Études finno-ougriennes

47 | 2015 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/efo/4898 DOI : 10.4000/efo.4898 ISSN : 2275-1947

Éditeur INALCO

Édition imprimée ISBN : 978-2-343-08571-5 ISSN : 0071-2051

Référence électronique Études fnno-ougriennes, 47 | 2015 [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/efo/4898 ; DOI : https://doi.org/10.4000/efo. 4898

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Les articles qui forment le numéro 47 des Études Finno-ougriennes présentent une grande diversité et couvrent presque toutes les aires finno-ougriennes, à l’exception du monde same. Il couvre également un bon nombre des disciplines de sciences humaines concernées par la revue. Ce numéro comporte les rubriques traditionnelles des articles scientifiques, des chroniques et des comptes rendus – particulièrement nombreux dans ce volume. Nous avions introduit dans le numéro 46 une rubrique terrain : elle vise à encourager ceux de nos chercheurs qui font des terrains à rapidement partager leurs expériences. Cette année, nous avons ajouté une rubrique « aperçus », qui permet d’introduire des textes présentant un intérêt, mais ne relevant pas des rubriques traditionnelles. Quant aux disciplines représentées dans l’ensemble du numéro, nous avons la linguistique (avec différentes sous-branches, phonologie, étude de discours, langues en danger, histoire de la langue), l’anthropologie/ethnologie, la sociologie (surtout concentrée sur la langue), la musicologie, les études littéraires, l’histoire, l’oralité.

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SOMMAIRE

Préface Eva Toulouze

Dossier

Les langues dans un miroir déformant Que reflète le recensement russe de 2010 en matière de langues finno–ougriennes ? Eva Toulouze et Laur Vallikivi

Sur quoi les autochtones gardent le silence et pourquoi Natal'ja Novikova

О чем и почему молчат аборигены Natal'ja Novikova

Les chansons des Nganassans Oksana Dobžanskaja

Песни нганасан Oksana Dobžanskaja

Sometimes we’ll have to prove that we’re not crocodiles Evangelical Christians’ Stigmatisation as Sectarians in a Komi Village Piret Koosa

L’influence du « Capital maternel » sur la transmission intergénérationnelle de la langue oudmourte en république d’Oudmourtie Svetlana Russkikh

Le prophète des Terjuševo Un mouvement de paysans mordves au début du XIXe siècle Vladimir Kuz’mič Abramov

Терюшевский Пророк движение мордовских креcтьян в начале 19. века Vladimir Kuz’mič Abramov

À propos du stød live dans les mots de type pū’dÕz Argument en faveur d’une représentation segmentale Guillaume Enguehard

Terrains

Le détachement initial en estonien parlé Son rôle dans la construction et la structuration du discours Marri Amon

Le rituel nuptial chez les Maris aujourd’hui Fin des années 1990 – années 2010 Viktoria Belevceva

Quelques notes sur l’Oudmourtie en 2015 Eva Toulouze

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Aperçus

Les Selkoupes : hier et aujourd’hui Aleksandr Kulish

La place des céréales dans les habitudes alimentaires des peuples fenniques Suzanne Lesage

Chroniques

Martin Carayol : La formation du canon de la nouvelle en Finlande et en Estonie Thèse de doctorat Jean Léo Léonard

XIe Congrès des ethnographes, ethnologues et anthropologues de Russie (Ekaterinburg 2‑5 juillet 2015) Eva Toulouze

Le XIIe Congrès international des finno‑ougristes (Oulu, 17‑21 août 2015) Marie Casen, Aleksi Moine, Jean‑Yves Paré, Thierry Poibeau, Eva Toulouze et Laur Vallikivi

Comptes rendus

Joakim Donner et Juha Janhunen (éds.) : Kai Donner, Linguist, ethnographer, photographer [Kai Donner, linguiste, ethnographe, photographe]. Helsinki, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura (SKS), 2014. 176 p. ISBN 978-951-616-245-7, ISSN 2243-1373. Thierry Poibeau

Florian Siegl : Materials on Forest Énets, an indigenous language of northern Siberia [Matériaux sur l’énets de la forêt, une langue autochtone de Sibérie du Nord], Suomalais-Ugrilaisen Seuran Toimituksia 267 / Mémoires de la Société Finno-Ougrienne 267, 2013, 524 pages. Jean-Léo Léonard

Ранус Рафикович САДИКОВ (Ranus Rafikovič Sadikov): Эстонцы на Южном Урале [Les Estoniens dans l’Oural méridional], Уфа, Институт этнологических исследование им. Р. Г. Кузеева УНЦ РАН, 2012, 132 p. Eva Toulouze

Rigina Turunen : Nonverbal predication in erza. Studies on morphosyntactic variation and part of speech distinctions [Prédication non-verbale en erza. Études sur la variation morphosyntaxique et la distinction des parties du discours], Helsinki, 2015 ; ISBN : 978-95210-6277-3 Krisztina Hevér-Joly

Sándor Maticsák : A mordvin irásbeliség kezdetei XVII-XVIII. század [Les débuts de l’écrit en mordve, XVIIe-XVIIIe siècles], Debrecen, Debreceni kiadó 2012, 237 p. Eva Toulouze

Мордовская мифология [Mythologie mordve], T. I, A-K, ред. ЮРЧЁНКОВ, В. А., ЗУБОВ, И. В., Саранск Научно-исследовательский институт гуманитарных наук при Правительстве Республики Мордовия, 2013, 482 p. Eva Toulouze

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Péter Pomozi : Kis nyelv – nagy stratégia. Az észt nyelvpolitikai modell [Une petite langue, une grande stratégie. Le modèle estonien de politique linguistique], Budapest, 2011, 154 p. Eva Toulouze

Eda Kalmre : The Human Sausage Factory. A Study of Post-War Rumor in Tartu [La fabrique de saucisses humaines. Étude d’une rumeur d’après-guerre à Tartu], Amsterdam-New York, 2013, x+180 p. Véronique Vincent-Campion

Juliette Monnin-Hornung : Le Kalevala. Ses Mythes, ses Divinités, ses Héros, sa Magie Genève, Éditions Nicolas Junod, 2015, 136 p. Aleksi Moine

Juliette Monnin-Hornung : Le Kalevala, ses Mythes, ses Divinités, ses Héros et sa Magie Genève, Éditions Nicolas Junod. 136 p. Niina Hämäläinen

Niina Hämäläinen : Yhteinen Perhe, Jaetut Tunteet. Lyyrisen kansanrunon tekstualisoinnin ja artikuloinnin tapoja Kalevalassa [Une famille, des sentiments partagés. Modes de textualisation et d’articulation de la poésie populaire lyrique dans le Kalevala], Turku, Turun Yliopisto, 2012, 338 p. Aleksi Moine

Miklós Zrínyi : La Zrinyade ou Le Péril de Sziget, épopée baroque du XVIIe siècle Villeneuve-d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2015. Introduction, traduction et notes de Jean-Louis VALLIN, postface de Farkas Gábor KISS. Paul-Victor Desarbres

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Préface

Eva Toulouze

1 Les articles qui forment le numéro 47 des Études Finno-ougriennes présentent une grande diversité et couvrent presque toutes les aires finno-ougriennes, à l’exception du monde same. Il couvre également un bon nombre des disciplines de sciences humaines concernées par la revue.

2 Ce numéro comporte les rubriques traditionnelles des articles scientifiques, des chroniques et des comptes rendus. Nous avions introduit dans le numéro 46 une rubrique « terrain » : elle vise à encourager, ceux de nos chercheurs qui font des terrains, à rapidement partager leurs expériences. Cette année, nous avons ajouté une rubrique « aperçus », qui permet d’introduire des textes présentant un intérêt, mais ne relevant pas des rubriques traditionnelles.

3 Quant aux disciplines représentées dans l’ensemble du numéro, nous avons la linguistique (avec différentes sous-branches, phonologie, étude de discours, langues en danger, histoire de la langue), l’anthropologie/ethnologie, la sociologie (surtout concentrée sur la langue), la musicologie, les études littéraires, l’histoire, l’oralité.

4 Le volume est introduit par un article général, sur les langues finno-ougriennes dans les recensements de Russie et plus précisément dans le dernier recensement, celui de 2010. Les peuples du Nord sont présents par une étude de musicologie samoyède et un article qui amorce une réflexion sur une question extrêmement importante, celle du silence dans le mode de communication des populations arctiques. Elle est ici abordée sous un angle juridique et on peut espérer que d’autres études suivront, qui développeront ce sujet sous de nouvelles dimensions. Est aussi intégré dans ce numéro, mais dans une rubrique différente, puisqu’il ne s’agit pas d’un article scientifique à proprement parler, un témoignage d’un jeune militant selkoupe. Il vient curieusement illustrer un point qui aura été développé précédemment dans un article qui souligne le rôle des grands-mères dans la transmission de la langue oudmourte.

5 Les aires permienne et volgaïque sont elles aussi couvertes, de manière relativement exhaustive, puisque nous avons un article sur la pénétration protestante en pays komi et sa réception ; un article de sociologie sur les liens entre politique familiale et préservation de la langue en Oudmourtie, sans compter des réflexions sur un terrain

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datant de 2015. Le domaine volgaïque – si tant est qu’il soit pertinent – est aussi bien couvert, avec un article d’histoire sur une révolte de paysans mordves au XIXe siècle et une étude descriptive des pratiques nuptiales chez les Maris d’aujourd’hui.

6 Enfin, le domaine fennique, particulièrement large est représenté par deux études linguistiques sur la phonologie du live et la construction du discours en estonien. Nous avons de plus un aperçu sur l’utilisation des céréales dans le régime alimentaire des peuples fenniques.

7 Les terrains couvrent l’Oudmourtie et le monde mari. Les chroniques présentent deux congrès concernant de près les recherches des finno-ougristes et une soutenance de thèse en France dans le domaine. Il y en a eu trois autres récemment, dont nous espérons pouvoir rendre compte dans un prochain numéro.

8 La caractéristique distinctive de ce volume est l’abondance exceptionnelle des comptes rendus, douze au total qui, eux aussi, couvrent plusieurs aires, dont l’aire hongroise et finnoise, absentes des autres rubriques. Je mettrai l’accent sur deux pôles de ces comptes rendus : les questions mordves et le poème kalévaléen d’autre part. Les questions mordves sont présentes sous plusieurs aspects : linguistique, histoire de la langue, mythologie. Par ailleurs, il est rare d’avoir des ouvrages publiés en français sur le Kalevala. Il faut donc saluer la parution de l’étude de Juliette Mornin-Honnung sur le Kalevala, et nous le faisons à notre manière, en lui consacrant deux comptes rendus.

9 Quant aux auteurs, ils sont d’origines diverses : certains articles ont été conçus en français (la moitié des articles scientifiques), même si on trouve parmi les auteurs ou co-auteurs deux chercheurs estoniens. Un article a été écrit en anglais par une chercheuse estonienne. Les autres ont été traduits du russe. La situation est la même pour les terrains et les aperçus, dont la moitié ont été écrits en français et l’autre moitié est traduite du russe. En revanche, les comptes rendus (à l’exception de celui de Niina Hämäläinen, qui nous vient de Finlande), ont tous été réalisés par des auteurs français.

10 Nous avons donc là un numéro exceptionnellement équilibré, qui couvre la très grande majorité des aires et des disciplines et qui associe des finno-ougristes français, dont la revue est un cadre d’expression privilégié, et des spécialistes étrangers, puisque l’une de ses missions est aussi de faire connaître dans le monde francophone les recherches les plus intéressantes qui se font ailleurs.

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Dossier

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Les langues dans un miroir déformant Que reflète le recensement russe de 2010 en matière de langues finno– ougriennes ? Languages in a distorted mirror: What does the All– of 2010 tell us about the Finno–Ugric languages? Keeled kõverpeeglis4: Mida näitab 2010. aasta Venemaa rahvaloendus soome– ugri keelte kohta ?

Eva Toulouze et Laur Vallikivi

NOTE DE L’AUTEUR

Les recherches présentées ont été financées par l’Union Européenne par l’intermédiaire des Fonds européens de développement régional (Centre d’excellence CECT) par le projet n° 8335 de la Fondation estonienne pour la recherche (Eesti Teadusfond), par le Conseil estonien pour la recherche, PUT 590 et PUT 712.

1 Les recensements représentent l’outil principal et le plus accessible pour évaluer les pratiques et les compétences linguistiques des populations que nous étudions. Toutefois, personne aujourd’hui ne se laisse entraîner par l’illusion de la valeur absolue, de « l’objectivité » des résultats des recensements. En même temps, nier leur valeur serait irresponsable. Il faut donc se demander ce que les recensements nous disent réellement, ce qu’ils ne peuvent pas nous dire, et par conséquent nous interroger sur l’idéologie qui les sous–tend, sur les questions auxquels ils apportent des réponses ainsi que sur la manière dont ils ont été menés. Pour qui étudie les peuples finno–ougriens, les derniers recensements suscitent nombre de questions auxquelles il n’est pas facile de trouver des réponses. Entre 1989 et 2002, on assiste à une augmentation des effectifs de la plupart des populations finno–ougriennes ; dans le recensement de 2010, qui est le dernier en date, cette tendance continue pour certaines populations, tandis que pour d’autres, en revanche, elle s’est inversée. L’une de ces

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questions tient au fait que la corrélation entre le nombre de personnes se rattachant à un groupe ethnique et le nombre de celles qui affirment en maîtriser la langue fait apparaître un décalage significatif. Toutefois, les statistiques sur la maîtrise des langues autochtones, elles, restent univoques : la tendance à une baisse drastique du nombre des personnes connaissant la langue de leur ethnie est continue et particulièrement rapide. Comment expliquer cette fourchette qui va en s’élargissant ? Assistons–nous à des phénomènes particulièrement rapides d’assimilation linguistique ? Est–ce que les données sont, d’une manière ou d’une autre, problématiques ? Doivent–elles être remises en cause ? Nous disposons d’excellents matériaux pour nourrir notre réflexion, dans les études publiées dans le cadre du programme de « monitoring » des recensements en Russie. Ce suivi de la préparation et du déroulement des recensements ont eu lieu en 2002 et 2010 et ont donné lieu à des recueils d’articles riches en réflexions (Stepanov, Tiškov 2007 ; Stepanov 2011). Ces activités de surveillance n’ont pas forcément plu à tout le monde : en 2002, V. L. Sokolin, responsable à l’époque de Goskomstat1, a envoyé une directive aux organisations locales en leur demandant de « prendre des mesures pour n’autoriser au moment du recensement aucune observation et d’en informer le Goskomstat ». Ces lettres, envoyées aussi aux représentants du Président de la Russie dans les régions, ont été diffusées dans les villes et les raïons, sans pour autant aboutir à des résultats concrets2 (Sokolovskij 2010, p. 392–395). Pour expliquer ces phénomènes et pour comprendre ce que l’on peut tirer des statistiques disponibles, il nous faut remonter à des questions plus générales, concernant les recensements en général et les recensements en Russie en particulier. De plus, nous disposons, heureusement, pour 2002 et 2010, de données particulièrement détaillées : les « micro–bases de données » au niveau des régions voire des villages, même si leur utilisation n’est pas sans poser des problèmes (cf. infra). Les auteurs de cet article, qui sont anthropologues et ne travaillent pas en règle générale sur les données quantitatives, les ont mises à profit de manière critique et les confrontent à des réalités que leurs études de terrain leur ont permis de connaître de manière approfondie, même si leurs méthodes d’observation les amènent à ne pas faire appel aux entretiens formels, aux formulaires et à d’autres méthodes analogues. Leurs études qualitatives leur permettront d’évaluer l’adéquation des chiffres proposés par les recensements et de tirer quelques conclusions quant aux questions qu’il est salutaire de se poser dans l’appréciation de ces résultats. Ils espèrent que cela encouragera d’autres spécialistes à se pencher sur des aires qu’ils connaissent bien pour affiner de manière compétente les analyses de situation.

Recensements et nationalités

2 Il n’est un secret pour personne que tout acte de recensement est un acte éminemment politique : comme l’affirment Dominique Arel et David Kertzer, « la connaissance était le pouvoir ; la connaissance de la population que produit le recensement donnait aux détenteurs du pouvoir un aperçu des conditions sociales, leur permettait de connaître la population et de concevoir des politiques à son sujet » (Kertzer, Arel 2001, p. 6 ; Villaveces–Izquierdo 2004, p. 178). Plus précisément, le recensement permet d’apprécier les priorités du pouvoir en place ; par le choix de ses variables, on peut comprendre ce qu’il veut voir mais aussi, et surtout, ce qu’il choisit de ne pas voir (Villaveces–Izquierdo 2004, p. 179 ; Uvin 2001, p. 170). Ainsi, les débats en Russie au début du millénaire sur « quoi faire de la langue maternelle » sont–ils éclairants sur les

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priorités de l’État russe à l’heure actuelle – nous y reviendrons. D’ailleurs les recensements sont souvent regardés de manière différente par différents acteurs sociaux. Le but principal du recensement, en Russie, est d’être « une ressource fédérale d’information ». Ainsi, il est vu par les services de l’État comme un outil politique, il est instrumentalisé. En même temps, la société attend des recensements qu’ils lui servent de miroir ; les chercheurs voudraient pouvoir s’en servir comme outils d’analyse de la réalité. Ces deux visions entrent en contradiction l’une avec l’autre (Tiškov 2003a, p. 21). Parmi les questions qui se posent sur la manière de mener les recensements, celle du choix entre l’approche objective et l’approche subjective a fait couler de l’encre au XXe siècle : fallait–il s’appuyer sur des données existantes et indiscutables, comme la généalogie, ou bien laisser les citoyens répondre conformément à leur auto– identification, c’est–à–dire « établir objectivement l’état d’une conscience subjective » (d’après l’expression de Kertzer, Arel 2001, p. 20) ? Les recensements menés jusqu’ici en Union soviétique comme en Russie ont fait indiscutablement le choix de la deuxième solution.

3 Le choix des catégories est en soi significatif et permet de souligner une double caractéristique du recensement : en même temps, il représente et il transforme. La représentation n’est pas neutre et ne saurait l’être : les catégories sont déterminées par les décideurs, ce qui, dans le cas d’un pays multiculturel, leur confère le rôle particulier d’identifier l’Autre et de le cantonner dans les limites voulues. Comme le dit l’anthropologue James Scott (1998, p. 83) : « elles sont une mélodie d’autorité sur laquelle la plus grande partie de la population doit danser » ; et encore, détaillant le fonctionnement de ces mécanismes : « les fonctionnaires de l’État peuvent souvent imposer leurs catégories et leurs simplifications parce que l’État est la mieux équipé des institutions pour traiter les gens suivant ses schémas. Ainsi, des catégories qui ont pu au départ n’être que des inventions artificielles de responsables de cadastres, de recenseurs, de juges ou d’officiers de police peuvent finir par devenir des catégories qui organisent l’expérience quotidienne des gens justement parce qu’elles sont inscrites dans les institutions étatiques qui structurent cette expérience » (Scott 1998, p. 82–83). Du coup, différents intérêts s’affrontent et s’actualisent sur le terrain du recensement ; on a vu, lors du recensement en Russie en 2010, des campagnes pour l’affirmation de groupes ethniques qui prétendent à un statut à part entière : pensons, pour prendre quelques exemples, aux Pomores3, aux Iz’vatas4 (Šabaev 2011), aux Bessermans 5, aux Kriachens6. On a assisté, dans le même temps, aux campagnes des ethnies auxquelles ces groupes ont été rattachés dans le passé pour que les gens se disent komis ou tatares, afin de ne pas diviser et affaiblir lesdites ethnies. Dans d’autres cas, différents enjeux mettent en cause des acteurs de niveaux divers : la peur de devenir minoritaire, la volonté de prouver une certaine emprise sur le terrain, la peur de retomber au–dessous de la barre du million d’habitants, etc. C’est ce que Kertzel et Arel appellent « une bataille pour des proportions relatives » (2001, p. 30). Ainsi, l’importance démiurgique de l’affirmation7 prend–elle toute son ampleur8, comme l’ont fait remarquer différents chercheurs à propos de nombreux pays (par exemple, la création de catégories nouvelles, visant à rompre l’ancien ordre social en Chine : Szreter, Sholkamy, Dharmalingam 2004, p. 149, sur la création d’une « population noire »). Cette influence certaine sur les communautés peut également s’actualiser au niveau des individus pour créer de nouveaux types de personnalités, certaines correspondant à la norme, d’autres « déviantes », ce qui, comme le souligne Greenhalgh, leur ouvre dans leurs vies des perspectives différentes (Greenhalgh 2004, p. 150). En même temps, en catégorisant, les

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recensements ils fixent ce qui dans la réalité correspond, la plupart du temps, à un état de choses beaucoup plus fluide. En fixant, ils agissent sur la conscience des individus et, à la longue, la transforment. Le pouvoir soviétique a fait le choix de construire son territoire sur une base ethnique : les recensements en sont une preuve tangible (Goldscheider 2001, p. 71, 88). La situation politique à l’époque de la prise de pouvoir par les bolcheviks et les conditions du maintien de ce pouvoir les y incitaient. La Russie multi–ethnique était une réalité intuitivement perceptible et indiscutable, même si elle était flexible d’une manière bien différente de celle qu’une structure administrative, par nature figée, pouvait représenter. Il était donc nécessaire pour cette dernière de délimiter les catégories, de les rendre mutuellement exclusives (Kertzer, Arel 2001, p. 9). En un siècle, notamment grâce aux recensements9, les autorités soviétiques ont réussi à asseoir la notion de « nationalité » de manière quasiment indiscutable, de sorte que les populations elles–mêmes, et bien des chercheurs, les prennent aujourd’hui comme des catégories existentielles et non comme des constructions. Abramson souligne le caractère paradoxal de cette situation : la « réalité objective » de l’identité nationale ne peut être conceptualisée qu’en « termes subjectifs » (Abramson 2001, p. 177). La notion de catégories « mutuellement exclusives » a pour conséquence de ne pas permettre une adéquation réelle des résultats des recensements à la conscience de la population de la Russie. En effet, les situations frontières, mixtes, hybrides, se multiplient. Il suffit de prendre l’exemple des mariages mixtes et des enfants de ces mariages10. Contraints de choisir, ils seront amenés, très vraisemblablement, à faire violence à leur conscience. C’est ainsi que les observateurs ont fait remarquer que les résultats auraient été certainement différents si les gens avaient eu la possibilité d’apporter des réponses multiples aux questions portant sur la nationalité : par exemple dans le cas des Oudmourtes, les résultats auraient été certainement différents, estime le responsable du monitoring en Oudmourtie (Voroncov, Semenov 2011, p. 269). Ici, il ne va pas être question de la catégorie de « nationalité », qui appellerait une réflexion beaucoup plus vaste, mais de la question de la langue, qui, cependant, lui est étroitement corrélée : en effet, en Russie (mais pas seulement), la langue est traditionnellement, dans les recensements, le critère premier de l’appartenance ethnique11 (Kertzer, Arel 2001, p. 26), le principal « décodeur » de la « nationalité » (Arel 2001, p. 95), le « marqueur de la composition tribale » (Slezkine 1994, p. 427–428). C’est ainsi que les deux notions se trouvent entremêlées, et que nous ne pourrons pas, tout au long de ces réflexions, les dissocier entièrement.

Les listes de nationalités

4 La question de limiter les nationalités à un nombre bien défini, à une liste fermée, traverse l’histoire des recensements soviétiques, puisqu’elle se pose dès 1926, quand géographes et ethnographes ont été amenés à en proposer une avant et après le recensement. Sur la base des résultats, une liste provisoire de nationalités non prévues avait été établie, qui fut discutée à Moscou a posteriori (Hirsch 2004, p. 137). Ce modèle sera reproduit dans les recensements suivants, qui partent d’une large liste de départ, « consolidée » en rassemblant les groupes en plus larges nationalités : en 1926, 530 appellations débouchent sur 194 entités plus fédérantes ; en 1939, 769 sont regroupées en 168 ; en 1989, 823 en 128 (Abramson 2001, p. 185). Le recensement de 2002, en revanche, procède sur plusieurs niveaux, permettant ainsi la prise en

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compte de formes plus subtiles d’identité. C’est là la principale innovation indiscutée de ce recensement (Stepanov, Tiškov 2007, p. 33).

La langue dans les recensements en Russie

5 Si nous avons senti la nécessité d’écrire cet article, c’est parce que la place de la langue dans les recensements réalisés depuis plus d’un siècle en Russie, et plus particulièrement dans les trois derniers, est un facteur considérable de confusion. Cette question a donné lieu à des débats et à des décisions controversées dans les instances de conception des recensements, qui ont des conséquences en aval sur les résultats des recensements et sur les possibilités de les comparer sur l’axe chronologique. Les chercheurs et les autorités sont conscients des difficultés que pose cet ensemble de questions, et ils ont essayé d’y répondre au mieux : par exemple, l’Académie des sciences a été sollicitée pour proposer un questionnaire linguistique. Sa proposition était intéressante : évitant les notions de « maîtrise » ou de « connaissance », les questions proposées utilisaient les verbes « parler », « utiliser », se concentrant donc sur les pratiques plus que sur les compétences12. Mais le résultat final a été un retour à la question sur la langue maternelle, pour des raisons de financement et de retards dans l’élaboration mathématique du programme (Sokolovskij 2010, p. 396–397). De plus, ici comme ailleurs, voire plus qu’ailleurs, des dysfonctionnements ont pu avoir lieu, voire des erreurs, qui ne sont pas non plus sans conséquences sur les résultats. Certes, nulle entreprise, et surtout nulle entreprise de cette ampleur, n’est à l’abri d’erreurs – comme le remarque David Anderson, tout débat à ce sujet est souvent plus une affirmation idéologique qu’une évaluation technique (Anderson 2011, p. 21) – et les chercheurs russes eux–mêmes soulignent qu’il faut prendre leurs données avec prudence (Podlesnyh 2012). L’une des raisons le plus souvent relevées tient au fait qu’il est important de ne pas mesurer les résultats des recensements sur ces questions à la lumière de paramètres uniquement démographiques (telles la natalité, la mortalité, les migrations), mais qu’il faut tenir largement compte des « processus interethniques » (Bogojavlenskij 2004, p. 2). Ce n’est bien sûr pas là une remarque propre aux recensements russes, des phénomènes du même ordre ayant été notés ailleurs (Goldscheider 2001, p 84, pour les Indiens des États–Unis). Il faut également tenir compte d’un phénomène tout aussi réel en matière de langue qu’en matière d’ethnicité, qui est la fluidité, opposée à l’immobilité que suggère le recensement. Ceci est vrai dans toutes sortes de situations non standard ou liminaires, qui sont en réalité devenues de plus en plus fréquentes en Russie comme ailleurs dans le monde. Les recensements ne sont pas des outils efficaces pour rendre compte de ces situations particulières. Par exemple, les pratiques linguistiques des enfants de familles mixtes (de même que leur auto–identification ethnique) sont difficilement captables dans la simplicité d’un questionnaire de recensement, de même que leur évolution au fil des années demeure souvent imprévisible (pour quelques exemples concernant les Nénetses, Vallikivi 2013 ; pour un exemple sur les couples mixtes aux États–Unis, Goldscheider 2001, p. 84). Les langues d’usage peuvent changer au cours d’une vie ; aux premières peuvent venir s’en ajouter de nouvelles ; des changements intergénérationnels se produisent souvent (Arel 2001, p. 93). La plupart du temps, c’est la particularité de telle ou telle situation dans toute sa complexité qui va s’avérer déterminante sur les choix, hic et nunc, d’une personne. Les valeurs absolues ne fonctionnent pas en cette matière : tout est question de positionnement, de contexte, de situation spécifique. En même temps, comme nous

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l’avons évoqué plus haut pour l’ethnicité, les résultats des recensements ne sont pas sans importance pour la politique linguistique dans telle ou telle localité : les subventions du centre dépendent de la taille de la population, les demandes de la population en matière d’enseignement peuvent être soutenues par des données découlant de ces résultats, de même qu’elles peuvent être sabordées par des résultats ne permettant pas de les prendre au sérieux. Comme le souligne Tiškov13, il serait naturel d’utiliser ces données dans l’élaboration d’une politique d’éducation (mais il regrette que les recenseurs aient ignoré en général cette dimension) (Tiškov 2003, p. 22). Comme le souligne Dominique Arel, les recensements, en matière de langue, seraient en principe susceptibles de relever trois types de situations : «la langue apprise en premier ; la langue le plus fréquemment utilisée, notamment au moment du recensement ; la connaissance de la langue ou des langues officielle(s)» (Arel 2001, p. 97).

Aperçu historique

6 C’est au Congrès mondial des statisticiens, qui s’est tenu à Saint–Pétersbourg en 1876, que la notion de langue de communication, « la langue utilisée dans les situations ordinaires de communication », entre en vigueur. C’est ce qui sera appelé plus tard en Russie, et notamment lors du premier recensement général, celui de 1897, « langue maternelle » (Podlesnyh 2008, p. 39). Dans ce premier grand recensement, la religion et la langue étaient des catégories reconnues, alors que l’ethnicité, ce qu’on appellera plus tard la « nationalité14 » ne fait son entrée que par la petite porte, puisqu’elle est considérée comme implicitement donnée par les résultats sur la langue. La langue notée est celle que chacun considère comme sa langue « maternelle »15 et toutes les langues sauf le russe, le petit russien16 et le biélorusse doivent être écrites en toutes lettres (Tiškov 2003a, p. 29 ; Podlesnyh 2008, p. 43). Le premier recensement soviétique, celui de 1926, fut préparé soigneusement, avec 150 000 recenseurs, surtout enseignants et étudiants issus des grandes villes, Russes pour la plupart, connaissant souvent les langues locales. En même temps, ils avaient une charge lourde – 100 entretiens par jour à la campagne, 75 en ville ; ceci peut expliquer certaines négligences dans les réponses. Les recensés devaient choisir leur langue maternelle eux–mêmes ; si celle–ci ne coïncidait pas avec la nationalité annoncée, elle aussi au choix de la personne interrogée, cela était vu comme une information sur le degré d’assimilation ou de russification de la personne (Hirsch 2004, p. 135–137). C’est lors de ce recensement que se pose pour la première fois la question de la « liste » officielle des nationalités reconnues (cf. infra). L’intérêt de ce recensement, surtout dans sa version polaire17, tient à l’instruction explicite donnée aux recenseurs d’interroger personnellement tous les chefs de famille (Anderson 2011, p. 7). Les recensements suivants, à l’exception de celui de 2002, contiennent tous une question sur la langue maternelle des recensés. Il s’agit, dans les tout premiers, ceux de 1926 et 1939, de la langue que le recensé lui– même considère comme sa langue maternelle, comme celle qu’il utilise le plus fréquemment et qu’il maîtrise le mieux. À partir de 1939, dans les instructions pour les recenseurs figure la mention « elle peut ne pas toujours coïncider avec la nationalité ». Nous verrons que cela peut poser des problèmes dans la réalisation du recensement. Dans ces instructions, entre 1959 et 1989 (c’est–à–dire aussi aux recensements de 1970 et de 1979), il est précisé que si le recensé est en difficulté pour répondre à cette question, il devra nommer la langue qu’il maîtrise le mieux ou qu’il utilise en famille –

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ce qui amène à mettre sur le même plan, voire à confondre, la compétence et l’usage (Podlesnyh 2008, p. 43–44). Dans tous ces recensements, le multilinguisme n’est pas sérieusement pris en compte : dans les instructions, il est précisé que si les recensés affirment connaître plusieurs langues de l’URSS, les recenseurs ne doivent noter que celle qu’ils connaissent le mieux. Ainsi, le multilinguisme n’est ni favorisé ni simplement admis.

7 Un tournant est amorcé en 2002. Pour la première fois, le référendum a lieu sur la base d’une loi (celle du 27 décembre 2001) (Tiškov 2003a, p. 21). Tiškov évalue cette loi en termes sévères : « De l’expérience passée, on a pris le pire, et les nouveautés n’ont aucunement été ce qu’il y avait de mieux » (ibid.). Là, au bout d’une discussion animée, une solution en deux questions est adoptée : 1. Maîtrisez–vous le russe ? (réponse oui ou non) ; 2. Quelles autres langues maîtrisez–vous ? (trois possibilités de réponse) (Podlesnyh 2008, p. 43–44). La question sur la langue maternelle n’est pas posée dans les matériaux de base du recensement, mais si la langue maternelle n’est pas le russe, instruction est donnée aux recenseurs de la noter dans la première case sur les trois réservées à la deuxième question (Stepanov, Tiškov 2007, p. 56). Cette solution a conduit à des difficultés d’interprétation des données collectées, en raison (cf. infra) des traitements hétérogènes du questionnaire suivant les recenseurs. En 2010, la solution adoptée en 2002, malgré les critiques, a été reprise sans élaboration particulière ; la seule différence étant la présence, désormais acquise, de la catégorie de langue maternelle, qui n’est donc plus seulement laissée à la discrétion du recenseur dans les instructions, mais a une présence à part entière ; c’est la troisième des questions posées. De même qu’en 2002, comme il y a une question particulière sur le russe, le russe n’a pas sa place dans les réponses à la question sur les autres langues. Désormais tous doivent remplir le questionnaire, même les enfants en bas âge : dans leur cas, ce sont les parents qui choisissent les réponses. Il est intéressant de noter que la question sur la langue maternelle n’a pas pour objectif de rendre compte d’une compétence : « Si le recensé est en difficulté pour choisir une langue maternelle, il faudra donner préférence à celle dont il se souvient ne serait–ce que quelque peu ». Mais dans ce cas comme dans celui du recensement précédent, le monitoring mené dans vingt sujets de la Fédération de Russie montre que les instructions n’ont pas été respectées : non seulement la brochure les contenant n’est pas arrivée partout, mais même là où elle a été distribuée, les recenseurs n’ont pas suivi les instructions qu’elle explicitait (Podlesnyh 2008, p. 46). Nous le montrerons à l’aide d’exemples ; d’autant que la restructuration des règles du jeu et leur non–respect par les recenseurs (par exemple l’omission de la question sur la compétence) ainsi que les plages de flou qu’elles contiennent ont des conséquences sur les résultats, et entre les deux derniers recensements, nous voyons des diminutions des compétences linguistiques si drastiques qu’elles n’en sont pas toujours crédibles (par exemple la diminution du nombre des locuteurs du carélien de moitié, des locuteurs du nganassane de quatre fois, etc. : voir le tableau en annexe). Dans les deux derniers recensements, une question explicite est consacrée à la connaissance du russe : c’est d’ailleurs le point qui intéresse avant tout le pouvoir central, russophone. Ce qu’il veut surtout savoir, c’est le nombre de personnes ne connaissant pas le russe (cela peut apparaître comme un problème), ainsi que le nombre de personnes en voie d’assimilation – celle–ci pouvant être mesurée grâce au nombre de personnes donnant le russe comme leur langue maternelle. D’après les spécialistes de l’Académie des sciences, les recensements actuels ont pour effet de surévaluer la place du russe (Stepanov, Tiškov 2007, p. 64), alors que le

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système précédent, toujours pour les mêmes chercheurs, avait pour effet d’en sous– estimer l’importance (Tiškov 2003a, p. 27–28). Il semble en même temps que ces chercheurs soient inquiets de ce qu’ils appellent le « nationalisme périphérique »18, c’est–à–dire celui des peuples non russes (par exemple Tiškov 2003b, p. 211–212), qu’ils croient capable d’infléchir la réalité, qui serait davantage en faveur du russe que les chiffres ne pourraient le montrer. Il nous semble que les recensements de 2002 et de 2010 ont au contraire l’effet inverse. C’est ce que nous essaierons de montrer dans la suite de cet article.

Débats et difficultés : la notion de langue maternelle

8 Les discussions les plus vives eurent lieu lors de la préparation du recensement de 2002. Les auteurs de la conception désiraient, avec ce recensement, avoir un tableau exhaustif des langues effectivement parlées en Russie, avec leur aire d’utilisation. Ils avaient décidé d’éliminer la notion de « langue maternelle », complexe et surtout dépourvue de contenu concret. Il faut noter qu’une version précédemment approuvée du questionnaire était plus explicite et aurait apporté plus d’informations : elle prévoyait une première question sur la langue maternelle : a) le russe, b) une autre langue que le russe. La deuxième question était qualitative : maîtrisez–vous couramment, a) votre langue maternelle b) le russe (si le russe n’est pas la langue maternelle) ; une troisième question portait sur la maîtrise éventuelle d’une autre langue, préférence étant donnée aux langues de la Russie (Tiškov 2003a, p. 33). Ici, les données idéologiques (langue maternelle) et qualitatives étaient couvertes. Or, au tout dernier moment, il fut fait pression pour rajouter la notion de langue maternelle, et cet ajout de toute dernière minute est à l’origine de la confusion qui règne dans les résultats : le ministre des nationalités Zorin fit circuler « une rectification téléphonique », confirmée par la suite dans les instructions données par l’organisme organisateur du recensement, le Goskomstat : « rétablir la langue maternelle », sous l’ancienne forme, soviétique, qui ne permettait pas de préjuger de la maîtrise ou non de cette langue. De plus, certains recenseurs suivirent ces nouvelles instructions, d’autres non (Stepanov, Tiškov 2007, p. 63). En conséquence, bien des chercheurs se plaignent des dommages causés par les décisions déraisonnables de 2002 (Klement’ev 2003, p. 5). La question de la notion de langue maternelle continue de prêter à discussion. En effet, la confusion règne quant au sens exact de cette notion. Elle peut être interprétée de manières fort différentes par les personnes interrogées : la langue maternelle peut être la langue des parents, ou encore la langue de la nationalité à laquelle on se rattache, mais ce peut être aussi la langue utilisée activement dans la famille, ou encore une langue jadis parlée dans la famille, mais que le recensé a oubliée. Jamais l’ambiguïté n’a été levée (Arel 2001, p. 115). Abramson souligne la complexité situative de l’utilisation des langues dans les aires de multilinguisme, que ces questions ne permettaient aucunement d’illuminer (Abramson 2001, p. 190–191). En 1989, 5,4 % des personnes recensées ont fait apparaître un décalage entre leur appartenance ethnique et la langue qu’ils déclarent être leur langue maternelle : ce n’est pas beaucoup, et cela montre que la très grande majorité des personnes interrogées, sans doute par inertie, considère comme langue maternelle la langue de sa « nationalité », quel que soit son rapport personnel à cette langue. D’après Tiškov, qui présente ces chiffres, c’est là un chiffre absolument non représentatif de la réalité de ceux « qui étaient en transit dans le passage au russe » (Tiškov 2003a, p. 27).

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Erreurs humaines

9 L’énumération des erreurs dans la réalisation concrète du recensement serait longue. Nous nous contenterons ici de quelques têtes de chapitres significatives. Certains chercheurs soulignent les causes générales du non–fonctionnement des derniers recensements. Parmi celles–ci, la composition de la commission, avec un seul expert pour une majorité absolue de fonctionnaires ; l’inertie et la méfiance envers les innovations, liées en grande partie au retard pris dans la préparation du recensement et à la hâte qui a présidé à sa mise en œuvre ; de même, on souligne les interférences de l’administration présidentielle et de fonctionnaires de haut niveau, exerçant des pressions auxquelles il était impossible de résister, et le faible niveau de dialogue avec les experts (Tiškov19 2003a, p. 10, 23). Dans les bilans de la préparation du recensement de 2010, ce sont les difficultés matérielles qui sont mises en avant, avec une surcharge de travail pour les recenseurs, de mauvaises conditions matérielles ou de sécurité des données (Stepanov 2011). Au niveau de la réalisation concrète, le travail des recenseurs – pourtant soigneusement sélectionnés et approuvés par les organes du ministère de l’Intérieur (Simonov 2007, p. 118) – a été mis en cause sur plusieurs plans. Les recenseurs avaient un lourd travail, mal payé (Klement’ev 2003, p. 7 ; Podlesnyh 2008, p. 46). Ils ont laissé de côté, estiment Stepanov et Tiškov, entre 5 et 12 % de la population : habitants des grandes villes, migrants de l’ex–URSS, de Chine et du Vietnam, habitants de zones peu accessibles, dont une partie des nomades du nord. Des pressions politiques avaient pour but de garder le statut de villes de plus d’un million d’habitants, de justifier l’autonomie de certains groupes ethniques, ou de l’emporter dans une rivalité entre nationalités (Stepanov Tiškov 2007, p. 21–22). Ces auteurs estiment d’ailleurs que les deux travers existent dans le recensement de 2002 : surévaluation et sous–évaluation de populations diverses (Stepanov Tiškov 2007, p. 21). Analysant la situation créée en Carélie, Klement’ev souligne que la grande majorité des recenseurs étaient Russes et porteurs du stéréotype selon lequel la population urbaine devait avoir comme langue maternelle le russe : ce sont eux qui ont négligé cette dimension du recensement. Ainsi, dès lors que quelqu’un répondait à la première question, celle de la maîtrise du russe, de manière positive, bien souvent le recenseur ne posait ni la question de la langue maternelle (la question fantôme de 2002) ni celle de la maîtrise d’autres langues, considérant la réponse comme acquise d’avance : c’est ainsi que des Vepses ou des Caréliens se sont retrouvés assimilés aux Russes (Klement’ev 2003, p. 5, 7). D’autres soulignent que les recenseurs ne posaient que rarement la question de la langue maternelle, convaincus qu’ils étaient qu’elle devait coïncider avec la nationalité annoncée (Barrett 2003, p. 181 ; Podlesnyh 2008, p. 46). Ajoutons que la plupart des recenseurs étant Russes, il était rare qu’ils connussent les langues autochtones. Cela a pu poser des problèmes auprès d’une partie de la population, qui n’a pas forcément du russe une connaissance fine20. Souvent, par ailleurs, le travail n’a pas été accompli directement auprès de la population, mais par l’intermédiaire des responsables municipaux dans les centres des raïons ou par téléphone. Certains auteurs présentent cette pratique comme positive, prétendant qu’elle limitait le risque d’erreurs dans la mesure où c’étaient les recenseurs les plus expérimentés qui y étaient affectés (Klement’ev 2003, p. 6). Nous serions tentés, à l’inverse, de douter des résultats de ce type d’enquête, surtout quand il est question non seulement de nationalité mais aussi de langue maternelle ou de maîtrise des

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langues. Nous avons connaissance de plusieurs villages dans des régions d’accès difficile, qui n’ont pas vu un seul recenseur. Sachant qu’en général les administrations, notamment en Sibérie, ne se composent pas d’autochtones, mais de personnes venues d’ailleurs, surtout de Russes d’Europe ou d’Ukrainiens, dépourvus de la moindre sensibilité aux questions autochtones et ne connaissant les familles autochtones que superficiellement, on peut douter du caractère sérieux de réponses portant sur les auto–identifications, toujours complexes, et sur les questions linguistiques. Par ailleurs, nous ne pouvons pas exclure les possibilités de manipulations visant à montrer la prédominance de tel ou tel groupe ethnique. Nous avons un exemple au Bachkortostan, où Eva Toulouze fait depuis quelque temps ses travaux de terrain (cf. infra), ce qui va dans le sens d’autres expériences historiques dans la même région : alors qu’on ne rencontre pas dans le nord de la République de personnes se présentant comme bachkirs, ceux–ci sont dominants dans les résultats du recensement. Enfin, certaines négligences aboutissent à des résultats absurdes. Ainsi, dans le recensement de 2010, nous trouvons un nombre anormalement élevé de Nénetses (90) qui prétendent avoir l’allemand pour langue maternelle21. Si ce phénomène annonce une anomalie considérable et intéressante, il ne faut pas oublier que l’adjectif correspondant à nénetse est en russe ненецкий (neneckij) alors que celui signifiant allemand est немецкий (nemeckij), c’est–à–dire présentant une différence d’une seule lettre, et encore relativement proche (m–n). C’est là une explication suffisante de ce drôle de phénomène.

Décalages entre nationalité et langues maternelles

10 Nous allons nous intéresser ici à des exemples concrets, qui nous permettront d’apprécier le rapport entre résultats du recensement et réalité. Pour en évaluer l’étendue, notons quelques chiffres pour les peuples du nord : le pourcentage des autochtones du nord présentant le russe comme leur langue maternelle était de 15 % en 1959, de 23 % en 1970, de 29 % en 1979, de 36 % en 1989, alors même que celui de ceux qui considèrent la langue de leur communauté comme leur langue maternelle diminue d’autant : 76 % en 1959, 52 % en 1989 (Bogojavlenskij 2004, p. 3). On peut difficilement imaginer que quelqu’un présente le russe comme sa langue maternelle sans la maîtriser, comme dans le cas des langues vernaculaires.

Études de cas

11 Ces réflexions seront illustrées par quelques études de cas, correspondant aux terrains effectués par les auteurs de cet article : ils se pencheront sur quatre situations particulières, mettant en rapport les informations des micro–bases de données avec les observations qualitatives faites lors du terrain et sur leurs connaissances en tant que chercheurs. Ces terrains portent sur deux peuples, les Oudmourtes et les Nénetses. On trouvera en annexe les chiffres d’ensemble présentés dans les résultats du recensement. En même temps ces chiffres, dans leur approche synthétique, effacent l’hétérogénéité de la carte ethnique de la Russie et risquent de donner de la réalité une image distordue, pour toutes les raisons que nous avons évoquées plus haut. Avec les exemples ci–dessous, nous entendons illustrer ces constatations. L’Office national russe de la statistique a donné accès aux données des recensements de 2002 et de 201022 avec

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certaines réserves. Sur la base des micro–bases de données, on peut établir des tableaux des informations qui nous intéressent (par exemple, combien d’Oudmourtes vivent dans telle ou telle région, combien d’entre eux savent le russe, l’oudmourte, etc.). En même temps, il faut souligner que ces données ne sont pas revues – contrairement à ce qui se passe avant de rendre publiques les données officielles, afin d’éliminer les contradictions. En fait, nous ignorons en quoi consistent concrètement ces ajustements. De plus, les données peuvent être délibérément faussées, et les utilisateurs des micro– bases de données en sont d’ailleurs dûment informés. Ceci est expliqué par le fait que les petits chiffres ne peuvent pas être rendus publics, de peur de violer l’anonymat du recensement : il pourrait être possible de reconstruire des informations concernant des individus précis23.

12 Quand la réponse à telle ou telle catégorie porte sur un nombre d’individus isolés (moins de cinq en général), le résultat inscrit est 0. De ce fait, ces bases de données ne permettent pas de faire de sommes fiables, puisqu’en général, en raison de ces valeurs cachées, elles sont inférieures aux données officielles. Mais quand on prend un village précis et les informations le concernant, on peut constater que les données des micro– bases de données diffèrent relativement peu des données officielles, au moins pour autant que nous soyons parvenus à les comparer. Compte tenu de l’objectif de notre article, les différences éventuelles entre les données officielles et celles qui ne le sont pas ne sont pas particulièrement importantes ; ce qui nous intéresse, c’est ce que cette comparaison nous permet de déduire sur la fiabilité des données du recensement. Nous trouvons des exemples où les données chiffrées correspondent dans les grandes lignes à la situation que nous avons rencontrée dans nos terrains, et des exemples où elles sont radicalement différentes.

Les Oudmourtes

13 Comme dans le cas de bien d’autres communautés finno–ougriennes, le recensement de 2010 témoigne d’une brusque chute démographique, qui avait été amorcée en 2002 – les Oudmourtes avaient alors perdu, par rapport à 1989, presque 36 000 personnes, et leur part dans la population de la République avait baissé de 1,6 % (Voroncov, Semenov 2007, p. 224–225). Voroncov établit également la comparaison de la situation en Oudmourtie : entre les deux derniers recensements, le nombre des Oudmourtes en Oudmourtie a baissé exactement de 50 000 personnes. En 2010, dans toute la Russie, le nombre d’Oudmourtes avait baissé de près de 85 000 (de 636 906 à 552 299, cf. Annexe 2). Toujours dans l’ensemble de la Russie, pour la même période, entre 2002 et 2010, le nombre d’Oudmourtes parlant oudmourte est passé de 429 411 à 298 628, c’est–à–dire que l’on enregistre une perte de 130 783. En 2010, alors que la dernière question dans le bloc linguistique était la langue maternelle, il apparaît qu’il y a plus d’Oudmourtes qui considèrent l’oudmourte comme leur langue maternelle que d’Oudmourtes qui maîtrisent cette langue, puisqu’ils sont 342 963 (nous retrouverons cette constatation dans tous les cas étudiés).

14 Il est certain que le nombre de locuteurs a diminué ; mais nous pouvons avoir des doutes sur la dimension absolue des chiffres qui nous sont présentés. D’abord, nous ne savons pas combien ont pu être les personnes qui, en 2002, ont indiqué maîtriser la langue sans que cela corresponde à une réalité, et ceci parce qu’ils considéraient l’oudmourte comme leur langue maternelle : en effet, conformément aux instructions,

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les recenseurs devaient demander à propos de la première langue non russe connue si c’était la langue maternelle – or nous savons que beaucoup ne l’ont pas fait. De plus, nous ne pouvons pas non plus savoir dans combien de cas ces questions sur la langue ont été, ou n’ont pas été posées (on rencontrera ce problème ci–dessous avec les cas nénetse). Non seulement le nombre de locuteurs continue à diminuer drastiquement, mais aussi, dans ce tout dernier recensement, le nombre de ceux qui s’identifient aux Oudmourtes se réduit. Ces données, incontestablement inquiétantes et qui doivent faire réfléchir, représentent une tendance. Mais il est aussi nécessaire de faire des analyses de cas plus précises, pour voir les limites de cette tendance et pour étudier les contre– exemples éventuels. Cela peut permettre de mettre en évidence les conditions induisant tel ou tel phénomène. Nous prendrons ici quelques exemples.

Dans le Sud de l’Oudmourtie

15 Eva Toulouze a fait des terrains en Oudmourtie depuis 1994, retournant une fois tous les deux ou trois ans dans les mêmes localités. Naturellement, compte tenu des intérêts de terrain, les localités visitées sont largement habitées par des Oudmourtes. Certains villages sont presque exclusivement oudmourtes : c’est le cas du petit village de Malinovka (en oudmourte : Emez’gurt). Ce village a une histoire intéressante. C’était un village relativement florissant dans les années 1920 : c’est là qu’habitait un frère de Kuzebaj Gerd24, et le poète non seulement venait le voir, mais y avait réalisé des expériences aussi bien dans la construction de la maison que dans la culture des arbres fruitiers. C’est sans doute ce souvenir qui a été fatal au village. Dans les années 1930 la maison du frère de Gerd a été détruite et ses restes brûlés comme bois de chauffage ; dans les années 1950, le village a été fermé et détruit. Aleksej Maksimovič Egorov était alors adolescent et il se souvient de la fermeture de son village et de la destruction de la maison de Gerd. Au milieu des années 1980, alors qu’il était enseignant et directeur de l’école de Gurez’ Pudga, il prit la décision de faire revivre ce village et se mit à s’y construire une maison, à l’endroit même où se trouvait auparavant celle de sa famille, la maison où il était né. Certains de ses anciens élèves l’ont imité, et aujourd’hui le village se compose d’une seule rue et de quelques maisons. Eva Toulouze et Laur Vallikivi lui ont rendu visite ensemble pour la première fois en 1994, et Eva Toulouze est allée régulièrement le voir lors de tous ses voyages en Oudmourtie. Pendant quelques années, une école primaire, animée par Galina, l’épouse d’Aleksej Egorov, a même fonctionné dans sa maison pour accueillir les enfants du village. Ce que l’exemple de ce village nous montre, c’est le caractère fluctuant des résultats du recensement dans les micro–bases de données, pour des valeurs très petites : en 2010, le village est censé avoir 20 habitants, dont 18 Oudmourtes et 4 Russes. Cela déjà donne un total de plus de 20. Quinze des Oudmourtes ont affirmé connaître l’oudmourte et le considérer comme leur langue maternelle, alors que cinq Oudmourtes ont prétendu avoir le russe pour langue maternelle. On aurait pu s’attendre à ce que des chiffres d’à peine deux dizaines soient traitables de manière univoque et ne posent pas de problèmes. Probablement cette erreur tient–elle à l’algorithme de perturbation insignifiante évoqué ci–dessus. Nous avons des chiffres plus assurés pour un plus gros village du raïon de Kijasovo, Karamas–Pel’ga (nom oudmourte : Uddjadi). C’est un village presque exclusivement oudmourte, situé dans un beau site vallonné d’Oudmourtie du Sud. Les données de 2010 indiquent un nombre d’habitants de 575, dont les Oudmourtes représentent 90 % (519), les autres étant surtout des Russes (35, c’est-à-dire 6 %) et

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d’autres. Les statistiques linguistiques sont univoques : 512 Oudmourtes, à savoir 99 % d’entre eux, maîtrisent l’oudmourte, et ils sont 513 à considérer l’oudmourte comme leur langue maternelle – seuls 7 conférant cette position au russe (un peu plus de 1 %). Il faut également noter que 12 personnes, d’après le recensement, ne connaissent pas le russe ; dans la mesure où l’oudmourte ne faisait pas partie des langues dans lesquelles le recensement était traduit, il est fort possible que les personnes ne connaissant pas le russe aient été des personnes pour lesquelles quelqu’un d’autre a répondu aux questions du recenseur, donc, très probablement des enfants en âge préscolaire. Les constatations de terrain vont dans le sens des données du recensement, et viennent confirmer ce qui apparaît intuitivement clair, à savoir la considérable résilience de l’oudmourte dans deux conditions : d’abord dans l’écosystème qui lui est le plus naturel, c’est–à–dire à la campagne ; et, surtout, dans un environnement relativement monolingue. Faute d’exposition permanente à la tentation d’embrasser une autre langue et une autre culture, dotées d’un prestige social largement supérieur et soutenues par l’ensemble de l’activité d’un État puissant, l’attrait de cet autre univers n’est pas suffisant pour amener les populations à renoncer à leur langue ; en revanche, il est suffisant pour que la connaissance de la langue de l’État soit généralisée – ce qui ouvre aux Oudmourtes ruraux tout un éventail de solutions d’avenir et donc le choix de leur profession et de leurs études. En même temps, l’existence de personnes recensées ne connaissant pas le russe montre que la communauté présente encore en tant que telle une autonomie considérable.

16 Enfin, nous nous pencherons sur une agglomération plus importante, un chef–lieu de raïon, Vavož, qui a 5 817 habitants25. En 2009, Eva y avait rencontré la responsable du raïon, une Oudmourte oudmourtophone. Il s’agit d’une région traditionnellement forte dans les traditions oudmourtes. Aujourd’hui, la population est constituée pour une moitié d’Oudmourtes (2 700, à savoir 46 %) et pour l’autre de Russes (2 790, à savoir 48 %). Ici, le tableau est radicalement différent : bien que les deux tiers de la population oudmourte (1 794 personnes, soit 66 %) considèrent l’oudmourte comme leur langue maternelle, moins de la moitié maîtrise cette langue (1 253 personnes, soit 46 %). La présence du russe dans la vie quotidienne est certainement aussi patente dans le très faible chiffre de personnes présentées comme ignorant le russe. On peut l’interpréter en prétendant que mêmes les enfants d’âge préscolaire ont été exposés au russe et ont une pratique de communication dans cette langue, ce qui peut laisser supposer un certain bilinguisme même à l’intérieur des familles. La tendance des enfants à connaître le russe dès leur plus jeune âge peut impliquer qu’ils sont susceptibles, au fur et à mesure qu’ils grandissent, d’oublier l’oudmourte, même si celui–ci est encore considéré comme leur langue maternelle. Les micro–bases de données permettent, par recoupement, de porter quelques appréciations sur la population des enfants d’âge scolaire. Bien sûr, les erreurs ne sont pas à exclure, mais le tableau, même s’il erre dans les détails, devrait pouvoir donner des ordres d’idées crédibles. Les Oudmourtes scolarisés sont 428 à Vavož, dont seuls 17 % (72) maîtrisent la langue ; le double, c’est– à–dire 156 d’entre eux, considère l’oudmourte comme langue maternelle, alors que pour 271 la langue maternelle est le russe : ce sont donc, d’ores et déjà, des Oudmourtes russophones. Quant aux enfants fréquentant des institutions préscolaires, les données sont sans doute soumises à caution, car le recensement ne note que 12 enfants connaissant l’oudmourte. On ne peut bien sûr pas être certain que les informations aient été recueillies pour tous les enfants ; cependant, d’après les informations données par les parents, la langue maternelle de ces 157 enfants oudmourtes est l’oudmourte

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pour 48 d’entre eux, le russe pour 111. Certes, la somme est supérieure au chiffre de 157… Donc, même si aujourd’hui, dans une petite ville, la proportion d’Oudmourtes reste honorable et la moitié d’entre eux maîtrisent leur langue, la prédominance du monde russe est perceptible et pèse tout particulièrement sur les jeunes générations, qui, d’ores et déjà, semblent être inéluctablement orientées vers une russification plus ou moins totale, en tout cas linguistique.

Au Bachkortostan

17 La diaspora oudmourte au Bachkortostan n’est pas numériquement lourde, puisqu’elle ne représente au total qu’à peine plus de 20 000 personnes. Cependant, son importance pour la culture oudmourte dépasse largement la dimension quantitative. Les communautés oudmourtes orientales, de même que dans le cas des Maris, remontent au moins au XVIIIe siècle, quand la pression évangélisatrice s’est faite particulièrement lourde dans les zones d’habitat finno–ougrien en Russie centrale. Il y a certainement d’autres facteurs qui ont influé sur la décision de groupes entiers d’Oudmourtes de migrer pour aller chercher de meilleures conditions de vie ailleurs, mais le facteur religieux est resté à ce jour dans les mémoires. En terre bachkire et tatare, les Oudmourtes ont pu se procurer des terres et vivre leur vie à leur manière, sans pression des autochtones qui, pratiquant un islam non envahissant, leur ont permis de pratiquer leur religion en toute tranquillité, tout en maintenant éloignés les missionnaires chrétiens, qui n’ont pratiquement pas eu accès à ces contrées. Des processus ethniques d’assimilation ont cependant eu lieu dans cette région. Vers la fin du XIXe siècle, les missionnaires musulmans ont suscité la conversion à l’islam de villages entiers d’Oudmourtes. On en garde encore le souvenir dans la région – par exemple le village de Garibaševo était un village oudmourte, qui est passé à l’islam et par voie de conséquence à une identité tatare. Les habitants se souviennent de leurs origines oudmourtes, mais se considèrent comme tatars (Korostelev 2011, p. 76–77). Il n’en reste pas moins que dans la région de Tatyšly, il existe un groupe compact de villages oudmourtes, au nombre de 19, qui sont contigus et qui ont préservé avec une remarquable vitalité des éléments de culture oudmourte disparus ailleurs. Eva Toulouze y a fait trois terrains en 2013 et 2014 (cette dernière année avec Laur Vallikivi), après une expédition pilote en 2011. Plusieurs traits caractéristiques relevés au cours des terrains sont confirmés clairement par les chiffres du recensement, alors que sur un point la pratique et les chiffres sont en contradiction complète.

18 Les traits confirmés par les chiffres sont la bonne préservation de la culture oudmourte. En effet, plusieurs villages présentent une composition ethnique homogène ou presque entièrement homogène : Alga, avec 59 habitants, tous Oudmourtes ; Malaja Bal’zuga, avec 246 habitants dont 239 Oudmourtes (toujours d’après les chiffres de la micro–base de données). Dans le cas de ces deux villages, tous les Oudmourtes maîtrisent l’oudmourte. Le village de Novye Tatyšly est un centre relativement important : c’est là qu’a été fondé le Centre culturel national oudmourte, mais surtout, c’est le centre de l’une des coopératives agricoles de la région (entreprise ayant succédé au kolkhoze soviétique et toujours appelée kolkhoze par la population), le principal employeur de la région. Cette coopérative est une coopérative oudmourte, portant un nom oudmourte, « Demen », et elle a été longuement dirigée par un responsable charismatique, Rinat Galjamšin, qui aujourd’hui anime le centre oudmourte (alors que son fils a pris la responsabilité de la coopérative26). Il y a d’autres « kolkhozes »

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oudmourtes, soit intégralement soit en partie, comme « Rassvet » ou « Fanga ». Le village, où on trouve une école, un grand terrain pour les cérémonies oudmourtes, une mosquée, une cantine, etc., comporte 552 habitants, dont 442, c’est–à–dire 80 %, sont oudmourtes (le reste se compose de 68 Tatars et 38 Bachkirs ; il n’y a pas un seul Russe). Tous les Oudmourtes maîtrisent leur langue maternelle. Ils sont également multilingues : seules 41 personnes ne parlent pas russe – ce qui est à la fois peu en chiffres absolus et beaucoup si nous tenons compte du fait que le russe est la langue de l’école ; en même temps, 63 parlent tatar et 16 bachkir.

19 Enfin, penchons–nous un peu sur le chef–lieu du raïon, qui n’est pas un village oudmourte. Dans cette petite ville de 6 647 habitants27, Verhnie Tatyšly, seules 881 personnes, soit 13 % de la population, se disent oudmourtes. Parmi ces Oudmourtes, 801, c’est–à–dire 91 %, parlent aussi oudmourte, même si le nombre de personnes considérant l’oudmourte comme leur langue maternelle est un peu inférieur (783, soit 89 %). Seuls 29 Oudmourtes ne parlent pas russe, mais 85 % d’entre eux parlent tatar. Donc, de fait, les Oudmourtes de cette agglomération, dans leur majorité, sont trilingues. Ici, les résultats du recensement ne présentent pas de surprises par rapport aux expériences de terrain : la vie dans les villages oudmourtes est en oudmourte, tous maîtrisent effectivement cette langue ; qui plus est, dans le cadre du travail de l’administration locale, l’oudmourte est la première langue employée, ainsi que dans le cadre de Demen (sur cette question, voir Toulouze 2013). La connaissance du russe, indubitablement existante, est faible si l’on pense que c’est la langue de l’école : notre logeuse, une paysanne de Bal’zuga, parle suffisamment le russe pour que nous puissions communiquer, mais pas assez pour avoir des conversations approfondies ; alors qu’elle aime parler – elle vit seule depuis la mort de son mari, ses enfants étant tous mariés et vivant ailleurs (les deux filles dans deux villages voisins – Vjazovka et Verhnie Tatyšly – et le garçon dans la région d’Ekaterinburg) – elle est réduite avec nous à de simples conversations sur des questions quotidiennes. Les enfants qui sont toujours au village jouent en oudmourte. Nous avons donc là, comme nous l’indique le recensement, une situation où la société oudmourte fait preuve d’une forte vitalité. En revanche, c’est sur un autre point que les résultats du recensement suscitent de très fortes interrogations et se situent en contradiction, au moins relative, avec l’expérience de terrain. Il apparaît clairement, dans les chiffres comme dans le vécu quotidien, que nous sommes dans une Russie non russe. Les Russes sont ici en quantité négligeable (2 à 3 %) et, comme l’a exprimé de manière imagée en 2013 une enquêteuse travaillant avec le bureau du procureur de Verhnie Tatyšly, une jeune Russe d’Ufa : « Je me sens à l’étranger ». En revanche, au cours de nos séjours de terrain, nous n’avons jamais rencontré un seul Bachkir, tandis que le monde tatar est omniprésent. Or les recensements montrent une forte présence bachkire dans cette région : pour ne prendre qu’un exemple, la population de Verhnie Tatyšly comprend 3 417 (51 %) Bachkirs et 2 045 (31 %) Tatares. D’où viennent ces Bachkirs ? En approfondissant cette question troublante, nous avons mis la main dans un sac de vipères, qui a donné lieu depuis longtemps à une littérature abondante (par exemple : Gabdrafikov 2007 ; Beljaev 2011 ; Gabdrafikov 2011). En effet la question de l’ethnicité des Turks du Nord– Est du Bachkortostan est depuis longtemps une pierre d’achoppement dans les relations entre Tatares et Bachkirs. Suivant les interprétations, cette population parle une langue intermédiaire, considérée comme un dialecte oriental du tatar par les Tatares, comme un dialecte occidental du bachkir par les Bachkirs (Korostelev 2011, p. 76). Depuis la création du Bachkortostan (1990), mais aussi de la république

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autonome de Bachkirie en 1919, les autorités bachkires se sont montrées inquiètes du faible nombre de Bachkirs dans certaines régions de leur territoire. L’augmentation de ceux–ci est devenue un objectif politique majeur. Déjà à l’époque soviétique, bien des problèmes ont été posés par les résultats des recensements en Bachkirie ; en 1926, les recenseurs avaient pour instruction de la part de l’administration régionale de ne pas poser la question de la nationalité et d’enregistrer tout le monde comme bachkir (Hirsch 2004, p. 135–136). La campagne en faveur de l’auto–identification comme bachkirs a connu une forte recrudescence en 1979 ainsi qu’en 2002 (Kul’bačevskaja 2011, p. 49–50).

20 Cette tendance s’est clairement confirmée dans le recensement de 2002. Il a été prouvé mathématiquement que l’augmentation exceptionnelle du nombre des Bachkirs ne pouvait guère être réalisée, ni par accroissement naturel ni par assimilation (Kul’bačevskaja 2011, p. 49–50). Restent les effets d’une campagne particulièrement agressive portant sur ces populations marginales. Ainsi, de fortes pressions ont été exercées pour que les gens se disent bachkirs au recensement : « La défense de sa République par l’identification nationale est devenue pour beaucoup de gens une question d’honneur et de patriotisme » (Kul’bačevskaja 2011, p. 47). Or, peu de temps avant le recensement de 2010, le pouvoir a changé au Bachkortostan. Le régime de Murtaza Rahimov, qui avait imposé une domination bachkire par des méthodes contestées dans le pays, a été remplacé par un régime plus modéré, dirigé par Rustem Hamitov. Ceci a suscité l’espoir d’un recensement échappant aux abus du précédent (Gabdrafikov 2011, p. 180). En même temps, les préparatifs avaient été lancés, et ce n’est pas uniquement le pouvoir central qui est impliqué dans la politique de bachkirisation. Les résultats de Verhnie Tatyšly illustrent bien cette situation : les « Bachkirs » de Tatyšly parlent tatar à raison de 94 % (3 227 personnes sur 3 417), alors qu’ils ne sont que le tiers à parler bachkir (1 203, soit 35 %). Par ailleurs, 73 % des Bachkirs déclarent avoir pour langue maternelle le tatar (2 511 personnes)28. La littérature sur ces questions est abondante, car elles ont été discutées aussi bien au Bachkortostan qu’ailleurs (Zabdrafikov 2003, 2004, 2005a, 2005b, etc.)

Les Nénetses

21 En ce qui concerne les Nénetses, il s’agit du plus grand des « petits » peuples autochtones du Nord, statut qui confère certains droits spéciaux29 prévus par la loi. À la différence des Oudmourtes et des autres peuples finno–ougriens plus méridionaux de Russie, le nombre des Nénetses aux recensements s’accroît puissamment depuis un bon moment, et entre les deux derniers recensements la croissance a été spectaculaire (en 2002 les Nénetses étaient 41 302, et en 2010 44 640). Il est vrai que les indicateurs de natalité chez les Nénetses sont parmi les plus élevés des peuples de Russie. En même temps, l’ensemble de la croissance ne provient pas exclusivement de raisons naturelles. Le recensement de 2002 reflète les changements survenus dans l’autodéfinition chez les peuples du Nord après la désagrégation de l’URSS. Beaucoup en effet, qui à l’époque soviétique avaient honte de leur origine autochtone et qui préféraient se présenter dans les documents officiels et aux recensements en tant que russes, par exemple les enfants de familles mixtes russo–nénetses (c’est–à–dire surtout des Nénetses vivant dans les villages et dans les villes et non dans la toundra), se sont mis de plus en plus à s’identifier en tant que ressortissants d’un « petit » peuple autochtone. Les raisons en

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sont principalement matérielles. En effet, les quarante–cinq « petits » peuples reconnus officiellement (peuples autochtones comportant moins de 50 000 personnes, vivant dans leurs aires traditionnelles), dont les Nénetses, ont plus de droits d’accès à certaines ressources liées aux domaines traditionnels de subsistance, comme la pêche et la chasse (Sokolovskij 2010)30.

Les Nénetses de la toundra

22 Nous nous arrêterons d’abord sur les Nénetses de la toundra. Leur système culturel repose avant tout sur l’élevage du renne, mais il intègre aussi la chasse et la pêche. Pour une partie importante des Nénetses, la toundra est toujours le lieu de vie : bien que nous ne disposions pas de données précises, on évalue à près de 15 000 les Nénetses nomades, à savoir environ un tiers de tous les Nénetses. Parmi les nomades, les indicateurs de natalité sont toujours élevés, et dans ces familles nombreuses la langue se préserve mieux que dans les villages (voir Vallikivi 2013). Une partie des nomades partent vivre dans les villages – d’une part tous n’ont pas des perspectives de survie économique dans la toundra, d’autre part une partie de ceux qui sont passés par l’internat restent vivre au village, pour différentes raisons. Là, le russe domine de plus en plus, c’est la langue de l’administration et des media ; le nénetse y est réduit au statut de langue domestique. Les derniers recensements reflètent une chute à une vitesse jamais vue de la connaissance du nénetse parmi les Nénetses. Comme chez les Oudmourtes, nos informations de terrain comme la littérature spécialisée (voir Laptander 2013) montrent que la langue d’origine disparaît à un rythme accéléré. Mais celui–ci est–il aussi rapide que le recensement semble le montrer ? Si les locuteurs du nénetse étaient en Russie en 2002 plus de 31 000 en tout, en 2010 ils sont 22 000, c’est– à–dire que près de dix mille locuteurs du nénetse ont disparu en huit ans31. Comme nous l’avons mentionné plus haut, en ce qui concerne le recensement de 2002 nous ne sommes pas en mesure de dire combien de personnes, répondant à la question sur la maîtrise de la langue (« la première ligne »), ont en fait répondu à la question sur leur langue maternelle, c’est–à–dire sur l’identité linguistique comme le prévoyaient les instructions. En même temps, comme nous allons le montrer par des exemples précis, la perte de la langue chez les Nénetses semble être surévaluée en valeur absolue ; au moins parmi les Nénetses de la toundra, le nombre de locuteurs a été suivant les régions considérablement sous–recensé, voire n’a pas du tout été pris en compte. Laur Vallikivi s’est penché sur la situation linguistique des Nénetses occidentaux, entre autres dans l’okroug autonome nénetse dans un village mono–ethnique appelé Nel’min–Nos, dans le delta de la Pečora. Il s’agit d’un village fondé de force en 1938 en tant que « base de sédentarisation32 » du kolkhoze d’éleveurs de rennes, où les nomades ont été massivement sédentarisés depuis les années 1960. Aujourd’hui, le nomadisme n’est que partiel, il touche essentiellement les hommes, qui travaillent en tant qu’éleveurs dans la toundra en alternance. C’est pourquoi la situation du nénetse y est beaucoup plus précaire que chez les Nénetses plus orientaux, où les migrations familiales ont été préservées. En 2002, d’après le recensement, il y avait à Nel’min–Nos 969 habitants, dont 885 Nénetses (91 %). Près de la moitié de ceux–ci (424, c’est–à– dire 48 %) maîtrisent le nénetse (Vallikivi 2013). En 2010, le nombre d’habitants du village avait un peu baissé (il était descendu à 917), de même que la part des Nénetses (87 %). Mais ce qui étonne le plus est le fait que paradoxalement, d’après les chiffres de la micro–base de données de 2010, plus aucun des 798 Nénetses de Nel’min–Nos ne

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maîtrise le nénetse ; or une indication précise que désormais 755 Nénetses (95 %) considèrent le nénetse comme leur langue maternelle (c’est un choix qu’ils n’avaient pas en 2002). Ce dernier chiffre reflète manifestement la force de leur identité linguistique. Nos travaux de terrain nous permettent de dire que la situation linguistique réelle est que les gens d’âge moyen et les personnes âgées savent et utilisent le nénetse plus ou moins, alors que les jeunes le connaissent très peu ou ne le connaissent pas du tout (Vallikivi 2013). Nous rencontrons une situation analogue dans toute une série de villages où l’on sait que vivent des communautés linguistiques nénetses vivaces même si, pour ces villages, pas un seul locuteur n’a été recensé (Tibej– Sale, GazSale), ou bien il y en a trop peu pour que le chiffre soit fiable (Gyda, Antipajuta, Samburg, Nahodka, Tazovskij). Ainsi, dans le plus grand des villages mono–ethniques nénetses, Gyda, où sur 3 329 habitants on trouve 3 047 Nénetses, seuls 741 (24 %) sont censés connaître le nénetse, alors même que pour 631 d’entre eux (21 %) il est noté qu’ils ne maîtrisent pas le russe ; ils sont 3 005 Nénetses (99 %) à inscrire le nénetse dans la case « langue maternelle ». Le deuxième village de la péninsule de Gyda, Antipajuta, a 2 546 habitants, dont 2 144 (84 %) se considèrent comme nénetses. Du point de vue linguistique, les données sont contradictoires : seuls 836 ont noté connaître le nénetse (39 %) (ont–ils été interrogés personnellement ?). En revanche, pour 2 134 d’entre eux, la langue maternelle est le nénetse, ce qui fait 99,5 % ; le décalage est donc de 60 %. Parmi les Nénetses d’Antipajuta, on trouve un pourcentage significatif de personnes ne maîtrisant pas le russe (330, à savoir 15 %) – sans que nous sachions comment ce chiffre a été obtenu. Dans la mesure où plus de la moitié de la population ne vit pas en permanence dans les villages (Laptander 2006, p. 77), il doit s’agir des enfants en âge préscolaire qui grandissent dans la toundra et qui, arrivant à l’école, sont monolingues ; de plus, ce chiffre prend sans doute en compte des retraités qui, à l’époque, n’ont pas été à l’école. En même temps, les chercheurs ont noté que parmi les Nénetses qui grandissent dans des villages comme Antipajuta ou encore Sejaha dans la péninsule du Jamal, le russe est en train de devenir la principale langue de communication (Laptander 2006, 2011). Laur Vallikivi a fait ses terrains chez les éleveurs de rennes nénetses d’Amderma, où ont été enregistrés les Nénetses non soviétisés (Vallikivi 2009, 2013), et qui de ce fait vivent dans la toundra. En 2010, il y a 6 locuteurs du nénetse sur les 249 Nénetses d’Amderma, alors que le nénetse est langue maternelle pour 201 d’entre eux. Laur Vallikivi sait, sur la base de ses terrains, que l’immense majorité des nomades de cette région maîtrisent couramment le nénetse. En revanche, beaucoup d’entre eux ne parlent pas le russe, surtout les personnes âgées et les femmes d’âge moyen, mais également beaucoup d’enfants d’âge préscolaire. Certains connaissent le komi – d’après la micro–base de données, en 2010 ils étaient 33, chiffre relativement fiable, parmi les Nénetses d’Amderma. En revanche, le recensement de 2002 donnait 153 Nénetses connaissant le nénetse. Nous rencontrons donc des chiffres très différents, ce qui semble témoigner d’un caractère particulièrement accidentel de ces chiffres. En analysant les informations des recensements sur les Nénetses, on se pose forcément la question de leur fiabilité dans les conditions du grand Nord, notamment sur la question linguistique. Manifestement, des milliers de personnes n’ont pas eu à répondre à la question sur la compétence en langue ; il est possible que là où les questions sur la langue n’ont pas été posées, la langue notée comme langue maternelle soit la langue de leur ethnie, sans que la question ait été posée explicitement. Il faut croire que les fonctionnaires chargés du recensement ont « recensé » les gens par des méthodes administratives sans les

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interroger personnellement. Nous voyons donc que la connaissance de la langue baisse rapidement, sauf dans les communautés vivaces de nomades (de même que dans les villages de la diaspora oudmourte). Cependant, les recensements ne permettent pas de jeter la lumière sur les informations linguistiques, car ils ne permettent pas de distinguer entre la maîtrise réelle et l’usage, mais ils interrogent les gens sur leur identité linguistique par la question de la langue maternelle et, comme nous le constatons, sont de qualité très inégale suivant les endroits.

