Cahiers d’études africaines

162 | 2001 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/1582 DOI : 10.4000/etudesafricaines.1582 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2001 ISBN : 978-2-7132-1390-8 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Cahiers d’études africaines, 162 | 2001 [En ligne], mis en ligne le 03 mars 2001, consulté le 16 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/1582 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ etudesafricaines.1582

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© Cahiers d’Études africaines 1

SOMMAIRE

In Memoriam Albert Van Dantzig (1937-2000) Claude-Hélène Perrot

Christian Geffray (1954-2001) Jean Copans et Jean-Pierre Dozon

études et essais

Histoire des populations mahi À propos de la controverse sur l'ethnonyme et le toponyme « Mahi »* Sylvain C. Anignikin

De la religion chez les intellectuels africains en France L'odyssée d'un référent identitaire Abdoulaye GUEYE

Afro-Brazilians in Togo The case of the Olympio family, 1882-1945* Alcione M. Amos

L'immoralité fondatrice Bien commun et expression de l'intérêt individuel chez les Winye (Burkina Faso) Jean-Pierre Jacob

Princes as highway men A consideration of the phenomenon of armed banditry in precolonial Borgu* Olayemi Akinwumi

chronique bibliographique

Borel, François, Gonseth, Marc-Olivier, Hainard, Jacques & Kaehr, Roland (textes réunis et édités par). – Pom Pom Pom Pom. Musiques et caetera. Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 1997, 292 p. Silvia Paggi

Botte, Roger, Boutrais, Jean, & Schmitz, Jean (dir.). -- Figures peules. Paris, Éditions Karthala, 1999, 539 p. Frédérique Dejou

Fay, Claude, ed. -- Le sida des autres. Constructions locales et internationales de la maladie. La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube/IRD, 1999, 183 p. (« Autrepart. Les cahiers des sciences humaines » 12). Fatoumata Ouattara

Hagberg, Sten & Tengan, Alexis B., eds. -- Bonds and Boundaries in Northern Ghana and Southern Burkina Faso. Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis, 2000, 197 p. (« Uppsala Studies in Cultural Anthopology, 30 »). Michèle Dacher

Jamard, Jean-Luc, Terray, Emmanuel & Xanthakou, Margarita (dir.). -- En substances. Textes pour Françoise Héritier. Paris, Fayard, 2000, 604 p. Michèle Dacher

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Lentz, Carola & Nugent, Paul, eds. -- Ethnicity in Ghana. The Limits of Invention. Basingstoke-Houndmills-London, Macmillan Press ; New York, St. Martin's Press, 2000, 236 p. Paolo Israel

Rivoal, Isabelle. -- Les maîtres du secret : ordre mondain et ordre religieux dans la communauté druze en Israël. Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 2000, 427 p. Georges Dagher

Rouaud, Alain (textes réunis par). -- Les orientalistes sont des aventuriers. Guirlande offerte à Joseph Tubiana par ses élèves et amis. Saint-Maur, Éditions Sépia, 1999, 310 p. (« Bibliothèque Peiresc » 12). Alessandro Triulzi

Sundkler, Bengt & Steed, Christopher. -- A History of the Church in Africa. Cambridge, Cambridge University Press, 2000, 1 232 pages. Sundkler Bengt, Steed Christopher Bernard SALVAING

Umutesi, Marie-Béatrice. -- Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d'une réfugiée rwandaise. Paris-Montréal, L'Harmattan, 2000, 311 p. Michela Fusaschi

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In Memoriam Albert Van Dantzig (1937-2000)

Claude-Hélène Perrot

Né à Amsterdam et mort à La Haye, Albert Van Dantzig passa plus de trente années de sa vie au Ghana. Sa vocation d'historien s'est éveillée à Paris où il arriva en 1961. Il fréquenta l'École des hautes études, où il fut l'élève de Henri Brunschwig. Celui-ci, intéressé par la richesse de sources néerlandaises encore inexploitées, l'incita à des recherches sur l'expansion hollandaise sur la Côte de Guinée aux XVIIe et XVIIIe siècles 1 : ce fut le sujet de sa thèse, soutenue en 1970 et publiée en 1980 2. Celle-ci a l'originalité de couvrir deux régions que les historiens avaient tendance à dissocier, en raison de la localisation des sources d'archives en Europe et de la frontière linguistique : la Côte de l'Or (Ghana actuel) et la Côte des Esclaves (Togo et Bénin actuels). En 1963 il obtint un poste à l'Université du Ghana, et devint une figure marquante du campus de Legon où l'histoire de l'Afrique brillait alors d'un bel éclat, qui avait de quoi fasciner les collègues venus d'Afrique francophone. Il accueillait, avec la même chaleur et sans formalisme aucun, chercheurs « installés » et timides débutants. Les effets de la présence séculaire d'Européens sur la côte l'intéressèrent au premier chef, et surtout l'émergence de sociétés côtières profondément cosmopolites. Il se prit de passion pour les forts 3, et pas seulement pour l'histoire de leurs habitants étrangers confinés entre leurs murs, et celle des gens venus de l'arrière-pays pour vivre à leur ombre. Aucun détail de l'organisation de leur masse architecturale ne lui échappait, et les visiter en sa compagnie était une aubaine. Il en dressa des croquis qui témoignent d'un réel talent de dessinateur, qu'il tenait de sa famille, et dont l'expression est rarissime dans les ouvrages du XXe siècle. Il se fit avec un zèle de militant le défenseur de ce prestigieux patrimoine, plaidant auprès des autorités ghanéennes pour une restauration judicieuse et éclairée. Quand, dans les années quatre-vingt, il vint à Paris travailler à la laborieuse publication du journal manuscrit de Marie-Joseph Bonnat 4, « aventurier » atypique et fier de l'être, il n'eut de cesse d'aller visiter les nombreux forts qui ceinturent la ville, à des fins de comparaison. Parallèlement, sa prospection des sources européennes des XVIIe et XVIIIe siècles l'incita à prendre part au grand travail d'analyse critique des sources écrites anciennes

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qui marqua l'historiographie de l'Afrique à partir du milieu des années soixante-dix. Il compara les versions néerlandaise (1704) et anglaise (1705) du Bosman 5. Il revisita les traductions des documents d'archives européens faites en anglais par Furley (dans la célèbre collection Furley de l'Université de Ghana 6), et la version française (1686) du Dapper en la comparant avec l'original hollandais (1668) 7. Dans le même esprit il participa, aux côtés d'Adam Jones, à la réédition du Peter de Marees, version anglaise (1602) 8. La maladie l'arracha au Ghana, où il avait prévu de demeurer après sa retraite avec son épouse togolaise.

NOTES

1. The Dutch and the Guinea Coast, 1674-1742, Accra, Ghana Academy of Arts and Sciences (recueil de données néerlandais traduits par lui en anglais), 1978. 2. Lire aussi la même année Les Hollandais sur la Côte de Guinée à l'époque de l'essor de l'Ashanti et du Dahomey, 1680-1740, Paris, Société d'histoire d'Outremer, 1980. 3. Voir A. Van Dantzig & B. Priddy, eds, A Short History of the Forts and Castles of Ghana, Accra, Ghana Museum & Monuments Board, 1971. 4. Cf. A. Van Dantzig & C.-H. Perrot, eds, Marie-Joseph Bonnat et les Ashanti. Journal (1869-1874), Paris, Société des Africanistes, 1991. 5. « English Bosman and Dutch Bosman : A Comparison of Texts », History in Africa, 2, 1975 et n° suivant. 6. « The Furley Collection : its Value and Limitations for the Study of Ghana's History », in European Sources for sub-Saharan Africa before 1900 : Use and Abuse, Paideuma, Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, 1987. 7. Il annota en ce sens, plus brièvement qu'il n'eut voulu, la réédition de la version française : Objets interdits, Fondation Dapper, 1989. 8. A. Van Dantzig & A. Jones, eds, Pieter de Marees : Description and Historical Account of the Gold Kingdom of Guinea, Oxford, Oxford University Press, 1987. De nombreux articles ont paru notamment dans History in Africa ou Transactions of the Historical Society of Ghana, dont il s'efforça de maintenir la publication contre vents et marées.

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Christian Geffray (1954-2001)

Jean Copans et Jean-Pierre Dozon

Christian Geffray est mort brutalement le 9 mars dernier. Anthropologue, directeur de recherche à l'IRD (rattaché à l'UR « Construction identitaire et mondialisation »), membre du Centre d'études africaines, il rayonnait bien au-delà de sa discipline et de ses attaches institutionnelles. Depuis 1987, date de la soutenance de sa thèse sous la direction de Georges Balandier à l'EHESS, il forgeait pas à pas une oeuvre forte et singulière, scandée par cinq ouvrages dont le tout dernier, Trésors, paru le jour de sa disparition. Chez Christian Geffray, il y avait un grand contraste entre la chaleur intime de l'amitié et de son sens de la conversation (l'homme ?) et le caractère en revanche économe, voire réservé de l'écriture et du texte (l'oeuvre ?). Ce contraste pouvait se lire non seulement au travers des relations professionnelles que Christian eut avec tous ceux qu'il fréquentait mais plus fondamentalement dans la manière d'être du chercheur, du savant, c'est-à-dire dans sa pratique de l'enquête de terrain comme dans celle du maniement et de la production des idées. S'il y eut un chercheur pour qui l'expression de chercheur de terrain a un sens c'était bien Christian Geffray. Les terrains extrêmes qu'il a fréquentés l'étaient tout d'abord bien entendu au sens physique du terme, par la violence mortelle des phénomènes observés, par la nature hostile des milieux géographiques parcourus, par le soutien incertain des institutions locales à son égard. Les mots peuvent paraître un peu forts mais il s'agissait ici de terrains, pour les cas du Mozambique et du Brésil, travaillés sans filet. Pourtant, Christian n'était pas le premier à affronter ce qu'un numéro tout récent d'Ethnologie française nomme des terrains minés 1, et qu'il avait nommés lui-même, à l'occasion d'un séminaire au Centre d'études africaines, des « terrains à risque ». Mais ce danger physique était doublé sans prétention aucune par l'admission d'un autre danger, dans un autre sens bien plus ambitieux, en l'occurrence d'un danger conceptuel. Le choix des terrains n'était en aucune manière innocent. Pour deux raisons : parce qu'ils plongeaient dans la symbolique fondatrice des sociétés humaines et que la justification de ce projet n'était jamais mentionnée, encore moins montée en épingle. Ce choix dangereux allait de soi et pour lui il n'y avait aucune raison de s'en vanter. Réinterroger la vie et la mort des institutions sociales, voilà la tâche que s'assignait Christian. Reprendre tout simplement les fondements de toute anthropologie de la

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parenté ; s'atteler à débusquer les raisons de la guerre dite civile, de la guerre d'un peuple contre soi-même mais aussi de la violence, notamment des violences d'un capitalisme paternaliste qui serait éventuellement premier et originaire, voilà un programme qui avait le mérite de concerner tout le monde et non seulement les anthropologues. Certes, le sentiment commun des collègues pas tout à fait intimes était que Christian était très fort, un peu fou, mais pour d'autres, dont nous sommes, il était sans doute cela mais surtout très savant. Cinq ouvrages, deux importants dossiers et de nombreux articles en onze ans, voilà de quoi méditer 2. De petits ouvrages sobres de références académiques et d'autoréférences, des démonstrations qui confinent à l'épure, et des cas disséqués avec pertinence où pointe un iceberg caché de données, de temps passé à enquêter, à se déplacer, à écouter et à enregistrer. Ce qui frappe dans la « construction de terrain », c'est l'ouverture de l'espace social, l'antimonographisme ou thématisme de l'approche. Certes les objets ciblés, l'échange (don, dette), la parenté, les rapports de servitude, les produits de la richesse, la guerre constituent autant d'entrées dans une encyclopédie de la discipline. Mais il s'agit là d'une apparence trompeuse : le nord du Mozambique, le bassin amazonien sont bien des espaces sans frontières, des espaces sans données conceptuelles de fait. Le Mozambique, son premier terrain, fut un véritable laboratoire expérimental car l'innovation programmatique était pour le moins contrôlée au sein des espaces universitaires de Maputo, la capitale à 2 000 km de Nampula. L'un des textes les plus engagés de Christian constitue d'ailleurs la dénonciation de ce monde des coopérants du verbe et des usurpateurs intellectuels de la révolution 3. Ce dernier texte a fait grincer bien des dents et a agacé nombre de militants et de militantes (Jean Copans en a été le témoin) mais il possède la force de l'amitié et de l'engagement du responsable : l'anthropologue se devait aussi de parler du monde professionnel et social auquel il avait appartenu là-bas. Il n'y a pas de sainte innocence du juste : la morale de Christian reflétait tout simplement l'efficacité de celui qui est entré dans la vie sociale des Autres, dans la violence des « déçus » du FRELIMO, et qui a touché de près l'illusion politique d'un savoir replié sur ses a-priori idéologiques et professionnels. Revenons un instant sur ce courage évoqué plus haut. Courage physique et personnel qui n'a rien de décoratif ou d'aventureux. Cette fréquentation du danger, c'est-à-dire des parts sombres de la vie sociale, devait être pour lui constitutive de l'ambition de l'anthropologie. Mais aussi courage intellectuel ou scientifique à s'engager non seulement hors des sentiers battus mais là où il n'y a pas encore de sentiers du tout. Certes Christian est silencieux, du moins par écrit, sur les rapports entre la problématique, le terrain et le résultat conceptuel. Démarche qui donne l'impression que le courage n'est qu'abstrait, n'est qu'une opération de bureau et de dialogue avec soi. Les inspirations de Christian sont pourtant nombreuses, au premier rang desquelles celle de Claude Meillassoux. Chacun se reconnaîtra ou non dans ce morceau de chemin qui conduisait d'un terrain à l'autre 4. La recherche est aussi affaire de circonstances, de conjonctures et de hasards. Christian inspirait une confiance absolue et cela aussi fut à porter au compte d'une grande ethique professionnelle. Les cinq ouvrages ne dévoilent nullement ce sentiment fait à la fois d'engagement et de retenue. C'est pourquoi il est bon de conforter ses écrits, qui n'ont besoin de nulle exegèse, par ce rappel singulier d'un caractère qui construit, l'air de rien, le fameux objet scientifique. Du coup nous attendions tous avec la curiosité, mais surtout l'inquiétude que l'on devine, l'expérience annoncée du prochain terrain qui aurait dû être le Rwanda. Nul besoin de mettre en valeur la symbolique de ce retour à l'Afrique. Terrain miné par

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excellence avec ses témoins, ses victimes et surtout ses criminels, ses responsables pas coupables, ses responsables pas encore condamnés. Mais terrain miné aussi par les querelles entre experts de toutes nationalités (y compris rwandaise). La polémique et le bruit des armes hantent les cimetières des collines du pays et il fallait (il faut toujours), à l'évidence, toutes les qualités intellectuelles et morales de Christian pour approcher le génocide. Nous ne saurons jamais le fin mot de cette nouvelle entreprise mais il convenait tout de même de rappeler qu'au contraire des espaces ouverts du Mozambique et du Brésil, le Rwanda s'annonçait comme un territoire clôturé de toutes parts, comme un terrain où s'exercent par excellence la privatisation et la confiscation de la mémoire. Dans le silence assourdissant des explications et confessions inabouties, seuls les regards des anthropologues de la violence semblaient avoir quelque chance de débusquer une vérité comme enfouie. En tout cas nous étions nombreux à penser qu'il en avait la capacité. L'anthropologie française est encore largement indemne de l'oeuvre de Christian Geffray. Et elle le restera si les bibliographies généralistes restent encore rétives face aux petits cailloux blancs d'une oeuvre qui relit la face obscure mais aussi la face trop commune de notre monde anthropologique. Christian Geffray avait un point de vue sur le monde et sur la manière de l'expliquer. Il n'a pas légué, et pour cause, de testament théorique, mais l'exemple efficace de ses travaux ne peut plus laisser indifférent ceux qui balancent d'un patrimonialisme à l'autre, d'une mondialisation à l'autre. Observateur tranquille d'un monde qui se déchire et qui éclate, Christian a démontré dans ses travaux qu'il avait, comme à la mer, le pied stable d'un marin qui voit au loin, garde le cap malgré les changements de bord, et surmonte roulis et tangages.

NOTES

1. « Terrains minés en ethnologie », no 1, janvier-mars, 2001. Deux articles concernent toutefois le Maghreb. 2. Ni père ni mère. Critique de la parenté : le cas makhuwa, Paris, Éditions du Seuil, 1990 ; La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d'une guerre civile, Préface de Jean Copans, Paris, Éditions Karthala, 1990 ; Chronique de la servitude en Amazonie brésilienne. Essai sur l'exploitation paternaliste, Paris, Éditions Karthala, 1995 ; Le nom du Maître. Contribution à l'anthropologie analytique, Strasbourg, Arcanes, 1997 ; Trésors. Anthropologie analytique de la valeur, Strasbourg, Arcanes, 2001. Voir aussi les dossiers corédigés avec P. Léna et R. Araujo, « L'oppression paternaliste au Brésil », Lusotopie 1996, Paris, Éditions Karthala, 1996, pp. 103-353, et avec M. Schiray, « Trafics de drogues et criminalités économiques », Mondes en Développement, t. 28, no 110, 2000. 3. « Fragments d'un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon usage d'une méconnaissance scientifique », Politique africaine, mars 1988, 29, pp. 71-85. 4. Jean Copans dira tout modestement qu'il a facilité la réalisation de La cause des armes et qu'il avait pu en assurer le financement complet grâce au budget du CREDU (aujourd'hui IFRA) qu'il dirigeait à l'époque à Nairobi.

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études et essais

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Histoire des populations mahi À propos de la controverse sur l'ethnonyme et le toponyme « Mahi »*

Sylvain C. Anignikin

La présente étude n'est pas une histoire générale des Mahi 1. Elle contribue plutôt à résoudre la controverse au sujet des significations de l'ethnonyme et du toponyme « Mahi ». Au plan de la recherche, cette étude se situe dans le cadre du débat sur les ethnies. Elle vise en particulier à mettre en relief, à partir du cas des Mahi du Moyen- Bénin, et sur la base d'une démarche fondée à la fois sur la « saisie interne » et le « regard croisé », la dimension temporelle de l'ethnie. Elle est également motivée par un souci d'information et de clarification à usage interne. En effet, à l'issue d'une conférence 2 donnée à Dassa-Zoumè le 24 mars 1994, on m'a accusé d'avoir injurié le peuple mahi. Il m'a été en particulier reproché d'avoir expliqué le terme « Mahi » comme provenant de l'expression fon mè é no ma ahi qui signifie littéralement « ceux qui divisent le marché » c'est-à-dire mè (ceux) é no (qui) ma (divisent) ahi (marché) d'où « ma ahi », expression qui traduirait une attitude fondamentalement belliqueuse. J'aurais pu, pour me défendre, renvoyer tout simplement mes accusateurs à l'ouvrage de Paul Hazoumè (1978), principale source de cet ethnonyme, et qui répertorie des spécimens encore plus injurieux d'épithètes utilisées par les rois d'Abomey pour qualifier les populations mahi. Toutefois, mes responsabilités d'historien impliqué dans la recherche et l'enseignement imposent d'apporter une contribution à une meilleure connaissance de l'histoire de ce peuple qui ne m'est pas étranger. L'histoire des Mahi, comme du reste celle de leurs voisins Idatcha, déchaîne les passions. Les raisons sont nombreuses. Il y a d'abord le fait que l'histoire se déroule dans une région que Mahi et Idatcha partagent selon des modalités qui ne sont pas explicites. Il y a ensuite leur statut de populations pratiquement refoulées dans des sites de refuge, ce qui fait d'elles des minorités nationales particulièrement attachées à leur identité. Par ailleurs, l'étude historique de la région a été initiée par des administrateurs dont la plupart maîtrisait mal la méthode et les outils de la discipline 3. Ils ont en outre découvert le pays et son passé à travers le témoignage et les explications d'informateurs locaux, généralement étrangers aux groupes ethniques concernés et

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dont l'objectivité n'était pas forcément acquise par rapport à la représentation et à la présentation de l'Autre. Il en est résulté une connaissance approximative voire déformée de la réalité, ce qui pose d'énormes problèmes face aux enjeux identitaires dans le milieu. À toutes ces raisons qui fondent cette passion s'ajoutent celles qui l'entretiennent ou qui l'amplifient, à savoir les frustrations et les manipulations. Les frustrations résultent de la déception des populations dont les légitimes aspirations au développement ne se réalisent pas. Elles servent de base à des manipulations au sujet de la responsabilité de cet état de choses. Ces manipulations sont initiées par des intérêts économiques particulièrement actifs depuis une vingtaine d'années pour le contrôle des terres communautaires d'une part 4 et, d'autre part, à travers le développement d'une âpre compétition politique pour le contrôle de l'électorat depuis le renouveau démocratique impulsé par la Conférence nationale des forces vives en février 1990. Qui sont donc les Mahi ? Quels sont les contours du pays mahi ? Quelles sont les grandes étapes qui ont marqué l'histoire de ces populations des origines à nos jours ? Telles sont les questions complexes auxquelles je tenterai d'apporter des réponses simples et claires. [Carte. Le monde mahi.] Cette volonté de clarification fonde la démarche méthodologique. Ainsi, au sujet de l'élaboration des connaissances, cette étude se veut simplement une esquisse qui pourrait servir de base à des monographies plus détaillées, plus complètes 5. Quant à la problématique de la toponymie (pays mahi), de l'ethnonymie (les Mahi) et des origines, je me contenterai d'interroger les populations concernées selon le schéma suivant : « Comment vous appelez-vous ? et comment vous appelle-t-on ? » Enfin, pour construire une chronologie des étapes de l'histoire des populations, je partirai du plus connu au moins connu, le plus connu sous cet angle étant relatif à l'histoire du Danxomè et à celle du royaume d'Oyo. La formation du pays mahi Le concept de pays n'a pas toujours été le même en milieu mahi. Il a évolué selon les époques et selon les impératifs existentiels. À l'époque de l'installation des populations concernées, l'impératif majeur était celui de la sécurité. Ainsi, ces populations qui fuyaient les troupes d'Abomey (devenu un puissant et surtout menaçant royaume depuis le règne de Houégbadja (1650-1680)) se sont dirigées par vagues successives et en communautés vers les collines de l'actuelle région du Zou Nord. Ces populations ont été chassées du nord de la basse vallée de l'Ouémé, ainsi que de la partie orientale du plateau d'Abomey qui ont abrité leurs foyers originels. Le foyer n'était pas unique si l'on s'en tient à leur mode d'identification qui établit une très forte référence à des localités comme Djigbé dans l'Ouémé, Gbanlin et Agonli dans le Zou Sud, Guédévèdji ainsi que Ouassaho, localités non loin de Cana et de Houawé dans l'actuelle sous-préfecture de Bohicon. Mais on trouve également d'importants lieux de populations mahi dans la région comprise entre la cité de Kétou et le fleuve Ouémé à l'ouest, comme le montrent les travaux de Charles de Lespinay (1994). On doit à ce chercheur français la synthèse complète la plus novatrice et la plus crédible sur l'histoire de la mise en place des populations de la basse et de la moyenne vallée de l'Ouémé, les Mahi en particulier. Ainsi, à partir de la chronologie relative (étude des traditions et de listes royales) et de la chronologie absolue (exploitation des données datées au carbone 14 de l'histoire des Yoruba, Ifè et Oyo en particulier), il propose une « chronologie comparative » (ibid. :

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134) intelligible de la mise en place des peuples aja et yoruba entre les XIIIe et XVe siècles. Le métissage de ces deux souches de peuples a engendré entre les XIIIe et XVIIe siècles les divers peuples du bas-Bénin, notamment les Guns, les Aïzo, les Fons, les Mahi. L'affirmation d'États puissants comme le royaume de Kétou au XVe siècle, et surtout celui d'Abomey au XVIIe siècle, a entraîné le refoulement des populations mahi vers le Nord. La première zone d'implantation de ces populations dans le Zou Nord est le couloir défini par les collines de Dassa à l'ouest, le fleuve Ouémé à l'est. Ce couloir, qui s'organise autour du méridien 2° 30' Est, touche le pays tchabè au nord et le pays agonlin au sud. Cet espace offre les deux éléments essentiels que recherchaient les populations mahi : d'une part le fleuve Ouémé, qui formait les plans d'eau nécessaires aux activités agricoles et surtout de pêche ; et d'autre part les collines, qui offraient un refuge idéal à ces communautés villageoises organisées en petites entités, donc très vulnérables, mais jalouses de leur indépendance. Ce sont ces sites de refuge que les premières communautés villageoises entendaient par le concept de pays. C'est ainsi que sont apparus les toponymes de Awaya-so (colline d'Awaya) pour désigner le pays awaya, Miniffi-so (pour le pays miniffi), Dovi-somè pour désigner le pays des Dovi des collines, Tchahounka-so pour le pays tchahounka. Il y a également les pays constitués par les sites forestiers. C'est le cas par exemple de Dovi- Zoumè (Dovi dans la forêt) qui abrite une importante fraction du groupe des Dovi. Cette première installation des populations mahi, qui est l'aboutissement des migrations provoquées essentiellement par la création du royaume d'Abomey, se déroulait aux environs du milieu du XVIIe siècle. Toutefois, certaines formations socioculturelles du Zou Nord, comme Ifita, d'implantation plus ancienne, abritaient des populations qui seront identifiées plus tard comme mahi. D'autres, comme igbo-wèrè, verront se transformer leurs populations qui, de yoruba, sont devenues mahi par métissage ou par intégration, et le toponyme devenir Gbowèlé 6. Quoi qu'il en soit, dans le Zou Nord et dans l'état actuel des connaissances, « tous les groupes mahi seraient donc nés aux XVIe et XVIIe siècles » (Lespinay 1994 : 134). En dépit de leur grande diversité et de leur très forte volonté d'indépendance, ces communautés ont été progressivement organisées en espaces de pouvoir. C'est ainsi qu'ont pris corps les chefferies ou royaumes de Gbowèlé au sud du « couloir mahi », celui de Tchahounka à l'est, de Houndjroto au nord. L'histoire de ces trois royaumes mahi reste à faire, notamment pour comprendre comment ces communautés, particulièrement jalouses de leur indépendance, percevaient le pouvoir surtout dans ses rapports à la société et à l'individu. Quoi qu'il en soit, l'apparition de ces espaces de pouvoir a donné un nouveau contenu au concept de pays. Ainsi, par exemple, autour de Tchahounka-so, s'est constitué un vaste espace de pouvoir qui englobait Kpla (Okpara), Kpaloko et Maniffi-so dans un même ensemble. L'habitant de Tchahounka n'identifiait plus son pays au seul espace-refuge Tchahounka-so, mais à tout le royaume en termes de « terre de Tchahounka » sans autres précisions géographiques ou écologiques. L'affirmation de ces trois royaumes, qui symbolisent l'histoire des Mahi, attirait les convoitises du Danxomè. Selon R. Norris (1955), l'un des rares Européens à se rendre à Abomey au XVIIIe siècle, le roi Tégbessou (Bossa Ahade) « souhaitait constituer les Mahi en un royaume qui serait dirigé par un homme à sa dévotion ». Son objectif était alors de supprimer les cadeaux (en fait les droits de passage) imposés par chaque village mahi aux commerçants qui traversaient leur territoire en provenance ou en direction d'Abomey. L'échec de ce projet, à cause du refus des royaumes mahi qui étaient

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absolument opposés à toute allégeance aux Gbaguidi de Savalou, détermina Tégbessou à engager l'épreuve de force. Mais, après trente ans de guerre contre les Mahi, surtout Gbowèlé, et ne parvenant pas à les faire plier, Tégbessou finit par conclure un accord avec eux (Norris 1955). Cet accord devint une véritable alliance sous le roi Kpingla (1773-1789), qui proclama le chef de Savalou Baglo Gbaguidi « roi des Mahi » (Mulira 1984). Cette alliance fut en outre renforcée par des liens matrimoniaux. En effet, le roi Kpingla épousa une femme mahi originaire des environs de Logozohè, la mère du roi Agonglo, qui devint Kpodjito, c'est-à-dire reine mère, sous le nom de Sènoumè (Dègbèlo 1997). Au niveau des relations politiques, l'accord avec les Mahi s'avéra être sans objet puisque Abomey fit la conquête des Za, alors alliés aux Mahi de Gbowèlé. Paradoxalement les guerres contre les Mahi reprirent avec Agonglo (1789-1797). En effet, à partir du dernier quart du XVIIIe siècle, les rois d'Abomey planifièrent la destruction systématique des royaumes et chefferies mahi à chaque saison sèche. Cette entreprise débuta de manière formelle en 1789 par les campagnes d'Agonglo contre Gbowèlé (Anignikin 1997a). Cet épisode est particulièrement illustré par la résistance farouche organisée à la tête de ce royaume par Adjognon et sa soeur Gnonougan qui tint longtemps en échec les troupes d'Abomey (Dunglas 1957). Mais il se termina par la destruction complète de Gbowèlé. Les campagnes annuelles du Danxomè contre les Mahi se sont poursuivies sous le règne d'Adandozan (1797-1818) et surtout sous celui de Ghézo (1818-1858), dont la victoire décisive sur les armées d'Oyo en 1822, à Paouingnan, laissait désormais les coudées franches à Abomey dans le triangle délimité par l'Ouémé et son affluent le Zou. Cette période fut marquée par deux événements majeurs en 1823 : le premier est la victoire éclatante remportée par les Mahi de Hundjroto sur les troupes d'Abomey en 1823. La défaite du Danxomè fut vécue à Abomey comme une humiliation par Ghézo qui y perdit son frère, le prince Toffa 7 ; le second événement fut la deuxième campagne aboméenne qui fut marquée par un long siège, et qui se solda par un véritable carnage et la destruction de Houndjroto en 1832. L'explorateur anglais Duncan, qui passa sur les lieux quelques années après la victoire aboméenne, parle de 6 000 morts et décrit le champ de bataille en des termes apocalyptiques (Duncan 1847). C'est le roi Glèlè qui conclut les campagnes menées contre les Mahi. Les principales opérations de son règne furent menées contre le royaume de Tchahounka qui fut détruit à la bataille de Soclogbo en 1877. cette date, tous les royaumes et chefferies mahi furent détruits et les populations massacrées ou réduites en esclavage pour alimenter la traite négrière. Les rares personnes rescapées de ces massacres allèrent, selon l'abbé Pierre Bouche (1877), « chercher asile à Agoué sur la côte où elles conservent leurs idoles, leur culte, leur langue et leurs usages au milieu des mina ». Cette présence mahi à Agoué n'est certainement pas étrangère à la production du gari (farine de manioc) d'Agoué (ou Agouè-gari). Les différentes campagnes des rois d'Agbomey provoquèrent également un important courant migratoire des populations mahi vers Atakpamè, localité du centre de l'actuel Togo entre 1780 et 1895 (Azonaha 1994). Peut-on esquisser un bilan de ces rapports conflictuels entre Abomey et les Mahi ? Tout bilan exhaustif est impossible au plan démographique. Toutefois, il est possible de faire la géographie, et plus précisément la cartographie, de ces guerres à partir d'un important travail pluridisciplinaire de terrain qui mettrait à contribution les historiens, les géographes, les linguistes et les archéologues. L'opportunité de ce genre

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de recherches (indispensables pour exorciser les « démons » du passé qui continuent de marquer le présent) a été fortement soulignée par la conférence de lancement du projet culturel de l'UNESCO, « La route de l'esclave » tenue à Ouidah les 5 et 6 septembre 1994. Ce que l'on peut retenir, dans un premier temps, c'est la différence de traitement entre les conquêtes réalisées par le Danxomè en direction du sud et celles réalisées en direction du nord. En effet, les pays conquis entre le plateau d'Abomey et la mer -- comme le pays aïzo (Allada) ou le pays houéda (Ouidah) -- furent intégrés au royaume. En revanche, les terres du nord, en particulier le pays mahi, furent considérées comme « un terrain idéal de chasse aux esclaves » (Bergé 1928). Par ailleurs, les guerres du Danxomè créèrent une nouvelle situation géopolitique dans la région. Car les royaumes et chefferies qui symbolisaient l'histoire des Mahi, à savoir Gbowèlé, Tchahounka et Houndjroto, disparurent, remplacés par de nouveaux espaces de pouvoir qui, par définition, ne pouvaient plus être gérés par les anciennes couches dirigeantes vaincues. C'est le cas en particulier à Paouignan, Soclogbo et Agouagon, qui furent érigées en de véritables places fortes du pouvoir royal du Danxomè pour servir de logistique à la chasse aux esclaves, contrôler les circuits d'acheminement, abriter les entrepôts liés à ce trafic. C'est dans le cadre de cette géopolitique de la traite négrière en amont qu'est né le concept de « pays mahi ». Car, comme on le constate à travers l'évolution du contenu du concept de pays chez les populations concernées, le concept de « pays mahi » était inconnu. En fait, comme l'écrit R. Cornevin (1962 : 46), le terme « mahi » a été « étendu par les gens d'Abomey à tous les habitants de la région comprise entre les groupements fon et les groupements yoruba ». La création du toponyme mahi ou du concept de « pays mahi » par les Aboméens s'explique de deux manières. La première explication relève d'une ignorance en géographie. Cette affirmation peut paraître discutable lorsqu'on sait que le Danxomè s'efforçait de recueillir des renseignements chez ses voisins en y envoyant des espions. Même dans cette optique, et compte tenu des méthodes et moyens d'investigation de l'époque, le Danxomè ne pouvait avoir que des « vues sommaires » sur ses voisins (D'Almeida-Topor 1995, I : 20). Cette connaissance du monde situé au nord du royaume était encore plus rudimentaire dans les temps reculés. La connaissance que les Fon avaient de leurs voisins était généralement organisée autour des notions de « monde aja » (pays situé à l'ouest) et de « monde oyo » (pays yoruba situé à l'est). Dans ces conditions, la prise en compte d'une réalité nago ou yoruba (c'est-à-dire oyo) au nord du royaume d'Abomey devenait inconcevable. La même logique avait abouti à l'intégration et à l'assimilation des populations d'origine yoruba qui peuplaient la frange nord du royaume (Michozounou 1992). La seconde est liée à la nature des rapports que le Danxomè établit avec les populations habitant ces régions. Au départ, il s'agissait de régions anonymes à conquérir et à intégrer au royaume, et non de pays avec lesquels on pouvait créer des relations diplomatiques. C'est le sens du projet de Tégbessou qui voulut regrouper toutes les populations de ces régions dans une même administration dirigée par la chefferie ou royaume de Savalou, vassal du Danxomè. L'opposition des Mahi à une telle perspective les privant de leur autonomie a déterminé les souverains d'Abomey à détruire ces peuples. Enfin, les difficultés à conquérir le « pays mahi » et à anéantir ses peuples, les nombreuses défaites aboméennes lors de cette longue guerre, finirent par faire de la question mahi une véritable obsession pour les souverains du Danxomè, d'Agadja à Ghézo, durant cent cinquante ans. Pendant toute cette période, le conflit avec les populations mahi stimula la haine du Yoruba, ennemi héréditaire, et devint l'objet

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principal de la politique extérieure du Danxomè. C'est cette focalisation sur ces populations, qui tenaient en échec la puissance du Danxomè, qui est à l'origine du concept de « pays mahi ». De leur côté, les populations concernées finirent par s'approprier ce concept de pays mahi en dépit de leur extrême diversité. Cette démarche est fondée sur des éléments essentiels dont l'un d'eux est relatif à la politique menée dans la région par le royaume de Savalou pour le compte du Danxomè. Les relations entre Savalou et Abomey remontent à la création des deux entités. La tradition orale à Savalou fonde ces relations sur l'amitié qui liait Houégbadja et Ahossou Soha. Cette situation permit au Danxomè de vassaliser Savalou et d'en faire un allié sûr dans son entreprise d'expansion dans le Zou Nord. En fait, dès la mort d'Ahossou Soha Gbaguidi en 1618 8, Savalou (modeste chefferie qui n'avait pour toute existence autonome que celle du temps d'un règne, c'est-à-dire moins de cinquante ans) perdit toute autonomie pour n'être plus qu'une simple région du Danxomè. Son chef devint un simple fonctionnaire royal du Danxomè, tenu de rendre compte périodiquement de sa gestion au cours des réunions que le roi d'Abomey organisait annuellement dans le cadre des grandes coutumes. La collaboration des Gbéto de Savalou au pouvoir du Danxomè, au titre d'une administration régionale, contribua à la diffusion du concept de région ou de « pays mahi ». La même situation est progressivement apparue dans les trois royaumes de Gbowèlè, Tchahounka et Houndjro au fur et à mesure de leur destruction et de l'installation d'une administration royale du Danxomè. Ainsi l'idée d'un « pays mahi » sur la terre du Danxomè s'est largement diffusée à partir de Paouingnan, Soclogbo et Agouagon, trois localités qui constituaient les têtes de pont de la présence aboméenne en milieu mahi de l'Est. Enfin, les populations ont fini par s'identifier à un espace mahi commun à tous ceux qui, dans ces régions, étaient victimes du pouvoir du Danxomè. La communauté de résistance et de souffrance face au même ennemi a fini par établir un trait d'union entre ces différentes communautés rurales qui s'ignoraient au départ. Par ailleurs, l'idée de ce trait d'union s'est largement diffusée par le mouvement incessant des populations obligées de fuir devant les troupes aboméennes. Ainsi s'est individualisé un vaste espace inégalement occupé qui s'étend du confluent du Zou et de l'Ouémé jusqu'à Ouessè au nord-ouest de Savè, et qui porte les empreintes du fait mahi et les traces vivantes de l'histoire des Mahi. La création de l'ethnie mahi Les populations désignées sous le nom de Mahi sont connues d'abord et surtout pour le lourd tribut qu'elles ont dû payer à la traite négrière. Ce n'est pas un hasard si ces populations qui vivaient à l'intérieur, loin de la côte, apparaissaient déjà au XVIIe siècle dans les récits des voyageurs européens. En effet, l'Anglais Robert Norris, qui a été, en 1772, l'hôte du roi Tégbessou dans le cadre du commerce des esclaves, parle longuement des Mahi à travers ses comptes rendus de voyage (Norris 1955). Il nous informe notamment sur les fondements et les manifestations de la politique du Danxomè à l'égard des Mahi sous le règne de Tégbessou (ibid.). C'est à John Duncan (1847) qu'on doit la première description de la région au nord d'Abomey. Il a en effet parcouru le « pays mahi » en 1845 et a, en particulier, décrit les ruines de Gbowèlé et surtout de Houndjroto. Le récit du Duncan fournit de précieuses informations nécessaires à la réalisation d'une archéologie et d'une géographie de la traite négrière dans les tronçons africains de « la route de l'esclave ». Il fait en

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particulier mention de nombreuses localités qui ont disparu et qui sont pratiquement inconnues aujourd'hui. Par la suite, les informations que contenaient les récits de Norris et de Duncan sur les Mahi ont été tout simplement reprises par les autres visiteurs européens qui se sont rendus dans le royaume du Danxomè. La première véritable étude sur les Mahi date de 1928. Elle a été réalisée par l'administrateur colonial français J. A. Bergé. On peut considérer cette étude comme un état des lieux un quart de siècle après la disparition du danger aboméen. En dehors des imprécisions, voire des confusions qui marquent cette étude au sujet de la définition du « pays mahi » 9, la dimension historique reste insuffisante et l'on ne voit pas comment le « pays mahi » s'est constitué, ni comment est né le groupe ethnique mahi. Les lacunes bien compréhensibles de l'étude de J. A. Bergé ne sont pas non plus comblées par les deux recherches doctorales consacrées aux Mahi. La thèse de E. Koutinhouin (1978) est fondée essentiellement sur la problématique du changement dans le contexte de la situation coloniale. Le champ d'étude proposé par J.-G. Mulira (1984) fut volontairement limité à la période 1774-1920. Ainsi, malgré l'importance du domaine couvert par ces différentes recherches, on sait encore très peu de choses sur l'importance du monde mahi (le pays et les hommes) avant les premières campagnes des armées d'Agadja. Évidemment, la présente étude ne peut pas résoudre ces problèmes essentiels. L'objectif qu'elle poursuit est de faire, sur la base de la documentation disponible, la synthèse des connaissances sur le concept de « Mahi » et le point des problèmes liés à la recherche. Dans cette perspective, interrogeons les Mahi eux-mêmes sur leur ethnonyme. À la question « Qui êtes-vous ? », aucun habitant du pays mahi ne dit « je suis Mahi », ou « je suis de l'ethnie mahi » 10. Par ailleurs, on reçoit une très grande diversité de réponses. Ainsi, certaines populations s'identifient par rapport à leur activité principale. C'est le cas notamment des Dovi, qui se désignent comme tels par rapport aux activités de pêche. Celle-ci est généralement symbolisée par le filet dont le nom est do. Dovi vient donc de do (filet) et vi (enfant) et signifie les enfants du filet ou les gens du filet. D'autres populations s'identifient par rapport à leur terroir d'origine. C'est le cas notamment des Djigbénu c'est-à-dire les gens (nu) de Djigbé. C'est le cas également des Agonlinu et des Gbanlinu qui s'identifient respectivement par rapport aux localités d'Agonlin et de Gbanli. Cette diversité d'identifications s'explique par une grande diversité des origines, même si l'on retient généralement que les populations en question ont émergé de « la fusion lente d'Aja venus du sud et de Nago, premiers occupants ou venus ensuite » (Bergé, cité par de Lespinay 1994 : 134). Car il y a plusieurs modalités de cette fusion à partir des multiples variantes possibles des deux unités de base que constituent le foyer yoruba (à l'est au Nigeria) et le foyer aja (à l'ouest au Togo). Sous cet angle, les Mahi sont de la même origine que les Ouémènou, les Gun, les Aïzo et les Fon, et forment ensemble, avec eux, l'aire culturelle Aja-Fon. Cette grande diversité des populations mahi, leur profond attachement à l'autonomie de leur communauté rurale respective ainsi que l'instabilité chronique que leur a imposée la politique expansionniste du Danxomè pendant près de deux siècles, ont empêché l'approfondissement et l'élargissement de leur processus d'intégration. C'est cette évolution chaque fois remise en cause qui explique l'absence, tout au long de leur histoire, d'une véritable mono-identification de l'ensemble des populations concernées à l'espace géographique couvert par leur histoire. Ainsi, en fon, on dit facilement n'houé Mahi, c'est-à-dire « je vais au pays mahi » (pays ayant ici,

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surtout, le sens de monde) ; mais on ne dit pas n'gni Mahi ou n'gni Mahinou (je suis Mahi). Car, dans ce dernier cas, ce qui apparaît comme l'ethnonyme, c'est-à-dire Mahi, est impropre, de la même façon que l'est l'« adjectif d'ethnicité » « mahinou ». Le terme de « mahinou » s'emploie pour désigner généralement les adeptes, en milieu fon, de certaines divinités importées du pays mahi. Par contre, on dit « je suis fon ou fonnou », « je suis gun » alors qu'on ne dit pas « je vais au fon » ou « je vais au gun » pour signifier qu'on va au pays fon ou au pays gun. Dans ces derniers cas, on dit plutôt, « je vais au Dan-homè », je vais à Agbomè pour le pays fon, et je vais à Hogbonou pour le pays gun. En définitive, chez les Fon comme chez les Gun, on constate une mono-identification de l'ensemble de la population à l'espace de pouvoir (ici le royaume du Danxomè et de Hogbonou) (Anignikin 1998 : 46). En revanche, aucun espace de pouvoir chez les Mahi n'a pu se stabiliser pour diriger le processus de mono-identification. Ainsi jusqu'à la conquête française il est difficile d'appréhender, aussi bien au niveau des couches populaires que des couches dirigeantes, le fait ethnique mahi. En fait, comme je l'ai montré au sujet du toponyme mahi, c'est la monarchie du Danxomè qui a créé de toutes pièces l'ethnonyme mahi. Les conditions qui ont présidé à cette création sont les mêmes que celles du toponyme. Il s'agit d'une hostilité grandissante qui s'est cristallisée dans une véritable haine vouée par la monarchie du Danxomè à ces populations apparemment inorganisées qui refusaient de se soumettre au pouvoir d'Abomey. Cette haine tenace des rois d'Abomey est fondée sur plusieurs raisons. La première, c'est l'échec persistant des troupes d'Abomey devant ces peuples montagnards 11 sans rois illustres, alors que le Danxomè a conquis en moins de vingt ans les puissants royaumes de la côte : Allada en 1724, Savi en 1727 et Ouidah en 1741 (Akinjogbin 1967). Par ailleurs, l'hostilité entre le Danxomè et les Mahi était périodiquement sublimée dans la haine que se vouaient les chefs de part et d'autre. La tradition retient en particulier une hostilité totale entre Agonglo d'Abomey et Adjognon de Gbowèlé 12. On attribue ainsi à Adjognon la responsabilité occulte des problèmes de procréation que le roi Agonglo a connus 13. On attribue aussi à Gnonnougan, la soeur d'Adjognon de Gbowèlé, des sarcasmes sur la « prétendue puissance » du Danxomè qui ne serait pas plus étendu que la longueur d'un sillon 14. À la prise de Gbowèlé, Agonglo s'est vengé en faisant décapiter et enterrer Adjognon et sa soeur dans un sillon qu'ils ont été obligés de creuser auparavant (Cornevin 1962). Dans ce même registre de la haine, on ne peut que s'interroger, comme cela a été fait largement lors du colloque sur le bicentenaire de la mort d'Agonglo, sur le nom « Sènoumè » que le roi Kpingla a donné à la femme qu'il a pris en pays mahi. Ce nom, attribué à la mère d'Agonglo, a deux significations diamétralement opposées. La plus étendue est celle qui fait de cette reine l'âme (sè) pour (nou) soi (mè), l'âme de son royal époux. Mais il y a une version plus inattendue qui fait de cette reine un champ (nou) de chiendent (sè), nom tiré de la phrase « j'ai semé dans un champ de chiendent », qu'aurait prononcée le roi Kpingla. Pour en juger, il faut savoir que la tradition raconte aussi bien à Abomey qu'à Logozohê, localité d'origine de la reine, que le roi Kpingla désespérait d'avoir une progéniture. C'est à la recherche de la femme capable de donner naissance au prince héritier que le roi Kpingla s'est tourné vers le pays mahi 15 (Dègbèlo 1997). Selon la même tradition, l'heureuse élue a mis du temps à concevoir, ce qui aurait fait dire au roi impatient qu'il a semé dans un champ improductif.

