bettina Korintenberg ***

„Alles muss aufs Neue kartografiert werden“, fordert Bruno atourL in seinem unlängst erschienenen Terrestrischen Manifest (1). Die französische Originalausgabe erschien 2017 bei Éditions La Découverte, Paris, unter dem Titel Où atterrir? Com- ment s’orienter en politique. Wesentlich besser noch als die deutsche Variante benennt dieser Titel die Leitfrage nicht nur des Essays, sondern auch die des Forschungsse- minars, welches Latour zurzeit an der Staatlichen Hochschule für Gestaltung (HfG) Karlsruhe gibt: Wie orientieren? Seit Januar 2018 entwickelt der französische Philosoph und Soziologe Bruno Latour als Gastprofessor an der HfG Karlsruhe experimentell eine imaginäre Kartografie, vermittels derer eine Orientierung gelingen mag in jenen zerrissenen Verhältnissen in Gesellschaft, Politik und Ökologie, die er als Neues Klimaregime (2) bezeichnet hat. Klima wird in diesem erweiterten Sinne allgemein verstanden als die „Beziehungen der Menschen zu ihren materiellen Lebensbedingungen“ (3). In mehreren Blocksemi- naren bereitet Latour zusammen mit Studierenden und Postgraduierten der Hoch- schule aus Theorie, Gestaltung und den Künsten sowie Forschern und Künstlern aus

* Wissenschaftlicher Mitarbeiter im Fachbereich Kunstwissenschaft und Medienphilosophie an der Staatlichen Hochschule für Gestaltung Karlsruhe. ** Kunsthistoriker und Kurator. Zusammen mit Bruno Latour hat er die Ausstellung „Reset Modernity!“ mitentwickelt und ist zurzeit unter anderem Co-Kurator für das Projekt „Critical Zones“. *** Kuratorin am ZKM (Zentrum für Kunst und Medien Karlruhe). 1 Bruno Latour, Das terrestrische Manifest, übersetzt aus dem Französischen von Bernd Schwibs, Ber- lin, Suhrkamp, 2018, S. 43. 2 Bruno Latour, Kampf um Gaia. Acht Vorträge über das neue Klimaregime, übersetzt aus dem Fran- zösischen von Achim Russer und Bernd Schwibs, Berlin, Suhrkamp, 2017. Französische Ausgabe: Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015. 3 B. Latour, Das terrestrische Manifest (Anm. 1), S. 9. 298 Revue d’Allemagne verschiedenen Teilen der Welt (4) konzeptionell eine Ausstellung vor, die am ZKM (Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe) zu sehen sein wird. In den Wochen zwischen den einzelnen Blockveranstaltungen arbeiten die Teilnehmer einzeln oder in Gruppen an Forschungsprojekten, die zur Konzeption der Ausstellung beitragen oder konkrete Arbeiten für sie entwickeln. Ergänzt werden die Positionen im Seminar durch Gäste, etwa aus den Geowissenschaften oder den Künsten. So nahm an der letzten Sitzung im Mai der renommierte Foto- und Filmkünstler Armin Linke teil, der nicht nur Ausschnitte aus seinen aktuellen Dokumentarfilmprojekten mit Bezug zum Thema des Seminars vorstellte, sondern die Teilnehmer auch dazu eingeladen hat, mit der großen Menge an Filmmaterial, das sein umfangreiches Archiv darstellt, zu arbeiten und thematische Verbindungen zu ihren individuellen Forschungsinter- essen herzustellen. Armin Linke hat zudem die zweite Seminarsitzung fotografisch festgehalten – wir danken ihm für die freundliche Erlaubnis, hier zwei dieser Fotos abdrucken zu dürfen.

Präsentation von Ergebnissen einer Gruppenarbeit im Rahmen der zweiten Sitzung des Forschungsseminars im Mai 2018 an der HfG Karlsruhe Foto: Armin Linke (Original in Farbe).

Die Konstellation einer Gastprofessur, die Studierende der HfG sowie weitere Beteiligte in ein Forschungs- und Ausstellungsprojekt am ZKM mit einbezieht, folgt der Strategie einer engeren Kooperation beider Häuser, wie sie zwischen den beiden Schwesterinstitutionen in ihren Gründungsjahren angelegt und gelebt wurde (5). Als

4 Die 28 Teilnehmer stammen unter anderem aus Deutschland, Frankreich, Japan, Südkorea, Türkei und den USA. Die Autorin und die Autoren dieses Textes zählen ebenfalls zu den Teilnehmern und haben als Koordinator des Seminars für die HfG (Daniel Irrgang), Co-Kurator der Ausstellung (Mar- tin Guinard-Terrin) und Mitarbeiterin im kuratorischen Team des ZKM (Bettina Korintenberg) wei- tere Einblicke in das Gesamtprojekt. 5 Unter dem Gründungsdirektor Heinrich Klotz, der damals noch beiden Institutionen in Personal- union vorstand, war Forschung, Lehre und Ausstellungsbetrieb von ZKM und HfG Karlsruhe als ver- schränktes System gedacht. „Auf diese Weise wird die künstlerische Selbstkontrolle an der vorderen Linie der Medienentwicklung und der Erschließung der Medienkünste unterstützt“ (Heinrich Klotz, Eine neue Hochschule (für neue Künste), Schriftenreihe der Staatlichen Hochschule für Gestaltung „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour 299

Modellprojekt diente die Entwicklung einer Ausstellung zum Leben und Wirken des mallorquinisch-katalanischen Gelehrten und Mystikers Ramon Llull. Amador Vega Esquerra, Professor für Ästhetik an der Universität Pompeu Fabra in Barcelona, bereitete im Wintersemester 2016/17 als Gastprofessor an der HfG die forschungsin- tensive Ausstellung zusammen mit Studierenden und Beteiligten beider Häuser vor. „DIA-LOGOS. Ramon Llull und die Kunst des Kombinierens“ ist seit 17. März 2018 am ZKM zu sehen (voraussichtlich bis zum 5. August 2018) und wurde kuratiert von Amador Vega Esquerra, Peter Weibel und Siegfried Zielinski, in Zusammenarbeit mit Bettina Korintenberg und Daniel Irrgang. Einem ähnlichen Modell folgt das aktuelle Ausstellungsprojekt, kuratiert von Bruno Latour, Peter Weibel und Martin Guinard-Terrin: „Critical Zones“ wird 2020 am ZKM eröffnen, um die Merkmale des Neuen Klimaregimes zu kartografieren und die Ausstellungsbesucher mit den veränderten „terrestrischen“ Bedingungen in Beziehung zu setzen – Bedingungen, in denen wir zu leben erst noch lernen müs- sen (6). Latours Arbeiten zum Neuen Klimaregime stehen in direkter Beziehung mit jener „Anthropologie der Modernen“ (7), die sich nicht nur in seiner Veröffentlichung der letzten Jahrzehnte herausgebildet hat (8). Auch basieren sie auf Ausstellungspro- jekten, die Latour in den letzten 20 Jahren in Kooperation mit dem ZKM entwickelt hat und die er und Peter Weibel, analog zum Begriff des Gedankenexperiments, als „Gedankenausstellungen“ bezeichnen: „Iconoclash“ (2002), „Making Things Public“ (2005) und „Reset Modernity!“ (2016). Ausstellungen also, die „die Erfahrung des Denkens und das Voranschreiten in einer bestimmten Form des Denkens“ (9) mit der Erlebniswelt der Besucher konfrontieren. Als Ergebnis der Zusammenarbeit von Künstlern, Wissenschaftlern, Gestaltern sowie Aktivisten zeigen diese Gedanken- ausstellungen Brüche in jener Welt an, die wir als Moderne zu bezeichnen gelernt haben. Die künstliche Welt des Ausstellungsraums erlaubt es, mit den Krisen, die sich in diesen Brüchen zeigen, aber auch mit ihren Möglichkeiten, experimentell und ausprobierend umzugehen. Hierbei kann sich ein testendes, spielerisches Verhältnis zu den neuen Bedingungen artikulieren, wie es in der Welt „da draußen“ so nicht möglich wäre. Doch zurück zu „Critical Zones“ und den Anliegen dieses Forschungs- und Aus- stellungsprojekts. Der Begriffcritical zone stammt aus den Geowissenschaften und der Biologie, wo er verwendet wird, um die dünne „Haut“ des Planeten Erde zu

Karlsruhe, Stuttgart, Cantz, 1995, S. 28). Selbstredend fanden Kooperationen zwischen beiden Häu- sern auch in den letzten Jahren statt; die Institutionalisierung von Kooperationsmöglichkeiten – wie etwa über solche Gastprofessuren und Ausstellungsprojekte – soll diese Komplementarität als großen Vorteil für beide Häuser jedoch noch stärker ausbauen. 6 Vgl. B. Latour, Kampf um Gaia (Anm. 2), S. 32f. 7 A.a.O., S. 15. 8 Besonders hervorzuheben sind hier Wir sind nie modern gewesen. Versuch einer symmetrischen Anth- ropologie, übersetzt aus dem Französischen von Gustav Roßler, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008 und Existenzweisen. Eine Anthropologie der Modernen, Berlin, Suhrkamp, 2014; im Original erschie- nen als Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991 und Enquêtes sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012. 9 Bruno Latour im Gespräch mit Heinz-Norbert Jocks, Kunstforum International, 237 (2015), S. 242. 300 Revue d’Allemagne bezeichnen, seine Oberfläche, wenige Kilometer dick, auf der sich Leben so wie wir es kennen entwickelt hat und dort – und das ist zentral – die eigenen Bedingungen für sein Überleben hergestellt hat (10). Diese Oberfläche ist fragil, angreifbar – kritisch –, aber somit auch hochgradig reaktionsfähig. Hier zeigt sich das mehrdeutige Poten- zial des Begriffscritical zone, wie Latour ihn versteht: Er bezeichnet eine Perspektive auf die Biosphäre, die auf (menschliches) Einwirken höchst sensibel reagiert, die aber auch den Menschen als Teil und Bedingung in sich trägt.

Typische Visualisierung der critical zone in den Geowissenschaften

Abb. aus Alexandra Arènes, Bruno Latour und Jérôme Gaillardet, „Giving Depth to the Surface – an Exercise in the Gaia-graphy of Critical Zones“, The Anthropocene Review, 2018.

Der alte Dualismus Kultur und Natur, das Einwirken des Menschen auf die Natur aus einer Stellung des Äußeren, wird aufgehoben zugunsten eines heterogenen Zusammenwirkens von Lebewesen und ihren geochemischen Bedingungen zu einem responsiven, sich selbst generierenden Zusammenhang, in den auch der Mensch als Teil eingebettet ist. Dies hat, folgt man Latour, philosophische Implikationen: Natur erscheint hier nicht als System, dessen ökologische Desaster es dadurch zu begegnen gilt, Elemente von Kultur möglichst verträglich zu integrieren. Solch eine Sichtweise, die jene der Moderne ist, impliziere eine mechanische, mitunter kybernetische Posi- tion, in der ein omnipräsenter „Ingenieur“ einen Überblick über dieses System ein- nehmen kann, um dessen vielfältige Bestandteile zu einem Ganzen zu integrieren (11). Die Perspektive der critical zone hingegen ist keine konstruierte von außerhalb, keine

10 Vgl. Susan L. Brantley et al., „Designing a Network of Critical Zone Observatories to Explore the Living Skin of the Terrestrial Earth“, Earth Surface Dynamics, 5 (2017), S. 841-860. 11 Bruno Latour, „Some advantages of the notion of ,Critical Zone‘ for Geopolitics“, Geochemistry of the Earth’s Surface meeting, GES-10, Paris, France, Aug. 18-23, 2014, Procedia Earth and Planetary Science, 10 (2014), S. 3-6, hier S. 5. „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour 301 einer abstrakten „Natur“, die es distanziert zu beschreiben und begegnen gilt. Sie sieht den eigenen Standpunkt vielmehr als eingebettet, eingefaltet in eine Umwelt vielfälti- ger dynamischer Prozesse (12). In der Entwicklung einer solchen Perspektive, die geo- chemische, geophysische sowie evolutionsbiologische Prozesse in den Fokus nimmt, spielen für Latour die (in den Fachdiskursen nicht unumstrittenen) Pionierleistungen von Lynn Margulis und James Lovelock eine zentrale Rolle (13). Letzterer resp. sein Gaia-Konzept (14) ist ein wichtiger Bezugspunkt sowohl für Latours Buch Kampf um Gaia als auch für unser Forschungsseminar. Die Konferenz „Next Society – Facing Gaia“, die im April 2016 im Rahmen der Ausstellung „Reset Modernity!“ am ZKM stattfand und die die kritischen Bedingungen des Planeten Erde und die Frage, wie wir dort in Zukunft leben möchten, in den Blick nahm, kann als Auftakt des Critical Zones-Projekts verstanden werden. Die Frage, die sich nun stellt ist, wie uns solch eine neue Sicht auf unsere Welt helfen kann, in einer Zeit globaler (sozialer, politischer, ökonomischer, ökologi- scher) Krisen ein neues Verhältnis zu ihr zu entwickeln; eines, das nicht mehr jenes abstrakte, distanzierte Verhältnis der Modernen ist, welches sich im Natur-Kultur- Dualismus zeigt. In Das terrestrische Manifest kartografiert Latour diese Krisen und projiziert einen neuen Vektor für einen möglichen Weg in die Zukunft (15). Folgt man seiner Gegenwartsanalyse (wir fassen sie hier nur skizzenhaft zusammen), so hat der Vektor der Moderne – die Globalisierung als Operator des Fortschrittsnarrativs – ausgedient. Der Vektor als ein in die Zukunft offener Kurs ist zu einem definitiven Endpunkt geworden: Der Planet der Zukunft wird das Wachstum der Summe seiner Nationen sowohl kapazitär als auch ökologisch nicht mehr tragen können. Der Kurs nach vorn, Richtung Globalisierung, der dennoch im Schwung der Moderne noch immer vorangetrieben wird, ist un-realistisch geworden. Aber auch der Kurs zurück, in Richtung des Lokalen, der sich als eine Rückkehr zu Werten wie Heimat, Boden und Tradition gibt und Symptome wie Brexit und US-Präsident Trump generiert, existiert in den globalisierten Zusammenhängen nicht mehr. Was Latour fordert ist stattdessen ein Schritt „seitwärts“, in Richtung des „Terrestrischen“ – die Erde, auf der wir leben, weder als „globalisierten Globus“ verstanden, noch als Akkumulation von Territorien ihrer Nationalstaaten. Sondern als jenen interdependenten, sich selbst generierenden Zusammenhang, wie er oben in der Perspektive der Critical Zones beschrieben wurde: „Das Terrestrische stellt nicht länger allein den Rahmen mensch- lichen Handelns dar, es ist vielmehr Teil davon. Der Raum ist nicht mehr der mit ihrem Raster aus Längen- und Breitengraden erfasste der Kartografie, sondern ist zu einer bewegten Geschichte geworden, in der wir selbst nur Beteiligte unter anderen

12 Ebd. 13 Vgl. zu diesen Pionierleistungen Bruce Clarke, „Gaia is not an Organism – Scenes from the Early Scientific Collaboration between Lynn Margulis and James Lovelock“, in: Lynn Margulis. The Life and Legacy of a Scientific Rebel, hg. von Dorian Sagan, White River Junction (VT), Chelsea Green, 2012, S. 32-43. 14 Vgl. u.a. James Lovelock, Gaia. The Practical Science of Planetary Medicine (1991), Oxford, Oxford University Press, 2000. 15 Vgl. hierzu auch Bruno Latour, „On a Possible Triangulation of Some Present Political Positions“, Critical Inquiry, 44/2 (2018), S. 213-226. 302 Revue d’Allemagne sind, die auf Reaktionen anderer reagieren“ (16). Die Aufgabe des Forschungsseminars ist es, diesen Möglichkeitsraum des Terrestrischen beschreibbar und schließlich als Ausstellung erfahrbar zu machen. Das Forschungsseminar hat sich dieser Aufgabe gestellt (17). Das interdisziplinäre Seminar, in dem sich Präsentationen Bruno Latours und der Beteiligten mit Diskussi- ons- und Workshopformaten abwechseln, ist ein Versuch, sich den vielfältigen Impli- kationen der Critical Zones bzw. des Terrestrischen aus verschiedensten Perspektiven zu nähern, als ein Oszillieren zwischen Wissenschaften, Künsten und Politik. Ähnliche Seminar-/Workshopformate im Kontext von Denkausstellungen wurden von Bruno Latour bereits erfolgreich durchgeführt, etwa in Shanghai im Kontext der Ausstellung „Reset Modernity!“ im April 2016, einer Einladung von Hans Ulrich Obrist und Yangwoo Lee folgend. Eine weitere Workshopreihe, die die Implikatio- nen von „Reset Modernity!“ und „Critical Zones“ zusammenführt, findet zurzeit in Teheran statt, durchgeführt von Bruno Latour und Martin Guinard-Terrin an der Pejman Foundation, in Kooperation mit der Universität Teheran und dem ZKM. Die „Iran-Perspektive“ nimmt noch sensitiver als das Seminar in Karlsruhe die postko- lonialen Implikationen einer Gegenwartsanalyse in Hinblick auf die Brüche mit der (europäischen) Moderne in den Fokus. In diesem Workshop stellen Künstler, Geogra- fen, Geologen sowie Soziologen in Vorträgen Projekte vor, die in intensiven Diskus- sionsformaten analysiert werden. Im Verlauf des Workshops werden Dokumente der Teilnehmer gesammelt und an Präsentationswänden zur weiteren Bearbeitung bzw. zum Herstellen von Verbindungen zwischen den diversen Materialien montiert. Das Seminar an der HfG Karlsruhe verfolgt eine etwas andere, stärker didaktische Herangehensweise. Es ist in Blöcken zu je fünf Tagen organisiert, die erste Sitzung fand im Februar 2018 statt, gefolgt von einer zweiten im Mai. Vier weitere werden bis Ende 2019 folgen. Thematisch ist es in drei Stränge strukturiert: 1. „Die Wissenschaft der Critical Zones“ – mit Unterstützung von Wissenschaftlern aus den Geowissenschaften, die an politischen und künstlerischen Fragen interes- siert sind, vor allem aus den sogenannten Long Term Ecological Research (LTER)- und Long Term Socio-economic and Ecosystem Research (LTSER)-Netzwerken in Frankreich und Deutschland. Jérôme Gaillardet, Geophysiker am französischen Institut de physique du globe, ist hier der wichtigste Partner und Berater. 2. „Die Kunst der Critical Zones“ – anhand der Werke von und durch die Zusam- menarbeit mit Künstlern, die Praktiken verwenden, welche Bruno Latour als „material turn in the arts“ beschreibt. Hier bestanden bereits Kollaborationen unter anderem mit Toma’s Saraceno, Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Sophie Ristelhueber und Adam Lowe. 3. „Die Sozial- und Politikwissenschaften der Critical Zones“ – womit solche Positio- nen gemeint sind, die bereit sind, über Vorstellungen des Globalen hinauszugehen und über Alternativen nachzudenken (unter anderem Perspektiven mit Verbin- dungen zur Philosophie und Geographie).

16 B. Latour, Das terrestrische Manifest (Anm. 1), S. 53. 17 Die folgende Beschreibung des Seminarprinzips orientiert sich an einem internen Konzeptpapier Bruno Latours sowie an den Erfahrungen der Autorin und der Autoren als Teilnehmer am Seminar. „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour 303

Die Seminarteilnehmer nähern sich interdisziplinär der Herausforderung, das ver- mittels des Begriffs Critical Zones aufgespannte Diskursfeld nicht nur forschend zu erkunden, sondern die dabei entwickelten Ideen auch in den Erfahrungsraum einer Ausstellung zu übertragen, in dem nicht nur der logos, sondern auch Ästhetik, Affekt, räumliche Beziehung und soziale Interaktion eine Rolle spielen. Das Ziel ist es, für die Perspektive des Terrestrischen Repräsentationen und Narrationen zu finden, die einen Zugang der Öffentlichkeit ermöglichen. (Sie existieren noch nicht, im Gegen- satz zu den vielen machtvollen Repräsentationen und Narrationen des Globalen und Lokalen.) Eine der Methoden, die hierfür im Seminar angewendet werden, ist das Versetzen der Teilnehmer in imaginäre Situationen, die Merkmale von Gedankenexperimenten tragen. Solch ein Experiment, auf das die Teilnehmer im Verlauf des Seminars immer wieder zurückkommen, fand in der ersten Sitzung statt (18): Angenommen wir leben um 1610 und erfahren von den revolutionären Entdeckungen Galileo Galileis. Nun ist man vor die Herausforderung gestellt, die dadurch hereinbrechenden grundlegenden Veränderungen für die Kosmologie und Gesellschaft dieser Zeit zu erkennen und zu verarbeiten. Als Ausgangspunkt bzw. Denkmaterial diente uns Bertolt Brechts epi- sches Theaterstück Leben des Galilei (uraufgeführt 1943). Das Gedankenexperiment unternimmt sodann eine Zeitreise: Angenommen wir befinden nsu wieder im Jahr 2018 und sind mit ähnlich grundlegenden Umbrüchen in Kosmologie und Gesellschaft konfrontiert, wie wir sie mit der neuen Perspektive des Terrestrischen assoziieren. Wie würde man mit vergleichbaren epistemischen Strategien mit diesen Umwälzungen fer- tig werden? Um die Parallele zwischen 1610 und 2018 greifbarer zu machen, ersetzen wir Galileo Galilei mit James Lovelock und seiner „Entdeckung“ des Planeten Erde als responsive Quasi-Lebensform, die er mit der Denkfigur Gaia zu fassen versucht. Die Attraktivität, solche (absichtlich historisierenden) Parallelen aufzustellen und zu analysieren, besteht darin, mit Mitteln der Wissenschaftsgeschichte, Kunstgeschichte, Philosophie, Kartografie, der Künste usw. die Merkmale beider epistemischer Brü- che zu identifizieren und die Seminarteilnehmer auf die Parallelen zwischen diesen beiden historischen Ereignissen (denn als solches bezeichnen wir auch, mit Latour, Lovelocks Entdeckung) in eigener Denkarbeit aufmerksam zu machen. Neben den Parallelen interessieren uns aber auch die Unterschiede, nämlich der bereits erwähnte Mangel an adäquaten Repräsentationen des Neuen Klimaregimes, die dessen Impli- kationen den Menschen näherbringen könnten. Folgt man Latour, so herrschte in der wissenschaftlichen Revolution des 17. Jahrhunderts eine wesentlich stärkereKontinu- ität in den Repräsentationen und Narrationen des Kosmos vor und nach Galilei: „No sooner had the Copernican system been proposed, images of the Sun King began to appear in Versailles…“ (19). Für die Umbrüche, die wir mit dem Neuen Klimaregime und der Critical Zones-Perspektive zu analysieren versuchen, sieht die Situation völlig anders aus. Diese neue „Kosmologie“ wird keinesfalls ohne Weiteres akzeptiert, wie uns etwa die immer lauter werdenden Stimmen der Klimaleugner zeigen, mit dem aktuellen US-Präsidenten als ihren Advokaten. Gehen wir jedoch davon aus, dass es

18 Die folgende Beschreibung basiert auf einem Konzeptpapier Bruno Latours (Februar 2018). 19 Ebd. 304 Revue d’Allemagne sich bei dem Neuen Klimaregime um eine mindestens genauso signifikante Revolu- tion wie jene im 17. Jahrhundert handelt, wird der Bedarf an adäquaten Repräsentati- onen und Narrationen zentral. Hierin liegt die Motivation Bruno Latours begründet, zusammen mit jungen Künstlern, Wissenschaftlern und Aktivisten im geschützten Raum eines experimentellen Forschungsseminars die Potentiale der Critical Zones zu erkunden. „Such a collaboration is indispensable to generate another landscape where it is possible to give another orientation for political involvement“ (20).

Gruppenarbeit im Rahmen der zweiten Sitzung des Forschungsseminars im Mai 2018 an der HfG Karlsruhe Foto: Armin Linke (Original in Farbe).

Als Artikulation für die im Forschungsseminar durchgeführten kollektiven Gedankenexperimente haben sich die Methoden des Reenactments und Rollenspiels bewährt. So wurden etwa die Protagonisten von Brechts Leben des Galilei in die Zukunft transportiert und der Hauptdarsteller durch Lovelock ersetzt, wobei es nicht lediglich um eine historische Analogie ging, sondern um ein Erforschen der Protago- nisten jener Diskurse und ihrer, um Latours bekannten Akteurs-Operationsmodus ins Spiel zu bringen, agency: Welche Interessen und Positionen treffen mit welcher Handlungsmacht aufeinander, um Status und Gültigkeit neuer epistemischer Kon- stellationen zu verhandeln? Besonders hervorheben möchten wir ein weiteres solch performatives Gedankenexperiment, welches in der zweiten Sitzung im Mai 2018 durchgeführt wurde. In verschiedene Gruppen aufgeteilt, versetzten sich die Teil- nehmer in die Rolle von „Einwohnern“ einerseits des alten Territoriums, des Nati- onalstaats, und andererseits des neuen terrestrischen Raumes. Die beiden Parteien sollten nun ein erstes Aufeinandertreffen simulieren und einen Weg finden, wie sie ihre unterschiedlichen Verhältnisse zur Welt einander vermitteln können. Die Leitka- tegorien, die es der jeweils anderen Seite näher zu bringen galt, waren die Identität der Gemeinschaft (demos), die Konstruktion der jeweiligen Gottheit resp. des religiösen Systems (theos) und die sich daraus ergebende Kosmologie (cosmos). Zugegeben, dies

20 Ebd. „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour 305 sind abstrakte Kategorien, die nicht leicht in performativer Interaktion zu vermitteln sind. Die verschiedenen Gruppen fanden dennoch bemerkenswerte Strategien, sich einander anzunähern. Hier soll beispielhaft ein Auszug aus dem Ergebnis der Arbeit einer Gruppe, selbstbetitelt als „Anonymous Terrestrial Meeting“, gezeigt werden, die die Form eines abwechselnd vorgetragenen, zum Teil ins Polyphone wechselnden Manifests angenommen hatte. Im folgenden Auszug spricht das Manifest aus der Per- spektive des theos: „Believing that it’s better not to believe, in contradiction. I believe in the terrestrial, the possibility of chance, while my divinity is the future I seek for. My limits are the ones I oversee and a certain self-evolving power from the multipli- city of interconnected parts. Religion is caring.“ „My divinity is becoming, the possibility to move. The luxury to explore the world in a playful and energizing way and meeting strangers or talking to a stranger to understand others who are not in your inner circle. Everyone is collective. Being afraid of something is setting yourself a limit.“ „Having a set of values that orient judgement and vision, a point of reference that links me to the Other on a less tangible, human level. ‚Taking care‘ not only of the self, but of what surrounds me, individual-collective responsi- bility, allowing for doubts and contradictions.“ „A daily routine, a moving mind, the feeling of being a part of a community. friendship/family health/taking care to exchange, to learn I believe in the never ending experimental flow of life.“ „Maybe I forgot where I wanted to go and now I am also not sure where I should go.“ „Knowing that there will be an end of life – my life is not endless – leads me to expe- riment. I feel like happiness and satisfaction might stop me.“ Die Ergebnisse solcher Vorträge wurden im Anschluss verglichen und diskutiert. Im Fall des Manifests wurde dessen poetische Kraft als spekulatives Potential für eine „tastende“ Herangehensweise an die noch undeutliche Situation einer Begegnung zwi- schen Vertretern des Territoriums mit Vertretern des Terrestrischen hervorgehoben. Ein weiterer wichtiger Teil des Forschungsseminars sind jene Aufgaben, die zwi- schen den einzelnen Sitzungen bearbeitet werden. So entwickelten die Teilnehmer zwischen Februar und Mai erste Skizzen für eigene Forschungsprojekte, die im Rah- men der Laufzeit des Seminars individuell oder in Gruppen bearbeitet werden und gegebenenfalls direkt zur Ausstellung beitragen können. Die in der Mai-Sitzung prä- sentierten Projektskizzen waren so vielversprechend wie vielfältig; sie reichen von Recherchen zum Ausstellungsformat, über theoretische und historische Beiträge, bis hin zu künstlerischen Arbeiten. Zur letzten Kategorie gehört die hier exemplarisch gezeigte Arbeit von Michail Rybakov, Alumnus des Studiengangs Medienkunst an der HfG Karlsruhe; sie ist nur eine von mehreren Ideen, die er im Seminar vorge- stellt hatte. Die Arbeit geht von den taxonomisch-klassifikatorischen Bildtafeln 306 Revue d’Allemagne

Beispiel für eine der verwendeten Bildtafeln: Tafel 54, „Gamochonia“, aus Ernst Haeckels Kunstformen der Natur (Komplettausgabe, Leipzig/Wien, Bibliographi- sches Institut, 1904 – Original in Farbe).

Ernst Haeckels (1834-1919) aus, der als Zoologe wie kaum ein anderer den soge- nannten westlichen Geist der Moderne auf eine externe Beobachterposition auf die Natur „von außen“ eingestimmt hat – sein berühmter Stammbaum des Menschen (1874) sieht bekanntlich den Menschen als Baum-Krone der Schöp- fung vor. Rybakov bearbeitete nun diese Bildtafeln, und zwar nicht mittels des Genius des Künstlers und seiner Ima- gination, sondern vermittels der tech- nischen „Einbildungskraft“ von neural networks, vermittels Bildprozessierung durch künstliche Intelligenz. Über deep learning-Algorithmen wurde das Pro- gramm mit Haeckel-Bildtafeln gefüttert und darauf trainiert, visuelle Muster zu erkennen. Daraus wurden schließlich neue Bilder generiert, indem der illustrative Stil Haeckels auf solche Schnittdiagramme aus den Geowissenschaften projiziert wird, wie jenes das im hier vorliegenden Text zur Illustration der critical zone verwendet wird. Herausgekommen sind Bildwelten, die uns seltsam vertraut, aber dennoch faszinierend fremd erscheinen. Sie zeigen skurrile „Landschaften“ von ineinander gefaltetem biologischem Material – wie Lebenswel- ten, die ihre eigene Umwelt selbst generieren und die uns an jene Perspektive auf die Biosphäre erinnern, wie wir sie als critical zone zu lesen gelernt haben. Rybakov selbst über seine Arbeit: „We are conditioned to look for meaning in scientific illustrations. While the meaning is lost through the process of neural style transfer, the illustration gets a lot richer visually, and is just as interesting to examine“ (21). Nach diesem kleinen Schulterblick auf die beiden ersten Sitzungen des For- schungsseminars, und in Antizipation der vier noch kommenden, lässt sich vorläu- fig festhalten, dass dessen offener Rahmen eine der übergeordneten Forschungsfrage adäquate Art der Annäherung zu sein scheint. Diese Frage – Wie orientieren? – ist ebenso offen formuliert und auch von Bruno Latour selbst nicht beantwortet. Das Seminar nähert sich der Frage explorativ, mit experimentellen, mitunter phäno- menologisch und performativen Mitteln. Der solide Input, der durch die einzelnen Vorträge Bruno Latours gegeben wird – „Bruno Latour beim Denken zuschauen“ ist

21 https://rybakov.com/blog/visualizing_complexity/. „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour 307 uns als faszinierte Rückmeldung der Teilnehmer immer wieder begegnet –, in Kom- bination mit dem offenen Rahmen für Diskussionen, Reenactments, Performances, Gruppenarbeit und individuelle Forschungsarbeit, bietet die Vorzüge der Kombina- tion aus „vertikalem“ Unterricht und „horizontalem“ Austausch mit Latour in einer flachen Hierarchie. Nicht der Weg oder gar das Denk-Ziel sind vorgegeben, sondern skizziert werden Bedingungen, Symptome und Merkmale der Critical Zones, um davon ausgehend einen Möglichkeitsraum zu kartografieren, in dem – vielleicht – adäquate Narrationen und Repräsentationen des Neuen Klimaregimes entwickelt werden können.

Ergebnis des neural style transfer algorithm, Michail Rybakov, 2018. 308 Revue d’Allemagne

Zusammenfassung In einem Forschungsseminar an der Staatlichen Hochschule für Gestaltung Karls- ruhe bereitet Bruno Latour zusammen mit den Teilnehmern aus Wissenschaften und Künsten die Ausstellung „Critical Zones“ vor, die 2020 am ZKM (Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe) eröffnen wird. Sowohl das Forschungsseminar als auch die Ausstellung befassen sich mit dem geophysikalisch kritischen Zustand der Erde, mit der sogenannten critical zone, ihrer durchlässigen, oberflächennahen Schicht. Von Bruno Latour wird der Begriff erweitert zu einem kritischen, teilnehmenden Verhält- nis zu unserer Lebenswelt, deren bedrohter Zustand in der vom Menschen geprägten Erdgeschichte ein noch nie dagewesenes Ausmaß erreicht hat und dessen historischen Zusammenhang er als Neues Klimaregime beschrieben hat. Der Artikel versteht sich als Bericht aus diesem explorativen Forschungsprozess, erstellt von den kuratorischen Mitarbeitern des Projekts sowie dem Koordinator des Seminars, mit Fokus auf Erkennt- nisinteressen und Methodologie. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 309 T. 50, 2-2018

Une expérience d’interdisciplinarité en action à l’échelle du Rhin supérieur

Florence Rudolf *

Comme le rappellent Boltanski et Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, la logique projet est empruntée au monde artistique, soit à la citée inspirée, celle qui fait place à la créativité, la subjectivité et l’improvisation. Contrairement aux approches planifiées, procédant d’une démarche issue de la rationalisation instrumentale (1) en quête de performance et de rentabilité, la démarche artistique rompt avec la cité indus- trielle. Dans le cas de la conduite projet, l’emprunt à la cité inspirée ne correspond pas pour autant à une rupture avec la raison instrumentale qui veille aux conditions de réussite d’une entreprise. Les pistes ébauchées dans l’essai de Boltanski et Thévenot sont autant de prises pour penser l’interdisciplinarité et le multiculturalisme. Elles permettent de réfléchir à la formulation de communs, sortes ’unitésd paradoxales (2) issues de la négociation entre des mondes sociaux distincts. La conduite d’un projet de recherche qui regroupe différentes institutions soulève la question de la formation d’accords à partir d’une pluralité d’arrière-plans culturels. La gestion de projet relève donc d’une question assez classique de sociologie politique, laquelle peut se décliner comme interdisciplinarité si l’on prend le point de vue de dis- ciplines distinctes en action, mais que l’on peut également combiner avec la question du multiculturalisme et de la mixité sociale. Nous procédons rétrospectivement à une réflexion sur les épreuves que le projetClim’Ability (3) a surmontées et sur le sens de ces dernières pour la recherche interdisciplinaire.

* Professeure des universités, Institut national des sciences appliquées de Strasbourg (INSA), EA 7309 AMUP. 1 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), Paris, Librairie Plon, 1964. 2 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. 3 Clim’Ability, Interreg V, Appuis aux entreprises pour une prise en compte des changements climatiques à l’échelle du Rhin supérieur, 2016-2018. Projet coordonné par l’Insa Strasbourg (F. Rudolf) avec la participation des partenaires financeurs suivants : Universität Freiburg (R. Glaser), Deutscher Wetter Dienst, TRION-Climate (V. Parasote), Universität Koblenz-Landau (O. Frör), Chambre de commerce 310 Revue d’Allemagne

Bref retour sur la genèse de Clim’Ability Le projet Clim’Ability (2016-2018), pour un accompagnement des petites et moyennes entreprises (PME/PMI) au changement climatique à l’échelle du Rhin supérieur, est inscrit au programme Interreg V. Il est le résultat d’une investigation socio-climato- économique qui a pris son essor avec l’ANR SECIF (2011-2014), coordonnée par Pas- cale Braconnot, climatologue à l’IPSL. À l’issue de ce qui s’est davantage apparentée à une aventure pluridisciplinaire qu’interdisciplinaire, dans laquelle l’Amup, EA 7309, a coordonné l’enquête sociologique auprès des entreprises alsaciennes sous la responsa- bilité de l’Insa Strasbourg, une nouvelle page s’est écrite autour du projet Clim’Ability avec des partenaires du Rhin supérieur. Les articles qui sont regroupés ci-dessous, sous la bannière de cette introduction, rendent compte de l’aventure qui a fédéré des chercheurs de disciplines aussi différentes que la climatologie et la météorologie, l’éco- nomie, la géographie, la gestion, les sciences de l’environnement et la sociologie dans la conception et la conduite d’une enquête sociologique, de type qualitatif, orientée vers la production de services climatiques (4). Compte tenu de la composition de l’équipe d’une part, et des visées de la recherche – conception d’outils de sensibilisation des PME/PMI au changement climatique ; mise au point de supports d’identification des vulnérabilités et des risques potentiels des acteurs économiques du Rhin supérieur et esquisse de trajectoires d’adaptation et de services climatiques appropriés pour différentes branches et filières phares de ce territoire – d’autre part, l’investigation sociologique se devait d’intégrer des exigences discipli- naires et pratiques multiples. Plutôt que de procéder à une enquête limitée à quelques enseignants-chercheurs, l’équipe dans sa totalité s’est mobilisée pour porter ce travail. Cet engouement pour l’enquête et la construction de données socio-économiques est suffisamment rare et exemplaire pour être souligné. Les défis relevés au cours des mois d’investigation et les résultats auxquels nous sommes parvenus, non pas sans épreuves, justifient ce retour d’expérience. Ce dernier est exemplaire à plus d’un titre. uA titre de son portage et cadrage, pour commencer, car il est extrêmement rare que les sciences sociales assurent la responsabilité scientifique d’une recherche qui a pour thème prin- cipal le changement climatique. En matière de sciences du climat, les sciences sociales arrivent généralement en complément de la constitution d’une équipe principalement centrée sur les sciences de la nature et de la vie. Cette caractéristique rebondit sur les

et d’industrie d’Alsace (D. Schmitt), Météo France (C. Grégoire), Université de Haute-Alsace (B. Mar- tin), Universität Basel (C. Duchêne-Lacroix), Schweizerische Eidgenossenschaft Kanton Basel-Stadt (NRP) et l’Université de Lausanne (D. Bourg). Et la participation des partenaires non financeurs suivants : Kompetenzzentrum für Klimawandelfolgen Rheinland-Pfalz, Technische Universität Kai- serslautern, Lehrstuhl für Wirtschaftspolitik und internationale Wirtschaftsbeziehungen et Institut für Technologie und Arbeit. 4 Les services climatiques sont une réalité générique qui renvoie à la génération et la provision d’in- formations issues de la recherche climatologique et à la mise en forme et en contextualisation des connaissances scientifiques pour assister la prise de décision dans différents domaines d’activité « Cli- mate services involve the generation, provision, and contextualization of information and knowledge derived from climate research for decision making at all levels of society », Catherine Vaughan, Suraje Dessai, « Climate services for society : origins, institutional arrangements, and design elements for an evaluation framework », in : WIREs Clim Change, 2014, 5:587–603. doi: 10.1002/wcc.290. Une expérience d’interdisciplinarité en action à l’échelle du Rhin supérieur 311 problématiques et les cadrages adoptés. Ainsi, il n’est pas rare que les collègues des sciences de la nature et de la vie attendent des collègues des sciences sociales qu’ils enquêtent sur l’acceptabilité sociale des connaissances et des innovations scientifiques et techniques. Cette attente n’est généralement pas très bien accueillie par les sociolo- gues qui vivent mal l’imposition d’une problématique par d’autres disciplines que la leur. Cette susceptibilité n’est pas le propre des sociologues. Elle se manifeste à chaque fois qu’une discipline impose son agenda théorique et conceptuel à d’autres. Ce constat précise une des difficultés de l’interdisciplinarité. S’il ne nous a pas fallu batailler à l’échelle de Clim’Ability pour contrer la sempiternelle question de l’acceptabilité sociale des connaissances et innovations scientifiques et techniques, ce sont l’appropriation des résultats engrangés dans SECIF et de la démarche d’enquête sociologique par les partenaires qui ont été au cœur des épreuves de lancement du projet.

L’appropriation des entretiens et conclusions issus de SECIF Clim’Ability s’est construit sur les principaux résultats de SECIF (2011-2014), éta- blis sur une cinquantaine d’entretiens qualitatifs auprès de personnes ressources et d’entreprises susceptibles d’être intéressées par les effets du changement climatique (rapport final consultable sur www.clim-ability.eu). Les conclusions de cette recherche permettaient de rendre attentif à l’influence encore prégnante des climatosceptiques ; à la confusion entre atténuation et adap- tation au changement climatique et au caractère abstrait du changement climatique pour les acteurs économiques. Si ces constats ont été moteurs du projet Clim’Ability, les deux derniers points (atténuation versus adaptation ; et difficulté à s’approprier le changement climatique [CC]) l’ont été davantage. Ils ont littéralement justifié le fil conducteur de la recherche en commençant par le versant des services climatiques dont l’article de Vaughan et Dessai retrace très systématiquement l’émergence et identifient les enjeux. Les auteurs listent l’ensemble des défis de ce domaine. Outre les enjeux liés à la production de savoirs sur le climat à différentes échelles, enjeux de la recherche climatologique et météorologique proprement dite, d’autres défis et non des moindres se profilent comme l’accessibilité de ces connaissances à de nombreux publics. Le défaut d’accessibilité s’entend tant au sens propre que figuré, soit par l’iden- tification des sites divulguant des savoirs utiles aux entreprises que par la mise en forme des connaissances afin qu’elles « parlent » aux acteurs. La contextualisation des savoirs constitue une étape qui met en jeu différentes sciences et compétences. L’absence de prise à l’usage des acteurs économiques, à laquelle nous avions abouti en 2014 à l’issue de SECIF, correspond à un des grands enjeux du projet Clim’Ability. Partant de ce constat, nous nous sommes donné comme principale tâche la genèse de supports et services pertinents et attractifs. Comment partager des savoirs complexes, soumis à de nombreuses incertitudes, avec différents publics ? Conformément aux réflexions portées par les philosophes pragmatiques, dont Dewey (5), nous savons désormais que les publics n’existent pas en dehors d’un processus de publicisation. Par processus de

5 John Dewey, Comment nous pensons (1925), Paris, Flammarion, 2010 ; J. Dewey, Le Public et ses pro- blèmes (1927), Université de Pau, Éditions Farrago, 2003. 312 Revue d’Allemagne publicisation, nous entendons l’ensemble des acteurs et actants qui s’organisent autour d’une cause ou « chose » commune susceptible d’intéresser et de relier différentes entités. Si tant est que dans cette configuration, c’est le changement climatique qui doit susciter de l’intérêt et associer des entités distinctes, on comprend aisément que la génération et la mise à disposition de connaissances ne constituent pas une étape suffisante du processus. Clim’Ability est né de cette conscience et de la volonté de contribuer à une mobilisation des entreprises du Rhin supérieur, en particulier des PME/PMI, pour faire face au changement climatique. Mais qu’entendre par « faire face » au changement cli- matique ? C’est là que les deux principaux plans d’action des politiques publiques en matière de changement climatique – l’atténuation et l’adaptation – prennent tout leur sens. L’atténuation et l’adaptation procèdent de deux paradigmes distincts et complé- mentaires pour enrayer le changement climatique et ses conséquences. Pour le dire sim- plement, alors que l’atténuation procède d’une logique de prévention du changement climatique, l’adaptation prépare à ses effets. La première modalité des politiques clima- tiques est dans une logique d’évitement du changement climatique ; la seconde approche procède de la programmation de nouveaux équipements, infrastructures et procédures institutionnelles susceptibles de réduire la vulnérabilité des personnes et des biens aux stress météorologiques et climatiques. À ce titre, des services climatiques ambitieux se devraient de veiller a minima à l’association de l’atténuation et de l’adaptation. Quels seraient les autres enjeux à relever par-delà cette précaution initiale ? L’aide à la décision aussi louable soit-elle ne peut jamais prétendre échapper à des intérêts sociaux. Elle est toujours le « fer de lance » d’un groupe social particulier, soit la bataille d’une coalition d’acteurs pour définir la situation selon ses propres convic- tions et intérêts. Elle ne peut jamais prétendre représenter « La Société » ou « L’Envi- ronnement », même si ce n’est pas l’envie qui manque aux scientifiques et praticiens qui souhaitent se constituer en experts de l’une ou l’autre cause historique et sociale (6). Cette conscience héritée et entretenue par les sciences politiques et sociales et par les mouvements sociaux ne doit pas conduire pour autant au discrédit des « entreprises de morale » (7). Ces dernières contribuent à la vie politique de la cité. Pour autant cette participation ne peut que profiter d’une exigence de justification qui garantit un accroissement de réflexivité. Toute entreprise de transformation des mentalités, des pratiques et des usages gagne à réfléchir à ses arrière-plans idéologiques ainsi qu’aux retombées intentionnelles et non intentionnelles de ses missions. Cette vigilance s’exerce par l’observation, à commencer par l’observation des conseils promulgués par les services climatiques. Ces derniers mettent-ils en avant des habitus plutôt que d’autres, valorisent-ils des cultures par rapport à d’autres, des usages plus que d’autres, contribuent-ils à instituer des normes qui disqualifient certaines pratiques et groupes, profitent-ils à certaines technologies plutôt qu’à d’autres, etc. ? La veille, ainsi qu’en témoigne cette liste non exhaustive, constitue un projet d’ampleur à elle seule. C’est un des points également inscrit au programme de Clim’Ability, notamment à travers

6 Même inconsciemment, il se joue à travers des projets bien intentionnés et motivés des enjeux cultu- rels et de classe. 7 Entreprise qui s’apparente bien à ce que Howard Becker avait qualifié d’entreprise de morale au sens où les acteurs qui se mobilisent en faveur d’une cause œuvrent pour l’institution de nouvelles normes. Une expérience d’interdisciplinarité en action à l’échelle du Rhin supérieur 313 la thèse d’Alexandre Kudriavtsev, financée par le projet. Ce dernier s’interroge sur le sens de l’action pour des entrepreneurs. Il poursuit ce questionnement à partir des significations que prend le changement climatique pour une entreprise. Cette interro- gation se décline dans deux directions au moins, à savoir qu’est-ce que le changement climatique est susceptible de faire faire à une entreprise et qu’est-ce qu’une entreprise est susceptible de faire au changement climatique. Cette investigation intègre l’analyse des interfaces-outils développées par le projet. Dans son souci de se constituer en passeur de frontières, Clim’Ability s’est engagé dans une démarche de conception et de construction d’outils susceptibles de « parler » aux entrepreneurs. L’équipe s’est questionnée dans cette perspective sur les manières de s’adresser aux PME/PMI. Ce questionnement a été en partie résolu par la rencontre des principaux concernés. À ce titre, l’interdisciplinarité du projet déborde les affilia- tions des chercheurs pour intégrer l’ensemble des acteurs concernés. Cette ouverture demeure extrêmement fragile en raison de ce que notre projet ne répond pas à une commande. Clim’Ability n’a pas été mandaté par les PME/PMI du Rhin supérieur (8). Le succès du projet dépend de son aptitude à intéresser différents chefs d’entreprises ; il est fonction de la réactivité de nos partenaires potentiels. À ce titre, nous avons exploré différentes pistes susceptibles d’intéresser les acteurs économiques au climat (9) en fonction de leur degré de maturité. Ce dernier est une construction sémantique qui permet de distinguer différents états de sensibilité et de connaissance des entreprises en fonction de multiples variables, dont l’exposition de l’activité au changement clima- tique. De manière plus prosaïque, il est principalement question d’évaluer la distance versus la proximité que des entreprises entretiennent au changement climatique, que ce soit en raison de traumatismes vécus ou d’événements qui rendent ce problème global concret et l’inscrivent dans des activités et dans un territoire. Le portage de ces enjeux a été l’objet de la première année, en amont du lancement du projet. Il a été le ciment du consortium, ainsi qu’en témoigne la mobilisation de l’équipe dès la notification par Interreg. En dépit de cet engouement, voire en raison de ce dernier, de nombreuses négociations ont eu cours tout au long de la démarche de terrain, soit du début à la fin du projet, avec des moments d’intensité variable. Cette continuité est principalement due à l’exigence d’enrôlement des acteurs économiques à la conception de services climatiques appropriés, soit à l’exigence d’une science citoyenne (10) au sens où les savoirs entrent en dialogue avec des questions de société. Si le principe des entretiens qualitatifs auprès d’un public d’entrepreneurs avait été entériné lors de la construction du projet, il s’est avéré à l’usage que nos représentations de ce qu’est un entretien ne se superposaient pas. Et pour cause, étant issu de disci- plines distinctes, le recours à l’entretien est soit inexistant, soit varié. Il a fallu revenir

8 Nous bénéficions de relais par la présence de la CCI et Météo France, au sein du consortium, qui entretiennent des relations avec les acteurs économiques. 9 Outils de sensibilisation, supports d’identification des vulnérabilités à l’égard de différents stress cli- matiques ainsi que des risques associés à ces derniers. 10 Florian Charvolin, André Micoud, Lynn Nyhart, Des sciences citoyennes ? La question de l’amateur dans les sciences naturalistes, La Tour d’Aigues, Édition de l’Aube, 2007. 314 Revue d’Allemagne sur l’intérêt de cette démarche à maintes reprises (11) jusqu’à ce qu’elle s’impose par le retour d’expérience des unes et des autres. La force de la preuve par l’expérience s’est une fois de plus avérée fructueuse dans ce contexte de transmission des connaissances qui n’a pas toujours été facile. Progressivement, les griefs à l’encontre des entretiens qualitatifs – trop intrusifs, trop chronophages, trop subjectifs, etc. – se sont faits plus rares au profit d’un réel intérêt de l’ensemble de l’équipe pour l’enquête comme forme de production des connaissances (12). Ce constat constitue rétrospectivement une jolie petite victoire contre l’injonction récurrente de la représentativité portée par les quan- titativistes, notamment. Cette dernière érigée en gage de scientificité a la peau dure, en particulier auprès de publics qui ne partagent pas la culture socio-anthropologique. En raison de l’intériorisation de cette norme par des publics non initiés, il a fallu ras- surer quant à la fiabilité de la démarche qualitative. Nous en profitons pour signifier, au passage, qu’il est plus pertinent, à notre sens, d’identifier les questions que se posent les interlocuteurs et publics que l’on cherche à identifier, voire à mobiliser et enrôler (13), que de rendre compte de manière représentative des réponses qu’ils ont apportées à des questions qu’ils ne se posent pas. L’ensemble des enjeux qui se jouent dans des entretiens qualitatifs n’étant pas toujours aisé à saisir, le long travail pédagogique nécessaire à sa mutualisation se justifie pleinement rétrospectivement.

L’analyse de contenu des entretiens À l’issue d’une enquête par entretiens auprès d’une petite centaine d’entreprises du Rhin supérieur, structurée par des questions relatives aux principaux enjeux qu’elles rencontrent, et conclue par un petit questionnaire permettant d’identifier la sensibilité des entreprises à différents aléas météorologiques et climatiques, l’équipe s’est appli- quée à procéder à une analyse de contenu. En l’absence de culture disciplinaire commune, nous avons été confrontés ici encore à des épreuves de traduction réciproque et de négociation en vue de l’adoption d’un plan d’action commun. Après discussion quant aux modalités d’approche des entre- tiens, trois groupes se sont constitués par affinité de personnes et de méthodes. Ces dernières étaient associées à des démarches d’analyse plus ou moins éprouvées, soit de la démarche SWOT à la démarche par processus à partir de ce qui fait événement en passant par la démarche par les chaînes d’impact à partir d’aléas météorologiques et climatiques. Nous avons procédé à l’analyse de l’ensemble des entretiens et de leurs questionnaires de manière dissociée en préalable à une démarche croisée de nos résultats. Les articles ci-dessous relatent l’expérience respective de ces différents groupes d’analyse. Lors du croisement de nos expériences, nous avons pu constater que ce qui pouvait apparaître comme une scission du collectif s’est finalement avéré

11 Ce travail d’acculturation a été assuré par l’organisation de séances pratiques dans le cadre des sémi- naires pour doctorant et par la pratique. 12 Ici encore le lien avec la philosophie pragmatique est tangible. 13 Comme précédemment, nous employons le terme « enrôler » à dessein… pour signifier que nous ne sommes pas dupes de ce que ce travail d’aide à la décision est un travail qui procède autant d’une démarche scientifique que politique et sociale. Il s’agit d’une intervention sociale au sens plein du terme, c’est-à-dire d’un projet qui tente d’associer différents publics au portage d’une transformation sociale. Une expérience d’interdisciplinarité en action à l’échelle du Rhin supérieur 315 très fructueux du point de vue de nos échanges et des résultats qui en ont découlé. Nos différentes approches donnent lieu in fine à trois représentations distinctes (cadrage SWOT, cadrage par aléas et chaînes d’impact et cadrage par processus-réseau), chacun de ces cadrages pouvant se décliner graphiquement de multiples manières (tableaux, histogrammes, boussole ou « rose des vents », chaîne d’impacts et cartographie du processus-réseau). Les enjeux et défis de l’interdisciplinarité et l’interculturalité se sont encore manifestés ici, à propos des options quant à la manière de présenter des résultats. La mise en forme de ces derniers s’est avérée un aspect très important que nous avions certes identifié en phase de construction du projet, au cours de l’année 2015, mais dont nous n’avions pas entrevu toute l’ampleur. Cette recherche a été à la fois très stimulante et exigeante et nous sommes bien conscients que nous n’en avons pas encore exploré tous les linéaments, en raison du retour d’expérience des entre- prises qu’il nous reste à exploiter. Par-delà ce point de calendrier, c’est la question du design communicationnel qui est en jeu ici. Cet aspect de la diffusion des connais- sances ouvre les scènes de recherche à de nouveaux professionnels dont les artistes, les plasticiens et les designers numériques. L’intérêt du recours à différentes démarches analytiques tient en partie aux éclairages qu’elles mobilisent. Alors que la démarche SWOT (cf. l’article d’Averbeck et Frör à la suite de cette introduction) fait partie des outils familiers des entreprises, la démarche par chaînes d’impact, davantage connue sous la désignation d’effets dominos, est fami- lière des sciences de l’ingénieur et du risque. Depuis Patrick Lagadec, pour le public francophone, cette approche des aléas s’est extrêmement développée dans la littérature consacrée aux risques (14). Concrètement, elle a donné lieu à des formalisations dans le cadre des travaux du GIZ (coopération allemande), dont les publications de Schneider- bauer et de Fritzsche constituent des références internationales dans ce domaine (15). Dans le contexte de Clim’Ability, cette lecture a été couplée à la recherche de stress météorologiques et climatiques. Ainsi, aux aléas signifiants répondait une chaîne d’impact spécifique, comme on peut le lire dans l’article de Scholze, Glaser et Roy à la suite de cette introduction. Quant à l’approche par processus à partir de ce qui fait évé- nement, elle procède d’une transposition méthodologique de la sociologie compréhen- sive de tradition allemande et de la théorie de l’acteur-réseau à laquelle s’est appliquée Rudolf dans ce contexte. Tout comme l’approche par les chaînes d’impact, la démarche par processus tente de rendre compte de relations de causes à effets, mais en partant de ce qui fait événement pour l’interlocuteur engagé dans l’entretien qualitatif. Elle ne présuppose pas que ce sont les aléas météorologiques et climatiques qui sont les princi- paux déclencheurs ou moteurs d’une séquence – que cette dernière soit de type cognitif, émotionnelle, organisationnelle et technique –, mais que les déclencheurs d’une prise de

14 Olivier Godard, Claude Henry, Patrick Lagadec, Erwann Michel-Kerjan, Traité des nouveaux risques, Paris, Gallimard (folio actuel), 2002. 15 Kerstin Fritzsche, Stefan Schneiderbauer, Philip Bubeck, Stefan Kienberger, Mareike Buth, Marc Zebisch et Walter Kahlenborn, The Vulnerability Sourcebook. Concept and guidelines for standardised vulnerability assessments, GIZ, 2014 ; Stefan Schneiderbauer, Marc Zebisch, Steve Kass, Lydia Pedoth, Assessment of Vulnerability to Natural Hazards and Climate Change in Moun- tain Environments – Examples from the Alps, Jörn Birkmann (éd.), United University Press, 2013 (2e éd.), p. 349. 316 Revue d’Allemagne conscience peuvent varier considérablement d’une situation à une autre. L’engagement des acteurs est susceptible de s’organiser autour d’événements a priori distants du chan- gement climatique comme des variations de prix, des ruptures d’approvisionnement ou des politiques publiques, etc. À ce titre, la démarche par processus s’applique à mettre en évidence ce qui fait sens chez les interviewés pour en suivre la logique propre plutôt que de travailler à l’établissement d’un schéma en cohérence avec des savoirs validés par les experts. Bien qu’elles se distinguent par leur prétention respective à la production de connaissances généralisables et de savoirs locaux, les deux démarches peuvent se com- pléter en ce qu’elles permettent éventuellement de constater un écart entre les attentes fondées par des montées en généralité et des expectatives établies sur des observations issues de l’expérience, du vécu et du raisonnement des acteurs. L’approche par la logique des acteurs s’inscrit dans l’héritage de la sociologie compréhensive de tradition alle- mande (16) et plus récemment de la théorie de l’acteur-réseau (17). À cet égard, elle prend ses distances de la représentation selon la chaîne d’impact, qui s’inscrit dans une logique linéaire de causes à effets, pour privilégier les entrelacs relationnels, intégrant éventuel- lement des rétroactions. Pour récapituler, l’approche par processus vise la restitution des dynamiques d’entraînement ou d’enchaînement qui se déploient à partir de ce qui fait événement pour un acteur ou un collectif. L’événement peut procéder de différents constats, établis par les « personnes guichets » (18) de l’entreprise qui ont accepté de se prêter à l’exercice de l’entretien. L’analyse aspire à la production d’une cartographie qui mette en évidence différentes entités en relation à partir de laquelle l’identification des stress climatiques et météorologiques peut prendre effet. Au travail de cartographie succède le décodage de la part des aléas météorologiques et climatiques dans ce qui peut alors s’apparenter à un processus ou un script. De ce point de vue, l’approche par processus s’inspire de la théorie de l’acteur-réseau. Si cette approche a été pratiquée sur tous les entretiens, elle a été plus particulièrement approfondie dans le cadre des entre- tiens consacrés à des entreprises productrices et fournisseurs d’énergie (cf. l’article de Duchêne-Lacroix et Kahn dans ce même numéro).

Approche croisée L’approche croisée a permis un élargissement consécutif à ce qui constituait de fait un rétrécissement par groupes d’affinités, qu’il s’agisse d’affinités épistémiques, disci- plinaires ou de personnes. Elle a permis aux différents groupes de travail de se présen- ter les uns aux autres. Cette démarche s’apparente aux exercices de diplomatie auxquels Latour et Stengers (19) attirent l’attention depuis de nombreuses années dans le contexte de la révolution scientifique que constitue la science en action ou le dit mode two (20) de

16 Raymond Aron, La sociologie allemande contemporaine (1935), Paris, PUF (coll. quadrige), 2007. 17 Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, 2006. 18 Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994. 19 Isabelle Stengers, « Inventer l’écologie des pratiques », La Recherche, n° 297, avril 1997, p. 86-89. 20 Michael Gibbons, Camille Limoges, Helga Nowotny, Simon Schwartzman, Peter Scott, Martin Trow, The New Production of Knowledge : The Dynamics of Science and Research in Contemporary , Londres, Sage, 1994 ; Helga Nowotny, Peter Scott, Michael Gibbons, Rethinking Science : Knowledge in an Age of Uncertainty, Cambridge, Polity, 2001. Une expérience d’interdisciplinarité en action à l’échelle du Rhin supérieur 317 l’institution scientifique. Ce dernier traduit la prise de conscience de la complexité ud monde que les sciences occidentales, confinées dans leurs laboratoires et disciplines, s’étaient employées à neutraliser et à occulter. Il est encore associé à la démocratisation des sciences pratiquée par les sciences dites citoyennes. La présentation de nos propres travaux s’est avérée un premier exercice communicationnel et, à ce titre, il préfigu- rait les enjeux du « retour dans le grand monde » évoqué par Callon et al (21). Après de nombreux échanges, essais et tâtonnements, nous avons finalement conçu un « retour » harmonisé aux entreprises, composé de textes et de graphes et schémas, dont il nous faut encore évaluer la lisibilité auprès des entreprises qui nous ont accompagnés ainsi qu’auprès d’entreprises témoins, qui n’ont pas été sollicitées pour des entretiens. Parmi les principaux constats découlant de la comparaison entre les cadrages analytiques mis en œuvre, nous avons observé différentes modalités de représenta- tions entre des perspectives qui privilégient une lecture non relationnelle – comme le tableau SWOT et la boussole – et des perspectives qui jouent sur les dynamiques relationnelles en raison d’interdépendances que les acteurs identifient dans l’exercice de leur activité. Si, du point de vue cognitif et scientifique, les approches qui mettent en scène une certaine complexité semblent plus riches que les approches sectorielles en raison des jeux d’interdépendances et des dynamiques qu’elles donnent à voir, nous ne pouvons pas encore nous prononcer sur leur pouvoir communicationnel. La réception de ces supports par les acteurs économiques sont encore à l’étude. La question de la réception sociale demeure centrale tant du point de vue de l’évaluation socio-politique (mobilisation, enrôlement des PME/PMI) de Clim’Ability que de celui des sciences sociales qui s’emploient à comprendre comment ces processus type science mode two opèrent « en vrai », soit dans des contextes d’action. Les efforts que l’équipe a déployés pour se doter de cadres analytiques et de repré- sentations graphiques partagés sont relayés par les articles sélectionnés dans ce numéro. Ces textes, écrits à une main ou à plusieurs, sont l’occasion de relayer la rai- son graphique par une raison dialogique et argumentative. Afin d’illustrer l’épreuve que constitue l’élaboration de diagnostics, établis avec l’aide des différents outils et supports développés dans le cadre de Clim’Ability, la mise en récit argumentée des retours de terrain, quatre articles viennent s’ajouter aux contributions mentionnées précédemment (Averbeck, Frör et Scholze, Rüdiger et Roy). Les articles de Kudriavtsev et de Erné-Heintz qui s’interrogent respectivement sur le sens de l’action médiée par les outils et par les risques, d’une part, et les contributions de Duchêne-Lacroix et Kahn et de Guêné qui s’emploient à restituer à leur façon des études de cas conduites collectivement, d’autre part. Ces textes témoignent d’une appropriation différenciée de données construites collectivement. En dépit des moments collectifs – structurés par l’ensemble des étapes de la conception des grilles d’entretiens à l’analyse croisée effectuée dans des petits cercles de discussion (22) –, l’appropriation demeure un pro- cessus individuel qui se déroule selon des temporalités propres et demeure singulier.

21 Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001. 22 Ces séances permettent à chacun, chacune de partager ses incompréhensions, doutes et malentendus et de formuler des hypothèses. 318 Revue d’Allemagne

La livraison d’un texte demeure un moment particulier dont la responsabilité incombe aux chercheurs qui le signent.

Conclusion : atouts et limites de l’interdisciplinarité Par-delà ces constats, l’approche croisée va nous permettre de revenir sur les atouts et les limites de l’interdisciplinarité. Commençons par les limites. Elles sont chro- nophages et mettent à l’épreuve les susceptibilités des disciplines en situation. Ce constat invite à penser les atouts de l’interdisciplinarité à partir de ses contraintes. Les malentendus sont l’expression d’une méconnaissance réciproque entre disciplines et milieux professionnels. Cette situation est le résultat de barrières entretenues de longue date, héritages d’une histoire socio-politique. Les susceptibilités sont souvent la manifestation d’une aspiration à la reconnaissance, désir souvent contrarié par des hiérarchies et des rapports sociaux figés. Face à ces héritages, l’interdisciplinarité pré- sente le mérite du décloisonnement. Elle offre l’opportunité d’un élargissement des collectifs scientifiques à différentes formes d’altérité. De nouvelles scènes dialogiques et de production de connaissances et d’outils dans le cas de Clim’Ability se profilent à différentes échelles du Rhin supérieur, entre universités et établissements publics et acteurs privés. Or la composition avec l’altérité constitue un des passages obligés et non des moindres d’une démocratie technique à la hauteur de la complexité du monde contemporain et des enjeux climatiques (23).