Les Nénetses des forêts

23 Les Nénetses des forêts présentent un cas particulier, mais intéressant, car il est impossible avec les données brutes des recensements russes d’avoir une information précise sur leur nombre. En effet, ils ne sont pas reconnus en tant que peuple. Malgré des différences patentes, leur spécificité n’est reconnue nulle part. Ces différences émergent dans des domaines différents. Tout d’abord la langue. S’il est vrai que les chercheurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont traité la langue nénetse comme un tout, et considéré le nénetse des forêts comme un dialecte d’une seule et même langue33 (voir Lehtisalo 1924, 1947, 1956), il n’y a pas d’intercompréhension entre les deux langues. La position des chercheurs aux XXe et XXIe siècles est univoque : ils considèrent le nénetse des forêts comme une langue à part entière (Salminen 2000 ; Toulouze 2003). Par ailleurs, les modes de vie des Nénetses des forêts et celui des Nénetses de la toundra diffèrent considérablement : les uns sont des semi–nomades, pour lesquels l’élevage du renne ne représente que l’un des éléments dans leur économie de subsistance (aujourd’hui, l’usage traditionnel du renne, surtout utilisé pour le transport, est remis en question par des moyens plus modernes), avec des troupeaux de taille limitée ; alors que les Nénetses de la toundra suivent leurs grands troupeaux dans leur quête de nourriture, étant ainsi amenés à pratiquer un nomadisme quasi intégral. S’il est vrai que les uns et les autres ont été contraints au cours du siècle dernier, de se sédentariser, au moins partiellement, et de s’éloigner de leur mode de vie traditionnel, le souvenir est d’autant plus réel que ce mode de vie traditionnel, dans les dernières décennies, a connu un nouveau réveil. Leurs habitats diffèrent également, comme leur ethnonyme le suggère, et ils ne se recoupent que partiellement, dans les zones les plus septentrionales qu’ils occupent. De plus leur auto–ethnonymes diffèrent : les Nénetses des forêts se dénomment dans leur langue nješčang, ce qui a amené un embryon d’intelligentsia dans le raïon de Pur à forger, en russe, la notion de peuple nješčang34. En tout cas il serait utile d’avoir des outils pour déterminer le nombre de Nénetses des forêts. Or les recensements russes ne permettent pas directement de savoir combien de personnes se disent Nénetses des forêts, parce que cette catégorie n’existe pas séparément. Nénetses des forêts et Nénetses de la toundra sont comptés ensemble. Ce qui fait que le chiffre de 44 640 Nénetses représente la somme des Nénetses de la toundra et des forêts.

24 Pour apprécier maintenant la situation linguistique, rien que les éléments que nous avons sur l’okrougk khanty–mansi, dans lequel le chiffre des Nénetses recouvre essentiellement des Nénetses des forêts, sont inquiétants. Si le nombre de personnes qui se disent nénetses (et que nous pouvons donc compter comme des Nénetses des forêts) est en légère augmentation, celui des personnes qui maîtrisent la langue est en chute. Le chiffre est en diminution, mais cette baisse est relative : on ne compte que 55

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personnes de moins (en 2002 : 337 ; en 2010 : 282). C’est un chiffre réaliste, suivant notre expérience de terrain : la baisse correspond très probablement à la mortalité. En effet, les personnes connaissant le nénetse des forêts dans la région étaient principalement des personnes appartenant à la génération la plus âgée. Il est vraisemblable que ce chiffre baisse régulièrement, au fur et à mesure que les anciens locuteurs disparaissent. Est–ce que de nouveaux locuteurs ont pu émerger, faisant de ces pertes un solde ? Dans la région de l’Agan, je dirais catégoriquement qu’à ma connaissance, aucun enfant n’apprend le nénetse des forêts comme langue maternelle. Le plus jeune locuteur devrait avoir actuellement la quarantaine. La situation est sans doute différente dans l’autre région de l’okroug habitée par les Nénetses des forêts, celle de Num–to. Si nous regardons les résultats par villages, nous constatons que Var’ëgan est un village en croissance : 614 habitants en 2002, 683 en 2010. En 2002, le nombre de Nénetses était de 196, dont 86 étaient censés parler nénetse ; en 2010, ce chiffre monte à 237 (un peu moins que les Khantys du village, qui sont 285). On peut imaginer que ce chiffre reflète l’augmentation naturelle, et que les enfants nés entre– temps ont été notés par leurs parents comme nénetses des forêts. En 2010, 87 personnes ont affirmé parler nénetse, alors que 162 présentent le nénetse comme leur langue maternelle. Ces chiffres sont naturellement soumis à caution. En effet, si le deuxième semble indiquer que 162 personnes proviennent de milieux nénetsophones (sans pour autant avoir de connaissance personnelle de la langue), sachant que l’une des significations de « langue maternelle » est bien la langue emblématique de l’ethnie à laquelle on prétend appartenir, le premier chiffre est très douteux. Il suggère qu’entre 2002 et 2010, c’est–à–dire en huit ans, il se serait ajouté au moins une personne parlant nénetse, alors que plusieurs locuteurs seraient décédés… La situation linguistique dans le village ne permet pas une évolution de ce genre. Ce que l’on peut dire à ce sujet, c’est uniquement que les recenseurs ne sont sans doute pas arrivés jusqu’au village ; ils ont pu faire leur enquête35 depuis Novoagansk, ou par téléphone en s’appuyant sur les données théoriques à partir des centres administratifs36. En revanche, les données de Num–to révèlent une situation plus favorable au maintien de la langue nénetse : le village comprenait en 2002 232 personnes, dont 168 étaient Nénetses et 133 maîtrisaient le nénetse ; le nombre d’habitants, ici, a baissé : ils sont 197 en 2010, 126 Nénetses dont 116 parlent nénetse et 115 le présentent comme leur langue maternelle. Quelle est la différence avec Var’ëgan ? Elle est claire, comme nous le montrent nos expériences de terrain (Eva Toulouze a fait depuis 1999 ses terrains chez les Nénetses de l’Agan, et elle a eu accès aux données de terrain de Kaur Mägi, qui a été chez les Nénetses de Num–to à partir de 2002). Var’ëgan est un village situé à proximité de gisements de pétrole exploités depuis plus de deux décennies. La population du village est mixte, à dominante khanty, avec une forte minorité nénetse et un nombre considérable de personnes non autochtones. La langue de communication, non seulement entre ces derniers, mais celle des autochtones entre eux, est le russe : le khanty est vivant, mais les locuteurs du khanty ne connaissent pas le nénetse (voir Toulouze 2003). Le milieu du village est à dominante russophone. En revanche Num–to est un village à dominante nénetse. Même les Khantys qui y vivent ont une connaissance du nénetse. Le nénetse y est réellement une langue vivante, qui se transmet aux enfants et qui se parle en famille, contrairement à ce qui se passe dans la communauté de Var’ëgan.

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Conclusion

25 Nous avons essayé dans cet article de soulever un certain nombre de questions liées aux recensements russes, de manière à voir jusqu’à quel point leurs résultats présentent une image fiable sur les communautés finno–ougriennes. Nous sommes conscients que par nature, le recensement est un outil insatisfaisant : il peut être comparé à une photo, qui fige un instant et qui présente donc une image forcément faussée de quelque chose qui est par nature en mouvement, flexible, fluide. Le résultat de la photo dépendra non seulement de la réalité photographiée, mais de la qualité de l’appareil, des talents du photographe, des filtres choisis.

26 C’est pourquoi nous nous sommes intéressés à l’appareil – le dispositif même du recensement, les questions posées et ce qu’elles permettent de faire ressortir. Nous constatons que la technologie des recensements sur les questions d’ethnicité et de langue n’est toujours pas entièrement satisfaisante. Sur les questions d’ethnicité, les recensements ne permettent pas de cartographier la réalité pourtant grandissante des identités mixtes. En obligeant les personnes à faire un choix, les recensements figent en un tableau immobile une réalité de plus en plus fluide. Cette fluidité permet de conserver des identités et des langues par ailleurs minoritaires. Mais, comme nous avons pu le constater, cela ne se reflète pas dans les chiffres. Ceux–là amplifient un phénomène qui existe effectivement et qui a des conséquences sur le quotidien des populations : le poids de plus en plus prégnant de l’ethnie majoritaire, avec sa langue, son mode de vie et ses valeurs. Les incidences de ce poids sont d’autant plus sensibles qu’au–delà même des traits propres au dispositif, sa réalisation concrète va dans le même sens. Si nous regardons « le talent du photographe », c’est–à–dire les compétences des personnes chargées de mettre en œuvre le recensement, nous constatons qu’il semble y avoir de grandes déficiences dans le déroulement même du recensement, qui se manifestent à différents niveaux. Clairement, la part de la population non touchée directement par les recenseurs est considérable, et ce tout particulièrement dans les régions les plus difficilement accessibles. Or c’est là que les langues vernaculaires ont le plus de chances de vivre. Donc la tendance à réaliser les recensements de loin, sans forcément interroger les personnes directement concernées, amplifie les effets de l’assimilation. Bien des recenseurs ont eu, par rapport aux questions de langue, des comportements négligents, partant du principe que les populations urbaines sont russophones : soit ils ont pu omettre de poser la question de la nationalité, la considérant comme implicite, soit ils ont apporté aux questions sur la langue des réponses mécaniques. Donc les recensements rendent bien compte de phénomènes existants, mais les amplifient de manière à les rendre plus univoques qu’ils ne sont. Il serait intéressant, lors des prochains recensements, de suivre, voire de faire des travaux de terrain en accompagnant les recenseurs dans des villages reculés, dans des localités où la plupart des habitants ne vivent en réalité pas sur place…

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ANNEXES

Annexe 1

La première page du feuillet du recensement de 2010

Annexe 2

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La première page du feuillet du recensement de 2002

Annexe 3

Les Finno–ougriens et la maîtrise des langues finno–ougriennes en 2002 et 2010 en Russie.

Peuples parlant une langue Total Total Différence 2010 Nombre Nombre Différence 2010 finno– en en entre en % de de entre en % langues ougrienne Russie Russie 2010 et de locuteurs locuteurs 2010 et de (au sein 2002 2010 2002 2002 en 2002 en 2010 2002 * 2002* duquel – en italiques)

mokcha et Mordves 843350 744237 –99113 88,25 614260 392941 –221319 63,97 erza

Mordves– 49624 4767 –44857 9,61 mokcha 2025 Mokcha

Mordves–Ersa 84407 57008 –27399 67,54 erza 36726

Oudmourtes 636906 552299 –84607 86,72 oudmourte 463837 324338 –139499 69,92

langues Maris 604298 547605 –56693 90,62 365127 maries

Maris des mari des 56119 218 –55901 0,39 451033 189 –450844 0,04 plaines plaines

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Maris des mari des 18515 23559 5044 127,24 36822 23062 –13760 62,63 collines collines

komi Komis 293406 228235 –65171 77,79 217316 156099 –61217 71,83 (zyriène)

Komis de 15607 6420 –9187 41,14 [komi] l’Ižma

Komis– 125235 94456 –30779 75,42 permiak 94328 63106 –31222 66,90 Permiaks

Caréliens 93344 60815 –32529 65,15 carélien 52880 25605 –27275 48,42

(langues) Nénetse 41302 44640 3338 108,08 31311 21926 –9385 70,03 nénetse

(langues) Khantys 28678 30943 2265 107,90 13568 9584 –3984 70,64 khanty

(langues) Mansis 11432 12269 837 107,32 2746 938 –1808 34,16 mansi

Vepses 8240 5936 –2304 72,04 vepse 5753 3613 –2140 62,80

(langues) Selkoups 4249 3649 –600 85,88 1641 1023 –618 62,34 selkoupes

Bessermans 3122 2201 –921 70,50 [oudmourte]

Sames 1991 1771 –220 88,95 same 787 353 –434 44,85

Nganassanes 834 862 28 103,36 nganassaane 505 125 –380 24,75

Ingriens 327 266 –61 81,35 ingrien 362 123 –239 33,98

(langues) Enets 237 227 –10 95,78 119 43 –76 36,13 enets

Votes 73 64 –9 87,67 vote 74 68 –6 91,89

Finnois 34050 20267 –13783 59,52 finnois 51891 38873 –13018 74,91

Finnois 314 441 127 140,45 [finnois] d’Ingrie

Estoniens 28113 17875 –10238 63,58 estonien 26645 15583 –11062 58,48

[estonien/ Setos 197 214 17 108,63 seto]

Hongrois 3768 2781 –987 73,81 hongrois 9712 6888 –2824 70,92

* Dans certains cas, la différence est due au fait que les catégories des groupes linguistiques et les modes de calcul ne sont pas entièrement identiques entre les recensements de 2002 et de 2010.

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NOTES

1. Goskomstat : comité national de la statistique (en russe : Государcтвенный комитет статистики). Cet organisme est un organe fédéral de l’exécutif. 2. Il n’en reste pas moins, pour citer Sokolovskij, que « le monitoring au Bachkortostan avec la participation des collègues français a pris le caractère d’une aventure policière » (Sokolovskij 2010, p. 395). 3. Groupe ethnique rattaché aux Russes en Russie du Nord 4. Groupe ethnique komi : les Iz’vatas, descendants de Komis provenant du Sud de la région, ont été en contact étroit avec les Nénetses et en ont adopté le mode de vie, notamment l’élevage du renne. 5. Groupe ethnique oudmourte, sis dans les raïons du Nord de l’Oudmourtie. 6. Il s’agit de Tatars chrétiens, dont l’identité distincte a émergé ces dernières décennies. 7. Ce que Hacking appelle « nominalisme dynamique » (Hacking 2002). 8. Par analogie les constatations de Vallikivi sur l’importance de l’affirmation verbale dans la création d’une nouvelle identité baptiste chez les Nénetses convertis au tournant des XXe et XXIe siècles (Vallikivi 2009). 9. Et aussi, comme le souligne Francine Hirsch, grâce à la création d’unités administratives basées sur l’ethnicité, même si cela ne concerne pas forcément toutes les nationalités fixées en Union soviétique (Hirsch 2004, p. 138). 10. Comme le fait remarquer Indrek Jääts, si en 1989 environ un quart des habitants de la Russie vivait dans des familles ethniquement mixtes, la proportion est certainement supérieure pour les Finno–Ougriens : la même année, c’était le cas pour 68 % des Caréliens ou pour 54 % des Mordves (Jääts 2006, p. 529). 11. Historiquement, les catégories prises en compte par l’État dans la classification, d’abord de ses sujets, puis de ses citoyens, ont été le statut, puis la confession. L’ethnicité, définie par la langue, émerge en Russie dès le premier recensement moderne (en 1897) : les populations russophones étaient comptées comme russes (Stagl 2009, p. 39 ; Abramson 2001, p. 179–180), comme par exemple les Selkoupes du Sud. 12. Ces questions étaient : Parlez–vous russe ? (oui/non) ; dans quelle langue avez–vous commencé à parler quand vous étiez enfant (2 lignes) ? ; quelles langues utilisez–vous à l’heure actuelle ? (Sokolovskij 2010, p. 396). 13. Valerij Tiškov est l’un des ethnographes les plus influents en Russie aujourd’hui. Directeur de l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie, académicien, il a également été ministre des Nationalités. 14. En russe : национальность. 15. En russe : родной язык. 16. Autrement dit l’ukrainien. 17. Il ne s’agissait pas d’un recensement comme tous les autres (Anderson 2011, p. 1) : l’objectif était d’établir un état des lieux total, économique et démographique, de la toundra et de la taïga. Ce recensement était censé durer huit mois. Les recenseurs devaient décrire les lieux, l’architecture, les équipements, le bétail, les budgets. Les matériaux de ce recensement sont précieux : des centaines de milliers de pages de

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tableaux, de récits, de journaux et de photos, depuis la péninsule de Kola jusqu’à la Tchoukotka 18. « De cette manière, les données du recensement réduisent radicalement le niveau de diffusion du russe dans le pays, la négation du haut niveau d’assimilation linguistique en faveur du russe étant liée à l’effet convergent de la politique nationale soviétique et du nationalisme périphérique (non russe). Avec un tel héritage, aborder le premier recensement de la Fédération de Russie et en tirer des informations non pas sur la situation linguistique, mais sur “l’appartenance linguistique”, comme “un des deux indicateurs de l’appartenance ethnique” serait universitairement et politiquement un gaspillage ». 19. À noter que ces critiques viennent d’une source particulièrement autorisée, puisque Tiškov, ancien ministre, occupe la plus haute responsabilité au niveau de l’Académie des sciences et a de ce fait une position quasi officielle. Elles n’en sont que plus éloquentes. 20. En fait, le formulaire a été traduit dans un certain nombre de langues, comme le tatare, le iakoute (et même l’anglais !), mais aucune langue finno–ougrienne. 21. Tome 4, Table 22. http://www.gks.ru/free_doc/new_site/perepis2010/croc/ perepis_itogi1612.htm. 22. http://std.gmcrosstata.ru/webapi/jsf/tableView/customise Table.xhtml. Cette plateforme est gérée pour l’office de la statistique par l’entreprise GMC Rosstat, qui élabore les données statistiques et a le monopole de la desserte du service fédéral de la statistique (http://gmcrosstata.ru/). 23. L’explication officielle porte sur protection de la confidentialité des données : « Pour garantir la confidentialité des données statistiques dans le cadre de tableaux de reconstructions croisées, on utilise l’algorithme de la perturbation insignifiante des données premières. Cet algorithme est appliqué dans les cas où l’utilisateur regarde des tableaux contenant des informations permettant hypothétiquement de reconnaître des personnes concrètes. À l’aide de l’algorithme ces données sont légèrement altérées de manière aléatoire. Cette méthode permet aussi de rendre publiques une grande quantité d’informations détaillées, tout en laissant les chiffres généraux (les sommes des valeurs altérées) proches des valeurs réelles » (http://std.gmcrosstata.ru/webapi/help/Confidentiality–lp.jsp?dbid=VPN2002_2010). 24. Kuzebaj Gerd (1898–1937) était la personnalité la plus marquante de l’intelligentsia oudmourte des années 1920. Il a été arrêté au début des années 1930 avec d’autres intellectuels finno–ougriens, accusé d’être à la solde de la Finlande et de l’Estonie pour construire une grande Finlande allant jusqu’à l’Oural, et condamné à mort, la peine capitale ayant été commuée en dix ans de camp. Envoyé au camp des îles Solovki, il fut fusillé le 1er novembre 1937. Sur ces questions, voir Toulouze 2006. 25. D’après les résultats officiels du recensement de 2010 (tome 4, tableau 5) le nombre d’habitants de Vavož était de 5 816, donc un de moins. 26. Depuis que cet article a été écrit, des changements ont eu lieu à la tête de l’entreprise : un investisseur en a pris la responsabilité financière, et Rustem Galjamšin n’y est plus qu’un cadre parmi d’autres. 27. D’après les données officielles du recensement de 2010 (tome 4, tableau 5) ils sont 6 645, ce qui confirme que dans ce cas, les données de la micro–base de données sont relativement fiables.

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28. Un fait curieux nous est apparu lors du dernier terrain (en 2015) : quand les Oudmourtes parlent et font référence en oudmourte à leurs voisins Turcs, ils utilisent systématiquement le terme baškyr, alors que lorsqu’ils parlent russe, ils utilisent le mot équivalent à « tatar ». On peut sans doute expliquer ce phénomène par un changement d’identité : l’identité des Turcs de cette région s’est tatarisée au cours du dernier siècle et les autorités essayent de la « rebachkiriser ». 29. Il faut souligner que quand on parle de ces peuples, on parle de communautés conditionnelles, plus précisément de groupes taxonomiques définis par la législation d’État ; c’est ainsi que les Nénetses des forêts et les Nénetses de la toundra, qui ont des langues et des cultures différentes, sont considérés comme un seul « petit peuple », qui approche rapidement le seuil des 50 000 (cf. infra). 30. Par exemple les interdictions sont plus souples aussi bien dans le cas de la chasse que de la pêche. Il existe aussi d’autres avantages, comme diverses aides financières. 31. Bien que la majorité absolue soit composée de Nénetses, ce chiffre compte aussi plus de mille personnes d’autres groupes ethniques, comme des Khantys, des Énetses, des Russes et d’autres. 32. En russe : база оседлость. 33. Même dans des publications relativement récentes on trouve la mention « Ненецкий язык, лесной диалект » (langue nénetse, dialecte des forêts). 34. En russe : нещанский народ. 35. Une enquête sur les langues vernaculaires a été menée à bien par l’Université de Surgut, la même année que le recensement. Elle ne mentionne pas les Nénetses des forêts, mais elle fait remarquer que de tous les villages du raïon de Nižnevartovsk habités par des autochtones, c’est à Var’ëgan, qui est le plus proche des zones d’exploitation industrielle, que la maîtrise du khanty est la plus faible (58,7 %), notamment par rapport aux villages les plus éloignés (par exemple Korliki – 88,9 %). Ceci donne une indication intéressante sur les facteurs pesant sur la maîtrise des langues vernaculaires, qui vient confirmer nos réflexions sur les autres villages nénetses des forêts (Spodina 2011, p. 231). 36. Comme indiqué ci–dessus, la possibilité de faire le recensement par téléphone est non seulement prévue mais recommandée en 2010 (Klement’ev 2003, p. 6).

RÉSUMÉS

Cet article traite de l’évaluation de la vitalité des langues sur la base des recensements. Il se concentre sur la situation des langues finno–ougriennes à la lumière du dernier recensement russe, que les auteurs comparent avec leur expérience de terrain dans des communautés oudmourtes et nénetses. La comparaison des deux derniers recensements (2002 et 2010) révèle sans exceptions une chute impressionnante en valeur absolue de toutes les langues finno– ougriennes : en huit ans, le nombre de leurs locuteurs a baissé entre 30 et 50 %, voire davantage. Nous nous interrogeons sur cette chute statistique extrêmement rapide : est–il question des

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processus d’assimilation qui sont de notoriété publique, ou bien de spécificités méthodologiques des recensements, de leurs changements d’une fois sur l’autre ou encore de la qualité variable de leur organisation ? Il est vrai que toutes les informations qualitatives révèlent parmi les Finno– ougriens de Russie un changement de langue rapide. En même temps, en matière de langue, les chiffres des recensements provoquent un effet de miroir déformant, de sorte que sans études sociolinguistiques locales il est impossible de savoir de quel ordre est la déformation. Les chiffres des micro–bases de données du recensement et les informations de terrain permettent de montrer que les grandes généralisations en matière de connaissance et d’usage réels des langues les recensements sont d’une fiabilité discutable.

The article focuses on the issue of how to evaluate the vitality of languages based on national censuses. The authors analyse the situation of Finno–Ugric languages in Russia by comparing the latest All–Russian census data with their own impressions from repeated fieldwork in particular Udmurt and Nenets communities. As the data from the two last censuses (2002 and 2010) show, the numbers of Finno–Ugric speakers have severely plummeted: during these eight years the loss has been on average from a third to half, and sometimes even more. We enquire whether this statistical decline is due to well–known assimilation processes or rather due to methodological factors as well as an unsystematic way of executing the census. It is true that all the quantitative sociological data show the accelerating language shift to Russian among Finno–Ugrians in Russia. However, the census data does not clarify the picture much as it functions as a distorting mirror. Without special sociolinguistic research it is impossible to know where distortion is greater. Based on the micro database of the census as well as the gathered field material, it is argued that drawing larger conclusions on the knowledge and usage of Finno–Ugric languages in Russia based on census data is not justified.

Artiklis käsitletakse keelte elujõulisuse hindamise küsimust rahvaloenduste põhjal. Vaatluse all on soome–ugri keelte olukord viimaste Venemaa rahvaloenduse andmete valguses, mida autorid kõrvutavad välitöödel kogetuga teatud udmurdi ja neenetsi kogukondades. Kahe viimase rahvaloenduse (2002 ja 2010) võrdluses on eranditult kõikide Venemaa soome–ugri keelte absoluutarvud drastiliselt langenud: oskajate arv on kaheksa aasta jooksul vähenenud keskelt läbi kolmandiku kuni poole võrra ja vahel enamgi. Küsime, kas erakordselt kiire statistilise languse taga on üldteada assimilatsiooniprotsessid või on see pigem seotud rahvaloenduste metodoloogiliste iseärasuste, nende muutuste aga ka korralduse kõikuva kvaliteediga. On tõsi, et kõik kvalitatiivsed andmed viitavad kiirenevale keelevahetusele Venemaa soomeugrilaste seas. Samas toimivad rahvaloenduse andmed keelte osas ilmselelgelt kõverpeeglina, mille puhul ilma lokaalsete sotsiolingvistiliste uuringuteta ei ole võimalik teada, kus on moonutus suurem, kus väiksem. Tuginedes rahvaloenduse mikroandmebaasidele ja välitööandmetele tõdetakse, et rahvaloendused keelte tegeliku oskuse ja kasutuse osas on suuremate üldistuste tegemiseks pigem ebausaldusväärsed.

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INDEX nomsmotscles Bachkirs, Bessermans, Caréliens, Énetses, Iźvatas, Khantys, Komis, Krjašen, Mordves, Nénetses, Oudmourtes, Pomors, Russes, Selkoups du Sud, Tatars, Ukrainiens, Vepses motscleset elanikkond, emakeel, etnilised grupid, etniline identiteet, rahvaloend Keywords : Census, Ethnic Groups, Ethnic Identity, Mother Tongue, Population Index chronologique : XXIe siècle motsclesru население, перепись, родной язык, этническая идентичность, этническое группы Mots-clés : groupes ethniques, identité ethnique, langue maternelle, population, recensement Thèmes : anthropologie Index géographique : Amderma, Antipajuta, Aribaševo, Bachkortostan (République), Carélie (République), Chine, Ekaterinburg, Estonie, Fédération de Russie, Finlande, Gaz-Sale, Gurez’ Pudga, Gyda, Jamal (raïon), Karamas-Pel’ga, Kijasovo, Korliki, Malaja Balzjuga, Malinovka, Nahodka, Nelmin-Nos, Nižnevartovsk, Novoagansk, Novye Tatyšly, Num-to, Khanty-Mansiïsk (Ougrie) (district autonome), Agan (rivière), Oural, Pečora, Pur, Saint-Pétersbourg, Samburg, Sejaha, Solovki (îles), Surgut, Tazovskij (raïon), Tibej-Sale, Ufa, États-Unis, Varjogan, Vavož, Verhnye Tatyšly, Vietnam, Vjazovka

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Sur quoi les autochtones gardent le silence et pourquoi

О чем и почему молчат аборигены About what do natives keep silence and why?

Natal'ja Novikova Traduction : Eva Toulouze

NOTE DE L’AUTEUR

Ce travail a été réalisé dans le cadre du programme de recherches fondamentales du présidium de l’Académie des Sciences de Russie « Les recherches scientifiques fondamentales dans l’intérêt de la zone arctique de la Fédération de Russie » (Projet « Les peuples autochtones et l’exploitation industrielle de l’Arctique : élimination des risques et stratégies de développement »).

1 Dans l’univers des peuples autochtones, la parole et le silence remplissent une fonction de communication. Dans bien des situations importantes, la priorité est même donnée au silence. Le silence se présente comme un marqueur culturel des autochtones, un code central et le moyen de se présenter dans le monde contemporain. Dans les interactions des autochtones avec le monde environnant, le silence est un outil particulier, mais pour le comprendre et être capable de l’interpréter, il faut étudier la culture autochtone et comprendre pourquoi et quand ils parlent ou choisissent de se taire. On peut comparer le silence avec le permafrost, le fondement de la sauvegarde de la nature arctique. Or dans la perception des représentants des autres cultures, le silence ou le manque de communication orale des autochtones est souvent reçu comme un défaut.

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Le droit à la parole et au silence

2 La parole et le silence sont des traits caractéristiques indissociables de l’univers des autochtones du Nord. Ceci apparaît de manière particulièrement claire dans leur interaction avec les entreprises industrielles et les organes du pouvoir d’État. C’est bien dans l’intention de donner aux autochtones le droit à la parole dans le système juridique qu’a été adoptée la législation les concernant en Russie. Sans elle, leurs soucis et leurs intérêts relevaient de la sphère du silence de la part des organes de l’État. Ce silence était équivalent à un vide. Il établissait un abîme entre les autochtones et le gouvernement, les hommes et le gouvernement. Les petits peuples autochtones de Russie sont sortis de ce silence en 1993, quand a été adoptée la nouvelle Constitution ; par la suite ont été adoptées des lois qui réglementaient leur position au sein de l’État – mais encore aujourd’hui bien des problèmes sont loin d’avoir trouvé une solution. Dans cet article, je veux m’arrêter uniquement sur un aspect de l’anthropologie du silence, dans le contexte de la politique de l’État, dans ses liens avec la pratique judiciaire. La parole dite ou écrite est acceptée en tant que norme d’une réglementation rigide, et souvent elle ne correspond guère aux mécanismes de transmission de l’information en œuvre dans les sociétés traditionnelles. Ce sont ces traits culturels qui caractérisent le comportement des autochtones au tribunal, leur impossibilité de parler de telle ou telle chose. Dans les circonstances actuelles, ceci peut tenir à leur inexpérience et à leur analphabétisme juridique. Comme la plupart des gens en Russie, ils souffrent d’un manque de connaissances juridiques et ignorent comment les mettre en œuvre. En même temps, dans la culture des autochtones il existe beaucoup d’interdits, de cas où il n’est pas autorisé par exemple de parler de petits enfants ou de lieux sacrés. L’art. 14 de la loi fédérale « Sur les garanties des droits des petits peuples autochtones de la Fédération de Russie » stipule que lors de l’examen par les tribunaux des affaires dans lesquelles les personnes ressortissantes des petits peuples se présentent en qualité de demandeurs, de victimes ou d’accusés, les traditions et les coutumes de ces peuples peuvent être prises en considération, si elles ne contredisent pas les lois fédérales et les lois des sujets de la Fédération de Russie. Afin de garantir l’efficacité de la défense judiciaire des droits des petits peuples, la participation de représentants mandatés des dits peuples sera autorisée.

3 Dans ces cas, un anthropologue pourra intervenir en qualité d’expert-médiateur au tribunal, présenter les explications nécessaires, dans la mesure l’essence des silences ne peut être expliquée aux juges que par un spécialiste. Il faut savoir d’ailleurs qu’à la demande des participants au procès, ce dernier peut, dans des cas particuliers, être tenu à huis clos ; il est toujours possible de demander à bénéficier de ce droit.

4 Il est vrai que le nombre de procès de ce type a été jusqu’ici relativement faible. Leur analyse montre que les particularités du mode de vie traditionnel, de la vision du monde autochtone s’avèrent être un obstacle à l’obtention d’une décision juste, dans la mesure où tout simplement les juges ne les comprennent pas. Les différences dans les manières de communiquer des participants à ces procès présentent des difficultés supplémentaires, mais elles sont indissociables de la culture normative et doivent devenir objet d’étude non seulement pour les anthropologues, mais aussi pour les juristes.

5 Le droit international est plus sensible aux particularités de la communication dans la culture des peuples autochtones. Le silence y est vu comme partie intégrante de leur

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univers. C’est en 1992 qu’a été adoptée la convention de l’ONU sur la biodiversité, qui prévoit l’obligation pour les États membres de préserver et de soutenir les connaissances et les pratiques traditionnelles des peuples autochtones qui sont pertinentes pour maintenir la diversité biologique. La conférence ayant travaillé à cette convention a débouché sur « Akwe-kon : Lignes directrices facultatives pour la conduite d’études sur les impacts culturels, environnementaux et sociaux des projets d’aménagement ou des aménagements susceptibles d’avoir un impact sur des sites sacrés et sur des terres ou des eaux occupées ou utilisées traditionnellement par des communautés autochtones locales ». Dans ce document, l’évaluation des spécificités culturelles repose entre autres sur la conformité avec le respect de l’intimité culturelle, ce qui peut être interprété comme le droit au silence.

6 La stabilité des frontières communicatives est l’une des raisons qui expliquent que les peuples autochtones souvent n’acceptent pas les lois « écrites », mais continuent à construire leur vie sur les normes du droit coutumier, qui n’est pas réductible à être fixé par écrit. Certaines procédures dans le monde contemporain présentent un intérêt tout particulier : il s’agit des procédures alternatives de résolution des conflits par des moyens non judiciaires, procédures usuelles non seulement pour les communautés autochtones, mais aussi dans certains pays – on peut prendre pour par exemple la justice canadienne à propos de la délinquance juvénile1. Le trait principal de la résolution autochtone des conflits est la nécessité d’aboutir à un consensus. L’un des moyens pour y arriver est la plume d’aigle, symbole de la parole dans les cercles rendant la justice en Amérique du Nord et au Canada. Les participants s’expriment en tenant à la main une plume d’aigle, qui passe de main en main dans le sens des aiguilles d’une montre. Le symbole de la parole aide à parler et à écouter, il confère au dialogue un certain rythme et garantit l’égalité à l’intérieur du cercle. Tout autre objet peut servir de symbole de la parole, mais il doit absolument s’agir d’un objet jouissant de respect de la part des participants au cercle, et il doit être porteur d’une charge symbolique (Pranis, Stewart, Wedge 2010). Ainsi, le symbole de la parole finit par devenir l’élément déterminant dans la communication : il réglemente non seulement le droit à la parole, pendant le temps où une personne tient la plume à la main, mais l’obligation pour tous les autres de se taire. Grâce à lui, les gens ne s’interrompent pas, et chacun a la possibilité d’être écouté ; donc, le conflit a des chances d’être résolu.

7 Des représentations similaires existent aussi chez les autochtones de Sibérie. Dans bien des cas, la laconicité des autochtones du Nord permet également de mieux s’écouter. On trouve une observation intéressante dans une étude d’O.B. Hristoforova sur les cultures samoyèdes : Quelque importante que soit une personne, elle ne pourra pas parler avant d’avoir l’accord de son interlocuteur : la formule « j’ai la parole » inclut la demande d’écoute, et tant que l’interlocuteur n’a pas prononcé les mots : « quelle que soit ta parole, parle », rien ne peut être dit. De manière générale, on peut qualifier les cultures samoyèdes de « cultures du silence ». Les normes de leur étiquette d’interlocution ne permettent pas l’expression directe d’une demande, d’un refus ou d’une appréciation. La préférence donnée aux formes d’expression non catégoriques, aux métaphores et aux moyens d’expression non verbaux s’explique par l’aspiration à ne pas imposer sa pensée à son interlocuteur, à lui permettre de comprendre ce qui sous-tend le propos et en tirer lui-même les conclusions. En disant quoi que ce soit (indépendamment du code du message), le locuteur espère que le destinataire répondra comme il convient. La personne regarde ses actes avec les yeux de son partenaire ; c’est le même type de comportement réflexif et socialement responsable qui est attendu de ce dernier. (Hristoforova 2006)

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8 Il convient de nous pencher maintenant sur une autre dimension du silence : la frontière culturelle. Bien que mes interlocuteurs aient parfois parlé de la possibilité de « communiquer en silence » avec des porteurs d’autres cultures, ils ont surtout souligné le rôle central du silence dans la leur. Dans un entretien avec le peintre G.S. Rajšev, j’ai noté son avis sur les différents types de silence : Le peuple a une culture du silence : ne pas dire des paroles superflues et inutiles, mais plutôt écouter, et se positionner souvent non pas par des mots, mais par son comportement, son attitude. On rencontre quelqu’un, disons : on est tendu, mais avec l’autre il n’y a pas de tension ; la culture de la confiance ne va pas s’établir par des paroles, mais par le silence ; rester en silence avec la personne est dans ce cas possible. Mais la rencontre avec quelqu’un d’autre peut provoquer un déséquilibre psychologique. Si tu ne dis rien, tu dois réfléchir. Il existe un silence agressif. C’est une tactique des fonctionnaires, ce n’est pas par hasard. Avec ce silence, ils semblent bétonner l’espace. La personne en face d’eux se met à hésiter. C’est une manière d’agir sur le demandeur. Des gens pareils, je les licencierais aussitôt. (Notes de terrain, 2001, Hanty-Mansijsk)

9 Le silence des autorités a d’autres buts, les frontières qu’il suscite restent indéterminées. Les industriels du pétrole, eux aussi, utilisent le silence pour fermer, pour créer une subculture verrouillée. Par exemple, ils présentent telle ou telle information comme un secret commercial, pour cacher leur intention d’arracher une terre à l’exploitation autochtone traditionnelle. Dans ces cas, le silence sert à dissimuler, il représente une absence de communication, et le conflit ne peut plus être résolu que par les moyens officiels, par une cour de justice.

Ton silence est malhonnête

10 Dans les travaux ethnographiques, le silence est étudié la plupart du temps comme un interdit sur la parole, comme une manifestation de l’autre. De nouveaux matériaux de terrain permettent de regarder cette question de manière différente et de montrer le rôle du silence en tant que moyen de communication. Car c’est bien cette fonction qui, dans le droit coutumier autochtone, est déterminante. C’est ce qu’illustre bien la formule utilisée par les autochtones entre eux : « Tu te tais de façon malhonnête », « ton silence est malhonnête ».

11 Il y a des choses sur lesquelles on n’a pas le droit de s’exprimer, alors qu’on peut transmettre l’information en utilisant des objets. Les autochtones font davantage confiance à des moyens non verbaux de communication, par exemple, les entailles sur des plaques. Ainsi lors de l’une des fêtes les plus importantes des Ougriens de l’Ob, les jeux de l’ours, le nombre des chants exécutés ou des saynètes jouées est inscrit par des entailles sur une baguette spéciale ou un bâton spécial. À cela il faut ajouter que des représentations différentes de par le sens et le statut sont notées avec un nombre d’entailles différent. Ces dernières, à leur tour, venaient ajouter du sens au chant ou à la représentation.

12 Quand les Khantys, aujourd’hui, se rassemblent pour de grandes cérémonies sacrificielles, ils en informent toujours leurs voisins et parents à l’aide d’une baguette entaillée. Ils font passer ou montrent cette baguette, qui permet de savoir quand et où la cérémonie aurait lieu. En 1931, c’est à l’aide d’un objet de ce genre que se rassemblèrent les participants à la guerre du Kazym. Cette baguette était appelée šum- ty-juh, elle était transmise de village en village et revenait à l’expéditeur, avec les signes

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claniques de tous ceux qui avaient annoncé leur participation au rassemblement (Golovnëv 1995, p. 167-168). Il est intéressant de noter que des supports de messages pareils étaient utilisés dans les années 1920-30 dans les tribunaux autochtones dans le nord de la Russie, lorsque le pouvoir soviétique s’efforçait de partir des normes du droit coutumier de ces peuples pour construire un système judiciaire2.

13 Dans la littérature scientifique, les moyens de communication non verbaux sont présentés la plupart du temps en rapport avec le langage des gestes (par exemple, Butovskaja 2004 ; Krejndlin 2005). Chez les autochtones du nord, les gestes sont relativement rares, sur ce plan leur culture est plutôt laconique. Ce sont les actes plus que des gestes en tant que tels qui sont mis en œuvre. Par exemple, une invitation à entrer et à s’asseoir dans la tente est un moyen largement employé pour engager la communication. Ils transportent des tentes jusqu’à Moscou pour les monter sur une place du Centre d’expositions, et font de même lors des Journées des éleveurs de rennes dans les villages et dans les villes du Nord. Les autochtones estiment que pour des gens d’une autre culture, il est assez simple de passer un moment dans un čum3, de boire du thé et de manger quelque chose ; ainsi peuvent-ils ressentir quelque chose de la culture des peuples du Nord, et, en fin de compte, le contact deviendra plus facile. C’est peut- être pour cette raison qu’au début des années 2000, le čum a été largement utilisé dans la compagne électorale dans l’okroug autonome de Hanty-Mansijsk.

14 L’interaction des autochtones avec les travailleurs des compagnies pétrolières prend surtout la forme de contacts d’affaires – signatures d’accords économiques, rencontres dans le cas de conflits ; c’est pourquoi il est pertinent de présenter ici les observations faites par des psychologues de pays divers, qui ont noté que l’effet sur les autres au cours de contacts professionnels oraux ne dépend que pour approximativement 7 % de ce que nous disons, pour 38 % de la manière dont nous parlons, et pour 55 % de notre langage corporel. Il a également été calculé que 80 %, voire parfois 90 % de toute la dimension émotionnelle a été exprimée avant de commencer à parler et passe dans la communication d’affaires interactive par des moyens non verbaux (Krejndlin 2005, p. 152).

15 En étudiant les peuples autochtones, et surtout leurs rapports avec les compagnies pétrolières et les organes du pouvoir d’État, il est particulièrement important de réfléchir sur les fondements des limites mises à l’usage de la parole et d’en montrer le contexte culturel. O.B. Hristoforova a étudié les particularités du comportement des Nénetses comme une source possible de conflits et de problèmes dans les relations professionnelles avec les spécialistes divers, arrivés dans le nord d’autres régions et adoptant le système de communication que les gens du Nord associent avec les Russes. La même tension caractérise les relations de la population autochtone avec les autorités locales, les organisations commerciales ou étatiques. D’après elle, ce phénomène tient pour beaucoup aux spécificités ethnoculturelles des normes du comportement communicationnel des Russes et des autochtones, autrement dit, à la non-correspondance du comportement considéré comme juste dans la communication.

16 D’ailleurs, le rapport des autochtones à la parole est bien illustré dans leurs proverbes : La parole, c’est comme un couteau sans manche, il faut faire très attention » (proverbe nganassane) ; De même qu’un renne a peur des loups, ainsi les gens ont peur des bavards (proverbe nenetse),

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17 à mettre en rapport avec des proverbes iakoutes : Moins de mots, c’est bon ; beaucoup de mots, c’est amer ; La parole humaine, c’est comme une hache ; Plus on dit de mots, plus on fait d’erreurs ; Toute parole dite est entendue (cité d’après Hristoforova 1998, p. 224-231).

De quoi ne parle-t-on pas ?

18 À côté de la culture de la parole, les autochtones ont aussi une culture du silence. Et ce qui fait l’objet du silence ainsi que la manière dont il est pratiqué dans les campements peut en dire long sur la manière dont ils établissent la communication entre les cultures. Le plus important est le fait que le silence fonctionne non seulement au sein de la communauté, mais dans la communication interculturelle. À l’heure actuelle, la valeur du silence dans ces conditions est de plus en plus signifiante et prégnante, dans la mesure où les autochtones sont de plus en plus intégrés dans la vie qui environne leur communauté. On peut dire que le silence est une partie de leur connaissance du monde environnant et qu’il peut de ce fait être considéré comment une composante majeure de leur identité et de leur statut au sein de l’État.

19 Les interdits portant sur des mots, sur des propos, sur les noms des animaux, reposent sur les représentations de certains peuples du Nord d’après lesquelles les paroles et les pensées existent dans le réel. Chez les Dolganes, par exemple, d’après les données de A.A. Popov, « tout chasseur, en train de guetter les rennes sauvages avec son fusil, naturellement pensait à la manière d’attraper des rennes, c’est-à-dire, d’après sa vision des choses, ce chasseur était investi de l’ombre des rennes, qui étaient en rapport avec leur essence matérielle. Ces formes-ombres, ressortant par la bouche du chasseur, étaient susceptibles de prévenir les rennes et de les conduire sur un autre chemin. Pour éviter ceci, le chasseur se bouchait la bouche avec une touffe d’herbe... Par ailleurs, chez les Inuits du cuivre il existait un interdit sur les danses et les chants en dehors du domicile, à ciel ouvert, car dans ces conditions les paroles du chant pouvaient « se répandre » dans toutes les directions, et le chanteur risquait de mourir (Popov 1959, p. 89 ; Jenness 1923, p. 184 ; d’après Ivanov 1975). Dans son analyse des éléments mentionnés ci-dessus et de bien d’autres chez différents peuples, S.V. Ivanov conclut que dans ces cas les paroles se voyaient attribuer la capacité de se transformer en animaux visibles et en êtres fantastiques (Ivanov 1975). Bien sûr, les tabous sur des mots, les limitations des propos dans certaines circonstances existent chez tous les peuples. Le rôle important du mot dans la culture des autochtones tient à ce qu’il est vu comme porteur de force vitale, d’énergie. C’est le cas chez les Nénetses. E.T. Puškarëva, spécialiste d’oralité nénetse, note que les formes de la parole sont caractérisées par « la transmission au héros d’énergie vitale aussi bien par leur sonorité que par leur vibration » (Puškarëva 2002 ; 2007, p. 35-36).

20 Il existe différents types de silence. Il y a des choses dont on n’a pas le droit de parler : la parole peut détruire aussi bien l’objet sacré que le lien que l’on entretient avec lui. Ce sont des normes qui touchent principalement au domaine du sacré. De nombreux militants et chercheurs autochtones estiment qu’il ne faut même pas poser de questions sur ce genre de sujet. Les légendes sacrées sont tabou. Elles ne se racontent que dans des cas précis, par une personne précise à quelqu’un à qui elle fait confiance, qui par la même occasion se voir transmettre des instructions précises sur ce qu’il doit faire des informations

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reçues. Il faut toujours le garder à l’esprit. La manière la plus sûre de perdre toute confiance auprès des Ougriens de l’Ob, c’est de leur demander de vous parler des « légendes sacrées » (Pesikova 2000, p.133).

21 En même temps, dans ma pratique de terrain, quand j’ai interrogé mes informateurs autochtones sur le silence, j’ai même entendu la remarque : « Tu commences à comprendre quelque chose… ». Dans leur culture, le silence est un code.

22 Il y a des choses dont on n’a pas le droit de parler aux femmes ou dont on n’a pas le droit de parler dans certaines situations, par exemple avant la chasse, ou le soir. Il existe des normes encore plus sévères à propos du comportement dans la forêt, où il ne faut pas troubler la tranquillité – le calme des esprits. Le silence jour un rôle important également dans la vie quotidienne des autochtones : il existe une multitude de règles, surtout en rapport avec les principales dimensions de la vie. Par exemple, il ne faut pas parler des enfants avant qu’ils aient un an, car ces enfants sont encore à la frontière entre le monde des hommes et celui des esprits. Il ne faut pas non plus parler des résultats de la chasse ou de la pêche. Plusieurs informateurs m’ont raconté qu’ils ont assimilé cette règle depuis leur enfance : quand un chasseur revient de la chasse, il ne faut rien lui demander (voir aussi Lapina 1998, p. 29). De toute manière, il vaut mieux ne pas parler du tout de la chasse puisque, d’après les représentations des chasseurs, les bêtes peuvent écouter. Il existe une règle, d’après laquelle il ne faut pas parler des réussites futures. Il existe même une saynète à ce sujet dans les jeux de l’ours. En 1981, j’ai assisté à une de ces représentations au village de V. Nild’ino dans l’okrug autonome de Hanty-Mansijsk. La saynète était accompagnée de chants et de musique instrumentale jouée sur l’instrument à cordes sangultap. En voici le contenu : C’est la nuit, le vieil élan dort et en rêve il entend : « Demain à midi viendront les chasseurs, ils vont vous poursuivre ». Il dit au jeune élan : « Toi, les chasseurs vont te tuer, mais moi, je franchirai l’Oural ». Le matin, les rennes courent. Le jeune élan les entend, les chasseurs sont tout près, ils ne vont pas tarder à le rattraper. Le jeune élan est léger, il court très vite, il dépasse tout le monde et il s’enfuit. Soudain, il entend un coup de feu : ils avaient tué le vieux chef élan.

23 En m’expliquant la chanson, son interprète me dit que l’histoire se terminait ainsi parce que le vieil élan avait parlé à l’avance : « il ne faut jamais rien dire à l’avance, surtout avant une chasse ».

24 Dans ce cas, ce tabou cynégétique a été transposé dans le monde des animaux (Novikova 1995, p. 145). Les jeux de l’ours des Ougriens de l’Ob’ n’était pas seulement leur fête principale, un ensemble de rituels d’une importance vitale : il remplissait aussi la fonction de transmission de la tradition, des connaissances, des normes aux générations suivantes.

25 Dans la vie quotidienne, l’exigence de silence est dictée par les conditions de vie – vivre dans un campement ou dans un čum où les gens sont nombreux appelle le respect de ces normes. Mais pour les autochtones, il y a une différence entre le silence pour cacher une information importante et le silence quotidien qui frappent les personnes extérieures qui arrivent pour la première fois dans un campement. Un dicton est significatif : « on ne compte ni les enfants ni les rennes ». Ce n’est pas la peine de demander combien telle ou telle famille a de rennes – pour ne pas mettre les gens dans une situation où ils doivent enfreindre une norme. Ainsi, le silence, dans un espace domestiqué, connu, est réglementé par des normes qui ne dépendent pas seulement de l’espace lui-même, mais aussi du moment – les interdits sont particulièrement nombreux le soir.

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26 Dans les campements, les gens ne se hâtent pas de raconter tout ce qu’ils savent ou tout ce qu’ils ont vu. Parfois, quelqu’un qui rentre chez lui avec ses rennes dit deux ou trois mots, et tout le monde dans la maison sait quel chemin il a pris, où il a passé la nuit, ce qu’il a vu sur le chemin. A.S. Pesikova appelle ce trait de leur culture « l’ouverture fermée ». Elle écrit : Parmi les Khantys du Pim on rencontrera souvent des personnes ouvertes, tellement qu’elles en semblent naïves. Mais c’est une seulement une apparence d’ouverture. L’expérience historique de préservation de l’identité a dicté aux Ougriens de l’Ob cette tactique : tout ce qui est intime, sacré doit être gardé loin des étrangers, loin de ce qui est mauvais. Les Khantys du Pim sont toujours hospitaliers : ils vous nourriront, vous accueilleront pour la nuit ; mais ils ne vous raconteront pas tout, ils ne vous montreront pas tout (Pesikova 1996b, p. 230).

Le silence comme protestation

27 Dans les conditions actuelles, le silence peut être également une forme de protestation sociale. Par exemple dans les régions à gisements de pétrole, qui se trouvent juste à côté des territoires habités par des Khantys, il m’est arrivé de rencontrer des adolescents et même de jeunes adultes qui ne savent pas du tout le russe. Malheureusement, dans ces contrées, beaucoup de Khantys ne voient aucun avenir pour eux et estiment que cela ne vaut pas la peine d’envoyer leurs enfants à l’internat – ils y seront mal et de toute manière ils n’y recevront aucune instruction sérieuse. J’ai rencontré cette situation dans la région du gisement de Tjan4 dans la deuxième moitié des années 1990.

28 Parfois, la protestation se manifeste sous forme de silence des enfants venus des campements quand ils sont à l’internat ou à l’école. C’est d’ailleurs sur cette base que les enseignants envoient parfois ces enfants dans les écoles pour enfants intellectuellement peu développés, au lieu de travailler avec eux de manière plus attentive et professionnelle. En discutant avec les étudiants de l’Université d’Ougrie, à Hanty-Mansijsk, beaucoup d’entre eux m’ont dit que les pires souvenirs qu’ils gardaient des premiers jours d’école étaient que « l’institutrice criait ».

29 Le silence joue un rôle important dans l’adaptation communicative. Par exemple, les Apaches restent silencieux dans des situations où quelqu’un se met en colère, exprime de la fureur. Dans une telle situation, la tradition prescrit le silence (Basso 1970). Les autochtones du nord de la Russie eux aussi utilisent une tactique de comportement semblable avec les industriels et les travailleurs du pétrole. Lors de la signature des accords économiques, les compagnies organisent des réunions, où elles rassemblent tous les Khantys et les Nénetses des campements et leur expliquent les conditions de signature des accords et leur contenu. Au cours de la deuxième moitié des années 1990, il est souvent apparu lors de telles réunions que toutes les conditions n’étaient pas remplies, mais les autochtones gardaient le silence. Mais ce n’était pas un silence de défaite, comme il aurait pu paraître de prime abord. Ils se taisaient et attendaient, ils reculaient, car ils croyaient que les industriels s’en iraient ou qu’ils estimaient qu’ils pourraient obtenir ce qui avait été promis, car « ils s’étaient regardés dans les yeux », ce qui, d’après leur droit coutumier, était suffisant. Ce type de silence d’attente a fait l’objet de commentaires dans les écrits d’E. Esterberg, spécialiste des sagas islandaises. Elle fait remarquer que dans de telles situations, les gens dans les sagas restent silencieux, dans la mesure où toute parole pourrait seulement approfondir la situation

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de confrontation qui s’était créée. Le silence est une étape intermédiaire sur le chemin qui va d’un acte à l’autre, ce n’est aucunement l’étape finale. La chercheuse rattache ce silence expectatif, très chargé, au modèle de culture « à régime unique » (Esterberg 1996, p. 35). Nous trouvons une autre réflexion sur le silence et sur la parole dans les sagas chez A.Ja. Gurevič, qui pense qu’elles sont des sources possibles et des éléments régulateurs de la mentalité judiciaire, dans la mesure où dans les sagas les sujets traitant de résolutions judiciaires sont fort répandus. La personne s’y voit comme de l’extérieur, dans la mesure où elle dépend de la décision du groupe social (Gurevič 1996). Chez les autochtones de Russie le silence vis-à-vis des industriels du pétrole est une tentative d’établir le contact par le silence, de donner à leur interlocuteur la possibilité de se sentir participant. La complication et le danger de cette tactique tiennent au fait que les industriels (d’ailleurs comme les fonctionnaires) l’interprètent de manière bien plus univoque.

30 Dans la culture autochtone, il existe des symboles sémantiquement forts, à l’aide desquels on peut transmettre des informations non seulement au sein de la communauté, mais aussi vers l’extérieur. Il est possible que les autochtones eux-mêmes ne réfléchissent pas forcément à la raison pour laquelle aujourd’hui ils utilisent tel ou tel élément de leur culture. Cela leur vient naturellement : incluant la lutte politique dans leur vie, c’est-à-dire dans leur culture, ils lui donnent des formes signifiantes dans le cadre de leur mode de vie. Dans leur culture, l’acte est plus souvent utilisé que la parole. Par exemple pour exprimer des revendications vis-à-vis des compagnies pétrolières, dans les années 1990, les autochtones, sans paroles superflues, ont monté un čum en ville. Lors de l’une de ces manifestations organisées par le poète et éleveur de rennes Jurij Vella, dans l’okrug de Khanty-Mansijsk, au début des années 1990, on a vu clairement la ritualisation de la culture politique contemporaine des peuples du Nord5. Les Nénetses ont un rituel d’après lequel si une personne meurt dans un čum, on pouvait l’y laisser, en tournant l’entrée du čum du « côté de la nuit ». Ainsi le čum était transformé en tombeau. Ainsi J. Vella décida de s’appuyer sur ce rituel lors de cette manifestation.

31 Le čum fut monté devant le bâtiment de l’administration. Il s’y trouvait un mannequin représentant l’administration. Sur la tente, un écriteau : « Attention ! Malade à l’intérieur ! Parlez doucement ! ». Sur le mannequin, un tract disait : « diagnostic approximatif : peste pétrolière ? Diagnostic définitif - » C’était à l’administration même de l’okrug de le déterminer (notes de terrain ; voir aussi Gluhih 1995). Avant même la manifestation, quand J. Vella avait annoncé son idée, il avait dit : Si l’administration parle avec nous et accepte de ne pas toucher à nos terres, nous aurons compris que l’administration est guérie, et nous retirerons ce čum. Sinon, nous considèrerons que la malade est décédée, et nous laisserons le čum sur la place, en le retournant du côté de la nuit. Pour nous, les autochtones, notre administration a attrapé une grave maladie contagieuse et en est morte.

32 Cette action n’a réussi à interrompre la vente des gisements que pour peu de temps. La théâtralité de la manifestation a certes attiré l’attention générale, mais elle a aussi témoigné de la quête de compromis avec le pouvoir et avec les industriels du pétrole, mise en œuvre par des autochtones. Car le but de cette lutte n’était pas d’obtenir la restitution de la terre et l’arrêt de l’extraction du pétrole, comme on pourrait le croire de prime abord, mais de garder les frontières existant à ce moment-là entre les territoires d’exploitation industrielle et ceux d’exploitation traditionnelle. La lutte politique des autochtones prend la forme de manifestations, mais elle n’est pas

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agressive. Leur action ne suscite pas de réactions, ils ne sont ni compris ni acceptés, mais ils continuent à s’exprimer publiquement.

33 Les éléments principaux de la culture politique syncrétique des peuples autochtones du Nord, telle qu’elle est en train de se former sont d’une part la présentation de « leur » culture par le truchement des outils de la culture de la population « immigrée » et d’autre part l’inclusion du système politique du pays dans leur propre vision du monde. Ce processus est en train de se dérouler sous nos yeux, ce qui en rend l’interprétation compliquée. D’autant qu’en étudiant la culture politique, nous sommes confrontés plutôt à des interprétations d’interprétations, « nous devons deviner des significations, apprécier nos intuitions, et tirer des conclusions explicatives de nos trouvailles les plus réussies », d’après ce que dit C. Geertz (Geertz 2004, p. 28), qui dans ce travail sont construites sur la mise en rapport des déclarations et des actes aussi bien de la part des autochtones que du pouvoir d’État et des entreprises privées, lesquels leur sont souvent opposés. Et si les mécanismes d’établissement d’un dialogue entre l’État et la société, dont les autochtones font partie, nous sont connus, la culture politique autochtone n’a fait l’objet que de peu d’études. Elle est vue comme « une action expressive », qui comprend des symboles standardisés et uniques (Lič 2001, p. 18-19).

34 L’utilisation du rituel et d’un comportement ritualisé dans le cadre de conflits touchant à l’utilisation de la terre tient au désir des autochtones d’être écoutés, de porter jusqu’aux autorités leurs revendications dans des conditions où les méthodes juridiques ordinaires ne sont guère efficaces. Le rituel permet de tenter d’inclure dans l’univers autochtone des participants qui n’en font pas traditionnellement partie (le président, l’administration).

35 Le čum sur la place centrale de la ville est un rituel minimum. De nos jours, tous les autochtones, et de loin, ne vivent pas dans des čum, ni même ne s’en servent comme habitation temporaire. Mais le čum a joué un rôle central dans la culture traditionnelle des éleveurs de rennes et, avec le renne, il en est l’emblème. Tout ici est significatif : lieu d’habitation, le čum reflète le mode de vie. Non seulement il est le logement le plus adapté aux conditions naturelles du Nord, mais il permet d’identifier jusqu’au statut social des gens qui y vivent ainsi que leurs représentations mythologiques ; une étude plus approfondie montre qu’il représente le modèle du monde tel qu’il vit dans cette société. En ville, le čum de par sa forme et de par les matériaux dont il est fait (des peaux de rennes) est vu comme une marque d’une culture autochtone, étrangère, alternative même pour ceux qui ne se livreront pas à l’analyse des finesses sémiotiques. Les autochtones incluent naturellement leur combat politique dans leur vie et lui donnent, comme je l’ai dit, des formes qui pour eux ont du sens. C’est pourquoi J. Vella a choisi une forme de la manifestation qui est organique pour sa culture. Dans ce cas, le čum ne représente pas seulement la confrontation, il est aussi une tentative d’établir un dialogue : ainsi les autochtones domestiquent à leur manière l’espace, nouveau pour eux, de la ville, de la culture officielle.

36 Une démarche analogue a été étudiée dans le détail par V. Turner qui prend l’exemple du rapport au business en Afrique. Il écrit : Dans une société fondée sur la parenté, on peut faire deux choses avec le monde des affaires. On peut dire, comme le petit garçon qui voit pour la première fois une girafe, « Je n’y crois pas », et refuser l’existence sociale de ce fait biologique ; ou bien, acceptant ce fait, on peut essayer d’en tenir compte. Si on essaye d’en tenir compte, il faut, pour autant que ce soit possible, le présenter comme non contradictoire avec l’ensemble de la culture (Turner 1983, p. 140).

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37 Pour faire face au conflit qui a émergé dans la culture traditionnelle, on peut adopter deux tactiques différentes de comportement rituel : « soit on déracine l’élément étranger de son univers, soit on le domestique » (Bajburin 1993, p 191). Pour les Khantys et les Nénetses des forêts le čum, comme on l’a évoqué, en tant que domicile temporaire, devient un abri dans les déplacements forcés, quand l’industrie du pétrole conquiert de plus en plus terres nouvelles. Le manque de pâturage oblige les autochtones de l’okrug autonome de Hanty-Mansijsk à limiter leurs migrations ; mais j’ai pu voir, chez des Nénetses des forêts, des huttes en rondins aménagées à l’intérieur comme des čum. Peut-être qu’avec le temps, le čum acquerra encore de nouvelles fonctions, mais comme moyen et espace de combat il est employé par les autochtones dans d’autres pays aussi, comme le montre l’expérience des Sames de Norvège.

Le silence comme code de compréhension

38 Les autochtones du Nord peuvent communiquer sans paroles. Ce n’est pas facile d’avoir l’explication de ce phénomène ; on peut en trouver une dans un travail d’A.S. Pesikova, qui parle de l’existence d’une « auréole » pour chaque objet ou phénomène, qui enregistre l’effet des autres objets (Pesikova 1996, p. 132). C’est peut-être effectivement cela qui permet aux Khantys de transmettre des informations sans faire appel à la parole, d’accomplir des actes en pensée. D’ailleurs il y a des lieux sacrés dont non seulement il ne faut pas parler, mais qu’il ne faut pas regarder. En même temps, ceci se rapporte à des pratiques quotidiennes, comme à l’élevage des rennes (faire paître ses rennes en pensée).

39 Pourquoi aujourd’hui les autochtones ne veulent pas faire connaître toutes leurs connaissances sur le monde environnant et sur les lieux sacrés, qui en font partie intégrante ? Vraisemblablement, ils ont tiré enseignement de la triste expérience des débuts de l’exploitation industrielle du Nord, quand de nombreux monuments ont été détruits. Les autres peuples autochtones du monde sont passés par ce même calvaire, en particulier aux USA.

40 J’ai discuté du sort du développement des cultures traditionnelles avec l’écrivain américain N. Scott Momaday, lors de sa visite à Moscou en 2000. Il m’a dit que dans l’histoire des Indiens il y a des exemples où leurs idées sont parties vers l’extérieur et où il n’en est ressorti que du mal. C’est peut-être là une raison qui explique que certaines tribus ne veulent pas de culture écrite. On connaît un exemple dans le sud-ouest des USA où une institutrice au cours d’une leçon à l’école du village a écrit au tableau un mot dans la langue de la tribu ; le chef a parlé avec elle et lui a interdit d’écrire les mots de leur langue. » Il pense que « pour cette raison les Indiens écrivains écrivent en anglais et qu’il n’y a pas de tradition de culture écrite.

41 K. Basso décrit les formes de silence chez les Apaches : les enfants rentrent à la maison après l’internat, et les parents les premiers temps ne parlent pas du tout avec eux. Ses informateurs lui ont expliqué la situation de la sorte : À l’internat, les enfants communiquent avec des Blancs, et sont sous l’influence de leurs pensées et de leurs valeurs. Ils oublient, et ils ont honte de ce que leurs parents sont pauvres. Ils oublient qu’ils sont apaches. Nous ne leur disons rien. Ils ont passé beaucoup de temps loin de la maison, et nous ne savons pas comment ils se sentent. Au bout d’un temps, nous voyons qu’ils aiment être là. Cela veut dire que

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nous aussi nous pouvons nous sentir bien. Donc nous pouvons recommencer à parler avec eux. Tout est rétabli comme c’était avant leur départ (Basso 1970).

42 Ses exemples montrent que les Indiens se tourmentent dans une situation de bouleversement de l’ordre en se taisant. On peut sans doute dire que les gens par le silence, en l’utilisant comme un instrument, travaillent sur la situation et rétablissent l’ordre bouleversé.

43 Bien que la politique actuelle envers les peuples du Nord ait été mise en œuvre depuis des décennies, nous avons l’impression que les aspirations réelles des autochtones à maintenir et développer le mode de vie traditionnel n’ont toujours pas été comprises du pouvoir. Ils montrent au monde par divers moyens une réalité compliquée : que dans le Nord sont représentées diverses cultures et que l’État et la société doivent apprendre à gérer cette diversité. Les populations autochtones utilisent pour ce faire les normes et les mécanismes de leur culture traditionnelle. La parole et le silence n’en sont pas les seuls marqueurs, mais ce sont les plus clairs, et ils sont importants pour pouvoir l’interpréter scientifiquement. Les autochtones s’efforcent d’établir des relations de partenariat et obtenir leur acceptation par l’État et par les entreprises industrielles, montrant ainsi que dans le Nord, malgré l’immensité du territoire, il existe des liens très étroits entre les gens ainsi qu’entre les gens et la nature. Mes matériaux de terrain me montrent que les autochtones apprécient beaucoup la capacité à se taire, à se comporter correctement dans le dialogue, sans rien dire de superflu. Un tel comportement présuppose non seulement l’empathie de l’interlocuteur, mais aussi qu’il assume toute responsabilité pour ses actes et ses paroles.

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NOTES

1. Pour plus de détails, voir Novikova 2007. 2. Archives : Государственный архив Ханты-Мансийского автономного округа, ф.138, оп.1, д.18, л. 2-5. 3. Appellation des tentes coniques utilisée dans le nord de la Russie. 4. En russe : Тянское месторождение (Gisement sis dans le raïon de Surgut). 5. Voir Leete 2013.

RÉSUMÉS

Le discours et le silence sont des traits indissolubles dans le monde des peuples autochtones du Nord. C’est bien dans l’idée de leur donner le droit à la parole dans le système juridique du pays qu’a été adoptée en Russie la législation les concernant. Autrement, de la part des organes de l’État, leurs aspirations et leurs intérêts relevaient du champ du silence. Cet article examine les garanties du droit au silence dans le droit international et dans le droit coutumier des peuples autochtones ainsi que dans la pratique judiciaire russe. Il analyse les moyens de non verbaux de transmission de messages dans la culture quotidienne des autochtones, dans leurs relations avec les fonctionnaires et les industriels du pétrole, mais aussi le silence en tant que moyen de protestation dans une société pluriculturelle. Nous interprétons ainsi le silence comme un code de compréhension de la culture autochtone, un moyen de rétablir l’ordre et le dialogue dans le monde contemporain.

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Речь и молчание выступают неразрывными характеристиками мира коренных народов Севера. Именно с целью дать аборигенам право голоса в государственной правовой системе и были принято посвященное им законодательство в России. Без этого их чаяния и интересы относились к сфере молчания со стороны государственных органов. В статье рассматриваются гарантии права на молчание в международном и обычном праве коренных народов, в российской судебной практике. Анализируются невербальные средства передачи информации в аборигенной бытовой культуре, при их общении с чиновниками и нефтяниками, а также молчание средство протеста в условиях многокультурного общества. В результате молчание интерпретируется как код понимания аборигенной культуры, средство восстановления порядка и диалога в современном мире.

Speech and silence are two indissolubly linked features in the world of the native peoples of the North. In Russia’s legal system the legislation concerning this segment of the population is aimed at allowing their speech to have weight. Otherwise, their aims and their interests have remained, for state institutions, in the sphere of silence. This article examines how the right to silence is guaranteed by international law and the native people’s customary law, as well as in Russians judicial practice. It analyses non-verbal means of message transmission in the natives’ everyday culture, in their relationship to civil servants and oil drillers, but also silence as protest in a multicultural society. Thus, we interpret silence as a comprehension code of native culture and as a way to restore order and dialogue in the contemporary world.

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О чем и почему молчат аборигены

Natal'ja Novikova

NOTE DE L’AUTEUR

Работа выполнена в рамках Программы фундаментальных исследований Президиума РАН «Писковые фундаментальные научные исследования в интересах развития Арктической зоны Российской Федерации» (проект «Коренные народы и промышленное освоение Арктики: преодоление рисков и стратегии развития»).

1 Слово и молчание в мире коренных народов выполняют коммуникативную функцию, причем во многих важных ситуациях приоритет принадлежит именно молчанию. Молчание выступает и культурным маркером аборигенов, важнейшим кодом и средством их презентации в современном мире. Молчание является своеобразным паролем во взаимодействии коренных народов с окружающим миром, но чтобы понять его и суметь интерпретировать, необходимо исследовать культуру аборигенов, понять, почему и когда они говорят или молчат. Молчание можно сравнить с вечной мерзлотой, которая является основой сохранения арктической природы. В восприятии же представителей других культур молчание или недоговоренности аборигенов часто воспринимаются как недостаток последних.

Право на слово и молчание

2 Речь и молчание выступают неразрывными характеристиками мира коренных народов Севера. Особенно ярко они проявляются в сфере их взаимодействия с промышленными корпорациями и органами

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государственной власти. Именно с целью дать аборигенам право голоса в государственной правовой системе и были принято посвященное им законодательство в России. Без этого их чаяния и интересы относились к сфере молчания со стороны государственных органов. И это молчание значило пустоту. Оно создавало пропасть между коренными народами и правительством, человеком и государством. Коренные малочисленные народы в России вышли из этого молчания в 1993 году, когда была принята новая Конституция, потом были приняты законы, регламентирующие их положение в государстве, но и сегодня многие проблемы далеки от разрешения. В данной статье я хочу остановиться только на одном аспекте антропологии молчания, в контексте государственной политики, связанном с судебной практикой. Сказанное или написанное слово воспринимается как норма жесткой регламентации и часто не соответствует механизмам передачи информации, принятым в традиционных обществах. Эта же черта культуры характеризует поведение аборигенов в суде, невозможность для них говорить о некоторых вещах. В современных условиях это может быть связано с их неопытностью и правовой неграмотностью. Как и большинство людей в России, они испытывают недостаток правовых знаний и навыков их применения. Вместе с тем, в культуре аборигенов есть много запретов, когда нельзя, например, говорить о маленьких детях или о священных местах. Согласно статье 14 Федерального закона «О гарантиях прав коренных малочисленных народов Российской Федерации», при рассмотрении в судах дел, в которых лица, относящиеся к малочисленным народам, выступают в качестве истцов, ответчиков, потерпевших или обвиняемых, могут приниматься во внимание традиции и обычаи этих народов, не противоречащие федеральным законам и законам субъектов Российской Федерации. В целях эффективной судебной защиты прав малочисленных народов допускается участие в указанной судебной защите уполномоченных представителей малочисленных народов.

3 В таких случаях антрополог может выступить экспертом-посредником в суде, дать необходимые пояснения, ведь только специалист может объяснить суду суть таких умолчаний. При этом нужно знать, что судебное заседание по просьбе участников процесса может быть в особых случаях закрытым и можно воспользоваться этим правом.

4 Правда, пока таких судебных процессов сравнительно немного. Их анализ процессов показывает, что особенности традиционного образа жизни, аборигенного мировоззрения, часто становятся препятствием для вынесения справедливого решения, так как просто остаются непонятыми судьями. Различия в средствах коммуникации участников таких процессов создают дополнительные сложности, но они неотъемлемы от нормативной культуры и должны стать предметом изучения не только антропологов, но и юристов. 5 Международное право более чувствительно к особенностям коммуникации в культуре коренных народов. Молчание рассматривается как часть мира коренных народов. В 1992 году была принята Конвенция ООН о биоразнообразии, которая предусматривает обязанности государств- участников в области сохранения и поддержания традиционных знаний и

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практик коренных народов, имеющих значение для сохранения биологического разнообразия. Результатом работы конференции по этой конвенции стали «Добровольные руководящие принципы Агуэй-гу проведения оценок культурных, экологических и социальных последствий предлагаемой реализации проектов в местах расположении святынь, а также на землях и в акваториях, занимаемым или используемым коренными и местными общинами». В этом документе оценка культурных последствий в том числе строится в соответствии с уважением потребности в уединении для целей, связанных с культурой, что можно интерпретировать как гарантия права на молчание. 6 Устойчивость коммуникативных границ является одной из причин того, что коренные народы часто не воспринимают «написанный» закон, а продолжают строить свою жизнь по нормам обычного права, которое не поддается письменной фиксации. Особый интерес в современном мире представляют альтернативные внесудебные процедуры разрешения конфликтов, которые приняты не только в аборигенном сообществе, но и некоторыми государствами, например, в ювенальной юстиции Канады (Подробнее: Новикова 2007, с. 111-128). Важнейшей чертой аборигенного разрешения конфликтов является необходимость достижения консенсуса. А одним из средств этого – орлиное перо как символ слова в кругах правосудия, которые проводятся в Северной Америке и Канаде. В них люди высказываются, только взяв в руки такое перо, его передают по часовой стрелке. Символ слова помогает говорить и слушать, он создает определенный ритм диалога и обеспечивает равенство в круге. Символом слова может быть и другой предмет, но он должен обязательно пользоваться уважением участников круга, иметь символическую нагрузку (Пранис, Стюарт, Уедж 2010, с. 94-103). Таким образом, знак слова становится определяющим в общении, ведь он регулирует не только право говорить, когда ты держишь это перо в руках, но и обязанность всех остальных молчать. Благодаря символу слова люди не перебивают друг друга, у каждого появляется возможность быть услышанным, а значит в результате конфликт будет урегулирован. 7 Сходные представления существуют и коренных народов Севера. Во многих ситуациях немногословность аборигенов Севера также создает возможность лучше слышать друг друга. Интересное наблюдение содержится в работе по самодийским культурам О.Б. Христофоровой: Даже что-либо важное человек не может сказать, не заручившись прежде согласием слушателя: клише “у меня есть слово” означает просьбу выслушать, и пока собеседник не произнесет “отзыв”: “какое слово, говори”, ничего не может быть сказано. В целом, самодийские культуры можно назвать “молчащими”. Нормы их речевого этикета не допускают прямого выражения просьбы, отказа и оценки. Предпочтение некатегоричных форм высказывания, невербальных средств и иносказаний объясняется стремлением не навязать своего мнения собеседнику, дать ему возможность понять подтекст высказывания и самому сделать выводы. Говоря что-либо (вне зависимости от кода, которым выражено сообщение), его отправитель надеется, что получатель ответит нужным образом. На свои действия человек смотрит глазами

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партнера по взаимодействию; такого же рефлексивного – и социально ответственного – поведения ожидает и от него (Христофорова 2006, c. 82-194).

8 Еще один аспект молчания заслуживает специального рассмотрения – культурная граница. Хотя мои информанты говорили о возможности «общаться молча» и с представителями других культур, они отмечали большую роль молчания в своей культуре. В интервью с художником Г.С. Райшевым я записала его мнение о разных типах молчания: Культура молчания - есть у народа, не говорить лишнее и ненужное, а слушать и соотносится часто не словами, а своим поведением, отношением. Вот с одним человеком встречаешься, ты напряжен, а с другим - нет напряжения, значит, есть культура доверительности, она становится не словом, а молчанием, молчать с таким человеком можно. А когда ты встречаешься с другим человеком, может возникнуть психическое не равновесие. Если ты молчишь, то ты должен думать. Бывает агрессивное молчание. Таким наделяются чиновники, и это не случайно. Они будто бы бетонируют пространство этим молчанием. Человек перед ними становится робким. Это определенный способ воздействия на просителя. И я бы таких людей сразу увольнял»1. 9 Молчание власти служит другим целям, устанавливаемые в этом случае границы становятся непреодолимыми. Нефтяники также используют молчание для закрытости, создания замкнутой субкультуры. Например, нефтяники объявляют какую-то информацию коммерческой тайной, чтобы скрыть свои план по изъятию территорий из традиционного природопользования. В этих случаях молчание означает закрытие, отсутствие коммуникации, а разрешение конфликта возможно только государственными способами – через суд.