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L'hostilité entre le Danxomè et les populations de Mahi a été cristallisée dans la haine entre Ghézo et les autorités de Houndjroto. Car non seulement les gens de Houndjroto infligeaient de sanglantes défaites aux troupes d'Abomey, mais ils ont ainsi tué beaucoup de dignitaires du Danxomè dont le prince Toffa, frère de Ghézo. La question de Houndjroto était devenue pour ce roi une question personnelle de la plus haute importance, tel qu'en rend compte P. Hazoumè (1978 : 100 sq.). C'est dans ces conditions que le terme mahi a été forgé pour désigner ces populations réfractaires au pouvoir du Danxomè (ibid.). Le terme Mahi viendrait de la phrase suivante en fon : mè é no ma ahi lè, et signifie littéralement « ceux (mè) qui (é no) partagent [divisent, dispersent] (ma) le marché (ahi) ». Cette version insiste sur le fait de diviser ou de disperser (ma) le marché (ahi) avec l'idée de bagarre, de bataille. Une autre version met l'accent sur le fait d'être enragé, d'être révolté ; on dit alors mè é no djè ma, ce qui signifie « ceux (mè) qui (é no) se révoltent, s'enragent (djè ma) », autrement dit, ceux qui se sont révoltés, ou ceux qui sont toujours enragés, cette dernière phrase insistant sur l'habitude d'être enragé ; peut se dire en fon : mè é no yi ma hi, c'est-à-dire « ceux (mè) qui (é no) vont (yi) [au] marché (hi) [de] la rage [folie, passion, révolte] ». Les deux versions se rejoignent quant au fond et traduisent la volonté d'en découdre, de se battre, de lutter, ce qui caractérise fondamentalement un peuple rebelle. Par ailleurs, l'expression ma hi (marché de la rage), comprise comme l'habitude d'être enragé, se réfère non seulement à une attitude, à un principe, mais également à un moyen d'action, une méthode, une pratique, celle du oma. Le oma est en effet une technique de mobilisation qui a été mise au point dans le royaume gun de Hogbonou pour en défendre les institutions (Anignikin 1997b). Le oma est un phénomène social qui se traduit par une révolte de groupe ou du peuple, pour défendre, protéger et conserver l'ordre établi, quand un acte ou une situation donnés l'ont mis en danger. Bien que le rite du oma ait été mis au point dans le royaume de Hogbonou, il est possible qu'il soit connu des Mahi qui, comme on le sait, ont la même origine que les Ouémènou, cousins et voisins des Gun. Quoi qu'il en soit, l'ethnonyme mahi est le meilleur témoignage que le Danxomè pouvait apporter à ce peuple martyr. Bien qu'il soit difficile de préciser la date à laquelle il fut créé, le terme mahi est précieux pour l'historien pour comprendre le passé de cette région du Moyen-Bénin. Car, ce refuge qui devait préserver l'autonomie et la survie de centaines de communautés rurales qui s'y sont réfugiées pour échapper à la domination des royaumes d'Oyo et du Danxomè, est finalement devenu un piège. Terrain de chasse privilégié du Danxomè, la région subit chaque année les razzias des troupes d'Abomey à la recherche d'esclaves. Plus exposées, les communautés rurales désignées sous le nom de Mahi ont développé la résistance la plus longue et la plus vigoureuse contre l'hégémonie du Danxomè. Par ailleurs, dans les zones où ces communautés rurales ont été intégrées en de véritables espaces de pouvoir comme à Gbowèlé, Tchahounka et Houdjroto, la résistance est allée jusqu'au sacrifice suprême puisque, même à l'issue d'un long siège, les populations ont toujours préféré se faire tuer les armes à la main plutôt que de se rendre. On comprend que les souverains d'Abomey aient donné à ces « fous de liberté » le nom péjoratif, mais mérité et en définitive élogieux, de Mahi. La naissance de l'ethnicité mahi Comme on a pu le constater ci-dessus, les concepts d'« ethnie mahi » et de « pays mahi » ont été inventés par la monarchie du Danxomè 16. Cependant, les populations concernées se sont par la suite appropriées ces concepts qui fondent désormais leur

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mode d'identification sociale et déterminent leur ethnicité, c'est-à-dire le sentiment d'appartenir au même groupe ethnique. Au départ de cette évolution, on retrouve la géopolitique créée par le Danxomè dans les pays du Zou supérieur et du Moyen-Ouémé, avec les rouages essentiels que constituaient le royaume de Savalou ainsi que les chefferies relais de Paouignan, Soclogbo et Agouagon. Par ailleurs, l'exode permanent que le pouvoir du Danxomè imposait aux populations de la région a provoqué un important brassage entre les différentes communautés villageoises. Ainsi, le déplacement successif d'un village dont les habitants fuyaient les troupes d'Abomey les mettait en contact avec d'autres populations au fur et à mesure de leur exode. C'est le cas par exemple du village de Gbanlin qui a été, depuis sa première installation à Gbowèlé, reconstruit successivement à Ifita, à Savalou, à Ouèssè- Wogoudo. Parallèlement, le brassage des communautés rurales s'effectuait grâce à la création dans les villages d'accueil de nouveaux quartiers de migrants. On retrouve ainsi des quartiers djigbé ou gbanlin dans de nombreuses localités du Zou Nord où les Djigbénou et les Gbanlinou vivent ensemble avec des Dovi, les Ajanou, les Gbéto, et même avec des Houégbonou et des Nago. Le pouvoir colonial français a pris en compte, à sa manière, l'impact de cette géopolitique de la deuxième moitié du XIXe siècle. Après la conquête du Danxomè par les troupes expéditionnaires du général Dodds, la France signe un « traité de protectorat... avec le roi de la confédération des Mahi de Savalou » 17 le 30 janvier 1894. Mais, quelques jours plus tôt, le 21 janvier 1894, la France avait signé un traité de protectorat avec Zomahoun, « roi de la Confédération des Dassa » 18. Les initiatives françaises ont été prises sur la base de nombreuses erreurs qui ont singulièrement compliqué les données de l'histoire des Mahi. En effet, en créant deux confédérations, celle des Dassa et celle des Mahi de Savalou, le pouvoir colonial prit en compte l'ethnicité mahi en dehors de l'espace géographique où s'est imprimée l'histoire des Mahi, c'est-à-dire le fameux couloir qui s'est organisé autour du méridien 2° 30' de longitude Est. Par ailleurs, le pays mahi n'a pas été pris en compte de manière spécifique puisqu'il a été intégré à l'espace administrativement défini par la confédération des Dassa. Cette erreur d'identification du peuple mahi et de localisation de son territoire, commise par le corps expéditionnaire du général Dodds, a été reprise et perpétuée par l'administration coloniale, comme l'illustre en particulier l'étude menée par J. A. Bergé (1928) sur le pays mahi. Le retour d'une plus grande sécurité dans la région, avec l'installation de l'administration française, a permis aux populations mahi non seulement de reconstruire leurs villages là où c'était possible, mais surtout de recomposer leurs communautés. La recomposition des communautés rurales mahi a été marquée par deux grandes tendances. -- La première est caractérisée par un large processus d'intégration de l'ensemble des populations d'origine aja/fon dans un même espace ethnique mahi, tel qu'il a été défini par le pouvoir colonial français. Ainsi, conformément à ce schéma, les populations concernées, qui, jusqu'alors, s'identifiaient comme Djigbénu, Gbanlinu ou Dévo, ou Dovi, ont appris à se légitimer dans ce nouvel espace ethnique qu'elles avaient désormais en partage avec d'autres communautés telles que les Houégbonou, les Gbéto, les Ajanou et même des populations guédévi. Le processus de mono-identification à cet espace ethnique commun s'est amorcé sans grande difficulté, puisque les différentes populations concernées relèvent presque toutes de l'aire culturelle aja-tado/fon, et que les autres, celles d'origine yoruba comme

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les Guédévi, étaient à un stade avancé de leur assimilation. Dans ce contexte, les populations impliquées dans la construction de l'ethnicité mahi avaient en commun un certain nombre de traits culturels qui agissaient comme facteurs d'intégration sociale. C'est le cas de la langue mahi (qui est une variante dialectale du fon), des pratiques religieuses (fondées sur le vodoun et le culte des ancêtres) ainsi que la maîtrise de la production de gari. Toutefois, cette mono-identification à l'espace social mahi est fragilisée par les images du passé. Une telle situation est vécue dans les milieux mahi à travers le débat sur les « vrais Mahi » (Koutinhouin 1978). En effet, il est unanimement admis, comme le rappelle E. Koutinhouin, que ce sont les migrations de l'Est qui sont « à l'origine des villages mahi proprement dit » (ibid.). Quant aux autres, c'est-à-dire essentiellement les gens de Savalou, Augustin Aïnamon (1994 : 109-112) souligne la situation particulière de leur localité, qui était « le centre » du « pays mahi », « quoique n'étant pas elle-même considérée comme une localité mahi à proprement parler (elle est mahi de deuxième ou troisième génération en quelque sorte) ». En fait, les populations mahi de l'Est (celles du couloir délimité par le fleuve Ouémé et les collines de Dassa) dénient aux Savalois l'ethnicité mahi pour la simple raison que ceux-ci n'ont pas vécu l'expérience historique qui a engendré le fait rebelle, le fait social mahi. Comme on l'a vu ci-dessus, cette expérience s'est affirmée dans le refus de l'hégémonie du Danxomè, construit à travers des situations majeures, comme celle des migrations qui ont conduit ces populations (qui fuyaient les troupes de Houégbadja) dans les collines du Moyen-Bénin. Cet épisode a donné naissance à une distinction entre, d'une part, Mahi-monso (Mahi mon so, littéralement « les Mahi (Mahi) trouver (mon) colline (so) »), c'est-à-dire les Mahi qui ont accédé aux collines, et d'autre part, les Mahi basso (Mahi ba so kpo, littéralement, « Mahi (Mahi) cherche (ba) colline (so) »), expression du résultat négatif (kpo), ce qui signifie les Mahi qui n'ont pas accédé aux collines 19. Il faut souligner toutefois que les Gbéto de Savalou ont conduit un courant migratoire, celui de l'ouest, pratiquement dans les mêmes conditions, sous la direction de Ahossou Gbaguidi Soha. Cependant, Ahossou Soha et ses descendants ont gardé de bonnes relations avec la royauté d'Abomey au point d'accepter la domination du Danxomè. Une telle situation a tenu les Gbéto de Savalou éloignés de la deuxième expérience de refus des populations mahi, celle de la longue guerre de résistance qu'elles ont soutenue pendant plus d'un siècle et demi contre le Danxomè. Au contraire, le rôle dévolu à Savalou par les rois d'Abomey a fait des Gbéto des collaborateurs actifs, comme l'illustre l'histoire locale. On sait que Ahossou Soha et ses descendants ont conquis Savalou sur les Nago qui les avaient accueillis en hôtes (Koutinkoun 1978 : 76). Mais les relations conflictuelles ainsi déclenchées par les Gbéto n'avaient pas que les Nago comme cible. Les communautés mahi de la région en ont fait les frais. Ainsi Savalou n'a même pas pu jouer le rôle de grande métropole des Mahi, lesquels ne s'y sentaient du reste pas en sécurité, comme le montre bien sa mise à sac en 1876 par les troupes du Danxomè pendant que son chef, Lintonon, était absent, alors qu'il séjournait à Abomey dans le cadre des manifestations annuelles d'allégeance au souverain du Danxomè. Ainsi, sous la pression directe ou indirecte des Gbéto, les populations mahi ont dû se mettre à l'abri des razzias esclavagistes en se réfugiant à l'est, en pays idatcha, ou au nord-est, en pays tchabè, et surtout à l'ouest vers Atakpame (Azonaha 1994).

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C'est en fait au plan de la résistance à la domination aboméenne (attitude qui constitue le facteur le plus important dans la formation du caractère de la personnalité mahi) que les Gbéto de Savalou se sont mis en dehors de la dynamique de groupe des Mahi. Mais il faut par ailleurs souligner que les descendants d'Ahossou Soha Gbaguidi ne se sont jamais réclamés du groupe ethnique mahi avant la création par les Français de la « confédération des Mahi de Savalou ». Cette attitude des Gbéto s'inscrivait dans la logique même de la création, par Abomey, de cet ethnonyme qui n'était pas destiné à valoriser les populations ainsi désignées. Quoi qu'il en soit, le débat sur la question de savoir qui était ou n'était pas mahi est la manifestation la plus tangible de l'émergence de l'ethnicité des Mahi ou de la prise de conscience de l'émergence de l'espace social mahi. -- La deuxième tendance de la recomposition des communautés mahi est la grande ouverture manifestée à l'égard des autres groupes ethniques. Cette ouverture, qui se traduit par l'acceptation de l'« autre », s'est illustrée par l'accueil et l'installation des autres groupes ethniques dans leur milieu. C'est en particulier le cas de Tchahounka Hossou qui a accueilli systématiquement, sur les terres de l'ancien royaume de Tchahounka, de nombreuses colonies agricoles créées par des populations idatcha. L'explication que m'a fournie le chef de Tchahounka à ce sujet est qu'il préfère « être riche d'hommes que de terre » 20. Cette politique volontariste de repeuplement des terres de l'ancien royaume de Tchahounka, qui a débuté dans l'Entre-deuxguerres par la création de Betèkoukou 21, modeste campement de chasse, s'est poursuivie de manière hardie après l'indépendance en 1960. Elle a abouti à la création de nombreux villages pluri-ethniques qui ont été érigés en commune par l'administration en 1978, la commune rurale d'Akofodjoulé 22. Le même processus de repeuplement se déroule sur les terres jadis couvertes par l'ancien royaume de Gbowèlé, avec toutefois moins d'esprit de suite. À Gbowèlé, le démarrage a été timide car la chute du Danxomè et l'abolition de la royauté n'ont pas dissipé les craintes d'être dans le voisinage immédiat du Danxomè. Ainsi, les rares populations qui se sont aventurées sur les terres de Gbowèlé se sont installées dans la double vallée inondable du Zou et de l'Ouémé, délimitant au sud de la localité de Gbowèlé une sorte de no man's land qu'occupent massivement, depuis une trentaine d'années, les populations issues de l'ancien royaume du Danxomè. Houdjroto n'a pu se relever de la destruction. Le repeuplement semble avoir été mené en dehors des anciennes couches dirigeantes, ce qui n'est pas sans poser d'énormes problèmes d'autorité, de responsabilité et de propriété quant au patrimoine de ce royaume et en termes de succession. L'esprit d'ouverture qui caractérise la recomposition des communautés mahi a été largement favorisé par la situation coloniale. En effet, le pouvoir colonial a mis ensemble différents groupes ethniques, notamment les Mahi et les Idatcha, dans chacune des confédérations qu'il a imaginées pour ces populations. Le poids de la domination coloniale et la communauté de souffrance qui en résultait ont agi comme un dynamisme unificateur entre les Mahi et les Idatcha, surtout dans la circonscription administrative de Dassa- Zoumè. Ainsi la lutte commune menée par ces populations 23 a abouti à la création, au cours des années 1920, de la subdivision de Dassa et du premier canton mahi à Soclogbo 24. Mais après l'indépendance du Danxomè, les manipulations tribales ont mis à mal cette ouverture d'esprit, qui se traduisait dans la région par une coexistence pacifique entre les Mahi et leurs voisins. Le phénomène a été combattu et freiné par le mouvement

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associatif des scolaires avec la création de l'USSD 25, et de la jeunesse avec la création de l'OJSD 26 de 1960 à 1975. La dissolution par la dictature militaro-marxiste du PRPB 27 de ces associations qui privilégiaient la coopération et l'intégration a laissé les populations à la merci des manipulations ethniques tant dans les milieux mahi que idatcha sur la base d'enjeux économiques et politiques. L'ampleur des problèmes que soulève cette situation a tenu en échec tous les efforts de coopération organisée, en particulier dans le cadre des associations de développement. L'enjeu économique majeur des manipulations est la terre 28. En effet, ces dernières années, elle a acquis une valeur marchande accrue en raison de la forte pression démographique et du grand essor des cultures de rente, notamment celle du coton. Par ailleurs, l'histoire tourmentée de la région ne permet pas une lecture facile du passé en termes de « qui sont les premiers occupants ? » et de « quelles sont les limites respectives des différents territoires occupés ? ». Quoi qu'il en soit, le recours au passé ne suffit pas pour résoudre les questions de propriétés terriennes dans une région qui a accueilli plusieurs vagues de différentes populations à différentes époques et où la géopolitique était modifiée périodiquement par Abomey, le puissant voisin du sud, et qui a subi un profond remembrement depuis 1894, date de l'organisation par la France de la colline du Dahomey. L'enjeu politique des manipulations ethniques est le contrôle de l'électorat mahi. Ces manipulations empruntent deux axes. Le premier est le projet du « grand Mahi » qui vise à réunir, sous la bannière locale d'une circonscription administrative, d'un projet culturel ou d'un parti politique, l'ensemble des populations mahi. L'absurdité d'une telle démarche, qui se heurte à la fois à l'éparpillement des Mahi du Zou Nord dans six sous-préfectures différentes, au débat sur les vrais Mahi, et aux intérêts divergents et rivaux des cadres mahi, suffit pour le condamner à l'échec et à l'oubli. Toutefois, son impact est dévastateur dans une région de forte concentration ethnique. Le deuxième axe de manipulation politique complète le premier et vise à réaliser l'unité du « grand Mahi » sous la bannière des lobbies politiques actuels d'Abomey. * Au terme de cette esquisse de l'histoire des Mahi, axée sur des préoccupations méthodologiques, il apparaît évident que la réflexion sur les ethnies a besoin de s'appuyer fortement sur leur dimension temporelle pour être féconde. Une telle démarche dans l'exploration de trois siècles du passé de ces populations a permis de mettre en évidence les grandes étapes de la construction, de la déconstruction et de la reconstruction du fait ethnique et de comprendre les logiques qui se situent à la base des concepts qui le portent. Sous ce rapport, on a pu voir comment l'ethnonyme et le toponyme « Mahi » ont été forgés de toutes pièces par le Danxomè, un pouvoir englobant, dominant et méprisant pour désigner des communautés diverses et différentes dont le seul point réellement commun était leur commune résistance à la domination étrangère. Cette lutte acharnée pour défendre leur liberté constitue la dynamique essentielle à la base de l'émergence d'une ethnicité et/ou d'un espace social partagé et assumé à travers l'ethnonyme Mahi. Mais la mono-identification à cette nouvelle réalité ethnique commune n'a pas gardé le caractère rigide que lui a conféré le pouvoir colonial. Car, tout en se reconnaissant dans l'espace social mahi, créé par trois siècles d'histoire commune, les populations concernées continuent de s'identifier d'abord à leurs espaces ethniques primaires en termes de Dovi, Gbanlinu, Djigbénu. Parallèlement, ces populations ont amorcé une expérience de mono-identification élargie sans grande difficulté, comme l'illustre si

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bien leur cohabitation intelligente et sans heurt pendant plus de cent ans, avec d'autres groupes ethniques au sein de la nation béninoise. Université nationale du Bénin, Cotonou. * Contribution au débat sur les ethnies. Ce débat, qui remonte à la première décennie des indépendances, a été marqué notamment par les travaux de P. Mercier (1961), J. Lombard (1969), G.-L. Hazoumé (1972). Il a été relancé au cours des années 1980 sur la base d'importantes interrogations sur la dynamique de l'ethnie à travers des études comme celles de J.-L. Amselle & E. M'Bokolo (1985), des chercheurs du laboratoire Tiers-Monde Afrique de l'Université Paris VII (1985) et de J.-P. Chrétien & G. Prunier (1989). Le débat s'est enrichi au cours des années 1990 par la prise en compte de la dimension temporelle de l'ethnie ainsi que par un important questionnement sur la démarche épistémologique à travers les travaux de J.-L. Amselle (1990), C. Coquery- Vidrovitch (1995).

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NOTES

1. Il n'y a pas, à ce jour, une véritable synthèse sur l'histoire des Mahi. On dispose, toutefois, d'une documentation non négligeable (voir entre autres Bergé (1928), Mulira (1984) et Koutinhouin (1978)). 2. « Histoire des populations des «41 collines» de Dassa, terre de rencontres, de contrastes et d'espoir », conférence organisée par l'association culturelle Egbakokou dans le cadre des premières journées Adjindé, Dassa-Zoumè, 24 mars 1994. 3. Dans une remarquable étude, C. Coquery-Vidrovitch (1997) a montré que, jusqu'au début des années 1960, le savoir africaniste sur l'Afrique était moins un savoir scientifique qu'un « savoir colonial ». 4. Vers la fin des années 1960, l'État a créé dans la région de forte colonisation agricole que constitue la vallée de l'Ouémé, dans la sous-préfecture de Dassa-Zoumè, une plantation de Kénaf de la société agro-industrielle Sodak. Après la faillite de celle-ci, l'espace fut récupéré par le projet de développement de la production animale (PDPA) qui y entretient un élevage extensif avec une emprise territoriale qui s'élargit au détriment des paysans de la région. 5. Deux travaux de recherches en maîtrise à l'Université nationale du Bénin sont en chantier sous ma direction dans cette perspective. Ils portent d'une part sur les Mahi de la sous-préfecture de Dassa-Zoumè (par Edmond C. Ogou), et d'autre part sur les Mahi de la sous-préfecture de Glazoué (par Alain Sokpon). 6. Cette situation n'a rien d'exceptionnel puisque c'est l'évolution générale qui prévaut dans toute la région que forment le nord d'Abomey et le nord de Bohicon, particulièrement dans la sous-préfecture de Djidja où la population autochtone, d'origine yoruba comme les Iguédé, a été entièrement assimilée. 7. Cet épisode ainsi que la préparation de la deuxième campagne contre Houndjroto ont inspiré le roman historique de Paul Hazoumé (1978), qui y écrit que le pays Houndjroto compterait 331 villages et fermes. 8. Cette date est de C. Gbaguidi dont la chronologie me paraît toutefois discutable sur plusieurs points. C'est le cas par exemple du début du règne d'Ahossou Soha qui est fixé en 1557, donc antérieur à la création du Danxomè en 1620. Or nous savons que c'est précisément l'émergence du pouvoir adja en milieu fon qui a déterminé le départ de plusieurs communautés vivant dans la région de Houawé, comme en particulier les Gbéto d'Ahossou Soha qui ont dû quitter Houawé- Wassaho. 9. La vision dynamique du « pays mahi » aurait pu permettre à l'auteur de prendre un peu plus en compte la réalité yoruba/nago dans cet espace. 10. F. Iroko (1989) rappelle fort à propos que dans les cultures africaines on ne dit pas « je suis de la tribu ou de l'ethnie gun » mais on dit tout simplement « je suis gun ». 11. Avant l'apparition du terme « Mahi », les populations en question étaient désignées sous le terme péjoratif de « Sokanmènou » (littéralement habitant des collines) équivalent donc de montagnards.

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12. Enquête de terrain à Gbowèlè et à Vèdji chez les Aji Gbowèlènou, juillet-août 1996. 13. Ces problèmes ont eu un impact majeur sur la vie et l'oeuvre de ce roi comme l'a montré un colloque tenu récemment pour célébrer le bicentenaire d'Agonglo. L'une des conséquences de cet état de chose est le changement de statut des esclaves du roi, qui sont tous devenus, par sa volonté, des enfants du roi c'est-à-dire des hommes libres. Telles étaient les prescriptions du Fa à ce roi qui voulait avoir des enfants. 14. Cette longueur est inférieure à vingt mètres selon les techniques culturales en pays fon et mahi, ce qui est absolument ridicule pour les dimensions d'un pays. 15. Par ailleurs, le champ de chiendent est effectivement improductif et redouté comme tel par les paysans parce que les rhizomes du chiendent en font une plante vivace et envahissante. 16. Encore une fois, il ne s'agit pas là d'une démarche exceptionnelle, ni propre à l'Afrique ancienne. Ainsi le nom Dahomey a été donné au pays par les Français, après l'avoir longtemps désigné sous l'appellation de « Établissements français du Bénin ». Au niveau plus général, le nom Afrique a été donné au continent par des peuples étrangers à l'Afrique. 17. Archives nationales du Bénin (Porto-Novo), Aff. Po. Rap. Po., Dossier K, 1894. 18. Ibid. 19. Enquête de terrain à Gbowèlè, Fita, Vêdji, Tchahounka, Miniffi, 1993 et 1994. 20. Au cours de l'entretien que Tchahounka Hossou m'a accordé en décembre 1993, j'ai pu constater chez ce vieillard énergique (aujourd'hui décédé) la force de ses convictions quant à sa volonté de se conformer aux recommandations de ses ancêtres pour faire revivre les terres de ce royaume qui a été détruit par les troupes de Glèlè en 1877. 21. Bêtèkoukou signifie en idatcha « le couteau (bêtè) ne peut (kou) dépecer (kou) », selon la logique qu'en ces lieux la chasse était si bonne qu'il était impossible de dépecer toute la viande du gibier. 22. Selon le recensement général de 1992, cette commune comptait une population de 2 889 habitants constituée de Mahi, Idatcha, Fon, Holli, etc. 23. Cette lutte est une forme de grève des impôts et consistait à garder à Dassa-Zoumè au lieu d'aller les verser à Savalou, les montants perçus dans le canton. 24. Archives nationales du Bénin, Rapport du Cercle de Savalou, lettre no 469 du commandant du Cercle au gouverneur du Dahomey, juillet 1929. 25. Union scolaire de la sous-préfecture de Dassa. 26. Organisation de la jeunesse de la sous-préfecture de Dassa. 27. Parti de la Révolution populaire du Bénin. 28. La question des terres et de la propriété foncière se pose sur toute l'étendue du territoire national. On gagnerait à la résoudre dans ce cadre sur la base d'une politique concertée d'aménagement du territoire.

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RÉSUMÉS

Les Mahi constituent aujourd'hui un des principaux groupes ethniques du département des Collines dans le Moyen Bénin. Il s'agit au départ d'un ensemble de communautés de petites dimensions et d'origines diverses dont l'unité a été forgée entre le XVIIe et le XIXe siècle par leur commune résistance au royaume du Danxomè. Ce sont ces relations conflictuelles entre le puissant royaume d'Abomey et les nombreuses petites communautés villageoises des marches septentrionales du Danxomè qui ont engendré le toponyme et l'ethnonyme « mahi ». Ce terme péjoratif qui souligne le caractère belliqueux et rebelle de ceux à qui il est attribué, a été inventé par les souverains d'Abomey pour désigner ces populations qui osaient défier leur puissance et tenaient en échec la redoutable armée du Danxomè. Par la suite et sous la colonisation française les populations concernées ont fini par s'approprier le toponyme et l'ethnonyme « mahi » malgré la grande diversité de leurs origines. Car l'expérience historique qu'elles ont vécue pendant plus de deux siècles, principalement dans leurs communs rapports douloureux à l'espace de pouvoir dominant d'Abomey, a fini par créer leur mode d'identification sociale et engendrer leur ethnicité. La dynamique de cette évolution est impulsée et nourrie par deux facteurs majeurs. Le premier est relatif au brassage des communautés rurales concernées. Ce facteur objectif est né de l'exode permanent imposé à ces populations par les guerres d'Abomey. Le deuxième facteur est d'ordre subjectif : il s'agit de la haine que toutes ces communautés rurales vouent au Danxomè et qui joue le rôle de ciment entre elles. Mais le processus de mono identification des Mahi est resté fragile du fait de la persistance des espaces d'identification primaires (Djigbénu, Gbanlinu, Dévo, Dovi, etc.) et de la destruction des rares espaces de pouvoir englobant qu'ils ont pu créer, tels que les royaumes de Gbowèlé, Tchahounka et Houndjroto. Cette fragilité a permis aux Mahi de s'ouvrir aux autres ethnies et de participer avec elles, et sans heurts majeurs, au processus d'intégration nationale dans l'espace actuel de la République du Bénin tout en restant attachés aux traits culturels de leur communauté de base.

A History of the Mahi Populations: On the Controversy about the «mahi» Ethnonym and Toponym. -- The Mahi now form one of the major ethnic groups in Collines Department, Benin. The initial grouping of smail communities with diverse origins was unified from the 1 7th to the 19th century through their joint resistance against the Dahomey kingdom. The use of «mahi» to refer to a place and a group of people has its origins in these conflictive relationships between this powerful kingdom and the many small village communities along its northern border. The kings in Abomey invented this pejorative term, which underlined the rebellious and warlike qualities of those to whom it was applied, in order to refer to these peoples who dared defy their power and Dahomey's fearsome army. During the French colonial era, these peoples eventually adopted this toponym and ethnonym despite their widely diverse origins. Out of a common experience (namely their painful dealings with Abomey) for more than two centuries, a social and ethnic identity arose out of two major factors. First of ail, the people living in these rural communities mixed as a consequence of the many migrations set off by the wars with Abomey. Secondly, ail these communities felt intense hatred toward Dahomey, a feeling cementing them together. However, the process of forming a single Mahi identity is fragile, given the persistence of other primary senses of identity (Djigbenu, Gbanlinu, Devo, Dovi, etc.) and the destruction of the few larger centers of power that had taken shape among them (the Gbowele, Tchahounka and Houndjroto kingdoms). Owing to this fragility, the Mahi can, however, open up toward other ethnic groups and cooperate with them in the process of nation-building now under way in the Republic of Benin, even though they remain attached to their community's culture.

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INDEX

Mots-clés : resistance, ethnic identities, slave trade, ethnie, communauté villageoise, conquest, conquête, esclave, exode, Mahi, refuge, refugees, traite négrière, village community Keywords : migration, migrations

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De la religion chez les intellectuels africains en France L'odyssée d'un référent identitaire

Abdoulaye GUEYE

Nous proposons dans le cadre du présent article de réfléchir sur le rapport entre les intellectuels africains en France, des années 1950 aux années 1990, et la religion (en particulier l'islam). Il s'agit d'une problématique qui se caractérise par son absence de la bibliographie africaniste. Toutefois, cette absence reflète-t-elle la réalité ? La religion manque-t-elle d'interférer ou d'influer sur l'activité des intellectuels africains ? Ne constitue-t-elle pas un moyen d'énonciation d'une différence individuelle ou collective au sein de ce groupe social ? L'hypothèse que nous émettons est que la religion n'est pas un simple objet d'intérêt scientifique, elle constitue aussi un référent identitaire au sein de la population intellectuelle africaine en France. Dans ce groupe, l'auto-identification s'effectue également par la déclinaison d'une origine ou d'une affiliation religieuse. Dans son ouvrage consacré à la frange la plus représentée dans l'intelligentsia africaine en France entre les années 1950 et 1970, à savoir les étudiants, J.-P. Ndiaye (1962 : 127) révèle que seulement 0,9 % de ses enquêtés se déclaraient « sans religion ». Environ un an plus tard, dans un article portant sur la même catégorie sociale, mais à l'Université de Dakar, P. Fougeyrollas (1963 : 412) constate, à son tour, qu'un petit nombre de ces acteurs se déclare agnostique ou athée : en effet, sur 159 étudiants de la résidence universitaire de Dakar-Fann, seuls 12 affirmaient être « sans religion ». Ces statistiques sont-elles le reflet d'une réalité sociologique ? C'est un fait que la plupart des intellectuels africains ont été en contact avec la religion au cours de leur trajectoire sociale. Pour avoir forgé leur conscience d'appartenir à une classe d'âge et constitué une étape dans l'expérimentation des règles et contraintes de l'apprentissage, les écoles coraniques, les écoles de missionnaires et les séminaires dont sont issus la plupart des philosophes africains (Bidima 1995 : 85) et autres catégories d'intellectuels, ont joué un rôle actif dans leur parcours. On peut en mesurer le degré dans le récit des souvenirs de la fréquentation de ces institutions religieuses et éducatives d'une partie

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de ces intellectuels (par exemple, Kane 1994, Oyono 1975) et par l'entrée dans les ordres de certains autres tels Jean-Marc Éla ou Eboussi Boulaga. Comparé aux chiffres précédents, ce constat souligne le rapport qui existe entre religion et intellectuels africains et, s'il convient de se poser la question, comment peut-on l'expliquer ? De quoi rend-il compte au fond ? Au regard des limites de la méthode quantitative d'enquête par questionnaire, il nous a semblé utile d'aborder le problème du lien entre les intellectuels africains en France et la religion en recherchant notamment son emprise sur leur activité sociale. D'où notre choix d'expliciter leur prise de position sur la religion dans leurs écrits principalement et aussi dans leur espace de vie collectif. Le couple intellectuel/religion dans la recherche Deux attitudes courantes dans les sciences sociales entravent l'énonciation de l'hypothèse avancée dans cette étude. La première est que les chercheurs ont souvent saisi le processus d'affirmation identitaire des intellectuels africains en occultant presque complètement la signification de la religion dans leurs actions et leurs discours. Ils ont notamment réduit le cadre identitaire à caractère africain dans lequel se reconnaissent ces intellectuels aux langues nationales et aux codes philosophiques ou moraux qu'ils recèlent, au système totémique, au patrimoine architectural antécolonial, à l'héritage artistique et intellectuel de l'Égypte pharaonique, aux organisations politiques à construire ou celles effectives dont l'aboutissement est parfois comparé avec celui des institutions contemporaines de l'Europe, etc. (Wallerstein 1966). Il importe de souligner que cette appréciation n'est pas totalement injustifiée puisqu'elle reflète en partie le contenu de la littérature produite par les penseurs africains eux-mêmes. L'oeuvre de Cheikh Anta Diop, symbolique à bien des égards de l'entreprise d'expression de la spécificité identitaire de ces derniers, porte la marque de ce réductionnisme. Ainsi, l'objectif de ce « chef de file » de l'égyptologie africaine, dans Nations nègres et culture (1979), a notamment consisté à affirmer et étayer la thèse d'une affiliation des Africains à une certaine civilisation nègre égyptienne millénaire qui aurait du reste inspiré l'Europe. Cette affiliation repose essentiellement sur la ressemblance entre des éléments identitaires spécifiques comme les langues, les écritures, le phénotype et le système de parenté caractérisant selon lui les Africains d'aujourd'hui au même titre que les Égyptiens de l'époque antique. C. A. Diop (1979 : 214 sq.) présente ainsi le patriarcat comme une spécificité de l'Europe et l'oppose au matriarcat qui serait, selon lui, un trait culturel commun aux Africains de l'époque contemporaine et aux Égyptiens de l'Antiquité. L'autre attitude consiste à apparier les termes intellectuels et religion. La quasi-absence de ce couplage dans les travaux sociologiques laisse penser qu'il est interdit. Et les rares travaux qui s'y sont risqués révèlent très largement une conception analogique de la religion 1. Ainsi, le positionnement des intellectuels de gauche, en général face à la doctrine marxiste, apparaît à J. Schumpeter comme un exemple d'emprunt des mécanismes de l'allégeance religieuse dans le domaine scientifique. Si on en croit le sociologue autrichien, « Marx était un prophète » autant que le « marxisme est une religion » (Schumpeter 1983 : chap. I) puisque cette philosophie, et aussi les comportements des penseurs progressistes qui la partagent, enferment des catégories d'essence religieuse telles la « promesse d'un paradis » (mais sur terre), l'idée de « péché », la posture de « croyant », etc. Par ailleurs, nous avons nous-même eu recours à cette vision analogique en traitant de la réception des idées de Cheikh Anta Diop par la génération contemporaine d'intellectuels africains en France -- désignés par le terme

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culturalistes -- et de leur attitude à l'égard de cet historien comme autant de faits à caractère religieux (Gueye 1999) 2. Cette orientation de la littérature africaniste, plus spécifiquement concernant les intellectuels africains, ne devrait pas occulter l'intérêt de ces derniers pour la religion. Celui-ci est au premier abord scientifique, c'est-à-dire que la religion a un statut d'objet de recherche. La revue Présence africaine 3 en a fourni une illustration. Ainsi, en plus d'articles parus dans des numéros de mélanges, elle lui a consacré, au milieu des années 1970, un dossier spécial, aux côtés de thèmes significatifs parce que chers aux intellectuels et dirigeants politiques de l'Afrique : l'éducation scolaire et le développement technologique, par exemple 4. Par ailleurs, les écrits d'Engelbert Mveng, de Cheikh Tidiane Sy, d'Amadou Moustapha Diop, d'Amar Samb, d'Achille Mbembe, etc., attestent de l'existence d'une lignée de chercheurs africains attentifs aux manifestations du fait religieux au sein des populations africaines. Et, fait très intéressant, à l'intérieur de ce groupe de chercheurs, la religion est parfois perçue comme un instrument explicatif de la contemporanéité africaine, c'est-à-dire une donnée à partir de laquelle peuvent être saisies les dynamiques culturelles, politiques et économiques actuelles de bon nombre de pays d'Afrique. Dans l'un de ses travaux, A. Samb (1971), par exemple, aide à comprendre cette position en établissant l'imbrication de la culture islamique dans la culture « indigène » sénégalaise ; ce qui l'autorise à affirmer que : « L'histoire du Sénégal et celle de l'islam au Sénégal se confondent. Les hommes, le sol et le temps portent la marque ineffaçable de la religion de Mahomet. » Outre l'intérêt scientifique qu'elle revêt pour ces intellectuels, la religion est aussi un élément identitaire qu'il convient de s'approprier et de revendiquer. Et à ce propos, on peut se demander pourquoi l'étude de la question religieuse, par référence au contexte africain, n'apparaît presque jamais comme une réflexion sur les pratiques, ou plus largement l'appartenance religieuse des intellectuels africains ; à croire que dans cette littérature la croyance religieuse et la qualité d'intellectuel sont inconciliables 5. On peut, nous semble-t-il, rapporter ce fait à trois réalités qui ne sont peut-être pas sans lien entre elles : premièrement, l'influence de la pensée marxiste et des idées communistes, en général, sur une partie des intellectuels africains 6 ; deuxièmement, la perception de l'islam comme facteur potentiel de division des Africains ; et troisièmement l'analyse, au sein de l'intelligentsia africaine, du développement des religions allogènes en Afrique comme un acte de violence culturelle. Ces réalités commandent des positions différentes qui varient du rejet explicite de la religion au silence, à la circonscription, à l'indifférence. Le rejet de la religion Une des meilleures illustrations de l'influence du marxisme sur la position de l'intelligentsia africaine est fournie par la littérature romanesque à travers l'ouvrage de Ousmane Sembène. En effet, dans L'harmattan (1980), l'auteur décrit le recours au schème argumentaire marxiste pour rejeter la religion, de la part d'un groupe d'intellectuels activistes -- parmi lesquels une jeune femme, institutrice, opposée à son père catéchumène -- favorables à l'indépendance, adhérents au « parti marxiste- léniniste » de l'AOF, le Parti africain de l'indépendance (PAI), et lecteurs assidus de La Lutte 7. Il fait ainsi dire à Aguenon, l'un des jeunes intellectuels de ce groupe : « Le péché est une invention de la religion, dit Aguemon, l'un de ces jeunes intellectuels, au curé Koébogui. Dans le temps jadis, on punissait les coupables. Cette entreprise de curé laïc, à quoi rime-t-elle ? Une courroie de transmission pour la plus odieuse des machinations de l'obscurantisme. C'est l'aliénation. Elle tend à créer, au sein de chaque

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famille, un élément rétrograde, pour freiner la prise de conscience de notre dignité nationale. [P]ourquoi attendrions-nous d'être mort pour jouir de la vie, pour créer ? Et de quelle patente vous êtes-vous acquittés pour racheter nos âmes ? » (Sembène 1980 : 160) 8. L'influence des idées communistes sur les intellectuels africains dans l'exercice de leur activité est manifeste dans cet extrait. La prise de position décrite dans ce roman consiste en une restitution quasi fidèle tant de la vulgate que du style et du mode d'analyse marxiste quant à l'incidence de la religion sur le processus de formation de la conscience nationale. La religion, facteur de division Le rejet ne constitue qu'une variante de la position des intellectuels africains à l'égard de la religion. Cette position se traduit aussi dans le silence, l'indifférence ou l'évacuation de la question religieuse qui sont des attitudes courantes s'expliquant entre autres par la perception de la religion comme facteur de division de la communauté africaine. En effet, de manière collective ou individuelle, il s'est exprimé au sein de l'intelligentsia africaine un refus d'évoquer le problème de la religion ou de critiquer la foi. Ainsi, dans un de ses éditoriaux 9, Albert Tévoédjré, alors rédacteur en chef de l'organe de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF), L'Étudiant d'Afrique noire, indiquait à ses « camarades » une certaine ligne de conduite nécessaire « à la réalisation de leur noble tâche », à savoir la libération de l'Afrique de son assujettissement politique, économique et culturel par la France. Suivant cet objectif, A. Tévoédjré 10 estimait, dans le même article, que ce n'était « nullement l'heure [...] d'aller "dénicher dans les greniers théologiques le thème poussiéreux de la croisade" », que ce n'était pas non plus « le moment de la "conquête idéologique", de la "guerre sainte" ». Cet appel à l'occultation de la loyauté religieuse dans la population intellectuelle africaine révèle la conscience qu'a celle-ci de l'importante place faite à la religion au sein du peuple, en général, et aussi de l'hétérogénéité des formes de croyance parmi les Africains. C'est d'ailleurs cette hétérogénéité qui s'avère problématique car, pour son incapacité à permettre l'existence d'une religion nationale, elle nuit à l'idéologie, développée au sein de l'intelligentsia africaine, d'une Afrique, ou plutôt d'une nation africaine, monolithique, à l'abri de schismes de différents ordres. Or, il convient de souligner que l'organisation des intellectuels africains en France a presque toujours procédé de l'accentuation de leur singularité ethnoculturelle symbolisée par l'expérience en Afrique de l'esclavage et de la colonisation et le partage d'un phénotype qui fondent finalement « la communauté de situation, de culture » entre Africains 11. Par conséquent, la religion, comme tous les facteurs de division, de microparticularismes, tels l'appartenance clanique, l'appartenance régionale, etc., se retrouve scotomisée dans cette intelligentsia au profit de la mise en exergue des « facteurs qui unissent [les Africains] » ou plus justement oeuvrent dans le sens de cette unité 12. En définitive, cette logique ne permet pas d'affirmer la non-affiliation religieuse de ses tenants. Il en ressort, en revanche, que l'expression religieuse est secondaire par rapport au renforcement de la conscience politique africaine commune. L'inégalité du rapport entre ces deux choix se révèle, du reste, par la connaissance de la trajectoire sociale de quelques intellectuels africains. L'exemple de Cheikh A. Diop est à ce propos édifiant, moins pour son rôle dans la dynamique identitaire intellectuelle que pour son origine familiale et son lieu de socialisation. L'auteur de Nations nègres et