23 « For instance, a service built on sustained dialog between users and providers is generally considered more effective than one that does not include this dialog, not only because sustained dialog is to trans- mit information between users and providers but also sustained dialog can contribute to the creation of legitimacy and trust. » Vaughan/Dessai, « Climate services for society » (note 4). Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 319 T. 50, 2-2018

SWOT-Analyse der Klimawandel-Anpassungsbereitschaft von Unternehmen

Paul Averbeck * und Oliver Frör **

Einleitung und Motivation Untersuchungen und Modelle zeigen deutlich auf, wie groß die Folgen des Klima- wandels für die Wirtschaft sein werden, wenn der Klimawandel nicht eingedämmt werden kann (1). Diese Folgen werden besonders gravierend sein, falls eine rechtzei- tige Anpassung an die nicht vermeidbaren Klimawandelfolgen ausbleibt (2). Auch Unternehmen können auf vielfältige Weise vom Klimawandel betroffen sein. Um die entstehenden wirtschaftlichen Schäden bestmöglich zu begrenzen, müssen somit auch die Unternehmen selbst zu Akteuren einer Anpassung an den Klimawandel werden und in Eigeninitiative Maßnahmen ergreifen, um den spezifisch auf das Unternehmen wirkenden Folgen des Klimawandels zu begegnen. Entscheidend für einen erfolgreichen Anpassungsprozess von Unternehmen ist es, wie sehr die jewei- ligen Manager für die Thematik sensibilisiert sind (3). Ziel des Projekts Clim’Ability

* Forscher in der Arbeitsgruppe Umweltökonomie, Institut für Umweltwissenschaften, Universität Koblenz-Landau. ** Prof. Dr. Fröer ist Leiter der Arbeitsgruppe Umweltökonomie, Institut für Umweltwissenschaften, Universität Koblenz-Landau. 1 Guy Brasseur, Daniela Jacob, Susanne Schuck-Zöller (Hg.), Klimawandel in Deutschland. Ent- wicklung, Folgen, Risiken und Perspektiven, Berlin, Springer Spektrum, 2017; IPCC, Climate Change 2014 Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Contribution of Working Group II to the Fifth Assess- ment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change (C.B. Field, V.R. Barros, D.J. Dokken, K.J. Mach, M.D. Mastrandrea, T.E. Bilir, M. Chatterjee, K.L. Ebi, Y.O. Estrada, R.C. Genova, B. Girma, E.S. Kissel, A.N. Levy, S. MacCracken, P.R. Mastrandrea, und L.L. White [Hg.]), Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2014. 2 Nicholas H. Stern, The Economics of Climate Change. The Stern Review, Cambridge, Cambridge Uni- versity Press, 2011. 3 Josephine Bremer, Martina K. Linnenluecke, „Determinants of the perceived importance of orga- nisational adaptation to climate change in the Australian energy industry“, Aust. J. Manag., 2016, 320 Revue d’Allemagne ist es daher Schlüsselpersonen aus Unternehmen für das Thema Klimawandel und dessen mögliche Folgen auf das Unternehmen zu sensibilisieren und damit die Entwicklung von spezifischen Anpassungsstrategien anzustoßen. Eine alles ent- scheidende Herausforderung in diesem Zusammenhang, die ziemlich schnell nach dem Projektstart deutlich wurde, ist es Unternehmen dazu zu bringen sich mit Herausforderungen zu beschäftigen, die so langfristig und auf den ersten Blick abs- trakt und weit vom Unternehmensalltag entfernt sind, wie es der Klimawandel für viele Menschen zu sein scheint. Der Grundgedanke der im folgenden vorgestellten SWOT-Analyse war es daher, die Analyse so aufzubauen, dass sie weitestgehend mit der Denkweise der Unternehmen übereinstimmt und die Ergebnisse einen direkten Bezug zu den alltäglichen Herausforderungen der Unternehmen haben. Außerdem sollten die Ergebnisse einerseits unternehmensspezifisch genutzt werden können, um den individuellen Anpassungsprozess des jeweiligen Unternehmens zu initiieren oder voranzutreiben und andererseits ausreichend unternehmensübergreifend sein, um einen Überblick über die Unternehmenslandschaft am Oberrhein zu gewinnen und Werkzeuge zur Anpassung für verschiedenste Unternehmen zu entwickeln. Die Analysemethode muss sich daher sowohl individuell als auch aggregiert über alle teilnehmenden Unternehmen anwenden lassen.

Methode Um den genannten Anforderungen gerecht zu werden wurde als Grundrahmen der Analyse die SWOT-Analyse gewählt. Dabei seht das Akronym SWOT für Stär- ken (strengths), Schwächen (weaknesses), Chancen (opportunities) und Bedrohungen (threats) und ist ein sehr bekanntes und viel genutztes Instrument zur Unterstützung der strategischen Planungsprozesse in Unternehmen. Die Grundidee der SWOT- Analyse besteht darin, sich ein klares Bild von allen internen und externen Faktoren zu machen, die die Leistung eines Unternehmens beeinflussen können, um die Ent- wicklung des Unternehmens entsprechend auszurichten (4). Interne Faktoren sind alle Faktoren, die die Situation des Unternehmens selbst beschreiben, z.B. die finanzielle Situation oder die Qualität der Mitarbeiter und im Zusammenhang mit einer betrach- teten Problematik stehen. Externe Faktoren beschreiben das Umfeld des Unterneh- mens und können daher nicht direkt vom Unternehmen beeinflusst werden, müsse aber als gegebene Faktoren bei allen Planungsprozessen berücksichtigt werden. Typi- sche Beispiele für externe Faktoren sind sich verändernde Märkte oder neue staatliche oder marktwirtschaftliche Regelungen. Der vorliegende Artikel basiert auf 26 der im Einleitungskapitel beschriebenen semi-direktiven Unternehmensinterviews. Die Interviews fanden in allen Ländern des Projektgebietes also in Deutschland, Frankreich und der Schweiz statt und

p. 502-521; Jonatan Pinkse, Federica Gasbarro, „Managing Physical Impacts of Climate Change: An Attentional Perspective on Corporate Adaptation“, Bus. & Soc., 2016. 4 Alan Clardy, „Strengths vs. Strong Position: Rethinking the Nature of SWOT Analysis“, Mod. Manag. Sci. & Eng., 2013, p. 100-122; Marilyn M. Helms, Judy Nixon, „Exploring SWOT analysis – where are we now?“, J. of Strategy and Manag., 2010, p. 215-251; David W. Pickton, Sheila Wright, „What’s swot in strategic analysis?“, Strategic Change, 1998, p. 101-109. SWOT-Analyse der Klimawandel-Anpassungsbereitschaft von Unternehmen 321 umfassen verschiedene Branchen wie zum Beispiel Energieversorgung, Logistik und Industrie. Kernthemen der Befragung waren die unternehmensindividuellen Kon- sequenzen des Klimawandels beziehungsweise von verschiedenen Wetterereignissen sowie Möglichkeiten auf diese zu reagieren. In einem ersten Schritt wurden alle Stel- len der Interviews in denen Stärken, Schwächen, Chancen oder Bedrohungen direkt oder implizit angesprochen werden, entsprechend kodiert. Gerade auch aufgrund der teilweise unterschiedlichen fachlichen Hintergründe der kodierenden Personen (wie sie in einem interdisziplinären Projekt zwangsläufig vorkommen) war eine systemati- sche Überprüfung der Kodierungen unerlässlich um eine ausreichende Homogenität zwischen den Kodierern zu gewährleisten. Anschließend wurde in einem zweiten Analyseschritt versucht anhand der kodierten Aussagen und ohne ein vorgefertig- tes Schema im Kopf zu haben, Kategorien zu finden, die beschreiben, in welchem Unternehmensbereich die Unternehmen vom Klimawandel betroffen sind. Auf diese Art und Weise haben sich die übergeordneten Kategorien „Produktion und Betrieb“, „Marktintegration“ und „Planung und Anpassung“ herauskristallisiert, in welche anschließend alle Stärken, Schwächen, Chancen und Bedrohungen, die in den Inter- views genannt worden waren, aufgeteilt wurden. Dabei bezieht sich „Produktion und Betrieb“ auf das Tagesgeschäft von Unternehmen, dies beinhaltet zum Beispiel Aus- sagen zu Produktionsanlagen, Personal und Gebäuden. „Marktintegration“ bezieht sich auf Aussagen über indirekte und langfristige Auswirkungen durch Märkte, wie z.B. Verkauf, Gewinn und öffentliche Wahrnehmung, während sich „Planung und Anpassung“ auf Aussagen zu Wissen, Netzwerken, Flexibilität, und (finanziellen) Ressourcen bezieht. Die anschließende Auswertung kombiniert dabei qualitative und thematische Aspekte, indem einerseits betrachtet wird, wie viele Stärken, Schwächen, Chancen und Bedrohungen jeweils den drei Unternehmensbereich-Kategorien zugeordnet wer- den können und wie diese Stärken, Schwächen, Chancen und Bedrohungen typischer Weise aussehen.

Ergebnisse Ziel dieses Beitrags ist es in erster Linie darzustellen, wie mit Hilfe des Analyserah- mes der klassischen SWOT-Methode ein Betrag zur Analyse komplexer und multidis- ziplinärer Sachverhalte geleistet werden kann, beziehungsweise wie dies im Falle von Clim’Ability geschehen ist. Hierzu sollen im Folgenden in aller Kürze die wichtigsten Ergebnisse der SWOT-analytischen Betrachtung vorgestellt und erste Schlussfolge- rungen zur Anwendbarkeit der Methode gezogen werden. Bei der Analyse der externen Rahmenbedingungen, also der Bedrohungen und Chancen, fällt auf, dass in den Interviews weitaus öfter Bedrohungen durch den Klimawandel genannt werden als Chancen, die sich vielleicht aus diesem ergeben könnten. Manager sehen den Klimawandel also in erster Linie als negativ für ihr Wirtschaften. Besonders viele Bedrohungen lassen sich der Kategorie „Produktion und Betrieb“ zuordnen. Manager sehen also vor allem unmittelbare Bedrohungen, zum Beispiel mögliche Schäden an Gebäuden und Anlagen durch Extremwetterer- eignisse wie Starkregen oder Stürme. Langfristige, strukturelle Probleme, wie sie in den Kategorien „Planung und Anpassung“ sowie „Marktintegration“ zum Ausdruck 322 Revue d’Allemagne kommen, werden deutlich seltener erwähnt. Sie scheinen unwichtiger, schwerer zu erfassen oder nicht klar auf den Klimawandel zurückzuführen zu sein. Bedrohungen der Kategorie „Marktintegration“ beziehen sich vor allem auf Kunden und Absatz- märkte, während die eigene Versorgung zum Beispiel mit Rohstoffen oder Halbfabri- katen in der Regel nicht als kritisch gesehen wird. Eine wichtige Ausnahme bildet die Energieversorgung, welche von vielen Unternehmen im Hinblick auf den Klimawan- del als Schwachstelle für das eigene Wirtschaften angesehen wird. Was die Kategorie „Planung und Anpassung“ angeht, werden vor allem Unsicherheiten bezüglich der Entwicklung des Klimawandels und von Gesetzen als bedrohlich empfunden. Auf Seiten der klimawandelbedingten Chancen werden im Bereich „Marktintegration“ vor allem neue Absatzmöglichkeiten genannt. Außerdem wird eine verminderte Anzahl an Eis- und Schneetagen öfter als eine Chance für „Produktion und Betrieb“ genannt. Intern sehen die Führungskräfte vor allem die eigenen Stärken und weniger die Schwächen. Dies zeigt, dass sie generell zuversichtlich sind, den negativen Auswir- kungen des Klimawandels zu begegnen. Als Stärken werden vor allem eine hohe Flexi- bilität und Anpassungsfähigkeit, also der Bereich „Planung und Anpassung“, gesehen. Aber auch Schwächen werden in diesem Bereich gesehen, besonders wenn bereits negative Erfahrungen mit Anpassungsversuchen gemacht wurden oder offensichtlich nötige Anpassungsmaßnahmen nicht umgesetzt werden. So berichtet zum Beispiel eine Firma, dass bei einem Sturm die Kiesel einer Dachbedeckung vom Dach geweht wurden und die Glasfront des gegenüberliegenden Gebäudes beschädigt haben. Nach dem Sturm wurden jedoch lediglich die Kiesel wieder aufgefüllt ohne die Dachbede- ckung als solche beziehungsweise dessen Sturmsicherheit in Frage zu stellen. Ansons- ten werden Schwächen oft im Bereich „Produktion und Betrieb“ gesehen, zum Beispiel aufgrund veralteter Gebäude, der Lage in einem potenziellen Überschwemmungsbe- reich oder (Temperatur-)sensibler Prozesse. Aufgrund des Bedrohungs- und Stärkenübergewichts lässt sich zusammenfassend sagen, dass die Unternehmen den Klimawandel mehrheitlich als externe Bedrohung wahrnehmen, sich aber in der Lage sehen dieser Bedrohung mit Hilfe von internen Qualitäten zu begegnen.

Fazit Die Kenntnis der mit dem Klimawandel verbundenen individuellen Risiken und Chancen sowie der eigenen Stärken und Schwächen ist ohne Zweifel eine wichtige Voraussetzung für eine effektive Anpassung an den Klimawandel. Das Instrument der SWOT-Analyse ist darüber hinaus ein von Unternehmen viel genutztes Instrument, wodurch Ergebnisse erzeugt werden, die „die Sprache der Unternehmen sprechen“ und die es ermöglichen Klimawandelbelange in bestehende Planungsprozesse einzu- beziehen. Die hier vorgestellte Methode eignet sich daher gut um einen ersten Schritt in Richtung Anpassung an den Klimawandel zu gehen. SWOT-Analyse der Klimawandel-Anpassungsbereitschaft von Unternehmen 323

Zusammenfassung Um negative Folgen des Klimawandels für Unternehmen zu minimieren, müssen auch die Unternehmen selbst zu Akteuren einer Anpassung an den Klimawandel werden. Wichtig bei der Sensibilisierung von Unternehmen ist es eine unternehmensnahe Spra- che zu sprechen, die auf die alltäglichen Herausforderungen der Unternehmen Bezug nimmt. Im vorliegenden Artikel wird beschrieben, wie dies mit Hilfe des Analyserah- mens der SWOT-Analyse möglich ist. Konkret wurden 26 Interviews mit Unternehmen geführt und untersucht wie viele und welche klimawandelrelevanten Risiken, Chancen, Stärken und Schwächen genannt werden. Unternehmensspezifisch kann eine solche Analyse genutzt werden um einen Anpassungsprozess anzustoßen. Mit einer Analyse auf aggregiertem Niveau zeigen wir, dass Unternehmen den Klimawandel überwiegend als Bedrohung wahrnehmen, der sie mit eigenen Stärken begegnen können.

Résumé Afin de minimiser les effets négatifs du changement climatique sur leurs activités, les entreprises doivent s’approprier le changement climatique et s’ériger en actrices de l’adaptation à ses conséquences. Pour sensibiliser les entreprises, il est important de par- ler un langage proche du monde des entreprises qui fasse écho à leurs défis quotidiens. Cet article décrit comment le cadre analytique d’une analyse SWOT se prête à cet enjeu à partir d’une enquête par entretiens qualitatifs. Concrètement, 26 entretiens nous ont permis d’analyser les dispositions des entreprises au changement climatique sous l’angle des risques, des opportunités, des forces et des faiblesses liés aux changements climatiques. L’outil SWOT nous semble intéressant à mobiliser au stade d’une démarche d’adaptation. L’agrégation de nos analyses par entretiens nous permet d’avancer que les entreprises se représentent le changement climatique principalement comme une menace qu’elles souhaitent contrer à partir de la mobilisation de leurs propres forces.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 325 T. 50, 2-2018

Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein und ihre Visualisierung anhand von Wirkpfaden

Nicolas Scholze *, Rüdiger Glaser **, Sophie Roy ***

1. Einleitung und Hintergrund Der vorliegende Beitrag behandelt die Klimavulnerabilität von kleinen und mitt- leren Unternehmen (KMU) in der Trinationalen Metropolregion Oberrhein (TMO) und deren Visualisierung anhand von Wirkpfaden (auch Wirkungsketten oder engl. impact chains genannt). In diesem Visualisierungsverfahren werden branchenweise die von verschiedenen klimatischen Stressoren ausgehenden Kausalketten und deren Auswirkungen auf einzelne Unternehmensbereiche syntheseartig spezifiziert. Auch eine Abschätzung möglicher ökonomischer Folgen ist in den Wirkpfaden enthalten. Damit können sie einen Ansatzpunkt für zielgerichtete Anpassungsmaßnahmen bei betroffenen Unternehmen darstellen. Die Arbeiten wurden im Rahmen des Inter- regV-Forschungsvorhabens „Clim’Ability“ durchgeführt, an dem 13 Institutionen aus Deutschland, Frankreich und der Schweiz beteiligt waren. Die TMO weist eine im mitteleuropäischen Vergleich hohe und komplexe Klima- vulnerabilität auf (1). Zum einen ist sie von einer global gesehen überdurchschnittlich starken Erwärmung betroffen (2), die sich gemäß den aktuellsten Klimaprognosen auch

* Wissenschaftlicher Angestellter und Doktorand am Lehrstuhl von Prof. Glaser. ** Professor und Lehrstuhlinhaber der Physischen Geographie am Institut für Umweltsozialwissen- schaften und Geographie der Albert-Ludwigs-Universität Freiburg i. Br. *** Climatologue, ingénieur à Météo France. 1 Adelphi/PRC/EURAC, Vulnerabilität Deutschlands gegenüber dem Klimawandel, hg. vom Umwelt- bundesamt (Climate Change, 24/2015), Dessau-Roßlau, 2015, https://www.umweltbundesamt.de/sites/ default/files/medien/378/publikationen/climate_change_24_2015_vulnerabilitaet_deutschlands_ gegenueber_dem_klimawandel_1.pdf (04.07.2018). 2 Regionalverband Südlicher Oberrhein (Hg.), Regionale Klimaanalyse Oberrhein (REKLISO), bearbeitet von Prof. Dr. E. Parlow (Universität Basel), Prof. Dr. D. Scherer und Prof. Dr. U. Feh- 326 Revue d’Allemagne in den nächsten Jahrzehnten fortsetzen wird (3). Zum anderen führt die Erwärmung im Zusammenspiel mit der regionalen Topographie zu einer Zunahme bzw. Intensivie- rung von Extremereignissen wie Hitzewellen, Hochwasser, Starkregen oder Hagelun- wettern. Auch mit einer Zunahme der Dürrewahrscheinlichkeit sowie einer Abnahme der Schneedeckendauer ist zu rechnen. Die Unternehmen der Oberrheinregion werden in unterschiedlicher Art und Weise von den erwähnten klimatischen Veränderungen betroffen sein. Zudem fällt die Kli- mavulnerabilität auch innerhalb der TMO je nach Höhenlage und lokaler Topogra- phie sehr unterschiedlich aus (4). Doch obwohl der Klimawandel seit Jahren in den Medien präsent ist und zu seiner Eindämmung bereits eine Vielzahl von Maßnahmen auf den verschiedensten Ebe- nen eingeleitet wurde, wird er in seinen lokalen Auswirkungen häufig nach wie vor unterschätzt. Individuelle Betroffenheit wird oft nicht wahrgenommen, was vor allem auf das fehlende Wissen um konkrete Folgen im lokalen Kontext zurückzuführen ist. In mehreren Studien wurde bei Unternehmen der Oberrheinregion ein Informa- tionsbedarf in Bezug auf regional differenzierte Auswirkungen, Risiken und Chan- cen des Klimawandels festgestellt (5). Um das Bewusstsein der eigenen Betroffenheit zu steigern, benötigen viele Unternehmen demnach zusätzliches Wissen über präzise benannte Auswirkungen des Klimawandels in ihrer Region und auf ihre Branche. Nur die detaillierte Kenntnis der Auswirkungen des Klimawandels auf den täglichen Betrieb ermöglicht es den Unternehmen, maßgeschneiderte Anpassungsmaßnahmen zu entwickeln und eventuell sich bietende Chancen frühzeitig zu erkennen.

2. Konzeptionelle Aspekte von Klimavulnerabilität, Risiko und Wirkpfaden Die Analyse von Klimavulnerabilität ist Teil des breiter gefassten Risikodiskurses mit einer entsprechend vielfältigen theoretischen und konzeptionellen Hinterle- gung (6). In der Risikoforschung wird Risiko üblicherweise als Funktion von Gefahr

renbach (beide TU Berlin), https://www.rvso.de/de/veroeffentlichungen/REKLISO_Inhalt_Daten sammlung.php (04.07.2018). 3 DWD (Deutscher Wetterdienst), Datensatz zu Klimaprojektionen eines Modellensembles für die Oberrheinregion (für das Projekt Clim’Ability zur Verfügung gestellt), 2017, unveröffentlicht. 4 Das kann aus verschiedenen Publikationen zur Klimavulnerabilität Deutschlands und Europas abge- leitet werden, z.B. EEA (European Environmental Agency), Climate change, impacts and vulne- rability in Europe 2016. An indicator-based report, 2017, Luxembourg, https://www.eea.europa.eu/ publications/climate-change-impacts-and-vulnerability-2016 (04.07.2018); oder auch Adelphi/PRC/ EURAC, Vulnerabilität Deutschlands gegenüber dem Klimawandel (Anm. 1). 5 Z.B. Projet SECIF „Vers des services climatiques pour les industries françaises“ (projet de recher- che), Rapport final, 2015; oder Ministerium für Umwelt, Klima und Energiewirtschaft Baden-Württemberg (Hg.), Strategie zur Anpassung an den Klimawandel in Baden-Württem- berg, Stuttgart, https://um.baden-wuerttemberg.de/fileadmin/redaktion/m-um/intern/Dateien/ Dokumente/4_Klima/Klimawandel/Anpassungsstrategie.pdf (04.07.2018). 6 Ausführlich zum theoretischen Hintergrund bei J. Birkmann (Hg.), Measuring Vulnerability to Natural Hazards: Towards Disaster Resilient Societies, New York, 2013 (2. Aufl.). Zur Entwicklung der Vulnerabilitätskonzepte bei Hans-Martin Füssel & Richard J.T. Klein, „Climate Change Vulnera- bility Assessments: An Evolution of Conceptual Thinking“, Climatic Change, 75/3 (2006), S. 301-329; H.G. Bohle & T. Glade, „Vulnerabilitätskonzepte in Sozial- und Naturwissenschaften“, in: C. Fel- gentreff & T. Glade (Hg.), Naturrisiken und Sozialkatastrophen, Heidelberg, Elsevier/Spektrum Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein 327

(Hazard) und Verletzlichkeit (Vulnerabilität) definiert (7). Um ein Risiko bewerten zu können, muss demnach sowohl die Frage nach allen potentiell möglichen Gefahren als auch nach der Vulnerabilität der den Gefahren ausgesetzten Elemente beantwortet werden, was in Gleichung (1) ausgedrückt ist: (1) Risiko = Hazard x Vulnerabilität Vulnerabilität wiederum wird wie in Gleichung (2) beschrieben als Funktion von Exposition, Sensitivität und Resilienz der untersuchten Elemente (8). Während unter Exposition die Elemente verstanden werden, die im Eintrittsfall eines Ereignisses der Gefahr tatsächlich ausgesetzt sind, bezeichnet Sensitivität diejenigen der exponierten Elemente, welche empfindlich gegenüber der Gefahr sind. Mit Resilienz ist schließlich die Widerstandskraft der betroffenen Elemente gemeint, die häufig um das Konzept der Anpassungsfähigkeit ergänzt wird. (2) Vulnerabilität = (Exposition x Sensitivität) – Resilienz Der Begriff„Impact“ kann aus den beiden ersten Gleichungen abgeleitet werden. Er meint die Summe aller potentiell möglichen negativen Auswirkungen einer Gefahr und ist eine Funktion der Gefahr(en) selbst, der Exposition und der Sensitivität. Er unterscheidet sich vom Begriff „Risiko“ durch das Nicht-Berücksichtigen der Resili- enz bzw. Anpassungsfähigkeit (adaptive capacity), die im Vulnerabilitätsbegriff mit- gedacht wird und kann wie folgt definiert werden (9): (3) Impact = Hazard x (Exposition x Sensitivität) Die Darstellung des Impacts in Form von Wirkpfaden ist eine v.a. in jüngeren Pub- likationen der angewandten Vulnerabilitäts- und Risikoforschung häufig verwendete, graphische Methode zur Visualisierung potentieller Negativwirkungen des Klima- wandels auf die untersuchten Elemente. In einer groß angelegten Studie des Umwelt- bundesamtes zur Vulnerabilität Deutschlands gegenüber dem Klimawandel (10) werden sie etwa benutzt, um Klimawirkungen in verschiedenen Handlungsfeldern wie Boden, Landwirtschaft, Fischerei, etc. darzustellen. Sie stellen in gewisser Weise einen opera- tionalisierten Visualisierungsansatz gängiger Vulnerabilitätskonzepte dar. Ausgangspunkt eines Wirkpfades ist stets ein Klimasignal, d.h. die prognosti- zierte Änderung eines klimatischen Parameters (Temperatur, Niederschlag, etc.). Die Auswirkungen des Signals werden nach verschiedenen Bereichen ausdifferenziert

Akademischer Verlag, 2007, S. 99-119; IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change), Climate Change 2014: Impacts, Adaption, and Vulnerability, Cambridge/New York, Cambridge Uni- versity Press, 2014. 7 Z.B. Robert Chambers, „Editorial Introduction: Vulnerability, Coping and Policy“, IDS Bulletin, 20/2 (1989), S. 1-7, oder: Piers Blaikie, Terry Cannon, Ian Davis & Ben Wisner, At Risk: Natural Hazards, People’s Vulnerability, and Disasters, London, Routledge, 1994. 8 Nach Füssel/Klein, „Climate Change Vulnerability Assessments“ (Anm. 6). 9 Bundesministerium für wirtschaftliche Zusammenarbeit und Entwicklung (Hg.), The Vulnerability Sourcebook. Concept and guidelines for standardised vulnerability assessments, / Eschborn, Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ) GmbH. 10 Adelphi/PRC/EURAC, Vulnerabilität Deutschlands gegenüber dem Klimawandel (Anm. 1). 328 Revue d’Allemagne dargestellt, auch Interaktionen zwischen einzelnen Teilbereichen können abgebildet werden. Grundidee ist dabei, die dem Beziehungsgeflecht Klima-Gesellschaft bzw. Klima-Unternehmen innewohnende Komplexität und Vielschichtigkeit zu struktu- rieren und wesentliche Kausalitäten und Interaktionen sichtbar zu machen. Analyse der Klimavulnerabilität Im Rahmen des Forschungsvorhabens Clim’Ability wurden bislang 80 Interviews mit Unternehmen der TMO geführt, wobei die Interviewpartner sowohl aus deutschen als auch französischen und schweizerischen Unternehmen kamen. Im Interviewkorpus sind verschiedene Branchen vertreten, Schwerpunkte liegen in der Logistik, der Land- wirtschaft und Nahrungsmittelindustrie, dem Tourismus, der Metallverarbeitung sowie der Energiewirtschaft. Die Interviews wurden leitfadengestützt durchgeführt, wobei der Leitfaden bran- chenspezifisch angepasst wurde. Daneben wurde den Interviewpartnern eine stan- dardisierte Checkliste vorgelegt, bei welcher der Impakt von klimatischen Stressoren auf einzelne Bereiche innerhalb des Unternehmens systematisiert abgefragt wurde. Diese Checkliste bildet eine wichtige Grundlage für die Kodierung und die Ableitung der Wirkpfade. Nach der Transkription wurden alle Interviews kodiert und herme- neutisch interpretiert. Da Interview-Transkriptionen wie alle Texte mehrere Interpretationen zulas- sen, erwies sich die hermeneutische Interpretation (11) als wichtiges Element bei der Interviewauswertung und damit auch bei der Ableitung der Wirkpfade. Die für her- meneutische Ansätze typische Systematik bestand darin, ein Transkript von mehre- ren Auswertern voneinander unabhängig kodieren zu lassen und anschließend die Zuordnungen zu einzelnen Kategorien (Stressoren, exponierte Bereiche, Folgen) in gemeinsamen Diskussionsrunden zu vergleichen. Dabei wurden zahlreiche Unter- schiede in der Zuweisung von Codes auf Textstellen festgestellt, verschiedene Inter- pretationsmöglichkeiten herausgearbeitet und diskutiert sowie auf eine gemeinsame Auslegung hingearbeitet. Die im Kontext von Clim’Ability abgeleiteten Wirkpfade orientieren sich zunächst an den Kategorien des Vulnerabilitätskonzepts, insbesondere an der oben genannten Definition von „Impact“. Die sich daraus ergebenden Kategorien „Hazard“, „Expo- sition“ und „Sensitivität“ wurden um eine Kategorie „mögliche Folgen und Risiken“ ergänzt, um die für Unternehmen relevanten ökonomischen Konsequenzen in die Visualisierung zu integrieren bzw. anzudeuten. Der Begriff „Hazard“ wurde durch den weiter gefassten Begriff „klimatische Stressoren“ ersetzt, um auch nicht mit einer akuten Gefahr assoziierte Klimawirkungen in die Analyse zu integrieren. Insgesamt wurden im Laufe der Auswertung 11 klimatische Stressoren und 10 exponierte Bereiche definiert (s. Tab.1). Bei der Sensitivität hingegen wurden keine Kategorien vorab definiert oder während des Evaluierens festgelegt. Vielmehr wurden hier die in den Interviews beschriebenen, bereits aufgetretenen konkreten Probleme

11 Siehe z.B. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode: Grundzüge einer philosophischen Herme- neutik, Tübingen, 1960 oder Annika Mattissek, Carmella Pfaffenbach & Paul Reuber, Methoden der empirischen Humangeographie, Westermann, Braunschweig, 2013 (2. überarb. Aufl.) Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein 329 zusammengefasst. Die Liste der möglichen Sensitivitäten bleibt somit offen, was den Verfassern auf Grund der Vielschichtigkeit der unternehmerischen Tätigkeiten in der TMO als sinnvolle Vorgehensweise erschien. Dennoch konnten wiederholt auftretende Probleme zusammengefasst werden, z.B. das in zahlreichen Unternehmen virulente Problem des erhöhten Kühlenergiebedarfs bei einer zunehmenden Hitzebelastung. Tab. 1: Klimatische Stressoren und exponierte Unternehmensbereiche im Rahmen von Clim’Ability

Klimatische Stressoren Exponierte Unternehmensbereiche Dürre Personal Hitze Prozesse & Produktion Luftfeuchte Management Starkregen Kritische Infrastrukturen Hochwasser Betriebsmittel Hagel Lieferkette Gewitter mit Blitzschlag Auftragslage Starkwind Unternehmen (als Ganzes) Kälte / Eis Rohstoffe Schnee Sonstige Zunahme der mittleren Temperatur

3. Ergebnisse Im Folgenden sollen nun ausgewählte branchenspezifische und zugleich repräsen- tative Beispiele der im Rahmen von Clim’Ability erstellten Wirkpfade vorgestellt und diskutiert werden. Zu beachten ist, dass in den vorliegenden Beispielen aus Platzgrün- den nur eine Auswahl der für die jeweilige Branche abgeleiteten Wirkpfade dargestellt ist. Meist wurden diejenigen klimatischen Stressoren ausgewählt, die von den Inter- viewpartnern als die schwerwiegendsten eingestuft wurden. Dies bedeutet aber nicht, dass andere klimatische Stressoren keine Auswirkungen auf die untersuchten Bran- chen haben. Für eine vollständige Klimavulnerabilitätsanalyse müssten alle relevanten Stressoren untersucht und die daraus hervorgehenden Wirkpfade visualisiert werden. Straßenlogistik (Abb. 1) Im ersten Beispiel zur Straßenlogistik wurden die klimatischen Stressoren „Hitze“ und „Luftfeuchte“ als besonders relevant identifiziert und im weiteren Verlauf ana- lysiert. Die Besonderheit des befragten Unternehmens ruht neben der klassischen Straßenlogistik in seiner umfassenden Kühllagerhaltung. Entsprechend wirken sich die identifizierten klimatischen Stressoren auf mehrere Bereiche aus, einige sind von beiden Stressoren betroffen. Besonders interessant ist der Zielkonflikt mit dem Brand- schutz, der aufzeigt, dass der Klimawandel auch beim Gesetzgeber für Handlungsbe- darf sorgt. Die möglichen Folgen und Risiken sind ebenfalls komplex und zeigen, wie grundlegend diese am analysierten Standort sind. 330 Revue d’Allemagne

Abb. 1: Wirkpfade in der Straßenlogistik

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Abb. 2: Wirkpfade in der Schifffahrtslogistik

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mögliche Folgen und Risiken: Kräftiges grau = im Interview erwähnt schwaches grau: Interpretation Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein 331

Schifffahrtslogistik (Abb. 2) Die Klimavulnerabilität der Schifffahrtslogistik in der TMO unterscheidet sich sehr deutlich von derjenigen der Straßenlogistik, indem die Schifffahrt besonders von den gegensätzlichen Extremen Hoch- und Niedrigwasser in Folge von Dürren stark betroffen ist. Beide klimatischen Stressoren wirken sich gleichermaßen auf zentrale Unternehmensbereiche aus. Die Problematiken sind in der Ursache grundverschie- den, im Ergebnis aber beinahe gleich, was sich in dem Überschneidungsmuster der Pfeile und den darin zum Ausdruck gebrachten Kausalitäten ausdrückt. Auch die Folgen und Risiken der beiden Stressoren ähneln sich stark und sind gleichermaßen negativ einzuschätzen. Der Anstieg der mittleren Temperatur ist davon abgesetzt und stellt weniger einzelne Bereiche als das gesamt Unternehmen mittelfristig vor größere Herausforderungen. Energieanbieter (Abb. 3) Die analysierten Energieanbieter erweisen sich ebenfalls als klimavulnerabel. Hier stehen die drei klimatischen Stressoren Dürre, Hitze und mittlere Temperaturen im Vordergrund. Im Unterschied zur Logistik wirken sie sich weniger auf einzelne Berei- che sondern vielmehr auf das Geschäftsmodell und damit auf das Unternehmen als Ganzes aus. Bemerkenswert sind die gegensätzlichen Auswirkungen in der Sensitivi- tät und bei den möglichen Folgen und Risiken. Die analysierten Stressoren können sich sowohl gewinnsteigernd als auch ertragsmindernd auswirken. Derartige Befunde belegen die im Zuge der aktuellen Energiewende eher noch zunehmende Komplexität der Energiebranche und unterstreichen die Notwendigkeit individueller Analysen am Standort im Stile eines Audits, auch um die sich ergebenden Chancen möglichst früh- zeitig nutzen zu können.

Abb. 3: Wirkpfade im Energiesektor

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Wintertourismus (Abb. 4) Der Wintertourismus in den Mittelgebirgen gilt als Paradebeispiel einer klimavul- nerablen Branche (12). Dies gilt auch für die höher gelegenen Regionen des südlichen Schwarzwaldes und der Vogesen, in denen der Wintertourismus eine hohe wirtschaft- liche Bedeutung innehat. In der im Rahmen von Clim’Ability durchgeführten Fallstu- die erweist er sich gegenüber dem Temperaturanstieg und dem damit einhergehenden Mangel an Schneesicherheit als besonders vulnerabel, aber auch gegenüber den Folgen von Stürmen, starkem Schneefall, extremer Kälte, Nebel und Regen. Sie führen in letz- ter Konsequenz über die ermittelte Sensitivität der betroffenen Bereiche zu durchweg negativen Folgen und damit einem hohen wirtschaftlichen Risiko. Insgesamt kann für diese Branche ein recht stringentes negatives Gesamtbild gezeichnet werden. Ergän- zend ist aber hinzuzufügen, dass nicht alle unter „schlechtes Wetter“ subsummierten klimatischen Stressoren im Zuge des Klimawandels zunehmen werden, was besonders für extreme Kälte, aber auch für Winterstürme gilt. Zudem ist darauf hinzuweisen, dass der Sommertourismus in den untersuchten Gebieten vom aktuellen Klimawan- del profitieren dürfte.

Abb. 4: Wirkpfade im Wintertourismus

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4. Fazit Zunächst belegen die Analysen, dass Unternehmen und Branchen in der TMO vom Klimawandel und spezifischen klimatischen Stressoren ganz konkret am Standort betroffen sind. Dabei vermitteln die Wirkpfade in der dargestellten Form auf sehr schlüssige und kompakte Art und Weise, welche klimatischen Stressoren sich auf wel- che konkreten Bereiche in den einzelnen Unternehmen und Branchen auswirken. Sie

12 Strategie zur Anpassung an den Klimawandel in Baden-Württemberg (Anm. 5). Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein 333 verdeutlichen didaktisch einsichtig, inwiefern unternehmensinterne Prozessabläufe von externen klimatischen Stressoren beeinflusst werden und mit welchen Folgen und Risiken dies verbunden sein kann. In den Visualisierungen wird zudem durch unterschiedliche Farben markiert, ob die Risiken direkt im Gespräch erwähnt wur- den, oder ob sich als logische Folge aus dem Gesagten ergeben. Sie sind somit zum Großteil auf die hermeneutische Interpretation der Interviews zurückzuführen. Von den befragten Unternehmen können sie als Hinweis auf mögliche Folgen gedeutet werden und als Ansatzpunkt für künftige Anpassungsmaßnahmen dienen. Insgesamt sind die Folgen und Risiken oft vielschichtig und komplex, was ihre Identifizierung und Kommunikation schwierig gestaltet. Auch wird deutlich, dass verschiedene Branchen unterschiedlich stark betroffen sind, dass aber auch innerhalb der Branchen oft gegensätzliche Wertungen und Gewichtungen vorliegen, beispiel- weise innerhalb der Logistikbranche mit unterschiedlichen Einschätzungen zwischen Straßen- und Schifffahrtslogistik. Auch ist nicht jeder Stressor gleichermaßen für alle Branchen relevant. Die branchenspezifischen klimatischen Stressoren und Auswirkungen lassen auch eine den klimatischen Charakteristika der einzelnen Teilbereiche der TMO entspre- chende Prägung erkennen, d.h. die auf die Höhenstandorte bezogenen Branchen wie der Wintertourismus oder die in den von Hitze und Dürre stärker betroffenen Logis- tikunternehmen in den Tieflagen reflektieren in hohem Maße die regionalspezifischen klimatischen Besonderheiten.

5. Diskussion und Ausblick Die durchgeführten Analysen belegen und verdeutlichen die branchenspezifische Klimavulnerabilität von Unternehmen in der TMO recht anschaulich. Die auf über 80 Interviews basierenden Auswertungen, die den Kriterien der empirischen Sozi- alforschung folgen und konzeptionell an Risikoansätzen orientiert sind, lassen sich über die besondere Visualisierungsform von Wirkpfaden didaktisch sinnvoll und kompakt umsetzen. Die in den Interviews identifizierten klimatischen Stressoren und deren Auswirkungen auf sensible Bereiche mit der weiteren Konkretisierung und Ein- schätzung der Folgen und Risiken werden dabei sichtbar und in generalisierter Form vermittelt. Die Visualisierungsform zeichnet sich zudem durch eine gewisse Dyna- mik aus, die über eher statische Darstellungen wie Balken- oder Radardiagramme hinausgeht und wenig robuste quantitative Elemente wie etwa das reine Auszählen von Nennungen eines klimatischen Stressors in den Interviews vermeidet. Trotz der dabei getroffenen Verknappung lassen sich komplexe Interaktionen ebenso abbilden wie zum Teil gegensätzliche Folgen und Wirkungen. Dies kann als Beleg für die Ope- rationalisierbarkeit angesehen werden (13). In der Synopsis zeigen sich aber auch die branchenspezifischen Unterschiede und Gegensätze. Entsprechend positiv fiel auch die Rückmeldung von Pilotunternehmen aus, welche diese Visualisierungsform als einsichtig, stringent und damit positiv bewerteten.

13 Zur Operationalisierung von Klimavulnerabilität: R. Glaser, N. Scholze & S. Jergentz, Klimavul- nerabilität von Unternehmen im regionalen Kontext, Lehrbuch Geographie, Springer, 2018 (3. Aufl. in print). 334 Revue d’Allemagne

Andererseits bringt auch diese Methode einige Schwierigkeiten mit sich. So ist bei- spielsweise die Zuordnung der Auswirkungen besonders zu exponierten Bereichen nicht immer eindeutig. Oftmals sind mehrere Zuordnungen möglich, was wiederum die Abbildung komplexer und damit schwerer lesbar macht. Daneben ist im vorliegen- den Fall die Anzahl der Interviews pro Branche noch zu gering, um statistisch valide Aussagen zu generieren. Die dargestellten Wirkpfade sind somit als rein qualitative Aussagen zu interpretieren, die noch einer statistischen Überprüfung mit ausreichend großer Stichprobe bedürften. Dies wiederum ist mit hohem Aufwand verbunden. Und schließlich bleibt die Interpretation der vorgestellten Beispiele trotz des hermeneu- tischen Ansatzes immer auch bis zu einem gewissen Grad subjektiv, von Vorwissen und Weltanschauung der Auswertenden sowie dem Zeitgeist und weiteren Faktoren beeinflusst, sodass die Möglichkeit anderer Interpretationen besteht. Ein Lösungsan- satz wäre hier, den befragten Unternehmen die Evaluierung vorzulegen und um Rück- meldung bezüglich der Plausibilität der Wirkpfade zu bitten. Dieser Schritt wurde im Rahmen von Clim’Ability bislang nur mit einigen Pilotunternehmen umgesetzt, konnte aber in den entsprechenden Fällen die Qualität und Robustheit der Wirkpfade sicherlich erhöhen. Selbstredend ersetzen die Wirkpfade in ihrer generalisierten Form nicht detail- reichere, textbasierte Darstellungsformen. Um Klimavulnerabilität abschließend beurteilen zu können sind auch umfassendere Ansätze, in welchen die Resilienz der Unternehmen Beachtung findet, nötig. Nichtsdestotrotz können Wirkpfade aber als eine stimmige Visualisierungsform der Auswirkungen von Klimawandelstressoren auf Unternehmen angesehen werden, die einen raschen Überblick und einen Einstieg in die Thematik ermöglichen. Werden sie als Werkzeug im Rahmen von Klimavul- nerabilitätsdiagnosen eingesetzt, besitzen sie auf Grund ihrer Übersichtlichkeit und den konkret benannten Sensitivitäten zudem das Potential, den Unternehmen präzise Hinweise auf bisher unentdeckte Schwachstellen oder mögliche Anpassungsmaßnah- men zu liefern.

Zusammenfassung Die Unternehmen der Trinationalen Metropolregion Oberrhein (TMO) sind auf sehr unterschiedliche Art und Weise vom Klimawandel betroffen, wobei die relevanten kli- matischen Stressoren wie Hitzewellen, Starkregen, Hochwassergefahr, etc. kleinräumig und branchenspezifisch stark differieren. Zudem fehlt es vielen, besonders kleineren und mittleren Unternehmen (KMU) an präzisen und anwendungsorientierten Infor- mationen über die konkreten Auswirkungen des Klimawandels an ihrem Standort und auf ihre Branche, sodass sie oft keine genaue Vorstellung von ihrer tatsächlichen Klimavulnerabilität haben. Um diesem Informationsdefizit Rechnung zu tragen wurde im Rahmen des Forschungsprojektes Clim’Ability die Klimavulnerabilität einiger Branchen in der TMO analysiert und in Form von Wirkpfaden visualisiert. In diesem Verfahren werden branchenweise die von verschiedenen klimatischen Stressoren aus- gehenden Kausalketten und deren Auswirkungen auf einzelne Unternehmensbereiche syntheseartig spezifiziert und um eine Abschätzung möglicher ökonomischer Folgen für das Unternehmen ergänzt. Damit können sie einen Ansatzpunkt für zielgerichtete Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein 335

Anpassungsmaßnahmen bei betroffenen Unternehmen darstellen. Besonders bei KMU ohne eigene Umweltabteilung sind die vorgestellten Wirkpfade somit als Beitrag zur Stärkung der Resilienz gegenüber negativen Klimafolgen denkbar.

Résumé Les entreprises du Rhin supérieur sont affectées par le changement climatique de dif- férentes manières. Les facteurs de stress climatiques pertinents, tels que les vagues de chaleur, les fortes pluies, les inondations, etc., varient selon la position géographique et la branche d’activité de l’entreprise. De plus, beaucoup d’entre elles, particulièrement les petites et moyennes entreprises (PME), manquent d’informations précises et utilisables sur les impacts du changement climatique sur leur localisation et leur secteur spécifique, de sorte qu’elles ont souvent une connaissance lacunaire de leur propre vulnérabilité cli- matique. Pour compenser ce déficit d’information, la vulnérabilité au climat de quelques secteurs d’activité abordés dans le cadre du projet de recherche Clim’Ability a été ana- lysée et représentée par des chaînes d’impact. Ces chaînes d’impact décrivent la chaîne complète des causalités déclenchées par un facteur de stress climatique et synthétise son impact sur les domaines exposés dans l’entreprise, ainsi que les conséquences écono- miques possibles. Elles peuvent être un point de départ pour la mise en place de mesures d’adaptation ciblées pour les entreprises concernées. Les chaînes d’impact apportent des éléments destinés à renforcer la résilience des entreprises aux impacts négatifs du changement climatique, particulièrement pour des PME qui n’ont pas de service dédié aux questions environnementales.

Abstract The enterprises in the Trinational Metropolitan Region Upper Rhine are affected by climate change in a multitude of ways. The relevant climatic stressors such as heatwaves, heavy rain, flood risk, etc. differ greatly on the local scale and sectorwise. In addition, many enterprises, particularly small and medium sized ones (SME), are often lacking precise and practical information on the impacts of climate change at their specific location and on their specific sector, which causes an often scarce knowledge of their own climate vulnerability. In order to meet this need of information and to highlight the results of climate vulnerability assessment of some sectors carried out within the Clim’Ability research project, impact chains were derived and visualized. The resulting impact chains comprise the whole chain of causalities triggered by a climatic stressor synthesizing its impacts on exposed domains within the enterprise as well as the possible economical consequences. By providing such information to the affected enterprises, the impact chains might be used as a starting point for practice-oriented adaptation meas- ures. Especially for SME without environmental departments they can be discussed as a contribution to enhance their resilience against negative impacts of climate change.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 337 T. 50, 2-2018

Le retour d’expérience (REX) : étude de divers outils techniques dans le cadre de Clim’Ability

Alexandre Kudriavtsev *

L’évaluation des risques et des vulnérabilités d’une entreprise (organisation) au changement climatique constitue une étape centrale dans un processus d’adapta- tion au changement climatique. Il en est ainsi car il s’agit d’un moment fondateur de l’accession à de multiples informations et à la structuration de différents types de connaissance. Nous revenons dans cet article sur les enjeux de la conception d’outils de diagnostic et de leur passation. Cet article vise à comprendre en quoi le changement de la configuration du réseau rassemblant des humains (usagers) et des non-humains (objets techniques) par l’ad- jonction d’un nouvel intermédiaire humain modifiera les résultats de la boîte à outils Clim’Ability ? Actuellement, les outils d’aide à la décision qui visent à sensibiliser les entreprises aux effets du changement climatique et à stimuler leur comportement d’adaptation ont le vent en poupe. Ils font l’objet d’un fort investissement de recherche & développement. Peut-on pour autant les considérer comme des « objets-frontières » ? Pour ce faire, il faut qu’ils contribuent a minima au déplacement des points de vue des acteurs (1). On cherche à savoir si ce déplacement se fera plus facilement quand le réseau d’acteurs « humains-outils » se transforme grâce à la présence d’un intermédiaire humain. Pour comprendre cela nous avons tout d’abord étudié les enjeux du diagnostic pour une entreprise. Par la suite, nous nous sommes appuyés sur la sociologie de la traduction afin d’identifier et d’analyser les forces actantes dans leréseau « humains-outils ». Enfin, nous présentons quelques expériences d’application des outils construits dans le cadre du projet Clim’Ability.

* Chercheur dans le projet Clim’Ability Interreg V, INSA de Strasbourg. 1 Geoffrey C. Bowker, Susan Leigh Star, Sorting Things Out : Classification and Its Consequences, Cambridge (Mass.)/London, the MIT Press, 1999. 338 Revue d’Allemagne

1. Outils de diagnostic. Quelle utilité pour une entreprise ? La problématique de la conception et de l’utilisation d’outils de diagnostic comme des objets techniques n’est pas récente. Elle est en revanche davantage discutée depuis quelques années avec la multiplication d’événements extrêmes provoqués par le changement climatique. Ceux-ci ont entraîné de lourdes pertes, non seulement écono- miques mais également humaines. La sensibilisation d’une entreprise (organisation) à travers l’outil de diagnostic per- met une meilleure connaissance du contexte local, la prise en charge la plus juste des risques climatiques et la construction de la résilience cognitive des décideurs. Pour cette raison, les mesures d’adaptation aux changements climatiques (CC) (2) néces- sitent une approche contextuelle de terrain pour laquelle les entreprises disposent de diverses stratégies. Afin de mieux comprendre les causes et effets des CC, il convient d’identifier les solutions circonstanciées. Ainsi l’analyse des risques et des vulnérabilités fournit des informations qui alimentent la prise de décision qui, si la bonne volonté est là, se trans- forme en action efficace et efficiente. L’analyse des risques actuels et passés constitue donc un premier pas dans l’iden- tification des risques futurs. Les mesures qui réduisent les vulnérabilités ne sont pas toutes nécessairement adaptées aux évolutions du climat. Il existe une grande palette d’outils d’aide à la décision, endogénéisant tant les aspects économiques, qu’environ- nementaux du CC. Les outils d’aide à la décision dédiés à l’analyse des risques climatiques peuvent aider à • sensibiliser les utilisateurs et affiner leur connaissance des aléas, des risques, des vulnérabilités et des capacités actuelles d’adaptation ; • identifier des vulnérabilités actuelles et futures ; • traiter de façon systématique les aléas et risques climatiques ; • évaluer les risques et développer des stratégies d’adaptation aux CC ; • promouvoir les liens entre scientifiques, décideurs et autorités et collectivités locales.

2. Réseau d’acteurs « humains-outils » Les fondateurs de la théorie de la traduction décrivent la traduction des objets tech- niques comme une interaction entre le réseau d’acteurs « humains-outils » dans lequel se produisent des transformations à la suite de différentes épreuves (3). Ces transforma- tions sont analysées en tant qu’« inscription » pour un créateur et « description » pour un usager (4). Les actions, comme le test technique d’outil, l’association d’autres acteurs, le test auprès des usagers, peuvent être interprétées comme « une confrontation entre

2 CC : Changements qui sont attribués directement ou indirectement à une activité humaine altérant la composition de l’atmosphère mondiale et qui viennent s’ajouter à la variabilité naturelle du climat observée au cours de périodes comparables. Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), 1992. 3 Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins dans la baie de Saint-Brieuc », L’année sociologique, n° 36 (1986), p. 170- 208 ; Madeleine Akrich, « Les formes de la médiation technique », Réseaux, n° 60 (1993), p. 87-98. 4 M. Akrich, ibid. Étude de divers outils techniques dans le cadre de Clim’Ability 339 l’environnement inscrit dans le dispositif et l’environnement décrit par son déplace- ment du dispositif » (5). Suite aux confrontations, les dispositifs techniques, les acteurs et les autres éléments se trouvent transformés, renégociés et de nouvelles formes d’organisations et de savoirs sont produites. Dans le processus cyclique de « boucles itératives » (modèle tourbillonnaire de l’in- novation), les objets intermédiaires jouent le rôle de catalyseur pour l’appropriation. Mais ce modèle nécessite compromis et capacité d’adaptation et par conséquent peut conduire le dispositif technique à redéfinir ses propriétés et ses usagers. En même temps, l’appropriation est fortement influencée par la négociation et la médiation autour des objets-frontières qui participent directement au processus d’intéressement des acteurs. L’appropriation est un processus itératif dans lequel les propriétés et les actions récurrentes peuvent être considérablement modifiées à la suite de compromis et de négociations. Grâce à son aspect réflexif et évolutif tant les acteurs que les dispositifs ou encore les organisations sont régulièrement amenés à en redéfi- nir les modalités. Selon Vinck (6), les notions « d’objet-frontière » et « d’objet intermédiaire » sont à dissocier car elles proviennent de recherches différentes. L’objet-frontière est apparu avec l’analyse des intersections entre différents mondes sociaux autour d’un lieu spécifique, un musée d’histoire naturelle. Les « objets intermédiaires », quant à eux, sont qualifiés comme « des entités physiques qui relient les humains entre eux »(7). L’enquête portait sur l’étude de 120 réseaux de coopération scientifique (8) dans le domaine de la santé. La définition en est bien différente puisqu’elle confère aux objets intermédiaires un rôle de marqueur temporel et d’opérateur de changement. Divers travaux de recherche en sociologie des sciences et des techniques (9) en reprennent le vocable. Des objets intermédiaires peuvent aussi devenir des objets-frontières (10) notamment lorsqu’ils sont équipés, par exemple, de métadonnées, qui rendent possible la constitution d’une équivalence entre des mondes hétérogènes (11). Quant à la différence mais aussi aux glissements possibles entre les objets-frontières et les objets intermédiaires, « [I]ls [ici des objets intermédiaires] sont des objets-frontières lorsque des éléments structurels

5 Madeleine Akrich, Les formes de la médiation technique. Réseaux, Paris, La Découverte, 1993, p. 87-98. 6 Dominique Vinck, « De l’objet intermédiaire à l’objet-frontière », Revue d’Anthropologie de connais- sances, 3/1 (2009), p. 210. 7 Dominique Vinck, « Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribu- tion à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales », Revue Française de Sociologie, XI (1999), p. 385-414, ici p. 392. 8 Dominique Vinck, Du laboratoire aux réseaux. Le travail scientifique en mutation, Luxembourg, Office des Publications officielles des Communautés européennes, 1992, 510 p. ; D. Vinck, « Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique » (note 7). 9 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992, 248 p. ; Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses Mines (Sciences sociales), 2006, 401 p. 10 Leigh Star, Boundary objects and beyond : Working with Leigh Star, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2015, 559 p. 11 Bowker/Star, Sorting Things Out : Classification and Its Consequences(note 1). 340 Revue d’Allemagne

(dans ou associés à l’objet ou à un ensemble d’objets) sont partiellement communs à plusieurs mondes sociaux » (12). Tous les supports que nous utilisons dans Clim’Ability sont susceptibles d’être ana- lysés sous l’angle « d’objet-frontière », comme « Clim’Ability Check » ou « Clim’Abi- lity Diag », outils d’analyse des risques climatiques, la cartographie de type SIG, la représentation multidimensionnelle des risques et la dissémination des résultats des recherches scientifiques. Tout ceci nous permet de nous demander dans quelle mesure ces objets techniques, qui sont aussi des objets-frontières, participent à la construction de compromis, de savoirs partagés entre les acteurs et visent à faciliter les échanges entre les scientifiques et le monde de l’entreprise, en favorisant un passage à l’action.

3. Retour d’expérience : mini-questionnaire Clim’Ability Afin de pouvoir rapidement tester le positionnement d’une entreprise par rapport aux risques climatiques, un mini-questionnaire de sept questions a été conçu. Nous avons testé celui-ci durant plusieurs salons professionnels, en France et en Allemagne, consacrés à diverses thématiques, comme la logistique (SITL), la santé au travail, la sécurité des entreprises (Preventica) ou encore les technologies embarquées et l’infor- matique (Embedded World). Le choix des salons comme terrain d’étude répond à deux hypothèses : 1) L’accès aux entreprises est direct, sans obstacles habituels (prise des rendez-vous, relances, échanges des mails, etc.) et doit faciliter la communication et la collecte ultérieure des informations. 2) Souvent les exposants s’ennuient et sont prêts à avoir des échanges, ce qui permet de libérer la parole informelle et de récolter de précieuses informations. Dans un premier temps, nous approchions les exposants avec une brève introduc- tion de Clim’Ability pour ensuite leur proposer de remplir un court questionnaire. Très vite nous avons dû changer notre approche car majoritairement les exposants n’étaient pas prêts à remplir le questionnaire, pour des raisons peut-être éthiques ou par absence d’envie. Nous avons donc décidé de remplir le questionnaire nous-même à partir d’échanges directs avec les exposants. Cela a permis de régler le problème en faisant augmenter le taux de répondants, non sans quelques répercussions imprévues. En effet, quand un chercheur se saisissait du questionnaire et commençait à poser des questions en prenant des notes, le désintéressement de l’exposant était presque instantané. Comme si cette feuille qu’un chercheur tenait devant lui créait une rup- ture relationnelle. Visiblement, ce passage obligatoire opérait une transition du mode de dialogue informel, caractérisé par l’échange réciproque (same eye level), au mode d’entretien formel suivi par le transfert des rôles et des pouvoirs. Cette nouvelle confi- guration s’est donc souvent caractérisée par l’échange unilatéral du type « solliciteur- donneur » conduisant la relation à une fin anticipée et à peu de libération de la parole. Il est probable que, pour une part, les réponses évasives et la piètre qualité de la relation en mode d’entretien étaient dues au fait que les bénéfices de ce « don », en

12 D. Vinck, « De l’objet intermédiaire à l’objet-frontière » (note 6), p. 34. Étude de divers outils techniques dans le cadre de Clim’Ability 341 temps et partage de connaissances (éventuellement considérées par l’exposant comme confidentielles), n’étaient pas explicites pour l’entreprise ou « l’exposant rationnel ». Cette seconde tentative plus ou moins réussie fut suivie par une nouvelle procédure : nous avons délibérément décidé de dissimuler le questionnaire et de poser les ques- tions sous forme d’échange informel. À la fin de l’échange, le chercheur finissait par expliquer les objectifs de la démarche en faisant apparaître le questionnaire. Ensuite, celui-ci était chargé de le compléter en présence de l’exposant, qui devait valider la fidélité des réponses retranscrites. Cette approche déguisée, mais nécessaire, nous a permis d’augmenter encore le taux de réponse, tout en augmentant leur qualité et leur exhaustivité ; chose impossible dans la première situation d’entretien.

4. Retour d’expérience : Clim’Ability Check Clim’Ability Check est un outil d’autodiagnostic et de sensibilisation des entreprises aux risques provoqués par le changement climatique. L’outil se présente sous forme d’un questionnaire en ligne comprenant une quarantaine de questions qui couvrent diverses thématiques comme le contexte géographique, les activités principales d’une entreprise (la logistique, la production, l’approvisionnement, etc.), les risques climatiques, l’évolu- tion future de la réglementation et ses multiples impacts positifs et négatifs. Un facteur multiplicatif est ensuite appliqué à la sensibilité climatique auto-éva- luée par l’utilisateur, selon des paramètres liés à la température et aux précipitations (16 paramètres climatiques en tout, incluant les précipitations saisonnières, la moyenne annuelle de température, les vagues de chaleur, les périodes de sécheresse, etc.). Ce facteur multiplicatif est calculé sur de petits territoires homogènes au niveau des écosystèmes naturels, appelés « Naturräume ». Les Naturräume sont répartis en zones sur toute l’Allemagne et constituent une référence géographique pour « KlimaFol- genCheck ». Lorsque l’utilisateur indique son code postal, l’outil (KlimaFolgenCheck) peut positionner son entreprise dans un « Naturraum » et définir, à partir d’un tableau enregistrant les paramètres climatiques, le coefficient multiplicateur d’évolution du climat futur : • 1 si pas d’évolution dans les projections à l’horizon 2050 pour les scénarios RCP4.5 et 8.5, • 1,25 si un seul des scénarios montre une évolution positive, • 1,5 si les deux scénarios montrent une évolution positive. À l’issue de l’évaluation, l’entreprise reçoit un bilan qui récapitule ses vulnérabilités et risques et propose des recommandations générales. Clim’Ability Check résulte d’un travail à partir de l’outil allemand KlimaFolgenCheck conçu par l’Institut für Technologie und Arbeit (Kaiserslautern) et Rheinland-Pfalz Kompetenzzentrum für Klimawandelfolgen, et en partenariat avec ses concepteurs. Plus de 30 utilisateurs ont complété ce questionnaire en ligne. Pourtant le taux de non-réponses y est élevé : 25-35 % des questions sont restées sans réponse. En France, l’outil a été testé auprès de 6 entreprises du Port autonome de Stras- bourg lors d’entretiens semi-directifs. Certes, six entretiens ne peuvent être considérés comme un échantillon suffisant pour l’analyse quantitative profonde, mais fournissent cependant quelques idées intéressantes. 342 Revue d’Allemagne

Parmi les premières choses que nous avons remarquées se trouve l’évolution du taux de réponse et la diminution des questions sans réponse. Bien sûr, quel que soit le mode de gestion d’un questionnaire (en ligne ou face à face), il existe de nombreux impacts susceptibles de biaiser des réponses. Nous avons donc gardé en tête les quatre exigences scientifiques nécessaires inhérentes au questionnaire (13) : • compréhension de la question • rappel des informations demandées (mémoire) • évaluation du lien entre l’information récupérée et la question • réponse. Pourtant le constat fut clair : la manière de présenter un questionnaire (par exemple mode auditif, oral, visuel) affectait des facteurs comme le taux de réponse aux questions, le décrochage précoce, l’incompréhension des questions considérées trop complexes, vagues ou personnelles. Chaque mode proposant différents degrés d’accompagnement change complètement la manière de collecter les informations et par conséquent impacte la qualité des données.

Conclusion Lors de tous les entretiens nous avons ainsi observé que la présence d’un intermé- diaire humain aidait à faire émerger des narrations, des petits récits, la mobilisation de la mémoire des événements marquants. Cela nous a donc permis d’avoir un panorama plus substantiel de l’impact positif de la situation d’entretien sur la qualité des données recueillies. En général, lors de la conception d’un objet technique, les usagers ont peu de pou- voir et le mode d’interaction est déterminé par les créateurs. Nous caractérisons notre approche comme top-down quand l’objet technique va configurer son usager. Selon Patrice Flichy, « la conception et la production d’un nouvel objet nécessite de définir l’identité des usagers potentiels, et d’établir les contraintes de leurs futures actions » (14). Dans cette logique, l’objet technique va programmer l’usager et inciter certains modes d’utilisation plus que d’autres. En même temps, Stuart Hall (15) montre que l’usager d’un objet technique « peut soit ne suivre qu’une partie des inscriptions du message, soit rejeter en bloc le message ». Cet aspect de rejet est un révélateur de rééquilibrage de pouvoir qui n’apparaît qu’au moment du travail sur le terrain et capable de perturber des objectifs de sensibilisation. Construisant nos outils, nous visons à sensibiliser les entreprises sur le changement climatique et à les inciter à passer à l’action. Cependant, nous avons pu observer que dans beaucoup de cas l’usager d’un outil de diagnostic peut « se rebeller » contre cer- tains blocs d’analyse en altérant les résultats voulus de l’interaction. Il apparaît que cet effet négatif pourrait être atténué par l’association des usagers au stade de la concep- tion, dès les premières étapes avec l’établissement du cahier des charges. Les approches du type bottom-up devront être explorées d’avantage pour exploiter cette piste.

13 Roger Tourangeau, « Cognitive Sciences and Survey Methods », Cognitive Aspects of Survey Metho- dology : Building a Bridge Between Disciplines, Washington (DC), National Academy Press, 1984. 14 Patrice Flichy, « Technique, usage et représentations », Réseaux, n° 148-149 (2008), p. 147-174, ici p. 148. 15 Stuart Hall, « Codage, décodage », Réseaux, n° 68 (1994), p. 27-39, ici p. 30. Étude de divers outils techniques dans le cadre de Clim’Ability 343

Résumé L’évaluation des risques et des vulnérabilités d’une entreprise (organisation) au chan- gement climatique est une étape centrale dans un processus d’adaptation au changement climatique. À travers cette première étape, l’adaptation au changement climatique per- met à une entreprise de réduire les impacts négatifs et les coûts associés au changement climatique, tout en tirant parti des nouvelles opportunités découlant de ces changements. Cette première étape fournit un cadre pour aider une entreprise à concevoir sa propre stratégie d’adaptation basée sur les connaissances générées, rassemblées et synthétisées provenant de diverses sources d’expertise interne, et aussi externe. Nous étudions ici les problèmes de la conception d’outils d’auto-évaluation et de l’expérience utilisateur finale. Le réseau d’acteurs « humains-objets techniques » peut être transformé par la présence d’un intermédiaire humain. Cet article a pour objectif d’explorer comment les résultats de la boîte à outils Clim’Ability seront modifiés par l’ajout d’un intermédiaire humain à la configuration du réseau « humain-objet technique ».