Ты нечестно молчишь

10 В этнографической литературе молчание рассматривается чаще всего как запрет слова, как образ другого. Новые полевые материалы позволяют по иному взглянуть на эту проблему, показать роль молчания как средства коммуникации. Именно такая функция молчания является определяющей в аборигенном обычном праве. Показательна в этом плане фраза в разговоре между аборигенами - «ты не честно молчишь».

11 О некоторых вещах нельзя сказать, но можно передать информацию, используя какие-то предметы. Большее доверие у аборигенов вызывают невербальные средства передачи информации, например, бирки с насечками. Так, на одном из главных праздников обских угров - Медвежьем, количество пропетых песен или исполненных сцен фиксируется насечками на специальной палочке или посохе. Причем разные по значению и статусу представления определялись разным количеством насечек. А последние, в свою очередь, усиливали значение исполненного на празднике. 12 Когда ханты собираются сейчас на большие празднества-жертвоприношения, они оповещают об этом сородичей и соседей тоже с помощью палочки с насечками. Передадут или покажут тебе такую палочку, узнаешь, когда и

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куда тебе нужно приехать. В 1931 г. с помощью подобного предмета собирались участники Казымского восстания. Это была шум-ты-юх – палка, передававшаяся из селения в селение и возвращавшаяся к отправителю, на которой ставили тамги все желающие участвовать в сборе (Головнев 1995, с. 167-168). Интересно, что подобные бирки использовались в туземных судах на Севере в двадцатые-тридцатые годы, когда Советская власть делала попытку использовать нормы обычного права этих народов при создании своей судебной системы2. 13 В научной литературе невербальные средства коммуникации чаще всего описываются через язык жестов (Например Бутовская 2004, Крейдлин 2005). У аборигенов Севера жестов сравнительно немного, их культура лаконична в этом плане. В ней применяются скорее действия, чем отдельные жесты. Так, например, приглашение зайти и посидеть в чуме достаточно широко используется для установления контактов. Они привозят чумы в Москву и ставят их на площади на ВВЦ, также делают во время проведения Дня оленевода в поселках и городах на Севере. Аборигены считают, что людям других культур достаточно просто посидеть в чуме, выпить чаю или что-то съесть, и они смогут почувствовать культуру народов Севера, а значит, впоследствии, с ними будет легче установить контакт. Возможно поэтому они в начале 2000-х гг. широко использовали чумы в проведении предвыборной компании в Ханты-Мансийском автономном округе. 14 Взаимодействие аборигенов с работниками промышленных компаний происходит в большей степени в сфере делового общения – при подписании экономических соглашений, встречах при возникновении конфликтов, поэтому интересно привести следующие данные: психологи разных стран отмечают, что воздействие, которое мы в устном деловом общении оказываем на других людей, зависит от того, что мы говорим, лишь приблизительно на 7%; от того, как мы говорим, - на 38%, а от языка нашего тела – на 55%. Было также подсчитано, что 80%, а то и 90% всей эмоциональной информации мы еще до слов фактически выражаем и передаем в интерактивной деловой коммуникации невербальным способом (Крейдлин 2005, c. 152). 15 При изучении коренных народов, особенно их взаимодействия с промышленными компаниями и органами государственной власти, особенно важно раскрыть смыслы ограничений на слово, а также показать их культурный контекст. О.Б. Христофорова обратила внимание на особенности коммуникативного поведения ненцев как возможную причину конфликтов и проблем в деловых контактах между аборигенами и приезжающими на север различными специалистами, принявшими универсальную систему коммуникации, которая у северян ассоциируется с русскими. Та же напряженность характерна для взаимоотношений коренного населения с местной администрацией, государственными и коммерческими организациями. По мнению Христофоровой, данное явление во многом обусловлено «этнокультурной спецификой нормативного коммуникативного поведения русского и коренных народов, иными словами, несовпадением представлений о правильном поведении при

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общении». Об особом отношении к слову говорят и пословицы коренных народов, например:

16 «Слово — тот же нож без ножен: будь с ним очень осторожен» (нганасаны); «Как олень волка боится, так и люди болтливого человека боятся» (ненцы), ср. якутские пословицы: «Меньше слов — сладко, много слов — горько»; «Человеческое слово — что секира»; «Во многословии много и ошибок»; «Сказанное слово не бывает не услышанным».(Цитируется по: Христофорова 1998, с. 224-231)

О чем молчат

17 Наряду с культурой речи у аборигенов существует культура молчания. И то, о чем и как молчат на стойбищах, может многое сказать о том, как аборигены устанавливают межкультурные коммуникации. Особенно важным является то, что это именно межкультурные коммуникации, а не только контакт внутри сообщества. В современных условиях значение молчания в таком качестве становится все более важным и актуальным, так как аборигены все больше включаются в жизнь окружающего их сообщества. Можно сказать, что молчание – это часть их знаний об окружающем мире, которые могут рассматриваться как важнейший компонент их идентичности и статуса в государстве.

18 Запреты на слова, речь, называние животных строятся у некоторых народов Севера на представлении о словах и мыслях как реально существующих. Так, у долган, по данным А.А. Попова, каждый охотник, подстерегающий с ружьем на поколке диких оленей, естественно думал, как бы добыть оленей, т.е. по его представлению, вселялись в охотника … тени оленей, связанные с их материальным существом. И эти образы-тени, выходя обратно через рот охотника, могли предупредить оленей и направить их в другую сторону. Во избежание этого охотник затыкал себе рот пучком травы... А у так называемых медных эскимосов существовал запрет на танцы и песни вне дома, на открытом воздухе, так как при этом слова песни могли «разнестись» в разные стороны, а певцы умереть (Попов 1959, c. 89; Jenness 1923, p. 184; Цит. по:, с. 119-126).

19 Анализируя эти и многочисленные данные по другим народам, С.В. Иванов делает вывод о том, что словам в таких случаях приписывалась способность превращаться в видимые животные и фантастические существа (Иванов 1975). Конечно, определенные табу на слова или ограничения на речь, говорение в определенных ситуациях есть у всех народов. Большая роль слова в культуре аборигенов определяется представлением о нем как о носителе жизненной силы, энергии, например, у ненцев. Специалист по фольклору ненцев Е.Т. Пушкарева отмечает, что образам слова свойственны «передача героям жизненной энергии как звучанием, так и колебанием» (Пушкарева 2002, с. 28-38; 2007, с. 35-36).

20 Существует несколько видов молчания. О некоторых вещах просто нельзя говорить и словом можно разрушить и сам священный объект, и свой

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контакт с ним. Такие нормы относятся в первую очередь к сакральной сфере. Многие активисты и ученые из числа аборигенов считают, что нельзя даже задавать вопросы о таких вещах. Святые сказания – это табу. Они рассказываются только в конкретных случаях определенным человеком доверенному лицу, который при этом получает точное указание о дальнейших действиях в отношении полученной информации. Это надо всегда иметь в виду. Самый верный путь закрыть перед собой двери доверия обских угров, это спросить их о «святых сказаниях» (Песикова 2000, с. 133). 21 В то же время, по моему полевому опыту, когда я стала расспрашивать своих информантов-аборигенов о молчании, я даже услышала в свой адрес: «А ты кое-что стала понимать». В их культуре молчание – код.

22 О некоторых вещах нельзя говорить женщинам или нельзя говорить в каких- то ситуациях, например, перед охотой или вечером. Еще более строгие нормы существуют в отношении поведения в лесу, там нельзя нарушать тишину – покой духов. Молчание играет большую роль и в их повседневной жизни аборигенов, существует множество правил, особенно в отношении наиболее важных сторон жизни. Например, нельзя говорить о детях до года, так как такие дети находятся на пограничье миров духов и людей. Нельзя говорить и о результатах промысла. Многие информанты рассказывали, что они с детских лет усвоили норму: когда охотник пришел из леса, его не нужно ни о чем спрашивать (См. также: Лапина 1998 с. 29). О промысле вообще лучше не говорить, так как, по представлениям охотников, звери могут услышать. Существует правило, по которому нельзя говорить о своих возможных успехах в будущем. О последнем даже существует сценка на медвежьем празднике. В 1981 г. я наблюдала такое представление в д. В. Нильдино в ХМАО. Сценка сопровождалась песней и игрой на музыкальном струнном инструменте – сангультапе. Вот ее содержание: «Старый лось ночью спит, слышит во сне: «Завтра в полдень придут охотники, будут вас гнать». Он говорит молодому лосенку: «Тебя охотники убьют, а я уйду за Урал». Утром побежали олени. Молодой лось слышит, охотники рядом, вот-вот догонят. Лосенок легкий, он побежал вперед быстрее, всех обогнал и убежал. Вдруг слышит выстрел, это старого лося вожака убили». 23 Объясняя содержание песни, исполнитель сказал, что это случилось потому, что старый лось сказал заранее: «никогда нельзя заранее говорить, особенно перед охотой». Здесь охотничьи табу переносятся на мир животных (Новикова 1995, с. 145). Медвежий праздник обских угров был не только главным праздником, собранием жизненно важных обрядов, он выполняет функцию передачи традиций, знаний, норм следующим поколениям.

24 Необходимость молчания в быту диктуется жизненными условиями – проживание на стойбище или в чуме многих людей естественно вызывает такие требования. Но для аборигенов есть различие между молчанием как скрыванием важной информации и бытовым молчанием, с которым сталкиваются многие приезжие, впервые попавшие на стойбище. Показательной является поговорка «Детей и оленей не считают». Не нужно спрашивать, сколько у семьи оленей – не нужно ставить людей в ситуацию

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нарушения нормы. Молчание, таким образом, в обжитом, освоенном пространстве регулируется определенными правилами, причем они зависят не только от пространства, но и времени – особенно много запретов существует для вечера. 25 На стойбищах не спешат рассказать все, что знают и видели. Иногда человек, вернувшись с оленями к дому, скажет пару слов, а его домочадцы уже все знают, какой дорогой они шли, где останавливались ночевать, что видели по дороге. А.С. Песикова называет эту черту их культуры закрытая открытость. Она пишет: В среде пимских ханты вы чаще встретите людей, широко открытых, до наивности. Но эта открытость кажущаяся. Исторический опыт сохранения своего этноса подсказал обским уграм: все заветное хранить подальше от чужого, от недоброго. Пимские ханты всегда гостеприимны: и накормят, и спать уложат, но не все будут рассказывать, не все показывать. (Песикова 1996, c. 230)

Молчание как протест

26 В современных условиях молчание проявляется и как форма социального протеста. Например, в районах месторождений, которые находятся прямо за родовых угодьях хантов, мне приходилось встречать подростков и даже молодых людей, которые вообще не знают русского языка. К сожалению, многие ханты в таких местах не видят для себя будущего и считают, что детей не нужно отдавать в интернат, там им будет плохо, а настоящего образования они все равно не получат. Я сталкивалась в такой ситуацией в районе Тянского месторождения во второй половине 1990-х годов.

27 Иногда протест проявляется в виде молчания детей со стойбищ в интернате или школе. На основании этого, таких детей даже иногда отправляют в школы для слаборазвитых, вместо того, чтобы работать с ними более внимательно и профессионально. Когда я разговаривала со студентами, обучающимися в Югорском университете в г. Ханты-Мансийске, многие из них говорили, что самым сильным негативным воспоминанием о первых днях в школе было то, что «учительница кричала». 28 Молчание играет важную роль в коммуникативной адаптации. Так, например, аппачи молчат в ситуациях, когда кто-то бывает в гневе, бешенстве. В этой ситуации традиция предписывает сохранять молчание (Basso, 1970, p. 213-230). Аборигены Российского Севера также используют такую тактику поведения с нефтяниками. Во время подписания экономических соглашений компании устраивают собрания, на которых они собирают всех хантов и ненцев со стойбищ и объясняют им условия заключения соглашений и их условия. Во второй половине 1990-х на таких собраниях часто выяснялось, что не все условия выполнены, но аборигены молчали. Но это было не молчание – поражение, как может показаться на первый взгляд. Они молчали и выжидали, отступали, так как думали, что нефтяники уйдут или считали, что смогут получить от нефтяников обещанное, так как «посмотрели в глаза друг другу», а этого по нормам их

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обычного права, достаточно. О подобном выжидательном молчании пишет и исследователь исландских саг Э. Эстерберг. Она отмечает, что в подобных ситуациях люди в сагах хранят молчание, поскольку слово может только усугубить возникшую ситуацию противостояния. Молчание представляет собой промежуточную ступень на пути от одного действия к другому, но отнюдь не конечный этап. Такое насыщенное выжидательное молчание автор выводит из модели «одноукладной» культуры (Эстерберг 1996, c. 35). Другую трактовку молчания и слова в сагах дает А.Я. Гуревич, считая их возможными истоками и регуляторами судебной ментальности, так как в сагах сюжеты, связанные с судебными разбирательствами достаточно распространены. А человек смотрит на себя как бы со стороны, так как зависит от суждения социальной группы (Гуревич 1996, с. 43-46). У российских аборигенов молчание в отношениях с нефтяниками является их попыткой установить контакт через молчание, дать возможность собеседнику почувствовать сопричастность. Сложность и даже опасность такой тактики заключается в том, что нефтяники (как впрочем, чиновники и т.д.) воспринимают коммуникацию более однозначно. 29 В культуре аборигенов есть семантически насыщенные символы, используя которые они могут передать информацию не только внутри сообщества, но и вовне. Возможно, даже сами аборигены не задумываются часто над тем, почему они используют те или иные элементы своей культуры сегодня. Это происходит как бы естественно, то есть, включая политическую борьбу в свою жизнь, а значит и культуру, они придают ей те формы, которые значимы для их образа жизни. В культуре аборигенов больше используется действие, чем слово. Например, для того, чтобы высказать свои претензии к промышленным компаниям, аборигены в 1990-х гг. без лишних слов могли поставить чум в городе. Во время одного из пикетов, организованного поэтом-оленеводом Юрием Вэллой, в Ханты-Мансийском автономном округе в начале 1990-х гг. особенно ярко проявилась ритуализация современной политической культуры народов Севера. У ненцев был такой обряд - если в чуме умирал человек, его могли там оставить, повернув чум входом на "ночную сторону". Чум превращался в могилу. И Ю. Вэлла решил воспроизвести этот обряд во время пикета. 30 Чум поставили перед зданием администрации. В нем находилось чучело, изображавшее администрацию. На чуме надпись - "Осторожно! В чуме больной. Не кричать!" На чучеле листовка: "Приблизительный диагноз - нефтяная чума? Окончательный диагноз - ..." Последнее должна была определить администрация округа (Глухих 1995, ПРА). Когда еще до пикета Ю. Вэлла рассказывал о своих планах, он сказал: Если администрация будет с нами говорить и согласится не трогать нашу землю, мы поймем, что администрация вылечилась, и разберем этот чум. Если нет, мы будем считать, что больной умер, и чум оставим прямо на площади, повернув его на ночную сторону. Мы коренные жители будем считать, что наша администрация заразилась тяжелой болезнью и умерла.

31 Этой акцией удалось лишь на некоторое время приостановить продажу месторождений. Яркая театральность пикета не только привлекла к нему

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внимание, но и свидетельствует о поисках компромисса с властью и нефтяниками в первую очередь со стороны аборигенов. Ведь цель этой борьбы - не вернуть земли и прекратить нефтедобычу, как может на первый взгляд показаться, а остановить ее на тех границах, которые сегодня существуют между промышленно освоенными территориями и землями традиционного природопользования. Политическая борьба аборигенов облекается в форму пикетов, но она не агрессивна. Они не находят отклика, их не понимают и не принимают, а они снова и снова выходят на площадь.

32 Важными элементами сложившейся синкретичной политической культуры коренных народов Севера стала презентация "своей" культуры через образы культуры "пришлого" населения и включение политической системы страны в картину мира аборигенов. Процесс этот происходит на наших глазах, что создает определенные трудности при его интерпретации. Причем при исследовании политической культуры мы имеем дело скорее с интерпретациями интерпретаций и «угадывание значений, оценивание догадок и выведение поясняющих заключений из наиболее удачных догадок», по словам К. Гирца (Гирц 2004, c. 28), строится в данной работе на соотнесении деклараций и действий как со стороны аборигенов, так и со стороны часто противостоящего им мира государственной власти и частного бизнеса. И если механизмы установления диалога между государством и обществом, частью которого являются аборигены, нам более известны, то аборигенная политическая культура мало исследована. Эта культура рассматривается как «выражающее действие», включающее стандартизованные и уникальные символы (Лич, 2001 c 18-19). 33 Обращение к ритуалу и ритуализированному поведению в условиях конфликтов в сфере природопользования, связано со стремлением аборигенов быть услышанными, донести до власти свои требования в условиях, когда обычные правовые методы оказываются малоэффективными. Через ритуал делается попытка включить в свой мир «не традиционных» участников (Президента, администрацию). 34 Чум на городской площади становится минимумом ритуала. Сейчас далеко не все аборигены живут в чумах и даже не все имеют чумы в качестве временного жилища. Но чум играл большую роль в традиционной оленеводческой культуре и он, наряду с оленем, является образом этой культуры. Здесь значимо все. Чум как жилище отражает образ жизни. Он не только максимально адаптирован к природным условиям, но по нему можно проследить и социальный статус живущих в нем людей, и их мифологические представления, а при более глубоком исследовании и в целом существующую в этом обществе модель мира. Чум в городе и по его форме, и по материалу, из которого сделан (оленьи шкуры), воспринимается как знак аборигенной, чужой, альтернативной культуры даже для тех людей, которые не будут вдаваться в различные семиотические тонкости. Возможно, даже сами аборигены не задумываются часто над тем, почему они используют те или иные элементы своей культуры. Это происходит как бы естественно, то есть, включая политическую борьбу в свою жизнь, а значит и культуру, они придают ей те формы, которые значимы для их образа жизни.

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Поэтому сама форма пикета, выбранная Ю. Вэллой, очень органична для их культуры. В этом случае чум выступает не только знаком конфронтации, но и попыткой установления диалога, через чум на площади происходит освоение нового для аборигенов пространства городской, государственной культуры.

35 Подобный подход подробно исследован В. Тэрнером на примере отношения к близнечеству в Африке. Он пишет: В oбществе, основанном на родстве с близнечеством можно сделать две вещи. Либо можно сказать, подобно мальчику, впервые увидевшему жирафа: «Я не верю этому» и отрицать социальное существование биологического факта, или же, принимая факт, можно попытаться учесть его. Если попытаться учесть факт, то нужно, поскольку это возможно, заставить его казаться не противоречащим всей культуре" (Тэрнер 1983, c. 140). Для разрешения возникшего конфликта в традиционной культуре возможны две тактики ритуального поведения «чужое либо выпроваживается из своего мира, либо его превращают в свое (Байбурин 1993, c.191).

36 Для хантов и лесных ненцев чум, как указывалось, как временное жилище становится и убежищем при вынужденных перемещениях, когда нефтяники занимают все новые земли. Из-за недостатка пастбищ аборигены в ХМАО вынуждены сокращать свое кочевание, при этом я видела у лесных ненцев избушки внутри оформленные как чумы. Возможно со временем у чума появятся еще какие-то функции, но как средство и пространство борьбы он используется и аборигенами в других странах, такой опыт прошли норвежские саами.

Молчание как код понимания

37 Аборигены Севера могут общаться без слов. Получить объяснение этому феномену трудно, одно из возможных содержится в работе А.С. Песиковой, которая пишет об существовании «ореола» любого предмета, объекта или явления, на котором запечатлевается воздействие других объектов (Песикова 2000, c. 132). Возможно именно это позволяет хантам передавать информацию без слов, совершая какие-то действия мысленно. Ведь о некоторых священных местах не только говорить нельзя, на них даже нельзя смотреть. Причем это относится и к вполне бытовым хозяйственным практикам, таким как оленеводство («мысленно пасти оленей»).

38 Почему же сегодня аборигены не хотят открыть все свои знания об окружающем мире и о священных местах как их части. Вероятно, этому их учит печальный опыт первоначального промышленного освоения Севера, когда уже многие памятники были разрушены. Сходный путь прошли и другие коренные народы мира, в частности в США. 39 Я обсуждала судьбы развития традиционных культур с американским писателем Н. Скоттом Момадэем, во время его визита в Москву в 2000 году. Он сказал, что в индейской истории есть примеры, когда их идеи уходили вовне, и приходило зло. Возможно, это одна из причин того, что некоторые

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племена не хотят иметь письменность. Он привел пример, когда в племенах Юго-Запада, учительница на уроке в деревне написала на доске слово на языке этого племени, вождь с ней беседовал и запретил писать их слова. Он считает, что поэтому и писатели индейцы пишут по- английски, нет традиции письменной культуры. 40 К. Бассо описывает виды молчания у аппачей, когда дети возвращаются из интерната домой и родители с ними первое время не разговаривают. Его информанты так объясняли эту ситуацию: Дети в школе общаются с белыми людьми, находятся под влиянием их мыслей и ценностей. Они забывают, откуда они и стыдятся того, что их родители бедные. Они забывают, что они аппачи» или «Мы молчим с детьми. Они долго не были дома, и мы не знаем, как им теперь нравится быть дома. Через какое-то время, мы видим, что им нравится дома. Это значит, что мы можем себя чувствовать хорошо. Значит, мы снова можем с ними разговаривать. Все становится, как было до их отъезда» (Basso 1970, p. 213-230).

41 Его примеры показывают, что индейцы пережидают ситуацию нарушения порядка в молчании. Вероятно, можно сказать, что люди через молчание как инструмент проживают, прорабатывают эту ситуацию и восстанавливают порядок.

42 Несмотря на то, что современная политика в отношении коренных народов Севера складывается уже в течение десятков лет, создается впечатление, что действительные устремления аборигенов, заинтересованных в сохранении и развитии традиционного природопользования, остаются непонятными власти. Аборигены различными способами демонстрируют миру тот непростой факт, что на Севере представлены разные культуры и государство и общество должны научиться управлять этим многообразием. Коренные народы используют для этого нормы и механизмы своей традиционной культуры. Слово и молчание являются не единственными, но наиболее яркими, сущностными знаками аборигенной культуры, важными для ее научной интерпретации. Коренные народы стремятся установить паритетные отношения и добиться их принятия государством и промышленными корпорациями, показывая при этом, что на Севере, несмотря на его огромные пространства, существуют слишком тесные связи между людьми, между людьми и природой. Мои полевые материалы показывают, что аборигены очень ценят в людях умение молчать, в диалоге вести себя правильно, не говоря лишнего. Такое поведение предполагает не только эмпатию собеседника, но и ответственность за свои действия и слова.

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NOTES

1. Полевые материалы автора, интервью с Г.С. Райшевым, 2001 г., г. Ханты- Мансийск. 2. Государственный архив Ханты-Мансийского автономного округа, ф.138, оп. 1, д.18, л. 2-5.

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Les chansons des Nganassans The songs of the Nganassan Nganassanide laulud Песни нганасан

Oksana Dobžanskaja Traduction : Eva Toulouze

NOTE DE L’AUTEUR

Cet article a été mis au point dans le cadre du projet N° 14-38-00031 « Constitution d’un laboratoire de recherches géoculturelles complexes dans l’Arctique » du Fonds russe pour la recherche.

Un bref aperçu de l’étude du folklore nganassan

1 Dans cet article, je présente au lecteur le folklore chanté des Nganassans, ce phénomène unique dans la culture musicale du monde.

2 Les Nganassans vivent dans la péninsule du Tajmyr et font partie des « petits peuples » autochtones de la Fédération de Russie (ils sont 847, d’après les chiffres du recensement de 2010). Ils parlent une langue samoyède. La riche culture nganassane, une culture de chasseurs, éleveurs de rennes, pêcheurs – a conservé des traits de l’ancienne culture des chasseurs de rennes sauvages (Simchenko 1976) et a été étudiée par plusieurs générations de chercheurs de Russie.

3 La collecte, l’étude et la publication des genres de chants de l’oralité nganassane ont été lancées il y a relativement peu de temps, dans le dernier quart du XXe siècle. Plusieurs chercheurs ont publié des textes collectés : les folkloristes N.T. Kosterkina, K.I. Labanauskas, le linguiste E.A. Helimski ; les linguistes V.Ju. Gusev et M.M. Brykina pont travaillé à déchiffrer les textes. D’autres ont réalisé et publié des transcriptions musicales des chants nganassanes : l’auteur de cet article, T. Ojamaa, L. Leisjö. Nous

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disposons aussi de notations de terrain d’I.A. Brodskij, Ju.I. Šejkin, V.S. Nikiforova. Les sources dans lesquelles on peut trouver des échantillons de chants nganassans ne sont pas nombreuses (Helimski 1989 ; Labanauskas 1992 ; Dobžanskaya, Kosterkina 1995).

4 Les phénomènes critiques contemporains qui ont un effet négatif sur la culture traditionnelle des Nganassans dans son ensemble se reflètent également sur l’état de la pratique des chants. Le chant est un phénomène de plus en plus rare dans la vie des Nganassans, avec la disparation des situations de vie qui donnaient naissance aux chants personnels, aux chants pour enfants, aux chants métaphoriques et aux chants chamaniques (déplacements en traîneau, raccommodage des filets, confection des vêtements traditionnels, contacts avec les invités, conversations traditionnelles métaphoriques, rituels chamaniques, etc.).

5 Le recueil « Chants et chanteurs de la toundra d’Avam » est la collection la plus complète du folklore musical des Nganassans à ce jour.

6 Dans la mesure où il n’existe pratiquement pas de nouvelles compositions, les collections existantes et les matériaux collectés à la fin du XXe siècle jouent un rôle central pour la connaissance de ces formes de créativité populaire : les chants doivent être publiés et analysés scientifiquement. Cet article est né pour répondre au désir de faire connaître à un large cercle de lecteurs les matériaux présentés dans le recueil de folklore musical nganassan intitulé « Chants et chanteurs de la toundra d’Avam », publié à Noril’sk en 2014 avec le soutien de la filiale polaire de l’entreprise « GMK Noril’skij nikel’1 » (Dobžanskaya 2014).

7 Ce recueil contient les chants nganassans recueillis dans les villages d’Ust’ Avam et de Voločanka par des chercheurs de différentes disciplines : des musicologues comme Ju.I. Šejnik, V.S. Nikiforova et O.E. Dobžanskaja entre 1986 et 2006, des linguistes comme Е.А. Helimskij dans les années 1980 et 1990, V.Ju Gusev et M.M. Brykina en 2005, et le folkloriste français Jean-Luc Lambert en 1997.

8 Le recueil contient cinquante échantillons de musique nganassane avec les transcriptions musicales et les textes en nganassan et en russe. Plus précisément y sont représentés douze chants métaphoriques kejngejrsja2¸ sept chants personnels baly3, cinq chansons à boire hoangkuju baly4, six chants d’enfants njuo baly5, deux berceuses, sept chants chamaniques ngaza baly6, six chants extraits de contes sitaby baly7, ainsi que des imitations de voix d’animaux.

9 Ces chants ont été collectés auprès de chanteurs remarquables : Tubjaku Djuhodovič Kosterkin (1921-1989), Ekaterina Subobteevna Kosterkina (1940-2009), Numumu Hursapteevič Turdagin (1904-1993) du village d’Ust’ Avam ; et Valentina Bintaleevna Kosterkina, (1938-1998), Den’čude Nuteevič Mirnyh (1923-2006), Salir Mydovič Porbin (1920-2001), Neljutasi Fominična Porbina (1922-2002), Syku Modjureevna Jarockaja (1939), Faina Lambakovna Jarockaja (1940) du village de Voločanka.

La segmentation du folklore musical des Nganassans en genres

10 Avant de parler des chants proprement dits, il convient de déterminer les frontières des genres des chants nganassans, qui reposent sur la différenciation des fonctions jouées par chacun d’entre eux dans la culture nganassane.

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11 À mon avis, il convient d’extrapoler à la culture musicale nganassane la distinction fondamentale des genres, acceptée depuis la Grèce antique, en « épopée », « chant lyrique » et « drame » (rituel). Cette segmentation a été à maintes reprises et avec succès acceptée par les folkloristes, les ethnographes et les musicologues pour l’étude de la culture nénetse, qui est tout à fait proche de la culture des Nganassans. Ainsi, les chants nénetses ont été catégorisés comme « épiques », « lyriques » et « rituels » (c’est- à-dire chamaniques) (Kuprijanova 1960, p. 17-19 ; Homič 1995, p. 259-261 ; Niemi 2004, p. 20-22). Dans la culture des Nganassans et des Nénetses, cette segmentation se confirme non seulement dans une perspective fonctionnelle, mais aussi du point de vue du style musical (ce qui veut dire que les genres s’opposent du point de vue des types d’intonation). Dans un rituel chamanique, le chant est collectif (polyphonie hétérophone) et accompagne des instruments produisant du son (tambour, pendentifs du costume chamanique, etc.), avec l’usage d’onomatopées (signaux imitatifs et cris de bergers). Le chant, dans l’épopée et dans les genres chantés, est toujours à une voix et n’est pas accompagné d’instruments musicaux, il comporte une intonation vocale ou vocalo-discursive de solo. Mais le chant épique et les autres chants eux aussi se distinguent par le type d’intonation : dans les chants ordinaires, la préférence va à une intonation vocale, alors que les récits épiques sont construits sur une alternance d’intonations discursives et discursivo-vocales (Dobžanskaja 2008, p. 93-94).

12 Dans cet article, nous allons nous concentrer sur les genres chantés du folklore nganassan (plus précisément sur les dialogues métaphoriques, les chants personnels, les chants enfantins et les berceuses) que nous allons étudier sur la base d’exemples précis.

Les chants nganassanes

Les chants métaphoriques

13 Les dialogues métaphoriques chantés représentent un genre unique du folklore nganassan : L’appellation nganassane de ce genre est kәjŋәjśa ou kәjŋәjrūә, ce qu’on peut traduire par « chant d’une personne à l’autre », ou « concours de chant » (kәjŋәjr - est une forme à sens réflexif issue de la base verbale kәjŋә - “chanter”). (Helimski 1989, p. 52)

14 Plusieurs chercheurs ont mentionné les caractéristiques de ce genre inimitable, le kajngalar métaphorique, forme de communication parmi les jeunes et les vieillards : c’est le cas des ethnographes B.O. Dolgih et L.A. Fajnberg dans leur article « Les Nganassans du Tajmyr » (Dolgikh, Fainberg 1960) ainsi que Ju.B. Simčenko dans son article « La fête Any’o-djaly chez les Nganassans de l’Avam » (Simčenko 1963). C’est une langue dans laquelle parlent et plaisantent les jeunes garçons et filles, dans laquelle ils organisent des concours de chants enjoués et spirituels. Parfois aussi les vieillards utilisent entre eux la langue du kajngalar pour raconter comment ils sont allés en visite, à la chasse, à la pêche, etc. Il arrive même que les vieillards chantent en chœur dans cette langue des chants d’amour, qu’ils racontent comment ils faisaient la cour aux jeunes filles… Alors les jeunes, même s’ils comprennent les paroles, ne comprennent pas toujours leur sens caché. (Dolgikh, Fajnberg 1960, p. 55)

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15 Les kejngejrsja servaient de forme socialement sanctionnée de communication pour des catégories de Nganassans entre qui la communication était interdite (surtout entre jeunes de sexes différents). Métaphoriques, fixés, les textes offrent au chanteur une certaine liberté d’expression. Les anciens Nganassans apprenaient à leurs enfants avant l’âge nuptial (vers les 17 ans) le langage « secret » du kejngejrsja. Dans ces chants, les paroles sont chiffrées à l’aide de substitutions lexicales, d’emprunts, d’archaïsmes, de formes tronquées de lexique courant. Le contenu du texte kejngejrsja est fabulisé, la réalité est décrite par images métaphoriques. (Dobžanskaya, Kosterkina 1995, p. 9-10).

16 Par exemple, […] le désir de demander une jeune fille en mariage est exprimé par l’intention de prendre sur le remorqueur un traîneau en sapin ; … la situation de trois prétendants pour une fiancée est comparée à la destinée de trois poissons, dont un, le plus alerte, va s’installer dans un cours d’eau où l’eau est pure, alors que les deux autres, moins débrouillards, sont contraints de se contenter d’eaux plus troubles ; … les pitoyables efforts pour rivaliser avec la profondeur des pensées de l’un des maîtres incontestés de la métaphore peuvent être comparés aux tentatives d’un petit chien pour traverser en rampant une immense étendue de toundra, etc. (Helimskij 1989, p. 56-57)

17 La spécificité de la langue du kejngejrsja, comme le montre Helimskij dans son article « La syllabisation du vers dans les chants métaphoriques nganassans », tient à l’utilisation du chiffrage à trois niveaux de la structure du texte : niveau du sujet (elle se manifeste dans l’utilisation de l’allégorie et la fabulisation du contenu), niveau du lexique et de la morphologie (avec le remplacement de termes généralement utilisés par d’autres destinés à être utilisés exclusivement dans ce type de chant), niveau de la phonétique et de la syllabe (la règle est la permutation des syllabes aussi bien à l’intérieur des lexèmes que dans l’ensemble du vers chanté) (Helimskij 1989, p. 56-57, p. 72-74). L’utilisation conjointe de ces méthodes de chiffrage dans une œuvre était la norme ; de plus, c’est sur la base de ces critères que les Nganassans évaluent la qualité de la métaphore chantée.

18 Les échantillons de chants-kejngejrsja de ce recueil ont été exécutés par Salir Mydovič Porbin, Neljutasi Fominična Porbina, Valentina Bintaleevna Kosterkina, Tubjaku Djuhodovič Kosterkin, Ekaterina Subobteevna Kosterkina, Den’čude Neteevič Mirnyx, Syku Modjureevna Jarockaja. Nous allons examiner deux échantillons de ce type de chants, qui jusqu’ici n’ont pas attiré l’attention des chercheurs.

19 Le dialogue métaphorique exécuté par Valentina Bintaleevna Kosterkina et Den’čude Neteevič Mirnyx (exemple 1) représente la forme la plus rare, aujourd’hui pratiquement disparue, de dialogue métaphorique chanté. Deux chanteurs échangent questions-devinettes et réponses-solutions, chacun chantant sur sa propre mélodie en utilisant ses outils poétiques préférés.

20 Ce dialogue métaphorique kejngejrsja a été enregistré en 1996 à Dudinka, pendant la préparation au festival « Les classiques de l’oralité du Tajmyr ». Le texte nganassan a été noté et traduit en russe par Nadežda Kosterkina et subdivisé par elle en plusieurs parties. Dans la première, la partie introductive (lignes 1-12) il est question de la situation, la demande en mariage, qui s’accompagne de commérages et de conversations (qui s’incarnent dans des pierres roulant du haut de la Colline de l’ours et des vents battant un petit arbre isolé au sommet de la colline). La deuxième partie du

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dialogue métaphorique (lignes 13-23) discute de l’objet de la demande en mariage – une jeune fille d’un clan de chamanes, qui est présentée comme le renne que l’on désire, et son origine chamanique est marquée par la présence d’une clochette d’église qui sonne sur le haut de la colline. La troisième partie de la chanson (lignes 24-27) conclut le kejngejrsja par les tournures de circonstance.

21 Les mélodies masculine et féminine du dialogue, qui sont présentées dans les transcriptions musicales 1.1 et 1.28, sont dans des registres contrastés, du fait de la différence de timbre des voix. Pour ce qui est de la mélodie, dans les deux elle est fondée sur une cellule dicrote modale oligotonique a - h, le début de la ligne mélodique étant caractérisé par un un grand bond du volume en cycle de quintes et quartes alternantes. Dans la mélodie de l´homme (exemple 1-1), outre un grand saut dans de la ligne du début, la ligne mélodique descend jusqu’à la quarte inférieure à la fin de certains vers, correspondant à l’intonation descendante de l´exhalation.

22 Les deux mélodies contrastent au niveau rythmique. La mélodie de l´homme (chant 1-1) est caractérisée par une organisation rythmique en deux temps (les syllabes courtes sont groupées par deux sur des sons longs). Dans la mélodie de la femme (chant 1-2), les durées musicales se groupent en trois (les syllabes courtes sont regroupées par 3 sur des sons longs), qui prévalent au début de la mélodie, et à laquelle s’ajoutent les regroupements rythmiques par deux. Malgré la tendance vers une organisation dipartite et tripartite, il n’émerge pas de ces mélodies de mètre régulier, pas plus que de formules rythmiques stables. Les deux mélodies sont surtout dominées par le principe d’improvisation, qui reflète la spécificité de ce genre : improvisation textuelle libre sous forme de dialogue métaphorique.

23 Nous trouvons un autre exemple de dialogue d’un jeune homme avec une jeune fille dans un kejngejrsja chanté par S.М. Jarockaja (exemple 2).

24 L’auteur de ce kejngejrsja est une grand-mère (maternelle) de la famille de S.М. Jarockaja du côté paternel (oncle paternel). La chanteuse l’a entendu chanter par sa mère, Түjmaku Čunanar, demandée en mariage par Modjur Jarockij, une très jolie jeune fille, seule fille entre six frères. La mère de S.М. Jarockaja aimait chanter ce chant, qui lui rappelait la période où elle avait été demandée en mariage et ses noces. S.М. Jarockaja aussi aime chanter cette chanson, elle l’a exécutée dans des festivals de folklore à Dudinka. Le fait qu’un chant dialogique soit chanté en solo (sans partenaire) témoigne de la progressive dégradation de la situation de l’oralité : la communication traditionnelle improvisée devient présentation d’un chant appris par cœur.

25 Le texte du chant a été écrit en nganassan et traduit par V.Ju. Gusev. Ce dialogue entre un jeune homme et une jeune fille se compose de deux parties. Dans la première (lignes 1-9), le garçon loue la beauté de la jeune fille, comparant son visage rond à la face du soleil et les traits de sa jolie taille aux traits coupés par un couteau ; il exprime le désir de la demander en mariage en payant une large dot. Dans la deuxième partie de la chanson (lignes 10-13) la jeune fille lui répond en rendant tribut à sa belle apparence et en acceptant sa cour.

26 Dans la mesure où il est tout de même question d’un dialogue, deux mélodies apparaissent au cours du chant : celle du garçon et celle de la jeune fille, marquées ici par I (mélodie du garçon) et II (mélodie de la jeune fille).

27 Le chant du garçon (2-1) a une structure mélodique développée : la strophe mélodique se compose de deux ou trois lignes, dont la première commence la strophe avec le son

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le plus élevé ré2 et évolue dans la direction descendante et ascendante sur un ambitus de quinte ré2 - si1 - sol1. La mélodie est construite sur des motifs rythmiques de la succession périodique des syllabes longues et courtes (les sons longs caractérisent le début et la fin de la première ligne de chaque strophe). Les lignes suivantes de la strophe peuvent se construire selon l’exemple de la première ligne (mais en commençant sur un son considérablement plus bas si1 ou sol1), soit sur des intonations contrastées (situées dans un ambitus beaucoup plus bas, une quarte au-dessous du ton principal ré1 - fa1 - sol1). La mélodie de l’homme comporte seulement de trois strophes complètes et une incomplète (représentée par la première ligne).

28 La mélodie sans demi-tons du chant de la fille (exemple 2-2) est dominée par des sauts, même si les formules rythmiques et mélodiques n’y émergent pas, comme dans le premier chant. Cependant, par la tonalité, l’ambitus et la structure de succession des sons, le matériau musical du deuxième chant ne contraste pas avec le premier mais se présente plutôt comme un développement et la continuation de ces lignes 2 et 3. Sauts de quarte descendants et ascendants, avec l’ajout ici et là d’une tierce, caractérisent ce chant (sol1 - ré1 - sol1, sol1 - mi1 - ré1, ré1- mi1 - sol1, do2 - si1 - sol1).

29 Les kejngejrsja que je viens d’analyser sont un genre en voie d’extinction, que le dialogue métaphorique chanté soit réel (dans le premier cas) ou mémorisé, devenu œuvre de folklore (dans le deuxième cas).

Les chants personnels

30 Passons à l’examen du genre suivant, les chants personnels. Les chants personnels nganassans s’appellent ңонәнә бәлы (« chant d’un, de moi », « chant d’un, du même ») (Dobžanskaya, Kosterkina 1995, p. 6), ou encore мәнә бәлы (« mon chant »). La mélodie du chant personnel est inventée par l’adulte lui-même de son propre chef, à un certain moment dans sa vie, et elle ne changera plus. Ce qui change en revanche, c’est le contenu du chant, son texte. On chante sur tout, sur ce qui inquiète, sur ce qui réjouit ou fait de la peine. On chante en travaillant (par exemple en raccommodant les filets), en chemin, etc. (Dobžanskaya, Kosterkina 1995, p. 6).

31 Jadis, chaque Nganassan avait son chant personnel, c’est-à-dire sa propre mélodie sur la base de laquelle, décrivant des épisodes de sa vie, il improvisait des paroles. Seul le « propriétaire » (ou l’auteur, pour utiliser un lexique contemporain) d’une chanson avait le droit de la chanter (ou plutôt d’en chanter la mélodie). D’après le témoignage de l’ethnographe G.N. Gračëva, la mélodie était devenue propriété de la personne, comme ses pensées, sa respiration, ses vêtements… Une personne qui chantait une mélodie autre que la sienne pouvait s’attendre à un châtiment de la part du légitime propriétaire. Ces formes d’« imitation » étaient sérieuses et actives, surtout quand des jeunes Nganassans essayaient de répéter les mélodies de leurs aînés. (Gračëva 1983, p. 56)

32 En raison de leur caractère d’improvisation, mais aussi à cause des interdits, les chants personnels se sont la plupart du temps perdus. Parfois, les plus réussis, fixés dans la mémoire de proches ou de parents, sont passés parmi les chants folkloriques et pouvaient être exécutés sans autorisation particulière.

33 Je présente ici comme exemple Мәнә бәлы de Syky Modjureevna Jarockaja, que j’ai enregistrée en 2006 à Voločanka. Le texte de la chanson, noté et traduit en russe par V.Ju. Gusev en collaboration avec N.D. Čununčar, décrit la vie de la chanteuse. Elle raconte qu’elle a élevé sept enfants sans compter sur l’aide d’autres personnes. Elle leur

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a confectionné elle-même leurs vêtements « de l’index de la main droite » : cette expression reflète la spécificité de la technique utilisée pour coudre les peaux de rennes qui permettent de faire des vêtements d’hiver et qui sont particulièrement rigides. C’est ainsi que pousser l’aiguille avec l’index est un travail lourd, qui provoque des callosités sur le doigt voire des torsions d’articulations. Le chant témoigne de la difficulté de la vie de l’artisane qui passe sa vie à coudre et le fait qu’à la fin de sa vie, elle a pratiquement perdu la vue : maintenant, je ne vaux plus rien, mes yeux ne voient pas, je ne peux plus coudre (exemple 3)

34 La mélodie du chant personnel de S.M. Jarockaja (exemple musical 3) repose sur un mode constitué de trois tons sans demi-tons sur un ambitus de quarte : mi - fa dièse - la. Le début du chant par un grand saut descendant si - mi est typique des débuts de construction mélodique (remarquons que l’étendu de ce saut peut être différente, ce qui fait que ce saut n’a pas de conséquences sur l’analyse de la structure mélodique). Dans ce chant, il ne s’installe pas de formules rythmiques, même si le regroupement caractéristique des durées courtes par trois donne des unités rythmiques instables de trois temps.

35 Cet exemple représente indiscutablement un cas de figure rare dans le folklore contemporain des Nganassans – dans la mesure où il reste de moins en moins de personnes capables d’improviser et de chanter leur chant personnel.

36 Un autre exemple de chant personnel est le Chant sur les jeunes filles d’Avam et le garçon de Hatanga, chanté par Ekaterina Subobteevna Kosterkina. Ce chant a été enregistré en 2005 dans le village d’Ust’ Avam par V.Ju. Gusev et М.М. Brykina, cette dernière ayant noté le texte nganassan et l’ayant traduit en russe. Le chant raconte l’histoire d’un garçon nommé Kuni, qui va de Hatanga à Ust’ Avam pour faire connaissance avec les jeunes filles de cette dernière localité (et éventuellement en demander une en mariage). Le contenu de la chanson nous permet de déduire que c’était le chant personnel de Kuni qui s’est fixé dans les mémoires à Ust’ Avam et qui est passé dans le folklore (exemple 4).

37 La mélodie (exemple musical 4) est une mélodie typique des chants personnels nganassans. Le début de chaque ligne est marqué par un saut de quinte descendante la - ré, qui forme une forme initiale à deux sons. La partie centrale de la ligne mélodique est construite sur une oligotonique de trois sons sans demi-tons (ou, autres possibilités, sur le tricorde la - si - ré1 ou le triton la - si - do dièse1). À la fin de chaque ligne émerge une formule mélodique et rythmique (si - la) sur des mots de remplissage. D’une façon générale, on peut remarquer la tendance de la structure rythmique vers une organisation en deux temps, qui ne s’installe que dans la deuxième moitié du chant.

Chant de boisson

38 Un autre type différent de chants est représenté par les хоаңкутуо бәлы (chanson de table, chant de boisson, mot-à-mot « chant d’une personne ivre »). Il s’agit là d’une manière psychédélique de chanter sous l’influence de l’alcool. Les xоаңкутуо бәлы sont apparus plus tardivement que les chants personnels et progressivement, avec le rejet dans le passé de nombreux traits de la vie traditionnelle nganassane, ces chants ont peu à peu supplanté les chants personnels, tout en assumant leur mise en forme mélodique (Dobžanskaya, Kosterkina 1995, p. 7)

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39 Dans ces chants, en règle générale, se reflètent des états particulièrement émotionnels de la personne : en général, la personne parle des choses les plus secrètes, dissimulées, des offenses subies, des échecs <...> elle demande aux dieux (aux esprits) du succès, exprime son espoir de réussite <...> il y a aussi des chansons grivoises (Dobžanskaya, Kosterkina 1995, p. 7-8)

40 En raison de la difficulté que l’on rencontre à différencier les genres du chant personnel et du chant de boisson, nous ne présenterons pas ici d’exemples de ces derniers.

Les chants d’enfants

41 Les chants d’enfants, njuo bәly, représentent une autre des ramifications de la tradition du chant nganassan. Les chants d’enfants ne sont pas des berceuses, mais ils ne sont pas non plus le résultat de créations par des enfants. Les mélodies de ces chants, de même que leurs paroles, sont conçues par les parents à l’intention de leurs enfants. <...> De toute évidence, ces chants se présentent comme des mélodies-formules, qui sont nées à l’origine d’observations sur les manières de faire, sur les manifestations du caractère de l’enfant, sur sa manière de marcher, sur ses premiers mots ou les premiers sons qu’il prononce. Ensuite, elles peuvent être complétées par n’importe quel contenu. (Dobžanskaya, Kosterkina 1995, p. 8)

42 D’après N.T. Kosterkina, jadis ces chants avaient une fonction magique de protection, mais servaient aussi de jouets, de passe-temps pour les enfants, de modèles pour leur éducation musicale (ibid.).

43 Je voudrais présenter, en guise d’exemple de нюо бәлы, le chant d’enfant de Derkuptie, qui a été enregistré en 1990 à Voločanka et qui est chanté par Valentina Bintaleevna Kosterkina (exemple 5). Le texte de la chanson, noté et traduit par N.Т. Kosterkina, se présente comme du discours direct de l’enfant, passant par les lèvres de sa mère. Le petit Derkuptie, qui est couché dans son berceau, s’adresse aux présents : Pourquoi autour de moi vous êtes-vous rassemblés, entassés ? Simplement je vis ainsi (je me réjouis), c’est pourquoi vous ne me dérangez pas.

44 Le caractère enjoué de ce chant est représentatif du genre en général. Il se manifeste dans la manière dont il est chanté (avec le sourire, en riant), par le choix des moyens lexicaux (la chanteuse imite les adorables imperfections de parole de l’enfant, introduit des sons particuliers et des mots enfantins, tels qu’ils sont prononcés par l’enfant quand il apprend à parler), par le sujet de la pièce, décrivant l’enfant occupé à des activités enfantines, à des jeux, etc.

45 La mélodie du chant de Derkuptie (exemple 5), comme on peut le remarquer, est influencée par les berceuses, avec leur rythme stable et leurs répétitions. On le constate dans l’organisation rythmique en deux parties et dans les formules rythmiques, pour lesquelles la chanteuse introduit délibérément dans le vers des syllables de remplissage (dépourvues de sens) ә-wә-ә-wә, ә-hә-ә-hә, hу-у-hу etc. Ces syllabes de remplissage s’identifient facilement dans la notation musicale (elles sont notées entre parenthèses).

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Les berceuses

46 Les Nganassans aiment beaucoup leurs enfants et les berceuses peuvent être chantées aussi bien par le père, par la mère ou par d’autres membres de sa famille de l’enfant. Les berceuses nganassanes sont appelées njuo ljandyrsibsja (« bercer l’enfant »), et ne sont pas vraiment des chants dans la mesure où elles n’ont pas de texte ou de sujet développé. Il s’agit plutôt d’intonation mélodique de certains mots ou de certaines syllabes. Parmi les traits typiques, l’allongement rythmique sur les syllabes kehej-kehej, kehej-kа - kehej-kа, kuntudi- kuntudi, oljou- oljou et la combinaison de ces syllabes, qui accompagnent le mouvement de l’enfant bercé sur les genoux de ses parents. En mesure avec ce balancement, on entend sonner doucement les hochets et pendentifs en métal et en os suspendus au cintre du berceau. Parfois, le chanteur fait passer en avant et en arrière sur le cintre dentelé du berceau une baguette qui produit un certain grincement.

47 En plus de l’intonation chantante destinée à endormir l’enfant, les Nganassans utilisent aussi des formes non chantées de comportement sonore. Pour le décrire : la langue se déplace rapidement en direction horizontale entre les lèvres arrondies, dans la position que prend l’appareil buccal pour articuler le son « о ». Ce type de production sonore, qui peut être défini comme labio-lingual, s’utilise à côté des berceuses traditionnelles ou à leur place. Nous avons enregistré un exemple de ce type de production sonore produit par Valentina Bintaleevna Kosterkina en 1990 au village de Voločanka, qui figure à l’exemple musical 6.

Conclusion : les problèmes du maintien de la tradition du chant nganassane et la situation actuelle

48 La publication d’échantillons éloquents de textes et de mélodies uniques, irremplaçables, ne garantit en rien la préservation des chants dans la culture nganassane. Pour les Nganassans d’aujourd’hui qui essayent de chanter un chant traditionnel, il apparaît souvent problématique de reproduire le timbre caractéristique des chants nganassans. L’intonation spécifique, propre à la manière nganassane de chanter, tient à l’alternance des timbres nasalisés et pharyngalisés, à l’utilisation du vibrato, de la pulsation rythmique, du glissando et d’autres moyens qui ne peuvent être notés sur les partitions (prévues avant tout pour les mélodies de type européen) que de manière extrêmement approximative. Ceci montre que pour reproduire de manière adéquate les chants nganassans, un chanteur d’aujourd’hui doit non seulement apprendre des textes et des mélodies, mais aussi se concentrer sur l’acquisition des timbres nécessaires. Il doit écouter beaucoup d’enregistrements pour essayer de reproduire à l’identique la manière dont sonnent les voix des chanteurs traditionnels. En effet, le phénomène du chant nganassan ne peut pas être préservé sans la conservation précise du timbre.

49 De manière générale, le problème de la préservation du chant traditionnel et, plus largement, de la culture musicale des Nganassans, est complexe. Elle implique d’abord qu’on prenne des mesures pour garantir l’existence de sources et d’une base méthodologique pour étudier la chanson (publication de recueils et de littérature spécialisée) ; deuxièmement, qu’on organise des groupes spéciaux consacrés au chant

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nganassan dans les maisons de la culture ou dans les établissements d’enseignement. De plus, la question de créer un milieu multiculturel bienveillant se pose avec insistance si l’on veut développer ce genre de pratique créative. Il faut l’aborder par l’organisation d’initiatives, de concerts, de master-classes et d’autres formes d’actions destinées à populariser l’art musical de ce petit peuple du Nord dans la culture multiethnique de la Russie.

50 Dans la culture nganassane actuelle, le chant se conserve surtout grâce à l’action des institutions culturelles (maisons rurales de la culture à Voločanka, à Ust’ Avam, Centre urbain de la création populaire et maison de la création populaire du Tajmyr, à Dudinka). Le cercle de chant nganassan « Hendir » (sous la direction de S.М. Kudrjakova) et le groupe « Dentadie » (sous la direction de S.N. Žornickaja) popularisent la culture musicale nganassane, même si les formes innovantes – chant accompagné de phonogrammes, mises en scène spéciales – dominent. L’art traditionnel du chant se maintient uniquement dans le répertoire des Nganassans de la génération la plus âgée qui sont encore en vie.

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ANNEXES

Annexe 1 – Les chanteurs nganassanes

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Valentina Bintaleevna Kosterkina (1938-1998)

Village de Voločanka, photo de Oksana Dobžanskaja.

Den’čude Nuteevič Mirnyh (1923-2006)

Village de Voločanka, photo de Oksana Dobžanskaja.

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Syku Modjureevna Jarockaja (1939)

Village de Voločanka, photo de Oksana Dobžanskaja

Ekaterina Subobteeva Kosterkina (1940-2009)

Village d’Ust’ Avam, photo de D. Koževnikov.

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Annexe 2 – Les textes des chansons et les partitions Exemple 1

Kejngejrsja Dialogue métaphorique chanté Valentina Bintaleevna Kosterkina et Den’čude Neteevič Mirnyx Enregistrement : 1996, Dudinka, О.E. Dobžanskaja. Texte en nganassan et traduction : N.Т. Kosterkina.

D.N.Mirnyx

1 Мәнә мунугуѯәм Je dis :

2 нимляӈкә ӈарка дикәра”а de la célèbre (grande) Colline de l’ours

3 куну ниӈы мунә, quelqu’un l’a dit,

4 саѯуй тиираи” хоаләй0 de la taille d’un nuage, argileuses

5 нюонтәса нянсү”тули”индә”. des pierres ont roulé.

6 Ӈарка дигә V.B.Kosterkina

7 Тунымыѯә ни Sur la colline de l’Ours

8 нирку”аку хуа sur son sommet

9 хуа бине”птунды” un aulne petit arbre

10 хоара”луса биэтэ хоара”луса un petit arbre ploie,

11 бине”птунды”, plié par le vent, le vent

12 хуа бине”птунды” . battu, D.N.Mirnyx

13 Тәгәтә мунугум Après quoi moi je dis :

14 нюо сани таа un jouet, un renne,

15 кәбәәмә таа1 un renne, ma part

16 ӈамтә бинү”күчу2. a replié ses bois. V.B.Kosterkina

17 Ӈарка дикәрә Sur la colline de l’Ours,

18 тунымыѯә ни sur son sommet

19 сәлтә рыхиаѯыѯә чехорыхиаѯыѯә dans le poteau, il appert, ont été enfoncés

20 чебәнтәны четә чебәнтәны quatre clous.

21 тәндә чебәнтәны sur ces clous

22 койкү” маѯү” саӈку3 une clochette d’église,

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23 саӈку ки”рири. Une clochette tinte. D.N.Mirnyx

24 Бәлтамә дюлсымә C’est tout pour moi, j’ai terminé,

25 мәнә мысиэгүәнә. Moi (j’ai fini ma chanson). V.B.Kosterkina

26 Мы”ченә тәптә et moi aussi,

27 сяѯы”ини” , тәсиә сяѯы”ини” nous avons terminé.

Mélodie 1, chantée par D.N.Mirnyh

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Mélodie 2 chantée par Valentina Kosterkina

Mélodie 2 chantée par Valentina Kosterkina (suite)

Exemple 2

Kejngejrsja Chant métaphorique Syku Modjureevna Jarockaja Enregistrement : 2006, village de Voločanka, О.E. Dobžanskaja Notation du texte : В.Ю. Гусев, Texte traduit et vérifié à l’aide de N.D. Čunančar et d’Е.S. Kosterkina

1 Мәнә тәнә әрәкәрәмәны мәнюнтүм Ton visage rond comme celui du soleil. Pour t’épouser je payerai une grande 2 Хорәгәчельчерә коу хорәрәку дюйхуака”ку. dot

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Тәнә някәләсыѯәм ӈуку Ta mère, que dira-t-elle, ta famille, que 3 деньсимәнынтәнякәләсыѯәм dira-t-elle ?

Немырә кумуӈу, тәнә немырә ӈутадюче4 4 S’ils sont d’accord, je t’épouserai, кумуӈу”?

Кәрбубүтүӈ тәнәякәләсыѯәм, ӈуку 5 Je payerai un prix élevé pour t’avoir деньсимәнынтә тәнә някәләсыѯәм

6 Әрәкәрә ниәниаӈку сити кәирә Ils sont beaux, superbes, tes flancs comme s’ils étaient découpés au 7 Күмаа мантә декәләмәә couteau,

8 Күмаани сиѯанә” comme des étincelles de notre couteau

Сити кәирә небсәма”курәку5 кәигәйче 9 comme si tes flancs étaient приглаженные

Toi, jeune homme, tu as belle 10 Тәнә куәдюму ися мыәрәӈ няагәә6 агәә. apparence

Хорәсәбтә тәбтә няагәәӈ, тәнә няагәәӈ. Et tu es bien de ton visage. 11 Мәнәӈкәнә нерәбтикү” качемәраадя тәнә Moi, te voyant pour la première fois, je корсүкәндум me suis mise à penser à toi

Хии” корсүкәндум дяла” корсүкәндум Nuit et jour j’y pense, 12 каӈгә туйсюѯәӈ Quand viendras-tu ?

Commentaire

Le chant se compose de deux parties : d’abord, c’est le jeune homme qui chante, déclarant son amour à la jeune fille (lignes 1-9), puis la jeune fille lui répond (lignes 10-13). C’est pourquoi on trouve dans ce chant deux mélodies, celle du garçon et celle la jeune fille, qui sont chantées d’après les lignes correspondantes de la chanson (d’abord au nom du garçon, puis de la jeune fille). Ce chant peut être chanté sur scène, mettant en scène le dialogue entre les deux jeunes.

Mélodie du jeune homme

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Mélodie de la jeune fille

Exemple 3

Mәнә балы - chant personnel Syku Modjureevna Jarockaja Enregistrement : Voločanka 2006, О.E. Dobžanskaja Notation et traduction du texte : V.Ju. Gusev, Texte traduit avec l’assistance de N.D. Čunančar et de Е.S. Kosterkina.

Мәнә хуаӈкубсамә бәлымә дебту”ки”әм Je chante mon chant personnel

Сяйбаӈку лабсәмә мәнә бәтудюәм, Mes sept enfants j’ai élevés

Әмә дюѯүтининә бәтудюәм De mes mains je les ai élevés.

Мәнә сяйбәмә лабсәмә бәтудюәм J’ai élevé sept enfants

ӈу”әи” кодюкали бәтудюә Sans la moindre décoration.

Бәтудюәм дембилисиине Je les ai élevés, habillés

ӈана”сану” дя деӈхиаѯичуӈ Je n’ai pas acheté leurs vêtements

ӈигәтым тамтуә”. Aux gens, je les ai faits moi-même.

Әмә тыминиањ мәнә ӈана”санәй Maintenant, sans doute, les gens

ӈәндиаи” нигәтым ху”. Je n’en veux pas.

Мәнә нюә нюәй бәтудюәм Moi, des enfants, moi, je les ai élevés

Әмә нюәмә бәтудюәм, J’ai élevé des enfants,

хүәмә бәтудюәм toutes ces années

Нюәне, нюәй бәтудюәм, Des enfants, j’ai élevés, moi je les ai

мәнә бәтудюәм, мамәу. Elevés à la maison.

Мәнә ӈана”сану” дя нисыәм деӈәѯычи, Je n’ai pas flatté les gens

нисыәм деӈәѯычи, нисыәм чусүрүбтүкү” Je n’ai pas demandé de l’aide,

Мәнә мантимү ӈүхәумә, De l’index de la main droite

сочеләсуәм j’ai cousu.

Нюәй дембилисиине мәнә Mes enfants, je les ai

дембилисиине habillés.

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Әмиа”ку ӈүхәунә мейсиәм Cousu de mon index

Деӈхиаѯычиӈ ӈусы”кәндым, un habit je leur couds,

мәнә ӈусы”кәндым. un habit je couds.

Тыминиакүә нәӈхуәм, Maintenant je ne vaux plus rien

мәнә тыминиа маа, сеймыне дяӈгу”. Mes yeux ne voient pas, je ne peux plus coudre.

Exemple 4

Njuo Bәly Chant d’enfant de Derkuptie Valentina Bintaleevna Kosterkina, enregistré à Voločanka en 1990 par О.E. Dobžanskaja et V.S. Nikiforova Texte en nganassane et traduction en russe par N.Т. Kosterkina

Кундә нанә Pourquoi autour de moi7

люмкүӈанду” ? vous vous êtes rassemblés, entassés ?

Кәрутәнә нилытиаку Je me contente de vivre.

тааниэмту” Vous veillez

ӈәѯүӈүрү” . sur les vôtres.

Кәмсәмуоли” сетәгә Il est chef du komsomol8.

мәймәдеодю кәлсуйчиты9 Son menton est proéminant (tant il est important)

Деркуптиэ дедятыты Derkuptie sourit,

Деркуптиэ дебятыты Derkuptie a les joues colorées.

Кәрутәнә нилытиакум Simplement je vis ainsi (je me réjouis),

мәнә ниӈыры” лямуптиалы”. C’est pourquoi vous ne me dérangez pas.

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Exemple 5

Bәly Chant sur les jeunes filles d’Avam et sur le garçon de Hatanga Ekaterina Subobteevna Kosterkina Enregistré à Ust’-Avam en 2005 par V.Ju. Gusev et М.М. Brykina Texte en nganassan et traduction en russe М.М. Brykina

Куни тучатыты Авама”а дя Kuni10 va tout droit à Ust’-Avam.

Канə таакүмти Combien d’attelages tiendra-t-il ? (Combien de kilomètres y a-t-il кучириалытыты11 depuis Hatanga) dernier mot = камиатуту)

Абамунту кобтуай, les jeunes filles d’Avam,

кобтуай нерыхиаӈхы il court après les filles

Койки” магититү12 depuis Hatanga.

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Exemple 6

Berceuse Chantée par Valentina Bintaleevna Kosterkina Enregistrement 1990 Village de Voločanka.

NOTES

1. En russe : ОАО «ГМК «Норильский Никель». 2. En nganassan : кэйнгэйрся

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3. En nganassan : балы. 4. En nganassan : хоангкутуо балы. 5. En nganassan : нюо балы 6. En nganassan : нгаза балы. 7. En nganassan : ситабы балы. 8. Toutes les transcriptions musicales ont été réalisées par l’auteur de cet article et informatisées par Lija Kardaševskaja 0. Хоалә ‘камни’ – les pierres qui roulent symbolisent la demande en mariage, qui se passe par dialogue. 1. кәбәәмә таа ‘mon renne, ma part’ – symbolise la jeune fille désirée. 2. ӈамтә бинү”күчу – les bois repliés représentent ce qu’on dit de la jeune fille. 3. койкү” маѯү” саӈку – l’évocation d’une clochette d’église fait référence à la famille chamanique de la jeune fille. 4. Formé d’après le mot ӈутадю — ‘un membre de la famille’ (mot à mot : « fortune »). Sans doute est-il question ice de la famille proche. 5. Le mot небсәма”курәку est formé à partir de небсәбты”әѯы — ‘il a caressé la tête’. Quand il est question de flancs, il est fait référence au manteau en fourrure que porte la jeune fille (et pas à une partie de son corps). Le caractère « uni » des flancs du manteau signifie que celui-ci a été cousu admirablement avec des peaux semblables, ce qui est tout à l’avantage de la jeune fille, et de sa grande habileté dans la confection des vêtements. 6. мыәрәӈ formé à partir de мыәрту няагәә’— ‘joliment habillé, de belle apparence’(valable aussi bien pour un homme que pour une femme). 7. « Pourquoi vous êtes-vous rassemblés autour de moi » – veut dire qu’autour du nouveau-né (ou du bébé) se sont rassemblées trop de personnes, curieuses, venues pour le voir. La mère, mettant en paroles ses pensées, fait délicatement observer que ce n’est pas forcément souhaitable, et qu’à ce moment-là trop de personnes fatiguent l’enfant. 8. L’évocation légère du « chef du komsomol » présent au moment où la chanson est chantée vise à déplacer l’attention sur autre chose que l’enfant. 9. « мәймәдеодю кәлсуйчиты »(mәjmәdeodju kәlsujčity) – déformation des mots «мәймәзеезу кәрсуйчиты» (mәjmәzeezu kәrsujčity). Cette déformation est une imitation de la prononciation possible de l’enfant quand il commence à parler. Les insertions de ce type dans les chants d’enfant sont très fréquentes, elles donnent à ce genre sa spécificité et font passer le sentiment d’un amour tendre à l’encontre de l’enfant. 10. Kuni – noms raccourci de Kunjangku Porbin (ou encore Horbi, comme le prononcent les Nganassanes orientaux) – le garçon dont il est question dans la chanson. 11. Le mot кучириалытыты (kučirialytyty) ne se rencontre que dans les chants kejnirska (kengejrsja) 12. Койкү” маѯə” (Kojkү mažə) – ancienne appellation de Hatanga.

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RÉSUMÉS

Cet article présente de nouveaux matériaux sur le folklore musical des Nganassans. Les Nganassans sont un petit peuple dont la langue fait partie du groupe samoyède des langues ouraliennes. Ils vivent dans la péninsule du Tajmyr. Différents genres constituent la riche tradition musicale nganassane : des chants métaphoriques, personnels, enfantins, des berceuses. Dans cet article, j’analyse des échantillons des différents genres, en présentant les textes et les transcriptions musicales. Je réfléchirai aussi sur l’état actuel de ces genres et je présenterai aussi des recommandations pour les préserver.

This article presents new materials about Nganassan songs. The Nganassan are a small people whose language belong to the Samoyed group of the Uralic languages. They live in the Taymyr peninsula. Their rich musical tradition is represented by different genres : metaphoric, personal, drinking, children songs as well as lullabies. In this article I analyse some samples of songs belonging to these genres, which are published with the both words and musical transcription. The article assesses the present state of these genres and give some recommendations.

Статья представляет новые материалы по музыкально-песенному фольклору нганасан, которые были опубликованы в книге «Певцы и песни авамской тундры» (Норильск, 2014). Нганасаны являются малочисленным народом, по языку принадлежат к самодийской группе уральской языковой семьи. Живут нганасаны на полуострове Таймыр. Богатая песенная традиция нганасан представлена жанрами иносказательных, личных, застольных, детских песен, колыбельных укачиваний. В статье анализируются конкретные образцы песен разных жанров, разбираются песенные тексты и нотные транскрипции. Оценивается современное состояние песенных жанров нганасанского фольклора, даются рекомендации по их сохранению.

INDEX

Mots-clés : chants, tradition musicale, genres musicaux, chants métaphoriques, chants personnels, chants d’enfants, berceuses Thèmes : ethnomusicologie nomsmotscles Nganassans motscleset laul, muusikapärimus, muusikalised žanrid, metafoorilised laulud, isikulaulud, lastelaulud, hällilaulud motsclesru Песни, музыкальный фольклор, музыкальныe жанры, иносказательные песни, личные песни, детские песни, колыбельные песни Index géographique : Dudinka, Fédération de Russie, Khatanga, Noril’sk, Taïmyr (presqu’île de), toundra d’Avam, Ust’-Avam, Voločanka Index chronologique : XXIe siècle Keywords : Songs, Musical Tradition, Musical Genres, Metaphoric Songs, Personal Songs, Children Songs, Lullabies

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Песни нганасан Oksana Dobžanskaja

NOTE DE L’AUTEUR

Статья подготовлена в рамках гранта Российского научного фонда «Создание лаборатории комплексных геокультурных исследований Арктики», Проект №14-38-00031.

Введение. Краткий обзор изучения фольклора нганасан.

1 В этой статье нам хотелось бы дать читателю представление о песенном фольклоре нганасан – созданном жителями Арктики уникальном явлении музыкальной культуры.

2 Нганасаны проживают на Таймырском полуострове и относятся к коренным малочисленным народам Российской Федерации (по данным Всероссийской переписи 2010 года, нганасан начитывается 847 человек). Язык нганасан является самодийским и относится к уральской группе языков. Уникальная культура нганасан – охотников, оленеводов, рыболовов – сохранила черты древнейшей культуры охотников на оленя (Simchenko 1976) и является предметом изучения нескольких поколений российских исследователей. 3 Собирание, изучение и публикация песенных жанров нганасанского фольклора были начаты сравнительно недавно, в последней четверти ХХ века. Записанные тексты публиковались фольклористами Н.Т. Костеркиной, К.И. Лабанаускасом, лингвистом Е.А. Хелимским, дешифровкой песенных текстов занимались лингвисты В.Ю. Гусев, М.М. Брыкина. Нотные транскрипции нганасанских песен публиковали автор статьи, Т. Оямаа, Т. Лейсио. Кроме названных исследователей, полевые записи осуществили

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также И.А. Бродский, Ю.И. Шейкин, В.С. Никифорова. Имеются немногочисленные источники, в которых опубликованы образцы песен нганасан (Helimski 1989; Labanauskas 1992; Dobzhanskaya, Kosterkina 1995). 4 Современные кризисные явления, негативно повлиявшие на традиционную культуру нганасан в целом, отразились и на состоянии песенного фольклора. Пение становится все более редким явлением в жизни нганасан вследствие исчезновения тех жизненных ситуаций, в которых рождались личные, детские, иносказательные и шаманские песни (езда на нарте, починка сетей, шитье традиционной одежды, общение с гостями, традиционное иносказательное общение, шаманские обряды и др.).

Сборник «Певцы и песни авамской тундры» - наиболее полная коллекция музыкального фольклора нганасан

5 Поскольку новые фольклорные произведения практически не создаются, большую роль приобретают коллекции и материалы нганасанского фольклора, записанные в конце ХХ века и нуждающиеся в публикации и научном осмыслении. Наша статья возникла в ответ на желание познакомить широкого читателя с материалами сборника музыкального фольклора нганасан «Певцы и песни авамской тундры», изданном в городе Норильск в 2014 году при поддержке Заполярного филиала ОАО «ГМК «Норильский Никель» (Dobzhanskaya 2014).

6 В сборник «Певцы и песни авамской тундры» вошли нганасанские песни, собранные в поселках Усть-Авам и Волочанка исследователями разных научных специальностей: музыковедами Ю.И. Шейкиным, В.С. Никифоровой, О.Э. Добжанской в 1986-2006 гг., лингвистами Е.А. Хелимским (1980-1990-е гг.), В.Ю. Гусевым и М.М. Брыкиной (2005 г.), фольклористом Ж-Л. Ламбером (1997 г.). 7 Сборник включает 50 образцов нганасанского музыкального фольклора с нотными транскрипциями и текстами на нганасанском и русском языках. В частности, представлены 12 иносказательных песен кэйнгэйрся, 7 личных песен балы, 5 застольных песен хоангкутуо балы, 6 детских песен нюо балы, 2 колыбельных укачивания, 7 шаманских песен нгаза балы, 6 песен из сказок ситабы балы, а также звукоподражания голосам животных. 8 Песни авамских нганасан были записаны от талантливых певцов Тубяку Дюходовича Костеркина (1921–1989), Екатерины Субобтеевны Костеркиной (1940–2009), Нумуму Хурсаптеевича Турдагина (1904–1993) из поселка Усть- Авам, Валентины Бинталеевны Костеркиной (1938–1998), Деньчуде Нутеевича Мирных (1923–2006), Салира Мыдовича Порбина (1920–2001), Нелютаси Фоминичны Порбиной (1922–2002), Сыку Модюреевны Яроцкой (1939 г.р.), Фаины Ламбаковны Яроцкой (1940 г.р.) из поселка Волочанка.

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Жанровая сегментация музыкального фольклора нганасан

9 Прежде чем рассказывать об отдельных песнях, определим жанровую сегментацию нганасанского музыкального фольклора, которая обусловлена различием функций, которые жанры выполняют в культуре.

10 На наш взгляд, на музыкальную культуру нганасан целесообразно экстраполировать фундаментальное, принятое со времен античной Греции разделение жанров на «эпос», «лирику» и «драму» (ритуал). Такая сегментация неоднократно и успешно апробировалась фольклористами, этнографами и музыковедами при исследовании ненецкой культуры, весьма близкой культуре нганасан. В частности, ненецкие песни были разделены исследователями на «эпические», «лирические» и «ритуальные» (то есть шаманские) (Kupriyanova 1960, 17–19; Khomich 1995, 259–261; Niemi 2004, 20–22). Эта сегментация в культуре нганасан и ненцев подтверждена не только функциональной приуроченностью жанров, но и их музыкальным стилем (то есть, жанровые сферы противопоставлены по типам интонирования). Пение в шаманском обряде является коллективным (гетерофонное многоголосие) и звучит в сопровождении звуковых инструментов (бубна, подвесок шаманского костюма и др.), с использованием ономатопоэй (звукоподражательных и пастушеских сигналов). Пение в эпосе и песенных жанрах всегда одноголосно и не сопровождается игрой на музыкальных инструментах, оно представляет собой сольное вокальное или вокально- речевое интонирование. Однако, эпос и песня также различаются по типам интонирования: в песне предпочтительно вокальное интонирование, а эпические сказания строятся на чередовании речевого и вокально-речевого интонирования (Dobzhanskaya 2008, 93–94). 11 В центре внимания в данной статье будут именно песенные жанры нганасанского фольклора (а именно, иносказательные песенные диалоги, личные песни, детские песни и колыбельные укачивания), которые мы рассмотрим на конкретных примерах.

Песенный фольклор нганасан

Иносказательные песни

12 Песенные диалоги-иносказания являются уникальным жанром нганасанского фольклора. Национальное название жанра – kәjŋәjśa или kәjŋәjrūә, что можно перевести как “пение друг другу” или “певческое состязание” (kәjŋәjr – форма с взаимно-возвратным значением от глагольной основы kәjŋә – “петь”) (Helimski 1989, 52).