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culture (1979) est natif d'une communauté rurale (en l'occurrence Diourbel, au Sénégal) fortement imprégnée des valeurs de la confrérie mouride et peuplée de chantres du fondateur du mouridisme ; il fut éduqué à la cour du principal disciple de Cheikh Ahmadou Bamba. Sa relation avec la famille maraboutique de Touba est présentée par quelques chercheurs, dont Christophe Gray (1989) et Pathé Diagne (1997 : 42-44), comme une relation privilégiée. Celui-ci, par exemple, fournit des informations et rapporte une anecdote qui atteste de la force de ce rapport. C. A. Diop, dit-il, a été nommé d'après l'un des fils du fondateur du mouridisme, Cheikh Anta Mbacké, ce qui est sinon une démarche du moins un moyen d'identification socioreligieuse au sein du système de valeurs wolof suivant lesquelles l'historien a été élevé ; de plus, il a vécu de longues années de complicité, d'amitié et de collaboration avec Cheikh Anta Mbacké Gaïndé Fatma, un des petits-fils de Cheikh Ahmadou Bamba dont le soutien fut important pour son éducation intellectuelle. P. Diagne restitue le récit de proches de Diop racontant comment, lors d'une rencontre fortuite avec l'égyptologue, le fondateur de la confrérie mouride le bénit en lui promettant de faire de lui un homme « qui ira aux limites du Savoir ». Ce qu'il importe de mettre en évidence ici est qu'un tel geste aurait supposé de tout croyant sénégalais une allégeance indéfectible à la dynastie mouride et une contribution aussi importante que possible à sa vulgarisation ; acte qui véhiculerait aussi la reconnaissance d'une dette envers cette confrérie. Or, homme d'écriture et d'oralité à la fois, à travers sa profession de chercheur et son rôle d'acteur politique, C. A. Diop n'a jamais laissé clairement exprimer une appartenance au mouridisme. Il est, à ce propos, hautement symbolique qu'il ait préféré choisir un autre lieu que Touba (en l'occurrence Tchaytou) comme lieu d'enterrement ; décision qui semble s'opposer à celle qu'aurait prise l'écrasante majorité des mourides de son âge à qui le choix aurait été donné. L'islam, fossoyeur de la culture africaine endogène Une troisième réalité explicative de la position de rejet ou d'indifférence vis-à-vis de la religion au sein de l'intelligentsia africaine est l'association du développement exogène de la religion en Afrique à un acte de violence. Les religions révélées et allogènes sont en effet accusées sinon d'agir contre, du moins d'être porteuses de principes et de valeurs néfastes à l'équilibre psychologique des Africains et à l'intégrité géophysique ou culturelle de leur continent. Ainsi, évoquant les cas de conversion en Afrique du Sud, C. A. Diop (1956 : 25) s'en prend au christianisme présenté comme une structure d'évangélisation des Noirs dont l'objectif caché est « de se rendre dociles leurs âmes jusqu'au jour du massacre ». La religion musulmane, quant à elle, s'avère tout aussi nuisible, ou même plus que la précédente, car elle renferme, selon l'auteur de Nations nègres et culture, non pas vraiment une échelle de valeurs hiérarchiques mais plutôt un ordre manichéen qui subdivise le monde entre ce qui est à pérenniser (dont ses propres valeurs, rites, bref son patrimoine) et ce qui est à renier, voire à supprimer carrément parce que relevant du registre païen, ainsi que l'exprime alors C. A. Diop (1987 : 161 sq.) : « L'Islam, contrairement au christianisme (actuel), ne fait aucune part au passé traditionnel. L'Occident chrétien d'aujourd'hui se reconnaît fièrement dans l'Antiquité classique païenne et s'évertue à sauvegarder les oeuvres de cette époque. On ne saurait rien trouver de semblable dans les pays islamisés. L'équivalent du passé païen occidental doit être étouffé, renié, oublié définitivement. [...] Ce sont de telles raisons

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qui expliquent aujourd'hui que les Noirs de Khartoum éprouvent une honte à se rattacher au passé antique de Méroé » 13. Le développement de l'islam en Afrique semble ainsi évoluer vers une négation de l'inventivité de celle-ci dans la mesure où il s'effectue concomitamment à la destruction progressive du patrimoine moral et physique anté-islamique de ce continent. Or la reconstitution et la conservation du patrimoine culturel de l'Afrique constituent encore de nos jours un enjeu de premier ordre pour l'intelligentsia africaine (Gueye 1999) 14. Sur cette reconstitution, les intellectuels africains ont longtemps fondé la réussite de leur projet de régénération de la « vraie » nation africaine puisque c'est ce patrimoine qui est supposé incarner la spécificité de l'Afrique et activer le sentiment d'unité entre les divers peuples de ce continent. Ainsi, d'une seule voix et par le canal de la revue Présence africaine, cette intelligentsia a proclamé l'urgence de « la renaissance d'une culture négro-africaine [...] indispensable à la vitalité de nos peuples » 15. Signaux historiques et contours de l'adhésion religieuse L'ambiguïté et le silence concernant la religion dans l'intelligentsia africaine coloniale dissimulent les cas d'adhésion religieuse parmi ses membres, aussi bien durant l'ère coloniale que durant la période postcoloniale. Bien qu'on puisse supposer qu'elle s'exprime de manière abstraite, la croyance religieuse se décline nettement aussi sous une forme active. Sa force se mesure en particulier par la démarche de quelques intellectuels africains d'en référer à leur foi au sein d'espaces géographiques de réflexion collectifs et areligieux. L'une des premières revendications publiques à caractère religieux date du milieu des années 1950. Elle a été exprimée par Thomas Ekollo (1956 : 179 sq.) lors de sa communication au premier Congrès des écrivains et artistes noirs. Outre qu'elle a constitué pour son auteur l'occasion de rappeler « sa fidélité à la tradition biblique », cette revendication enfermait un large projet dont les objectifs étaient d'amener l'Afrique à assimiler « le christianisme pour s'aider à s'épanouir » (ibid.), de réhabiliter cette religion aux yeux des Africains et donc de la réconcilier avec ces derniers. Sensiblement dans la même période, un groupe d'intellectuels africains, également de confession catholique, s'est servi des colonnes de Présence africaine pour affirmer son attachement indéfectible à la religion chrétienne : « Nous, étudiants catholiques d'Afrique noire en France, réaffirmons notre volonté de rester à la fois pleinement chrétiens et pleinement Africains ; il ne peut être question pour nous, en aucun cas et sous aucune pression, de choisir entre ces fidélités. Nous demandons aux catholiques français de faire l'effort nécessaire pour comprendre les exigences de cette double fidélité à l'Église et à l'Afrique » 16. Les raisons de cette exhibition de leur croyance se rapportent vraisemblablement à la stigmatisation de la religion (notamment sa version chrétienne) par des contemporains de ces intellectuels. Dans un sens, cette stigmatisation rend implicitement compte d'une influence de la religion chrétienne qui avait même réussi à faire adhérer des intellectuels originellement musulmans, tels Alioune Diop, à ses valeurs et à ses dogmes. La conversion de celui-ci est significative pour des raisons liées à ses diverses appartenances. Philosophe de formation, à la déconvenue de ses professeurs qui le prédestinaient à la profession de vétérinaire, A. Diop fut l'un des principaux organisateurs de l'intelligentsia africaine en France puisqu'il était lui-même à l'origine de la fondation de la revue Présence africaine. Par ailleurs, il avait été éduqué dans le

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respect des valeurs musulmanes, et qui plus est, appartenait à un groupe ethnique, les Halpulaareen, dont le prosélytisme et les actions guerrières ont largement contribué à l'expansion de l'islam en Afrique noire 17. Toutefois l'apostasie d'Alioune Diop ainsi que la démarche de ses autres collègues, tels T. Ekollo, ne signifient nullement que la religion chrétienne exerce une influence exclusive sur la communauté intellectuelle africaine en France, aux dépens de l'islam en particulier. La revendication publique d'une appartenance à l'islam par des intellectuels africains a également été enregistrée dans les années 1950, et à peu près dans les mêmes termes que l'allégeance au christianisme. Cette revendication émanait d'intellectuels -- parmi lesquels des membres de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France -- réunis autour de son antenne française, l'Association musulmane des étudiants d'Afrique noire (AMEAN). L'AMEAN a été fondée vers la fin de l'année 1952 au Sénégal par des étudiants africains (diplômés pour certains d'entre eux d'écoles théologiques égyptiennes). Sa naissance a eu lieu dans un contexte d'émergence de l'idéologie panarabe et d'exacerbation des sentiments nationalistes au Proche-Orient et au Maghreb (Diouf et al. 1995 : 382 sq.). Ses activités, dont rendait compte son organe de presse Vers l'Islam lancé à partir de 1954, se sont déroulées plus significativement en Afrique mais aussi en France 18, en raison de la présence de ses membres sur l'un et l'autre territoire. Les motions revendicatives de l'AMEAN et les articles parus dans Vers l'Islam laissent transparaître une échelle hiérarchique qui attribue à la culture musulmane un statut de référent identitaire sinon primordial du moins égal aux marqueurs identitaires consacrés par l'intelligentsia comme authentifiant et ossifiant la supposée spécificité africaine. Deux exemples illustrent bien ce statut de l'islam comme référent : la réflexion des acteurs de l'AMEAN sur l'orientation de l'enseignement en Afrique et la glorification de l'histoire africaine. Le premier exemple, qui témoigne, entre autres prises de positions, de leur engagement dans la lutte pour l'émancipation de leur continent, et donc de leur affiliation à la vision de leurs contemporains, a abouti à l'idée d'introduire l'arabe dans le programme scolaire. L'enseignement de cette langue, ainsi que le soulignent M. Diouf et ses collaborateurs, constitue de fait un moyen efficace de diffusion des connaissances nécessaires à l'observance convenable des règles et principes de l'islam. Force est de constater que cette défense de l'arabe allait à contre-courant de la position dominante de l'intelligentsia africaine. Tant au sein de l'organisation représentative, la FEANF, que dans les écrits des figures majeures et légitimes de cette intelligentsia, la critique du mode d'organisation du système scolaire en Afrique s'exprimait corrélativement à une volonté de valoriser le patrimoine linguistique de l'Afrique qui était supposé advenir non de l'imposition de l'arabe mais de l'exhaussement de certaines langues dites originellement africaines comme outil de production et de transmission de savoirs (même sur le plan académique). Par exemple, dans le compte rendu du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, il est présenté comme inadmissible que : « [Les intellectuels africains] ne développent ni ne dressent certaines langues indigènes (après choix judicieux) à appréhender et exprimer les réalités et situations modernes liées à nos destins. Elles seules d'autre part sont susceptibles de dévoiler des aspects de notre passé, des dimensions de nos personnalités que les langues européennes sont d'autant moins aptes à refléter que les oeuvres en langue française ou portugaise ne sont actuellement pas connues du 1/10e de nos populations. Aussi des travaux sérieux et urgents s'imposent-ils à nos élites [...] pour que progressivement et rationnellement,

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sous l'inspiration de nos peuples, des options interviennent, que certaines langues soient favorisées et que leur enseignement s'organise dans les écoles et les universités. Car la langue d'un peuple est la source vive à la fois de son humanisme et de son histoire » 19. La glorification de l'histoire africaine par l'AMEAN s'est traduite, quant à elle, par la remémoration de l'action de résistance à la pénétration coloniale de quelques rois comme El Hajj Umar Tall du Soudan et aussi des personnalités africaines non royalistes dont le cheikh Hamallah qui sont imposés comme les parangons à célébrer. Le choix de ces personnages (à l'exclusion d'autres tels Lat-Jor proclamé héros national, Albouri Ndiaye et Alin Sityé Diatta, pour le Sénégal, ou Béhanzin, dans le cas du Bénin) rend compte d'une islamisation de la mémoire africaine de résistance coloniale par les animateurs de l'AMEAN. Suivant l'argument de D. Robinson (1988) ou de D. Cruise O'Brien (1971 : 30 sq.) 20, la résistance de El Hajj Umar s'est faite au nom de l'islam. Ce fut un exemple de jihad contrairement à la lutte de Lat-Jor ou d'Albouri Ndiaye, dont le nationalisme et les résistances à la pénétration étaient exempts de tout support mystique structuré autour de l'islam 21. Alors que la conservation du pouvoir, donc de leurs privilèges, et l'indépendance territoriale motivaient essentiellement ces derniers, El Hajj Umar cherchait, lui, par la guerre, à éradiquer l'influence du christianisme et de l'athéisme corrolaire de l'implantation coloniale et dont la menace sur l'avenir de l'islam en Afrique noire était clairement comprise par les intellectuels de l'AMEAN. Ainsi, utilisant les colonnes de l'organe de la FEANF, L'Étudiant d'Afrique noire, tiré à des milliers d'exemplaires et largement diffusé au sein de l'intelligentsia africaine, l'AMEAN a sensibilisé les intellectuels africains, au cours de son congrès de juillet 1956, sur la dégradation des conditions d'observance de la religion islamique en Afrique noire. Dégradation imputée à la récurrence de pratiques économiques et de comportements individuels qui étaient les faits des autorités coloniales dans ce continent. Parmi les comportements et pratiques supposés nuisibles aux intérêts et à l'ordre de fonctionnement de l'islam ont été cités « le déchargement des tonnes de fûts de vin chez les populations africaines musulmanes par des compagnies françaises » et les « actes de profanation des lieux de culte dont sont responsables des décideurs coloniaux qui pénètrent dans les mosquées avec leurs chaussures » 22. En conclusion de son congrès, l'AMEAN a appelé les intellectuels africains à agir pour le respect de la foi des musulmans africains par des actions visant à interdire les pratiques contraires à l'esprit de l'islam, donc néfastes à la pratique convenable de cette religion en Afrique noire. On constate à travers ces éléments la supériorité circonstancielle (ou occasionnelle) du référent religieux sur les autres référents identitaires chez une partie de l'intelligentsia africaine. Ces faits permettent aussi de remarquer l'intervention de l'appartenance religieuse comme moyen de lutte contre le système colonial. Toutefois, la conjoncture coloniale n'est pas à l'origine de l'activation de l'identité religieuse. La période postcoloniale est aussi celle d'une visibilité assez importante de l'appartenance à l'islam qui contribue à structurer des rapports interindividuels au sein de l'intelligentsia africaine où apparaît et disparaît alternativement une ligne de fracture. La chute de « Ponia » ou les Xasaayids 23 à l'assaut du Manifeste du parti communiste La visibilité de l'appartenance religieuse des intellectuels africains en France pourrait être évaluée à partir de l'évolution des positions idéologiques au sein de la Maison de l'Afrique occidentale française (AOF). Ce lieu, que certains occupants appellent aussi

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« Ponia » 24, abritait l'un des plus importants contingents d'étudiants africains jusqu'à la fin des années 1980. C'est dans ce cadre que furent élaborées des motions revendicatives qui ont structuré, pour une période déterminée, le rapport entre les intellectuels africains et leurs dirigeants politiques. Par la nature de leurs discours et de leurs motions, les résidents de la Maison de l'AOF faisaient montre d'une réelle accointance voire d'une adhésion aux idéaux marxistes ; ce qui, du reste, n'avait pas échappé aux autorités policières parisiennes. Mais l'influence du marxisme sur ces intellectuels a progressivement décliné. Au rejet, parfois virulent, de la religion s'est peu à peu substitué un athéisme défensif s'affaiblissant devant l'avancée du prosélytisme religieux de quelques intellectuels renforcés dans leur démarche par le contexte historique : la révolution islamique réussie par l'ayatollah Khomeyni en Iran à la fin des années soixante-dix a fini par convaincre bon nombre des locataires agnostiques ou athées de « Ponia » de la capacité de l'islam à servir de support idéologique et matériel à la libération nationale ainsi que de modèle de société. Le prosélytisme -- dont procède largement la visibilité de l'appartenance à l'islam -- est apparu à partir du milieu des années soixante-dix avec pour objectif le renforcement de la présence islamique au sein de l'intelligentsia africaine. Elle s'est traduite, par exemple, par la recherche d'un lieu à soi ; ce qui n'a pas été sans engendrer un conflit au sein de cette intelligentsia. Ainsi, les intellectuels mourides de la Maison de l'AOF ont voulu transformer en lieu de culte la salle de réunion de cette résidence. Or celle-ci était originellement réservée aux activités fonctionnelles de la FEANF et des associations territoriales dont elle dépendait ; elle avait été aménagée en conséquence pour servir de lieu de palabre aux membres de la fédération. La répétition des prières dans cette salle et l'obstruction de l'accès qui en est résulté ont été à l'origine de plusieurs affrontements entre des intellectuels opposés à cette expression publique de la foi et leurs homologues de la formation religieuse d'obédience mouride dirigée par Cheikh Abdoulaye Dièye, un ancien fonctionnaire de l'Aménagement du territoire envoyé en stage par le gouvernement sénégalais 25. Bien qu'ils soient jugés mineurs, aujourd'hui, par ses témoins et acteurs, ces affrontements étaient toutefois chargés d'une nette violence verbale. À la tête de ce groupe de croyants, C. A. Dièye en a été la cible première. Le sociologue sénégalais Amadou Moustapha Diop raconte ainsi que ce fonctionnaire religieux était affublé de sobriquets péjoratifs et ironiques, et accusé par ailleurs d'être un élément de l'impérialisme envoyé à la Maison de l'AOF par le gouvernement sénégalais en vue de « noyauter l'Association des étudiants et stagiaires sénégalais en France » (A. M. Diop 1985). Plusieurs de nos enquêtés ont confirmé cette information en soulignant l'utilisation fréquente d'insultes par nombre d'opposants de C. A. Dièye. L'un de ces intellectuels résidant à la Maison de l'AOF entre 1977 et 1982, fondateur aujourd'hui d'un journal africain en France et actif dans le projet de création d'un espace communautaire africain dans ce pays, raconte la « gêne qu'induisait ce conflit » pour eux : « Dièye avait un beau-frère à Ponia. Il était dans l'AESF et partageait les positions marxistes de l'association [...]. En même temps, il ne pouvait rejeter son beau-frère. Alors, parfois, nous avions honte d'entendre sortir de la bouche de l'un de nos camarades, des insultes contre Dièye en présence de [son beau-frère]. » Les intellectuels mourides réagirent de deux manières. Il s'agissait, en premier lieu, d'énoncer un argumentaire de délégitimation sociale, de discrédit de leurs homologues africains non croyants. Ainsi accusaient-ils leurs adversaires -- parfois à juste titre -- d'être respectivement en porte-à-faux avec les valeurs de leur société d'origine et méprisants à l'égard des ressources endogènes aptes à contribuer à l'épanouissement

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des populations africaines qu'ils prétendaient réaliser en invoquant les thèses marxistes. L'expression : beere-beer-beru, par laquelle ils désignaient leurs collègues agnostiques ou athées, résumait leur jugement sur eux. Ces trois termes d'origine wolof, sinon empruntés et assimilés par la langue wolof, signifient respectivement, « le béret, la bière, et l'isolement ». Ils sont supposés rendre compte de l'attitude de la frange non musulmane des intellectuels africains en France, particulièrement ceux de la Maison de l'AOF, durant la seconde moitié des années soixante-dix. Cette attitude consistait à adopter un mode de vie dont les bases étaient le port du béret, la consommation d'alcool et la recherche de l'isolement. Si, conformément à l'objectif des intellectuels mourides, ces faits sont susceptibles de remettre en question la légitimité sociale de leurs collègues qui s'y reconnaissent, c'est en raison de la symbolique qu'ils enferment. Suivant la représentation que les intellectuels mourides ont de leur propre identité culturelle, le béret, la bière et l'isolement incarnent des choix et comportements qui s'écartent des référents culturels africains. L'isolement est facteur de destructuration sociale parce qu'antichambre de l'individualisme opposé à la valeur de solidarité que tant de chercheurs africains et européens considèrent, depuis plus d'un siècle, comme étant au fondement des rapports sociaux entre les Africains 26. En outre, la consommation de bière et le port du béret sont perçus comme des choix alimentaire et vestimentaire propres aux Français et aux peuples proches d'eux des points de vue phénotypique et culturel à la fois. Or, ainsi que je l'ai montré à travers l'analyse de leurs discours dans une recherche antérieure, la démarche des intellectuels africains était, entre les années cinquante et les années soixantedix, opposée à la culture européenne (Gueye 1999). Ils en rejetaient les valeurs et symboles, ceux de l'Afrique étant reconnus comme les référents absolus, ou ultimes, devant guider leur vie sociale. La seconde démarche à laquelle recouraient les intellectuels mourides pour répondre à l'attitude de leurs collègues et adversaires a consisté à leur disputer la prééminence dans l'espace de la réflexion et du débat africain en France. Ainsi ont-ils entrevu assez tôt l'utilité d'un support écrit pour concrétiser leurs actions. D'où la création en 1978 d'un organe de presse, le Ndiguël : la voix du mouride 27, qui avait pour fonction, d'une part, de servir de passerelle entre les différentes communautés mourides d'Europe et celle du Sénégal notamment, et, d'autre part, de diffuser la pensée du cheikh Ahmadou Bamba et les paroles de ses descendants, guides spirituels, administrant la ville sainte de Touba. Toutefois, au travers de cette entreprise, les intellectuels mourides s'inscrivaient non pas dans l'esprit de leur confrérie, mais plutôt dans celui du groupe socioprofessionnel auquel ils appartenaient. En effet, nonobstant la richesse économique qu'elle détenait (et possède encore) grâce aux capitaux de plusieurs de ses disciples ou ceux de Touba et à l'activité de son fondateur, la confrérie mouride n'a(vait) jamais conçu son expansion au Sénégal par le contrôle et la gestion d'un journal, alors qu'elle a émergé dans un pays dont la pluralité de la presse fonde historiquement la spécificité par rapport à ses voisins (Gueye 1992) 28. En revanche, pour les intellectuels africains en France, la fondation d'une revue est devenue dès les années trente le moyen d'action et aussi de définition de leur groupe 29. Une religion militante En plus du lancement d'un organe de presse, les intellectuels mourides se sont engagés dans une dynamique militante dont l'objectif était de sensibiliser et de faire connaître et reconnaître les valeurs du mouridisme dans la société française. Leur stratégie

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consistait à investir par leur présence et leur parole des espaces institutionnels et des lieux publics qui permettaient leur visibilité et une réception plus grande de leurs idées. Ainsi ont-ils organisé à l'Unesco leur plus grande journée d'études consacrée à l'oeuvre du cheikh A. Bamba et à la doctrine du mouridisme. De surcroît, tout au long du week-end, le parvis de Beaubourg, situé dans un quartier de forte affluence en raison d'infrastructures culturelles, telles la grande bibliothèque Georges Pompidou, des musées et des salles de cinéma, leur servit de lieu de prêche jusqu'à ce qu'ils en soient expulsés par la police (A. M. Diop 1985). Cet activisme soutenu a permis aux intellectuels mourides de convertir ou de ramener à la religion islamique plusieurs de leurs collègues. De surcroît, la conversion et la réconciliation avec le spirituel se sont souvent accompagnées chez ces derniers d'une métamorphose comportementale et d'une mutation idéologique parfois brutale. Sur le plan comportemental, cette appartenance nouvelle à la confrérie mouride s'exprimait, par exemple, à travers le choix vestimentaire. Il existait certes une faible proportion d'intellectuels (re)convertis qui avaient définitivement abandonné la mode européenne (veste, cravate, etc.) en faveur de l'habit traditionnel africain (le boubou), mais un nombre important d'intellectuels avaient adopté cet habit traditionnel au sein des espaces communautaires, tels la dahira, et aussi dans l'espace domestique. Le renoncement à la mode européenne à l'intérieur des dahiras procédait pour une large part d'une résistance au conformisme, elle-même implicitement favorisée par des réflexions équivoques, indirectes. Au lieu d'imposer un modèle vestimentaire au risque de créer une dissension au sein de leur groupe, les intellectuels mourides (les plus prosélytes) ont donné aux costumes traditionnels des qualités telles que la liberté de mouvement, l'aisance et la pureté (en wolof sèèl qui évoque la pureté, l'absence de souillure) pour inciter les adeptes de la veste et de la cravate au changement. Aujourd'hui membre de la rédaction d'une revue scientifique, un ancien locataire de « Ponia », finalement convaincu par le discours de C. A. Dièye, raconte : « Je venais à la prière presque toujours habillé en veste et j'avais souvent aussi une cravate. Je me rappelle qu'à deux reprises, la première fois la prière était organisée chez [DS], la deuxième fois chez [MK], ils m'ont proposé de me prêter un grand boubou pour que je me change. Et de façon récurrente, les talibés faisaient remarquer à quel point ils se sentaient bien dans leur grand boubou. » Sur le second point, on peut remarquer la renonciation à des termes étiquetés marxistes pour un vocable classé dans le registre linguistique mouride ou plus largement islamique. Ainsi, au titre de « camarade » s'est substitué celui de « Sàng » ou de « Sën » 30 qui, respectivement, correspondraient plus ou moins en français aux expressions : « le bien-aimé ou le vénéré » et « le guide éclairé ». Non seulement les intellectuels mourides y recouraient pour désigner des collègues de mêmes origine géographique et appartenance confessionnelle qu'eux, mais en plus ils l'utilisaient avec leurs homologues libres de ces attaches ; ce qui a abouti à des incohérences comme « Sën Michel » ou « Sën Jean-Pierre ». Cette situation montre qu'il n'est pas question ici d'un simple va-et-vient entre deux registres linguistiques, ce qui s'expliquerait par l'inscription de ces intellectuels dans deux espaces référentiels différents. Elle exprimerait plutôt la négation d'une appartenance, en l'occurrence celle relative au marxisme, par une autre, le lien religieux qui s'envisage comme absolu. On comprendrait mieux ainsi l'application des termes mourides, cités plus haut, à des collègues socialisés dans le christianisme et ressortissants d'un autre groupe ethnique que celui des Wolof, ou d'un autre pays que

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le Sénégal. Ce procédé transparaît à travers les propos de l'un de nos enquêtés, ancien membre du bureau exécutif de l'AESF, aujourd'hui enseignant à l'université et converti au mouridisme : « Il faut reconnaître que nous étions sur une fausse piste. Nous étions noyés dans les idées du marxisme, on en oubliait à la longue ce qui était à nous. Pourquoi devrions-nous continuer de nous attacher passionnellement au marxisme qui avait longtemps échoué chez nous alors que le mouridisme offrait de plus en plus de solutions ? » Au demeurant, cette critique de leur choix idéologique antérieur masque une certaine intention qui consiste à poser la pensée mouride comme une alternative crédible à l'idéologie marxiste. À travers l'analyse de l'oeuvre poétique et des conversations partiellement consignées du cheikh A. Bamba, les intellectuels mourides entrevoient dans leur doctrine religieuse une philosophie et une praxis d'émancipation tout aussi efficaces que celles qui transparaissent dans le marxisme. Le cheikh A. Bamba est perçu comme un modèle d'opposant à l'impérialisme, cohérent avec lui-même pour avoir été en phase avec sa propre pensée. Ainsi, les intellectuels mourides soutiennent-ils encore que lorsque le choix lui avait été donné de taire son opposition au colonialisme pour sauver sa vie, le fondateur du mouridisme a préféré exprimer ses idées au risque de se retrouver en prison, cependant que la majorité des leaders politiques et des intellectuels révisaient leur position concernant le système colonial. Plus intéressant est que le mouridisme s'affirme, selon eux, comme une instance d'invention et de diffusion de ressources (relatives à l'habitat, à l'alimentation, etc.) opératoires contre l'asservissement ou l'aliénation matérielles et mentales des peuples africains par l'Occident 31. Les intellectuels africains mourides citent à ce propos l'invention de la boisson nommée café Touba par le fondateur Ahmadou Bamba lui- même. Cette boisson, aujourd'hui commercialisée d'une façon semi-industrielle au Sénégal et dans les grandes villes étrangères de forte concentration mouride telles New York, Paris, Milan 32, est une poudre à base de mil grillé et de quelques épices locales ; elle est servie comme le café en grains, et préparée de la même façon. À l'appui de leur croyance, les intellectuels mourides expliquent que l'invention du café Touba serait le résultat de l'observation, par le fondateur de la confrérie, de l'aliénation alimentaire de ses concitoyens. Ils racontent ainsi qu'une pénurie de café survenue au Sénégal à la période d'activité mystique de ce dernier avait jeté « dans la torpeur » plusieurs consommateurs de café qui s'étaient plaints alors de maux de tête. Pragmatique, le cheikh avait concocté son breuvage et l'avait servi aux consommateurs de café de son entourage, lesquels n'avaient fait aucune distinction entre cette boisson et celle qu'ils buvaient habituellement ; certains s'étaient même enquis, auprès de lui, de la façon dont il avait réussi à se procurer un café d'aussi bonne qualité, en période de grande pénurie. Selon un de nos enquêtés, ancien membre de la FEANF : « [cet exemple] n'a rien à voir avec les contestations idéologiques stériles. Ça c'est du concret. On consommait un produit étranger... Il [A. Bamba] nous a fait découvrir ce que nous sommes, des hommes qui s'asservissent volontairement, mais mieux encore il nous a montré les vertus de nos propres ressources que nous ignorons à force de convoiter sans discernement celles de l'étranger [...]. Nous nous améliorerions de plus en plus si nous faisions plus attention à l'enseignement de ce grand homme de l'islam. » Ces propos insistent sur la créativité du cheikh A. Bamba. Il s'en dégage en particulier une vision du mouridisme comme instrument de compréhension et de construction de soi, voire de son groupe national, une vision que les intellectuels mourides appliquent à la religion islamique dans sa globalité.

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L'islam : creuset de sens social La génération contemporaine d'intellectuels africains musulmans analyse avec lucidité sa position et ses activités sociales à l'aune de leur croyance islamique. On retrouve, en effet, dans leurs discours privés et parfois même dans leurs écrits, une démarche systématique qui consiste à poser Dieu ou la foi islamique comme déterminants ou termes explicatifs de leur choix et statut d'ordre professionnel. Ainsi, dans une récente série d'interviews portant sur son activité et sa fonction de poète-sociologue, Babacar Sall considère l'oeuvre poétique comme une résultante du dialogue, à l'évidence métaphysique, entre Dieu et l'auteur, ou plus exactement le transcripteur car ce terme traduit en réalité mieux la pensée de l'auteur de De la modernité paysanne en Afrique noire (1993). Selon lui, la création poétique procède de la maîtrise des mécanismes de l'inspiration attribuée à l'homme par Dieu. Elle est donc un don ; si bien qu'on peut affirmer que « le poème est quelque chose de donné » (Sall 2000 : 20) et que « l'artiste ou l'écrivain ne sont pas des créateurs mais des imitateurs » (idem 1999 : 9). Cette vision de l'oeuvre intellectuelle est explicitement antagonique à la position athée ; on peut y déceler l'idée d'une dépendance totale et perpétuelle du penseur à Dieu, alors que l'athéisme soutient que la création intellectuelle est une étape conditionnelle de l'émancipation de l'Homme vis-à-vis de toute force extra-humaine (Vernette 1998). Il s'agit, de surcroît, d'une vision fortement imprégnée de l'imaginaire coranique. En effet, malgré les controverses entre différentes écoles théologiques, l'acte de création reste encore, dans l'islam, un pouvoir dévolu à Dieu seul. Ainsi dans l'interprétation prédominante du Coran, c'est Dieu qui crée et c'est aussi lui qui donne ses formes à l'oeuvre (Sourdel & Sourdel 1996 : 228). La vision de la création poétique par Babacar Sall devient, par ailleurs, plus intéressante car elle évoque une dimension cruciale de l'identité des musulmans. Du point de vue de ces derniers, l'islam est la seule religion dont l'existence se fonde sur un acte écrit authentique, qui n'est ni plus ni moins que la parole de Dieu. Les musulmans se distinguent des autres croyants et entrevoient la supériorité de leur religion par rapport aux autres sur la base de cette conviction que la parole à laquelle ils adhèrent est la parole de Dieu. Du reste, retranscrite par le Prophète, elle est souvent en forme de poème. À la lumière de cet élément, l'identification des intellectuels africains tels B. Sall à l'islam apparaît plus explicite. Outre qu'elle prédomine dans leur interprétation du processus de création littéraire et artistique, la religion musulmane est aussi pour les intellectuels africains musulmans un creuset de sens incontestable pour l'explication de leurs interactions sociales. Ainsi, l'islam contribue à déterminer jusqu'à leurs attitudes vis-à-vis des autres acteurs sociaux. Souvent même, il se substitue à d'autres référents plus appropriés en se posant en élément explicatif privilégié. Pour justifier leur soutien apporté à des étudiants africains sous forme de (re)lecture et correction de leur mémoire de maîtrise, de DEA et autres travaux universitaires, certains intellectuels africains musulmans qualifiés pour cette tâche évoquent simplement leur devoir, en tant que croyants, de mettre leur savoir à la disposition des demandeurs. L'un d'eux nous précise : « Dieu nous somme de partager nos connaissances pour éclairer nos semblables. On ne le sait pas toujours, mais la recherche de la connaissance est essentielle dans l'islam. Aucun musulman ne peut déroger à cette loi. Il ne sert à rien de poursuivre les efforts de prière, de jeûne si on pratique sciemment la rétention de savoir. »

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L'assistance universitaire est ainsi ramenée au devoir moral d'ordre religieux. Pourtant, la solidarité à l'intérieur des groupes communautaires africains ainsi que les règles d'échange et la curiosité scientifique qui participent au fonctionnement de l'activité intellectuelle se prêtent tout aussi pertinemment à son explication. Le postulat selon lequel le développement d'un groupe social découle de l'accroissement de sa population intellectuelle, débouche sur le fait que l'investissement collectif ou individuel dans la formation universitaire des étudiants africains peut se prévaloir d'un souhait de promotion de la « communauté africaine » au sein de la société française par le recours nécessaire à une solidarité intellectuelle effective entre ses membres. * Les analyses ainsi que les données sur lesquelles elles se fondent établissent la pertinence sociologique de l'articulation entre la religion et les intellectuels africains en France. Il s'en dégage deux constats majeurs. D'une part, l'appartenance religieuse de ces intellectuels africains en France était peut-être discrète durant la période coloniale pour des raisons stratégiques, mais elle n'en était pas moins réelle. En effet, une action revendicative commune sans l'interférence des particularismes ethniques, linguistiques ou confessionnels et une présentation homogénéisante de l'Afrique pouvaient contribuer au renforcement de la lutte contre le colonialisme, voire au discrédit dans l'opinion internationale de la domination européenne exercée sur un peuple de plusieurs millions d'individus. Cependant, force est de constater les limites de cette stratégie fédérative pour ce qui est de faire taire les différences religieuses. Plus que les appartenances linguistiques, ethniques et, dans une moindre mesure, nationales, la question de la spécificité religieuse bénéficie d'une inscription manifeste dans les écrits des intellectuels africains en France : la distance de quelques groupes nationaux comme les Ivoiriens vis-à-vis de la structure intellectuelle africaine en France et l'incidence de l'origine territoriale ou de la formation politique d'obédience sont établies dans les archives officielles et des ouvrages comme celui de Charles Diané 33 (1990), mais elles ne sont nullement mentionnées dans les propres publications de l'intelligentsia africaine. La visibilité (par l'écriture et le débat formel) de l'identité religieuse par rapport aux autres appartenances évoquées atteste de son importance au sein de ce groupe. D'autre part, l'allégeance religieuse a servi de facteur de singularisation au sein de l'intelligentsia africaine en France, sans toutefois remettre en cause l'objectif de ce mouvement, à savoir la libération politique de l'Afrique. Pour les intellectuels musulmans en particulier, les formes de l'action coloniale en Afrique étaient diverses selon que celle-ci s'exerçait sur des populations islamisées ou christianisées. Les animateurs de l'AMEAN estimaient ainsi que la privation des droits religieux et les obstacles administratifs à une pratique religieuse convenable touchaient plus la communauté musulmane d'Afrique que la communauté chrétienne 34. Et quand bien même ils établissaient la responsabilité des colonisateurs dans la condition de l'islam en Afrique, ils accusaient l'élite politique africaine chrétienne d'appuyer l'action des premiers. Cette lecture dissonante du fait colonial associait, indirectement, le christianisme et le colonialisme. Elle était un facteur de divergence au sein de l'intelligentsia africaine qui explique la mise au point d'intellectuels catholiques tels Thomas Ekollo quant à la contradiction existant entre l'esprit biblique et les pratiques coloniales (voir Ekollo 1956). Donc, malgré le malentendu dont elle pouvait être la cause, l'expression de l'identité religieuse s'intégrait dans la lutte anticoloniale. Elle aspirait à la désaliénation du

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peuple africain et à la réhabilitation culturelle de son continent. Les intellectuels musulmans de la période coloniale comme leurs homologues mourides de l'après- colonisation se sont ainsi efforcés de démontrer, au travers de l'islam, la technicité, l'inventivité et les dispositions modernistes du peuple africain. Ainsi, soulignent-ils l'appropriation par certains chefs musulmans de l'écriture arabique pour l'élaboration d'une pensée philosophique. CELAT, Université Laval, Québec.

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NOTES

1. Quelques recherches, dans les sciences sociales, révèlent comme un fait significatif la croyance ou l'appartenance confessionnelle de quelques intellectuels. Ainsi, sur plusieurs pages de son ouvrage, Le siècle des intellectuels (1999), M. Winock use du terme « intellectuels catholiques » par lequel il désigne des personnages comme F. Mauriac, E. Mounier et G. Bernanos dont la spécificité dans le champ intellectuel français se fonde, d'après lui, sur leur profession de foi catholique. Dans leur dictionnaire consacré aux intellectuels français, M. Winock & J. Julliard (1996) identifient eux aussi des individus ou des espaces intellectuels français se distinguant de leurs homologues par la manifestation d'une croyance religieuse de leur part. Toutefois, ces études ne montrent pas en quoi ces intellectuels sont des catholiques. Elles ne permettent pas de voir ce qui, dans leurs écrits ou dans leur vie quotidienne, les désignent comme tels. En fin de compte, la catholicité de ces intellectuels ne nous apparaît pas autrement que dans l'affirmation des chercheurs qui les évoquent, si bien que ces travaux peuvent difficilement servir de références fondatrices sur la problématique de l'identité religieuse des intellectuels. Il faut reconnaître, en revanche, la manifestation récente d'un intérêt pour les intellectuels français croyants chez les sociologues et historiens. L'ouvrage de Philippe Chenaux (1999) constitue une référence à ce propos. Les articles de Jean-Louis Schlegel (2000) et d'Olivier Abel (2000) restituent bien l'évolution historique de ces deux groupes d'intellectuels dont la présence actuelle sur la scène médiatico-intellectuelle française est pour le moins discrète.

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2. Les intellectuels culturalistes sont représentés dans cette étude par les animateurs du réseau Diaspora africaine. Voir le chapitre consacré à cet espace de réflexion dans ma thèse (Gueye 1999). 3. Créée en 1947, cette revue (devenue aussi une maison d'édition) s'est imposée très vite comme le cadre fédérateur de la population intellectuelle africaine. Partagée de fait entre l'orientation militantiste et l'orientation scientifique, elle a été pendant plusieurs années le lieu d'élaboration des problématiques de la recherche africaniste africaine en s'appuyant notamment sur son antenne, la Société africaine de culture, chargée d'organiser des colloques et des conférences sur des thèmes portant sur l'Afrique (Mudimbe 1992). 4. Présence africaine a en effet publié un numéro thématique intitulé « Civilisation noire et éducation », divisé en plusieurs dossiers. Cf. Présence africaine, no 96, 4e trimestre, 1975. 5. À l'exception de rares travaux comme celui de M. Diouf et al. (1995), sur lequel nous reviendrons, le reste de la bibliographie accrédite cette hypothèse. 6. L'adhésion aux thèses marxistes était à la fois revendiquée par les intellectuels africains et bien connue de leurs adversaires (politiques). Pour preuves dans le premier cas, on remarquera à quel point les idées marxistes émaillaient les articles et les motions parus dans L'Étudiant d'Afrique noire, le bulletin de la FEANF qui était la structure représentative de cette intelligentsia dans les années 1950 et 1960 ; de même bon nombre de ces intellectuels, à l'instar de S. Traoré (1973, 1985), rappellent leur appartenance ou leur fidélité au marxisme. Quant à la perception idéologique de ces acteurs par leurs adversaires, elle est mise en évidence par J.-R. de Benoist (1993 : 117) à travers le jugement des autorités politiques françaises. 7. La Lutte n'est pas le produit de l'imagination du romancier. Cela a été, en effet, l'organe de presse du Parti africain de l'indépendance fondé en 1956 par des intellectuels africains en France, tels Majhmout Diop, ouvertement attachés aux idées communistes -- attachement réitéré récemment dans un hebdomadaire sénégalais. Après les indépendances, les activités du parti se sont limitées au national sénégalais (Ly 1992). 8. Ce roman, qui a pour objet la mobilisation autour du référendum de 1958 sur l'autodétermination des colonies françaises d'Afrique, est présenté, tel bon nombre des ouvrages de Sembène, comme un bouillon d'événements réels : « L'harmattan ne se passe dans aucun des États africains dits d'expression française, j'emprunte à chacun un fait, un événement de la vie de la cité » écrit l'auteur dans sa note d'avertissement (Sembène 1980) ; « Mon intention est que chacun y décèle, y voit un peu de lui-même, selon la vie qu'il mène. [...] Afin de mieux voir, saisir ce dont je dois parler, me voici sur les sentiers africains, à dos de chameau, en pirogue, en bateau, en auto et à pied pendant six mois » (ibid.). On appréciera dans ce roman la démarche de l'auteur consistant à montrer aussi ce que les croyants pensent du rapport entre la religion et les intellectuels. Ainsi, lors de son altercation violente avec sa fille, le curé Koébogui fait remarquer à cette dernière qui lui a avoué son athéisme : « Moi, ton père, je suis donc un fou ? Je suis un imbécile de croire ? Tu nies l'existence de notre Seigneur. C'est ce que ton parti proclame. Tu es communiste, n'est-ce pas ? » (ibid. : 236). 9. A. Tévoédjré, « À l'heure du choix. L'Afrique exige de nous : l'unité », L'Étudiant d'Afrique noire, no 5, juin-septembre 1956, p. 3. 10. La prise de position de cet intellectuel est d'autant plus significative qu'il était lui- même un militant catholique notoire. En effet, il a contribué à l'organisation de la

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Jeunesse étudiante catholique à l'Université de Dakar. En France, il a été, en compagnie de Joseph Ki-Zerbo, à la pointe de la dynamique intellectuelle catholique africaine à travers le Mouvement pour la libération nationale de l'Afrique noire dont l'identité religieuse était manifeste (Diané 1990 : 154). 11. Cf. « Responsabilités estudiantines », in Présence africaine, no 13, avril-mai 1957, p. 4. 12. Ibid. 13. Pour une bonne compréhension du jugement que portent des intellectuels tels C. A. Diop sur l'islam, on peut se reporter à B. Lewis (1982) qui démontre par des exemples édifiants l'hostilité envers le Noir dans les régions de naissance de l'islam, déjà du temps du Prophète. 14. Où l'on montre comment le discours des intellectuels africains dits activistes tournent autour de l'évocation du passé africain et de la sensibilisation à l'activation de l'héritage culturel antécolonial. 15. Cf. « Nos tâches », Présence africaine, numéro spécial, XIV-XV, juin-septembre 1957, p. 4. 16. « Déclaration des étudiants catholiques d'Afrique noire en France », Présence africaine, no 7, avril-mai 1956, p. 157. 17. L'imbrication de l'histoire de l'islam avec celle des Halpulaareen en Afrique noire est bien explicitée dans des travaux d'historiens et sociologues tels Johnson (1974 : 2), Robinson (1988), Adama (1997 : 67). 18. Un de ses représentants les plus illustres en France était l'auteur de L'aventure ambiguë (1994), Cheikh Hamidou Kane. 19. Id. note 15. 20. Cet auteur parle d'« Islam militant » pour rendre compte de la motivation particulièrement religieuse d'Al Hajj Umar dans les conflits qui l'ont opposé aux colons français et aux rois africains locaux. 21. Quelques historiens dont C. A. Diop (1987 : 160) et M. Diouf (1990) apportent un éclairage intéressant sur cette question en montrant par exemple les pratiques païennes dans la cour du Cayor et la sollicitation du soutien des troupes du gouverneur général Faidherbe, un « impie », par le roi du Cayor, Lat-Jor, pour repousser l'attaque de son homologue toucouleur musulman, Ahmadou Cheikhou. 22. Cf. L'Étudiant d'Afrique noire, no 5, 1956. 23. Xasaayid est un mot d'origine arabe (qasayid suivant une autre transcription) qui désigne chez les mourides la prose et la poésie du fondateur de la confrérie mouride au Sénégal. 24. En raison de son adresse : située 69, boulevard Poniatowski, dans le 12e arrondissement de Paris. 25. Cheikh Abdoulaye Dièye poursuit aujourd'hui une carrière politique au Sénégal. Élu député aux dernières élections législatives, il a été candidat, en février 2000, aux élections présidentielles. 26. Il serait intéressant de voir la critique de J.-G. Bidima (1995 : 103) sur l'idéologie de la solidarité. 27. On pourrait traduire ce terme wolof par la recommandation. 28. Ce travail montre que depuis le XIXe siècle, le Sénégal a favorisé la floraison de la presse, dont une bonne partie de titres indépendants, bien qu'il y ait eu quelques restrictions autoritaires entre le milieu des années 1960 et le début des années 1970. On ne pouvait observer une telle liberté de la presse en Afrique noire si ce n'était dans les anciennes colonies anglaises.