Abstract Assessing the risks and vulnerabilities of a company (organization) to climate change is a central step in a process of adaptation to climate change. Through this first step, climate change adaptation enables a company to reduce the negative impacts and costs triggered by climate change, while taking advantage of new opportunities arising from these changes. This first step provides a framework to help a company design its own knowledge-based adaptation strategy that is generated, gathered and synthesized from various sources of internal as well as external expertise. Here we study the design issues of self-assessment tools and related end-user experience. The network of actors «human-technical object» can be transformed by the presence of a human intermediary. This article aims to explore how the results of the Clim’Ability toolbox will be modified by adding a human intermediary to the configuration of the «human-technical object» network.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 345 T. 50, 2-2018

Croiser les regards pour renouveler l’analyse du risque

Valentine Erné-Heintz *

Les stratégies de résilience se sont progressivement imposées bousculant les tradi- tionnelles disciplines de l’analyse du risque : un travail de décomposition et de recom- position s’organise alors autour d’une exigence à agir (1) dans un contexte de plus en plus complexe (2). Le besoin de renouveler l’analyse du risque apparaît également dans l’idée qu’il puisse y avoir un décalage entre les savoirs des experts, le « savoir agir » face au « devoir agir » du fait d’enjeux (3) inédits induits par cette modernité évoquée par Ulrich Beck (4). Cette nouvelle période se construit en opposition à une première modernité fondée sur l’idéologie optimiste des Lumières du xviiie siècle et sur une croyance en

* Maître de conférences en sciences économiques, Université de Haute-Alsace, Mulhouse, Centre euro- péen de recherche sur le risque, le droit des accidents collectifs et des catastrophes (CERDACC), EA 3992, Colmar. 1 Valentine Erné-Heintz et Denis Bard, « Un expert précautionneux », in : Jean-Paul Markus et Karine Favro (dir.), L’expert dans tous ses états, Paris, Dalloz (coll. Thèmes et commentaires), 2016, p. 197-215. 2 Valentine Erné-Heintz et Jean-Christophe Vergnaud, « Quelle quantification pour identifier un niveau de toxicité ? », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, 2016, https:// vertigo.revues.org/. 3 Citons Edgar Morin : « J’ajoute que bien des experts agronomes formés dans des instituts spécialisés ignorent les acquis d’expériences paysannes séculaires, voire millénaires. Il faut là encore combiner les bienfaits de la recherche avancée et ceux de l’expérience vécue. Plus généralement, je dirais que tous les maux qui nous menacent mortellement, toutes les pollutions et dégradations, y compris dans nos vies “quotidiennes”, sont issus du dynamisme désormais incontrôlé et démesuré (“ubriaque”) de notre civilisation non seulement capitaliste, mais scientifique-technique-économique, qui privilégie le quantitatif, le calcul, oublie la vie, ses aspirations et ses qualités. Cela veut dire qu’il nous faut certes corriger, amender, économiser, mais aussi et fondamentalement changer de voie. » Gil Delannoi, Edgar Morin, « La gauche, du xxe au xxie siècle. Pour une double autocritique, idéologique et éco- logique. Dialogue avec Edgar Morin sur son parcours politique et idéologique », Communications, n° 82 (2008), p. 171-188. 4 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (Risikogesellschaft, 1986), trad. par Lucas Bernardi, Paris, Aubier, 2001. 346 Revue d’Allemagne un développement linéaire et cumulatif de la connaissance (5). Dans cet esprit, concen- trer l’analyse du risque autour de la résilience mobilise de nouveaux savoirs comme les mémoires, les pratiques ou encore les savoirs profanes (6). Cette façon de revoir le risque devient plurielle et force à ouvrir l’approche pour croiser les regards. L’objectif est de mettre en lumière les apports de cette évolution dans le contenu des politiques publiques de gestion du risque car ce changement d’approche préfigure d’une autre histoire du risque. Florence Rudolf précise : « L’adaptation, dernière née des politiques publiques, procède de la reconnaissance du caractère inéluctable des changements climatiques. Il s’agit donc de se préparer à encais- ser les coups du dérèglement climatique et d’y faire face (voire d’en profiter). […] Ce qui change, par conséquent, entre l’approche par la mitigation et l’adaptation, c’est l’ambition de l’engagement attendu. Alors qu’il suffisait d’être un comptable vertueux, enclin à des formes d’ascèse, dans le premier cas et pour débuter, les politiques d’adaptation requièrent d’emblée inventivité, imagination, ingéniosité et audace » (7). C’est dans ce contexte que Jean-Paul Resweber précise : « L’interdisciplinarité se situe sur un parcours qui va de la pluridisciplinarité à la transdis- ciplinarité. […] Elle renvoie à la fonction opératoire de la subjectivité et, dans les sciences humaines et sociales, mobilise implicitement un modèle spécifique de la subjectivité insé- parable de l’agir. […] Elle s’organise autour de savoirs empiriques, disons de savoir-faire qui, peu à peu, vont être soumis à un travail de formalisation. Ainsi mis en perspective, les savoirs se transmuent en connaissances. […] L’interdisciplinarité inclut le moment plu- ridisciplinaire mais le dépasse en déployant une stratégie qu’il faut à présent clairement

5 Édouard Kleinpeter, « Taxinomie critique de l’interdisciplinarité », Hermès, La Revue, n° 67, 3 (2013), p. 124. Il écrit : « La catégorisation du savoir se caractérise alors par sa puissance explicative et investigatrice. La connaissance est linéarisée, comme dans la classification de Comte, par un effet de réductionnisme méthodologique. » 6 Les sociologues Madeleine Akrich, Yannick Barthe, Catherine Rémy rappellent la définition : « Ce concept [l’épidémiologie populaire] recouvre selon lui [Phil Brown] deux phénomènes apparen- tés : (i) le développement d’une forme de science citoyenne qui correspond à la production par des “profanes” de connaissances sur les risques environnementaux et technologiques – des non-pro- fessionnels collectent eux-mêmes des données et mobilisent des connaissances scientifiques pour comprendre l’épidémiologie d’une maladie – et (ii) un type de mobilisation sociale qui joue un rôle de plus en plus crucial dans la culture politique moderne. Cette épidémiologie populaire présente évidemment certains points communs avec l’épidémiologie savante puisqu’il s’agit dans les deux cas de documenter la distribution de certaines maladies et de proposer des hypothèses causales permettant d’en rendre compte. Mais elle déborde du cadre contraignant qui s’impose à l’épi- démiologie savante et renvoie à un processus beaucoup plus large. Plus large, d’abord, parce que les hypothèses causales proposées dans le cadre d’un processus d’épidémiologie populaire ne se limitent pas aux “facteurs de risque” sur lesquels se concentre habituellement l’épidémiologie tra- ditionnelle. Les intérêts des industriels, les décisions gouvernementales, les normes de régulation, le racisme environnemental sont autant d’éléments qui peuvent être mis en avant dans la chaîne causale des maladies. » Madeleine Akrich, Yannick Barthe, Catherine Rémy, « Les enquêtes pro- fanes et la dynamique des controverses en santé environnementale », in : M. Akrich, Y. Barthe, C. Rémy, Sur la piste environnementale. Menaces sanitaires et mobilisations profanes, Paris, Presses des Mines, 2010, p. 18-19. 7 Florence Rudolf (dir.), Les villes à la croisée des stratégies globales et locales des enjeux climatiques, Québec, Presses de l’Université Laval, 2016, p. 18. Croiser les regards pour renouveler l’analyse du risque 347

expliciter. On peut légitimement constater qu’elle caractérise l’opération de transfert des concepts d’une discipline à une autre » (8). En conséquence de quoi l’interdisciplinarité transforme l’analyse du risque ; elle est une réponse face aux enjeux des nouveaux risques (9). Il suffit de prendre l’exemple de la pollution des nappes ou des rivières : la présence de métaux, de pesticides, de résidus de médicaments qui se retrouvent parfois au stade de micropolluants porte le défi à la fois sur la mesure des polluants, sur l’identification et les éventuelles interactions afin d’étudier leurs effets sur les espèces aquatiques ou la flore et les hommes. En outre, le caractère persistant interroge sur la dépollution possible. Ici, ce n’est pas tant une question de toxicité aiguë que d’effets à long terme de très faibles doses. La science normale (10) qui s’est construite autour du paradigme de Paracelse (11) trouve ici ses limites. L’approche interdisciplinaire prend alors tout son sens car la résilience suggère une autre façon de construire les connaissances : une révolution épistémologique se dessine. Le témoignage et le récit déplacent le positionnement épistémologique (12) de l’universel vers l’expérience. Plus qu’une opposition, il s’agit davantage d’une circula- tion entre plusieurs méthodologies ou cultures disciplinaires. Aussi, l’introduction de la notion de résilience dans l’analyse du risque illustre le passage d’un déterminisme universel, d’un idéal de la connaissance déductive – et considérée comme certaine – à une approche qui redonne sa place aux mémoires et à l’histoire locale (13). Autrement dit, « l’éclairage pragmatiste apporté sur l’action appa- raît dorénavant d’une grande fécondité » (14). En somme, cette contribution tente de démontrer en quoi la résilience propose une autre façon de voir le risque en suscitant une interdisciplinarité de l’analyse, que l’interdisciplinarité permet des arbitrages

8 Jean-Paul Resweber, « Les enjeux de l’interdisciplinarité », Questions de communication, n° 19 (2011), p. 171, ici p. 174. 9 Valentine Erné-Heintz, « Que nous apprennent les nouveaux risques ? Vers la construction d’un nou- veau paradigme ou comment l’effet critique adverse s’impose ! », Journal des Accidents et des Catas- trophes, avril 2014, http://www.jac.cerdacc.uha.fr/. 10 Ce que Dominique Bourg, Pierre-Benoît Joly et Alain Kaufmann appellent « le grand récit » : Domi- nique Bourg, Pierre-Benoît Joly et Alain Kaufmann, Du risque à la menace. Penser la catastrophe, Paris, Presses universitaires de France, 2013. Pour Thomas Kuhn, cette dernière se caractérise en deux points : i) une volonté de produire de la connaissance pour accumuler des indices concordants créant un consensus spontané et cohérent, ii) une acceptation du cadre de référence par la majorité des cher- cheurs qui fait alors office de paradigme : Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1962), trad. Laure Meyer, Paris, Flammarion (coll. Poche), 2008. 11 « Toutes les choses sont poison et rien n’est sans poison ; seule la dose détermine ce qui n’est pas poi- son. » L’objectif est d’établir une valeur toxicologique de référence pour indiquer une relation entre une dose d’exposition à une substance et la survenance d’un effet nocif : le risque apparaît au-delà de ce seuil maximal. Il est à la base de la toxicologie classique. Cette caractérisation du risque excuse la présence de résidus de pesticides, d’OGM et d’additifs alimentaires dans notre alimentation : elle définit l’absence d’effets néfastes sur la santé humaine avec une certitude raisonnable et non pas l’absence de risque. 12 Bruno Barroca, Maryline DiNardo et Irène Mboumoua, « De la vulnérabilité à la résilience : muta- tion ou bouleversement ? », ÉchoGéo, 2013, consulté le 24 juillet 2017, http://echogeo.revues.org/13439. 13 Florence Rudolf, « Les conséquences d’un nouveau régime de la modernité sur les représentations de l’action et de l’intervention humaines », Revue des Sciences sociales, n° 37 (2007), p. 152-158. 14 Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran, « Pratiques réflexives en aménagement pour une adapta- tion aux changements environnementaux », L’Espace géographique, 41/2 (2012), p. 169-180. 348 Revue d’Allemagne collectifs plus éclairés (1). Mais, ce n’est pas sans conséquence épistémologique car la discussion porte autant sur le problème scientifique et sa résolution pratique que sur la manière de créer une connaissance (15) (2).

1. La résilience, au cœur de l’interdisciplinarité Adapter un territoire à un risque nécessite de prendre en considération trois fac- teurs : l’espace, le temps et le social. Si la quantification a largement contribué à créer des repères stables pour l’analyse de certains risques, il n’en demeure pas moins que les nouveaux risques manquent de repères voire créent une pluralité de repères qui engendre une confusion dans l’approche traditionnelle. Certes, l’introduction (ou la redécouverte) de variables plus qualitatives (la vulnérabilité, la résilience) invite déjà à une autre démarche, mais l’irruption de revendications en termes de justice environ- nementale (16) transforme profondément les enjeux liés à la visibilité d’un risque (17) car elle fait référence à la distribution des risques (subi, choisi) tout comme à des enjeux de reconnaissance (« se mettre en mouvement » (18)) ou encore à des capacités à participer à la négociation (avoir accès au processus de décision). Oublier le mythe fondateur de la science normale est aussi un acte refondateur dans l’acceptation d’un risque en passant par une gestion proactive. Ce sont tous les enjeux liés à la résilience : apprendre à vivre avec et non pas vivre contre. Il est alors question, d’une part, d’atténuation des inon- dations, des effets des sécheresses ou des pénuries d’eau et, d’autre part, d’adaptation en repensant les pratiques, les cultures, l’aménagement du territoire (végétalisation de certaines zones pour réduire les îlots de chaleur, rendre le sol perméable) afin d’amé- liorer la résilience au réchauffement climatique. Le projet Clim’Ability, inscrit au programme Interreg V, illustre aisément cette volonté de croiser les regards car il regroupe à la fois différentes institutions trans- frontalières (françaises, allemandes, suisses) et disciplinaires (sociologues, météoro- logues, géographes, économistes…). Il a d’ailleurs donné naissance à des dynamiques autour de la question des stratégies d’adaptation des professionnels de la neige face au réchauffement climatique ou à la mise en évidence de diverses pratiques lors de conflits d’usage autour de l’eau. En d’autres termes, l’idée de combiner une approche par l’aléa (baisse de la ressource « neige naturelle » par exemple) et par la vulnérabilité (adapta- tion proactive ou réactive des acteurs) s’est concrétisée autour d’un objectif métho- dologie : valoriser des expériences tant dans une démarche descriptive rétrospective (comment les acteurs se sont déjà adaptés aux hivers peu « généreux » en neige) que prospective (comment ils intègrent les prévisions/probabilités de baisse d’enneigement

15 Béatrice Quenault, « La rhétorique de la résilience, une lueur d’espoir à l’ère de l’anthropocène ? Vers un changement de paradigme fondé sur l’acceptation de la catastrophe », in : Fl. Rudolf (dir.), Les villes à la croisée des stratégies (note 7), p. 56. 16 L’injustice environnementale désigne par exemple un accès inégalitaire à des espaces verts ou à des transports collectifs. C’est pourquoi, la construction de l’espace n’est pas neutre dans la production d’inégalités environnementales. 17 Valentine Erné-Heintz, « Le côté obscur du risque : son invisibilité ! », Risques, Études et Observa- tions, 2 (2017), p. 21-39, https://fr.calameo.com/read/005049066fa9bf1a01289. 18 Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, « Mettre en mouvement les agriculteurs victimes des pesticides. Émergence et évolution d’une coalition improbable », Politix, n° 111, 3 (2015), p. 175-196. Croiser les regards pour renouveler l’analyse du risque 349 naturel). En l’espèce, croiser les regards, c’est partager les expériences et construire en commun un regard sur le réchauffement climatique. C’est pourquoi l’interdisciplinarité s’impose assez naturellement car elle facilite les couplages de divers enjeux et les interprétations à différentes échelles. Elle fournit les outils pour une réponse adéquate à un enjeu complexe de société (nucléaire, réchauffe- ment climatique, déchets, produits chimiques) et dont les articulations se construisent souvent autour de l’environnement et de la santé. Le développement de nouvelles sources de questionnements comme l’anthropocène (19), dès la fin des années 70, a posé un problème inédit : l’observation du risque, et la place de l’homme dans ce risque. Ces questions sont concomitantes à l’éclosion d’approches plus qualitatives qui prennent en compte les particularités plus inductives pour s’organiser autour de la résilience. Cette dernière enrichit l’analyse d’un accident ou d’une catastrophe car elle met en lumière l’implication ou l’engagement du corps social dans les actions de prévention. La prise de conscience des limites du progrès (pollution industrielle, maladies professionnelles, liens santé/environnement, pesticides, stress et suicides au travail) a contribué à la mise en place de mécanismes de protection et de prévention. Néanmoins, ces logiques d’adaptation ou d’atténuation prennent appui sur une représentation différenciée du système socio-éonomique ; elles s’accompagnent dorénavant de logiques d’empower- ment qui impliquent les individus. Michel Callon pose la question du rôle du sujet dans la réduction de l’incertitude et la nécessaire « reconstruction d’une citoyenneté active » où les acteurs « doivent se comporter comme de véritables participants plutôt que comme de simples spectateurs » : « [Le sujet] apprend à se comporter en “citoyen technologique” actif. Cet apprentissage ne consiste pas à absorber des discours et des idéologies l’exhortant à être actif ; il découle de l’engagement réussi dans des agencements interactifs » (20). En somme, la résilience se conjugue avec les territoires, qui eux-mêmes sont le résul- tat d’une histoire, d’une représentation investie matériellement et symboliquement (21) en fonction des réponses inventées par ces territoires, on parlera de trajectoires de résilience selon que ces propositions s’inscrivent davantage dans un retour « à la nor- male » ou d’une transformation. C’est pourquoi, les sociétés développent des capacités de résistance, des retours d’expérience permettant d’apprendre d’un risque ou d’une catastrophe. Il semble alors aller de soi que comprendre les effets d’une multiplication d’orages précoces et violents fait appel à des savoirs divers qui recouvrent autant l’his- toire, la géographie, l’économie que la météorologie.

19 Certains auteurs préfèrent utiliser le terme de « fracture métabolique » : Franck Boutaric, « L’appro- priation de la méthode de l’évaluation des risques sanitaires en France », Écologie & politique, n° 40, 2 (2010), p. 117-135. 20 Michel Callon, « Quel espace public pour la démocratie technique ? », Les sens du public, PUF, 2003, p. 198, texte disponible sur le site https://www.u-picardie.fr/curapp-revues/root/48/4._QUEL_ ESPACE_PUBLI.pdf_52cfbbffa215a/4._QUEL_ESPACE_PUBLI.pdf. Il précise : « En un mot, il doit se gouverner lui-même au lieu de se conformer à des normes qui lui sont imposées de l’extérieur par un gouvernement lointain. » 21 Alexandre Brun et Frédéric Gache, « Risque inondation dans le Grand Paris : la résilience est-elle un concept opératoire ? », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, 2013, consulté le 25 juillet 2017, p. 3-10, http://vertigo.revues.org/14339. 350 Revue d’Allemagne

L’interdisciplinarité devient un vecteur « d’intégration culturelle qui transforme les connaissances en savoirs apprivoisés » (22). Pour Cyria Emelianoff : « La connaissance de ces inégalités [environnementales] suppose aujourd’hui de réviser les appareils statistiques nationaux, de territorialiser à une échelle fine les données, y compris médicales, de mesurer les nuisances, pollutions et risques de proximité, et laisse prévoir à la fois des délais et des obstacles importants dans le processus de construction de ces données. Il est donc légitime de se demander si l’action politique doit rester dépendante de l’information scientifique ou si elle peut s’en émanciper. Si el travail de reconnaissance et de repérage de ces inégalités ne doit pas prévaloir sur l’effort de caractérisation. Cette reconnaissance peut s’appuyer sur des sources d’information locales, communautaires, des connaissances empiriques et inductives » (23). Les sciences positives proposent une méthode statistique et réflexive via une analyse des faits. L’objectif de cette démarche est évidemment d’objectiver le risque en ce sens que sa réalisation n’est que le résultat d’une corrélation entre plusieurs facteurs. Béa- trice Quenault précise cet aspect en rappelant que : « Ce changement de paradigme dans le champ de l’analyse des risques accompagnerait l’évolution plus générale des sciences : d’une analyse positiviste du risque fondée sur l’approche analytique cartésienne de l’aléa (vision dominante depuis les années 1950), on aurait peu à peu basculé (sans pour autant éliminer le premier paradigme qui reste large- ment prédominant) vers une analyse postmoderne dans ses diverses dimensions (1re forme de réflexivité post-politique du tournant des années 1970) avant de consacrer aujourd’hui une analyse systémique de la catastrophe et de la résilience (2e forme de réflexivité post- politique du début des années 2000) » (24). La résilience gomme l’opposition entre le social et la nature. Elle fait prendre conscience des limites de l’approche analytique par l’aléa (25). Elle fait renaître

22 J.-P. Resweber, « Les enjeux de l’interdisciplinarité » (note 8), p. 172. Et il ajoute que : « La distinction entre savoir et connaissance, généralement gommée, est pourtant essentielle. Elle atteste de ce que les connaissances mettent les savoirs en perspective pour mieux les intégrer à la culture. La discipline obéit donc à une double logique d’extraction qui arrache les savoirs à la culture et d’inculturation qui les reverse au compte de la culture. Par la médiation des connaissances qu’elle élabore, elle trans- forme les savoirs empiriques en savoirs susceptibles d’être partagés, une fois constitués en “capital symbolique” ». 23 Cyria Emelianoff, « Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales ? », ESO, Travaux et documents, n° 25, décembre 2006, p. 41-42. 24 B. Quenault, « La rhétorique de la résilience » (note 15), p. 56. 25 Le risque prend la forme de « facteurs de risque » ou de « populations à risque ». En utilisant l’exemple du sida, le sociologue Marcel Calvez explique : « L’identification de “groupes à risque” et de “com- portements à risque” se rapporte à une communauté structurée autour de rôles et de statuts diffé- renciés, dans laquelle le bon comportement garantit la bonne santé. Cette représentation part d’un principe d’immunité communautaire et d’une extériorité du sida. Elle identifie les situations sociales particulières dans lesquelles les individus peuvent être exposés au sida. […] La toxicomanie, l’homo- sexualité, la prostitution sont des marqueurs de cette désaffiliation qui servent à expliquer l’exposition spécifique du sida. » Marcel Calvez, « L’analyse culturelle de Mary Douglas : une contribution à la sociologie des institutions », SociologieS (en ligne), Théories et recherches, mis en ligne le 22 octobre 2006, consulté le 26 juillet 2017, http://sociologies.revues.org/522. Dans la continuité, si l’on prend l’exemple de la récidive, le délinquant représente un danger puisqu’il est déjà passé à l’acte dans le passé. Sa dangerosité s’incarne dans une probabilité à la récidive et dans la nature même de l’individu (une qualité intrinsèque à « être dangereux »). Valentine Erné-Heintz, « Un regard économique sur la Croiser les regards pour renouveler l’analyse du risque 351 le paradigme inductif (26) et interroge la science normale (27) comme le présente le tableau 1. Tableau 1 : Vers un autre positionnement épistémologique

Rationalité Théorique Pratique Epistémologie Déduction Induction Risque envisagé De l’aléa à la preuve De la vulnérabilité des enjeux vers sous l’angle (statistique) la vulnérabilité économique Approche quantitative Approche qualitative Réduction du risque : Réduction du risque = adaptation, atténuer résilience Assurance, zonage Gouvernance Top-down : Red Book, Mémoire, apprentissage, culture NRC, 1983 du risque État / expert : dictateur bienveillant

2. Une autre façon de construire les connaissances : une révolution épistémologique est en marche L’évolution de l’analyse du risque s’effectue tant en termes de contenu dans les poli- tiques publiques qu’en tant qu’objet de recherche. La plus-value qu’opère ce change- ment quant à la compréhension des rapports entre l’humanité et son environnement renseigne aussi sur les effets d’une territorialisation d’un changement global : le champ des contraintes et les registres d’action se transforment. La science systémique naît dans cette modernité réflexive d’Ulrich Beck (28). Pour Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran, il y a dans cette révolution épistémologique (29), ce changement de cadre de référence, « les moyens de passer d’un pilotage a priori à un pilotage par les consé- quences » (30). Elle ouvre la voie à des recompositions méthodologiques et épistémolo- giques à travers les passerelles interdisciplinaires. Cette ouverture de l’objet d’étude a, par exemple, permis d’insister sur le rôle d’acteurs (lobbys) dans l’opportunité de généraliser les retardateurs de flamme dans les meubles rembourrés en France comme l’explique le rapport de l’ANSES (31) tout en reliant la lutte contre le risque « incendie »

dissuasion de comportements criminels », Les Essais de philosophie pénale et de criminologie, Dalloz, n° 11, 2014. Erné-Heintz insiste sur la nécessité de penser la réinsertion du délinquant autrement qu’à travers la peine punitive et ou l’acte délinquant. 26 Erné-Heintz/Bard, « Un expert précautionneux » (note 1). 27 Erné-Heintz/Vergnaud, « Quelle quantification pour identifier un niveau de toxicité ? » (note 2). 28 U. Beck, La société du risque (note 4). 29 Julie Thompson Klein, « Prospects for Transdisciplinarity », Futures, 36/4 (2004), p. 515-526. 30 Berdoulay/Soubeyran, « Pratiques réflexives » (note 14). 31 Valentine Erné-Heintz (et al.), « Évaluation des risques liés à l’exposition aux retardateurs de flamme dans les meubles rembourrés, Partie 1 », Rapport d’expertise collective, ANSES, 2014 ; page 12, il est rappelé : « Le cheminement de travail qui a été suivi par le GT SHS [groupe de travail sciences humaines et sociales] s’est nourri de l’historique de ce sujet, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni. Il a semblé en effet important de revenir sur les conditions et modalités d’adoption de mesures favorisant l’usage des RDF [retardateurs de flamme] comme moyen de prévention du risque d’incendie domes- tique, ainsi que sur les arguments et débats qui se sont peu à peu déployés quant à l’efficacité de telles dispositions et à leurs conséquences sanitaires. » 352 Revue d’Allemagne

à une politique du logement, donc à des inégalités sociales. L’approche est multifacto- rielle et tend à devenir davantage qualitative. D’autres critères (politique, économique, sociologique, historique) sont pris en compte afin de tenir compte de la multi-causalité et du caractère non-monotone de certaines relations (effets cocktail, fenêtre, transgé- nérationnel et falaise (32), problème des faibles doses chroniques). L’option en faveur d’une approche globale (33) profite à une recherche active de solutions par l’inscription de l’objet d’étude dans un espace-temps approprié (rôle de la mémoire) sans omettre les articulations d’échelles (dont l’échelle mondiale) en adaptant les outils ou recommandations au local. Ce parti pris évite une vision biaisée voire fragmentée d’un risque ou de réduire une situation d’incertitude à une situation d’incomplétude de l’information disponible. Le tableau 2 compare l’approche analytique et l’approche systémique en insistant sur les causes de la recomposition des objets d’étude.

Tableau 2 : Comparaison de l’approche analytique et de l’approche systémique

Préceptes de l’approche Causes du changement Préceptes de l’approche analytique de précepte systémique ÉVIDENCE : La recherche de l’évidence PERTINENCE : pour être considéré, tout doit n’est pas toujours possible. pour être considérés, les être démontré. objets doivent s’avérer pertinents au vu des intentions implicites et explicites du modélisateur. RÉDUCTIONNISME : Difficulté de l’exercice. Ne GLOBALISANTE : décomposition de l’objet à paraît pas dans tous les cas perception de l’objet inséré étudier en autant de parcelles pertinents car ne permet dans un plus grand tout. que possible. pas toujours l’intelligence Implique l’ouverture. complète de l’objet. CAUSALITÉ : Ne nous informe en rien sur TÉLÉOLOGIQUE : compréhension d’un objet et la finalité de l’objet. compréhension de l’objet de son fonctionnement régie et de son fonctionnement à par des lois de causes à effets. travers son comportement par rapport aux projets que l’on attribue à l’objet. EXHAUSTIVITÉ : Difficulté de l’exercice. AGRÉGATIVITÉ : dénombrement complet des L’exhaustivité est rarement sélection des éléments objets à étudier de manière à possible. pertinents pour l’étude ne rien omettre. sans assurer la totalité de l’interprétation. Source : Bruno Barroca, Maryline DiNardo et Irène Mboumoua (2013) (34).

La présence de valeurs contextuelles n’est pas incompatible avec le maintien d’une objectivité scientifique au moyen d’un dialogue entre les parties et de

32 Situations où les sources de contamination sont multiples : se pose un problème de mesure lié à l’addi- tivité ou la synergie des effets des substances et des combinaisons. En matière de politique publique de santé, simplifier l’information revient souvent à mobiliser le « toutes choses égales par ailleurs » (ceteris paribus) au risque d’avoir une information inaudible. 33 Outre l’approche dose – réponse, il s’agit d’intégrer le contexte historique et juridique, d’étudier les acteurs mobilisés (lobbys, ONG, etc.) et leurs positionnements dans le processus décisionnel, l’impact d’une éventuelle médiatisation ou de l’expertise scientifique, des valeurs, etc. 34 Barroca/DiNardo/Mboumoua, « De la vulnérabilité à la résilience » (note 12). Croiser les regards pour renouveler l’analyse du risque 353 l’intersubjectivité. Elle considère la singularité des cas et ouvre le champ d’étude à l’expérimentation pour avoir une vision plus globale du risque. Elle s’intéresse à la manière dont la visibilité (35) du risque est produite, à la difficulté de produire une relation causale faisant office de preuve pour sortir de l’opposition entre science et contexte ou entre science et société (36). En somme, l’interdisciplinarité révolutionne (37) l’analyse du risque car elle modi- fie l’angle d’approche en soulevant la complexité (38) du risque : elle donne du sens à la mémoire et aux savoir-faire locaux. Elle structure une « pensée reliante » au sens d’Edgar Morin (39). Édouard Kleinpeter insiste sur les vecteurs d’intégration et d’inter- action qu’elle permet ; elle est « un moteur du progrès scientifique (fertilisation croisée des connaissances, migration de concepts, épistémologie comparée, etc.), un outil pour favoriser et penser le lien entre recherche et valorisation ; un élément nécessaire pour permettre le dialogue entre science et société » (40). L’interdisciplinarité est un support de la recherche-action puisqu’elle s’inscrit dans une volonté de définir un contenu à une politique publique : « les savoirs se nouent dans et par un processus de symbolisation qui les met au service de l’agir humain » (41). Indubitablement, elle est du côté des préconisations, un tremplin en faveur de la concertation. L’interdiscipli- narité est « une approche centrée sur les résultats qui aspire à apporter des solutions à des problèmes » (42). Elle est « au service de l’expérimentation, […] devenant capable aujourd’hui d’intégrer véritablement l’homme – et non plus “l’Homme” – au vivant, et la technique à la culture » (43).

35 V. Erné-Heintz, « Le côté obscur du risque : son invisibilité ! » (note 17). 36 Selon laquelle ne serait science que ce qui est éloigné du contexte, l’universalité résulte d’une abstrac- tion, d’une construction hors des registres religieux, politique, économique ou social. 37 Jean-Hugues Barthélémy, « Encyclopédisme et théorie de l’interdisciplinarité », Hermès, La Revue, n° 67, n° 3 (2013), p. 165-170. 38 Patrick Juignet, « Edgar Morin et la complexité », Philosophie, science et société, 2015, https:// philosciences.com/philosophie-generale/complexite-systeme-organisation-emergence/17-edgar- morin-complexite. 39 Edgar Morin, « Sur l’interdisciplinarité », Bulletin interactif du Centre international de recherches et études transdisciplinaires (en ligne), n° 2 (1994), disponible en ligne sur . Il souligne qu’« une discipline tend naturellement à l’autonomie, par la délimitation de ses frontières, le langage qu’elle se constitue, les techniques qu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser et éventuelle- ment par les théories qui lui sont propres ». 40 É. Kleinpeter, « Taxinomie critique de l’interdisciplinarité » (note 5), p. 123, précise : « Les disciplines peuvent être analysées à la fois en tant qu’unités épistémologiques (lois et principes, ontologies, etc.), cognitives (méthodologies, pratiques, critères d’évaluation, etc.) et contextuelles ou sociologiques (dynamique du système de publications, ouverture à l’“extérieur” de la science, groupes au sein des- quels les chercheurs se connaissent, se reconnaissent, se cooptent, etc.). » 41 J.-P. Resweber, « Les enjeux de l’interdisciplinarité » (note 8), p. 177. 42 É. Kleinpeter, « Taxinomie critique de l’interdisciplinarité » (note 5), p. 127. 43 J.-H. Barthélémy, « Encyclopédisme et théorie de l’interdisciplinarité » (note 37), p. 167. 354 Revue d’Allemagne

Résumé Les stratégies de résilience bousculent l’analyse du risque. Elles mobilisent différentes approches et se retrouvent finalement au cœur de l’interdisciplinarité. Elles suggèrent une autre façon de construire les connaissances et déplacent le positionnement épis- témologique. Cette contribution tente de démontrer en quoi la résilience propose de croiser les regards. Mais, ce n’est pas sans conséquence épistémologique car la discussion porte autant sur le problème scientifique et sa résolution pratique que sur la manière de créer une connaissance.

Abstract Resilience strategies change risk analysis. They mobilize different approaches and finally find themselves at the heart of interdisciplinarity. They suggest another way of building knowledge and moving the epistemological positioning. This contribution attempts to demonstrate how resilience opens risk analysis. But this is not without epis- temological consequence because the discussion is as much about the scientific problem and its practical resolution as about how to create knowledge. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 355 T. 50, 2-2018

Comment les acteurs de l’énergie du Rhin supérieur perçoivent-ils le changement climatique et se configurent-ils par rapport à la transition énergétique ?

Cédric Duchêne-Lacroix *, Didier Kahn **

Le changement climatique est un mouvement global aux manifestations et consé- quences locales spécifiques. L’impact peut aussi être très différent selon les branches économiques (impact sur les produits : récolte dans l’agriculture, neige en montagne ; sur les infrastructures : inondation de hangar ; sur l’organisation de la ressource humaine). Le changement climatique n’est pas seulement un phénomène qui agit sur les acteurs locaux. Notre thèse fondamentale est que le changement climatique est aussi un phénomène construit socialement. Il est perçu par les acteurs qui s’adaptent en fonction de cette perception mais aussi d’autres contraintes y compris des normes juridiques qui peuvent correspondre à des mesures de prévoyance face à ces chan- gements climatiques. Ainsi au changement climatique de la « nature » s’ajoutent les pratiques culturelles et sociales. Pour examiner empiriquement l’action de ces facteurs, nous avons cherché à compa- rer des cas d’acteurs économiques dans le cadre du projet transfrontalier Clim’Ability sur les perceptions et les stratégies des entreprises face au changement climatique dans le Rhin supérieur (1). Nous avons pris des cas les plus proches possibles de par leur lieu géographique (bassin rhénan) et leur branche (choix de certains secteurs, y compris énergétique) mais en portant l’attention sur les différences « nationales » entre les acteurs du fossé rhénan. Depuis 2016, nous avons interrogé les dirigeants de plus de 60 entreprises de la région et quelques collectivités lors d’entretiens semi-directifs

* Enseignant-chercheur, Université de Bâle, Département des sciences de la société, responsable pour la Suisse du projet Clim’Ability. ** Doctorant, École doctorale SHS-PE, Labo AMUP EA 7309, INSA – Université de Strasbourg, 1 Cofinancement Interreg Rhin supérieur (Allemagne, France, Suisse). 356 Revue d’Allemagne en face à face sur les lieux de leur organisation (2). Les thématiques structurantes des entretiens portent notamment sur les défis actuels des acteurs, leur processus d’action au quotidien et les conséquences des changements climatiques sur leur organisation. Cette communication se limite au secteur énergétique. Ce secteur est en phase de transformation, « transition énergétique », « smart grid », fin des monopoles des fournisseurs d’énergie, etc. Dans ce contexte, il nous a semblé pertinent d’examiner la part de transformation soit en réaction, soit en prévoyance au changement clima- tique. Ce secteur, vital pour tous les territoires, doit assurer un service universel à qualité constante au quotidien, tout en réfléchissant à des investissements lourds sur 30 ou 40 ans. Sur la base de 11 entretiens du secteur énergétique ou de collectivités territoriales en Alsace, Pays de Bade et dans la région de Bâle, nous analyserons le jeu d’acteurs entre les entreprises fournisseurs d’énergie et les collectivités locales, nous formulerons une typologie des stratégies de ces différents acteurs et réfléchirons aux relations entre territoire, écosystème énergétique et influences socio-culturelles.

Action des collectivités dans le domaine énergétique Dans un contexte de développement durable, « penser global, agir local », les collec- tivités territoriales (3) multiplient les initiatives et s’associent aux producteurs d’énergie pour développer des innovations dans la géothermie, le biométhane, le solaire, les mobilités décarbonées. L’énergie est un enjeu fort pour les collectivités qui utilisent ces initiatives pour les inscrire dans une compétition de marketing territorial (qui a pour but d’améliorer l’attractivité d’un territoire). L’étude de cas transfrontalière « Change- ment climatique et transition énergétique », en cours auprès d’entreprises du secteur de l’énergie et de collectivités locales, a pour objet de déterminer leur stratégie d’adap- tation au changement climatique. Un des risques propres au secteur est tributaire du fonctionnement des réseaux qui doit intégrer les énergies renouvelables moins stables dans leur production (énergies fluctuantes en fonction des aléas météorologiques et climatiques). Les investissements dans l’énergie, construction d’une centrale ou d’un réseau de chaleur, exigent des capitaux amortis sur une durée supérieure à 20 ans. Cependant, la temporalité différente des investissements dans l’énergie selon les pro- jets, voire les énergies, apparaît avec la décentralisation de la production d’énergie au consommateur lui-même. L’individualisation de la production d’énergie dans les mai- sons individuelles pose la question des réseaux (4), auxquels peut se heurter l’obstacle de l’acceptabilité sociale. De manière plus générale, les enjeux de réception sociale freinent parfois le développement des énergies renouvelables telles que l’éolien et la

2 Le travail empirique du projet Clim’Ability s’intéresse non seulement aux perceptions et pratiques des acteurs économiques mais il fournit aussi des données et des prévisions sur le climat à un niveau d’échelle territoriale plus fin et a aussi pour but de produire des outils de diagnostic pour accompagner les entreprises dans leurs anticipations et actions face aux conséquences des changements climatiques. 3 Les collectivités territoriales sont définies par l’INSEE comme « des structures administratives fran- çaises, distinctes de l’administration de l’État, qui doivent prendre en charge les intérêts de la popu- lation d’un territoire précis ». Le terme « collectivité locale » recouvre la même réalité et est d’usage courant, https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1353. 4 Jeremy Rifkin, The Third Industrial Revolution: How Lateral Power is Transforming Energy, the Eco- nomy, and the World, Basingstoke (UK), Palgrave Macmillan, 2011. Changement climatique et transition énergétique chez les acteurs de l’énergie 357 géothermie profonde qui ne font pas toujours l’adhésion des populations. Fortes de leur rôle d’autorité concédante, les communes ont veillé au développement des réseaux de distribution et fourniture d’énergie (électricité et gaz). Au plan de l’organisation territoriale, la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action territoriale et d’affir- mation des métropoles a conféré aux métropoles ou aux communautés urbaines la compétence d’autorité concédante de la distribution d’électricité, qui se substitue aux communes (5). Des collectivités co-actrices, car dans le domaine énergétique, les collectivités ter- ritoriales ont une relation de proximité privilégiée pour informer les habitants, les inciter à des attitudes d’économie d’énergie dans des démarches volontaires telles que l’Agenda 21 de l’agglomération mulhousienne (M2A) qui a abouti en 2015 sous la forme d’un plan de transition énergétique. Cependant, la relation de proximité avec les acteurs économiques est généralement plus distante. Ainsi Philippe Knibiely, adjoint au maire de la ville de Saint-Louis, considère-t-il que la mobilisation des entreprises pour la transition énergétique et la promotion des actions de la région dans ce domaine relèvent de la responsabilité de la chambre de commerce et d’industrie. L’association de ces acteurs économiques à la transition énergétique prend la forme d’un conseil de développement dans l’Eurométropole de Strasbourg, qui a produit une contribution visant à enrichir la réflexion des élus (6). Des collectivités « consom’actrices », car les collectivités ne sont pas seulement consommatrices d’énergie. Elles co-organisent l’écosystème énergétique local, voire elles co-produisent de l’énergie. Pour la M2A, Élodie Passat, directrice développement durable, souligne l’importance de la volonté politique qui a créé dès 1999 une agence locale de l’énergie à Mulhouse et à Fribourg-en-Brisgau. Ces deux villes ont ainsi déve- loppé prioritairement une politique de sobriété et de rationalisation des équipements. L’action énergétique des villes s’est appuyée sur les réseaux de chaleur pour maîtriser l’approvisionnement en chauffage des habitants et des entreprises, avec la possibilité d’introduire des énergies renouvelables (biomasse, géothermie, cogénération, énergie fatale), tandis que la mobilité a bénéficié d’investissements importants dans les pro- grammes appuyés par l’État dans les territoires à énergie positive pour la croissance verte (TEPCV). Saint-Louis a privilégié l’éclairage public, la rénovation de bâtiments communaux et la construction d’une centrale photovoltaïque, tandis que Mulhouse a choisi la mobilité dont les équipements sont structurants et bénéficient au plus grand nombre d’habitants (bus, bornes et vélos électriques). Engagées dans des démarches de marketing territorial, les collectivités s’associent à des partenaires énergéticiens dans des projets innovants : accueil d’une pile à combustible en recherche et développe- ment dans un bâtiment tertiaire de Mulhouse avec GrDF, déploiement en 2016 par la communauté d’agglomération de Sarreguemines de sa première station d’hydrogène pour une partie de sa flotte de véhicules, construction de la Tour Élithis à Strasbourg devenue la première tour de logements à énergie positive reconnue comme projet

5 https://www.senat.fr/questions/base/2015/qSEQ150114544.html. 6 « Favoriser la transition énergétique sur l’Eurométropole de Strasbourg par l’engagement citoyen » (6 décembre 2016), https://www.strasbourg.eu/documents/976405/1086315/Transition-energitique_ Web.pdf/7db9add3-59c4-ccc2-ae66-dc17e2702080. 358 Revue d’Allemagne innovant ÉcoCité (7). Dans l’Eurométropole de Strasbourg, le projet Biovalsan regrou- pant Réseau Gaz de Strasbourg (R-GDS) et La Lyonnaise des Eaux (Groupe Engie) a permis dès 2014 de méthaniser les eaux usées de la station d’épuration de Strasbourg- La Wantzenau pour produire du biogaz intégralement introduit dans le réseau de gaz naturel. Pour y parvenir, une modification de la réglementation a été nécessaire. À Fribourg, l’ensemble de la politique revendiquée de « capitale écologique » s’est traduit par un développement urbain d’énergies renouvelables mené par l’entreprise Bade- nova, par la création de deux éco-quartiers modèles (Vauban et Riesefeld) et par une politique de transport qui a défini un objectif de sobriété énergétique. Nous avons observé différents modes opératoires, ainsi certaines collectivités ont conservé des activités énergétiques en régie – Sarre-Union, ou Colmar jusqu’en 2004 –, d’autres les ont confiées par délégation de service public à des acteurs privés à capitaux publics – Réseaux de chaleur urbains d’Alsace du Groupe R-GDS associé au bâlois EBM Thermique (Elektra Birseck Münchenstein) à Strasbourg, Mulhouse, Saint-Louis –, ou bien encore à capitaux privés (Engie Cofely à Besançon). Cependant, le paradigme néolibéral de mise en concurrence oblige une collectivité à attribuer une délégation de service public après mise en concurrence alors même qu’elle est actionnaire d’une entreprise locale de distribution (R-GDS) ou économi- quement et historiquement liée à son territoire (ES Géothermie) (8). L’énergie locale donne lieu non seulement à une multitude de relations de compéti- tion entre territoires et collectivités territoriales, et de coopérations entre acteurs poli- tiques et économiques, mais aussi de relations avec un grand ensemble de « choses » (9). Tout cela forme un « acteur-réseau » (10). Ainsi un réseau de chaleur va être un actant parmi un ensemble de « choses » et de personnes en interaction. En tant que tel, il joue un rôle. Une installation de géothermie profonde en Alsace du Nord ou dans l’agglo- mération strasbourgeoise donne lieu à des interactions entre l’entreprise ayant déposé un permis d’exploration, la collectivité territoriale et les habitants, qui souhaitent le développement d’énergies non-fossiles avec un prix stable, mais craignent des consé- quences environnementales dues à la technique de forage utilisée. Une nouvelle proximité de l’énergie avec les habitants sur fond d’une géopolitique énergétique incertaine et en lien avec le prix de l’énergie est largement dépendante de la géopolitique. Les cours du gaz se sont écroulés avec le développement des gaz de schiste aux USA, et le cours du pétrole est lié aux soubresauts de la politique internationale (Iran, etc.). En contrepoint, les énergies renouvelables ouvrent de nou- velles relations avec les habitants. Dans l’agglomération strasbourgeoise, Alain Jund,

7 http://www.cohesion-territoires.gouv.fr/ecocites-et-ville-de-demain-31-territoires-soutenus-par-l- etat. 8 François-Mathieu Poupeau, « Simples territoires ou actrices de la transition énergétique ? Les villes françaises dans la gouvernance multi-niveaux de l’énergie », URBIA, Les Cahiers du développement urbain durable, 2013, p. 73-90. 9 Les faits sociologiques peuvent être compris comme des « associations » entre des acteurs humains et des acteurs non-humains. Ces « associations » consistent en un ensemble de relations et de médiations entre acteurs qui forment réseau. 10 Bruno Latour, Reassembling the Social : An Introduction to Actor-Network-Theory, Oxford/New York, Oxford University Press, 2005. Changement climatique et transition énergétique chez les acteurs de l’énergie 359 vice-président de l’Eurométropole de Strasbourg, constate que la seule relation phy- sique entre le résident et l’énergie est l’interrupteur. Il voit ainsi le retour en ville de la production d’énergie (biomasse, photovoltaïque, éolien, géothermie) comme l’oppor- tunité que les habitants se réapproprient non pas seulement économiquement mais aussi cognitivement l’énergie.

Action des énergéticiens dans leur territoire Les entreprises productrices d’énergie ont un lien marqué avec le territoire (11) dans lequel elles agissent d’autant plus que des collectivités locales sont impliquées dans leur capital. La loi française du 27 juin 1906 a entériné le rôle des villes comme auto- rités concédantes dans lesquelles des opérateurs privés produisaient, distribuaient et fournissaient de l’énergie (usine à gaz, centrales thermiques), alors que le transport de l’énergie était techniquement impossible. Les villes arbitraient ces intérêts privés et géraient les politiques énergétiques locales (12). L’Allemagne a connu à la même époque la même évolution avec de nombreuses initiatives privées, suivies de la création des régies municipales – les Stadtwerke – pour l’approvisionnement électrique. Dès 1921, le grand-duché badois a créé la Badische Landes-elektrizitätsversorgungs-AG dénom- mée « Badenwerk » et a contribué en 1935 à la création du réseau d’interconnexion alle- mand (13). Le secteur de l’énergie, en Suisse, est également marqué par une implication des collectivités territoriales et des cantons dans l’ensemble de la chaîne de l’énergie (production, transport, distribution, fourniture). Dans l’électricité, la contrepartie est celle du prix qui varie d’un territoire à un autre. Comparativement, seul 5 % du terri- toire en France dispose encore d’une des entreprises locales de distribution, à savoir celles qui n’ont pas été affectées en 1946 par la centralisation du secteur de l’énergie entre deux acteurs monopolistiques nationalisés (EDF et GDF). « Le modèle énergétique français a, au fil des décennies, littéralement été “façonné” par l’État, architecte et maître d’œuvre, omnipotent, aussi bien pour le choix des technologies, que pour l’organisation des entreprises, la fixation des prix... »(14). Dans notre étude en cours sur le comportement des acteurs de l’énergie (énergé- ticiens et collectivités) dans le Rhin supérieur, nous avons observé qu’un très petit nombre de ces acteurs franchissent les frontières et contribuent à la structuration du secteur. Par exemple : le bâlois EBM et le strasbourgeois R-GDS regroupés dans l’entreprise R-CUA, entreprise énergétique à capitaux communaux, développent une production territorialisée d’énergie non-fossile en réponse au changement clima- tique dans le cadre de la transition énergétique, axée principalement sur les réseaux de chaleur. Dans ce contexte, Philippe Commaret, directeur général d’ES Énergies,

11 Lors des entretiens, nos interlocuteurs ont employé le terme « territoire » pour qualifier des entités dif- férentes, notamment : collectivité territoriale, agglomération, zone géographique, etc. Notre point de vue est géographique et pragmatique : quelle zone géographique les acteurs évoquent-ils en entretien ou sur leurs documents publics comme étant leur territoire ? 12 F.-M. Poupeau, « Simples territoires ou actrices de la transition énergétique ? » (note 8). 13 Christine Heuraux, Manfred Volker Haberzettel, Le marché énergétique allemand. Chronique d’une libéralisation annoncée, Nantes, Éditions du Temps, 2002. 14 Jean-Marie Chevalier, Michel Cruciani, Patrice Geoffron, Transition énergétique : les vrais choix, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 19. 360 Revue d’Allemagne entreprise locale de distribution filiale d’EDF, affirme qu’« il vaut mieux iravo des alliés que des concurrents ». L’un des défis qu’il cite pour ES Énergies est d’accompagner sa croissance en devenant producteur local d’énergies (photovoltaïque, hydroélectricité sur le canal de Huningue, usine de biomasse au Port Autonome de Strasbourg, géo- thermie profonde à Illkirch).

Action liée au changement climatique Alors que notre étude est centrée sur l’impact des changements climatiques sur les entreprises, nos interlocuteurs nous ont beaucoup parlé de leur contribution pour diminuer leur empreinte sur le climat. Dans le discours de nombreux interlocuteurs, changement climatique et transition énergétique sont associés. On retrouve cette asso- ciation dans l’esprit du législateur qui lie la réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’anticipation de l’après-pétrole (loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte) (15). Ces impacts sont non seulement écologiques, mais également économiques et sociaux (16). La revue internationale en sciences de l’environnement VertigO de l’Université de Montréal (17) souligne égale- ment les dimensions croisées de l’énergie, la société et l’environnement. Les énergé- ticiens implantés dans un territoire (R-GDS, ES Énergies, EBM, Badenova, Ostwind) placent leur action entrepreneuriale dans le contexte du changement climatique, et ES Énergies affiche une prise de conscience liée à son implantation territoriale et à la cohérence demandée par son personnel. Cependant, ces entreprises mesurent diffé- remment l’impact du changement climatique sur leur propre activité (vague de cha- leur, grand froid, tempêtes, coulées de boue, etc.). Dans ce contexte environnemental, transformer l’alimentation d’un réseau de cha- leur du gaz naturel à la biomasse (Strasbourg-Esplanade) interpelle sur la pollution aux particules fines (PM10) en ville. Cependant, Alain Jund etm en balance le fait que les dix camions qui alimentent journellement en résidus de bois ce réseau de cha- leur, faisaient auparavant plus de 100 km pour les déposer en Allemagne. La mise en balance de ces émissions de PM10 est alors équilibrée au profit du réseau de chaleur.

Stratégies des acteurs de l’énergie Nous pouvons dégager une typologie des acteurs de l’énergie avec des acteurs à vocation territoriale marquée (Badenova, EBM, ES Énergies et R-GDS) qui se dis- tinguent des acteurs à énergie dominante (Badenova pour le solaire, EBM et R-GDS pour le thermique, ES Énergies pour la géothermie profonde, Ostwind pour l’éolien).

15 Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, https:// www.ecologique-solidaire.gouv.fr/loi-transition-energetique-croissance-verte, consulté le 20 juin 2018. 16 Guillaume Christen, Philippe Hamman, Mathias Jehling, Maurice Wintz, Systèmes énergétiques renouvelables en France et en Allemagne, Paris, Éditions Orizons, 2015. 17 Dossier « Énergie et environnement », Vertig0, 5/1 (2004), https://journals.openedition.org/ vertigo/3909, consulté le 20 juin 2018. Changement climatique et transition énergétique chez les acteurs de l’énergie 361

Croissance Diversification Internationa lisation Spécialisa- Territorialisation externe tion duale (place-forte versus placement)

Badenova Par l’interna- Cogénération, France, France et Solaire et Place-forte : Fribourg tionalisation solaire et ther- Maroc (30 % de thermique (explicite sur le site) (filiale de mique Futuren – Théolia communes Placement : Part en Utilities Investment badoises et de Europe et Maroc Company (éolien)) E-ON)

EBM Par l’interna- Cogénération, France (EBM Wärme Thermique Place forte : Mün- tionalisation photovoltaïque, GmbH) Thermique, chenstein-Saint- (Elektra Birseck éolien, ther- Louis (Clientèles/ Münchenstein ; France (EBM Ther- mique propriétaires) société coopé- mique SAS), Europe rative) du Sud (éolien Placement : Sites photovoltaïque) de production en Europe

ES Énergies Par la spécia- Production /Géothermie Place forte : Bas-Rhin lisation en d’énergie profonde (sauf Sélestat) (Électricité de dehors de (géothermie Strasbourg Strasbourg profonde, Énergies ; et au sein de hydro électricité, société de droit EDF photovoltaïque, privé filiale biomasse) d’EDF)

Ostwind Par l’interna- / Société à capitaux Éolien pour Pas de « place-forte » tionalisation allemands son compte dans le Rhin supé- (société à capi- dont la propre ou rieur ou en France taux privés) France pour des Placement : en investisseurs Europe

R-GDS R-CUE (avec Ecacité éner- /Thermique Place forte : Stras- EBM Ther- gétique, gaz et Biométha- bourg et Barr (Réseau Gaz mique hors naturel véhicule nisation de Strasbourg ; Placement : avec d’Alsace) société d’éco- EBM en France nomie mixte)

Tableau 1 : Typologie des stratégies d’énergéticiens dans le Rhin supérieur

Quel est l’impact des changements climatiques et la (ré)action des acteurs de l’éner- gie ? Le changement climatique n’est qu’une préoccupation parmi d’autres des énergé- ticiens. Le plus souvent c’est la question des marchés et des changements de loi qui est le plus important. La question des changements climatiques est travaillée lorsqu’un aléa ou une suite d’aléas a un impact direct (inondation d’un site de production, ligne coupée lors de tempêtes, etc.) ou indirect (introduction d’une nouvelle législation). Mais il y a plus : la transition énergétique peut être à la fois un instrument de dévelop- pement local, d’émancipation d’acteurs externes, de travail d’image d’un territoire ou d’une entreprise rapprochant l’énergie des citoyens-consommateurs. Les risques pour ces énergéticiens dépendent de leur spécialisation. L’irrégularité des vents affecte Ostwind, des vagues de chaleur d’une durée supérieure à un mois diminueraient des rendements agricoles affectant la production de biomasse à base de déchets agricoles (Agrivalor à Ribeauvillé). Au contraire, la géothermie profonde sécurise les clients d’ES Géothermie par une production régulière et indépendante des changements climatiques avec des contrats couvrant les investissements supérieurs à 20 ans. 362 Revue d’Allemagne

Les structures et influences socio-culturelles sont observables car bien que le Rhin supérieur forme une même vallée avec des conditions climatiques identiques, on constate de grandes différences « culturelles » entre sous-régions nationales, en parti- culier dans le domaine de l’énergie. Premièrement, les marchés de l’énergie sont très structurés par les conditions nationales (loi, structure du marché, forme des acteurs de l’énergie, compétences des collectivités territoriales, etc.). Deuxièmement, on constate une perception différente des changements climatiques selon les interlocuteurs qu’on peut rattacher à plusieurs facteurs dont deux principaux : les convictions et l’expérience personnelle des interlocuteurs, le type de production d’énergie. Troisièmement, l’éner- gie locale produit du territoire largement influencé par le national mais se construisant comme un acteur-réseau qui doit évoluer avec des temporalités différentes (durée de vie d’une installation, durée de mandat politique, cycle de consommation) et dans lequel les sites et les réseaux de diffusion, les entreprises, les consommateurs, etc. sont interconnectés au sens propre comme au figuré. L’innovation technologique smart( grid) et l’arrivée d’une multitude de petits producteurs rebattent les cartes de l’énergie au niveau local.

En conclusion, allons-nous vers une reterritorialisation de l’énergie ? Dans le maelström des évolutions réglementaires, économiques et politico-écolo- giques, les acteurs de l’énergie sont amenés à investir dans le développement d’éner- gies renouvelables de proximité. Dans le Rhin supérieur, aux confluences de trois pays et de trois situations nationales du marché de l’énergie très différentes, les acteurs ont des stratégies et des caractéristiques différentes (post-étatique en France, régionales et communales en Allemagne, cantonale, entrecroisée et encore davantage qu’en Alle- magne sous forme de coopérative en Suisse) pour autant qu’ils se situent sur une aire topographiquement et climatiquement homogène. Globalement, les acteurs de l’éner- gie que nous avons rencontrés (y compris quelques collectivités locales) observent des changements climatiques (tendance ou épisodes ou événements climatiques) mais l’impact qu’ils perçoivent sur leur entreprise est variable. Une des raisons serait expérientielle : certaines entreprises ont vécu des catastrophes ou plus généralement le contrecoup d’aléas et ont développé des compétences et des schémas qui enrichissent les procédures de sécurité, nombreuses dans le domaine énergétique. Par ailleurs, l’impact des changements climatiques diffèrent selon le type de production (barrage, centrale nucléaire, parc éolien, parc photovoltaïque, etc.) et selon les métiers de l’éner- gie (production d’électricité ou de chaleur, acheminement, gestion). La modification structurelle profonde des modes de production et de consomma- tion de l’énergie – autrement dit la transition énergétique – est indirectement une conséquence de la prise de conscience sociétale du changement climatique qui se retrouve dans l’évolution de la réglementation et dans les politiques énergétiques des États ou dans les stratégies économiques et communicationnelles écologiques des entreprises. Les entreprises les ont la plupart du temps liées à la question du marché de l’énergie (par ex. la sortie du nucléaire en Allemagne suite à Fukushima remet en marche les centrales à charbon émettrices de CO2 mais aussi déstabilise le prix de l’électricité non seulement en Allemagne mais aussi en Suisse ou dans une moindre mesure en France). Changement climatique et transition énergétique chez les acteurs de l’énergie 363

La transition énergétique augmente la part du renouvelable dans la production et mécaniquement une multiplication et une diversification des sites et des types de production plus près des consommateurs. La production se décentralise et les « ter- ritoires » – comme par exemple la communauté d’agglomération – sont maintenant un échelon pertinent de la gouvernance énergétique adaptée au contexte, mais aussi de sa gestion face aux conséquences du changement climatique. Cet échelon est plus pertinent pour gérer les points suivants : les ressources locales mobilisables à invento- rier (inventaire du cadastre solaire mené à Strasbourg et Mulhouse), l’identification des acteurs clés pour mobiliser les porteurs de projets locaux (usine strasbourgeoise Suchard exemplaire pour la biodiversité et ayant une éolienne sur le toit), la gestion de l’acceptabilité sociale (démarche strasbourgeoise de développement de l’empathie énergétique par la réintroduction de l’énergie en ville), ainsi que la focalisation des investissements significatifs et continus à l’échelle du ter ritoire en constituant l’effet de levier dans le cadre d’une politique intégrée de transi tion énergétique à l’échelle du territoire à construire. Le territoire est assurément l’échelon pertinent mais quelle étendue devrait-il avoir dans un espace supranational comme le Rhin supérieur? D’un côté, la législation (avec des variantes pour chaque pays) attribue aux régions des compétences. De l’autre, les flux de production (régie d’agglomération, barrages sur le Rhin, centrale nucléaire fournissant de l’électricité outre-frontière, entreprises implantées de part de d’autre de la frontière, etc.) sont locaux et aussi transfrontaliers. La question, comme nous l’avons vu, est juridique, technique, économique mais aussi culturelle. Certains acteurs comme Trion y travaillent en favorisant les échanges dans la branche. Enfin, pourquoi ne pas inverser les termes de la problématique : et si le secteur de l’énergie aiguillonné par les changements climatiques pouvait être une manière de faire progresser la coopération transfrontalière ?

Résumé La transition énergétique transforme les acteurs de l’énergie en réaction ou en pré- voyance face au changement climatique, qui réoriente l’action des collectivités terri- toriales et incite les fournisseurs d’énergie à proposer des énergies renouvelables dans un contexte marqué par les contraintes du marché et par les incertitudes juridiques liées à ce secteur d’activité. Alors que les collectivités territoriales, parfois partenaires financiers, sont engagées dans une démarche de marketing territorial, les énergéticiens ont généralement des stratégies de place forte dans leur territoire d’implantation et de placement dans leur démarche de croissance externe. L’article analyse le changement cli- matique comme un phénomène construit socialement et le place dans le cadre du projet Clim’Ability, qui a donné lieu à des interviews dans le contexte du Rhin supérieur, en distinguant l’action des collectivités dans le domaine énergétique, puis l’action des éner- géticiens dans leur territoire, en recherchant leur empreinte sur le climat, et enfin sur la détermination d’une typologie des stratégies d’énergéticiens dans le Rhin supérieur. 364 Revue d’Allemagne

Zusammenfassung Die Energiewende verändert die Energieakteure als Reaktion auf oder im Vorgriff auf den Klimawandel, was die Maßnahmen der lokalen Behörden neu ausrichtet und die Energieversorger ermutigt, erneuerbare Energien in einem Kontext vorzuschlagen, der durch Marktzwänge und Rechtsunsicherheiten im Zusammenhang mit diesem Wirt- schaftszweig gekennzeichnet ist. Während lokale Behörden, manchmal auch Finanz- partner, einen territorialen Marketingansatz verfolgen, verfügen Energieunternehmen in der Regel über starke Marktstrategien in ihrem Hoheitsgebiet und investieren in ihren externen Wachstumsansatz. Der Artikel analysiert den Klimawandel als gesellschaft- lich konstruiertes Phänomen und stellt ihn in den Rahmen des Projekts Clim’Ability, das Interviews im Kontext des Oberrheins auslöste, in denen das Handeln der Kommu- nen im Energiebereich; dann das Handeln der Energieunternehmen in ihrem Gebiet; durch die Suche nach ihrem Klima-Fußabdruck; und schließlich zur Bestimmung einer Typologie von Energiestrategien am Oberrhein.

Abstract The energy transition is transforming energy players in response to or in nticipationa of climate change, which is reorienting the action of local authorities and encouraging energy suppliers to propose renewable energies in a context marked by market constraints and by the legal uncertainties linked to this sector of activity. While local authorities, sometimes financial partners, are engaged in a territorial marketing approach, energy companies generally have strong market strategies in their territory of establishment and investment in their external growth approach. The article analyses climate change as a socially constructed phenomenon and places it within the framework of the Clim’Ability project, which gave rise to interviews in the context of the Upper Rhine, distinguishing the action of local authorities in the energy field ; then the action of energy companies in their territory ; by seeking their climate footprint ; and finally on the determination of a typology of energy strategies in the Upper Rhine. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 365 T. 50, 2-2018

Quelques nouvelles du chêne… La filière forêt-bois dans le Grand Est face au changement climatique

Franck Guêné *

Le changement climatique est un fait planétaire qui est peu à peu admis, intégré, acté par l’ensemble des acteurs économiques et politiques mondiaux. Il semble cependant que notre réaction collective soit peut-être trop lente pour en endiguer ou en limiter les effets, notamment du fait de la résistance des climato-sceptiques, et de la prégnance des critères économiques sur les critères écologiques. Le retrait récent des États-Unis des accords de Paris sur le climat montre à quel point le chemin à parcourir est encore long, alors qu’il semble confirmé qu’il y a urgence à agir. Chez les acteurs économiques que sont les entreprises, on constate quotidiennement la coprésence d’entreprises militantes et impliquées, et d’entités inactives ou distan- ciées face à l’adaptation au changement climatique. Dans ce cadre mouvant, le cas de la filière forêt-bois est intéressant à étudier, dans la mesure où la ressource forestière, à l’origine de l’existence et du fonctionnement de cette filière, subit, sous l’action du climat, des évolutions profondes, tant ud point de vue de la transformation ou de la migration des essences végétales, à une échelle pla- nétaire, que du point de vue de leur pérennité, ou de leur capacité d’adaptation à des phénomènes connexes, comme les attaques de parasites par exemple (1). La ressource bois est fragile, ou en tout cas, sensible au changement climatique, et devrait, de ce fait, faire normalement l’objet de toutes les attentions afin de pallier ou d’apporter des solu- tions aux conséquences que le changement climatique peut générer au sein de la forêt. Face à cette question qui dépasse bien sûr le cadre strict de la filière forêt-bois, les entretiens auxquels j’ai pu participer dans le cadre d’une enquête spécifique, sous

* Maître de conférences à l’INSA de Strasbourg. 1 On peut renvoyer à ce sujet vers un certain nombre d’études anciennes et récentes menées, entre autres, par l’INRA. 366 Revue d’Allemagne la coordination de Julie Gobert et Florence Rudolf, ont été l’occasion de mettre en évidence et de comprendre quels enjeux étaient ou non compris et intégrés par les différents acteurs, quelles postures étaient adoptées, quelles questions restaient encore ouvertes. Les entretiens réalisés se sont déroulés sur plusieurs mois et ont impliqué un grand nombre d’acteurs de cette filière sur la région Grand Est, et plus spécifiquement sur le bassin forestier alsacien et vosgien (2). Le choix de cette localisation est dû, entre autres, aux questionnements et aux actions qui se rapportent à la gestion et l’exploitation des bois locaux. Cette activation d’une réflexion est le fait notamment du travail d’anima- tion du Parc naturel régional des Vosges du Nord (PNRVN) qui souhaite ainsi mettre en mouvement l’ensemble de la filière forêt-bois sur ce sujet des bois locaux. Si ces réflexions portent, a minima, sur le territoire du Parc des Vosges du Nord, elles ont bien sûr vocation à dépasser ce cadre territorial. Parmi tous les acteurs repérés au sein de cette filière, il apparaît que certains ont une conscience aiguë de l’impact du changement climatique et tentent d’agir face à la fra- gilité potentielle de la ressource bois, susceptible en effet d’être altérée ou transformée sous l’action conjuguée du changement climatique et de ses conséquences (tempête, sécheresse, inondation, humidité, attaques de parasites, etc.). Face à une menace potentielle pour la ressource, on constate des positionnements différents chez les acteurs de la filière forêt-bois. Distinction qui justifie un essai de typologie des formes de réactivité au changement climatique, alors que la conscience de ce phénomène semble bien être partagée par tous. Comment comprendre, expli- quer cette diversité d’attitudes ? Quels sont les leviers, les verrous, les freins à différents échelons de la filière forêt-bois et collectivement, c’est-à-dire en ayant conscience de faire filière ? Quels sont les signes déjà perceptibles d’une prise de conscience, d’une action collective et concertée à l’échelle de la filière forêt-bois, afin que l’ensemble de cette filière puisse de fait exister et mieux répondre aux enjeux du changement climatique ? Du côté des freins et des verrous, il semble que soit installée, chez certains acteurs de la filière, une forme de réticence à l’action, non par climato-scepticisme, mais plutôt par l’expression d’une forme d’attentisme ou de confiance en les capacités du milieu naturel à s’autoréguler, à s’adapter à un contexte changeant. Certes, l’humanité est régulièrement étonnée par les capacités de la nature à se jouer des obstacles qui se dressent, et à se régénérer, même en milieu hostile, ou face à des changements très rapides et radicaux ; mais est-il sûr que la filière forêt-bois soit en capacité de réagir et de s’adapter aussi simplement à un ou des changements majeurs impliquant la nature de la ressource, notamment dans un contexte économique tendu ? Un retour dans le temps est peut-être en mesure de nous aider à comprendre les logiques en place.