13 Об особенностях этого неповторимого жанра и об иносказательном песенном языке кайнгаларе, являвшемся формой общения в среде молодежи и среди стариков, писали этнографы Б.О. Долгих и Л.А. Файнберг в статье

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«Таймырские нганасаны» (Dolgikh, Fainberg 1960), Ю.Б. Симченко в статье «Праздник Аны”о-дялы у авамских нганасан» (Simchenko 1963). На этом языке объясняются и шутят молодые люди и девушки, устраивают состязания в остроумных шуточных песнях. Иногда старики между собой говорят на языке кайнгалара о том, как когда-то ходили в гости, ездили на промысел и т.д. ... Бывает даже, что старики хором поют на языке кайнгалара про любовь, про то, как они ухаживали за девушками... Молодое поколение при этом, хоть понимает слова, но не всегда понимает их скрытый смысл (Dolgikh, Fainberg 1960, 55). 14 Кэйнгэйрся служили общественно санкционированной формой общения тех категорий нганасан, прямое общение между которыми было запрещено (в основном, для молодых людей противоположного пола). «Иносказательный, зашифрованный текст песен предоставляет исполнителю свободу самовыражения. Старые нганасаны специально обучали своих детей добрачного возраста (около 17 лет) «тайному» языку кэйнгэйрся. Слова в песнях-кэйнгэйрся должны быть зашифрованы с помощью лексических замен, заимствований, архаизмов, усеченных форм общеупотребительной лексики. Содержание текста кэйнгэйрся фабулизируется, реальная действительность описывается при помощи аллегорических образов» (Dobzhanskaya, Kosterkina 1995, 9–10). Например, … желание высватать девушку обозначается как намерение взять на буксир еловую санку; … положение трех претендентов на одну невесту уподобляется судьбе трех рыб, из которых одна, наиболее юркая, селится в протоке с чистой водой, а две другие, менее поворотливые, вынуждены довольствоваться мутными протоками; … жалкие потуги соперничать с глубиной мысли одного из признанных мастеров иносказания сравниваются с попыткой крохотного медлительного жучка переползти широкую тундровую равнину и т.д.» (Helimski 1989, 56–57). 15 Специфику языка кэйнгэйрся, как показывает Е.А. Хелимский в статье «Силлабика стиха в нганасанских иносказательных песнях», определяет использование шифровки на трёх уровнях структуры текста: сюжетном (что проявляется в использовании аллегорий и фабулизации содержания), лексико-морфологическом (замена общеупотребительных слов их эквивалентами, предназначенными исключительно для употребления в кэйнгэйрся), и силлабико-фонетическом (правилом является перестановка слогов как в отдельных словах, так и в песенной строке) (ibid., 56–57, 72–74). Совмещение этих приёмов шифровки в одном произведении является нормативным, более того, нганасаны оценивают по этому признаку качество песенного иносказания.

16 В сборнике представлены образцы песен-кэйнгэйрся в исполнении Салира Мыдовича Порбина, Нелютаси Фоминичны Порбиной, Валентины Бинталеевны Костеркиной, Тубяку Дюходовича Костеркина, Екатерины Субобтеевны Костеркиной, Деньчуде Нутеевича Мирных, Сыку Модюреевны Яроцкой. Рассмотрим два образца иносказательных песен, которые до сих пор не привлекали внимания исследователей. 17 Иносказательный диалог, исполненный Валентиной Бинталеевной Костеркиной и Деньчуде Нутеевичем Мирных (Образец 1), представляет

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наиболее редкий, практически утраченный ныне вид иносказательного диалогического пения. Двое поющих обмениваются вопросами-«загадками» и ответами-«отгадками», причем каждый участник иносказательного диалога поет на свою собственную мелодию, с использованием излюбленных поэтических средств. 18 Иносказательный диалог-кэйнгэйрся был записан в 1996 году в Дудинке, во время подготовки к фестивалю «Фольклорная классика Таймыра». Нганасанский текст, записанный и переведенный на русский язык Надеждой Костеркиной, по содержательному признаку был ею разделен на несколько частей. В первой, вступительной части (строки 1–12) речь идет о ситуации сватовства, которое сопровождается пересудами и разговорами (воплощенными в образах катящихся с вершины Медвежьей горы камней, а также ветров, треплющих одинокое деревце на вершине горы). Вторая часть диалога-иносказания (строки 13–23) обсуждает предмет сватовства – девушку из шаманского рода, которая уподобляется желанному оленю, а на ее шаманское происхождение намекает образ церковного колокола, звенящего на вершине горы. Третья часть песни (строки 24–27) заключает кэйнгэйрся стандартными словесными оборотами. 19 Мужская и женская мелодии диалогического кэйнгэйрся, представленные в нотных образцах напевов 1–1 и 1–21, контрастируют по регистру соответственно тембру мужского и женского голосов. Что касается мелодики, в обоих напевах она основана на двузвучной олиготонной ладовой ячейке a – h, c характерным для начала мелодической строки широким скачком кварто-квинтового объема. В мелодии мужчины (Напев 1– 1), помимо начинающего строку широкого скачка, присутствует нисходящий спуск на субкварту в конце некоторых строк, соответствующий интонационному спуску на выдохе. 20 Напевы контрастируют в ритмическом отношении. Мелодии мужчины (Напев 1–1) свойственна двудольная организация (группировка коротких слогов по 2 при объединении в долгие звуки). Для женской мелодии (Напев 1–2) характерны 3-дольные группы музыкальных длительностей (когда короткие слоги группируются по 3), которые преобладают в начале напева, а затем соседствуют с 2-дольными. Несмотря на тенденции к двудольности и трехдольности, регулярных метров в этих напевах не образуется, также нельзя говорить об устойчивых ритмических формулах. В обеих мелодиях преобладает импровизационное начало, отражающее специфику жанра – свободной текстовой импровизации в формате иносказательного диалога. 21 Еще один образец разговора юноши и девушки демонстрирует кэйнгэйрся в исполнении С.М. Яроцкой (Образец 2). 22 Автором этой песни-кэйнгэйрся являются бабушка (по материнской линии) и родственник по отцовской линии С.М. Яроцкой (брат отца). Исполнительница услышала ее от своей матери – Түймаку Чунанчар, к которой посватался Модюре Яроцкий, как к очень красивой девушке, бывшей одной девочкой среди шестерых братьев. Мать С.М. Яроцкой любила петь эту песню, вспоминая собственное сватовство и свадьбу. С.М Яроцкая тоже

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любит исполнять эту песню, она пела её на фольклорных фестивалях в Дудинке. То, что диалогическая песня спета сольно (без партнера), является свидетельством постепенной деградации фольклорной ситуации от традиционного импровизированного общения до исполнения выученной песни.

23 Текст песни записал на нганасанском языке и перевел В.Ю. Гусев. Песня состоит из двух частей и представляет собой разговор юноши и девушки. В первой части (строки 1–9) парень восхваляет красоту девушки, уподобляя ее круглое лицо солнечному лику, а очертания ладной фигуры – ножом вырезанным линиям, и выражает желание посвататься к ней, уплатив большой калым. Во второй части песни (строки 10–13) девушка отвечает парню, отдавая дань его пригожему внешнему виду и соглашаясь на ухаживания.

24 Поскольку в песне представлен диалог, здесь звучат две мелодии: мелодия парня и мелодия девушки, отмеченные в нотной записи римскими цифрами I (мелодия парня) и II (мелодия девушки). 25 Напев парня (Нотный образец 2-1) имеет развитую мелодическую структуру: мелодическая строфа состоит из 2-3 строк, первая из которых начинает строфу с наиболее высокого звука d2 и движется в нисходяще-восходящем направлении в диапазоне квинты d2 – h1 – g1. Ритмические закономерности строения мелодии обнаруживают периодичность в последовательностях длинных и кратких слогов (длинные звуки характерны для начала и конца первой строки каждой строфы). Следующие строки строфы могут строиться как на мелодическом материале первой строки (однако начинаются с более низкого тона h1 или g1), так и на контрастных интонациях (расположенных в более низком диапазоне субкварты к основному тону d1 – f1 – g1). В мелодии парня всего 3 полные строфы и одна неполная (представленная только первой строкой). 26 В напеве девушки (Нотный образец 2-2) доминируют скачкообразные хазматонные интонации, не образующие подобия мелодико-ритмических формул, как в первом напеве. Однако по тональности, диапазону и звукорядному составу мелодический материал второго напева не контрастирует первому, а как будто является продолжающим развитием его мелодических строк 2 и 3. Нисходящие и восходящие скачки в диапазоне кварты, иногда с терцовым заполнением, являются типичными для этого напева (g1 – d1 – g1, g1 – e1 – d1, d1– e1 – g1, c2 – h1 – g1). 27 Проанализированные нами кэйнгэйрся представляют угасающий жанр иносказательного песенного диалога, реального (в первом случае) и запомненного, ставшего фольклорным произведением (во втором случае).

Личные песни

28 Перейдем к рассмотрению следующего жанра – личной песни. Личные песни нганасаны именуют названием ңонәнә бәлы («меня – одного песня», «меня – самого песня») (Dobzhanskaya, Kosterkina 1995, 6), либо мәнә бәлы («моя песня»).

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Напев личной песни придумывается взрослым человеком самостоятельно в определенный период жизни и затем не подвергается никакому изменению. Меняется лишь содержание песни, её текст. В ней поётся обо всем, что человека волнует, радует или огорчает. Песня исполняется за работой (например, починкой сетей), в дороге и т.д. (ibid., 6). 29 В прошлом каждый нганасанин имел свою личную песню, точнее – свою собственную мелодию, на которую, описывая эпизоды своей жизни, импровизировал слова. Петь свою личную песню (вернее, свою мелодию) мог только ее владелец (или автор, говоря современным языком). По свидетельству этнографа Г.Н. Грачевой, мелодия составляла такую же принадлежность человека, как его мысли, его дыхание, одежда... Человек, запевший не свою мелодию, мог ожидать наказания от ее владельца. Такие «передразнивания» вызывали серьезный активный протест еще в 1960-е гг., особенно когда молодые нганасаны пытались повторить мелодии стариков (Gracheva 1983, 56). В силу импровизационного характера, а также запретов на исполнение, личные песни чаще всего забывались. Иногда наиболее удачные песни, запомненные родственниками или близкими людьми, переходили в разряд фольклорных произведений и не требовали специальных разрешений на исполнение. 30 В качестве примера, рассмотрим Мәнә бәлы Сыку Модюреевны Яроцкой, которая была зафиксирована нами в 2006 г. в поселке Волочанка. Текст песни, записанный и переведенный на русский язык В.Ю. Гусевым при содействии Н.Д. Чунанчар, посвящен описанию жизни певицы. Она поет о том, что вырастила семерых детей, не надеясь на помощь других людей. Сама шила одежду для всех детей «своим указательным пальцем правой руки» (данное выражение отражает специфику шитья: оленьи шкуры, из которых шьется зимняя одежда – неподатливый для сшивания материал. Поэтому проталкивание иглы с помощью указательного пальца является очень трудной работой, от которой образуются мозоли и даже кривятся суставы пальцев). О трудовой жизни мастерицы, проводившей все время за шитьем, говорит и тот факт, что к концу жизни она практически потеряла зрение: «Сейчас-то я стала плоха, глаза не видят, не могу шить». (Образец 3).

31 Мелодия личной песни С.М. Яроцкой (Нотный образец 3) основана на 3- звучной бесполутоновой ладовой ячейке в объеме кварты e – fis – a. Начинающий песню широкий нисходящий скачок h-e типичен для начальных мелодических построений (заметим, что объем этот скачка может быть различным, поэтому его амбитус не значим для определения звуковысотной структуры мелодии). Ритмические формулы в напеве не образуются, однако характерная группировка коротких длительностей по 3 образует нестабильные трехударные ритмические объединения. Данный образец является, безусловно, раритетным явлением в современном фольклоре нганасан – так как все меньше остается людей, способных импровизировать и петь свою личную песню. 32 Еще одним примером личной песни является Песня про авамских девушек и паренька из Хатанги, спетая Екатериной Субобтеевной Костеркиной. Эту песню зафиксировали в 2005 г. в поселке Усть-Авам В.Ю. Гусев и М.М. Брыкина,

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последняя же записала нганасанский текст и перевела его на русский язык. В песне рассказывается про парня по имени Куни, который из Хатанги едет в Усть-Авам для того чтобы познакомиться с авамскими девушками (а возможно, посвататься к одной из них). Содержание песни позволяет предположить, что это была личная песня Куни, которая была запомнена в Усть-Аваме и стала фольклорным произведением (Образец 4). 33 Мелодия песни (Нотный образец 4) типична для личных песен нганасан. Начало каждой песенной строки маркировано нисходящим квинтовым скачком a – d, который образует 2-звучную инициальную формулу. Средний отрезок мелодической строки разворачивается в диапазоне бесполутоновой 3-звучной олиготоники (факультативно чередующихся трихорда a – h – d1 либо тритоники a – h – cis1). В конце каждой строки образуется мелодико- ритмическая формула (h – a) на несмысловые слоги. В целом, ритмическая основа в напеве тяготеет к 2-ударной организации, которая устанавливается только во второй половине напева.

Застольные песни

34 Еще одной разновидностью песен являются хоаңкутуо бәлы (застольная песня, буквально означает: «песня пьяного человека»). Застольные песни представляют собой вид психоделического пения под воздействием алкоголя. Хоаңкутуо бәлы появиись позже личных песен, и постепенно, «с уходом в прошлое многих черт традиционных черт нганасанской жизни, застольные песни стали постепенно оттеснять личные песни, вбирая в себя их мелодическое оформление (напевы)» (Dobzhanskaya, Kosterkina 1995, 7). В застольных песнях, как правило, отражаются особые эмоциональные состояния человека: человек обычно поет о самом сокровенном, дотоле потаенном, о своих обидах, неудачах <...> человек просит богов (духов) о благополучии, выражает надежду на удачу <...> есть озорные песни (ibid., 7-8). 35 В силу трудности разграничения жанров личных и застольных песен, примеры последних в данной статье мы не приводим.

Детские песни

36 Другим ответвлением песенной традиции являются детские песни – нюо бәлы. Детские песни – не колыбельные, они также не являются результатом детского творчества. Напевы этих песен, так же как слова, придумываются для детей родителями. <...> Такие песни являются, по всей видимости, как бы напевами-формулами, первоначально возникшими из наблюдения над повадками, зачатками темперамента, походкой детей, первыми произнесёнными ими звуками и словами. В дальнейшем напевы- формулы могли наполниться каким-либо содержанием (Dobzhanskaya, Kosterkina 1995, 8).

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37 Н.Т. Костеркина считает, что эти именные песни ранее имели функцию магического оберега, но также являлись игрушками, забавами детей, примерами для их музыкального воспитания (ibid., 8).

38 Как пример нюо бәлы, хотелось бы привести детскую песню Деркуптиэ, записанную в 1990 г. в поселке Волочанка от Валентины Бинталеевны Костеркиной (Образец 5). Текст песни, записанный и переведенный Н.Т. Костеркиной, является как бы прямой речью ребенка, озвученной устами его матери. Лежащий в колыбели младенец Деркуптиэ обращается к присутствующим: Зачем вокруг меня вы собрались, скучились? ... Я просто так живу (радуюсь), поэтому мне вы не мешайте. 39 Шутливость содержания этой песни является важной чертой, типичной для жанра в целом. Она проявляется в манере исполнения (пение с улыбкой, смехом), выборе лексических средств (певец имитирует милое несовершенство речи ребенка, вставляет особые звуки и специальные детские слова, характерные для периода начала говорения), сюжете песни, описывающем ребенка в процессе обаятельных детских занятий, игр и т.д.

40 Мелодия песни Деркуптиэ (Нотный образец 5), как нам видится, испытывает влияние колыбельных укачиваний с их устойчивым повторяющимся ритмом. Это проявляется в 2-дольной ритмической организации и наличии ритмических формул, для появления которых певица специально вводит в песенную строку дополнительные (несмысловые) слоги ә-вә-ә-вә, ә-хә-ә-хә, ху- у-ху и др. Эти дополнительные слоги легко увидеть в подтекстовке к нотной записи (они заключены в круглые скобки).

Колыбельные укачивания

41 Нганасаны очень любят своих детей, колыбельные могут петь либо отец, либо мать, либо другие родственники ребенка. Колыбельные песни нганасан называются нюо ляндырсибся («ребенка укачивать»), и не являются собственно песнями, так как не обладают развитым текстом или сюжетом. Скорее, это песенное интонирование на определенные слова или слоги. Типичным является ритмическое напевание на слоги кэхэй-кэхэй, кэхэй-ка – кэхэй-ка, кунтуди-кунтуди, олёу-олёу и комбинации этих слогов, сопровождающееся покачиванием колыбели на коленях родителя. В такт покачиванию тихонько бренчат металлические и костяные подвески- погремушки, подвешенные на дуге колыбели. Иногда родитель проводит взад-вперед по зубчатой дуге колыбели палочкой, издавая звук скрежетания.

42 Помимо песенного интонирования, для усыпления младенца нганасаны используют и непесенные формы звукового поведения. Опишем его: язык быстро движется в горизонтальном направлении между округленными губами, положение ротового аппарата как при артикуляции звука «о». Этот тип звукоизвлечения, который можно определить как лабиалингвальный, применяется наряду с традиционными колыбельными напевами или вместо них. Пример подобного звукоизвлечения, записанный от Валентины

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Бинталеевны Костеркиной в 1990 году в поселке Волочанка, представлен в Нотном образце 6.

Заключение: Проблемы сохранения песенной традиции нганасан и современная ситуация

43 Публикация собрания ярких и образных текстов, уникальных и неповторимых мелодий не являются гарантией сохранения песен в культуре нганасан. Для современных нганасан, стремящихся исполнить традиционную песню, часто проблемой является воспроизведение особого тембра, характерного для нганасанских песен. Специфическая манера интонирования, свойственная нганасанскому пению, заключается в чередовании назализованных и фарингализованных тембров, использовании приемов вибрато, ритмической пульсации, глиссандо и других интонационных средств, которые только в самом приблизительном виде могут быть зафиксированы в нотной записи (изначально предназначенной для мелодики европейского типа). Это означает, что для адекватного воспроизведения нганасанских песен современному исполнителю необходимо учить не только тексты и мелодии песен, но специально овладевать тембровыми приемами. Для этого певцам необходимо многократно прослушивать звукозаписи песен, стремясь точно воспроизводить звучание голосов традиционных исполнителей. Ведь без воспроизведения тембровой точности феномен нганасанского пения не может быть сохранен.

44 В целом, проблема сохранения нганасанской традиционной песни и – шире – музыкальной культуры этого народа весьма сложна, и имеет комплексный характер. Она включает, в первую очередь, мероприятия по обеспечению источниковой и методической базой для обучения пению (издание соответствующих сборников и специализированной литературы, во вторых – организацию специальных кружков или студий традиционного нганасанского пения в Домах культуры или учебных заведениях). Кроме того, важное значение имеет проблема создания дружественной мультикультурной среды для развития этого вида народного творчества. Эта проблема должна решаться путем организации мероприятий, концертов, мастер-классов и других форм популяризации уникального музыкального творчества малочисленного северного народа в многонациональной культуре России. 45 В современной культуре нганасан песня сохраняется в основном благодаря деятельности учреждений культуры (сельских домов культуры в поселках Волочанка, Усть-Авам, Городского Центра народного творчества и Таймырского Дома народного творчества в г. Дудинка). Кружок нганасанской песни «Хендир» (руководитель С.М. Кудрякова) и ансамбль «Дентадиэ» (руководитель С.Н. Жорницкая) пропагандируют музыкальное творчество нганасан, хотя преобладающими являются инновационные формы: пение на нганасанском языке в сопровождении фонограмм, сценические постановки.

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Традиционное песенное творчество сохраняется только в репертуаре живущих ныне нганасан старшего поколения.

BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

Приложение 1. Фотографии нганасанских певцов (можно поместить в тексте статьи)

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Валентина Бинталеевна Костеркина (1938-1998), поселок Волочанка. Фото Добжанской О.Э.

Деньчуде Нутеевич Мирных (1923-2006), поселок Волочанка. Фото Добжанской О.Э.

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Сыку Модюреевна Яроцкая (1939 г.р.), поселок Волочанка. Фото Добжанской О.Э.

Екатерина Субобтеевна Костеркина (1940-2009), поселок Усть-Авам. Фото Кожевников Д.

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Приложение 2. Тексты и ноты песен Образец 1

Иносказательная песня. Исполнили Деньчуде Нутеевич Мирных и Валентина Бинталеевна Костеркина. Запись 1996 г., город Дудинка. Нотные образцы 1-1, 1-2.

D.N.Mirnyx

1 Мәнә мунугуѯәм Je dis :

2 нимляӈкә ӈарка дикәра”а de la célèbre (grande) Colline de l’ours

3 куну ниӈы мунә, quelqu’un l’a dit,

4 саѯуй тиираи” хоаләй de la taille d’un nuage, argileuses

5 нюонтәса нянсү”тули”индә”. des pierres ont roulé.

6 Ӈарка дигә V.B.Kosterkina

7 Тунымыѯә ни Sur la colline de l’Ours

8 нирку”аку хуа sur son sommet

9 хуа бине”птунды” un aulne petit arbre

10 хоара”луса биэтэ хоара”луса un petit arbre ploie,

11 бине”птунды”, plié par le vent, le vent

12 хуа бине”птунды” . battu, D.N.Mirnyx

13 Тәгәтә мунугум Après quoi moi je dis :

14 нюо сани таа un jouet, un renne,

15 кәбәәмә таа un renne, ma part

16 ӈамтә бинү”күчу. a replié ses bois. V.B.Kosterkina

17 Ӈарка дикәрә Sur la colline de l’Ours,

18 тунымыѯә ни sur son sommet

19 сәлтә рыхиаѯыѯә чехорыхиаѯыѯә dans le poteau, il appert, ont été enfoncés

20 чебәнтәны четә чебәнтәны quatre clous.

21 тәндә чебәнтәны sur ces clous

22 койкү” маѯү” саӈку une clochette d’église,

23 саӈку ки”рири. Une clochette tinte.

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D.N.Mirnyx

24 Бәлтамә дюлсымә C’est tout pour moi, j’ai terminé,

25 мәнә мысиэгүәнә. Moi (j’ai fini ma chanson). V.B.Kosterkina

26 Мы”ченә тәптә et moi aussi,

27 сяѯы”ини” , тәсиә сяѯы”ини” nous avons terminé.

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Образец2

Иносказательная песня.

Исполнила Сыку Модюреевна Яроцкая. Запись 2006 г., поселок Волочанка. Нотные образцы 2-1, 2-2.

1 Мәнә тәнә әрәкәрәмәны мәнюнтүм Ton visage rond comme celui du soleil. Pour t’épouser je payerai une grande 2 Хорәгәчельчерә коу хорәрәку дюйхуака”ку. dot

Тәнә някәләсыѯәм ӈуку Ta mère, que dira-t-elle, ta famille, que 3 деньсимәнынтәнякәләсыѯәм dira-t-elle ?

Немырә кумуӈу, тәнә немырә ӈутадюче 4 S’ils sont d’accord, je t’épouserai, кумуӈу”?

Кәрбубүтүӈ тәнәякәләсыѯәм, ӈуку 5 Je payerai un prix élevé pour t’avoir деньсимәнынтә тәнә някәләсыѯәм

6 Әрәкәрә ниәниаӈку сити кәирә Ils sont beaux, superbes, tes flancs comme s’ils étaient découpés au 7 Күмаа мантә декәләмәә couteau,

8 Күмаани сиѯанә” comme des étincelles de notre couteau

Сити кәирә небсәма”курәку кәигәйче 9 comme si tes flancs étaient приглаженные

Toi, jeune homme, tu as belle 10 Тәнә куәдюму ися мыәрәӈ няагәә агәә. apparence

Хорәсәбтә тәбтә няагәәӈ, тәнә няагәәӈ. Et tu es bien de ton visage. 11 Мәнәӈкәнә нерәбтикү” качемәраадя тәнә Moi, te voyant pour la première fois, je корсүкәндум me suis mise à penser à toi

Хии” корсүкәндум дяла” корсүкәндум Nuit et jour j’y pense, 12 каӈгә туйсюѯәӈ Quand viendras-tu ?

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Образец 3

Личная песня.

Исполнила Сыку Модюреевна Яроцкая. Запись 2006 г., поселок Волочанка. Нотный образец 3.

Мәнә хуаӈкубсамә бәлымә дебту”ки”әм Je chante mon chant personnel

Сяйбаӈку лабсәмә мәнә бәтудюәм, Mes sept enfants j’ai élevés

Әмә дюѯүтининә бәтудюәм De mes mains je les ai élevés.

Мәнә сяйбәмә лабсәмә бәтудюәм J’ai élevé sept enfants

ӈу”әи” кодюкали бәтудюә Sans la moindre décoration.

Бәтудюәм дембилисиине Je les ai élevés, habillés

ӈана”сану” дя деӈхиаѯичуӈ Je n’ai pas acheté leurs vêtements

ӈигәтым тамтуә”. Aux gens, je les ai faits moi-même.

Әмә тыминиањ мәнә ӈана”санәй Maintenant, sans doute, les gens

ӈәндиаи” нигәтым ху”. Je n’en veux pas.

Мәнә нюә нюәй бәтудюәм Moi, des enfants, moi, je les ai élevés

Әмә нюәмә бәтудюәм, J’ai élevé des enfants,

хүәмә бәтудюәм toutes ces années

Нюәне, нюәй бәтудюәм, Des enfants, j’ai élevés, moi je les ai

мәнә бәтудюәм, мамәу. Elevés à la maison.

Мәнә ӈана”сану” дя нисыәм деӈәѯычи, Je n’ai pas flatté les gens

нисыәм деӈәѯычи, нисыәм чусүрүбтүкү” Je n’ai pas demandé de l’aide,

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Мәнә мантимү ӈүхәумә, De l’index de la main droite

сочеләсуәм j’ai cousu.

Нюәй дембилисиине мәнә Mes enfants, je les ai

дембилисиине habillés.

Әмиа”ку ӈүхәунә мейсиәм Cousu de mon index

Деӈхиаѯычиӈ ӈусы”кәндым, un habit je leur couds,

мәнә ӈусы”кәндым. un habit je couds.

Тыминиакүә нәӈхуәм, Maintenant je ne vaux plus rien

мәнә тыминиа маа, сеймыне дяӈгу”. Mes yeux ne voient pas, je ne peux plus coudre.

Образец 4

Песня про Авамских девушек и паренька из Хатанги. Исполнила Екатерина Субобтеевна Костеркина. Запись 2005 г., поселок Усть- Авам. Нотный образец 4.

Кундә нанә Pourquoi autour de moi

люмкүӈанду” ? vous vous êtes rassemblés, entassés ?

Кәрутәнә нилытиаку Je me contente de vivre.

тааниэмту” Vous veillez

ӈәѯүӈүрү” . sur les vôtres.

Кәмсәмуоли” сетәгә Il est chef du komsomol

мәймәдеодю кәлсуйчиты Son menton est proéminant (tant il est important)

Деркуптиэ дедятыты Derkuptie sourit,

Деркуптиэ дебятыты Derkuptie a les joues colorées.

Кәрутәнә нилытиакум Simplement je vis ainsi (je me réjouis),

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мәнә ниӈыры” лямуптиалы”. C’est pourquoi vous ne me dérangez pas.

Образец 5

Детская песня Деркуптиэ. Исполнила Валентина Бинталеевна Костеркина. Запись 1990 г., поселок Волочанка. Нотный образец 5.

Куни тучатыты Авама”а дя Kuni va tout droit à Ust’-Avam.

Канə таакүмти Combien d’attelages tiendra-t-il ? (Combien de kilomètres y a-t-il кучириалытыты depuis Hatanga) dernier mot = камиатуту)

Абамунту кобтуай, les jeunes filles d’Avam,

кобтуай нерыхиаӈхы il court après les filles

Койки” магититү depuis Hatanga.

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Образец 6

Колыбельное укачивание. Исполнила Валентина Бинталеевна Костеркина. Запись 1990 г., поселок Волочанка.

NOTES

1. Нотные транскрипции всех мелодий выполнены автором статьи, компьютерный набор нотного текста сделан Лией Кардашевской.

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Sometimes we’ll have to prove that we’re not crocodiles Evangelical Christians’ Stigmatisation as Sectarians in a Komi Village « Parfois, il nous faut prouver que nous ne sommes pas des crocodiles… » : La stigmatisation des chrétiens évangéliques dans un village komi “Vahel tuleb tõestada, et me pole krokodillid”: evangeelsete kristlaste stigmatiseerimine Komi külas

Piret Koosa

1 Numerous accounts have documented the exuberant development of the religious landscape in post-Soviet Russia over the past 25 years. Alongside the Russian Orthodox Church’s growing public role, the influx of foreign missionaries’ church planting, and popular interest in a variety of spiritual traditions, the struggles that specific non- Orthodox faith communities have faced to establish themselves as legitimate in the wider society have received somewhat less ethnographic attention. The ‘anti-sectarian’ public discourses have successfully created an air of suspicion around non-traditional1 religious groups in the minds of ordinary people. This paper focuses on one of these non-traditional groups as I explore the difficulties a small community of Evangelical Christians has met in a traditionally Orthodox environment and try to analyse their responses to the scepticism they have encountered.

2 Historically, Orthodox Christianity has occupied a significant place in Komi culture.2 In the villages, Orthodoxy is seen and valued as a meaningful lens through which the world can be understood by those people who do not consider themselves to be religious or believers as such. Certain Orthodox practices are often implicitly part of the identity of being a village Komi (see Leete & Koosa 2012).

3 As elsewhere in the Russian Federation, since the early 1990s a wide range of religious groups and confessions have been active and well visible in the Komi Republic. However, in this environment of religious plurality, which started to develop rapidly in the post-Soviet period, different religions have not been competing on equal grounds and the decision to follow a particular faith is not only a question of individual choice.

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This is particularly conspicuous in the countryside, where relations between neighbours and relatives are close and social control in the community much stronger than in the more anonymous urban environment.

4 The ethnographic data I draw on in this paper was collected from 2006 to 2013 in the Kulömdin district of Komi Republic, Russia. The empirical material was gathered by conducting interviews, by way of informal conversations, and by attending church services (both Orthodox and Evangelical) and other church-related events. Additionally, I have included in this study references to thematic accounts from the media.

The Christian community of Don

5 Although Evangelicals in Komiland, especially in the villages, are often seen as odd social marginals, they have in fact become a conspicuous group in the republic’s religious landscape. While the overall number of Protestant believers has remained modest3, the social and religious activism of Evangelical Christians has made them visible, a group to be reckoned with. As the larger number of Evangelical congregations is located in the cities (Syktyvkar, Ukhta, Vorkuta), people in the rural settlements still perceive local non-Orthodox believers as peculiar exceptions, while in general their media coverage as more controversial when compared to the Orthodox Church.

6 The Evangelical congregation under study here was started in 2003 in the village of Don (photo 1), which has approximately 500 inhabitants and is located in the Kulömdin district, about 15 km from the district centre.

Photo 1

A view of the Don village. Photo Art Leete, 2011.

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7 An American Evangelical missionary, William,4 can be regarded as the main initiator of this group. His interpreter and fellow missionary Andrei, with a background in a Charismatic church, became the pastor of the group. In Komi they teamed up with a Baptist, Semen, and eventually, when the missionaries settled in Don, a congregation formed around them. The first members of the community were the few local women who had converted in a Baptist church in Syktyvkar in the mid-1990s. In fact, one of those women had met William when he was still in search of a location to settle in Komiland, and she strongly suggested that he choose Kulömdin district to do his mission work. Later on, some more locals started to visit the church – some more, some less, regularly, and while a handful have been baptised in this new congregation, others continue simply to visit.

8 The members call their congregation the Christian Community of Don (Donskaja Hristianskaja Obščina)5. Irrespective of particular denominational backgrounds of specific people, in the paper I will refer to the group members generally as Evangelicals. Both William and pastor Andrei have vigorously pursued nondenominational principles in the community. Among others, the community has relationships with Baptists and Pentecostals, who have been welcomed as guest preachers in Don. In addition to not really knowing the difference between Protestant denominations, some of the community members are not fully aware of the doctrinal differences between Protestant and Orthodox faiths, or simply find them irrelevant.

9 In spite of attracting attention and stirring up controversy all over Kulömdin district and even farther, the group has in fact remained rather small, having about 15 more or less regular members (Photo 2 et 3).

Photo 2

After the Sunday service the congregation enjoys tea together. Photo Art Leete, 2011.

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Photo 3

Singing religious songs at the church is usually accompanied by guitar and synthesiser. Photo Art Leete, 2011.

10 The majority of the churchgoers are middle-aged and elderly women. Ethnically, most of the members are Komi, although there are also Russians (including the pastor) and Ukrainians and thus the services are held in Russian. The services are conducted in a private house adapted to accommodate religious gatherings (Photo 4).

Photo 4

The Don congregation gathers at a private house adapted to hold services. Photo Art Leete, 2011.

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Evangelicals in the view of (Orthodox) villagers

11 As a number of sociological surveys have shown, the relationship between personal belief, religious identity and religious practice in contemporary Russia is complex and contradictory. It is not uncommon that people who identify themselves as Orthodox are not baptised and never go to church. Religion is often perceived as a part of the traditional cultural environment and national belonging is equated with religious belonging (see Krindatch 2004, p. 126; Mitrokhin 2006, p. 37-38). In accordance with such understanding, some polls have revealed that about half of both non-believers and atheists consider themselves to be Orthodox (Kääriäinen & Furman 2000, p. 54).

12 The Russian public generally does not distinguish between Western mainstream and new religions coming from the West (Agadjanian 2001, p. 354), and similarly in Komi, people have little knowledge of different Christian denominations. Often all non- Orthodox groups are simply lumped together as ‘sects’. On the one hand, ‘sect’ is a term carrying detrimental connotations as it denotes something that represents a threat to both individuals and state. As Ludek Broz (2009, p. 21) has put it, the notion of sect has absorbed many of the negative meanings Soviet ideology projected onto religion in general and this word has ultimately come to signify the dark other of post-socialist religious life. Then again, the concept of ‘sectarians’ is popularly often used simply to indicate the strangeness of the group or church under question and that it is not regarded as a normal part of the community, marking its non-belongingness.

13 Derogatory and suspicious attitudes towards ‘new’ religions are widely spread in Russia. The ROC6 has had an important role in encouraging mistrust of ‘non-traditional’ faith groups. Emily B. Baran (2006, p. 638) has considered the attacks on rival religious organisations, in particular those of Western origin that the ROC has dismissed as dangerous, ‘totalitarian’ cults or sects, as one defining element of the ROC’s post-Soviet activity. However, the secular media has played a key role in transmitting the anti-cult message and language through both regional and national newspapers to the ordinary people and making it relevant to them. (ibid., p. 650) Konstantin Mikhailov has also found that in the media the locally new religious groups are frequently designated as sects, and often the term is accompanied by epithet ‘totalitarian’ or ‘destructive’ (Mikhailov 2013, p. 68).

14 While some of the Orthodox clergy do have more tolerant views and at least unofficially there can even be certain Protestant-Orthodox joint projects (see Caldwell 2011; Lunkin 2010), Komiland’s bishop Pitirim’s attitude clearly represents the other end of the scale. The bishop of Komiland is well-known for his rigorously antagonistic views on Protestant churches, most of which he habitually addresses as sects. Pentecostals have provoked especially sharp comments, but all other Protestant churches (perhaps with the exception of the Lutheran Church) are also firmly part of the anti-sectarian discourse. Pitirim and other Orthodox clerics close to him have publicly designated different Evangelical denominations (among other things) as pseudo-Christian denominations, pseudo-faith, neo-protestant sects, neo-Charismatic sects, destructive movements, and totalitarian sects. Sometimes, when addressing the general public, the anti-sectarian statements can be more restrained as compared to the messages directed to the Orthodox community. For example, when in 2009 under the Eparchy the Centre for the Study of New Religious Movements was established, it was announced slightly

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differently in secular and Orthodox media. In the secular news the secretary of the Eparchy archimandrite (then hegumen) Philipp was reported to say that the centre was a replacement for the previous Anti-sectarian Centre, which had fulfilled its purposes, and that the new centre was intended to counsel people on new religious movements (Dzhavrshian 2009). At the same time, an Orthodox portal emphasised the establishment of an anti-sectarian centre and reported archimandrite Philipp’s comment that the centre was founded as a reaction to the “expansion of religious sects and cults in Komi”, but also in connection with ‘destructive activities of the neo- Charismatic sects in prisons and unlawful spread of the sectarian rehabilitation centres (Romashin 2011). Pentecostals and Baptists are generally flatly categorised as endangering both individuals (by menacing their mental health and by depriving them of eternal life) and social integrity. As a reaction to the Pentecostal concerts in Syktyvkar in 2012, an Orthodox hegumen wrote a petition to the mayor of Syktyvkar on behalf of his congregation, asking the authorities to restrict such events; in the petition he announced, regarding the Pentecostals, that “Everyone baptised to Orthodoxy is united with Christ and obliged to serve the Sun of Truth, obliged to stand against evil, evil-faith, pseudo-faith, to take care of the spiritual health of their fellow citizens, neighbours and relatives” (Hegumen Ignatii 2012, p. 6).

15 The local ROC has also repeatedly intimated that the growth and activity of Evangelical congregations represents a danger to national stability and security, the American background of the ‘neo-Protestant sects’ is emphasised and their activity is said to be supported by the American secret services (see Bradauskas; Dzhavrshyan 2009; V Komi 2009).

16 According to Pitirim, Orthodoxy needs to be protected as the ‘genetic code of Russia’ and equality of religions is out of the question, as this would mean ‘destroying the indigenous religion and indigenous population’ (Episkop 2010). Interestingly, Pitirim has supported his intolerance of religious plurality with references to following the ‘European way’ (Zayavlenie 2010).

17 Through media ‘anti-sectarian’ views have had their impact on the discourse and vocabulary used when discussing non-traditional faiths, the agendas of the missionaries and how the people engaged with the groups in question are imagined in the Komi villages. In Kulömdin district the Don Evangelicals have come to embody the often confusing religious heterogeneity that rapidly started to develop in the post- Soviet period. Not every one of my fieldwork partners has had direct contact with the Don Evangelicals; in the villagers’ overall critique and depiction of the non-Orthodox believers, comments on contacts with and ideas about the Don Evangelicals and media- based generalisations concerning new religious groups as such are frequently inseparably intertwined.

18 The popularly exploited ideas about zombification and brainwashing as methods of obtaining adherents are also present in the Kulömdiners’ imagination of the locally new faith groups. The religious fervour the (recently) converted tend to display causes estrangement and is interpreted in terms of the person having been ‘brainwashed’. Furthermore, the ‘sectarians’ are pictured as completely unreasonable in their views and ‘zombified’ to become blind followers of their authoritarian leaders. In the following quote the priest’s wife Olga7 expresses these commonly held notions: [T]hese are people who believe the Gospel but interpret it completely distortedly. That one thing is written in the gospel but they say that no, there is completely

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another subtext. It needs to be understood otherwise. You see, there are these kinds of people. It is impossible to communicate and talk with them. That is, the person has these glassy eyes and he doesn’t listen at all to what you say. You see, that is my personal experience in communicating with the sectarians. There are other kinds of people, these kinds of more fair-minded ones. [---] But as a rule, [---] when a person already sits deeply in it, he doesn’t want to look critically at it. [---] But the difference between Orthodoxy and sectarianism is that, the sectarian, he doesn’t want to look critically at what some kind of, let’s say, teachers, tell him, because in the sects there are leaders who say that it has to be so, so and so. Read this, do that.

19 In the above-quoted comment an additional line of thought comes up – some sectarians are ‘more fair-minded’ than others. That is to say that actually the category of ‘sectarian’ is not as uniform as it might at first appear. While only a few of the Orthodox I have spoken with have evaluated the Don missionaries’ enterprise in straightforwardly positive terms, others do allow that though being unsuitable to the Komi countryside, as their ‘spirit is not Orthodox’, their intentions in general might be good. However, as their faith is seen as foreign, as an ‘American faith’, their presence nevertheless provokes disapproval. Thus the notion of sect can be quite accommodating and broadly used, starting from signifying all non-Orthodox faiths (usually with the exception of other ‘world religions’) to indicating sinister esoteric groups. For example, a woman who first classified all non-Orthodox Christian denominations as unwanted sects, later on expressed a much more permissive opinion, stating that: It is better of course if a person believes, even if he is not an Orthodox Christian. Well, I certainly don’t mean those secret sects (laughs) that zombify people, demand complete obedience and something more. I speak of Christian religions, branches of Christianity. (Zhanna)

20 Besides ‘brainwashing’, another severe accusation blames the Evangelicals for constituting a danger to the physical health of those under their influence. The ideas about Evangelical blood libel were promoted in the atheist campaign during the 1950s and 1960s (see Dobson 2014; Panchenko 2013)8 and it seems probable that this propaganda at least partly influenced the image of the Evangelicals that the older generation has today. The Don Evangelicals have repeatedly exemplified the prejudiced ideas the locals have about them by recounting the motif of sacrificing children: And as soon as you start to speak [about faith], everyone will point to their temples and say that you have gone mad, [that] Baptists are sectarians, Baptists are altogether horrible people who, that is, burn their babies, sacrifice them. Apparently, sometime in the time of the communists, people were frightened with Baptists this way. (Lidia)

21 Interestingly enough, I have only heard this accusation recounted by the Evangelicals themselves, and I have not come across this particular allegation when discussing non- Orthodox believers with the Orthodox (or non-believers)9. The allegations against Evangelicals I have recorded in the Komi villages are usually rather non-specific, broadly concerned with ritual-doctrinal issues and the mental health of the believers. Indeed the young people are considered to be especially threatened by the ‘sectarians’, but it is mainly their psychological immaturity that is seen to place them under greater risk as the ‘sectarians’ are imputed to take advantage of suggestible and unsuspecting young minds, or of people in distress. Possibly this motif of ritual murder of the young is recalled from Soviet propaganda or from thematic literature as an ultimate

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manifestation of the unjust and outrageous nature of discrimination from which Evangelical Christians have suffered, and with which they still struggle.

22 From the Evangelicals’ narratives an idea emerges that there is a certain age-specific difference in the attitude people have concerning Protestant faiths. Younger people are seen as having a more tolerant and open-minded view of the non-Orthodox Churches, but also as being more ‘receptive to God’s message’ (in the Evangelical sense). The older generation in turn is depicted as having fixed preconceived ideas and being more corrupt because of the former ‘godlessness’ and state atheism they grew up with, hence they have more difficulties developing a personal relationship with God. As my non- Evangelical interlocutors have primarily been middle-aged or older, I cannot really confirm this assessment about age-specific attitudes towards the non-Orthodox. However, it is interesting to note that several members of the Don community were first persuaded to go to church by their children or grandchildren, which does seem to indicate the youngsters’ greater receptiveness and their role in introducing the ‘new’ faith to their senior family members.

23 While individual villagers’ knowledge and ideas about the Evangelicals are quite haphazard and vague, there are certain motifs besides brainwashing and the like that have recurrently emerged from the interviews and conversations on that topic. In the following I will outline the main issues that my (tentatively Orthodox) interlocutors have found to be ‘wrong’ and irritating about the Evangelicals.

24 The most conspicuous aspect of the Don Evangelicals by which people have come to be aware of the group in the first place and categorised it as problematic, has been the presence of the American missionary. This foreign connection has provoked both curiosity and sharp disapproval. The American missionary is perceived as an agent of his origin country, somehow working for the interests of his government, attempting to force a foreign power and culture upon the locals. As religious deviance from what is considered to be customary is associated with political deviance, it therefore awakens doubts about the patriotism and loyalty of the Evangelicals. Some villagers flatly accuse local Evangelicals of ‘betraying their fatherland’. How closely tied national and religious belonging is perceived to be, is well demonstrated by the fact that people belonging to the Evangelical group in Don are called ‘Americans’ among other villagers. On the one hand, (influenced by the media) Protestant faith groups are commonly associated with Western countries anyway, often specifically with America; on the other, as there is actual American presence, this circumstance in turn encourages the view of evangelism as being a specifically American phenomenon.

25 Another oft-surfacing source of reproach in regard to non-Orthodox believers has to do with their mission style, or what it is imagined to be. The ‘sectarians’ are generally characterized as intrusive and annoying with their ‘recruiting’ (verbovka). Jehovah’s Witnesses going door-to-door are typically thought of when talking about the invasive mission practices of new religious groups10. When comparing ‘sects’ to Orthodoxy, it is a common opinion expressed by both active church-goers and simply Orthodox sympathisers alike, that while people go to the Orthodox Church voluntarily, those who attend the ‘sects’ are somehow (emotionally) coerced to do so by those already in the sect, who are ascribed as having the duty of recruiting new members. The ‘sectarians’ are seen as trying to lure people to join their communities by offering help or money; considerable material benefits are thought to be used for this bribery. However, for

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instance the mutually supportive environment typical to the Evangelical communities is also depicted as part of the emotional manipulation used to recruit members11: Alla: [---] if we talk about the difference between our Orthodoxy and sectarianism, [then] there they take one compulsorily, by the hand to the church – you come to us. Every kind of attention is paid to the poor thing, everyone loves him there [ironically], all kinds of material benefits are given to him… Aleksandra: An apartment… Alla: …is bought and everything is given to him. So that you would be with us and not go anywhere. But no one is holding us, we come to the church with all our heart and we feel good and as if acquiring the meaning of life.

26 The fact that the social work and mission activities employed by Evangelicals are considerably different from the practices of the Orthodox Church can cause ambivalent responses among both the villagers and the wider society from another perspective too. The representatives of the ROC generally depict Evangelical social projects as highly suspicious with the main goal of carrying out ‘religious propaganda’ (see, for example, Dzhavrshian 2009; Romashin 2011; V Komi 2009). But in a way, Evangelical activism has prompted a critical appraisal of the ROC by some who find that it should likewise pay more attention to and engage in a similar sort of social outreach (see Koosa & Leete, forthcoming).

27 Even people who in general have a very hazy understanding of the nature of Protestant denominations usually come up with certain doctrinal and ritualistic features that are at odds with their religious know-how and come to highlight the Evangelicals’ deviation from the locally accepted norm. Most often the Evangelicals are blamed for not venerating icons and saints. Quite interestingly, one woman connected this disregard with what she described as Protestants’ excessive rationality. As she was talking about wonder-working icons and how non-believers try to explain away the miraculous healings and suchlike, she went on to ascribe the Protestants with a similar unwillingness to accept the reality of miracles: But many want to understand, for example, Protestantism. It is plainly an idea to try to understand everything with reason, through logic, through verifications. You see, [like] lawyers – there’s the law, you’ll have to understand it precisely like this. You see. It is like that. That is, what holy fathers can there be, we ourselves are all saints. (Scornfully) [---] We read the gospel, pray, and that’s it. We are already saints. You see. (Olga)

28 With her comment about not venerating icons and saints, the priest’s wife goes on to disapprovingly point to the view of the laity and approach to the individual in Evangelical practice, and indicates what is perceived as an excessive emphasis on reading the Bible. In the Orthodox tradition, knowledge of the Bible by lay people has not been considered to have any special value, or even to be necessary. First, the Evangelicals’ frequent references to the Bible can arouse antagonistic feelings as it is recognised as boastful (“Well, it is not a heroic deed that he knows the Bible by heart.”). Second, in a way this concentration on the Bible comes to symbolise the circumventing of other authorities and media (saints, church fathers, icons) in communication with the transcendental. The Evangelical insistence on the importance of a direct personal relationship with God can seem simply inappropriate from the Orthodox viewpoint.

29 Furthermore, the Evangelical emphasis on personal conversion is not quite understood from the Orthodox perspective. The converts’ confidence in having found the way to salvation is criticised as arrogant and disrespectful in regard to the Orthodox because of the Evangelicals’ critical view of local traditions of religious practice. Somewhat

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ironically then, the Evangelicals themselves are accused of not accepting alternative ways of believing: There is this malady too, that when a person becomes a believer, that is, a neophyte, he starts to think that before him there was no one at all. Well, [that] somewhere there was Christ 2000 years ago, but now only they are this kind of [true] Christian. [They are] the first and they know how to do something. Truth is with them. This is this Baptist, sectarianism. Word determines the being. (Laughs) That is, this kind of thing. It’s kind of funny. (Vassili)

30 Preaching a locally new faith irritates the Komi villagers because they perceive it as an attack on their traditions and the religious continuity in their families and wider community. Indeed this kind of reasoning – equating the acceptance of a non-Orthodox religion to the rejection of one’s native culture – has been characteristic to the public anti-sectarian discussions as well, which certainly has helped to generate and increase such feelings on the whole. However, quite differently from hazy ideas concerning the doctrinal or practiced ‘evils’ of new faiths, a lot of people in the villages have very personal experiences of Orthodoxy and with the keeping of its traditions. During the years of communist rule and closing of the churches, vernacular Orthodox practices and knowledge were held in the village communities by certain elderly women (see Il’ina & Uliashev 2009, pp. 159-164; Koosa & Leete 2011). While there were few widely acknowledged specialists (who carried out baptisms, for example), many women who were young adults at the beginning of the Soviet period, functioned later on as mothers and grandmothers, as religious experts at the family level. Because of this, many of the now middle-aged people are at least to some extent enculturated to vernacular Orthodoxy or are sympathetic towards Orthodoxy because of the personal memories related to it. It is not uncommon for people to reminisce with remorse about how they confronted their grandmother’s religious views and attempted to challenge them with scientific–atheistic principles. So, although in reality a minority of people in the traditionally Orthodox community are neither religiously active nor claim to be believers, nevertheless there is this general understanding that if a person wants to follow a religion, it ought to be Orthodoxy. The similarity of viewpoints of the churched Orthodox and people rather lukewarm in religious matters is well illustrated with the two interview excerpts below. In the first quotation, a regular church-goer reports scolding her neighbour for attending the Evangelical congregation; in the second, a woman who used to be active in atheist propaganda work and considers herself to be a non-believer, but visits church on bigger holy days, comments on her attitude towards the non-Orthodox missions: I say [to her] that [---], why do you go there? Yet you always used to believe in Orthodoxy, went to church. But not now. She says that one can follow any faith, the main thing is that you believed in God. But anyway, there’s certainly no need for so many faiths. (Agrafena) These Baptists have come to us many times. [---] They offer books, all kinds of brochures for reading. Then they invite. I say to them that I’m a constant person, conservative. You can’t persuade me, better don’t come. (Laughs) I say that if [I was] to follow any faith at all, then I believe what my ancestors, my parents, believed in. I don’t want to betray their faith. (Evdokia)

31 In connection with this pervading attitude of antipathy towards non-Orthodox faiths, it seems pertinent that the people of Kulömdin hold a certain image of themselves and their district as embodying true Kominess (see Leete & Koosa 2012). As Orthodoxy is

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understood to constitute an integral part of Komi identity, the Protestant mission and people converting to Protestantism are seen as compromising the collective self-image.

32 In the Komi countryside the Evangelicals are predominantly regarded with distrust and scorn. The first emotion emerges from narratives concerned with foreign contacts and the Evangelicals’ presumed hidden agendas, ideas about ‘brainwashing’, ‘zombifing’ and aberrant worship practices, picked up from the popular media, also add to the anxiety. ‘Scorn’ broadly marks the attitude with which the Evangelicals’ ‘recruiting’ tactics and locals’ motives to join non-traditional faith communities are judged. Both of these sentiments thus indicate specific premises and attitude, but they are often intertwined with how people speak about the Evangelicals. The following quotation from an Orthodox woman well exemplifies the mixed feelings people have concerning the new religious groups and their activities in the local community:

Well, he [William] is helping [people] like that. This certainly, perhaps the person himself is, well, a believer… You could even respect that, but on the other hand again… I don’t know, I somehow don’t trust them. I think that… What I’m interested in is who’s behind this and from where the resources are taken for this. (Laughing12) So I don’t trust them.[…] [T]here was this interesting case here in one family. That is, one brother became a Baptist and another became a Lutheran. You see. (Laughing) And they can’t stand each other! (Laughing out loud) That’s in the other end of the hamlet, there’s this kind of family. It was simply told to me that one is a Baptist and the other a Lutheran and they don’t get along.(Zhanna)

33 Here we can see how in spite of admitting that some of the activities in which missionaries engage are indeed beneficial to the community members, this sort of charity work is still seen (although somewhat hesitantly perhaps) as suspicious as there might be some unknown foreign sources to support this kind of endeavour. So, on the one hand there is this feeling of slightly timid uncertainty concerning the ‘new’ religions, on the other hand the locals who have decided to join some of those ‘new’ groups are depicted as foolish and laughed at. But even though the story of two brothers falling out with each other is presented as humorous, at the same time it expresses the notion that these ‘new’ faiths break up families.

34 Analysing marginal religious groups in America, the sociologists Charles L. Harper and Bryan F. Le Beau (1993, p. 172) have pointed out that there are at least four dimensions in the marginality of a religious group: numerical, ideological (or doctrinal), legitimacy (‘respectability’) and political (power). They go on to argue that there is no direct determinant relationship between high problematisation or accommodation and viability, growth, success, and social influence. Similarly, they claim, deviance is related to but is not the same as problematisation – some deviant groups and people are problematised, others are not. A group or person may be viewed as quite deviant (strange, bizarre, different) and yet be an accepted and un-contentious part of the social landscape (ibid., p. 174). In the case of the Don Evangelicals, it could be argued that the most vexatious aspect of their group in the eyes of the non-Evangelicals is the presence of a foreign13, notably an American, missionary14, which makes it difficult for the congregation to be accepted in an unproblematised way among the wider community. For the local people, it is hard to understand exactly why a foreigner would decide to leave home and travel thousands of kilometres just to come to ‘help the needy people and tell them about Jesus Christ’, as it is explained to them. So they

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suspect that in fact this kind of missionary has some sort of hidden and probably harmful purpose.

The Evangelicals’ strategies to cope with criticism

35 In the following part of the paper I will turn my attention to the arguments and strategies that Don Evangelicals have used to respond to the criticism and labelling as sectarians, and to make a claim for a position as legitimate actors in the local religious landscape. While some of these strategies are first and foremost directed at outsiders, some are rather used within the community and function to reassure and empower the believers spiritually.

36 The focus of the Don Evangelicals’ ministry has been social outreach with the basic idea of witnessing their faith first by deed and then by word. It was precisely their commitment to dealing with social problems by providing practical help that soon introduced the group around Kulömdin district. During the first years, the missionaries actively drove to different villages in the district, helping children’s institutions (schools, kindergartens, orphanages) with repair and renovation work, building playgrounds, etc. In the evenings they would have some sort of educative missionising event at the local clubhouse, such as a concert with Christian songs or showing an anti- addiction film. As the news spread about the Evangelicals’ ‘free social service’, local village heads were apparently quite eager to invite them. And indeed, so were (and are) individual people. Regardless of their possible dislike of promoting a ‘foreign’ faith, at times local people take a very business-like attitude towards the missionaries. For instance, a woman in her seventies who visited the Orthodox church fairly regularly and was regarded as an exemplary believer by her neighbours, quite harshly interpreted the Evangelicals’ activities as ‘buying souls’, but at the same time admitted that she too had accepted their help in building a new cellar.

37 While social outreach is primarily conceptualised by the Evangelicals as a means to spread the gospel, they are not oblivious of the fact that these socially beneficial activities enable them to achieve a more positive reception by the otherwise sceptical villagers. Lay members of the Don community especially contemplate less the doctrinal principles that are supposed to distinguish true religion from sects, and rather determine the difference through the activities with which each engages. Engagement with social justice projects is thought of as evidence of the groups’ respectability. Accordingly, sects are defined by their inability to do good deeds; they are seen as only being able to harm people, mentally or physically: Even our relatives, who were saying in the beginning [that] you are a sect, sect, sect, and that’s it, now [there is] no more [of this kind of talk]. They see that William is helping a lot, and Semen. A sect, well, sectarians are not able to help. […] There is something different with them. There is something wrong inside of them. For example, the Jehovists [egovisty]. We have them here in Kulömdin as well, this kind of sect. This is a sect. (Oksana)

38 However, after the change of officials in the district administration in 2007 these kinds of activity were substantially restricted. The new head took a more or less openly antagonistic stance in regard to the Evangelicals and banned most of their activities, insisting that no religious propaganda is allowed in public or education institutions. Pastor Andrei commented on the change of the district head as follows:

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And all the administrative leaders [of local villages] were summoned, they came to Kulömdin, and they were simply told not to invite William and his friends to carry out work projects. They were almost threatened with being fired in case they did invite [William] […]. And now we’re asked [to come to help] very seldom. Mostly because they [local village officials] don’t want to have problems with the district authorities. You see. […] when we had another leader here there were no problems whatsoever. He [the previous head] even came to us, we went to his office, we communed with him.

39 In 2011, a new district head was elected and at first the Evangelicals expressed high hopes of him being tolerant towards Protestants and allowing their public projects to continue. As soon transpired, despite the new leader having an open-minded view of non-Orthodox Christians, no noteworthy changes in the administration’s overall attitude followed as most of the other previous officials remained in position, and the Evangelicals reasoned that the new head preferred not to create tensions within the administration by opposing his more conservative colleagues.

40 While the officials restrict Evangelicals’ access to village clubs with the argument that in the framework of secular state, religious agitation in public establishments cannot be allowed, a noticeably different standard is applied to the ROC. For example, the priest has been included in public celebrations (for example Victory Day) in the district centre and has also blessed the rooms of the administration building.15 However, in the framework of concepts about ‘traditional religion’ and ‘ROC’s canonical territory’ with which many officials approach religious issues, the ROC’s activity is not seen as proselytising or as ‘religious propaganda’, but is taken to be quite natural.

41 Under the influence of William and the leadership of Andrei, the Don congregation has emphasised their non-denominational ideology. The Evangelicals have sought to have contacts with not only other Protestant churches, but also with Orthodox partners. When the missionaries settled in Don in 2003, there was currently no permanent priest serving at the district centre’s Orthodox church. When in 2006 a new priest, Aleksandr, assumed the position, the Evangelicals approached him with the aim of aligning forces in different kinds of social program and bringing people to God. At the beginning, the two sides apparently developed quite an amicable relationship. However, after some time this amity was broken off by the priest. Whereas both sides agree that it was the priest who cut off the relations, each explains differently why this happened. The priest states that the Evangelicals took advantage of his being amiable with them in their mission work, using his friendliness as an argument and proof to the claim that there is no difference in going to an Orthodox or an Evangelical church. The Evangelicals in turn explain the priest’s change of heart as him following a commandment from local bishop Pitirim, who did not want to see any collaboration between his clergy and Evangelicals.

42 Although the contacts with local Orthodox clerics can be intimidating16, Evangelicals strongly believe that the higher officials of the ROC really are tolerant towards the Evangelicals and support cooperation between the Orthodox and Protestant confessions, and the problem is that the patriarch simply is not able to ensure that this kind of friendly atmosphere is maintained in the peripheries.

43 The Don Evangelicals’ conceptualisation of the role of the ROC in the region is not unambiguous. While confident that Protestant denominations have every right to operate in Komiland as equals to the Orthodox Church, the Evangelicals do acknowledge the ROC’s historical position, and in some remarks, to a degree, even its

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somewhat prerogative rights in the Komi Republic. However, at the same time they criticise and even ridicule the argument of traditionalism, pointing out that paganism would be even more traditional than the Orthodoxy. Pastor Andrei has commented on the matter as follows: Here the traditional Church is of course the Orthodox Church. No one is arguing against that. Yes. Simply sometimes there is some overstraining concerning others. You see. Concerning other normal believers. They will sometimes have to fight with pointless problems. You see. [To] Prove that we are not crocodiles, that we are as normal people as they are.

44 While representatives of the ROC frequently interpret the mission activity of religious newcomers as stealing souls from their flock, the Don Evangelicals give assurances that their aim is not to make Orthodox believers abandon their faith for Evangelical Christianity. However, the ROC and most of the village people usually understand quite differently from the Evangelicals whom to consider Orthodox (cf. Wanner 2009, pp. 167-168). For the Evangelicals, believing means acting, one’s belief in God should show in everyday performance, and the decision to ‘take Jesus into one’s heart’ has to be made individually and consciously as faith cannot be inherited. They ridicule the traditionally Orthodox who drink and smoke, only go to church on major holy days and pay – according to Evangelicals – too much attention to the icons. Actually, even the Orthodox priests are occasionally accused of setting a bad example to the people by consuming alcohol. In addition, the ROC and its clerics are criticised for their passivity concerning mission work and reaching out to the people. In a way, the ROC’s passivity is used as an argument for the need for an Evangelical presence. While it has been claimed that (hidden) criticism of the majority religion, of its ritualism and corruption has been the key element in the preaching of a number of Protestant Churches in Russia (Lunkin 2000, p. 125), the Don Evangelicals generally prefer to avoid condemning the ROC’s practices and rather stress the necessity and ideal of working together.

45 As cooperation with the local Orthodox Church did not prove to be feasible, all the more important have been the tight bonds the Don congregation holds with other Protestant Churches and believers. These ties comprise personal friendships and kinships, the exchange of information over religion-related matters, mutual visiting of the churches, jointly organised discussions over some religious topic, organising bigger collaborative events, etc. Every now and then, fellow believers from William’s home church, and also from other Evangelical churches abroad, have visited the Don congregation. As the Don Evangelical group is small and feels frequently attacked at some level because of its ‘deviance’ from what is generally considered to be normal, the relations with other Protestant groups can be used as a means of empowering the local community. Such connections enable the locally small group to perceive itself as a part of the large worldwide community of Evangelicals.17 In this way they are not just some few peculiar people, but part of a wider and very vital community. At the same time, these international relations functions ambivalently, as one main criticism from outsiders is specifically concerned with it (cf. Broz 2009, p. 20).

46 Aside from understanding themselves as being somehow connected with all other (Evangelical) Christians at the geographical level, there is also an idea of a temporal dimension that unites all true believers in time. So the hardships one encounters being a believer are seen in accordance with the persecution of Jesus and the first Christians, as well as with all true Christians throughout history:

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But when we talk about these things, then people say that you are spreading heresy, that you are doing some sort of thing that is no good. But it is not so only here. I think, this is so in the whole world. That there are some oppositions. It was the same way in the time of Jesus Christ. If you know something about the Old Testament – there it was the same way. They told that Jesus is a sectarian, that it’s heresy [what he teaches]. So because of that evidently it is still so. (Lidia)

47 Hence, although it is difficult to comprehend or bear at times, experiencing hardships is to be expected by true believers and in a way proves that they are right in their pursuits. By the difference that is brought about with the knowledge of being saved, the Evangelicals feel elevated and disdain the occasional mockery and discrimination from the non-Evangelicals.

48 There are still more active ways of countering popular prejudice. Members of the Don group are well aware that local people consider them to be a ‘sect’, perhaps not dangerous but deviant and somehow suspicious. The Evangelicals also recognise indifference in the attitude of their surrounding society and that the term is often used simply to mark their strangeness from the villagers’ point of view. One way of responding to such labelling is to try to give the popularly applied term a more positive or at least neutral meaning. This is how pastor Andrei once explained this word both to me and to some of the congregation members: I think that people simply, they do it [call Evangelical Christians sectarians] simply out of ignorance. Probably only rarely [people call Evangelical Christians sectarians] specially [that is, maliciously]. Because if ‘sect’ always has a negative nuance, even though we know that this word originally had all sorts of neutral meanings – part of the whole, right? Sector – sect, right? All the way to the completely negative [meanings], right?

49 In addition to referring to the possible neutral meanings, Andrei also argues here that people are simply ignorant of the non-Orthodox Christians and this is why they think Evangelicals are the same as ‘real’ sectarians, in the negative (and prevalent) sense of the concept.

50 There is also some conscious effort made to control language use so as not to utter words that automatically determine the way people perceive them. As a mode of encouraging and placating the potentially interested or sceptical outsiders and as a means of diminishing the estrangement many people automatically feel in connection with non-Orthodox religious groups, the congregants generally consciously avoid mentioning specific denominations (Baptist, Pentecostal, etc.). Instead, they prefer to refer to themselves as simply (Evangelical) Christians or Protestants.18 Basically, in the Protestant Churches there is now the tendency to clear up this label from their names. It’s because these labels are intimidating for many people. There’s the First Baptist Church – [and the people would say] ooh, Baptist! – I will never go to a Baptist church! [Imitating an agitated tone of voice.] But if you call the Church, for example, I don’t know, Church of Home of God [Dom bozhii] for example or, for example, well, I don’t know, Church of New Generation [Novoe pokolenie] or the Friends of Jesus Church [Druz’ia Iisusa]. Simply this kind of totally neutral name. For some people, it is better this way. Apparently they would rather go there than to some Baptist church [...]. (Andrei)19

51 Although sometimes explaining the term ‘sect’ in a more neutral light and hence somehow, to a degree, willing to embrace classification as being one, the Evangelicals do agree to the position that there are some truly harmful sects or ‘pseudo-religious’ groups (for example Jehovah’s Witnesses, the White Brotherhood) from which people

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need to be protected. From that perspective the Evangelicals can express comprehension in regard to overall scepticism towards them: But of course there is an opposition [to non-Orthodox believers]. Because under the name of missionaries, under the name of good-doers there are probably indeed arriving some bad people to some of the regions who are recruiting, let’s say, young people, dragging [them] into the sects. You see. For example, the Jehovah’s Witnesses. (Lidia)

52 Thus it can be said that the Evangelicals do not challenge the Orthodox/popular discourse on sectarianism as a whole, but only the fact that they too are its targets. In principle, the Evangelicals also argue for the need to fight sects. The partial copying of the anti-sectarian discourse is used to create legitimacy for their own group.

53 And as the Evangelicals emphasise that there are indeed real dangerous sects about, their effort is directed at explaining that Evangelical Christians are a legitimate part of contemporary religious plurality. The hostile attitude towards Evangelical believers is rationalised by the rapid changes in society over the past decades that have thoroughly confused ordinary people. Pastor Andrei explains: After the collapse of Soviet power we already had democracy, freedom of thought, freedom of religion, freedom of speech and these churches, these religions were spreading like I don’t know what. And these sects. So that people also don’t know any more where there is a sect and where there is a true church. You see. They don’t even understand that any more. Protestantism is for a lot of people like a bad sect. (Laughing) You see, that’s how they think. That they [Protestants] bring some kinds of sacrifices there. You see, they think this way. In Europe Protestantism is of course widely spread.

54 In addition to simply trying to explain to people what kind of faith groups should and should not be regarded as sects, references to their constitutional rights are frequently made, the often-repeated phrases being that ‘Russia is a multi-national and multi- confessional country’ and ‘the Constitution grants us the freedom of religion’. In the capital, Syktyvkar, for example, a Baptist church has taken legal steps against a local Orthodox newspaper for classifying them as sectarians, and a Pentecostal church has repeatedly filed appellations against city administrations for obstructing their public meetings (Sibirieva 2013). The Don Evangelicals refer to these instances to show that although so far they have not felt the need to use this opportunity, there are indeed possibilities to take legal measures against direct harassment. While being aware, and reminding critics, of their legal rights, for the Don Evangelicals the option to turn to the courts remains a latent strategy to cope with discrimination.

55 Although not disregarding the justice that secular institutions can provide, the Evangelicals are confident that what matters in the long run is their righteousness from the transcendental perspective. References to the highest authority are made in the sense that eventually God will set things right. Confronted with accusations of following a strange foreign religion, Evangelicals most often answer that there is only one God for all and they worship him according to the Bible. The villagers indeed agree with the statement that there is only one God, but they see him as an Orthodox God. When preaching or wanting to support their words and practices by giving incontestable proof, Evangelicals quite often quote passages from the Bible. However, unexpectedly for them, instead of convincing people, it actually sometimes makes them feel that the Evangelicals simply try to show off with their good knowledge of the scripture.

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56 To challenge the usually quite unspecified accusations of aberrant worship and practices, the Don Evangelicals strongly emphasise that it is possible for anyone interested to go and see for themselves that there is nothing strange going on during their services or otherwise; and that everyone is there of their own free will and by personal choice. Some Evangelicals even go as far as to be ready to place their personal space in front of the presumably distrustful gaze of their non-Evangelical neighbours: Thank God, now everybody knows that you are a normal person, [that you] believe God. Everything is at sight. In the beginning [when] we were living here, we didn’t even have curtains on the windows for how long – [I] suppose half a year. We didn’t put up curtains – everything is in sight. You can see how we live, everything! (Semen)

57 It is relevant to note that this kind of demonstration was considered necessary by a person coming from another district and having no kin ties with the Don village community, being therefore doubly ‘other’. For the locally born people or people who have been living there for decades are familiar to members of the small community and therefore, although perhaps frowned upon because of their ‘peculiar’ religious preferences, they would not be seen as suspicious as a ‘heretic’ from outside.

58 The idea that everything is in sight is present in another kind of Evangelical argumentation too as they sometimes claim that the inner change brought about by conversion is also observable for non-believers. The Don Evangelicals’ typical example of God’s power to change a man completely has been the American missionary, William, who used to be a heavy alcoholic and a drug addict and who has now dedicated his life to doing good and helping needy people. Of course, other congregants tell their personal stories as well, but William’s case is especially convenient to use, and it truly functions as an exemplum because of the very radical change in his life that is easy to articulate. At the same time, some other members of the group have not experienced such an abrupt and drastic break from their previous lifestyle, or are not (yet) so fluent in presenting. Some members of the group talk about how becoming a believer has changed not only their behaviour and habits but also given them some kind of special general appearance or ‘aura’, which is said to be noticed by non-Evangelical people as well. For example, a woman described how she is able to remain calm when everybody else gets upset in a tedious everyday situation: Even if I go to Kulömdin, there is this long long queue, I stand there for two hours and the salesclerk says afterwards that you are the only one to be so calm (laughing), everyone else is so angry and irritated. Says to me that I’m so calm, [that] it’s so interesting. You see, it is good that people already see the difference and it feels good too. (Inga)

59 However, if someone is sceptical about Evangelicals, the overtly enthusiastic embracing of one’s new found faith and talking about it might actually only confirm the initial scepticism as there is this common idea of new religions turning people into ‘zombies’. Here is how a teacher describes her colleague’s reaction to her sharing of emotions about going to church: [We] were sitting in the canteen, chatting, everybody was sitting there [and] I started to talk like this [...] and she said that ‘I’m astounded, you have this kind of eyes…!’ [imitating her colleague’s startled voice; laughter] I say that what I feel, that I tell. I say that I’m not a fanatic, I really like it there [in the church]. She says that ‘you’ve got this kind of eyes, you talk in such manner that I don’t even know…’ (laughter) (Varvara)

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60 However, as the canteen experience of the teacher quoted well illustrates, this kind of religious enthusiasm, or what believers distinguish as a certain personal peace or radiance coming from inside, can be interpreted quite differently by outsiders, who speak of ‘zombified’ people. Neither is the exemplary case of William univocally convincing in the way the Evangelicals hope. Quite a few Komi villagers react with annoyance when a former drug-addict is presented to them as a role model or – as they perceive it – almost a holy man, and feel that he is not the right person to judge their way of life and preach the word of God to them.

61 The Don Evangelicals have employed rather elaborate strategies and divergent answers to their ostracism. However, most of these have remained unnoticed by outsiders and hence have not really worked in the expected way. Although not perceived without ambivalence, social outreach has been the most successful way to conciliate the critics, acquire a more positive reputation and, to an extent, even make the Evangelicals a welcomed part of the community.

Conclusions

62 The majority of village Komi do not think of the different Protestant denominations that are currently pursuing mission work in Komi Republic as legitimate alternatives to Orthodoxy. It is widely understood that as there is Orthodoxy for the Komi, so there are other religions for other ethnic groups and it makes people uneasy when one disregards such supposed consistency. On the one hand, this view is derived from the local traditions and experiences; on the other hand, it corresponds to the more widely dominant understanding that links nationality and Orthodoxy.

63 While the qualms the villagers have about the Don Evangelicals are vague and often centred around the American connected with the group, and with the notion that they ‘believe wrongly’, the Evangelicals respond to their critics in a rather detailed manner, employing a number of methods by which to convince people of their normality. However, quite a few of the chosen strategies to approach people do not really work because they are perceived to be patronising, if noticed at all. On the part of the wider community of Kulömdin, there is some curiosity presented concerning the Don group, which again has mainly to do with the American missionary, but most people do not bother to delve into their message and show little interest in the Evangelicals as long as they ‘keep to themselves’. The image local people hold of the Don Evangelicals is influenced by the sensational stories picked up from the media rather than formed on the basis of encounters with evangelical believers.

64 The basic mode of adaptation put to use by the Evangelicals is to convince people around them that apart from having some form-only dissimilarities, their faith does not really differ from Orthodoxy. The ecumenical approach the Don Evangelicals represent and pursue can be considered quite unusual in the Russian context. At the same time the Evangelicals evidently carry and somehow give off the idea that their faith is more genuine and ‘right’ than that of many of those who consider themselves to be Orthodox.

65 The experiences of assaults and hardships Evangelicals encounter are utilised in the process of identity building. Thus the discrimination comes to affirm and strengthen Evangelicals’ concept of themselves as true Christians. Discrimination because of their

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belief (seen to be in accordance with the experiences of the first Christians) is somehow taken as proof that their faith is genuine. In their daily lives Evangelicals operate under the moral obligation to spread the gospel. While doing so, they quite consciously place themselves under the pressure of a society largely unsympathetic to Evangelical message and messengers. This kind of positioning can again be seen as important from the viewpoint of constructing the (Russian) Evangelical identity, in which process the experience of hardships is somehow converted to affirm the truthfulness of the message preached.

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NOTES

1. The preamble of the 1997 religious law On the Freedom of Conscience and on Religious Associations specifies Christianity (with special reference to Russian Orthodoxy), Islam, Judaism, and Buddhism as religions traditional to different peoples of Russian Federation. 2. The Komi (Zyryans) are a Finno-Ugric people most of whom live in the Komi Republic situated in the north-eastern corner of the European part of the Russian Federation. According to the Russian census carried out in 2010 the Komi form 23% of their titular Republic’s population of about 900,000. 3. According to some estimations Protestants have become the largest group of believers in Komi, pushing Orthodoxy into second place (see Kublitskaia 2010), but a recent sociological survey (Arena 2012, p. 182) informs us that the number of people belonging to some Protestant denomination remains about 1%, while the churched Orthodox make up 30%. Another 4% reported that they were Christian without specific denomination – an identification much more likely to be used by a person influenced by some (Evangelical) Protestant ideas than by a person with an Orthodox background. 4. For a longer discussion on William, see Koosa 2013. 5. Although the Don group is not officially registered as a church, in this paper I use the terms ‘church’ (cerkov'), ‘community’ (obščina) and ‘congregation’ (prihod) interchangeably following the vernacular practice; colloquially, the first, and also the second, notion are most often used by Evangelicals. 6. Russian Orthodox Church. 7. The Orthodox priest in Kulömdin, his wife and evangelical missionaries who are publicly known, are identified in the article by their real names; all others have been given pseudonyms. 8. Although the blood libel has more commonly been connected with the Jews, in Russia the accusation of ritual murder of infants was evoked in the 18th and 19th centuries in relation to the schismatic movements Khristovschina and Scopchestvo; the Russian literature of late 19th and early 20th centuries played a notable role in spreading the legend (Panchenko 2000; 2013). 9. Panchenko (2010) also writes that according to his knowledge, the contemporary Russian peasants’ legendary does not contain the motif of ritual human sacrifice among sectarians.