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29. Nous développons cet aspect dans la première partie de notre thèse de doctorat. Nous y montrons en effet comment, depuis la création de L'Étudiant Noir réunissant L. S. Senghor, A. Césaire, L.-G. Damas, l'existence d'une revue est devenue pour les intellectuels africains un critère décisif de reconnaissance et de définition d'eux- mêmes. 30. C'est la contraction de « Serigne » qui est un titre attribué, à l'origine, aux hommes ayant une grande maîtrise du Coran. 31. Nous n'émettons aucune critique sur cette présentation du mouridisme car ce n'est nullement notre propos ici de juger la vision que les intellectuels mourides ont de leur confrérie. Des travaux intéressants existent sur ce sujet. Concernant la critique du mouridisme de la période coloniale, l'ouvrage de Paul Marty (1917) est un exemple représentatif. Dans ce livre, l'auteur présente cette structure confrérique comme une structure d'exploitation économique d'un groupe sociogéographique par une famille qui fonde la légitimité de son statut sur le divin et conçoit son fonctionnement sur la recherche de profit économique : « La seule chose qui soit vraiment à déplorer dans le mouridisme vu du côté économique, c'est l'exploitation des indigènes. Les dons affluent chez les Serignes : espèces sonnantes par centaines de milliers de francs, animaux [...] » (p. 352). La critique du mouridisme de l'après-colonie est tenue par divers auteurs : l'un d'eux, Cheikh Tidiane SY (1969) affirme que, au sein de cette confrérie, une ligne de conduite ascétique adoptée et préconisée par le fondateur et les orthodoxes, cohabite avec des pratiques de dévoiement de l'esprit de la confrérie. Un autre critique, Donald Cruise O'Brien (1971 : 117 sq.) entrevoit dans cette confrérie non plus une structure religieuse mais un syndicat d'intérêt économique. On peut consulter le livre de Jean Copans (1980) qui fait une recension critique de l'essentiel des ouvrages consacrés à cette confrérie. 32. Dans ces villes, le café Touba est généralement vendu dans les restaurants gérés par les immigrés sénégalais mourides eux-mêmes. On peut supposer, au demeurant, que son exportation soit à l'origine de l'amélioration de son emballage. Alors qu'au Sénégal, le café Touba disponible sur les marchés largement contrôlés par les mourides est encore vendu au détail dans des sachets en plastique ou dans un récipient apporté par l'acheteur lui-même, dans les grandes villes européennes et américaines, il est commercialisé dans des boîtes hermétiquement fermées. 33. Ancien membre de la FEANF, ce médecin d'origine guinéenne révèle la nature des conflits qui émaillaient la gestion de cette structure. Ces conflits, dont l'enjeu était souvent le contrôle de l'organisation syndicale, opposaient soit des personnes, soit des groupes dont l'analyse de leur défaite ou leur argumentaire contre leurs adversaires étaient centrés sur l'une ou l'autre de leurs spécificités identitaires. Ainsi, l'auteur raconte les luttes d'influences entre membres de la FEANF ressortissants des différents territoires coloniaux ou d'obédiences politiques différentes à propos de la répartition de bourses d'études attribuées à la FEANF par des institutions étrangères. Il cite l'exemple d'une quinzaine de bourses offertes par des organisations japonaise et tchécoslovaque qui sont allées majoritairement à des Sénégalais, d'un côté, et des étudiants affiliés au PAI ou à l'UPC suite à des stratégies clientélistes et discriminantes des groupes « nationaux » ou politiques cités, de l'autre (Diané 1990 : 163 sq.). 34. Cf. « Au congrès des étudiants musulmans d'Afrique noire », L'Étudiant d'Afrique noire, no 7, novembre-décembre 1956, p. 27.

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RÉSUMÉS

La recherche sur les intellectuels africains s'est fortement développée depuis quelques décennies, mais elle semble se reproduire à partir des mêmes problématiques. Celles-ci portent souvent sur le rapport de ces acteurs à l'État, donc leur lien au pouvoir politique, ou sur la crise de l'exercice de leur propre fonction. Nous éloignant des questionnements classiques, nous nous intéressons dans la présente étude à la place de la religion chez les intellectuels africains en France des années 1950 aux années 1980. La religion participe-t-elle de l'univers de ces derniers ? Quelle est la position des intellectuels africains vis-à-vis d'elle ? Ces acteurs ont-ils résolument sacrifié une valeur de socialisation au profit de l'idéologie marxiste ? Cette étude devrait pouvoir servir de jalons pour une réflexion plus systématique sur le rapport entre les intellectuels africains et la religion.

On Religion among African Intellectuals in France : The Odyssey of a Referent of Identities. -- Research on African intellectuals has strongly developed over the past few decades, but it seems to maintain the same paradigms, often having to do with intellectuals' relations with the state, with politics and power-holders, or else with the crisis in exercising their role. Averting the classical questions, this study focuses on the place of religion among African intellectuals in France from the 1950s to the 1980s. Was religion a part of their universe ? How did they position themselves in relation to it ? Did they decidedly sacrifice a social value for the sake of Marxist ideology ? The way is thus staked out toward a more systematic study of the relation between African intellectuals and religion.

INDEX

Keywords : islam, identity Mots-clés : religion, marxisme, Marxism, African intellectuals, appartenance identitaire, intellectuels africains, mouridisme, Muridism, sense of belonging

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Afro-Brazilians in Togo The case of the Olympio family, 1882-1945*

Alcione M. Amos

The history of the return of Afro-Brazilians to Africa has received attention from scholars in several countries and in several languages. These works have focused on the Afro-Brazilian communities established in West Africa in the 19th century, in the territories that would become today's states of Benin (formerly Dahomey) and Nigeria. Nevertheless, very little has been written about the Afro-Brazilian communities of Togo and Ghana 1. This study intends to be a preliminary exploration of the history of Afro-Brazilians in Togo. Using, as a point of departure, the history of one of Togo's most prominent families, the Olympio's, the author intends to show the impressive amount of influence that the Afro-Brazilian community had in the economic and political life of the country during a discreet time period between 1882 (just before the beginning of the German colonization) and 1945 (in the midst of the French colonial period, at the end of the Second World War and the beginning of Togo's march to its independence achieved in 1960). The phenomenon of Afro-Brazilians returning to Africa began in the first half of the 18th century and lasted until the beginning of the 20th century. Scholars have estimated that between 3,000 and 8,000 Afro- Brazilians returned to Africa during that period. The movement began as a natural yearning of freed slaves to return to the motherland that they had never forgotten. Later on, it became a reaction to the lack of opportunities for advancement and to persecutions and restrictions launched by the Brazilian authorities against blacks. Indeed, several slave revolts in Brazil, notably in the state of Bahia, in the first decades of the 19th century had led the government to enact severe laws geared to control blacks. After the so-called Male Revolt of 1835 in Bahia, led by Muslim slaves, the restrictions intensified, especially against free blacks. They were denied the possibility of owing property and were subjected to severe taxation. Those free blacks that had the money or connections went to Africa in search of economic opportunity. Many were also deported by the Brazilian authorities against their will 2.

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Francisco Olympio Silva, the founder of the Olympio family in Africa, reportedly was born in Salvador, Bahia on July 24, 1833. He was the son of a father of Portuguese origins and a mother of African and Amerindian extraction, according to family traditions. Indeed, historians have mentioned the Asiatic features of members of the Olympio family in Togo, as a sure confirmation of their Amerindian ancestry. He was born barely two years before the Male slave revolt shook Salvador, Bahia on January 25, 1835. Consequently, his formative years were passed under the pall of persecutions and lack of economic opportunities. At the threshold of adulthood Francisco, who had never been a slave according to family traditions still preserved in Togo, arrived in Africa in 1850, at the age of 17. He came to Africa aboard one of the slave ships belonging to the rich and influential, slave trading Cerqueira Lima family. A friend named João Gonçalves Baéta, who also would become the patriarch of an important Afro-Brazilian family in the West Coast of Africa, accompanied him. Olympio went first to Vodza, an old center of slave trade near Keta, in the territory of what is today Ghana, where he joined an uncle, variously identified as Anjou or César Cerqueira Lima, in his slave-trading business 3. [Picture 1. Francisco Olympio and his granddaughter Ambrosina, daughter of Leontina Olympio Medeiros in 1905.] For the next decade and a half, Francisco would ply the slave trade at various locations along the coast near Keta until he settled at Porto Seguro (today Agbodrafo) in the territory which is today Togo. There he established a trading house, while continuing his slave-trading activities. Father R. P. Borghero, a Catholic missionary from the Order of Lyon, visited Olympio's establishment at Porto Seguro in 1863. He commented that the location was perfect to serve as an embarkation point for slaves. In 1864 Olympio was still operating in Porto Seguro and he was included in a list of the few remaining slave traders of importance in the area. Within the next few years a fire destroyed his family home and trading house. He moved shortly thereafter to Agoue (today in Benin) 4. By the time Francisco Olympio moved to Agoue, the town already boasted a large Afro- Brazilian community. The first Brazilians had arrived around 1835. Under the leadership of Joaquim d'Almeida, a Brazilian exslave, the town became a strong center of Christianity (Verger 1992 : 43- 48). The first Catholic church established in the so- called Slave Coast was built there by an Afro-Brazilian woman named Venosa de Jesus. After this church burned down, Joaquim d'Almeida rebuilt it in 1845. For several decades Agoue's main business had been slave trading. Then, British repression to the human trade, beginning in the 1850s, had nudged Afro- Brazilians, who profitably had engaged in it, to switch to legal commerce. Francisco Olympio, who had received a land grant from one of the indigenous leaders of Agoue, for services rendered to the community during its war with Petit-Popo (today Anecho, in Togo), proceeded to establish a trading house. From that time on, Agoue became the seat of the Olympio family in Africa 5. By the time Francisco established himself in Agoue he had dropped the surname Silva, possibly because the name reminded him of his time as a slave-trader or as a persecuted free man of color in Brazil. He also had wholeheartedly adopted the local custom of polygamy. He proceeded to build a large family, with seven different women. Eventually, he would give life to at least twenty-one children. The first was a girl named Agnes, born in the early 1850s. The last one was a boy named Francisqulhoun (Francisquinho) born in 1886. Most of his children had Brazilian names. One of his

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spouses, perhaps his main consort, was an Afro-Brazilian named Constancia Talabi Pereira dos Santos. She was the daughter of Antonio Pereira dos Santos who had arrived in Agoue around 1836. She had eight children with Olympio, including two of his most successful sons : Octaviano and Epiphanio 6. The Afro-Brazilians had built on the West Coast of Africa a community, which mirrored that of the white upper classes in Bahia, where they had been slaves or disenfranchised, freed slaves. They had large households where Portuguese was the main language, and where domestic slave servants were abundant. Their family houses (maison familiale) were built in the Brazilian baroque architectural style, thanks to the many Afro- Brazilian artisans who had also migrated to Africa. Francisco Olympio was no exception. Although the effective end of the slave trade in 1865 had heralded an era of diminished resources for the Afro-Brazilians, he seemingly successfully made the transition from slavetrader to planter and commercial trader. His plantations reportedly stood for miles along the beach in Agoue and Grand-Popo. Most likely, he began using the slaves who he otherwise would have exported to Brazil as the labor force in his plantations. His trading business also developed steadily. In 1882 Olympio reportedly maintained considerable trade with Europe 7. Afro-Brazilians also gave considerable importance to the education of their children. The Olympio children were first educated locally, in the schools run by the Catholic priests where Portuguese was the language of instruction. Octaviano was sent to Nigeria to continue his studies and then on to London to receive higher-level education in accounting and business. His brother Epiphanio was also sent to London to study. Daughters, most likely were not as well educated as sons. But they also had an important role to play in the forging of this new society. They married men from other Afro-Brazilian families, thus strengthening the community's ties. Three of Francisco's daughters, Laurinda, Leontina and Delia, married Medeiros men, members of an important Afro-Brazilian family (actually of Portuguese ancestry who integrated itself into the Afro- Brazilian community) from Agoue and Ouidah (in today's Benin) 8. As they built their new society on the coast of Africa, Afro-Brazilians did not lose sight of Brazil. As much as they traded with Europe, they also maintained an intense and lucrative trade with Brazil. Some of them went back to see family and friends, and others eventually went back for good. As a matter of fact the remembrances of Brazil, the use of its language, the celebration of its religious feasts remained a constant in the Afro- Brazilian community in the West African coast well into the 20th century 9. The new generations of Afro-Brazilians born and raised in Africa were steeped in a tradition of trading--first in slaves and later in goods--and had knowledge of several European languages. It was natural that they were soon drawn into the role of agents for the various European trading companies established around the coast. At least three of Olympio's sons, Francisco (Chico) Jr., Cesar, and Octaviano worked for the British trading house of A. and F. Swanzy, another son, Epiphanio, worked for the trading house of Miller Brothers from Liverpool (Pedler 1974: 108). In the early 1880s, a new trading center began to develop on the West Coast of Africa, which would become very important for the Olympio family. The Europeans knew this small village on the West coast of Africa, as Bey Beach (or Be-Beach). But beginning in 1880 the area was settled by Anlo traders who took possession of land by the sea and built their trading houses. By 1881 European trading houses also were attracted to the area. In 1882, Chico Olympio and his brother Octaviano were commissioned by the British trading company A. and F. Swanzy to open a branch at the location 10. The

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arrival of the Olympio brothers at Bey Beach (also known as Lomé) in 1882 would be the first chapter of the history of the family in the city. Chico Olympio died in 1886, but Octaviano would go on to become one of the most distinguished members of Lomé's commercial and political elite for six decades and under three colonial powers. Being a shrewd businessman, Octaviano not only took care of Swanzy's business, but also immediately secured commercial property for the family's use. He acquired land on Market Street, right behind the line of European trading houses facing the beach. His two older sisters, Clara and Julia who were single, tended the family business (Sebald 1988 : 62). By 1884 the Germans had signed a protection agreement with a local chief and had established a colony, which they called Togo. First the Germans installed their capital in Baguida, later they moved it to Anecho, but in 1897 they moved it to Lomé. Octaviano Olympio, fast becoming an important businessman, did not have trouble in coming to terms with the new colonial power. Above all, Afro-Brazilians on the West Coast of Africa had learned to be pragmatists who would deal with anybody if it meant economic success 11. [Picture 2. -- Octaviano Olympio wearing the medals he received from the French Government, date unknown.] Nevertheless, the Olympios were not the only Afro-Brazilians to take advantage of the booming trade in Lomé in the early 1880s. In 1884 Domingos de Freitas and a member of the Medeiros family were also trading in the city. The Germans soon employed other Afro-Brazilians in official positions. João (usually called Juan by the Germans) d'Almeida was hired as a customs agent in 1888. He also had a trading business in Lomé. Another member of the same family, Adolpho d'Almeida worked as an interpreter. Members of the de Souza family, descendants of the famous Chacha de Souza who originally had come from Portugal, were also prominent as German government functionaries. Ignacio de Souza worked as a customs inspector ; Augustino de Souza, eventually to be known as the richest man in West Africa, worked as an interpreter for the Germans, and Felicio Marcelino de Souza worked as a nurse at the German hospital 12. Afro-Brazilians had been well known throughout the coast for their ability as builders and craftsmen, and some of them came to ply their craft in Lomé. The Aguiar brothers, Damião and Jacintho, were well-known bricklayers and carpenters. Jacintho da Silva, who had been born in Brazil, built the first Catholic chapel in Lomé in 1892-93. José (known by the Germans as Josephu) Santana was a well-known carpenter. Other Afro- Brazilians worked as clerks for the many European trading houses operating in Lomé. Thus the names of Cosmos Reis, Francisco Gregorio de Souza and B. M. Aguiar appeared in several German lists as being clerks 13. Afro-Brazilian influence was also prominent in the religious arena in Togo. On August 28, 1892, Octaviano Olympio, by then undoubtedly the most prominent citizen of Lomé, welcomed the Catholic missionaries of the German Society of the Divine Word. Olympio immediately requested that the priests open a school. A month later the school was operating with 25 students. Although not recorded, it is possible that many of the students were Afro-Brazilian. The first Catholic mass was held in Lomé the next week, on September 4, 1892, and a 12-year-old Afro-Brazilian boy named Facundo Calencio Carvalho de Souza served at the mass. He had been one of the first children taught by the Catholic missionaries in Anecho, José (known by the Germans as Joseph) Anthonio

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Kodjovia de Souza, another member of the de Souza family, served as an interpreter for the priests (Muller 1968 : 41 ; Lange 1991 : 34 ; de Souza 1992 : 49, 185). Despite the fact that most Afro-Brazilians were Catholic, one of the most prominent leaders of the Protestant Church in Togo was Afro-Brazilian. Robert Domingos Baéta, the son of João Gonçalves Baéta who had come with Francisco Olympio from Brazil in 1850, was trained in the so-called Ewe School at Westheim in Germany between 1897 and 1900, and was ordained in 1917. He was placed in charge of the Lomé school that served the congregation of the Evangelical Presbyterian Church (predecessor of the Ewe Church) when the last European pastor left in 1921. He was described as having drive and personality and the ability to deal with the government officials, be they German, British, or French. He was another example of the famous Afro-Brazilian adaptability on the West Coast of Africa 14. Another not as well known religious faction among the Afro-Brazilians in Togo was the "Nago". These were Muslim Afro-Brazilians of Yoruba origin who came to Lomé via Nigeria and Benin (then known as Dahomey). The Géraldo, Santana, Pereira, Aguiar and Reis families of Lomé belonged to this group. The "Nago" were, in general, less affluent than the Christian Afro-Brazilians and had great expertise in the construction trade. They played an important role in creating a style of architecture typical to Lomé which was based on construction and decorative techniques imported from Brazil. The "Nago" João dos Reis and Jacintho Aguiar were responsible for the construction of innumerous houses in Lomé during the early decades of the 20th century (Marguerat 1993 : 167-176 ; id. : Lomé..., in preparation ; Deval 1980 : 160-621). Many of the Afro-Brazilians in Togo, being part of the upper crust Europeanized local society demonstrated interest in new techniques including photography. The Aguiar brothers besides being talented craftsmen, owned a trading house, and produced postcards that are part of the historical iconography of Togo. Fabriano Francisco Olympio, son of Francisco and brother of Octaviano, was a trader and photographer in Lomé. He apparently moved to German Cameroon in the beginning of the century, and then went back to Lomé where he died in 1910. Later, beginning in the 1920s C.M. (most likely Christian Modesto) Santos also worked as photographer in Lomé. Perhaps as a corollary of this interest, movies were first brought into Lomé by an Afro-Brazilian, member of the Géraldo family, in the late 1920s 15. While the Afro-Brazilian community in Togo was expanding, Octaviano was becoming by far the richest and most influential indigenous citizen of the city. One of the first economic investments he made was to establish a connection with the Hausa traders from Salaga, in the territory which would become the Gold Coast. In 1887 Olympio influenced the new German Governor Jesko von Puttkamer to expand German colonial influence into the Palime area in order to protect the routes of the Hausa traders who were under his auspices in Lomé. He was called Tafianou (a corruption of Octaviano) by the Hausa (Sebald 1988 : 68, 71 ; Agier 1983 : 65, 67). In 1889 Olympio established Lomé's first coconut plantation in the northwest side of the city. The plantation covered 90 hectares of land. A year later, after a fire destroyed many of the dwellings in the city, the German administrator proclaimed all land to the northwest to be government property and established his own coconut plantation there. Nevertheless, Olympio's previous claim was respected. By then he had 12,000 coconut palms planted. He was the first Togolese to export copra extracted from his

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coconuts. Copra was the dried kernel of the coconut from which oil was extracted to produce soap, candles and margarine, products that were in high demand in Europe. During this period Octaviano Olympio also established the first--and for a long time the only--brickyard in Lomé. In an excellent early example of energy conservation, he used the residue from his coconut plantation to fire the bricks. In 1892, around the time he left their employment, Octaviano Olympio obtained a line of credit from Swanzy Brothers, most likely to expand his trading business on Market Street. By 1903 Olympio had added cattle raising to his economic activities and had a herd with 150 heads 16. [Picture 3. -- "Carte postale", produced by Fabriano Francisco Olympio, depiting Lomé under German colonization. Photo taken from the bell tower of the Lomé Cathedral, ca. 1905. Source : Archives nationales du Togo.] Olympio's investments were not restricted to the territory of Togo. In 1900 he joined his brothers Epiphanio and César and brother-in-law João Amorin in establishing coconut plantations on the coast near Agoue, which by then was already under French colonial control. One measure of Octaviano's immense economic success was the fact that between 1909 and 1913 he more than doubled his income from 9,842 Marks in 1909 to 21,000 Marks in 1913. He seemed to have invested most of his wealth in real estate. By 1914 his land holdings in cities throughout Togo were valued at 750,000 to 1,000,000 gold Marks. This diversity of economic activities would serve him well in the future 17. At the same time that Octaviano Olympio was diversifying and building an enviable economic situation, other Afro-Brazilian traders were collapsing under the harsh economic conditions created by the Germans. They had no interest in encouraging black entrepreneurs, and provided no credit or other assistance to the local traders. The introduction of high import-export license fees strangled the local merchants. One example of the economic distress affecting Afro-Brazilians was that of the commercial firm of the d'Almeida Brothers, João and Francisco. Located in Anecho, the company had employed seven clerks and 16 workers in 1899, but by 1908 it had succumbed to economic hardship and had liquidated its assets (Knoll 1978 : 139 ; Marguerat 1995 : 375, n. 13, n. 14 ; id. : 1993 : 76, n. 2 ; Sebald 1988 : 378, 380). German laws were also harsh in dealing with any perceived transgressions. Physical punishment was constantly applied. In fact, Acting Commissioner Markus Graf von Pfeil flogged even Octaviano Olympio such a prominent citizen in 1891 for insolent behavior in a dispute over a horse. In 1898 Olympio and two other Afro-Brazilian traders were fined for offenses against German tax and trade ordinances. The next year, Olympio was again fined, this time because of an inconsiderate remark against the German colonial government. These conditions led to an indigenous movement to demand redress from the colonial power. These were, in fact, the first stirrings of Togolese anticolonialism and nationalism, which were decades ahead of the wave that would sweep Africa after the Second World War. Octaviano Olympio would be prominent in this movement (Knoll 1978 : 70 ; Sebald 1988 : 210 ; Marguerat 1995 : 368). The first action in this nationalist movement was a petition dated of May 24, 1909 and signed by Octaviano Olympio and Andreas Aku, a teacher and future pastor and leader of the Ewe Church. It was presented to the German governor Count Julius von Zech. Its main thrust was to request equal treatment under the law for the indigenous population ; prevention of immediate arrest of natives in civil court cases ; and that property be allowed as bond in court cases instead of cash. In his report to the Reich Colonial Office about the petition, Governor von Zech considered it to be revolutionary but asserted that he believed that the two signatories

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were, nevertheless, loyal German subjects. His answer to the petitioners, a very long letter in German addressed to Octaviano Olympio, was based in the basic racist view that whites were inherently superior to blacks, and therefore had to be treated differently. He also believed that the fact that the white race was superior, allowed the offenses perpetrated against it to be judged more severely them those perpetrated against the black (and inferior) race. The governor also reflected that the most intelligent among the petitioners should be able to recognize, upon consideration, that their desire for equality under the law was not justified 18. Four years later, the indigenous leadership of Lomé drew another petition. Robert Baéta who, because of his education in Germany, was fluent in the language wrote this one in German. It was more detailed and amplified the demands for justice presented in the 1909 petition. Dated October 12, 1913, it was signed by several prominent Togolese, with Octaviano Olympio's signature at the top. It presented seven requests : better organization of the justice system in Togo ; elimination of chaining and flogging ; better prison regulations ; inclusion of indigenous representatives in the government Council meetings ; introduction of a general national civil code ; tax reductions ; and permission of free trade for native traders. The opportunity to deliver the new petition to the Germans was presented by the official visit of Dr. Wilhelm Solf the German Secretary of State to Lomé in October of 1913. Although the German Governor Duke Adolf-Frederich zu Mecklenburg tried to thwart them, a group of Lomé notables, under the leadership of Octaviano Olympio, rushed Solf as he attempted to enter a car at the Governor's palace to tour the city. The German governor was flustered before such audacity, but eventually the petition was accepted 19. The local colonial government chose to respond to the petition by arresting eighteen indigenous traders, among them three Afro-Brazilians : Octaviano Olympio, A. Almeida and Victorino Pinto da Silveira. Despite this harsh response, there are indications that Governor Mecklenburg had intended to include Octaviano Olympio and Andreas Aku in the local government of the colony. But as it was his good intentions, if they indeed existed, were overtaken by events (Marguerat 1995 : 375, n. 20 ; Debrunner 1965: 121 ; Sebald 1980 : 65). The First World War exploded in early August 1914. German Togo capitulated to the allies on August 26, but even before that date--on August 7--the Germans had retreated from Lomé, which was then occupied by the British. They were received as friends, not as conquerors. Togo's territory was eventually partitioned between the French and the British, and Lomé was located in the British zone (Marguerat 1999 : 409-432). During the six years the British were in Togo they instituted welcomed economic measures such as the suspension of the collection of all direct taxes and trading license fees. The Bank of West Africa installed an agency in Lomé and begun to make loans to the local traders taking as collateral the products exported to England. Furthermore, the British discontinued the hated practices of physical punishment and chaining of prisoners. The British occupation, by removing economic obstacles to trade and providing a less restrictive environment, allowed the Lomé elite, including the Afro- Brazilians among them, to regain their influence and status which had been curtailed under the Germans 20. Consequently, it was not surprising that at the end of the war in 1918 when the allies began to decide what to do with Togo, the Afro-Brazilians of Lomé were intent on having the British as their new colonial power. Octaviano Olympio sent a steady stream

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of telegrams and petitions to the British Foreign Office, British newspapers, and the League of Nations requesting that Togo remain under the British. Olympio, who was heading the Committee on Behalf of Togoland Natives, was well aware of the discussions on the future of Togo. In a telegram of September 12, 1919 he mentioned the so-called fourteen points made by President Woodrow Wilson. These were part of Wilson's address to a joint session of the American Congress on January 8, 1918, stating the peace terms that the United States would accept. Wilson asserted in his speech that "The day of conquest and aggrandizement is gone..." and that "A free, open-minded, and absolutely impartial adjustment of all colonial claims, based upon a strict observance of the principle that in determining all such questions of sovereignty the interests of the populations concerned must have equal weight with the equitable claims of the government whose title is to be determined". Olympio interpreted Wilson's anti-imperialistic statements to mean that the opinions of the colonized peoples of Africa about their future should be heard. He also had enough political savvy to attempt to use this knowledge to influence decisions about the future of Togo, which were taking place in Europe 21. But, despite the petitions and Wilson's anti-imperialistic views, an agreement between France and England in July 1919 put Togo under French control. On September 30, 1920 the French arrived in Lomé to take over as the new colonial power. The next day, Octaviano Olympio, once more displaying the famous pragmatism common to all Afro- Brazilians in the West Coast of Africa, delivered the welcome speech. Nevertheless his attitude towards the French was considered extremely cold. Eventually his allegiance was conquered by Governor Auguste François Bonnecarrère who arrived in Togo in 1922. By then Olympio was already respected by the French as the most important indigenous leader in Togo, not only because of his considerable fortune, but also for the influence he exerted on the indigenous population and the éléments évolués. Despite his advancing age--61 years old--he learned French, which he was able to understand well. In 1922 Bonnecarrère installed the Conseil des Notables in Lomé. This was a definite innovation in the realm of French colonization practice ; a consultative body, composed of the notable citizens of the city, which advised the French on matters such as taxation, public works and the budget. Octaviano Olympio was a member of the first Conseil along with eleven other notables, four of them Afro-Brazilians, Felicio de Souza, Augustino de Souza, Pastor Robert Baéta, and Henri Mensah de Souza. In 1924 Octaviano Olympio sealed his allegiance to France by traveling to Paris after going to London to visit the colonial exposition 22. Octaviano Olympio was now at the culminating point of his life. He was in his early sixties and had been able to acquire remarkable wealth. He was finally fully acknowledged as a leader by the colonial power and would be given due responsibility-- he would serve in the Lomé Conseil des Notables from its inception in 1922 until 1935. He would also be invited to serve, along with Pastor Robert Baéta, in the Conseil d'administration du Territoire. In time, he would be duly honored for his achievements. The French would bestow on him several decorations including : Chevalier du Mérite agricole in 1925, Chevalier de la Légion d'honneur in 1927, and Officier du Mérite agricole in 1931 23. [Picture 4. -- Governor Bonnecarrère and the "Conseil des Notables" of Lomé. Flanking Bonnecarrère to the left Octaviano Olympio, to the right Pastor Robert Domingos Goncalves Baéta, far right front row, with dark and white mustache, is Augustino de Souza, date unknown. Source : Archives nationales du Togo.]

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Octaviano had also proved to be as prolific a father as his own had been. Along the way, as he built his fortune and acquired his position of leadership, he also had 24 children with several women. Some of his children would rise to prominence. His oldest son, Agostinho, would be an important planter in neighboring Dahomey and would be elected Chef de Canton for Agoue in 1937. Another son, Pedro, would be the first Togolese medical doctor trained in Europe. He would open a private medical clinic in Lomé and go on to become a politician and ambassador. Olympio's youngest son, Luciano (Lucien Bebi), born in 1931 when his father was already 72 years old, was trained as a lawyer in France and became Attorney General of the Togolese Supreme Court 24. Octaviano Olympio continued to wield considerable economic and political power until his death in 1940 at 81 years old. Besides being a member of the Conseil des notables and the Conseil d'administration he would also become a member of the Chamber of Commerce and of various commissions studying such varied issues as what constituted Togolese citizenship and local indigenous customs (Gbédémah 1982-1984, II : 317, 320). Over the quarter of a century that the Conseil des notables was in existence, seven Afro- Brazilians served in its ranks. Besides the five members of the original Conseil Jacintho Aguiar, who was identified as a chef de quartier, and Modesto dos Santos, who had arrived in Lomé in 1896 and was a trader and planter, served in the late 1920s. Anecho, the other stronghold of Afro-Brazilians in Togo, also had seven representatives of the community as members of its Conseil. They were Amah d'Almeida, Jorge d'Almeida, Ildelfonso d'Almeida, Akuete da Silveira, Kuakuvi da Silveira, Cosmos da Silveira and Antonio de Souza. All of them were descendants of prominent Afro- Brazilian men of an earlier generation such as the Chacha Francisco de Souza, Pedro Codgio da Silveira and Joaquim d'Almeida (Gbédémah 1982-1984, I : 434 ; II : 447, 453, 495). But, participation in the highest level of local political representation did not mean that the Afro-Brazilian community was cohesive in its view of political matters. This was clearly demonstrated when an uprising convulsed Lomé in 1933. This uprising, directly connected with the 1929 world economic crisis which had caused a collapse in the trade of the country's main export products, was triggered by the untimely move of the colonial authorities in imposing new taxes on the population. These taxes became especially onerous on the market-women of Lomé who had, for the first time, to pay a head tax in addition to the customary trade license. The economic depression had caused the indigenous population to lack confidence in the elite representing them. The Conseil des notables was being derisively called by the English nickname of not able (a play of words with the French "notable" ) and considered by the general population as being too conciliatory with the colonial power. Since 1925 the Conseil had been elected by the Chefs de quartier and the Chefs de famille of Lomé. During the economic crisis some members of this electoral college had formed L'union coopérative des chefs de famille de Lomé or, as they were popularly known, Les Duawo (the people in the local language). The members of the group presented themselves as speakers for the indigenous population and proposed to serve as intermediaries between them and the Conseil (d'Almeida-Ékué 1992 : 35). For the French the Duawo were simply a secret society and consequently an illegal organization. When the authorities jailed the leaders of the organization in January of 1934 a riot ensued during which Octaviano Olympio's life was threatened and the house of the secretary of the Conseil des notables de Lomé--Jonathan Savi de Tové--was

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ransacked and his car burned. The subsequent jailing and trial of the members of the society showed that at least two of the men in the directing committee of the Duwao were Afro- Brazilians. They were Innocencio d'Almeida and Antonio de Freitas. Koffi Géraldo, another Afro-Brazilian was found to be member in the ranks of the organization (d'Almeida-Ékué 1992 : 99-105 ; Gbédémah 1982 : 155, 180). The 1930s had brought a new generation of Afro-Brazilians to the fore in Togo. Pedro Olympio, the medical doctor, son of Octaviano Olympio, besides tending to his medical practice, was appointed in 1932 member of the Commission municipale de Lomé. Other members of this same commission were the young Afro-Brazilian teacher Paulin Jacinto Kofi de Freitas, and Felicio de Souza, a former member of the Conseil des notables. In 1938, Sylvanus Olympio, son of Epiphanio and nephew of Octaviano, was appointed general agent of the United Africa Company in Togo. In 1936 he had been tapped by the French to be vice-président of the Cercle des amitiés françaises, an organization which aimed at bringing together members of all layers of Togolese society : French citizens, notables, évolués and traditional chiefs, and had the implicit intent of propagating French civilization. Ironically, this organization would become the embryo of the political party that would lead Togo towards independence from France. These names ought to be remembered for they were to become of utmost importance in the upcoming events of Togolese history 25. Upon the advent of the Second World War in September of 1939, Togo became the arena for political maneuvering by the allies (represented by the British in neighboring Gold Coast and the pro-Pétain faction in Lomé). Although the indigenous population was mostly uninterested in the affairs of the whites, the notables took their sides. The Olympio family seems to have been sympathizers of the allied cause and considered pro-English. Sylvanus Olympio was arrested by the pro-Pétain governor in Lomé in 1942 and detained under surveillance in a hotel in Djougou in Dahomey for several weeks. His imprisonment would color forever his relationship with the French (Marguerat 1994 : 59, 61 ; Kokouvi Agboli 1992 : 65). In May of 1945, upon the victory of the allies in Europe, the new French governor in Togo, Jean Noutary, organized a Conference in Lomé to determine, among other items, the future level of indigenous participation in the local government, the industrialization of the colony and its social development. At least three Afro- Brazilians, Sylvanus and Pedro Olympio and Jacintho da Silva, were members of this Conference. Sylvanus Olympio dominated the discussions. This Conference was an early forum for his outstanding oratory skills. [Picture 5. -- Photo taken at an "at home" given by Octaviano Olympio, date unknown. Sitting from left to right E. E. Olympio, A. Boliger, General W. H. Grey, Octaviano Olympio. Standing from left to right Dr. Pedro Olympio, S. S. Olympio, Sylvanus Epiphanio Olympio, E. J. Amorin.] At one point in the proceedings Sylvanus Olympio expressed in no uncertain terms how he believed in the identity of Togo as a country : "We want to remain Togolese [and] we want to evolve in our own setting. We have a history [. . .], we have [. . .] a language [and] we have an interest that our children should learn... [them]". This Conference was considered of great historical significance for Togo because it offered a forum to the burgeoning nationalism of the Togolese people (Marguerat 1994 : 70-71 ; Kokouvi Agboli 1992 : 66). Togo's political growth continued to take place with the formation of political parties and countrywide elections in October of 1945. But total independence from France

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would not be achieved for another 15 years until April 27, 1960. At the helm of the first fully independent Togolese government was a second generation Afro-Brazilian, born in Africa in 1902, grandson of the "baiano" Francisco Olympio da Silva, who had first arrived in Africa one hundred years before. This Afro-Brazilian, as if to demonstrate the full measure of his heritage, combined in his name both his Brazilian and his African origins, he was : Sylvanus Epiphanio Kwami Olympio (Marguerat 1994 : 74 ; de Souza 1992 : 271 ; Gbédémah 1982, 4 : 307). Information Officer, Information Solutions Group, World Bank, Washington, D.C. * A slightly different Portuguese version of this paper has appeared in Afro-Ásia, No. 23, 2000, published by the Centro de Estudos Afro-Orientais of the Universidade Federal da Bahia, Brazil.

BIBLIOGRAPHY

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1999 "Histoire et société urbaine : les années anglaises de Lomé (1914-1920). Une période méconnue et pourtant décisive", Cahiers d'Études africaines, XXXIX (2), 154 : 409-432. In preparation Lomé 1914-1945 : histoire d'une ville, histoire d'une société. Marguerat, Y. & Pelei, T. 1992-1993 & 1996 Si Lomé m'était contée...: dialogue avec les vieux Loméens. T. 1 (1992), 2 (1993), 3 (1996) (Lomé : Presses de l'Université du Bénin). Moberly, F. J. 1931 Military Operations : Togoland and the Cameroons, 1914-1916 (London : His Majesty's Stationery Office). Muller, K. 1968 Histoire de l'église catholique au Togo (Lomé : Éditions Librairie Bon Pasteur). Olinto, Antonio 1980 Brasileiros na África (São Paulo, SP : Edições GRD). Pedler, F. J. 1974 The Lion and the Unicorn in Africa (London : Heineman). Reis, J. J. 1993 Slave Rebellion in Brazil (Baltimore, MD : Johns Hopkins University Press). Sebald, P. 1977 "The Development of Socio-economic Conditions in Lomé, the Capital of Togo, during the Years 1877-1914 and the Beginnings of the National Liberation Movement", in Problems of African History and Anti-Colonial Resistance. Special Issue of Asia, Africa, Latin America, No. 2: 36-45 (Berlin : Akademie Verlag). 1980 "The Influence of Early Bourgeois Interests on the Petition Movement in the German Colony of Togo up to 1914", in T. Buttner, ed., Leadership and National Liberation Movement in Africa. Special Issue of Asia, Africa, Latin America, No. 7 : 62-67 (Berlin : Akademie Verlag). 1988 Togo 1884-1914 (Berlin : Akademie Verlag). Souza, S. De 1992 La famille de Souza du Bénin-Togo (Cotonou : Les éditions du Bénin). Thomas, H. 1997 The Slave Trade (New York : Simon and Schuster). Turner, J.M. 1975 Les Brésiliens : the Impact of Former Brazilian Slaves upon Dahomey, Ph.D. diss. (Boston : Boston University). Verger, P. 1953 Les Afro-Américains (Amsterdam : Swets & Zeitlinger). 1964 Bahia and the West Africa Trade, 1549-1851 (Ibadan : Ibadan University Press for the Institute of Africa Studies). 1987 Fluxo e Refluxo do Tráfico de Escravos entre o Golfo do Benin e a Bahia de Todos os Santos, dos séculos XVII a XIX. 2d. ed. (São Paulo : Editora Corrupio). 1992 Os Libertos : Sete Caminhos na Liberdade de Escravos da Bahia no Século XIX (Salvador- Bahia-São Paulo : Corrupio). Wilson, W. 1924 The Messages and Papers of Woodrow Wilson, edited by Albert Shaw (New York : Review of Reviews Corporation). Yagla, O.W.

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1992 Les indigènes du Togo à l'assaut du pouvoir colonial, 1920-1958 : l'histoire politique d'un peuple africain (Lomé : Les nouvelles éditions africaines du Togo).

NOTES

1. Among others : Krasnowolski (1987), Turner (1975), Verger (1987). In 1836 a group of Afro-Brazilians settled in Accra where they were called Tabong (a corruption of Tá Bom an expression that means "All is well" in Portuguese) (Debrunner 1965 : 37). 2. See Mariano Carneiro Da Cunha (1985 : 14), Manuela Carneiro Da Cunha (1985 : 210-216 ; 74-81), Reis (1993), Verger (1992 : 58-59). 3. "Histoire de l'aïeul Francisco Silva Olympio", unpublished manuscript in the possession of the author. See also Cornevin (1963 : 110 ; 1987 : 148) ; about the Cerqueira Lima family see Verger (1964 : 35), Pedler (1974 : 108-109), De Souza (1992 : 296), letter from Lucien Bebi Olympio to the author, May 5, 1996. Picture 1. Francisco Olympio and his granddaughter Ambrosina, daughter of Leontina Olympio Medeiros in 1905. 4. "Histoire de l'aïeul", op. cit. ; Borghero (1997 : 124-125) ; Burton (1966 : 65). 5. Krasnowolski (1987 : 101), Decalo (1996 : 26), Cornevin, (1981 : 135-136 ; 1987 : 153). Unnamed unpublished document dated July 29, 1870, explaining how Francisco Olympio obtained his lands for services rendered during the war between Agoue and Petit-Popo, copy in possession of the author ; "Histoire de l'aïeul", op. cit. 6. Letter from Lucien Bebi Olympio to author May 5, 1996 ; "Ascendants- descendantscollatéraux de feu Octaviano Olympio", unpublished manuscript in the possession of the author. 7. Coquery-Vidrovitch (1971 : 120), Verger (1953), Turner (1975 : 115-116), Krasnowolski (1987 : 104), Thomas (1997 : 696). Francisco Olympio died in 1907. His headstone, in the cemetery in Agoue, Bénin, reads in Portuguese "A memoria do sempre chorado e lembrado Francisco Olympio. Nasceu a 24 de julho 1833 e falleceu a 24 de julho 1907, 74 annos didade. Seus filhos e filhas mondaram [sic] erigir", photograph in the personal collection of the author, courtesy of Lucien Bebi Olympio. 8. See Turner (1975 : 125-127, 161-162b) ; "Le père Octaviano Olympio", unpublished manuscript in possession of the author ; letter from Lucien Bebi Olympio to the author May 5, 1996 ; "Histoire de l'aïeul", op. cit. 9. In 1964 Antonio Olinto, a Brazilian diplomat, interviewed Epiphanio Olympio, son of Francisco, in Portuguese, at his home in Agoue (Olinto 1980 : 219-220) ; a series of letters written by José Francisco dos Santos, an Afro-Brazilian trader from Agoue, between 1844 and 1871 are an extensive source of information on this exchange (Verger 1953 : 53-98). Julio, one of Francisco Olympios sons born in Africa in 1859, returned to Brazil where he stayed permanently, letter from Julio Olympio January 17, 1897 from Rio de Janeiro, to Francisco Olympio, copy in the possession of the author. The last remembered celebration of the Buriyan (a Brazilian inspired festival) took place in Togo in 1947, letters from Lucien Bebi Olympio to the author May 5, 1996, and January 27, 1997. Still today Portuguese derived words are used in Togo : Farofa (a Brazilian Portuguese word for a dish made with manioc flour, which in Togo became the word used for manioc flour) ; Ferigna (derived from the Portuguese word farinha), Kpono (derived from the Portuguese word pão) for manioc flour bread. See Marguerat & Pelei (1993, t. 2 : 169).