2 Ces entretiens prennent place dans le cadre du projet de recherche Clim’Ability. Ils ont été conduits par Florence Rudolf, Julie Gobert, Oliver Favrel et Franck Guêné. La filière forêt-bois dans le Grand Est face au changement climatique 367

Changement climatique et début de xxe siècle « Le chêne a la maladie de l’encre… » (3). Ce n’est bien évidemment pas d’écriture dont il est question, mais bien plutôt d’une agression physique, d’une souffrance, dont le chêne (rouge ou pédonculé) est la vic- time… Agressé par un champignon (Phytophtora cinnamomi) qui lui occasionne des plaies visibles et visiblement douloureuses… Cette maladie, qui se matérialise par des suintements noirâtres sur le tronc (d’où la métaphore de l’encre), est due au changement climatique, aux conséquences du chan- gement climatique… Ces conséquences sont dues à des modifications locales et tem- poraires du climat. D’une manière simplifiée, l’agresseur, un champignon d’origine tropicale, apparaît et se développe sous les effets conjugués et alternés de la sécheresse, de l’humidité, de l’absence de gel… Cependant, le changement climatique dont il est question ici est lié à la première moitié du xxe siècle. Et si cette maladie de l’encre est découverte au Pays Basque en 1948 (4) (c’est-à-dire au démarrage de la période des Trente Glorieuses), les dépérisse- ments du chêne dus à d’autres causes sont répertoriés dès les années 1920, car c’est à ce moment-là que les observations dans ce domaine semblent devenir plus rigoureuses. Le chêne, en Europe, mais plus particulièrement en France, est une essence singu- lière dans la mesure où, même s’il se reproduit naturellement, il est cultivé depuis très longtemps et ce, sur la quasi-totalité du territoire national, à des fins et des usages mul- tiples, de la tonnellerie aux bois de construction navale, en passant par la construction de bâtiments ou plus simplement pour le bois de chauffage. De ce fait, son implanta- tion, a priori aisée sur les sols européens, a très souvent été initiée de manière volon- taire par des communautés humaines, qu’il s’agisse d’un petit groupe d’individus ou de l’État (5) ! Son étude, en tant qu’essence végétale fondamentale et uniformément répartie sur le territoire européen, est donc potentiellement significative. Il apparaît notamment dans les documents d’études des chercheurs du début du xxe siècle que le chêne réagit aux conditions de cette implantation volontaire au sein d’un territoire donné. Situé en terrain défavorable, il est plus facilement attaqué par des parasites, dès lors que des modifications climatiques le rendent plus vulnérable (par exemple, un sol sec, mais sensible à de brusques changements hydriques). Mais, constat est fait également, par ces mêmes chercheurs, que le chêne attaqué est en capacité de se remettre de cette maladie quand les conditions redeviennent normales ou stables. Ces phénomènes de vulnérabilité et de résilience, décrits par C. Delatour (6), sont des phénomènes que l’on retrouve à une échelle européenne. Au-delà des relevés et

3 Magali Bergot, Benoît Marçais, Victorine Pérarnaud, Marie-Laure Desprez-Loustau, André Lévy, « Géographie de l’impact du gel sur la maladie de l’encre du chêne », La Météorologie, n° 34, août 2001, éditions Société météorologique de France, p. 45, http://hdl.handle.net/2042/36182. 4 Ibid. 5 On peut renvoyer à la volonté d’un certain nombre d’acteurs politiques historiques de cultiver le chêne à des fins économiques. On pense en premier lieu à Colbert et la relation particulière qu’il a construite avec cet arbre, sous le règne de Louis XIV, en en développant la culture et l’exploitation. 6 C. Delatour, « Biologie et forêt, les dépérissements de chênes en Europe », Revue forestière française, volume 35/4 (1983), éditions AgroParisTech, p. 265, http://documents.irevues.inist.fr/ handle/2042/4752. 368 Revue d’Allemagne des analyses, les réponses et solutions restent timides, se contentant le plus souvent de revenir à quelque chose qui a à voir avec ce qu’on pourrait nommer le « bon sens », c’est-à-dire une capacité à agir avec raison ; ici, a minima en se mettant en situation d’attente, en observant et en respectant les réactions et les rythmes que la nature (7) impose et propose, dans sa capacité à s’organiser et à se réguler. Toujours dans le contexte des analyses de C. Delatour, il est constaté que si la situa- tion climatique redevient satisfaisante, l’arbre réagit et s’adapte, repousse les attaques du champignon en une réaction raisonnable et adaptée. L’intervention humaine parti- cipe parfois de ces processus de résilience, mais elle se limite la plupart du temps à de la surveillance et de l’observation. En fin de compte, en cette première moitié du xxe siècle, il n’est pas encore question de changement climatique. Cela a plutôt à voir avec ces soubresauts météorologiques, qui quelquefois nous réservent quelques surprises et sont l’occasion d’afficher des records de chaud, de froid, ou de pluviométrie ; dans ces cas de résilience, il est intéres- sant de constater qu’aucun dispositif, ne serait-ce que de surveillance, n’est maintenu, ce que déplore Delatour : « Par ailleurs, le phénomène (de dépérissement) étant le plus souvent assez bien localisé dans le temps, les observations approfondies qui nécessitent certains délais de mise en place ne portent généralement pas sur les stades initiaux les plus intéressants. En outre, dès que le rétablissement naturel est en vue, l’intérêt général pour le dépérissement baisse rapidement et les recherches paraissent vite sans objet… et plus tard, lors d’un nouveau dépérissement se trouvent posées les mêmes questions » (8).

Changement climatique et début de xxie siècle Si cette posture attentiste, au-delà de sa récurrence dénoncée par Delatour, peut paraître potentiellement raisonnable, il ne s’agit pas tout à fait de la même chose avec le changement climatique qui nous affecte depuis la seconde oitiém du xxe siècle. Il ne s’agit plus de phénomènes ponctuels, temporaires, mais bien d’une modification en profondeur de l’activité climatique. Il faut désormais compter avec l’accroissement pérenne et régulier des températures moyennes propres à nos climats. Il semble, néanmoins, que la manière dont les différents acteurs de la filière forêt-bois reçoivent et traitent cette information ne soit guère différente de ce qu’elle était au début du xxe siècle. Par-delà les enregistrements qui permettent de constater l’accroissement des températures, l’actualité météorologique montre une versatilité qui ne permet pas de détecter ces tendances. L’anticipation paraît encore plus difficile à construire sans parler de la territorialisation des phénomènes spécifiques que sont les périodes de sécheresse, de pluviométries abondantes, d’activités orageuses intenses, de tempêtes, etc. Or, les études, à commencer par celles établies au début du xxe siècle au sujet du chêne, semblent bien montrer que ce sont ces événements qui déclenchent l’activité parasitaire et la détérioration (voire la disparition) de la ressource en bois.

7 La nature doit être ici comprise comme l’ensemble de la réalité matérielle considérée comme indépen- dante de l’activité et de l’histoire humaines. 8 C. Delatour, « Biologie et forêt, les dépérissements de chênes en Europe » (note 6), p. 279. La filière forêt-bois dans le Grand Est face au changement climatique 369

À cet égard, certains acteurs, au plus près de la ressource, avec lesquels nous avons échangé dans le cadre de Clim’Ability, montrent une forme d’attentisme étonnant du fait des transformations potentiellement pérennes attendues du changement clima- tique. Cependant, en l’absence de certitudes sur la nature exacte des conséquences du changement climatique en un territoire donné (ici, le territoire alsacien et vosgien de la filière forêt-bois), la prise de décision semble difficile. On ne se risque pas à des enga- gements fondamentaux, ni du point de vue de la modification de la ressource, ni du point de vue de sa gestion et de son exploitation à 30, 50 ou 100 ans. Malgré l’urgence apparente, la question « Quelles essences planter, et sur quels territoires ? » demeure ouverte, et les décisions difficiles à prendre : « …dans le cadre de l’évolution climatique il faut réfléchir à des substitutions d’essence. Moi je ne sais pas encore vers quoi on va, on nous annonce plein de choses, mais… je vois qu’il pleut en hiver […] on a jamais eu autant d’eau qu’en 2016. Donc voilà, je suis extrême- ment prudent sur les décisions qu’on pourrait prendre à moyen terme et je préfère travailler avec la dynamique actuelle des essences qui sont éprouvées ici depuis la dernière glaciation et qui nous donne toute satisfaction » (9). En l’état, la surveillance semble être la seule action effective… À la lueur de ce qui est mis en exergue par Delatour à partir du travail des cher- cheurs du début du xxe siècle, on peut se demander si les mêmes postures ne sont pas à l’œuvre en ce début de xxie siècle ? Pourquoi et comment agir s’il n’y a pas de certitude sur ce qui va se passer ? Au risque d’une réaction inadaptée, soit parce que l’évolution climatique sera localement différente des modèles envisagés, soit parce que des phénomènes d’adaptation naturels se mettront en place et qu’il est peut-être plus judicieux d’attendre ce moment pour passer à une modalité d’action plus intrusive et réagir… La question de la temporalité est ici essentielle : quelles actions mettre en place et selon quelle temporalité ?

Filière bois et pensées locales Le cas de la filière forêt-bois dans le Grand Est, des postures prises, des adaptations, des actions et des attentes au regard du changement climatique, est symptomatique ; le changement climatique amorcé impacte directement son activité, et devrait déjà mettre en jeu une volonté dans la maîtrise de l’évolution et du traitement de la res- source ; or les actions semblent encore timides… De ce point de vue, on pourrait considérer que dans l’organigramme des acteurs de la filière bois, il y a des acteurs intéressés à une action immédiate, et d’autres acteurs, plus prudents, qui privilégient pour l’instant une position d’observateurs. À l’échelle de la filière, nous pouvons considérer que les acteurs institutionnels, représentant l’État ou la région, que sont les Parcs, l’ONF (l’Office national des forêts) et la DRAAF (la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt), ainsi que bien évidemment les municipalités, les départements ou les partenaires potentiels que sont les prescripteurs (architectes, promoteurs,…), sont globalement les

9 Extrait d’un entretien réalisé en mars 2018 par Julie Gobert auprès d’Evrard de Turckheim, entreprise Pro Silva. 370 Revue d’Allemagne moteurs du point de vue d’une action sur le renouvellement, la gestion et l’exploitation de la ressource bois ; mais pour des raisons et à des niveaux d’implication différents. Les autres acteurs inscrits dans la filière, à savoir les exploitants forestiers (la gestion de la ressource), les ETF (entrepreneurs de travaux forestiers), les scieurs (l’industrie de la première transformation), les charpentiers, menuisiers, ébénistes (l’industrie de la seconde transformation), sont plus directement et plus immédiatement en contact avec une ressource bois qui peut être de nature et de provenance différentes. À ce titre, ils sont ou peuvent être, là aussi, à des niveaux différents, moins sensibles à une action forte quant au développement d’une ressource plus localisée. Si l’on considère de manière plus exhaustive les différents acteurs de cette filière : • On peut voir que les Parcs (en l’occurrence, le Parc naturel régional des Vosges du Nord – PNRVN) sont les acteurs les plus engagés, dans la mesure où ils s’inté- ressent en premier lieu à la constitution, au maintien d’un écosystème impliquant tant l’environnement naturel que l’environnement bâti et l’activité économique sur l’ensemble du territoire du PNRVN. La temporalité des réflexions portées par les Parcs se cale globalement sur la temporalité du réchauffement climatique, c’est-à- dire que les enjeux y sont réfléchis à l’échelle du siècle. Une évolution spécifique de la ressource n’a pas d’impact majeur sur l’activité et les missions des parcs, même si cela peut influencer leurs stratégies. • L’Office national des forêts (ONF) et la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF) adoptent des attitudes mitigées, observant avec attention les conséquences du réchauffement climatique, mais organisant encore leurs stratégies sur des logiques et des objectifs à moyen terme de pérennisation et d’exploitation de la ressource bois, puisque cette gestion économique est l’une de leurs missions. • Les exploitants forestiers, qui assurent le suivi et le renouvellement de la ressource, semblent globalement prudents et attentistes, dans la mesure où ils cherchent à faire prendre un minimum de risques à leur activité économique et à l’évolution de la res- source. Les impacts du réchauffement climatique se font ressentir, mais de manière légère. Les hivers semblent localement déjà moins froids, plus humides, les étés un peu plus chauds, mais rien de bien visible ne semble affecter la ressource pour le moment. Dans ce cadre, la prudence semble leur recommander d’attendre, de sur- veiller et de voir peut-être aussi comment la forêt réagit et s’adapte, quels signes elle donne de son évolution, tant du point de vue de la faune que de la flore… La décision dépend ici de la pérennité de la valeur économique de la ressource. • Les entrepreneurs de travaux forestiers (ETF) sont des acteurs également prudents et attentistes dans la mesure où leurs actions ont à voir avec l’immédiateté. Leur travail de débardage et d’extraction du bois dépend directement des conditions cli- matiques. Une adaptation des conditions de travail et d’extraction du bois, du fait du changement climatique, peut être envisageable, sans forte anticipation, à condition cependant que le contexte économique le permette et qu’ils aient les moyens d’inves- tir dans du matériel adapté. Ce matériel est déjà présent sur le marché (notamment pour tout ce qui concerne l’adaptation aux terrains humides en période hivernale), mais représente un investissement non négligeable pour les entreprises de ce secteur. La filière forêt-bois dans le Grand Est face au changement climatique 371

• Les entreprises de la première transformation que sont les scieries ne se profilent pas pour le moment comme les acteurs les plus réactifs, alors que leur outil de travail est complètement lié et adapté à la ressource bois. En l’occurrence, pour expliquer cet anta- gonisme apparent, deux phénomènes conjoints semblent principalement à l’œuvre : premièrement, la concentration, pour des raisons spécifiquement économiques, de cette activité de sciage sur des entités de moins en moins nombreuses mais de plus en plus grosses et fortement industrialisées ; deuxièmement, la recherche d’une ressource homogénéisée (à savoir, plutôt du résineux, et toujours de même diamètre) afin d’op- timiser l’investissement. Les scieries cherchent donc essentiellement à s’assurer de la pérennité de la ressource, en tout cas pour l’instant, et pour les plus importantes d’entre elles, autour d’un approvisionnement en résineux. Le modèle économique qui se met en place depuis plusieurs années semble pouvoir rester viable quelle que soit l’évolution du climat. À la temporalité d’une évolution lente des essences végétales sous les effets du chan- gement climatique semble pouvoir répondre une adaptation de l’outil d’exploitation. • La passivité relative des entreprises de la seconde transformation (menuisiers, ébé- nistes…) face à l’évolution de la ressource et de son adaptation au réchauffement cli- matique est indissociable de la globalisation. Dans la mesure où ces entreprises ont déjà l’habitude de travailler avec une ressource mondialisée, la seule limite réside dans le coût d’achat de cette même ressource et dans la validation de la confor- mité aux labels et certificats, notamment PEFC Program( for Endorsement of Forest Certification). Il en va de même pour les industriels fabricants de panneaux ou de lamellé-collé dans la mesure où leurs approvisionnements sont eux aussi globale- ment mondialisés. • Le cas des prescripteurs (notamment les architectes) est intéressant, dans la mesure où ils sont potentiellement en capacité d’agir par la préconisation, ou non, de telle ou telle essence. C’est par exemple le cas de l’agence d’architecture Haha, inscrite au cœur du territoire vosgien et qui cherche à promouvoir des essences locales comme le hêtre. Là aussi, le changement climatique est considéré de près. Des réponses émergent et impliquent, à des échelles politiques, économiques, sociales, écolo- giques, des logiques d’action favorables à l’exploitation et la gestion des ressources locales, telles que l’économie circulaire (10). Il s’agit, entre autres, d’expérimenter des réponses en utilisant les ressources locales pour une architecture et une économie locales, afin que se mettent en place des logiques de sobriété, tant du point de vue de l’exploitation des ressources que de leur transformation ou leur territorialisa- tion. Là aussi cependant, la temporalité du réchauffement climatique laisse à penser que ce qui est réfléchi, anticipé, mis au point en vue de l’utilisation du bois pour

10 On pourra, pour définir l’économie circulaire, prendre appui sur une définition adoptée par le Minis- tère de la transition écologique et solidaire, et qui considère que « La transition vers une économie circulaire vise à dépasser le modèle économique linéaire consistant à extraire, fabriquer, consommer et jeter en appelant à une consommation sobre et responsable des ressources naturelles et des matières premières primaires ainsi que, par ordre de priorité, à la prévention de la production de déchets, notamment par le réemploi des produits, et, suivant la hiérarchie des modes de traitement des déchets, à une réutilisation, à un recyclage ou, à défaut, à une valorisation des déchets. » Site du Ministère de la transition écologique et solidaire, https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr. 372 Revue d’Allemagne

l’architecture, de l’économie circulaire, etc. peut être indépendante de l’évolution de la ressource. Ce qui est notamment vrai pour le hêtre en 2018 (cf. le label « Terres de hêtre ») peut l’être également pour une autre essence dans 20, 30 ou 50 ans… Il reste qu’en proposant un autre modèle à l’acte de bâtir, plus pertinent vis-à-vis du changement climatique, les prescripteurs, à savoir l’État, la région, les départements, les parcs, les communes, les promoteurs, les architectes, peuvent être en mesure d’in- fluencer le modèle économique et écologique. À condition bien sûr que l’ensemble de ces acteurs agisse de manière concertée, qu’ils soient suffisamment nombreux à être audibles et visibles sur ce sujet, ce qui n’est peut-être pas encore suffisamment le cas. Les expérimentations et les démonstrations effectuées restent encore trop rares, même s’il semble qu’elles soient pertinentes à tout point de vue, y compris dans ce qu’elles sont susceptibles de construire en terme de cohésion politique et sociale. C’est ce que constate Claude Valentin, architecte, responsable de l’agence Haha à Saint-Nabord, à partir de l’exemple d’un projet architectural expérimental d’une crèche en bois de hêtre local à Tendon, qui a également mis en jeu la volonté politique de la commune : « Je remarque que […] dès le début, on s’est mis en contact avec les scieurs, avec l’ONF, avec l’agent forestier […]. On a eu autour de la table des acteurs qui ne se connaissaient pas […]. Et bien je peux vous dire que les scieurs étaient […] très curieux, très intéressés ! L’agent forestier, on aurait pu s’en passer, on aurait pu faire sans lui… Mais on a amené des écoles, des élèves, on a pu leur présenter le projet, montrer une perspective ! On peut réfléchir à ce qu’est la forêt… Quand on découvre la forêt avec l’agent forestier, c’est une mine de savoirs et de récits extraordinaires ! […] On a sélectionné les arbres […] on peut s’inventer des tas d’histoires, mais on est loin d’être allé jusqu’au bout, c’est juste embryonnaire […]. Prends un enfant de sept ou huit ans qui voit une forêt et qui, trois ans plus tard, va, à un moment donné, franchir la porte du bâtiment, alors qu’il a déjà visité le chantier, et se dit : “j’habite un bâtiment qui a été fabriqué avec les arbres que j’ai touchés” […] Tout ça, c’est juste une production de sens… on cultive des choses qui, tranquillement, vont pousser […] ça prendra du temps » (11).

À travers cette analyse succincte des rapports de la filière forêt-bois sur le territoire alsacien et vosgien, il apparaît que deux phénomènes empêchent la mise en place d’une action viable de la filière au regard d’une adaptation au changement climatique. Premièrement, l’organisation de la filière qui, du fait des ctionsa séparées des dif- férents acteurs, ne permet pas encore de mener une réflexion globale et partagée sur ce sujet, même si une volonté de mise en concertation des actions est déjà en place, et produit déjà des résultats, sous l’égide des acteurs institutionnels, notamment du Parc naturel régional des Vosges du Nord. Deuxièmement, la temporalité de l’action du changement climatique sur la res- source en bois n’incite pas à mettre en place une action rapide. Pourtant, les acteurs les plus directement concernés de ce point de vue sont les exploitants forestiers qui doivent planter aujourd’hui une ressource exploitable dans 30, 50 ou 100 ans. Mais pour le moment, peu d’expérimentations sont tentées. La ressource à venir envisagée est pensée sur la base de l’état actuel du climat.

11 Extrait d’un entretien réalisé en juin 2018 par Franck Guêné et Olivier Favrel auprès de Claude Valen- tin, agence d’architecture Haha. La filière forêt-bois dans le Grand Est face au changement climatique 373

Les problèmes potentiels sont reportés… du fait d’un manque de visibilité sur la pertinence des actions à mener. L’expérience a montré que des réactions concrètes sont possibles sous l’action d’un facteur déclenchant (un développement de maladies détruisant ou détériorant fortement une partie de la ressource, ou une tempête, comme celle de 1999 par exemple). Il y aurait cependant un intérêt à anticiper l’évolution de la ressource en parallèle à l’évolution du changement climatique. Sauf qu’à ce stade, visiblement, les outils et moyens de convaincre les différents acteurs de la filière ne semblent pas encore suffisamment effectifs pour que cette anticipation puisse pleine- ment trouver place à l’échelle de la filière. Favoriser la mise en place et le développement des outils et moyens d’une économie circulaire, ou en tout cas plus territorialisée, serait un moyen de garantir la mise en place d’un outil d’adaptation au changement climatique. Une action pertinente consisterait peut-être à assurer et à renforcer localement la capacité d’adaptation des activités humaines, de manière à être en situation d’agir dès lors que des certitudes territorialisées émergent et se mettent en place en des territoires localisés. Le développement, sur une aire qui mériterait encore d’être précisée, d’une écono- mie plus locale et circulaire serait peut-être intéressant, afin de construire les possibi- lités et les capacités d’adaptation de la filière forêt-bois. Pour ce faire, il paraît indispensable que cette filière renforce et valorise la souplesse et l’adaptabilité de son organisation. Pour permettre la mise en place de circuits courts, il serait par exemple intéressant de permettre le maintien et le développement du réseau de petites scieries qui a ten- dance à s’étioler, du fait du recentrement généré par le développement important de quelques grosses scieries sur le territoire alsacien. La question qui se pose : comment donner du sens à l’activité de ces petites entités ? Peut-être en validant la vocation des grandes scieries à traiter des résineux de même diamètre, et en renforçant le rôle des petites scieries autour de la transformation des feuillus et des bois spécifiques et locaux, à commencer par le chêne, le hêtre et le châ- taignier. Ce type d’approche est déjà engagé, mais reste peut-être encore trop timide, à l’image de l’exemple donné par l’entreprise de construction bois Mob-Alsace : « … À plusieurs, la problématique n’est plus tout à fait la même ! […] Il y a des points positifs, on a une scierie à Lembach qui s’est équipée d’une chaîne de rabotage, et qui aujourd’hui peut nous livrer des bois de structure issus de nos forêts. Alors bien entendu, ce ne sont pas des barres de treize mètres, ce sont des montants de trois mètres, mais c’est quelque chose qui est possible, et qui a été rendu possible, parce que plusieurs entreprises se sont rassemblées et peuvent mettre en face du scieur un volume annuel qui lui permet d’investir dans un outil » (12). Bien sûr, ce type d’action ne se décrète pas a priori, et cela nécessite une volonté et une action tant des acteurs de la filière que des acteurs politiques et économiques pour pouvoir être réfléchi et amorcé.

12 Extrait d’un entretien réalisé en octobre 2017 par Julie Gobert auprès de l’entreprise de construction bois Mob-Alsace. 374 Revue d’Allemagne

Ces réflexions peuvent/doivent être élargies à l’ensemble des activités de la filière pour qu’une action globale autour d’une émergence forte des circuits courts, en com- plément à l’organisation économique actuelle, prenne place. Dans ce cadre, les donneurs d’ordre que sont les politiques et les architectes seraient certainement susceptibles de jouer ensemble un rôle majeur, en cherchant à favoriser le développement de ce dispositif. Le bilan, tant architectural, qu’économique et social des expériences déjà menées, bien que contrasté, est encourageant. Il mériterait donc d’être accompagné et renforcé.

Conclusion Pour en revenir aux relations du chêne et du Phytophtora cinnamomi, le champi- gnon parasite est suivi de près (13), afin de surveiller sa prolifération. Cette dernière se fait soit par l’humidité du sol, soit par le déplacement et la transplantation de jeunes plants infectés. Dans l’état actuel de cette évolution, rien de particulier n’est mis en place hormis une surveillance accrue, et l’évocation d’une forme de principe de précaution (14) : « Étant donné la surface occupée par le chêne pédonculé et son importance économique et écologique, l’étendue des zones à risque […] est très inquiétante. Il est impératif d’évi- ter d’introduire P. cinnamomi dans la chênaie française, en particulier dans les zones à risque » (15). Dans l’absolu, pour empêcher la prolifération, il semblerait intéressant de circons- crire l’exploitation du chêne à un territoire limité, de prendre appui et développer ainsi des logiques d’économie circulaire : en utilisant, en transformant le bois et les matières connexes de manière spécifiquement locale, on évite la contamination par la terre et la transplantation sur d’autres territoires de jeunes plants infectés. Comme pour le chêne, le recours à la vertu potentielle de l’économie circulaire pourrait être un outil d’aide à la réflexion pour adapter la filière bois dans le Grand Est au changement climatique. Trop de questions semblent encore rester sans réponse pour que puissent être mises en exergue des solutions radicales ou adaptées. Dans ce cadre, la plupart des acteurs de la filière restent attentifs et attentistes, observant les réactions de la nature et ses capacités d’adaptation et d’autorégulation. Certains acteurs semblent donc hésitants : pourquoi investir dans des actions, alors qu’il est difficile d’en déterminer les conséquences ? La dimension aléatoire des phéno- mènes à l’œuvre dans le cadre du changement climatique reste prégnante. Actant de cette incertitude, on peut s’interroger sur la vertu de coordination d’ac- teurs à différentes échelles pour parer les imprévus. Dans quelle mesure des actions

13 Cf. Bergot/Marçais/Pérarnaud/Desprez-Loustau/Lévy, « Géographie de l’impact du gel sur la maladie de l’encre du chêne » (note 3). 14 On adoptera ici la définition donnée sur le site de la Direction de l’information légale et administrative, à savoir : « le principe selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque dans les domaines de l’environnement, de la santé ou de l’alimentation. » 15 Bergot/Marçais/Pérarnaud/Desprez-Loustau/Lévy, « Géographie de l’impact du gel sur la maladie de l’encre du chêne » (note 3), p. 52. La filière forêt-bois dans le Grand Est face au changement climatique 375 locales sont-elles aptes à limiter les conséquences du changement climatique à une échelle planétaire ? L’organisation de circuits courts, réponse bien évidemment non exclusive au regard du changement climatique, implique l’ensemble des acteurs et mobilise leur connaissance pointue d’un territoire précis ; cela permet un engagement plus fort des différents acteurs impliqués, et une plus forte capacité à répondre à des pro- blèmes à court, moyen et long terme, à condition de valoriser la valeur économique du dispositif. Dans un cadre de ce type, il serait alors possible et peut-être plus facile de program- mer des actions autour de la ressource bois sur des temporalités multiples, de respon- sabiliser les acteurs et, plus globalement, de mettre en place des options qui offrent des réponses efficientes aux conséquences du changement climatique. Cette perspective met en évidence la complexité de l’adaptation au changement cli- matique qui ne saurait se limiter à des contraintes économiques et écologiques, aussi cruciales soient-elles. Il s’agit de penser autrement notre manière d’agir. Comme le précisait déjà Ulrich Beck il y a un peu plus de trente ans : « Lorsque les menaces amenées par l’essor de la civilisation pèsent sur la vie même, elles touchent à l’expérience commune de la vie organique, qui relie les besoins vitaux des hommes à ceux des plantes et des animaux. Le dépérissement de la forêt fait prendre conscience à l’homme qu’il est un “être naturel qui a des responsabilités morales”, une chose animée, fragile, vivant au milieu d’autres choses, une partie naturelle d’un tout natu- rel menacé dont il est responsable. On touche à des strates d’une conscience humaine de la nature qui transcendent et abolissent le dualisme entre le corps et l’esprit, l’homme et la nature » (16). Le changement climatique est le révélateur potentiel de la nécessité d’engager d’autres comportements, tant politiques que sociétaux. Dans ce cadre, la filière forêt-bois a un rôle majeur à jouer, car elle est susceptible, du fait de son imbrication, du rapport étroit qu’elle a construit et qu’elle construit avec un milieu naturel spécifique, de concrétiser et de mettre en place en ce début de xxie siècle des intentions politiques et sociales, des structures et des logiques de fonctionnement exemplaires. 18 juillet 2018

Résumé La maladie de l’encre qui affecte le chêne est connue et analysée depuis la fin du xixe siècle. Malgré les risques de prolifération, peu d’actions ont été menées pour éradi- quer cette maladie. Au début du xxe siècle, les hommes ont fait confiance à la nature pour se réguler, et il se peut qu’ils aient eu raison. Cependant, en ce début de xxie siècle, face aux changements majeurs qui s’annoncent du fait du changement climatique, il s’agit de s’interroger sur la nécessité et la nature des actions et réactions à adopter pour anticiper et accompagner les changements de notre environnement spatial et économique. Cette

16 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986), Paris, Champs Flamma- rion, 2001, p. 135-136. 376 Revue d’Allemagne question est particulièrement intéressante à analyser dans le cadre de la filière Bois, dans le Grand Est.

Abstract The “ink disease” which affects the oak is known and analyzed since the end of the 19th century. Despite the risks of proliferation, few actions were led to eradicate this disease. At beginning of the 20th century, people trusted the nature to regulate, and it’s possible that they were right. However, at this beginning of the 21th century, in front of major changes which announce because of the climate change, it’s a question of wonder- ing about the necessity and the nature of the actions and the reactions to be adopted to anticipate and accompany the major changes of our spatial and economic environment. This question is particularly interesting to analyze within the framework of the wood industry, in the land «Grand-Est». Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 377 T. 50, 2-2018

Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés : construction et déconstruction des passerelles franco-germaniques

Sophie Némoz *

« Un mur de pisé s’effondre sur un homme ». Dans le flux quasi-continu des multiples sites d’informations de nos sociétés contemporaines, ce titre publié il y a quatre ans sur Internet, par la presse locale, via ledauphine.com, a été repris par le journal télé- visé France 3 Auvergne-Rhône-Alpes. Ce média régional avait pu mettre en avant une première explication relevant des sciences des matériaux : « Un phénomène qui n’est pas si rare que ça dans le Dauphiné. Le pisé est un matériau utilisé en construction depuis des siècles et fait partie du patrimoine local. Mais l’humidité révèle parfois les faiblesses de ces murs en terre crue. » De fait, avant cet incident survenu au mois de juin 2014, de tels événements ont été signa- lés comme des accidents domestiques sur les territoires ruraux du nord-Isère. Ainsi, à Flachères, une commune de 500 habitants, un père de famille, quinquagénaire, origi- naire du nord de la France, est enterré vivant sous l’effondrement d’un mur de pisé à l’intérieur d’une grange et ce, alors qu’il entreprenait « un vaste chantier de réhabilitation de la bâtisse en deux habitations sur 180 m2 » (1). Ce qui se lit dans la rubrique « des faits divers » peut être révélateur de logiques plus profondes, d’un « fait social total ». Marcel Mauss (2) en a forgé le concept et l’outil, le principe est de mettre au jour des systèmes sociaux entiers, en examinant les multiples dimensions (sociologique, historique, éco- nomique, géographique, philosophique, politique…) dans une perspective relationnelle. Notre article propose de poursuivre cette approche qui privilégie la pluridisciplina- rité plusieurs années après la soutenance d’une thèse en sociologie sur les politiques,

* Maître de conférences en sociologie-anthropologie, Université de Bourgogne/Franche-Comté, UFR Sciences du langage de l’Homme et de la société. 1 Source : ledauphine.com, consulté le 25 juillet 2014. 2 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques (1950), Paris, Presses universitaires de France (coll. Quadrige), 2007. 378 Revue d’Allemagne ainsi que sur les pratiques professionnelles et habitantes d’un logement dit « durable » (3). À partir d’un échantillon qualitatif de près d’une centaine d’individus qui donnent eux-mêmes sens à leurs pratiques, la recherche les restitue à travers des descriptions fines des expériences, rendant compte à la fois du contexte, du cadre contraignant, normatif, pesant sur la situation, et des ressources que les acteurs mobilisent comme des significations qu’ils expriment dans des mots qui accompagnent leur pratique, dans des attitudes d’engagement et des signes des sentiments éprouvés. Lorsqu’un de nos enquêtés nous a annoncé le décès d’un auto-constructeur dans des circonstances similaires sur un des terrains français de notre ethnographie multi-sites, les carac- tères particuliers, exceptionnels et contingents de ce cas pour le moins localisé ont pu être interprétés comme une épreuve microsociale, à hauteur d’hommes et à l’échelle de leurs vies, un indice dramatique de l’ambivalence des processus d’innovation à l’œuvre. Une tension entre l’auto-destruction et la réalisation de soi nous a été livrée par les habitants rencontrés et ce, en nous exprimant immanquablement un système de représentations à travers lesquelles les individus se construisent, se réhabilitent d’un point de vue physique comme symbolique et prennent des risques jusqu’au péril de leur vie. Prenant acte des singularités, divers travaux sociologiques (4) ont œuvré à une récente actualisation au sein de la discipline et des sciences humaines. Que dit la répétition de ces éboulements de murs en terre ? Ne faut-il pas les envi- sager comme la séquence d’une totalité dynamique plus vaste ? Dans quelle mesure l’attention portée à leur matérialité permet-elle d’aiguiser un regard réflexif et histo- rique sur l’imbrication des domaines généralement scindés par nos catégorisations ? Qualifiée de « géo-sourcée », la figure de la terre comme matériau de construction peut- elle contribuer à repenser le dualisme entre nature et société ? Avec quelles fondations et vers quelles passerelles ce changement de perspective est-il susceptible d’enrichir l’ensemble des humanités environnementales ? Afin d’apporter des réponses à ce questionnement, nous invitons les lecteurs à faire connaissance avec les chantiers de réhabilitation de l’habitat en terre où nous avons initié, il y a plus de dix ans, une enquête ethnographique. Entendu comme un temps prolongé au cœur du terrain, ce parti pris méthodologique est ici ancré dans une pers- pective de long terme au cours de laquelle la technique de la revisite a été mobilisée en vue de comprendre et d’expliquer les variations ayant lieu au fur et à mesure du temps (5). Partant de ces rencontres renouvelées à une décennie d’intervalle, une large part du matériel d’analyse a été recueillie à l’occasion des entretiens biographiques, des relevés photographiques et des observations retranscrites dans nos carnets d’enquête

3 Sophie Némoz, L’« éco-logis » : une innovation durable… Analyse sociologique de l’écologie résidentielle en France et au détour de la Finlande et l’Espagne, thèse de doctorat, Université Paris Descartes Sor- bonne, 2009. 4 Danilo Martuccelli, La société singulariste, Paris, Armand Colin, 2010 ; Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie (2005), Paris, La Découverte, 2007. 5 La revisite des terrains d’enquêtes a bénéficié du soutien du Service de recherche de l’Université de Franche-Comté dans le cadre de deux projets lauréats des appels à recherches émergentes CRYSA- LIDE : Sophie Némoz (dir.), « L’habitat durable à l’épreuve des espaces et des temps sociaux », CRYSA- LIDE 2017-UFC, Maison des sciences de l’Homme et de l’environnement (MSHE Ledoux, USR 3124) et Sophie Némoz (dir.), « Revisiter les écologies de l’habiter comme une mosaïque sociale », CRYSA- LIDE 2018-UFC, MSHE Ledoux, USR 3124. Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés 379 de 2006 à 2018. Ce corpus vise à étudier dans un premier temps la manière dont le gros œuvre de la terre se pratique en France pour l’habitation contemporaine en milieu rural. En questionnant tout autant les qualifications que les disqualifications, les revers, à commencer par des effondrements répétitifs parfois mortels, les dispositifs de gouvernementalité pourront ensuite être replacés dans une temporalité relativement longue et une localité étendue par les relations transfrontalières avec les pays de langue allemande. Finalement, il y a là un espace de discussion des circuits de connaissances que ce texte non seulement introduit mais également investit par l’articulation des savoirs de pedigrees très divers que suscite l’environnement au sein, entre et par-delà les disciplines scientifiques.

Découvrir le gros œuvre de la terre par la recherche ethnographique sur l’habitat dit durable À plusieurs dizaines de kilomètres des agglomérations de Lyon, de Grenoble ou de Chambéry, des espaces de rénovation de l’habitat vernaculaire en milieu rural peuvent paraître situés aux antipodes de l’impératif de densification lisible dans les textes ins- titutionnels du développement urbain durable. Les travaux réalisés manuellement avec des matériaux ancestraux, des outils traditionnels, et peu de moyens mécaniques, vont aussi à l’encontre d’une « technicisation de l’écologie » telle que les comparaisons européennes ont pu l’observer dans le secteur du bâtiment (6). Si la prédominance des enjeux de performance énergétique peut expliquer la généralisation de ce phénomène, les directives successives de l’Union européenne contribuant à définir un « format » à bâtir pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre et les dépenses d’énergie (7), l’étude d’opérations « sur mesure », « au cas par cas », apporte un éclairage nouveau sur l’évolution et l’uniformisation des modes d’aménagement. L’effet de cette standar- disation n’est effectivement pas sans réplique. Il suscite la reproduction d’un modèle d’habitat ancien que l’on peut désigner comme « alternatif » car aux fondements d’une critique et d’une action sociale collective : « Pour tout te dire, je ne suis pas mécontent que tu cherches à savoir ce qui nous gêne dans l’idée de ville durable et sa politique… En ce moment, c’est tellement présenté comme la solution miracle qu’on n’a pas si souvent l’occasion d’en parler ! D’abord, pour éviter tout malentendu, je préfère te dire que nous aussi, on se préoccupe de l’énergie, mais aussi de l’eau, de la santé, du positionnement du bâtiment par rapport à l’environnement […] Mais ce qui nous paraît le plus grave, c’est la réglementation de la certification environnementale des matériaux qui va avec, et qui coûte aussi les yeux de la tête ! Elle te demande de faire une batterie de tests de chaque composant. D’ailleurs, j’ai encore les papiers, je vais te montrer… [Cinq minutes plus tard] Donc, comme tu peux le voir, la certification exige un listing de tous les composants du matériau. Alors ça marche sûrement très bien pour les produits industriels mais, pour ce qui est des matières naturelles, tu ne trouves jamais deux fois la même composition et il te faut varier tes façons de faire ! C’est complètement inadapté et

6 Simon Guy, Steven A. Moore (éd.), Sustainable Architecture. Cultures and Natures in Europe and North America, New York, Taylor & Francis, 2005 ; S. Némoz, L’« éco-logis » : une innovation durable (note 3). 7 Sophie Némoz, « L’“éco-logis” politique : un dépaysement critique de l’habitat durable en Europe », Sciences de la société, « Habitat durable : approches critiques », n° 98 (2016), p. 31-43. 380 Revue d’Allemagne

disproportionné par rapport aux murs en adobe qu’on est quelques-uns à mettre en œuvre chez des particuliers. Surtout que les dépenses d’énergie, les émissions de CO2 depuis l’extraction de la terre jusqu’à la destruction, sont quasi nulles et on n’a pas besoin de faire Polytechnique pour s’en rendre compte ! Une matière locale accessible, économique, peu énergivore, sans déchet ultime et appropriable par les usagers, c’est du bon sens mais pas dans la logique des Documents Techniques Unifiés ! » (8).

Figure 1. Matériel d’un atelier de construction en terre sur un chantier de réhabilitation d’une ancienne ferme

Sophie Némoz, 2009

8 Extrait d’un entretien réalisé en décembre 2006 par Sophie Némoz auprès d’un architecte, âgé de 34 ans, maître d’œuvre et constructeur de gros œuvre en terre crue dans le Dauphiné. Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés 381

Accompagnés d’une prise de vue systématique, les propos recueillis auprès d’un membre de ce petit nombre de professionnels de l’architecture et de la construction, engagés dans la réhabilitation écologique de l’habitat en terre des campagnes de l’Isère, pointent les formes de rationalisation perçues et l’imposition de normes associées au développement urbain durable. Les caractéristiques décrites renvoient à une forme de standardisation techniciste qui ne domine pas seulement l’urbanisme mais aussi la matérialité des bâtiments. Une tension ressort entre la normativité de ces standards internationaux qui sont à documenter selon des procédures nationales et la biodi- versité contingente des matières premières locales avec lesquelles maîtres d’œuvre et mains-d’œuvre doivent moduler (figure 2).

Figure 2. Préparation de la mise en œuvre de la terre sur un chantier de réhabilitation d’une ancienne ferme

Sophie Némoz, 2009 382 Revue d’Allemagne

Par ailleurs, nos observations des chantiers nous ont appris que les maîtres d’œuvre ont à négocier étroitement avec les ménages propriétaires et maîtres d’ouvrage de la réhabilitation d’anciennes fermes en maisons individuelles. Si cette approche du projet se démarque du métier d’architecte professionnel et technique, comme de l’ouvrier exécutant dans le secteur du bâtiment, elle prend sens au regard du « bien singulier » (9) que nous ont présenté les « particuliers » comme ces professionnels appellent leurs clients, dont les goûts et les exigences ne se limitent pas à des propriétés techniques : « Vous savez quand on a hérité de cette vieille ferme, on ne connaissait rien de la construc- tion en terre. Tout ce dont on était sûr, c’est qu’on ne voulait pas lui enlever son origina- lité, ses couleurs, sa forme, son charme, ça me ramène à tellement de choses, ce sont des images d’enfance pour moi, des souvenirs de famille, et en même temps, des aménagements devaient être faits pour pouvoir l’habiter et ne plus passer les week-ends dans la tente du jardin […] À mes yeux, cette maison de campagne correspond tout à fait à l’idée d’habitat durable, de la préservation de la nature en vivant à son contact, en profitant de ses fruits tout en plantant de nouveaux arbres pour les récoltes à venir… Les anciens possédaient toutes ces connaissances dont on a complètement perdu la notion en ville. À Grenoble, on vivait en immeuble, on n’a jamais pu espérer avoir un tel logement ! Avec cette maison, il a fallu s’éloigner de notre travail, de nos amis, des copains d’école des enfants… Et je ne vous dis pas le nombre d’insomnies que j’ai pu faire au moment où on recherchait des entreprises pour faire les travaux… Mon mari avait fait les plans, imaginé les réagencements à faire pour y vivre. Je pensais trouver des professionnels au village ou dans les environs car vu le nombre de maisons en pisé, les maçons d’ici devaient avoir l’habitude de travailler avec la terre et les matériaux rustiques. Je suis tombée de haut ! Ils m’ont presque ri au nez quand je leur ai demandé s’il était possible d’utiliser ces mêmes techniques écologiques. Quand j’ai fini par trouver des spécialistes après avoir élargi mes recherches dans la région, il a fallu qu’on mette en sourdine nos grandes idées de participation au développement local ! Vu le montant des devis et notre petit budget, les décisions n’ont pas été faciles à prendre. Pour la qualité du gros œuvre, le respect de l’environnement, on leur a fait entièrement confiance, mais pour reprendre le dessin de notre projet dans son ensemble, on a préféré leur dire à quoi s’attendre. Les finitions qu’ils avaient envisagées seront probablement confiées à nos ados pendant les vacances d’été ! » (10). Entendue comme individuelle et comme originale, l’emprise du singulier se déploie dans ce long extrait d’entretien et à travers bien d’autres paroles recueillies auprès des ménages habitant des réhabilitations dites écologiques dans les campagnes du Dau- phiné. Un maximum de valeurs symboliques et d’incertitudes sur la qualité ont été rattachées à ce type d’habitat faiblement concurrencé par les prix, donnant à voir les différentes caractéristiques d’une « économie des singularités » telle que le sociologue Lucien Karpik (11) l’a conceptualisée à l’égard d’autres biens. Cela étant, les récits des propriétaires de ce type de biens résidentiels décrivent moins un artisanat local qu’un « fait social total ».

9 Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007. 10 Extrait d’un entretien réalisé en mai 2007 par Sophie Némoz auprès d’une mère de famille, âgée de 50 ans, animatrice auprès de personnes handicapées et maître d’ouvrage de la rénovation d’une ancienne ferme en résidence principale dans un hameau isérois. 11 L. Karpik, L’économie des singularités (note 9). Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés 383

Revisiter les circuits de matériaux géo-sourcés comme une totalité transfrontalière

« Dans ces phénomènes sociaux “totaux”, comme nous proposons de les appeler, s’expri- ment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions […]. Au fond, corps, âme, société, tout ici se mêle. Ce ne sont plus des faits spéciaux de telle ou telle partie de la mentalité, ce sont des faits d’un ordre très complexe, le plus complexe imaginable, qui nous intéressent. C’est ce que je suppose d’appeler des phénomènes de totalité où prend part non seulement le groupe, mais encore, par lui, toutes les personnalités, tous les individus dans leur inté- grité morale, sociale, mentale, et surtout, corporelle ou matérielle » (12). Ces différentes dimensions nous ont été signifiées par les habitants rencontrés, en nous faisant part d’un idéal de réalisation de soi à travers la rénovation écologique d’une ancienne bâtisse au milieu des champs. Dès nos premières visites il y a dix ans, nous avons découvert « des espaces pleins de temps », au sens où « ils permettent à certains caractères narratifs d’opérer dans la vie quotidienne » (13). Plus qu’un retour au passé, les discours recueillis auprès des habitants et des professionnels des réhabilitations de mai- sons en pisé se sont positionnés de manière réactive et hors norme face aux conventions de la « ville durable ». Au cours des entretiens, leur singularité s’est affirmée de façon explicite vis-à-vis des standards environnementaux de technisation contemporaine et de densification urbaine. Ils y répliquent par une écologie des pratiques anticonfor- mistes, pour ne pas dire diamétralement opposées, en s’engageant dans la réhabilita- tion de l’habitat vernaculaire en milieu rural à l’aide des techniques ancestrales et peu industrialisées. Les spatialités, les temporalités, le rapport à la technique, à l’environ- nement, ou encore l’organisation sociale des aménagements bâtis et des processus de production comme de transmission marchande ou non marchande, se distinguent tant dans la géographie, la morphologie, l’esthétique que du point de vue de l’économie, de la sociologie ou des cadres juridiques. En urbanisme, ils ne sont pas sans faire penser à deux polarités extrêmes des théories et des doctrines, l’une dite « progressiste » en référence à une modernité fonctionnaliste et l’autre « culturaliste » (14), faisant écho aux figures de la nostalgie. De là à conclure à l’existence de deux modèles urbanistiques, cela semble excessif. Si la question se pose au sujet de la « ville durable » (15), ce ne sont pas tellement les « images de la ville future » (16) qui préoccupent les professionnels et les habitants rencontrés. Ils se sont révélés plus soucieux de leurs capacités d’ajustement à la marge, des tactiques pour reprendre les mots de Michel de Certeau : « […] j’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. […] La tac- tique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi : elle est mouvement “à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi” […] et de l’espace contrôlé par lui. Elle n’a donc pas le moyen de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans

12 Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France (coll. Quadrige), 2003, p. 147 et 303. 13 Richard Sennet, La conscience de l’œil. Urbanisme et société (1992), Paris, Éditions de la Passion, 2000. 14 Françoise Choay, L’Urbanisme : utopies et réalités, Paris, Seuil, 1965. 15 Claire Carriou, Olivier Ratouis, « Quels modèles pour l’urbanisme durable ? », Métropolitiques, 2014, https://www.metropolitiques.eu/Quelsmodeles-pour-l-urbanisme.html. 16 F. Choay, L’Urbanisme : utopies et réalités (note 14). 384 Revue d’Allemagne

un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des “occa- sions” et elle en dépend, sans base où stocker les bénéfices, augmenter un propre ou prévoir des sorties. Ce qu’elle gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse » (17). La réhabilitation écologique d’anciennes fermes en pisé résulte de trajectoires variées et peu anticipées de la part des professionnels et des habitants. Celles-ci sont indexées sur les situations, que ce soit la hausse des prix du foncier dans les agglomérations urbaines qui limite le choix des emplacements résidentiels vers des secteurs éloignés et mal desservis par les services, ou l’ouvrage privé de maisons individuelles. C’est une architecture dite mineure, que de jeunes diplômés de la profession, comme des cadres et des ouvriers en reconversion, ont investi en tant que maîtres d’œuvre et mains-d’œuvre, avec des matériaux et des techniques sans assurance professionnelle à défaut de certifi- cation et, en zone rurale, à la périphérie des plans d’urbanisme. L’effectivité sociale des singularités de la rénovation écologique de l’habitat rural est mise en exergue par les acteurs au regard des épreuves de relégations professionnelles et résidentielles qu’ils ont traversées et auxquelles ils se sont systématiquement reportés dans leurs récits. L’enquête ethnographique permet de comprendre comment leurs pratiques singulières procèdent de tactiques, d’ajustements en situations de disqualifications face au renforce- ment des dispositifs de contrôle et de standardisation de la ville durable et des processus de production. Il y a là des phénomènes sociaux totaux jusqu’à en être mortels. Les tac- tiques n’anticipent pas, elles se définissent dans l’action, au coup par coup, par répliques, à travers la reproduction dite écologique d’un modèle ancien d’habitation rurale et face aux risques d’effondrements des parois en terre. Si le mouvement se concrétise par des actes créateurs et destructeurs, il n’en est pas moins porteur de sens lorsqu’on analyse chaque réplique comme une réponse, une expérience à la fois concrète et complexe, indissociable d’une totalité historique et territoriale plus vaste. En déployant la technique socio-anthropologique de la revisite, l’exercice de l’enquête réitérée sur la durée montre comment les coopérations de proximité se font et se défont au fur et à mesure du temps et des interactions avec des organismes, des organisations et des environnements non uniquement naturels mais aussi matériels, culturels, politiques et sociaux. Dix ans après avoir observé le travail des acteurs qui étaient aux avant-postes du gros œuvre de la terre en France, la composition des liens et des lieux de contacts ger- maniques s’avère mouvante. D’une décennie à l’autre, la géographie des déplacements des personnes, des idées et des matériaux enquêtés trace des circuits de plus grande distance et fréquence entre les terrains français et les pays de langue allemande. Tout se passe comme si les importations des matériaux germaniques par camions remplis de sacs de terre avaient succédé aux séjours de formation auprès de leurs homologues des « autres pays », parmi lesquels l’Allemagne était systématiquement (et souvent uni- quement) mentionnée (18). Plusieurs millions de bâtiments en terre ont été construits en

17 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 60-61. 18 Anahita Grisoni, Sophie Némoz, « Les mouvements sociaux écologistes : entre réforme de soi et rap- ports de classe, entre histoires nationales et circulations européennes », Socio-logos (en ligne), n° 12 (2017), http://socio-logos.revues.org/3145. Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés 385

Europe, non uniquement dans les territoires alémaniques, que ce soit au Danemark, en Suède, dans les pays de l’Est, ou encore en Espagne, en Grande-Bretagne, en Bel- gique, ou en France (19). Si l’architecte François Cointeraux est « une grande figure du patrimoine régional Rhône-Alpes », « pionnier de la construction moderne en pisé » (20) aux xviiie et xixe siècles, aucun des praticiens rencontrés localement n’ont cité ce pro- fesseur d’architecture rurale, dont les soixante-douze fascicules sur la construction en pisé ont été diffusés dans le monde entier. Les projets-phares à l’horizon international nous ont été davantage évoqués en Allemagne, en Autriche ou en Suisse. Cela dit, de visites en revisites, la référence allemande à la « Baubiologie » (21) comme entité signi- fiante d’une « architecture saine, utilisant des matériaux naturels […] et souvent mue par une forte implication sociale » (22) se fait moins explicite que les épreuves affrontées dans le développement des filières locales de matériaux géo-sourcés : « Je me souviens que vous nous aviez accompagnés sur plusieurs chantiers de 2007 à 2008. Depuis, beaucoup de choses ont changé, la coopérative n’existe plus… Je suis auto-entre- preneur aujourd’hui. Je continue à faire du gros œuvre en terre mais cela reste compliqué… […] Je ne sais pas si vous vous rappelez, il y avait une carrière dans la région. Un ingé- nieur allemand avait créé son exploitation et nous fournissait en matériaux, que ce soit de l’adobe ou des enduits de terre…. Vous l’aviez rencontré à l’époque, non ? [Je hoche la tête en signe d’acquiescement.] Hé bien, son entreprise a fermé et le gars a quitté le pays ! Les freins réglementaires et financiers n’ont pas été totalement levés en dix ans. Vous savez, le monde ne raisonne pas encore en coût global et c’est bien dommage… Quand on pense à toute l’énergie que le BTP dépense pour faire des bâtiments qui ensuite ne consommeront quasiment rien, on comprend tout de suite que l’enjeu c’est de développer les bio- et les géo- matériaux ! Au nord du département, un jeune couple s’est récemment lancé dans l’activité de fournisseurs de matériaux à base de terre crue mais le volume de leur production reste limité pour le gros œuvre. Du coup, moi, quand j’obtiens un chantier, je passe commande en Suisse germanophone. De l’autre côté de la frontière, il y a de véritables filières et leur essor permet de s’approvisionner sans trop de problème… Il suffit d’avoir une camionnette et de ne pas avoir peur de faire régulièrement des kilomètres ! » (23). Sans tirer des conclusions précises sur l’intensité des échanges transfrontaliers, ce récit biographique poursuivi en 2018 avec un artisan français de la construction en terre témoigne de trajectoires non linéaires, accompagnées de mobilités centrifuges entre une zone de présence passée de minorités allemandes et des régions en relations historiques

19 Patrice Doat, Alain Hays, Hugo Houben, Silvia Matuk, François Vitoux, Construire en terre, Paris, Éditions Parenthèses, 1979. 20 Hubert Guillaud, « Une grande figure du patrimoine régional Rhône-Alpes : François Cointeraux (1740-1830) : pionnier de la construction moderne en pisé », Carnets de l’architecture de terre, CRA- Terre-EAG, n° 3 (1997) ; Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Gilbert Richaud (dir.), Les leçons de la terre. François Cointeraux (1740-1830). Professeur d’architecture rurale, Paris, INHA/Éditions des Cendres, 2016. 21 D’origine allemande, ce néologisme a été créé en 1969 par le professeur Anton Schneider, fondateur de l’Institut de Baubiologie et d’écologie de Neubeuern, en associant trois radicaux linguistiques : « Bau- » (maison, peau, chez-soi, tanière), « -bio- » (vie, force liée à la nature, au monde animé) et « -logie » (parole, science). 22 Dominique Gauzin-Müller, 25 maisons écologiques, Paris, Éditions du Moniteur, 2005, p. 8-17. 23 Extrait d’un entretien réalisé en février 2007 par Sophie Némoz auprès d’un auto-entrepreneur, âgé de 46 ans, maître d’œuvre et constructeur de gros œuvre en terre crue dans le Dauphiné. 386 Revue d’Allemagne avec l’aire germanique. Dans les interstices, le truchement des interactions repose sur une action calculée au coup par coup autour des matériaux géo-sourcés. À cet égard, reprenant Michel de Certeau (24), nous pourrions dire que ces mouvements liminaires relèvent de comportements tactiques, jouant avec les discontinuités spatiales, profitant et dépendant des occasions rencontrées de part et d’autre des frontières. D’après ce constructeur, les opportunités d’approvisionnement en terre se trouvent à proprement parler sur un « terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère » (25). La comparaison internationale permet de « se défaire de l’apparente innocuité tech- nique des instruments d’action publique de l’habitat durable » (26). Après avoir étudié l’institutionnalisation d’un « format européen » et ses effets dans différents pays (27), la morphologie du pouvoir a été éclairée à travers ses diverses ramifications nationales. « L’européanisation de l’habitat durable apparaît comme un changement d’architecture institutionnelle sans changement politique des rapports de forces et des représentations qui régissent les interactions entre l’habitat humain et son biotope » (28). S’agissant de la terre, l’architecture la plus éminente se situe en Allemagne, à Weilburg an der Lahn, où un immeuble de sept étages construit en 1820 conserve un état impeccable. Après les années 1920, la technique de la terre allégée s’est diffusée dans l’aire germanique afin d’obtenir une meilleure isolation thermique à l’aide de matériaux au poids faible. Dans les périodes d’après-guerre que connaît l’Allemagne au xxe siècle, la pénurie de matériaux et d’ouvriers spécialisés suscite un intérêt renouvelé pour la construction en terre. Plu- sieurs milliers de lotissements ruraux sont ainsi bâtis en auto-construction. Le 4 octobre 1944, après bien des recherches scientifiques menées dans des laboratoires d’analyse des matériaux, un collectif d’experts, dont font partie Richard Niemeyer et Wilhelm Fauth, est à l’origine d’un décret publié au Journal officiel du ReichReichsgesetzblatt ( ), inté- grant le matériau géologique dans la réglementation du code de la construction afin de contribuer à un développement reconnu par tous en période de crise du logement (29). Le franchissement des limites frontalières suppose un savoir et une appréciation de ce qui se produit en dehors des industries conventionnelles des composants français du bâtiment. L’analyse de ces productions en marge des centres institués du développement urbain durable invite à un déplacement du regard sur les situations d’articulation créative des connaissances et des matérialités par-delà les frontières de l’humanité.

Engager les humanités environnementales sur la piste d’une pragmatique terrestre À l’heure où la terre suscite un regain d’attention des sciences humaines et sociales, insistant sur le caractère terrien de nos sociétés et ses enjeux politiques et conceptuels (30),

24 M. de Certeau, L’invention du quotidien (note 17), p. 60-61. 25 Ibid., p. 61. 26 S. Némoz, « L’“éco-logis” politique » (note 7), p. 41. 27 S. Némoz, L’« éco-logis » : une innovation durable (note 3) ; S. Némoz, « L’“éco-logis” politique » (note 7), p. 31-43. 28 S. Némoz, « L’“éco-logis” politique » (note 7), p. 41. 29 Franz Volhard, Pierre Frey, Construire en terre allégée, Arles, Actes Sud, 2016. 30 Pierre Charbonnier, Bruno Latour, Baptiste Morizot, « Redécouvrir la terre », Tracés. Revue de Sciences humaines (en ligne), n° 33 (2017), p. 227-252, http://journals.openedition.org/traces/7071. Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés 387 les dimensions de sols et de territoires prédominent les cadres de pensée scientifique. Sous nos pieds se matérialiseraient la planète, le globe et ses défis environnementaux, sociaux et économiques. Si cette posture de surplomb a pu labourer les champs agraires et fonciers de la recherche, la terre demeure encore largement impensée en tant que matière première de l’habitat. La boue séchée, la terre battue, ou damée dans des coffrages dans le cas du pisé, ou encore le torchis, ou bien l’adobe, sont employés depuis des milliers d’an- nées et toujours en œuvre dans pas moins d’un tiers des habitations humaines à travers le monde (31). Ces techniques constructives bâtissent environ 15 % du patrimoine rural français. Cela dit, ce matériau abondant, ne nécessitant aucune transformation chimique mais du temps et de la main-d’œuvre, est peu relié à la question terrestre, pourtant en plein essor dans les sciences de l’homme et tout particulièrement au sein des humanités environnementales qui placent les rapports collectifs à l’environnement naturel au centre de l’appréhension des mutations socio-politiques et d’une épistémologie transformée (32). Plutôt qu’une juxtaposition de savoirs disciplinaires, c’est une liminarité féconde que notre approche des phénomènes sociaux totaux recherche par la confrontation à une situation ancrée. En ce sens, nous proposons d’emprunter une piste « pragmatique » telle que les philosophes américains George Herbert Mead (33) et John Dewey (34) ont qualifié une méthode de pensée soucieuse de l’ensemble des implications pratiques. En articu- lant cette dernière à une démarche résolument inductive (35), attentive au sens que les acteurs attribuent à leurs actions et aux catégories qu’ils mobilisent, notre travail de thèse a retenu comme définition de l’habitat durable celle de logements déclarés comme tels, que ce soit par leurs promoteurs institutionnels, les professionnels ou leurs habi- tants (36). Notre engagement sur le terrain a précisément consisté en une ethnographie multi-située, une « ethnographie du/dans le monde » telle que Georges Marcus l’a théo- risée plus tard : « Elle se déplace des sites uniques et des situations locales de la recherche ethnographique conventionnelle vers l’examen de la circulation des significations culturelles, des objets et des identités dans un espace-temps diffus »(37). Des passerelles franco-germaniques ont ainsi été décelées dans la réalisation des projets de réhabilita- tion d’anciennes habitations rurales en région Auvergne-Rhône-Alpes. Elles s’étayent sur un renouvellement continu des tactiques des maîtres d’œuvre dont la situation fran- çaise est plus précaire que dans les pays de langue allemande. Depuis les années 1980, le développement de filières locales de matériaux géo-sourcés est incertain en France (38).

31 Romain Anger, Laetitia Fontaine, Bâtir en terre. Du grain de sable à l’architecture, Paris, Belin/Cité des sciences et de l’industrie, 2009, p. 8. 32 Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere, Wolf Feuerhahn (éd.), Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris, Publications de la Sorbonne (coll. Homme et société. Série Histoire environnementale), 2017. 33 George Herbert Mead, The Philosophy of the Act, Chicago, The University of Chicago Press, 1938. 34 John Dewey, Human Nature and Conduct, New York, Henri Holt and Company Editors, 1922. 35 Anselm Strauss, La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, 1991. 36 S. Némoz, L’« éco-logis » : une innovation durable (note 3). 37 Georges Marcus, « Ethnographie du/dans le système-monde. L’émergence d’une ethnographie multi- située », in : Daniel Cefaï, L’engagement ethnographique, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010, p. 372. 38 Sophie Némoz, « Les mécanismes d’imbrication du patrimoine rural dans l’habitat durable. Sociologie d’un processus innovant entre différentes échelles territoriales », in : Nassima Dris (dir.), Patrimoines 388 Revue d’Allemagne

Il n’empêche des connexions cognitives, matérielles, sociales et symboliques qui contournent à la marge les contraintes des dispositifs nationaux de gouvernementalité. Bien que singuliers et situés en périphérie des grandes villes françaises, des logements en terre ont été rénovés ou construits durant ces trente dernières années. De la relégation urbaine à la revitalisation de l’habitat en milieu rural, le mouve- ment de circulation des standards de la ville durable se poursuit aujourd’hui. Des traces ont été relevées plus récemment sur le terrain des communes des bassins de vie ruraux. Dans une autre approche comparative en région Bourgogne-Franche- Comté, notre engagement ethnographique porte sur les logiques d’action locale ten- tant de construire des réponses à leurs difficultés (vacance des logements, fermetures de commerces et d’entreprises, vieillissement des habitants, isolement géographique, contraintes patrimoniales…). Les centres-bourgs sont désormais considérés comme un « enjeu majeur » de l’équilibre des territoires français. Cela s’exprime à travers un programme national expérimental mis en place en 2014 concernant la revitalisation de 54 d’entre eux. À Salins-les-Bains où l’équipe municipale met en œuvre une série de dispositifs et de financements complexes dans le projet « Salins 2025 », la réception locale de ce pro- gramme volontariste d’attractivité résidentielle est observée depuis 2017 dans le cadre d’une recherche-action-formation (39) que nous codirigeons. L’enquête en cours réunit des chercheurs (40) de différentes disciplines de la Maison des sciences de l’Homme et de l’environnement Claude Nicolas Ledoux (USR 3124), des élus, des techniciens, des habitants de la collectivité et des usagers y travaillant mais résidant dans une autre commune. Après deux années d’expérimentation, les membres de l’équipe municipale ont sollicité « l’expertise d’universitaires pluridisciplinaires » sur un problème qu’ils appréhendaient comme extrêmement global et qu’ils ne parvenaient pas à résoudre dans le plan d’aménagement. Les opérations lancées en grand nombre, un peu partout sur la commune et en même temps, avaient su répondre aux différentes opportunités de financement de l’État, mais aussi des fonds européens, sans que leurs ajustements aux critères d’éligibilité, jugés « sectoriels » et « très concentrés sur la rénovation énergétique des logements », ne leur paraissent suffisants pour remédier au déclin du bourg. Telle qu’elle nous a été adressée, cette demande sociale renseigne d’une circulation étendue des standards de la ville durable au milieu rural. Une nouvelle phase la prolonge où nous avons été mis au défi de contribuer à un « accompagnement stratégique de Salins 2025 ».

et développement durable. Ressources – Enjeux – Lien social, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 171-186. 39 Sophie Némoz, « Pistes pour une pragmatique terrestre : quels jardins pour dessiner quelles commu- nautés ? », Cinquième journée de l’atelier AC/DD « Habiter la transition. Des pratiques existantes aux politiques de transition : circulations et ambiguïtés », Maison des sciences de l’Homme et de l’envi- ronnement (MSHE Ledoux, USR 3124), Laboratoire de sociologie et d’anthropologie – Université de Franche-Comté (LaSA EA 3189), Équipe d’accueil « Architecture, Morphologie/Morphogénèse urbaine et Projets » (AMUP EA 7309) et la Région Bourgogne-Franche-Comté, Besançon, 12 octobre 2017. 40 L’équipe de recherche pluridisciplinaire adossée à la MSHE Ledoux est composée de Christian Guin- chard et Sophie Némoz, sociologues (Laboratoire LASA), Alexandre Moine, géographe (Laboratoire ThéMA), Cyril Masselot, spécialiste en information et communication (Laboratoire CIMEOS), tous enseignants à l’Université de Franche-Comté, et de Laure Nuninger, chargée de recherche CNRS en archéologie spatiale (Laboratoire ChronoEnvironnement). Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés 389

Chez bien des groupes et des individus rencontrés localement depuis que nous tra- vaillons sur ce projet, il y a l’impression d’une végétation qui « gagne du terrain » et qui « descend » sur la ville. Cette perception est associée à un sentiment de déclin du territoire urbain où l’« envahissement » ressenti semble être la trace d’une subordina- tion de la culture par la nature. Le désappointement des habitants est manifeste dans cette sensation d’un bouleversement au cours duquel la culture ne domestique plus la nature. Cette impression est rattachée à un faisceau de signes comme la cessation d’activités commerçantes en centre-bourg, la fermeture d’entreprises, l’accroissement du transport routier en fond de vallée… Un peu plus en hauteur, la pousse des arbres vers le cœur de ville renvoie en contre-bas à des épreuves matérielles conséquentes. Courbés par les ruissellements, tapissés de végétaux et parfois fissurés, les murs et les escaliers présentent des aspérités dangereuses, des problèmes de sécurité pour les usagers et la commune (figure 3).