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10. Jehovah’s Witnesses have gained an especially negative reputation partly because there have been major court-cases aiming to restrict their activities, widely reported in the media; see Agadjanian 2001, p. 354 and Baran 2006. 11. Bishop Pitirim has also addressed the Evangelicals’ informal style by commenting that “not only the Protestants, but we Orthodox people too can enjoy ourselves and talk over a cup of tea. Only differently from the Protestants, we not only have spiritual talks, but spiritual life as well”. (Interv'iu 2010) 12. In narrative practices laughter often functions to create ambivalence and it is difficult to interpret definitively. Here, rather than annulling the statement, the speaker uses laughter to soften her remark. 13. In the Soviet Union foreigners were commonly perceived as potential spies; in propaganda the USA was depicted as the main enemy of the Soviet people and this occasional phobia about America remains noticeable in contemporary Russia. 14. In June 2011 he left Don to start a church in another district but over a year later this fact was still mainly unknown to the larger community of the district who still associate the group with ‘the Americans’. 15. The pastor’s wife was participating in an entrepreneurial seminar offered by the administration, when an official entered with the priest, interrupted the seminar, and said that the room needed to be blessed. According to the pastor “the batyushka (diminutive for ‘priest’) went around and sprinkled water, everyone had papers spread around, and he simply blessed everyone. And without even asking [for permission] /---/. They went and sprinkled every room, even [an Evangelical’s] office. Knowing her views and that she doesn’t believe in these holy waters and so on, simply the door was open and [they] said that the room needed to be blessed”. 16. For example, a priest in one of the district’s villages filed a petition against both a Don missionary and a Pentecostal missionary working in the same district in an attempt to get their mission work banned. The prosecutor’s office examined the missionaries’ documents and all their materials (literature, cassettes, CDs) and found nothing illegal in their activities. 17. Coleman (2004, pp. 13-14) has observed a similar strategy in the case of Swedish Word of Life adherents, who found “comfort in the fact that they belong to a movement whose scope extends beyond an immediately hostile religious and political environment”. 18. Such a tendency is not unique to Don Evangelicals, see for example Vallikivi 2011, p. 15 note 4; Wanner 2009, p. 168. 19. This idea and experience of the public being especially suspicious of the Baptists is also present in the Komi Evangelical Church in Syktyvkar (Komi Khristianskaya Tserkov Evangelskoi Very). The pastor of the church commented: “Our people are of course a little frightened. […] If you say that you are not from an Orthodox church, people of course become very tense. Very strongly. [They conclude that] If not Orthodox, then it is a sect. […] So it was during the Communist regime too. For all believers there was one stamp – a Baptist. ‘Ah, you’re a believer, consequently a Baptist!’”

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ABSTRACTS

This article addresses some aspects of the social tensions that have accompanied religious pluralism that emerged in post-Soviet Russia. The paper presents a case study of Evangelical Christians’ attempts to position themselves as legitimate actors in the local religious landscape in the Komi Republic, where Russian Orthodoxy is considered to be traditional. In the first part of the paper, I will consider how discourses learned from the media are used to conceptualise contacts with non-Orthodox believers and what aspects of Evangelical practice and ideology seem alien to the Komi villagers and provoke reproachful attitudes. The second part of the paper discusses the Evangelical responses to criticism and the strategies they use to diminish it.

Cet article touche quelques dimensions des tensions sociales suscitées par le pluralisme religieux qui a émergé dans la Russie post-soviétique. C’est une étude de cas sur des Chrétiens évangéliques et leur tentative de se positionner en tant qu’acteurs légitimes dans le paysage religieux local en République komie, où l’orthodoxie russe est considérée comme la religion traditionnelle. Dans la première partie, j’étudierai la manière dont les discours issus des media servent à conceptualiser les contacts réels avec les croyants non orthodoxes, et j’analyserai les aspects de la pratique et de l’idéologie des protestants qui apparaissent comme étrangères aux Komis du village et qui suscite leur réprobation. Dans une deuxième partie, j’examinerai les réponses des protestants aux critiques qui leur sont adressées et leurs stratégies pour en réduire l’impact.

Alates 1990. aastatest on Venemaa religioossele maastikule ilmunud arvukalt kohalikus kontekstis uusi ja vähetuntud usugruppe. Samal ajal on jõudsalt kasvanud Vene Õigeusu Kiriku ühiskondlik positsioon ja tähendus. Artikkel käsitleb mõningaid usulise mitmekesistumisega kaasnenud sotsiaalseid pingeid ühe väikese evangeelsete kristlaste kogukonna näitel Komi Vabariigis. Toon esile, et Komi külaelanike arvamus kohalikest evangeelsetest kristlastest on kujunenud pigem meedia vahendatud suhtumistel kui tegelikel kontaktidel ning osutan evangeelse usupraktika ja ideoloogia aspektidele, mis õigeuskliku taustaga inimestes võõristust tekitavad. Samuti analüüsin evangeelsete kristlaste reaktsioone kriitikale ning toon esile strateegiaid, mille abil nad on püüdnud kohalikku külakogukonda integreeruda.

INDEX

Chronological index: XXIe siècle motscleset oma ja võõras, protestantid, sektid, usugrupid, Vene Õigeusu Kirik Mots-clés: Église orthodoxe russe, Église orthodoxe russe, groupes religieux, groupes religieux, le sien et l’autre, le sien et l’autre, Protestants, Protestants, sectarisme, sectarisme nomsmotscles Américains, Komis, Russes, Ukrainiens Keywords: Evangelicals, Religious Groups, Russian Orthodox Church, Sectarianism, The Own and The Other Geographical index: Don, Kulömdin, Syktyvkar, Uhta, Komi (République), Vorkuta motsclesru протестанты, религиозные группы, Российская православная церковь, свой и чужой, сектантство Subjects: anthropologie, anthropologie religieuse

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L’influence du « Capital maternel » sur la transmission intergénérationnelle de la langue oudmourte en république d’Oudmourtie The influence of ‘Maternal Capital’ on Udmurt transgenerational language transmission in the Udmurt Republic Влияние «Материнского капитала» на передачу удмуртского языка между поколениями в Удмуртской республике

Svetlana Russkikh

Je remercie toutes les personnes qui, en Oudmourtie, ont accepté mes demandes d’entretiens. Je tiens aussi à remercier Cécile Lefèvre, Guillaume Enguehard et tout particulièrement Pierre‑Yves Gaudard pour leurs relectures attentives et impliquées.

Introduction

1 Depuis l’année 2007, le gouvernement russe a mis en place une nouvelle politique démographique, dans le but d’encourager les familles à avoir plus d’enfants. Nous ne nous intéresserons pas ici de manière directe et générale à l’évaluation de cette politique, qui fait débat1. Néanmoins, il est possible de constater depuis ces dernières années une augmentation de la natalité en Russie, ainsi qu’en république d’Oudmourtie2 : entre 2006 et 2012, le nombre moyen d’enfants par femme (ISF) est passé en Russie de 1,4 à 1,73 et en république d’Oudmourtie de 1,3 à 1,94.

2 La visée de ce travail consiste plutôt à tenter d’évaluer les effets collatéraux de cette politique nataliste sur la transmission de la langue oudmourte. Il est en effet possible d’espérer un impact positif de cette augmentation des naissances sur le statut de la

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langue oudmourte. Pourtant, je montrerai qu’au contraire, cette politique nataliste, et particulièrement un de ces programmes (« Capital maternel »), entraîne un changement de la structure familiale qui contribue à l’affaiblissement de la transmission de la langue menacée.

3 En effet, selon le dernier recensement réalisé en 2010, les Oudmourtes constituent une minorité dans leur propre république : au nombre de 410 584, ils ne représentent en effet que 28 % de sa population5. En outre, il est établi depuis le recensement de 2002 que le nombre de locuteurs de l’oudmourte diminue. Alors qu’en 2002 leur nombre était estimé à 463 837 personnes6, ils ne sont plus que 324 338 en 20107. Cette diminution a même conduit l’Unesco à considérer la langue oudmourte comme menacée de disparition8.

4 Je fonderai mon analyse sur les données que j’ai recueillies au cours de deux expériences de terrain effectuées en république d’Oudmourtie9 en 2013 (2 mois) et en 2014 (1 mois). Dans une première partie, je pointerai le rôle de la grand‑mère dans la transmission de la langue oudmourte. Dans la deuxième partie, je présenterai le programme « Capital maternel », mis en place en 2007. Je montrerai ensuite comment ce programme modifie la structure familiale, ce qui a pour conséquence d’affaiblir la transmission intergénérationnelle de la langue oudmourte.

La transmission de la langue oudmourte et le rôle de la grand‑mère

5 Selon Galina Nikitina (2010), la famille joue un rôle central dans la transmission de la langue oudmourte. Pourtant, Natalija Il’ina et Natalija Kondrat’eva (2008) montrent que les parents oudmourtes utilisent principalement le russe pour communiquer avec leurs enfants. Cette étude sociologique, faite à Malaja Purga (village de 7 734 habitants, où les Oudmourtes représentent 78,1 % de la population) montre que seuls 15 % des parents parlent oudmourtes avec leurs enfants (Il’ina, Kondrat’eva 2008, p. 338).

6 Par ailleurs, j’ai observé la même tendance pendant mon terrain auprès des familles oudmourtes. Le choix de la langue russe pour communiquer avec les enfants est motivé de diverses manières : (i). parce que les parents pensent aux difficultés qu’auront leurs enfants pour apprendre le russe, (ii). parce que l’un des conjoints ne parle pas l’oudmourte, ou (iii). parce que telle est leur habitude. Par exemple, Tatjana, une femme âgée de vingt‑neuf ans, ne parle pas en oudmourte avec ses enfants car elle considère que cela peut les empêcher de bien parler le russe plus tard : De toute façon cela ne sert à rien de parler oudmourte aujourd’hui. Il faut bien parler russe pour trouver un bon travail, réussir des études et réussir sa vie. C’est pour cette raison que je parle russe avec mes enfants. Si je parle avec eux en oudmourte, ils ne maîtriseront pas suffisamment bien le russe et ils ne vont pas réussir leurs études plus tard. Ils pourront toujours apprendre l’oudmourte par eux‑mêmes, s’ils le souhaitent.

7 La transmission de la langue oudmourte ne passe donc pas automatiquement par les parents. En revanche, Marie Casen montre dans son travail de master que les étudiants oudmourtes d’Iževsk parlent oudmourte plus souvent avec leurs grands‑mères qu’avec leurs parents (Casen 2010, p. 51‑53). Dans les familles oudmourtes où la transmission ne passe pas par les parents, la langue est transmise principalement par la grand‑mère,

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comme le montre cet extrait d’entretien avec Al’bina, une femme âgée de trente‑et‑un ans : Dans notre famille, les enfants ne parlent en oudmourte qu’avec leur grand‑mère (ma mère). On peut dire qu’ils ont grandi avec elle, elle a joué avec eux, elle a passé beaucoup de temps avec eux quand ils étaient tout petits. Moi et leur père, nous ne parlons avec eux qu’en russe. En fait, j’ai parlé toujours avec eux en russe et ma mère seulement en oudmourte. Je ne sais pas pourquoi, mais nous avons toujours fonctionné ainsi.

8 Les grands‑mères assuraient traditionnellement la garde des enfants en bas âge et jouaient un rôle important dans leur éducation (Semenova 1996 [en ligne], Sorokin 2014, p. 78). Ce modèle de la grand‑mère qui consacre sa vie à la famille et à ses petits‑enfants est toujours répandu aujourd’hui. Selon Duprat‑Kushtanina (2011), il existe surtout dans les milieux populaires, tandis que dans les milieux diplômés, la grand‑mère tend à réduire son engagement au service de la famille. Cependant, la cohabitation intergénérationnelle peut valoriser la présence du modèle traditionnel pour les deux milieux sociaux. J’ai observé pendant mon terrain que dans certaines familles, les enfants jusqu’à l’âge de la scolarisation passent une grande partie de leur journée avec les grands‑parents, notamment en raison de l’insuffisance des places disponibles dans les jardins d’enfants. En effet, la majorité des familles interrogées évoquent pendant les entretiens qu’obtenir une place au jardin d’enfant représente aujourd’hui un véritable problème. Cela les pousse donc à demander aux grands‑parents de s’occuper de leurs enfants. Par exemple, c’est le cas de Nadja, une femme âgée de vingt‑six ans : Ma mère a gardé ma fille pendant quatre ans, le temps qu’on a attendu pour avoir une place au jardin d’enfant. Je ne pouvais pas la garder moi‑même parce que je travaille. Ma mère travaille aussi mais ma grand‑mère habite juste à côté, elle a donc beaucoup aidé.

9 Dans ces familles composées de trois générations, les enfants assimilent donc deux langues en même temps : ils apprennent le russe avec leurs parents et l’oudmourte avec leur grand‑mère.

10 Toutefois, la mise en place de la politique nataliste et du programme « Capital maternel » conduit à la transformation de cette structure familiale.

« Capital maternel » et décohabitation intergénérationnelle

11 En 2006, dans son adresse annuelle à la nation10, Vladimir Poutine déclarait que l’immigration ne peut pas résoudre le problème démographique11 du pays si le gouvernement ne crée pas les conditions favorables pour stimuler la natalité. Dans ce contexte, en 2007, un nouveau programme coûteux et original, nommé « Capital maternel », a été introduit12.

12 Ce « capital » est une allocation accordée au niveau fédéral pour les familles ayant un nouveau‑né à condition qu’il ne s’agisse pas d’une primogéniture. Par ailleurs, ce capital ne peut être consacré qu’à l’amélioration des conditions de logement, à l’éducation des enfants ou à l’épargne‑retraite de la mère. Aujourd’hui la somme allouée au titre du capital maternel représente 429 408 roubles (soit environ 6 000 euros)13.

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13 Selon les données du fonds des retraites, le Pensionnyj Fond14 (Godovoj otčet 2013, p. 45), la grande majorité des familles de la Fédération de Russie choisissent d’utiliser le capital maternel afin d’améliorer leurs conditions de logement. En république d’Oudmourtie aussi, cette tendance est dominante. En effet, de 2007 à 2012, 37 003 familles ont utilisé le capital maternel pour le logement (30 531 pour rembourser un crédit immobilier et 6 472 pour acquérir, construire ou reconstruire (agrandir) un logement), 586 pour l’éducation des enfants et seulement 10 familles pour l’alimentation d’un compte épargne‑retraite pour la mère de famille15.

14 L’utilisation du capital maternel pour le logement entraîne parfois le déménagement des bénéficiaires et entraîne une décohabitation intergénérationnelle.

15 Parmi les personnes interrogées, la majorité a utilisé ou souhaite utiliser le capital maternel pour le logement afin de quitter le domicile de la belle‑famille. C’est le cas de Rezeda, une femme âgée de vingt‑deux ans, qui explique pendant l’entretien ce choix de déménager de chez sa belle‑famille : Tout de suite après le mariage on a commencé à vivre chez ma belle‑famille. J’ai toujours voulu avoir mon propre logement, en fait. Comme on dit, il n’y a pas de place pour deux femmes dans la même cuisine. On a décidé d’utiliser le capital maternel pour acheter un appartement afin de ne plus vivre avec les parents de mon conjoint.

16 D’après les entretiens, les familles souhaitent déménager de chez leurs parents ou de chez leurs beaux‑parents pour trois raisons principales : (i) conditions de logement insatisfaisantes ; (ii) conflits avec la belle‑mère et (iii) problèmes avec l’alcool, ainsi que le montre le tableau (1).

Tableau 1

Je veux utiliser le capital maternel pour l’achat d’un logement parce que je suis Conditions de fatiguée de vivre chez les parents de mon mari… On n’a pas assez de place pour tout logement le monde… On a 30 m2, et on est six dans deux pièces, sachant que je suis enceinte et qu’on va être encore plus nombreux (Nataša, vingt et un ans).

J’ai toujours voulu avoir mon propre logement ; grâce au capital maternel, c’est le cas Conflits avec aujourd’hui. Avant, on habitait chez la mère de mon mari et j’avais beaucoup de la belle‑mère conflits avec ma belle‑mère (Rezeda, vingt‑deux ans).

On habite chez les parents de mon conjoint […]. Au départ, la maison était plus petite, on a donc construit cette pièce supplémentaire. Mais j’ai envie de vivre séparément à Problème cause du père de mon mari. Il boit souvent, c’est assez compliqué. Pour cette raison, avec l’alcool je pars souvent vivre chez mes parents avec mes enfants pour éviter les conflits et tout ça… (Alena, vingt‑six ans).

17 Pour ces familles, le capital maternel est donc le seul moyen de parvenir à échapper à la cohabitation intergénérationnelle, car sans cette aide proposée dans le cadre de la politique nataliste, elles n’ont pas la possibilité d’acquérir un logement, ou d’accéder à un crédit immobilier en raison du faible niveau de leurs revenus.

18 Ces familles achètent principalement un logement en milieu rural car le montant du capital maternel n’est pas suffisant pour acheter un logement en ville. Par exemple, Galina, une femme âgée de trente‑neuf ans, a acheté avec le capital maternel une

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maison en bois à la campagne pour 300 000 roubles, soit environ 4 300 euros (voir photo) : « On a acheté une maison avec le capital maternel à la campagne [...], 69 m2, on a deux chambres, une cuisine. Avant on habitait chez ma belle‑mère », explique Galina pendant l’entretien. La photo illustre le type de logement que les familles achètent à la campagne en ayant recours au capital maternel en république d’Oudmourtie.

Photo prise pendant le terrain en république d’Oudmourtie (été 2013) © Svetlana Russkikh

19 Il existe toutefois des exemples qui montrent que l’utilisation du capital maternel n’amène pas automatiquement à la décohabitation intergénérationnelle (Russkikh 2014 [en ligne]). Si les beaux‑parents ou les parents ne peuvent plus vivre seuls, ils déménagent avec leurs enfants, comme nous pouvons le voir dans l’extrait d’entretien avec Polina, une femme âgée de trente ans : On a construit une maison avec le capital maternel, on n’a pas encore complètement fini la construction mais on y vit déjà. Avant on habitait chez ma belle‑mère, mais maintenant c’est elle qui vit chez nous, car elle ne peut plus vivre toute seule. Elle a besoin d’aide pour se laver, pour préparer à manger, pour prendre ses médicaments…

20 Cependant, contrairement à ce que semble indiquer ce dernier exemple, dans la majorité des cas, le recours au capital maternel s’oppose au maintien de la cohabitation intergénérationnelle : la famille élargie devient une famille nucléaire. Ce changement de la structure familiale bouleverse profondément les conditions de transmission de la langue oudmourte.

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Affaiblissement de la transmission de la langue oudmourte comme conséquence de la décohabitation intergénérationnelle

21 Après le déménagement, les enfants ne voient plus leurs grands‑parents que pendant les grandes fêtes, les vacances scolaires ou au cours de visites occasionnelles. Diana, une femme de trente‑et‑un ans, raconte pendant notre entretien : Après le mariage on a commencé à vivre chez les parents de mon mari. Grâce au capital maternel on a déménagé […]. Les enfants vont chez leurs grands‑parents l’été, pendant les vacances scolaires. Bien sûr, ils ne peuvent plus voir leurs grands‑parents tous les jours, comme c’était avant. Oui, c’est triste, mais c’est comme ça.

22 Par ailleurs, les parents ne changent pas leurs habitudes linguistiques. Ils continuent à utiliser le russe comme langue principale de communication avec leurs enfants. Ainsi le fait de fréquenter les grands‑parents plus rarement affaiblit la transmission de la langue oudmourte. Et si les grands‑mères continuent à s’adresser à leurs petits‑enfants en oudmourte, ceux-ci ont changé leur comportement linguistique. Après le déménagement, ils ne communiquent plus avec leurs grands‑mères en oudmourte, mais en russe. Tamara, une femme de vingt‑huit ans explique : Ma mère continue à parler avec mes fils en oudmourte quand on vient chez elle. Mais les enfants commencent à oublier l’oudmourte, je crois. Bien sûr, ils comprennent leur grand‑mère sans difficulté. Mais depuis qu’on a déménagé, ils répondent toujours en russe maintenant. En même temps, c’est normal, tout est en russe, l’école, les amis...

23 Il est intéressant de noter la même tendance au sein des familles tatares qui résident en république d’Oudmourtie, ainsi que le montre l’extrait d’entretien avec Gulnara, une femme âgée de vingt‑sept ans : Mon mari est russe, c’est peut‑être pour ça que je n’ai jamais parlé tatar avec mes enfants. Quand on vivait chez ma mère, ils parlaient en tatar avec elle. Mais après le déménagement, j’ai l’impression qu’ils ont tout oublié. Je sais pas pourquoi, mais ils ont arrêté de parler en tatar aussi avec ma mère. Ça la rend triste.

24 Par ailleurs, les entretiens montrent que cet affaiblissement de la transmission concerne surtout des familles résidant chez les parents du mari, car les familles qui vivent chez les parents de la femme ont tendance à moins déménager. Dans ce dernier cas, les familles utilisent le capital maternel pour construire soit une pièce supplémentaire dans le but d’agrandir le logement initial, soit une nouvelle maison à côté de la maison familiale, comme le montre le cas de Roza, une femme âgée de trente ans : Depuis plusieurs années, on vit chez ma mère. Au départ, on louait un petit appartement mais on avait des problèmes d’argent. Finalement, on a décidé de déménager chez ma mère. On a reçu 300 000 roubles du capital maternel et on les utilise pour la construction d’une pièce supplémentaire. On va pratiquement doubler la superficie de la maison.

25 Cette tendance à utiliser le capital maternel afin d’améliorer les conditions de la cohabitation avec les parents de l’épouse s’explique en partie par le fait que la femme a moins de conflit avec sa mère qu’avec sa belle‑mère.

26 L’éloignement et la recomposition de la famille élargie à la suite de l’utilisation du capital maternel pour le logement contribuent donc à remettre en cause l’une des

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possibilités de transmission de la langue oudmourte : la fréquentation assidue de la grand‑mère par les petits‑enfants.

Conclusion

27 L’utilisation de l’approche pluridisciplinaire permet de mieux comprendre les changements sociolinguistiques au sein de la société oudmourte. Cette étude montre de quelle manière la nouvelle politique démographique du gouvernement russe peut bouleverser la transmission de la langue.

28 La politique nataliste du programme « Capital maternel » exerce un effet négatif sur la transmission de la langue oudmourte, en milieu urbain aussi bien que rural. La décohabitation intergénérationnelle contribue au changement de la structure familiale, ce qui à son tour affaiblit la transmission de la langue oudmourte des grands‑mères vers leurs petits‑enfants. Autrement dit, la décohabitation intergénérationnelle à la suite de l’utilisation du capital maternel participe au processus de la russification des jeunes Oudmourtes, car leurs parents ne communiquent avec eux qu’en russe.

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NOTES

1. Selon Anatolij Višnevskij (2012), cette politique démographique n’a pas eu d’impact sur la natalité, l’augmentation qu’on observe depuis ces dernières années résultant de la structure favorable des âges. En revanche, Vladimir Arhangel’skij (2014) considère que c’est bien grâce au programme « Capital maternel » que la natalité a augmenté. Selon Natalia Ežova (2014), le programme « Capital maternel » a eu un impact plus important, en matière de natalité, chez les Oudmourtes que chez les Russes. 2. La république d’Oudmourtie est un des sujets de la Fédération de Russie. Elle fait partie du district fédéral de la Volga et est située dans la partie occidentale du moyen Oural, entre les fleuves Kama et Vjatka. La république est composée de 25 régions, de 5 villes et de 3 069 villages (Nikitina, Hor’kova 2011, p. 7). 3. Source : Rosstat de la Fédération de Russie, www.gks.ru 4. Source : Udmurtstat de la Fédération de Russie, http://udmstat.gks.ru/ 5. En russe : Информационные материалы об окончательных итогах всероссийской переписи населения 2010 года (Résultats finaux du recensement fait en 2010), http:// www.gks.ru/free_doc/new_site/perepis2010/perepis_itogi1612.htm, consulté le 14/10/2014. 6. Source : www.perepis2002.ru, http://www.perepis2002.ru/index.html?id=17, consulté le 30/01/2015. 7. Rosstat, 2012, Социально-демографический портрет России: по итогам Всероссийской переписи населиения 2010 года, Федеральная служба государственний статистики, Москва: «Статистика России», 106. 8. Atlas of the World’s Langages in Danger, www.unesco.org http://www.unesco.org/culture/ languages-atlas/index.php, consulté le 14/10/2014. 9. Pendant ces deux terrains, j’ai effectué 42 entretiens enregistrés et 12 non enregistrés. Ces entretiens ont été réalisés en république d’Oudmourtie, en milieu aussi bien urbain que rural : à Iževsk, capitale de la république, à Možga, ville moyenne et dans quatre villages des régions dе Možga et de Malaja Purga. Par souci d’anonymat, tous les prénoms cités dans cet article ont été changés.

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10. En russe : Послание президента федеральному собранию Российской Федерации 10 мая 2006 года (adresse annuelle du président de la Fédération de Russie à l’Assemblée fédérale, le 10 mai 2006), http://www.kremlin.ru/transcripts/9637, consulté le 14/10/2014. 11. La situation démographique en république d’Oudmourtie reflète la situation démographique générale de la Fédération de Russie et se caractérise par un faible niveau de fécondité (les générations suivantes sont moins nombreuses par rapport aux générations précédentes), un vieillissement de la population et une mortalité élevée, surtout chez les hommes d’âge actif. 12. En russe : Федеральный закон н°256‑РФ от 29 декабря 2006 года «O дополнительных мерах государственной поддержки семей, имеющих детей» (loi fédérale no 256, adaptée le 29 décembre 2006), http://www.consultant.ru/document/cons_doc_LAW_149064/, consulté le 14/10/2014. 13. Cette somme n’est pas directement perçue par le bénéficiaire, elle est conservée par le Pensionnyj Fond (sauf dans le cas d’utilisation pour la construction ou pour la reconstruction du logement sans contrat avec une entreprise), et elle est reversée à la personne ou à l’organisme avec lesquels le bénéficiaire établit un contrat dans la limite des utilisations légales du capital maternel. Toute utilisation non prévue par le contrat ou encaissement direct du capital maternel sont interdits. Par ailleurs, les familles ne peuvent bénéficier du capital maternel qu’une seule fois. 14. En russe : Пенсионный фонд. 15. Ces données statistiques ont été recueillies lors du terrain de 2013, auprès du Pensionnyj Fond de la république d’Oudmourtie qui se trouve à Iževsk.

RÉSUMÉS

La crise démographique, officialisée par le gouvernement russe en 2006, a contribué à la naissance d’une nouvelle étape pour la politique familiale en Russie. Le gouvernement instaure en 2007 une politique démographique essentiellement axée sur l’augmentation de la natalité. Dans ce contexte, un programme coûteux et original, nommé « Capital maternel », a été mis en place. Cette étude portera sur le rôle central de la figure de la grand‑mère dans la transmission de la langue oudmourte au sein des familles élargies. L’objectif de cet article est d’analyser de quelle manière l’introduction de la politique nataliste en 2007, à travers le programme « Capital maternel », entraîne un affaiblissement de cette transmission intergénérationnelle.

Demographic crisis, as it has been announced by Russian government in 2006 has induced an evolution in Russia’s family policy. In 2007; a new family policy was launched, aimed at increasing birth rate. Its main tool was a new, costly and original programme called “Maternal Capital”. This study focuses on the central role of the grandmother in Udmurt language transmission within extended families. Its aim is to analyse how the implementation of the new Russian demographic policy of 2007, through the programme called “Maternal Capital”, induces a weakening of this transgenerational transmission.

Демографический кризис, объявленный российским правительством в 2006 году, способствовал появлению нового этапа в семейной политике России. В результате, в 2007 году государство утвердило новую демографическую политику, главным

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образом направленную на повышение рождаемости. В рамках этой политики, была создана принципиально новая программа, названная «Матиринским капиталом». Данное исследование затрагивает значимость роли, которую играет бабушка, как член семьи, в передаче удмуртского языка в расширенных семьях. Таким образом, целью этой статьи является анализ того, как пронаталистская политика, введенная в 2007 году, способствует - посредством программы Материнского капитала - ослаблению передачи удмуртского языка между поколениями.

INDEX

Index géographique : Fédération de Russie, Iževsk, Kama, Malaja Purga, Možga, Oudmourtie, Oural, Vjatka Index chronologique : XXIe siècle Mots-clés : démographie, cohabitation intergénérationnelle, natalité, politique démographique, transmission linguistique motscleset demograafia, keele edasiandmine, mitmepõlvkonna kooselu, rahvastiku poliitika, sündimus nomsmotscles Oudmourtes, Russes motsclesru демография, демографическая политика, рождаемость, передача языка, сожительсво нескольких поколений Thèmes : sociologie Keywords : demography, intergenerational coexistence, birth rate, demographic policy, language transmission

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Le prophète des Terjuševo Un mouvement de paysans mordves au début du XIXe siècle The Teryushevo prophet: a movement of Mordvin peasants at the beginning of the 19th century Терюшевский пророк : движение мордовских креcтьян в начале 19. века

Vladimir Kuz’mič Abramov Traduction : Antoine Chalvin

1 Le XIXe siècle arriva en Europe sur les ailes de la Révolution française. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, adoptée en 1789 par l’Assemblée constituante, proclama le droit à la liberté individuelle, à la liberté de parole, le droit de réunion, de religion, le droit à l’égalité des citoyens devant la loi, ainsi que le droit de résister à l’oppression, présentés comme des droits imprescriptibles. Le servage fut aboli, les paysans reçurent des terres et devinrent des propriétaires libres. Les appels à l’égalité, à la liberté et à la souveraineté populaire se propagèrent dans les pays voisins et pénétrèrent jusque dans la lointaine Russie, agitant les esprits et préparant l’opinion publique à comprendre que le servage avait fait son temps. Effrayés, les seigneurs féodaux déclarèrent la guerre à la France afin d’écraser la révolution par les armes. Ils furent rejoints dans leur combat par les autocrates russes : Catherine, son fils Paul, puis son petit-fils Alexandre, qui devint tsar en 1801.

2 Une réaction originale à la Révolution française fut, dans les années 1804-1810, le mouvement national et religieux des paysans mordves du volost’ de Terjuševo (province de Nijni-Novgorod, dans la région de la Volga). Aucun autre volost’ de cette province, depuis le milieu du XVIe siècle, n’avait sans doute causé aux propriétaires fonciers autant d’ennuis et de terreur que celui-ci. Sa population mordve, compacte, avait préservé pendant des siècles ses traditions et ses rites religieux et avait gardé sa dignité dans ses relations avec la noblesse. Dès le début du XVIIe siècle, elle vivait dans le servage ; elle fut en majeure partie baptisée à partir du milieu du XVIIIe siècle. Cependant, malgré tous les efforts et toutes les ruses des propriétaires, des fonctionnaires et du clergé, elle avait toujours conservé son esprit indépendant et fier, son identité et son désir de liberté.

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3 Une partie importante des paysans du volost’ appartenait alors au prince Egor Gruzinskij (descendant russifié du roi Arčil d’Iméréthie1, qui s’était réfugié en Russie au XVIIe siècle, fuyant les Turcs et les Perses). Quand la fille du propriétaire épousa le comte de Saint-Priest (un Français émigré en Russie après la révolution de 1789), le domaine de Terjuševo fut attribué à celui-ci à titre de dot. Chassé par les paysans français, le comte devint propriétaire de paysans mordves. Les raisons qui avaient poussé leur nouveau maître à venir en Russie étaient sans aucun doute bien connues des habitants du volost’ et alimentaient leurs conversations. L’émancipation des serfs dans la lointaine France donnait quelque espoir qu’une telle libération pourrait se produire aussi en Russie. Les rumeurs sur la préparation d’un tel projet, la dégradation de la situation des paysans du fait des guerres incessantes menées par l’Empire, ainsi que la gestion calamiteuse du domaine par Egor Gruzinskij, poussèrent les Mordves de Terjuševo à la révolte.

4 À l’été et à l’automne 1804, des rebelles pillèrent l’administration seigneuriale, détruisirent les actes et documents relatifs au servage qui s’y trouvaient, cessèrent d’exécuter la corvée et s’emparèrent collectivement des récoltes du domaine. L’intendant, qui essaya de leur résister, fut tué. Des unités de l’armée régulière furent envoyées sur les lieux. Les habitants de Terjuševo, comme toujours, s’organisèrent pour accueillir l’expédition punitive et lui résistèrent. Bien sûr, les soldats qui disposaient de fusils remportèrent la victoire sur les paysans, qui étaient armés seulement de fourches et de haches, mais les paysans avaient connu l’espoir de la libération et cet espoir ne s’était pas éteint. Ils n’allèrent pas accomplir la corvée, firent des coupes pour leur propre compte dans les bois du domaine, fauchèrent les prairies du domaine, et se rassemblèrent à l’occasion de cérémonies religieuses traditionnelles. La dimension religieuse a toujours été présente, à un degré ou à un autre, dans les révoltes de Terjuševo, qui revêtaient, en règle générale, un caractère éminemment social. La forme religieuse des interventions était souvent liée à l’échec subi lors des affrontements ouverts avec les autorités : les gens se réfugiaient dans le mysticisme, dans les rêves, réalisant par l’imagination ce qu’ils ne pouvaient pas accomplir dans la vie réelle. Ne trouvant pas de soutien autour d’eux, ils le cherchaient dans les cieux. Le fait de se tourner vers la religion mordve pouvait aussi, semble-t-il, être lié au souvenir que les habitants de Terjuševo conservaient de leur ancienne liberté, remplacée par le servage et le changement de religion. Il est difficile de dire à quel moment fit son apparition, dans ces rassemblements, un autochtone du nom de Kuz’ma Alekseev. Sans doute prit-il dès le début une part active aux événements. Quoi qu’il en soit, le système de conceptions religieuses et sociales qu’il exposa à ses compatriotes n’a pas pu se présenter immédiatement sous sa forme définitive. Cet enseignement se résume comme suit : la religion chrétienne est dépassée : Le Christ n’est plus, et la foi chrétienne va elle aussi cesser d’exister.

5 Il est nécessaire de faire revivre l’ancienne religion mordve, car c’est la seule qui soit authentique. Quand les prières des Mordves parviendront jusqu’à Dieu, douze coups de tonnerre retentiront et depuis le ciel descendront sur la terre David et l’armée des anges, qui jugeront le monde. Après cela, il ne restera plus sur la terre que ceux qui professent la religion mordve, acceptent la loi mordve, adoptent la langue et les vêtements mordves. Les Mordves seront libres, n’appartiendront plus à des propriétaires et ne payeront plus de redevance. Ils auront la première place, parce que même les maîtres

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porteront des vêtements mordves et seront mordves comme eux. (Zevakin 1936, p. 15).

6 Toutefois, Kuz’ma Alekseev appelait ses semblables à prier en se tournant non pas vers l’est, comme c’est l’usage dans la religion mordve, mais vers l’ouest, parce que, selon lui, c’est de l’ouest que devait venir la liberté.

7 Selon nous, l’originalité de l’enseignement d’Alekseev reflétait les événements essentiels qui s’étaient produits en Europe et en Russie depuis la fin du XVIIIe siècle. Dans la France révolutionnaire, la religion chrétienne avait commencé à être remplacée par une « religion civile », selon laquelle la force suprême de la Création était la Raison humaine. Les églises furent fermées. Le calendrier chrétien fut aboli. Même le pape, vénéré par les catholiques comme le représentant de Dieu sur la terre, fut emprisonné. Des échos de ces événements parvinrent selon différentes voies jusqu’aux paysans de Mordovie et de nombreux convertis y virent le début de la fin de la religion chrétienne. On n’est pas bien loin de la première assertion de Kuz’ma Alekseev : Le Christ lui-même a renoncé à son rang, le Christ n’est plus, et la foi chrétienne va cesser d’exister (Zevakin 1936, p. 15).

8 En 1804, le Premier Consul Napoléon Bonaparte se proclama empereur. Toutefois, les principaux acquis de la révolution ne furent pas remis en question, notamment la liberté des paysans à l’égard des propriétaires fonciers. Partout où passaient les soldats français, le servage était aboli. Dans la guerre qui venait de recommencer contre Napoléon, le gouvernement d’Alexandre Ier essuya une défaite. Après les déroutes de l’armée russe à Austerlitz et à Friedland, le traité de Tilsit, douloureux et humiliant pour la Russie, fut signé en 1807. Les troupes de Napoléon arrivaient aux frontières de l’Empire russe. Les serviteurs de la comtesse de Saint-Priest, des soldats mordves étaient rentrés au pays, racontèrent tout cela comme ils le purent aux gens de Terjuševo. C’est là, selon nous, l’origine de la seconde assertion de Kuz’ma Alekseev, selon laquelle le salut et la liberté des Mordves devaient venir de l’ouest. On ne connaît pas précisément les raisons qui ont conduit le prédicateur à choisir comme messie et sauveur du peuple mordve le roi d’Israël David. Comme on le sait, David, ce jeune homme fragile qui, selon la légende, vainquit en combat singulier le géant Goliath, est souvent considéré par les théologiens comme un symbole de la supériorité de l’esprit sur la force brute et de la victoire des petits sur les grands. C’est peut-être là qu’il convient de chercher l’explication de ce choix. L’origine du caractère fantaisiste de la libération et de la diffusion subséquente de la religion mordve dans le monde entier est probablement à chercher dans la conception religieuse du monde de Kuz’ma Alekseev.

9 La situation politique intérieure permit de renforcer la lutte de la paysannerie russe pour la liberté sous ses diverses formes, y compris religieuses. Dans le même temps, elle contraignait les propriétaires à surveiller avec la plus grande vigilance le moindre mouvement de ce colosse puissant, mais encore endormi, qui, tout particulièrement dans les districts nationaux, était toujours prêt à se soulever et à se battre quand les conditions le permettaient. Parmi ces régions figuraient depuis des siècles les terres mordves. C’est pourquoi les agissements de Kuz’ma Alekseev ne pouvaient passer longtemps inaperçus. Le 16 septembre 1809, le gouverneur de Nijni-Novgorod, le Conseiller d’État Runovskij, reçut la lettre suivante : Très honorable Andrej Maksimovič ! Il est de mon devoir de vous informer des circonstances suivantes concernant des rumeurs qui courent dans le district de Nijni-Novgorod et qui sont parvenues jusqu’à moi. Votre Excellence n’est pas sans savoir que le volost’ de Terjuševo est

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constitué en grande partie d’une population de convertis d’environ douze mille âmes, qui n’ont pas le droit de tenir des réunions, mais dont certains continuaient en secret à suivre leurs rites primitifs. Voici qu’à présent, sur les terres de Madame Sofia Alekseevna de Saint-Priest, dans le village de Seskin, le paysan Koz’ma, ayant abandonné ses cultures, détourne du droit chemin les convertis des villages environnants et se présente comme un prophète. Mais en quoi consiste sa prophétie, je l’ignore. Il a même déjà osé agir au grand jour en envoyant ses semblables dans les environs de sa localité, notamment dans mes villages de Sivhu, Lom et Inyutinu, dont les starostes et le représentant de la police sont venus m’informer qu’il s’employait à détourner les gens du droit chemin et qu’en son nom ils allaient de maison en maison pour inviter les paysans à une cérémonie religieuse. Dans le village de Seskin, dimanche dernier, c’est-à-dire le 12 septembre, ils ont rassemblé pas moins de quatre mille âmes des deux sexes. Cela pourrait dissimuler un autre danger. Je prie donc Votre Excellence de bien vouloir prendre en cette occasion les mesures appropriées afin de mettre un terme à tout cela et de diligenter une enquête. J’ai l’honneur, Votre Excellence, de demeurer éternellement votre très humble serviteur, le Prince Pëtr Trubetzkoj. Le 14 septembre 1809 au village de Lapšiha » (Zevakin 1936, p. 25)2

10 L’auteur de cette dénonciation était le père de S. P. Trubetzkoj, l’un des fondateurs et organisateurs de la société secrète qui prépara la première action révolutionnaire en Russie contre le servage et l’autocratie. Lors de la préparation du soulèvement du 14 décembre 1825, S. P. Trubetzkoj fut élu chef des décembristes, des gens qui, selon l’expression de Lénine […] marchèrent sciemment vers une mort certaine afin d’éveiller à une nouvelle vie la jeune génération, et de purifier les enfants nés dans l’oppression et la servitude. (Lenin 1968 p. 225) La principale raison qui le poussa vers l’action révolutionnaire en vue de changer le système social était, selon ses propres termes, […] les révoltes fréquentes et prolongées des paysans contre les propriétaires (Vasil’ev 1965, p. 8)

11 Peut-être les « révoltes fréquentes et prolongées » des habitants de Terjuševo contribuèrent-elles également à la formation de sa pensée ? Quoi qu’il en soit, il devait bien connaître le soulèvement de 1804 dans le volost’ de Terjuševo, où se trouvait également le domaine des Trubetzkoj. S. P. Trubetzkoj passera les dix-sept dernières années de son exil dans la province d’Irkoutsk, où sera également exilé, à la suite de la dénonciation rédigée par son père, Kuz’ma Alekseev.

12 Mais n’anticipons pas. Cette lettre du prince Pëtr Sergeevič Trubetzkoj, conseiller d’État ordinaire et membre de l’une des plus illustres familles de la noblesse russe, ne pouvait pas être ignorée, d’autant plus qu’elle concernait les troubles dans le volost’ de Terjuševo. Voilà pourquoi dès le lendemain, une instruction secrète du gouverneur fut adressée au chef de la police du zemstvo de Nijni-Novgorod, Sergeev, pour lui demander de procéder à une enquête approfondie sur les événements. Le document lui enjoignait également : Ensuite, en les tenant sous bonne garde, amener ici le paysan Kuz’ma ainsi que ses principaux complices, afin de les soumettre à de plus amples interrogatoires et de poursuivre l’enquête sur leurs actions illégales. Entre-temps, m’informer sans délai par messager de l’avancement et de la teneur de vos investigations. Exhorter de la façon la plus stricte les paysans à ne pas accorder foi aux fausses prédictions de ce

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prétendu prophète, à conserver leur calme et à se consacrer comme d’habitude à leurs cultures et à leurs besognes, afin de garantir qu’ils ne tiennent aucune réunion secrète ou publique, sous peine des sanctions inévitables prévues par la loi. Confier la charge de surveiller tous leurs mouvements à des policiers non mordves, en leur ordonnant de vous informer immédiatement de tout élément suspect... J’exige que vous m’expliquiez pourquoi vous ne m’avez pas encore signalé un rassemblement d’une telle importance (Zevakin 1936, p. 25-26).

13 Le 20 septembre, alors que le chef de la police avait déjà commencé son enquête, si l’on peut dire, le gouverneur reçut une lettre de l’archevêque Venjamin de Nijni-Novgorod, ce qui indique que les agents de l’Église étaient également en état d’alerte. Étant donné que cette lettre expose de façon sans doute plus éclairée les principales idées des sermons de Kuz’ma Alekseev, ainsi que leur contexte, j’en cite ici le texte intégralement : Votre excellence ! Le prêtre Ivan Dmitriev, le 16 septembre, a rapporté à Veniamin ce qui s’était passé en janvier de cette même année : le néophyte Kozma Alekseev répand parmi les siens ses paroles « tentatrices », selon lesquelles bientôt leur ancienne foi mordve « s’élèverait » et que la religion chrétienne déclinerait. Ces bruits ont été tellement insistants que les autorités se sont emparées de ce néophyte et l’ont emmené dans le village de Lyskogo chez le prince Egor Gruzinskij qui règne sur ce territoire ; il est resté là jusqu’aux saintes Pâques ; puis, le second jour des sept ?, il est apparu dans le village de Sarlej ; il a assisté longuement aux fêtes à l’église, mieux que par le passé, et déclaré que deux fois, à Lyskovo, il s’était confessé et avait communié aux « saints mystères ». Trois semaines plus tard, les autorités du volost’ ont envoyé à l’église une copie avec ordre de Son Excellence où il est écrit entre autres que la direction dudit volost’ doit surveiller ce néophyte et, au premier cas de récidive, adresser un rapport à Son Excellence et placer ledit néophyte sous bonne garde, l’exiler et l’assigner à résidence. À la mi-mai, le néophyte de nouveau usa de sa parole tentatrice, raison pour laquelle les derniers jours de mai il fut arrêté et mené à Son Excellence le prince Gruzinskij pour y rester jusqu’à ce mois de septembre. À présent, de retour chez lui, il « tente » de nouveau les siens : ils se groupent en nombre autour de lui, recréent dans les champs selon leur vieille coutume mordve des lieux de culte qu’ils vénéraient en secret, à la suite de quoi samedi dernier, à l’approche du soir, on a vu des néophytes se rendre en masse auprès d’Alekseev, et toute cette assemblée s’est prolongée la nuit et le dimanche matin. Après la liturgie dominicale, le prêtre Ioann ainsi que son compagnon ont gagné une éminence et vu à proximité des bois, non loin du village de Seskin où vit le tentateur, une foule abondante et des feux en grand nombre où brûlaient manifestement des restes d’animaux. Ceux qui s’y rendaient leur dirent sans peur qu’ils allaient au temple païen retrouver un prophète, et au retour racontaient que ce prophète est l’esprit du nom de Melčeje. On raconte aussi que, d’après ce faux prophète, le Christ, c’est un rang. Le Christ étant vieux, il s’est retiré. Il n’est plus de Christ, il n’y aura plus de foi chrétienne. Ce rang est conféré à un autre. Celui-ci viendra de l’ouest, c’est pourquoi nous devons prier vers l’ouest. On entend aussi qu’il y aura bientôt un Jugement terrible à l’endroit même où ils célèbrent leur culte païen. C’est pourquoi quelques-uns des néophytes qui y croient partagent leur bien, tandis que d’autres ne plantent ni blé, ni grain. J’ai l’honneur de vous demander, gouverneur miséricordieux, de soumettre à surveillance les actes de néophytes tels que Kozma et ses disciples. Pour ce faire et pour exhorter le paysan mentionné comme les autres (brebis) égarées, il est indispensable de dépêcher dans le village de Bol’še Seskino un prêtre qui saura y faire. Dans ce cas, il se rendra là-bas avec les recommandations adéquates de ma part. Avec mon sincère respect et zèle envers votre Excellence, gouverneur

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miséricordieux, Votre fidèle serviteur et pèlerin, A.Veniamin (Zevakin 1936, p. 26-28)

14 On peut ajouter à cette lettre de l’archevêque que, outre la préparation d’aliments sacrificiels et de boissons rituelles (pure), autres attributs de l’ancienne religion mordve, les habitants de Terjuševo utilisaient dans leurs prières des icônes chrétiennes, par exemple celle de Saint-Nicolas thaumaturge. Certes, il n’est pas impossible que ces icônes aient été utilisées à des fins de « conspiration ». Comme on peut le constater d’après les dénonciations de Trubetzkoj, de Veniamin, et même d’après l’ordre secret de Runovskij, les autorités provinciales étaient préoccupées non pas tant par l’aspect religieux des sermons d’Alekseev que par la protestation sociale qu’ils véhiculaient, le désir de libération du peuple mordve, le grand nombre de ses partisans, et surtout le caractère public de leurs réunions. L’absence de crainte de la part des paysans, c’était là ce que leurs oppresseurs redoutaient le plus. La machine judiciaire impériale se mit au travail. Kuz’ma Alekseev et sept de ses principaux partisans – Nikita Ivanov, 45 ans, Mihail Frolov, 45 ans, Pëtr Maksimov, 43 ans, Nikolaj Alekseev, 26 ans, Boris Ivanov, 27 ans, Jakim Ivanov, 30 ans, Filipp Savel’ev, 30 ans – furent arrêtés. Lors de l’arrestation de Kuz’ma, une foule d’habitants de son village se rassembla dans la cour, prête à lui venir en aide. Pourtant, non seulement il ne demanda par d’aide, mais il fit tout ce qu’il put pour rassurer ses partisans, en leur disant que son affaire ne les concernait pas. Il les exhorta à ne pas oublier la foi mordve, à prier le vendredi et le dimanche et à attendre la liberté et le salut qui ne manqueraient pas d’arriver de l’ouest. Compte tenu de l’état d’esprit des paysans, on peut dire que cette attitude d’Alekseev est la seule chose qui permit d’éviter un nouveau soulèvement à Terjuševo.

15 Le 30 septembre, le gouverneur Runovskij proposa au tribunal de l’uezd de Nijni- Novgorod d’examiner l’affaire « sans le moindre retard ». Le même jour, il informa en détail le ministre de l’Intérieur Aleksej Kurakin, ajoutant à titre personnel que la cause des agissements de Kuz’ma Alekseev était manifestement le désir de celui-ci de recevoir des présents de la part des paysans. Le gouverneur assurait le ministre du caractère insignifiant de l’incident. Toutefois, le ministre et le gouvernement prirent l’affaire très au sérieux. À la mi-octobre, des prêtres et des fonctionnaires furent envoyés dans tous les villages mordves du volost’ de Terjuševo, afin d’exhorter et de menacer les habitants. Les villages de Kurilovo, Borisovo, Tepelevo, Sarlej, Surovatihu, Teploe et Armanihu furent honorés par la visite de l’archevêque Veniamin de Nijni-Novgorod et d’Arzamas. La population paysanne de tous les villages mordves du kraï fut divisée en groupes de dix à quinze fermes, dans chacun duquel fut désigné un responsable d’origine mordve. Dans le cas où des paysans participaient en secret à des prières mordves ou à des réunions, ces responsables avaient l’obligation d’en informer la direction du domaine et du volost’, faute de quoi eux-mêmes ou leurs fils pourraient être incorporés dans l’armée. Seuls les Russes étaient autorisés à avoir des fonctions dans l’administration du volost’ et du domaine. Le 8 novembre, le gouverneur de Nijni-Novgorod reçut un message du ministère de l’Intérieur qui disait : J’ai l’honneur d’informer Votre Excellence que j’ai rendu compte à Sa Majesté Impériale de votre rapport concernant le faux prophète apparu dans la province qui vous est confiée, le paysan Alekseev, et que Sa Majesté a bien voulu honorer de sa Haute approbation les mesures adoptées concernant les convertis qui sont dans l’erreur. Original signé par le ministre de l’Intérieur Aleksej Kurakin. Vérifié sur l’original par le conseiller titulaire Alekseev (Zevakin 1936, p. 52).

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16 La lettre suivante adressée au gouverneur lui ordonne d’informer en détail le ministère de la décision judiciaire rendue dans cette affaire. Le 6 décembre 1809, le gouverneur proposa au Tribunal pénal de la province de Nijni-Novgorod d’examiner celle-ci dans les meilleurs délais : Son Excellence le ministre de l’Intérieur, le prince Aleksej Borisovič Kurakin, sur la base de mon rapport relatif aux nouvelles instructions des autorités civiles et religieuses visant à empêcher les convertis d’origine mordve de tomber dans l’erreur où tentait de les attirer par cupidité le paysan Alekseev, me demande de lui rendre compte en temps voulu de la décision qui sera rendue par le tribunal concernant le paysan Alekseev susmentionné ainsi que ses complices. C’est pourquoi j’invite le Tribunal pénal à rendre dans les meilleurs délais sa décision dans cette affaire et à m’en communiquer copie (Zevakin 1936, p. 54).

17 Les activités de Kuz’ma Alekseev n’étaient évidemment motivées par aucune « cupidité ». Par ce mensonge, Runovskij suggère clairement au tribunal des arguments pour la sentence. De façon générale, en vertu des lois de l’Empire russe, les entorses à la religion chrétienne devaient être jugées par un tribunal ecclésiastique. Mais celui-ci ne pouvait pas condamner quelqu’un à l’exil et encore moins à la peine capitale. L’affaire d’Alekseev pouvait être portée devant une juridiction pénale en cas d’appel au renversement du gouvernement en place, d’un appel à la violence pour se libérer des propriétaires ou de rébellion. Or il n’y avait rien de tel dans ses activités. Il appelait simplement à restaurer la religion mordve et à attendre la liberté. Ainsi, même en vertu des lois draconiennes de l’Empire russe, un procès pénal contre Kuz’ma Alekseev avait un caractère arbitraire. Toutefois, cela ne dérangeait nullement Runovskij, ni Kurakin, ni le tsar Alexandre. Le tribunal pénal de Nijni-Novgorod se saisit de l’affaire avec zèle et empressement. Comment expliquer tout cela ? Le prophète mordve ne disait rien de nouveau, rien qui se distingue des nombreuses autres idées qui, à l’époque de Kuz’ma et très longtemps après lui, circulaient dans tous les coins du monde mordve soulignait le célèbre chercheur prérévolutionnaire, spécialiste des Mordves, N. I. Smirnov. Selon lui, la répression fut causée par le fait que les discours du Saint-Jean mordve avaient des accents sociaux qui ont alarmé l’administration et les propriétaires fonciers locaux (Smirnov 1895, p. 104).

18 Il est probable que c’est là la raison qui poussa les autorités à enfreindre les lois qu’elles avaient elles-mêmes établies.

19 Selon le dossier de l’affaire, Kuz’ma Alekseev naquit et fut baptisé à la fin d’octobre 1764. Lors du prononcé du jugement, il avait 45 ans révolus. Jusqu’en 1802, il cultiva la terre. Puis, pendant sept ans, il fabriqua du charbon dans la forêt. Depuis l’enfance, en plus des rites chrétiens, il pratiquait également les anciens rites mordves. Chez lui étaient constamment présentes et s’affrontaient deux religions, deux ensembles de prières : les prières chrétiennes, qu’il disait en russe, et les prières mordves, qu’il disait dans sa langue maternelle. Ses sept années de vie dans la forêt, sans contact fréquent avec les prêtres et la population russophone, conduisirent à rétablir dans son âme les bases de l’ancienne religion mordve. Peut-être celle-ci, à son tour, stimula-t-elle le développement de sa conscience identitaire. Une fois revenu chez lui, dans son village, il dit avoir commencé à entendre une voix qui lui révélait les canons de la « vraie foi » et les moyens d’agir. Ses sept disciples qui furent traduits en justice montrèrent qu’ils n’avaient pas

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[…] renié la loi chrétienne, qu’ils allaient à l’église et accomplissaient tous les rites chrétiens. Mais, ayant été formés par leurs pères, ils ne renonçaient pas à leurs anciens rites mordves, qu’ils pratiquaient depuis leur enfance (Zevakin 1936, p. 57)

20 À la question de savoir si Kuz’ma Alekseev avait entendu une « voix » et s’ils pensaient que ses sermons étaient la vérité, six accusés répondirent qu’ils ne savaient pas s’il avait ou non entendu ces voix, mais qu’Alekseev était un homme modéré et qu’il ne proposait aux gens rien d’autre que de prier Dieu selon le rite mordve. Ils considéraient cette proposition comme juste et ne pouvaient plus désormais renoncer à ces rites. L’accusé Nikolaj Alekseev ajouta à cela qu’il considérait toutes les prophéties de Kuz’ma […] aujourd’hui encore comme vraies, et pour lui, Alekseev, ces voix qu’il déclarait entendre, pouvaient fort bien exister, parce que lui, Alekseev, était un homme modéré et qu’il suivait toujours le rite mordve quand il priait. Il était donc digne de la révélation qu’il transmettait et lui, Alekseev (cette fois-ci, Nikolaj – V.A.), ne pouvait pas renoncer aux rites mordves (Zevakin 1936, p. 61).

21 Les déclarations des huit accusés concernant leur attachement à la religion et aux coutumes mordves facilitèrent grandement la tâche des juristes complaisants. Au terme d’une brève délibération, ils parvinrent à une conclusion « mûrement réfléchie » qui coïncidait dans les grandes lignes avec l’avis du gouverneur sur les activités de Kuz’ma Alekseev : Qu’il exposait aux paysans des révélations absurdes de sa propre invention. Mais les raisons qui le poussaient à faire tout cela pouvaient être diverses : il se pouvait que ce fût avec l’intention de nuire, pour détourner les gens du droit chemin et tirer profit de leurs biens, ou alors voulait-il les raffermir dans ces rites par son attachement irrationnel, par sa fausse piété et par ses convictions concernant la préservation et la diffusion de ladite pratique mordve. Mais même si tout cela s’est produit du fait d’un attachement absurde aux rites mordves, tout ce qu’il a fait est impardonnable, dans la mesure où il a installé chez les paysans une grande dépravation et un relâchement dans la religion chrétienne. En conséquence de quoi Alekseev, pour cette révélation absurde inventée par lui, ainsi que pour l’organisation, en présence de nombreuses personnes, de cérémonies religieuses factices selon le rite mordve et contraires à la religion chrétienne, est condamné, conformément à l’article 254 du Statut de la circonscription ecclésiastique et à l’article 202 du Code militaire, en proportion de ses actions, à recevoir 80 coups de fouet dans le village de Bolšoe Seskino, en présence des Mordves convertis ayant participé et réunis en prière, ensuite de quoi, afin d’éviter qu’il continue à dépraver les paysans par lui, il sera déporté dans la province d’Irkoutsk (Zevakin 1936, p. 63-64). Concernant les autres accusés, l’arrêt poursuit : Nikita et Boris Ivanov, paysans du village de Bol’šoe Seskino, croyant aveuglément l’injonction qu’il leur avait faite, allèrent de village en village en propageant ses idées, et en appelant les paysans de tout le volost’ à une prière collective ; ... de plus Mihail Frolov, Pëtr Maksimov, Nikolaj Alekseev, Jakov Ivanov et Filip Savel’ev du village de Kužutok assistèrent ledit Alekseev pour la prière du 12 septembre selon leur ancienne coutume mordve. C’est pourquoi, pour cette participation, à la mesure de la faute de chacun, sur la base de l’article 129 du code militaire, ils seront condamnés à 40 coups de fouet, et les deux premiers, Boris et Nikita Ivanov - parce que plus que les autres, ils ont participé à cette supplique paysanne -, les enrôler dans l’armée, avec l’accord de leur propriétaire, et en cas d’incapacité pour le service, ils seront déportés dans cette même province d’Irkoutsk (Zevakin 1936, p. 64). L’arrêt poursuit : Lors de l’exécution du châtiment sur les condamnés, interdire formellement à tous les convertis mordves du volost’ de Terjusevo de tenir à l’avenir des

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rassemblements destinés à effectuer des cérémonies d’après les anciens usages mordves, tant ouvertement qu’en secret, sous peine d’un jugement sévère conformément aux lois. Veiller à cet égard à maintenir une surveillance attentive du tribunal du zemstvo. Le Président Karl Rebinder, le conseiller David Čekerljan, les assesseurs de la noblesse Sergej Skuridin, Evgraf Babkin, l’assesseur des marchands Sergej Pačkunov. Confirmé par le secrétaire Sergej Il’in. Signé le 11 janvier 1810. Lu par l’avoué régional des affaires pénales le 12 janvier... Conformité avec l’original vérifiée par l’employé de bureau Aleksandr Evenius (Zevakin 1936, p. 64-65). Dans une lettre au ministre Kurakin, le gouverneur Runovskij présenta ce jugement. Le 19 mars, il reçut une réponse qui disait : Le rapport de Votre Excellence en date du 15 février, comportant un extrait de la décision du Tribunal pénal de Nijni-Novgorod concernant le paysan Kuz’ma Alekseev et ses complices, condamnés pour avoir divulgué de fausses rumeurs visant à débaucher les convertis mordves et à affaiblir chez eux la religion chrétienne, a été porté à l’attention de Sa Majesté Impériale qui a daigné ordonner ce qui suit. Le verdict du Tribunal pénal relatif aux paysans susmentionnés doit être mis à exécution, à l’exclusion des châtiments corporels dont tous doivent être dispensés. J’ai l’honneur de communiquer cette volonté suprême à votre Excellence en vue de la bonne exécution de celle-ci. Le Ministre de l’Intérieur signé sur l’original par le prince Aleksej Kurakin (Zevakin 1936, p. 67).

22 Cependant, la « grâce » impériale ne put épargner le fouet qu’à Nikolaj Alekseev. Pour les autres, la peine fut exécutée, et les condamnés à ce moment-là étaient déjà en route pour la Sibérie. Après la présentation de plusieurs documents justifiant la non- exécution de l’« ordre impérial », à la fin de juillet 1810, l’affaire fut clôturée.

23 Malgré l’importance de la dimension sociale dans les activités de Kuz’ma Alekseev, on ne doit pas cependant oublier son enseignement religieux. Sur ce plan, il se présente comme un réformateur de l’ancienne religion mordve, dans laquelle il a incorporé des éléments juifs (le roi David) et chrétiens (Saint-Nicolas). Dans les sermons d’Alekseev, nous rencontrons le passage définitif du polythéisme – qui comportait certes un dieu suprême, Shkaem – au monothéisme.

24 Les prières sont faites non seulement le vendredi, ce qui était le cas chez les Mordves probablement depuis l’époque de la Horde d’or, mais aussi le dimanche, ce qui est évidemment dû à l’influence chrétienne. Une nouveauté radicale est l’obligation de prier en se tournant non vers l’est (lever du soleil), mais vers l’ouest. Les raisons possibles à cela ont été discutées plus haut. Et les officiants de la prière (appelés ozatja et puren’atja) ne sont pas élus, comme c’était l’usage, mais nommés par Kuz’ma lui- même. Tout l’enseignement d’Alekseev est imprégné d’un fort sentiment identitaire : tout ce qui est mordve est lié pour lui à la religion mordve. Si l’on considère que l’arrivée du christianisme s’est accompagnée par l’assimilation de la culture mordve et de tout le peuple mordve, le désir de l’opposer à la religion mordve peut être considéré comme une tentative pour stimuler la conscience identitaire du peuple, pour l’unir dans la lutte pour la survie. La nouvelle religion mordve dans laquelle Alekseev, dans ces conditions, devait voir la seule force capable de sauver les Mordves en tant que peuple distinct, lui apparaissait non pas comme le vieux panthéon des dieux païens, mais comme un ensemble formé sur la base de l’ancienne religion mordve, du judaïsme et du christianisme. Il semble avoir essayé de prendre le meilleur de chaque religion.

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Pour ce paysan illettré, il était extraordinairement difficile de conduire ses gens non pas à se battre, ni à piller les demeures des propriétaires, ni même à résister aux expéditions punitives, mais à entrer dans le nouveau monde des sentiments et des idées de la religion. Bien sûr, Kuz’ma Aleekseev fut tout d’abord aidé par les aspirations et les espoirs des paysans eux-mêmes. Ses qualités personnelles – l’intelligence, la probité, la foi profonde dans son destin personnel ainsi que son exceptionnel talent oratoire – jouèrent également un rôle important.

25 La figure hors du commun du « prophète mordve » a retenu l’attention des chercheurs prérévolutionnaires et soviétiques, parmi lesquels V. I. Sneževskij, qui écrivit en 1892 dans le n° 10 de la revue Istoričeskij vestnik (Le Bulletin historique) un remarquable article intitulé « Kuz’ma, le prophète mordve de Terjuševo » ; N. I. Smirnov, qui compila notamment la première biographie relative au personnage ; T. V. Vasil’ev, qui lui consacra de nombreuses lignes dans son livre « La Mordovie », publié en 1931 ; M. I. Zevakin, qui publia sur Kuz’ma Alekseev toute une monographie, etc. Malheureusement, il existe aussi une littérature d’un autre type, visant à déformer l’image de cet homme pur et à lui imposer, en quelque sorte, un bagne moral. Après son procès, il a été la cible, dans un certain nombre de journaux, de calomnies et de moqueries. En 1866, le magazine Otečestvennye zapiski (Mémoires patriotiques), dans ses numéros d’août et de septembre, n’eut aucun scrupule à publier à son sujet un article plein de sous-entendus et d’insultes. Plus tard fut publiée une brochure séparée au contenu similaire, dont on trouve aujourd’hui encore des copies manuscrites ici ou là.

26 Ces insinuations reçurent fort heureusement des réponses adéquates de la part des chercheurs russes sérieux. C’est ainsi que N. I. Smirnov, dans la bibliographie commentée de sa monographie Mordva (Les Mordves), écrit au sujet du pamphlet publié dans les Otečestvennye zapiski : L’auteur s’écarte du terrain de la factualité scientifique et s’engage dans le domaine de l’exercice littéraire à partir d’un canevas constitué de fragments déformés empruntés à la tradition populaire (russe – V.A.). K. nous donne une description détaillée de l’apparence du prophète mordve et lui prête des aventures que nul ne pouvait connaître... Ces développements littéraires de médiocre qualité occupent la totalité de l’article... (Smirnov 1895, p. 266)

27 De tels écrits, qui étaient devenus un phénomène nouveau dans le combat contre les partisans de la liberté et la dignité de leur peuple, avaient pour but d’altérer leur image positive voire de les effacer de la mémoire des générations futures.

28 Mais Kuz’ma Alekseev ne fut pas oublié par ses compatriotes. Les Mordves de Terjuševo continuèrent encore longtemps à se rendre à des réunions secrètes et à prier comme il le leur avait enseigné. Ils accomplissaient leurs rites selon leur manière ancienne, écrit Smirnov, mais ils ne leur associaient plus aucune attente. (Smirnov 1895, p. 105)

29 Les événements des années 1804-1810 furent le dernier grand mouvement identitaire des Mordves de Terjuševo. Leurs ancêtres s’étaient battus vaillamment sous la bannière de Purgaz3 et d’Alabuga 4. Ils s’étaient lancés à l’assaut des forteresses tsaristes avec Moskov et Vorkadin5. Ils avaient pillé les domaines fonciers dans les unités d’Akaj Boljaev6, d’Aljona d’Arzamas7 et de Nesmejan Vasil’ev8.

30 Il ne fait aucun doute que les Mordves de Terjuševo, installés dans les alentours de Nijni-Novgorod – principale base de la politique coloniale tsariste dans la région de la Volga –, qui furent toujours les premiers à recevoir les coups de l’appareil administratif

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et ecclésiastique, par leur combat long et acharné pour préserver leur indépendance, leur culture, leur religion et leur identité, ont non seulement sauvé de l’assimilation une partie importante de la région mordve, mais aussi affaibli la pression du tsarisme sur les autres peuples non russes. Cette lutte séculaire contre le puissant appareil étatique et ecclésiastique d’un immense empire a épuisé peu à peu les forces des Mordves de Terjuševo, aussi tenace que fût cette population. Actuellement, leurs villages russifiés sont situés en majeure partie dans le raïon de Dal’ne Konstantinovo de l’oblast de Nijni-Novgorod. Ils ont perdu leur langue, leur identité, et seules les particularités de leur culture et de leur psychologie rappellent encore leur héroïque passé mordve.

BIBLIOGRAPHIE

LÉNINE Vladimir 1968 = Ленин Владимир Ильич, « Памяти Герцена » (Souvenir de Herzen), Полн. собр. соч. (5 изд.) (Œuvres complètes 5e édition). Т. 21. М.: Политиздат.

SMIRNOV Ivan 1895 = Смирнов Иван Николаевич, Мордва (Les Mordves), Казань.

VASIL’EV Andrej 1965 = Васильев Андрей, С. П. Трубецкой (S.P. Trubetzkoï), Л.

ZEVAKIN M. 1936 = Зевакин М. И., «Кузьма Алексеев» (Kuz’ma Alekseev), Крестьянское движение мордвы Терюшевской волости (1808-1810 гг.): материалы архива (Le mouvement paysan des Mordves de la volost de Terjuševo), Саранск.

NOTES

1. Poète, descendant de la famille impériale d’Iméréthie, Arčil II occupa à plusieurs reprises le trône impérial entre 1661 et 1698. Il en fut chassé du fait d’une intervention turque et dut se réfugier à Moscou, où il avait déjà fait un séjour de plusieurs années. Il y mourut en exil et fonda la communauté géorgienne de Moscou (Ndlr). 2. Ici et par la suite, la version originale de ces documents est présentée sans rectifications (NdA). 3. Purgaz ou Purgas, prince erza du XIIIe siècle, mentionné dans les chroniques russes, dirigeant d’une entité appelée volost de Purgas (Ndlr). 4. Alabuga, prince mordve du XIVe siècle, mentionné dans les chroniques russes, combat du côté de la Horde contre les Russes et fédère les tribus mordves septentrionales sous sa houlette (Ndlr). 5. Vorkadin Činkov (erza), avec Moskov, ont dirigé en 1606-1607, à l’époque des troubles, une insurrection dans la région de Nijni-Novgorod (Ndlr). 6. Akaj Boljaev, chef (murza) mordve, leader de l’insurrection paysanne de 1670-1671 (Ndlr).

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7. Aljona d’Arzamas, religieuse née dans une famille cosaque, leader d’un régiment de paysans insurgés lors de l’insurrection de Stepan Razin en 1670-1671 (Ndlr). 8. Nesmejan Vasiljev, leader de l’insurrection mordve de Terjuševo en 1743-45 (Ndlr).

RÉSUMÉS

Cet article relate le mouvement religieux et national d’un groupe ethnographique mordve, les Terjuh, vivant dans la région de la Volga. Ce mouvement s’est déroulé dans les années 1808–1810 et a été dirigé par Kuz’ma Alekseev. Ce groupe était la seule partie de la population mordve qui se trouvait soumise au droit féodal et qui, dans le kraï de Nižegorod, mena un combat résolu pour sa liberté. Ce mouvement des Terjuh pour se libérer du servage reflète de manière curieuse les idées de la Révolution française de 1789. Celles-ci se combinaient avec les idées d’une renaissance nationale des Mordves, que Kuz’ma Alekseev voyait sous forme d’une nouvelle religion ethnique, fondée sur un ensemble combinant des orientations issues des religions mordve, judaïque et chrétienne. Ce mouvement ne toucha qu’une volost et quelques milliers de paysans mordves ; il n’en reste pas moins qu’il fit peur au gouvernement de la Russie, de sorte que c’est l’empereur Alexandre 1er en personne qui dirigea son écrasement.

This article presents an ethnic religious movement in a Mordvin ethnic group, the Teryukh, living in the Volga region. It took place in 1808–1810 and was led by Kuzma Alekseev. This group was the only part of the Mordvin population that was under feudal rule and that fought fiercely for freedom in the Nizhegorod region. This Teryukh movement in order to emancipate themselves from serfdom curiously reflects ideas from the 1789 French revolution, combined with ideas of Mordvin revival under the form of a new ethnic religion. Kuzma Alekseev saw this new religion as a mix of elements from the Mordvin, Judaic and Christian religions. This movement concerned only one volost and some thousands of Mordvin peasants; still, it frightened the Russian government so deeply that its repression was led personally by tsar Alexandre I.

В статье описывается национально-религиозное движение мордовской этнографической группы — терюхан, живущих в Поволжье, в 1808–1810 гг., под руководством крестьянина Кузьмы Алексеева. Эта группа была единственной частью мордовского населения, находящейся в крепостной зависимости и выделялась в Нижегородском крае особо упорной борьбой за свободу. В движении терюхан за освобождение от крепостничества в своеобразной форме нашли отражение идеи Великой Французской революции 1789 г. Они сочетались с идеями национального возрождения мордвы, которое Кузьма Алексеев видел в создании новой национальной религии, основанной на комплексе установок древней мордовской, иудейской и христианской религий. Хотя это движение не вышло за пределы одной лишь волости и в нем участвовало всего лишь несколько тысяч мордовских крестьян, оно настолько напугало правительство России, что его подавлением руководил лично император Александр 1.

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INDEX

Keywords : Mordvinian Religion, New Religion, Peasant Movement, Repression, Religious Revitalisation, Uprising Index chronologique : XIXe siècle (début), XVIe siècle motscleset mordva religioon, repressioon, talupoja liikumine, usuline revitalisatsioon, uus religioon, ülestõus Index géographique : Armanihu, Arzamas, Austerlitz, Bol’še Seskino, Borisovo, Dal’ne Konstantinovo, Fédération de Russie, Friedland, Inyutinu, Irkoutsk (oblast’), Kurilovo, Lom, Lyskogo, Nižni Novgorod (oblast’), Sarlej, Seskin, Sivhu, Surovatihu, Tepelevo, Teploe, Terjuševo, Tilsit, Volga (vallée de la), Alabuga Mots-clés : Iméréthie, Décembristes, mouvement paysan, nouvelle religion, revitalisation religieuse, religion mordve, répression, soulèvement motsclesru крестьянское движение, мордовская религия, репрессии, религиозная ревитализация, восстяние nomsmotscles Mordves, Perses, Turcs, Russes Thèmes : histoire

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Терюшевский Пророк движение мордовских креcтьян в начале 19. века

Vladimir Kuz’mič Abramov

1 XIX век влетел в Европу на крыльях Великой Французской революции. Декларация прав человека и гражданина, принятая Учредительным собранием Французской республики в 1789 году, провозглашала неотъемлемыми правами человека свободу личности, слова, собраний, вероисповеданий, равенства граждан перед законом, а также право на сопротивление угнетению. Отменялось крепостное состояние, крестьяне получали землю и становились свободными собственниками. Призывы к равенству, свободе и народовластию распространялись в соседних с Францией странах, проникали в далекую Россию, будоража умы, готовя общественное мнение к пониманию того факта, что крепостное право изжило себя. Напуганные феодальные властители объявили Франции войну, чтобы силой оружия подавить революцию. К ним последовательно присоединялись и русские самодержцы: Екатерина, ее сын Павел и, наконец, внук Александр, ставший царем в 1801 году.

2 Своеобразной реакцией на Французскую революцию, стало национально- религиозное движение мордовских крестьян Терюшевской волости поволжской Нижегородской губернии в 1804—1810 годах. Пожалуй, ни одна волость Нижегородского края, начиная с середины XVI столетия, не доставляла помещикам столько хлопот и страха, как эта. Ее компактное мордовское население на протяжении веков стойко держалось своих традиций, религиозных обрядов, достоинства в отношении с дворянами. Оно уже с начала XVII века находилось в крепостной зависимости, и с середины XVIII столетия было в основном крещено. Однако, несмотря на все усилия и ухищрения помещиков, чиновников и церковников, пока еще сохраняло гордый независимый дух, национальное самосознание и стремление к свободе.

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3 Значительная часть крестьян волости в это время принадлежала князю Егору Грузинскому, обрусевшему потомку имеретинского царя Арчилы, бежавшего в Россию ещё в XVII в. от турок и персов. Когда дочь владельца вышла замуж за французского графа де Сент-Приест, эмигрировавшего после революции 1789 г., терюшевские имения были вручены зятю в качестве приданого. Граф, изгнанный французскими крестьянами, получил во владение мордовских. Причины, побудившие их нового хозяина приехать в Россию, без сомнения терюшевцам были известны и не раз ими обсуждались. Освобождение крестьян в далекой Франции дарило какую-то надежду и на освобождение крестьян в России. Слухи о подготовке такого освобождения, ухудшение положения крестьян в связи постоянными войнами, которые вела империя, а также разорительное управление имениями Егором Грузинским подняли терюшевскую мордву на восстание. 4 Летом - осенью 1804 года восставшие разгромили, барскую контору, уничтожили находившиеся там крепостные акты и документы, перестали отбывать барщину, а заодно забрали урожай с барских полей. Управляющего, пытавшегося собственными силами справиться с крестьянами, убили. В волость были направлены регулярные воинские части. Терюшевцы, как всегда, организованно встретили карателей и оказали им сопротивление. Разумеется, солдаты с ружьями победили крестьян, вооруженных вилами и топорами, но огонь надежды на освобождение, разгоревшийся в душах людей, они погасить не смогли. Крестьяне не ходили на барщину, рубили для себя помещичий лес, косили помещичьи луга, собирались на сходки, которые по традиции проводили как моления по древним мордовским обрядам. Религиозная окраска в той или иной степени всегда присутствовала в восстаниях терюшевцев, имевших, как правило, глубокий социальный характер. Религиозная форма выступлений чаще всего сопутствовала неудачам в открытых столкновениях с властью, после которых люди уходили в мистику, в мечты, совершая в фантазиях то, что они не смогли осуществить в реальной жизни, и, не видя поддержки вокруг себя, искали ее на небесах. Стремление к мордовской вере, как представляется, могло быть также связано с памятью терюшевцев о былой свободной жизни, которая сменилась крепостной зависимостью вместе со сменой религии. Когда на подобных сходках появился Кузьма Алексеев - исконный уроженец этих мест - сказать трудно. Скорее всего, он с самого начала был активным участником событий. Во всяком случае, система религиозных и социальных взглядов, изложенная им землякам, не могла появиться сразу в законченном виде.