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10. Memorandum of Agreement, December 12, 1882, between W. H. Williams on behalf of Swanzy and Joachim Acolatse, Francisco Olympio, Jr. signed as a witness ; Fonds allemand (FA) 1/601 : 30, Archives nationales du Togo (ANT) ; Marguerat (1992 : 10) ; "Ascendants-Descendants" ; for a history of the early development of Lomé, in English, see Sebald (1977 : 36-38). 11. Knoll (1978 : 18-20), Marguerat (1992 : 13-14), Sebald (1988 : 62) ; FA 3/315 : 10 ; FA 3/313 : 71-75, ANT ; "Father of the Ewe Unity", West Africa (March 10, 1951 : 207) ; Marguerat & Pelei (1992, t. 1 : 12). 12. Sebald (1988 : 62) ; FA 3/315 : 10 ; FA 3/3l3 : 71-75, ANT ; "Father of the Ewe Unity", op. cit. (1951 : 207) ; Marguerat & Pelei (1992, t. 1 : 12). 13. Marguerat & Pelei (1993, t. 2: 59-60, 175) ; FA 3/313 : 40, 44, 71-75, ANT. 14. Debrunner (1979 : 356) ; "She translated Tolstoy into Ewe", West Africa, (December 30, 1950 : 1221) ; Grau (1964 : 34). 15. FA 3/313 : 43, ANT ; David (1995 : 168) ; "Ascendants-descendants" ; Marguerat & Pelei (1993, t. 2 : 73, 78) ; electronic mail from Yves Marguerat to the author, March 25, 1998 ; obituary of Fabriano Francisco Olympio, copy in the personal collection of the author. 16. One hectare equals 2471 acres. See Sebald (1988 : 103, 122), Dynamique urbaine... (1993 : 67), Knoll (1978 : 155), Marguerat & Pelei (1996, t. 3 : 135, 187). In 1918 Octaviano Olympio stated that he had worked for the Swanzy Brothers in Lomé for 11 years, beginning in 1882, declaration of Octaviano Olympio, Lomé, March 21, 1918 in Marguerat (1999 : 426) ; Agreement between F. & A. Swanzy and Octaviano Olympio, September 10, 1992, copy in the personal collection of the author ; District de Lomé, Rapport annuel, 1903-1904 (du 1er avril 1903 au 31 mars 1904). FA 3/159 : 21-24, ANT. 17. De Souza (1992 : 38) ; FA 3/313 : 2 ; FA 3/131 : 68 ; FA 3/315 : 10, ANT ; only the German Governor, who earned about 30,000 Mark a year, earned more money than Olympio. Other high government officials earned between 10,000 and 20,000 Mark, personal communication from Yves Marguerat, May 28, 1998 ; Marguerat (1993 : 76, n. 1) ; Sebald (1980 : 62). 18. Marguerat (1995 : 369) ; Gouverneur von Zech an den Plantagenbesitzer Oktavio [sic] Olympio in Lomé, June 9, 1909, copy in the collection of the author ; Sebald (1988 : 64). 19. Marguerat (1995 : 373-374) ; Debrunner (1965 : 121). Apparently there were no lasting hard feelings against Mecklenburg's actions. In 1960 he was present as an official guest at Togo's Independence celebrations in Lomé. See Decalo (1996 : 206) ; Grau (1964 : 34). 20. For information on the swift conquest of Togo in 1914 see Moberly (1931 : 5-7, 14-41), Marguerat (1995 : 376, n. 31 ; 1999 : 417), Sebald (1988 : 598). 21. Telegram from Octaviano Olympio to Horatio Bottomley, London, September 12, 1919, R20, 1/3099, Doc. 4900, League of Nations Archives and Historical Collections Unit, United Nations Library, Geneva, Switzerland. File R20, 1/ 3099, Doc. 4900 in the Archives of the League of Nations contains six telegrams signed by Olympio ; Files CO 96/599/66055 and CO 96/607/4048 in the Public Records Office, New England, contain three telegrams signed by Olympio. See Wilson (1924: 467-468). 22. Personal communication from Yves Marguerat, May 28, 1998 ; Decalo (1996 : 96-97) ; Marguerat (In preparation) ; unpublished manuscript courtesy of Yves Marguerat ; Bonnecarrère to Minister of Colonies [France], June 28, 1924, photocopy in the collection of the author ; "French Methods in Togoland", West Africa (October 4, 1924: 1056b-1057) ; Octaviano Olympio fully demonstrated his allegiance to the French when

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he donated 10,000 F in 1938 for the construction of a monument to honor Georges Clemenceau. His was the largest donation by a Togolese. Augustino de Souza and Felicio de Souza each donated 5,000 F, receipt of deposit from Banque de l'Afrique occidentale in the amount of 10,000 F dated July 25, 1938, copy in the personal collection of the author ; personal communication from Yves Marguerat, June 8, 1998. 23. Marguerat (In preparation) ; D'Almeida-Ékué (1992 : 85) ; ministre de l'Agriculture [France] to Octaviano Olympio, March 10, 1925 ; ministre des Colonies [France] to Octaviano Olympio, February 23, 1927 ; ministre de l'Agriculture [France] to Octaviano Olympio, January 9, 1931 ; copies in the possession of the author. 24. "Ascendants-descendants" ; letter from Lucien Bebi Olympio, May 5, 1996 ; Decalo (1996 : 222-223). 25. See Gbédémah (1982-1984, 2 : 286-287), Yagla (1992 : 87, n. 65, 52), Amlalo & Gatowonou (1998: 114), Kokouvi Agboli (1992 : 62-64).

ABSTRACTS

The phenomenon of Afro-Brazilians returning to Africa began in the first half of the 18th century and lasted until the beginning of the 20th century. Studies have been written on the Afro- Brazilian communities in Benin and Nigeria, very little has been written on the communities of Togo and Ghana. This article is a preliminary exploration of the history of the Afro-Brazilian community in Togo, especially in Lomé, between 1882 and 1945. It focuses on the history of the Olympio family, one of the most prominent families of Togo. Beginning with the history of patriarch Francisco Olympio Silva, the founder of the family in Africa, and ending with his grandson's Sylvanus Epiphanio Kwami Olympio, emergence as a liberation leader after the Second World War, the article gives an overview of the level of economic and political influence that the Afro-Brazilian community wielded in the country during the period in question.

Les Afro-Brésiliens du Togo : l'exemple de la famille Olympio, 1882-1945. -- Le mouvement des Afro- Brésiliens retournant en Afrique commença dans la première moitié du XVIIIe siècle et dura jusqu'au début du XXe siècle. Si la plupart des études porte sur les communautés afro- brésiliennes du Bénin et du Nigeria, peu de choses ont été écrites sur les communautés du Togo et du Ghana. Cet article est une reconnaissance de l'histoire de la communauté afro-brésilienne du Togo, particulièrement à Lomé, entre 1882 et 1945. Il concerne l'histoire de la famille Olympio, l'une des plus importantes familles du Togo. Débutant avec l'histoire du patriarche Francisco Olympio Silva, le fondateur de la famille en Afrique, et se terminant avec celle de son petit-fils Sylvanus Epiphanio Kwami Olympio, lequel a émergé en tant que leader de la libération après la Seconde Guerre mondiale, cet article donne une idée du niveau d'influence économique et politique que la communauté afro-brésilienne a exercé dans le pays pendant cette période.

INDEX

Mots-clés: Afro-Brazilians, Afro-Brésiliens, famille Olympio, Olympio family

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L'immoralité fondatrice Bien commun et expression de l'intérêt individuel chez les Winye (Burkina Faso)

Jean-Pierre Jacob

L'anthropologie contemporaine a du mal à prendre en compte le fait que les membres d'une formation sociale donnée puissent être à la fois orientés vers le souci de la perpétuation du groupe tout en cherchant à préserver leur autonomie individuelle. Pour tenter d'améliorer cette situation théorique, il importe de considérer de manière critique tant les hypothèses holistes, pour lesquelles la notion de communauté entraîne de fait une disparition de la problématique individuelle, que les hypothèses interactionnistes qui ne voient que stratégies individuelles ou factionnelles et font disparaître toute trace d'une organisation collective de l'action ou de recherche de bien commun. L'assertion structuro-fonctionnaliste classique selon laquelle « le tout serait plus que la somme des parties » ne me paraît pas être un guide de recherche plus utile que l'assertion contraire, pourtant très actuelle. Si l'on suit la seconde hypothèse, le pays winye, que j'étudie depuis une quinzaine d'années, ne devrait être composé que de groupes latents, n'ayant que des manifestations sporadiques, sans cesse tributaires d'adhésions politiques aléatoires, sans réalisations sociales et culturelles dignes de ce nom, ce qui n'est évidemment pas le cas. Cependant, le fait que la société winye dispose de biens communs en nombre important (société de masques et cultes villageois puissants, système de divination structuré, système d'alliance et de parenté -- de type omaha -- fonctionnel, pouvoirs politiques et rituels actifs, structures collectives de production) ne signifie pas qu'il n'existe pas de manifestations d'opportunismes d'acteurs et que la société n'est pas confrontée aux « passagers clandestins » de la théorie olsonienne (Olson 1987, voir plus bas). Dans des travaux précédents sur les raisons de l'abandon de culture des champs permanents dans le même groupe ethnique (Jacob 1998), j'avais été frappé par la récurrence des opinions formulées par les différentes classes d'âge à propos d'une situation unanimement déplorée : la déprise agricole sur une auréole de culture proche du village, pourtant dotée de terres profondes, humides, et amendées régulièrement. Toutes ces opinions insistaient sur l'incapacité de la société à fournir deux biens collectifs essentiels pour la poursuite de l'activité : d'une part la mobilisation de la

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force de travail des jeunes, d'autre part les ressources d'autorité des vieux. En l'occurrence, les cadets accusaient les aînés de ne pas réprimer avec suffisamment de dureté la divagation de plus en plus importante des animaux et les aînés accusaient les cadets de ne plus vouloir s'investir socialement, en fournissant l'effort physique nécessaire au maintien des champs. L'article recensait les différents facteurs contingents qui pouvaient contribuer à éclairer ces modifications de comportements (changement dans les systèmes de culture et d'exploitation notamment), mais insistait surtout sur le besoin d'une réflexion globale sur les conditions de production des biens accessibles à tous (biens communs ou publics) dans les sociétés sans État. En reprenant la lecture de certains ouvrages de M. Douglas (1982, 1989, 1994), je m'étais posé notamment la question de savoir si les arguments en présence dans le cas de cette déprise agricole n'étaient pas analysables selon le modèle théorique grid/group développé par l'auteur (voir notamment 1982 et 1994), modèle qui se propose de mettre en relation de causalité réciproque les notions d'engagement social ou d'adhésion -- dépendant des règles d'entrée dans le groupe mais aussi des bénéfices que l'individu peut attendre de cette entrée -- et celle de production -- coûteuse et qui n'est donc pas un donné immédiat -- de forces de régulation d'une structure hiérarchique, d'un pouvoir formel, qui s'exerce sur le groupe et en dehors de lui. Les travaux actuels que je mène sur les notions de pouvoir et d'ordre social dans une perspective historique (pour le XIXe et le XXe siècle) pour le même groupe -- j'en présenterai un échantillon ci-dessous -- me conduisent à penser que les problèmes de faiblesse de l'autorité et de faiblesse de l'engagement social ne doivent pas être considérés comme les effets d'un changement ou d'une déstructuration récente d'une organisation qui jusque-là aurait pu produire facilement ces biens collectifs, mais comme un binôme structurant, un puzzle social « toujours déjà » posé dans le cadre de ce type de société. Cette thèse confère par ailleurs sa pleine validité heuristique au paradoxe de l'action collective de Olson (1987) et à sa proposition selon laquelle l'intérêt d'un individu rationnel (chez les Winye comme ailleurs) n'est pas a priori de contribuer à la constitution d'un bien public qui est, par définition, accessible à tous. Il serait plutôt de tenter de jouir de ce bien sans contribuer à sa constitution ou à son maintien (d'où le concept de « passager clandestin »). L'obligation de prendre au sérieux le paradoxe d'Olson, pour des sociétés pour lesquelles les analyses d'économie politique se sont vues souvent nier toute pertinence, permet de redéfinir le programme de recherche de l'anthropologie autour de deux objectifs symétriques et inverses. Le premier pourrait être défini comme la nécessité de rendre compte des systèmes d'« agrégation », en expliquant les raisons qui amènent les individus à subordonner leur intérêt à celui d'un groupe social. C'était déjà l'objectif de Maurice Godelier (1977 : 50), il y a de cela plus de vingt ans, lorsqu'il remarquait -- dans le vocabulaire et pour le programme de travail de l'époque -- que dans l'étude des rapports d'exploitation, la force la « plus forte » n'était pas la violence des dominants mais le consentement des dominés à leur propre domination, et que c'est cette dernière dimension qu'il convenait d'expliquer. Certaines de ces dimensions « agrégatives » ont déjà été explorées en anthropologie de la maladie ou dans l'étude des composantes de la personne 1. Elles mettent surtout l'accent sur les aspects de socialisation ou d'incorporation individuelle des contraintes collectives. L'autre objectif viserait à analyser les phénomènes de « désagrégation », en montrant comment les institutions sociales se pensent et se construisent dans une

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reconnaissance explicite de l'expression des intérêts et de l'identité individuelle. Dans ce cadre, la question qui se pose est celle de savoir comment la société, menacée sans cesse par la turbulence des hommes, la force de leurs impulsions, et leurs tendances au désordre, évite l'effondrement. En reprenant la terminologie de Hirschman (1977) et au vu de ce qui est présenté dans la suite de ce texte, il me semble que la société winye utilise pour ce faire le principe de la « passion compensatrice », mis en lumière en Europe par les philosophes du XVIIe siècle (Bacon, Spinoza, Hume, d'Holbach). Incapable de faire disparaître les comportements qui sont source d'instabilité, elle cherche à les contrôler en opposant les affections, utilisant des investissements passionnels relativement inoffensifs pour en contrebalancer d'autres beaucoup plus néfastes, substituant par exemple le goût de la guerre et du rapt des femmes à la passion pour les cultes et les fétiches. Présentation des Winye Les Winye font partie des populations qui vivent dans la zone sud-soudanienne. Leur territoire s'étend à mi-chemin entre les régions occidentale et centrale du Burkina Faso, entre les 11o et 12o de latitude N et les 2o30' et 3o30' de longitude W, sur la rive droite de la Volta noire (Mouhoun). Les Winye sont au nombre de 30 000 environ. Ce sont essentiellement des agriculteurs qui cultivent pendant la saison humide des cultures vivrières (mil, maïs, riz, arachide, haricots) et, depuis les années 1980, une culture de rente en extension croissante, le coton. Les Winye sont patrilinéaires et patrilocaux, avec une forte tendance à la matrilocalité 2. Ils font partie linguistiquement du groupe gurunsi, avec les Lela, les Kasena, les Nuna, les Sissala et les Pougouli, l'origine de leur langue étant présentée localement comme la résultante des interactions langagières entre un mari pougouli et sa femme sissala 3. Ils se sont installés relativement récemment dans leur zone actuelle d'implantation et le fond de population qui constitue les villages considérés comme les plus anciens de la zone indique la région de Zawara en pays nuna, sur la rive gauche du Mouhoun (à l'est de la zone actuelle d'implantation) comme constituant son « lieu de départ ». Ils auraient traversé le fleuve fin XVIIIe, début XIXe siècle. Ils ont été rejoints par des migrants des sociétés avoisinantes (bwa, nuna, peul et marka) qu'ils ont assimilés. L'influence winye est perceptible dans les vingt villages dans lesquels l'ethnie est majoritaire, mais aussi dans la dizaine de villages voisins d'ethnies diverses (bwa, nuna, marka) avec lesquels les Winye entretiennent des relations économiques, rituelles et d'alliance. Deux types de conflits Prenons l'exemple de deux types de conduites conflictuelles parmi les plus banales dans cette aire géographique. D'une part, celle qui consiste pour un individu ou un groupe d'individus à remettre en cause le pouvoir en place parce qu'il considère qu'il exerce sur lui des pressions indues. D'autre part, celle qui pousse un homme à aller séduire une femme mariée dans un autre village pour la ramener chez lui et l'épouser. Ces conduites sont attestées depuis au moins le XIXe siècle, ont des conséquences négatives importantes sur l'organisation sociale et impliquent des jeux d'acteurs à une échelle qui dépasse largement celle de la communauté villageoise. On examinera tour à tour les caractéristiques et la portée de ces conduites. Le vol des femmes mariées Le vol de femmes mariées compte parmi les motifs les plus souvent avancés pour expliquer le déclenchement de guerre entre villages à l'époque précoloniale. Il donne lieu à une recherche intense de fétiches chargés de protéger celui qui se risque dans une telle aventure et lui apporte beaucoup de prestige en cas de succès 4. Le vol de

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femmes mariées reste actuellement intensément pratiqué par les jeunes hommes. À la différence des razzias de bétail telles que les pratiquent les Nuer et telles que les analysent R. Bates (1983) en reprenant le matériel proposé par Evans-Pritchard (1976), nulle institution ne vise de manière générale à prévenir ce type d'exaction et il n'existe pas chez les Winye d'équivalent du chef à peau de léopard, apte à demander des compensations en cas de raid réussi. Depuis l'époque coloniale, ce type de vol est suivi d'une protestation des maris lésés, via les pères de la femme, et d'un déplacement de ces derniers auprès du chef de village dans lequel la femme s'est enfuie, en vue de se la voir restituer. Cette démarche qui est accomplie systématiquement est pourtant actuellement pratiquement sans effets. Le chef de village, appuyé par ses kãdabiri 5, multiplie les atermoiements. L'acquisition d'une femme, quels que soient les moyens par lesquels elle a été obtenue, est considérée comme un bienfait par la communauté. Elle permet d'agrandir sa capacité de reproduction tout en augmentant sa renommée de bravoure. De plus, il serait très maladroit de la part du chef de prendre partie pour un ressortissant d'un autre village contre un de ses administrés. Il sait d'ailleurs qu'il peut s'attendre à la même fin de non-recevoir si pareille mésaventure arrivait à l'un de ses villageois. Enfin, dernier argument qui réduit considérablement la marge de manoeuvre du chef de village, même si la femme repart provisoirement avec ses anciens maris à la suite de ses pressions, il est admis qu'une deuxième fuite avec un retour auprès du nouvel époux entérine une séparation définitive. Exemple : Deux « jugements » dans la cour du chef de village de Ouroubono. Le chef de village est présent, assisté par 6 kãdabiri. On amène deux femmes, l'une originaire de Souboye, l'autre de , qui ont quitté leurs maris respectifs pour venir se remarier à Ouroubono. Ce sont des représentants de leur père -- neveu utérin ou oncle paternel -- qui sont venus les réclamer. Le père de l'homme responsable de l'enlèvement (ou un de ses représentants) est présent au jugement. On fait comparaître la femme de Souboye. Les kãdabiri disent qu'il faut rendre la femme à ses maris mais qu'il faut que le chef de village de Souboye rende son jugement aussi rapidement que cela se fait ici. Les gens de Souboye rendent leur jugement le soir, or il est très difficile de surveiller une femme pendant toute une journée. Ils déclarent que la femme doit rentrer chez ses maris mais que, si elle fuit de nouveau, les pères ne pourront plus la réclamer. On fait comparaître la femme de Kalembouly. Le chef de village et les kãdabiri vérifient qu'elle connaît les gens qui sont venus la réclamer. Les kãdabiri se plaignent de ce qu'ils doivent attendre beaucoup pour obtenir un jugement de ce genre à Kalembouly. On ordonne à la fille de rentrer avec ses pères. Elle refuse et quitte brusquement la cour du chef de village. Les kãdabiri partent mollement à sa recherche et reviennent bredouilles : « Nous n'avons pas trouvé la fille... nous allons chercher une autre date pour faire le jugement... " (Ouroubono, 19 mai 1995). La contestation du pouvoir local La remise en cause du pouvoir en place est une constante historique dans la zone et elle se manifeste par un recours massif aux conduites de désaffection (« exit options » dans la terminologie de Hirschman, 1970). C'est un fait récurrent dans les épopées familiales, lignagères et villageoises que j'ai pu recueillir. L'individu, dans le contexte d'abondance des ressources qui prévaut au XIXe siècle, paraît avoir peu à gagner ou à perdre en restant dans le groupe, change aisément d'appartenance et résiste facilement aux tentatives de coercition en menaçant de se retirer. Les exit options sont provoquées par des désaccords à propos d'affaires internes, lignagères ou villageoises, ces désaccords

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concernant souvent les excès qu'entraînent le droit de « bouffer » (kajihi) des chefs de terre (inu). Dans ce cas, on fait sécession soit en se déplaçant sur de faibles distances, en se réfugiant dans un autre village -- chez des oncles maternels ou des beaux-frères chez lesquels un individu a toujours un droit à la terre --, soit, si on en a la possibilité, en installant un autel de la terre indépendant, qui permet de gagner une certaine autonomie, sans même avoir à changer de village. Le droit de « bouffer » du chef de terre découle de sa maîtrise sur la terre et sur la brousse. Elle l'autorise à transformer une série de biens appropriés ou non appropriés en biens propres, dans les circonstances suivantes : -- produits touchant accidentellement le sol : épis de mil tombés des paniers lors de leur transport à la récolte ou charges des commerçants passant dans les villages (à l'époque précoloniale), -- gibier tué provenant des chasses collectives ou individuelles, -- objets reconnus « sans propriétaire », comprenant toute chose, personne, fétiche, ou animal trouvé dans la portion de brousse sur laquelle il possède des droits éminents. Le pouvoir du chef de terre l'autorise également à envoyer ses fella-ma (« organisateurs », hommes jeunes associés au conseil des anciens) prélever n'importe où dans les concessions et dans les champs permanents, les éléments (chèvres, volailles, céréales) nécessaires aux offrandes qui intéressent l'ensemble de la communauté. Même s'il existe plusieurs autels de brousse pour un terroir donné, le chef de terre contrôle l'autel supérieur sur lequel on sacrifie les victimes à quatre pattes (chèvres...), laissant aux maîtres de la brousse des autels inférieurs le soin de sacrifier la volaille. Le chef de terre peut enfin amender toute personne ayant enfreint un landa, c'est-à-dire une prescription spécifique de l'ensemble vaste des pratiques et conceptions winye. Il le fait à la suite d'un jugement qui se tient sous l'« apatam des nobles » (inepao), qui est la représentation symbolique de la maison du premier ancêtre. Il faut préciser cependant que ce droit est surtout exercé avec rigueur contre les récidivistes, en vertu du principe selon lequel un événement n'est reconnu socialement, et ne fait donc l'objet d'un traitement public, que s'il se reproduit deux ou trois fois 6. Enfin, dans de nombreux villages, le chef de terre n'est pas astreint à produire pour se nourrir : il est à la charge de sa communauté (avec des exceptions 7). En contrepartie, le rôle du chef de terre est de veiller à la protection de l'ensemble du groupe, à assurer sa bonne production, notamment en captant dans ses cheveux les différents maux dont les communautés voisines se sont débarrassées (en les rejetant sur le territoire du groupe 8), et d'user du pouvoir d'agression que lui donne la terre ou la brousse pour réparer des dommages individuels ou collectifs subis à la suite d'actes de sorcellerie, de vol ou de malveillance : Exemple no 1 : Un homme avait détruit la récolte d'un voisin en la brûlant intentionnellement. Je me suis déplacé pour voir les dégâts. Dans une telle situation le inu (chef de terre) a le droit de dire des malédictions à l'endroit de l'auteur du forfait. Le inu prend à témoin nymbi (esprit de la brousse) et lui demande de rendre justice. L'homme coupable partit en brousse pour chasser. Il fut piqué par un serpent et en mourut. Son acte était devenu un toho~ (« éloignement », « malheur » 9) pour sa famille. Elle rencontrait des difficultés sans fin. La famille a fini par faire convoquer son âme (hime) afin qu'elle s'explique sur les circonstances de sa mort. C'est alors que fut révélé son acte criminel (Dao Obile, chef de terre de , Nanou, 2 déc. 1999). Exemple no 2 : Un jour, un homme trouve un fétiche sur le mur de sa concession. Il en déduit que quelqu'un lui veut du mal. Pris de peur, il vient trouver les inema (nobles,

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lignage du chef de terre) de pour qu'ils l'aident à trouver le coupable. Le conseil des anciens lui recommande de retourner chez lui pour mieux mener ses enquêtes, car si les inema interviennent, cela peut avoir des conséquences très graves. Il faut qu'il soit sûr que son agresseur ne vient pas de son patrilignage. Il répond qu'il est sûr que ça n'est pas le cas. Les anciens prennent le poulet que l'homme leur donne. Le inu tue le poulet en prononçant des malédictions et il enterre ensuite la victime -- le poulet n'est pas consommé dans ces occasions --, en prenant la terre à témoin pour que la vérité soit tranchée. Quelque temps plus tard le sacrifiant meurt. Son agresseur était sa soeur, donc un agnat, et dans ce cas la terre ne fait pas de distinction, elle tue à la fois le malfaiteur et la victime (Sougué Tiebele, Sougué Jimissoro, inema, Boromo, 3 déc. 1999). L'usage du « droit de bouffer » sous ses différentes formes déclenche des réactions différentielles. Le jugement à l'apatam des nobles est subi sans discuter par les migrants étrangers (Mossi par exemple, voir Jacob 1990) installés sur le terroir. Étant donné leur situation de dépendance, notamment foncière, ils n'ont guère le choix. Il est par contre très mal vécu par les autres Winye. Par le passé, les chefs ont parfois abusé de leur pouvoir de juger et de sanctionner. Les dominés ont répondu à ces exigences de contribution qu'ils jugeaient indues en votant avec leurs pieds, ce qui explique les sécessions, nombreuses si l'on en juge par la quantité d'histoires recueillies sur l'origine de tel ou tel village ou de tel ou tel autel de la terre indépendant 10. Pour cinq villages pour lesquels je possède des informations à ce propos, je n'ai pas recueilli moins de cinq événements ayant mené le plus souvent à la constitution d'autels de la terre indépendants ou même de nouveaux villages 11. L'intéressement exagéré des chefs que permet la manipulation des jugements marque donc la limite de leur pouvoir, une fois l'accord des dominés remis en question par des exactions trop évidentes ou trop répétées. Le droit de prélèvement sacrificiel ou le droit de retirer ce qui est tombé à terre, très mal vécu par les étrangers islamisés ou, actuellement, par les Winye convertis à l'islam ou au christianisme 12, est en revanche considéré comme normal chez les Winye animistes. Les liens entre engagement social et pouvoir La société winye paraît avoir du mal à produire des biens publics comme l'adhésion sociale et la force de régulation d'une structure hiérarchique, s'exerçant sur le groupe et en dehors de lui. Les deux dimensions sont à la fois difficilement acquises et facilement remises en question, l'autorité des chefs ne paraissant jouir d'aucune légitimité absolue, même s'ils invoquent des garants méta-sociaux comme les ancêtres ou la terre. Transcrite en termes anthropo-historiques, cette situation évoque les analyses d'E. Leach sur la répartition des choix politiques kachin (Birmanie) entre deux modèles co-occurrents, shan hiérarchique et gumlao égalitaire, la société winye paraissant osciller quant à elle entre deux types d'organisation, la société à chefferie centralisée et la société lignagère. Des analyses d'inspiration culturelle viendraient d'ailleurs confirmer, mais en les substantifiant, la diversité des influences qui pèsent sur le groupe, dont l'habitat actuel sur la rive droite du Mouhoun le place littéralement à cheval entre les apports de l'ouest et de l'est burkinabè, apports mandé d'un côté (principalement introduits par les groupes castés au service des Winye, tous revendiquant une telle origine) et gurunsi de l'autre. En termes d'anthropologie institutionnelle, ces constats permettent de vérifier : d'une part, que la société winye est bien soumise au paradoxe de l'action collective, comme toute société à grande échelle, et contre le sentiment de Olson lui-même 13 ; d'autre

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part, qu'il existe un lien de causalité bi-univoque entre adhésion sociale et pouvoir. C'est Mary Douglas qui a le mieux spécifié les liens logiques qu'entretiennent ces deux dimensions qu'elle présente de la manière suivante, dans le cadre d'une analyse fonctionnelle correctement argumentée 14 : « -- la faiblesse du pouvoir est utile au groupe puisqu'elle permet aux individus rationnels de résister aux exigences de contributions indues, -- la faiblesse du pouvoir n'est pas souhaitée (elle est même déplorée), -- la faiblesse du pouvoir n'est pas reconnue comme un effet de la menace de quitter le groupe, -- par un lien causal caché, la faiblesse du pouvoir entretient la faiblesse de l'engagement social car elle empêche le développement de règlements contraignants » (Douglas 1989 : 35). La construction d'un ordre social régional Les conduites conflictuelles que j'ai choisi de présenter paraissent aboutir à une situation de guerre de tous contre tous, résultat de la confrontation d'intérêts individuels ou collectifs exprimés sans réserve. Dans ce contexte, on devrait conclure à l'impossibilité pour les Winye de produire un ordre intra ou inter villageois stable, et l'on ne voit pas comment sont créés les biens collectifs dont j'ai pourtant affirmé la présence dans l'introduction de cet article. S'il existe malgré tout un ordre social, quelle en est la nature et comment le décrire ? D'une part, il faut en évoquer les « moyens ». On y a déjà insisté, il n'existe pas d'ordre social fiable si celui-ci ne se structure pas sur la base de la place prépondérante accordée à l'individu, à ses besoins, à ses intérêts, à sa recherche d'autonomie. D'autre part, il faut en repérer les effets. Un ordre social n'est pleinement validé que si le chercheur est capable de montrer qu'il a des fonctions stabilisantes, permettant de résoudre tout ou partie des désordres repérés aux différents niveaux d'observation (en l'occurrence ici, les niveaux villageois et régional). Les études de l'organisation sociale -- ou celles des opportunismes d'acteurs -- dans les sociétés rurales africaines souffrent en général de n'être analysées qu'à partir de l'horizon méthodologique de la monographie villageoise. Or, à cette échelle, le matériel winye ne dit pas autre chose que ce qui a été révélé dans bien d'autres études sur des sociétés comparables d'Afrique de l'Ouest. Le communautarisme existe ou ne se maintient que difficilement, les tentatives factionnelles sont constantes et elles cherchent à se « durcir » grâce à l'acquisition de pouvoirs et de fétiches spécifiques, la constitution d'autels de la terre indépendants, ou, dans le contexte moderne, l'appartenance à des partis politiques et/ou l'accaparement des symboles du développement (puits, magasins de stockage, moulins à mil...). Les villages winye comptent fréquemment deux, voire trois autels de la terre, pour autant de lignages se disant d'origine noble et qu'on peut assimiler à des « groupes stratégiques » (Olivier de Sardan 1995). Cette situation doit être expliquée par la recherche de protection et de légitimation d'un espace personnel acquis à la suite d'un coup de force symbolique, permettant d'opposer aux prétentions des autres une prétention de même nature et le même type de prérogatives (notamment l'utilisation de la terre pour accueillir et augmenter sa clientèle, bannir les indésirables et punir les coupables) 15. Il n'existerait donc à cette échelle d'observation que des biens privés, dont l'archétype est probablement le culte des ancêtres, lequel permet de faire valoir qu'à l'instar de ses compétiteurs directs (ou parfois même à l'opposé d'eux) on n'est pas d'origine captive 16. Cependant, si le détenteur d'un culte peut être perçu comme animé par des vélléités

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factionnelles au niveau du village, sa pratique change de sens lorsqu'elle est observée à l'échelle supérieure. D'un point de vue régional notamment, pour la trentaine de villages qui constitue l'unité culturelle pertinente d'analyse, son activité paraît participer de la constitution d'un bien commun inter lignager et inter villageois, et même d'un bien public. Comment ? Les Winye font la différence entre deux types de noblesse, l'une qui vient « du haut » (don eri) (ou noblesse « arrachée » (bugile eri), ou encore noblesse de « colère » (lemu eri)), et l'autre qui vient « du bas » (sin eri) et est donc une noblesse héritée. Les noblesses provenant du bas sont détenues par des groupes essentiellement d'origine nuna qui étaient déjà chefs de terre dans leur lieu d'origine, dans la région de Zawara, Bouli, Sili, à l'est de la zone actuelle d'implantation des Winye, sur la rive gauche de Mouhoun 17. Ces groupes entretenaient entre eux des liens rituels qu'ils ont rétablis après leur traversée du fleuve, une fois leurs communautés respectives installées. Ils vivent de ce fait sur des terres considérées comme « compatibles », qui peuvent donc être mélangées, servir à enfouir un mort issu d'une des communautés concernées, héberger un inu provenant de l'un ou l'autre village qui pourra y dormir, y manger et y boire l'eau des puits. Ils forment un réseau de familles de chefs de terre alliés qui se décrivent comme fondateurs de tout ou partie des plus anciens villages rencontrés en pays winye (villages d'Ouroubono, Balao, Boromo, Habé, Solobuly, Kwena). Ils se doivent assistance mutuelle en cas d'agression 18. Les noblesses « arrachées », ou noblesses d'« en haut », ont souvent été acquises pour se défaire du joug des premières, dans des contextes d'abus qui ont déjà été décrits, par des lignages dominés qu'une épiphanie particulière liée à la découverte d'un fétiche (masque, culte spécialisé) conféré par des génies eux-mêmes nobles, a mis en situation de pouvoir s'autonomiser. Ces noblesses peuvent elles-mêmes être associées à d'autres, issues d'épiphanies similaires. L'accès à la noblesse dans ce cadre confère une maîtrise sur la terre, conditionnée par des consultations auprès de devins, qui disent à la fois quelle est la nature symbolique de la terre d'accueil, comment lui « ouvrir les yeux » pour la faire travailler efficacement pour le bien de la communauté, et quel lignage plus ancien, installé dans quel village, doit procéder à l'intronisation du inu selon les règles spécifiques correspondant au lieu. Dans les deux cas (noblesse d'« en haut » et noblesse d'« en bas »), l'autel de la terre d'un lignage donné est considéré comme l'avatar localisé d'un même groupe de cultes se déployant transversalement dans une série de communautés. Il dépasse d'ailleurs l'espace proprement winye pour déborder sur des villages voisins nuna ou bwa. On a ainsi une constitution progressive de véritables réseaux cultuels et sociaux associant les Winye de différents villages, ces réseaux ayant été rendus possibles par la mise en place préalable, « en double », d'alliance entre les génies nobles des différents terroirs concernés. Tout autel nouveau, tout fétiche spécialisé, tout don de divination, qui sont considérés par les groupes soit comme des adjuvants de la chefferie soit comme des alternatives à celle-ci (ils permettent la constitution d'une noblesse de « petit champ » (cincao eri), voir note 16), procèdent des mêmes modalités (affiliation préalable entre génies, nobles, forgerons ou griots selon le type d'autel) et sont insérés en fin de compte dans de tels réseaux. Il y a ainsi constitution de groupes d'autels de terre, de brousse, de masques, de divination ou d'autels secondaires spécialisés pour attirer le commerce, forger, faire la guerre, la chasse à l'éléphant, faire tomber la pluie... Tous ces cultes forment un bien commun du point de vue de leurs détenteurs respectifs qui créent une alliance et édictent dans ce cadre restreint des règles dont le respect paraît

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plus facile à obtenir : il existe notamment un interdit strict sur le vol des femmes mariées, le non-respect de cet interdit entraînant une exclusion des coupables hors du réseau... Ces alliances produisent donc de la stabilité dans un univers qui est perçu comme profondément instable. Ils sont les moyens de la construction d'un ordre social, dans des contextes où le pouvoir centralisé local n'a qu'une existence aléatoire. En outre, dans la mesure où chaque réseau cultuel ne met pas forcément en jeu les mêmes partenaires, un système d'allégeances croisées (Gluckman 1963) se constitue, qui relie entre eux par des liens privilégiés des communautés ou des individus sur l'ensemble du territoire et à sa périphérie. Il convient donc de corriger l'image qui avait été brossée précédemment. Chez les Winye, l'espace de prédation des femmes mariées ne coïncide pas avec la région. Il est, pour les hommes d'un village donné, l'ensemble des communautés avec lesquelles ils n'entretiennent pas (ou peu) de liens rituels. Les hommes d'un village comme Ouroubono par exemple, éviteront de s'attaquer à des lignages alliés comme ceux qui résident à Boromo ou Balao pour se tourner vers des villages avec lesquels ils n'ont pas de relations cultuelles (Bitiako par exemple). En généralisant, on peut dire que les « vieux » villages (Ouroubono, Boromo, Balao, Kwena, cf. plus haut) ne s'attaquent pas entre eux mais se considèrent libres de razzier les femmes des villages récents (Oury, Oulo, Bitiako). Biens communs du point de vue des sous-groupes affiliés, ces cultes fonctionnent par ailleurs comme des biens publics du point de vue des sacrifiants. Tout winye ou tout ressortissant d'une quelconque communauté ethnique, quel que soit leur lieu de résidence, peut en effet, à la suite de consultations, être amené à sacrifier à n'importe quel culte détenu par n'importe quel lignage dans n'importe quel village. Lorsqu'il se présentera pour le sacrifice il aura accès sans difficultés à l'emplacement rituel idoine et trouvera toujours sur place un sacrifiant prêt à opérer pour lui. Il peut dans certains cas, en fonction de l'orientation qui l'a amené à venir sacrifier sur ce culte, en devenir l'adepte ou l'initié. Il peut enfin, si le déplacement géographique est trop important, et en respectant la chronologie dans l'apparition des cultes, et donc leur hiérarchie, choisir de sacrifier sur un autel plus proche appartenant au même réseau. L'importance du maintien de ce bien public est telle que des propriétaires de cultes appauvris ou trop faibles en nombre, et donc incapables de fournir les services destinés à maintenir les puissances, sont obligés de les céder à de plus nantis (neveux utérins ou lignages voisins) sous peine de voir l'autel se « retourner » contre eux. * J'ai présenté ici, au présent a-temporel, un système qui a connu son apogée à l'époque précoloniale. De ce que j'ai décrit plus haut, il ne reste que des cultes et parfois un souvenir assez vague de l'organisation transversale qui y était attachée. Étant donné la saturation des terroirs, la hausse démographique et la pacification des campagnes, ni les exit options ni le vol des femmes mariées ne constituent plus de véritables menaces pour l'ordre social local. À l'époque coloniale, si les paysans continuent d'avoir recours à l'escapisme, dans leurs luttes rhétoriques ou pratiques, ça n'est plus pour se protéger des éventuelles exactions des chefs de terre, d'ailleurs bien affaiblis, mais pour contrer les pressions de l'administration. Ils partent au Ghana pour fuir les travaux forcés, le portage et les cultures obligatoires, puis plus tard en Côte-d'Ivoire pour résister aux chefs de canton qui tentent d'étendre leur pouvoir sur des villages qui ne leur reconnaissent aucune légitimité. La stratégie reste actuelle puisque je l'ai vue utiliser -- au moins sous forme de menace -- en 1997 par les habitants d'Ouroubono pour se

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défaire d'un candidat à la chefferie de village que les anciens tentaient d'imposer malgré son autoritarisme et son mépris des coutumes. Il y a donc élargissement du spectre des acteurs et des dimensions spatiales pour lesquels l'étude des comportements de désaffection et donc l'analyse couplant faiblesse politique avec faiblesse de l'engagement social peuvent se révéler pertinentes. Des auteurs comme Bruce Baker (2001) y voient d'ailleurs un élément clé de l'analyse des relations modernes société/État, repérable, du côté des populations, par leur « installation dans la mobilité » : conduites massives et diversifiées constituées par les mouvements migratoires, le « nomadisme » politique, la polyactivité, l'incivisme, le non engagement... S'il existe donc bien une coproduction de l'État et de la société, ainsi que le proposent les analyses politologiques les plus actuelles, cette co-production n'est pas faite seulement d'acteurs « du haut » et d'acteurs « du bas » pris dans des systèmes de collusion et de cooptation (clientélisme, corruption) producteurs in fine de stabilité politique. Les dynamiques actuelles pourraient être bien déterminées également par le recours à des stratégies de rupture populaires, selon une tradition inaugurée à l'époque précoloniale. La place me manque pour illustrer cette proposition et cet idéal de l'« homme autonome » dont l'importance a été souvent sous-estimée dans les sociétés lignagères 19. Pour les Winye, elle pourrait être exprimée au mieux au travers du langage des droits de propriété (voir sur le sujet, W. Kymlicka 1999 20), en insistant sur la prégnance des représentations de soi qui orientent l'individu vers une recherche d'un traitement social qui lui garantisse d'être considéré comme une « fin en soi » et non comme une ressource ou un moyen pour l'autre. De cette philosophie témoigneraient les comportements conflictuels que l'on vient de présenter et aussi des institutions diverses. Les rites funéraires par exemple, dont les diverses séquences visent à faire progressivement la preuve de la qualité de non captif de l'être qu'on enterre. Ou encore les rapports au foncier, dont l'inaliénabilité -- et les résistances actuelles à sa marchandisation -- provient de ce que les producteurs perçoivent bien (pour l'avoir vécu ailleurs, lors de leurs migrations en Côte-d'Ivoire par exemple) que l'instauration de rapports capitalistes entraîne la destruction de « l'essence même de la main-d'oeuvre indépendante » (Comaroff & Comaroff 1999 : 23), ce qu'ils expriment en récusant l'idée, à leurs yeux tout à fait irrecevable, qu'un « Winye puisse aller travailler chez un autre Winye ». Un dernier point mérite d'être mentionné dans le cadre de cette conclusion. Il concerne les représentations des rapports locaux. Mary Douglas (1989), dans le livre auquel il a déjà été trop largement emprunté, fait l'hypothèse qu'il existe une connexion entre la dynamique politique qui a été décrite plus haut et les schémas cognitifs à même de la refléter. Selon elle, les faiblesses parallèles du pouvoir et de l'engagement social produisent une situation dans laquelle aucun consensus ne peut être établi durablement sur l'édiction et l'application des lois, ni sur la sanction des individus déviants. Dans ce contexte, les acteurs ne peuvent s'accuser de rien d'autre que de trahir les principes fondateurs de la société, donc d'être immoraux. C'est bien en effet l'immoralité qui revient sans cesse dans la bouche des Winye lorsqu'on leur demande d'évoquer la source des problèmes de la vie sociale : exactions des chefs et refus d'obtempérer des dominés, vols de femmes mais aussi, dans d'autres domaines, difficultés de mobilisation de la force de travail ou impuissance à éradiquer les agressions en sorcellerie malgré la quête incessante de fétiches destinés à cela. Institut de recherche pour le développement, Ouagadougou.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Voir par exemple, en anthropologie de la santé, la notion fondamentale « d'usages sociaux de la maladie » avancée par A. Zempléni (1982). Voir également sur le sujet, J.- P. Jacob (1993-1994). 2. Le village de Ouroubono, par exemple, compte 32 % d'exploitations dirigées par des neveux utérins (réels ou classificatoires) du lignage dominant. Voir sur le sujet, J.-P. Jacob (1998). 3. H. Labouret (1958 : 16) date de 1690 la rencontre de Sissala et de Pougouli dans la zone de Léo, non loin de Zawara. Si cette datation -- très précise ! -- est valable, on peut donc considérer que la langue winye émerge au XVIIIe siècle. D'après les traditions orales, seuls les habitants du village le plus ancien de leur zone d'accueil, celui de Kien (aujourd'hui disparu), parlaient le winye. Les autres groupes venus ensuite parlaient le nuni ou le dagara et auraient été progressivement « convertis » au winye par leurs logeurs. 4. Un fétiche de chasse, détenu par plusieurs villages winye (Ouroubono, Kalembouly, Oulo, Siby...), a la réputation de rendre ses adeptes invisibles et facilite donc grandement la tâche des ravisseurs. 5. Les kãdabiri sont à l'époque précoloniale les responsables des chasses collectives et de la guerre. Ils forment actuellement la police communautaire, sous la responsabilité du chef de village, mais sont choisis par le chef de terre. Ils sont pris parmi les hommes forts, dans l'ensemble des lignages présents au village.