Figure 3. Prises de vues du centre-bourg en marchant avec d’autres enquêteurs

Sophie Némoz, 2017-2018 390 Revue d’Allemagne

La recherche de l’ensemble des implications pratiques s’appuie sur un régime de co-construction des connaissances, celui de l’« ingéniosité hétérogène » comme l’appelle la sociologie de la traduction (41). L’intervention des chercheurs consiste à inclure, à mettre ensemble et à articuler dans une perspective globale de déve- loppement les souhaits et les réflexions émanant de tous les acteurs de la ville, par l’intermédiaire d’une communauté d’enquêteurs. Constituée d’une cinquantaine de personnes, choisies en concertation pour leur représentativité et leurs dyna- mismes (42), cette démarche vise une coopération où chacun dans sa sphère fami- liale, professionnelle et sociale, est en capacité de transmettre des informations et de constituer un relais auprès de la population dans son ensemble. Quelles perceptions et quelles pratiques a-t-elle de sa ville ? Quelles attitudes sont partagées au cours d’un travail de construction en commun ? Est-il possible d’en saisir toutes les implications et les imbrications ? Cette réflexion a notamment porté sur les problèmes de sécurité imputés au manque d’entretien des murs des jardins-terrasses. Ils pourraient être la source de grandes difficultés si les actions sont dispersées, non coordonnées, ouu a contraire le soubassement d’une stratégie de réhabilitation commune aux proprié- taires et à la collectivité, valorisant le patrimoine, les parcelles communales et les jardins parfois en friches, situés à l’avant et/ou à l’arrière des maisons de ville. Les logements avec un petit terrain extérieur sont prisés des ménages souhaitant vivre dans la région selon les premiers résultats de l’enquête. Différenciée des tactiques, une action stratégique « […] postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces » (43). « La campagne autour de la ville », ainsi que « les objectifs et objets de la recherche », sont d’ailleurs mentionnés par Michel de Certeau comme des exemples où « toute rationalisation “stratégique” s’attache d’abord à distinguer d’un “envi- ronnement” un “propre”, c’est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres » (44). Dans leurs accomplissements pratiques, il ne s’agit pas seulement d’une pluralité de savoirs disciplinaires mais aussi d’expertises techniques et de compétences d’entités très diverses. Les processus de totalisation en cours invitent les humanités environ- nementales à discerner les singularités afin d’associer leurs différentes réponses à la question collective des conditions de vie terrestre.

Conclusion En partant de la poussière des éboulis d’un mur en pisé, au cours d’une réhabili- tation de l’habitat en milieu rural, notre enquête ethnographique multi-située dans l’espace et dans le temps a fait connaissance avec des gestes tentant de transformer en ressources résidentielles et en atouts écologiques les propriétés vivantes de la terre.

41 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992. 42 « Un groupe d’accompagnement stratégique a d’abord été initié puis des sous-groupes de travail thé- matique ont progressivement émergé. Chaque groupe est composé d’élus de la ville, de techniciens, de chercheurs et de Salinois – Salinois étant entendu comme « usagers » de la ville : il peut s’agir d’habi- tants ou de personnes venant y travailler quotidiennement » (source : https://mshe.univ-fcomte.fr/ la-mshe-accompagne-salins-2025). 43 Michel de Certeau, L’invention du quotidien (note 17), p. 59. 44 Ibid. Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés 391

Si ce matériau millénaire que les initiés qualifient aujourd’hui de « géo-sourcé » est encore le plus répandu dans les enveloppes et les structures des habitations du monde, il est largement méconnu et les techniques constructives tendent à disparaître. On peut s’interroger sur ce qui fonde et relie ensemble le souci du gros œuvre de la terre chez des professionnels et des propriétaires d’anciennes fermes de la région Auvergne- Rhône-Alpes. Caractérisant ces collectifs variables à travers la durée et les territoires, leur attachement et leur détachement ont été constatés lors de situations diverses d’observation telles que des visites de chantiers, des ateliers des constructeurs, des conférences, des repas à la campagne, et des revisites en entreprises ou à domicile une décennie plus tard. En questionnant tout autant les qualifications que les disqualifications des maté- riaux dits géo-sourcés, les revers, à commencer par des effondrements répétitifs par- fois mortels, notre ancrage nous a permis d’aiguiser un regard réflexif et historique sur les coopérations de proximité qui se font et se défont par des connexions transfron- talières entre des êtres mouvants de manière relationnelle dans des systèmes sociaux entiers. Il est peut-être nécessaire de reconnaître la singularité des passerelles franco- germaniques, cherchant à répondre aux difficultés de l’absence de filières de matériaux propres aux habitations en terre et à leur renouveau sur les sols français. Dans un espace-temps diffus, la construction, la déconstruction et la reconstruction de cir- cuits de matérialités terreuses, mais aussi de personnes et autres vivants, d’énergies, de savoirs et de sens, s’étayent et s’effondrent selon des tactiques, au coup par coup, sans prévision, jouant avec les discontinuités spatiales et temporelles des dispositifs de gouvernementalité de l’habitat durable en Europe. De la relégation urbaine à la revitalisation de l’habitat en milieu rural, l’étude de l’ensemble des implications pratiques de la terre est complexe. Ses multiples dimen- sions dans nos conditions de vie engagent les humanités environnementales à faire preuve d’une liminarité féconde entre des domaines généralement scindés par nos catégorisations. Le passage des frontières qu’elles tracent entre des savoirs très hétéro- gènes, et non seulement entre disciplines, met au défi d’un travail d’enquête collective, transdisciplinaire, afin de dissiper le trouble d’une vision morcelée entre nature et société et de bâtir le fond commun des circuits de connaissances d’une totalité dyna- mique plus vaste que les épreuves singulières.

Résumé À partir d’une enquête ethnographique conduite de 2006 à 2018 dans des chantiers de rénovation et de construction de maisons individuelles en terre crue et en marge des grandes villes de la région Auvergne-Rhône-Alpes, ce texte propose d’examiner com- ment la circulation des échanges franco-germaniques, dont font preuve les acteurs du gros œuvre, fonde l’ingéniosité et l’intelligibilité de leurs gestes singuliers. Après avoir présenté le cadre bâti et rural de la mise en œuvre actuelle d’un matériau millénaire, disponible mais diversement accessible selon les pays du monde, l’analyse de l’ensemble des implications pratiques montrera le caractère tactique des mouvements liminaires. Multiplier les points de vue, parfois antagonistes, dans un espace-temps diffus et au regard des humanités environnementales permet de repenser les phénomènes sociaux 392 Revue d’Allemagne totaux et l’ensemble des implications pratiques entre des domaines généralement scin- dés par le dualisme entre nature et culture, entre sociétés et sciences.

Abstract Based on an ethnographic survey conducted from 2006 until 2018 in building sites and renovation projects of detached houses with earth materials in the margins of the big cities in Auvergne-Rhône-Alpes region, the paper aims to examine how the circula- tion of Franco-German exchanges between actors in the main work builds the ingenuity and the intellibility of their singular gestures. After having presented the built and rural environment of current implementation of a building material for millennia, available but diversely accessible across national jurisdictions, the analysis shows the tactical dimension in the movements of liminality. The multiplication of perspectives, sometimes antagonistic, in a dispersed space-time and in terms of environmental humanities, ena- bles to rethink the total social phenomena and the overall practical implications between fields generally divided by the dualism of nature and culture, societies and sciences. VARIA

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 395 T. 50, 2-2018

Le sacrifice du sauveur ? Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante de 1632 à nos jours

Frank Muller *

Diß ist der Mann der helfen kann La mort dramatique de Gustave Adolphe à la bataille de Lützen le 6/16 novembre 1632 (1) a engendré très vite après sa mort un flot de prêches et de feuilles volantes mettant en valeur sa qualité d’envoyé de Dieu pour sauver la « vraie » religion et son sacrifice. En fait, avant même son débarquement à Peenemünde, sur l’île d’Usedom, en Poméranie, une campagne de propagande par l’écrit et par l’image s’était mise en place en Allemagne, notamment à partir de Hambourg, ville de la Hanse restée neutre parce que non menacée encore par l’avancée des troupes impériales. Ce flot de feuilles volantes a souvent été analysé et reproduit (2), mais avant d’en examiner quelques-unes parues après la mort du roi, il faut revenir un instant sur la très ancienne discussion sur les buts de guerre de Gustave Adolphe, qui a depuis longtemps oscillé entre les interprétations confessionnelles mettant en avant la volonté de sauver le protestan- tisme allemand et celles qui pointaient l’esprit de conquête du roi et sa volonté de faire de la Baltique un « lac suédois » protégé par des possessions en Allemagne du Nord (3). En réalité, ainsi que l’énonçait clairement Michael Roberts, les aspects politiques et religieux ne peuvent être séparés :

* Professeur émérite d’histoire moderne, Université de Strasbourg. 1 Cette double datation résulte du fait que les protestants continuèrent pendant assez longtemps à utiliser le calendrier julien, alors que les catholiques étaient déjà passés au calendrier grégorien. De façon symbolique, les grands moments commémoratifs des xixe et xxe siècles ont toujours eu lieu le 6 novembre. 2 Voir surtout les ouvrages de W. Harms et de J. R. Paas cités en bibliographie, mais beaucoup de ces feuilles volantes ont été reproduites dans les nombreux ouvrages consacrés à la guerre de Trente Ans. 3 Bonne synthèse du contexte politico-idéologique (hors religion), in : Johannes Burkhardt, Der Dreißig- jährige Krieg, Francfort-sur-le Main, Suhrkamp, 1992, p. 51-63, et de la question religieuse, p. 128-143. 396 Revue d’Allemagne

« In the world of the early seventeenth century the two could scarcely be dissociated. Poli- tics were to a large degree influenced by religion ; the cause of religion was sustained by political weapons. Gustavus Adolphus was neither a single-minded Protestant Hero, nor a ruthless Realpolitiker : he was both » (4). Dans ses ouvrages très stimulants, mais quelque peu hagiographiques, Günter Baru- dio le présente même comme le héros du droit, défenseur des « libertés germaniques », et son interprétation se fonde sur des sources précises, même si là encore il est difficile de dissocier sincérité et Realpolitik. Mais le fait d’intituler le chapitre sur Lützen « Lüt- zen – ein letztes Leiden » et d’y inclure l’image du pélican se saignant pour ses petits, sur laquelle je reviendrai, montre bien que l’auteur, à juste raison d’ailleurs, ne dissocie pas le politique et le religieux. Quoi qu’il en soit, il ne sera question ici que des aspects religieux, d’autant que ce n’est tout de même pas un hasard si le flot propagandiste évoqué plus haut se fonde constamment sur la Bible et plus précisément sur l’idée d’un envoyé de Dieu pour sau- ver le protestantisme en Allemagne (5), qu’il soit qualifié de nouveau Moïse, de Josué, de Gédéon, de Samson, de Judas Maccabée ou aussi de nouveau roi Josias, destructeur des idoles, i. e. du catholicisme, et allié des Assyriens contre le pharaon, donc ici allié des Allemands contre l’empereur (6). Ces comparaisons vétérotestamentaires montrent combien, aux heures de lutte, le protestantisme militant se voit comme nouvel Israël, aussi bien dans la lutte des Provinces-Unies contre l’Espagne que dans celle, malheu- reuse, des États de Bohême contre l’absolutisme de Ferdinand II et plus tard dans la résistance des Camisards contre les troupes de Louis XIV. Or il se trouve qu’incontes- tablement à cette époque, le protestantisme dans l’Empire était réellement menacé : l’Édit de restitution de 1629 visait explicitement à déposséder les États protestants de leurs acquisitions postérieures à la paix d’Augsbourg de 1555. Il suffisait de contempler la situation dans les pays héréditaires ou pseudo-héréditaires des Habsbourg, c’est- à-dire l’Autriche et les États de la Couronne de Bohême, où la « Constitution renou- velée » de 1627 dépouillait pratiquement les diètes de leurs prérogatives, après que le catholicisme, très minoritaire, ait été rétabli par la force après la Montagne-Blanche (1620). Cette situation explique aussi que les « frères ennemis » luthériens et calvinistes se soient unis, après bien des hésitations pour certains, derrière la bannière de Gustave Adolphe, les derniers nommés, notamment le malheureux « roi d’un hiver », l’ex-élec- teur palatin Frédéric V, et Guillaume V de Hesse-, étant plus immédiatement intéressés par un retournement de situation en leur faveur. Le grand nombre de soldats

4 Michael Roberts, Gustavus Adolphus, Londres/New-York, Longman, 1973 (2e éd.), p. 46. 5 Hellmut Zschoch, « Größe und Grenzen des “Löwen von Mitternacht” », Zeitschrift für Theologie und Kirche, Tübingen, 91 (1994), cahier 1, p. 25-50, ici p. 28-29, particulièrement note 14, montre très juste- ment à mon sens que cette propagande, aussi exagérée et problématique qu’elle puisse être considérée aujourd’hui, s’accordait à la mentalité et aux espoirs des protestants de l’époque. 6 On peut d’ailleurs remarquer que fort peu de feuilles volantes et d’écrits polémiques mettent direc- tement en cause Ferdinand II et Maximilien de Bavière, les deux principaux responsables du début de la guerre et de son prolongement. Même s’il faut tenir compte du financement partiel de l’armée suédoise par la France catholique, cela montre entre autres qu’il ne semble guère avoir été question pour le roi de Suède de se faire élire empereur, comme nombre de contemporains et d’historiens postérieurs le supposaient. Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 397 anglais et écossais dans les rangs « suédois », le soutien à la fois financier et militaire des Provinces-Unies – aux prises avec les troupes du stadhouder Frédéric Henri, les Espa- gnols ne pouvaient guère intervenir dans l’Empire – montrent la réalité de l’union poli- tico-religieuse derrière le « Lion de Minuit », qui, selon des prophéties chiliastes venant notamment des milieux paracelsiens et rosicruciens, devait vaincre enfin l’Antéchrist, i. e. l’Église romaine, d’où l’abondance dans les feuilles volantes de propagande du motif de la Bête apocalyptique, associée depuis les débuts de l’imagerie polémique de la Réforme à la Prostituée de Babylone coiffée de la tiare papale. De plus, le roi, depuis son débarquement, avait toujours dit qu’il respecterait le culte catholique, ce qui fut le cas notamment après la conquête de deux hauts lieux du catholicisme, Mayence et Munich, où le souverain assista même à une messe, le paradoxe étant qu’en Suède, les calvinistes étrangers étaient tolérés, mais les catholiques impitoyablement poursuivis, les dirigeants suédois craignant toujours un retour offensif du catholicisme porté par la branche polonaise des Vasa. Dans toute cette littérature de propagande, Gustave Adolphe est constamment présenté comme l’Envoyé du Très-Haut et parfois même comme le Messie (sic !), ceci est souvent visualisé par la main de Dieu tendant le glaive au roi, selon les paroles de Jérémie à Judas Maccabée : « Prends ce glaive saint, il est un don de Dieu et avec lui tu briseras les ennemis » (II Mac. 15,16) ou simplement par des rais de lumière qui tombent sur lui. Certaines feuilles font plus ou moins explicitement la comparaison avec le Christ, se servant notamment du jeu de mots Sued/Deus. Une autre, intitulée Königlicher Majestät zu Schweden…/ von GOtt zugeordnete/ Englische Wagenburg (Un rempart de chariots organisée par Dieu pour le roi de Suède) (7), presque entièrement constituée de citations bibliques, montre des anges protégeant le roi en prières par des chariots, des roues et un bouclier, tandis que d’autres chassent les soldats ennemis, déjà menacés par un violent orage. Au premier plan gisent au sol de part et d’autre des masques et un serpent coiffé d’un bonnet de jésuite symbolisant la fausseté du parti adverse. Levant les yeux vers le ciel, le roi y voit une croix scintillante d’où partent les mots fameux de la « vision de Constantin » : « In hoc signo vinces », incitant ainsi le croyant à la prière pour le roi et la cause du protestantisme. Plusieurs feuilles relatent la prise d’Augsbourg par les Suédois, épisode d’une grande importance symbolique pour les protestants et plus spécifiquement pour les luthériens, la Confession d’Augsbourg ayant été présentée à Charles-Quint en 1530. Ce n’est évidemment pas un hasard si Gustave Adolphe a débarqué en Allemagne le jour même (dans le calendrier julien) du centenaire de cet événement, au moment où le protestantisme allemand était au plus bas. De plus, Augsbourg avait été occupée depuis plusieurs années par les troupes bavaroises, qui avaient mis les catholiques à la tête de la ville, alors que la majorité de la population était protestante et qu’aupa- ravant la cohabitation s’était relativement bien passée pendant des décennies. Dans la polémique protestante à ce sujet, le roi de Suède combattait là encore l’Antéchrist, sous la forme principale de Jésuites, traités généralement de jesuwider (littéralement :

7 Repr. Paas – 1627. Repr. et commentaire par Michael Schilling, in : Um Glauben und Reich. Kurfürst Maximilian I., catalogue d’exposition sous la dir. de Hubert Glaser, Wittelsbach und Bayern II, 2, Munich, 1980, p. 400, n° 639. 398 Revue d’Allemagne ceux qui sont contre Jésus) et détestés en tant que fer de lance de la Contre-Réforme, comme l’avaient été les dominicains et les franciscains un siècle plus tôt. Dans la plus intéressante de ces feuilles l’Augusta angustiata (Augsbourg angoissée) sous la forme d’une femme à terre voit apparaître son libérateur, lequel lève ses yeux vers le ciel où brille le Tétragramme et qui est désigné comme étant « der Mann der helfen kann » (L’homme qui peut aider (8)), d’où mon titre. Plus explicites encore, certaines feuilles volantes étaient conçues pour être accro- chées chez soi afin de pouvoir leur adresser des prières ; l’une d’elles, qui porte un titre double et fort explicite : Salutatio quotidiana/ intuentis/ regiam effigiam et Täglicher Gruß/ In anschawung/ Deß Königlichen Bildnuß (Salutation quotidienne en regardant le portrait du roi) (9), se compose du portrait du roi, puis d’une prière en latin dans la colonne de gauche et en allemand dans la colonne de droite, qui recommande à cha- cun de faire chaque matin une prière pour le héros protégé par Dieu. On est là dans le cas de figure de la prière d’intercession des catholiques à l’adresse des saints et certains pamphlétaires catholiques ne se sont pas fait faute de le souligner ironiquement (10). Le dernier quatrain de cette prière est particulièrement intéressant : « Sey auff, und schlag sie auß dem Land Durch Gottes Macht und starcke Hand Schaff Fried und Freyheit in dem Reich Dein ist Scepter und Cron zugleich » (11). Le dernier vers doit évidemment s’interpréter comme une invite à se faire proclamer empereur, mais l’auteur a pu aussi, fût-ce inconsciemment, penser à la couronne du martyr, chacun sachant que le roi s’exposait dans les combats.

In regem non mortuum Très vite après que la mort du roi ait été confirmée (il y a eu des rumeurs pendant quelque temps, mais pas de confirmation officielle ; Wallenstein lui-même n’a vrai- ment été convaincu du décès de son adversaire que fin novembre), les réactions de l’Allemagne protestante ont été amples et unanimes, en particulier dans les villes libres qui avaient accueilli leur héros avec effusion : Augsbourg, Francfort, Nurem- berg, etc., mais aussi dans les territoires princiers, en particulier en Saxe, même si l’électeur de Saxe, Jean-Georges, le « Bierjörge », ne s’était allié que par contrainte au roi de Suède et ne mit guère de temps après la mort du roi à reprendre ses tractations avec l’empereur.

8 Cf. H. Zschoch, « Größe und Grenzen des “Löwen von Mitternacht” » (note 5), p. 35. 9 Paas – 1551. Repr. et commentaire par M. Schilling, in : Um Glauben und Reich (note 7), p. 398, n° 634. 10 Il y a au moins un exemple antérieur comparable dans le luthéranisme, c’est celui du fameux portrait de Luther à la colombe du Saint-Esprit, par Hans Baldung Grien (1521), dont une dépêche à la curie du nonce Aleander, délégué du pape à la diète de Worms, nous apprend que les gens « l’achètent, l’embrassent et vont jusqu’à l’emporter dans le palais impérial ». Voir à ce sujet, Frank Muller, Images polémiques, images dissidentes. Art et Réforme à Strasbourg (1520-vers 1550), Baden-Baden, Koerner, 2017, p. 49-55. 11 (Lève-toi et chasse les du pays/ Par la puissance de Dieu et sa forte main/ Apporte la paix et la liberté dans l’Empire/ Le sceptre et la couronne sont à toi.) Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 399

À Strasbourg par exemple, l’émotion, au moins officielle, fut vive : le 9 décembre 1632, de nombreux cultes dans les sept églises paroissiales furent célébrés à sa mémoire et on ne s’étonnera pas que les pasteurs se réfèrent une fois encore à Judas Maccabée, au roi Josias, tout cela accompagné de psaumes et de chorals. Encore un an après la mort de Gustave Adolphe, à la demande du chancelier Oxenstierna, trois jours d’hommages cultuels furent décrétés, car selon le texte du Magistrat le roi avait donné sa vie « für das allgemeine Evangelische Wesen, und zur erhaltung der Teutschen Freyheit » (pour le protestantisme dans son ensemble et pour la sauvegarde des libertés allemandes). On remarquera qu’une fois de plus le politique et le religieux sont associés. Mais c’est surtout à travers les feuilles volantes et les écrits de circons- tance rédigés soit en latin, soit en allemand par les lettrés locaux, Bernegger, Becht, Freinsheim, Gloner, etc., qu’on peut prendre la mesure de l’importance de l’événe- ment, fût-ce au prix d’un lyrisme ampoulé courant à l’époque (12). La notion de sacri- fice est évidemment omniprésente et on relève parfois des comparaisons affirmées ou discrètes avec le sacrifice du Christ. Faute de pouvoir analyser tous ces hommages, où la survie symbolique du souverain est souvent réaffirmée (d’où le titre de cette partie, qui est tiré d’une de ces feuilles volantes), il suffira de considérer trois de ces témoignages, un peu postérieurs, qui montrent que contrairement à ce qui est parfois affirmé, le souvenir de ce que les pro- testants considéraient comme la mission du roi est resté vivace au moins jusque vers la fin des années 1630, même si assez rapidement la guerre devenue vraiment européenne ne se préoccupait plus guère de religion. La première feuille, qui date de 1633, a un titre programmatique, puisqu’elle s’intitule Der Schwede lebet noch (ill. 1) (13). Ce titre est évidemment à prendre au sens symbolique et veut inciter les protestants à continuer le combat. Cette allégorie assez élaborée et visuellement frappante est explicitée par le texte en vers allemands qui l’accompagne et qui est un bel exemple de la poésie baroque de l’époque. Des personnifications de l’Antiquité : Famose (Fama), Mnemose (Mnemosyne) et les muses Uranie et Melpomène, ainsi que la Sulamite, dialoguent en passant de la lamentation funèbre de « notre Samson », de « notre « Maccabée », qui « a vaincu dans la mort même », à une exaltation joyeuse, car « le Suédois vit encore », expres- sion plusieurs fois répétée et qui termine le texte. Vainqueur symbolique de la mort, le héros se dresse sur un rocher central flanqué de deux autres, chacun ceint d’une couronne (Tre Kronor, qui figurent sur les armoiries royales suédoises). Sur le rocher de gauche se tient un écu aux armes de Suède, sur celui de droite les armes de l’électorat de Saxe (la feuille a probablement été fabriquée en Saxe). Gustave Adolphe tient d’une main le bâton de maréchal et de l’autre une épée dans laquelle

12 Sur tout ce contexte strasbourgeois, voir le mémoire de master dactylographié de Pierre Krieger, La ville libre d’Empire de Strasbourg et la Suède de Gustave II Adolphe durant la guerre de Trente Ans : négociations, alliance et propagande (1631-1633), Université de Strasbourg, Faculté des Sciences historiques, 2014, p. 242-270 et annexes 6-20 et 28-30. 13 Repr. et commentaires, in : Wolfgang Harms (éd.), Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts II : Die Sammlung der Herzog August Bibliothek in Wolfenbüttel, Bd. 2 : Historica, Munich, Verlag Kraus, 1980, p. 305. 400 Revue d’Allemagne

Ill. 1 : Der Schwede lebet noch (HAB Wolfenbüttel). Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 401 s’entrelacent des rameaux d’olivier, le désignant ainsi comme maître de la paix et de la guerre. Comment ne pas songer là à la représentation courante du Christ du Jugement dernier, de la bouche duquel sortent une épée pour juger les méchants et un rameau d’olivier pour apporter la paix aux bons ? Au-dessus de lui, deux anges brandissant des palmes et une couronne lui confèrent à la fois l’aura du vainqueur et celle du martyr. On est là, une fois encore, dans une histoire du Salut à peine laïcisée, d’autant qu’en haut à gauche une figure céleste souffle un vent divin qui met en fuite l’armée de l’Antéchrist symbolisée par l’inévitable bête à sept têtes d’Apocalypse 17, une des têtes portant la couronne papale. Cette fusion du terrestre et du divin peut être illustrée par deux extraits du texte : « Der Schwede lebet noch und wird so lange leben / Bis er den Garaus hat dem Pabst und Pabstum gegeben » (Le Suédois vit encore et vivra / jusqu’à ce qu’il ait occis le pape et la papauté) et « Der Schwede lebet noch und wird auch ewig leben / Wenn Christus wird das Reich dem Vater übergeben » (Le Suédois vit encore et vivra éternellement / quand le Christ aura remis le Royaume à son Père [c’est-à-dire après le Jugement dernier]). Les efforts du chancelier Oxenstierna pour reconduire l’alliance des protestants allemands dans la Ligue de Heilbronn, qui date de la même année, sont donc sublimés, si l’on peut dire, dans cette allégorie qui l’inscrit dans la lutte contre le Mal ; le « Suédois qui vit encore » doit donc être compris comme, au-delà même de la personne du héros, la survivance du « Bon combat » mené par la Suède. On remarquera d’ailleurs que rien, ni dans le texte, ni dans l’image, ne fait précisément allusion à l’ennemi véritable, c’est-à-dire l’empereur et la Ligue catholique, mais il était facile de comprendre qu’il s’agissait aussi d’une lutte réelle. Une feuille plus tardive, datant probablement du printemps 1636, et rédigée en néerlandais (il est probable, vu le sujet, qu’il y ait eu une version antérieure en alle- mand), Droom – Spoock, Ofte des Koninghs van Swedens Geestes (Le fantôme vu en rêve, ou l’esprit du roi de Suède) (ill. 2). Probablement éditée à Utrecht et illustrée par un des bons graveurs néerlandais de l’époque, Crispijn de Passe le Jeune, elle proviendrait de la chancellerie royale suédoise (ce qui paraît douteux quand on lit le texte), car il est indiqué qu’elle a été « gedruckt voor den Svveetschen Autheur, Anno 1636 » (imprimé pour l’auteur suédois en 1636), auteur qui intervient lui- même dans le texte pour conclure. Il s’agit certainement d’une des feuilles les plus originales de la polémique de l’époque : l’image comme le texte me paraissent d’une inspiration shakespearienne évidente (on songera par exemple aux visions qui apparaissent à Richard III avant la bataille de Bosworth). L’intention est clairement politique, on le verra, mais visualisée de façon très particulière. Il s’agit en effet de stigmatiser la paix de Prague, signée en mai 1635 entre l’empereur et la plupart des princes luthériens, à l’exclusion des calvinistes et de la Suède. Elle est visualisée par le banquet de l’arrière-plan à gauche, qui pourrait faire penser au festin de Belshat- sar (Balthazar) décrit en Daniel 5, où une inscription de feu indique au roi sa fin prochaine. Le fantôme de Gustave Adolphe apparaît en rêve à l’électeur de Saxe, qui dort coiffé de sa couronne, et le somme de se réveiller au sens littéral et figuré du terme (Ontwaeckt ! ontwaeckt ! ontwaeckt ! est-ce un hasard si ces trois mots qui débutent 402 Revue d’Allemagne

Ill. 2 : Droom Spoock (Hessischen Landes-und Hochschulbibliothek Darmstadt). Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 403 l’exhortation de Gustave Adolphe font penser au coq qui chante trois fois lors du renie- ment de saint Pierre ?). Il lui rappelle leur alliance passée et toute sa campagne, en évo- quant son sacrifice à Lützen, tel le pélican, symbole qu’on retrouvera dans l’exemple suivant, et la dernière victoire des Suédois sur les Saxons à Havelberg en Brandebourg en décembre 1635 (visualisée par la carte de la bataille au pied du lit, comme s’il s’agis- sait d’une carpette), en menaçant avec sa torche de porter à nouveau le feu en Saxe, ce qui sera d’ailleurs réellement le cas plus tard. Un des conseillers de l’électeur et négo- ciateur de la paix, le docteur During, semble se repentir de son action, brandissant un papier portant l’inscription « pardon en immer pardon », alors que le personnage assis à gauche et tenant un livre de cantiques, Dr. Hoy, c’est-à-dire Matthias Hoe von Hoenegg, prédicateur de cour de l’électeur et depuis longtemps partisan de la paix avec l’empereur, invoque la sincérité de l’alliance, mais aussi les circonstances qui ont changé, la dévastation du pays, etc. Curieusement le soi-disant auteur suédois fait montre d’esprit d’ouverture, semble l’appuyer et demande à l’électeur d’user de son influence (des plus problématiques dans la réalité) sur l’empereur pour qu’il restaure l’Empire dans son état antérieur. Une dernière allusion biblique et non des moindres me paraît être le geste du fantôme indiquant de sa main gauche la blessure de son flanc droit : le spectateur de l’époque pouvait difficilement ne pas penser au « coup de lance » donné à Jésus par un soldat (Jean 19). Il faut enfin dire quelques mots d’un ouvrage rarement commenté, celui d’un pasteur néerlandais, Bartholomaeus Hulsius, complété et illustré lui aussi par Crispijn de Passe le Jeune. Le livre, intitulé Den onderganck des Roomschen Arents door den Noordschen Leeuw (L’aigle romain vaincu par le lion du Nord) est paru à Amsterdam en 1642 (Hul- sius était déjà décédé à l’époque) et se présente sous la forme d’un livre d’emblèmes à la gloire de Gustave Adolphe, chaque image étant commentée par quatre quatrains (14). La page de titre montre, de part et d’autre du titre, Gustave Adolphe brandissant son épée à gauche et une femme en noir (Desolata Germania) désignant des cadavres d’enfants mutilés gisant devant elle. Dans le haut de l’image, la Renommée souffle dans une trompe et brandit le Chapeau symbole de la Liberté (Patria Libertas) ; on peut remarquer à ce propos qu’il s’agit d’un symbole lié à la lutte des Provinces-Unies (on le trouve par exemple dans le monument funéraire de Guillaume d’Orange dans la Nieuwe Kerk de Delft) et qu’à ma connaissance on ne trouve guère en Allemagne, preuve qu’un certain nombre de contemporains se rendaient compte qu’il s’agissait bien d’une guerre euro- péenne. Dans le corps du texte, la plupart de ces images sont allégoriques, mais d’autres se réfèrent à des événements historiques réels : ainsi la treizième représente le roi mort, avec la bataille de Lützen à l’arrière-plan (ill. 3). Un rayon lumineux venu du ciel illu- mine son visage, alors que sur un rocher à gauche se trouve un pélican nourrissant ses petits de son sang, claire allusion au sacrifice du monarque. Dès les premiers siècles du christianisme, puis au Moyen Âge, à partir notamment du Physiologus, le pélican symbolise le sacrifice du Christ, mais aussi sa résurrection. Quand on sait que nombre d’illustrations antérieures le placent au-dessus du Crucifié, l’assimilation du sacrifice

14 Voir commentaire et repr. de la page de titre, in : Ilja M. Veldman, Crispijn de Passe and his Progeny (1564-1670). A Century of Print Production, Rotterdam, Sound & Vision Publishers, 2001, p. 334-337. 404 Revue d’Allemagne du roi à celui du Christ ne peut que venir à l’esprit du lecteur de l’époque. D’autre part, Hulsius était un prédicateur contre-remontrant, c’est-à-dire calviniste intransigeant, et de Passe venait d’une famille mennonite, deux confessions qui a priori avaient quelques raisons d’avoir peu de sympathies pour les luthériens, mais comme évoqué plus haut les différences confessionnelles intra-protestantes étaient en train, non de disparaître, mais de s’estomper provisoirement face à un ennemi commun.

Ill. 3 : Den onderganck des Roomschen Arents (La Haye, Koninklijke Bibliothek). Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 405

Dank dem Retter der Freiheit ! À la fin de la guerre et pendant une assez longue période, il n’a plus guère été question de Gustave Adolphe en Allemagne, alors que, de manière compréhensible, son renom est resté important en Suède : il fut le modèle guerrier de Charles XII, mais la mort de celui-ci marqua la fin de la période de grande puissance (Stormaktstiden) de la Suède, et si Gustave III se revendiqua à nouveau de son illustre prédécesseur, c’est dorénavant à titre de « grand ancêtre » (c’est l’époque où on lui éleva des statues à Stockholm et à Göteborg). Il est devenu un héros national suédois, sans grandes références à son action dans l’Empire, sauf, comme on le verra, en réaction aux célébrations entreprises en Allemagne à partir des années 1840, en un lieu de mémoire qui allait rapprocher les deux nations : Lützen (15). Dans le contexte allemand, outre quelques gravures d’art populaire du début du xviiie siècle, dont il sera question plus loin, il faut tout de même noter un renouveau d’intérêt pour le roi de Suède vers la fin du siècle, grâce notamment à l’Histoire de la guerre de Trente Ans de Schiller, publiée en 1791, où l’écrivain, malgré sa sympathie évidente, affirme que la mort du roi arrivait au moment où le retournement en faveur des protestants était devenu irrésistible et que son décès était le dernier service qu’il avait rendu à l’Allemagne. Plus intéressants pour notre propos sont les deux poèmes de jeunesse de Hölderlin consacrés à Gustave Adolphe, datant de 1789 et non publiés à l’époque. S’ils n’ajoutent pas grand-chose à sa gloire littéraire, ils n’en sont pas moins représentatifs, dans leur enthousiasme Sturm und Drang, de ce que pouvait retenir la jeunesse luthérienne de l’époque de cette guerre. Il faudrait pouvoir citer l’intégralité des deux poèmes (16), d’un pathos extraordinaire ; on en jugera par exemple par les premiers vers : « Gustav Adolf Kommt, ihr Kinder von Teut ! Ihr Kinder von Teut ! zum Tale der Schlacht Entblößet die Häupter, ihr Kinder von Teut ! Und schauet nieder mit heiligem Blick ! Denn hier – hier starb der Mann » (17). Au milieu du poème est évoqué le personnage du « traître », reprenant une légende propagée, semble-t-il, assez rapidement après la bataille par les Suédois et selon laquelle le roi aurait été tué par derrière par un de ceux qui l’accompagnaient, le duc Franz Albrecht de Saxe-Lauenbourg, personnage en effet assez douteux qui a

15 Il ne semble pas qu’en 1813, peu avant la bataille de Leipzig, le roi de Suède Charles XIV Jean, pourtant vainqueur d’Oudinot à Großbeeren, tout près de Lützen et non loin de Breitenfeld, ait eu l’idée de com- mémorer quoi que ce soit. Mais il est vrai que le Français Bernadotte n’était Suédois que depuis peu ! 16 Voir Jochen Schmidt (éd.), Friedrich Hölderlin. Sämtliche Gedichte, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 2005, p. 75-79 et commentaires p. 542-545. 17 (« Approchez, enfants de Teut ! / Vous, enfants de Teut ! dans la vallée du combat / Découvrez vos têtes, enfants de Teut / Et contemplez avec un regard saint ! / Car c’est ici – ici que mourut l’homme. ») Depuis le xvie siècle, Teut était l’ancêtre mythique des Germains. D’autre part, la bataille de Lützen s’est déroulée dans une plaine et non dans une vallée, mais il s’agit évidemment d’une métaphore, qui fait probablement allusion à la « vallée de l’ombre de la mort » du Psaume 23,4 ; ce psaume est souvent interprété comme la promesse de la vie éternelle auprès du « Bon Berger ». 406 Revue d’Allemagne continuellement changé de camp, mais dont on sait depuis assez longtemps qu’il n’était pour rien dans la mort du monarque. Il est arrivé souvent dans l’histoire, quand on ne voulait pas admettre qu’un héros ait pu mourir de mort « naturelle », fût-elle guerrière, qu’on accuse un bouc émissaire. Pour rester dans notre période, quand Bernard de Saxe-Weimar, celui qui parvint à galvaniser l’armée suédoise à Lützen malgré la mort du roi et réussit en 1639 à prendre aux Impériaux la forteresse de Breisach sur le Rhin, mourut peu de temps après d’une forte fièvre, on accusa Richelieu, son « employeur » de l’avoir fait empoisonner pour garder Breisach et contrôler l’Alsace, dont Bernard espérait faire son duché ; mais il semble là encore que c’était faux. Vient ensuite la longue liste des remerciements au sauveur de la liberté (c’est le premier vers qui m’a donné le titre de cette partie), à celui qui a vaincu tant de fois, au juge des assassins de la veuve et des faibles, à celui qui a séché les larmes des martyrs, à celui, pour résumer, qui a mené le bon combat, le tout ponctué de O Gustav ! Gus- tav !, interjections qui reviennent encore dans le second poème, qui se divise en fait en un poème classique suivi d’une ode inspirée formellement par Klopstock. Le ton devient cosmique et apocalyptique : au jour du Jugement, Jehovah (sic), qui accable les ennemis des « leçons de ma bouche », des « enfants de mon Luther », proclame à l’intention de Gustave Adolphe : « Dein Lohn sei herrlich ! du Gesegneter ! » (Que ta récompense soit splendide ! toi qui est Béni !). En 1882 encore, dans sa nouvelle Gustav Adolfs Page, l’écrivain suisse Conrad- Ferdinand Meyer reprend, de façon au moins suggérée, la thèse du complot infernal, le prince de Saxe-Lauenbourg étant comparé au démon ; mais c’est surtout les nom- breuses comparaisons du roi au Christ qui rythment ce récit : la scène où il rudoie les princes allemands pillards fait penser au Christ chassant les marchands du temple, par ailleurs motif ancien de la propagande antipapiste, et l’auteur fait explicitement le rapprochement avec Jésus entrant à Jérusalem lors de l’entrée de Gustave Adolphe à Naumburg, où la foule l’acclame, dans la mesure où, dans les deux cas, la mort est proche. Enfin, si Meyer imagine que le page Leubelfing, personnage historique mor- tellement blessé dans la bataille aux côtés du roi, était en fait une jeune fille déguisée, c’est très probablement pour faire la comparaison avec Marie-Madeleine. En considérant maintenant la production artistique sur le sujet, on s’aperçoit qu’en Suède comme en Allemagne, le xixe siècle, principalement à partir des années 1840, a produit de très nombreuses peintures, dessins et gravures qui exaltent le personnage du roi, en le montrant principalement en chef de guerre, sa mort à Lützen étant très souvent représentée. L’objectif de la peinture d’histoire de l’époque était de le mon- trer en « grand homme », comme ce fut le cas pour Frédéric II par exemple, plutôt que d’insister sur sa fonction de sauveur du protestantisme allemand (18). Toutefois il

18 On trouvera chez Siegfried Müller, « Der Dreißigjährige Krieg in der deutschen Historien- und Genremalerei des 19. Jahrhunderts », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 1 (1999), p. 1-27, des analyses détaillées à ce sujet, ainsi que, pour l’art suédois, Allan Ellenius, « Gustav Adolf i bildkonsten : från Miles Christianus till nationell frihetssymbol » (Gustave Adolphe et les beaux-arts : du Miles christia- nus au symbole national de liberté), in : Kersti Holmquist (dir.), Gustav II. Adolf – 350 år efter Lützen, Stockholm, Livrustkammaren, 1982, p. 91-111. Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 407 y a eu à plusieurs reprises, notamment dans l’art populaire, des références explicites à ce dernier aspect. On peut même trouver parfois des allusions christiques : en 1843, un peintre munichois, H. Glindemann, dont on ne connaît rien par ailleurs, réalise La mort de Gustave Adolphe dans la bataille de Lützen, en visualisant la narration drama- tique de Schiller (19), mais il substitue un cheval blanc au véritable cheval brun du roi, nommé Streiff et qui, gravement blessé, a été naturalisé et figure dans une vitrine de la Livrustkammaren (salle d’armes devenue un musée) du palais royal de Stockholm. Or, dans le symbolisme chrétien, le Christ est parfois représenté comme un cavalier chevauchant un cheval blanc, en référence à Apocalypse 19,11 : « Alors je vis le ciel ouvert, et un cheval blanc apparut. Celui qui le monte s’appelle Fidèle et Vrai, il juge et fait la guerre avec justice » (20). Sachant que ce passage fait notamment référence à II Mac. 3,25 et 11,8 et que Gustave Adolphe a été très souvent comparé à Judas Maccabée, on ne peut guère douter de l’intention de l’artiste. Peut-être est-ce surtout dans le contexte plus large de l’art populaire que ce renou- veau est le plus palpable : des gravures parfois coloriées et visiblement destinées à être fixées au mur font leur apparition à partir de ces années 1840. Éditées à Berlin, à Francfort et à Wissembourg (cette dernière sans doute destinée principalement aux luthériens alsaciens), elles s’intitulent Der Fels der Kirche (Le rocher de l’Église) et diffèrent relativement peu entre elles, comme on va le voir (ill. 4) (21). Dans les différentes versions (22), on trouve quatre personnages identiques, une table d’autel au milieu, sur laquelle trônent un calice et une patène entre un crucifix (23), qui se détache au milieu d’un énorme rocher sur le sommet duquel se dresse une église, dont les deux tours sont reliées, dans deux des images, par l’œil de Dieu inscrit dans le triangle trinitaire. Sur l’antependium figure une fois encore le premier vers du « cantique de Luther » : Eine feste Burg ist unser Gott, qui verbalise l’église fortifiée qui couronne la représentation et qui est entourée de deux quatrains, dont je traduis simplement le premier vers du second, qui donne le ton : « Le rocher de l’Église, fondé sur la Parole de Dieu ». Il y a sans doute là aussi une allusion à la Jérusalem céleste, même s’il fallait là les explications d’un pasteur.

19 , Geschichte des Dreißigjährigen Kriegs, in : Karl-Heinz Hahn (éd.), Schillers Werke Nationalausgabe, Bd. 18 : Historische Schriften, Zweiter Teil, Weimar, 1973, p. 270 sqq. 20 Voir à ce sujet, S. Müller, « Der Dreißigjährige Krieg in der deutschen Historien- und Genremalerei des 19. Jahrhunderts » (note 18), p. 11. 21 Voir l’article sur ce sujet de Gerhard Seib, « Gustav Adolf und “Der Fels der Kirche” – Zu einer Populärgrafik des 19. Jahrhunderts », in : Gustav Adolf, König von Schweden. Die Kraft der Erinnerung 1632-2007, Lützen, Museum Schloß Lützen, 2007, catalogue sous la dir. de Maik Reichel et Inger Schuberth, Dößel, J. Stekovics Verlag, 2007, p. 153-158. 22 J’ai choisi ici la 3e version analysée par G. Seib (note précédente) pour la qualité de la reproduction, mais elle ne diffère qu’assez peu des autres. 23 Le crucifix, absent en milieu réformé, signifie qu’on s’adresse en premier lieu aux luthériens, mais les rapprochements entre les deux confessions à partir du début du xixe siècle font que ce sont les protes- tants dans leur ensemble qui pouvaient se sentir concernés, d’autant qu’en pays réformé, en Palatinat ou en Hesse-Kassel par exemple, on devait se souvenir que l’emprise du catholicisme militant avait pu être arrêtée par l’intervention suédoise, les princes concernés ayant été les premiers alliés allemands du roi. 408 Revue d’Allemagne

Ill. 4 : Der Fels der Kirche (Archives de l’auteur).

Pour en venir aux personnages, ils sont regroupés deux par deux : du côté gauche (mais à droite du Christ, comme dans les représentations médiévales de la Cru- cifixion), on trouve Luther et Mélanchthon, les rénovateurs« » de l’Église, Luther tenant, comme dans de nombreuses représentations des débuts de la Réforme, un livre ouvert, qui est évidemment la Bible et plus particulièrement le Nouveau Testa- ment, résumé par la phrase « Das Evangelium von Jesu Christo dem Sohne Gottes » (L’Évangile de Jésus-Christ, le Fils de Dieu) (24). Du côté droit se tient dans une atti- tude martiale Gustave Adolphe, au pied duquel un écriteau en forme de bouclier proclame : « Für Menschenwohl und Religion, hab ich bis in den Tod gestritten » (J’ai combattu jusqu’à la mort pour le bien des hommes et pour la religion), les deux autres versions disant pratiquement la même chose. À côté de lui se trouve un per- sonnage qui est désigné dans toutes les versions comme Bernard de Saxe-Weimar, mais qui est en réalité Charles XII (25), assez reconnaissable, ne serait-ce que par son uniforme, typique des débuts du xviiie siècle, du moins dans cette version. Même s’il avait en effet réussi, par la Convention d’Altrandstädt (1707), à contraindre l’empe- reur à rendre au culte protestant les églises silésiennes recatholicisées au mépris des stipulations des traités de Westphalie, on ne peut guère présenter Charles XII comme un héros du protestantisme. Et pourtant ce fut le cas si l’on en croit deux

24 Allusion évidente au christocentrisme luthérien, les protestants allemands sachant naturellement que Luther avait traduit en premier le Nouveau Testament. 25 Même G. Seib, « Gustav Adolf und “Der Fels der Kirche” » (note 21), fait la confusion… Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 409 gravures presque identiques, qui ont inspiré une peinture sur verre, le tout devant dater des années immédiatement postérieures à la Convention en question. Elles sont clairement à l’origine des images du xixe siècle (26). Luther y figure de façon origi- nale, comme image sur la page droite d’un livre ouvert, la Bible évidemment, devant le crucifix, dans une des gravures, alors que dans l’autre il est attablé à sa table de travail (certainement encore pour la traduction du Nouveau Testament) dans une vignette insérée au milieu des écus portant à peu près les mêmes paroles que dans les versions du xixe siècle. Mais il n’y a que deux personnages représentés en pied, Gustave Adolphe et Charles XII, chacun d’eux portant un bâton de commandement, et d’autre part il n’y a plus d’autel, le crucifix se détachant au milieu du rocher au- dessus du Livre et en-dessous de l’Église. Ce dernier point se comprend bien dans la mesure où les théologiens Luther et Mélanchthon sont absents, même si le premier est montré par une image dans l’image. En revanche, la présence des deux rois de Suède, dûment entourés de citations bibliques et de textes célébrant la Parole de Dieu, est moins immédiatement compréhensible au début du xviiie siècle. Les gravures doivent certainement dater des années 1707-1708, quand Charles XII était encore au faîte de sa puissance, avant sa fatale campagne de Russie. D’autre part, alliés à l’empereur, la majorité des princes allemands protestants, après avoir accueilli les réfugiés français à la suite de la Révocation de l’Édit de Nantes, participaient à la coalition antifrançaise de la guerre de Succession d’Espagne, qui n’avait rien d’une guerre de religion. Certains milieux protestants des villes libres, qui avaient beau- coup perdu de leur pouvoir politique et où furent évidemment confectionnées ces images, se demandaient-ils s’il ne faudrait pas un jour refaire appel au dirigeant du pays qui avait sauvé le protestantisme allemand, Charles XII ayant explicitement pris modèle sur son prédécesseur (27) ?

Une exposition et ses enjeux Le propos de mon article doit beaucoup à la remarquable exposition qui a eu lieu à Lützen en 2007, pour le 475e anniversaire de la mort de Gustave Adolphe. Elle se proposait d’examiner différentes facettes de la mémoire du oir et de déterminer s’il fut bien un « Christ und Held », selon les termes de ce qui a sans doute été la dernière biographie de ce type, l’ouvrage de Johannes Paul, publié en 1932 et tout imprégné de ce que Günter Barudio, plus récemment, qualifiait très justement de «Deutschtüme- lei » nationaliste. Intitulée Gustav Adolf, König von Schweden. Die Kraft der Erinnerung 1632-2007 (28), cette exposition expressément commémorative, comme l’indique son sous-titre, se voulait aussi une réflexion sur la façon dont les différentes époques jusqu’à nos jours ont perçu le rôle du roi dans ses dimensions politiques et religieuses ; le sous-titre reste d’ailleurs volontairement neutre à ce sujet. Fruit d’une collaboration étroite entre la

26 Voir repr. et commentaires chez G. Seib, ibid., p. 156-158. 27 Comme l’expriment les paroles qui lui sont attribuées sur l’écu devant lui : « Ich folg Gustavo nach in seinen Tugendt [und] Sitten » (Je suis Gustave dans ses vertus et ses mœurs), phrase reprise dans les versions du xixe siècle. 28 Voir la référence du catalogue en note 21. 410 Revue d’Allemagne ville de Lützen et la Lützenstiftung de Göteborg, l’exposition a pu bénéficier, outre les fonds importants de ces deux institutions, de pièces exceptionnelles venant de la Livrustkammaren de Stockholm ; citons aussi celles issues de l’ancienne et remar- quable collection d’Oskar Planer (1853-1931), citoyen de Lützen passionné par Gustave Adolphe, conservée aujourd’hui à la Bibliothèque universitaire d’Uppsala. Logée dans quelques pièces du petit château de Lützen, où Wallenstein a d’ailleurs passé les deux nuits avant la bataille (avant de faire mettre le feu à la ville pour gêner l’ennemi…), l’exposition était très bien conçue et mise en scène. Outre de nombreux tableaux, statuettes, gravures et objets d’art représentant le roi, la grande vitrine contenant les armes et les vêtements tachés de sang du roi en constituait évidemment le nœud cen- tral, forme contemporaine et luthérienne du reliquaire. On peut noter à ce propos que, quelques années auparavant, le roi avait fait envoyer à Stockholm des vêtements ensanglantés qu’il portait lors d’une bataille en Prusse en mai 1527 contre les Polo- nais (29), pour, ainsi qu’il a été noté plus tard, en garder « mémoire éternelle ». Même si la Livrustkammaren existait depuis assez longtemps, ce don constitua la pièce inaugu- rale du premier musée suédois (30). Les vêtements tachés de sang portés par le roi à Lüt- zen, dont des soldats ennemis l’avaient dépouillé, sans d’ailleurs qu’ils sachent dans l’immédiat de qui il s’agissait, ont plus tard été reconnus comme étant ceux du roi et conservés ensuite comme « trophées » à Vienne. Ce n’est qu’en 1920 que le gouverne- ment autrichien, reconnaissant à la Croix-Rouge suédoise de son soutien pendant la guerre et dans les mois de misère d’après 1918, les a rendus à ce pays. Mais l’exposition s’insérait dans un contexte plus large, d’abord parce qu’une impo- sante statue en pied du roi orne l’angle principal de l’hôtel de ville, constituant ainsi la figure tutélaire de la cité, ensuite et surtout parce qu’à la sortie nord-ouest, dans la direction de Leipzig, là même où s’est déroulée la bataille, se dresse un ensemble de constructions appelée la « Schwedeninsel », groupées autour de la chapelle commémorative. Tout part d’une grosse pierre, trouvée sur le champ de bataille à l’endroit supposé de la mort du roi, et nommée depuis lors le « Schwedenstein », pierre sur laquelle fut apposée le monogramme du roi et la date de 1632 et qui très vite a attiré des pèlerins. C’est en 1832, lors de la commémoration du deuxième centenaire de la bataille, que fut décidée l’érection d’un monument incluant cette pierre ; Karl Friedrich Schinkel, le grand architecte prussien de l’époque, était le concepteur d’un baldaquin néo- gothique en fonte orné de citations bibliques, qui fut inauguré en 1837. On notera aussi que c’est dans ce contexte de renouveau du souvenir que fut fondé également en 1832 le

29 Barbro Bursell, Zum Gedächtnis eines Königs. Gustav II. Adolf und die königliche Rüstkammer, Stockholm, Livrustkammaren, 2007, p. 24-25, fait remarquer que c’était aussi une manière pour le roi d’affirmer sa légitimité vis-à-vis de la branche polonaise des Vasa, que son père Charles IX avait déjà dû combattre. 30 Dans un esprit analogue, le roi de Danemark Christian IV, blessé et ayant perdu un œil dans la bataille navale de Kolberger Heide contre la flotte suédoise en 1644, fit faire des boucles d’oreille à partir de deux éclats de métal qui l’avaient atteint et en fit présent à sa maîtresse, Vibeke Kruse. Cette parure est toujours conservée au château de Rosenborg à Copenhague (voir le catalogue Christian IV and Europe, Copenhague, 1988, p. 177, n° 633). Il y a pourtant une différence de taille : dans ce dernier cas, on reste dans le domaine privé. Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 411

Gustav-Adolf-Verein, qui existe toujours sous le nom de Gustav-Adolf-Werk et qui était destiné à soutenir les minorités protestantes, où qu’elles soient (31). Puis, après plusieurs projets dans la seconde moitié du xixe siècle, ce fut un mécène suédois, le consul Oscar Ekman, qui fit construire une chapelle commémorative « dans le style suédois » par un jeune architecte, Lars Wahlman (ill. 5). La première pierre fut posée le 6 novembre 1906 et l’inauguration, à laquelle assistèrent notamment des représentants de tous les régiments suédois ayant participé à la bataille, eut lieu le 6 novembre 1907. Vint s’y ajouter dans les années trente une petite maison en bois peint, suivie d’une autre dans les années soixante. La chapelle est un monument très évocateur, statues, monogrammes et armoiries de Gustave Adolphe étant omniprésentes. Elle est d’une architecture puissante, pesante même, très différente des bâtiments ecclésiaux habituels en Allemagne. L’intérieur, à plafond de bois, évoque un peu un navire et conserve, outre des vitraux aux armoiries des nobles suédois, finlandais, allemands et anglais ayant servi sous le règne du roi, un imposant triptyque peint placé au-dessus du maître-autel et représentant dans sa partie centrale des angelots surplombant la représentation de la bataille au loin, et sur les volets extérieurs les portraits en pied de Luther à droite et de Gustave Adolphe à gauche, les deux « quasi-saints » du luthéranisme (ill. 6). Sous le triptyque est marquée en suédois la phrase initiale du choral de bataille du roi, probablement dû à l’aumô- nier du roi, Fabricius, et censé avoir été chanté le matin de Lützen : Verzage nicht, du Häuflein klein (Ne perds pas courage, petit troupeau). Ce choral a joui d’une grande popularité dans le luthéranisme (Bach a par exemple utilisé la première strophe dans

Ill. 5 : Chapelle commémorative de Lützen (Archives de l’auteur).

31 Voir, sur ce sujet, les articles du catalogue cité en note 21, p. 137-152. 412 Revue d’Allemagne la cantate BWV 32) et continue à être chanté. On pourrait dire que c’est un peu le pendant du célèbre choral de Luther, Eine feste Burg ist unser Gott (C’est un rempart que notre Dieu), joignant ainsi par la « parole » les deux personnages, Luther ayant « apporté » la Réforme à la Suède, alors que Gustave Adolphe l’a sauvée par son inter- vention en Allemagne.

Ill. 6 : Triptyque à l’intérieur de la chapelle (Archives de l’auteur). Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante 413

Bibliographie NB : La bibliographie sur Gustave Adolphe étant pléthorique, je n’indique ici que les sources et ouvrages que j’ai consultés principalement. Günter Barudio, Gustav Adolf – der Große. Eine politische Biographie, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1985 (2e éd.). Günter Barudio, Der Teutsche Krieg 1618-1648, Francfort-sur-le-Main, Fischer Verlag, 1985. Johannes Burkhardt, Der Dreißigjährige Krieg, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992. Barbro Bursell, Zum Gedächtnis eines Königs. Gustav II. Adolf und die königliche Rüstkam- mer, Stockholm, Livrustkammaren, 2007. Uwe Gerig, Lützen, Königstein, Ruth Gerig Verlag, 1994. Wolfgang Harms (éd.), Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts II : Die Sammlung der Herzog August Bibliothek in Wolfenbüttel, Bd. 2 : Historica, Munich, Verlag Kraus, 1980. Wolfgang Harms (éd.), Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts IV : Die Sammlung der Hessischen Landes- und Hochschulbibliothek in Darmstadt, Tübingen, Nie- meyer, 1987. John Roger Paas (éd.), The German Political Broadsheet 1600-1700, vol. 5 : 1630-1631, Wiesba- den, Harrassowitz, 1996 ; vol. 6 : 1632, Wiesbaden, 1998 ; vol. 7 : 1633-1648, Wiesbaden, 2002. Maik Reichel, Inger Schuberth (éd.), Gustav Adolf, König von Schweden. Die Kraft der Erin- nerung 1632–2007, cat. d’exp. Museum Schloß Lützen, Dößel, Verlag Janos Stekovics, 2007. Silvia Serena Tschopp, Heilgeschichtliche Deutungsmuster in der Publizistik des Dreißigjähriges Krieges, Berne/Francfort-sur-le-Main, Peter Lang (Mikrokosmos, vol. 29), 1991. Andreas Wang, Der « miles christianus » im 16. und 17. Jahrhundert und seine mittelalterliche Tradition, Berne/Francfort-sur-le-Main, Peter Lang (Mikrokosmos, vol. 1), 1975.

Résumé Dès son débarquement en Allemagne, le roi de Suède Gustave Adolphe a été présenté par la propagande protestante comme l’envoyé du Très-Haut pour sauver le protestan- tisme allemand, en l’insérant dans une histoire du salut quelque peu laïcisée. Une vague d’écrits et de feuilles volantes illustrées accompagne sa campagne victorieuse. Après sa mort, l’accent va être mis sur son sacrifice et la comparaison avec le sacrifice du Christ apparaît même quelquefois. On affirme aussi que symboliquement il n’est pas mort et qu’il doit continuer d’inspirer la lutte contre « l’Antéchrist ». Après une relative éclipse au xviiie siècle, son souvenir est à nouveau fortement affirmé en Allemagne, sur le lieu de sa mort à Lützen, principalement à partir du 200e anniversaire de sa mort en 1832, et au début du xxe siècle, une chapelle à sa mémoire sera construite à cet endroit, asso- ciant, comme ce fut souvent le cas dès le début, le souvenir du roi à celui de Luther.

Zusammenfassung Schon gleich nach seiner Landung hat die protestantische Propaganda den König von Schweden, Gustav Adolf, als Gottes Abgesandten, um den deutschen Protestantismus zu retten, dargestellt. Er wurde in einer Reihe biblische Helden hineingegliedert und so in einer ein wenig verweltlichten Heilsgeschichte eingesetzt. Sein siegreicher Feldzug war von einer Flut von Schriften und Flugblätter begleitet. Sein Tod wurde als Opfer- tod dargestellt und mehrmals mit Christis Opfer verglichen. Man schrieb auch, daß er 414 Revue d’Allemagne symbolisch noch lebte und daß man ihn als Vorbild nehmen sollte in dem Kampf gegen den „Antichrist“. Nach relativer Verdunkelung im 18. Jahrhundert wurde im 19. Jahr- hundert sein Andenken in Deutschland wieder stark bestätigt und das hauptsächlich in Lützen, wo er den Tod fand. In 1832 wurden die 200 Jahren nach seinem Tod feierlich begangen, und anfangs des 20. Jahrhunderts baute man an der Stelle der Schlacht eine Gedächtniskapelle, wo man Gustav Adolfs Erinnerung mit derer Luther vereinigte. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 415 T. 50, 2-2018

Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale (octobre-novembre 1918) : Albert Schweitzer

Matthieu Arnold *

Lorsque, à l’automne 1918, Albert Schweitzer prêche, en allemand, en l’église Saint-Nicolas (Strasbourg), il est un orateur expérimenté : il a débuté son activité de prédicateur vingt ans plus tôt, à la fin de la première partie de ses études de théolo- gie, après avoir obtenu la « licentia concionandi » (autorisation de prêcher). De 1899 à 1912, il a prêché en tant que vicaire stagiaire puis, à partir du 14 novembre 1900, en tant que vicaire à la paroisse allemande de Saint-Nicolas (1). Saint-Nicolas, qui avait la particularité de comporter aussi une paroisse française, était marquée par le libéra- lisme théologique : ses pasteurs examinaient de manière critique tant les dogmes que les textes bibliques. La prédication de Schweitzer se caractérise notamment par ses accents éthiques : à la suite de Jésus, dont il s’agit d’actualiser les préceptes, Schweitzer exhorte ses paroissiens à œuvrer à l’avènement du Royaume de Dieu, c’est-à-dire d’un monde qui soit de plus en plus imprégné de l’« Esprit de Dieu et de Jésus » (2).

* Professeur en histoire moderne et contemporaine à la Faculté de théologie protestante, Université de Strasbourg, EA 4378. 1 De 1902 à 1912, Schweitzer a également été Privatdozent en Nouveau Testament à la Faculté de Théo- logie protestante de l’Université impériale de Strasbourg. 2 Les prédications de Schweitzer ont été éditées dans la série de ses « Werke aus dem Nachlaß » : Albert Schweitzer, Predigten 1898-1948, éd. Richard Brüllmann et Erich Grässer, Munich, Beck, 2001. – À l’exception de l’introduction de Richard Brüllmann, « Der Prediger Albert Schweitzer » (op. cit., p. 25-57), les études consacrées aux sermons de Schweitzer sont peu nombreuses, et l’on nous permet- tra en conséquence de renvoyer à quelques-uns de nos propres travaux portant sur ce thème : Matthieu Arnold, Albert Schweitzer. Les années alsaciennes 1875-1913, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2013 (2e éd.), p. 65-113 : « Le pasteur » ; id., « Les renvois autobiographiques dans les sermons de Lambaréné d’Albert Schweitzer », in : Dominique Dinet, François Igersheim (éd.), Terres d’Alsace, chemins de l’Europe. Mélanges offerts à Bernard Vogler, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2003, p. 33-49 ; id., « Les animaux dans les sermons d’Albert Schweitzer », Revue d’Alsace, 132 (2006), p. 245-259 ; id., « La mission dans les sermons d’Albert Schweitzer (1899-1909) », Positions luthériennes, 58 (2010), p. 51-69 ; id., « La prédication d’Albert Schweitzer, vicaire à la paroisse de Saint-Nicolas (1898-1912) », Revue 416 Revue d’Allemagne

En mars 1913, fidèle à un projet qu’il avait caressé depuis l’automne de 1905, Schweit- zer est parti comme médecin missionnaire pour l’Afrique, afin notamment d’expier les méfaits de la colonisation en soignant les indigènes et en leur annonçant le message de Jésus, qui libère de toutes les peurs (3). Rapidement, il s’est délié de la promesse, faite le 11 mai à la Société des Missions de Paris, d’être « muet comme une carpe » (4), et il a ajouté à son activité de médecin celle de prédicateur. Hélas, seuls quelques sermons de cette première période de son activité en Afrique nous ont été conservés (5), et l’on ignore la teneur de sa prédication durant les années de guerre. Durant cette période, ses coreligionnaires restés en Alsace avaient, pour la majorité d’entre eux, sacrifié à la rhétorique guerrière et nationaliste qui caractérise la plupart des sermons de 1914- 1918 (6), même si, sans doute, ces sermons alsaciens étaient moins outranciers que ceux qui avaient été prononcés dans le reste de l’Allemagne (7). En septembre 1917, Schweitzer et son épouse Hélène ont été rapatriés en Europe par les autorités françaises, en tant que prisonniers de guerre (ils étaient citoyens allemands, à l’œuvre au Congo français), puis internés successivement à Bordeaux, à Garaison (Hautes-Pyrénées) et à Saint-Rémy de Provence (8). Cette expérience doulou- reuse marqua durablement les époux Schweitzer, même si Albert sut se rendre utile en tant que médecin (9). À l’été de 1918, les époux Schweitzer rentrèrent en Alsace. Le 18 août 1918, il prê- cha à Gunsbach à l’occasion du 43e anniversaire de ministère pastoral de son père Louis Schweitzer. Deux semaines plus tard, le 1er septembre, il se fit opérer d’un abcès à l’intestin. Le 13 octobre, il retrouva sa communauté de Saint-Nicolas : conformément à

d’Histoire et de Philosophie religieuses, 93 (2013), p. 377-395 ; id., « Luther dans les sermons d’Albert Schweitzer (1899-1919) », Revue de l’Histoire du Protestantisme, 2 (2017), p. 157-167. 3 Voir Matthieu Arnold, « La mission dans les sermons d’Albert Schweitzer (1899-1909) », Positions luthériennes. Théologie, histoire, spiritualité, 58 (2010), p. 51-69. 4 Voir M. Arnold, Albert Schweitzer. Les années alsaciennes (note 2), p. 231. 5 Voir Albert Schweitzer, Les sermons de Lambaréné, éd. Jean-Paul Sorg et Philippe Aubert, Stras- bourg, Oberlin, 2002. 6 Voir Matthieu Arnold, « “Je ne suis pas venu pour apporter la paix…”. L’image et le message de Jésus-Christ dans les prédications de guerre, 1914-1918 », in : Frédéric Rognon (dir.), Dire la guerre, penser la paix, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 215-235 ; id., « Les prédications de guerre protestantes prononcées en Alsace à l’occasion de l’anniversaire du Kaiser », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 160 (2014), p. 57-76 ; id., « Die Kriegspredigten in Elsass-Lothringen 1914- 1918 », Jahrbuch für badische Kirchen- und Religionsgeschichte, 8-9 (2014-2015), p. 231-242. 7 Voir Wilhelm Pressel, Die Kriegspredigt 1914-1918 in der evangelischen Kirche Deutschlands, Göt- tingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1967 ; Karl Hammer, Deutsche Kriegstheologie 1870-1918, Munich, Kösel-Verlag, 1971 ; Matthieu Arnold, « La chaire au service de la patrie : prédications protestantes françaises et allemandes durant la Première Guerre mondiale », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 36 (2004), p. 135-154. 8 Voir Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée (1931), Gunsbach, Éditions AISL, 2017, p. 191-199. 9 Voir Patti M. Marxsen, Helene Schweitzer. A Life of Her Own, s.l., Syracuse University Press, 2015, p. 50-58 ; Louis Schweitzer, Journal (1914-1919), Gunsbach – Munster, AISL – Société d’histoire du val et de la ville de Munster, 2015, p. 262 (7 février 1918) : « Carte de mon frère Auguste du 7 janvier. Il a reçu une longue lettre d’Albert et d’Hélène. Albert aurait pu résider au lieu de son choix, mais il a décidé de rester à Garaison où il peut s’occuper activement dans le domaine médical et apporter beaucoup d’aide aux malades qui y sont négligés. » Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale : Albert Schweitzer 417 la promesse que lui avait faite le Directoire de l’Église de la Confession d’Augsbourg en Alsace et en Lorraine en 1912 (10), il fut réintégré dans le corps pastoral (il était parti en Afrique en demandant un congé sans solde), mais à nouveau en tant que simple vicaire et non pas en tant que pasteur titulaire. Pourtant, son ancienne paroisse avait d’autant plus besoin de lui que l’un de ses collègues de la période 1902-1912, Charles Théodore Gérold, avait été suspendu de ses fonctions au début de la guerre par les autorités alle- mandes, et que l’autre pasteur titulaire, germanophile, venait de perdre son poste.