5 Это учение вкратце сводилось к следующему: христианская религия устарела, Христа больше нет, не будет и христианской веры. 6 Необходимо возрождать древнюю мордовскую религию, так как только она является истинной. Когда мордовские молитвы дойдут до бога, ударит двенадцать громов и с неба на землю сойдет Давид и сонмы ангелов Они

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будут судить мир. После этого на земле останутся только те, кто исповедует мордовскую веру, принимает мордовский закон, язык, одежду. Мордва будут свободны, не будут принадлежать помещикам и платить оброк, а будут первыми людьми, потому что и господа их все оденутся в мордовские платья и будут такие же мордва (Зевакин 1936 : 15). 7 При этом Кузьма призывал земляков молиться не на восток, как следовало по мордовской вере, а на запад, поскольку, по его словам, свобода должна была прийти к ним с запада.

8 На наш взгляд, в учении Алексеева в своеобразной форме нашли отражение те значительные события, которые произошли в Европе и России с конца XVIII века. А произошло следующее. В революционной Франции вместо христианской стали вводить «гражданскую религию», где высшей силой мироздания объявлялся человеческий разум. Закрывались церкви. Был отменен христианский календарь. Даже самого папу Римского, почитавшегося католиками наместником Бога на земле, посадили в тюрьму. Отголоски этих событий различными путями долетали до мордовских крестьян и среди многих новокрещен расценивались как начало конца христианской религии. Отсюда недалеко до первого утверждения Кузьмы Алексеева: Христос чин с себя сложил, Христа больше нет, не будет и христианской веры (Зевакин 1936 : 15). 9 В 1804 году первый консул французской республики Наполеон Бонапарт провозгласил себя императором. Тем не менее, основные завоевания революции остались неприкосновенными, в том числе и свобода крестьян от помещиков. По-прежнему там, куда ступала нога французского солдата, рабство и крепостничество отменялись. Вновь начавшее борьбу с Наполеоном правительство Александра I потерпело поражение. После страшных разгромов русской армии под Аустерлицем и Фридландом, в 1807 году, был заключен тяжелый, унизительный для России Тильзитский мир. Наполеоновские войска подошли к границам Российской империи. Дворня графини де Сент-Приест, мордовские солдаты, возвращавшиеся в родные места, рассказывали терюшевцам, как умели, обо всем этом. Вот откуда, по нашему мнению, явилось второе утверждение Кузьмы Алексеева, что спасение и свобода к мордве придут с запада. Непонятны причины, побудившие проповедника избрать в качестве мессии - спасителя мордовского народа - израильского царя Давида. Известно, что хрупкий юноша Давид, победивший, согласно мифу, в единоборстве вражеского великана Голиафа, часто рассматривался теологами как символ превосходства духа над грубой силой и победы малочисленных народов над большими. Возможно, здесь следует искать ответ на последний вопрос. Что же касается фантастических атрибутов акта освобождения и последующего распространения мордовской веры на весь мир, то их истоки, вероятно, надо искать в религиозном мировоззрении Кузьмы Алексеева.

10 Внутриполитическая ситуация способствовала усилению борьбы российского крестьянства за свободу в различных, в том числе и религиозных формах. В то же время она заставляла помещиков с особой

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настороженностью следить за малейшими движениями этого могучего, но пока еще спящего колосса, тем более в национальных районах, всегда готовых подняться на борьбу при соответствующих условиях. К таким районам на протяжении столетий относился мордовский край. Поэтому деятельность Кузьмы Алексеева не могла долго оставаться незамеченной. 16 сентября 1809 года нижегородский губернатор, действительный статский советник Руновский получил письмо, в котором говорилось: Милостивый государь мой, Андрей Максимович! Долгом поставлю известить Вас о следующих обстоятельствах, имеющихся в Нижегородской округе по дошедшим мне слухам. Небезызвестно Вашему превосходительству, что Терюшевскую волость составляет большая часть из новокрещен около 12-ти тысяч душ, которым запрещено иметь сходбища, из коих хотя прежде некоторые тайно придерживались первобытному их обряду.— А ныне вотчины Г-жи Софьи Алексеевны Санприест деревни Сескина крестьянин Козьма, оставя хлебопашество, обольщает окрестных селений тех новокрещен и представляет себя за пророка, но в чем состоит его пророчество, то мне неизвестно. И даже осмелился уже делать явно. Рассылая подобных себе в окрестности своего селения, в том числе и в мои деревни Сивху, Лом и Инютину, из коих приезжали мне рапортовать старосты и сотский, через что соблазняет, и сзывали от его имени, ходя по дворам, для оного служения. И в деревне Сескине; в прошедшее воскресенье, т. е. сентября 12 числа оных собралось обоего пола не менее 4-х тысяч душ. Через что может скрываться и другое зло. Итак, прошу Вашего превосходительства взять в сем случае надлежащие меры к прекращению сего и приказать исследовать. А затем пребыть честь имею Вам навсегда Вашего превосходительства милостивый государь мой, покорнейший слуга князь Петр Трубецкой. 14 сентября 1809-го сельцо Лапшиха1 (Зевакин 1936 : 25). 11 Человек, написавший этот донос, был отцом С.П. Трубецкого - одного из создателей и организаторов тайного общества, подготовившего первое в России революционное выступление против крепостничества и самодержавия. При подготовке восстания 14 декабря 1825 года С.П. Трубецкой был избран вождем декабристов - людей, идущих, по выражению В. И. Ленина, сознательно на явную гибель, чтобы разбудить к новой жизни молодое поколение и очистить детей, рожденных в среде палачества и раболепия (Ленин 1968: 225). 12 Главной причиной, побудившей его к революционной деятельности по изменению общественного строя, сам Трубецкой назвал частые и продолжительные возмущения крестьян против помещиков... (Васильев 1965 : 8). 13 Кто знает, может быть, «частые и продолжительные возмущения» терюшевцев тоже внесли свой вклад в формирование его образа мыслей. Во всяком случае, восстание 1804 года в Терюшевской волости, куда входило и поместье Трубецких, он должен был знать хорошо. Последние семнадцать лет

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своей ссылки С.П. Трубецкой проведет в Иркутской губернии, куда будет сослан по делу, возбужденному доносом его отца, и Кузьма Алексеев.

14 Но все это будет позднее, а сейчас письмо действительного статского советника, представителя одного из самых знатных родов Российской империи, князя Петра Сергеевича Трубецкого не могло остаться без внимания, тем более, что оно касалось неспокойной Терюшевской волости. Поэтому на следующий день последовало секретное указание губернатора нижегородскому земскому исправнику Сергееву тщательным образом разобраться в происходящем. Далее в ордере предписывалось: Потом как оного крестьянина Кузьму, так и главнейших его сообщников, взяв под крепкую стражу, доставить сюда для дальнейшего их испытания и рассмотрения их противозаконного поступка. Между тем об успехе и о существе вашего по сему разысканию немедленно мне донести с нарочным; а крестьянам строжайше подтвердить, чтоб они, не веря ложным предсказаниям, называющих пророком крестьянина Кузьму, оставались в покое, упражнялись по-прежнему в хлебопашестве и хозяйственных изделиях, закрепив сим накрепко, чтоб ни тайных, ни явных сходбищ делать не делали, под страхом неизбежного по законам наказания, а наблюдение за всеми их движениями препоручить сотским не из мордвы, приказав им обо всем подозрительном немедленно вам доносить... Требую объяснения, почему вы о таком многочисленном сходбище доселе мне не рапортовали (Зевакин 1936: 25-26). 15 20 сентября, когда исправник уже приступил, так сказать, к расследованию, губернатор получил письмо от нижегородского архиепископа Вениамина, показывающее, что агенты святой церкви тоже не дремали. Поскольку в этом письме, пожалуй, наиболее квалифицированно излагаются основные идеи проповедей Кузьмы Алексеева, а также их обстановка, текст приведем полностью: Превосходительный господин! Милостивый государь! Нижегородской округи села Сарлей священник Иван Дмитриев сего сентября в 16-й день донес мне о происходивших в январе месяце сего года слухах, что вотчины ея сиятельства графини Софьи Алексевны Сенприест, приходской к тому селу Сарлеям доли ево священника деревни Большаго Сескина новокрещен Козьма Алексеев рассеивает для собратии своей соблазнительные слова, клонящиися к тому, что де вскоре прежняя их мордовская вера возвысится, а христианская упадет. Слухи сии тем подтвердились, что волостное их начальство взяв ево новокрещена за сие отослало в село Лысково к его сиятельству князю Егору Александровичу Грузинскому, надзирающему над их вотчиною и там он новокрещен пробыв до святые Пасхи, во второй день светлыя седмицы явился в село Сарлей, и, ходя долгое время по праздникам в церковь прилежнее прежнего, ему священнику с братьею сказывал, что он в Лыскове дважды исповедовался и «святых тайн приобщался». А по прошествии около трех недель после Пасхи волостное их правление прислало к ним в церковь копию с приказанием его сиятельства, в коем между прочим написано, чтоб оное волостное правление за ним новокрещеным смотрело, и по первых случаях о ево опять на то поползновение, прислало его сиятельству рапорт, а ево новокрещена содержало бы под стражею для отсылки и на поселение. В средних числах мая опять он новокрещен стал прежним свои соблазнительные слова рассеивать, за что в последних

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числах мая взят и отослан к его сиятельству князю Грузинскому, где и был до сего сентября. А ныне явясь в дом свой начал свою собратию соблазнять, что они многочисленно к нему собираются, составляют на полях по прежним своим мордовским обыкновениям мольбища, кои прежде делали тайно, а напоследок в мимошедшую субботу к вечеру видимо было, что толпы новокрещеных шли и ехали к нему, Алексееву, и таков збор всю на воскресенье ночь и в воскресенье по утру продолжался. Он священник Иоанн после обедни в воскресенье с товарищем своим в селе Сарлей с сотским входили на высокое место, и видели близь рощи состоящей неподалеку от деревни Сескина, где оной соблазнитель живет, народу бесчисленное множество и во многих местах дымящиеся огни, на коих по-видимому сожигали они части животных. Едущие туда новокрещены многим попадающимся навстречу, в том числе и им, безбоязненно сказывали, что они едут на мольбище к пророку, а возвращаясь оттуда рассказывали, что ему пророку является дух именем Мельчеже. Да еще слышится, что он лжепророк говорит, что слово Христос есть чин. Христос будучи стар, чин сей с себя сложил. Христа больше нет, не будет и христианской веры. Чин сей предпоручен другому. Он придет с запада, поэтому молиться мы должны на запад. Также, что скоро будет страшный суд и на том самом месте, где у них происходило мольбище. Посему некоторые из новокрещеных веря сему, раздают имение, а другие и парового хлеба не сеяли ни зерна. Таковых новокрещеных Козьмы и последователей его поступки представляя к рассмотрению Вашего превосходительства, имею честь известить Вас милостивый государь! Что есть ли по усмотрению Вашему необходимом надобность востребует отправить в деревню Больше Сескино, для увещания как показанного крестьянина, так и других заблуждающихся, искуснаго священника, в таком случае оный с надлежащим наставлением от меня немедленно отправлен быть имеет. Впрочем с истинным моим к Вам почтением и усердием Вашего превосходительства милостивого Государя усердный слуга и богомолец А. Вениамин (Зевакин 1936 : 26-28). 16 К письму архиепископа можно добавить, что наряду с приготовлением жертвенной пищи и напитков (пуре), другими атрибутами древней мордовской религии, в молениях терюшевцев использовались христианские иконы, например, Николая Чудотворца. Правда, не исключено, что их брали в целях «конспирации». Как следует из доносов Трубецкого, Вениамина, а также из секретного ордера Руновского, губернские власти обеспокоил не столько религиозный аспект проповедей Алексеева, сколько содержащийся в них социальный протест, стремление к освобождению мордовского народа, многочисленность, и, самое главное, открытость собраний его последователей. Отсутствие страха у крестьян - вот что внушало наибольший страх их угнетателям. Имперская судебная машина заработала. Кузьма Алексеев и семь его наиболее видных сторонников: Никита Иванов - 45 лет, Михаил Фролов - 45, Петр Максимов - 43, Николай Алексеев - 26, Борис Иванов - 27, Яким Иванов - 30, Филипп Савельев - 30 лет были арестованы. В момент ареста Кузьмы ко двору собралась толпа односельчан, готовая прийти к нему на помощь, однако, он не только не просил помощи, но и всячески успокаивал своих сторонников, говоря, что его дело их не касается. При этом Кузьма призвал их не забывать мордовской веры, молиться по пятницам и воскресеньям и ждать свободы и спасения, которые непременно

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придут с запада. Учитывая настроение крестьян, можно сказать, что только такое поведение Алексеева предотвратило новое восстание терюшевцев.

17 30 сентября губернатор Руновский предложил нижегородскому уездному суду рассмотреть дело «без малейшего промедления». В этот же день он подробно информировал о нем Министра внутренних дел империи Алексея Куракина, добавив от себя, что причина подобной деятельности Кузьмы Алексеева, видимо, заключается в стремлении последнего, пользоваться подношениями крестьян. Губернатор уверял министра в незначительности произошедшего, однако, и сам он и правительство отнеслись к делу весьма серьезно. В середине октября во все мордовские села Терюшевской волости были посланы священники и чиновники для увещеваний и угроз, а села Курилово, Борисово, Тепелево, Сарлей, Суроватиху, Теплое и Арманиху удостоил посещением сам архиепископ Нижегородский и Арзамасский Вениамин. Крестьянское население всех мордовских сел края было разбито на группы по десять - пятнадцать дворов, с назначением в каждой из них ответственного из мордвы. В случае тайного участия крестьян в мордовских молениях или собраниях эти ответственные обязаны были доносить вотчинному и волостному начальству под угрозой отдачи в рекруты либо их самих, либо их сыновей. В волостную и вотчинную администрацию вводились лишь русские. 18 8 ноября нижегородский губернатор получил послание из Министерства внутренних дел, в котором говорилось: Честь имею известить ваше превосходительство, что я докладывал Государю императору по представлению вашему, в рассуждении появившегося во вверенной вам губернии лжепророка крестьянина Алексеева, и его Императорское Величество удостоил Высочайшего одобрения меры, ваши милостивый государь мой, в рассуждении заблуждающихся новокрещен принятые. На подлинном подписал Министр Внутренних Дел к. Алексей Куракин. С подлинным сверял Титулярный советник Алексеев. (Зевакин 1936 : 54). 19 В следующем послании губернатору предписывалось подробно информировать министерство о решении суда по этому делу. 6 декабря 1809 года губернатор внес предложение в губернскую Нижегородскую Палату Уголовного суда о скорейшем его рассмотрении: «Его сиятельство Господин Министр внутренних дел князь Алексей Борисович Куракин, вспоследствие представления моего, о дальнейших распоряжениях со стороны гражданского и духовного начальств к удержанию новокрещен из мордвы от заблуждений, коими обольщал их по корыстолюбивым видам крестьянин Алексеев; предписывает мне представить к нему Г. министру в свое время какое по суду постановленно будет решение об означенном крестьянине Алексееве и его сообщниках. Почему предлагаю Палате Уголовного суда о скорейшем решении сего дела и о доставлении оного ко мне копию».

20 Никаких «корыстолюбивых» мотивов в деятельности Кузьмы Алексеева, конечно же, не было. Этой ложью Руновский явно подсказывает суду основания для приговора. Вообще отступление от христианской религии по законам Российской империи должно было рассматриваться церковным

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судом. Но последний не мог приговорить человека к ссылке или тем более к казни. В уголовный суд дело Алексеева могло быть передано в случае призыва им к свержению существующего правительства, требования насильственного освобождения от помещиков или сопротивления властям. Ничего подобного в его действиях не было. Он лишь призывал к восстановлению мордовской веры и к ожиданию свободы. Таким образом, даже по драконовским законам Российской империи уголовный суд над Кузьмой Алексеевым являлся произволом. Однако это не смущало ни Руновского, ни Куракина, ни царя Александра. С готовностью и служебным рвением взялся за дело и нижегородский уголовный суд. 21 Чем все это можно объяснить? Ничего нового, такого, чтобы выделялось из ряда вещей, которыя в эпоху Кузьмы и очень долгое время после него совершались во всех углах мордовского мира, мордовский пророк не произносил»,- утверждал известный дореволюционный исследователь мордвы Н. И. Смирнов (Смирнов 1895: 104). 22 По его мнению, репрессии были вызваны тем, что «в речах мордовского Иоанна звучали социальные нотки, которые встревожили администрацию и местных помещиков»10. Думается, именно здесь следует искать причину нарушения властями законов, ими же установленных.

23 Из материалов дела следует, что Кузьма Алексеев родился в конце октября 1764 года, был крещен. Ко времени вынесения приговора ему исполнилось полных 45 лет. До 1802 года он крестьянствовал. Затем, в течение семи лет, жег уголь на лесных дачах. С детства Алексеев наряду с христианскими придерживался и древних мордовских обрядов. В нем постоянно присутствовали и боролись две веры, два сонма молитв - христианских, которые он говорил по-русски, и мордовских, произносимых им на родном языке. Семилетняя жизнь в лесу без частых контактов со священниками и русскоязычным населением привела к восстановлению в его душе основ древней мордовской религии. Возможно, последнее, в свою очередь, стимулировало процесс развития национального самосознания. Вернувшись домой в село, он, по его словам, стал слышать голос, вещающий ему каноны «истинной веры» и способ действий. Все семь его учеников, привлеченных к суду, показали, что они от закона христианского не отрицаются, в церковь ходят и все христианские обряды исправляют; но быв обучены от своих отцов и древних мордовских обрядов не оставляют, и всегда им с малолетства следуют (Зевакин 1936 : 57). 24 На вопрос, слышал ли Кузьма Алексеев «голос» и считают ли они его проповеди правильными, шестеро подсудимых ответили: «Точно ли ему таковые гласы были им неизвестно», но что Алексеев человек был воздержанный и предлагал народу нечто иное, как только мольбу богу по мордовскому обряду, то они считают таковое его предложение правильным и впредь от таких обрядов отстать не могут» Подсудимый Николай Алексеев к этому добавил, что все пророчества Кузьмы почитает он и ныне за истинные, и ему Алексееву таковые гласы, каковые он объявляет, быть могли, потому что он, Алексеев, человек

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воздержанный и обращается всегда в богомольстве по мордовскому обряду,- следовательно и достоин быть такового откровения, каковое он изъясняет и он Алексеев (на это раз Николай.— В. А.) от мордовских обрядов отстать не может (Зевакин 1936 : 61). 25 Заявления всех восьми подсудимых о своей приверженности мордовской вере и обычаям значительно облегчили задачу услужливых правоведов. После недолгих рассуждений ими был сделан «глубокомысленный» вывод, в общем совпадающий с мнением господина губернатора о деятельности Кузьмы Алексеева: Что он все таковые нелепые откровения рассказывал крестьянам от выдумки своей. Но причины, побудившие его ко всему оному, могли быть различные: быть могло, что и со злостным намерением, дабы обольстив народ, корыствоваться их собственностью, или по единому его безрассудному привержению к тем обрядам, хотел из мнимой набожности утвердить их своими уверениями к поддержанию и распространению оного мордовского обычая. Но за всем тем если оное и из одной безрассудной приверженности его к мордовским обрядам произошло, то все ему неизвинительно, поелику тем поселил он в крестьянах большой разврат и ослабление в христианской религии. Посему его, Алексеева, за таковое выдуманное самим им нелепое разглашение совокупно же с тем и за отправление со множеством народа противного христианской религии мнимого по мордовскому обычаю богомолья, на основании устава о благочинии 254-го и воинского артикула 202-го пунктов, соразмерно поступкам его наказать в деревне Большом Сескине при собрании подобных ему из мордвы новокрещенных в мольбе с ним участвующих плетьми дав восемьдесять ударов и потом, к пресечению на будущее время могущего быть от него тем крестьянам разврата, сослать на поселение в Иркутскую губернию (Зевакин 1936 : 61). 26 В отношении остальных подсудимых приговор гласил: Крестьяне деревни Большого Сескина, Никита и Борис Ивановы, веря слепо его им приказанию ездя по разным селениям, и разглашая оные, созывали крестьян на волостную мольбу; ...а так же Михаил Фролов, Петр Максимов, Николай Алексеев, Яков Иванов и деревни Кужуток Филипп Савельев содействовали ему, Алексееву, во спомоществованием при мольбе 12 сентября по их древнему мордовскому обыкновению. Почему всех их за такое участие с Алексеевым соразмерно каждого вине по силе воинского 129-го артикула наказать плетьми, дав по сорок ударов и первых двоих - Бориса и Никиту Ивановых - яко более прочих созыванием крестьян на ту мольбу участвовавших по наказанию буде они окажутся году - написать в солдаты и с зачетом помещице за рекрут, а случае негодности быть в военной службе, сослать на поселение в ту же Иркутскую губернию (Зевакин 1936 : 63-64). 27 Далее в приговоре следовало: По произведении же оным подсудимым наказания всей Терюшевской волости из мордвы новокрещенам накрепко запретить, чтобы они впредь никогда на мольбу по-прежнему их мордовскому обыкновению никаких сходбищ ни явных, ни тайных, не делали под опасением строгого по законам осуждения; за чем иметь бдительный надзор земскому суду... Председатель Карл Ребиндер, советник Давид Чекерлян, заседатели от дворян: Сергей Скуридин, Евграф Бабкин, от купечества Сергей Пачкунов. Скрепил секретарь Сергей Ильин. Подписал генваря 11-го 1810 года.

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Губернским уголовных дел стряпчим читано генваря 12-го дня... С подлинным сверял канцелярист Александр Эвениус» (Зевакин 1936 : 64). 28 В письме к министру Куракину губернатор Руновский изложил этот приговор. 19 марта он получил ответ, в котором сообщалось: Представление вашего превосходительства от 15-го прошедшего февраля с выпискою из решения Нижегородской Палаты Уголовного суда о крестьянине Козьме Алексееве и его сообщниках, осужденных за разглашение ложных слухов к разврату и ослаблению в христианской религии новокрещен из мордвы, доведено было до сведения ГОСУДАРЯ ИМПЕРАТОРА И ЕГО ИМПЕРАТОРСКОМУ ВЕЛИЧЕСТВУ угодно было Высочайше повелеть. Приговор уголовной палаты об означенных крестьянах исполнить, исключая телесного наказание от которого всех их освободить... Я имею честь сию ВЫСОЧАЙШУЮ волю сообщить вашему Превосходительству для надлежащего по оной исполнения. Министр внутренних дел на подлинном подписал князь Алексей Куракин» (Зевакин 1936 : 67). 29 Однако царская «милость» успела избавить от плетей лишь Николая Алексеева. Над остальными казнь свершилась, и осужденные к этому времени уже брели в Сибирь. После введения нескольких оправдательных бумаг, вызванных неисполнением «высочайшего повеления», в конце июля 1810 года дело было закрыто.

30 Выделяя особо социальный аспект деятельности Кузьмы Алексеева, нельзя тем не менее не проникнуться интересом к его религиозному учению. Здесь он предстает как реформатор древней мордовской веры, включающий в нее элементы иудейской (царь Давид) и христианской (Николай Чудотворец) религий. В проповедях Алексеева мы встречаем окончательный переход от многобожия хотя и с верховным богом Шкаем, к единобожию. Моления производятся не только по пятницам, что осталось у мордвы, вероятно, еще с золотоордынских времен, но и по воскресеньям, что несомненно обусловлено христианским влиянием. Совершенно новым является требование молиться, обернувшись не к востоку (восходу солнца), а к западу. Возможные причины этого указывались выше. И сами руководители молений (Озатя, Пуреньатя) не выбирались, как обычно, а назначались самим Кузьмой. Все учение Алексеева проникнуто сильным национальным чувством, все мордовское связано с мордовской верой. Если учесть, что наступление христианской религии сопровождалось ассимиляцией мордовской культуры, всего мордовского народа, то стремление противопоставить ей национальную веру можно рассматривать, как попытку стимулировать национальное самосознание народа, объединить его в борьбе за выживание Новая национальная религия, в которой Алексеев в тех условиях должен был видеть единственную силу, способную спасти мордву, как особый народ, представлялась им не в старом пантеоне языческих богов, а в совокупности основ древнемордовской, иудейской и христианской религий. Кажется, он старался взять из них все лучшее. Ему, малограмотному крестьянину, было, невероятно сложно повести за собой людей не в драку, не на разгром помещичьих усадеб или даже на бой с карателями, а в новый мир религиозных чувств и представлений. Конечно

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же, прежде всего Кузьме Алеексееву помогли стремления и надежды самих крестьян. Его личные качества: ум, порядочность, глубокая вера в собственное предназначение и прекрасные ораторские способности сыграли в этом тоже немалую роль. 31 Незаурядный образ «мордовского пророка» привлекал к себе внимание дореволюционных и советских исследователей, среди них: В. И. Снежевский, написавший в журнале «Исторический вестник» № 10 за 1892 год прекрасную статью «Кузьма, пророк мордвы-терюхан»; Н.И. Смирнов, составивший, кстати, первый список литературы о нем; Т.В. Васильев, посвятивший ему немало строк в своей книге «Мордовия», изданной в 1931 году; М.И. Зевакин, выпустивший о Кузьме Алексееве целую монографию, и другие. К сожалению, встречается и литература иного рода, направленная на то, чтобы исказить образ этого чистого человека, подвергнуть его, так сказать, и моральной каторге. После суда над Алексеевым его имя в ряде газет было подвергнуто травле и осмеянию, а в 1866 году журнал «Отечественные записки» в августовском и сентябрьском номерах не побрезговал опубликовать о нем статью, полную инсинуаций и оскорблений. Позднее была выпущена и отдельная брошюрка подобного же содержания, встречающаяся в рукописи кое-где и сейчас. 32 К чести серьезных русских ученых подобным инсинуациям был дан должный ответ. Так, Н.И. Смирнов в обзоре литературы своей монографии «Мордва» пишет о пасквиле, напечатанном в «Отечественных записках»: Автор сбивается с фактической научной почвы и пускается в область беллетристических упражнений на канве из искаженных обрывков народного (русского - В. А.) предания. К. дает нам подробнейшее описание наружности мордовского пророка, знакомит с такими его похождениями, о которых никто... и знать не мог... Беллетристический элемент плохого разбора заполняет всю статью... (Смирнов 1895: 266). 33 Подобные сочинения, ставшие новым явлением в подавлении борцов за свободу и достоинство своего народа, преследовали цель исказить их благородные образы, выскоблить их из памяти потомков. Но земляки не забыли Кузьму Алексеева. Еще долго терюшевская мордва собиралась на тайные сходки и молилась так, как учил он. Она совершала по старинке свои обряды,- писал об этом Н.И. Смирнов,- но уже не связывала с ними никаких ожиданий (Смирнов 1895: 105). 34 События 1804-1810 годов стали последним крупным национальным движением мордвы-терюхан. Их предки храбро сражались под знаменами Пургаза и Алабуги. Шли на штурм царских крепостей вместе с Московым и Воркадином. Громили помещичьи усадьбы в отрядах Акая Боляева, Алены Арзамасской и Несмеяна Васильева. Нет никакого сомнения в том, что терюшевская мордва, располагавшаяся на подступах к Нижнему Новгороду - главной базы колонизаторской политики царизма в Поволжье - и всегда первой принимавшая удары административного и церковного аппарата, своей длительной и упорной борьбой за национальную независимость, культуру, веру и самосознание не только спасла от ассимиляции значительную часть мордовского региона, но и ослабила натиск царизма на

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другие нерусские народы. Эта вековая борьба с мощным государственным и церковным аппаратом огромной империи постепенно истощила силы даже такого стойкого населения как терюхане. В настоящее время их обрусевшие села входят в основном в Дальне-Константиновский район Нижегородской области. Утрачен язык, национальное самосознание, и только особенности культуры и психологического склада еще напоминают о героическом мордовском прошлом этих людей.

BIBLIOGRAPHIE

Библиография

Васильев А,. С. П. Трубецкой. – Л., 1965. – С. 8.

Зевакин М. И., Кузьма Алексеев. Крестьянское движение мордвы Терюшевской волости (1808-1810 гг.): материалы архива. – Саранск, 1936.

Ленин В. И. «Памяти Герцена» // Полн. собр. соч. (5 изд.). – Т. 21.

Смирнов И. Н., Мордва. – Казань, 1895.

Документы

Письмо князя П. Трубецкого нижегородскому губернатору А. Руновскому. // Зевакин М. И. Кузьма Алексеев. Крестьянское движение мордвы Терюшевской волости (1808-1810 гг.): материалы архива. – Саранск, 1936. – С . 25.

Ордер губернатора А. Руновского земскому исправнику Сергееву Указ. соч. – С. 25-26.

Письмо нижегородского архиепископа А. Вениамина губернатору А. Руновскому // Указ. соч. – С. 26-28.

Послание Министра внутренних дел Российской империи А. Куракина губернатору А. Руновскому // Указ. соч. – С. 52.

Предложение губернатора А. Руновского Нижегородской палате уголовного суда // Указ. соч.. – С. 54.

Мемория (Выписка, запись с кратким изложением сущности какого-н. дела) от Нижегородской палаты уголовного суда губернатору А. Руновскому Указ. соч. – С. 57.

Письмо Министра внутренних дел Российской империи губернатору А. Руновскому // Указ. соч. – С. 67.

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NOTES

1. Этот и последующие документы публикуются без исправлений.

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À propos du stød live dans les mots de type pū’dÕz Argument en faveur d’une représentation segmentale On Livonian stød in pūʼdõz type words: An Argument in Favour of a Segmental representation О ливском толчке в словах типа pūʼdõz: aргумент за сегментную репрезентацию

Guillaume Enguehard

Introduction

1 Le stød live – noté1 [ʾ] depuis Thomsen (1890) – est un phénomène phonétique qui s’observe notamment dans la formation du degré fort de certains mots (que j’appellerai désormais les mots de type kaʾllə). Comparez en (1) les radicaux au degré faible (première colonne) avec leurs contreparties au degré fort (deuxième colonne).

(1)

Degré faible Degré fort Traduction

kalaa NomSg kaʾllə PartSg poisson

luguub 1/3SgPres luʾggə Inf lire, compter

pinʲiid NomPl piʾnʲ NomSg chien

2 Ce stød, qui n’apparaît qu’en syllabe tonique, est réalisé par un phénomène laryngal allant d’un contour tonal descendant à une occlusive glottale, en passant par un phénomène de voix craquée (voir Kettunen 1938, p. xxi ; Posti 1942, p. 318 ; Pajupuu & Viitso 1986, p. 272 ; Viitso 2007a, p. 47 ; Tuisk 2014, p. 269 ; entre autres). Du fait de cette variation, la représentation phonologique du stød live est considérée tantôt

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comme suprasegmentale (Posti 1942 ; Vihman 1971, p. 317-318 ; Kiparsky 2006, p. 4 ; Viitso 1974, p. 168 ; Viitso 2007a, p. 47, entre autres), tantôt comme segmentale (de Sivers 1965 ; de Sivers 2001, p. 20-23)2. L’objectif de cet article est d’apporter un nouvel argument distributionnel en faveur d’une représentation segmentale du stød dans une catégorie de mots spécifiques : les mots de type puʾudəz. Pour cela, je reviendrai sur l’analyse du stød proposée par Kiparsky (2006), qui fait de celui-là un contour tonal dérivé de la proéminence accentuelle.

3 Dans un premier temps, je montrerai en quoi les propriétés phonologiques et phonotactiques du stød apparaissant dans les mots de type puʾudəz se distinguent de celles du stød présent dans les mots de type kaʾllə en (1). Dans un deuxième temps, je présenterai l’analyse diachronique proposée par Kiparsky (2006) pour rendre compte de l’émergence de ces deux støds. Puis, je traiterai des données qui ne sont pas prises en compte dans son analyse et qui remettent en question son hypothèse, autant sur le plan diachronique que synchronique. Je montrerai que le stød des mots de type puʾudəz n’est pas dérivé de la proéminence accentuelle : il est lexical. Enfin, j’expliquerai en quoi les propriétés phonotactiques de ce stød indiquent qu’il s’agit d’un phénomène de nature segmentale, et non tonale.

1. Propriétés du stød dans les mots de type pūʼdõz

4 Dans cette section, je définis deux catégories de mots (type puʾudəz vs type kaʾllə3) selon les propriétés oppositionnelles, morphonologiques et phonotactiques de leurs støds respectifs. Ces propriétés – qui sont opposées – sont schématisées dans le tableau (2). Le stød des mots de type kaʾllə n’a pas de valeur oppositionnelle, alterne avec zéro, et n’apparaît qu’en syllabe de type CVC. À l’inverse, le stød des mots de type puʾudəz a une valeur oppositionnelle, n’alterne pas avec zéro, et apparaît en syllabe de type CVV.

(2)

Type de mot

type kaʾllə type puʾudəz

Propriétés du stød contrastif - +

alterne avec Ø + -

contexte syllabique CVC CVV

5 Je définirai tout d’abord ces deux catégories de mots selon la structure de la syllabe dans laquelle apparaît le stød. Puis, j’illustrerai la corrélation qu’il y a entre les propriétés phonotactiques du stød et ses caractéristiques oppositionnelles et morphonologiques.

1.1. Propriétés phonotactiques

6 La première des propriétés qui permet de distinguer les mots de type puʾudəz et les mots de type kaʾllə est d’ordre phonotactique.

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1.1.1. Contexte segmental gauche

7 Premièrement, le stød que l’on observe dans les mots tels que kaʾllə est systématiquement précédé d’un noyau tonique bref (y compris les diphtongues à premier composant bref4) (3).

(3)

suʾg parent veʾʒ eau

puʾnni rouge suʾʒ loup

ɯʾbbi cheval kiʾzzə demander

8 À l’inverse, le stød que l’on observe dans les mots tels que puʾudəz est toujours en cooccurrence avec un noyau tonique long5 (dont les diphtongues à premier composant long, voir Pajupuu & Viitso 1986, p. 267) (4).

(4)

puʾudəz pur ɯʾɯdəg réveillon

viʾiri jaune næʾædə voir

nɔʾɔgə peau kæʾædə aller

ɔʾɔgi gris kɔʾɔdəks huit

9 Le live est connu pour le phénomène d’isochronie qui touche ses mots de deux syllabes (Lehiste et al. 2007, p. 39 ; Tuisk & Teras 2009, p. 246-247 ; Tuisk 2012, p. 8 ; Tuisk 2014, p. 286-287), et selon lequel la première syllabe est toujours plus longue que la seconde (ex : kaʾllə ‘poisson PartSg’) ou inversement (ex : kalaa ‘poisson NomSg’). Toutefois, j’attire l’attention sur le fait que, contrairement à ce que pourrait laisser supposer ce phénomène, la longueur du noyau tonique des mots de type puʾudəz est indépendante de la longueur du noyau de seconde syllabe. En effet, les mots de type kaʾllə en (3) ont aussi un noyau de seconde syllabe bref ou inexistant, mais leur noyau tonique est toujours bref.

10 Cette cooccurrence du stød des mots de type puʾudəz avec un noyau tonique long sera décisive en fin d’analyse du présent article.

1.1.2. Contexte segmental droit

11 Deuxièmement, le stød présent dans les mots tels que kaʾllə n’apparaît qu’en syllabe fermée (5).

(5)

suʾg parent kaʾllə poisson PartSg

veʾʒ eau suʾggə parent PartSg

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luʾg lis !, compte ! luʾggə lire, compter

12 À l’inverse, le stød des mots tels que puʾudəz apparaît en syllabe ouverte (6).

(6)

næʾædə voir viʾiri jaune

kæʾædə aller nɔʾɔgə peau

kɔʾɔdəks huit ɔʾɔgi gris

13 Dans ce qui suit, je souligne la pertinence d’une telle catégorisation en montrant la corrélation entre les propriétés phonotactiques du stød d’un côté, et ses propriétés oppositionnelles et morphonologiques de l’autre.

1.2. Propriétés oppositionnelles et morphonologiques

14 Le stød que l’on observe dans les mots de type kaʾllə (c.-à-d. en syllabe CVC ; voir section 1.1) présente deux propriétés phonologiques importantes. Premièrement, il alterne avec zéro lorsque la racine dans laquelle il apparaît se retrouve au degré faible (7) (ex. kaʾllə PartSg / kalaa NomSg ‘poisson’). Deuxièmement, il n’a pas de valeur oppositionnelle6 (de Sivers 2001, p. 22) : il apparaît seulement et toujours dans les mots dissyllabiques (7a) ou monosyllabiques (7b), dès lors que ceux-ci ont un noyau tonique non branchant et une coda voisée brève.

(7)

degré fort degré faible

a. kaʾllə (PartSg) kalaad (NomPl) poisson

luʾggə (Inf) luguub (1PrésSg) lire, compter

suʾggə (PartSg) suguud (NomPl) parent

b. piʾnʲ (NomSg) pinʲiid (NomPl) chien

suʾg (NomSg) suguud (NomPl) parent

suʾʒ (NomSg) suduud (NomPl) loup

15 Le stød présent dans les mots tels que puʾudəz (c.-à-d. en syllabe CVV ; voir 1.1) a des propriétés opposées. Premièrement, il n’alterne jamais avec zéro (8).

(8)

‘soir, réveillon’ Sg Pl

Nom ɯʾɯdəg ɯʾɯdəgəd

Gén ɯʾɯdəg ɯʾɯdəgəd

Part ɯʾɯdəgt ɯʾɯdəgidi

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Dat ɯʾɯdəgən -

Trans-com ɯʾɯdəgəks ɯʾɯdəgədəks

Illat ɯʾɯdəgə ɯʾɯdəgiʒ

Elat ɯʾɯdəgst ɯʾɯdəgist

16 Deuxièmement, il a une valeur oppositionnelle (Posti, 1936 ; Wiik, 1989, p. 19-20 ; de Sivers 2001, p. 22 ; Kiparsky, 2006, p. 2) (9).

(9)

niʾinʲ ‘bande d’écorce’ ~ niinʲ ‘ceinture large’

mɔʾɔ ‘vers la terre’ ~ mɔɔ ‘terre’

puʾugə ‘soufler’ ~ puugə ‘pendre’

juʾodə ‘diriger’ ~ juodə ‘boire’

tiʾedə ‘faire’ ~ tiedə ‘savoir’

leʾedʲ ‘feuille’ ~ leedʲ ‘sphère’

17 Pour distinguer ce stød de celui que l’on observe dans les mots de type kaʾllə, je parlerai désormais de stød immuable, en référence au fait qu’il n’alterne jamais avec zéro.

18 J’ai montré que l’on peut distinguer deux types de mots dans lesquels le stød a des propriétés opposées : les mots de type kaʾllə et ceux de type puʾudəz. L’objectif de cet article est l’analyse et la représentation du stød des mots de type puʾudəz : le stød immuable.

2. Représentation tonale du stød (Kiparsky, 2006)

19 Dans cette section, je décrirai les principaux mécanismes diachroniques proposés par Kiparsky (2006) pour rendre compte aussi bien du stød des mots de type kaʾllə que celui des mots de type puʾudəz7.

2.1. Le stød des mots de type kaʾllə : un ton redondant

20 Selon Kiparsky (2006, p. 5), le live est une langue à accent tonal : à un moment donné de son évolution, tout segment voisé associé à une more composant la rime (noyau + coda) de la syllabe tonique s’est vu attribuer un ton haut (10a). Tous les autres segments moraïques voisés du mot sont ensuite associés à un ton bas par défaut (10b).

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(10 a) (Kiparsky, 2006)

(10 b) (Kiparsky, 2006)

21 Kiparsky représente le stød par un ton descendant. La dérivation de ce ton dans les mots de type kaʾllə peut se faire de deux façons. Chacune d’elles rend compte de l’alternance stød/zéro et de la fermeture de la syllabe tonique propres à cette catégorie de mots (voir 2).

22 Dans le premier cas, la voyelle finale chute (11a), impliquant une resyllabification en coda de l’attaque suivant la syllabe tonique (11b). Cette nouvelle coda, si elle est voisée, reçoit un ton bas par défaut selon le mécanisme illustré en (10b). Il en résulte l’émergence d’un contour tonal descendant en syllabe tonique fermée.

(11 a) (Kiparsky, 2006)

(11 a) (Kiparsky, 2006)

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23 Dans le second cas, il est admis (Viitso 2007a , p. 57 ; Kiparsky 2006, p. 13) que l’attaque qui suit une syllabe brève tonique gémine si le noyau suivant est long à l’origine (12a)8. Lorsque la coda résultante est voisée, elle se voit attribuer un ton bas par défaut (12b). On obtient ainsi un ton descendant en syllabe tonique fermée.

(12 a)

(12 b)

24 Cette proposition fait donc de l’apparition du stød live dans les mots de type kaʾllə un phénomène prédictible et dont la cause est de nature prosodique. Ce stød n’a donc pas de valeur oppositionnelle (voir 2).

2.2. La dérivation du stød dans les mots de type puʾudəz

2.2.1. Le problème des mots de type puʾudəz

25 L’analyse se complexifie dans le cas des mots de type puʾudəz. En effet, j’ai observé précédemment que le stød apparaissant dans ce type de mot a une valeur oppositionnelle (13) (de Sivers 2001, p. 22).

juʾodə ‘diriger’ ~ juodə ‘boire’

tiʾedə ‘faire’ ~ tiedə ‘savoir’

26 Or, on s’attend, suivant l’analyse décrite en section 2.1, à ce que le stød soit systématiquement redondant. Afin de résoudre ce problème, Kiparsky (2006) propose de dériver le stød immuable, présent dans les mots de type puʾudəz, à partir d’un contexte issu du proto-fennique, mais neutralisé en live.

2.2.2. L’hypothèse d’un contexte sous-jacent neutralisé en surface

27 Kiparsky (2006) part de l’observation de Kettunen (1938, p. xi-xii) et Posti (1942, p. 319-320) : les cognats fenniques du live ayant à l’origine un /h/ en coda de la syllabe

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tonique font tous partie des mots de type puʾudəz (14). Autrement dit, ils présentent tous un stød immuable.

(14)

Live Traduction Cognat

puʾudəz pur fi. puhdas ‘pur’

viʾiri jaune fi. vihreä ‘vert’

nɔʾɔgə peau fi. nahka ‘cuir’

næʾædə voir fi. nähdä ‘voir’

kɔʾɔdəks huit fi. kahdeksan ‘huit’

28 Sur la base de ce constat, Kiparsky propose le changement en (15) : la syllabe tonique des mots de type puʾudəz présente à l’origine une coda h, qui est remplacée par un stød en live. Le noyau tonique, phonétiquement long (voir section 1.1.1), est le résultat d’un allongement compensatoire.

(15) (Kiparsky, 2006)

*puhdas > puʾudəz ‘pur’

29 Toutefois, cette analyse ne fait pas du stød immuable un réflexe du h fennique. C’est la chute de ce dernier qui offre un contexte propice à l’émergence d’un ton descendant réalisant la proéminence accentuelle (Kiparsky 2006, p. 8).

2.2.3. Dérivation

30 Kiparsky (2006) propose alors la dérivation suivante du stød des mots de type puʾudəz. Premièrement, un ton haut est attribué aux segments voisés de la syllabe tonique (16), suivant le même mécanisme qu’en (10a). Le segment h n’étant pas voisé, il ne reçoit pas de ton haut (voir section 2.1).

(16)

31 Deuxièmement, le h chute (17a). Le noyau précédent subit alors un allongement compensatoire (c.-à-d. il s’associe à la more délaissée par h) (17b). Troisièmement, la deuxième more composant le noyau long résultant étant associée à un segment voisé, elle se voit attribuer un ton bas par défaut (17c), selon le même mécanisme qu’en (12b). Il en résulte un ton descendant marquant une voyelle tonique longue (voir 2).

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(17 a)

(17 b)

(17 c)

32 J’aborderai dans la section suivante des données qui remettent en question l’hypothèse selon laquelle le stød des mots de type puʾudəz est conditionné par la chute d’une coda h.

3. Représentation segmentale du stød

3.1. L’origine multiple des mots de type puʾudəz

33 La dérivation des mots de type puʾudəz proposée par Kiparsky (2006), qui fait du stød un phénomène redondant, se fonde sur le fait que les mots d’origine fennique ayant à l’origine un h suivant le noyau tonique font tous partie de cette catégorie. Toutefois, l’existence de ce h n’est pas étayée en synchronie. Son analyse est donc exclusivement diachronique (Kiparsky 2006, p. 5). Par ailleurs, certaines données non prises en compte précédemment remettent aussi en question le fondement diachronique de cette analyse.

34 En effet, les mots de type puʾudəz n’ont pas tous à l’origine un h suivant le noyau tonique. C’est notamment le cas des mots empruntés au letton et à ses dialectes9 10 (18).

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(18)

Live Traduction Cognat

niʾidə haïr let. niʾitt

bæʾædə souci let. bæʾæts

nɔʾɔvə mort let. naʾav

piʾinə tresser let. piʾin (1SgPrés)

pɔʾɔlʲ pieu let. paʾalʲ (Pl)

sprɔʾɔgə éclatement let. spraʾakt

krɔʾɔjə rassembler let. kraʾaj (1SgPrés)

35 Il est probable que, dans la liste de mots en (18), le live a directement reproduit le phénomène de voix craquée présent sur la première syllabe des mots empruntés lettons, et que l’on appelle le ton brisé11. Ce ton brisé est analysé comme un phénomène suprasegmental dans Kariņš (1996) et Daugavet (2012) (entre autres). Par conséquent, le stød immuable du live peut avoir une origine segmentale (en 14) ou suprasegmentale (en 18). Pourtant, qu’ils soient d’origine fennique ou lettone, les mots de type puʾudəz présentent tous un stød dont les propriétés, rappelées en (19), sont identiques.

(19)

stød de type puʾudəz

contrastif

n’alterne pas

apparaît en syllabe CVV

36 Or, en l’absence d’indices contraires, il est nécessaire de ne proposer qu’une seule représentation de ce stød immuable en synchronie. Mais au vu des données en (18), la représentation phonologique du stød comme dérivé de l’accent, qui suppose la chute d’une coda h en syllabe tonique dans les mots de type puʾudəz (voir section 2.2), n’est plus valide. En effet, la présence d’une coda h n’est attestée ni i. en synchronie ; ni ii. en diachronie dans les mots d’origine lettone en (18).

37 De même, j’écarte l’hypothèse d’une réanalyse en live du ton brisé letton comme la chute d’une coda h sous-jacente. Une telle hypothèse revient à donner à l’analyse de Kiparsky une dimension synchronique : afin que le ton brisé du letton soit réinterprété comme la chute d’une coda h, il est nécessaire de supposer que la chute de cette coda h est la représentation sous-jacente du stød live en synchronie. Or, ainsi que je l’ai souligné, l’existence d’une telle coda : i. n’est pas vérifiée en synchronie ; et ii. se fonde sur un argument diachronique dont j’ai montré ici le point faible. Par ailleurs, je montrerai en section 3.4 que la présence hypothétique d’une coda sourde dans le contexte ou le stød apparaît n’est pas sans poser un problème d’ordre phonotactique.

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3.2. Nature lexicale du stød des mots de type puʾudəz

38 J’ai montré dans la section précédente que les mots de type puʾudəz n’ont pas tous une coda h en syllabe tonique à l’origine. Dans le cadre de l’hypothèse de Kiparsky (2006) représentée en (16) et (17), il est envisageable que le stød immuable des mots en (18) tire ses origines de la chute d’une coda sourde12 autre que h. Cependant, il n’existe pas en live de restriction prohibant l’apparition des consonnes sourdes en position coda, ainsi que le montrent les exemples de codas non voisées en (20).

(20)

viiptə arrêter kiiskə déchirer

pitkaa long nuuʃkə odeur

krɔɔkʃə ronfler

39 J’en déduis qu’aucun élément commun entre les mots de type puʾudəz d’origine fennique et ceux d’origine lettone ne suppose un contexte sous-jacent propice à l’émergence d’un stød. L’hypothèse de base, qui relève d’un constat de surface, est donc que le stød des mots de type puʾudəz est de nature lexicale. À cette étape, je suppose la forme sous-jacente en (21).

(21)

/puʾudəz/ → puʾudəz ‘pur’

40 La question est désormais de savoir si cet objet lexical qu’est le stød immuable est, sur le plan phonologique, un ton (ex. /púùdəz/) (voir Viitso 1974, 2007a) ou un segment (ex. /puuʔdəz/) (voir de Sivers 1965).

3.3. Représentation segmentale du stød des mots de type puʾudəz

41 Dans cette section, je définis la nature du stød immuable des mots de type puʾudəz sur la base de ses propriétés phonotactiques.

42 J’ai souligné en section 1.1.1 qu’une des particularités du stød apparaissant dans les mots de type puʾudəz est d’impliquer systématiquement un noyau long, l’inverse n’étant pas vrai : les exemples en (22) montrent qu’un noyau long n’implique pas nécessairement un stød.

(22)

puu arbre niiʒə raconter

kiittə dire tuulʲi venteux

kuuzə sapin deenʲə servir

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43 La durée longue du noyau tonique des mots de type puʾudəz n’est donc pas pertinente sur le plan phonologique : elle est conditionnée par le stød. Autrement dit, la more supplémentaire qui provoque l’allongement de la voyelle tonique n’est pas associée à ladite voyelle en forme phonologique : elle dépend entièrement de la présence du stød.

44 Cette propriété qu’a le stød immuable d’impliquer une more renseigne sur sa nature tonale ou segmentale. En effet, selon Trubetskoj (1939, p. 96): il n’y a aucun phonème qui consiste exclusivement en particularités prosodiques.

45 Les unités suprasegmentales, telles que le ton, la durée ou l’accent, ne sont que la modification d’unités segmentales (Haugen, 1949, p. 278). Ainsi, on ne s’attend pas à ce qu’un ton puisse être associé seul à une unité de temps phonologique en forme sous- jacente. J’en déduis donc que le stød immuable, qui implique à lui seul une unité de temps, n’est pas un ton, mais un segment. Suivant de Sivers (1965), j’admets que ce segment est une occlusive glottale13 (23).

(23)

46 En résumé, j’ai montré qu’à défaut d’argument contraire, le stød apparaissant dans les mots de type puʾudəz est de nature lexicale puisque non prédictible. Or, l’hypothèse d’un stød lexical suppose que ce dernier conditionne la durée longue de la voyelle qui le précède. Dans le cadre de la phonologie autosegmentale, il implique donc une unité de temps phonologique propre, ce qui par définition fait de lui un segment.

3.4. Dérivation

47 Dans cette section, je décrirai les étapes de la dérivation des mots de type puʾudəz. Je montrerai que cette dernière fait une prédiction intéressante quant à la réalisation du stød.

48 Suivant le raisonnement proposé plus haut, je suggère /puʔdəz/ comme forme sous- jacente de puʾudəz. Le stød immuable est donc un segment en forme phonologique. Sa réalisation sous la forme d’un ton descendant est dérivée.

49 La capacité des segments laryngaux (dans le cas présent ʔ) à provoquer des changements d’ordre tonal est rapportée dans de nombreuses études (parmi lesquelles Haudricourt 1954 ; Maran 1971 ; Matisoff 1973 ; Ohala 1973 ; Mazaudon 1977 et Thurgood 2002). Maran (1971) et Halle & Stevens (1971) avancent que les tons haut et bas sont respectivement liés aux traits sourd et sonore des segments consonantiques. Ainsi, l’occlusive glottale étant généralement définie comme sourde, elle est supposée entraîner une tonalité montante (voir Haudricourt 1954).

50 Toutefois, il a été montré dans Lindqvist-Gauffin (1969), que les mécanismes articulatoires qu’implique l’occlusive glottale peuvent aussi être responsables d’une tonalité descendante. Cette hypothèse a depuis été vérifiée par Maran (1971), Halle & Stevens (1971) et Mazaudon (1977). Afin de rendre compte de cette double incidence de

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l’occlusive glottale sur la tonalité des voyelles, Maran (1971) et Halle & Stevens (1971) vont jusqu’à supposer qu’il existe deux types d’occlusives glottales: l’une est sourde et entraîne une tonalité montante, l’autre est sonore et entraîne une tonalité descendante. Bien que la possibilité d’une occlusive glottale sonore soit généralement rejetée sur le plan phonétique14 (voir Ladefoged & Maddieson 1996, p. 76), rien n’indique qu’il s’agit d’un segment impossible en phonologie (voir Walker & Pullum, 1999). Par ailleurs, la possibilité d’une occlusive glottale sonore n’est pas proscrite par la théorie des éléments introduite dans Kaye et al. (1985, 1989)/Harris (1990)15.

51 L’existence d’une occlusive glottale sonore peut être défendue en live par l’argument suivant. Nous avons vu que le stød immuable du live est une occlusive glottale. Or, cette occlusive glottale a les mêmes propriétés phonotactiques qu’une consonne sonore. En effet, les consonnes sourdes du live ne peuvent être suivies d’une obstruante sonore (ex. uuskə croire)16. Seules les consonnes sonores peuvent être suivies d’une obstruante sonore (ex. aanda donner). Pourtant, les obstruantes simples qui suivent l’occlusive glottale (représentant le stød immuable) sont toujours sonores (ex. nɔʾɔgə = /nɔʔgə/ peau17) (voir Tuisk 2014, p. 279-280 à propos de la discussion à ce sujet entre Kettunen et Posti dans les années 1930). J’en déduis que l’occlusive glottale du live entre dans la même classe naturelle que les consonnes sonores18.

52 Suivant la théorie des éléments de Kaye et al. (1985, 1989), le segment /ʔ/ sonore est composé des éléments ʔ0 (occlusion) et L (cordes vocales relâchées) (24).

(24)

53 Deux mécanismes sont alors également possibles pour rendre compte de l’allongement de la voyelle tonique.

54 Dans le premier cas, l’élément ʔ0 chute (25a), provoquant ainsi l’allongement compensatoire du noyau qui le précède (25b). Dans ce cas, l’élément L reste associé à la more qui représente désormais une partie du noyau long résultant (25c). On s’attend alors à une réalisation du stød sous la forme d’un contour tonal descendant19.

(25 a)

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(25 b)

(25 c)

55 Dans le deuxième cas, l’élément ʔ0 se maintient. Or, les exemples en (26) montrent que les noyaux suivis d’une coda sonante brève sont longs (voir Kettunen, 1938, p. xxii).

(26)

aambaz dent niin ville

aandab je/il donne laambaz mouton

56 Si l’on admet que le segment /ʔ/ fait partie de la même classe naturelle que les sonantes20, on s’attend à ce que le noyau qui le précède s’allonge (27). Il en résulte une réalisation du stød sous la forme d’une occlusive glottale.

(27)

57 L’hypothèse d’un stød segmental a donc l’avantage de rendre compte des deux réalisations phonétiques possibles du stød que j’ai mentionnées en introduction : le contour tonal descendant et l’occlusive glottale.

58 Cependant, il reste encore à rendre compte du fait que l’allongement vocalique provoqué par les codas sonantes (voir 26) s’opère par-dessus l’occlusive glottale (ex. / puʔdəz/ → puʾudəz), mais pas par-dessus les autres consonnes (ex. /andab/ → *anada/aandab). Autrement dit, pourquoi la réalisation segmentale du stød immuable

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se fait-elle à l’intérieur de la voyelle tonique (voir Pajupuu & Viitso, 1986, p. 267 ; Wiik, 1989, p. 30) ?

59 Pour répondre à cette question, j’admets les principes théoriques suivants : i. chaque unité de poids (c’est-à-dire chaque more) est composée d’une position consonantique (C) et d’une position vocalique (V) (Lowenstamm, 1996) ; et ii. les traits ou éléments segmentaux sont distribués sur deux plans distincts selon qu’ils sont laryngaux ou supralaryngaux (Clements, 1985). S’ensuivent les représentations en (28a) et (28b) des syllabes toniques de aandab et puʾudəz.

60 Dans le cas de aandab, la coda /n/ comporte les éléments supralaryngaux N+ (nasal) et R0 (coronal) (28a). Ainsi, la voyelle /a/ ne peut s’allonger par-dessus /n/ sans impliquer un croisement des lignes proscrit par la Condition de Bonne Formation (Goldsmith, 1976)21. En revanche, dans le cas de puʾudəz, l’occlusive glottale ne comporte pas d’éléments supralaryngaux. Ainsi, la voyelle /u/ peut s’allonger par-dessus /ʔ/ sans provoquer de croisement des lignes. Il en résulte une réalisation du stød insérée à l’intérieur de la voyelle longue.

(28 a. syllabe [aan] de aandab)

(28 b. syllabe [puʾu] de puʾudəz)

61 Ainsi, le fait que le segment /ʔ/ représentant le stød immuable se réalise non pas à droite de la voyelle tonique, mais à l’intérieur de celle-ci n’est pas un problème insoluble pour la théorie phonologique. Au contraire, l’analyse que j’ai proposée rend compte du fait, noté dans Pajupuu & Viitso (1986, p. 267), que le stød peut être réalisé

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comme un coup de glotte au milieu d’un noyau long sans pour autant représenter l’attaque d’une nouvelle syllabe.

4. Conclusion

62 En conclusion, j’ai montré, en accord avec de Sivers (1965), que le stød apparaissant dans les mots lives de type puʾudəz est un segment ʔ d’origine lexicale.

63 J’ai montré que l’analyse de Kiparsky (2006), qui fait du stød un ton systématiquement dérivé de l’accent de mot, est remise en question par une partie des données diachroniques. En effet, l’hypothèse d’un stød redondant dans les mots de type puʾudəz suppose la chute d’une coda sourde en syllabe tonique. En l’absence d’une telle consonne dans les emprunts au letton faisant partie de cette catégorie de mots, le stød doit être analysé comme un objet lexical et non comme un objet dérivé de l’accent. Enfin, j’ai abordé la question de la nature du stød immuable. J’ai montré que les propriétés phonotactiques de ce dernier ne peuvent pas être attribuées à une unité suprasegmentale. Par conséquent, le stød immuable est un segment : une occlusive glottale et non un ton. Cette hypothèse permet de rendre compte des deux réalisations possibles du stød live : le contour tonal descendant et le coup de glotte. Ces deux réalisations sont dérivées d’une occlusive glottale phonologiquement sonore dont l’existence en live peut être indépendamment vérifiée.

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NOTES

1. Contrairement à la notation employée pour le titre, le système de transcription utilisé dans cet article est l’API. Toutefois, l’accent est représenté par un soulignement de la voyelle tonique, et le stød, dont la réalisation phonétique est fluctuante, est noté [ʾ]. J’attire l’attention du lecteur sur le fait que Kettunen (1938) distingue trois durées des consonnes et voyelles : brève, semi-longue et longue. Toutefois, les durées longue et semi-longue ne s’opposent pas. Je suis donc Kiparsky (2006) en assimilant les segments semi-longs à des segments longs. Enfin, la voyelle live notée orthographiquement < õ > est ici transcrite à l’aide d’une voyelle haute [ɯ] (et non d’une voyelle moyenne [ɤ] comme c’est le cas chez Kettunen [1938] et Posti [1942]). Ce choix suit la valeur de F1 donnée dans Pajupuu & Viitso (1984, p. 279) : comparez < õ > (F1 = 351Hz) avec < u > (F1 = 315Hz) et < o > (F1 = 490Hz). C’est aussi la transcription adoptée par Mahieu (à paraître) sur les conseils de Mr. Viitso lors des Journées fenniques à Paris (18-19 novembre 2011).

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2. Wiik (1989, p. 21-26) se distingue en ce qu’il ne se prononce pas explicitement sur la nature segmentale ou suprasegmentale du stød. Toutefois, il montre que ce dernier remplit une fonction phonologique dont les autres exposants possibles sont de nature segmentale (p. 24-25). 3. Le type puʾudəz correspond aux types 9, 10 et 11 définis sur des critères diachroniques dans Wiik (1989, p. 14, 16). Quant au type kaʾllə, il correspond aux types 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 et 12 de la même étude. 4. Le live distingue les diphtongues à premier composant bref et les diphtongues à premier composant long (voir Pajupuu & Viitso 1986, p. 264-265). Seules ces dernières se comportent comme des noyaux syllabiques longs (elles ne peuvent pas apparaître au degré fort). Les premières, quant à elles, sont issues d’anciennes monophtongues brèves (Pajupuu & Viitso 1986, p. 266). 5. Kettunen (1938, p. xxxv), Pajupuu & Viitso (1936, p. 267) et Wiik (1989, p. 30) situent la réalisation du stød au centre du noyau tonique de cette catégorie de mots. 6. Kiparsky (2006, p. 2) parle d’opposition due au stød dans l’exemple kalːlə ‘île’ ~ kaʾllə ‘poisson’ (PartSg). Toutefois, il est à noter qu’il ne s’agit pas d’une véritable paire minimale, la coda n’ayant pas la même quantité dans les deux mots : elle est longue dans kalːlə ‘île’ – semi-longue selon Kettunen (1938) – et brève dans kaʾllə ‘poisson’ (PartSg). 7. L’hypothèse originale de Wiik (1989, p. 99-103), qui suppose que le stød live est la réalisation d’une ancienne frontière syllabique ayant perdu sa fonction originelle (ex : *ka.la > *ka.lla > kaʾllə ‘poisson NomSg’), mériterait aussi d’être citée. Toutefois, cette analyse a pour point faible les mots de type puʾudəz (en particulier ceux du type 11, voir Wiik 1989, p. 16). Elle nécessite une étape supplémentaire dans la dérivation de ces derniers : l’apparition d’une voyelle épenthétique (ex : *vihma > *vi.hima > *vi.im(ə) > viʾim(ə), voir Wiik 1989, p. 103). L’hypothèse d’une ancienne forme trisyllabique des mots de type puʾudəz est supportée par le fait que la voyelle a est réduite (ou chute) lorsqu’elle est en troisième syllabe ouverte (Kettunen 1938, p. xxvi-xxvii). Cependant, ce phénomène s’observe aussi à la suite d’un noyau long (ex : luud(ə), fi. luuta, voir Kettunen 1938, p. xxv). Or, si l’on admet que la réduction du a final dans *vihma > viʾim(ə) est due à la présence d’un noyau long à sa gauche (hypothèse qui n’est pas écartée par Kettunen 1938, p. xxvi), alors l’analyse de Wiik (1989) ne fonctionne plus pour les mots de cette catégorie (*vih.ma > *vii.m(ə) > ˟viim(ə)). L’analyse de Kiparsky (2006), quant à elle, n’est pas dépendante de l’une ou l’autre de ces hypothèses diachroniques. Je réserve donc l’analyse de Wiik (1989) à une analyse approfondie des mots de type kaʾllə. 8. Notez que ledit noyau est ensuite abrégé en surface sous l’effet de l’allongement de la première syllabe (Viitso, 2007a, p. 57 ; Kiparsky, 2006, p. 13) : *kalaδa > *kalaa > *kaʾllaa > kaʾllə ‘poisson’ (PartSg). Ce changement fait écho au phénomène d’isochronie évoqué plus haut. 9. Les cognats lettons (dialecte de Dundaga) en (18) sont tirés de Kettunen (1938). La notation originale est translittérée en API. Notez que le letton décrit dans Kettunen (1938) présente le même phénomène de voix craquée que le live. 10. Notez par ailleurs que certains cognats fenniques de type puuʾdəz ne présentent pas non plus de h à l’origine. C’est notamment le cas de kææʾdə ‘marcher’ (fi. käydä, est. käima).

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11. « Broken tone ». 12. L’hypothèse de Kiparsky (2006) nécessite une coda sourde (et non sonore) afin de dériver l’émergence d’un ton descendant. 13. Il ne peut s’agir d’une consonne possédant des traits supralaryngaux, car toutes sont attestées en position coda (voir les exemples en 20). Par ailleurs, l’hypothèse d’un h sous-jacent n’est pas étayée en synchronie (voir section 3.1). En revanche, l’occlusive glottale est l’une des réalisations attestées du stød. 14. L’occlusive glottale étant réalisée par une fermeture de la glotte, elle empêche toute vibration des cordes vocales. Jones (1909, §254) dit de l’occlusive glottale que « par sa nature, ce son n’est ni sourd ni sonore ». 15. La possibilité d’une occlusive glottale sonore sur le plan phonologique ne remet pas en cause l’impossibilité d’un tel segment en phonétique. La phonologie entend par occlusive glottale sonore la combinaison d’unités abstraites dont la réalisation peut correspondre à un phénomène de voix craquée (voir Ladegoged & Maddieson 1996, p. 76) 16. Voir aussi les exemples en (20). 17. Voir aussi les exemples en (4), (9) et (18). 18. Ce qui exclut pour de bon l’hypothèse adaptée de Kiparsky (2006) d’une coda h en synchronie ; le h étant une consonne sourde. 19. J’admets que la présence du seul ton bas sur la deuxième partie de la voyelle longue suffit à rendre compte du ton descendant. Les autres voyelles, sous-spécifiées pour le ton, sont réalisées avec un ton haut (ou moyen) en surface. 20. Il ne contient pas l’élément h0 (bruit) présent dans la structure interne des autres obstruantes (Harris 1990, p. 263-264). Or, c’est le bruit qui s’oppose à la nature formantique des voyelles. 21. J’en déduis donc que /a/ se propage sur la position C à sa droite.

RÉSUMÉS

Dans cet article, je traite la représentation du stød (c.-à-d. un phénomène laryngal allant du ton descendant au coup de glotte) dans les mots lives de type puʾudəz. Je montre que celui-ci est un segment ʔ de nature lexicale. Je pars de l’analyse de Kiparsky (2006), qui fait du stød live un ton systématiquement redondant dérivé de l’accent. Suivant cette analyse, l’apparition du stød dans les mots de type puʾudəz se fait moyennant la chute d’une coda sourde en syllabe tonique. Toutefois, j’apporte des données qui ne sont pas prises en compte par Kiparsky, et qui remettent en question le fondement diachronique de son hypothèse. Puis, je souligne que l’hypothèse de base revient à analyser le stød des mots de type puʾudəz comme un objet lexical, et non un objet redondant. Enfin, je montre que les propriétés phonotactiques de ce stød supposent une représentation segmentale de celui-ci. Je propose alors une représentation dont l’avantage est de rendre compte des deux réalisations possibles du stød : le contour tonal descendant et le coup de glotte.

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In this paper, I deal with the representation of stød (i.e. a falling tone or a glottal stop) in Livonian puʾudəz type words. I show that this stød is a lexical segment ʔ. I base it on the analysis proposed in Kiparsky (2006), and which suppose the Livonian stød to be a tone systematically conditioned by stress. To account for the stød in puʾudəz type words, I show that Kiparsky must assume a coda consonant stemming from Common Finnic, but which is dropped in Livonian. I bring some new data that invalidates the diachronic basis of his proposition. Then, I point out that the null hypothesis would analyse the stød in puʾudəz type words as a contrastive phenomenon belonging to the lexical item. Finally, I show that the phonotactic properties of this stød involve a representation that is generally assumed to be segmental. Thus, I propose a new derivation which accounts for the two possible realizations of stød: falling tone and glottal stop.

В этой статье, я пишу о репрезентации толчка (т. е. нисходящий тон или гортанная смычка) в ливских словах типа puʾudəz. Я доказываю, что этот толчок – лексикальный сегмент ʔ. Я беру за основу анализ Kiparsky (2006), который предполагает, что ливский толчок является исходящим от ударения тоном. Я отмечаю, что Kiparsky должен предполагать падение древних согласных, чтобы объяснить фонологические черты толчка в словах типа puʾudəz. Эти согласные встречаются в древнем прибалтийско-финском языке, но не в ливском языке. Я предоставляю данные, которые Kiparsky не анализировал, и, которые отрицают диахроническую основу его гипотезы. Затем, я отмечаю, что нулевая гипотеза состоит из анализа толчка в словах типа puʾudəz как контрастивная единица. Наконец, я доказываю, что фонотактические черты этого толчка подразумевают сегментную репрезентацию. Таким образон, я предлагаю деривацию, которая предсказывает возможные реализации толчка: тон и гортанная смычка.

INDEX

Thèmes : linguistique, phonologie Keywords : Stød, Gradation, Segmental Representation, Syllabic Structure motsclesru stød, чередование ступеней, сегментная репрезантация, структура слога Mots-clés : stød, alternance consonantique, représentation segmentale, structure syllabique motscleset stød, astmevaheldus, kujutamine segmendina, silbi struktuur

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Terrains

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Le détachement initial en estonien parlé Son rôle dans la construction et la structuration du discours Initial detachments in spoken Estonian: their role in the construction and structuration of the discourse Algteemat sisaldavad lahktarindid suulises eesti keeles: nende roll diskursuse ülesehituses ja struktureerimises

Marri Amon

1. Introduction

1 Cet article analyse le rôle du détachement initial dans la construction et la structuration du discours, en partant d’exemples de l’estonien oral provenant de différents corpus, complétés par quelques exemples de textes écrits. L’analyse se situe dans le cadre de la « structuration informationnelle » qui distingue, d’après l’école de Prague et d’autres auteurs (Enkvist 1984, 1987, Combettes 1983, 1998, Fernandez-Vest 2004, 2006, 2009), en plus des niveaux morphosyntaxique et sémantique, un niveau spécifique de la structuration de l’information. Dans ce cadre, les notions suivantes seront employées : thème, c’est-à-dire ce dont on parle (et dont l’une des formulations sous forme de détachement initial constitue l’objet principal de cet article), rhème, c’est-à-dire ce que l’on dit sur le thème. Cet angle d’approche a été choisi pour les raisons suivantes : d’abord, une étude au niveau de la structuration informationnelle permet d’observer un certain nombre de phénomènes qui ne sont pas discutés en profondeur dans les ouvrages de grammaire ou dans les études sur les textes écrits ; par ailleurs, la structuration de l’information est généralement plus facile à observer dans les textes écrits, tandis que dans la langue orale ces mécanismes se révèlent nettement plus complexes. Puisque la construction qui est au centre de la présente analyse relève avant tout de l’usage oral de la langue, et qu’elle est même considérée par certains auteurs comme un universel dans la langue spontanée, cette étude se concentrera sur différents phénomènes intervenant dans la communication réelle, tels que les moyens

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utilisés pour introduire et pour maintenir les référents dans le discours, leur statut informationnel, l’usage des particules énonciatives pour marquer les constituants informationnels, etc.

2 Cette analyse a pour objectif de mieux comprendre le fonctionnement discursif du détachement initial en estonien parlé ; pour ce faire, les exemples du corpus seront répartis en groupes qui permettent de mieux cerner les caractéristiques essentielles de ces constructions quand il s’agit de les décrire dans leur fonctionnement discursif, à savoir leur structure interne, leur rôle dans construction du discours et la gestion de la référence et dans la structuration des séquences plus longues.

3 Du point de vue formel, les constructions qui contiennent un élément détaché suivi de la proposition principale ont les caractéristiques suivantes : l’élément détaché est constitué d’un groupe nominal au nominatif (les noms propres sont aussi relativement fréquents comme dans l’exemple 1) qui est repris dans la proposition principale par un pronom coréférentiel ; ce dernier porte la marque casuelle appropriée (partitif dans l’exemple ci-dessous). Dans cet exemple, la locutrice Ke pose une question à propos du paiement pour le cours particulier qu’elle vient de prendre, en sachant que l’autre élève, Miku, qui devait participer également n’était pas présent ce jour-là :

(1) Ke: aga kuidas ‘Mikuga on.

mais comment Miku.COM être.3sg1

Kr: noh‘ Miku, täna teda näiteks ‘küll

PRTCL Miku aujourd’hui he.PART exemple.TRL PRTCL

ei olnud ja nii edasi, Noh ‘vaata ise.

être.NEG.PRET. 3sg et_cetera PRTCL regarder.IMP.2sg même

Ke : « Et comment faire avec Miku ? » Kr : « Bon, Miku, aujourd’hui par exemple il n’était pas là, et cetera, bon, tu n’as qu’à voir toi-même. »

4 À propos du statut informationnel de ces éléments il convient de préciser que si la proposition principale véhicule dans sa globalité l’information nouvelle, c’est-à-dire l’information qui est nouvelle par rapport au référent précis, dans le contexte précis, le pronom coréférentiel dans cette proposition réfère à l’élément qui est déjà introduit dans la construction détachée (et peut-être a été mentionné auparavant) et qui ne peut donc pas être qualifié de nouveau. Dans différentes analyses, le statut informationnel du référent introduit par la construction détachée n’a pas été défini de manière tout à fait similaire selon les langues étudiées : par exemple, R. Geluykens avance à propos des exemples provenant d’un corpus parlé anglais que les constructions à détachement servent à introduire surtout des référents nouveaux (irrecoverable) – les hésitations ou les connecteurs introductifs tels que par exemple, etc. qui souvent les précèdent, indiquent qu’il s’agit d’une entité dont le statut informationnel nécessite des éléments supplémentaires pour être interprétée de manière appropriée (Geluykens 1992, p. 60).

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En revanche, W.J. Ashby trouve que seulement la moitié des exemples français étudiés dans son analyse comportaient un référent nouveau (Ashby 1988, p. 212) ; il soutient l’idée selon laquelle la construction avec un groupe nominal détaché est employée avant tout pour changer de thème/topic (topic-shifting, topic-creating) et structurer le discours (ibid., p. 216). C’est une caractéristique qui est avancée dans de nombreuses études, par exemple dans Lambrecht 1994, Gundel 2012.

1.1. Les constructions à détachement en tant qu’universaux dans la langue spontanée

5 Les constructions où un groupe nominal détaché précède la proposition principale qui contient un pronom coréférentiel entrent dans le cadre des études typologiques surtout après la description en 1976 des « topic-prominent languages » par Li & Thompson ; J. Gundel avance en 1988 que ce type de structure est probablement une propriété universelle du discours « non planifié » (Gundel 1988, p. 238-239) et Maslova & Bernini estiment de même que ces constructions existent dans le registre informel dans toutes les langues, mais que leur degré de grammaticalisation et, partant, leur fréquence varient dans les langues (Maslova & Bernini 2006, p. 74). Le français est par exemple caractérisé par un usage très fréquent de constructions à détachement, tandis qu’en estonien cette structure, quoique relativement fréquente dans l’oral spontané, reste plus marquée dans les textes écrits et ne constitue pas le moyen le plus typique pour introduire un thème. Cependant, ces constructions semblent assez productives en estonien parlé, ce qui permet par conséquent de tenter une analyse de leurs fonctions dans le discours oral. Mise à part la langue orale (spontanée), il existe d’autres types de textes, proches de la langue orale dans lesquels ces structures sont courantes, tels que les discussions sur Internet, les commentaires des internautes, etc. Dans les textes journalistiques, typiquement, les constructions détachées semblent fréquentes dans les cas où l’on rapporte des paroles d’une personne – on peut parler ici d’une « simulation de l’oral ». Dans d’autres cas, en revanche, lorsqu’une construction détachée est employée dans un texte littéraire, par exemple, on peut se demander s’il s’agit surtout de mettre en valeur les caractéristiques de « l’oralité », comme cela a été parfois suggéré ou bien est-il possible d’identifier d’autres fonctions qui entrent en jeu et qui ne sont pas liées à l’usage « oral » de la langue.