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6. De la même façon, une parole ne possède un « pouvoir » que si elle est répétée trois fois. Les landa comprennent un assortiment d'éléments constituant ce qu'on pourrait appeler la « voie » winye, c'est-à-dire les pratiques locales en matière de coutumes funéraires, de mariage, de parenté, de rapports sociaux, d'organisation du travail, de rapports à la terre, à la brousse, à l'argent... M. Saul -- pour les Bobo (qui utilisent un concept similaire) -- fait l'hypothèse que ce nom dérive du concept islamique al'ada dans lequel les juristes incluent les us et coutumes locaux qui peuvent devenir source de droit. Il a surtout pour fonction, d'après l'auteur, de présenter une alternative convenable aux corpus de règles musulman et chrétien (Saul 1998 : 17). 7. Le chef de terre de Balao fait la différence entre les noblesses qui mangent « grand » (ji pem) et les noblesses qui mangent « petit » (ji febe). D'après lui, les premières exploitent au maximum toutes les prérogatives mentionnées et leurs chefs de terre ne travaillent pas (ou travaillent avec des outils en bois !). Les secondes n'opéreraient que des prélèvements symboliques et les chefs de terre travailleraient pour se nourrir. Il cite parmi les noblesses « mesurées », celles des villages de Kien (village disparu), Balao, Boromo (depuis la prise de pouvoir des Sougué Dangani), Ouroubono, Kwena, Siby et, parmi les noblesses « voraces », celles des villages de , Solobuly, Oulo, Oury, Kalembouly, Bitiako. Il refuse de se prononcer sur les noblesses des villages de Habé, Souboye, Koupello, Bognou, et Nanou qu'il dit ne pas connaître. D'après lui, c'est l'exemple des dégâts sociaux provoqués par les noblesses « voraces » qui auraient incité certains chefs de terre à plus de mesure (Ivo Wuobessa, Siby, 23 mai 2000). 8. Un village ne peut se débarrasser de la souillure (résultat des mauvais comportements des hommes ou de certains génies) qu'en envoyant symboliquement cette souillure hors des limites de son terroir ou en l'enterrant. Le inu « stocke » dans ses cheveux l'ensemble des impuretés dont les villages voisins se sont défaits. À ces impuretés externes s'ajoutent les impuretés internes produites par les villageois ou les génies du terroir lorsque celles-ci n'ont pas été repérées et détruites par un rituel approprié. Les cheveux du inu sont rasés par un neveu utérin deux fois dans l'année : une fois après les semis et une autre fois en fin de saison agricole. Ils sont enterrés à l'autel de la terre. Ils constituent « la nourriture de la terre », la terre ayant la capacité de transformer le mal en bien (Tomé Kunabé, Boromo, 19 janv. 2000 et 6 juil. 2000). 9. Le tohõ est un élément clé de l'étiologie winye. Il a pour origine un événement malheureux provoqué ou subi par un membre du groupe, cet événement devenant patho-histoire pour l'ensemble de celui-ci. 10. Les situations de conflits provoqués par les jugements à l'apatam des nobles sont tels qu'il n'y est fait recours qu'avec prudence pour régler des affaires entre Winye -- sauf dans les affaires opposant un homme à une femme. 11. Lignage Sougué Dangani se séparant du lignage Yewana à Boromo ; lignage Tomé se séparant du lignage Yao à Ouroubono ; lignage Ganou se séparant du lignage Aka à Kwena ; lignage Bitié se séparant du lignage Yewana à Boromo (création du village de Bognou, litt. « je suis victime de ma bonté »). 12. Il faut noter que deux situations de ce genre ont influencé le cours de l'histoire du XIXe siècle dans la région : le père de Mamadou Karantao, pieux musulman, quitte Safané pour Douroula parce qu'il ne tolère pas le prélèvement de victimes sacrificielles dans sa cour (voir sur le sujet, B. Koté 1982 : 66) et son fils, déclenche vers 1860 une guerre contre les Winye de Boromo, à la suite de la confiscation par ces derniers et au bénéfice de leur chef de terre, de la charge d'un de ses ânes tombé au sol. Actuellement, les chefs de terre des villages très christianisés (Kwena, Oury, Bitiako) ou très islamisés

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(Kalembouly) rencontrent beaucoup de difficultés à trouver des villageois qui acceptent encore de fournir les victimes sacrificielles nécessaires aux rites collectifs. 13. Olson (1987) dit que le paradoxe de l'action collective ne fonctionne pas pour les sociétés à petite échelle, dont l'organisation sociale serait fondée sur la confiance mutuelle (traduit dans d'autres contextes par le concept de « capital social »). 14. Par opposition aux analyses défaillantes que proposent nombre d'ouvrages d'anthropologie. Exemple qu'on trouvera chez Radcliffe-Brown (1963) : un rite pour faire tomber la pluie ne sert pas à faire tomber la pluie mais à réaffirmer la solidarité du groupe. Mary Douglas (1989), qui s'inspire de John Elster (1983), oppose deux types de critiques à ce genre de proposition : 1) dans les sociétés lignagères, les effets recherchés de solidarité sont souvent intentionnels, 2) mais ça n'est pas parce qu'on invoque la solidarité qu'on l'obtient forcément. 15. La situation s'exacerbe avec les « débuts de la politique » lorsqu'à partir de 1946, les villages se déchirent en factions rivales (RDA/Union voltaïque) cherchant à envoyer leurs candidats à l'assemblée territoriale et à l'assemblée nationale constituante. Les leaders politiques winye sont d'un côté Vinama Thiemounou (ressortissant du village de Bitiako, RDA) et de l'autre Bili (chef de canton de Oury, Union Voltaïque) puis Pian Damoué (ressortissant du village de Oury, PRA). 16. Dans quelques villages winye, il existe des noblesses dites de « petit champ » (cincao eri), les détenteurs d'un autel de la terre principal (noblesse de « grand champ » (ñamba eri)) ayant donné autorisation à des neveux utérins habitant chez eux (Mien à Nanou, Kapa à Habé) d'installer un second autel de la terre pour leur usage personnel. Cette configuration est établie pacifiquement et échappe donc aux situations d'antagonismes décrites ici. 17. Les lignages de chefs de terre ont souvent dû fuir, à la suite d'histoires immorales, qui sont au principe même de leur pouvoir, mais aussi de son déplacement ou de son éventuel déclin. Les chefs sont en effet des hommes dont les ancêtres ont commis un inceste (lignage Boudo, Nanou, lignage Bénin, Oulo), ont éventré une femme enceinte (lignage Damoué, village de Oury ; lignage Boudo, village de Koupello ; lignage Zango, village de Boromo), ont donné à marier une fille trop jeune et qui en est morte (lignage Yao, village de Ouroubono), ont acheté un cadavre pour entendre sa famille chanter (lignage Mien, village de Diby, actuellement disparu), ont commis un meurtre en brousse (lignage Sougué Dangani, village de Boromo), ont laissé leurs castés commettre des crimes (lignage Yewana, village de Boromo ; lignage Lougué, villages de Kalembouly et de Oury...). Comme le note R. Schott (1990 : 332, 335), à propos de l'histoire de la femme enceinte éventrée chez les Bulsa, cette immoralité fondatrice est à la fois une preuve de noblesse (qui, autres que des hommes forts, dotés de pouvoirs physiques et religieux extraordinaires, peuvent se permettre une telle infraction aux normes ?) et une explication de la raison pour laquelle ils ont dû fuir, en laissant derrière eux tous leurs fétiches. 18. L'alliance entre noblesses se pratique à l'occasion de la fondation de l'autel de la terre d'un village donné ou éventuellement à l'occasion de l'intronisation d'un inu. Elle est symbolisée par l'absorption par tous les chefs de terre invités à la cérémonie d'un breuvage composé du mélange de leur sang auquel on ajoute une poignée de terre du village invitant et le fond de bière de mil (sunusin, « terre de la bière ») bu à cette occasion. 19. Est-il encore nécessaire de rappeler que les sociétés lignagères sont des sociétés historiques, qui ont, dès l'époque précoloniale, été en prise avec d'autres modèles

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politiques et économiques englobants (constitution d'empires en lien avec le commerce à longue distance et l'extension du mode de production esclavagiste notamment), fondés sur l'extorsion de travail ? Il n'est donc pas surprenant que ces sociétés développent, par opposition à ces modèles, un idéal d'autonomie, particulièrement perceptible dans les pratiques agraires (accès libre à la terre), dans les rapports de production (valorisation du statut de producteur indépendant), dans les pratiques culturelles (définition de l'individu comme « non captif »), et même dans la technologie (les Winye distinguent entre deux types de daba, celle du « noble » (ine peh) et celle de l'« esclave » (yom peh)). 20. Le libertarianisme (Nozick) prétend également qu'un individu ne peut pleinement posséder ses aptitudes si d'autres peuvent formuler des revendications légitimes sur le fruit de celles-ci, mais il en tire des conclusions inverses, en justifiant la propriété absolue sur les ressources du monde extérieur. Pour les Winye, une telle propriété entraîne au contraire une détérioration des conditions de vie pour tous. Cette différence tient à l'interprétation qui peut être faite de la proposition « posséder ses aptitudes ». Pour le libertarianisme, elle se manifeste surtout dans les résultats de l'activité humaine, pour les sociétés traditionnelles dans le maintien d'un certain type de conditions de production.

RÉSUMÉS

Le texte propose une analyse de la dynamique et des formes de production de l'ordre social winye, à partir d'une approche de la manière dont les institutions locales intègrent l'expression de l'intérêt et de l'identité individuelles. Il montre que l'ordre social régional se constitue sur la base de réseaux de cultes prohibant pour leurs affiliés des conduites a-sociales par ailleurs courantes en créant ainsi les bases d'une stabilité politique transversale aux différentes communautés locales.

Immorality at the Foundations : Common and Individual Interests among the Winye (Burkina Faso). -- The dynamics and forms of production of the Winye social order are analyzed by examining how local institutions integrate the expression of individual interests and identities. The regional social order is based on networks of cults that forbid their members from adopting asocial (but nonetheless frequent) behaviors. This lays the foundation for political stability, which cuts across various local communities.

INDEX

Mots-clés : conflit, action collective, approche régionale, bien commun, chefferie de terre, chiefs, collective action, common interests, earth custodians, individual interests, réseau, Winye Keywords : conflict

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Princes as highway men A consideration of the phenomenon of armed banditry in precolonial Borgu*

Olayemi Akinwumi

The Kano-Gonja and Sokoto-Badagry trade routes that went through Borguland until the end of the nineteenth century brought enormous wealth to the country. However, the portion of these routes that passed Borgu were infested with Swadio (Batonu name for armed bandits) 1. The incessant activities of these bandits had negative consequences on the country. First, it dented the image of the nation. In Clapperton's Journal of a Second Expedition into the Interior of Africa, Borgu was referred to as a nation of robbers (Clapperton 1829 : 67). Governor Ballot of Dahomey, at the early stage of French imperialism, justified the invasion of Borgu in the interest of civilization. He referred to the Bariba (Borgawa) as "incorrigible robbers" (Hirshfield 1979 : 109). Second, it affected the economy of the concerned states, which relied mostly on the revenue from the trade. Indeed, by the beginning of the twentieth century, most of these states had collapsed. This paper, therefore, focuses on the activities of these robbers and the impact on Borgu country. But first, we examine the political and economic dynamics of Borgu society which led to the emergence and promotion of Swadibu (the act of banditry in Batonu language) in such a large scale in the nineteenth century 2. It is also important to mention the fact that armed banditry is not a new field of study. It has attracted the attention of many scholars across the globe. One of such scholars was Eric Hobsbawm (1981 : 78) who through his concept "social banditry" has influenced many scholars to examine the appropriateness of the concept in African context. The result of their various examinations is the publication of the book on Banditry, Rebellion and Social Protest in Africa (Crummey 1986). The term "warlords" is more appropriate to the situation in Borgu as would be seen in our discussion. Precolonial Political Economy of Borgu Borguland is roughly enclosed by the ninth and twelfth parallels of the latitude and the first and fourth meridians of east longitude, with an area of 40,000 sq. km (Anene 1965). Borgu extends from the northeast and eastern Bank of the river Niger to westward of the Alibony mountains and in the south to the rain forest of the border of Yorubaland

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(ibid.). As a result of the 1898 Anglo-French pact, Borguland was partitioned into British Borgu (which today is Nigeria), and the French Borgu (which today is in the Republic of Benin) (Anene 1970 ; Hirshfield 1979). The inhabitants are variously referred to as Bariba and Borgawa by their Yoruba and Hausa neighbours respectively. These people were not a homogeneous group, but were brought together by the ruling class who shared the same ancestry 3. Among the groups that inhabited Borgu included the Bisa, Boko, Bokobaru and the Batonu. Some of the states established by the groups include Bussa, Illo, Kaiama, Kenu, Yashikira, Okuta, Ilesha, Gwanara (all in Nigeria) and Nikki, Paraku, Kandi, Kounde, Segbana (all in the Republic of Benin). Based on the common ancestry of the ruling class, the various states allied together on several occasions to defend the territorial integrity of their country against powerful states of Songhay, Dahomey, Oyo and the Sokoto Caliphate, with its centres of power in Gwandu, Nupe and Ilorin in northern Nigeria (Akinwumi 1992a). According to the information collected on the field 4, banditry began in the fifteenth century with the opening up of Borgu to the outside world through trade. Before the fifteenth century, according to some of my informants 5, there was no act of banditry because land, which was the basic of economic activity, was communally owned and distributed free by lineage heads who were appointed based on the customs of the people 6. In other words, everybody was gainfully employed principally in agriculture. Indeed, the society recognized the less fortunate and steps were taken to cater for them so as to discourage robbery. This period was the age of agrarianism 7. The fifteenth century witnessed a transformation from agrarianism to mercantilism. It was the period when kolanut was discovered in Asante forest. The discoveries led to the migration of first, the Wagara, and later, the Gambari (Hausa), to all the settlements along the trade routes from Hausaland to Gonja. In Borgu, the Wagara were established in Djougou, Kandi, Ilo, Paraku, Nikki, Kaiama, Perere, Goudibere, etc. (Idris 1973). These merchants were to effect the change to mercantilism. A lot has been written on the activities of the merchant groups to detain us here, but suffices it to say that these merchants were the wealthy people in Borgu (Lovejoy 1973, 1980 ; Stewart 1979 ; Adekunle 1994 : 55). Two categories of these merchants could be identified. The itinerant merchants and the settled merchants. The former went from state to state to buy and to sell, while the latter were permanently settled in Borgu, as the case with other states, controlling the trade by acting as the middle-men to their colleagues, the itinerant traders. M. H. Stewart (1979 : 287) describes in details the activities of the settled merchants thus : "The merchants of the diaspora communities possessed information concerning the movement of goods, shortages, and excesses within the trading network. They extended credit and excesses within the trading network. They extended credit and acted as intermediaries between the long-distance traders and the merchants whose goods they bought and sold and, in times of plenty, goods were sometimes stockpiled by them until such time as they were in short supply and could command higher prices". The involvement of the Wasangari in the banditry could be explained by the unequal access of the different sections of the group to the economic resources of the country. For the purpose of this paper, we identify two categories of the Wasangari. The first group is the privileged group. The Wasangari in this group were people in power and those in the corridors of power. Because they were in power, they controlled and monopolized all the resources coming into the various states. These resources came

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from slave trade, tributes from provincial and divisional chiefs, war booty, caravan tolls and market tolls (Idris 1973 : 107). Some of these were redistributed to the other Wasangari and their peasants during important festivals. The percentage was rather too small to go round and as a result, not all of them were able to benefit from the exercise. The other group of the Wasangari, for the purpose of this paper, is identified as the less privileged Wasangari. They were, in most cases, those who lost out in political contest for the control of the political stools and those who were not directly connected to the incumbency in Borguland. They became warlords robbing the caravan merchants of their goods, raiding the Fulani of the cattle and abducting and selling the peasants into slavery. Not only that, as warlords, they offered their services to the caravan traders, for a price, as security guards on the routes through Borgu (ibid.). However, raiding the caravan traders of their goods was the fastest means of acquiring the necessary wealth out of all other options mentioned above. It was never considered as a crime but seen as a mode of access to the resources monopolized by a section of the group of the Wasangari and a normal method of procuring their annual supply of salt (Orr 1965 : 86). Allied to the above, the political situation in Borgu encouraged banditry. As discussed elsewhere, the Wasangari (the Kisra migrants) successfully displaced the aborigines and imposed their rule in the fifteenth century (Akinwumi 1992b). The new administration, at the various centres of power, gave prominence to force and wealth as means of assuming offices in Borgu. The successful candidate to any vacant position was the most powerful and the wealthier of the candidates. The less privileged Wasangari knew these conditions and since the ultimate objective of any Wasangari was to occupy their ancestral throne, a way had to be found to acquire wealth. René Faurite (1987 : 90) writes that an aspiring candidate has to be rich to command respect and to draw supporters. Also, banditry was used as a means of political regulation. Some of the princes involved were rivals of the incumbent kings, or sometimes princes of rival states. The latter usually conducted their raids to weaken the security or claim of supremacy over their neighbours. Indeed, one should not that the second half of the nineteenth century witnessed serious rivalry between the newly independent states. Mora Tasude of Kaiama complained bitterly to Lugard of the activities of Bakin Jakin of Basoro (Gwasoro), who was always raiding his country (Perham 1963 : 158-159). In sum, the new political economy, as witnessed from the fifteenth century, gave birth to banditry. It must, however, be stated that the incidence of armed robbery was not high until the eighteenth and nineteenth centuries. Two major factors were responsible for this. One, the high demand for kolanut in Hausaland attracted more traders, including women, in the business. The route through Borgu provided the shortest route to the source of kolanut in Gonja. Two, the development at the coastal regions of the sub-continent. The abolition of slave trade paved the way for the legitimate trade. As a result, European goods, most especially guns and gunpowder, were in high demand in the interior. The merchants were the agents through which these goods could be acquired. Kano-Gonja/Sokoto-Badary Routes Precise date for the opening of these trade routes could not be easily known but, with respect to Kano-Gonja route, it must have been in the fifteenth century. This was the period when the production of gold in the old Ghana region was stopped and the period when kolanut, which became the alternative exchange product, was discovered in the

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Gonja area of Akan country (Lovejoy 1971, 1974). It was also the period when the Wagara traders, who were to become prominent along the route (from the fifteenth to eighteenth centuries), were established in Borgu country (Wilks 1961 ; Al-Hajj 1968). The control of the route was later taken over by the enterprising Hausa traders from the eighteenth century (Lovejoy 1971). The Kano Chronicle and Ta`rikhal Fettach also supported our fifteenth century date. The Kano Chronicle states that a commercial route linking Kano to Gonja was opened during the reign of king Ya qub (1452-1463). Furthermore, the Chronicle states that it was around this period that kolanut was introduced to Hausaland (Palmer 1928 : 97). Ta`rikhal Fettach, on the other hand, mentions Borgu as the place one could get the best kolanuts in West Africa in the fifteenth century. Borgu country, though not known for kolanut production, however prospered on it, perhaps as a result of its location and also because of the Gonja market which was opened around the fifteenth century. From Kano, there were two routes leading to Gonja. The first, the northern route, passed through Sansanne Mango, Mamprussie, and Yendi to Salaga and other Asante dominated markets (Lovejoy 1971 : 538), and the second route, which we are focusing on, went further south through most of the Borgu states. This route crossed the Niger at Ilo, a commercial port of Borgu, to Bussa, Wawa, Kaiama, Nikki, Djougou, and then Gonja (Harris 1939 : 28). Apart from this route, there was also a feeder route which linked other Borgu states to the major route (Hallett 1965 : 96). The Borgu route was the shorter and therefore the more prefered of the two routes. Lander, who went through Borgu in the early nineteenth century, reported seeing "about a thousand [Hausa] individuals of both sexes" along the Borgu route (ibid.). Because of the strategic location of some Borgu states along the route, custom houses were established in all the states that the route passed through. Custom houses were established for various reasons. Among these were : one, to regulate trading activities in these states ; two, for security reasons (i.e. to keep eyes on the spies pretending to be traders) ; and most importantly, to collect tolls from traders making use of the routes 8. The toll collected from these traders, as Goody (1971 : 51) notes, was the only source of revenue for some states. Bussa, because of its strategic location (it bordered the Niger at the navigable portion), enabled it to control the trade through its territory. The control included providing transport and other services to the traders. Clapperton (1829 : 109) reported that the king had a big ferry at comie (komi) or Wonjerqa-s to transport "the caravan to and from Houssa Nyffe [Nupe]". The custom house at Illo was also important. It was at Illo that all Hausa merchants, especially from the eighteenth century when these merchants took control of the Gonja market, had to cross the Niger to Borguland. The control of that port was however controversial. While some held the view that it was Nikki that controlled the port, others strongly believed it was Bussa. The evidence at our disposal however supported Bussa control of the port 9. Another important custom house at Wawa, which by the second half of the nineteenth century had declared its independence from Bussa. Wawa was a fortified city with four toll gates. These toll gates" Fakun Bani lea", "Bisa We `te Beni-lea", "Kaiama Beni-lea" and "Lesu Beni-lea" all led to important markets in the region 10. Sir John Glover reported seeing a large caravan at Wawa on its way to Salaga. According to him, the caravan consisted of 150 slaves, 32 horses, 26 donkeys and about 301 slaves for sale (Hastings 1926 : 156-157).

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Kaiama too was strategically located on the trade route and indeed, going by Clapperton's account (1829 : 77), the route from Hausaland and Bornu went through Kaiama to Gonja. Dupuis (1966 : 45) confirms the position of Kaiama by describing the city as a large city situated on the trade route (Idris 1973 : 180). The revenue derived from the caravan trade must have been responsible for the declaration of her independence of Nikki in the nineteenth century 11. Nikki was, during the time until discussion, the most important and powerful state in Borguland. The importance was not only in politics, but also in economy. Most of the custom houses were located at the provincial states. Three of these were the Bodebere, Djougou and Parakou custom houses 12. The Bodebere custom house bordered the Yorubaland and was used by Yoruba merchants. It was formerly a transit camp for traders and Muslims scholars going to Salaga, but eventually developed into a commercial town (NAK/DOB/71). Nikki market was very important to many merchants because of its central position. According to many of my informants, Nikki was the destination of many merchants from Kumasi and Salaga, where they would sell their goods to traders coming from Hausaland and return home (Wara 1983 : 25). The toll gates at Nikki, therefore, yielded more revenue. The gates were under the supervision of Ba-Parakpe and Bio Sonkora, who were responsible for collecting the dues on the goods coming and going out of Nikki. They were also responsible for granting right of passage to individual passing through Nikki. These officers, especially Ba-Parakpe had become wealthy in the course of performing his duties as a result of gifts received from traders or not declaring the total amount received from the traders 13. It should also be mentioned that gold imported from Gonja markets was minted at Nikki into a fixed currency called Mithqal. This was accepted at a fixed rate for all transactions along the Gonja-Kano trade route. This attracted more merchants to Nikki and, indirectly, brought about increase in custom fees. The Sokoto-Badagary route was opened in response to the European activities at the coast. This was properly in the nineteenth century. This trade route went through Yorubaland to Borgu and to Sokoto (NAK/DOB/AR/17). Some of the states in Borguland that the route went through included Yangwasso, Konkwesso, Okuta, Boria, Shiya, Yashikira, and Gure (NAK/DOB/71). It was through this route that most of the European goods got to Borgu at a reasonable price (Lander 1830 : 134). As with the case of Kano-Gonja route, states along the Sokoto-Badagary route also established custom houses from where tolls were collected from the various merchants making use of the route. The custom houses survived that of the Kano-Gonja (NAK/ ASA/24). It was on July 12, 1907 that the last custom house at Ilesha was closed down. This was after the collection of tolls was made illegal by the British colonial government in Nigeria in April, 1907 (ibid.). Oral tradition confirms that tolls were collected on all goods, most especially military wares. The fees were not fixed and were most especially in cash 14. Lugard, in 1896, reported that "there is no fixed duty for the merchants to pay, but the chief takes just as much as can be squeezed from them" (Anene 1970 : 120). Clapperton (1829 : 299) tries to give an idea of what was charged in Borgu. In Bussa, 30,000 cowries were reported collected from traders crossing river Oli (10,000 cowries per head and 20,000 for the loads). This was rather too exorbitant. Apart from the tolls collected, gifts were forcefully, in some instances, from the merchants for the chiefs. Failure to cooperate

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often resulted in delaying the traders from proceeding, confiscating of their goods or passing information to bandits to raid the traders of their goods 15. At present, there is yet no statistics either from oral or documentary evidence to suggest the annual revenue accruable to each state from the various custom houses in Borguland. But going from the various reports of the early travelers, especially Clapperton's account, the revenue must be substantial (ibid.). Revenue derived from the custom houses was used for state purposes. Though, in all the cases, it was always difficult to differentiate between the state's and the King's purse. Whatever the case, Nikki, which derived more revenue from the caravan trade, was able to set up a larger bureaucracy than any of the states in Borgu. Offices with designated responsibilities were created and appointees were paid from the state coffer. Also, part of the revenue was used to recruit soldiers and to equip the military. We mentioned briefly above that military wares were heavily taxed, and, in some cases, these waresfor example horses, gun, and gunpowderwere directly purchased by some of the states. When the horses were in short supply, more were imported to Borgu through Illo port. Richard Lander (1830 : 134) wrote about the military strength of Nikki in the nineteenth century thus : "Nikki is the most powerful of the Borgu states.. . Its monarch property and he is, in other respects, wealthy and affluent. His soldiers, who form a good part of the population of the capital, are reputed to be brave, bold and enterprising men". Lander also wrote in 1830 concerning Wawa that the monarch was recruiting "a body of Nouffe [Nupe] horse soldiers, consisting eight hundred men, which has rendered its chief more powerful than either of his neighbour" (Hermon-Hodge 1929 : 149-150). Gwanara was another military state that emerged during this period. Indeed, it took the combined forces of Nikki, Ilesha, Okuta and Kenu to curb the military excesses of Gwanara (Crowder 1973). Part of the revenue was also used to finance state activities or functions. Gani festival, for example, was a state activity which was common to all Borgu states. It was a festival which brought all the ruling elite (Wasangari) together to reaffirm their loyalty to the state. At Nikki, where the festival was more elaborated, it was celebrated with pomp and pageantry. The festival also provided the opportunity for ambitious princes to announce their candidature for existing or future vacant stool. This was done by arrogant display of wealth derived from their robbery activities (Wara 1983 : 44). Apart from the revenue derived from the various custom houses by the states on the route, assorted goods (both from the north and south) were made available to the Borgawa. Clapperton (1829 : 68) reported seeing "more European goods in Kaiama in two days more than in all time in Yorubaland". Lander also wrote concerning another Borgu state, Djougou : "The people have the necessities of life in great abundance and they are enriched by the thousands of merchants who trade in Gonja for the goora [kola] nut, etc. Their chief, or the king, is the most opulent ruler in the whole of Borgu having obtained by the means of more money" (Hallett 1965 : 96). It has been argued elsewhere that Borgu had nothing to offer to the traders in terms of primary product except the right of passage 16. However, oral evidence at our disposal has contradicted this. Shea butter, the major product of Borgu, was required by traders from the coast, Yorubaland and at Salaga market (Idris 1973 : 62). Apart from the above, some Borgawa were providing some security services and some were hired carriers at

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the various custom houses in Borgu. The Borgawa were therefore well involved in the commercial activities. Armed Banditry on Borgu Highways The caravan traders were faced with many hazards. One of such was the attack by armed robbers. Usually, different precautions were taken against sudden attacks by these bandits. Some of these precautions included travelling in large numbers, sometimes between 1,000 and 2,000. According to Richard Roberts (1980 : 176), a large caravan "definately offered more protection" through insecure area. Also, the caravan traders were, in most cases, well armed or engaged the services of soldiers or hunters. Caillié writes on two different groups of traders in West Africa. According to him (in Roberts ibid. : 176), the Malinké were always object of attack, whereas the Saracolet (Soninké) were not usually attacked because they carried arms on their trips. C. Orr (1965 : 105) writes on another group of caravan traders, the Hausa traders. According to him, "Hausa traders banded together for mutual protection under a chosen leader.. . Each trader was armed with spear and knife, usually with bows and arrows as well, and regular advance and rear guards were formed by each caravan". Two issues should be further examined at this point in time. These are, one, that armed attack on the caravan traders was not restricted to any region in Africa. Toyin Falola (1995-1996), wrote on banditry and piracy in the nineteenth century Yorubaland. He mentioned the activities of these bandits and pirates (with active support of some top political elite) in Ibadan, Ijaiye, Epe, etc. Two, is the personalities concerned. In all known cases, the ruling elite were involved, giving the impression that the attacks were sponsored by these states. R. H. Stone (Falola 1991 : 23), a christian missionary, writes on Kurumi, the military leader of Ijaiye, a Yoruba state, thus : "With a number of followers, who had attached themselves to his fortunes, he [Kurumi] would go out from Ijaiye into some distant province on predatory execution. By kidnapping in the farms and plundering caravans he became rich and powerful". Donald Crummey (1986 : 133) also gives the example of Ethiopia, where banditry was considered as a means to an end. According to him, "[. . .] the Ethiopia ruling class dominated the institution of banditry, and mounded it to their own ends. They used it as a tool for career mobility". Crummey's statement on Ethiopia is true of Borgu. The Wasangari dominated the institution. Some of the Wasangari that participated in raiding and looting of the caravan traders in the nineteenth century included Bakin Jaki, a Nikki prince based at Gwasoro. According to an account in Litafi na Tatsuniyoyi na Hausa, Bakin Jaki was said to have captured a caravan of 2,000 pack-animals between Yashikira and Nikki. The robbery was organized with Mora Amali, a Kaiama prince who eventually became the eighth king of Kaiama in 1884 17. According to the account, the two had waited for twelve years for an opportunity of that nature (Hermon-Hodge 1929 : 16). Ba Kombiya, a prince of Okuta, was another notorious raider, who eventually became the king of Okuta in 1902. It was claimed that in one of his raids, he succeeded in capturing about 240 slaves (Stewart 1993 : 364). Other princes identified were Jofiri (Bodebere), Kwara (Kounde), Mora Bakaru (Kaiama), Woru Yaru (Bodebere and Yashikira), and Mora Tasude (Kaiama). The last two eventually became enemies on the account of a stolen sword, on one of their raiding activities. This affected the state relation 18. As a result of their activities, there was no route within Borguland that was secured, most especially those routes leading to major markets. Nikki, which had the most important and central market in Borgu, was more attractive to the robbers than any of

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the others. Some of the foreign travelers who went through Borguland were attacked within the Nikki kingdom whether on their way to or from Nikki (Perham 1963 : 158-159). Other notorious routes included Kaiama, Djougou, Paraku and Perere. Wolf reported how some princes "attacked and plundered a caravan of 300 men with 90 donkeys going from Kano to Salaga". This was probably in 1891 (Crowder 1973 : 33). The participation of a large percentage of the Wasangari should not give the impression of the state support or that robbery was legalized in Borgu. The inability of some of the states to curtail the activities of these bandits was as a result of the fact that Borgu was not a centralized polity, and also there was no law governing situation of high power differential. Mode of Operation Usually, the robbers operated in gangs under the leadership of a powerful prince, who provided the weapons and also directed the operation. In some cases, the gang could be made up of about 100 to 400 robbers fully armed with bows and poisoned arrows. Lugard was warned that "a robber chief with 600 warriors had planned to attack him" (Anene 1970 : 24). Bakin Jakin, one of the notorious raiders in the nineteenth century, had a gang made up of about 400 robbers on foot and 60 horsemen (Perham 1963 : 158-170). And when they attacked they did so to loot the traders of their money, goods, and even captured the traders themselves and later sold them into slavery (ibid. : 143). Idris (1973) confirms that the gangs were supplied necessary information about incoming caravan traders by the Muslims Imams, who were personal consultants to the princes (Wasangari). Two reasons could be attributed to this : information was given for a price ; information was supplied to be in good record of the princes. As we mentioned above, most of the raiders eventually assumed the leadership of their states. In that case, the informant usually became a personal adviser to the new king. Members of the gang were recruited based on their exploits in previous events or courage and possession of magic. Members so recruited formed the infantry section. The Calvary section was dominated by the princes and leaders of sub-units of the gang. Horses were obtained from the Hausa traders by individual princes to enhance their status. Recruited members were paid or rewarded from the booties during the expedition. Oral evidence is silent on the percentage. It must be adequate to retain the services of the bandits. The method of attack depended on the number of the traders and the vicinity of the attack. If the caravan was large, the objective was to break up the caravan and then deal with it separately. The attack was always sudden and usually where the forest was so thick and visibility was impended, or at a river crossing. Lugard, who had many encounters with some of the bandits, described their method thus : "[. . .] 1000 men could sit within 20 yards (or 20 ft) of the path, and the first half of the caravan could pass without any knowledge of it. At the first gap caused by a tired or lame man they could step across the path and kill the first unarmed porter who appeared and the rest would fly in panic and throw their loads" (Perham 1963 : 220). Mora Tasude, the Sarkin Kaiama and a one time raider further described the mode thus : "[. . .] either they would lie in ambush in a very thick place, or the crossing of a river or a swamp.. . or else they would attack by night" (ibid. : 158-159). The weapons of attack were horses, spears, bows and poisoned arrows. The Wasangari were mounted on the horses giving commands while the recruited peasants formed the infantry. Lugard, in one of his encounters with robbers in Borgu, was wounded by a

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poisoned arrow. He was saved by the appliance of local anti-poison herb given to him by his friend, the Sarkin Kaiama, Mora Tasude (NAK/SNP/7/8/1858-1907). The State and the Robbers It was not that the individual state was unconcerned about the safety of the caravan route passing through the individual state, but the fragmentary nature of the political system and the relationship of the bandits to their respective governments made a joint effort by the state impossible. The safety of the routes were therefore left to the individual state, in which case some of the states had no resources to contain the robbers. However, some of the robbers were rivals of some of the monarchs and therefore took to raiding as a continuation of struggle for political power. Nevertheless some efforts were made to safeguard the routes. Bussa monarch, for example, had a squad which was put at the service of caravan traders. Lugard was told by one of the guards that "the Bussa king is looked on as a father all through Borgu, and has a great influence. No one will touch a caravan which has one of his messengers" (Perham 1963 : 144). One must however quickly add that it was not a guarantee for the safety of the traders. There were cases when the robbers could have been attacked and made away with their goods before realizing the presence of Bussa's soldiers (ibid.). At Bodebere, Nikki custom house for Yoruba traders, there was a permanent anti- robbery squad stationed there. Two or more soldiers were always given to each caravan after proper checking. This was for a fee and another source of revenue to the state (ibid.). In some other cases, there were states allying together to patrol 19, and to open routes that were closed as a result of the activities of the robbers. In 1894, fifteenth states allied under the monarch of Paraku to open the road to Salaga infested by robbers (Perham 1963 : 213). However, in spite of the individual or combined states effort to rid the region of the activities of robbers, the robbers continued to be daring. As a result, many routes were closed, among them : from Gonja to Nikki and from Nikki to Yorubaland via Shaki (ibid.). The consequences of this was the boycotting of Borgu markets and the diversion of the route to other states. There was the diversion of the Sokoto-Badagry route from Kaiama to Ilesha as a result of the menace of armed robbers (ibid.). Impact on the Economy and Demography of Borgu The frequent attacks on the caravan traders had tremendous impact on the economy of the country, which solely depended on the revenue, in form of duties, collected from the caravan traders. As we have mentioned above, the incessant attacks led not only to the boycotting of Borgu markets, it also led to the diversion of the route elsewhere. This meant loss of revenue for most of the states. The implication of this was that there was no more fund to service the bureaucracy, to organize state programmes like festivals and to equip the army. Nikki was mostly affected by this. According to a document, "when the commerce going through Borgu declined, Nikki too declined until it was reduced to the half occupied miserable town that Lugard found it in 1895" (NAK/DOB/HIS/71). It was not only Nikki that was affected, Bussa, Wawa and Kaiama were also affected. Kaiama was reported to have deteriorated into a mere village (Mahdi 1990 : 20). At the inception of colonial rule, effort was made to re-divert the trade route to Kaiama again, but with little success (ibid.). Allied to the above was the depopulation resulting from the activities of the armed robbers. The Wagara and the Hausa traders who were settled in the various Borgu

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states and who were actually controlling the caravan trade migrated elsewhere to establish. This would explain the reason for the sparsely populated Borgu at the beginning of the twentieth century. Finally, one should add the fact that the creation of new frontiers, as a result of the partition of Borgu between Britain and France in 1898, destroyed what was left of the Kano-Gonja caravan trade (Crowder 1973 : 99-118). The trade routes were diverted by the colonial masters to their different areas of operations. * Borguland was strategically located along two major caravan trade routes. The location made it possible for these Borgawa states to open custom houses for collecting duties on all goods passing through the country. Though, we have no statistics from the various custom houses on the revenue collected ; it must be high going by the account of some European travelers and soldiers that went through Borgu in the second half of the 19th century. Part of the revenue was used to develop these states politically and militarily. However, the menace of armed bandits, who were princes, led to the boycotting of Borgu markets and the diversion of the routes elsewhere. The implication was that these Borgu states lost major revenue which affected the economy of the country. Consequently, at the inception of the colonial rule in 1900, most of the capitals had deteriorated into villages. [Annex. Goods and Routes through Borgu.] Freie Universität, Institut für Ethnologie, Berlin. * I wish to express my gratitude to the following people for their comments on the first draft: Professor Ade Obayemi (now late) of University of Ilorin, Professor Dr. George Elwert (Freie Universität, Berlin), Dr. Paulo Farias (Centre for West African Studies, Birmingham), Richard Kuba and Ertmute Alber (University of Frankfurt and Freie Universität, Berlin respectively). Finally to the Alexander von Humboldt Foundation for granting the award to come to Germany. The visit enabled me to have access to some of the literature to update this paper. Armed banditry is taken to mean acts of predation and violence against merchants on the trade routes. See Ray Kea "I am here to plunder. . .", in Donald Crummey, ed. (1986: 11). In this paper, bandit and robber means the same.

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NOTES

1. Swadio is a Batonu word for a bandit. It means "somebody who eats on the road". In other words, somebody whose survival depends on booties from the caravan traders. 2. There was no European account in the nineteenth century that did not mention armed banditry in Borgu. This period also witnessed more traders participating in the

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trade because of the prosperity associated with it. Also it must be pointed out that the women were not left out. 3. The ruling class traced their origin to Kisra. For details see M. H. Stewart (1980). 4. Interview with Sule Idris at his Ilorin residence, September 2nd, 1992. Most of the informations collected on the field come from oral interviews with: Idrissu Banikani at his Kaiama residence, September 5th, 1992; Sule Idris, op. cit.; Maurat Kissira at his Nikki residence, Benin Republic, July 16th, 1992; Ishaq Sabi at his Ilorin residence, July 23th, 1993; I. Wara at his Bussa residence, July 16th, 1992; and Abdulrahman Mora at his Ilorin residence, September 30th, 1992. 5. Interview with Sule Idris and I. Wara, see previous note. 6. Interview with I. Wara, see note 4. 7. See Ray Kea, op. cit., for his account on banditry in the Gold Coast. 8. Interview with Sule Idris, op. cit., note 4. 9. Archival materials support that Illo was under Bussa's control until it was given to Sokoto to compensate her for losing some of her territories to the French as a result of the Anglo-French pact of 1898. 10. The custom gates were effectively under the control of Wawa. 11. Kaiama was one of the states established from Nikki in the seventeenth century. By the middle of the nineteenth century, it had declared her independence of Nikki and until the imposition of colonial rule, Kaiama succeeded in defending her independence in spite of the threat posed by the powerful Yoruba kingdom of Oyo. 12. Interview with Sule Idris, op. cit., note 4. 13. Interview with Maurat Kissira, op. cit., note 4. 14. Interview with Sule Idris, op. cit., note 4. 15. See Annex for the goods coming to Borgu in the nineteenth century. 16. Mahdi Adamu was of this opinion, but evidence collected from the field contradicted this view. Borgu was noted for the production of shea butter, which was in high demand in the coastal region. The production was controlled by Borgawa women. 17. Interview with Abdulrahman Mora, op. cit., note 4. 18. Ibid. 19. Interview with Sule Idris, op. cit., note 4.

ABSTRACTS

This paper examines the phenomenon of armed banditry in precolonial Borgu history. The paper considers armed banditry in Borgu as a reaction to the change from agrarianism to mercantilism in the fifteenth century. lt attributes the involvement of Borgu princes in banditry to the socio- political situation in the country. The paper concludes that armed banditry, which became well pronounced in the nineteenth century, affected the main source of Borgu's economy, the caravan trade, and consequently led to the fall of many of the Borgu states. Indeed, one could say that the shift of the trade route from one area to another, and eventual boycott of Borgu routes, laid the foundation for its impoverishment at the beginning of the century.

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Les princes comme bandits de grand chemin : une analyse du phénomène de banditisme armé dans le Borgu précolonial. -- Cet article analyse le banditisme armé dans l'histoire précoloniale du Borgu. Ce phénomène qui s'est produit au XVe siècle est vu comme une réaction au passage d'une économie agraire à une économie mercantile. L'entrée des princes du Borgu dans le banditisme est liée à la situation sociopolitique du pays à cette époque. Il en résulte que le banditisme armé, qui atteint son apogée au XIXe siècle, affecta la source principale de l'économie, le commerce caravanier, et entraîna l'effondrement de nombreux états du Borgu. On peut même aller jusqu'à dire que le déplacement de la route commerciale d'une région à une autre, ainsi que le boycott effectif des routes commerciales du Borgu, ont conduit à son appauvrissement au début du XXe siècle.

INDEX

Mots-clés: armed banditry, bandit de grand chemin, banditisme armé, caravan trade, commerce caravanier, highway men, prince, princes

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chronique bibliographique

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Borel, François, Gonseth, Marc- Olivier, Hainard, Jacques & Kaehr, Roland (textes réunis et édités par). – Pom Pom Pom Pom. Musiques et caetera. Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 1997, 292 p.

Silvia Paggi

On ne trouve que peu de textes spécifiquement dédiés à l'Afrique dans cet ouvrage1, qui réunit d'ailleurs des contributions fort diversifiées, tant pour leurs sujets que pour les disciplines concernées. Ce qui unit ces textes c'est le domaine de la musique, considérée ici toujours en relation avec les sociétés et avec les milieux culturels dans lesquels elle est produite et/ou reçue. Ce sont des regards croisés sur « la bande-son de notre époque », qui peuvent ainsi aller de l'analyse ethnomusicologique de la musique rituelle en Géorgie ou en Sardaigne, aux considérations autour des modalités de reproduction et d'écoute de la musique baroque ou contemporaine. En tant que totalité socioculturelle, la musique est considérée dans ce recueil notamment sous les angles de l'expression et de la canalisation de l'émotion, de la construction identitaire et des implications de pouvoir. Lichtenhahn focalise son texte (« Plaidoyer pour le moment musical ») sur la distinction toute occidentale entre les formes et les moments de production et reproduction musicale. Il distingue ainsi musique écrite/interprétée et musique de tradition orale/improvisée. En relativisant cette distinction, l'auteur, en même temps qu'il considère toute interprétation d'une oeuvre écrite comme une action musicale unique, souligne la prescription qui encadre l'improvisation au sein des exécutions musicales dans des contextes traditionnels à transmission orale. Il nous rappelle en effet comment l'idée de l'oeuvre musicale « absolue et autonome » prend forme dans l'histoire de la culture occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle, au moment où elle se rend de plus en plus autonome par rapport à la prédominance de la vocalité

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énonciatrice du texte : « Ce n'est pas par hasard qu'à l'époque romantique les termes d'interprète et d'interprétation, jusque-là employés surtout pour l'exégèse biblique, commencent à être appliqués à la reproduction musicale » (p. 12). En musique, la notion d'authenticité, de « version originale », ne peut être considérée comme un facteur objectif, car elle change tout le temps selon la rencontre de l'interprète avec l'oeuvre. Devenue néanmoins aujourd'hui un argument commercial de vente, on a l'impression que le public ne désire que réentendre toujours les mêmes oeuvres. En effet, face à une vie quotidienne déstabilisée, on demande à la musique un effet sécurisant, et sous cet aspect « concert pop et concert symphonique ne se distinguent guère » (p. 15). Et cette remarque ne concerne pas que les oeuvres musicales, mais elle peut s'étendre à toute composition. La position de Lichtenhahn concernant la notion d'improvisation ne me semble pas facile à comprendre. Lorsqu'il engage une réflexion par rapport aux diverses approches et définitions d'improvisation -- en Arom, Baily, Giannattasio, Canzio, Düring --, Lichtenhahn, dans le souci de s'éloigner d'un point de vue ethnocentrique, semble ne pas vouloir distinguer entre les notions de production, d'exécution et de reproduction : « Par conséquent, les définitions de Arom et de Baily donnent l'impression d'émaner finalement de conceptions occidentales. D'ailleurs l'expérience le prouve : rien de plus difficile que de faire comprendre à un musicien africain cette notion d'improvisation. Il dit qu'il fait de la musique et que c'est l'acte qui compte » (p. 18). En soulignant, dans sa conclusion, la présence d'oeuvres de « composition » dans les cultures musicales sans écriture, où la mémoire musicale se structure sous d'autres formes, Lichtenhahn souligne encore que ce qui compte c'est l'acte, le « moment musical », au-delà du contexte dans lequel il se produit. Ainsi, me semble-t-il, il fait rentrer par la porte l'ethnocentrisme qu'il avait voulu faire sortir par la fenêtre, revenant ainsi à une conception autoréférentielle de la musique, ce qui contredit son intention de vouloir considérer avant tout la musique comme totalité socioculturelle. Le rôle de l'interprétation musicale est aussi au centre du texte de Hennion (« Le baroque, un goût si moderne... ") lequel désigne la musique comme « art de la médiation », soulignant le fait que « la musique ancienne est l'un des endroits actuels où la question des médiations musicales se joue de la façon la plus ouverte » (p. 37). L'interprétation et le cadre de réception sont tellement différents d'une époque à l'autre que l'on ne peut trouver des liens avec la musique ancienne que si on a conscience de cette distance. La musique ancienne peut être ainsi considérée comme un révélateur pour éclairer l'idée de modernité et de tradition. En effet, le traditionalisme, qui réclame une authenticité immuable, est lui-même un modernisme, car « la tradition, comme disent joliment les ethnologues, ce n'est pas ne pas changer, c'est changer continuellement sans se rendre compte qu'on change » (p. 27). Dorion ouvre son texte (« Musique et géographie ») en arguant du fait que si, comme l'affirme Jacotot2, « tout est dans tout », la musique doit donc être dans la géographie et réciproquement. Ainsi, sans plus d'explications, l'auteur peut directement passer à l'examen des points forts de cette imbrication. L'art du « non visible » et la science « du visible » partagent un langage bidimensionnel : la musique déploie sur l'axe du temps ce que la géographie décrit dans l'espace. Ainsi, rythme et mélodie occupent l'axe horizontal de la portée, l'axe vertical étant réservé à l'harmonie, tout comme la géographie différencie horizontalement les espaces entre les lieux et verticalement les interactions dans un lieu. Pour notre part, cette lecture nous amène au constat que la géométrie est, elle aussi, dans tout.