1. Avenir de l’humanité et « respect de la vie » : les sermons d’Albert Schweitzer (13 octobre et 24 novembre 1918) Le 13 octobre 1918, cinq ans et demi après son départ pour l’Afrique, Schweitzer reprit son activité de prédicateur dans la paroisse qui lui était chère. Il prit pour texte de prédication Philippiens 4,7, passage biblique à partir duquel il avait délivré son mes- sage d’adieu le 9 mars 1913 : « Der Friede Gottes, welcher höher ist denn alle Vernunft, bewahre eure Herzen und Sinne in Christo Jesu » (La paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, maintienne vos cœurs et vos sens en Christ Jésus). En 1913, il avait rappelé à ses paroissiens l’importance de l’union à Jésus par l’ac- tion – un des leitmotivs de sa prédication entre 1899 et 1912 – et conclu son sermon par des accents missionnaires : il avait invité ses auditeurs à rechercher, ensemble, la paix et l’union de leur « pauvre volonté humaine » à celle de Jésus, de sorte que leur richesse intérieure et leur joie de vivre croissent, et qu’ils montrent ainsi la voie au reste de l’humanité (11). Il avait choisi (12) ce texte en 1913, à une époque où l’on redoutait un conflit entre les grandes puissances européennes. Mais ce texte était également de mise à l’automne de 1918, après quatre ans d’un conflit sanglant qui n’était pas encore achevé. Certes, Schweitzer n’avait pas connu personnellement les combats, meurtriers, qui s’étaient déroulés notamment en Alsace, sa région natale. Mais son père, qui était resté à Guns- bach, non loin de la ligne de front, durant toute la guerre, l’avait tenu informé de la situa- tion dans le village de son enfance (13). Quant à sa mère Louise, qui avait désapprouvé son départ pour l’Afrique, elle avait été une victime de la guerre : renversée par le cheval d’un soldat allemand, elle était décédée sans revoir Albert (14). Surtout, on peut imaginer que, dès son retour, Schweitzer n’a pas manqué de s’entretenir à propos de la guerre tant avec les habitants de la vallée de Munster que, plus tard, avec ses paroissiens de Saint-Nicolas. Et puis, lui-même avait pu constater les ravages causés par la guerre au Congo français : « Ces glorificateurs de la guerre, écrivait-il avec indignation en 1917 après avoir ul un article de journal qui comptait la guerre en valeur au nombre des “nobles aspirations à la gloire”

10 Voir M. Arnold, Albert Schweitzer. Les années alsaciennes (note 2), p. 234 sq. 11 Voir A. Schweitzer, Predigten 1898-1948 (note 2), p. 1195. 12 À la différence de la plupart de ses collègues, qui prêchaient sur l’un des textes fixés pour le dimanche, en fonction de l’année liturgique, Schweitzer avait pour habitude de choisir librement le passage biblique à partir duquel il prêchait. 13 Voir Matthieu Arnold, « Quand Louis Schweitzer racontait la “Grande guerre” à son fils Albert », Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, 97 (2017), p. 265-271. 14 Voir L. Schweitzer, Journal (note 9), p. 188 sq. 418 Revue d’Allemagne

de l’être humain, la voient peut-être idéalisée en quelque sorte par l’enthousiasme ou le sentiment de légitime défense. Mais leur exaltation tomberait peut-être, s’ils faisaient une seule journée de marche par les sentiers de la forêt vierge, sur l’un des théâtres de la guerre en Afrique. Ils rencontreraient à chaque instant les cadavres des porteurs qui, dans la soli- tude, ont succombé sous leur fardeau. Ces victimes innocentes, parties sans enthousiasme, dans l’obscurité et le silence de la forêt vierge, leur feraient comprendre ce qu’est réellement la guerre » (15). Dans sa prédication du 13 octobre 1918 (16), Schweitzer constate avec douleur les changements qui, depuis son départ, se sont produits dans sa communauté de Saint-Nicolas : « Parmi les jeunes garçons qui, du haut de la tribune, entonnaient des chorals d’une voix claire, nombreux sont ceux qui sont morts adultes et reposent sur une terre lointaine. Tous, vous avez connu des privations sévères et avez perdu des êtres qui vous étaient chers. Nombre d’entre vous ont vu s’écrouler ce qu’ils avaient acquis par leur travail. D’autres ont dû donner leurs fils alors qu’ils comptaient sur eux pour leurs vieux jours. D’autres encore ont peiné afin d’assurer l’avenir de leurs enfants, et ces derniers ne sont plus là » (17). Dans ces circonstances, comment traiter le thème de sa prédication et parler de la « paix de Dieu » ? Comment passer de la douleur au recueillement apaisé ? Schweitzer refuse tout discours théologique convenu qui consisterait à tenir la « volonté de Dieu » (Gottes Wille) pour un principe explicatif universel qui interdise toute révolte voire toute interrogation humaines. Certes, fait-il observer, lorsqu’on considère les événe- ments avec quelque distance, souvent on comprend ce qui, sur le moment, parais- sait obscur. Toutefois, dans la vie des individus comme dans celle des peuples et de l’humanité, bien des choses demeurent dépourvues de sens, dans lesquelles le mal ne se dissout pas simplement dans le bien : « Celui qui veut expliquer pourquoi une mère doit donner son fils unique, pourquoi un ami trahit son ami et pourquoi les phrases creuses triomphent de la vérité sombrera dans la confusion » (18). Tout ce que Schweitzer peut dire, c’est que la volonté de Dieu est orientée vers un but spirituel (19). Il prend ainsi le contrepied des prédications de guerre, qui liaient cette volonté à des triomphes militaires. Il ne cherche pas non plus à expliquer les événements, mais il se demande à quoi ils pourront servir : « Que vais-je faire d’eux ? » (20). En d’autres termes, non pas : « Pourquoi se sont-ils passés ? », mais : « Quelle leçon spirituelle puis-je en tirer ? » Pour Schweitzer, les événements doivent conduire à ce que « nous autres, êtres humains, les peuples, l’humanité deviennent toujours plus parfaits [vollkomme- ner] ». C’est en cherchant la pacification Befriedigung( ) que nous parviendrons à la paix

15 Albert Schweitzer, À l’orée de la forêt vierge. Récits et réflexions d’un médecin en Afrique équatoriale française (1921), Paris, Albin Michel, 1995, p. 209. 16 Le manuscrit autographe de ce sermon a été présenté au public lors de l’exposition Schweitzer à la Bibliothèque nationale et universitaire (Strasbourg). Voir le catalogue Albert Schweitzer. Entre les lignes, sous la dir. de Benoît Wirrmann et Jean-Paul Sorg, Strasbourg, 2015, p. 109. 17 A. Schweitzer, Predigten 1898-1948 (note 2), p. 1199. 18 Voir ibid., p. 1199. 19 Voir ibid., p. 1200. 20 Ibid., p. 1200. Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale : Albert Schweitzer 419

(Friede) de Dieu (21). Ce discours à la première personne du pluriel, avec un « nous » qui englobe l’humanité tout entière, est remarquable. Certes, Schweitzer évoque en pas- sant l’avenir spirituel du peuple allemand (« unser Volk » (22)). Mais il parle, bien plus longuement, des « autres peuples » et de « tous les peuples » (23). Le souci pour le peuple allemand ne s’oppose pas à celui pour l’humanité tout entière, bien au contraire : « Et de même que, pour trouver la paix, il nous faut penser à l’avenir spirituel de notre peuple, il nous faut songer également à celui de l’humanité. Il faut qu’advienne une huma- nité au sein de laquelle les peuples soient unis par des visées spirituelles et qu’ils aspirent à ce qu’il y a de plus élevé ici bas » (24). Pour que cette humanité (Menschheit) ait un avenir, il faut, explique le prédicateur, abandonner les faux idéaux et passer de l’absence d’humanité (Nichthumanität) à l’humanité (Humanität). Et Schweitzer de réintroduire – en dépit du « chaos dans lequel se débat aujourd’hui l’humanité » – le thème du Royaume de Dieu, leitmotiv de sa prédication d’avant 1914 (25). Il s’agit de l’idée que, petit à petit, des êtres humains, toujours plus nombreux, seront gagnés par l’esprit de Jésus et vivront conformément à son message : « Ce que nous pensons, nous autres gens religieux, n’a rien à voir avec [la propagande], mais se rapporte à ce que notre Seigneur exprimait par les mots “Royaume de Dieu”. […] Sans doute les événements qui se sont accumulés entre les êtres humains ajournent-ils actuellement ce qui ressemble au Royaume de Dieu. Il nous faut écarter des obstacles qui n’existaient pas auparavant. Mais lorsque, dans le cœur de personnes nombreuses, se lèvera l’état d’esprit qui doit venir, alors tous ces obstacles seront surmontés. Lorsque l’Esprit se manifeste avec pureté et puissance, rien ne peut lui résister » (26). C’est pourquoi Schweitzer peut conclure sa prédication avec des accents optimistes, même s’il sait que l’avènement d’une humanité meilleure prendra un certain temps : « Nous avons enterré des hommes et des espérances plus que nulle autre [génération] dans l’histoire. Mais de la destruction par laquelle il nous a fallu passer nous voulons sauver la foi en l’avenir de l’humanité [Menschheit] comme l’idéal le plus précieux et, dans cette époque nouvelle, le transmettre aux générations futures (27). Le soleil de l’espérance ne luit pas encore sur nos chemins. Pour l’instant, la nuit se prolonge, et notre génération ne connaîtra plus l’aube du jour nouveau. Mais, si nous sauvons la foi en ce qui doit venir, alors la lumière des étoiles éclairera notre chemin. Viens, paix de Dieu, remplis nos cœurs, viens à notre secours ! » (28).

21 Voir ibid. 22 Ibid., p. 1201 sq. 23 Voir ibid., p. 1201 sq. 24 Ibid., p. 1202. 25 Voir Albert Schweitzer, L’Esprit et le Royaume, traduit de l’allemand et présenté par Jean-Paul Sorg, s. l., Arfuyen, 2015 ; Matthieu Arnold, Albert Schweitzer. La compassion et la raison, Lyon, Olivétan, 2015. 26 A. Schweitzer, Predigten 1898-1948 (note 2), p. 1202. 27 Ibid., p. 1202 sq. 28 Ibid., p. 1203. 420 Revue d’Allemagne

Après avoir, le 3 novembre 1918, abordé des questions plus terre à terre, les soucis quotidiens de ses paroissiens, et avoir appelé ces derniers à la solidarité (29), Schweitzer revient, le 24 novembre 1918, à la question de l’avenir de l’humanité. Trois jours plus tôt, les soldats allemands ont quitté Strasbourg et les troupes fran- çaises ont été accueillies en triomphe. Désormais, maints Strasbourgeois donnent libre cours à leurs sentiments de revanche, voire de haine, à l’égard des « Vieux-Allemands ». C’est donc dans une atmosphère pesante que Schweitzer est amené à prendre la parole, devant un auditoire qui, sans doute, mêle Altdeutschen et Alsaciens de souche. Sur le plan de l’année liturgique, le culte du 24 novembre est consacré au « souvenir des défunts » : lors de ce dernier dimanche de l’année ecclésiastique, qui précède le temps de l’Avent, on a coutume, dans l’Église de la Confession d’Augsbourg, de faire mémoire des défunts de l’année qui s’achève ; des représentants de leurs familles sont présents, et l’on peut donc penser qu’en l’église Saint-Nicolas, l’auditoire est nombreux ce matin-là. Schweitzer commence sa prédication de manière abrupte, sans enjoliver les circons- tances effroyables dans lesquelles on meurt durant la guerre : « Pour la cinquième fois [depuis 1914], alors que l’automne s’apprête à céder la place à l’hi- ver, il nous faut faire mémoire non seulement de ceux qui sont morts emportés par l’âge, la maladie ou un accident, mais aussi de ceux qui, dans une guerre meurtrière, sont tombés frappés par la main d’hommes. Comment sont-ils morts ? Un coup de feu a traversé leur corps et ils se sont vidés de leur sang ; durant des jours, ils se sont consumés dans les gémis- sements, accrochés aux fils de fer barbelés, sans que personne ne puisse leur porter secours ; dans la nuit, ils sont morts de froid sur une terre gelée ; des explosions les ont ensevelis ou les ont projetés dans les airs après les avoir déchiquetés ; en bouillonnant, l’eau a entraîné par le fond le bateau sur lequel ils se trouvaient ; ils se sont battus contre les vagues jusqu’à l’épuisement ou, enfermés dans la cale, se sont arc-boutés contre ses parois, apeurés et impuissants. Quant à ceux qui ne sont pas morts sur terre ou dans l’eau, ils s’en sont rentrés, après avoir souffert à l’hôpital militaire tous les tourments durant des semaines et des mois, pour être contraints de lutter avec la vie et l’existence d’un estropié » (30). Toutefois, ces souffrances endurées par des hommes des mains d’autres hommes appartiennent au passé. Il s’agit maintenant de faire mémoire d’eux. De quelle manière ? « Je crois, poursuit Schweitzer, qu’il nous faut – nous autres hommes [Men- schen] de tous les peuples – leur promettre quelque chose » (31). Quel est le contenu de cette promesse ? « Que leur mort n’a pas été vaine. Ils se sont sacrifiés dans tous les pays, chacun pour pro- téger son peuple contre les atrocités de la guerre et pour lui préserver la paix. Et il faut que chaque peuple remercie ses morts pour cela. Dans les pays auxquels a été accordée la victoire, on exprime la signification de leur mort par les cris d’allégresse qui ruissentb au-dessus des tombeaux. Dans [les pays] qui ont été vaincus, on songe à eux avec douleur. Ce sont les circonstances extérieures qui ont décidé que pour les uns la mort scellerait la victoire, et pour les autres elle ne serait pas couronnée de succès. Mais telle n’est pas la signification ultime de leur mort. Désormais, alors que nous regardons la guerre comme quelque chose de passé, ceux qui ont été sacrifiés se tiennent comme une troupe au sein de

29 Voir ibid., p. 1203-1207. 30 Ibid., p. 1208. 31 Ibid., p. 1209. Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale : Albert Schweitzer 421

laquelle il n’y a plus de différence de race ni de nation, comme des êtres humains qui sont unis dans la douleur et la souffrance, et qui exigent de nous quelque chose » (32). Avant d’exposer le contenu de cette exigence, on relèvera que Schweitzer parle des « circonstances extérieures » qui ont décidé de la victoire ou de l’échec. Schweitzer se distingue de ses collègues qui liaient victoire et cause juste, voire qui associaient Dieu au triomphe du camp de la « justice », de la « vérité » et du « bien ». Deux jours après Schweitzer, son ancien collègue de Saint-Nicolas, Charles Théodore Gérold, prêchera dans le cadre d’un « Te Deum » – culte d’action de grâces destiné à remercier Dieu pour la victoire de la France – en l’église protestante du Temple Neuf. À la différence de la prédication de Schweitzer, le sermon de Gérold n’a pas été conservé, mais le résumé qu’en donne la brochure destinée à immortaliser la célébration (33) nous renseigne sur son contenu : après être monté en chaire, le pasteur Gérold, est-il écrit, rend hommage « à nos frères français, ces vaillants soldats qui, au premier appel de la patrie, ont quitté leurs familles, leurs travaux, leurs projets et leur espérance, et ont marché d’un seul cœur pour la délivrance des frères captifs et la défense de la patrie » (34). La prédication de Schweitzer, quant à elle, fait mémoire de toutes les victimes de la « Grande guerre », quelle que soit leur nationalité. Surtout, son contenu la rapproche d’une confession du péché plus que d’un hommage aux disparus : « C’est de notre faute [Schuld] qu’ils sont morts. Avec quelle légèreté [avant la guerre], on songeait, dans tous les peuples, au bien-être et aux maux de l’individu [des einzelnen Men- schen]. On avait trop peu de considération pour la vie humaine, cette valeur mystérieuse et irremplaçable » (35). Aussi faut-il désormais accorder à la vie bien plus d’importance qu’on ne l’a fait jusqu’alors : « Nos enfants devront puiser dans notre expérience et garder tout au long de leur vie, comme un héritage qui leur a été légué, la conviction que le commandement “Tu ne tueras point” a une valeur beaucoup plus fondamentale que nos parents et nous-mêmes ne le pen- sions. […] Que le respect de la vie et de la souffrance humaines – même à l’égard des plus humbles et des plus obscurs d’entre les hommes – soit désormais la loi d’airain qui régisse le monde ! » (36). « Respect de la vie » (Ehrfurcht vor dem Leben) : l’expression est lancée. C’est la pre- mière fois que ces termes, que Schweitzer avait prononcés dans un de ses derniers cours à Strasbourg en février 1912, puis « redécouverts » en Afrique, apparaissent dans un de ses sermons (37). Schweitzer s’attache à réconcilier les êtres humains entre eux, à appeler

32 Ibid. 33 En souvenir des services religieux qui ont été célébrés au Temple-Neuf de Strasbourg le 26 novembre 1918, pour fêter l’entrée des troupes dans notre ville…, Strasbourg, Imprimerie Alsacienne, 1919 (BNU Strasbourg : M.702.651). 34 Ibid., p. 4. 35 A. Schweitzer, Predigten 1898-1948 (note 2), p. 1209 sq. 36 Ibid., p. 1210. 37 Voir Matthieu Arnold, « Le respect de la vie dans les sermons d’Albert Schweitzer, avant et après la fin de la Première Guerre mondiale (1918-1919) », in : Matthieu Arnold (dir.), Albert Schweitzer et le respect de la vie, Strasbourg, Association de la Faculté de Théologie protestante, 2018, p. 101-115. 422 Revue d’Allemagne chacun d’entre eux à respecter la vie humaine ; quelques mois plus tard, il plaidera, également du haut de la chaire, pour le respect de toute vie, la vie animale, voire végé- tale, comme la vie humaine. Appeler au respect de la vie était d’autant plus important que, durant la guerre, nombre de prédications protestantes s’étaient attachées à balayer les réticences que les soldats pouvaient éprouver devant le geste homicide : la vie de l’ennemi, leur objectait-on, ne valait rien, car il était l’incarnation du mal (38). Le sermon de Schweitzer est éloigné de tout manichéisme, de tout triomphalisme et de tout nationalisme. À tel point, sans doute, que si l’on ignore sa prédication d’avant- guerre, qui tançait avec courage le nationalisme du Reich tel qu’il se manifestait aux colonies et ailleurs, l’on pourrait n’y entendre – à tort – que réserve voire hostilité à l’endroit des nouveaux maîtres de Strasbourg et de l’Alsace. Les morts de tous les pays, unis sans distinction dans le trépas, insiste-t-il, ont une leçon à donner aux vivants : « Nous sommes appelés à faire le pas que jusqu’à présent l’humanité ne pouvait pas accomplir. Nous ne pouvons pas faire autrement, car les défunts nous y aident et nous y contraignent. “Il y aura encore plus de souffrance, de cris et de douleur, car le [monde] premier est passé.” Ce qui est premier, c’est le monde dans lequel il n’y avait pas de respect pour la vie humaine, monde qui s’est détaché lui-même de la loi de l’amour divin pour se placer sous le pouvoir de la misère que des êtres humains peuvent causer à leurs semblables. Ce qui est second, l’autre monde, c’est le Royaume de Dieu, pour lequel Jésus, pour lequel des millions [de personnes] sont mortes durant ces mois si nous ne rendons pas leur mort inutile, nous la génération [Geschlecht] qui entend tout en n’entendant pas et qui voit tout en ne voyant pas [Matthieu 13,13] » (39). Comme dans sa prédication du 13 octobre, Schweitzer se garde de raviver les anta- gonismes nationaux. Si, au début de son sermon, il a parlé, dans un registre proche des sermons de ses contemporains, des millions de personnes « sacrifiées », c’est pour exhorter ensuite ses auditeurs à œuvrer à l’avènement d’une humanité réconciliée qui, enfin, prenne au sérieux le commandement du « respect de la vie ». Il juge cette tâche d’autant plus urgente que « ce que nous négligerons de faire, durant des siècles, aucune génération au monde ne pourra le rattraper » (40). Le sermon du 24 novembre 1918 prononcé par Schweitzer différait tant des discours prononcés en chaire à la même époque qu’il valut à son auteur d’être surveillé par la police française (41).

2. Triomphe sur l’ennemi, réveil du protestantisme et redressement de la France : trois sermons français à titre de comparaison Rares sont les sermons de l’automne 1918 qui nous ont été conservés. Toutefois, nous pouvons comparer les sermons de Schweitzer à une prédication prononcée le 9 décembre 1918, soit moins d’un mois après l’Armistice, par le pasteur Pierre Maury

38 Voir les travaux de W. Pressel et de K. Hammer cités à la note 7. Pour la France, voir Laurent Gamba- rotto, Foi et Patrie. La prédication du protestantisme français pendant la Première Guerre mondiale, Genève, Labor et Fides, 1996. 39 A. Schweitzer, Predigten 1898-1948 (note 2), p. 1211. 40 Ibid., p. 1212. 41 Voir ibid., p. 1208, note 19, qui se réfère à un manuscrit de Gustave Woytt, neveu de Schweitzer : Die Polizeiberichte über Albert Schweitzer, 1919-1921. Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale : Albert Schweitzer 423

à Castres (42). Ce sermon porte sur un verset de l’épître de Paul aux Romains : « Tenant compte du temps où nous sommes, l’heure est venue de vous réveiller de votre som- meil » (Romains 13,11). Comme Schweitzer, Maury utilise l’image d’une aurore ou d’une aube nouvelle, mais il estime qu’elle est déjà là, après « quatre années dans l’ombre de la souffrance et de la mort ». Comme Schweitzer également, il estime que l’heure présente a une importance capitale, voire qu’elle est « unique ». Sans grande surprise, le thème du sacrifice – et de la mémoire qu’il faut en faire – apparaît dès le début de sa prédication : « Pensez, mes frères, à tous nos morts, à ceux qui ont compris que le don de leur vie était quelque chose de grand, quelque chose qui appartenait non au domaine médiocre des sen- timents quotidiens, mais au domaine grandiose des destinées mêmes de l’espèce. » Toutefois, la référence aux morts ne revêt pas la même fonction que dans le sermon de Schweitzer. Pour Maury, par leur grandeur, ces défunts qui ont fait « don de leur vie » doivent inviter les vivants à ne pas sombrer dans la « mesquinerie », l’« égoïsme » et la médiocrité, auxquels ils ont succombé une fois brisé l’élan des nobles aspirations de 1914. Lorsque Maury parle de la « solidarité sanglante » entre tous ceux qui ont vécu cette guerre, il s’agit d’une solidarité entre tous les membres de la même nation, la France, et non pas d’une solidarité entre les peuples. En revanche, alors que la dimen- sion œcuménique était absente des sermons de Schweitzer, le sermon de Maury com- porte des accents œcuméniques remarquables : « Il faut enfin, mes frères, avoir le courage de le reconnaître. Nous avons trop vécu dans les chapelles de nos piétés étroites dans une attitude à la fois peureuse et hautaine. Et nous, protestants, devons particulièrement nous accuser et nous humilier, portant peut-être l’hérédité d’anciennes persécutions, orgueilleux d’une foi laborieusement acquise, nous demeurons très loin et très seuls. » Tandis que Schweitzer critiquait l’acquiescement de tous au nationalisme et le mépris de la vie qui en a résulté, Maury, dans son autocritique, dirige ses flèches prin- cipalement contre les ecclésiastiques protestants et contre les chrétiens : « Et tous, après la surprise première, ont réalisé avec amertume que – de cet isolement spi- rituel – ils étaient responsables et que si l’Église n’est pas une lumière sur la route humaine, c’est que les chrétiens n’ont pas su la faire briller comme il fallait, ou qu’ils l’ont tenue si loin qu’elle n’était plus pour notre civilisation qu’un lumignon fumant, à demi éteint, sans puissance de chaleur ni de rayonnement ! » Dans une France plus marquée par le combat contre les Églises et le christianisme que dans l’Alsace de Schweitzer, Maury est sensible au « fossé » qui croît entre les pro- testants et le reste de la société, ainsi qu’à l’« indifférence » à l’égard de leur religion: pour lui, elle est plus mortifère pour le protestantisme que les « hostilités violentes » dont il a été victime dans le passé. Aussi estime-t-il que la survie de l’Église se joue à présent. Il faut que les protestants sortent de leur sommeil, sans quoi ce dernier glis- sera peu à peu vers la mort :

42 Texte à paraître dans la revue Foi & Vie. Nous remercions Frédéric Chavel, maître de conférences à la Faculté libre de théologie de Paris (Institut protestant de théologie), de nous avoir communiqué ce sermon avant sa parution. Afin de ne pas déflorer la publication dansFoi & Vie, nous paraphraserons ce texte et en donnerons seulement de brefs extraits. 424 Revue d’Allemagne

« Mais pour qui se pose en toute sincérité et toute angoisse le problème de l’avenir du pro- testantisme, pour nos pasteurs, nos conducteurs, les enseignants des enfants, un seul dan- ger subsiste, une seule lacune, l’affaiblissement spirituel, la diminution de la vie, le sommeil qui précède la mort. » C’est pourquoi, fidèle à son texte de prédication, Maury emploie l’image du « réveil », un terme chargé de sens pour ses auditeurs puisque, au cours de son histoire, le pro- testantisme avait déjà connu plusieurs mouvements de « réveil ». Il invite ses ouailles à sortir de leur sommeil intellectuel, moral et social, et plus encore de leur « sommeil spirituel » – le sommeil le plus grave, « le sommeil dont nous mourons » – en faisant l’expérience personnelle de Dieu et du Christ. Si, à la différence des sermons de Schweitzer, ces accents piétistes et cette perspective « ecclésiocentrée » dominent largement dans la prédication de Maury (43), ce dernier ne néglige pas pour autant les bouleversements politiques qui sont en train de se produire : il évoque notamment la « Conférence de paix » que « l’humanité va rédiger demain ». Il cite également des propos pleins d’espoir de J.-H. Rosny au sujet de la France : « La France fière et lumineuse, la douce France où se rencontrent toutes les séductions de la terre, la France créatrice va renaître. Les hommes y retrouveront tout ce qui fait la beauté, la noblesse et l’orgueil de la vie » (L’Aube du Futur, Éditions Georges Crès, 1917, p. 99).

Tout aussi éclairante s’avère la comparaison entre les propos de Schweitzer et ceux que ses collègues Wilfred Monod et John Viénot, professeurs à la Faculté de théologie protestante de Paris (44), ont tenus les 17 et 24 novembre 1918 (45). Dans son discours du 17 novembre, « Après la victoire », Wilfred Monod donne aux événements récents une interprétation théologique : « Oui, le Fils de l’homme est revenu brusquement, en justicier, purifier le Temple » (46). À le lire, le triomphe des « nations démocratiques » n’est rien d’autre qu’une « manifestation de l’Esprit du Ser- viteur de l’Éternel, le surnaturel “jusqu’auboutiste”, celui qui ne connaîtra jamais ni lassitude ni découragement “jusqu’à ce qu’il ait établi sur terre la justice” » (47). Il s’agit désormais pour la France de « gagner la paix », sans répondre aux vaincus par la vio- lence, même si « les provinces délivrées ont eu à supporter des vexations intolérables et des crimes odieux » (48), et, surtout, en menant désormais un combat moral pour le redressement de la nation : « Préparons-nous, mes frères, à tirer loyalement toutes les conséquences morales du triomphe militaire. Soyons au premier rang pour combattre la tuberculose, la débauche,

43 Autre indice de cette perspective, le sermon se conclut par l’exhortation suivante : « Que nous-mêmes et que l’Église se réveille pour l’avènement glorieux du Christ Roi ! » 44 Cette institution avait perdu 24 de ses étudiants. (Voir John Viénot, « La délivrance », in : Victoire et délivrance – voir note suivante –, p. 53.) 45 Discours publiés dans Victoire et délivrance. Discours prononcés à l’Oratoire du Louvre et au Foyer de l’Âme les 10, 17 et 24 Novembre, 1er et 8 Décembre 1918 par MM. Les Pasteurs J.-E. Roberty, Wilfred Monod et John Viénot, Paris, Fischbacher, 1919. À maints égards, ces « discours » relèvent du genre de la prédication. 46 Ibid., p. 34. 47 Ibid., p. 36. 48 Ibid., p. 40. Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale : Albert Schweitzer 425

et cet infâme alcoolisme qui a failli ternir, de son haleine infecte, le radieux visage de la Victoire » (49). Et Wilfred Monod de lier ces injonctions morales aux serments solennels qu’il faut prêter tant aux jeunes gens « disparus dans la tourmente » qu’aux « survivants de la grande tribulation » : « […] jurons-leur solennellement que leur attente spirituelle ne sera point déçue, que leurs ferventes aspirations seront exaucées, enfin que nous servirons le Serviteur de l’Éternel sur le chemin de la justice intégrale, non seulement jusqu’à la victoire militaire, non seu- lement jusqu’à la victoire morale, mais encore jusqu’à la victoire mystérieuse de l’âme qui triomphe du péché » (50). Quant à John Viénot, il déclare, le 24 novembre – le jour où Schweitzer a prononcé son sermon sur les défunts –, que la délivrance « magnifique, infiniment joyeuse » est due non seulement « à nos morts », aux « combattants français et alliés » – « soldats magnifiques de la France envahie qui, pour libérer le sol national, pour résister à des attaques brutales ou perfides, [ont] su faire jaillir de nouveau en [eux] toutes les éner- gies cachées de la bonne race à laquelle [ils] appart[iennent] » –, mais encore « à Dieu même » (51). C’est le Dieu providentiel que Viénot exalte dans son allocution, celui-là même que prêchaient les pasteurs allemands au début du conflit en soutenant qu’il était le maître de la nature et de l’histoire ! Voici en effet ce qu’il affirme : « À qui, en dernière analyse, devons-nous notre délivrance […] ? À qui, sinon à Celui à qui nous devons le mouvement, la vie et l’être, à Celui qui mène mystérieusement toutes choses vers un but ; à qui, sinon au grand Capitaine de l’humanité montante, sinon à Celui qui inspire la patience dans l’épreuve, le courage dans le danger […] ; à qui, sinon à toi, ô Dieu, père de Jésus-Christ et père de l’humanité ? » (52). À la fin de son allocution, Viénot rapporte une conversation qu’il aurait eue l’année passée avec un pasteur de la Suisse allemande, lequel était « terriblement neutre » ; aussi Viénot aurait-il passé sa soirée « à lui montrer que, particulièrement sur la question de l’Alsace, nous serions intraitables, que nous irions jusqu’au bout, parce que nous avions pour nous le droit et le bon droit » (53). Après leur séparation, puis des mois de silence, le pasteur suisse lui a enfin donné raison dans une lettre récente. C’est pourquoi, Viénot peut clore son discours par une bénédiction dont, à la différence des prières qui concluent les sermons de Schweitzer, l’horizon reste strictement national : « Ô Dieu des délivrances qui, à tous points de vue, fais lever l’heure de la justice pour notre patrie bien aimée, sois béni ! » (54).

49 Ibid., p. 42. 50 Ibid., p. 47 sq. 51 Ibid., p. 57. 52 Ibid., p. 60. 53 Ibid., p. 62. 54 Ibid., p. 63. Voir dans le même sens le discours de John Viénot du 1er décembre 1918, « Action de grâce », qui énumère longuement les fautes de l’Allemagne, coupable châtié enfin par Dieu (p. 69-72), et qui se conclut de la sorte : « Vous, mes frères, qui voulez ne plus vous attacher désormais qu’à une 426 Revue d’Allemagne

Conclusions Les prédications prononcées par Albert Schweitzer les 13 octobre et 24 novembre 1918 partagent plusieurs traits avec les sermons qui leur sont contemporains, voire avec les discours et les écrits de maints intellectuels à la fin de la Première Guerre mondiale puis au lendemain de ce conflit long et meurtrier. On y trouve en effet l’idée d’un moment favorable, d’une occasion à ne pas laisser échapper et à saisir au bénéfice d’un redressement ; on y rencontre également le thème du serment que les vivants ont à prêter aux défunts, et tout particulièrement aux soldats tombés au front. Toutefois, les différences nous semblent bien plus remarquables que ces parallèles. Ainsi Schweitzer, qui a refusé de mêler Dieu au conflit dans les réflexions qu’il a couchées sur le papier durant la guerre, ne l’associe-t-il pas davantage à la victoire dans ses sermons de l’automne 1918 : ce sont les « circonstances extérieures » – et non pas la Providence – qui ont décidé de la victoire pour les uns, et de la défaite pour les autres. En ce qui concerne l’absence de triomphalisme de Schweitzer, sans doute s’explique-t-elle en partie par le fait que, dans sa région natale, l’Alsace, on était tombé dans un camp comme dans l’autre, ainsi que par le fait qu’Hélène, son épouse, était née de parents allemands. Mais elle s’explique surtout par le fait que, bien avant 1914, Schweitzer avait combattu la montée du nationalisme, dont – quitte à froisser Hélène – il jugeait tous les grands États européens responsables, et avait plaidé pour l’avènement d’une humanité réconciliée. À l’automne de 1918 (55), il resta fidèle à ses convictions, et c’est ce qui lui permit de traiter de manière fort originale les thèmes qu’il semblait par- tager avec ses contemporains : ainsi, plutôt que d’appeler au redressement de la France ou de l’Allemagne, ou encore au réveil du protestantisme, il exhorta ses paroissiens à œuvrer pour que l’humanité tout entière, solidaire dans la chute, se relevât de concert ; plutôt que de prôner un redressement moral de la patrie caractérisé par la lutte contre les vices, il fit d’une éthique nouvelle, le « respect de la vie » Ehrfurcht( vor dem Leben), le fondement de la civilisation qu’il appelait de ses vœux. Dans l’immédiat après-guerre, marqué au coin de la revanche pour les uns et, bien- tôt, de la rancœur liée aux conditions de paix pour les autres, les temps n’étaient hélas pas mûrs pour qu’un tel message fût entendu et diffusé largement. Mais que Schweit- zer ait échoué à convaincre ses contemporains n’enlève rien au courage ni à la justesse de ses propos d’octobre-novembre 1918.

tâche immortelle, avec ce qui vous reste de force, ne dites plus rien, ne faites plus rien, ne donnez plus rien, sans évoquer le Dieu de Jésus-Christ et sans évoquer cette vision idéale d’amour fraternel, de libération et de justice qui se résume en ces trois mots : France, France, France !… » (p. 76). 55 Sur la situation en Alsace à cette époque, voir Marc Lienhard, « Le protestantisme alsacien en 1918 », Positions luthériennes, 66 (2018), p. 243-251. Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale : Albert Schweitzer 427

Résumé À la fin de la Première Guerre mondiale, Albert Schweitzer (1875-1965), parti à Lambaréné avec son épouse en 1913, puis interné avec elle, en tant que citoyens alle- mands, dans divers camps de prisonniers en France en 1917-1918, reprend son activité de prédicateur à la paroisse Saint-Nicolas de Strasbourg. Les sermons qu’il prononce le 13 octobre et le 24 novembre 1918 comportent des caractéristiques remarquables, comme le montre la comparaison avec des prédications de théologiens français de la même époque : dépourvus de tout triomphalisme et de tout nationalisme, ils appellent au redressement de l’humanité tout entière, grâce à l’éthique du « respect de la vie » (Ehrfurcht vor dem Leben).

Zusammenfassung Nachdem Albert Schweitzer (1875-1965) im Jahr 1913 mit seiner Ehefrau nach Lam- barene gereist und schließlich mit ihr als deutsche Staatsbürger von 1917 bis 1918 in verschiedenen Lagern in Frankreich interniert worden ist, nimmt er anschließend seine Tätigkeit als Prediger in der St. Nikolauskirche in Straßburg wieder auf. Seine Predigten vom 13. Oktober und vom 24. November zeichnen sich durch bemerkenswerte Eigen- schaften aus, wie dies ein Vergleich mit Predigten französischer Theologen derselben Zeit deutlich macht: völlig frei von jeglichem Triumphalismus und Nationalismus rufen sie zur Wiederaufrichtung der ganzen Menschheit auf, im Namen der Ethik der „Ehr- furcht vor dem Leben“.

Abstract At the end of the First World War, Albert Schweitzer (1875-1965) resumed his post as preacher in St Nicholas’ Church in Strasbourg, having left for Lambaréné (Gabon) with his wife in 1913, before being interned with her as German citizens in various prisoner camps in France in 1917-1918. The sermons he gave on 13 October and 24 November 1918 are remarkably distinct compared with sermons by French theologians in the same period: stripped of all triumphalism and all nationalism, Schweitzer’s sermons are a call for a reconstruction of humanity in its entirety, thanks to the ethic of “respect for life” (Ehrfurcht vor dem Leben).

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 429 T. 50, 2-2018

La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) (1)

Jérôme Mancassola *

« Il ne vaut pas la peine d’essayer de faire en sorte que l’his- toire ne se répète pas, car le caractère de l’homme rendra tou- jours impossible la prévention des répétitions » (2). Mark Twain

Juif et race : rares sont les termes qui auront autant repoussé les limites de la contro- verse intellectuelle. Leur définition protéiforme, leurs paradoxes troublants ainsi que la radicalité idéologique inouïe résultant de leur interaction en font un sujet d’étude passionnant ; c’est un alliage terminologique non seulement ancien, mais aussi d’une durabilité historique déconcertante, lorsque l’on étudie dans le cadre de la longue his- toire des idées deux nations incontournables : l’Allemagne et Israël. Le mémoire dont est tiré cet article propose une analyse historique des interactions conceptuelles entre juif et race, en particulier celles qui peuvent être faussement per- çues comme paradoxales. Pour saisir au mieux ces « paradoxes », gardons en tête le contexte européen des xixe et xxe siècles. Personne ne méconnaît – ou n’irait contes- ter sérieusement – l’essor de l’antisémitisme, du nationalisme, de l’eugénisme et du racisme en Europe, de la seconde moitié du xixe siècle jusqu’à la première moitié du xxe siècle. Les théories selon lesquelles les juifs appartiendraient biologiquement à une

* Doctorant contractuel en histoire au sein de l’École doctorale des humanités de l’Université de Stras- bourg (ED 520). 1 Cet article, achevé en juin 2018, reprend les conclusions du mémoire éponyme : Jérôme Mancassola, La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943), mémoire de master en histoire, Université de Strasbourg, Faculté des sciences historiques, 2017, 177 p., non publié. 2 Mark Twain, Mark Twain in Eruption : Hitherto Unpublished Pages About Men and Events, New York/ Londres, Bernard DeVoto, 1940 : « It is not worth while to try to keep history from repeating itself, for man’s character will always make the preventing of the repetitions impossible. » 430 Revue d’Allemagne race humaine nuisible pour l’espèce ont bel et bien existé (3). Cependant, l’inverse aussi : durant cette même période, certains penseurs juifs étaient convaincus de l’existence d’une race juive – les griefs judéophobes en moins. Ce fait est susceptible de choquer les non avertis. Pour autant, il s’agit là d’un piège du regard rétrospectif où le terme « race » renvoie presque invariablement, dans l’imaginaire collectif, à la barbarie nazie. Si on s’extirpe de cette construction mentale, on se rend compte qu’il s’agit d’un faux paradoxe, dont les échos résonnent encore : les néonazis n’ont pas disparu en 2017, tout comme certains juifs qui se cherchent désespérément un ADN juif (4). Nos recherches avaient pour ambition première de se focaliser sur ces raciologues juifs des xixe et xxe siècles. Premier constat : les travaux en la matière représentent peu de choses, si on les compare à l’abondante masse de recherches concernant les raciologues antisémites. Mais, depuis la seconde moitié des années 1990, la raciologie juive est devenue un champ de recherche en expansion, avec pour enjeux d’analyser et de synthétiser l’environnement culturel et les théories des raciologues (5). Nous nous y sommes inscrit et focalisé sur un savant précis : le sioniste et sociologue allemand Arthur Ruppin. Né en 1876 en Prusse dans la province de Posnanie, Arthur Ruppin fut un sioniste de premier plan. Envoyé en Palestine par la World Zionist Organization à la fin des années 1900, il y créa le Palestine Office – le centre administratif du Nouveau Yishouv (6) – et acheta des terres pour le mouvement sioniste. Planificateur économique et foncier hors pair, il eut des activités d’une diversité impressionnante : il fut précurseur du kibboutz, défenseur de la politique d’installation sioniste à chaque commission d’enquête bri- tannique, fondateur d’une cour de justice en 1909, promoteur d’une culture hébraïque moderne auprès des nouveaux arrivants… Mais en parallèle, Ruppin était aussi un uni- versitaire. Diplômé en droit et considéré comme l’un des pères de la sociologie juive, il publia des travaux à la croisée de la sociologie, de la démographie et de l’anthropologie raciale. Après avoir pris en 1904 la direction du Büro für Statistik der Juden à Berlin, il constitua une base de données statistiques sans précédent sur les juifs du monde entier. Pour Ruppin, ces recherches avaient un but précis : établir un inventaire de la situation des juifs en Europe, s’en servir ensuite pour – selon lui – « corriger » leurs « faiblesses » biologiques et mentales ; et enfin, régénérer de manière quasi-eugénique en Palestine une nouvelle race juive, fière et forte. Étudier les théories d’Arthur Ruppin semblait plus pertinent que celles de tout autre raciologue. En dehors du fait qu’il fut l’un des rares à avoir tenté d’appliquer ses théo- ries raciales en Palestine, il compila surtout les recherches antérieures de ses pairs,

3 Sur l’antisémitisme biologique et racial, cf. André Pichot, La société pure : de Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2009, p. 393-423. 4 Nous y reviendrons à la fin de l’article. 5 Parmi les ouvrages incontournables traitant de la raciologie juive, citons en particulier John M. Efron, Defenders of the Race : Jewish Doctors and Race Science in Fin-de-Siècle Europe, New Haven, Yale Uni- versity Press, 1994 ; Mitchell Bryan Hart, Social Science and the Politics of Modern Jewish Identity, Stanford (Californie), Stanford University Press, 2000 ; Derek Jonathan Penslar, Zionism and Tech- nocracy : the Engineering of Jewish Settlement in Palestine, 1870-1918, Bloomington, 1991. 6 C’est-à-dire l’ensemble des populations juives qui ont immigré et se sont installées en Palestine avant la création de l’État d’Israël, entre 1882 et 1948. La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) 431 qu’il prolongea par sa réflexion propre, fortement influencée par les idées raciales allemandes de son temps. Enfin, il fut également un pionnier qui introduisit l’usage systématique de la sociologie et des statistiques dans les études raciales juives. Nos travaux partent d’un deuxième constat : aucune synthèse de la pensée raciale « ruppinienne » n’avait encore été réalisée. Les travaux datant des années 1990 – cités plus haut – et même les rares ouvrages et articles centrés sur Arthur Ruppin n’abordent ses théories raciales que de manière parcellaire ou insuffisante – au ofitpr des domaines économique, politique et sociologique (7). L’excellent ouvrage d’Etan Bloom (8) fait exception, même s’il insiste plus sur la mise en pratique des théories rup- piniennes que sur les théories elles-mêmes. À partir d’une relecture renouvelée et sélective des œuvres du sociologue (9) – c’est- à-dire tournée sur les passages qui nous éclairent sur ses concepts théoriques plus que sur leur mise en pratique – ainsi que ses travaux universitaires précédemment cités, nos recherches avaient deux objectifs. Le premier était de proposer une synthèse de l’idéologie raciale d’Arthur Ruppin, dans le but d’en extraire une vue d’ensemble théorique inédite du courant sioniste racial allemand, irrigué par moult domaines connexes de l’époque – eugénisme, darwinisme social, sociologie, biologie… Par extension, il s’agissait de s’intéresser à un champ d’étude encore peu connu dans le monde francophone. En filigrane, le second objectif était de démystifier un corpus racial complexe et fantasmé, autrement dit de démontrer que l’on peut retracer la lente maturation historique de la notion de « race juive » au sein de certains groupes intellectuels juifs européens et par conséquent briser ce faux « paradoxe » : celui du développement concomitant de l’antisémitisme racial et de la raciologie juive. Nous verrons à la fin de cet article que ce paradoxe persiste jusqu’à nos jours. Nous avons cherché à montrer en quoi la notion de « race juive » d’Arthur Ruppin est une synthèse théorique notoire du sionisme biologique, eugénique et sociologique allemand. L’analyse fut divisée en trois grandes parties. La première revient sur les fac- teurs idéologiques qui ont amené le sociologue à théoriser l’existence d’une race juive. Il s’agit là de poser le cadre idéologique et historique dans lequel il s’est ancré, tout en soulignant ses propres apports à la raciologie juive, sioniste et allemande. La deu- xième partie présente sa vision historique et raciale – ou « bio-historique » – du peuple juif. Quant à la troisième, elle aborde son diagnostic des « déficits » socio-raciaux des juifs contemporains, ainsi que les solutions eugéniques qu’il promut. Ces deux der- nières parties montrent à quel point le système racial ruppinien était un condensé de

7 Sergio Dellapergola, « Arthur Ruppin Revisited : The Jews of Today, 1904-1994 », in : Steven M. Cohen, Gabriel Horencyzk, National Variations in Jewish Identity, 1999, State University of New York Press, http://www.bjpa.org/Publications/details.cfm?PublicationID=151 ; Yaakov Goren, Arthur Ruppin. His Life and his Work, Jerusalem, Yad Tabenkin ; Amos Morris-Reich, « Arthur Rup- pin’s Concept of Race », Israel Studies, 11/3 (2006), consulté le 18 avril 2016, http://img2.timg.co.il/ CommunaFiles/38845410.pdf 8 Etan Bloom, Arthur Ruppin and the Production of Pre-Israeli Culture, Boston, Brill, 2011. 9 En particulier quatre ouvrages : Arthur Ruppin, The Jews of Today,New York, Henry Holt and Com- pany, 1913 ; Arthur Ruppin, Soziologie der Juden, Berlin, Jüdischer Verlag, 1930, 2 vol. ; Arthur Rup- pin, The Jewish Fate and Future, Westport (Connecticut), Greenwood Press, 1972 ; Arthur Ruppin, Alex Bein, Arthur Ruppin : Memoirs, Diaries, Letters, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1971. 432 Revue d’Allemagne l’ensemble des thématiques qui irriguait le sionisme racial allemand – racialisation de l’histoire, usage des statistiques, attrait pour l’eugénisme…

1. Genèse et mûrissement d’un « cocktail idéologique » original Il importait d’abord d’identifier les sources d’inspiration de la pensée ruppinienne. En examinant ses mémoires et son journal (10), il fut possible de retracer l’évolution de sa réflexion sioniste et raciale, ainsi les quatre ingrédients qui constituèrent le « cock- tail idéologique » ruppinien – c’est-à-dire l’origine du sionisme racial allemand – : l’antisémitisme, les sciences sociales et statistiques, les théories raciales et le sionisme pratique. Toute la psychologie ruppinienne s’est forgée autour de l’antisémitisme allemand des années 1870. Il a connu cette époque charnière où l’antijudaïsme chrétien ancien fut supplanté par une nouvelle judéophobie laïque : l’antisémitisme politique et racial. Dans toutes les sociétés occidentales en voie d’industrialisation et de sécularisation, de nouveaux partis politiques émergèrent, s’insurgèrent contre l’émancipation des juifs et en firent la seule et unique cause de tous les maux des sociétés modernes. En Allemagne, après le Gründerkrach de 1873 et les problèmes économiques qui en découlèrent, le juif devint l’archétype du bouc émissaire. De plus, après l’unification nationale de 1870, un décalage persistait entre la confiscation du pouvoir par les conservateurs prussiens et les aspirations démocratiques du peuple. Pour combler ce vide, un nationalisme « populaire » émergea, via des partis et des associations autonomes. Auto-radicalisés, ils combattaient toute opposition ou « corps étrangers » – tels que les juifs – suscep- tibles de remettre en cause l’union nationale. Dans sa forme tardive et exacerbée – mais minoritaire – des années 1890, cette haine nationaliste, désormais impérialiste et « légitimée » par de pseudo-théories raciales, assimila le juif à un virus mortel, un élément exogène à expulser – ou à éliminer – si l’on souhaitait que le corps national allemand n’en meure pas (11). Cette haine transparaissait abondamment dans les écrits de jeunesse de Ruppin. Ses années d’études et d’exercice dans la fonction publique (12) furent marquées par la peur constante de l’avenir et le sentiment d’infériorité au sein de cette société chrétienne et nationaliste. Comme ses futurs collègues sionistes, cette impossibilité à nouer des relations d’égal à égal avec des non-juifs l’amena à douter de l’avenir du peuple juif en Allemagne et le poussa à s’intéresser au peuple juif (13). Au-delà de l’antisémitisme, le sionisme racial de Ruppin fut façonné par l’étude de la sociologie et des statistiques. À la fin duxix e siècle, les sciences sociales allemandes cherchaient à analyser, de manière large, les faits sociétaux contemporains (à travers

10 A. Ruppin, Arthur Ruppin : Memoirs, Diaries, Letters (note 9). 11 En ce qui concerne l’antisémitisme et le nationalisme en Allemagne, cf. Dorothea Bohnekamp, De Weimar à Vichy : Les Juifs d’Allemagne en République, 1918-1940, Paris, Fayard, 2015, p. 117-121 ; Jean- Paul Cahn, Bernard Poloni, Gérard Schneilin (dir.), Le Reich allemand du départ de Bismarck à la Première Guerre mondiale, 1890-1914, Nantes, Éditions du Temps, 2003, p. 166-177 ; Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, tome 2 : L’âge de la science, Paris, Seuil (coll. Points histoire), 1991, p. 211- 222, 272-283. 12 Diplômé en droit en 1902, il commença une carrière d’avocat, jusqu’à son départ définitif en Palestine, en 1907. 13 A. Ruppin, Arthur Ruppin : Memoirs, Diaries, Letters (note 9), p. 28, 50, 61-65. La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) 433 l’économie, la démographie, la sociologie, mais aussi la biologie, l’anthropologie, la médecine…) au détriment des explications historiques et religieuses classiques. La méthode, elle, se basait largement sur des études statistiques (14). Ruppin était convaincu du pouvoir des nombres, de leur capacité à régler de grands problèmes sociétaux, tels que ceux de la communauté juive. En effet, selon l’historien américain H. Stuart Hugues, il appartenait à cette « génération 1890 », composée d’hommes brillants – tels que Max Weber ou Werner Sombart – balayant tous les systèmes de pensée (comme le marxisme ou le darwinisme social) et désireux de résoudre les grandes problématiques de la société moderne. Ainsi, dès 1903, il se mit à sillonner l’Europe de l’Est, dans le but de collecter sur place des informations pertinentes sur les communautés juives qui y vivaient (15). Certes, Ruppin ne fut pas le premier juif à réaliser de telles enquêtes de terrain sur ses coreligionnaires. Cependant, il égala largement les travaux antérieurs – tels que ceux de Léopold Zunz et d’Alfred Nossig (16) – en compilant, au sein du Bureau für Statistik der Juden, une quantité inédite de données statistiques sur les juifs du monde entier – qui furent d’ailleurs utilisées durant tout le xxe siècle (17). Mais plus encore, il fut celui qui amena le mouvement sioniste racial à user systématiquement des statistiques comme méthode d’analyse sociologique et eugénique. La pensée raciale d’Arthur Ruppin était donc structurée par une méthode empirique et statistique. Sa théorie raciale, à la croisée de la sociologie, de l’eugénisme et du darwinisme social, fut largement le fruit d’idées antérieures (18). L’Allemagne fin-de-siècle d’Arthur Ruppin fut le théâtre d’un impressionnant télescopage idéologique : aryanisme de Gobineau, eugénisme radical – stérilisation, euthanasie… –, taxonomie, darwinisme social, hygiène raciale, nationalisme exacerbé… (19). Tout comme ses collègues raciologues Joseph Jacobs, Elias Auerbach et Ignace Zollschan, Arthur Ruppin puisa à tous ces courants raciaux – excepté à l’antisémitisme racial. Grâce à une véritable « déconstruc- tion-reconstruction », ils usèrent du vocabulaire antisémite pour en détourner l’usage. Rejetant tout déterminisme racial fataliste et préférant le transformisme de Lamarck, ils expliquèrent les « faiblesses » mentales et (ou) physiques des juifs par les mauvaises conditions sociales et environnementales de la société moderne. Autrement dit, elles pouvaient être corrigées. Puisant alors dans l’hygiénisme allemand, ils prônèrent le

14 M. B. Hart, Social Science (note 5), p. 1-15. 15 Ibid., p. 65-73. 16 Sur les statistiques en Allemagne, ainsi que le rapport que développa Ruppin avec l’usage des nombres, cf. M. B. Hart, Social Science (note 5), p. 1-15, 7-60 ; J. M. Efron, Defenders of the Race (note 5), p. 166- 174 ; D. J. Penslar, Zionism and Technocracy (note 5), p. 80-93 ; Olivier Baisez, Architectes de Sion – La conception par les sionistes allemands de la colonisation juive en Palestine, Paris, Hermann, 2015, p. 43-57 ; E. Bloom, Arthur Ruppin (note 8), p. 70-75. 17 À noter que la statistique allemande fut quasi-indispensable pour ses travaux, car il puisa abondam- ment dans les données du Kaiserliche Statistische Amt. 18 À propos des idées raciales, eugéniques et antisémites en Allemagne et en Europe, cf. A. Pichot, La société pure (note 3), p. 307-354, 393-423 ; Dominique Aubert-Marson, Histoire de l’eugénisme : une idéologie scientifique et politique, Paris, Ellipses, p. 238-245 ; Paul Weindling, Hygiène raciale et eugé- nisme médical en Allemagne, 1870-1993, tome 1, Paris, La Découverte, 1998, p. 114-120, 129-130. 19 La plupart de ces idéologies ont des racines anciennes, datant parfois du xviie siècle. Cependant, ce fut seulement à la fin duxix e siècle que s’est opérée entre elles une fusion intellectuelle dont l’antisémi- tisme racial en fut l’un des courants les plus emblématiques. 434 Revue d’Allemagne perfectionnement biologique, mental et institutionnalisé de la « race juive », grâce à plusieurs mesures socio-eugéniques (nous les aborderons en dernière partie). Ainsi, sociologie, biologie et État sont inextricablement liés (20). Néanmoins, Ruppin ne pouvait pas mettre en application ses théories dans un pays où une partie considérable des élites affichaient son antisémitisme. Comme d’autres juifs européens, le sociologue subit une phase de « transvaluation » (21), passant de la haine de soi nourrie par l’antisémitisme ambiant à un nationalisme ardant, désireux de faire renaître l’honneur des anciens Hébreux en Palestine. Lorsqu’il quitta l’Alle- magne, il transféra donc et appliqua ses legs intellectuels et idéologiques germaniques en Palestine, seule terre qui (selon lui) pourrait garantir la régénération de la race juive. Ruppin devint définitivement sioniste au cours des années 1900, cette voie étant la seule qui lui permettait de mener à bien ses projets. Son objectif : y promouvoir un sionisme pratique plus prononcé, c’est-à-dire (comme tous les sionistes) soutenir un projet de colonisation massive mais qui, contrairement au sionisme politique qui privilégiait dans un premier temps les négociations diplomatiques avec les Anglais et les Ottomans, prônait une installation immédiate et systématique en Palestine (22). Sur place, Arthur Ruppin participa activement au développement des colonies et chercha à concilier au mieux ses théories raciales et socio-eugéniques avec la réalité du terrain (23).

2. Une bio-histoire de la « race juive » Pour définir la race juive, Ruppin mélangea histoire et biologie. Sa théorie a l’avan- tage de synthétiser travaux précédents et ajouts personnels, tout en respectant dans sa démarche l’aspect pluridisciplinaire si caractéristique du sionisme eugénique et racial allemand (24). En mêlant théorie raciale et récit biblique, Arthur Ruppin chercha à proposer une identité juive servant le projet sioniste et à répondre aux théories antisémites – la principale étant que les juifs formeraient une race dégénérée. En citant abondamment les théories de ses pairs (25), Ruppin défendit avec force la pureté – et par conséquent la respectabilité – de la race juive. Au fil des siècles et à n’importe quel endroit du globe, chaque juif aurait conservé trois éléments raciaux originels : araméen, bédouin et philistin (26). Pour le prouver, Ruppin procéda à des comparaisons morphologiques entre des juifs représentés dans des œuvres d’art antiques et des photographies de juifs

20 A. Bloom, Arthur Ruppin (note 8), p. 52-55 ; J. M. Efron, Defenders of the Race (note 5), p. 3-12 ; M. B. Hart, Social Science (note 5), p. 1-15. 21 L’expression est fréquemment utilisée par Etan Bloom dans son ouvrage consacré au sociologue. 22 A. Ruppin, Memoirs, Diaries, Letters (note 9), p. 75-79. 23 En ce qui concerne le rapprochement entre le sionisme et les sciences sociales et raciales, voir en par- ticulier : J. M. Efron, Defenders of the Race (note 5), p. 166-174 ; E. Bloom, Arthur Ruppin (note 8), p. 70-75 ; M. B. Hart, Social Science (note 5), p. 16-23, 61-66. 24 Nous nous basons désormais surtout sur The Jews of Today, Soziologie der Juden et The Jewish Fate and Future. 25 Tels que le philosophe Moses Hess ou J. M. Judt qui publia en 1902 Die Juden als Rasse, ou encore le généticien et sioniste Redcliffe Nathan Salaman. 26 A. Ruppin, Soziologie der Juden, vol. 1 (note 9), p. 15-18, 26-31, 33, 38 ; A. Ruppin, The Jewish Fate and Future (note 9), p. 19-20. La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) 435 contemporaines (27). Ces comparaisons pseudo-scientifiques l’amenèrent à affirmer que la morphologie juive resta inchangée au cours du temps et que, par conséquent, les juifs seraient un peuple-race biologiquement homogène, au sang pur et relativement préservé de tout métissage. Comment l’expliquer ? Pour le sociologue, les pratiques eugéniques et endogamiques ancestrales des juifs auraient joué le rôle de garde-fous raciaux. Ainsi, les juifs du xxe siècle seraient les descendants directs des Hébreux de l’Ancien Testament, mais aussi les dépositaires du droit à habiter leur véritable Hei- mat : la Palestine. Autre théorie à réfuter : les origines sémites des juifs. Avec les théories raciales, le terme « sémite » ne faisait plus seulement référence à une famille linguistique, mais aussi à un groupe racial, rassemblant de nombreux peuples-races – tels les Arabes ou les juifs – jugés inférieurs, contrairement aux races indo-européennes (28). Mais dans les faits, le terme « antisémite » ciblait en particulier les juifs lorsque c’étaient des hommes politiques qui s’en servaient (29). La méthode d’Arthur Ruppin fut d’user une nouvelle fois de l’iconographie pour extirper les juifs de cette théorie sémite (30). Mieux : il arriva à affilier ces derniers à la race blanche – et par conséquent à les rapprocher racialement de leurs ennemis antisémites (31). Ainsi, par une relecture de l’histoire juive, l’usage de méthodes empiriques – comme l’emploi de représentations iconographiques – et des explications sociologiques – l’endogamie des Hébreux – Ruppin arriva à dégager une vision cohérente de la « race juive », utile pour briser les théories antisémites et légitimer le projet sioniste. Cette vision s’est nourrie de toutes les composantes du sionisme racial (nationalisme, socio- eugénisme, darwinisme social…) et résulte donc d’une construction intellectuelle complexe mais tout à fait déchiffrable par les historiens.

3. Diagnostic et avenir de la « race juive » Ruppin a toujours assigné à sa vision bio-historique des fins pratiques (32). Par son diagnostic sévère et alarmiste, le sociologue constatait la récente dégénérescence de la race juive, pourtant si talentueuse et jusqu’alors exemplaire en matière de pureté raciale. Pour ce sioniste convaincu, il fallait retrouver le glorieux fil de l’histoire juive et suivre les mesures eugéniques qu’il prescrivait. Encore une fois, la pluridisciplinarité du sionisme racial allemand est remarquablement respectée. En effet, pour Ruppin, si les Hébreux avaient préservé leurs caractéristiques raciales de l’assimilation, c’était

27 Les clichés en question, pris par Ruppin, se trouvent dans Soziologie der Juden (vol. 1), à la fin de l’ouvrage. 28 Autrement dit, si la construction nationale avait théorisé l’idée selon laquelle « un peuple = une langue », les théories raciales ont prolongé ce raisonnement en affirmant qu’« une langue = une race ». 29 En ce qui concerne les termes « sémite », « antisémitisme » et « indo-européen », cf. Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 92, 134, 885-887, 1484, 1665-1667. 30 A. Ruppin, The Jews of Today (note 9), p. 214 ; A. Ruppin, Soziologie der Juden, vol. 1 (note 9), p. 20-21. 31 A. Ruppin, The Jews of Today (note 9), p. 213 ; A. Ruppin, Soziologie der Juden, vol. 1 (note 9), p. 18-19, 23-24. 32 Il ne s’agissait pas ici de détailler les réalités et les limites de la pratique ruppinienne sur le terrain mais la théorisation, en amont, de cette pratique. 436 Revue d’Allemagne grâce à des mesures socio-économiques drastiques : interdiction des mariages mixtes, combat contre les dieux païens des autres peuples, monopole des activités commer- ciales, interdits alimentaires (33)… Depuis le xixe siècle et l’affirmation en Occident des sociétés modernes, sécularisées et industrialisées, un retournement se produisait. Les juifs émancipés avaient davantage tendance à s’assimiler aux sociétés chrétiennes d’Eu- rope de l’Ouest. Pour Arthur Ruppin, c’était une tragédie. Cette tendance entraînerait ce que le sioniste Max Nordau appelait la « dégénérescence » (Entartung) (34). Les juifs, à présent assimilés, seraient en voie de dégénérescence. Leurs mauvaises habitudes sociales expliqueraient les « données statistiques » inquiétantes compilées par Ruppin sur les juifs d’Europe de l’Ouest (35) : baisse de la natalité, de la masse musculaire, hausse de la mortinatalité, intellectualisme disproportionné… En d’autres termes, pour le sociologue, l’assimilation et le métissage étaient synonymes de déclin. Néanmoins, Arthur Ruppin, apôtre du transformisme lamarckien, n’a jamais inter- prété ce déclin comme une fatalité. Tout pouvait encore être corrigé. Sa transformation intellectuelle – liée au phénomène de transvaluation – l’empêchait d’adhérer au déter- minisme antisémite et le poussait, au contraire, à démontrer que les juifs demeuraient, encore et toujours, les fiers dépositaires de nombreux talents raciaux ancestraux, à la fois physiques et intellectuels. Ruppin renversa une dernière fois les arguments antisémites en faisant des juifs, supposés cupides et sans esprit créatif, un peuple qui donna au monde de nombreux génies – il citait entre autres Einstein, Marx, Freud… Tout en défendant (de manière nébuleuse) l’idée selon laquelle la race juive aurait apporté à la civilisation occidentale l’esprit rationnel, le sociologue cherchait à démontrer statistiquement la plus grande proportion de « génies » chez les juifs que chez tout autre peuple-race (36). La « race juive » était pour lui une des plus remarquables et elle devait le rester. Certes, il y avait un paradoxe chez Arthur Ruppin, qui développait une interpréta- tion négative des effets de l’assimilation, tout en mettant en avant des juifs (du moins de son point de vue) célèbres mais assimilés (tels Einstein ou Freud). Mon hypothèse est que cette contradiction est symptomatique des théories et raisonnements animés par une idéologie extrême, voire extrémiste, et donc sans concession. L’enjeu n’est pas de déduire des résultats en partant d’un raisonnement logique et (ou) empirique, mais de faire en sorte que les différentes étapes de la démonstration amènent invariable- ment à un résultat tacitement postulé dès le départ. Dans ce cas de figure, la science ne décrypte pas le réel, mais apporte du crédit, une patine qui sera gage de véracité pour ce

33 A. Ruppin, The Jews of Today(note 9) , p. 20, 24-25, 138-141 ; A. Ruppin, Soziologie der Juden, vol. 2 (note 9), p. 21-22. 34 M. B. Hart, Social Science (note 5), p. 125-127 ; Max Nordau, Dégénérescence, Paris, Max Milo Édi- tions, 2006, 182 p. 35 A. Ruppin, Soziologie der Juden, vol. 2 (note 9), p. 88-91. Étrangement, Ruppin ne source aucune de ces données statistiques. Cependant, même s’il s’agissait d’études statistiques réelles, on pourrait donner autant de crédit à ces études qu’à celles qui cherchaient à démontrer, via la craniométrie, l’infériorité des races « noire » et « jaune ». Le racisme, le colonialisme et (ou) l’impérialisme y transparaissaient. Elles ne peuvent donc en rien se revendiquer de l’objectivité scientifique. ourP ces « scientifiques », il ne s’agissait pas d’observer le monde pour en déduire des lois, mais de prouver par tous les moyens des stéréotypes et des préjugés personnels. 36 A. Ruppin, The Jews of Today (note 9), p. 212, 215-216, 219-220 ; A. Ruppin, The Jewish Fate and Future (note 9), p. 23-24. La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) 437 qui est affirmé comme une réalité. Les courants racistes et nationalistes du xixe siècle sont en cela d’excellents exemples. Cependant, une telle méthodologie, si éloignée des méthodes d’analyse modernes, engendre inévitablement des incohérences dans le rai- sonnement. Ruppin souhaitait à la fois critiquer l’assimilation et glorifier les grands juifs de l’histoire. Des incohérences étaient inévitables. Comme tous les raciologues, il ne voulait en aucun cas amender son système de pensée et ne prenait pas en compte les faits qui l’auraient modifié. Soit Ruppin n’a pas décelé cette incohérence (ce qui est peu probable car elle n’est de loin pas la seule présente dans ses ouvrages), soit il a préféré l’ignorer (ce qui nous paraît fort possible). Ruppin ne s’appuyait pas seulement sur son raisonnement, mais aussi sur des convictions ; et même s’il cherchait à leur donner une valeur scientifique, ces dernières étaient davantage de l’ordre de la croyance. Dans ce cas, ce n’était pas quelques incohérences qui pouvaient ébranler un homme convaincu à l’avance de la pertinence de ses hypothèses. Ainsi, pour Ruppin, la « race juive » était-elle donc tout à fait capable d’endiguer son déclin. Reprenant les théories du penseur allemand Ernst Haeckel, Ruppin était convaincu que la sélection naturelle et la transmission des caractères acquis régissaient l’évolution des races humaines. Le fatalisme racial n’existait donc pas. Pour lui, les juifs pouvaient se régénérer par cette sélection et cette transmission et même, en réinterpré- tant le troisième état du positivisme d’Auguste Comte, se dépasser soi-même grâce au pouvoir rationnel de la science. Ce dépassement engendrerait un nouvel homme juif, à l’image du surhomme nietzschéen, mais doué d’une dimension à la fois morale et physique (37). Derrière cette idée de dépassement des limites biologico-sociales par la science, Ruppin comptait bien mettre en place un programme eugénique, fortement inspiré des hygiénistes allemands – mais relativement « modéré » en comparaison avec eux. La santé et l’hygiène des populations juives devaient être améliorées ; les indivi- dus potentiellement dangereux ou trop faibles mis à l’écart (38). L’autre mot d’ordre était l’entre-soi juif, de l’école aux activités économiques, en passant par la vie quotidienne. Ruppin considérait qu’un monde juif en vase clos était indispensable pour échapper au métissage et à la dégénérescence raciale, comme cela avait été le cas au contact des chré- tiens d’Europe de l’Ouest (39). Par-dessus tout, seul le retour en Palestine grâce au sio- nisme pouvait parachever cette renaissance. Ruppin adhérait aux théories des courants allemands völkisch qui supposaient un lien mystique, organique et immuable entre les hommes et la terre (40). Pour se régénérer, les colons arrivant en Palestine devaient « imiter » les anciens Hébreux. Pour effacer leur faiblesse physique et leur intellectua- lisme, ils devaient s’adonner aux travaux agricoles, labourer la terre de leurs ancêtres,

37 E. Bloom, Arthur Ruppin (note 8), p. 48-50, 59-64. 38 A. Morris-Reich, « Arthur Ruppin’s Concept of Race » (note 7), p. 7-8 ; Arthur Ruppin, « The Selec- tion of the Fittest », Three Decades of Palestine : Speeches and Papers on the Upbuilding of the Jewish National Home, Tel-Aviv, 1936, p. 66-80. Cependant, Arthur Ruppin admettait dans ses écrits qu’une sélection mentale et physique des nouveaux arrivants en Palestine serait, dans la pratique, très difficile à mettre en œuvre. Par conséquent, il recommandait de mettre au moins à l’écart les individus por- teurs de maladies infectieuses, ainsi que les malades mentaux et les épileptiques. 39 A. Ruppin, The Jews of Today (note 9), p. 238 ; D. J. Penslar, Zionism and Technocracy (note 5), p. 80-93. 40 E. Bloom, Arthur Ruppin (note 8), p. 55-57, 111-118 ; D. J. Penslar, Zionism and Technocracy (note 5), p. 80-93. 438 Revue d’Allemagne dans l’espoir de retrouver leur vigueur, leur force et leur virilité d’antan, et devenir les héritiers des Maccabées, ces juifs de l’Ancien Testament qui avaient combattu jusqu’à la mort pour défendre leur religion ; celle-ci se confondant chez Ruppin avec leur race.