6 En effet, si l’on constate que cette construction est surtout usitée à l’oral, il semble plausible d’en déduire que son emploi à l’écrit sert à mettre en avant l’oralité de l’énoncé en question. Or, quand on analyse les occurrences concrètes, il apparaît que les énoncés (ou les extraits entiers) en question n’ont aucune autre caractéristique de l’oral, il est donc peu probable que ce soit la fonction première de cette structure :

(2) Kes oli see, kes raius tal maha pea

quiêtre-PRET DEM quicouper-PRET.3sg il-ADE ADVtête-GEN

ja toppis suhu mündi, Gotlandi vana ortugi.

etfourrer-PRET.3sg bouche-ILL pièce-GEN Gotland-GEN vieux ørtug-GEN

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See Gotlandi vana münt, see ei andnud mulle

DEM Gotland-GEN vieux pièce DEM NEG donner-NEG.PRET.3sg je-ALL

hetkekski asu.

moment-TRL + clitique tranquillité

« Qui lui a coupé la tête et lui a fourré dans la bouche une pièce de monnaie, un vieil ørtug de Gotland ? Cette vieille pièce ne m’a pas laissé un instant de repos. » (I. Hargla Oleviste mõistatus, traduction en français par J-P. Ollivry)

7 Il s’agit d’un extrait monologique où le personnage principal du roman donne le dénouement de l’histoire. La traduction de l’extrait provient de la traduction publiée du roman et il est intéressant de noter que le traducteur a choisi une plus grande intégration lexicale des éléments, par rapport au texte original (le premier énoncé commençant par « qui était celui qui... » et dans le deuxième énoncé, dans l’original, il y a un détachement initial qui n’est pas repris dans la traduction). Ici, il convient d’envisager les effets stylistiques de ces constructions qui créent une sorte de redondance ou répétition qui peut être interprétée comme un parallèle figuratif à ce long processus de réflexion qui a eu lieu durant tout le récit. Ce constat peut être rapproché de l’idée de McLaughlin qui, en s’appuyant sur les suggestions de Marnette (2005, p. 50-63) souligne le fait que dans les textes littéraires les constructions détachées s’emploient souvent dans les extraits qui présentent le discours intérieur du narrateur (McLaughlin 2011, p. 226). L’absence du point d’interrogation à la fin de la première phrase en estonien étaie cette interprétation, compte tenu du fait que du point de vue lexical et grammatical, il s’agit d’une phrase interrogative.

8 La grammaire estonienne (Erelt et al. 1993) ne fournit pas d’informations sur la fréquence ni sur le degré de grammaticalisation des constructions détachées ; elle précise qu’il s’agit de structures (eelteema « pré-thème » et täpsustusjätk « suite spécifiante ») qui ne sont pas liées à la proposition principale par la syntaxe. Le détachement initial, eelteema, est défini comme un constituant de phrase référant à l’élément sur lequel porte le message dans la proposition principale :

(3) Poiss –temaga onmeil palju muret.

Garçon il-COM est nous-ADE beaucoup souci- PART

« Le garçon, il nous cause beaucoup de soucis. »

9 La plus récente grammaire descriptive du finnois (Hakulinen et al. 2004, p. 972-974, p. 1013-1016) accorde une place importante aux constructions détachées dans l’organisation du discours en finnois, en soutenant que ces structures sont grammaticalisées dans la langue orale spontanée et en décrivant le lien entre les deux constituants (le détachement et la proposition principale) comme étant plutôt de nature textuelle et non pas syntaxique. Plusieurs études portant sur le finnois ont mis en avant les fonctions des constructions détachées (Etelämäki 2006, p. 72-82, Helasvuo 2001, p. 126). M.-L. Helasvuo suggère dans son analyse que les constructions à

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détachement servent en finnois à focaliser sur un référent spécifique (généralement mentionné avant ou extrait d’un ensemble).

10 Dans la langue orale, les constructions détachées ont entre autres pour fonction de segmenter le discours, de présenter l’information par portions : il sera montré plus loin que les caractéristiques de ces constructions (présentation par un élément au nominatif) permettent d’introduire des référents avec différents statuts informationnels (référents présents dans le discours, référents mentionnés il y a longtemps et réintroduits, référents nouveaux), mais quand il s’agit de textes écrits, cette construction peut sembler redondante. Comme il a été suggéré dans l’analyse de l’exemple (1), elles peuvent avoir des fonctions sur le plan stylistique ou rhétorique, mais c’est une voie qui n’a pas été souvent explorée dans les études linguistiques.

11 Les constructions avec un détachement initial sont traditionnellement considérées comme un moyen d’introduire le thème ou de marquer la division des constituants d’une phrase en une partie thématique et une partie rhématique (Bally 1944, p. 36). Cependant, tous les détachements ne représentent pas le thème au sens de ce dont on parle : il existe d’autres éléments détachés qui constituent par exemple un cadre spatial ou temporel de l’énoncé ou qui en tant qu’apposition comportent une prédication seconde et par conséquent ne font pas partie des constructions détachées du type qui nous intéresse ici, qui doivent en principe avoir un élément lexical détaché, suivi d’un pronom coréférentiel dans la proposition principale (Combettes 1998, p. 14, 22-24).

12 Dans cet article, seuls les détachements initiaux seront traités ; les détachements finaux, qui, à première vue, pourraient être considérés comme une structure parallèle ayant des fonctions similaires, ont en réalité un certain nombre de caractéristiques et de fonctions qui leur sont propres et ne seront pas abordés dans le cadre de cette analyse.

1.2. Le détachement initial et le constituant informationnel thème

13 Le détachement initial a un rapport très clair avec la division de l’énoncé en parties thématique et rhématique. Alors que, dans le cas du détachement initial, il s’agit d’un moyen d’introduire un thème dans le discours, ce n’est à l’évidence pas le seul moyen de le faire : c’est justement là que réside la différence entre les langues qui utilisent peut-être toutes cette structure, mais où le degré de grammaticalisation de ce constituant est assez variable. Quant à l’estonien, sur lequel nous ne disposons pas d’études quantitatives, il est possible d’avancer qu’il ne s’agit pas d’un moyen privilégié d’introduire un thème ; en revanche, dans la langue spontanée et dans certains types de textes écrits (qui se rapprochent davantage de la langue parlée, telles les discussions sur Internet, les textes journalistiques, etc.) les détachements initiaux sont utilisés assez fréquemment.

14 De manière générale, les termes ayant un rapport avec la structuration informationnelle, tels que thème, topique, etc, ont été traités à des niveaux très différents (grammaire, sémantique, syntaxe, pragmatique etc.), car les phénomènes linguistiques observés peuvent être analysés à tous ces niveaux et par conséquent il a été proposé de nombreuses définitions, certaines également contradictoires, de sorte que nous disposons aujourd’hui de notions qui ne peuvent pas être comprises de manière univoque sans une mise au point préalable.

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15 La notion de thème est comprise ici comme « ce dont parle l’énoncé suivant ». Cette définition qui peut sembler quelque peu intuitive, a été retenue compte tenu de l’objet d’étude clairement délimité, car les autres éléments qui peuvent également être détachés comme les différents cadres (énonciatifs, temporels) et les adverbes, ne sont pas considérés comme faisant partie du type de construction qui est analysé ici.

16 Il sera question du statut informationnel des référents, mais nous n’allons pas tenter de leur attribuer un statut exact sur une échelle, comme l’ont fait Prince 1981 ou Gundel, Hedberg et Zacharski 1993 ; nous nous intéresserons davantage aux aspects qui relèvent de la gestion de la référence et des référents dans le discours, à savoir leur présence dans le discours, dans le cadre référentiel (même si la définition et l’interprétation de cette notion n’est pas univoque) et leur persistance dans la conversation.

2. Le détachement initial dans le corpus

17 Dans ce qui suit nous allons étudier des exemples provenant du corpus d’oral spontané, qui vont permettre d’observer les différents aspects liés à l’organisation et la construction du discours à travers le rôle joué par les détachements initiaux. Le corpus est constitué de 115 exemples qui peuvent être répartis en trois groupes à peu près égaux en fonction de leurs caractéristiques formelles : premièrement, les constructions détachées dans les phrases interrogatives, deuxièmement, les éléments détachés modifiés par une proposition relative, et enfin les exemples qui ne font pas partie des deux premiers groupes. Cependant, l’examen des exemples se fera ici selon des critères plus précis qui tiennent compte des aspects liés à la gestion des référents dans le discours et aux caractéristiques internes des éléments détachés. Ces critères nous permettent de créer trois groupes d’exemples : 1. Ajustement référentiel et structure interne de l’élément détaché en tête ; 2. Gestion de la référence dans un contexte avec plusieurs référents concurrents ; 3. Structuration du discours.

18 Ces groupes sont relativement inégaux, car les critères de classement ne relèvent pas du même niveau et la fréquence de ces constructions est prise en considération seulement dans les limites du corpus utilisé, mais ce choix a été fait afin de pouvoir illustrer plus en détail les différentes caractéristiques de ces constructions.

19 Dans ce qui suit seront discutés les exemples qui représentent chaque groupe défini précédemment.

2.1. Ajustement référentiel et structure interne de l’élément détaché en tête

20 Ce groupe comporte des exemples qui possèdent une caractéristique générale qui peut être élargie à la totalité des cas de figure présentés, à savoir la spécification ou l’illustration de la référence, par la focalisation sur un référent ou un groupe de référents. Le plus souvent il s’agit de référents qui sont présents soit dans le discours soit dans le cadre référentiel, mais il peut y avoir aussi des référents introduits occasionnellement, sans être mentionnés dans le discours ou identifiables par les autres participants (nouveaux référents). Les exemples ont été sélectionnés afin de

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pouvoir mettre l’accent sur quelques aspects spécifiques de l’ajustement référentiel. L’énoncé peut par exemple comporter un ajustement référentiel qui concerne l’accord grammatical : dans le discours créé en temps réel, la référence est ajustée de manière continue et le détachement initial permet de le faire par des moyens relativement peu coûteux du point de vue de la charge informationnelle (p.ex. présentation au nominatif des référents longs et complexes).

21 Le détachement initial permet de présenter plusieurs éléments dans une énumération, suivie du rhème qui comporte la reprise pronominale par le pronom need :

(4) P: aiad olidküll lukus eksole viljaait

grange.pl être-PRET.3plPRTCL fermé PRTCL grange_de_blé

lakaait kalaait need olid kõiklukus

grange_de_foin réserve_de_poissons DEM-pl être-PRET.3pl tousfermé

« les granges étaient cependant fermées, n’est-ce pas, la grange de blé, la grange de foin, la réserve de poissons, elles étaient toutes fermées à clé »

22 Cet exemple montre un énoncé qui intervient dans un extrait narratif, avec un sens concessif : le locuteur P explique qu’autrefois il n’y avait pas de criminalité ni de vols dans son village, mais que les différentes dépendances servant au stockage étaient cependant fermées à clé. Le premier énoncé a comme sujet un nom simple au pluriel, aiad « granges », et se termine par la particule eks ole « n’est-ce pas » qui a pour fonction de rapprocher les positions des interlocuteurs et réfère aussi à leurs connaissances communes (les locuteurs sont originaires de la même île). Ensuite, différents types de bâtiments sont spécifiés dans une construction détachée, suivie de la répétition presque à l’identique de la prédication précédente où le quantifieur kõik (« tous ») vient renforcer le pronom de reprise need (« ceux-là »).

23 La séquence a une structure quelque peu répétitive, compte tenu de l’énumération et d’autres éléments répétitifs (lukus) qui servent à ponctuer l’argumentation du locuteur qui développe son idée en s’appuyant sur plusieurs exemples. Le détachement initial se présente comme une illustration ou une spécification et par sa forme, d’une part, il semble contribuer à la présentation plus structurée de l’information et d’autre part, il permet de marquer un rapport avec le premier énoncé par l’utilisation d’un pronom pluriel qui réfère avant tout à trois éléments qui le précèdent, mais établit également un lien de coréférence aussi le substantif général au pluriel introduit au tout début (aiad « les granges »).

24 Les référents des éléments détachés entrent dans le cadre général du premier énoncé et constituent des exemples ponctuels, plus spécifiques, qui permettent de soutenir l’argumentation du locuteur. Les référents en question sont introduits pour la première fois dans la discussion et ne seront plus mentionnés ultérieurement.

25 L’exemple suivant (5) provient d’une conversation téléphonique entre un agent de voyages et sa cliente ; le groupe nominal détaché en tête d’énoncé contient une subordonnée relative spécifiante qui est relativement longue et comporte plusieurs éléments :

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 202

(5) 1V:.hhhhhvot seeet kuiteil näiteks{-}eeehhhhhh

(0.4) PRTCLDEMque sivous- ADEexemple- TRL

2 ‘haigestute ägedalt,

tomber_malade.2pl sérieusement

3H: jah=m

oui

(1.1)

4 V: nii.hhhhhhhh ja vajate ‘arsti abi,

PRTCL et avoir_besoin.2pl médecin-GEN aide-PART

(0.3)

5 H: mhmh

6 V: .hh need ‘kulud misteil ‘lähevad ütleme teie

DEM.pl dépense.pl quevous-ADE aller-3pldire-1plvous-GEN

7 ‘ravimiseks jate-ae:t ‘ravimiteks

traitement-TRL et vous médicament.pl-TRL

8 ja ‘haiglaraviks võib-olla ja=ja võibolla arsti

et hospitalisation-TRL peut-être etet peut-être médecin-GEN

9 vi’siidi tasuks ja vot Need ‘kaetakse.

visite.GEN honoraire-TRL et PRTCL DEM.plcouvrir-IMPS

« ces dépenses que vous aurez disons pour vous soigner et pour vos médicaments et pour l’hospitalisation peut-être et peut-être pour payer les honoraires de la visite médicale, eh bien elles seront remboursées. »

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 203

26 Il s’agit au départ d’un énoncé conditionnel introduit par kui « si », qui subit une réparation (kui teil näiteks ... haigestute ägedalt) qui est ensuite entrecoupé deux fois par des signaux de rétroaction de la part du locuteur H.

27 Dans cet exemple on peut relever la particule ja vot qui se place en tant que marqueur de transition entre la subordonnée relative et la proposition principale : sans cet élément la transition serait trop abrupte, compte tenu du fait que le nom tête que complète la relative (need kulud « ces dépenses ») se trouve relativement loin (ligne 6). Le premier élément de la particule ja peut être associé au connecteur ja, employé à plusieurs reprises dans les énumérations qui précèdent. L’énoncé contenant de nombreuses hésitations et réparations, la particule ja vot à la ligne 9 marque la fin de cette séquence et la transition vers la partie rhématique composé du pronom de reprise need « elles » et du verbe à la forme impersonnelle kaetakse « sont couvertes ».

28 Le référent nommé par l’élément détaché est mentionné ici ponctuellement comme une illustration et ne sera pas développé plus loin.

29 Dans l’exemple suivant (6) il est question d’un même référent général durant toute la séquence (des élèves estoniens et lettons partant en voyage d’études), mais dans la construction détachée un sous-groupe est désigné en utilisant le pronom meie « nos » qui fait référence aux élèves venant d’Estonie et qui permet à la locutrice d’illustrer l’idée que les élèves de cette tranche d’âge ne parlent pas russe, ce qui fait qu’ils sont obligés de parler anglais avec les élèves de Lettonie :

(6) 1V: ‘mhmh..hhhh ‘et=äää, ‘et ‘nad ‘oma’vahel ‘nagu ‘ka ‘siis

que que ils parmi_eux-mêmes comme aussi alors

2 ‘ika (0.3) mmmmmm (0.6) `üldiselt ‘nagu ‘meie, (.)‘ned‘ütleme

PRTCL généralement commenos DEM dire-1pl

3 neljateist ‘viieteist ‘aastased ‘nad ‘vene ‘keelt

quatorze quinze âgés ils russe langue.PART

4 ‘ei ‘räägi, ja ‘siis‘ nad ‘omavahel ‘ikkagi

NEGparler-NEG.3pl et alors ils parmi_eux-mêmes quand_même

5 ‘on ‘sunnitud ‘siis ‘rääkima::::(.) ‘inglise $ ‘keeles, .hhh ‘et

être-AUX.3pl obliger-PPT alors parler-SUP anglais langue-INE que

6 ‘vähemalt ‘niigi‘ palju

au_moins autant beaucoup

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 204

V : « c’est qu’entre eux quand même en général nos jeunes de quatorze quinze ans, ils ne parlent pas le russe et donc entre eux ils seront quand même obligés de parler l’anglais, ça sera au moins ça »

30 La locutrice a quelques difficultés de formulation et à mesure que les hésitations et reprises s’accumulent elle se rend compte qu’elle aura du mal à énoncer clairement son idée, donc elle suspend cette tentative, qui porte sur le constat que les élèves parlent anglais entre eux, et recommence avec une généralisation üldiselt, pour mieux expliquer pourquoi les élèves sont amenés à parler anglais entre eux.

31 Cet exemple montre comment la construction détachée permet de focaliser sur une entité extraite d’un groupe dont l’expression référentielle nad « ils » serait autrement restée trop ambigüe.

32 Un autre exemple permet d’observer la manière dont le détachement initial sert à préciser la référence. Le référent désigné par la construction détachée a été mentionné dans l’énoncé précédent, donc on peut présumer que sa répétition à l’aide d’un groupe nominal comporte d’autres fonctions, en plus de la référence simple, puisqu’il n’y a pas besoin de désambiguïsation :

(7) 1 jasiis need ületalve seisnud need mädanenud

et puis DEM durant_tout_l’hiver rester-PPNDEM pourrir-PPN

2 kartulid neid võeti siis

pomme_de_terre. pl DEM-PART prendre-PRET.IMP alors

3 ja küpsetati ära siis see oli niiütelda

et cuire-PRET.IMPSPRTCL alors DEM être-PRET.3sg pour_ainsi_dire

4 see niiöelda lisa veel

DEM pour_ainsi_dire supplément encore

« et puis ces pommes de terre de l’année d’avant, ces pommes de terre pourries, on les a donc prises et cuites et c’était pour ainsi dire encore un supplément. »

33 La reprise par un groupe nominal semble donner plus de poids à la description et permet aussi d’introduire un autre qualificatif, mädanenud « pourries », ajouté après l’interruption de la construction initiale. Ce procédé contribue clairement au poids illustratif/argumentatif de l’énoncé et en comparaison des éléments lexicaux intégrés permet de mieux capter l’attention de l’interlocuteur. De manière générale, cette structure facilite le traitement de l’information en dissociant la description lexicale du référent et son intégration dans une relation prédicative, car l’élément détaché est relativement long et comporte aussi une réparation.

34 L’élément thématique dans l’exemple suivant see meil a été mentionné huit tours auparavant dans une construction présentative (ma näen=et teil on siin meili’aadress « je

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 205

vois que vous avez ici une adresse e-mail ») ; ensuite, un autre sujet est introduit, après quoi le locuteur V reprend le référent mentionné auparavant (l’adresse e-mail du client) :

(8) Kas see meil mis teil siin on see melesta punkt kitse punkt

Est-ce que DEM mail que vous-ADE ici est DEM melesta punkt kitse point

ri’äppl mail punktee-

ri’äppl mail pointee

ee kas see on õige

est-ceque DEM est correct

« Est-ce que ce mail que vous avez ici, ce melesta point kitse point ri’äppl mail point e e, est-ce qu’il est correct ? »

35 Le constituant détaché se forme comme suit: d’abord le mot interrogatif kas est introduit et sera intégré dans la relation prédicative ; l’élément détaché see meil est spécifié par une proposition relative mis teil siin on et ensuite, le locuteur épèle l’élément en question (l’adresse e-mail), en le faisant précéder par le démonstratif see. Après le groupe nominal complexe la construction initiale est suspendue et reprise avec une forme pronominale dans la proposition kas see on õige. Ce cas nous montre la possibilité qu’offre le détachement des éléments lexicaux de présenter au nominatif des constituants plus complexes en les plaçant au premier plan, ce qui rend leur interprétation plus aisée, surtout quand il s’agit d’éléments qui ressemblent aux citations ou labels et devraient par conséquent garder leur forme initiale, non modifiée.

2.2. Gestion de la référence avec plusieurs référents concurrents

36 Ici, nous observerons deux exemples dans lesquels un référent est réintroduit après que d’autres éléments ont été mentionnés entre-temps, ce qui ne permet pas d’utiliser un pronom pour y référer.

37 Dans le premier exemple (9), deux options sont d’abord proposées à un client qui s’informe par téléphone sur les horaires de bus. Le client demande la confirmation sur la deuxième option, à la suite de quoi l’agent propose encore une troisième option :

(9) 1 H: .hh et kas kella ‘viie aeg kuskil ‘läheb Tartust

que est-ce que heure-GEN cinq-GEN temps environ aller-3sg Tartu-ELA

2 ‘Elvasse ‘buss.

Elva-ILL bus

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38 (10.7)

3 V: ‘kuusteist ‘viiskümend ‘iga= päev, ‘seitseteist ‘kakskümend (.) ‘tööpäeviti.

seize cinquante chaque jour dix-sept vingt jours_ouvrables

4 H: seitseteist ‘kakskümend tööpäeviti jah?

dix-sept vingt jours_ouvrables oui

5 V: jaa, ja siis on ‘seitseteist ‘kakskümend=viis ‘iga= päev.

oui et puis est dix-sept vingt-cinq chaque jour

H: mhmh 5 aga kas te oskate öelda et näiteks .hhhhhh

mais est-ce que vous savoir-2pl dire-INF2 que exemple-TRL

see buss (0.3) 6 see ee seitseteist kakskümmend .hhh

DEM dix-sept vingt DEM bus

7 et=ee mis ‘kell ta on siin üleval selles Aardla peatuses.

que quelle heure il être-3sg ici en_haut DEM-INE Aardla arrêt-INE.

H : « est-ce que vers cinq heures environ il y a un bus qui va de Tartu à Elva ? » V : « seize heures cinquante tous les jours, dix-sept heures vingt les jours ouvrables. » H : « dix-sept heures vingt les jours ouvrables, c’est cela ? » V : « oui, et puis il y a dix-sept heures vingt tous les jours. » H : « mais mais pourriez-vous me dire, par exemple ce bus, celui à dix-sept heures vingt, ce bus, à quelle heure est-il ici, en haut, à l’arrêt Aardla ? »

39 Après l’énoncé introductif (aga kas te oskate öelda « sauriez-vous dire »), le groupe nominal détaché (seitseteist kakskümmend see buss « dix-sept heures vingt ce bus ») est précédé à la ligne 5 d’un élément pré-thématique typique, näiteks « par exemple » de sorte que l’on retrouve ici une caractéristique essentielle de la langue parlée spontanée, à savoir le fait de donner l’information par portions, séparées par des particules énonciatives ou d’autres moyens de formulation.

40 La transition entre l’élément détaché et la proposition principale est clairement marquée (pause, hésitation, répétition du subordonnant et qui introduit le complément du verbe öelda « dire » (kas te oskate öelda et näiteks)).

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41 Puisque l’agent propose plusieurs horaires, le locuteur H ne peut pas utiliser un pronom pour référer à celui qui l’intéresse, mais il recourt à une construction qui reprend l’élément nominal dans sa totalité, en lui juxtaposant l’élément lexical see buss « ce bus ». L’introduction relativement longue qui le précède est probablement due au fait que même si la mention précédente du référent n’est pas très loin (2 tours), une formulation plus longue est requise à cause de la similitude des deux référents mentionnés.

42 Cet exemple illustre donc un cas où l’on emploie une construction détachée afin de relever un référent parmi les autres et plus précisément de revenir à un référent qui a été mentionné avant le dernier référent introduit dans le texte.

43 Souvent, dans les énoncés qui comportent un détachement initial, on trouve l’expression d’un contraste implicite ou explicite. L’exemple suivant (10) contient une question alternative dans la proposition principale. Ici également, le référent désigné par le groupe nominal net Kanaari saared (« les îles Canaries ») est introduit en contraste par rapport à un autre référent (l’Égypte) dont on a parlé dans le contexte précédent : le premier référent ayant été mentionné une fois dans une énumération au début de la conversation et après avoir discuté sur d’autres options, le locuteur y revient de nouveau :

net=ee Kanaari (10) 1 tundub aga näiteks saared

exemple-TRL Sembler-3sg en_revanche îles_Canaries DEM.pl

2 et kas seal on nagu enamvähem sama (.)

PRTCL est-ce que là être-3sg comme plus_ou_moins même

3 või kas seal on nagu rohkem midagi vaadata

ou est-ce que là être-3sg comme plus quelque_chose regarder-INF2

4 või et noh.

ou PRTCL PRTCL

« il semble en revanche que par exemple ces îles Canaries, que là-bas c’est plus ou moins la même chose ou est-ce qu’il y a plus de choses à voir là-bas ou alors ? »

44 Après être réintroduit, ce référent est maintenu dans la discussion durant plusieurs tours, pendant que le locuteur V explique ses avantages.

45 Dans l’énoncé introductif, le verbe modal tunduma « paraître » est combiné avec deux particules qui s’utilisent fréquemment avant le nouveau thème, aga « en revanche » marquant une opposition et näiteks « par exemple » indiquant un choix à faire parmi une série de référents, comme dans l’exemple précédent.

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 208

46 Le locuteur commence par énoncer quelque chose qui semble probable sur l’échelle épistémique, en employant le verbe tundub « il semble », mais continue en posant une question composée d’alternatives coordonnées, introduites par kas (et kas seal on/või kas seal on) qui met en doute l’affirmation précédente. Il est possible que le locuteur ait aussi remarqué cette contradiction, car à la fin il essaie de formuler une troisième possibilité, avec une hésitation marquée par deux particules qui n’aboutit pas à un énoncé complet (või et noh).

47 L’élément détaché contient un marqueur d’hésitation ee après le démonstratif pluriel net ; ce type d’occurrence semble assez fréquent dans le cas des référents qui ne sont pas immédiatement présents. À part la recherche lexicale, cette construction peut être associée également au statut du référent : puisque le démonstratif est énoncé avant l’hésitation, le locuteur a déjà fait son choix dans la série paradigmatique des référents possibles et de ce fait cette hésitation semble indiquer davantage le statut informationnel du référent.

2.3. Structuration du discours

48 Les exemples suivants illustrent quelques cas où le détachement initial intervient soit pour clôturer une séquence, soit pour marquer le début d’une nouvelle séquence.

49 L’exemple (11) présente la fin d’une séquence plutôt monologique et fonctionne par conséquent au niveau du discours, permettant de clôturer un développement plus long où l’idée ou l’entité détachée peut déjà avoir été mentionnée ou encore représente le résultat de la réflexion du locuteur durant la séquence. Le fait d’arriver à une conclusion est indiqué par l’usage de la particule nii et :

(11) 1 sellepärast et (1.0) ma: ei tea vanasti see

parce_que je NEG savoir-NEG.1sg autrefois DEM

2 algas ikka väga sügavalt

commencer-PRET.3sg PRTCL très profondément

3 kodust (.) kodust pihta vanaema vanaisa nende

maison-ELA maison-ELA ADV grand-mère grand-père ils-GEN

4 suhtumine nad niimoodi ei õpetanud

attitude ils comme_ça NEG enseigner-NEG.PRET.3pl

5 ega ei pidand loenguid vaid lihtsalt nad

ni NEG tenir-NEG.PRET.3pl leçon.pl-PART mais simplement ils

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6 ’olid ’niisugused ’nagu nad ’olid (.)

être-PRET.3pl tels comme ils être-PRET.3pl

7 nii et see põhiline (.) põhiline

donc DEM principal principal honnêteté

8 see tuli ikkagi suurelt osalt s ealt

DEM venir-PRET.3sg PRTCL+clitique grand-ABL partie-ABL là-ABL

« parce que je ne sais pas, autrefois ça venait quand même de la maison, grand- mère, grand-père, leur attitude, ils n’enseignaient pas, ils ne donnaient pas de leçons comme ça, mais tout simplement ils étaient tels qu’ils étaient, donc cette honnêteté, principalement, elle venait quand même de là. »

50 Dans ce qui précède, le locuteur a déploré la crise actuelle de l’éthique, en donnant quelques exemples par une juxtaposition des éléments de son argumentation aux lignes 4 et 5 (vanaema vanaisa nende suhtumine « grand-mère grand-père leur attitude »). Le locuteur parle en faisant des pauses et en accentuant chaque mot séparément, ce qui contribue à l’impression générale d’un discours pédagogique, avec un engagement personnel assez important.

51 Il s’agit ici d’un cas où une construction détachée est utilisée dans un extrait monologique et fonctionne clairement au niveau du discours : dans ce type d’occurrence, l’élément détaché se rapporte à une entité/idée (abstraite) qui a pu déjà être mentionnée dans le discours précédent ; l’énoncé avec l’élément détaché en tête présente le résultat du développement de cette idée.

52 La conclusion du passage qui contient aussi l’élément détaché commence par la combinaison de deux particules nii et (ligne 8). Ici la construction détachée ne semble pas relever d’un contraste interne ou de l’extraction d’une entité parmi un groupe d’éléments. Dans les passages précédents le locuteur a déploré la crise actuelle de la morale qui, dans une certaine mesure, peut constituer un contraste avec l’idée principale de la séquence en question. Ainsi, la construction détachée contribue à la structuration générale de la séquence.

53 Il faut également noter l’organisation de la proposition qui introduit les référents humains dont il s’agit dans ce passage (vanaema vanaisa nende suhtumine) : elle est caractérisée par une juxtaposition d’éléments typique de la langue orale. Ici cela pourrait contribuer à souligner le message du locuteur, puisque les deux personnes mentionnées comme exemples constituent les éléments centraux de son argumentation et le locuteur y réfère plus tard à l’aide de pronoms personnels.

54 L’exemple suivant (12) montre un autre cas où un énoncé avec un élément détaché en tête a pour fonction de conclure un passage. Le référent désigné par le GN see haridus poistel a été développé bien longtemps avant cette occurrence (plus de 60 tours de parole avant) et le retour à ce référent sert à clore la discussion :

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(12) H: aga: mis sa arvad kas: nagu need sinu ‘kasvatusmeetodid .hh

mais que tu penser.2sg est-ce que comme DEM tes méthodes_d’éducation

2 nagu ‘mõjusid =et kas ‘kasvasid nendest

comme agir-PRET.3pl PRTCL est-ce que grandir-PRET.3pl DEM-ELA

3 ‘lastest (.)sellised lapsed nagu sa ‘ootasid.

enfant.pl-ELA tel.pl enfant.pl comme tu attendre-PRET.2sg

4 V: .hh ma ütleksin jaa, enamvähem.

je dire-COND.1sg oui plus_ou_moins

5 H: mhmh=

=võibolla jah, 6 V: midagi jäi seal (.) muidugi .hh

peut-être oui quelque_chose rester-PRET.3sg là bien_sûr

7 see .hh ‘haridus poistel, sellest on mul väga ‘kahju

DEM éducation garçon.pl-ADE DEM-ELA être.3sg je-ADE très dommage

H : « Mais penses-tu que tes méthodes éducatives ont été efficaces, est-ce que tes enfants sont devenus tels que tu avais espéré ? » V : « Je dirais que oui, plus ou moins. » H : « Mhmh » V : « Peut-être quelque chose est quand même resté, bien sûr, l’éducation des garçons, ça je trouve très dommage. »

55 La construction détachée vient à la fin de la réponse que le locuteur V donne à la question de H. La réponse est quelque peu hésitante avant l’introduction du groupe nominal see haridus poistel « l’éducation des garçons » (ligne 7) ; ce dernier est précédé la particule muidugi « bien sûr » qui réfère à leur connaissance partagée : la position de la locutrice avait été exprimée plus tôt dans la conversation. Ici, la construction avec un élément détaché en tête permet d’énoncer à la fin d’une séquence une idée claire au sujet d’un référent qui a été mentionné auparavant. Ainsi, elle contribue à donner une cohérence interne à tout un passage de discours. Dans cet exemple, comme dans plusieurs autres extraits (exemples 6, 10), la construction détachée vient résoudre une séquence d’hésitations et l’on peut suggérer que par rapport à un GN intégré dans la proposition principale, le détachement suivi de la reprise pronominale permet d’introduire un élément dans un discours construit en temps réel avec moins de charge

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 211

informationnelle. Dans ces cas-là, il peut s’agir de la recherche lexicale qui aboutit à un élément présenté au nominatif, mais l’utilisation de ce procédé peut être indissociable de l’intention du locuteur qui veut souligner un aspect de son argumentation.

56 Les deux extraits suivants permettront de discuter les occurrences où l’élément détaché introduit un référent qui sera maintenu dans le discours durant de nombreux énoncés, repris par des pronoms anaphoriques. Les relations référentielles deviennent plus complexes lorsqu’il y a plusieurs référents traités à tour de rôle, comme dans le premier exemple :

(13) 1 H: [meil oli ee (.) meil oli ee] (1.0) meil

[nous-ADE être-PRET.3sg nous-ADE être-PRET.3sg] nous-ADE

2 oli ee (0.8) vanasti: poisid ‘väiksed olid, sis

être-PRET.3sg autrefois g arçon.pl petit.pl être-PRET.3pl alors

3 oli meil üks ‘oinas kodus.

être-PRET.3sg nous-ADE un bélier_castré maison-INE

4 (0.8) noh ja nemad ‘õpetasid kurjad vaimud

PRTCL et ils enseigner-PRET.3pl méchant. pl esprit.pl

5 selle oina nii ‘kurja(h) ks hehe

DEM-GEN bélier-GEN si méchant-TRL

6 et ‘Juuli-tädi (0.5) see ei tohtind ültse liikuda

que Juuli-tante DEM NEG pouvoir-PRET.3sg du_tout bouger-INF2

7 niigu ‘kummardas nii oinas pani ‘plaksti:,

dès_que se_baisser-PRET.3sg voilà bélier mettre-PRET.3sg ONOM

8 ja ta ‘käis ‘lahtiselt ka ja siis pärast panime

et il Aller-PRET.3sg détaché aussi et puis après mettre-PRET.3sg

9 küll (0.5) ‘köide see läks ügsgord ´põllu= pääle

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 212

PRTCL corde-ILL DEM aller-PRET.3sg une_fois champ-GEN sur

10 teda ‘edasi lööma näed ‘niivisi,

il-PART plus_loin frapper-SUP voir.2sg comme ça

11 (0.5) ja‘jäi sinna kummargi jäi sinna

et rester-PRET.3sg là accroupi rester-PRET.3sg là

12 oina ‘meelevalda ja

bélier-GEN merci-ILL et

13 ei saand ‘ära ka sealt enam. niigu

NEG pouvoir-NEG.PRET.3sg PRTCL aussi là-ABL plus dès_que

14 niigu ‘tõusis nii oinas pani jälle

dès_que se_lever-PRET.3sg que bélier mettre-PRET.3sg de_nouveau

15 plaks ‘pikali. hehe ja siis, ku ´ära tapsime, (1.2) ei ´poisid

ONOM couché et puis quand PRTCL tuer-PRET.1pl non garçon.pl

16 noh nemad ei ´söö seda: (0.5) ee seda

PRTCL ils NEG manger-NEG.3pl DEM-PART DEM-PART

17 just see ma=i ‘mäleta

justement DEM je NEG rappeler.NEG.1sg

18 mis ta ‘nimi oli [sel ‘oinal.] (.)

quel son nom être-PRET.3sg DEM-ADE bélier-ADE

« Nous avions autrefois quand les garçons étaient petits, nous avions un bélier castré à la maison et donc ces coquins ont rendu ce bélier si méchant que la tante Juuli ne pouvait pas bouger du tout. Dès qu’elle se baissait, le bélier lui donnait un coup. Il n’était pas attaché non plus, plus tard on l’avait attaché. Et elle est partie sur le champ pour avancer son piquet, tu vois comme ça et elle est restée là-bas

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accroupie à la merci du bélier et ne pouvait plus s’en aller : dès qu’elle se levait, le bélier la renversait encore. Et quand on l’a tué – non, les garçons, eux n’en mangent pas je ne me souviens pas quel était son nom, ce bélier. »

57 Cet extrait contient deux cas de détachement initial : d’abord, le premier référent est introduit par un nom propre (Juuli-tädi) à la ligne 6 et repris avec le pronom see, puis on trouve un deuxième détachement initial à la fin de la séquence ei poisid noh nemad ei söö seda (lignes 15 et 16). Dans les deux exemples, l’élément détaché est séparé de la proposition principale par un moyen linguistique ou paralinguistique : par une pause dans le premier cas et par la particule noh dans le deuxième cas.

58 Le sujet général de cette séquence est la réticence des enfants à manger la viande des animaux élevés dans la ferme familiale ; la séquence en question comporte en outre une longue description du mauvais caractère de l’animal présenté comme exemple, un bélier castré.

59 Il serait intéressant d’observer un peu plus en détail l’expression des relations référentielles dans cet extrait.

60 La première entité humaine est désigné par le nom poisid « les garçons », introduite dans une expression cadrative à valeur temporelle vanasti poisid väiksed olid « autrefois quand les garçons étaient petits », ensuite le locuteur y réfère par le pronom nemad « ils » (ligne 4) ; puis, un nouveau référent humain, Juuli-tädi, est introduit dans une construction détachée, à laquelle on fait d’abord référence par le démonstratif see (ligne 6), ensuite par l’anaphore zéro (ligne 7).

61 L’utilisation du pronom see (et non celle du pronom personnel ta/tema qui s’emploie plus souvent en référence aux humains) peut être expliquée d’une part par la distance dans le temps et d’autre part par le fait que l’entité humaine principale de cet extrait est poisid « les garçons » ; une autre particularité qui peut influencer l’usage (et le contraste) des pronoms utilisés est le fait que le locuteur décrit de manière détaillée l’interaction entre un humain et un animal. Puisque le référent introduit est nouveau dans le texte, la construction détachée (Juuli-tädi) permet de présenter et d’assimiler cette information graduellement.

62 Quant aux relations référentielles dans toute la séquence, on peut constater qu’après la deuxième mention lexicale de l’animal (oinas), le pronom personnel ta reste « assigné » à cet élément (lignes 8 et 10), tandis que le démonstratif see sera employé pour référer à l’être humain (see läks ügsgord põllu=pääle teda edasi lööma). Ce schéma peu ordinaire peut être expliqué par le fait que l’animal semble avoir un rôle plus central dans cette séquence (mentionné huit fois, y compris deux références anaphoriques et une anaphore zéro) et que cette stratégie permet de poursuivre la narration sans devoir réintroduire l’élément lexical.

63 Le référent nommé poisid est repris à la fin de la séquence dans une construction détachée servant à introduire un énoncé qui résume l’attitude des garçons telle qu’elle était perçue par le locuteur (la particule de négation ei rapporte le refus exprimé par les garçons). À l’intersection de l’élément détaché et de la proposition principale se trouve la particule noh dont la fonction peut également être liée à la composition polyphonique de cet énoncé : en effet, ce dernier se distingue du reste de la séquence - qui est une narration au passé - par l’utilisation du verbe sööma « manger » au présent. Ce changement de perspective indique qu’il s’agit ici des paroles rapportées des garçons. Le locuteur a l’intention de poursuivre son énoncé, en essayant de se rappeler le nom du bélier – la répétition du pronom seda marque cet effort de remémoration.

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 214

64 Du point de vue de l’information, le référent désigné par le nom poisid est l’un des trois principaux acteurs de cet extrait, mais d’abord il sert à poser le cadre temporel de la séquence « quand les garçons étaient petits » et ce n’est que plus tard à la fin de l’extrait, que le locuteur réintroduit ce référent par une construction détachée.

65 L’exemple suivant se caractérise également par une longue séquence anaphorique : l’élément lexical introduit au début de l’extrait a un sens générique (inimene « une personne »), car le locuteur parle des acheteurs typiques dans une librairie où elle travaillait, mais par la suite ce référent est maintenu pendant longtemps avec une forme ta « il ». Il est question de ce référent déjà dans les tours précédents où le locuteur y réfère par le substantif pluriel inimesed « les gens ». Le passage du pluriel au singulier se fait à l’aide d’une construction détachée au début de l’extrait ci-dessous :

(14) 1 KT: noh=

2 EA: =mhmh=

3 KT:= ’inimene noh> hea‘küll ma ei ‘lähe teda ‘segama $

Personne PRTCL PRTCL je NEG aller-NEG.1sg il-PART déranger-SUP

4 siis kui Ta juba ‘loeb ega ma ei saa teda

alors quand il déjà lire-3sg NEG je NEG pouvoir-NEG.1sg il-PART

5 aidata ‘lugeda eks < $ hee aga noh(.) nii ‘alguses

aider-INF2 lire-INF2 n’est-ce_pas Mais PRTCL comme début-INE

6 kui ta nagu ‘otsib = või(.)>a ta onise ‘segaduses

quand il comme chercher-3sgou il estlui-même confusion-INE

7 alles ta ei tea ka ‘täpselt ‘mida ta nagu

encore Il NEG savoir.NEG.3sg non_plus exactement ce_que il comme

8 ‘tahab= ja<(-) ta tahab alles mingit ‘pilti

vouloir-3sg et il vouloir-3sg encore quelque-PART image-PART

9 luua ja=ja üldse ja = noh

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créer-INF2 et et PRTCL et PRTCL

KT: « Eh ben quelqu’un, bon, je ne vais pas le déranger quand il lit déjà, je ne peux pas l’aider à lire, n’est-ce pas, mais bon, au début quand il cherche ou est encore incertain, il ne sait pas encore exactement ce qu’il veut et qu’il a envie de se faire une idée et que voilà »

66 L’élément détaché est repris par le pronom ta ou teda (la forme partitive de ta). On peut relever également deux particules qui se placent après l’élément lexical à la ligne 3 : noh, hea küll. La particule noh peut être utilisée pendant la recherche du terme adéquat et elle fonctionne aussi comme marqueur de segmentation à l’intersection des séquences (dans cet exemple en combinaison avec aga à la ligne 5). Hea küll est un marqueur de concession qui se combine avec noh à l’intersection de l’élément détaché et la prédication qui suit.

67 Le pronom ta sert à référer au référent non spécifique durant tout le développement de l’exemple par le locuteur KT, mais plus loin dans la conversation, le référent sera réintroduit par le nom pluriel (inimesed). Il est à noter que le terme détaché n’est pas déterminé par le démonstratif see, contrairement aux autres exemples : cette omission permet justement d’en faire une lecture générique.

3. Conclusion

68 Les constructions comportant un détachement initial semblent avoir dans le discours plusieurs fonctions. D’abord, il convient de souligner le fait que les caractéristiques formelles de cette structure permettent de présenter une entité complexe ou longue au nominatif, suivie par une reprise pronominale éventuellement à un autre cas dans la proposition principale. Dans ces cas-là, on trouve des éléments de type « citation » ou autres, tels que les adresses, les noms propres, les groupes nominaux complexes, etc. La présentation au nominatif (d’une entité parfois très longue dans le cas des propositions relatives) allège la charge informationnelle et offre également la possibilité au locuteur de corriger la référence (accord, recherche lexicale, parfois généralisation). Souvent, la construction détachée est précédée de différents éléments qui marquent une difficulté de formulation : ainsi, la construction détachée représente une étape dans la construction du discours, permettant au locuteur de se focaliser ensuite sur le rhème qui sera exprimé avec la rection appropriée.

69 La construction avec un élément détaché est employée aussi bien pour ouvrir une séquence en introduisant un nouvel élément dans le discours que pour clôturer une séquence. Dans le premier cas, le lien avec le cadre référentiel est moins marqué – l’élément introduit est mentionné pour la première fois dans la conversation, soit il est présenté comme étant connu par les interlocuteurs, soit il peut être associé au cadre thématique de la conversation au sens large.

70 Dans presque tous les cas, les éléments détachés portent le marqueur d’identifiabilité see/need, ce qui indique entre autres leur statut informationnel. On peut globalement distinguer deux types d’occurrences : 1. Les référents présents dans la situation ou le contexte, mentionnés explicitement, parfois aussi réintroduits (en contraste ou retour à un sujet précédent).

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 216

2. Focalisation sur un ou plusieurs membres extraits d’un groupe, présentés pour illustrer d’une argumentation, c’est-à-dire que le référent est présent dans le cadre référentiel. Plus rarement on trouve dans cette position des éléments mentionnés pour la première fois qui ne semblent pas avoir de rapport avec le discours précédent, mais qui sont néanmoins présentés par le locuteur comme potentiellement identifiables : cela est confirmé aussi par le fait que dans ces cas-là les autres participants n’interviennent pas pour préciser la référence – soit le référent est considéré comme un exemple accessoire qui ne demande pas d’identification précise, soit il est associé au discours par ce qui en est dit par la suite.

71 Les exemples analysés montrent qu’en général, le détachement initial en estonien ne sert pas à introduire de nouveaux thèmes, des référents « inaccessibles ».

72 Un autre aspect encore peu exploré concerne les effets stylistiques ou rhétoriques de ces constructions. De par leur forme et la diversité des relations référentielles que l’on peut trouver associées à ces structures, on peut affirmer que les détachements initiaux dans le discours aident à capter l’attention des participants, à structurer ou à ponctuer le discours qui est en train de se construire en temps réel et à souligner l’engagement personnel du locuteur.

Liste d’abréviations

Abréviation Signification

ABE abessif

ABL ablatif

ADE adessif

ADV adverbe

AUX auxiliaire

COM comitatif

COND conditionnel

DEM démonstratif

ELA élatif

GEN génitif

ILL illatif

IMP impératif

IMPS impersonnel

INE inessif

INF2 infinitif en -da

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NEG forme négative

ONOM onomatopée

PART partitif

pl pluriel

PPN participe passé en -nud

PPT participe passé en -tud

PRET prétérit

PRTCL particule

sg singulier

SUP supine

TRL translatif

1 1ère personne

2 2ème personne

3 3ème personne

Conventions de transcription

[ ... ] énoncés en chevauchement

(.) micropause (moins de 0.5 sec)

(0.6) durée de la pause

i : extension du son

‘ mot ou partie du mot accentué

꞊ énoncés continus

< ... > ralentissement du rythme

> ... < accélération du rythme

$ ... $ passage prononcé en riant

.hh inspiration audible

hh expiration audible

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 218

. intonation descendante

{-} passage inaudible

- mot tronqué

BIBLIOGRAPHIE

Références

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Sources

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NOTES

1. Voir la liste des abréviations en fin d’article.

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RÉSUMÉS

L’article s’intéresse au fonctionnement discursif du détachement initial en estonien oral et analyse son rôle dans la construction et la structuration du discours en s’appuyant sur des exemples tirés de corpus oraux. Les constructions à détachement ont été considérées comme des universaux dans la langue parlée spontanée et le détachement initial est souvent associé au constituant informationnel thème. Les référents des constructions à détachement peuvent être assez variés en ce qui concerne leur statut informationnel, mais généralement ils sont présents dans le discours ou dans le cadre thématique ; il convient de les analyser au niveau du discours, puisque souvent ils sont maintenus dans la conversation pendant une séquence entière. Un élément détaché au nominatif introduit en tête d’énoncé qui sera repris ensuite par un pronom dans la proposition principale présente un certain nombre de caractéristiques spécifiques, si l’on le compare à un GN intégré : en plus de réintroduire une entité déjà mentionnée ou présente dans le contexte, il permet d’introduire des éléments complexes, tels que adresses, noms propres, etc. avec une moindre charge informationnelle, et se trouve souvent au cœur du travail de formulation, puisqu’il apparaît fréquemment en association avec des réparations, difficultés de formulation et recherches lexicales. Les constructions à détachement initial contribuent clairement à la structuration du discours au- delà de l’énoncé, car elles sont employées aussi bien pour ouvrir que pour clôturer des séquences longues.

This article deals with initial detachments in spontaneous oral Estonian and analyses their role in the construction and structuration of the discourse, based on the analysis of examples from oral corpora. These constructions are considered as being universal in spontaneous oral language and the initial detachment has been often associated to the theme of the utterance. Detachment constructions are able to encompass a wide range of referents with regards to their informational status in the discourse, but generally they are present in the conversation or in the thematic frame; as the referents of these constructions can be maintained in the conversation during a whole sequence, they should be considered at the level of the discourse. A detached lexical element in nominative, followed by the resumptive pronoun in the main clause has, as a construction, some specific characteristics, compared to an integrated noun phrase: besides of the fact that it reintroduces an entity that has been already mentioned or that is present in the context, it allows to introduce complex elements by alleviating their informational charge, such as addresses, names etc., and it is often in the centre of the formulation work, as it appears frequently associated with repairs, difficulties of formulation and lexical retrieval. The constructions with a detached lexical element contribute clearly to the structuration of the discourse beyond the single utterance, as they are used also for opening as well as resuming longer sequences.

Käesolevas artiklis käsitletakse algteemat sisaldavaid lahktarindeid spontaanses eesti suulises kõnes, analüüsides nende konstruktsioonide rolli diskursuse ülesehitamisel ja struktureerimisel. Niisuguseid tarindeid peetakse suulises spontaanses kõnes universaalseteks ning algteemat sisaldavad konstruktsioone on sageli seostatud infostruktuuri raamistikust pärit teema mõistega. Nende tarindite referentide informatsiooniline staatus võib olla mitmesugune, kuid enamasti on referendid kas mainitud eelnenud vestluses või on nad seotud üldise temaatilise raamistikuga; kuivõrd referent võib püsida kõnes pikema lõigu vältel, tuleks neid konstruktsioone vaadelda ka diskursuse tasandil.

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 221

Võrreldes leksikaalselt integreeritud noomenifraasidega on ettetõstetud teemaga lahktarinditel mõningad spetsiifilised jooned: lisaks eelnevalt mainitud või kontekstist tuletatava referendi uuesti sissetoomisele võimaldavad need tarindid tuua info töötlemise seisukohast väiksema pingutusega sisse keerukamaid elemente nagu aadressid, nimed jne, ning lisaks sellele paiknevad need konstruktsioonid teksti loomise ja formuleerimise keskmes, kuna nendega seoses esineb mitmesuguseid parandusi ning formuleerimisraskusi, sealhulgas ka sobiva leksikaalse elemendi leidmisel. Algteemat sisaldavad lahktarindid annavad selge panuse diskursuse struktureerimisse ka väljaspool ühe lausungi piiri, kuna neid kasutatakse nii pikemate lõikude sissejuhatamisel kui ka kokkuvõtmisel.

INDEX

Thèmes : linguistique disciplines finnois, estonien motscleset sõnade järjekord, tematiseerimine, info struktureerimine, kõnekeel Mots-clés : ordre des mots, thématisation, structuration de l’information langue parlée motsclesru порядок слов, тематизация, оформление высказывания, устная речь Keywords : Word Order, Topicalisation, Information Structure, Oral Language

Études finno-ougriennes, 47 | 2015 222

Le rituel nuptial chez les Maris aujourd’hui Fin des années 1990 – années 2010

Viktoria Belevceva Traduction : Eva Toulouze

1 L’étude des rituels représente une branche à part entière de l’anthropologie : chaque peuple a son ensemble de traditions, de coutumes, de rites et de rituels, et ces derniers sont porteurs de l’expérience culturelle d’un peuple, de sa morale, de ses normes et de ses valeurs. Or si les structures rituelles d’un groupe reflètent les tendances de son évolution, elles sont néanmoins plus inertes que les transformations sociales et préservent ainsi des traits relevant des phases antérieures de cette évolution.

2 Les tendances du monde contemporain vont à l’encontre du maintien des traits ethniques des pratiques rituelles : simplification et étiolement de certaines formes, éclatement de structures naguère homogènes. Or les rituels nuptiaux se caractérisent par un haut niveau de maintien d’éléments traditionnels : il s’agit d’un élément particulièrement stable dans la culture d’un peuple. D’une part, ils permettent de préserver et de transmettre les traditions aux générations suivantes, mais d’autre part, ils peuvent être vus comme des indicateurs du niveau d’adaptation de la communauté ethnique à son environnement culturel.

3 La corrélation entre tradition et innovation dans les rituels familiaux et nuptiaux, l’évolution de l’institution traditionnelle de la famille et du mariage, révèlent aujourd’hui les tendances de l’évolution ethnoculturelle des Maris, leur mode d’intégration dans les processus de mondialisation et la profondeur de ceux-ci, et elles montrent l’importance du facteur ethnique dans le processus de l’identification de la personne et du groupe dans la société. Jusqu’ici, l’ethnographie marie ne s’est pas penchée spécifiquement sur cette question. Cet écrit a pour objectif de faire un catalogue de mes observations de terrain.

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Rituels prénuptiaux traditionnels

4 Certains critères permettent d’établir une typologie des formes de mariages :

5 Le type I – mariage par rapt de la fiancée, représenté par deux sous-types : le sous-type Ia, dont le rapt est l’élément rituel central, et le sous-type Ib, où en plus du rapt, le noyau est constitué de la « petite noce » chez la fiancée, jükmaš.

6 Aujourd’hui, après le rituel proprement dit, les événements subséquents peuvent se dérouler suivant divers scénarios. Dans le premier cas, où le rapt est l’élément rituel central et unique, le mariage est aussitôt enregistré à la maison des mariages et la noce est terminée. Ce scénario peut être choisi par les jeunes pour réduire les dépenses. Plus souvent, après le rapt a lieu une fête commune et l’enregistrement du mariage est solennel. Ces deux cas de figure sont aujourd’hui relativement rares et ne se rencontrent que chez les Maris orientaux.

7 Chez les autres groupes de Maris, on rencontre le type II, le mariage par demande en mariage avec des variantes.

8 Bien que partout le cycle prénuptial ait été raccourci et que certains éléments rituels aient été perdus, la noce marie garde aujourd’hui des traits spécifiques, propres aux rituels traditionnels des divers groupes ethnographiques maris. Ils permettant de distinguer des ensembles rituels particuliers.

9 Dans le passé, un élément central des rituels nuptiaux, qui en déterminait d’autres dans le cycle nuptial, était le paiement par le fiancé de la dot, le kalym, qui la plupart du temps était lié au maintien d’une coutume archaïque, tel le rapt de la fiancée (certes, avec l’accord de celle-ci). Chez les Maris orientaux, il était répandu jusqu’au milieu du XXe siècle, mais il est en train de s’étioler de nos jours, en raison de la simplification du cycle nuptial et de la disparition du versement des dots de part et d’autre en tant que conditions sine qua non du mariage.

10 La deuxième manière de contracter le mariage – par la demande en mariage – devient la forme prédominante sur tout le territoire habité par les Maris : c’est la demande individuelle faite par le fiancé lui-même, lequel, en cas de réponse positive de la jeune fille, peut encore s’accompagner d’un envoi formel des marieurs auprès des parents de cette dernière – étape qui, néanmoins, peut être omise. En conséquence, l’accord peut se concrétiser soit directement par les jeunes gens, soit par des membres de la génération antérieure agissant en leur nom. Ce qui a changé, c’est l’ordre chronologique et la place de la demande en mariage dans la structure du rituel : par exemple, au village de Bol’šoj Ljaždur (raïon de Sernur, ), la demande en mariage reste intégrée au cycle nuptial, même si elle a lieu entre un et trois jours, voire une semaine, après la cérémonie elle-même.

11 Aujourd’hui, il existe encore une manière de conclure un mariage : par l’accord mutuel des jeunes, mais sans acte rituel. Dans ce cas, néanmoins, certains éléments de la noce traditionnelle marie peuvent être inclus dans la noce proprement dite, mais en général la période prénuptiale n’est marquée par aucun rituel. C’est aujourd’hui cette forme qui est dominante dans la population marie urbaine.

12 Aujourd’hui, la dot a cessé d’être un élément clé du mariage, bien qu’elle n’ait pas perdu de sa signification dans les localités rurales, surtout chez les Maris orientaux des raïons d’Agryz et de Kukmor au Tatarstan, et dans les raïons de Baltačevo, de Birsk et de Bakaly au Bachkortostan, où, comme avant, une partie obligatoire de la dot se

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présente sous forme de bétail. En plus, la dot comprend des objets indispensables dans le quotidien (literie, vaisselle, affaires personnelles), éléments traditionnels de la dot des fiancées maries, ainsi que des objets liés à l’aménagement de la maison : mobilier, réfrigérateur, télévision, etc., qui souvent sont acquis conjointement par les parents des deux époux.

13 Dans la noce d’aujourd’hui, certains éléments du rituel prénuptial ont disparu, comme l’inspection, mais le modèle de la demande en mariage continue à fonctionner, c’est-à- dire que certains éléments en sont supprimés, par exemple les cadeaux à la fiancée, könymylan solykym puymaš (litt. « présent de foulard en signe d’accord ») ou encore üdyr solyk jumo (litt. « présent de foulard à la fiancée »), l’« échange des anneaux », šergaš vašmalyš ; l’« accord nuptial », pušlaš puaš et le « banquet de prière ». D’autres rituels, comme üdyr jümö (consommation d’alcool par la fiancée) et üdyr araka jüaš / ÿdÿrjüäš (litt. « boire l’alcool de la vierge »), d’après le témoignage d’informateurs, sont toujours en usage, mais ont perdu leur signification originelle et ne sont plus qu’un moment distrayant. D’autres ont complètement disparu, comme la conclusion de l’accord nuptial et la visite du fiancé à la fiancée pour transmettre les mesures pour les cadeaux.

14 Quant aux rituels propres au cycle prénuptial, beaucoup d’entre eux ont cessé d’exister : l’accord du père du fiancé sur la visite à la famille pendant la cérémonie du mariage, l’inspection des biens du marié – kačynsurt-pečežym palen nalaš, la visite rituelle de l’étuve par les futurs mariés, les rituels de confection de la bière et de rangement de la dot, et enfin les traditions orales du mariage et les costumes des participants.

15 Un certain nombre d’autres rituels continuent d’être pratiqués, mais de manière simplifiée, comme la visite par les parents du fiancé à la maison de la fiancée, kinde pukšymaš (litt. « nourrir de pain »), kinde vaštalmaš (litt. « échange de pain »). Dans le raïon de Sernur du Marij-El, le terme désignant ce rituel a été préservé, même si dans les faits celui-ci ne recouvre plus que la collation offerte avec les nourritures apportées lors de la demande en mariage. Chez les Maris non chrétiens, dans cette même région, au moment de la demande en mariage, l’aîné du clan prononce une prière, acte qui sanctifie le contrat nuptial.

16 C’est chez les Maris orientaux que les rituels prénuptiaux se sont le mieux préservés et continuent d’exister même de nos jours : par exemple la « petite noce » chez la fiancée, jükmaš (litt. « abreuvage ») / kürojümaš (litt. « fête prénuptiale ») et le transport de la fiancée chez les parrains du fiancé, pürtomo pört.

17 Il faut surtout noter le rituel appelé üdyr ončyl jümö – lequel était, dans l’ordonnancement traditionnel, localisé de manière relativement étroite chez les Maris de Morko. Aujourd’hui, son espace s’est élargi, et ce rituel existe aussi bien chez les Maris des plaines que chez ceux des collines, sous forme d’un rassemblement des amies de la fiancée où l’on discute l’achat fictif de celle-ci par le fiancé et l’on met en place des scénarios possibles, des épreuves à passer et parfois le banquet.

18 Tout le cycle est caractérisé par la simplification des rituels dans la partie prénuptiale.

Les rituels de célébration de la noce à la campagne

19 Reste la localisation traditionnelle des éléments de la noce : chez les Maris des plaines comme chez ceux des collines, la fête principale de la noce, le lieu de la confirmation religieuse du mariage, est la demeure du fiancé. Certains rituels tels que le changement

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de la coiffe de la fiancée, qui adoptent la coiffe des femmes mariées, ou encore celui du lit, ont perdu leur signification. Chez les Maris des collines et chez une partie des Maris des plaines, la partie religieuse du mariage a lieu dans une église orthodoxe.

20 L’uxorilocalité de la noce est préservée chez les Maris orientaux et chez ceux de Morko. Par exemple, chez les Maris orientaux, la culmination de la noce a lieu chez les parents d’accueil du mariage : c’est là qu’ont lieu les festivités, la cérémonie religieuse, le changement de coiffe. Ce dernier, chez les Maris orientaux, a lieu effectivement ; ailleurs, il existe seulement de manière symbolique, en peignant les cheveux de la mariée. Chez les Maris de Morko, les moments centraux de la noce peuvent avoir lieu aussi bien chez la mariée que chez les parents d’accueil. Chez une petite partie de ceux des Maris des plaines qui suivent les traditions « païennes », la cérémonie religieuse a lieu chez la mariée ou chez les parents d’accueil, c’est-à-dire qu’elle respecte l’uxorilocalité traditionnelle. Mais la fête aura lieu chez les parents du fiancé.

21 On peut ainsi conclure que malgré la simplification de certaines pratiques rituelles, les trois types de localisation des rituels nuptiaux sont préservés : virilocale, uxorilocale, et dislocale. Mais dans la noce d’aujourd’hui, il existe aussi d’autres lieux : la fête peut avoir lieu dans une cantine ou dans un café, ou encore dans une boîte de nuit ou dans une école. Dans ce dernier cas, on ne peut plus lier ce lieu à l’une des familles des nouveaux époux et le choix de l’endroit dépend de facteurs secondaires, comme le confort, la localisation, les prix, etc. Autrement, la localisation reste le village du marié ou de la mariée ; ce qui change est l’endroit précis. Et si, d’après le scénario traditionnel, la fête était censée se dérouler chez les parents d’accueil, le local choisi sera situé dans le village de ces derniers.

22 Ce qui a aussi changé, c’est le moment où la mariée quitte la maison de ses parents : il est harmonisé avec le moment du mariage civil à la maison des mariages, où le cortège nuptial se rend directement depuis la maison de la mariée. Si la tradition prévoyait les visites, le « porte-à-porte », aujourd’hui celles-ci peuvent avoir lieu soit avant l’enregistrement solennel du mariage soit après. Dans ce dernier cas, le cortège se divise : d’une part les jeunes, avec le jeune couple et les témoins ainsi que les amis et la famille de leur génération, et d’autre part les plus âgés. Le premier groupe, avant d’arriver chez le marié, va faire une promenade en passant par les lieux mémoriaux où il se fait photographier, alors que les plus âgés, dont le groupe des femmes, süan-vate, partent « faire du porte-à-porte ». Les Maris orientaux font exception : la fête a lieu chez les parents d’accueil pürtomo pört, où la fiancée est conduite après la « petite noce » chez ses parents.

23 Ces innovations ont conduit à changer le scénario traditionnel de la noce. Par exemple, chez les Maris des collines, de nouveaux points ont été inclus dans l’itinéraire : l’arrêt obligatoire à la maison des mariages pour le mariage civil et la promenade aux lieux mémoriaux avec les photos. Mais de manière générale, l’ordonnancement du rituel traditionnel est préservé : le cortège nuptial (süan), sans visites à la famille, se rend à la maison de la mariée où il est accueilli, puis se rend directement chez le marié, ou bien part pour le mariage religieux à l’église orthodoxe.

24 Les Maris des plaines connaissent une version plus complexe du scénario nuptial : avant d’aller chez les parents de la mariée, le cortège s’arrête chez le marieur (ončyč koštšo / kokla koštšo) dans le village de la mariée ; il se rendra ensuite chez les parents de la mariée ainsi que chez ceux du marié. Partout viennent s’ajouter de nouveaux éléments : le mariage civil à la maison des mariages et la promenade avec les photos. De

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plus, si la fête a lieu dans une cantine ou dans un café, le cortège nuptial va d’abord chez les parents du fiancé avant de se diriger à l’endroit où aura lieu la fête principale. On peut ajouter à ces nouveaux éléments, aussi bien chez les Maris des plaines qu’en partie chez les Maris des collines, l’arrêt du cortège nuptial devant la maternité pour déterminer le sexe du futur enfant des nouveaux mariés.

25 Dans les différents groupes et sous-groupes ethnographiques, des différences locales peuvent se présenter. Dans le raïon de Sernur (Mari El), le mouvement du cortège et donc le scénario lui-même sont compliqués par l’apparition d’un élément particulier : les « trois ponts ». Entre la maison de la mariée et le lieu de la fête principale, le cortège doit passer par-dessus trois ponts (ou tout au moins un pont) sur lequel le marié doit porter la mariée. Chez les Maris de Morko, le cortège doit s’arrêter chez les marieurs, aussi bien dans le village de la mariée que dans celui du marié.

26 La principale particularité dans le scénario de la noce chez les Maris orientaux tient à ce qu’avant la noce, une fête comparable à celle de la noce a eu lieu chez les parents de la mariée, après laquelle la mariée va vivre chez ses parents d’accueil. Ainsi, chez les Maris orientaux, on trouve deux variantes du scénario de la noce : dans la première, la mariée, à l’arrivée du cortège, se trouve chez ses parents d’accueil et dans le deuxième cas de figure, avant la rencontre avec le fiancé, elle se trouve dans « la maison de ses jeux de jeune fille », üdyr modmo pört. Ainsi, chez les Maris orientaux, le scénario traditionnel se maintient pratiquement sans modifications, à part l’inclusion des nouveaux éléments : le cortège et la famille de la mariée vont à la maison des mariages pour le mariage civil, puis une partie du groupe, avec les jeunes mariés, va faire une promenade par les lieux mémoriaux et se faire photographier ; dans certains cas, le cortège part du domicile du marié pour gagner le lieu principal de la fête.

27 Toujours chez les Maris orientaux, certains éléments du rituel sont caractérisés par une grande variabilité. Dans les raïons de Bakaly, de Birsk et de Baltačevo, (Bachkortostan), le séjour de la fiancée chez les parents d’accueil a été substantiellement raccourci : sa durée varie entre deux semaines et trois jours ; parfois, la jeune fille y est conduite seulement pour une nuit, pour ne pas enfreindre le scénario nuptial traditionnel (Babenko 1990, p. 10-11). Dans le raïon de Kukmor, au Tatarstan, on trouve trois cas de figure : 1. La fiancée est emmenée chez les parents d’accueil pour très peu de temps ; 2. On va la chercher dans la maison voisine, qui se présente comme une imitation de celle des parents d’accueil ; 3. Elle est « rachetée », c’est-à-dire qu’on va la chercher chez ses parents pour partir directement à la maison des mariages.

28 Le temps passé par la fiancée dans la maison des parents d’accueil dépend aujourd’hui de facteurs divers et tout d’abord de la disponibilité de la fiancée elle-même, de l’existence dans la famille de personnes suffisamment proches pour être susceptibles de jouer le rôle de parents d’accueil, de leurs conditions de logement, de la distance de leur domicile, etc. Ces journées sont consacrées par la fiancée à des visites à la famille et aux voisins. Elle va en visite accompagnée de sa mère d’accueil, et laisse sur le seuil de chaque maison une pièce « de couleur blanche » (jadis, une pièce d’argent). Elle ne cesse de changer de vêtements, afin de montrer son aisance matérielle. La coutume veut qu’elle boive dans chaque maison deux tasses de thé, une pour elle et une pour son futur mari (Babenko 1990, p. 10).

29 La soirée d’ » enterrement de la vie de jeune fille », üdyr modeš, a pénétré dans les coutumes contemporaines : c’est un élément obligatoire pour la plupart des noces des Maris du Bachkortostan. Jadis, c’étaient les parents d’accueil qui louaient une maison

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pour tenir cette fête, mais depuis les années 30-40 du XXe siècle, c’est dans la boîte de nuit du village qu’elle est organisée. Le cas échéant, on utilise une maison voisine. Dans la plupart des cas, l’üdyr modeš remplit la fonction d’un « endroit où l’on va chercher la fiancée », sans être pour autant lié à un rituel précis. Mais dans les raïons de Mišino, de Baltačevo et dans quelques autres endroits au Bachkortostan ont été préservés quelques rituels : la triple visite au fiancé par la mère d’accueil, purtumo ava, l’organisateur de la noce sausom et le témoin kugu venge de la maison des jeux de jeune fille, les danses du kugu venge, les dialogues rituels entre les principaux participants à la noce (de nos jours, ils se présentent sous forme de plaisanteries), la couverture du visage de la mariée, le triple tour de la table fait par les principaux participants à la noce (Babenko 1990, p. 20).

30 Le moment même de la noce a pu changer. Chez les Maris orientaux, elle a lieu un samedi, et c’est le jeudi précédent que la jeune fille est conduite chez les parents d’accueil (ainsi la durée de son séjour dans leur maison est-elle aujourd’hui de trois jours), le mariage civil ayant lieu le vendredi (Jamurzina 2011, p. 59). Ceci a conduit à changer le moment du début du banquet nuptial : si dans la noce traditionnelle chez une partie des Maris des plaines et des Maris orientaux le rituel commençait en soirée, et la fête durait toute la nuit jusqu’à l’aube, aujourd’hui la fête commence le matin ou du moins conformément à l’heure du mariage civil.

31 Les éléments les plus stables dans le rituel nuptial sont la structure générale, les scénarios de déroulement, la terminologie des moments-clé et les activités correspondantes. Par exemple, le rituel du changement de coiffe a longtemps été un des moments clés du rituel nuptial. Il est étroitement lié aux représentations magiques et sociales, et il témoignait de l’association de la jeune femme à son nouveau clan. De manières différentes, il était suivi par tous les groupes ethnographiques maris. L’une des obligations de la mère d’accueil, appelée pürtymo ava, kijamat ava, svaha vate, vuj pütyryšo ava (litt. « femme enveloppant la tête »), était de retirer la coiffe de jeune fille pour la remplacer par la coiffe de femme mariée ; elle devait aussi mener tous les rituels centraux avec les jeunes. Aujourd’hui, ce qui reste de ce rituel est le peignage symbolique des cheveux de la mariée, qui témoigne de son passage au statut de femme mariée.

32 Dans le passé, la noce traditionnelle était caractérisée par la présence de fonctions électives ; aujourd’hui, on note une tendance à garder la terminologie tout en en perdant le sens profond. Ainsi, chez les Maris des plaines (raïons de Medvedevo, d’Oršanka et de Sovetskij du Mari El) les ončal šogošo üdyr et kugu venge ont assumé la fonction des témoins homme et femme au mariage civil (dans certains cas aussi au mariage religieux), alors que l’ončyč šogošo üdyr aide la mariée à organiser sa vente fictive, et que le kugu venge aide au déroulement de celle-ci ; mais avec la simplification des rituels traditionnels, les fonctions traditionnelles vont-elles aussi en se perdant.

33 Chez les Maris non baptisés, l’acte traditionnel de confirmation du mariage impliquait un rituel animé par le kart (le prêtre de la religion traditionnelle marie), mais aujourd’hui cette figure a changé et c’est l’ordonnateur de toute la cérémonie qui officie. Chez les Maris orientaux, c’est une paire de femmes, les kart vate, qui jouent ce rôle et assurent la composante d’oralité du rituel. Les rôles clé du rituel ont également subi des modifications : l’ončal šogošo üdyr et le kugu venge chez les Maris orientaux étaient jadis les substituts du marié et de la mariée dans certaines activités rituelles ; de nos jours, ils ont perdu une partie de leurs fonctions, et ne sont plus que les témoins du

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mariage civil. Comme avant, les süan vate (litt. « femmes du cortège ») bénéficient d’un statut élevé : avec les musiciens, elles assurent les chants pendant tout le cycle. Le saus/ sabus, pour sa part, a maintenu l’essentiel de sa fonction : comme avant, il ordonne l’ensemble des festivités. Mais chez les Maris orientaux, certaines de ses fonctions sont passées au kart, et chez les Maris des plaines au kugu venge, ce qui a eu comme effet de réduire quelque peu l’importance du saus dans le rituel.

34 Dans la noce à Morko, comme c’était le cas avant, un rôle central est dévolu à la mère d’accueil, qui intervient dans pratiquement tous les rituels du cycle nuptial. Il faut noter que ce personnage n’y a pas gardé seulement sa fonction, mais aussi son costume.

35 Aujourd’hui, les cérémonies religieuses, aussi bien païennes qu’orthodoxes restent un point culminant de la noce traditionnelle. Mais la dimension religieuse du mariage a cessé d’être obligatoire et reste au choix des mariés. Là aussi, nous pouvons identifier des tendances générales. Les Maris des collines se marient plus que les autres religieusement. Les Maris des plaines peuvent eux aussi le faire pendant la noce, mais en général ils ont tendance à reporter cette cérémonie à une période plus tardive, une fois la noce passée. Les Maris des plaines non baptisés pratiquent le rituel païen du mariage aussi bien dans la maison de la mariée que dans celle du marié. Mais la fonction d’officiant revient soit au père du marié, kače ača, soit au süan vuj, le responsable du cortège.

36 Chez les Maris des plaines des raïons de Sernur, de Novyj Tor”jal et de Paran’ga dans la République de Mari El, où Maris baptisés et Maris non baptisés coexistent, le rituel païen n’est pas perçu par les invités et par les mariés comme un rituel religieux, bien qu’il se compose d’importantes activités rituelles : on allume des bougies, on dit des prières, on partage des aliments rituels, on prépare une table sacrificielle couverte d’assiettes avec des mets rituels, avant que son contenu soit distribué aux enfants, ou encore réservé au chien. La prière peut contenir soit une adresse à Kugu Jumo, soit un texte de prière orthodoxe, voire, la plupart du temps, les deux. Chez les Maris de Sernur, ce rituel peut voir l’intervention de diverses personnes. La prière peut être dite aussi bien par le doyen du clan, le töryštö, que par tout parent âgé du marié ou de la mariée. C’est le père du marié, le kače ača, qui a le droit de distribuer la nourriture rituelle, mais en cas de besoin il peut être remplacé par le père d’accueil. La composition des officiants peut varier considérablement même dans un seul et unique raïon, suivant la maîtrise de la tradition dans les différentes familles. Aujourd’hui, les personnes ayant la position la plus active dans le suivi du scénario traditionnel sont les femmes âgées, qui peuvent intervenir aussi bien pour accompagner l’activité rituelle qu’en officiant elles-mêmes.

37 L’un des éléments les plus stables et les plus caractéristiques de la noce traditionnelle marie est la distribution de cadeaux de la part de la mariée, aussi bien à sa famille qu’à celle de son fiancé. On peut suivre l’évolution de ce rituel dans le changement des matériaux utilisés pour confectionner les cadeaux. Comme avant, ceux-ci sont des serviettes, des chemises et des robes, mais ils sont confectionnés en tissus industriels. Les vêtements de coupe traditionnelle et les décors sont commandés à des artisans, ou bien sont réalisés avec le concours de parents ou de voisins. La mariée prête une attention toute particulière aux cadeaux destinés à la famille de son futur mari et à ses parents d’accueil.

38 D’importantes transformations ont également eu lieu dans le domaine de la cuisine nuptiale. On y voit aujourd’hui des plats de la cuisine internationale, qui se sont

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répandus partout au XXe siècle : des salades, des tartes, etc. On offre aux invités presque exclusivement de l’alcool industriel. Mais un certain nombre de mets traditionnels demeurent de rigueur à des moments précis de la cérémonie nuptiale, car ils ont une valeur sacrale. Par exemple, dans le village de Narat-Čukur (raïon de Bakaly, République du Bachkortostan), l’accueil dans la famille du marié comprend trois mets : des melna (crêpes), des peremeč (gâteaux au fromage blanc avec des graines de chanvre, de la purée de pommes de terre ou des baies), et des tuara (galettes au fromage blanc). On trouve encore aujourd’hui chez les Maris orientaux toute une série de noms spécifiques pour les plats de cérémonie, qui ailleurs sont appelés autrement – laška, sokta, tuvyrtyš, kogyl’o, komanmelna, etc. (Sepeev 1967, p. 131). Certes, la quantité de plats proposés a diminué par rapport aux menus traditionnels, qui comportaient entre sept et douze mets.

39 L’ancien costume nuptial traditionnel n’est plus utilisé aujourd’hui. Les mariés préfèrent un habillement contemporain (robe blanche et costume masculin classique) ; mais les femmes du cortège, appelées süan-vate, gardent le costume traditionnel et ce type de vêtements reste un cadeau prestigieux à la famille.