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Bosseur (« Composer avec le son : une question d'identité ») s'attache, lui, aux nuisances acoustiques qui agressent de nos jours la perception auditive, devenue ainsi inattentive à l'environnement sonore. De plus, les mauvaises habitudes induites par la reproduction musicale de la haute-fidélité, qui occulte les relations complexes des musiciens à l'espace et aux instruments, conditionnent de plus en plus le goût du public contemporain. Partager en communauté un événement unique, tel était le rôle du concert et de l'audition privée de la musique, pratique aujourd'hui désuète au profit de la seule réception musicale chez soi : « Les moyens de reproduction réinstaurent le statut culturel d'objet de l'oeuvre musicale, que toute une tendance de musiciens tente aujourd'hui de dépasser » (p. 62). Bien entendu, le monopole des circuits de production et de diffusion musicale est au coeur de cette stratégie d'appauvrissement de l'écoute. Panisset (« La création musicale assistée par l'usage ») s'attache, lui aussi, au contrôle des médias par les multinationaux de l'audiovisuel qui conditionnent le goût du public au détriment de la « création contemporaine », dénonçant « plus généralement la logique d'un système économique où la production de la demande se substitue à la production de l'offre ». S'appuyant sur la méthodologie de la sociologie de l'usage pour tenter d'identifier les « critères de qualité d'usage », et en gardant clairement distincts l'acte individuel du créateur et la production qui en découle, l'auteur postule que l'usager seul construit son programme à partir d'une offre variée et des multiples réseaux dont il dispose. Né au XXe siècle pour différencier les musiques de création des musiques de répertoire, « l'étrange concept de "musique contemporaine", qu'aucun créateur des siècles précédents n'avait jamais songé à revendiquer », ne fait pas l'unanimité dans la communauté musicale à cause de l'hétérogénéité des démarches esthétiques auxquelles il s'applique. En introduisant les mathématiques ou l'informatique à l'intérieur même des processus de composition et d'exécution, nos contemporains sont allés très loin dans la relation que science et musique entretiennent depuis des siècles dans la culture occidentale. Lévi-Strauss est ensuite cité (sans préciser la source) qui, en 1964, dénonçait, au nom de la double articulation, l'impasse que constituait le rejet idéologique du système tonal. Panisset esquisse les deux conceptions qui se sont opposées à ce sujet : celle naturaliste, pour laquelle le système tonal est un universel qui caractérise la perception musicale, et celle des dodécaphonistes qui le considèrent comme un ordre compositionnel éphémère qui a arbitrairement imposé ses règles en Europe pendant un temps, désormais révolu. Après avoir souligné comment en France ce débat esthétique s'est déplacé sur le terrain politico-financier, à cause des importants financements de l'État dont a joui la création musicale, et notamment la mouvance de Pierre Boulez (vis-à-vis duquel on perçoit dans ce texte une attitude critique plus ou moins voilée), l'auteur annonce le passage à ce que l'on appelle aujourd'hui une « nouvelle tonalité ». Toujours selon l'auteur, avec cette nouvelle tendance -- accréditée en 1996 avec l'interprétation par l'Ensemble intercontemporain d'une pièce américaine, Dead Elvis, inspirée du rock -- la création savante vise à abandonner à l'égard du public une logique de rupture pour adopter une stratégie de séduction. Le déficit financier, que l'argent public ne comble plus, en serait une raison non secondaire. La grille d'analyse de l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la communication, élaborée en 1994 par Mallein et Toussaint, montre que leur intégration au quotidien dépend moins des qualités intrinsèques des oeuvres que des significations qui leur sont attribuées par les usagers. Sans vouloir la transposer de manière rigide, l'auteur s'en sert pour trouver des correspondances dans le domaine de la création musicale, qu'il désigne donc de

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« assistée par l'usage ». Il salue ainsi cette nouvelle tendance de la création contemporaine qu'il perçoit comme un retour à la modestie des compositeurs : « Après des années de certitudes arrogantes, il semble bien que la création musicale contemporaine revienne à un discours d'humilité et redécouvre enfin "le monde réel" » (p. 95). Dans son texte (« Portrait de la soi-disant musique actuelle en instrument de contrôle »), Gallaz, qui ne définit pas préalablement ce qu'il entend pour musique actuelle, ou musique d'aujourd'hui, fait glisser le concept de totalitarisme politique dans l'univers des sons, et regrette que la musique ne soit plus capable de se constituer autour des vides et des silences : « La soi-disant musique actuelle est totalitaire dans la mesure où tout totalitarisme est définit par un processus d'épuration. Par une exclusion de tout ce qui ne lui ressemble pas. C'est exactement ce qu'accomplit la soi- disant musique d'aujourd'hui, excluant d'elle-même le vide et le silence dont est normalement constituée la musique digne de ce nom » (p. 100). À côté de cette forme musicale qui n'en est plus une, le mélomane n'existe plus non plus, englouti, lui aussi, par une époque où domine le besoin, tout télévisuel, de théâtraliser violence et douleur ; l'exemple de référence étant pour Gallaz celui des funérailles de Rabin : « En tant que figure transparente et privée d'épaisseur, le soi- disant mélomane d'aujourd'hui n'est pas le lieu d'une évaluation sensible. Il n'est plus capable d'assigner un pouvoir de révélation à la musique brésilienne, à la world music, aux couplets de l'Américain James Brown ou aux ballades du Français Yves Duteil » (p. 102). En l'absence de musique et de mélomane, la véritable critique musicale s'est éteinte et l'on n'en trouve que de « soi-disant ». Car l'auteur considère toute la musique actuelle, sans distinction, comme un tyran absolu qui ne vise en effet qu'à produire l'extase. Ce n'est peut-être pas si mal que ça, l'on pourrait se dire, mais ce n'est pas l'avis de l'auteur, qui, lui, accuse tous les soi-disant publics d'homologation rituelle ondulatoire, sur toutes les scènes soi-disant musicales du monde. Au-delà de la réaction ironique qui peut provoquer cette lecture, on peut tout de même partager les sentiments sous-jacents qui conduisent l'auteur à une analyse que je qualifierais -- dans une acception scientifique du terme, bien entendu -- de déséquilibrée : « Dès lors que la culture est fétichisée, c'est-à-dire dès lors qu'elle devient un objet de vénération plutôt qu'un moyen d'intelligence critique, les événements du monde le sont aussi » (p. 103). Après avoir constaté que l'on peut écouter intensément la musique les yeux fermés, dans un état qui présente, tout comme l'état méditatif dans lequel travaille un mathématicien, les signes du sommeil, Hugli (« La musique, la douleur et la mort ») se demande si le rituel dans lequel sont plongés les spectateurs des salles de concert « isolés dans une foule immobile et silencieuse », ne demande pas une certaine dose de masochisme, ce qui reviendrait à dire que la souffrance et la musique sont profondément associées. L'auteur emprunte aux études d'Ansermet sur la hauteur des sons et leurs relations mathématiques, qui concluent que notre perception de la musique est logarithmique, l'idée que la perception de la musique n'est pas une activité de la raison mais une activité de sentiment : « Il y a dans le concert -- cette cérémonie sociale qui paraît appartenir à la civilisation la plus raffinée -- des éléments remontant aux origines de la musique et qui font apparaître le lien tribal de celle-ci avec la douleur » (p. 114). Hugli s'appuie notamment sur des ethnologues et ethnomusicologues, pour mettre en évidence -- de façon un peu aventureuse, me

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semblet- il -- les liens que la musique, dès la préhistoire, entretenait avec la chasse, l'initiation, la mort. L'acte sacrificiel y est central et préfigure le rite du concert moderne. Il voit sa théorie confirmée, entre autres, par le rôle joué par la musique dans les camps de concentration nazis, et souhaite un retour aux premiers âges de la musique pour se régénérer, essayer de conjurer la mort et prendre le temps de vitesse. Reste que le parti pris d'une approche rituelle de l'écoute musicale et la place accordée aux archétypes culturels dans la création et la réception musicales, constituent des apports fort intéressants. Suivent le texte poétique de Marie-Dominique Perrot (« Accroche-notes »), autour des sensations musicales, et celui de Laurent Aubert (« Le grand bazar : de la rencontre des cultures à l'appropriation exotique ») qui présente un historique de la world music, connue dans l'industrie du disque francophone comme « musique du monde ». Sylvie Bolle Zemp (« Rhétorique et musique : un rituel funéraire svane (Caucase du Sud) ») présente les résultats de ses recherches en Georgie, de 1991 et 1996. L'importance des orateurs et des chanteurs dans cette culture renvoie aux diverses réflexions que l'ethnomusicologie a, à plusieurs reprises, produites sur la relation entre langue et musique. À travers l'analyse de la pratique musicale du rituel funéraire, l'auteur souligne comment ces deux expressions révèlent les jeux d'images de soi et de l'autre, notamment pour ce qui est des rôles masculin et féminin. Une différence est ainsi remarquée entre les lamentations féminines, où la musique est au service du texte, et les chants polyphoniques masculins, qui présentent un rapport analogique entre les inflexions mélodiques et l'intonation de la langue. À Castelsardo, l'Oratorio qui est au centre du texte de Bernard Lortat-Jacob (« S'entendre pour chanter : chants de Passion en Sardaigne ») désigne en même temps une confrérie religieuse, un groupe d'hommes et un lieu de culte. C'est le prieur de la Confrérie qui choisit, pour chaque occasion, les chanteurs du choeur polyphonique à quatre parties. L'Oratorio est surtout une affaire d'hommes et le rôle des femmes y est accessoire (par exemple, dans la préparation des fêtes). Seule la femme du prieur, la prioressa, a un statut particulier et peut, par l'influence qu'elle exerce sur son mari, avoir un pouvoir de décision. La « jalousie » (de la voix de l'autre ou de la place occupée par l'autre dans le choeur) est la contrepartie du plaisir pour le chant : « Etre avec l'autre mais aussi avec soi. » Au coeur du choeur il y a les rapports et les liens sociaux, d'amitié, de rivalité, de jalousie, qui co-impliquent les hommes de la confrérie : le chant devient l'occasion concrète sur laquelle se focalise leur expression. Perpétuer la tradition en fournissant de grands chanteurs, c'est un point d'honneur pour la famille, grande unité patronymique, dont le rôle demeure central dans la structure sociale sarde. Faire entendre sa voix (dans le double sens du terme), nous dit Lortat-Jacob, c'est l'ambition de tout chanteur de l'Oratorio, car plus on sait bien chanter et plus on acquiert d'autorité, et donc de pouvoir : « Savoir chanter », c'est en même temps un « savoir- faire » et un « savoir être », avec les autres, mais aussi pour l'affirmation de soi. Le chant polyphonique exige d'être en relation avec l'autre pour former une harmonie. En plus de son sens musical, le terme signifie aussi l'accord des âmes. Il est donc difficile de partager le chant entre personnes qui ne « s'entendent » pas bien3 : « Quoiqu'il en soit, l'exécution du chant passe par le corps » (p. 198) ; « Si le chant est raté cela veut dire qu'il ne se passe rien entre les chanteurs » (p. 199). Le rôle central du langage du corps dans la production musicale est aussi au coeur du texte d'Anne-Marie Losonczy (« Produire l'humain par la musique ») : « Il s'agit d'un

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savoir-faire à plusieurs registres dans lequel son, rythme et gestuelle [...] émergent ensemble, autant dans l'apprentissage que dans la performance » (p. 254). À travers l'exemple des descendants colombiens d'esclaves africains -- en comparaison aussi avec les cultes afro-brésiliens, afro-cubains et afro-haïtiens --, Losonczy montre comme le langage corporel, gestuel et rythmique, semble constituer le substrat le plus résistant de la mémoire collective implicite afro-américaine, qui survit, même intégré au rituel catholique « et qui se révèle l'un des piliers les plus vigoureux de différenciation et d'auto-identification noires face à l'Amérique des Indiens, des Métis et des Blancs » (p. 255). Le corps animé s'exprime surtout dans le talent pour la danse, qualifié, ainsi que tout échange humain à la base d'une qualité différentielle de leur existence collective, de sabroso (savoureux) : « Comme le boire est censé "rendre fluides le corps et la voix", cette consommation est inséparable d'une circulation de la parole et de l'écoute ou de l'exécution de la musique [...]. Aussi un corps humain pleinement accompli n'est, pour cette glose, que celui qui est capable de mouvements répétitifs et rythmés, partagés et complémentaires, en accord avec le suivi d'un rythme musical » (p. 160). On pourrait s'étonner de trouver dans l'article de Speranta Radulescu (« Musiques traditionnelles et ethnomusicologie sous pression politique : le cas de la Roumanie ») une référence aux « ethnomusicologues occidentaux » par rapport à « nous, les gens de l'Est ». Mais c'est proprement à partir de cette distinction que l'auteur fait commencer ses considérations sur les effets des pressions politiques exercées dans son pays sur les cultures musicales traditionnelles, et par conséquent sur l'ethnomusicologie. À travers le récit de son expérience professionnelle, l'auteur, aujourd'hui chercheur au musée du Paysan de Bucarest, nous livre un sentiment partagé vis-à-vis de la « musique populaire roumaine ». C'est en même temps une fresque politique de certains aspects de notre époque que l'on peut lire entre les lignes. Le folklore était considéré par certains intellectuels roumains, nous dit-elle, comme l'instrument idéal qui permettait à l'État et au parti communiste de substituer « l'art du peuple à celui des élites » (p. 208). Perçue comme un folklore de propagande politique et largement diffusée par les médias, cette musique « idéologiquement conforme » est donc totalement rejetée : « En repoussant le folklore, les intellectuels repoussaient en fait la source qui le leur imposait » (p. 209). Les paysans récemment urbanisés, quant à eux, commencèrent à privilégier la nouvelle musique de faubourg : « Cette musique était une création hybride, vulgaire, tapageuse et très vivante. Elle mélangeait le village et la ville, les Roumains, les Tziganes et les "autres", les Balkans et le centre de l'Europe, l'Est et l'Ouest : en un mot, elle reflétait fidèlement le monde suburbain contemporain » (p. 210). Dans sa propre expérience, ce sont les cours de folklore du conservatoire de musique, et ensuite son travail à l'Institut d'ethnographie et de folklore, qui lui ont fait approcher la musique populaire roumaine sous un autre angle. Radulescu dédie particulièrement ses recherches à la musique paysanne des professionnels, la musique des lautari. Une musique à large audience interprétée par les Tziganes, souvent tenus pour responsables de la dégradation de la musique populaire authentique. Le mot « Tzigane » avait à un certain moment disparu du vocabulaire officiel, sans doute dans l'espoir de faire ainsi disparaître les problèmes sociaux afférents, et ce sujet de recherche valut d'ailleurs beaucoup d'ennuis à l'auteur. Radulescu s'interroge aujourd'hui sur le futur des études d'ethnomusicologie à l'Est, mais elle commence à s'interroger aussi sur le sérieux des Occidentaux, car elle avoue : « Nous avons

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l'impression de découvrir chez vous les signes d'un endoctrinement de sens opposé ! » (p. 225). Sabine Trebinjac (« Une utilisation insolite de la musique de l'Autre ») s'interroge sur les motivations qui sous-tendent l'appropriation des musiques d'autrui pour les manipuler et les utiliser à de nouvelles fins. À travers deux exemples très éloignés dans le temps -- la version chinoise de « Frère Jacques », qui avec un changement de texte devient « Chanson de la révolution nationale », et une musique de guerre du deuxième siècle -- l'auteur montre comment l'association de la musique et de la guerre, présente dans beaucoup de civilisations, atteint en Chine un certain degré de complexité : « En Chine, toute musique est objet à collecter, ce qui, outre le fait qu'elle soit recueillie, implique sa réécriture » (p. 240). Ainsi, ce texte nous apprend, entre autres, que sous le règne de l'empereur Wu de la dynastie des Han occidentaux (140-87 avant J.-C.) un « bureau de la musique » avait été créé, avec la tache de collecter les musiques populaires de l'ensemble de la Chine. À travers le cas des Touaregs nigériens, François Borel (« La musique politiquement incorrecte des Touaregs ») montre comment aujourd'hui l'ethnomusicologie doit se pencher sur les causes de l'acculturation musicale et ne peut plus se contenter de recueillir des musiques dites traditionnelles et en voie de disparition. Après une description des pratiques musicales traditionnelles, Borel s'arrête donc sur les changements de ces dernières années dus aux contacts et métissages, particulièrement importants pour cette population disséminée sur cinq pays saharo-sahéliens, avec d'autres cultures musicales. Plus particulièrement, il s'agit, dans ce texte, du renouveau musical apporté par les jeunes émigrés qui travaillent en Libye ou en Algérie -- souvent constitués en groupes de rébellion armée -- et qui revendiquent une unité identitaire et politique des Touaregs. Parmi les nouveaux signes identitaires, il y a l'introduction de chants à caractère martial, comportant aussi une fonction d'information politique et de propagande. Le modèle de ces chants est notamment à rechercher dans ceux du Polisario, avec l'apport de la guitare qui ne joue ici que quelques accords et arpèges inspirés du jeu du luth traditionnel. Cette nouvelle musique rencontre un réel succès chez la jeunesse touarègue pour laquelle la musique traditionnelle semble être devenue « politiquement incorrecte ». Pascal Amphoux et Anne Sauvageot (« Pour qui sonnent les tags ») mentionnent le « tag sonore » comme exemple d'une pratique de recherche qui, comme dans l'ensemble du réseau Internet qui les loge, se traduit plus par « chercher ce que l'on trouve » que « trouver ce que l'on cherche ». En comparaison avec le tag urbain, ils considèrent le tag sonore comme une icône sonorisée, qui occupe le temps dans le réseau d'une manière analogue à l'investissement de l'espace du tag visuel, avec lequel le tag sonore partage aussi une position anti-esthétique critique, et autoréférentielle : « Le tag électronique exhibe, expose et explicite précisément les innombrables façons dont le son et l'image sont susceptibles d'échanger leurs statuts, leurs rôles et les effets qu'ils cogénèrent » (p. 291). Les auteurs se demandent enfin si les quelques exemples d'icônes sonorisées qu'ils analysent ne préfigurent pas la naissance d'un style particulier, minimaliste, sensible et narratif, peut-être propre à la « fable vidéophonique » de demain.

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NOTES

1. Ce livre est accompagné en annexe par un livret qui illustre, avec beaucoup de fantaisie, l'exposition temporaire de 1997 au Musée de Neuchâtel, « Une invitation à voir la musique ». 2. Jean-Joseph Jacotot, Enseignement universel de la langue maternelle, Dijon, 1823. 3. En d'autres parties de la Sardaigne, le nom donné au choeur est su concordu, le concorde. Voir à ce sujet le film de Renato Morelli et Pietro Sassu, Su Concordu (1988), sur le rituel de la semaine sainte à Santulussurgiu, ainsi que la série des CD des enregistrements sonores, des mêmes auteurs, édités par Nota : « Confraternite delle voci », 1) Castelsardo, 2) Santulussurgiu, 3) Ciglieri, 4) Orosei.

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Botte, Roger, Boutrais, Jean, & Schmitz, Jean (dir.). -- Figures peules. Paris, Éditions Karthala, 1999, 539 p.

Frédérique Dejou

Chaque mois, le Groupe d'études comparatives des sociétés peules, composé de chercheurs et de doctorants de différentes disciplines, se réunit afin de présenter, analyser, comparer leurs travaux et tirer parti de la riche diversité qui caractérise les sociétés peules. Figures peules recueille une vingtaine d'articles choisis par les éditeurs afin d'illustrer cette diversité, tant d'un point de vue disciplinaire (géographie, préhistoire, anthropologie, linguistique) que de celui des thèmes de recherches que constituent les sociétés peules (de la société hiérarchisée, sédentaire, musulmane, régie par un pouvoir centralisé, à la société pastorale, nomade, en passant par différentes variations de ces deux déclinaisons). Cet ouvrage comprend six chapitres thématiques (« L'invention des Peuls », « De la servitude à la liberté », « Apprivoiser l'espace », « Jeux de mots », « Pasteurs et politiques », et « Enjeux contemporains »). Une longue préface, rédigée en trois temps par les éditeurs, illustre dès le départ la complémentarité et parfois les contradictions qui caractérisent les chercheurs travaillant sur les « sociétés peules ». Mais un fil conducteur relie ces trois chercheurs et leur contribution à la préface : celui de dénoncer les approches essentialistes particulièrement récurrentes et persistantes de chercheurs travaillant sur des sociétés peules, pour ne pas dire sur la société peule. On s'attend donc à une déconstruction en bonne et due forme. Et la démonstration est efficace : on lira ici des analyses qui ne laissent aucun doute sur la diversité des sociétés peules qu'illustrent ces Figures peules. À tel point qu'on peut en venir à se demander si l'ouvrage ne pêche pas par excès inverse, justement à force de « figures » et de différences d'angles de vue par lesquelles elles sont observées, à se demander quelle est la légitimité, le lien entre ces différentes figures si ce n'est d'être « peules ». On retombe alors, tel le serpent se mordant la queue, sur une réponse essentialiste consistant à relier ces figures par le fait qu'elles sont toutes peules. C'est donc que ce fait d'être peul, quelles que soient les variations politiques, sociales, religieuses, statutaires propres à chacune des sociétés ou des individus ainsi désignés, est le lien en

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question quelles que soient ces variations. Cette approche tautologique nous enferme dans un cercle dont il est malheureusement bien difficile de sortir. Les éditeurs ne s'y sont pas trompés en titrant ainsi cet ouvrage, annonçant explicitement le refus de considérer un monde peul unique et linéaire. Finalement, et contre toute attente, le lecteur peut éprouver une certaine frustration. Frustration de ne pas voir interrogé la relation entre chacun des articles de l'ouvrage « au même titre » que de se demander ce qui fait le lien entre ces figures. Ce revers de médaille aurait peut-être pu être évité en proposant un article posant la question de façon globale. Là encore, les codirecteurs de l'ouvrage ne s'y sont pas trompés en palliant en partie le manque par leur préface. Mais peut-être qu'une ligne de conduite collective aux auteurs aurait également été bénéfique. En effet, traitant de différentes sociétés, par différentes approches, différentes disciplines, etc., l'ouvrage devient difficile à saisir dans sa globalité (à l'image du domaine de recherches, précisément) : de l'article dont la spécificité est telle que seul un « initié » peut y trouver un intérêt à celui tellement globalisant qu'il propose plus un aperçu sur la question traitée que sur la spécificité qui lie le thème de recherche à une société donnée, là encore, toutes les « figures » sont présentes. Alors, est-ce un ouvrage de référence, à visée didactique, dont on consulterait un article donné ? Est-ce un recueil destiné à « présenter » des sociétés peules, chacune à travers un thème, une discipline et un angle de vue spécifique ? Difficile de répondre. C'est donc peut-être en se penchant sur les différents chapitres, si ce n'est sur les articles eux-mêmes, plutôt qu'en considérant Figures peules dans sa globalité que l'on pourra mieux comprendre sa « raison d'être ». Et ce serait ensuite, en replaçant chacun de ces articles dans la perspective globale de l'ouvrage, que l'intention louable de montrer la diversité prendrait toute sa valeur. Le premier chapitre, « L'invention des Peuls », est une bonne illustration de cette heureuse volonté : montrer et démontrer qu'il n'existe pas « d'invariants peuls ». Christian Dupuy nous prouve que l'archéologie peut, sans tomber dans l'essentialisme et le leurre de la filiation directe, apporter de précieux éclairages sur les éléments pensés comme emblématiques d'une origine unique par les personnes se revendiquant de cette descendance, sur les interactions entre les sociétés, la façon dont elles participent à la construction d'une identité distincte mais non dans la fixité, bien au contraire. G. Boëtsch et J.-N. Ferrié coécrivent pour leur part un article dont le but est de mettre à jour la logique classificatoire qui aboutit à la prolifération des taxons. Ils tendent à démontrer que le principe consistant à séparer est plus important que les critères de la séparation, remettant ainsi indirectement en cause l'anthropologie physique et les liens directs entre groupes d'appartenance pensés comme raciaux et l'identité emblématique des groupes en question. Les Peuls et ce que l'on a parfois dit d'eux dans les « milieux savants » illustrent particulièrement le problème que cela pose : dits « ni Blancs ni Noirs », les constructions et distinctions identitaires tant internes (entre nobles et esclaves) qu'externes (entre Peuls et autres sociétés) les concernant relèveraient de critères physiologiques ; les auteurs montrent que les enjeux de ces classifications sont avant tout d'ordre sociopolitique et sont donc des constructions au service de ces enjeux. Enfin, E. Boesen nous propose un article sur la notion de pulaaku au nord-Bénin et sur sa récurrence dans les sociétés peules. Cette auteure s'y annonce soucieuse de déconstruire « le stéréotype du "vrai" Peul » qui se définirait en fonction de son respect ou non aux règles du pulaaku, sorte d'idéal des règles de conduite à tenir pour être « un bon Peul » et donc un « "vrai" Peul ».

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Le second chapitre, « De la servitude à la liberté », pose la question essentielle de l'esclave en tant que figure d'altérité (ou non ?) au sein même des sociétés peules. Il commence par un article de R. Botte, évitant les pièges du discours ethnicisant malgré un sujet délicat d'un point de vue identitaire, à savoir celui de la survivance et des résistances mises en oeuvre par la société étatique peule fondée sur un système esclavagiste à la fin du siècle dernier. L'article suivant de A. N'Gaide explore lui aussi les mutations dues à l'abolition de l'esclavage : les questions de l'identité actuelle des descendants d'esclaves et de l'évolution de la structure socio-économique et politique dans laquelle s'inscrivent ces questions y sont posées. S. Fanchette, dans un troisième article de ce chapitre, analyse les relations entre ces différentes composantes sociales dans la formation et les processus d'intégration spatiale d'une société peule au Fouladou. « Apprivoiser l'espace », le troisième chapitre, représente une thématique particulièrement intéressante : celle du rapport à l'espace dans différentes sociétés peules. T. Bierschenk nous y présente une société peule non conforme à ce qui est habituellement présenté sous cette « appellation », par le biais d'une analyse des structures spatiales et des pratiques sociales au nord du Bénin : il démonte ainsi parfaitement et en bonne et due forme les stéréotypes par lesquels est bien souvent défini ce qu'est « une société peule ». A.-M. Pillet-Schwartz rappelle pour sa part le rôle essentiel de la géographie pour la compréhension des « îlots » peuls, dont l'un d'entre eux constitue le sujet de son article : elle y pose la question du passage de la domination sans partage à une intégration « sans problème » de l'émirat du Liptako au Burkina Faso. P. Legrosse, dans un cas de figure bien différent qui est celui d'une société pastorale nomadisante, démontre la gestion relativement collective stricte, contre toute attente, de l'accès aux pâturages au Maasina (Mali) et des droits et devoirs que cet accès occasionne. C'est dans une perspective historique que P. D'Aquino et S. Dicko retracent les différentes phases de peuplement du Djelgodji (Burkina Faso) et l'organisation socio-économique qui évolue de concert. Enfin, K. F. Hansen clos ce chapitre sur le califat de Sokoto, en partant de l'hypothèse que les échanges rituels assurèrent son unification, et en appliquant la théorie de l'État segmentaire afin de démontrer que le pouvoir administratif et guerrier n'était pas centralisé. La quatrième thématique, appelée « Jeux de mots », regroupe trois articles. Le premier, de S. Nassarou, décrit le hiirde, manifestation sociale collective pouvant prendre différentes formes et en différents lieux, pratiqué au nord- Cameroun. Selon l'auteur, il s'agit d'une institution sociale qui, au-delà de fonctions divertissantes, participe à assurer la socialisation et un contrôle des valeurs sociales. Quant à U. Baumegardt, elle s'interroge sur les liens entre littérature orale et problématiques identitaires, ainsi que sur le thème du changement d'identité dans les contes, estimant que ces derniers ont une fonction identitaire. Enfin, A. Mohamadou nous livre une analyse linguistique sur le nom peul, qu'il décrit comme composé d'une racine et d'un classificateur ou morphème nominal, analysant la façon dont ces noms intègrent des dérivatifs lexicaux mais aussi des marqueurs verbaux. « Pasteurs et politiques », l'avant-dernier chapitre, commence par un article de J. Boutrais, lequel formule l'hypothèse d'une « alternance historique entre la valorisation de l'élevage et d'une ou plusieurs autres propriétés : la conquête et l'accumulation de captifs, l'investissement dans le pouvoir ou le commerce » (p. 347). Cette « approche pastorale », afin d'évaluer la place de l'élevage dans l'histoire peule de la région, s'appuie sur l'analyse diachronique au XIXe et au début du XXe siècle des rapports entre

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différents groupes peuls, résultats entre autres des différents flux migratoires et du cadre sociopolitique au sein duquel ils évoluent. Y. Diallo expose les « mécanismes de l'infiltration pastorale en milieux paysans » (p. 373) à travers l'étude du peuplement et des catégories autochtones/étrangers qui y sont directement liées en pays bwa (Burkina Faso). P. Bonte se penche pour sa part sur les logiques foncières et économiques entre les Peuls et les Dogons, expliquant ainsi les alliances contractées. Cet article, concernant notre siècle, prend tant en compte les événements passés et leurs conséquences que les facteurs contemporains. L'auteur y montre comment ces réalités présentes, actualisées, façonnent les conflits et les polarisent autour de l'identité ethnique entre Dogons et Peuls, et parfois, à l'inverse, font primer d'autres facteurs et allier peuls et dogons contre un clan de l'une ou l'autre ethnie. Enfin, « Enjeux contemporains », dernier chapitre de cet ouvrage, est en parfaite continuité avec l'approche contemporaine de l'article précédent. P. Bernardet y expose en effet les fluctuations de l'implantation peule en Côte-d'Ivoire entre 1950 et 1990, s'appuyant sur la description de la mobilité spatiale, économique et sociale pour prouver à travers cet exemple que la société peule, comme toute société, est « une société historique, si ce n'est même, pour certains, un peuple "à histoires" ! » (p. 408). M. De Bruijn et H. Van Dijk s'attaquent très concrètement à une comparaison entre deux projets de développement, de nature et d'échelle bien différentes, concernant les éleveurs fulbe du Mali central. Sans pour autant rejeter le développement, les auteurs mettent l'accent sur la nécessité d'en définir efficacement la dynamique, « la forme et la direction » (p. 461) afin que ce ne soit pas toujours « les riches qui en profitent ». Le dernier article de l'ouvrage de G. Romier concerne les Peuls mbororo de Centrafrique : l'auteur nous présente la situation des différentes politiques concernant l'élevage d'un point de vue historique, depuis le XIXe siècle jusqu'à nos jours. Puis, en continuité avec l'article précédent, il en tire les éléments permettant de saisir la situation actuelle des pasteurs, en l'occurrence peuls, trouvant de nouvelles adaptations dans de nouveaux milieux, en savane humide, s'adaptant une fois de plus au contexte en inaugurant une nouvelle sorte de pastoralisme. La diversité des sociétés peules, mais aussi des sociétés pastorales entre elles, ne doit pas seulement être prise en compte par les universitaires : il est vital qu'elle le soit aussi par les ONG, les institutions, l'ensemble des sociétés dont elles sont constitutives. Terminant cet ouvrage, une riche bibliographie générale et un index constituent de précieux outils pratiques et didactiques. En conclusion, cet ambitieux recueil propose des articles dans lesquels chacun peut trouver une mine d'informations et des analyses pertinentes. Mais cet ouvrage est assez inégal et présente quelques contradictions. Contradictions parfois entre les intentions affichées d'un auteur et leur expression. Décalage, encore, entre l'approche spécifique de chacun des chercheurs. Et enfin, contradictions dans le contenu même de ce que l'on trouve lors d'une lecture générale de l'ouvrage. Et ceci avec les avantages et les inconvénients que cela implique : le lecteur peut se perdre et ne plus savoir que penser, mais il prend également conscience à quel point les contradictions font partie de l'humain, des sociétés. Tel est, entre autres, l'un des mérites de cet ouvrage s'il est approché dans sa globalité : ne pas chercher pour les besoins de la cause à « linéariser », à unifier les résultats, à les modaliser au point de gommer ces contradictions qui sont pourtant bel et bien observables, tant entre les chercheurs qu'au sein des sociétés, en l'occurrence peules, avec lesquelles ils travaillent.

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Fay, Claude, ed. -- Le sida des autres. Constructions locales et internationales de la maladie. La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube/IRD, 1999, 183 p. (« Autrepart. Les cahiers des sciences humaines » 12).

Fatoumata Ouattara

À ceux qui s'intéressent aux enjeux politiques nationaux et internationaux de la lutte contre le sida, ce numéro 12 de la revue Autrepart apportera des éléments de réponse et de réflexion pertinents. En effet, Le sida des autres rassemble huit articles précédés d'un texte introductif remarquable de Claude Fay, éditeur scientifique de ce numéro. Témoignant à partir de nombreuses régions du monde -- Indonésie (Husson), Chine populaire et Taiwan (Micollier), Malaysie (Vignato), Inde (Bourdier), Cameroun (Eboko), Caraïbe (Benoît) --, les auteurs sont tous spécialistes du problème du sida. On soulignera tout l'intérêt des analyses conceptuelles de Laurent Vidal et de Karine Delaunay qui mettent en perspective la formation et l'évolution de concepts (vulnérabilité, empowerment, groupe à risque, etc.) dans un contexte de lutte internationale contre le sida. Ces deux auteurs critiquent particulièrement l'écart entre ces concepts et les réalités sociales auxquelles ils prétendent se rapporter. Les études de cas développées dans les autres contributions mettent plutôt l'accent sur la dynamique des représentations locales, les tensions sociales internes « socioidéologique », de même que les relations politiques, idéologiques et économiques internationales. L'expansion du sida a contribué à la cristallisation des tensions Nord-Sud (Bourdier, Eboko) au point d'admettre la distinction entre un sida du Nord et un sida du Sud. Or, une telle distinction est à relativiser. Car, comme le souligne Laurent Vidal, les taux d'infection de certains quartiers pauvres de grandes villes américaines sont

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comparables à ceux identifiés dans certaines régions africaines. De même que l'absence de traitement d'une MST soit un élément favorable à l'infection par le VIH s'observe au Sud comme au Nord pour les personnes qui ont peu accès au système de soins. La dichotomie sida du Nord/sida du Sud qui se fonde par exemple sur un « modèle africain de sexualité » et qui, par conséquent, fait de l'Afrique le berceau du sida, ne contribue- t-elle pas in fine à amplifier davantage la disqualification des États africains sur le plan de l'économie politique (Delaunay) ? Par ailleurs, les notions-clés dans les discours scientifiques sur le sida se succèdent dans le temps. Ainsi, de l'utilisation de la notion de « groupes à risque », on est passé à celle de « comportements à risque » puis à celle de « vulnérabilité » individuelle et collective (Delaunay). Critiquant l'utilisation abusive des concepts de vulnérabilité, d'empowerment et de communauté ainsi qu'un effet globalisant qui les caractérise, Laurent Vidal revendique une analyse plus fine des termes utilisés pour une meilleure traduction des phénomènes observés. Selon cet auteur, en considérant par exemple une plus grande vulnérabilité des femmes à l'infection du sida, on établit une confusion de plusieurs niveaux de réalités (biologique, socioculturelle, etc.). Plutôt que de vulnérabilité, on pourrait parler de « susceptibilités », de « prédispositions », de « situations facilitant... » l'infection par le VIH (Vidal, p. 22). En outre, les risques d'infection au VIH s'établissent en fonction de situations mais également à partir « des négociations, des conflits, des prédispositions (biologiques), des contraintes » (Vidal, pp. 22-23) plus ou moins difficiles à gérer et à affronter selon les individus. Le présupposé d'inspiration féministe qui réduit souvent l'autonomie des femmes à un critère socio-économique ramène ainsi les rapports entre hommes et femmes à la seule gestion de la sexualité. Ce présupposé, comme le remarque Karine Delaunay, aboutit à une contradiction dans les messages de prévention : en même temps qu'il fait des femmes les « vecteurs de propagation du sida », il suppose également que les femmes ont une vulnérabilité à tout le moins passive face à l'infection VIH. Cette conception résulte à la fois d'une logique qui fait de la culture un obstacle à toute tentative de développement et d'un « néo-universalisme » associée à toute condition humaine, précaire et/ou féminine. Un autre concept utilisé sans qu'une attention particulière soit accordée à son contenu est celui d'empowerment. Une insuffisance critique à l'égard d'un tel concept conduit elle aussi à des contradictions au sein des messages de prévention : on recommande généralement l'utilisation du préservatif pour « se protéger de l'autre » tout en encourageant la solidarité avec les personnes atteintes par le VIH. Autrement dit, l'incitation à la peur du sida, telle la comparaison du sida à un assassin (Malaysie), ou l'appellation « liaisons dangereuses » pour désigner un centre de lutte contre le sida (Caraïbes), s'accompagne d'une sensibilisation des personnes infectées et affectées par la maladie à se mobiliser dans les stratégies de prévention. Cela est fait sans mesurer les risques de stigmatisation, c'est-à-dire le « coût social » de leur engagement. On pourrait parler de « mouvement social contrarié » pour reprendre l'expression de Fred Eboko, dans des univers sociaux où le sida est associé à une « maladie de la honte » et où l'engagement sur la place publique des personnes qui en sont atteintes reste problématique (Eboko). Aussi, le même auteur parle-t-il d'« épidémie du conservatisme » par opposition à l'idée d'« épidémie progressiste » dans les pays du Nord proposée par D. Durand. Il semble donc nécessaire de se pencher sur « la nature du lien communautaire ».

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À ce propos, le concept de communauté est lui aussi employé dans les discours et dans les écrits scientifiques sans définition préalable, ou du moins, le contenu qui lui est associé se trouve-t-il « en porte-à-faux avec l'utilisation habituelle » en anthropologie (Vidal et Delaunay). De fait, l'idée de communauté dans les écrits sur le sida se résume davantage à une question spatiale qu'à des différences socioculturelles et à des tensions observables à l'intérieur du groupe étudié (Vidal, pp. 26-27). Si la distinction entre sida du Nord et sida du Sud comporte un risque de « surculturaliser » la maladie, l'écart entre les concepts et les réalités sociales conduit, quant à lui, à une « sous-culturalisation » du sida. Éviter ces biais constitue une tâche anthropologique par excellence, afin de rendre compte du sida dans le « réel des autres ». Il n'en demeure pas moins que ces biais résultent de la volonté de « rendre compte de phénomènes complexes, aux causes multiples et aux expressions tout aussi variées, à travers un unique concept, tout en voulant conserver la possibilité de le mobiliser pour décrire des situations ou des comportements spécifiques » (Vidal, p. 25). Prendre des distances à l'égard des concepts de « vulnérabilité », d'empowerment et de « communauté » serait nécessaire pour pouvoir mobiliser les notions de « dangers perçus », de « négociations permanentes engagées », « d'entités villageoises, de quartier ou religieuses » dans la traduction des réalités étudiées (Vidal, p. 33). La prise en compte de la diversité géographique (Afrique, Asie, Caraïbes) dans cette livraison illustre la variété dans la construction des imaginaires sociaux et la dynamique des enjeux autour de la lutte contre le sida. Mais en dépit de cette diversité géographique, le sida renvoie dans la plupart de ces sociétés à une « maladie de l'Autre » (les étrangers, les touristes, les migrants, les prostituées, les homosexuels, les transporteurs, etc.). Cet Autre est perçu comme le porteur et le propagateur de la maladie. On observe ci et là l'émergence de discours identitaires au début de l'expansion du sida (cf. l'article d'Evelyne Micollier sur la Chine populaire et Taiwan). Ces replis identitaires expliquent souvent -- à tout le moins au début de l'épidémie du sida -- le refus des autorités nationales d'associer la lutte contre le sida à des projets de développement de santé (Inde). Il existe au début de l'épidémie du sida une espèce de croyance en l'immunité nationale. Perçu comme la conséquence d'un écart aux normes sexuelles, le sida est synonyme d'« immoralité », de « déviance sociale », de « transgression religieuse », de « sauvagerie ou dégénérescence » (Fay, p. 7). De multiples formes de stigmatisation trouvent alors leur fondement dans des logiques de culpabilisation sous-tendues largement par un présupposé « médico-moral » qui met l'accent sur la responsabilité individuelle et le sentiment de faute. La politique nationale de lutte contre le sida en association avec les instances religieuses fonde la prévention sur des préceptes moraux et religieux (Indonésie, Malaysie). En dépit d'un développement économique et d'une accessibilité des centres de soins en Malaysie, l'État réagit à l'expansion du sida en établissant une « équivalence entre risque et immoralité » pour développer une théorie du right sex (rapports sexuels corrects) au détriment du safe sex (rapports sexuels protégés). Le contrôle des personnes à risque s'effectue souvent par des méthodes d'exclusion du pays (Caraïbe) ou bien par des méthodes de réclusion (Malaysie). Il va sans dire que de telles méthodes contribuent à accentuer la stigmatisation à l'égard des personnes infectées par le virus du sida. Par exemple, Silvia Vignato note comment, en imposant des règles d'hygiène particulières vis-à-vis du traitement des cadavres des morts de sida, les autorités nationales malaises ont sous-estimé le risque de stigmatisation (des proches du défunt) en rendant ainsi publique la cause de la mort. En outre, les parents redoutent la faute consécutive au

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manquement aux funérailles « bien faites ». Ici, deux logiques de la contagion se confrontent dans la mesure où, pour les citoyens, la contagion sociale paraît plus dangereuse que la transmission d'un virus, alors que, pour le gouvernement, le danger de la contagion de l'immoralité semble plus importante (Vignato, p. 93). Du fait d'une méconnaissance des personnels de santé en matière de sida et d'une faible accessibilité aux soins, les personnes infectées ont recours dans la plupart des cas à la médecine traditionnelle et/ou à des structures à caractère non médical qui ont souvent l'avantage d'aider à la resocialisation des malades (Malaysie, cf. Vignato). Le ciblage des messages de prévention se fait sur des groupes bien définis. Si le dépistage volontaire n'est pas courant à cause du risque de stigmatisation en cas de séropositivité, le « dépistage sauvage » est souvent pratiqué sur les femmes enceintes, les parturientes, et toute personne supposée appartenir à un « groupe à risque » dans les centres de soins privés (Inde). Indépendamment du fait que la notion de « groupe à risque » soit sociologiquement inopérante, les études qui se basent sur cette notion ne démontrent pas en quoi la connaissance du statut sérologique modifie les comportements sexuels (Bourdier, p. 114). De plus, comme le souligne Fred Eboko (p. 126), certaines études sur des groupes dits « à risque » soulignent « une protection différentielle suivant le type de partenaire », mais concluent néanmoins sur une « aversion culturelle » envers le préservatif. Le retard repérable de part et d'autre dans la lutte contre le sida est dû à des facteurs idéologiques, politiques et économiques. On remarque une inégalité géographique des campagnes de dépistage (Inde, Cameroun, Indonésie, Malaysie). La diversité des ONG impliquées dans la lutte contre le sida ne correspond pas toujours à une répartition équitable de leurs zones d'intervention au niveau national. Cette inégalité des zones d'intervention s'explique surtout par l'influence et la reconnaissance sociale acquise par des nationaux auprès des bailleurs de fonds comme au Cameroun (Eboko). La compétition entre acteurs et la « professionnalisation des ONG » résultent de la dépendance quasi totale des ONG envers l'aide extérieure, et de la quantité des financements versés dans le champ de la lutte contre le sida. Cette compétition conduit souvent les acteurs nationaux et internationaux à privilégier tantôt les campagnes de soins et de suivi des malades aux dépens des campagnes de prévention et tantôt l'inverse, en tenant moins compte des réalités locales que des attentes des bailleurs de fonds (Fay, Eboko). La compétition pour la captation des subventions se base sur le flou des stratégies et surtout sur l'apprentissage de discours- clés qui s'accompagnent souvent de pratiques de corruption, de clientélisme, d'opportunisme. Si l'on note du côté de la médecine une construction culturelle de l'étiologie de la maladie faisant de la culture une entrave aux conduites face au sida, il existe aussi chez les politiciens une réappropriation des représentations médicales pour légitimer leurs discours. Une différence des contenus des messages de prévention se fait donc en fonction des enjeux politiques (Caraïbe, Inde, Cameroun). On observe, dans la plupart des cas abordés dans ce numéro, la faiblesse des mouvements communautaires qui ne survivent pas à la compétition pour la captation des rentes attribuées à la lutte contre le sida (Inde, Cameroun). Tels sont les « processus constituants ou parasitaires de la lutte internationale contre le sida » et « l'internationalisation des enjeux » dans cette période de mondialisation, qui sont analysés dans Le sida des autres. Chez les différents acteurs, on distingue trois types de discours : un discours d'inspiration féministe qui replace le thème du sida dans la question plus large des rapports de genre, ensuite une tendance sociologique qui est

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plus critique par rapport à une vision culturaliste du sida, et enfin un discours des droits de l'Homme et de l'éthique qui s'élève contre les discriminations (Delaunay, p. 47). Les descriptions empiriques de ce numéro de la revue Autrepart montrent combien la lutte contre le sida s'insère dans « l'espace politique de la santé », pour reprendre l'expression de Didier Fassin.

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Hagberg, Sten & Tengan, Alexis B., eds. -- Bonds and Boundaries in Northern Ghana and Southern Burkina Faso. Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis, 2000, 197 p. (« Uppsala Studies in Cultural Anthopology, 30 »).