Conclusion : vers un nouveau « paradoxe » ? Analyser la notion de race juive sous la plume d’Arthur Ruppin nous a permis d’accé- der à des pans entiers de la pensée raciale allemande et sioniste, de retrouver la richesse et l’originalité de ce courant idéologique – tout en le démystifiant,via une prudente déconstruction historique. Finalement, Arthur Ruppin et ses pairs différaient peu de leurs collègues raciologues allemands. Chacun d’entre eux était convaincu de l’exis- tence de multiples races humaines, suivait le darwinisme social, croyait aux vertus de l’eugénisme, à la différence près que si les uns se délectaient des exploits de Siegfried, les autres ne juraient que par l’héroïsme des Maccabées. Que reste-t-il aujourd’hui des théories d’Arthur Ruppin ? La question mérite d’être posée en guise d’ouverture, même si elle nécessiterait de nouvelles recherches. Certes, Arthur Ruppin, mort en 1943, demeure largement méconnu, même dans le milieu universitaire. Quant au monde d’après-guerre, il a marqué le terme « race » du sceau du national-socialisme et son antisémitisme, racial et annihilateur, n’est plus. Cependant, de temps à autre, certains faits actuels ressemblent à des spasmes, à des échos lointains, moribonds ou bien en perpétuelle évolution. La fin d’année 2017 fut en cela paradoxale. Le mercredi 6 décembre 2017, le président américain Donald Trump a reconnu unilatéralement la ville de Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël. En réaction, des manifestations hostiles à cette démarche furent organisées en Europe. Ce fut par exemple le cas de l’Allemagne où, à Berlin, des drapeaux israéliens furent brû- lés par des protestataires. Si le phénomène n’est pas nouveau, il inquiète (41), à tel point que de nombreux politiciens songeraient à mettre en place un commissaire à l’antisé- mitisme en Allemagne (42) ; tout un symbole. Néanmoins, au-delà de l’antisémitisme néonazi et des relents antisionistes (ou antisémites) chez certains migrants, fortement marqués dans leur pays d’origine par le conflit israélo-arabe, l’entrée tonitruante de l’AfD au Bundestag interroge (43). Pour la première fois depuis l’après-guerre, un parti d’extrême droite s’impose avec force dans le paysage politique allemand. Organisation divisée en plusieurs courants, certains d’entre eux – les plus identitaires – demeurent ambigus en matière d’antisémitisme (44).

41 Anne-Françoise Hivert, Thomas Wieder, « L’Europe craint un regain d’antisémitisme », Le Monde, 12 décembre 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/12/12/l-europe-craint-un- regain-d-antisemitisme_5228503_3210.html. 42 Johanna Luyssen, « Allemagne : un commissaire à l’antisémitisme ? », Libération, 19 décembre 2017, http://www.liberation.fr/planete/2017/12/19/allemagne-un-commissaire-a-l-antisemitisme_1617841. Notons également qu’entre 2016 et 2017 en Allemagne, les actes antisémites ont légèrement augmenté (6 %), dont 93 % seraient liés à des mouvements d’extrême droite. 43 Le 24 septembre 2017, lors des élections fédérales allemandes, l’AfD (Alternative für Deutschland) fit un score de 13 %, ce qui lui permit de faire entrer plus de 90 députés au Bundestag. 44 Clément Daniez, « Législatives allemandes : “Il est absurde de comparer l’AfD aux nazis” », L’Express, 25 septembre 2017, https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/legislatives-allemandes-il- est-absurde-de-comparer-l-afd-aux-nazis_1946599.html ; « En position de force, l’extrême droite La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) 439

Au même moment, alors que l’antisémitisme demeure vivace en Europe, des cher- cheurs israéliens tentent de démontrer que la judéité ashkénaze pourrait être détermi- née par la génétique. Si les partisans de ces études mettent en avant la possibilité de trancher plus nettement la nature juive ou non-juive des nouveaux arrivants en Israël, d’autres s’inquiètent de voir la science prendre le pas sur l’identification de la judéité par la religion. Certains redoutent même qu’un usage systématique de la génétique par l’État hébreu – à la fois juif et démocratique – puisse engendrer une dérive eugénique de l’identité juive, ainsi qu’une discrimination entre ceux qui pourraient bénéficier des droits de citoyenneté et ceux qui en seraient exclus par la science (45). Plus de cent ans après la publication de The Jews of Today et l’apogée de l’antisémitisme racial d’avant- guerre, le faux « paradoxe » à la base de cette recherche semble bien persister au sein de nos sociétés occidentalisées. Arthur Ruppin n’a pas connu le même destin que d’autres théoriciens, plus illustres encore, des « sciences » raciales et du sionisme. Mais au-delà de ce constat, il a été représentatif d’une tendance intellectuelle de fond, à l’expansion et à la longévité bien plus importantes que ce que l’on aurait pu imaginer après 1945. Si ses théories raciales sont aujourd’hui unanimement considérées comme erronées, on peut imaginer qu’il aurait accueilli avec enthousiasme ces nouvelles théories géné- tiques. Ainsi, de manière plus générale, on ne peut exclure qu’un usage dogmatique de la science du xxie siècle pourrait amener l’ancienne terminologie raciale, soi-disant disparue, à faire sa mue ; alors même que l’eugénisme et le racisme ne se sont jamais éteints. Ainsi, à l’autre antipode de notre paradoxe, si l’exacerbation de l’identité juive est toujours présente chez certains juifs, c’est également le cas de l’antisémitisme en Europe. Qu’adviendrait-il si un pouvoir extrémiste dirigeait un pays occidental et commencerait à s’intéresser à ces théories génétiques ? Arthur Ruppin est bien mort en 1943. Mais la notion de race juive, elle, n’a jamais vraiment disparu. Elle a simplement suivi les enseignements de Darwin, en s’adaptant à un nouvel environnement.

Résumé Avant cet article, peu d’études francophones s’étaient intéressées aux sionistes alle- mands des xixe et xxe siècles qui affirmaient appartenir à une « race juive ». Il s’agit ici de proposer une vision d’ensemble de ce sionisme racial, de mettre en relief son aspect pluri- disciplinaire, ainsi que d’historiciser et de démystifier la notion de « race », encore sujette à moult polémiques. Pour y parvenir, une synthèse inédite des théories raciales d’un savant juif allemand majeur, le sioniste et sociologue Arthur Ruppin, a été entreprise. À

allemande tente de surmonter ses divisions », Le Monde, 2 décembre 2017, http://www.lemonde.fr/ europe/article/2017/12/02/en-position-de-force-l-extreme-droite-allemande-tente-de-surmonter- ses-divisions_5223747_3214.html ; cf. Patrick Moreau, L’autre Allemagne : le réveil de l’extrême droite, Paris, Vendémiaire, 2017, 295 p. 45 Ilanit Chernick, « Juifs par l’ADN », The Jerusalem Post, 3 décembre 2017, http://www.jpost.com/ Edition-Francaise/Social-Eco/Juifs-par-lADN-515872 ; en ce qui concerne l’histoire de ces études génétiques en Israël, cf. Nadia Abu El-Haj, The Genealogical Science. The Search for Jewish Origins and the Politics of Epistemology, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 2012 ; Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, Paris, Fayard, 2008, p. 379-388. 440 Revue d’Allemagne travers la notion de « race juive » d’Arthur Ruppin, cet article aborde le poids écrasant des legs allemands (nationalisme exacerbé, usage des statistiques, eugénisme, darwi- nisme…) prêts à être mis en application en Palestine, mais aussi la vision unitaire de la « race juive » dans le temps et l’espace, ainsi que la peur maladive de sa dégénérescence et son obsessionnel souci de pureté.

Zusammenfassung Vor diesem Artikel interessierte sich die französische Forschung kaum für die deut- schen Zionisten des 19. und 20. Jahrhunderts, die glaubten, zu einer „jüdischen Rasse“ zu gehören. Ziel dieser Studie ist, einen Gesamtüberblick über diesen rassischen Zionis- mus zu vorschlagen, seinen interdisziplinäre Aussehen zu hervorheben sowie den noch umstrittenen Begriff der „Rasse“ zu historisieren und zu entmystifizieren. Um dies zu erreichen, wurde eine gründliche Untersuchung der Rassentheorien des Zionisten und Soziologen Arthur Ruppin unternommen. Durch Ruppins Begriff der „jüdischer Rasse“ geht dieser Artikel das überwältigende Gewicht der deutschen Vermächtnisse (überstei- gerter Nationalismus, Gebrauch von Statistiken, Eugenik, Darwinismus…) an, die in Palästina realisieren werden sollen, aber auch die einheitliche Vision der „jüdischen Rasse“ in Zeit und Raum, sowie die kränkliche Angst ihrer Entartung und ihre zwang- hafte Sorge um Reinheit.

Abstract Before this article, few studies in French language ever cared about German Zionists of the 19th and 20th centuries who asserted to belong to a “Jewish race”. The purpose here is to offer an overview of this racial Zionism, to emphasize its multidisciplinary aspect, as well as to historicize and demystify the notion of “race”, still subject to many contro- versies. To do this, an unpublished synthesis of a major German Jewish scholar’s racial theories, the Zionist and sociologist Arthur Ruppin, has been undertaken. Through Arthur Ruppin’s notion of “Jewish race”, this article addresses the overwhelming weight of German legacies (excessive nationalism, the use of statistics, eugenics, Darwinism…), ready to be implemented in Palestine, but also the unitary vision of “Jewish race” in space and time, as well as the unhealthy fear of its degeneration and its obsessional concern for purity. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 441 T. 50, 2-2018

L’exposition artisanale : représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie, 1868-1914 (1)

Stéphanie Danneberg *

« C’est une belle exposition, pas seulement d’un grand intérêt pour les Saxons mais pour tous les citadins. Elle est également très instructive pour nos artisans et pour le peuple roumain » (2). Si les associations transylvaines d’artisans roumains (Gesellenvereine) avaient été fondées avant la promulgation de la loi sur la liberté de commerce et d’industrie (1872) et comptaient parmi les premières associations des Roumains pendant la période du Compromis austro-hongrois, les regroupements d’artisans et d’entrepreneurs ger- manophones (Gewerbevereine) fondés au début des années 1840 faisaient partie des associations les plus anciennes et les plus influentes de toute la Transylvanie (3), tant

* Stéphanie Danneberg a fait ses études, entre autres, à l’Institut d’études politiques de Lille et au Centre d’études germaniques de Strasbourg. Elle a été collaboratrice de projet scientifique jusqu’en juillet 2017 à l’Institut für deutsche Kultur und Geschichte Südosteuropas e. V. an der Ludwig-Maximilians-Universität de Munich, sous la tutelle du prof. Wolfgang Dahmen de la Friedrich-Schiller-Universität Jena. 1 Il s’agit d’un article portant sur un extrait de la thèse de doctorat que Stéphanie Danneberg a soutenue en février 2017 à la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich (Historisches Seminar, Geschichte Osteuropas und Südosteuropas) sous la direction du prof. Martin Schulze Wessel. La thèse, qui a été retravaillée en vue d’une publication, est parue en 2018 chez Vandenhoeck & Ruprecht (Göttingen) sous le titre : Wirtschaftsnationalismus lokal. Abgrenzung und Interaktion zwischen rumänischen und sächsischen Gewerbeorganisationen in den siebenbürgischen Zentren Hermannstadt und Kronstadt, 1868-1914, dans la collection « Schnittstellen. Studien zum östlichen und südöstlichen Europa » que dirigent les professeurs Ulf Brunnbauer et Martin Schulze Wessel à la Graduiertenschule für Ost- und Südosteuropastudien de Munich. 2 Revista Economică, n° 34 (22.08.1903), « Exposiţia industriaşilor din Sibiiu » (exposition industrielle de Sibiu) : « Este o exposiţie frumoasă, de mare interes nu numai pentru exposanţi şi pentru poporul săsesc în genere, ci foarte instructivă şi pentru meseriaşii noştri şi pentru poporul românesc. » 3 La Transylvanie (en allemand Siebenbürgen, en roumain Ardeal ou Transilvania, en hongrois Erdély), dont il est question ici, et qui aujourd’hui fait partie intégrante de l’État roumain, correspond non pas à la Transylvanie au sens large qui comprend généralement le Banat et les différents territoires du Par- tium (Partium regni Hungariae), mais à son sens restreint, la Transylvanie historique correspondant au Siebenbürgen allemand. 442 Revue d’Allemagne au niveau du nombre de membres que de leur patrimoine et de l’influence exercée localement et régionalement. L’association Hermannstädter Bürger- und Gewerbe- verein (4) fondée en 1840 à Hermannstadt (Sibiu en roumain, nom actuel de la ville de Nagyszeben en hongrois) par les Saxons ou groupe germanophone de Transylvanie (5), nomme dans sa brochure commémorative, publiée à l’occasion de son cinquantième anniversaire, deux domaines dans lesquels elle concentrait ses activités : la formation et l’organisation d’expositions artisanales (dites « industrielles ») : « zur unmittelba- ren Unterstützung der Gewerbsthätigkeit » (6). L’exposition artisanale et industrielle (Gewerbeausstellung) était un médium de représentation et de « mise en scène » de l’économie « nationale » très prisé au xixe siècle et donc un instrument puissant entre les mains des nationalistes (7). L’analyse de ces expositions locales permet de comprendre la culture économique des Saxons, des Roumains et des Magyars (les trois groupes nationaux les plus nombreux de la Transylvanie) et met en évidence une relation rou- mano-saxonne résolument différente dans les deux villes transylvaines Hermannstadt et Kronstadt (Braşov, nom actuel ; Brassó, en hongrois) ; différence dans laquelle les Magyars (en tant que Tertium Comparationis) jouaient un rôle prépondérant. Ces der- niers étaient devenus, à l’issue du Compromis austro-hongrois, nation d’État face aux « nationalités » (les populations déclarant une langue maternelle autre que le hongrois, donc les groupes non magyars) saxonne et roumaine (8). Les Magyars se considéraient

4 L’histoire de la fondation de l’association d’artisans saxons Hermannstädter Bürger- und Gewerbe- verein est peu connue. On sait que le premier comité de direction fut élu le 6 juillet 1840 à l’issue d’une assemblée réunissant 189 membres. Le premier président élu était Joseph Benigni von Mildenberg (1782-1849), ancien « k.k. Feldkriegssekretär » à la frontière militaire transylvaine (siebenbürgische Militärgrenze) et rédacteur du journal transylvain germanophone Siebenbürger Boten. 5 Les statistiques portant sur la population germanophone ne permettent pas toujours de faire une dis- tinction précise entre les différents types de groupes allemands en Transylvanie. Population germa- nophone : « saxonne » et luthérienne, ou, à la suite de différentes phases d’immigration, allemande et catholique d’Allemagne, d’Autriche ou encore de la zone Bohême/Moravie/Silésie. Citons par exemple Rolf Kutschera sur l’installation de fonctionnaires allemands catholiques dans la ville de Kronstadt aux xviiie et xixe siècles ou encore à la suite de la révolution de 1848/1849 : « Bei den Amtskandidaten handelte es sich entweder um zugezogene Österreicher oder Böhmen, die ihre katholische Konfession quasi als Empfehlungsschreiben, “um in den Magistrat gezogen zu werden” mitbrachten, oder um Kronstädter bzw. Burzenländer, die aus materiellen Gründen zur katholischen Konfession konver- tierten. » Rolf Kutschera, « Kronstadt während der Regierungszeit der Habsburger (1688-1918) », in : Harald Roth (dir.), Kronstadt : Eine siebenbürgische Stadtgeschichte, Munich, Universitas, 1999, p. 61. 6 Julius Hann von Hannenheim, Der Hermannstädter Bürger- und Gewerbeverein. 1840-1890. Zur Feier des fünfzigjährigen Bestandes, Hermannstadt, Krafft, 1890 : « comme support direct de l’activité artisanale ». 7 Voir Thomas Grossbölting, « Im Reich der Arbeit » : Die Repräsentation gesellschaftlicher Ordnung in den deutschen Industrie- und Gewerbeausstellungen 1790-1914, Munich, R. Oldenbourg, 2008, p. 23 : « nationaler Selbstdefinition und Selbstrepräsentation ». 8 Après plusieurs siècles de dominations successives des Hongrois, des Ottomans et des Habsbourg, la Transylvanie fut intégrée au royaume de Hongrie en 1868 par la loi d’union XLIII : 1868. La constitu- tion de mars/avril 1848 avait proclamé l’Union de la Principauté de Transylvanie avec la Hongrie : le rétablissement de cette constitution et donc de l’Union était une condition sine qua non des négocia- tions austro-hongroises (1865-1867) qui aboutirent au « Compromis » (Ausgleich) et transformèrent l’Empire d’Autriche en double monarchie austro-hongroise reposant sur une union personnelle par la maison de Habsbourg-Lorraine. La loi sur les nationalités (loi XLIV : 1868) proclama l’égalité de droits de tous les citoyens du royaume de Hongrie et donc mit pour la première fois les Roumains Représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie 443 en Transylvanie comme étant la seule nation historique, donc les seuls ayant une exis- tence politique et une tradition d’État. Ils considéraient l’édification de l’État national hongrois comme « aboutissement de l’histoire de la Hongrie » (9). Le Bürger- und Gewerbeverein saxon avait organisé entre 1840 et 1914 de nombreuses expositions artisanales à Hermannstadt, dont celle de 1869 qui mérite une attention particulière (10). Cette première grande manifestation attira en quelques jours plus de 4 000 personnes et généra un bénéfice de 1 535 florints (fl.) : ce qui était à l’époque et pour une ville de taille moyenne du sud de la Transylvanie – région essentiellement agricole à la périphérie de l’Empire des Habsbourg – un résultat impressionnant (11). Les 171 exposants étaient majoritairement des artisans saxons, membres de l’asso- ciation Bürger- und Gewerbeverein mais aussi des artisans, compagnons et apprentis d’autres appartenances ethno-culturelles qui avaient répondu à l’appel du comité d’organisation : « Durch die Gewerbe-Ausstellung wird jedem Erzeuger irgend einer Sache die Gelegenheit geboten, sein Erzeugniß in möglichst weiten Kreisen bekannt zu machen und selbst den Stand und die Fortschritte der Gewerbe kennen zu lernen. [...] es ist daher nicht nothwen- dig Meister oder Mitglied einer Zunft zu sein, um zur Ausstellung seiner Erzeugnisse berechtigt zu sein » (12). Bien qu’en 1869, la quasi-totalité des corporations de Hermannstadt fût « encore » saxonne (13), le message du comité directeur était adressé à « tous » les citadins (Stadtbürger)

de Transylvanie en situation d’égalité de droits avec leurs concitoyens saxons. Ces derniers avaient constitué l’une des classes dominantes de la Transylvanie (Saxones ou Natio Saxonica), joui d’un statut particulier et de nombreux privilèges, tandis que les Roumains n’avaient eu accès à la citoyenneté qu’en 1863 et n’avaient jamais constitué de natio, au sens médiéval du terme. 9 Joachim von Puttkamer, Schulalltag und nationale Integration in Ungarn. Slowaken, Rumänen und Siebenbürger Sachsen in der Auseinandersetzung mit der ungarischen Staatsidee 1867-1914, Munich, R. Oldenbourg, 2003, p. 37 : « Vollendung der Geschichte Ungarns ». 10 Biblioteca Brukenthal : fonds « Manuscrise »/« probleme de expoziţii meşteşugărească » (fonds « Hermannstädter Bürger- und Gewerbeverein »), n° 380 (1869), doc. 221-224/1. 11 Hermannstadt comptait 18 998 habitants en 1869. 12 Biblioteca Brukenthal : fonds « Manuscrise »/« probleme de expoziţii meşteşugărească », n° 380 (1869), doc. 221-224/1 : « Grâce à l’exposition artisanale, tout fabricant quel qu’il soit aura la possibilité de présenter sa production à un large public et également d’évaluer le niveau actuel de développement de l’artisanat et ses progrès. Il n’est donc pas nécessairement obligatoire d’être maître-artisan ou membre d’une corporation pour être autorisé à exposer. » 13 En Transylvanie, l’acquisition de terres sur le territoire saxon (Königsboden ou Fundus regis), tout comme l’accès au droit de cité dans les villes (intra-muros) de ce territoire, étaient réservés exclusi- vement aux Saxons. Ces droits furent remis en question par le rescrit de l’empereur Joseph II en 1781 (Konzivilitätsreskript) qui autorisait désormais les membres des autres « nations » à acquérir des terres sur ce territoire. Le Deutschtum n’était en outre plus considéré comme condition sine qua non du droit à la résidence (Bürgerrecht) dans les villes situées sur le Königsboden. Les non-Saxons étaient donc jusqu’en 1781 personae non gratae à l’intérieur de ces villes ; ce qui concernait autant le groupe ethno- culturel des Roumains (qui ne jouissaient d’aucun droit civique et politique) que celui des Magyars. Afin de protéger leur monopole dans l’artisanat et les corporations, les Saxons introduisirent l’obli- gation de fournir un « Taufschein » qui permettait exclusivement aux protestants luthériens, donc aux Saxons, d’avoir accès au système corporatif. Les Saxons purent de cette manière continuer à dominer l’artisanat jusqu’à l’introduction de la liberté de commerce et d’industrie en 1872. 444 Revue d’Allemagne de Hermannstadt, sans distinction d’appartenance « nationale » ou religieuse. L’inté- gration économique de la Transylvanie au royaume de Hongrie et à la zone doua- nière de l’Empire austro-hongrois dès la fin de la révolution de 1848-1849 avait, entre autres, permis l’introduction de la liberté de commerce et d’industrie (Gewerbefrei- heit) en deux étapes, en 1859 puis en 1872 ; condition sine qua non à une modernisa- tion économique et sociale du territoire. Ces conditions « imposées » depuis Vienne et Budapest étaient moins un signe d’impérialisme que le revers de l’incorporation d’une zone géographique économiquement en retard au grand marché que constituait l’Autriche-Hongrie. La liberté de commerce ouvrit la voie dans les villes saxonnes, et particulièrement à Hermannstadt et Kronstadt, à une concurrence sans précédent entre Magyars, Saxons et Roumains, car le système corporatif maintenu jusqu’en 1872 avait jusque-là permis aux seuls Saxons de protéger leur monopole dans l’artisanat. Pourtant, malgré la concurrence économique exacerbée depuis 1872, la deuxième grande exposition artisanale organisée par le Bürger- und Gewerbeverein en 1903 attira jusqu’à 27 309 visiteurs et 271 exposants : parmi eux, un grand nombre de com- pagnons et apprentis non germanophones, surtout roumains, dont certains obtinrent médailles et récompenses pour les objets exposés (14). Des articles très intéressants por- tant sur cette manifestation organisée par l’association saxonne sont autrefois parus dans la revue économique roumaine Revista Economică dont le siège de la rédaction se trouvait à Hermannstadt. Les articles allaient de l’invitation de l’association, adressée aux artisans de la ville, à un compte-rendu détaillé de l’exposition : « C’est une belle exposition, pas seulement d’un grand intérêt pour les Saxons mais pour tous les citadins. Elle est également très instructive pour nos artisans et pour le peuple rou- main. C’est la raison pour laquelle elle mérite d’être visitée par tous ceux qui s’intéressent au développement de l’industrie et à celui de l’économie des peuples en général » (15). La revue n’avait pas seulement reproduit l’ensemble du discours de la cérémonie d’ouverture mais en approuvait clairement certaines déclarations, dont celle por- tant sur la nécessité de pilotage du comportement d’achat des habitants de la ville de Hermannstadt. Les associations, entre autres d’artisans et d’industriels, avaient pour mission d’inciter leurs « conationaux » à n’acheter que « local », un argument majeur de la rhétorique du nationalisme économique, ici, en Transylvanie et, à l’époque, dans toute l’Europe centrale (16). L’artisanat roumain de Hermannstadt était représenté depuis 1867 par l’Associa- tion des compagnons roumains de Sibiu (Reuniunea sodalilor români din Sibiiu) (17). L’association parvint à organiser successivement en 1892 et 1902 deux expositions locales d’artisans roumains, dont l’écho particulièrement positif lui offrit popularité

14 Kronstädter Zeitung, n° 219 (24.09.1903) ; Biblioteca Brukenthal : fonds « Manuscrise »/« probleme de expoziţii meşteşugărească », n° 405 (1903), doc. 1-32. 15 Revista Economică, n° 34 (22.08.1903), « Exposiţia industriaşilor din Sibiiu » (exposition industrielle de Sibiu). 16 Ibid. : « [...] şi ca consumenţii să spriginească produsele industriale din loc vrednice de spriginit ». 17 L’archiprêtre orthodoxe roumain Nicolae Cristea (1834-1902) a été en 1867 l’initiateur de la fondation de l’association Reuniunea sodalilor români din Sibiiu Proche du métropolite de l’Église orthodoxe de Transylvanie, l’aroumain Andrei Șaguna (1809-1873), il était à l’époque une personne publique très influente. Représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie 445 et notoriété dans toute la région transylvaine. Malgré des moyens financiers restreints et un nombre d’exposants modeste, on attendait de la première exposition industrielle des Roumains de la ville qu’elle puisse servir d’exemple et stimuler les artisans rou- mains de toute la Transylvanie : « Voilà pourquoi nous devons mettre tout notre cœur à l’ouvrage, pour que cette première entreprise puisse être reproduite par d’autres associations d’artisans roumains, à Braşov, à Cluj et dans toutes les autres villes où travaillent nos artisans » (18). L’exposition roumaine de 1892 attira 735 visiteurs et regroupa 69 exposants : il s’agis- sait essentiellement de compagnons et apprentis roumains, mais travaillant dans des ateliers qui appartenaient surtout à des Saxons. La composition ethno-nationale de l’artisanat et de l’industrie était la suivante à Hermannstadt (19) :

Ateliers/ Croissance 1878 1911 manufactures : 1878-1911 Allemands 407 74,3 % 751 58,0 % 84,0 % Roumains 8 1,5 % 182 14,0 % 2 175,0 % Magyars 29 5,3 % 121 9,3 % 317,2 % Juifs 18 3,3 % 70 5,4 % 288,0 % Autres 86 15,7 % 172 13,3 % 100,0 % Total 548 100,0 % 1 296 100,0 % 136,5 %

La différence principale entre les ateliers des Roumains et ceux des autres groupes consistait dans la taille de l’entreprise : les artisans roumains travaillaient généra- lement seuls, tandis que Saxons (surtout) et Magyars employaient et formaient des apprentis et des compagnons. Le renouvellement de génération dans les ateliers saxons s’opérait souvent par les Roumains, puisque l’artisanat était devenu en 1911, notam- ment pour la jeune génération saxonne, un secteur beaucoup moins lucratif. Cette situation explique qu’en 1892, le jury de l’exposition artisanale roumaine, qui était chargé d’émettre des avis sur les objets artisanaux exposés, se composait de douze maîtres-artisans représentant la plupart des nationalités de la ville de Hermannstadt, surtout allemande et saxonne (20). Cela concernait également l’exposition roumaine de

18 Direcția Judeţeană Sibiu a Arhivelor Naționale : fonds Reuniunea meseriașilor români din Sibiu (anii 1867-1948), dos. 1 (1882-1900), doc. 28 (1891) : « De aceea trebue se îmbrăţişăm acéstă causă cu tótă căldura inimei, căci de sigur acéstă încercare a nóstră va fi imitată și de celealte reuniuni de meseriași români, din Brașov, Cluş și alte orașe, pe unde sunt meseriași români. » 19 Voir : Tabelle 12. Ethnische Zusammensetzung des Handwerkswesens in Hermannstadt, 1878-1911, in : Stéphanie Danneberg, Wirtschaftsnationalismus lokal (note 1). C’est la première démonstration statis- tique de la composition ethno-nationale de l’industrie à Hermannstadt. Seuls les chiffres portant sur l’artisanat et l’industrie de Kronstadt avaient jusqu’à maintenant été publiés. 20 Voir : Anuarul I. al Reuniunii sodalilor români din Sibiu cuprinzând unele date dela întemeierea ei pâna la 31 decembrie 1899 (annuaire de l’Association des compagnons roumains de Sibiu, comprenant des événements depuis sa fondation jusqu’au 31 décembre 1899), Sibiu, 1900, p. 24 ; Adressbuch der k. freien Stadt Hermannstadt, VIII. Jahrgang, Hermannstadt, W. Krafft, 1898. Le jury se composait de : Nicolae Simtion, imprimeur ; Karl Bell, boucher (?) ; Johann Szentgyörgyi, cordonnier ; Ludwig Szántó, cordonnier ; Valentin Zinz, cordonnier ; Karl Theil, serrurier ; Johann Borthmes, menuisier ; Samuel Reinerth, tanneur ; Francis A. Wensky, tailleur ; Ludwig Ilyési, tapissier ; Eduard Rannicher, maroquinier ; Johann Keil, boulanger. 446 Revue d’Allemagne

1903 dont le jury, composé de trente membres, était représentatif de tous les groupes de population de Hermannstadt ; il fut aussi convié aux festivités organisées par l’asso- ciation « Reuniunea » à l’issue de la remise des médailles pour les objets primés (21). Le comité directeur de l’association avait reçu à cette occasion le soutien du journal saxon Siebenbürgisch-Deutsches Tageblatt qui avait publié à plusieurs reprises l’appel du comité roumain aux artisans de la ville : « Es wird in romänischen Kreisen gewünscht und wir geben dem Ausdruck dieses Wun- sches bereitwillig Raum, daß unsere Gewerbetreibenden, die in ihren Werkstätten in Verwendung stehenden romänischen Gesellen und Lehrlinge dazu anregen mögen, sich an dieser Ausstellung mit Erzeugnissen ihres Fleißes zu beteiligen » (22). À Kronstadt, le comité directeur de l’« Association de soutien des compagnons et apprentis roumains de Braşov » (« Asociaţia pentru sprijinirea învăţăceilor şi sodalilor români din Braşov ») (23), fondée en 1869, avait jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale persisté dans son refus d’organiser la moindre exposition, ce que le journal roumain Gazeta Transilvaniei commentait régulièrement : « Quand allons-nous, Roumains, fonder de telles associations, pour que nous puissions nous aussi organiser de pareilles expositions ? Et qui plus est, ils [les Saxons] ne tiennent aucune assemblée générale sans organiser une quelconque exposition industrielle ou un salon de l’agriculture » (24). Les artisans saxons de Kronstadt regroupés, eux, au sein du Kronstädter Gewerbe- verein (25), fondé en 1841, rejetaient les expositions artisanales régulières qu’ils

21 Fonds Reuniunea meseriașilor români din Sibiu (anii 1867-1948), dos. 3 (1903-1905), doc. non réper- torié/numéroté, « Raport General despre esposiţia industrială românească din a. 1902 » (rapport por- tant sur l’exposition industrielle roumaine de l’année 1902). Le fonds d’archives de l’association des artisans roumains de Hermannstadt n’est pas accessible au public. Il n’est que partiellement numéroté et n’a pas été répertorié jusqu’à ce jour. 22 Siebenbürgisch-Deutsches Tageblatt, n° 8737 (13.09.1902) : « Les milieux roumains de la ville sou- haitent, et c’est une demande que nous soutenons volontiers, que nos artisans qui emploient des com- pagnons et apprentis roumains, incitent ces derniers à participer à cette exposition avec les produits artisanaux qu’ils ont fabriqués. » 23 Le prêtre orthodoxe roumain Bartholomäu (Bartolomeu) Baiulescu (1831-1909) est à l’origine de la fondation de l’Association de soutien des compagnons et apprentis roumains de Braşov. Tout comme Cristea, Baiulescu était un proche du métropolite orthodoxe Andrei Șaguna et une personne publique. Il était proche des milieux artistiques et intellectuels roumains et avait des liens étroits avec les familles des grands commerçants roumains de Kronstadt. Celles-ci avaient constitué, avant leur déclin dans la seconde moitié du xixe siècle, la bourgeoisie riche et influente de Kronstadt (« Die große Masse der sächsischen Bürgerschaft lebte damals in sehr bescheidenen Vermögensverhältnissen, die reichsten kapitalkräftigsten Leute waren die rumänischen Großkaufleute », Heinrich Wachner, Kronstädter Heimat- und Wanderbuch, Kronstadt-Brasov, Wilh. Hiemesch, 1934, p. 288). 24 Gazeta Transilvaniei, n° 49 (18./06.07.1874) : « Reuniunea economică a saşiloru din Transilvani’a va tine in dilele dela 20.23 Augustu a. c. o adunare generale in Brasiovu, cu care occasiune se va arangiá si o espusetiune economică. [...] òre noi romanii, candu vomu avé Reuniuni economice, cá se potemu arangia si espusetiuni de acésta natura? [...] Mai multu nece o adunare a Asociaţiunei se nu treaca fără expusetiunea vreunui ramu de cultură industriale séu economică-agricolă. » 25 Kronstädter sächsischer Gewerbeverein, 100 Jahre heimat- und volksverbundene Gewerbevereinsarbeit in Kronstadt, Kronstadt, 1941, p. 17 : les initiateurs de l’association ont été le sénateur et économiste saxon Peter Traugott Lange von Burgenkron (1797-1875), l’imprimeur allemand (né en Allemagne Représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie 447 qualifiaient de «Ausstellungsfieber » (26), critiquant la fréquence trop soutenue des expositions de Hermannstadt. La seule exposition importante de la ville de Kron- stadt avait été celle d’août 1886, mais fut l’objet de nombreuses controverses, ce que déplorait la rédaction du Siebenbürgisch-Deutsches Tageblatt de Hermannstadt : « Es ist doch außerordentlich betrübend, daß die nationalen und konfessionellen Hetzer auch in wirtschaftlichen Dingen die Gemüter gegeneinander treiben » (27). Quelques jours seulement avant le début de la manifestation, la plupart des exposants roumains, mais aussi magyars, annulèrent leur participation, une action que la revue écono- mique roumaine Meseriaşul Român avait commentée comme suit : « Ils [les artisans roumains] ont finalement décidé de ne pas participer à l’exposition. Même les Magyars de Kronstadt ont refusé d’exposer, parce que l’exposition se présente comme étant celle des entrepreneurs saxons » (28). Il s’agit donc ici de deux villes de la même région, séparées par moins de deux cents kilomètres, dans lesquelles la thématique de l’organisation d’expositions artisanales donne à voir des relations interethniques profondément différentes. Dans le centre urbain de Hermannstadt, les relations consensuelles entre Saxons et Roumains, aussi bien dans la presse locale qu’entre les principaux acteurs, les artisans et les comités d’organisation et (ou) directeurs d’associations d’artisans, ont eu une action bénéfique sur l’organisation d’événements qui profitaient à la ville et à tous ses habitants. En revanche, le clivage ethno-national de Kronstadt n’avait pas abouti à un consensus sur l’organisation d’une exposition artisanale réussie et représentant les divers groupes nationaux de la ville. Hermannstadt et Kronstadt occupaient parmi les centres historiques germano- phones de la Transylvanie une place tout à fait particulière. Hermannstadt avait été longtemps la capitale politique de la région puisque c’est là que siégeait depuis le Moyen Âge l’Université saxonne (sächsische Nationsuniversität), la plus haute ins- tance politique, administrative et judiciaire des Saxons. De même (re)devint-elle en 1867 la capitale confessionnelle de ces derniers puisque l’évêque de l’Église protes- tante luthérienne (evangelische Kirche Augsburgischer Bekenntnisses) y résidait. C’est

et immigré en Transylvanie) et futur maire de Kronstadt, Johann Gött (1810-1888), l’artisan lainier Michael Traugott Kamner, l’instituteur (?) Samuel Schiel (1812-1881 ?) et le commerçant et futur homme politique, Carl Maager (1813-1887). C’est le 28 novembre 1841, à l’issue de la réunion de 87 artisans et trois instituteurs à l’Hôtel Numéro 1 de Kronstadt, que l’association fut créée. 26 Ibid., p. 108 : « […] denn mehr oder weniger gehöre auch ich und die Mehrzahl der Mitglieder dieses Gewerbevereins zu denjenigen, welche eine zu oft eintretende Wiederkehr von größeren usstellunA - gen schon aus dem Grunde nicht billigen, weil solche nicht nur dem Lande, wo dieselben stattfinden, sondern auch den einzelnen Teilnehmern verhältnismäßig große materielle Opfer auferlegen und eben infolge dieser großen Opfer fast nur der Großindustrie zugänglich sind. Es soll nicht eine Aus- stellung sein mit großen Opfern des Staates oder der Stadt und des Einzelnen, mit den Preisen und Auszeichnungen und dadurch auch den Ehrgeiz weckenden Konkurrenzkämpfen, kurz nicht mit den Mitteln und Zielen einer großen Ausstellung […]. » 27 Siebenbürgisch-Deutsches Tageblatt, n° 3854 (18.08.1886) : « Il est particulièrement affligeant de constater que les agitateurs nationalistes et religieux parviennent à attiser les conflits jusque sur le terrain de l’économie. » 28 Meseriaşul Român, n° 12 (1./13.08.1886) : « Aşa s’au hotărit a nu espune. Maghiarii meseriaşi de aci incă s’au oprit a espune, pentrucă esposiţia apare a asociaţiunei industriaşilor Saşi din Braşov. » 448 Revue d’Allemagne au début du xxe siècle que Hermannstadt devint aussi la capitale culturelle et confes- sionnelle des Roumains de Transylvanie avec l’inauguration du musée (« national ») roumain Astra en 1905, suivie en 1906 de celle de la cathédrale orthodoxe roumaine, un événement à caractère hautement symbolique. La ville de Kronstadt, quant à elle, avait préservé pendant le Moyen Âge son rang de haut bourg du commerce transyl- vain et lieu de passage stratégique entre les commerces d’Orient et d’Occident. La ville conserva ce statut de ville marchande, même lorsque Hermannstadt commença à lui faire concurrence. La relation étroite entre les deux centres transylvains fut marquée par une concurrence économique et politique importante qui concerne aussi la période que nous analysons ici (1868-1914) ; une concurrence qui se retrouve dans les relations roumano-saxonnes, entre les Saxons de Hermannstadt et de Kronstadt mais aussi entre les Roumains des deux villes. Une comparaison entre les deux centres transylvains est également pertinente au regard des structures démo- graphiques, très différentes : tandis que Hermannstadt resta une ville à majorité alle- mande ou « saxonne » – d’après le dernier recensement hongrois datant de 1910 –, Kronstadt, elle, se « magyarisa » (29). Ces différences démographiques (par naissance, immigration et assimilation) furent à l’origine de conflits d’intérêts économiques et politiques distincts dans les deux centres. À Kronstadt, avant la Première Guerre mondiale, les Magyars « […] composaient la majorité relative de la population, avaient atteint dans l’artisanat un niveau de développement aussi élevé que celui des Allemands, dominaient une grande partie du secteur tertiaire et de l’administration publique et, enfin, prenaient, avec les Alle- mands, les décisions politiques, surtout au niveau régional » (30). Si les Saxons dominaient encore, en 1911, l’artisanat et l’industrie à Hermannstadt, et que les Roumains affichaient une croissance de plus de 2 000 % entre 1878 et 1911, comme le montre le tableau ci-dessus, les Magyars dominaient, eux, l’artisanat de Kronstadt puisque 44,6 % des ateliers de la ville leur appartenaient. Les autres ateliers se répartissaient entre les germanophones (Saxons et Allemands catholiques) avec 35,4 %, les Roumains avec 16,5 % et les juifs avec 3,6 % (31). Les Saxons se trouvaient

29 D’après le dernier recensement hongrois de 1910, Kronstadt comptait 41 056 habitants : 17 831 Magyars (43,4 %), 11 786 Roumains (28,7 %), 10 841 Allemands (26,4 %) et 598 ou 1,4 % de personnes d’autres appartenances ethno-culturelles (Arméniens, Grecs, Bulgares, Ruthènes, etc.). À cela venaient s’ajou- ter environ 1 417 habitants juifs (3,4 %) qui se déclaraient majoritairement soit Allemands (de langue allemande) ou Magyars (de langue hongroise). À Hermannstadt vivaient en 1910 33 489 habitants, dont 16 832 Allemands (50,3 %), 8 824 Roumains (26,3 %), 7 252 Magyars (21,6 %) et 581 personnes ou 1,7 % d’autres appartenances. Les 33 489 habitants comptaient environ 1 307 juifs (3,9 %). 30 Gerald Volkmer, « Gründerzeit im Karpatenbogen – das siebenbürgische Burzenland und die Her- ausforderungen der Industrialisierung 1867-1918 », in : Matthias Weber (dir.), Gründerzeit, Jahrbuch des Bundesinstituts für Kultur und Geschichte der Deutschen im Östlichen Europa, vol. 21, Munich, Oldenbourg, 2013, p. 66 : « […] stellten die relative Bevölkerungsmehrheit, hatten sich eine den Deut- schen vergleichbare starke Stellung im Handwerk erarbeitet, dominierten große Teile des Dienst- leistungsbereichs und der öffentlichen Verwaltung und bestimmten zusammen mit den Deutschen die politischen Geschicke, vor allem auf der Komitatsebene. » 31 Voir : Tabelle 10. Ethnische Zusammensetzung des Handwerkswesens in Kronstadt 1860-1911 und Vergleich mit den Zahlen des Kronstädter Gewerbevereins 1912, in : S. Danneberg, Wirtschafts- nationalismus lokal (note 1). Il s’agit ici précisément des chiffres de Friedrich Lexen pour l’année Représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie 449 surtout au premier plan de la création d’entreprises industrielles ou de la reconversion de maîtres-artisans en fabricants, même si, ici, à la périphérie de l’Empire, la Tran- sylvanie ne connut pas, à proprement parler, de révolution industrielle. Les grands perdants du développement économique étaient donc, à Kronstadt, les Roumains. La thématique de l’organisation d’expositions met en lumière le clivage ethno-natio- nal difficilement surmontable à Kronstadt : la concurrence économique fut instrumen- talisée et propagée comme « conflit ethno-national ». L’exposition artisanale était à Kronstadt un « lieu de polarisation nationale ». À Hermannstadt l’organisation régulière d’expositions d’artisans avait été rendue possible par le consensus et la coopération entre les divers groupes ethno-culturels, notamment entre Saxons et Roumains ; l’exposition permettait ici une visualisation positive de l’économie locale et de ses acteurs. Une analyse plus approfondie de la rhétorique nationaliste intervenant au centre de l’organisation (ou de la non-organisation) des expositions dévoile d’autres aspects de la culture économique des Saxons et des Roumains : « Au-delà de l’aspect économique, les expositions artisanales avaient pour vocation de générer des émotions : artisanat et industrie devaient se présenter comme vecteur et catalyseur de la “fierté natio- nale” » (32). Catherine Albrecht, qui a analysé la grande exposition générale de Prague de 1891 (jubilé de la première exposition industrielle de 1791), avait également démon- tré le rôle catalyseur de l’exposition chez les Tchèques en Bohême : « The young Czechs supported a national exhibition emphasizing not just the economic achievements of the Czechs but the whole cultural progress of the Czech nation » (33). Les expositions des Saxons de Hermannstadt étaient axées sur la mise en valeur de l’économie locale (au profit de « tous ») et la libre concurrence, représentée par une remise de prix dans laquelle l’habileté de l’artisan comptait plus que la préférence « nationale ». La mani- festation de 1886 organisée par le Kronstädter Gewerbeverein mettait, elle, en avant une économie « nationale » saxonne centrée sur la tradition (« um “auch einen Blick in die Vergangenheit” zu richten ») (34), la communauté (« auf das “gemeinsame Streben” und den “Nutzen der Gemeinschaft”, […] nach innen hin und unter uns selbst ») (35) et une certaine nostalgie du système corporatif. Contrairement aux expositions de commerce et d’industrie de l’époque pendant lesquelles concours et remises de prix revêtaient une grande importance, on avait renoncé à Kronstadt à ce moment symbo- lique : c’est justement la concurrence qui était le moteur de l’économie moderne et du capitalisme que l’on rejetait ici.

1912 (Friedrich Lexen, « Zur wirtschaftlichen Entwicklung Kronstadts », Kronstädter Zeitung, n° 78 [04.04.1912]). 32 S. Danneberg, ibid. : « [Ü]ber den wirtschaftlichen Aspekt hinaus sollten die Gewerbeausstellungen eine “emotionale” Wahrnehmung bewirken : Handwerk und Industrie sollten als Träger und Kataly- sator des “Nationalstolzes” fungieren. ». 33 Catherine Albrecht, « Pride in Production : The Jubilee Exhibition of 1891 and Economic Competi- tion between Czechs and Germans in Bohemia », Austrian History Yearbook, 24 (1993), p. 102. 34 S. Danneberg, Wirtschaftsnationalismus lokal (note 1), cité d’après 100 Jahre Gewerbevereinsarbeit in Kronstadt, p. 109 : « afin d’orienter les regards vers le passé ». 35 Ibid. : « aux “efforts communs” et à la “nécessité de la communauté”, au cœur de nous-mêmes et entre nous ». 450 Revue d’Allemagne

L’analyse du nationalisme économique « intra-étatique » (« un paradigme tombé en disgrâce ») (36), dans l’espace transylvain, ici basé sur l’exemple d’expositions organisées par les associations d’artisans ou de compagnons, se place dans la suite de recherches auparavant menées par Catherine Albrecht, citée plus haut, ou celles menées entre 2001 et 2005 à l’Europa-Universität Viadrina à Francfort-sur-l’Oder sous la direction de Helga Schultz. À l’issue du projet de Schultz, des études majeures portant surtout sur la République tchèque (Bohême, Moravie et Silésie) et la Tchécoslovaquie, la Pologne (Galicie) et la Hongrie ont été publiées (37). Cependant, une analyse du nationalisme économique transylvain basée sur les associations d’artisans et de compagnons dont la fondation remonte au milieu du xixe siècle est une approche particulièrement nova- trice, tant au niveau de la thématique que de la période choisie.

Le concept du nationalisme économique « intra-étatique » en Europe centrale La méthode adoptée ici est certes celle d’une micro-histoire locale, mais toujours en lien étroit avec le phénomène du nationalisme économique observable dans d’autres régions de l’Empire des Habsbourg et dans l’Europe centrale et orientale. Le natio- nalisme économique, conçu ici comme « intra-étatique » et propre à de nombreuses régions de l’Europe centrale de l’entre-deux-guerres, valait également pour l’espace transylvain d’avant la Première Guerre mondiale. Cette analyse du nationalisme est donc particulière puisque la recherche sur le nationalisme économique est généra- lement « internationale », allant de l’entre-deux-guerres à nos jours. Le nationalisme économique se rapporte dans sa forme intra-étatique (innerstaatlicher Wirtschaftsna- tionalismus) à une pratique ou culture économique entre différents groupes ethno- culturels à l’intérieur d’un État ou d’une région, ou bien à celle d’un groupe minoritaire en opposition à une majorité ethnique différente et souvent au pouvoir. Citons parmi les définitions de cette forme particulière du nationalisme économique, celle d’Ágnes Pogány : « Le nationalisme économique est une idéologie qui cherche à mobiliser les masses sur fond d’appartenance ethno-culturelle et qui, en outre, aspire à construire la nation non pas seulement culturellement mais aussi économiquement » (38). Les Saxons avaient des intérêts politiques et économiques ancestraux aussi bien à Hermannstadt qu’à Kronstadt, intérêts qu’ils souhaitaient préserver, tandis que les Roumains aspi- raient, eux, à une « nation » forte qui, en principe, venait à peine d’émerger ; même si une partie de leur élite, aussi infime fût-elle, avait déjà conscience d’une appartenance « nationale » fortement liée à la langue et la confession depuis la fin duxviii e siècle (39).

36 Helga Schultz citée par Ágnes Pogány, « Wirtschaftsnationalismus in ngarnU im 19. und im 20. Jahr- hundert », in : Ágnes Pogány, Eduard Kubů, Jan Kofman (dir.), Für eine nationale Wirtschaft. Ungarn, die Tschechoslowakei und Polen vom Ausgang des 19. Jahrhunderts bis zum Zweiten Weltkrieg, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2006, p. 11 : « ein vergessenes Paradigma ». 37 Les historiens impliqués dans le projet de Helga Schultz étaient, entre autres, Eduard Kubů, Torsten Lorenz, Uwe Müller, Rudolf Jaworski et Ágnes Pogány. 38 Á. Pogány, « Wirtschaftsnationalismus in Ungarn im 19. und im 20. Jahrhundert » (note 36), p. 13 : « Wirtschaftsnationalismus ist eine Ideologie, die versucht assenM anhand ihrer ethnischen Zuge- hörigkeit zu mobilisieren, und es außerdem anstrebt, die Nation nicht nur kulturell sondern auch wirtschaftlich zu konstruieren. » 39 Seuls les prêtres roumains convertis au gréco-catholicisme avaient accès depuis 1744 aux droits civiques après qu’une partie du clergé orthodoxe roumain s’est « unie » à l’Église catholique romaine Représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie 451

Le nationalisme économique repose en Transylvanie sur les mêmes éléments mobili- sateurs que ceux cités par Helga Schultz dans son projet, à savoir l’arriération (existence de sociétés paysannes encore dominées par l’aristocratie), la domination étrangère (Fremdherrschaft) et la pluralité ethnique, mais aussi sur des éléments propres à la région transylvaine : sa position géographique à la périphérie de l’Empire des Habs- bourg, le retard de la modernisation sociale et politique (degré élevé d’analphabétisme, pas ou peu de moyens de transport et de communication, pourcentage infime de la population ayant le droit de vote, etc.), ainsi que celui de l’industrialisation. Le phé- nomène du nationalisme économique est, d’après Schultz, synonyme de frustrations : quand les inégalités sociales et économiques sont interprétées et articulées comme une injustice « nationale » et quand les « autres » sont tenus responsables de ces inégalités (40). On n’aspirait plus seulement à l’autonomie politique et à la mise en valeur culturelle de la nation (Sprachnationalismus) mais aussi dorénavant au développement ou réajus- tement de son niveau économique comme méthode supplémentaire de consécration (chez les Saxons) ou de mobilisation (chez les Roumains) de la « nation ». Si les Saxons, et surtout les Roumains, n’avaient pas ou peu les moyens d’influencer la politique au niveau national ou d’y intervenir, puisque le droit de vote en Translei- thanie était très restreint et que les Roumains menaient une stratégie de résistance passive, renonçant à envoyer des députés au parlement hongrois, ils étaient localement ou régionalement actifs au travers de leurs coopératives (« as a channel for reaching the masses ») (41), de leurs associations d’artisans et (ou) d’industriels et de leurs banques. C’était une méthode de développement économique ethno-nationale qui était propre à la Transylvanie et à de nombreux peuples de l’Europe centrale : « Politics, the electoral system, and administrative political self-government were the ter- rain where nationalities felt negative discrimination and frustrations. On the contrary, eco- nomic policy driven by “laissez-faire liberalism” and “state non-interventionism” proved to be a favorable playing field for economic competition and permitted self-organization of “non-dominant nations” » (42). Le nationalisme économique intra-étatique, comme forme particulière du nationa- lisme, signifie par définition qu’il favorise son propre groupe ethno-national sur le marché économique, ce qui supposait d’avoir conscience d’une appartenance « natio- nale ». Il fallait donc mobiliser les consciences et cette mobilisation ne pouvait se réa- liser qu’à travers un processus global d’éducation, à tous les niveaux de la société.

(1699-1701). La vie confessionnelle roumaine de Transylvanie revêtait depuis lors un « caractère bi- confessionnel » (d’après Macarie Dragoi, Orthodox and Greek Catholics in Transylvania (1867-1916) : Convergences and Divergences, Yonkers/New York, St. Vladimir’s Seminary Press, 2015, p. 19). L’ortho- doxie obtint en 1791 le statut de confession « tolérée » de Transylvanie. C’est le 15 juillet 1863 à Hermannstadt, à l’issue de la première diète (Landtag) autorisée depuis la révolution 1848/1849, que les Roumains de Transylvanie qui n’étaient que « tolérés » obtinrent la reconnaissance et l’égalité de droits civiques avec les autres « nations » de la région. 40 S. Danneberg, Wirtschaftsnationalismus lokal (note 1) : « wenn soziale Ungleichheit als nationale Ungerechtigkeit empfunden wird, wenn der “Andere” auf demselben Markt als Konkurrent und Bedrohung interpretiert wird ». 41 Attila Hunyadi, « Economic Nationalism in Transylvania », Regio. A review of Studies on Minorities, Politics and Society, 2004, p. 175. 42 Ibid., p. 174. 452 Revue d’Allemagne

En Transylvanie comme en Europe centrale, élites politiques, clergé et comités de direction d’associations, de coopératives et (ou) de banques – il s’agissait de personnes publiques influentes occupant souvent plusieurs de ces fonctions – intervenaient comme mobilisateurs. L’analyse d’autres activités – en dehors donc de l’organisation d’expositions artisanales locales – menées notamment par les associations roumaines de Kronstadt (Asociaţia depuis 1869) et Hermannstadt (Reuniunea depuis 1867) révèle que le nationalisme économique transylvain avait également une portée culturelle. Les associations d’artisans-compagnons roumains regroupant artisans, compagnons et apprentis ne visaient pas seulement le soutien « économique » mais aussi l’élévation du niveau de culture (« nationale ») de leurs membres. Tout un éventail de développement culturel était mis à disposition des adhérents, allant du groupe de théâtre à la chorale ou à la déclamation de textes et poèmes, sous-entendu essentiellement roumains.

De l’intérêt d’étudier les associations économiques locales. Du rôle pivot des Magyars La culture économique des Saxons et Roumains de Transylvanie et leurs relations sont analysées dans le tissu associatif des centres urbains Hermannstadt et Kronstadt entre 1868 et 1914. Il ne s’agit cependant pas d’une micro-histoire isolée, car ces deux centres périphériques de l’Empire des Habsbourg sont représentatifs de nombreuses autres villes pluriethniques du Vielvölkerreich austro-hongrois. Tels l’historien Pieter M. Judson concernant la monarchie des Habsbourg ou le sociologue Rogers Brubaker dans son étude portant sur la ville transylvaine de Cluj-Napoca (43), l’analyse donne à voir des activistes « nationalistes » – ou selon Brubaker des « entrepreneurs ethno-poli- tiques » (44) – se profilant comme représentants des intérêts du groupe ethno-national auquel ils appartiennent sans pour autant parvenir à marquer profondément les men- talités et la vie des membres de ce groupe. Si P. Judson se réfère surtout au nationalisme culturel et linguistique et se concentre en grande partie sur les Schutzvereine (45), le natio- nalisme économique est étudié ici, de façon novatrice, dans les associations d’artisans (Gewerbevereine) et de compagnons (Gesellenvereine) saxons et roumains de Kronstadt et Hermannstadt. Ce milieu associatif est d’autant plus intéressant qu’il n’a fait l’objet d’aucune recherche jusqu’à ce jour et permet un regard nouveau sur la coexistence interethnique : d’abord parce que ces associations ne regroupaient pas seulement des artisans, compagnons ou apprentis, mais qu’elles étaient composées de membres appar- tenant à des couches sociales très diverses : « […] kein von Handwerkern für Handwer- ker gebildeter Verein, sondern ein Verein, den Freunde und Gönner des Handwerks zur Förderung desselben errichteten, und zur Mitarbeit in demselben selbstverständlich in

43 Voir Pieter M. Judson, Habsburg. Geschichte eines Imperiums 1740-1918, Munich, C.H. Beck, 2017 ; voir aussi du même auteur, Guardians of the Nation. Activists on the language frontiers of imperial Aus- tria, Cambridge/London, Harvard Univ. Press, 2006 ; Rogers Brubaker, Ethnizität ohne Gruppen, Hambourg, Hamburger Edition, 2007. 44 R. Brubaker, ibid. : « ethnopolitiche Unternehmer ». 45 Voir Pieter M. Judson, « Die Schutzvereine und das Grenzland : Strategien zur Verwirklichung von imagined borderlands », in : Peter Haslinger (dir.), Schutzvereine in Ostmitteleuropa. Vereinswesen, Sprachenkonflikte und Dynamiken nationaler Mobilisierung 1860-1939, Marbourg, Verl. Herder- Inst., 2009. Représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie 453 erster Linie die Handwerker selbst heranzogen » (46). Ces associations avaient d’ailleurs été fondées par des acteurs locaux, représentants d’élites politiques, économiques et religieuses urbaines et régionales. Ensuite, le milieu associatif en question permet une approche du point de vue de l’histoire économique, un champ encore trop peu défriché de la recherche sur la Transylvanie, qui permet de jeter une lumière différente sur les contacts entre Saxons et Roumains (« Neben-, Mit- oder Gegeneinander ? ») (47). Enfin, ces associations de compagnons et d’artisans avaient un dénominateur commun : elles se voulaient lieu de convivialité et d’éducation « nationale » (« edle und bildende Gesellig- keit ») (48). Elles étaient donc à la fois un lieu important de socialisation (Vergesellschaf- tung) mais aussi de communautarisation (Vergemeinschaftung). Ces associations avaient été fondées d’après le principe ethno-national et excluaient généralement les membres d’autres groupes. Cependant, cette pratique de la séparation ethnique avait ses limites : ce milieu associatif pouvait être aussi, même épisodiquement, un « lieu » de rencontre (Begegnungsort) entre Saxons et de Roumains. Même si le tissu associatif saxon et roumain dont il est ici question regroupait des affiliés venant de milieux sociaux très différents, il n’en reste pas moins que les struc- tures restaient très hiérarchiques et l’organisation, patriarcale. Les membres issus de couches sociales défavorisées étaient certes engagés dans les activités de leurs associa- tions, mais seul le comité de direction (Vereinsausschuß), constitué de représentants de l’élite locale, économique, politique et (ou) religieuse (entrepreneurs, fabricants, banquiers, fonctionnaires, prêtres, etc.), prenait les décisions et gérait l’organisation. C’est la raison pour laquelle il est important de compléter les informations des associa- tions par les statistiques de l’industrie et de l’artisanat afin d’étudier l’état des relations roumano-saxonnes dans les classes inférieures de la société urbaine (49). Les statistiques donnent à voir, en outre, la répartition des maîtres-artisans, compagnons ou ouvriers et apprentis d’après l’appartenance ethno-culturelle et permettent de saisir les enjeux du nationalisme dans les deux villes de Transylvanie. Nationalisme économique et relations entre Roumains et Saxons entre 1868 et 1914, d’une part au sein des associations d’artisans, entre les élites urbaines (von oben), et d’autre part dans les ateliers et usines de Kronstadt et Hermannstadt (von unten), sont modifiés par l’intervention croissante du groupe magyar. Le rôle des Magyars, désor- mais nation d’État, est déterminant depuis le Compromis austro-hongrois de 1867 : d’une part au niveau national ou étatique, à travers la législation visant l’assimilation forcée des populations non-magyares (ou la politique de magyarisation) ainsi que celle portant sur la politique économique et ses conséquences pour les villes transylvaines.

46 Paul Spandowski, Die polnischen Gewerbevereine. Im Rahmen der Entwicklung eines polnischen gewerblichen Mittelstandes, Posen, St. Adalbert-Druckerei und Buchhandlung, 1909, p. 33 : « non pas une association d’artisans pour les artisans, mais une association fondée par les amis et protecteurs de l’artisanat afin de le promouvoir, tout en impliquant bien évidemment les premiers concernés, les artisans. » 47 « Coexistence, cohabitation ou confrontation ? ». 48 « Stiftungsfest des allgemeinen Gesellenvereins», Siebenbürgisch-Deutsches Tageblatt, n° 14 (02.09.1868) : « une convivialité noble et instructive ». 49 « Wie stand es um das Verhältnis “unten” bzw. in den unteren Schichten? », S. Danneberg, Wirt- schaftsnationalismus lokal (note 1). 454 Revue d’Allemagne

D’autre part, les Magyars interfèrent constamment au niveau local comme concitoyens des Roumains et des Saxons, dans la relation roumano-saxonne. La comparaison micro-historique entre Hermannstadt et Kronstadt démontre que plus la politique de Budapest s’immisçait dans le quotidien des citoyens du royaume et plus la proportion des Magyars dans la population totale des villes transylvaines était élevée, plus les rela- tions des Saxons et des Roumains étaient tendues et plus le nationalisme économique était agressif. En effet, il existait à Kronstadt et Hermannstadt une bourgeoisie (aussi bien écono- mique qu’intellectuelle) qui était quantitativement très bien dotée, du moins en com- paraison avec les chiffres donnés pour les grandes villes européennes (50), mais cette bourgeoisie était presque exclusivement saxonne. Cette domination allemande était propre à de nombreuses villes de l’Europe de l’Est et centrale, même lorsque les Alle- mands étaient en perte de vitesse démographique. C’est l’exclusivisme ethno-culturel de cette bourgeoisie, ainsi que l’inégale répartition des revenus et des biens, qui furent à l’origine des frustrations sociales et catalysèrent le nationalisme économique des groupes magyar et roumain. Dans les deux villes transylvaines et pendant toute la période du Compromis, l’économie, la gouvernance et la politique locales restèrent aux mains des Saxons, même si les Magyars parvinrent à s’imposer numériquement à Kronstadt. Les perdants de cette répartition furent les Roumains. Les relations entre les différents groupes de population, dans une Transylvanie culturellement, linguistiquement et confessionnellement hétérogène, constituent pour la longue période du dualisme austro-hongrois (1867-1918) une lacune manifeste de la recherche (51), bien que cette période soit extrêmement intéressante pour l’étude de cette question. La recherche sur la Transylvanie a longtemps été dominée par une his- toriographie régionale où dominait le désintérêt pour les relations entre les groupes, de sorte que prévalait l’impression d’une Transylvanie roumaine, une Transylvanie hongroise et une Transylvanie saxonne coexistant sans lien entre elles. Cette tradition historiographique avait pris son essor dans la seconde moitié du xixe siècle, lorsque les Transylvains s’étaient mis à écrire « leur » histoire nationale pour leur propre groupe ethno-culturel, comme le souligne l’historien allemand (d’origine saxonne) Harald

50 Voir pour les chiffres : Jürgen Kocka, « Das europäische Muster und der deutsche Fall », in : J. Kocka (dir.), Bürgertum im 19. Jahrhundert. Deutschland im europäischen Vergleich. Eine Auswahl, t. 1 : Ein- heit und Vielfalt Europas, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995, p. 10. 51 Dans la Roumanie des années 1960-1980, où, sous Ceausescu, les minorités nationales furent réduites au statut de « nationalités cohabitantes au sein de l’État socialiste unitaire », de nombreux articles por- tant sur les relations interethniques dans la région transylvaine ont certes été publiés, mais marqués par le sceau de l’idéologie communiste. Une série d’articles portant sur le thème de la « coexistence nationale » est par exemple parue dans la revue Forschungen zur Volks- und Landeskunde, ayant pour but la mise en scène de la lutte « fraternelle » commune contre le « féodalisme » et le « capitalisme ». Des ouvrages portant sur la coexistence interethnique et scientifiquement neutres ont été publiés depuis, mais la période du Compromis est de manière générale peu travaillée. L’ouvrage collectif de Sorin Mitu et Florin GogŸltan (Cluj-Napoca, Roumanie) paru en 1996, Interethnische- und Zivilisati- onsbeziehungen im siebenbürgischen Raum : historische Studien, et dont les contributions pluridis- ciplinaires vont de l’âge du bronze jusqu’à nos jours, mérite d’être cité dans cette optique. Malgré le titre prometteur de l’ouvrage, seules deux contributions sont consacrées à l’époque austro-hongroise : « Der Bau von Eisenbahnen als eine der Vorbedingungen der Modernisierung in Siebenbürgen » (Janos) et « Das ungarische Millennium bei den Rumänen » (Weber). Représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie 455

Roth : « L’histoire fut rédigée explicitement pour sa propre nation, de sorte que l’exis- tence des “autres” et la cohabitation avec eux ont été très souvent reléguées au second plan » (52). Il s’agit désormais d’écrire l’histoire autrement, en l’envisageant d’un point de vue extérieur – franco-allemand en l’occurrence.