Michèle Dacher

Cet ouvrage collectif est issu d'un séminaire tenu en juillet 1998 à Gaoua (Burkina Faso) et organisé par les universités d'Uppsala et de Louvain ainsi que par le CNRST de Ouagadougou. Il constitue un effort pour franchir les barrières savantes, linguistiques, administratives construites par les colonisations anglaise et française ainsi que par la frontière entre le Burkina Faso et le Ghana. Dans cette région existe un grand nombre de groupes ethniques (Kasena, Lobi, Dagara...) divisés par les frontières nationales mais unis par une multitude de liens symboliques, linguistiques, historiques, économiques, qui élèvent autant de frontières entre groupes de même nature. L'objectif de ce livre est de s'interroger sur la manière dont les populations, résidant au nord du Ghana et au sud du Burkina Faso, gèrent ces liens et ces frontières, comment ils perçoivent, expriment et traduisent leurs représentations de l'espace, composées d'éléments qui relèvent aussi bien de la cosmologie traditionnelle que de la géopolitique précoloniale, coloniale et postcoloniale. Les auteurs cherchent à clarifier les concepts de liens, de frontières et de fronts à travers l'étude des pratiques des populations1. Ils rappellent que les frontières, comme les liens, passent entre toutes sortes de « nous » et d'« eux » et qu'ils tentent d'en comprendre les différentes expressions culturelles et politiques. Cependant, cette entreprise pose certains problèmes méthodologiques : ainsi, toute description

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cartographique des perceptions locales de l'espace et des frontières induit le danger de les figer en unités politiques et administratives. De plus, lorsque le travail ethnographique enregistre et diffuse les discours de politique locale, par exemple sur l'autochtonie, il risque de favoriser leur utilisation par les acteurs locaux comme moyens d'exclusion ethnique. Enfin, la perception de l'espace est modifiée par le changement social, qui lui-même varie selon les lieux. Il faut donc conceptualiser la manière dont les différentes formes de modernité -- au Burkina Faso et au Ghana -- modifient la perception, l'expression et l'articulation des notions de liens et de frontières. La première partie du livre, intitulée « Cosmologies vécues, géographies écrites », réunit deux études sur la mise en place du peuplement : celle de Madeleine Père portant sur l'histoire du peuplement de la Province du Poni (sud du Burkina Faso) à travers les témoignages oraux, et celle de Moustapha Gomgnimbou sur l'origine et les mouvements des Kasena précoloniaux à travers les sources orales et écrites. Une troisième contribution de Barfuo Abayie Boaten analyse les concepts asante de territoire et de frontière à partir des fluctuations historiques que connut cet État de 1700 à 1960. Il décrit en particulier les liens que l'Empire s'est toujours efforcé d'établir, avec des succès divers, entre son centre, dont le pouvoir était symbolisé par le Trône d'or, et sa périphérie, constituée des populations asservies mais jamais complètement intégrées au système social asante. La deuxième partie de l'ouvrage regroupe trois études sur les « Liens et limites de l'appartenance ». Le très intéressant article d'Alexis B. Tengan montre qu'on rend bien mieux compte de l'organisation sociale des Dagara (société lignagère, acéphale et très dispersée) à partir des unités de résidence -- homesteads, traduit par « maisons sociales » -- qu'à partir des groupes de descendance. Ces unités de résidence sont composées de grandes concessions comprenant de nombreuses habitations ainsi que des champs cultivés et des terres de jachère. Plusieurs unités de résidence peuvent être liées par le port d'un même nom, acquis dans les temps mythiques, sans que cela suppose l'existence d'un ancêtre commun. Ce nom constitue également un lien entre les gens qui résident ensemble pour des raisons de production et de reproduction, définition donnée par l'auteur des groupes domestiques dagara. Il existe neuf maisons sociales identifiées par leur nom. Chaque individu est mythiquement relié à ces neuf maisons et situé au centre d'un réseau social constitué de membres nommés de chacune de ces maisons. Pour l'auteur, cette structure sociale en termes de maisons ne peut exister que dans un contexte migratoire et il constate que, lorsque les gens se sédentarisent, l'expression de la structure sociale en termes de liens patrilinéaires tend à reprendre le dessus. La contribution d'Ann Cassiman décrit la création progressive des nouveaux liens et des nouveaux espaces domestiques découlant du mouvement matrimonial des femmes kassena2. Edward B. Tengan analyse ensuite le phénomène de conversion au christianisme des Dagara à partir de témoignages de convertis. Il conclut en se demandant si ces Dagara, qui voient le Dieu chrétien comme un Dieu tout-puissant capable de résoudre leurs problèmes, seront aptes à le percevoir aussi comme un Dieu de faiblesse et d'amour. La troisième partie, intitulée « Liens contestés, limites redéfinies », analyse les changements imposés aux définitions identitaires traditionnelles par différents éléments de la modernité. Dans la société dagara bilinéaire les gens portaient habituellement leur nom matriclanique et dans certaines circonstances seulement leur

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nom patriclanique. Mais l'administration burkinabè impose maintenant la transmission du nom matriclanique du père à ses enfants, tandis que l'administration ghanéenne reprend le prénom du père comme patronyme familial, ces deux systèmes brouillant également les repères identitaires de la population ainsi que les relations entre les parents patri et matrilinéaires (Nayiré Evariste Poda). Sten Hagberg décrit l'appartenance contestée des agropasteurs fulbé à la communauté des agriculteurs « autochtones » dans la province de Sidéradougou (Ouest burkinabè) où ils se sont installés de plus en plus nombreux. Ils sont perçus par eux-mêmes et par leurs hôtes comme différents : à la fois des étrangers -- statut qui n'implique aucune marginalisation automatique --, des citoyens et des amis, mais ces statuts sont remis en question par les deux parties lorsque des conflits de terre ou de pouvoir apparaissent. Jost Dessein décrit les frontières mentales engendrées par les différences de pratiques culturales dans le nord du Ghana : certains agriculteurs s'inscrivent dans ce que l'auteur appelle la « matrice capitaliste » et cherchent à s'élever sur l'échelle sociale en maximisant leur production ; d'autres, qui demeurent dans la « matrice autochtone », définissent leurs positions sociales par leurs pratiques culturales et par un mouvement qui les conduit durant leur vie à cultiver successivement les champs de case, puis les champs de brousse, et à revenir enfin vers la maison. Des jeunes et des marginaux errent entre les deux systèmes, tandis que les services d'encadrement officiel, chargés d'effacer ces frontières mentales, contriburaient plutôt par leurs actions maladroites à les renforcer. L'ensemble de ces études réussit à montrer que les identités, les statuts, les appartenances, les liens, les frontières, les fronts ne sont jamais figés et ne peuvent se saisir que dans une relation dialectique et dynamique avec un contexte social, lui- même toujours mouvant.

NOTES

1. Nous croyons pouvoir traduire le mot anglais « agency » par « pratiques » plutôt que par « agencéité », néologisme inventé par les éditeurs scientifiques dans leur long et méritoire résumé en français. 2. L'auteur s'en prend à mes travaux de 1992 sur le statut des femmes gouin -- qu'elle ne cite ni dans son texte ni dans sa bibliographie -- et elle affirme qu'elle se gardera bien de tomber dans le même travers que moi. En effet, dit-elle, elle cherche à éviter la position biaisée souvent prise par les femmes étudiant les femmes dans les sociétés patrilinéaires polygynes. Je ferai remarquer à Ann Cassiman que les femmes gouin appartiennent à une société matrilinéaire, ce qui était un argument central de ma démonstration. Je lui demanderai donc de bien vouloir me relire plus attentivement.

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Jamard, Jean-Luc, Terray, Emmanuel & Xanthakou, Margarita (dir.). -- En substances. Textes pour Françoise Héritier. Paris, Fayard, 2000, 604 p.

Michèle Dacher

Ce livre est un superbe hommage à l'oeuvre et à la personne de Françoise Héritier. Les contributions constituent des analyses de sa démarche, de sa méthode, de ses découvertes théoriques, des thèmes qu'elle a abordés ainsi que des applications de ses résultats dans différents champs de l'anthropologie. Le texte de présentation rappelle son itinéraire. Chez les Samo du Burkina Faso, elle recueille les données concernant deux mille mariages, invente les outils informatiques nécessaires au traitement d'une telle masse d'informations et découvre que les systèmes de type omaha, malgré leur apparente structure complexe, fonctionnent à peu près comme des systèmes élémentaires ; aussi les dénomme-t-elle « semi- complexes ». Mais surtout, partie du structuralisme de Lévi-Strauss, elle le dépasse en découvrant des universaux qui, non seulement rendent compte de la totalité des systèmes de parenté et d'alliance, mais encore informent l'essentiel des faits sociaux. Elle pose que l'opposition masculin/féminin, observée à partir des corps et de la différence anatomique des sexes, est la matrice conceptuelle de la dyade identique/ différent, et de toutes celles (froid/chaud, sec/humide, etc.) qui en découlent. Notant que parmi l'ensemble des systèmes de parenté logiquement concevables, certains ne sont jamais réalisés, elle découvre que les termes de cette dyade ne sont pas équivalents mais toujours hiérarchisés au profit du masculin ; c'est ce qu'elle nommera la « valence différentielle des sexes ». Elle énonce une seconde loi, procédant également de l'observation des corps : les fluides corporels des parents de même sexe ne doivent jamais entrer en contact, serait-ce par l'intermédiaire d'un partenaire commun. Une telle rencontre d'identiques à travers un tiers constituerait ce qu'elle a appelé un

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« inceste du deuxième type ». Les trois « piliers » de toute société reconnus par Lévi- Strauss -- la prohibition de l'inceste, la répartition sexuelle des tâches et une forme socialement reconnue d'union sexuelle -- sont ainsi rendus solidaires par la valence différentielle des sexes. S'interrogeant sur l'universalité de la domination masculine, Françoise Héritier répond que seules les femmes ont le « privilège exorbitant » de mettre au monde non seulement leurs « identiques » -- les filles -- mais encore leurs « différents » -- les garçons. Elles semblent ainsi détenir l'aptitude exclusive à l'engendrement et donc la responsabilité entière de la stérilité. C'est pourquoi les hommes se sont attachés à contrôler leur fécondité, à se l'approprier sur le triple registre conceptuel, symbolique et social, retournant ainsi l'avantage biologique féminin en handicap social. Françoise Héritier, qui s'est toujours engagée dans les luttes contemporaines de tout son poids d'anthropologue mondialement connue, pense que, sous certaines conditions, la réappropriation par les femmes du contrôle de leur fécondité pourrait être une voie menant vers l'égalité des genres. Un premier ensemble de cinq contributions, intitulé « Connexions », réunit des commentaires sur la démarche de Françoise Héritier. J.-L. Jamard considère que ses théories prouvent leur validité par le grand nombre de faits dont elles rendent compte, tandis que L. Scuba souligne son apport au structuralisme alors même qu'elle s'en démarquait. À propos de l'interdit de l'inceste, E. Roudinesco précise les innovations de Françoise Héritier par rapport aux théories de ses illustres prédécesseurs, Freud et Lévi-Strauss. V. Nahoum-Grappe décrit l'« aventure épistémologique » fascinante que constituaient ses cours, et J. Kawada traite de l'historicité en pays mossi, texte fort intéressant en soi, mais dont le lien avec le propos d'ensemble de l'ouvrage apparaît un peu flou. La deuxième et plus longue partie (230 pages) concerne la voie royale des études de Françoise Héritier : la parenté et l'alliance. M. Bettini, illustrant la prépondérance du masculin, décrit le glissement sémantique du mot latin parentes, participe passé du verbe pario, accoucher, de la mère à l'ensemble de la parenté. À partir de la polygynie sororale du plateau Rukuba, J.-C. Muller montre qu'il existe un continuum allant de certains sytèmes à mariages secondaires à des systèmes permettant le divorce et le remboursement, mais que tous distinguent entre une zone territoriale de prohibition où on ne peut prendre en mariage secondaire des femmes déjà mariées et une zone située au-delà où le rapt de femmes mariées est permis ; donc que la notion d'inceste du deuxième type est toujours présente et sa pratique toujours réglementée. M. Houseman se propose d'illustrer un autre invariant qui parcourt l'oeuvre de Françoise Héritier : une reconnaissance du rôle essentiel joué par l'implicite dans le fonctionnement des systèmes socioculturels. Celui-ci, couplé à la logique de l'identique et du différent, permet d'expliquer comment les Beti du Cameroun présentent certains lignages comme à la fois étrangers et non-étrangers. Rôle structurel de la différenciation de genres et/ ou logique des fluides sont également appliqués par P. Bonte à une comparaison des systèmes de parenté arabe et touareg, par É. Conte aux interdits matrimoniaux dérivés de l'allaitement dans le monde persan, par S. d'Onofrio à des croyances siciliennes, par L. S. Barry au monde peul. Celui-ci se livre en outre à une brillante démonstration sur la manière dont l'anthropologue, au moyen de raisonnements déductifs, peut reconstruire la logique normative d'une société à partir de pratiques empiriques fragmentaires. Le mode de fonctionnement des systèmes d'alliance semi-complexes trouve des exemples dans la société tunisienne (S. Ferchiou) et dans l'Europe des siècles passés (G. Delille). Le thème de l'inceste est illustré par F. Zonabend en Basse-

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Normandie, D. Kuper dans l'Angleterre victorienne, B. Glowczewski en Australie, C. Tardits dans l'Égypte pharaonique et par un terrible récit de M. Xanthakou en Grèce. M. Segalen évoque les incertitudes du rôle des grands-parents en regard de l'évolution de la famille occidentale contemporaine et P. Descola analyse les raisons pour lesquelles le clonage humain paraît inacceptable. La troisième partie, intitulée « Le corps, les sexes, le monde », est construite autour de l'idée majeure de Françoise Héritier selon laquelle le corps est le point d'ancrage de la pensée et de l'ordre social. Des exemples en sont donnés par L. de Heusch, M. Olender, S. Fainzang, A. Surralés, I. Callonge, respectivement à propos des « moitiés d'homme » dans des mythes d'Afrique centrale, de Priape, des représentations du corps chez les Bisa du Burkina Faso et chez les Condoshi de la forêt péruvienne. Les contributions de B. Juillerat, G. Gillison, A. Chapman, P. Bidou montrent, à travers des mythes d'origine ou des rituels provenant de Nouvelle-Guinée, de Terre de Feu et d'Amazonie colombienne, le permanent fantasme de la prééminence féminine originelle ainsi que la lutte incessante des hommes contre les femmes pour leur prendre le pouvoir et le conserver. Ces mêmes représentations apparaissent à travers l'acte quotidien de chiquer de la cola en Amazonie colombienne (D. Karadimas). L'idée que le féminin constitue une menace mortifère pour le masculin engendre et légitime partout l'oppression sociale des unes par les autres. R.-M. Lagrave compare les démarches de Françoise Héritier et de P. Bourdieu et constate qu'ils s'accordent sur la domination sociale du principe masculin au terme d'une démarche symétrique mais inverse quant à la primauté du corps ou du concept dans l'émergence de la pensée. M. Moisseeff conclut par une très jolie ethno-fiction où le combat entre protagonistes masculin et féminin rappellera quelque chose au lecteur. La quatrième partie, intitulée « L'anthropologue dans la cité », rend hommage au rôle joué par Françoise Héritier dans les enjeux contemporains. C. Lévi-Strauss et E. Terray abordent le problème de la violence, l'un par un apologue sur les amibes, l'autre par un texte de Pascal, mais tous deux concluent qu'elle est intrinsèque aux rapports sociaux. Tandis que D. Jonckers évoque son engagement auprès des « sans-papiers », M. Abèlès analyse les ambiguïtés du concept et de la construction de l'Europe et M. P. Grossi résume l'évolution de l'identité brésilienne depuis 1920 ainsi que les débats anthropologiques qui l'accompagnèrent. M. Augé conclut cette section par un commentaire de la pensée de Françoise Héritier (que l'on aurait mieux vu dans la première partie) et M. Perrot par l'évocation de son action en tant que présidente du Conseil national du sida. La cinquième partie, intitulée « Présences », est constituée -- outre un texte de J.-P. Vernant sur Thésée et un autre de A. Naouri sur Chérubin -- de témoignages rendant un hommage vibrant à la personnalité de Françoise Héritier. L'émotion qui s'en dégage dit assez la profondeur et la qualité de son empreinte sur ceux qui l'ont côtoyée.

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Lentz, Carola & Nugent, Paul, eds. -- Ethnicity in Ghana. The Limits of Invention. Basingstoke-Houndmills- London, Macmillan Press ; New York, St. Martin's Press, 2000, 236 p.

Paolo Israel

L'ouvrage dont il est question est le produit d'un symposium sur l'ethnicité au Ghana, qui eut lieu dans le cadre du colloque international « Ethnicity in Africa », organisé par le Centre of African Studies de l'Université d'Edinburgh en 1995. Le livre contient une sélection des interventions au séminaire et une introduction des deux éditeurs, Carola Lenz, professeur d'anthropologie sociale à l'Université de Frankfurt, et Paul Nugent, lecteur d'histoire africaine du Centre of African Studies d'Edinburgh. Les auteurs aussi sont, en prévalence, anglais (David Killingray, Ivor Wilks) ou allemands (Sebastian K. Bemile, Artur Bogner, Michael Schlottner), exception faite pour les américaines Jean Allman et Sandra E. Greene. L'introduction, ainsi que le sous-titre, expliquent que le livre ne veut pas se borner à la présentation d'un recueil d'études de cas, mais a l'ambition de donner une contribution théorique et épistémologique au débat sur le concept d'ethnicité et sur sa valeur, en particulier dans le domaine des études africaines. En fait, les éditeurs s'attachent à mettre en question l'approche « constructioniste » à l'ethnicité, qui fait ressortir le rôle crucial de l'agence coloniale dans le processus de définition et de réification des classements et des identités ethniques. The Limits of Invention exprime donc un projet révisionniste (ou bien, pourrait-on dire, contre-révisionniste) qui, bien qu'inspiré du cas spécifique du Ghana, vise à déplacer le cadre théorique relatif au concept d'ethnicité, sans toutefois embrasser les théories « primitivistes », désormais insoutenables. Les divers auteurs n'essayent pas de donner des nouvelles définitions des concepts en jeu, en particulier de celui d'ethnie, qu'ils emploient comme un outil dont on ne peut pas se passer, bien qu'il soit problématique. Au contraire, ils utilisent

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ce concept dans un sens parfois très large, comme la conceptualisation de la différence entre « nous » et « eux », et parfois assez restreint, borné au discours effectif des acteurs sociaux. On pourrait se demander pourquoi le Ghana a été choisi pour entreprendre un projet théorique de ce type, étant donné que ce pays est une construction historique relativement récente, et surtout coloniale. Lentz et Nugent observent que les études sur l'ethnicité portent surtout sur l'Afrique centrale et australe (ils se réfèrent, évidemment, seulement à la littérature anglophone...), le cas du Ghana ayant été négligé. Il mérite donc d'être considéré pour remplir un vide : c'est pour cette raison, et donc à cause de sa relative virginité, qu'il serait susceptible de renouveler le débat autour de l'ethnie. Le Ghana représente, en plus, une « unité d'analyse significative », étant donné qu'il présente une cohérence interne qui dépasse l'histoire coloniale, qui dérive de la domination asante, et des contacts culturels entre les différents peuples. Ces facteurs ont abouti à une série de représentations mutuelles qui ont influencé aussi les discours des colonisateurs. L'État moderne du Ghana cherche à incarner, et à représenter, symboliquement, cette unité culturelle. En ce sens, l'ouvrage a le mérite de se proposer de briser la barrière épistémologique qui sépare l'histoire de la période précoloniale de celle des périodes coloniale et postcoloniale. La plupart des textes sont de nature historique, fondés sur de soigneuses recherches sur les sources, ainsi que sur des travaux de terrain, et se concentrant sur des zones déterminées. Ces études ont en commun de tenter de reconstruire les transformations subtiles des réseaux identitaires, souvent complexes et variables, au cours des différentes phases historiques et politiques, et d'analyser la création et la manipulation des identités ethniques à des fins politiques. Deux articles traitent du rapport entre genre et ethnicité (Greene et Allman) : ils soulignent l'importance du rôle des femmes dans le processus de construction identitaire, et l'interruption ou la transformation de ce rôle dans la période coloniale. L'étude des influences culturelles des Africains sur les Européens est assez intéressante : Allman observe une photographie de la missionnaire méthodiste Persis Beer, et reconnaît dans la posture et l'habillement de cette femme une puissante influence asante ; tandis que Wilks offre une reconstruction assez détaillée des biographies de trois administrateurs coloniaux anglais, qui furent si captivés du contact avec l'État asante, désormais désintégré, qu'ils contribuèrent à sa reconstruction sous le régime colonial. D'autres articles mettent en relief le rôle des « cultural brokers », des agents qui participent à la définition et à la négociation des identités ethniques, en soumettant parfois le langage ethnique aux exigences politiques du moment : Nugent traite de l'emploi du langage de l'ethnie dans le cas du référendum pour l'annexion au Ghana des minorités du Togo central ; tandis que Bogner traite des explications ethniques de la guerre civile de 1994 au Ghana septentrional. Schlottner aborde le rapport centre-périphérie dans le territoire des Mamprusi, Killingray étudie les classifications ethniques assujetties aux exigences militaires de l'armée britannique, et Lentz s'attache à une reconstruction très attentive des affiliations ethniques au Ghana nord-occidental. Bemile, enfin, se penche sur la question des politiques du langage, et des déséquilibres déterminés par l'introduction des écritures de certaines variétés linguistiques, au détriment d'autres, de la part des missionnaires. Il faut se demander si les articles rassemblés dans ce volume (et qui, en tout cas, diffèrent les uns des autres soit par leur approche soit par leur but) sont effectivement susceptibles de mettre en question le paradigme dit « constructioniste ». La thèse des éditeurs est que « colonial tribes were the outgrowth of older "we"-group processes »

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(p. 6). S'il ne s'agit que de cela, je crois qu'on ne pourrait point contredire cette thèse, au moins en général. La politique tribale du colonialisme ne s'est pas appuyée sur le vide, et on ne peut pas mettre en discussion le fait que, en Afrique occidentale comme en d'autres parties du continent, des processus identitaires fort complexes et articulés, et parfois très isolants, étaient en oeuvre avant l'arrivée des colonisateurs. Toutefois, ce que tous les articles semblent mettre en évidence, c'est justement que le colonialisme transforma ces identités, ayant un caractère fluide et performatif, en quelque chose de statique. Le chapitre de Allman explique de façon très efficace la façon dont l'intervention coloniale transforma l'identité asante de quelque chose qu'on fait, qu'on décide, qu'on réalise avec une performance, à quelque chose qu'on est ou on n'est pas. Or, le passage de la fluidité à la fixité, du choisir à l'être, représente la différence réelle entre les processus identitaires et le langage raciste et essentialiste de l'ethnicité, qui est donc, dans sa caractéristique plus profonde, un produit du colonialisme. Ce livre explique très bien comment ce processus de réification eut lieu avec la participation active, plus ou moins consciente, des brokers africains, dont les « visions de l'autre » influencèrent les idées et les classifications des colonisateurs. Ce recueil d'études de cas éclaire efficacement des aspects fort intéressants et parfois négligés qui concernent l'ethnicité. Il s'agit d'un livre qui sera sans doute un outil précieux pour la recherche spécialisée sur le Ghana. Mais on peut douter qu'il puisse ouvrir des nouvelles frontières théoriques dans le domaine des études concernant l'identité et l'ethnicité.

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Rivoal, Isabelle. -- Les maîtres du secret : ordre mondain et ordre religieux dans la communauté druze en Israël. Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 2000, 427 p.

Georges Dagher

Ce livre constitue une contribution majeure à la compréhension de la communauté druze en Israël. Dans un premier volet l'auteur analyse l'organisation religieuse de la communauté à travers l'étude d'Isfiya, un village dont la majorité de la population est druze. Le deuxième volet est consacré à l'autorité s'est particulièrement intéressée aux fondements de la religion et à son incidence sur la vie sociale, aux référents de la construction identitaire de cette communauté, à l'imbrication du profane et du sacré, aux attributions sociales des hommes politiques et religieux, aux rôles que jouent les saints et les prophètes, à la notion du secret, de l'honneur, de la mort et du deuil. Si l'identité druze est assignée de naissance, elle se réalise par l'engagement religieux de l'individu qui définit à son tour les limites de la société. Ce parcours qui le conduit vers le secret de la religion lui permet par la suite de revenir vers la société en tant que membre actif. On est druze et l'on est reconnu comme tel dès lors que l'on s'engage dans le secret de la religion. Isabelle Rivoal consacre plusieurs chapitres aux arcanes de la religion druze. Une religion qui se veut la quintessence de la recherche de l'unicité divine par un cheminement personnel qui mènera l'individu à la conscience de la réalité divine que chaque homme porte en lui. Cette recherche de l'unicité primordiale se déroule par étapes au cours desquelles l'individu tente de dépasser, par une discipline ascétique, l'expression de son individualité pour réaliser son anéantissement avec le divin. Tant que l'homme n'aura pas atteint cette pureté idéale, son âme subira un cycle de réincarnations successives permettant ainsi la poursuite de cette quête.

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Soulignons ici l'intérêt de ces pages consacrées à la religion des druzes, d'autant plus que les ouvrages en français dédiés à cette théogonie sont rares1. L'auteur aborde également la naissance de la communauté druze au cours de l'histoire pour s'intéresser ensuite à l'organisation sociale de la commune d'Isfiya et la définition de l'identité collective. L'étude se fonde sur les observations personnelles et les témoignages recueillis auprès des habitants au cours de plusieurs mois de séjour dans cette commune. Si le clan et ses solidarités particulières sont à la base de l'organisation sociale, l'identité druze se construit en référence aux gens de religion qui constituent le centre de la communauté et en définissent les limites. L'action des religieux dans la définition de cette frontière se focalise autour du secret de la religion et de l'exclusivité sexuelle. À cet égard, le secret est une posture signalant une limite à ne pas franchir. Il en est de même de l'honneur des femmes « gardiennes de la communauté ». L'unité de la communauté druze repose essentiellement sur l'incarnation des valeurs religieuses par des hommes ou des femmes initiés aux secrets de la religion. L'auteur explicite le parcours des individus dans les arcanes de la religion en proposant une analyse fouillée de la relation entre l'oralité et l'écrit, du statut des différents responsables religieux, du sens du secret propre à cette religion. Ce secret ne constitue pas une occultation d'un système de signification à tout étranger, mais reflète plutôt l'aboutissement à une connaissance par un parcours individuel. En effet, par ce cheminement, l'individu vise à atteindre la plénitude par un détachement en soi et autour de soi. Il a comme symbole un lieu de réunion, la Khalwa -- qui définit la congrégation religieuse locale et constitue la clé de voûte de la société -- et comme finalité « la recherche de la vérité divine que le druze réalise pour sa communauté ». Pour l'auteur, cette démarche est au coeur même de l'identité druze qui s'accomplit par une symbiose entre le sacré et le profane. Le religieux druze ne s'affranchit pas du monde social, mais s'en détache et le transcende pour mieux en délimiter les contours en guidant la communauté dans le respect des normes. L'exemplarité qu'atteint le religieux, à la suite d'une transformation de son moi intérieur (batin), lui confère un rôle social primordial. L'autorité spirituelle représente ainsi « le point du compas » et le pilier de la communauté druze dont elle assure le maintient en harmonie, condition essentielle à son existence même. De ce fait, la société prend appui et s'organise spatialement autour des lieux religieux symbolisés par le lieu de prière ou de méditation, la khalwa, et le tombeau des saints (maquam). Isabelle Rivoal illustre ce « retour dans le monde » du religieux de façon remarquable à travers des récits de la vie quotidienne ainsi que l'hagiographie des figures religieuses de la société druze. La lecture de cet ouvrage est indispensable pour qui s'intéresse à cette minorité confessionnelle.

NOTES

1. Henri Guys, Théogonie des Druzes, Paris 1863, réimpression Paris, P. Geuthner, 1998. Joseph Azzi, Entre la raison et le prophète, Paris, Jacques Bertoin, 1992.

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Rouaud, Alain (textes réunis par). -- Les orientalistes sont des aventuriers. Guirlande offerte à Joseph Tubiana par ses élèves et amis. Saint-Maur, Éditions Sépia, 1999, 310 p. (« Bibliothèque Peiresc » 12).

Alessandro Triulzi

« L'Orient n'est pas une notion géographique : il n'est ni à l'Est ni à l'Ouest, il est dans l'Ailleurs et dans l'Autre, dans le très Ailleurs et le très Autre, dans l'étrange et dans l'étranger » : c'est avec ces mots qu'Alain Rouaud introduit la riche Guirlande offerte à Joseph Tubiana à l'occasion de ses soixante-dix ans. Maître reconnu des études éthiopiennes en France, linguiste et ethnologue, Joseph Tubiana est autant africaniste qu'orientaliste, fin connaisseur de livres comme du terrain, chercheur méticuleux et savant ami des chercheurs. C'est à ce titre qu'une quarantaine de ses élèves et amis ont bien voulu témoigner de son savoir et de son humanité, de sa rigueur parfois âpre et de sa générosité, dans un livre qui rend hommage au savant en même temps qu'à une riche tradition d'études qui survit aujourd'hui, en France comme en Italie, non sans difficultés. La première partie du volume rassemble des témoignages d'affection et de reconnaissance envers l'auteur. Une dizaine de chercheurs particulièrement proches de Tubiana dressent une série de portraits et souvenirs de l'homme de terrain (« l'air épanoui et heureux de fouler le sol éthiopien », Negoussié Desta), du chercheur à la rencontre de ses sujets d'études, évoquant ainsi le plaisir physique et la « saveur » liés à la recherche. Comme le dit si bien Marie-José Tubiana (p. 36) : « On récolte beaucoup [...] dans le plaisir. La recherche est souvent une aventure mais c'est surtout un bonheur constant. »

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Ainsi un ancien écolier, Zakaria Fadoul Khidir, se souvient de l'arrivée du couple Tubiana dans « la première école créée par les Blancs » chez les Zaghawa du Tchad : « Nous vivions ainsi, lorsqu'en 1956, deux Blancs firent leur apparition à Iriba, une femme et un homme. Il m'avait semblé (était-ce une simple impression ?) qu'ils étaient plus blancs que notre "Commandant". La femme, qui avait une chevelure extraordinaire, lisse et descendant plus bas que les épaules, s'appelait "Madamzelle" et l'homme, "Missé". » Il s'agissait bien de Marie-José et Joseph Tubiana, qui allaient commencer leur travail de terrain au Tchad. Cette première section comprend aussi trois lettres de Michel Leiris datant du milieu des années quatre-vingt se plaignant de l'« abominable grabuge » qui l'avait empêché, lui et ses collègues Eric de Dampierre et Jean Jamin, d'avoir accès au département d'Afrique noire du musée de l'Homme, autant de témoignages d'auteur sur les tourments qui sont souvent causés par des collègues. La deuxième partie regroupe les travaux proprement consacrés à l'Éthiopie. Elle inclut un travail inédit de Joseph Tubiana sur les kemant que l'auteur « tenait depuis des décennies serré dans ses cartons », et les travaux de deux éthiopisants italiens récemment disparus, Luigi Fusella et Salvatore Tedeschi. Ici les thèmes de la Guirlande s'ouvrent aux grandes et petites questions qui sont le lot courant des éthiopisants : des traditions sur le prêtre Jean (Robert Beylot) aux manuscrits du lac Tana (Siegbert Uhlig), des millénarismes dans l'Éthiopie médiévale (William Shack) à l'action du missionnaire Léon des Avanchers (Michel Perret), des classes d'âge (Bernardi Bernardi) aux mariages parmi les Orono (Paul Baxter), de la question terrière au Walqayt (Irma Taddia) à la géographie de l'Éthiopie (Alain Gascon), jusqu'au petit traité sur le chat (felis catus abyssinicus) dressé par Alain Rouaud, et sur d'autres animaux d'Éthiopie transplantés en Israël (Jérôme Tubiana). La section éthiopienne, la plus riche de la Guirlande, inclut aussi des notes fort intéressantes sur l'Éthiopie révolutionnaire et postrévolutionnaire signées par Ioan Lewis, Marc Fontrier et Taffara Deguefé. Le « Journal de prison, 1976-1981 » rédigé par ce dernier montre d'une façon très vivante comment l'Éthiopie de Mengistu usait de l'emprisonnement « sans charges ni jugement ». La dernière section regroupe les thèmes non éthiopiens de la Guirlande. Parmi ceux-ci, Colette Dubois offre un des rares témoignages français sur la révolution mahdiste au Soudan ; Peter Fuchs explore l'origine « arabe » des Tandjur du Dar Fur et Waday ; Claude Arditi décrit la cérémonie de possession parmi les femmes de N'Djaména au Tchad ; François Enguehard et Anne Luxereau analysent respectivement les problèmes du développement agricole en Afrique et les processus d'alphabétisation au Niger ; enfin, Marie Miran présente le portrait du savant islamique ivoirien El-Hadj Boubacar Sakho, et Denise Bernot réfléchit sur les problèmes des transcriptions du birman. Le volume se termine par un bref conte philosophique de Philippe Lassalle, et la traduction d'un poème de Salah Jahin, poète égyptien mort en 1986. La biographie et la bibliographie de Joseph Tubiana sont suivies d'une riche iconographie de dessins, peintures, collages et photographies offerts par une douzaine d'auteurs-amis (parmi eux on retiendra une belle photo-collage d'André Villers portraitant Michel Butor qui « fait la lecture » à Joseph Tubiana), témoignage artistique qui enrichit une Guirlande qui, comme le veut le mot en éthiopien « désigne une tresse fleurie faite de plantes sauvages qui est destinée à être offerte pour symboliser le respect et l'affection. Objet éphémère de par sa nature... ». Le dernier commentaire est, évidemment, signé Joseph Tubiana.

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Sundkler, Bengt & Steed, Christopher. -- A History of the Church in Africa. Cambridge, Cambridge University Press, 2000, 1 232 pages. Sundkler Bengt, Steed Christopher

Bernard SALVAING

Cette monumentale étude comble une lacune. Certes il existait déjà un catalogue des missions présentes en Afrique avec l'ouvrage de C. P. Groves, The Planting of Christianity in Africa, (4 vols, London, 1948-1958) et le lecteur francophone trouvait également des données non négligeables dans les chapitres consacrés aux missions des différents volumes de l'Histoire du christianisme des origines à nos jours (Paris 1990-2000, dir. Charles & Luce Pietri, J.-M. Mayeur et al.). Mais nous avons ici un ouvrage de grande dimension, qui a la double ambition de fournir -- sans chercher une vaine exhaustivité -- une mine de renseignements concrets, et d'intégrer le factuel dans une perspective historique et missiologique plus large. L'ouvrage est divisé en cinq séquences chronologiques : « Les quatorze premiers siècles », « Le Moyen Âge » (1415-1787), « Le long dix-neuvième siècle » (1787-1919), « L'expérience coloniale » (1920-1959), « L'Afrique indépendante » (1960-1992). Chacune de ces parties débute par un tableau d'ensemble présentant les grands thèmes importants, puis continue par des chapitres traitant successivement les grandes aires géographiques, où les auteurs essaient de faire comprendre les grandes évolutions, sans dédaigner des anecdotes parfois pittoresques. En fait, même si le livre est signé par deux personnes, il semble qu'il est pour l'essentiel l'oeuvre de Bengt Sundkler, mais qu'il a été « complété et préparé pour la publication » par son assistant à Uppsala, Christopher Steed, après la mort de l'auteur, en 1995. Dans son introduction, Sundkler expose son ambition « d'intégrer l'histoire de l'Église dans le cadre plus large de l'histoire africaine ». Sundkler a voulu faire une histoire de

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l'Église africaine et pas seulement des missions, plaçant les convertis africains au centre de son étude et soulignant les initiatives africaines dans le processus de christianisation. D'où les références constantes à l'arrière-plan socio-historique, qu'il s'agisse des mutations internes de l'Afrique précoloniale, du rôle des souverains africains face au développement du christianisme, ou de l'importance des religions africaines envisagées dans une perspective dynamique. Au XXe siècle, une grande importance est accordée à l'histoire des migrations de travail et des expériences locales de colonisation. On pourrait ajouter qu'il s'agit à la fois d'une histoire de spécialiste et d'une histoire vue de l'intérieur, puisque Bengt Sundkler a d'abord travaillé comme missionnaire protestant luthérien en Afrique du Sud et en Tanzanie, avant d'enseigner l'histoire de l'Église à l'Université d'Uppsala et de créer les Studia Missionalia Upsaliensia. Et on sait l'importance de son ouvrage pionnier Bantu Prophets in South Africa, publié en 1948. On soulignera également son souci de s'inscrire dans une perspective oecuménique dénuée de tout esprit polémique. Le champ chronologique et géographique couvert est si grand qu'il est difficile de donner un point de vue autorisé sur chaque chapitre. Tout au plus ferai-je les remarques qui suivent. Les circonstances de la publication de l'ouvrage, cinq ans après la mort de son principal auteur, expliquent sans doute certaines petites imperfections dues à une finition imparfaite. Ainsi le texte n'utilise pas toujours les ouvrages des années 1990 présents cependant dans la bibliographie récapitulative. C'est, pour ne prendre que deux exemples parmi d'autres possibles, le cas de l'ouvrage de Françoise Raison, Bible et pouvoir à Madagascar (Paris, 1991), de même que celui de Jean-François Zorn, Le grand siècle d'une mission protestante. La mission de Paris de 1822 à 1914 (Paris, 1993), qui est d'ailleurs cité avec un titre erroné. Par ailleurs, on est surpris de ne pas trouver de référence à certains ouvrages récents, heureusement peu nombreux : signalons seulement l'absence de celui de David Bosch, Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires (Lomé-Paris- Genève, 1995, traduction de Transforming Mission, New York, 1991), alors que l'action de David Bosch en Afrique du Sud est évoquée page 992 par Bengt Sundkler. À mon avis, les développements sur le dix-neuvième siècle (auquel est d'ailleurs réservée la part du lion, pp. 81-607), sont de loin les mieux venus, tandis que je reste un peu sur ma faim en lisant la dernière partie sur la période 1960-1992. Sauf en ce qui concerne l'Afrique centrale, l'analyse de la situation dans les pays anglophones est toujours plus détaillée, y compris au sujet des missions catholiques. Aussi l'exposé concernant les pays francophones est-il parfois très succinct ou déséquilibré. Ainsi pour le Dahomey (Bénin), le passage sur la Société des missions africaines de Lyon au XIXe siècle est presque exclusivement consacré à la période et à l'action du fondateur, le Père Borghero, dans les années 1960. Concernant la période coloniale, la colonie du Dahomey n'est pas traitée, cette lacune n'étant qu'imparfaitement palliée par le rappel fait dans le texte sur le Bénin indépendant, de l'action novatrice du Père Aupiais pendant la période précédente. À propos des différentes missions et Églises, la bibliographie utilisée par l'auteur est bien sûr plus que riche, mais cependant avec une tendance à s'appuyer davantage sur les ouvrages consacrés que sur les études plus récentes, ce qui limite parfois le développement de certaines problématiques.

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Les Églises indépendantes et les « messianismes » ne sont pas négligés, mais l'auteur privilégie sans doute à l'excès la période coloniale : ainsi en Côte d'Ivoire l'analyse du phénomène est presque exclusivement centrée sur le prophète Harris au détriment des évolutions plus récentes. Sans doute Bengt Sundkler n'a-t-il pas eu le temps de mener complètement à terme sa gigantesque entreprise. Néanmoins, le résultat de son travail est déjà impressionnant, et les petites réserves formulées ou remarques n'empêchent évidemment pas ce volume d'être désormais l'ouvrage de référence sur la question.

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Umutesi, Marie-Béatrice. -- Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d'une réfugiée rwandaise. Paris-Montréal, L'Harmattan, 2000, 311 p.

Michela Fusaschi

L'ouvrage de Marie-Béatrice Umutesi est le témoignage d'une femme rwandaise qui, à travers sa mémoire, parcourt les quatre ans de fuite dans les camps organisés pour accueillir les réfugiés hutu après la victoire du Front patriotique rwandais en 1994. Les premières pages du livre sont consacrées à la reconstruction de l'histoire personnelle de l'auteure : de sa naissance en 1959, année de la révolution sociale qui aurait conduit le Rwanda à l'indépendance (1962), aux études commencées dans son pays et terminées en Belgique avec une licence en sociologie à l'Université catholique de Louvain. Son histoire s'entrelace inévitablement avec celle de la région des Grands Lacs : à travers le vécu et la narration émerge surtout la complexité des relations entre les acteurs sociaux. C'est dans ce contexte-là que le discours testimonial fait transparaître une contradiction liée à l'identité ethnique : l'auteure se souvient : « La première fois que j'ai entendu parler des réfugiés tutsi, c'était en 1963. J'avais quatre ans » (p. 7). C'est à ce moment qu'elle a eu la « prise en charge » de son « identité hutu » comme réaction au climat violent déterminé par les premières représailles des « rebelles tutsi ». C'est vrai qu'ensuite Marie-Béatrice Umutesi démontrera l'existence d'une identité rwandaise unique, « tous les Rwandais partagent une même langue et une même culture » (p. 7) ; mais à partir de ce moment-là, dans le récit, la différence ethnique cessera d'être une catégorie historique pour devenir une catégorie objective et naturelle comme élément de société, au-delà de tous, de la parenté aussi. « Mon appartenance ethnique n'a jamais constitué une barrière dans mes relations avec des personnes d'autres ethnies. Dans ma famille, l'ethnie n'était pas considérée comme facteur d'exclusion. [...] Je me rappelle que notre maison était toujours pleine d'enfants

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hutu et tutsi. [...] Je ne me rappelle pas avoir marqué une préférence vis-à-vis de tel enfant en fonction de son ethnie » (p. 8). La catégorie ethnique est, en effet, toujours affirmée mais en même temps niée : affirmée lorsqu'elle raconte son histoire personnelle, niée d'un point de vue « anthropologique général », « [...] les mariages inter-ethniques étant devenus courants, les différences ne sont plus aussi marquées » (p. 8). Encore et surtout réaffirmée comme catégorie politique : « les hutu », dans leur complexe, sont toujours indiqués soit comme les responsables du génocide soit comme les victimes de la successive phase d'exode. Le sentiment de la peur, il n'y a pas de doute, est une ligne de continuité qui passe à travers le livre entièrement en devenant une de ses clés de lecture. En fait la peur règne sur tout comme un des facteurs du génocide, « ainsi est l'être humain : quand il a peur, il voit des ennemis partout et pense que la seule chance de rester en vie est de les exterminer » (p. 73), mais à la fois vit le sentiment qui accompagne sa fuite jusqu'en Europe : « J'étais arrivée en Belgique et... je ne devais plus avoir peur » (p. 293). L'histoire-témoignage de la fuite de Marie-Béatrice Umutesi va commencer en juillet 1994 quand elle, avec quelques parents, laisse le Rwanda vers l'ex-Zaïre pour s'installer dans le camp des réfugiés Adi-Kivu. Avec la nomination de responsable du programme d'auto-organisation des femmes dans les camps, l'auteure, qui avait travaillé dans le domaine du développement rural, devient « part active » dans la phase de gestion des camps où elle assume le double rôle de réfugiée-coopérante. Les chapitres centraux du livre sont consacrés à la description de l'univers du camp : le climat d'insécurité général, l'absence de direction et d'organisation s'ajoutent aux mauvaises conditions hygiéniques-sanitaires et à la pénurie de nourriture. Tous ces éléments s'ajoutent et se mélangent dans le sentiment de la double dénonce : « Les organisations humanitaires avaient déserté le pays au moment même où le peuple rwandais avait le plus besoin d'elles. [...] Je reste convaincue que, si la MINUAR et les ONG humanitaires étaient restées au Rwanda, il aurait été possible d'éviter le génocide, le conflit armé aurait pu être arrêté et les institutions politiques de transition mises en place. La communauté internationale semblait plus intéressée par les hauts faits de guerre que par le sort des personnes tuées chaque jour, par celui des milliers d'autres qui se cachaient dans les plafonds, les bois, les fourrés, les marais et par celui des millions d'autres qui erraient sur les routes » (p. 71). Marie-Béatrice Umutesi reconstruit, donc, une phase de la crise de l'Afrique interlacustre avec l'intention de récupérer au jugement historique les conséquences des effets à moyen terme du conflit rwandais. On peut dire que pour l'auteure cet aspect-là a été largement sous-estimé de la part de tous : médias, organisations internationales, etc. De ce point de vue le but de ce livre semblerait être de « rétablir un équilibre » dans lequel les responsabilités peuvent être partagées entre les différents acteurs du conflit, en particulier celle de l'intervention humanitaire. Ainsi le drame de 1994 assume un nouveau caractère qui présente les traits marqués du vécu avec la force affirmative de témoignage, qui a toujours une valeur historique mais que, dans le récit de Marie-Béatrice Umutesi, à distance nuancent les limites de rôles en généralisant même les responsabilités, souvent au détriment des raisons plus profondes que l'on fait de la crise du Rwanda, un petit pays de l'Afrique centrale, un événement à échelle globale.

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