Résumé L’article analyse la pratique du nationalisme économique des Roumains et des Saxons dans deux villes de Transylvanie pendant la période du Compromis austro-hongrois (1868-1914), à Hermannstadt/Sibiu et Kronstadt/Braşov, en s’appuyant particulière- ment sur la thématique de l’organisation d’expositions artisanales locales. Comme de nombreux autres groupes de population non dominants de la monarchie des Habsbourg, Saxons et Roumains se sont organisés de manière autonome sur le plan économique, au sein d’associations d’artisans, de coopératives et de leurs propres banques ; toutes ces structures étant fondées sur le principe ethno-national. L’article porte aussi sur la nature de la coexistence roumano-saxonne qui est en relation étroite avec le rapport de force existant entre ces « nationalités » du royaume de Hongrie et la « Titularnation » des Magyars. Il s’agit au travers de cette micro-histoire locale de contribuer à l’étude du nationalisme économique en Europe centrale, et de mieux comprendre les rela- tions entre les différents groupes de population dans une Transylvanie ethniquement, linguistiquement et confessionnellement hétérogène. L’une des questions centrales de l’argumentation était la suivante : y avait-il des situations et des domaines dans lesquels l’intérêt général économique ou les moments de convivialité pouvaient surmonter le clivage ethnique et créer des liens ? L’article traite surtout de la pertinence de la compa- raison entre les deux centres urbains Hermannstadt et Kronstadt, de la méthode nova- trice de l’analyse d’associations d’artisans comme « lieu » d’expression du nationalisme économique et enfin du rôle moteur des Magyars dans la relation roumano-saxonne (« Neben-, Mit- oder Gegeneinander ? »).

Zusammenfassung Die Studie untersucht, wie Siebenbürger Sachsen und Siebenbürger Rumänen in der Ausgleichsepoche der Habsburgermonarchie (1868-1914) auf lokaler Ebene und hier am Beispiel der Organisation von Gewerbeausstellungen, wirtschaftsnationalistisch agier- ten. Genauso wie andere politisch nichtdominante Bevölkerungsgruppen innerhalb des Habsburgerreichs haben sich Sachsen und Rumänen nach nationalen Kriterien wirt- schaftlich „selbst organisiert“: innerhalb von Gewerbevereinen, Genossenschaften und eigenen Banken. Gefragt wird nach der Gestaltung des Verhältnisses zwischen Sachsen und Rumänen, das stets in engem Zusammenhang mit dem Verhältnis zwischen diesen „Nationalitäten“ und der „Titularnation“ der Magyaren in den siebenbürgischen Zent- ren Hermannstadt und Kronstadt zu sehen ist. Hier wird sowohl ein Beitrag zum ostmit- teleuropäischen Wirtschaftsnationalismus als auch zum Verständnis des Verhältnisses

52 Harald Roth, Kleine Geschichte Siebenbürgens, Cologne, Böhlau, 2003 (2e éd.), p. 156 : « Geschichte wurde nun ausdrücklich für das eigene Volk geschrieben, so daß die Existenz andersnationaler Nach- barn und das Zusammenleben mit diesen nicht selten ganz in den Hintergrund rückten. » 456 Revue d’Allemagne zwischen den verschiedenen Bevölkerungsgruppen im ethnisch, sprachlich und religiös heterogenen Siebenbürgen angestrebt. Leitfragen der Argumentation waren unter anderem: Gab es Bereiche und Situationen, in denen das wirtschaftliche Gemeinwohl oder die Geselligkeit die Bevölkerungsgruppen verband, wo sonst die Ethnizität trennte? Welche Anknüpfungspunkte, Gemeinsamkeiten oder Unterschiede gab es hinsichtlich wirtschaftsnationalistisch geprägter Werthaltungen in Ostmitteleuropa? Hier werden insbesondere die Relevanz des Vergleichs zwischen den zwei Zentren Hermannstadt und Kronstadt, die wegweisende Analyse von Gewerbeorganisationen als Vermittler des „innerstaatlichen“ Wirtschaftsnationalismus sowie die Magyaren als Tertium Compa- rationis (Rumänen und Sachsen: Neben-, Mit- oder Gegeneinander?) vorgestellt.

Abstract The study analyses how, on the local level, Transylvanian Saxons and Romanians acted economic-nationalistically in the Habsburg Monarchy during the Austro-Hungarian Compromise period (1868-1914), introduced here through the analysis of trade/industrial exhibitions. The Saxons and Romanians were just like other political non-dominant eth- nic groups inside the Habsburg Empire economically self-organized along national lines: within trade-associations, cooperatives and independent banks. It is also about the arrangement of the relationship between Transylvanian Saxons and Romanians, always closely linked to the relationship between these „nationalities“ and the Magyar „titular nation“ in the Transylvanian centers Sibiu/Hermannstadt and Brasov/Kronstadt. The micro-historical study aims at a contribution to both East-Central European economic nationalism and to the understanding of the coexistence between the different popula- tion groups in ethnically, linguistically and religiously heterogeneous Transylvania. One of the central questions of the argumentation was: Were there any fields or situations in which the economic welfare or sociability united population groups that were oth- erwise separated by ethnicity? The article introduces the pertinence of the comparison between Sibiu and Brasov, the term of „intrastate” economic nationalism here analyzed in trade-associations – a path-breaking method – and the role of the Magyars as Ter- tium Comparationis and „driving-force” behind the relationship between Saxons and Romanians (coexistence, cooperation or conflict?). Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 457 T. 50, 2-2018

Chronique juridique La clause de non-concurrence au sein du contrat de travail : droit allemand et droit français se démarquent

Sandie Calme *

Une clause de non-concurrence est fréquemment insérée au sein du contrat de tra- vail, jugée nécessaire afin de préserver la pérennité de l’entreprise d’accueil du salarié. Cette clause est encadrée par de strictes conditions de validité ainsi qu’une régula- tion des conséquences indemnitaires en contrepartie de l’existence de l’obligation de non-concurrence. Si la clause de non-concurrence n’est pas obligatoire au sein des dispositions du contrat de travail, elle se retrouve en pratique de façon récurrente parmi les disposi- tions du contrat de travail, de droit allemand comme de droit français. Les dispositions qui régissent sa validité ainsi que ses suites indemnitaires dépendent de la question clé de la loi applicable, droit français ou droit allemand par exemple, en particulier dans les relations individuelles de travail présentant un ou plusieurs éléments d’extranéité. On pense notamment au travail dit international. La jurisprudence allemande s’est récemment saisie de la question de la validité et de l’indemnisation de la clause de non-concurrence, se distinguant des solutions rete- nues en droit français par la chambre sociale de la Cour de cassation. C’est le tribunal fédéral du travail allemand qui a tranché, en appelant l’attention sur l’enjeu de la loi applicable. Par un arrêt de rejet en date du 31 janvier 2018 (10 AZR 392/17), la dixième chambre du tribunal fédéral du travail allemand a jugé que les dispositions relatives au droit de retrait légal des articles §§ 323 et suivants du Code civil allemand ne s’appliquent pas aux interdictions de concurrence post-contractuelles régies par les articles § 110 de la l’ordonnance allemande GewO et §§ 74 et suivants du Code de commerce à l’issue de

* Avocate au barreau de Paris, LL.M. (Francfort sur le Main). 458 Revue d’Allemagne la relation de travail. Le tribunal précise que l’article § 314 du Code civil allemand ne contrevient pas à cette règle. Dans cet arrêt de rejet, le tribunal fédéral du travail allemand va dans le sens de la position adoptée par la Cour d’appel, ce qui explique que les frais de justice sont laissés à la charge du demandeur au pourvoi. En l’espèce, les parties s’opposaient sur une question de versement de l’indemnité compensatrice de clause de non-concurrence. L’indemnité était ajustée dans son montant à la capacité financière de l’employé sur la durée d’application de la clause, de sorte que, suite à un licenciement ordinaire au 31 janvier 2016, l’employé percevait une allocation de chômage, mais aucune indem- nité au titre de la clause de non-concurrence. Suite à des relances, l’employé écrivait par courriel, le 8 mars 2016, à son ancien employeur, qu’il ne se considérait plus, dans l’immédiat, comme tenu à la clause de non-concurrence. En première instance, l’employé obtenait du tribunal l’indemnité sollicitée, sur la base des trois mois contractuels. Toutefois, en appel, il n’était fait droit que partiel- lement à sa demande, le Landesarbeitsgericht lui refusant désormais la quote-part d’indemnité pour la période du 9 mars au 30 avril 2016. L’employé argumentait dans le sens du retour à la décision de première instance en se prévalant de la mauvaise foi de l’employeur et du fait qu’il avait de facto respecté l’obligation de non-concurrence pour toute la durée de validité contractuelle de la clause. L’employé, qui était libre de disposer de sa force de travail et d’exercer une activité concurrente à l’issue de son retrait, avait valablement procédé à ce dernier par son courriel, sans pour cela qu’il soit nécessaire de se référer au motif du retrait. Ainsi, le tribunal fédéral du travail venait à l’appui de l’arrêt d’appel : l’obligation indemnitaire et la renonciation à la concurrence étaient dans une relation de récipro- cité et les obligations mutuelles y afférentes étaient éteintes dès le 9 mars 2016. L’arrêt met l’accent sur le caractère contractuel des engagements souscrits et met en valeur l’impact du courriel au sein des relations contractuelles, considéré comme un véritable écrit qui a toute sa place au cœur du contrat. La clause de non-concurrence sera ainsi soumise à un régime juridique différent selon qu’elle est régie, par exemple, par le droit français ou par le droit allemand. Dans le cadre dit intracommunautaire, la différence se justifie par la problématique de la détermination de la loi applicable au contrat de travail, qu’elle soit choisie ou résultant de l’implication du droit de l’Union européenne. Cela pose la question de l’existence et de la validité du choix de loi ainsi que celle de la sécurité juridique en matière de travail transnational. Le quantum de l’indemnité est également une différence liée à la détermination de la loi applicable. Les concepts qui sous-tendent les mécanismes d’obligation de non-concurrence au sein du contrat de travail relèvent de considérations philosophiques analogues, mais le régime juridique de base est en pratique différent, avec notamment une évolution jurisprudentielle qui peut être qualifiée d’indépendante. La clause de non-concurrence au sein du contrat de travail 459

I. Clause de non-concurrence : droit allemand versus droit français du travail La clause de non-concurrence de droit allemand relève d’un régime distinct de celui du droit français : cette démarcation est mise en lumière par la jurisprudence récente. A. Le mécanisme de la clause de non-concurrence en droit allemand du travail Les contours de la clause de non-concurrence de droit du travail allemand sont, à la base, classiques, d’un point de vue conceptuel. Toutefois, c’est dans le détail de la réglementation et de la jurisprudence que se révèle une relativement large distinction. La clause de non-concurrence se définit en droit allemand comme un accord entre employeur et employé visant à limiter l’activité professionnelle de l’employé pour un certain temps à compter de la fin de la relation de travail (article § 110 de l’ordonnance Gewerbeordnung). Cette disposition précise que les articles §§ 74 à 75f du Code de commerce allemand s’appliquent en conséquence. Ces dispositions prévoient la forme écrite nécessaire de la clause (article § 74 ali- néa 1er du Code de commerce allemand), le caractère impératif du versement d’une indemnité pour toute la durée de la clause, avec un montant annuel de la moitié des dernières prestations contractuelles du travailleur (article § 74 alinéa 2). La sanction de la violation de cette norme indemnitaire est le caractère non avenu de la clause. Il en est de même si la clause ne sert pas à protéger un intérêt économique légitime de l’employeur, si les circonstances de fait, de temps ou de lieu entravent injus- tement les perspectives d’avenir de l’employé ou si l’interdiction excède la durée de deux ans à compter de la fin de la relation de travail (article § 74a alinéa 1er du Code de commerce). D’autres circonstances d’ordre public conduisent à considérer la nullité de la clause (article § 74a alinéa 2 du Code de commerce). Si les facultés contributives de l’employé sont prises en compte dans le décompte de l’indemnité versée, cette prise en compte est restreinte (article § 74c du Code de commerce). En tout état de cause, le respect des bonnes mœurs est également applicable, selon l’article § 138 du Code civil allemand (article § 74a alinéa 3). Cependant, le présent arrêt du tribunal fédéral du travail allemand rappelle la pré- gnance de la hiérarchie des normes dans le cadre contractuel, en mettant l’accent sur l’éviction des dispositions de droit commun (articles §§ 314 et 323 et suivants du Code civil allemand). En l’espèce, l’employé licencié s’était prévalu des normes de droit civil allemand, notamment au niveau de l’exigence de bonne foi dans les relations contractuelles et du droit à la résiliation immédiate de dispositions contractuelles pour raison majeure. L’article § 314 du Code civil allemand permet la résiliation immédiate d’une relation contractuelle continue pour une raison importante, assortie de délais le cas échéant, tout en laissant ouverte la possibilité d’octroi de dommages et intérêts. Dans le même esprit, les articles §§ 323 et suivants du Code civil organisent la faculté de rétractation de la relation contractuelle. 460 Revue d’Allemagne

B. Les spécificités du droit français Les conditions de validité et d’indemnisation de la clause de non-concurrence se distinguent en droit français, sur fond de considérations d’ordre public : à peine de nullité, la clause de non-concurrence doit être à la fois limitée dans le temps et dans l’espace, indispensable pour la protection des intérêts légitimes de l’employeur, adaptée aux spécificités de l’emploi en cause, et effectivement compensée par une indemnité. À ce niveau, la problématique porte sur la teneur de l’indemnisation, qui peut, en droit français, être réduite à néant même en présence d’une violation par l’employeur des exigences propres à la clause de non-concurrence. Par le passé, la jurisprudence de la Cour de cassation, en droit français, décidait que « le respect par le salarié d’une clause de non-concurrence illicite lui cause nécessai- rement un préjudice dont il appartient au juge d’apprécier le montant ». En cela, cette ancienne jurisprudence rejoignait la conception jurisprudentielle actuelle du tribunal fédéral du travail allemand (Cass. soc., 15 novembre 2006, pourvoi n° 04-46721, publié au Bulletin). Il y avait donc une garantie d’indemnisation au salarié qui se pliait à une clause de non-concurrence souscrite en violation de ses droits. Ainsi, c’était le respect de la clause illicite qui fondait le droit a priori systématique à une indemnité accor- dée à l’employé qui quittait l’entreprise. De la sorte, la solution jurisprudentielle de droit allemand comportait une certaine équivalence fonctionnelle avec celle du droit français. Toutefois, avec un arrêt de 2016, la Cour de cassation française se distingue par un revirement de jurisprudence disposant que (Cass. soc., 25 mai 2016, pourvoi n° 14-20578, publié au Bulletin) dès lors que les juges du fond concluent que le salarié ne subit aucun préjudice résultant de l’illicéité de clause de non-concurrence, il y a lieu de retenir que l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. Ainsi, l’indemnisation n’est pas de droit et relève de l’appréciation de considérations de fait. En conséquence, présentement, en droit français, pour ce type de situation, l’indem- nité éventuelle se traduit en principe en l’octroi de dommages et intérêts. Toutefois, le salarié qui n’a subi aucun préjudice résultant de l’illicéité de la clause de non-concur- rence ne saurait bénéficier d’une indemnisation à ce titre, dans la mesure où l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond (Cass. soc., 25 mai 2016, pourvoi n° 14-20578).

II. La question de la loi applicable La question de la loi applicable à la clause de non-concurrence représente un enjeu important. Dans le contexte franco-allemand, le règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contrac- tuelles (Rome I) explicite l’enjeu. Dans le cadre dit intracommunautaire, ce règlement permet le choix de la loi appli- cable à la relation contractuelle, ce qui influe sur le régime juridique de la clause de non-concurrence. La clause de non-concurrence au sein du contrat de travail 461

En outre, ce règlement détermine, à défaut de choix ou de choix valable, quelle doit être la loi applicable au contrat de travail, de sorte que l’ensemble de la relation contractuelle peut être régi par un droit national distinct sur des considérations contractuelles. À propos du contrat de travail, ce règlement donne la primauté au choix de la loi applicable sous réserve de certaines considérations d’ordre public. Faute de choix, des alternatives s’appliquent en cascade : loi du pays d’accomplisse- ment habituel du travail, loi du pays de l’établissement qui a embauché le travailleur, liens plus étroits avec tel ou tel pays selon l’ensemble des circonstances (article 8 du Règlement). Il y a donc une marge d’appréciation relativement importante en considération d’éléments factuels : par exemple, accomplissement du travail au sein de plusieurs pays, emploi par une multinationale, circonstances particulières de lien étroit avec un pays parmi d’autres. En somme, le présent arrêt du tribunal fédéral du travail allemand vient préciser la différenciation au niveau des conséquences indemnitaires de la clause de non-concur- rence invalide en spécifiant que le cadre contractuel avéré de la relation d’obligation de non-concurrence post-contractuelle ne contrevient pas à l’application d’un régime juridique spécial distinct du cadre général du droit commun. L’analyse comparative des ordres juridiques allemand et français sur ce point permet de souligner que l’in- demnisation relative à la clause de non-concurrence irrégulière peut être restreinte dans son montant ou même inexistante en l’absence de préjudice comme à défaut de respect de cette clause.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 463 T. 50, 2-2018

Italiques

François BAFOIL, Max Weber. Réalisme, rêverie et désir de puissance, Paris, Her- mann Éditeurs, 2018, 434 p.

L’œuvre du sociologue Max Weber (1864-1920) est désormais largement accessible en langue française – y compris avec des traductions révisées (1) et un regard réflexif sur cet acte non neutre de la traduction qui participe de la diffusion internationale d’une pensée (2). Elle n’est toutefois pas d’accès aisé, que ce soit en raison de textes inachevés ou, plus largement, du fait que pour comprendre le programme de la « socio- logie compréhensive » qu’il a largement impulsée, il faut en permanence penser en miroir ses postures épistémologiques et ses études thématiques, portant au demeurant sur une diversité d’objets. L’on dispose toutefois d’outils de lecture, parmi lesquels les travaux de Catherine Colliot-Thélène, et notamment la synthèse qu’elle a publiée aux éditions de La Découverte (3), mais aussi ceux de Hinnerk Bruhns (4) et d’autres encore ; sans oublier les pages dédiées dans tous les manuels de sociologie à celui qui a été consacré comme le principal fondateur de la sociologie allemande et de l’individua- lisme méthodologique. C’est là un signe en soi, qu’il s’agisse d’ouvrages d’histoire de la

1 À l’exemple des deux célèbres conférences de Max Weber rassemblées en français sous le titre Le savant et le politique, devenues un quasi-passage obligé dans le cursus des étudiants en sciences politiques et sociales. Outre la première traduction de Julien Freund (Paris, Plon 10/18, 1959), l’on dispose à présent également d’une nouvelle édition établie par Catherine Colliot-Thélène (Paris, La Découverte, 2003). 2 On sait les débats sur le fait que l’œuvre de Max Weber n’aurait été connue en France que tardivement et partiellement, à travers Raymond Aron et Julien Freund. Pour une mise à distance, lire notamment Jean-Pierre GROSSEIN, « Max Weber “à la française” ? De la néces- sité d’une critique des traductions », Revue française de sociologie, 46/4 (2005), p. 883-904, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2005-4-page-883.html. 3 Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, La sociologie de Max Weber (2006), Paris, La Découverte (coll. Repères), 2014, 128 p. 4 Voir sa page personnelle : http://crh.ehess.fr/index.php?97. Il a publié récemment Max Weber und der Erste Weltkrieg, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017, 221 p. 464 Revue d’Allemagne discipline ou de méthodes en sciences sociales, de manuels devenus emblématiques (5) comme de publications plus récentes (6). Que peut-on alors apprendre sur Max Weber dans l’imposant ouvrage de 434 pages que nous offre François Bafoil ? C’est d’abord un pas de côté qui est proposé au lecteur. L’auteur, directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches interna- tionales (CERI) à Sciences Po Paris, est diplômé en philosophie et titulaire d’une HDR en sociologie. Ses deux principaux champs de recherche sont, d’une part, les politiques de l’énergie et la justice énergétique en Europe et en Asie et, d’autre part, la théorie politique, à travers des approches comparées du rationalisme, en particulier à partir des œuvres de Max Weber, précisément, et de Sigmund Freud. Le décor est ainsi planté, Freud étant largement mobilisé dans le présent ouvrage, en particulier au chapitre VII sur les interprétations psychanalytiques de la maladie de Max Weber (p. 143-171), dans les rapports entre sociologie et psychologie, abordés p. 212-217, et, conséquem- ment, en bibliographie (p. 403). Le livre de François Bafoil ne s’apparente donc pas directement à une sociologie de Max Weber et de ses travaux. Il s’agit davantage d’une perspective d’histoire des idées combinée à une biographie intellectuelle, ambitionnant de dégager des corres- pondances entre l’auteur et son œuvre. Une « psychobiographie », pourrait-on dire. Cette écriture a été quelque peu refoulée de la production académique, ou du moins a suscité des controverses sur sa portée scientifique – singulièrement en sociologie, du reste, où l’« illusion biographique » (dénoncée en particulier par Pierre Bourdieu dans le célèbre article éponyme (7)) et la « méthode biographique » (notamment mise en avant par Jean Peneff (8)) débattent avec de réels arguments (9). Mais il n’est pas si surprenant de voir une telle entrée retenue par François Bafoil pour aborder Max Weber. Il n’est en effet pas un manuel ou ouvrage consacré à ce der- nier qui ne pointe la position scientifique forte qu’a pu avoir Max Weber – tôt du reste, avec une réelle reconnaissance universitaire dès 35 ans à Heidelberg et plus largement en Allemagne, appuyée notamment sur son étude sur les travailleurs agricoles à l’est de l’Elbe (10), sur laquelle revient François Bafoil au chapitre IV (p. 95-115) – et en même temps sa fragilité, entre maladie et dépression, de 1897 à 1902 en particulier, avant de revenir à l’écriture et de publier, entre autres, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme en 1904. Ces ambivalences ne peuvent évidemment que donner envie d’en savoir plus sur l’interpénétration de l’œuvre et de l’existence de Max Weber (11). Tel est

5 À l’instar de l’important chapitre (p. 497-583) consacré à Max Weber dans le manuel de Raymond ARON, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, 663 p. 6 Par exemple, voir la section « Max Weber, sociologue de l’activité sociale » (p. 168-187) dans le manuel rédigé par Jean-Pierre DELAS et Bruno MILLY, Histoire des pensées sociologiques (1997), Paris, Armand Colin, 2015, 540 p. 7 Pierre BOURDIEU, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63 (1986), p. 69-72. 8 Jean PENEFF, La méthode biographique. De l‘école de Chicago à l‘histoire orale, Paris, Armand Colin, 1990, 144 p. 9 Pour un retour sur le débat, voir par exemple Frédérique GIRAUD, Aurélien RAYNAUD, Émilie SAUNIER, « Principes, enjeux et usages de la méthode biographique en sociologie », ¿ Interro- gations ?, 17 (2014), http://www.revue-interrogations.org/Principes-enjeux-et-usages-de-la. 10 Max WEBER, Die Lage der Landarbeiter im Ostelbischen Deutschland (1892), Max Weber Gesamtausgabe, Band I, Halbband, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1984, 592 p. 11 C’est l’hypothèse structurante de la « psychobiographie » de penser ensemble les processus et les mécanismes (inconscients de l’auteur) qui sont susceptibles de motiver à la fois la vie et l’œuvre : lire Dominique FERNANDEZ, L’Arbre jusqu’aux racines, Paris, Grasset, 1972, 358 p. Italiques 465 bien l’angle retenu par François Bafoil, la quatrième de couverture n’en fait pas mys- tère, énonçant d’emblée : « À peine âgé de 35 ans, Weber fut terrassé par la maladie et ne retrouve sa force créatrice qu’après une longue convalescence, à l’approche de la quarantaine, lorsqu’il publia les écrits sur la science et la religion. […] Cet ouvrage éclaire les liens entre la maladie nerveuse dont Weber souffrit jusqu’à la fin de sa vie, l’apologie de la volonté dont il fit l’une des lignes directrices de son œuvre scientifique, et ses engagements nationalistes (notamment durant la Première Guerre mondiale). » En cela, c’est une approche expressément psychanalytique qui est développée, dans le but de « comprendre le lien entre un auteur et son œuvre. En insistant sur la corres- pondance entre la complexité du moi et la vision du monde que ce dernier forge, cette approche permet de comprendre les conflits et les luttes qui les traversent tous deux, et de saisir les œuvres comme une mise à distance de la maladie » (p. 394). Autrement dit, l’ouvrage se donne pour objet d’interroger, à travers la biographie de Max Weber – dépliée chronologiquement en cinq parties qui s’articulent, de 1864 à 1920 au total –, « comment l’étroite corrélation entre le sentiment intime de la faute et la conviction d’un manque dans la société a ouvert sur la valorisation de la volonté de puissance sous-tendant d’un côté l’éthique héroïque et de l’autre l’État-puissance » (p. 393), c’est- à-dire des constructions conceptuelles au cœur de la sociologie wébérienne. Ainsi que le pose François Bafoil, et en écho au titre même de son livre, « en s’attachant à la dualité qui oppose chez Weber sa constante rêverie au réalisme le plus ferme, cet ouvrage cherche à montrer comment son effort de rationalisation théorique jamais n’élimine le sentiment, et comment la rêverie sans cesse s’articule à sa volonté de savoir. […] Entre rêverie d’une unité perdue qu’il recherche incessamment au cœur de la nation et de l’amour, et volonté de puissance qu’il assigne à l’État et à la guerre, la pensée de Weber oscille entre affirmation de la vie et fascination de la mort » (p. 24-25). Précisément, François Bafoil prend appui (p. 15-16) sur la littérature qui prône d’ana- lyser la vie de Max Weber pour saisir sa sociologie, à l’exemple des travaux de David Chalcraft, cité (p. 16) pour sa position selon laquelle on ne peut se contenter d’une lecture désincarnée de l’œuvre indépendamment de la vie de l’auteur, et donc qu’il est « inadmissible » de compartimenter vie privée et « domaine public de ses écrits » (12). La ligne directrice de la démonstration est alors la suivante : les analyses de Max Weber ne peuvent se comprendre indépendamment de sa psychologie et tout spécia- lement de la maladie nerveuse dont il a souffert. Dès l’introduction, François Bafoil affirme « chercher à comprendre dans quelle mesure l’œuvre s’inscrit en référence à la maladie ; non pour en prolonger certains aspects mais pour s’en affranchir absolu- ment. En cela, les œuvres sont autant de traces et d’échos qui témoignent de sa lutte contre le réel de la maladie, contre l’effondrement psychique, cette angoisse de la chute qui ne cessera de le traverser et que l’on interprète, pour reprendre ses propres termes, comme une angoisse de mort » (p. 15). Sur ce plan, on dispose déjà d’une analyse freudienne de la maladie de Max Weber (comme une crise œdipienne permettant de comprendre les valeurs sous-jacentes à son œuvre), à travers l’ouvrage d’Arthur Mitzman, The Iron Cage (13). François Bafoil s’y réfère explicitement lorsqu’il introduit son propos (p. 17-18), tout en positionnant de suite la valeur ajoutée qu’il estime apporter, à la fois en termes de méthodologie, de sources et de période traitée. Sur le volet méthodologique, François Bafoil souhaite

12 David CHALCRAFT, « Weber, Wagner and Thoughts of Death », Sociology, 27/3 (1993), p. 433- 449, cité p. 434. 13 Arthur MITZMAN, The Iron Cage. An Historical Interpretation of Max Weber, New Brunswick, Transaction Books, 1985, 337 p. 466 Revue d’Allemagne mettre directement en regard de son sujet – la maladie de Max Weber – les textes mêmes de Freud, car rédigés à la même période. En termes de sources exploitées, Arthur Mitzman n’a pas pu avoir accès à l’ensemble de la correspondance privée de Max Weber aujourd’hui disponible. Enfin, ce dernier s’est moins appesanti sur la posi- tion de Max Weber par rapport à la guerre de 1914-1918 que ne le fait François Bafoil, qui y consacre trois chapitres (chapitres XII à XIV) : selon lui, il s’agit là d’une « étape fondamentale dans la vie et dans la pensée de Max Weber parce qu’elle va lui permettre d’unifier et sa trajectoire personnelle et celle de l’Allemagne » (p. 267). Car ce sont bien là, à travers la correspondance de Max Weber et la Première Guerre mondiale, les deux modes d’entrée privilégiés par François Bafoil au centre de son livre, par lesquels il estime apporter une plus-value à la littérature existante. Il pointe ainsi de la même façon, à l’endroit du récent ouvrage d’Hinnerk Bruhns, Max Weber und der Erste Weltkrieg (2017), le fait que ce dernier n’explore pas suffisamment, selon lui, les lettres privées du sociologue et son rapport à l’amour et à la sexualité au cours de cette période. Tandis que, pour François Bafoil, des concepts centraux de la pensée de Max Weber que sont la domination et la légitimité gagnent justement à être analysés en corrélation avec sa correspondance (p. 22), qui laisse notamment ressortir une soumis- sion volontaire à sa maîtresse Else von Richthofen (en particulier, chapitre XVI, p. 357- 383) : « L’amour opère également sur le versant de la sexualité. […] La passion vécue dans une excitation incandescente [avec Else von Richthofen] fourni[t] la matière pour réinterpréter certaines catégories de la sociologie politique de leur auteur, comme le charisme, la domination et la légitimité » (p. 30). C’est également sur l’interprétation de la rêverie que François Bafoil affirme (p. 23) se distinguer de l’analyse de Michel Lallement : rêverie fantasmatique pour le premier, rêverie de la grâce comme piste de ré-enchantement du monde, pour le second (14). François Bafoil prend soin de se détacher d’une lecture mécaniste, anticipant sans doute de possibles critiques, et parle ainsi de « correspondances », qu’il s’agit pour lui d’étudier : « […] Nous pouvons esquisser la structuration du monde selon Weber à partir des composantes qui structurent son moi, comme autant de correspondances qui donnent à penser non pas une identité entre les deux sphères – le moi et le monde – et encore moins une causalité, mais une proximité, une familiarité, en quelque sorte une résonance. » Et d’expliciter : « Ces composantes sont toutes orientées vers le sens de la responsabilité et comme on vient de le voir, pétries de sens du devoir, de la faute et de la dette. Ces trois orientations subjectives fondent les différents échanges dans les champs de l’économie, de la science, de la guerre et de l’amour qui, pour cette raison, structurent les institutions correspondantes » (p. 197). Pour retenir deux exemples parmi d’autres, c’est en ce sens que François Bafoil s’attache, au chapitre VIII (p. 173-185), à « systématiser les dimensions du monde intérieur de Max Weber […] et les comprendre en lien avec son effort de rationalisation du monde » (p. 173) ; et, au chapitre XIII (p. 301-308), à considérer, en filiation avec la thèse (qu’il cite) de David Beetham (15), en quoi son expérience de gestion hospitalière, durant la Première Guerre mondiale, à travers l’administration de 42 lazarets dans la région de Heidelberg en 1914-1915, a contribué à forger son analyse de la bureaucratie : « Cette fois ce n’est pas tant l’organisation adaptée aux fins complexes de l’administration sur laquelle il insiste […] que sur la capacité de certains individus de développer des fins autonomes

14 Michel LALLEMENT, Max Weber, Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme, Paris, Gallimard, 2015, 275 p. 15 David BEETHAM, Max Weber and the Theory of Modern Politics, Cambridge, Polity Press, 1989, 304 p. Voir le chapitre « The Limit of Bureaucratic Rationality », p. 63-94. Italiques 467 au sein même des organisations bureaucratiques et donc de mettre en danger la cohé- sion collective » (p. 301). Qui plus est, le lecteur germaniste de la Revue d’Allemagne fera peut-être de lui- même un parallèle entre la lecture psychanalytique qui irrigue l’ouvrage de François Bafoil et la publication en 2005 par l’historien allemand Joachim Radkau de l’impo- sante biographie Max Weber. Die Leidenschaft des Denkens (non traduite en français à ce jour) (16), où ce dernier se donnait justement pour objet de lier « Leben, Werk und Zeit Max Webers zu einem spannenden Panorama ». Le matériau largement mobilisé par Joachim Radkau pour ce faire a été la correspondance intégrale du sociologue, publiée dans les années 1990 ; et c’est précisément sur cette correspondance intime que se fonde également François Bafoil, qui a lu les travaux de Joachim Radkau, et le cite dès l’introduction pour avoir été le premier à mettre en avant, dans sa biographie de 2005, la dimension de l’amour et de la sexualité dans la vie privée de Max Weber. On peut alors pointer le risque de vouloir mettre à jour conjointement la part d’ombre de la vie et de l’œuvre de Max Weber. Il y a là potentiellement une sorte d’illusion de la découverte archivistique qui guette le chercheur, celle d’illuminer ce qui serait resté jusque-là non compris, grâce à un document nouveau mais qui ne s’inscrit pas forcément toujours dans une série significative ; comme l’a bien relevé Arlette Farge, les archives parlent du réel sans jamais le décrire (17). Sur cet enjeu, François Bafoil manifeste une double attention. Premièrement, face à l’illusion du dévoilement, l’auteur peut se prévaloir à bon droit, lorsqu’il se fonde sur la correspondance de Max Weber, d’un matériau très consé- quent : pas moins de 12 volumes publiés (18), et en particulier des séries continues de lettres. Par exemple, l’analyse, aux chapitres XV et XVI, de la correspondance adressée par Max Weber sur la fin de sa vie à ses maîtresses Mina Tobler et Else von Richthofen se fonde sur un ensemble de respectivement 43 et 70 lettres. Deuxièmement, François Bafoil prend soin tout au long des développements à « sour- cer » précisément chacun de ses arguments, point par point. Il soulève cette rigueur méthodologique et de corpus à l’encontre d’autres études qui ne s’avèreraient pas autant étayées en matière de références. Ainsi d’un ouvrage récent édité par Hinnerk Bruhns, dont il relève : « Les clichés ayant la vie dure, un commentateur l’a récemment traité [Max Weber] d’“observateur le plus lucide du processus universel de rationali- sation” sans préciser aucun de ces termes » (p. 10) (19). Ou plus nettement encore, à l’encontre du sociologue allemand Dirk Kaesler : « auteur lui-même d’une récente et volumineuse biographie de plus de 1 000 pages qui de manière très surprenante pour un ouvrage qui se veut scientifique ne comporte aucune note de référence, Kaesler n’accorde aucun crédit aux différentes interprétations susceptibles d’éclairer la mala- die du sociologue » (p. 20). Il faut également comprendre ici que François Bafoil se positionne de la sorte avec netteté dans le débat, vif outre-Rhin, qui a opposé Joachim Radkau et ses détracteurs, au premier rang desquels Dirk Kaesler.

16 Joachim RADKAU, Max Weber. Die Leidenschaft des Denkens, Munich, Carl Hanser Verlag, 2005, 1008 p. 17 Arlette FARGE, Le goût de l’archive, Paris, Points-Seuil, 1997, 176 p. 18 https://www.mohrsiebeck.com/mehrbaendiges-werk/max-weber-gesamtausgabe -323700000. 19 Faisant écho à Hinnerk BRUHNS (textes réunis et présentés par), Max Weber. Discours de guerre et d’après-guerre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2015, 136 p., p. 59. 468 Revue d’Allemagne

La controverse pourrait se relire comme suit : à s’attacher au non-vu et au non- dit, progresse-t-on nécessairement vers les dynamiques et les modes explicatifs les plus structurants d’un auteur et/ou d’une œuvre ? La réponse n’est pas simple. Si le sociologue est a priori peu friand des explications psychologisantes, et moins encore s’il se situe dans les filiations de la sociologie française durkheimienne qui a fait de la rupture avec le psychologisme la pierre angulaire de la mise à distance du sens com- mun et de la construction de l’objet scientifique, il sait pour autant qu’il est souvent approprié d’éclairer des processus et enjeux majeurs par leur marge… et qu’il convient de reconnaître, quel que soit le « grand ancêtre » dont il s’agit, la complexité d’une pensée trop souvent ramenée ex post à des postures binaires – à l’instar précisément de l’opposition Durkheim/Weber (20). Côté allemand, si elle a été bien accueillie par la presse, la biographie établie par Joachim Radkau a clairement suscité des polémiques. Par exemple, Dirk Kaesler, pro- fesseur de sociologie spécialiste d’histoire de la discipline, a regretté « die Verdunke- lung des Werks durch die indiskrete Helligkeit der Bloßstellungen » (21), autrement dit un clair-obscur conséquence d’un regard indiscret porté sur des correspondances non forcément signifiantes, un étalage de la vie privée sans intérêt proprement scienti- fique ; plusieurs universitaires allemands des sciences sociales ont du reste pris part au débat (22). À travers son ouvrage, François Bafoil a clairement choisi son camp, à savoir étudier et interpréter la correspondance privée de Max Weber en miroir de son œuvre, c’est- à-dire « comprendre comment ses considérations sur la maladie, l’amour et la mort s’articulent à l’éthique de la volonté et à la glorification de la guerre pour s’affranchir d’une angoisse de mort qui n’a cessé de le tarauder » (p. 22) ; « En somme, penser son œuvre comme une interprétation du monde portant les traces des tensions qui déchirent son moi » (p. 23). Endossant cette posture, François Bafoil se rapproche de Joachim Radkau et balaie sans détour les critiques de Dirk Kaesler exprimées dans la biographie que ce dernier a aussi consacré à Max Weber (23) ; il écrit notamment : « Dirk Kaesler en rajoute dans la trivialité en réduisant les propos sur la sexualité de Weber à des “histoires de grands-mères” [Tantengeschichte] » (p. 20) ; et un peu plus loin : « Rien n’est dit de sa complexité psychique en lien avec son œuvre. […] Simplisme désarmant tant le comportement d’un individu lui paraît devoir être mécaniquement déduit du rapport à la mère et posé comme évident » (p. 21). De même, François Bafoil dénonce la « singulière cécité » (p. 20) de Jürgen Kaube, sociologue et coéditeur du Frankfur- ter Allgemeine Zeitung, dans l’ouvrage que celui-ci consacre à Max Weber en 2014, traduit en français en 2016 (24). Car ce dernier, comme Dirk Kaesler, conteste le lien entre le psychisme et l’œuvre de Max Weber : il n’y aurait là qu’une tendance à vouloir « coller [son] œil au trou de la serrure pour la seule raison que le héros y apparaît plus

20 Voir à ce propos Monique HIRSCHHORN, Jacques COENEN-HUTHER (dir.), Durkheim, Weber. Vers la fin des malentendus, Paris, L’Harmattan, 1994, 238 p. 21 Der Spiegel, 4 (2006), p. 143 sqq. 22 On lira notamment les échanges suivants : Nils Freytag, Uta Gerhardt, Barbara Hahn, Gangolf Hübinger, Joachim Radkau, « FORUM : Joachim Radkau : Max Weber. Die Leiden- schaft des Denkens », Historical Social Research, 33/2 (2008), p. 331-350, https://doi. org/10.12759/hsr.33.2008.2.331-350. 23 Dirk KAESLER, Max Weber. Preuße, Denker, Muttersohn, Munich, C.H. Beck Verlag, 2014, 1007 p. 24 Jürgen KAUBE, Max Weber. Une vie entre les époques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016, 438 p. (original : Max Weber – Ein Leben zwischen den Epochen, Berlin, Rowohlt, 2014, 496 p.). Italiques 469 petit » (25). Jürgen Kaube adopte davantage une lecture proche de la micro-histoire, et qui est, à sa façon, également attentive en cela à la contextualisation à la fois de l’auteur et des concepts wébériens (26). Il ne s’agit bien sûr aucunement de prétendre trancher le débat dans cette recension. Il convient de créditer à François Bafoil de s’y positionner, en mobilisant, de façon générale, une bibliographie largement à jour sur le sociologue allemand, tant du point de vue des textes (publications allemandes ou traductions françaises, selon le cas) que des analyses parues outre-Rhin aussi bien qu’en France – ce qui n’est pas si fréquent –, même si on peut regretter l’absence de certaines références (à des travaux de Cathe- rine Colliot-Thélène, notamment, manquants de la bibliographie – cette dernière est toutefois signalée tantôt en note de bas de page, par exemple p. 95). En somme, cet ouvrage, outre de permettre au lecteur francophone d’embrasser des débats récents sur cette figure majeure des sciences sociales qu’est – sans conteste, cette fois – Max Weber, nous rappelle qu’il y a toujours un point de vue d’auteur derrière un exercice biographique. En ce sens, « la » biographie d’autorité n’existe guère, et il est heureux de pouvoir compter sur la proposition de François Bafoil dans le paysage des études wébériennes. Une question posée au fil de l’ouvrage, compte tenu des matériaux de correspondance intime sur lesquels il repose pour une bonne part, est celle du statut de l’écrit(ure) en fonction de la personne ou du public auquel on s’adresse. À ce titre, on ne saurait interpréter pareillement les ouvrages de Max Weber et ses lettres privées, ni non plus ces dernières de façon unitaire (selon, par exemple, qu’il s’agit de lettres de condo- léances par rapport à des personnes tombées pendant la guerre, ou de missives à ses maîtresses, etc.). Mais, en même temps, les écrits académiques ne sont pas étanches au vécu de leur auteur, et il est utile d’interroger cette porosité. C’est là le propre du travail d’interprétation des sources par le biographe, et l’opus de François Bafoil peut ici se recommander – même à ceux qui ne partageront pas son point de vue. En effet, l’auteur cite avec constance et précision les éléments de corpus sur lesquels il se fonde. Ceci autorise la falsifiabilité poppérienne et accorde une réelle valeur scientifique, celle qui précisément ouvre aussi à la discussion (laquelle existe en Allemagne, on l’a dit). De fait, dans son analyse, François Bafoil opère une certaine hiérarchisation de l’importance et/ou du sens de certaines lettres parmi l’imposant corpus aujourd’hui disponible. Des choix ont été logiquement faits de donner à certaines lettres des statuts différents. C’est vrai pour porter la focale sur des aspects jusque-là moins explorés que d’autres quant à la vie de Max Weber (amour et sexualité, notamment), et c’est là peut- être le propre de la publication d’un « nouvel » ouvrage sur un penseur comme Weber. C’est vrai également, et l’on touche ici au travail interprétatif à proprement parler, de la restitution du parcours biographique en 17 chapitres qui ne sont pas traités de la même façon en termes de matériau. Un exemple est celui de la « lettre fondatrice » de Max Weber adressée en 1893 à sa fiancée Marianne en vue de leur mariage, « lettre- contrat » d’un engagement ascétique, qui fait l’objet du chapitre I (p. 33-49), sachant qu’un ensemble de lettres s’organise autour de celle-ci, suivant François Bafoil (p. 28). De même, par la suite, ce dernier souligne qu’« une lettre mérite qu’on s’y arrête tout spécialement : celle qu’il [Max Weber] écrit en septembre 1907 dans laquelle il s’élève contre les idéaux moraux défendus par le psychiatre d’obédience freudienne Otto

25 J. KAUBE, Max Weber, ibid., p. 364. 26 Pour un commentaire, lire la recension de Bastien FOND : https://journals.openedition.org/ lectures/22375. 470 Revue d’Allemagne

Gross », et de la retenir de façon nodale « en l’enrichissant de la lecture d’autres lettres écrites durant les deux séjours qu’il fit à Ascona aux printemps 1913 et 1914 » (p. 29). Au final, il apparaît utile de mesurer ces différents arrière-plans, tant d’écriture de l’ouvrage que de controverses parmi les biographies de Max Weber, spécialement quant à la portée à accorder à sa correspondance privée. On peut alors d’autant mieux cerner l’intérêt et le domaine de validité de l’ouvrage de François Bafoil, ainsi que le point de vue retenu par l’auteur. Il y a là en tout cas une œuvre utile de circulation des savoirs quant à une « autre » histoire d’un « pilier » des sciences sociales allemandes rendue ainsi accessible au public francophone. Le double index des noms et des notions est un outil commode en la matière, de même que l’attention méthodologique louable de l’auteur de fonder son raisonnement et son mode d’écriture, pas à pas, sur des extraits directs de la correspondance étudiée ainsi que des sources référencées en notes de bas de page, qu’il s’agisse des lettres considérées aussi bien que de la lit- térature analysée – il serait donc injuste d’en rester simplement à certains titres et sous-titres relativement imagés ou littéraires, qui témoignent sans doute plus du souci de rendre la lecture « parlante ». Sur la forme, le volume est du reste de belle facture, avec tout au plus quelques imperfections de ponctuation et coquilles résiduelles, que l’éditeur aurait pu faire disparaître (27). À un titre ou un autre, cet ouvrage suscitera l’intérêt des spécialistes francophones de Max Weber, et pourra aiguiser la curiosité d’un lectorat plus large en sciences humaines et sociales, notamment en science poli- tique, en histoire de la pensée, mais également en psychologie ou en littérature.

Philippe Hamman

Nepthys Zwer, L’ingénierie sociale d’Otto Neurath, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2018, 309 p.

Issu d’une thèse de doctorat en études germaniques soutenue à Strasbourg en 2015, cet ouvrage constitue la première étude en français consacrée à l’œuvre de l’écono- miste, sociologue et philosophe autrichien Otto Neurath. La première partie s’intéresse aux aspects biographiques. Né à Vienne en 1882, mort en exil à Oxford en 1945, Otto Neurath a été l’un des membres les plus actifs du célèbre Cercle de Vienne, ce groupe de discussion informel qui se réunissait dans la capitale autrichienne entre le début du XX e siècle dernier et le milieu des années 1930. Économiste formé à l’école historique allemande – celle de Gustav Schmoller et du « socialisme de la chaire » –, il commence, à partir de 1907, par enseigner l’histoire et l’économie à la Neue Wiener Handelsakademie ainsi que dans les universités popu- laires. Après avoir étudié le fonctionnement de l’économie de guerre dans les Balkans puis participé à la gestion de l’économie de guerre de l’Autriche-Hongrie, il se convainc que l’économie dirigée est plus efficace que l’économie de marché pour répartir les ressources. Dès lors, il s’ingénie à développer un concept d’économie planifiée, centra- lisée et sans monnaie. Voyant une occasion de concrétiser son projet, Otto Neurath se lance en 1919 dans la révolution allemande. Il prend la direction du Zentralwirtschaftsamt de la République

27 Notamment pour certaines références ou noms allemands : Freiburg im Breisgau (p. 12), Kaesler (p. 20 et 22), Mohr Siebeck (p. 137). Italiques 471 des Conseils de Munich. Il compromet alors irréversiblement sa carrière universitaire (deux ans auparavant, il venait d’être habilité à Heidelberg). Mais son apolitisme affi- ché lui vaudra la relative clémence de la cour martiale, qui le libère sous caution et l’expulse vers l’Autriche. Sous la gestion sociale-démocrate, Vienne la Rouge est alors un véritable laboratoire de l’expérimentation sociale. Otto Neurath y reprend ses cours dans les universités populaires et y crée en 1925 un musée destiné à vulgariser la culture économique, le Gesellschafts- und Wirtschaftsmuseum. À cette occasion, il invente la Bildstatistik, une méthode qui consiste à représenter visuellement les don- nées statistiques au moyen d’un système pictographique. Ce nouveau mode de commu- nication se veut un langage universel et un « outil de la démocratie moderne », rendant accessible à tous une information réservée jusque-là à quelques spécialistes. En 1934, Neurath est contraint d’abandonner Vienne quand le régime fascisant du chancelier Dollfuß entame la destruction de toutes les institutions de la social-démo- cratie autrichienne. L’équipe du musée économique et social de Vienne se retrouve à La Haye, où elle parvient à redonner vie au projet. La méthode graphique viennoise change de nom pour devenir l’Isotype (International System of TYpographic Picture Edu- cation). Ce que l’on sait peu aujourd’hui, c’est que ce système est à l’origine de tous les pictogrammes qui nous orientent dans les gares et dans les aéroports. En 1940, l’invasion des Pays-Bas contraint Neurath et sa compagne Marie Reidemeis- ter à fuir vers l’Angleterre. Après de multiples péripéties, le couple parvient à mettre sur pied un nouvel Isotype Institute à Oxford. Neurath meurt d’une crise cardiaque en décembre 1945 en rentrant d’une promenade. Reliant les idées de Neurath avec le contexte politique et social de l’époque, Nepthys Zwer offre au lecteur un vaste panorama de la pensée économique et sociologique de la première moitié du XXe siècle. La doctrine de Neurath n’est pas le phénomène isolé qu’elle semble de prime abord. Elle développe un concept apparu outre-Atlantique, dans le voisinage du mouvement technocratique de la progressive era (1890-1920). Elle doit aussi beaucoup aux réflexions des austromarxistes viennois, ainsi que de tous les experts (hygiénistes, pédagogues, urbanistes, architectes) qui développent au même moment une approche scientifique de la gestion de la société. Otto Neurath conceptualise le principe d’une intervention ciblée dans l’ordre social en inventant le terme de Gesellschaftstechnik, qui sera traduit dans l’exil anglais par celui de social engineering. Il prône une économie « socialisée » qui procéderait à une plus juste allocation des ressources, grâce à une administration de la production pla- nifiée par la société. S’il ne préconise pas la nationalisation en masse des entreprises, il imagine soumettre les décisions des agents économiques à un Zentralwirtschaftsamt qui, à partir de l’exploitation de statistiques, régirait l’ensemble de l’économie. Il pré- cise : « la socialisation est une transformation organisationnelle et non, comme certains le croient, un simple acte légal par lequel la propriété privée passerait à la propriété collective ». En 1931, au congrès de l’Institut international des Relations industrielles d’Amsterdam il déclare : « Nous nous trouvons au début de l’ère de l’ingénierie sociale qui s’occupera des processus sociaux comme un ingénieur machine s’occupe d’une machine. » Otto Neurath lance l’idée d’une comptabilité définanciarisée (Naturalrechnung) en remplacement de la comptabilité classique (Rentabilitätsrechnung). Cette dernière ne connaît que des coûts et des profits exprimés en unités monétaires. Il s’agit de les remplacer par des unités physiques : des kilogrammes, des jours de travail, des surfaces cultivées, etc. La comptabilité définanciarisée doit aussi prendre en compte d’autres dimensions, inchiffrables dans le système classique. Les stratégies, pratiques et investissements ne se décideront plus alors selon le principe de la rentabilité, mais 472 Revue d’Allemagne en termes de gain de qualité de vie. Cette approche correspond déjà à nos préoccupa- tions actuelles. Pour Otto Neurath, les réformes doivent être réalisées, non par une autorité venue d’en haut, mais par une adhésion des masses, dont il faut transformer les mentalités. La première mission de l’ingénieur social est de recueillir l’adhésion de la population : il doit y parvenir en lui offrant, par la statistique, une vue claire de la réalité sociale et en la libérant de l’emprise de la religion ainsi que de la culture bourgeoise. La statistique, vulgarisée par les représentations graphiques, est l’arme essentielle contre le capita- lisme. Une fois l’adhésion des masses obtenue, les réformes doivent être effectuées de façon progressive, comme pour un bateau que l’on transformerait sans pour autant cesser de le faire naviguer. Le New Deal, les plans quinquennaux soviétiques, le planisme belge ou la planification française ont porté à des degrés divers l’héritage d’Otto Neurath et des promoteurs de l’ingénierie sociale. À partir des années 1970, la mondialisation, en mettant en concur- rence des espaces économiques parvenus à des niveaux très inégaux de réglementation et de protection sociale, a semblé remettre en question l’interventionnisme étatique. Mais Neurath avait répondu par avance à ce problème : au congrès d’Amsterdam, en 1931, il avait affirmé que la planification devait s’appliquer à l’économie mondiale tout entière. Les préoccupations croissantes en matière de développement durable, d’écologie et de santé publique rendent plus que jamais actuelle son idée principale, à savoir que la société humaine est une entité autoréflexible et façonnable.

Michel Hau Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 473 T. 50, 2-2018

Sommaire du tome 50 – 2018

N° Pages Matthieu Arnold Prêcher à la fin de la Première Guerre mondiale (octobre-novembre 1918) : Albert Schweitzer ...... 2 415-427 Paul Averbeck, Oliver Frör SWOT-Analyse der Klimawandel-Anpassungs bereitschaft von Unternehmen .....2 319-323 Christophe Baticle, Florence Rudolf, Anahita Grisoni, Sophie Némoz La sociologie à l’épreuve de l’altérité. Esquisse d’une grammaire de terrain...... 2 239-253 Pierre Baudry La CDU/CSU sous Merkel, des partis en phase de modernisation ? Les conservateurs allemands, la politique familiale et les enjeux de genre ...... 1 131-143 Sandie Calme Chronique juridique. La réforme du droit allemand de la vente ...... 1 207-211 Chronique juridique. La clause de non-concurrence au sein du contrat de travail : droit allemand et droit français se démarquent ...... 2 457-461 Hadrien Clouet et Anahita Grisoni La France et l’Allemagne, « moteur historique » dans la fabrique de la justice en Europe ?...... 1 73-88 Hadrien Clouet et Alice Lavabre Faire justice ou s’ajuster ? Les registres de l’injustice dans trois institutions d’aide à l’emploi en France et en Allemagne ...... 1 57-72 Lydia Coudroy de Lille et Anahita Grisoni Introduction au dossier « Regards franco-allemands sur la justice dans la construction européenne »...... 1 3-7 Lydia Coudroy de Lille, Anaïs Volin, Lisa Rolland La « justice spatiale » : regards français et allemands en géographie et en aménagement...... 1 9-25 Stéphanie Danneberg L’exposition artisanale : représentation et « mise en scène » de l’économie « nationale » en Transylvanie, 1868-1914 ...... 2 441-456 474 Revue d’Allemagne

Cédric Duchêne-Lacroix, Didier Kahn Comment les acteurs de l’énergie du Rhin supérieur perçoivent-ils le changement climatique et se configurent-ils par rapport à la transition énergétique ?...... 2 355-364 Felix Ekardt Nachhaltigkeit und Methodik: Verhaltensantriebe und Transformationsbedin- gungen ermitteln. Zugleich zur Findung wirksamer Politikinstrumente mittels multimethodischer qualitativer Governance-Analyse...... 2 279-296 Valentine Erné-Heintz Croiser les regards pour renouveler l’analyse du risque...... 2 345-354 Michel Fabréguet Les élections législatives du 24 septembre 2017 et l’interminable avènement de la quatrième grande coalition ...... 1 91-104 Oliver Frör, Paul Averbeck SWOT-Analyse der Klimawandel-Anpassungs bereitschaft von Unternehmen .....2 319-323 Reinhold Gärtner Die österreichische Nationalratswahl vom 15. Oktober 2017...... 1 105-114 Jean-Louis Georget La CDU, miroir des mutations d’une société bouleversée...... 1 115-129 Rüdiger Glaser, Nicolas Scholze, Sophie Roy Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein und ihre Visualisierung anhand von Wirkpfaden ...... 2 325-335 Anahita Grisoni et Hadrien Clouet La France et l’Allemagne, « moteur historique » dans la fabrique de la justice en Europe ?...... 1 73-88 Anahita Grisoni, Christophe Baticle, Florence Rudolf, Sophie Némoz La sociologie à l’épreuve de l’altérité. Esquisse d’une grammaire de terrain...... 2 239-253 Franck Guêné Quelques nouvelles du chêne… La filière forêt-bois dans le Grand Est face au changement climatique ...... 2 365-376 Martin Guinard-Terrin, Daniel Irrgang, Bettina Korintenberg „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour ...... 2 297-308 Lucas Hardt Envoyer des jeunes Algériens en France, en RFA et en Suisse. Trois reflets de la guerre d’indépendance algérienne en Europe ...... 1 185-197 Daniel Irrgang, Martin Guinard-Terrin, Bettina Korintenberg „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour ...... 2 297-308 Italiques ...... 1 213-224 2 463-472 Didier Kahn, Cédric Duchêne-Lacroix Comment les acteurs de l’énergie du Rhin supérieur perçoivent-ils le changement climatique et se configurent-ils par rapport à la transition énergétique ?...... 2 355-364 Bettina Korintenberg, Daniel Irrgang, Martin Guinard-Terrin „Critical Zones“. Ein Forschungsseminar mit Bruno Latour ...... 2 297-308 Alexandre Kudriavtsev Le retour d’expérience (REX) : étude de divers outils techniques dans le cadre de Clim’Ability ...... 2 337-343 Sommaire du Tome 50 – 2017 475

Alice Lavabre et Hadrien Clouet Faire justice ou s’ajuster ? Les registres de l’injustice dans trois institutions d’aide à l’emploi en France et en Allemagne ...... 1 57-72 Chloé Le Mou"l, Lucille Maugez Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier. Retour d’expérience d’un atelier étudiant...... 2 255-266 Brigitte Lestrade Le SPD dans la bataille des élections au Bundestag – l’illustration d’un déclin inéluctable ? ...... 1 145-158 Jérôme Mancassola La notion de « race juive » sous la plume d’Arthur Ruppin (1876-1943) ...... 2 429-440 Lucille Maugez, Chloé Le Mou"l Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier. Retour d’expérience d’un atelier étudiant...... 2 255-266 Patrick Moreau Le national-populisme en Autriche et en Allemagne : approche comparative de l’AfD et du FPÖ...... 1 159-182 Frank Muller Le sacrifice du sauveur ? Mort et transfiguration de Gustave Adolphe de Suède dans la propagande protestante de 1632 à nos jours...... 2 395-414 Sophie Némoz Bâtir les humanités environnementales des matériaux géo-sourcés : construction et déconstruction des passerelles franco-germaniques ...... 2 377-392 Sophie Némoz, Christophe Baticle, Florence Rudolf, Anahita Grisoni La sociologie à l’épreuve de l’altérité. Esquisse d’une grammaire de terrain...... 2 239-253 Miki Okubo Arts Awareness for new thinking of body ...... 2 267-278 Lisa Rolland, Anaïs Volin et Lydia Coudroy de Lille La « justice spatiale » : regards français et allemands en géographie et en aménagement...... 1 9-25 Maïwenn Roudaut Gerechtigkeit oder Anerkennung? Zur Theorie der Gerechtigkeit in Europa...... 1 45-56 Sophie Roy, Nicolas Scholze, Rüdiger Glaser Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein und ihre Visualisierung anhand von Wirkpfaden ...... 2 325-335 Florence Rudolf Introduction au dossier « Humanités environnementales – Quoi de neuf du côté des méthodes ? » ...... 2 227-237 Florence Rudolf, Christophe Baticle, Anahita Grisoni, Sophie Némoz La sociologie à l’épreuve de l’altérité. Esquisse d’une grammaire de terrain...... 2 239-253 Florence Rudolf Une expérience d’interdisciplinarité en action à l’échelle du Rhin supérieur. Introduction ...... 2 309-318 Martine Sauzay Brigitte Sauzay, une belle figure des relations franco-allemandes...... 1 199-205 476 Revue d’Allemagne

Nicolas Scholze, Rüdiger Glaser, Sophie Roy Klimavulnerabilität von Unternehmen in der Metropolregion Oberrhein und ihre Visualisierung anhand von Wirkpfaden ...... 2 325-335 Rosa Sierra Soziale Gerechtigkeit und europäische Integration: Werte und Gerechtigkeitsüberlegungen aus einer Habermas’schen Perspektive ...... 1 27-44 Anaïs Volin, Lisa Rolland et Lydia Coudroy de Lille La « justice spatiale » : regards français et allemands en géographie et en aménagement...... 1 9-25

PRESSES UNIVERSITAIRES DE STSBOURG

collection « Études alsaciennes et rhnanes »

L’Alsace au xvie siècle. Les hommes et leur espace de vie 1525-1618 Jean-Pierre Kintz 2018 > 442 p. > 28,00 €

Histoire de Russie, avec sa partie politique, par Mr. Koch, Professeur à Strasbourg. Suivie de la Constitution de l’empire de Russie Édité par Rodolphe Baudin, Wladimir Berelowitch 2018 > 326 p. > 22,00 €

Transition énergétique et inégalités environnementales. Énergies renouvelables et implications citoyennes en Alsace Guillaume Christen, Philippe Hamman 2015 > 228 p. > 24,00 € L’Alsace actuelle. Développement régional et métropolisation depuis les années 1950 Henri Nonn 2015 > 204 p. > 22,00 €

La coloration des façades en Europe. Bâti urbain et paysage bâti Denis Steinmetz dir. 2015 > 256 p. > 39,00 € > 19,5 x 24cm

Clergé catholique et politique en Alsace 1871-1940 Christian Baechler 2014 > 252 p. > 24,00 €

L’espace rhénan, pôle de savoirs Catherine Maurer et Astrid Starck-Adler dir. • 2013 > 446 p. > 32,00 € Sociologie des espaces-frontières. Les relations transfrontalières autour des frontières françaises de l’Est Philippe Hamman • 2013 > 244 p. > 24,00 € Imposer « l’environnement ». Le travail révélateur des associations alsaciennes (1965-2005) Carole Waldvogel • 2011 > 256 p. > 20,00 € Le patriciat strasbourgeois (1789-1830). Destins croisés et voix intimes Laure Hennequin-Lecomte • 2011 > 398 p. > 28,00 €

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PRESSES UNIVERSITAIRES DE STRASBOURG « Les Mondes Germaniques » ©WPDBUJPOQMVSJEJTDJQMJOBJSF MBDPMMFDUJPO EFT.POEFT(FSNBOJRVFTFYQMPSFMFT BTQFDUT QPMJUJRVFT  ÊDPOPNJRVFT  TPDJBVY %FOJT(PFMEFMଙr Le Tournant occidental de FUDVMUVSFMTEFM̮"MMFNBHOFFUEFTQBZT l’Allemagne après 1945. Contribution à l’histoire HFSNBOPQIPOFTÆM̮ÊQPRVFDPOUFNQPSBJOF politique et culturelle de la RFA  Q  î L’Incorporation de force dans les territoires Aspects du fondamentalisme annexés par le IIIe Reich 1939-1945 – Die -PVJT%VQFVYr national en Allemagne de 1890 à 1945 Zwangsrekrutierung in den vom Dritten Reich  Q  î annektierten Gebieten r1FUFS.ଙ2VBEĚJFH  'SÊEÊSJD4USPI EJS $BUIFSJOF.BVSFSr Le Modèle allemand de la  Q  î charité. La Caritas de Guillaume II à Hitler  Q  î &SJD)BTTMFSr La Cour de Vienne 1680-1740. Service de l’empereur et stratégies spatiales La Charité en pratique. Chrétiens ançais et des élites nobiliaires dans la monarchie des allemands sur le terrain social : xixe-xxe siècles r Habsbourg *TBCFMMFWPO#VFMU[JOHTMPFXFO%FOJT  Q  î 1FMMFUJFS EJS À la recherche de la paix. France - Allemagne.  Q  î Les carnets d’Oswald Hesnard 1919-1931 r 4UBOJTMBT+FBOOFTTPOr Poincaré, la France et la $BSOFUTFUÊDSJUTJOÊEJUTÊEJUÊTQBS+BDRVFT Ruhr (1922-1924). Histoire d’une occupation #BSJÊUZ  Q  î  Q SFMJÊUPJMF KBRVFĨF î +BDRVFT(BOEPVMZr Pédagogie et enseignement Les Espaces de l’Allemagne au xixe siècle. en Allemagne de 1800 à 1945 Frontières, centres et question nationale r  Q  î $BUIFSJOF.BVSFS EJS $ISJTUJBO#BFDIMFSr Gustave Stresemann (1878-  Q  î 1929). De l’impérialisme à la sécurité collective 4UÊQIBOJF#VSHBVEr La Politique russe de  Q ­QVJTÊ Bismarck et l’unification allemande. Mythe Walther Rathenau (1867- fondateur et réalités politiques 1BVM-ÊUPVSOFBVr 1922)  Q  î  Q  î L’Image de Vienne et de °WF.FOL#FSUSBOEr Sous le signe de la Prague à l’époque baroque (1650-1740). Essai .POJRVF.PNCFSUr rééducation. Jeunesse et livre en Zone Française d’histoire des représentations d’Occupation (1945-1949)  Q QIPSTUFYUF  î  Q  î Les Reichsuniversitäten de Strasbourg et La Politique culturelle de la de Poznan et les résistances universitaires. $PSJOF%FGSBODFr France sur la rive gauche du Rhin (1945-1955) 1941-1944 r$ISJTUJBO#BFDIMFS 'SBOÉPJT  Q  î *HFSTIFJNFU1JFSSF3BDJOF EJS  Q  î +FBO1JFSSF#MBODQBJOr Migrations et mémoire germaniques en Amérique latine  Q  î

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