40 En revanche, les rituels magiques destinés à protéger le jeune couple se distinguent par leur stabilité. Les matières premières archaïques (feutre, houblon) n’y ont pas perdu de leur importance. Par exemple, quand le défilé était accueilli dans la maison du marié, les mariés étaient obligatoirement installés à table sur des sièges couverts de feutre. Avant de quitter le domicile de la fiancée ou des parents d’accueil, les principaux participants à la noce faisaient trois fois le tour de la table, ce qui symbolisait l’adieu aux esprits de la maison. Dans certains raïons habités par les Maris, ces rituels subsistent. Par exemple au village de Mari-Kupta, dans le raïon de Marij-Turek (Mari El), avant le départ de la mariée du domicile de ses parents, le fiancé met de l’argent dans le sein de la mère de sa future femme (aujourd’hui, il fait semblant de le lui mettre dans la main), ce qui représente le rituel cyzy pukšy¬mylan (litt. « pour l’alimentation au sein »). L’un des éléments culminants de la noce traditionnelle – l’échange de la coiffe de jeune fille pour la coiffe de la femme mariée – est représenté chez les Maris orientaux par une pratique fortement modifiée : non seulement les cheveux de la mariée sont peignés, mais le foulard est retiré de la tête de la nouvelle épouse.

41 La pratique de se rendre à une source, extrêmement significative dans le rituel nuptial chez pratiquement tous les peuples de l’Oural et de la Volga, se perd peu à peu, compte de tenu de la perte de son importance utilitaire. Mais les personnes âgées et celles d’âge moyen considèrent ce moment comme une partie incontournable du cycle nuptial et en soulignent l’importance sacrale. Quelques phénomènes résiduels peuvent être interprétés comme des évolutions de ce rituel : par exemple, dans le raïon d’Oršanka, ce rituel a été sorti du cycle nuptial ; mais la première fois que la jeune mariée se rend à la source, elle jette une pièce de monnaie dans l’eau. Dans certains cas, ce rituel acquiert une signification nouvelle et devient une composante ludique de l’activité nuptiale comme c’est le cas par exemple au village de Bol’šoj Serdež dans le raïon de Sernur (Mari El) : la jeune fille va chercher de l’eau, et les jeunes du village du marié (garçons et filles) essaient de l’en empêcher ; si elle n’arrive pas à ramener toute l’eau, elle doit se racheter. Au village de Čibyž (raïon de Sernur, Mari El), les témoins participent activement à ce rituel : la femme témoin offre à son homologue masculin une serviette, pour que celui-ci aide la mariée à rapporter l’eau sans empêchements.

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42 D’autres rituels ont acquis aujourd’hui une valeur ludique, distrayante : ce sont ceux qui permettaient de vérifier les savoir-faire (préparation de crêpes, nettoyage du plancher, etc.) de la jeune mariée le lendemain du mariage, rituels qui se présentaient de manière différente suivant les groupes. Par exemple, dans le raïon de Sernur, la jeune fille doit faire des crêpes qui seront ensuite offertes à la famille. Au village de Počinok-Kučuk (raïon de Kukmor, République du Tatarstan), elle offre de l’alcool aux invités, qui répondent en jetant par terre de l’argent. Au village de Nurma (raïon de Medvedevo, Mari El), la belle-mère, pour soulager sa belle-fille de ses tâches, l’aide ou bien reprend entièrement son travail à son compte. Dans les cas où la deuxième journée se déroule dans la nature, par exemple au village de Marij Kupta dans le raïon de Marij- Turek (Mari El), c’est là qu’a lieu l’imitation de ce rituel : la jeune mariée doit accomplir des tâches liées soit à la cuisine soit au ménage. Les crêpes faites par la jeune mariée, or’en melna, le deuxième jour, sont le plat principal offert aux participants dans les noces des Maris orientaux des raïons de Birsk, de Bakaly et de Baltačevo (Bachkortostan). Si la jeune mariée ne sait pas ou ne veut pas faire les crêpes, elle emploie une femme qui la remplace et à laquelle elle offre une serviette ou de l’argent. Encore aujourd’hui, chez les Maris orientaux, et chez une partie des Maris des plaines, on croit que si les crêpes sont brûlées, la mariée ne sera pas heureuse avec son époux (Babenko 1990, p. 25). Dans le raïon de Kaltasy (Bachkortostan), le matin du deuxième jour de la noce, la jeune mariée chauffe le sauna et y laisse une petite rançon, dont devra s’emparer quelqu’un de la famille de son mari (Babenko 1990, p. 26). Mais il s’agit là d’un rituel étroitement localisé ; par exemple dans le raïon de Mišino (Bachkortostan), où la noce marie a gardé beaucoup de traits traditionnels, ce rituel n’existe pas. On peut en déduire que cet élément est un emprunt tardif, sans doute aux traditions russes.

43 On peut également identifier dans le cycle nuptial un rituel qui a repris de l’actualité : la jeune épouse doit changer l’intérieur du domicile du marié, suspendre de nouveaux rideaux, mettre une nappe sur la table, des tapisseries, etc. Mais il est peut-être seulement une modification d’un rituel qui a existé dans le passé, celui de la « décoration de la maison » du marié par la mariée, qui faisait appel aux éléments de son trousseau (serviettes, etc.) (Babenko 1990, p. 26).

Les rituels postnuptiaux

44 Le cycle des rituels postnuptiaux a également considérablement évolué : réduction des visites des nouveaux mariés à leurs familles, nombre des collations et nombre des invités, réduction des cadeaux des deux côtés. Dans certaines localités, cependant, il reste quelque chose des anciennes traditions : par exemple dans le raïons d’Oršanka (Mari El), l’un des premiers rituels postnuptiaux, destiné à intégrer la jeune mariée au clan de son mari, le premier sauna, est l’occasion pour la jeune femme de faire de nouveaux cadeaux à sa belle-mère, lesquels, d’après le témoignage d’informateurs, sont encore plus chers que ceux faits lors de la noce. La nouvelle épouse avait comme obligation d’habiller sa belle-mère à neuf, avec la coiffe et les sous-vêtements. Aujourd’hui, ces cadeaux se composent de sous-vêtements et de vêtements achetés, de coupes de tissu ; les robes traditionnelles maries, confectionnées à la demande, restent un cadeau prestigieux.

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45 D’autres rituels ont pratiquement perdu leur signification : il s’agit de tous ceux destinés à protéger les époux ainsi que ceux au cours desquels ces derniers évitaient les parents les plus âgés ; cela ne pouvait s’arrêter qu’avec une levée rituelle des interdits. Chez les Maris, comme chez les autres peuples du cours moyen de la Volga, ces rituels postnuptiaux avaient comme objectif de renforcer l’entrée de la jeune femme dans le clan de son mari et de l’intégrer parmi les femmes mariées de celui-ci ; ils servaient aussi à renforcer les liens entre son clan d’origine et celui de son mari.

46 En conclusion, des changements qualitatifs considérables dans le rituel nuptial mari traditionnel ont conduit à la formation d’un type de rituel où pratiques contemporaines et pratiques traditionnelles coexistent, et où la variation est considérable suivant les niveaux d’intégration de ces différents éléments. L’apparition de nouvelles étapes dans le rituel nuptial est due à plusieurs facteurs, surtout d’ordre sociopolitique : la propagande de nouveaux rituels soviétiques, la multiplication des mariages mixtes, la mobilité de la population et les processus d’urbanisation.

47 Néanmoins, un certain nombre de points culminants de ces rituels ont subsisté grâce à la persistance des relations entre clans, à l’isolement relatif du milieu rural, qui reste le milieu dominant pour la majorité de la population marie, au maintien des conceptions religieuses traditionnelles. Indiscutablement, la noce traditionnelle marie est organique, son caractère original se manifeste dans les chants, dans les danses, dans les mets rituels, dans les symboles traditionnels, et dans de nombreuses activités. Aujourd’hui, le déroulement de la cérémonie nuptiale dépend de nombreux facteurs, depuis la localité où aura lieu la cérémonie jusqu’aux préférences personnelles des jeunes mariés ; il dépend aussi de la connaissance des traditions par les membres de leurs familles. On peut parler aujourd’hui d’un processus inaccompli de formation d’un type de rituel nuptial contemporain.

48 La difficulté à préserver les formes traditionnelles tient entre autres aux processus d’urbanisation. En ville aujourd’hui, il n’est pas possible de suivre pleinement nombre d’éléments traditionnels des rituels nuptiaux. Cela tient aussi au déclin du rôle des groupes de parenté dans la préparation et dans le déroulement de la noce.

Les rituels nuptiaux des maris en ville

49 Je me concentrerai ici d’une part sur le milieu urbain de la grande ville, avec ses tendances à la standardisation de la culture, et d’autre part sur l’espace de la petite ville, où les processus d’urbanisation sont légèrement distincts. L’émergence de types divers de noces dans différents milieux culturels permet de relever les éléments stables de ce phénomène, leur maintien ou la substitution de leur destination fonctionnelle, le rôle des contacts interethniques. Cette étude permet de réfléchir à l’état des valeurs familiales et conjugales, aux stéréotypes existant dans la société, de suivre les mutations dans les fonctions de la famille ainsi que les mécanismes de fonctionnement et de transposition de la tradition.

50 Depuis le milieu du XXe siècle, on voit se mettre en place la noce urbaine en tant que type spécifique de rituel nuptial. Parmi les Maris, ce type de noce n’était pas très répandu jusqu’aux années 1970, même si peu à peu, ceux qui résidaient dans de grandes villes telles que Joškar Ola, Ufa ou Kazan’, commençaient à assimiler la culture urbaine et à en adopter quelques traits, par exemple justement dans le rituel nuptial. Or il est

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particulièrement important de suivre ces processus, car la population marie urbaine est en augmentation régulière jusqu’à aujourd’hui.

51 Dans les villes moyennes, comme Volžsk ou Koz’modem’jansk, on voit se former une variante sui generis de la noce urbaine, dans laquelle on trouve à égalité des éléments standardisés de la noce urbaine (mariage civil à la maison des mariages, visite des monuments avec dépôt de gerbe, photos) et quelques éléments de la noce traditionnelle. C’est le cas, dans le cycle prénuptial, de la demande en mariage ; il est vrai que celle-ci a subi des transformations fonctionnelles, mais elle n’en a pas moins préservé certains traits traditionnels. Elle permet souvent par exemple aux parents du fiancé et à ceux de la fiancée de se connaître, ce qui dans ce cas n’a pas une aussi grande importance du point de vue de la décision finale que dans la noce traditionnelle, puisque la décision a déjà été prise par les parties directement concernées. Il faut noter d’ailleurs que c’est lors de la demande en mariage que se discutent des questions traditionnelles telles que la contribution du marié (la plupart du temps, cela touche à la quantité d’alcool à offrir lors des noces) et la dot de la mariée, ainsi que la quantité et la valeur marchande des cadeaux à offrir à la famille du marié. Résumons : si jadis toutes les dépenses pour les cadeaux destinés à la famille du marié reposaient sur la famille de la jeune fille, aujourd’hui le coût en est partagé entre les deux parties. Certaines formes subsistent sous leur aspect ludique, comme la pratique de faire boire à la fiancée de l’alcool, üdyr jümo, en signe d’accord. Il reste également la distribution de cadeaux au moment de la demande en mariage, et quelques éléments de cuisine traditionnelle : par exemple, les parents, en attendant les demandeurs en mariage, mettent sur la table des plats traditionnels maris, les peremeč, les melna, les tuara. À leur tour, les membres de la famille du fiancé arriveront avec des cadeaux équivalents. À Koz’modem’jansk, dans le cycle prénuptial, la pratique du šergaš vašmalyš demeure, mais ce sont les futurs mariés eux-mêmes qui l’accomplissent. C’est l’équivalent des fiançailles et en général le fiancé offre à la jeune fille un anneau, signe de son intention de l’épouser.

52 Parmi les éléments caractéristiques de la noce urbaine, il faut mentionner les soirées d’adieu à la vie de garçon et de jeune fille la veille du mariage. On accorde également une grande attention à l’achat de la robe de mariée ; parfois, conformément à la tradition, des informateurs nous ont dit que c’est au fiancé qu’il revient de fournir à la jeune fille la parure nuptiale.

53 Le jour convenu, le cortège nuptial du garçon (aujourd’hui, il s’agit d’une file de voitures décorées) va chercher la fiancée. Dans les petites villes, il existe toujours dans le cortège les fonctions de suan dans le cortège du fiancé et de počeš tolšo dans le cortège de la fiancée, mais en règle générale ce sont là des titres qui ne s’accompagnent pas de tâches particulières dans le déroulement de la noce. Par exemple, la mère d’accueil, qui dans la noce traditionnelle dirigeait le rituel de l’échange de la coiffe, aide aujourd’hui la mariée à distribuer les cadeaux à la famille.

54 Dans les petites villes de la République du Marij-El il existe de nos jours deux versions d’une noce « traditionnelle » : dans le premier cas, les participants se présentent en vêtement de ville ; dans le deuxième, on garde le cortège de femmes, le suan vate : dans ce cas, les chants nuptiaux sont chantés en costume traditionnel. Le scénario de la noce est simplifié : le cortège va directement chercher la fiancée. Ensuite vient le moment de son rachat burlesque par le fiancé : le garçon est soumis à quelques épreuves peu signifiantes pour racheter la mariée aux amies de celle-ci. Après cet épisode et une petite collation dans l’appartement ou dans la maison de la mariée, les participants à la

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noce, y compris les parents de la jeune fille, se dirigent vers la maison des mariages pour le mariage civil. En cas de présence des suan vate, celles-ci chantent des chants nuptiaux également devant la maison des mariages. Après le mariage civil a lieu la promenade avec les photos, après quoi la procession nuptiale se rend soit chez le fiancé, soit dans un local de restauration pour le banquet. Il faut noter que le rôle des parents du fiancé est susceptible de variations : dans le premier modèle, après le mariage civil ils quittent le cortège nuptial et rentrent chez eux, pour y accueillir ensuite les jeunes mariés avec le « pain et le sel » ; dans le deuxième cas également, ils quittent le reste des invités après le mariage civil et ne participent pas à la promenade et aux photos ; ils se rendent directement au café ou à la cantine où aura lieu la fête, et c’est là qu’ils accueillent les nouveaux mariés avec « le pain et le sel ». Si les invités poursuivent les festivités dans la maison du marié, les parents de ce dernier quittent également la maison des mariages avant les autres et accueillent les nouveaux mariés comme dans les autres cas.

55 L’accueil de la mariée dans la maison du marié était l’un des points culminants de la noce traditionnelle ; on ne préserve plus de nos jours que quelques éléments de ce rituel, qui ont pour objectif de protéger les jeunes mariés des forces malveillantes. On fait appel aux mets traditionnels – les tuara, les peremeč, le beurre. Il est curieux de remarquer qu’en général, si cet accueil a lieu à la maison, on prépare les mets traditionnels (les melna, les tuara), alors que s’il a lieu dans un café ou dans une cantine, on fera appel à un pain russe standard avec du sel.

56 Quand la fête a lieu dans un local et que la procession est suivie par les suan vate, tout le monde se change au début de la fête et revêt l’habillement urbain ordinaire. L’une des tendances les plus récentes dans les noces maries en ville est le recrutement d’un tamada mari, et dans ce cas la noce aura lieu en mari avec des chants maris.

57 Lors du banquet, qu’il ait lieu dans une cantine ou à la maison, la mariée fait des cadeaux à la famille de son mari et aux invités. Ceux-ci, à leur tour, font également des cadeaux au jeune couple, surtout de l’argent. Après le banquet, les invités se dispersent. Les cérémonies du lendemain et les rituels postnuptiaux ont pratiquement disparu ; il est rare que soient préservés uniquement le rituel de la confection des crêpes par la jeune mariée et les visites rendues à la famille dans les semaines qui suivent. Le deuxième jour de la noce est en général une fête des jeunes dans des cafés ou dans la nature.

58 Voyons maintenant un autre sous-type, la noce dans les villes grandes et moyennes, sur la base de l’exemple de Joškar-Ola. S’y trouve préservée la pratique symbolique de la demande en mariage, les noms des personnes chargées de différentes tâches pendant la noce, comme saus, ončal šogošo üdyr ; mais seuls les titres ont été préservés, les tâches elles-mêmes sont prises en charge par les témoins des deux sexes. Le scénario lui-même se présente comme suit : le marié va chercher la mariée, le « rachat » a lieu suivant un scénario standardisé et s’achève avec une collation chez la mariée et le départ de tous les invités, y compris les parents de la mariée, pour la maison des mariages. Ensuite, le cortège part pour la promenade, pour les photos, et ensuite le banquet a lieu dans un café ou une cantine, ou encore chez les mariés. C’est seulement dans des cas rares, voire uniques, que des suan vate participent à la noce ; l’accueil des nouveaux mariés par les parents du marié existe toujours, mais il a été modifié avec la reprise de la tradition russe du « pain et du sel » (au lieu des crêpes traditionnelles maries, les melna, du gâteau au fromage blanc tuara et du beurre).

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59 La dimension ethnique se manifeste dans les initiatives de l’animateur mari invité et dans le rituel de la distribution des cadeaux – chemises, serviettes ou robes. Ces derniers temps, on note une tendance à offrir à la belle-mère, lors de noces riches, une robe moderne avec des motifs de broderie marie traditionnelle. Une autre tendance à la mode ces dernières années est d’inclure dans l’itinéraire de la promenade, après la maison des mariages, un passage par la maternité, pour jouer à deviner le sexe de l’enfant à venir. On visite également les lieux suivants : l’ » Obélisque de la gloire » et la « Flamme éternelle », le monument à la jeune famille, le « banc de la fidélité et de l’amour », ainsi que le monument à saint Pierre et sainte Fevronia. L’une des tendances de la noce civile à la mode est d’accrocher des verrous avec les noms des jeunes mariés au pont sur la Kokšaga ; la clé du verrou est jetée à l’eau et symbolise l’indissolubilité de l’union du couple. Dans les vingt dernières années, on célèbre de plus en plus souvent le mariage religieux le jour du mariage civil.

60 Tout autre est la stratégie de comportement des Maris qui partent s’installer pour longtemps dans les grandes villes de Russie (Moscou, Saint-Pétersbourg, Ekaterinburg, etc.) et du monde. Les traditions nuptiales de leur peuple perdent pour eux de leur importance, elles y sont rejetées et la noce, en règle générale, suit la cérémonie civile ordinaire.

61 Ainsi, le rituel nuptial urbain n’est pas un phénomène homogène, on peut en distinguer plusieurs sous-types suivant un certain nombre de critères.

62 Le sous-type I inclut l’ensemble des trois cycles nuptiaux. Il est caractéristique des villes moyennes, des chefs-lieux, tels que Volžsk, Koz’modem’jansk, , etc. De par sa structure, c’est lui qui se rapproche le plus du type traditionnel : dès le cycle prénuptial, il inclut la demande en mariage üdyrjüktymašt / ÿdÿrjüäš, qui souvent est purement nominale, la décision du mariage ayant été prise depuis longtemps. La cérémonie centrale du mariage se présente avec des variations : elle peut avoir lieu au domicile des parents du marié ou encore dans un local de restauration, bien que cette deuxième version ait tendance à se diffuser. L’itinéraire du cortège nuptial a changé conformément aux demandes de l’époque : outre les arrêts traditionnels, il inclut la maison des mariages et la promenade avec les séances photo des jeunes mariés. Le mariage religieux n’est pas aujourd’hui un élément obligatoire du rituel nuptial, c’est pourquoi sa présence ou non-relève exclusivement du désir des nouveaux mariés et de leurs familles. Dans les petites villes, la composition du cortège nuptial se présente sous une forme réduite : le cortège du marié, süan, comprend le responsable de la noce, le süanvuj, le substitut du marié kugu venge, les parents d’accueil, les süan vate et des musiciens ; dans le cortège de la mariée, počeš tolšo, les fonctions les plus actives sont celles des parents d’accueil et de la meilleure amie de la mariée. Les variations peuvent être considérables en matière de costume nuptial et de folklore. Ces éléments dépendent avant tout de la présence, dans la noce, des süan vate. Si elles sont là, le costume et les chants traditionnels dépendent entièrement de l’endroit où a lieu la noce, et correspondent aux traditions locales.

63 En ville, certains éléments stables du rituel continuent à exister, comme la collation offerte aux familles et aux invités, la bénédiction de l’icône avant le départ du cortège nuptial süan pour aller chercher la mariée, les cadeaux lors de l’arrivée du cortège chez la fiancée, les épreuves ludiques auxquelles est soumis le fiancé. Les rituels lors du départ du cortège depuis la maison des parents de la fiancée se sont conservés sans transformations importantes. Comme avant, les parents le bénissent avant son départ,

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il fait trois fois le tour de la table nuptiale, la famille de la mariée reçoit des cadeaux, on rachète la dot, on effectue le « paiement pour la nourriture au sein ». Lors de l’accueil par les parents de la mariée (que ce soit à domicile ou dans un local de restauration), les rituels suivants ont toujours lieu : réception des mets rituels, distribution de cadeaux aux parents et à la famille du marié, cérémonie sans laquelle il n’y a pas de noce marie. Le cycle postnuptial peut inclure la confection des crêpes le deuxième jour de la noce avec les cadeaux. Quant aux visites postnuptiales, elles ont perdu leur dimension rituelle et ne sont pas marquées chronologiquement.

64 Dans les très grandes villes, on note une réduction sérieuse des éléments traditionnels de la noce. Là, le rôle central revient aux mariés, qui déterminent le scénario de leur noce. Si les mariés choisissent une noce urbaine avec les éléments traditionnels, elle sera précédée de la demande en mariage üdyrjüktymašt / ÿdÿrjüäš. On accorde une importance particulière à la cérémonie nuptiale, qui inclut l’adieu à la vie de jeune fille / de garçon, une expédition commune d’achats de cadeaux aux parents de la mariée et du marié, la remise de l’invitation à la noce. L’événement central a lieu dans un café ou dans une cantine. Même dans une très grande ville, les Maris ont conservé quelques pratiques rituelles : la bénédiction par les parents de la mariée avant le départ du cortège nuptial, l’accueil de la mariée par les parents du marié, les mets rituels, les cadeaux aux parents et à la famille du marié. En ville, les éléments du cycle postnuptial ont pratiquement disparu, avec comme rare exception la confection de crêpes par la mariée le lendemain de la noce.

65 Chez les Maris orientaux, le scénario de la noce urbaine est très semblable, mais quelques traits caractéristiques le distinguent de la version de base. La différence principale est le maintien de quelques traditions archaïques et une plus grande similitude avec le scénario traditionnel de la noce. Une « petite noce » a lieu dans la maison de la fiancée, qui inclut en partie la demande en mariage. De plus, suivant un scénario traditionnel, le marié va en règle générale chercher la mariée non pas chez les parents de celle-ci, mais chez les parents d’accueil, kiamat ača et ava ou encore à la « maison des jeux de jeune fille », üdyrmodmo pört, qui peut être l’appartement de tel ou tel membre de sa famille ou de voisins. La dimension religieuse de la noce est obligatoire et se concrétise par une prière.

66 De nos jours, dans les petites villes et dans les villes moyennes, la noce représente un phénomène très instable, dont le déroulement dépend de nombreux facteurs : la solidité des liens familiaux, la proximité territoriale du village, la conscience de l’importance de la tradition, etc. La vitalité des éléments traditionnels dépend du niveau de conviction, chez les personnes âgées ou d’âge moyen, de la nécessité de respecter certains actes rituels afin de garantir la réussite de la vie conjugale du jeune couple, qui en général les accepte volontiers. C’est pourquoi souvent, dans les très grandes villes, la noce peut suivre un scénario du premier sous-type, alors qu’au contraire, dans des petites villes, seulement certaines noces ont lieu suivant un scénario simplifié. De manière générale, les Maris vivant en ville préservent les éléments rituels principaux avec leurs spécificités régionales, même dans des conditions socioculturelles nouvelles. Cependant, les conditions de la ville (structure de l’espace, emploi) ne sont pas favorables au scénario traditionnel de la noce : celui-ci a été raccourci et les activités principales se déroulent dans des lieux publics (de restauration). Un facteur non négligeable de transformation du cérémonial traditionnel et de mise en place d’un nouvel ensemble rituel est la tendance à la standardisation de

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l’espace socioculturel de la ville sous l’influence de phénomènes tels que la mode, la « culture pop », etc. ; il ne faudrait pas omettre de mentionner l’influence indirecte du « modèle de la noce urbaine », artificiellement conçu et imposé à l’époque soviétique, mais qui a pourtant bien pénétré les pratiques contemporaines des rituels familiaux. Il ne faudrait pas non plus oublier de noter l’augmentation, aussi bien relative qu’en valeur absolue, des mariages ethniquement mixtes dans l’environnement polyethnique de la ville.

67 Malgré une tendance dominante à la désacralisation de la société, le rite nuptial préchrétien s’est fondu avec la pratique du mariage civil. Vus ainsi, les rites nuptiaux et familiaux sont un lien entre la société russe en cours de mondialisation et la culture ethnique des Maris. Ils peuvent permettre de préserver et de transmettre la culture traditionnelle marie et servent ainsi, dans une certaine mesure, d’indicateurs de son niveau d’adaptation au monde contemporain.

BIBLIOGRAPHIE

BABENKO Vasilij et alii 1990 = БАБЕНКО Василий Яковлевич и др., Семейные праздники и обряды Башкирской АССР (Fêtes et rituels familiaux en RSSA de Bachkirie), Уфа, 1990, 10-11

JAMURZINA Ljudmila 2011 = ЯМУРЗИНА Людмила, Обряды семейного цикла мари в контексте теории обрядов перехода (на примере восточных мари) (Rituels du cycle familial dans le contexte de la théorie des rites de passage (sur l’exemple des Maris orientaux), дис….д–ра философии по специальности этнология, Тарту: Тартурский университет.

SEPEEV Gennadij 1967 = СЕПЕЕВ Геннадий Андреевич, « К вопросу о формировании этнографических особенностей восточных марийцев » (Sur la question de la formation des spécificités ethnographiques des Maris orientaux), Происхождение марийского народа (La provenance du peuple mari). Материалы научной сессии, проведенной МарНИИЯЛИ (23-25 декабря 1965 г.), Йошкар-Ола, МАРНИИЯЛИ, 1967.

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INDEX nomsmotscles Maris, Maris des collines, Maris des plaines, Maris orientaux, Russes Thèmes : anthropologie, ethnologie Index géographique : Agryz, Bachkortostan (République), Bakaly, Baltačevo, Birsk, Bol’šoj Ljaždur, Bol’šoj Serdež, Čibyž, Ekaterinburg, Joškar-Ola, Kaltasy, Kazan, Kokšaga, Koz’modem’jansk, Kukmor, Mari-El (République), Marij-Turek, Mari-Kupta, Medvedevo, Mišino, Morko, Moscou, Narat-Čukur, Novyj Tor”jal, Nurma, Oršanka, Paran’ga, Počinok-Kučuk, Saint- Pétersbourg, Sernur, Sovetskij, Tatarstan (République), Ufa, Volžsk, Zvenigovo Mots-clés : adaptation, noce, rituels Index chronologique : XXIe siècle motsclesru адаптация, обряды, свадьба Keywords : Adaptation, Weddings, Rituals motscleset kohanemine, pulm, rituaal

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Quelques notes sur l’Oudmourtie en 2015

Eva Toulouze

1 J’ai déjà écrit à plusieurs reprises dans cette revue sur l’Oudmourtie, que je fréquente depuis 1994. Je suis convaincue que c’est bien le travail de terrain sur le long terme qui permet de mettre en évidence bien des éléments importants pour la vie d’une région et de ses habitants.

2 Dans les trois articles que j’ai écrits jusqu’à aujourd’hui sur mes terrains (Toulouze 1995 ; Toulouze 2008 ; Toulouze 2011), je n’ai pas évoqué les moyens d’accès à l’Oudmourtie et je le ferai cette fois-ci.

3 Je tiens à préciser qu’à la différence de mes précédents voyages, j’étais cette fois-ci plutôt inquiète. En effet, ces derniers mois, outre les tensions politiques générales, qui montrent en Russie les Occidentaux comme dangereux, les informations en provenance de Russie étaient de nature à susciter quelques préoccupations : différents cas de chercheurs étrangers expulsés ou sanctionnés pour infraction au régime des visas ont été relevés : il s’agit de chercheurs, voire d’étudiants, qui avaient un visa touristique et qui en profitaient pour travailler en bibliothèque1. Les déboires de David Koester, notre collègue anthropologue, accusé d’activités menaçant la sécurité de la Russie, pour avoir organisé une rencontre des derniers Itelmènes parlant la langue, m’inquiétaient. Le fait est que j’avais un visa d’affaires, et que malgré la bonne volonté des institutions qui voulaient m’inviter en Russie, l’établissement d’une invitation a pris tellement de temps que j’ai dû partir en Russie avec le visa qui était sur mon passeport. J’y allais bien pour rencontrer des partenaires, mais on sait bien que s’il y a volonté de créer des problèmes, il sera difficile d’y échapper.

4 Mais il faut dire d’emblée que mes craintes étaient non fondées. Aussi bien aux frontières (à l’aller dans le train Tallinn-Moscou qu’au retour, dans le bus Saint- Pétersbourg-Tallinn), les autorités frontalières ont été courtoises, voire plaisantes et n’ont posé aucun problème. De même sur place, l’enregistrement (obligatoire dès qu’on passe à un endroit plus d’une semaine) n’a posé aucun problème. De plus, je n’ai pas

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ressenti de tensions particulières auprès de mes interlocuteurs. Mais cela était peut- être lié aux années de fréquentation…

5 À noter également que les moyens de transport restent confortables. Certes, le train de nuit Tallinn-Moscou, qui j’ai toujours pris pour me rendre en Russie, est menacé : les autorités estoniennes en ont annoncé la fermeture pour la mi-mai. Ce sont des raisons financières qui mettent cette ligne en danger, puisqu’elle est empruntée par un nombre de moins en moins élevé de voyageurs et que la concurrence de l’avion, nettement meilleur marché, se fait sentir. Je me permets d’espérer qu’elle sera promptement rétablie.

6 La ligne Moscou-Iževsk part de la gare de Kazan’, sur la place des trois gares (la gare de Leningrad, la gare de Jaroslavl’ et la gare de Kazan’), ce qu’il fait qu’il suffit de traverser la place pour gagner la correspondance. Le train que j’ai emprunté sur cette ligne était flambant neuf, avec même la télévision dans les compartiments… Heureusement qu’il était possible de l’éteindre.

7 Pour continuer sur la question des transports, question vitale s’il en est en Russie, à l’intérieur de l’Oudmourtie les dernières semaines d’avril n’étaient pas la période la plus confortable pour se déplacer : en effet on était en pleine période de transition entre hiver et printemps. Cela veut dire que sauf sur les grands axes, asphaltés, le reste des routes de terre étaient une mer de boue, ce qui a fortement limité le déplacement dans les villages. D’ailleurs je me suis rendue compte personnellement cette fois-ci de l’état déplorable des routes de la République d’Oudmourtie, qui contraste fortement avec l’entretien de ces dernières au Tatarstan.

Quelques institutions

8 Cette fois-ci j’ai consacré l’essentiel de mon temps à la visite d’institutions diverses. Je les passerai en revue, dans l’espoir que mes indications suscitent l’intérêt des lecteurs pour cette région de Russie dont les liens avec les chercheurs français sont devenus traditionnels.

9 La première institution que j’ai visitée (et où j’ai fait une intervention) est le Musée de Ludorvaj. Ludorvaj est une localité à une dizaine de kilomètres d’Iževsk et qui est connue dans l’histoire de l’Oudmourtie pour une célèbre affaire qui y eut lieu en 1928 et qui a donné le coup d’envoi à la collectivisation des campagnes et à la destruction des anciennes structures de la société paysanne : le conseil paysan, pour une sombre histoire de palissades non entretenues, avait ordonné que quelques paysans fussent fouettés. L’affaire a fait du bruit et le conseil, le keneš, est devenu le symbole de l’archaïsme des anciennes structures traditionnelles2. Pour la petite histoire, rappelons qu’en oudmourte, c’était là le terme utilisé pour soviet (qui en russe veut dire conseil) et donc pour soviétique. Il fut vite remplacé par le terme russe… mais aujourd’hui, Ludorvaj n’évoque plus avant tout cette histoire.

10 C’est là qu’a été ouvert en 1997 un musée en plein air, qui s’est depuis considérablement développé. Sur un territoire traversé par un ruisseau sont éparpillées des fermes de différentes régions d’Oudmourtie : la première et la plus représentative est celle qui nous montre une ferme d’Oudmourtie du Sud avec toutes ses dépendances. Il s’agit d’un terrain appelé « la propriété Atamanov ». C’est en effet la maison avec toutes ses dépendances de la famille du linguiste (et ecclésiastique orthodoxe) Mihail

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Atamanov qui y a été transférée. C’est là qu’ont lieu les différentes initiatives, que travaille une partie de l’administration du musée (le reste a un bureau en ville, au centre d’Iževsk), que sont confectionnés les mets oudmourtes avec lesquels les visiteurs sont accueillis.

11 Aujourd’hui le musée comporte d’autres ensembles, dont l’un d’Oudmourtie du Nord (Photo 1) et l’un de paysans russes, sans compter un moulin à vent.

Photo 1

La ferme d’Oudmourtie du Nord au musée en plein air de Ludorvaj. Photo Eva Toulouze 4/2015.

12 Je dois avouer que le temps – la pluie qui tombait sans discontinuer et surtout son corollaire, la boue, qui rendait tout déplacement extrêmement risqué – m’a empêchée de visiter ce musée correctement. Mais il promet, surtout quand la suite des projets aura pu être réalisée, de donner toute satisfaction. On attend en effet encore une ferme bessermane et une ferme tatare. Déjà, cependant, l’accueil d’invités bat son train et d’ores et déjà il est possible d’avoir un aperçu aussi bien de la culture matérielle oudmourte que des chants qu’un groupe d’habitantes âgées de la région se font un plaisir de faire connaître aux visiteurs.

13 La raison de ma présence était l’intérêt que la direction de ce musée porte aux questions religieuses : leur aspiration à avoir un musée ouvert, dynamique, qui montre une culture vivante, ils s’interrogent sur la manière de montrer la religion oudmourte. C’est la raison pour laquelle, au cours d’une « école » saisonnière, ils avaient invité l’archéologue/ethnologue Nadežda Šutina à parler de la typologie des lieux sacrés en Oudmourtie et m’avaient demandé de présenter les cérémonies des Oudmourtes du Bachkortostan. Il faut espérer que cette démarche sérieuse les conduira à présenter les pratiques religieuses oudmourtes de manière respectueuse.

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14 J’ai été également accueillie à la radio-télévision oudmourte et notamment à la chaîne « Moja Udmurtija », qui est la chaîne en langue oudmourte. Elle bénéficie de locaux tout à fait corrects, mais d’un nombre réduit de collaborateurs, dont un journaliste, Anatolij Dobrjakov, qui a été pour moi une révélation : il m’a montré des films qu’il a réalisés avec une grande sensibilité et un grand talent. La direction de la chaîne est consciente qu’il est un atout pour les Oudmourtes et qu’il faut l’encourager à présenter ses films dans des festivals et à s’y rendre pour élargir son horizon et ses ambitions. Ce n’est sans doute pas un hasard que dans le long entretien que la journaliste Elena Slesarova a réalisé avec moi elle a beaucoup insisté sur l’anthropologie visuelle, qui est un point faible chez les Finno-ougriens de Russie. Or il y aurait beaucoup à faire et il serait particulièrement important et utile que chez tous ces peuples des talents comme celui d’Anatolij Dobrjakov s’épanouissent, pour que nous, spectateurs potentiels, puissions bénéficier de perceptions modernes et sensibles sur leurs cultures. De plus, Moja Udmurtia a des programmes divers en oudmourte (et dans d’autres langues minoritaires, comme en tatare) : des informations (15 minutes par jour), des discussions (Maly ke šuono, 15 min toutes les semaines, avec répétition), des programmes de divertissement (pour adolescents Ogyr bugyr « Secousse » ; culinaire, Čečym, deux fois par mois 20 min, programme Sveti doryn kunoyn « En visite chez Sveti », une fois par semaine une heure).

15 Autre institution visitée a été le lycée Kuzebaj Gerd. En réalité, ce lycée était l’hôte d’une conférence régulière des instances de formation des maîtres – « L’enseignement de la langue maternelle dans un espace multilingue ». Cette conférence avait acquis un caractère international (ce qui, bien sûr, lui donne une certain prestige supplémentaire) non seulement en raison de ma présence, mais aussi de celle du linguiste autrichien Christian Pischlöger, qui cette année réside en Oudmourtie, et qui tout en maîtrisant de manière impressionnante l’oudmourte y a fait une belle présentation plénière sur l’oudmourte sur internet aujourd’hui – qu’il a ouverte avec une citation de Sébastien Cagnoli dans le no 44 de notre revue… Parmi les interventions plénières, je relèverai l’importance de celle d’Irina Vorožcova, qui a insisté sur la nécessité d’établir pour les langues enseignées en Oudmourtie, notamment pour l’oudmourte et le tatare, les niveaux de monitoring correspondant aux standards européens. Cette approche est importante pour rompre l’isolement des langues minoritaires et leur appliquer le même traitement que toutes les autres. Surtout, l’importance de cette conférence était de rassembler des enseignants d’oudmourte et de tatar qui échangent leurs expériences et essayent de promouvoir leurs activités. Ils y sont encouragés par l’active directrice du lycée Anželika Miheeva (Photo 2).

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Photo 2

Anželika Miheeva : directrice du lycée Kuzebaj Gerd. Photo Eva Toulouze, 4/2015.

16 C’est là une personne à suivre : elle se présente aux élections locales pour la ville d’Iževsk, où, depuis fort longtemps, il n’y a pas eu d’Oudmourte. Le lycée comprend également un jardin d’enfant pratiquement bilingue, mais en tout cas où l’oudmourte est en bonne place. Elle a voulu faire de son établissement un établissement modèle, où il fait bon étudier et où les nouvelles technologies et les nouvelles méthodes pédagogiques sont à leur place. Les invités ont été impressionnés par le centre des media, animé par les enseignants et par des élèves : ces derniers ont réalisé des entretiens avec les personnalités présentes à la conférence et les ont fait passer sur la radio du lycée après avoir fait le travail d’édition nécessaire. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais elle peut montrer la voie pour s’en rapprocher…

17 J’ai consacré cette fois plus de temps à l’Université d’Iževsk et notamment à sa composante oudmourte, qui est bien sûr celle qui nous intéresse. La doyenne, la linguiste Natalja Kondrat’eva (de même que celle qui l’avait précédée, Ljubov Fëdorova) s’est montrée tout à fait disposée à développer les relations avec nous, et nous avons trouvé une formule qui devrait nous permettre de progresser sur la voie de l’ouverture à l’INALCO de cours d’oudmourte par visioconférence en coopération avec l’Université d’Iževsk. On m’a présenté la nouvelle collection d’ouvrages de l’université, Udmurtica- Uralica, qui a lancé son premier volume, en l’honneur de l’éminent linguiste Valej Kel’makov, en 2014. Par ailleurs, une enseignante d’histoire, Olga Mel’nikova, responsable des masters, a exprimé son désir de nous voir participer au programme de master finno-ougrien. Ceci exprime clairement la volonté des universitaires oudmourtes de se désenclaver et de développer leurs liens internationaux. Comme le prouvent également les cours d’été, qui ont leurs aficionados qui y retournent tous les

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ans. De Paris, il y a déjà eu trois participants (Guillaume Enguehard, Martin Carayol, Charles Thibeault) et j’espère qu’il y en aura d’autres. J’ai cependant rencontré également le département d’études françaises, avec Tamara Zelenina et Anastasia Miftahudtinova qui ont entrepris une coopération avec la faculté de philologie oudmourte mutuellement avantageuse. Leur désir d’accueillir des lecteurs de français peut ouvrir des possibilités pour les étudiants de l’INALCO intéressés par le monde oudmourte.

18 Enfin, dernière institution à laquelle j’ai consacré de mon temps, l’Institut oudmourte d’histoire, de langue et de littérature, filiale de la section ouralienne de l’Académie des Sciences de Russie. Non seulement j’ai rencontré divers chercheurs avec lesquels nous entretenons des relations proches de coopération, notamment la sociologue Galina Nikitina, spécialiste des campagnes oudmourtes aussi bien dans l’histoire qu’aujourd’hui, mais j’ai eu un long entretien avec le directeur Aleksej Zagrebin. Il m’a tenue informée des réformes actuelles de l’Académie des Sciences, qui s’inscrivent dans le mouvement général qui touche l’ensemble des établissements de recherche du monde, bien au-delà de la Russie : tendances à la concentration, application aux sciences humaines des mêmes critères qui régissent les sciences « dures », chasse à la visibilité et aux publications sur des listes « reconnues » (et de ce point de vue là, la Russie ne reconnaît pas les institutions européennes : ERIH ne compte pas, seul l’américain Web of Science est reconnu sur la liste dite « vak » des revues acceptables). Par exemple, pour l’instant aucun des chercheurs de l’institut dont les communications ont été acceptées pour le Congrès d’Oulu des finno-ougristes, CIFU XII, ne sait s’il/elle pourra se rendre en Finlande. L’institut pour l’instant tient bon, mais son directeur s’attend à des vagues de licenciements et à des périodes encore plus difficiles. Entre- temps, quelques beaux projets les maintiennent à flot. Notamment un projet de publication de textes et de recherches « cachés » dans le domaine finno-ougrien : il s’agit de documents d’archives collectés après la première guerre mondiale auprès des prisonniers de guerre et d’autres trésors qui sont depuis restés à l’ombre des archives.

La vie des villages

19 Comme à l’accoutumée, j’ai tenu à passer du temps dans quelques villages. Tout d’abord, mes séjours sont l’occasion de renforces mes liens avec des personnes que je connais depuis, pour la plupart, pratiquement vingt ans. Comme je l’ai souligné au début de ce texte, le travail sur la longue durée est pour moi une méthode très importante. Au-delà même de la dimension professionnelle, la fidélité en amitié est une valeur à laquelle je tiens. Cette fois-ci, j’avais peu de temps. Mais je n’avais pas été en Oudmourtie depuis quatre ans, laps de temps que je n’avais jamais laissé auparavant s’allonger autant. Il était donc important que je retourne sur ces chemins depuis longtemps balisés, mais que j’avais négligés ces dernières années.

Izgurt (Kamennyj)

20 J’ai mentionné dans ma chronique de 2011 que je loge toujours chez des amis au village d’Izgurt, à 8 km de la capitale Iževsk. Je ne vais pas répéter les informations que j’ai déjà publiées dans cette revue. Les personnes sont les mêmes, avec quatre ans de plus. Et le quartier lui aussi a quatre ans de plus. J’avais logé, la dernière fois que j’avais été

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en Oudmourtie, à l’été 2011, dans le kenos, une ancienne grange transportée dans cette belle localité surplombant une vallée. Ayant figé le temps dans mon imagination, j’avais pensé que je serais de nouveau hébergée au même endroit. Mais en quatre ans les choses changent : à côté Juri avait construit sa maison et c’est là que j’ai été accueillie avec tout le confort urbain envisageable, et en plus le sauna et le sentiment d’être dans village (Photo 3).

Photo 3

Village d’Izgurt, près de la capitale. À gauche, le kenos traditionnel oudmourte. À droite, la nouvelle maison. Photo Eva Toulouze, 4/2015.

21 En même temps, ce sentiment est moins authentique qu’il l’était il y a quatre ans : en effet, la vallée s’est remplie et un nouveau quartier de maisons résidentielles y a poussé.

22 D’ailleurs, en Oudmourtie comme ailleurs en Russie, tout le monde construit (voir dans ce numéro, l’article de Svetlana Russkih). Avoir une maison, telle est l’aspiration de tout le monde ; d’ailleurs, un élément central de l’identité masculine est la construction de la maison et la capacité de faire face à cette tâche. Et une fois que la maison est construite et qu’on y vit, ce n’est pas terminé. Car il faut assurer l’avenir de ses enfants. Peut-être certaines familles particulièrement riches peuvent-elles envisager d’acheter un logement tout prêt pour ses enfants. Mais la plupart des gens cherchent un terrain à construire et consacrent une partie importante de leurs ressources et des énergies qui leur restent à la retraite à aider leurs enfants (Photo 4).

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Photo 4

Vue sur les nouveaux quartiers en construction du village d’Izgurt. Photo Eva Toulouze, 4/2015.

23 J’avais évoqué dans mon article de 2011 la cérémonie que Sanko avait faite en souvenir de mon ancien compagnon de voyage décédé en 2010. Je disais : « quelques jours plus tard, quand nous rentrerons à Iževsk, Sanko m’annoncera qu’entre-temps il avait terriblement plu et que la pluie avait dévasté le potager et de manière générale les terres sur lesquelles Jurij construisait. Il m’a dit que sa femme, Ljuba, lui avait reproché d’avoir fait la petite cérémonie : il n’avait aucune raison (à son avis) de la faire et il avait déchaîné les foudres des dieux » (Toulouze 2011, p. 255). Nous sommes revenus sur cette péripétie lors de ma rencontre avec son ex-femme Ljuba et il a été intéressant de noter que notre discussion a permis d’y voir plus clair, du moins conformément à la vision oudmourte du monde. En effet, Sanko avait cru que mon ami avait été emporté par l’océan et qu’il n’avait pas été retrouvé. Or une vague l’avait projeté contre des rochers et il s’était noyé en conséquence, mais le corps avait été retrouvé. Sanko avait dit des paroles inadéquates. Les deux, Sanko et son ex-femme ont convenu que c’était là la raison de l’inondation : il s’était montré irresponsable en accomplissant un rituel qui ne correspondait pas à la réalité. Un certain ordre était rétabli dans le monde : tout s’expliquait par une erreur humaine.

Udd’jadi (Karamas Pel’ga)

24 Pour moi, la visite de cette fois-ci à Uddjadi (Photo 5) a été en même temps courte, satisfaisante, intéressante et attristante.

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Photo 5

Vue du village d’Uddjadi (Karamas Pel’ga), dans le raïon de Kijasovo. Photo Eva Toulouze, 4/2015.

25 Une visite courte : je n’ai pu rester qu’une soirée et une matinée. Elle a été attristante, parce que ma vieille amie Olga est aujourd’hui grabataire. Elle est tombée chez elle, s’est cassée une jambe et celle-ci ne s’est pas remise, sans doute en raison du diabète qui l’afflige. C’est bien sûr triste de voir quelqu’un d’aussi énergique et vital qu’Olga dans cet état, d’une maigreur à faire peur. Et surtout de sentir qu’elle n’est plus qu’un poids pour les autres, alors qu’encore il y a deux ou trois ans, c’était elle qui faisait marcher la maison.

26 Mais elle a été aussi satisfaisante, car la vie continue : Irina et Sacha ont eu un deuxième garçon, un petit Aleksej de quatre ans et la maison a été réaménagée pour permettre à une famille de vivre confortablement : ainsi deux chambres ont été ajoutées à la maison, en redistribuant l’espace. Sacha travaille à l’organisme pour l’emploi au chef-lieu du raïon, Kijasovo, où il se rend tous les jours en autostop. Irina est enseignante à l’école du village. Mais sa formation ne convient pas vraiment : elle a été formée à enseigner l’oudmourte et le finnois, mais il y a déjà un enseignant d’oudmourte, plus âgé qu’elle, et elle se retrouve à enseigner le russe. Pour mettre ses diplômes en conformité avec son travail (elle risque d’être licenciée en cas d’inspection), elle a entrepris de faire des études de russe à l’université d’Iževsk, où elle va plusieurs fois par an passer quelques semaines. Les enfants sont joyeux et en bonne santé, ils sont bilingues, même si la famille parle oudmourte à la maison. Mais ils passent beaucoup de temps, malgré leur jeune âge (six et quatre ans) sur l’ordinateur et sur internet. La ferme prospère. Sacha sent clairement le manque d’une compagnie masculine – c’est pourquoi il profite de la venue de tous les visiteurs pour passer bien

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du temps à fumer et à leur faire faire toutes sortes de travaux qu’il n’arrive pas à faire tout seul.

27 Elle a été intéressante, car un pan nouveau de la vie de ce village s’est ouvert à moi, qui n’était pas visible il y a quatre ans. C’est en effet en 2010 que s’est ouvert ici un Centre de la culture oudmourte (Photo 6).

Photo 6

Le Centre de la culture oudmourte ouvert en 2010 à Uddjadi. Photo Eva Toulouze, 4/2015.

28 Il a été ouvert dans la maison d’une famille apparentée à celle d’Olga (une de ses sœurs s’est mariée dans cette famille). C’était une maison qui avait un sanctuaire domestique qui a fonctionné jusque dans les années 1950. Il était dans la cour de la maison, et c’est le père de famille qui y officiait, le père d’une dame appelée Vassa qui l’anime aujourd’hui avec la nièce d’Olga, Elena, que j’avais mentionnée en passant en 2011. Ce sanctuaire, la kuala, a été détruit par un responsable local du parti, qui dans les années 1950 avait décidé de mettre un terme aux « superstitions » des villageois. Il l’avait réduit en bois de chauffage, alors qu’une autre kuala encore en fonctionnement au village, appartenant à un autre clan, avait été transportée au chef-lieu, où elle avait brûlé dès le lendemain. Il semblerait que le responsable du parti soit mort quelques semaines plus tard. Le sanctuaire, lui, a été reconstruit, mais aujourd’hui il ne fonctionne plus en tant que tel : on peut toujours le voir dans la cour de la maison (Photos 7 et 8)

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Photo 8

Intérieur de la kuala. Photo Eva Toulouze, 4/2015.

29 Toujours est-il que ce village a une pratique des rituels traditionnels qui ne s’est pas interrompue pendant la période soviétique. Le village a plusieurs lieux sacrés, où ont lieu à différents moments de l’année des cérémonies. Ceci explique entre autre que les jeunes, comme Sasha, soient bien au courant des rituels : ils les ont vus pratiquer depuis leur enfance. Je m’interroge pourquoi, alors que je fréquente ce village depuis vingt ans, je n’en ai jamais entendu parler. Sans doute parce que je n’ai pas posé de questions à ce sujet, celui-ci fait partie de mes thèmes de recherche seulement depuis quelques années. Mais sans doute aussi parce que la période n’était pas propice. Je crois que la population suivait ses traditions sans en faire tout un plat, sans doute pas entièrement en secret, mais sans s’afficher non plus. Aujourd’hui, les choses ont changé. En effet, le village a commencé à s’afficher. Le centre de la culture oudmourte a changé les choses : il a proclamé la spécificité du village et ouvre aux touristes sa vie spirituelle.

30 C’est un choix. Tout le monde n’est pas d’accord avec ce choix : beaucoup considèrent que c’est une mascarade et qu’il vaut mieux ne pas faire un rituel que de l’inventer, si on n’est pas sûr de la manière dont les choses étaient faites. On les comprend. S’ils n’ont pas été consultés et si l’ouverture aux touristes les rend envahissants, les gens peuvent avoir l’impression d’être floués de quelque chose qui était intime et réel pour se transformer en spectacle pour curieux, dont on ne peut pas être sûr qu’ils porteront un regard respectueux.

31 Ce n’est pas ma place de donner des leçons à qui que ce soit, je me permets simplement de donner mon avis en tant que chercheur. Il me semble que cette ouverture n’est pas très éloignée de l’esprit des « religions autochtones », un esprit non dogmatique, un

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esprit holistique et non conflictuel. C’est dommage si les habitants de Karamas Pel’ga, qui jusqu’ici avaient pratiqué ces rituels à leur manière et naturellement, se mettent à jouer pour le regard de l’autre. Je ne sais pas si c’est le cas, je n’ai pas assisté à ces cérémonies. Ce serait dommage, et ce serait inutile. Car la nature du spirituel dans les cérémonies animistes n’est pas de la même nature que le spirituel chrétien.

32 Les habitants d’Uddjadi sont tous baptisés. L’évangélisation forcée est passée par là. Mais c’était il y a longtemps. Maintenant, la présence de l’icône dans l’angle de la grande pièce est parfaitement naturelle, qu’on soit activement croyant ou non (je l’ai trouvée dans toutes les maisons où je suis entrée). Et la Pâque sera fêtée de manières différentes, mais non contradictoires à Uddjadi. J’ai enregistré longuement Vassa, mais je me promets de venir dans ce village assister ou plutôt participer à ces festivités. Cela me permettra de me faire une opinion autre que par ouï-dire.

Kuzebaevo

33 Là aussi, je n’ai pas pu me permettre un séjour long à Kuzebaevo. Mais il fallait que j’y aille, ne serait-ce que pour, comme pour Uddjadi, une après-midi, une soirée et une matinée. En effet, mes amis de Kuzebaevo avaient appris ma venue et ont beaucoup insisté pour que je vienne. En effet, la dernière fois que je les avais vus, comme je l’ai relaté en 2011, les choses ne s’étaient pas très bien passées. Je n’avais pas été bien accueillie à la cérémonie de Bydžym kuala le 12 juillet et si l’atmosphère s’était nettement améliorée par la suite, cette réticence a sans doute été le déclencheur de mon intérêt pour l’étude de la religion oudmourte et m’a conduite à chercher un nouveau terrain chez les Oudmourtes du Bachkortostan. Si eux insistaient pour que je vienne, je n’avais pas le droit de ne pas leur répondre.

34 Cette fois-ci il n’y avait aucune cérémonie particulière, j’étais simplement accueillie chez eux comme une amie. Nous étions trois, mon ami Sanko et un chauffeur, Ruslan, un jeune garçon oudmourte qui avait accepté de nous conduire et de passer une journée ainsi à la campagne.

35 Notre premier thème de conversation a été un thème douloureux pour mes hôtes : les transformations que subit l’école. En effet tous deux sont enseignants. Lena est institutrice, Slava enseignant de travaux manuels. Tous deux sont malheureux dans leur boulot. Il est vrai qu’ils ne sont pas loin de l’âge de la retraite. Les changements les agressent de plein fouet : la « bureaucratie » scolaire s’est développée puissamment ces dernières années, de sorte que les enseignants passent un temps considérable à remplir des papiers. Tout le monde s’en plaint, pas seulement à Kuzebaevo. Mais manifestement dans ce village la situation a atteint le seuil du conflit. Mes amis refusent de remplir ces papiers qui leur empoisonnent la vie. En même temps, les classes sont de plus en plus difficiles. Vue par eux la situation est d’une indifférence totale des élèves, qui « ont tout » et qui ne s’intéressent à rien. Donc un travail plus difficile, sans doute avec un public qu’ils ont du mal à comprendre, et compliqué par une bureaucratie incompréhensible, et qui les oblige à utiliser un ordinateur qu’ils ne maîtrisent pas… Alors que les enfants sont grands et ont quitté la maison (les parents ne construisent pas moins une maison pour chacun d’entre eux à différents endroits), que les journées pourraient être moins lourdes, ce conflit les rejette en marge du village et de leur groupe de socialisation, des enseignants plus jeunes, qui bon gré mal gré accompagnent le mouvement et ne prennent pas le contrepied aussi résolument.

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36 Ils avaient préparé des taban’, des crêpes de pâte levée, qui font partie des mets (non seulement) rituels pour les Oudmourtes. Nous nous sommes installés dans la cuisine. Soudain Slava s’est levé, il est monté dans les chambres, en a descendu une robe blanche à broderies rouges, et l’a revêtue. Slava, il y a quatre ans, était vös’as’ (officiant) pour l’un des clans du village, Lud, et il avait invité mes amis hommes à passer la nuit avec lui à une cérémonie réservée aux hommes. Il a donc revêtu son vêtement de vös’as’, a noué une longue ceinture et en a donné une à Sanko pour qu’il l’accompagne. Il a posé sur une serviette une assiette avec trois taban’ et est sorti, suivi par Sanko. Ruslan avait été invité, mais avait décliné l’invitation. J’y serais bien allée, mais j’étais coincée derrière la table. Me dégager aurait signifié bouleverser l’ordre des choses, et ce pour sortir et aller photographier… J’ai estimé que ce n’était pas ce que je voulais faire. J’ai donc fait confiance au regard de Sanko et je suis restée à ma place. Je pense que j’ai eu raison. Je ne suis pas tombée dans le piège de l’exotisme et je leur ai montré que je prenais l’acte de Slava avant tout pour ce qu’il est : un signe de bienvenue, et pas pour une mascarade. Sanko m’expliquera plus tard qu’ils sont sortis dans la cour et que Slava s’est tourné dans la direction du lieu sacré de son clan. Il a dit les paroles rituelles « Oste Inmare », qui sont une invocation au dieu Inmar. Sanko s’est tenu derrière lui. Toute prière a été dite mentalement. Et puis ils sont revenus dans la cuisine, Slava a jeté dans le four où les braises étaient incandescentes trois morceaux de taban’ (photo 9) et il nous en a donnés à nous, tous les autres, Sanko comme les deux cuisinières, Lena et une amie, Ruslan et moi.

Photo 9

Kuzebaevo. Le vös’as jette dans le feu des morceaux de crêpes, après avoir dit une prière. Photo Eva Toulouze, 4/2015.

37 Et puis nous avons parlé. Slava a répondu aux questions que j’ai enregistrées sur ma caméra. Le village de Kuzebaevo, à l’inverse de Karamass-Pelga, est un village surtout

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d’Oudmourtes non baptisés. Cette image n’est pas rigoureuse aujourd’hui. Une partie de la population s’est fait baptiser. Lena m’a avoué qu’elle s’était fait baptiser adolescente parce que sa marraine avait une très belle écharpe qu’elle espérait avoir, et qui a perdu tout intérêt pour elle au bout de quelques mois… Pourquoi m’a-t-elle raconté cette histoire, incontestablement vraisemblable ? Était-ce pour me dire que cet acte n’avait pas réellement été motivé par des considérations religieuses ? Pour dévaloriser son identité d’orthodoxe ? Une autre raison, que je n’ai pas explorée, fait qu’aujourd’hui il n’y a pas que des Oudmourtes non baptisés à Kuzebaevo : c’est que les protestants y ont été actifs. C’est Sanko qui m’en a informée. Ce sera un point à ne pas omettre dans mes prochaines rencontres.

38 Toujours est-il que la position défensive que j’avais perçue il y a quatre ans n’a pas disparu. J’ai essayé, dans mes entretiens, de mieux la comprendre. Est-ce que l’Église orthodoxe s’est montrée ces derniers temps particulièrement agressive contre lesdits « païens » ? Il faudrait aller plus loin bien sûr, et il serait important pour moi de rencontrer des prêtres orthodoxes, à commencer par Mihail Atamanov, mais aussi d’autres dans les localités. J’ai d’ailleurs appris qu’autour du village d’Izgurt il y a des prêtres orthodoxes « dissidents » et, d’après Sanko, « bienveillants » envers les Oudmourtes pratiquant l’orthodoxie telle qu’ils la conçoivent…

39 On m’a parlé d’un article paru dans la presse russe : « un écrivain moscovite bon marché » (je cite) est allé les voir, ils l’ont reçu, ont répondu à toutes ses questions et il a fini par écrire un texte qui les présente sous un mauvais jour, qui se moque d’eux. Il aurait écrit qu’Inmar mange du canard pour son déjeuner… J’ai recherché ce texte. J’en ai trouvé un effectivement, où le canard était associé au déjeuner d’Inmar. Je ne suis pas seule à avoir trouvé ce texte inoffensif – mes autres amis oudmourtes ont été étonnés que ce texte ait été si mal reçu. Je le reproduis ici : Mais si vous voulez non pas un paganisme de musée, mais un paganisme véritable, il n’y a qu’une solution : aller à Kuzebaevo. Le raïon d’Alnaši, où se trouve ce village, est l’un des rares endroits dans la république où le paganisme n’a pas été revitalisé, il est resté vivant jusqu’à aujourd’hui. Ici, sous un grand saule, au bord de la rivière, se balancent au vent des petits sacs bien tendus au salpêtre, pleins d’os et de crânes. Les habitants d’ici, passant à l’oudmourte, nous racontent à l’envi l’histoire de leurs sanctuaires, où le grand sacerdote asperge le feu du sang des victimes, pour gagner la bienveillance du dieu Inmar. Mais les visiteurs n’ont pas de raisons d’avoir peur. La divinité préfère des canards et des moutons pour son déjeuner. Au village, il y a aujourd’hui trois clans, qui ont chacun ses traditions et ses rituels. Il y a encore une cinquantaine d’années, beaucoup priaient dans leurs kuala, leurs sanctuaires domestiques. S’il avait besoin de converser avec Dieu, le père de famille revêtait sa ceinture sacrale et se rendait dans la maisonnette sans plancher ni plafond pour faire un gruau rituel avec de la viande sacrificielle. À côté du foyer étaient suspendues les icônes et se trouvait un appareil de bouilleur de cru, d’où sortait une forte kumyška. Celle-ci était vue comme un don divin, on n’avait pas le droit de l’utiliser en dehors des rituels. Hélas, depuis beaucoup a changé. Les dizaines de divinités du panthéon oudmourte se sont fondues dans le bon Inmar et le méchant Šajtan, les traditions païennes avec les traditions chrétiennes et la kumyška est devenue partie intégrante de toutes les tables festives. Les sanctuaires domestiques se sont vidés depuis longtemps. Les esprits qui les habitaient ont redescendu le cours des fleuves et ne troublent plus les rêves des maîtres de la kuala. Maintenant, tout le clan se rassemble pour des cérémonies trois fois par an : au printemps à Pâques, à la saint Pierre le 12 juillet, et à l’Intercession le 14 octobre. Les cérémonies ont lieu dans un enclos, le lud, ou bien dans la grande kuala collective. Les

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sacerdotes abattent les canards sacrificiels, le gruau sacré bout dans les chaudrons, et les paysans, s’inclinant à terre prient Inmar. Presque comme jadis. Il est vrai que récemment, à Kuzebaevo, le parquet a débarqué et a exigé des papiers pour la kuala. Ils avaient découvert que quelqu’un avait construit dans la forêt. Ni arpentage, ni numéro de cadastre, Les villageois ont dû emmener sur un tracteur les représentants du Bureau des inventaires. Après quoi, ils ont eu la paix. http://project2.strana.ru/route7/

40 Je m’interroge : y a-t-il dans ce texte quelque chose de méprisant vis-à-vis des habitants de Kuzebaevo ou de leurs croyances ? Certes, le passage sur le déjeuner d’Inmar fait appel à un humour d’un goût douteux. Mais autrement, le texte semble plutôt informatif. Il n’est pas outre mesure empathique, car il regarde de l’extérieur, mais il semble quand même plutôt sympathiser avec les gens de Kuzebaevo. Or ce texte a suscité les foudres de mes hôtes. Et du coup, j’ai peur : que penserait Lena du texte que je suis en train d’écrire ici ? Qu’y trouverait-elle de blessant ? Or, vraiment, je n’éprouve à l’égard de mes hôtes de Kuzebaevo que du respect. J’ai beau être issue d’une autre tradition, je m’incline face à celle des Oudmourtes, qui porte en avant des valeurs de tolérance que j’aimerais trouver dans le monde qui m’entoure. Mais je ne regarde pas les choses uniquement de leur point de vue. J’essaye. Et je suis troublée.

41 Je pense qu’il faut que je passe plus de temps à Kuzebaevo, plus de temps avec mes amis, pour comprendre ce qui les trouble. Mais je ne peux pas exclure que l’habitude d’être seuls contre tous, d’être montrés du doigt et de subir la ségrégation les amène à voir des ennemis là où il n’y en a pas réellement. Donc, il y a du travail pour mes prochains séjours, si je veux mieux comprendre la vision du monde des Oudmourtes d’aujourd’hui.

NOTES

1. Voir. par exemple http://www.svoboda.org/content/article/26935642.html 2. À noter que Wikipédia évoque aujourd’hui cette affaire en disant que les koulaks ont organisé des punitions corporelles contre les paysans pauvres, reprenant, 25 ans après l’écroulement de l’Union soviétique, le vocabulaire et les mythes de lutte des classes de l’époque de la collectivisation https://ru.wikipedia.org/wiki/ %D0%9B%D1%83%D0%B4%D0%BE%D1%80%D0%B2%D0%B0%D0%B9

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INDEX

Index géographique : Bachkortostan (République), Fédération de Russie, Izgurt, Iževsk, Karamas-Pel’ga, Kijasovo, Kuzebaevo, Ludorvaj, Moscou, Oudmourtie (République), Saint- Pétersbourg, Tatarstan (République) Thèmes : anthropologie Keywords : Travel, Transport, Rural Life, Scientific Research, Religious Life Index chronologique : XXIe siècle nomsmotscles Itelmènes, Oudmourtes, Bessermans motscleset reisimine, transport, maaelu, teadus, usuelu motsclesru путешествие, транспорт, деревенская жизнь, религиозная жизнь Mots-clés : voyages, transports, vie rurale, recherche scientifique, vie religieuse

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Aperçus

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Les Selkoupes : hier et aujourd’hui

Aleksandr Kulish Traduction : Eva Toulouze

1 L’ethnonyme « selkoupe» provient de sӧl’ ӄup, sӧl’ ӄum – « personne de la taïga » ; le groupe le plus septentrional des Selkoupes réside dans le district autonome iamalo- nénetse et dans le raïon de Turuhansk du kraï de Krasnojarsk. Les Selkoupes font partie du groupe des Samoyèdes du Sud, parlant une langue ouralienne. Ils ne sont pas plus de 4500 personnes, dont 2400 forment le groupe septentrional, qui à la différence des Selkoupes du Sud, ont gardé leur langue et leur mode de vie traditionnels. Aujourd’hui, dans le district autonome iamalo-nénetse, ils sont 1988, dont 1249 maîtrisent le selkoupe et 679 pratiquement le mode de vie traditionnel et vivent dans les territoires claniques des raïons de Pur et de Krasnosel’kupsk.

2 Les principales activités de subsistance des Selkoupes qui vivent suivant un mode de vie traditionnel sont l’élevage de renne à petite échelle, la pêche, la chasse et la cueillette. L’élevage du renne (Photo 1) est pratiqué par les Selkoupes depuis leur arrivée dans le nord de la Sibérie occidentale au VIIe siècle, et ils l’ont emprunté à leurs voisins Nénetses et évents. Avant d’arriver dans le nord, les Selkoupes pratiquaient l’élevage des chevaux et du petit bétail à cornes.

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Photo 1

Éleveur de renne selkoupe avec ses rennes. Photo Aleksandr Kuliš.

Photo 2

Course de rennes le jour des éleveurs de rennes. Photo Aleksandr Kuliš.

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3 La pêche est l’une des activités les plus anciennes des Selkoupes : elle se divise en pêche à barrage et pêche à l’aide de filets et autres nasses. La pêche à barrage était pratiquée sur les lacs, les ruisseaux, les bras morts et les canaux. Les filets étaient utilisés surtout dans les lacs et les bancs de sable ouverts des rivières.

4 La cueillette occupait l’été et l’automne : toute la famille ramassait des plantes sauvages, des baies, des pignons. En juillet, on ramassait groseilles et cassis, mûres des marais, en août airelles, myrtilles et airelles bleues, et en septembre merises, sorbes et cynorhodons.

5 La période de la chasse s’étendait de mai à l’hiver : les Selkoupes chassaient les oiseaux de la forêt et les bêtes à fourrure. L’ouverture de la saison de chasse en septembre était marquée par la chasse massive à l’écureuil, et la saison se terminait en mai avec la chasse aux oiseaux migrateurs. L’ouverture et la clôture de la saison de chasse donnaient lieu à des festivités et marquaient le début de la nouvelle année – pоryj аpsy.

6 Aujourd’hui, la culture et les traditions des Selkoupes subissent les effets de l’assimilation et de la culture technologique : les jeunes ne connaissent plus la langue et ne sont plus attachés aux traditions. Encore à la fin du siècle dernier, l’étude de la langue était comprise dans le programme scolaire obligatoire, ce qui en a permis la préservation ; mais dans les cinq ou dix dernières années le selkoupe a cessé d’être matière obligatoire dans les écoles générales des agglomérations où habitent des Selkoupes. Avec le temps, les Selkoupes les plus âgés, qui connaissent bien la culture, la langue et l’oralité selkoupes, disparaissent, et avec eux diminuent les possibilités de préserver l’héritage perdu des Selkoupes. Pourtant on trouve un petit groupe de jeunes enthousiastes, qui s’adonnent à l’étude et à la préservation de la langue et de la culture selkoupes. L’un d’entre eux est Aleksandr Kuliš.

7 Aleksandr Sergeevič Kuliš est né le 29 mars 1987 dans le village de Tolka, raïon de Krasnoselkupsk (district autonome iamalo-nénets) ; ethniquement, il relève des Selkoupes septentrionaux. Sa grand-mère, Anna Aleksandrovna Irikova, née Bajakina, (Photo 3) petite fille d’un chamane (Photo 4), lui a transmis son amour pour sa terre natale et pour son peuple.

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Photo 3

La grand-mère d’Aleksandr Kuliš, Anna Aleksandrovna Irikova (née Bajakina). Archives familiales.

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Photo 4

L’arrière-arrière-grand-père d’Aleksandr Kuliš, qui était chamane. C’était le grand-père de sa grand- mère. Archives familiales.

8 Elle est née en 1943 au village de Ratta, dans le raïon de Krasnosel’kupsk, et elle était fille unique. Elle a passé son enfance dans les campements du clan Irikov le long de l’Alanok. Conformément à la tradition, elle s’est mariée à l’âge de seize ans avec Vladimir Irikov et elle a donné naissance à six enfants. En 1970, elle perdit son mari, et toute la charge de la maisonnée est retombée sur ses épaules. Elle a été bien aidée par ses filles aînées Galina et Zoja, qui ont veillé à l’éducation de leurs petits frères et qui faisaient les tâches ménagères alors que leur mère travaillait comme trayeuse au kolkhoze. Au bout de bien des années sa fille Zoja (Photo 5) se maria et elle lui donna deux petits-fils, Sergej et Aleksandr. Comme Anna Aleksandrovna avait élevé seule ses fils, Zoja, enseignante à l’école rurale, lui confia l’éducation de ses enfants.

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Photo 5

Zoja Vladimirovna, la mère d’Aleksandr Kuliš, le jour des éleveurs de rennes. Photo Aleksandr Kuliš.

9 Vivant au village, Anna Alejsandrovna a préservé les traditions de ses aïeux : elle pratiquait l’artisanat traditionnel, travaillait les peaux de rennes et en confectionnait des habits et des souliers traditionnels, ce qui lui permit, une fois retraitée, de continuer à gagner sa vie. Entre-temps, ses petits-enfants grandissaient et étaient élevés dans les traditions selkoupes. Souvent, elle allait chasser ou ramasser les baies dans la forêt avec Aleksandr, le cadet de ses petits-fils, et elle lui racontait des histoires sur le monde environnant, sur la nature et sur la mythologie selkoupe. Le soir, tout en coursant, elle chantait à ses petits-enfants d’anciennes chansons selkoupes et leur racontait contes, légendes et mythes. Elle maîtrisait le selkoupe, le russe, l’evenk et le kète. Elle est décédée en 2010, mais elle avait pu transmettre ses connaissances de la culture traditionnelle selkoupe qui se sont gravées dans la mémoire d’Aleksandr, qui s’efforce de les populariser.

10 Depuis sa plus tendre enfance, Aleksandr a fait preuve de qualités artistiques, qui lui ont donné la première impulsion pour le développement de sa personnalité d’artiste.

11 Depuis l’âge de 13 ans, Aleksandr travaille sérieusement sur la culture de son peuple, sur ses traditions et son folklore. De nos jours, il vit à Salehard et travaille au « Centre régional des cultures nationales » sur le folklore selkoupe. Son objectif principal est de populariser et de préserver la culture selkoupes. Depuis près de vingt ans, il collecte des chants et des traditions orales selkoupes en voyageant en expédition dans les zones où ceux-ci habitent et vivent de manière traditionnelle (Photo 6).

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Photo 6

Aleksandr Kuliš travaillant avec une informatrice. Photo Aleksandr Kuliš.

12 Aleksandr travaille sur les matériaux recueillis, il les traduit de selkoupe en russe et les dépose dans les fonds du « Centre régional des cultures nationales ». Ces matériaux sont publiés, suivant les possibilités qui se présentent, dans des revues et des ouvrages consacrés aux cultures des peuples finno-ougriens et samoyèdes. Aleksandr est l’auteur de plusieurs articles et d’un ouvrage de folklore selkoupe.

13 Il participe activement à l’œuvre de popularisation de la culture selkoupe, il parle le selkoupe et chante des chants traditionnels en selkoupe. Il intervient dans les média, intervient à la radio régionale et à la télévision pour parler de la culture selkoupe. De même, il participe à des festivals, des congrès, des forums. Il sert de consultant aux établissements scientifiques en tant qu’expert de la culture selkoupe.

14 À l’heure actuelle, il prépare un nouveau livre sur la culture traditionnelle et sur l’artisanat des Selkoupes. La publication de cet ouvrage a pour objectif non seulement de permettre la préservation des techniques maîtrisées par les Selkoupes, mais de les transmettre à la jeune génération, et vient compléter la bien maigre bibliothèque de matériaux contemporains sur les Selkoupes.

15 Comme le dit le dicton : « Qui n’a pas de passé n’a pas d’avenir » : notre mission est de préserver l’héritage que nous avons reçu de nos ancêtres pour que notre peuple continue à exister et que la chaîne de la vie ne s’interrompe pas.

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INDEX motsclesru традиционная культура motscleset traditsiooniline kultuur Keywords : Traditional Culture Mots-clés : culture traditionnelle Index géographique : Krasnoïarsk, Krasnosel’kupsk, Iamalo-Nénétsie (Yamalie) (district autonome), Pur, Salehard, Tolka, Turuhansk nomsmotscles Evenks, Nénetses, Samoyèdes, Samoyèdes du Sud, Selkoups, Selkoups du Nord, Selkoups du Sud Index chronologique : XXIe siècle

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La place des céréales dans les habitudes alimentaires des peuples fenniques

Suzanne Lesage

1 Les céréales occupent une place très importante dans l’alimentation des peuples fenniques ; en effet, il est relativement aisé de les conserver plusieurs mois (contrairement à la plupart des légumes), ce qui présente un avantage évident compte tenu de la rudesse des hivers. Que ce soit sous forme de farine ou bien de flocons, les céréales ne demandent qu’un taux d’humidité relativement faible, mais résistent bien aux grands froids comme aux grosses chaleurs (nettement plus rares dans la région).

2 De plus, le climat des régions en question ne permet pas la culture d’un grand nombre de légumes. Par ailleurs, les céréales permettent un apport énergétique conséquent : il faut garder à l’esprit qu’une partie de ces peuples est rurale et que la qualité nutritive des céréales leur permet d’obtenir les calories nécessaires aux rudes travaux physiques qu’impose l’activité agricole. Nous nous limiterons ici aux spécialités qui sont exclusivement ou presque composées de céréales, laissant de côté toutes les préparations mettant en jeu une quantité moindre, voire négligeable, de farine. Par ailleurs, les écrits scientifiques sur ce sujet sont très rares ; nous nous appuierons donc en grande majorité sur des recueils de recettes ainsi que sur quelques ouvrages anthropologiques.

Un aliment de base présentant un grand avantage : sa conservation

3 On l’a dit, les céréales résistent bien aux grands froids comme aux grosses chaleurs. Par ailleurs, les Estoniens ont mis au point un mode de conservation spécifique étroitement lié à leur architecture traditionnelle. En effet, jusqu’au XVIIIe siècle, les gerbes de blé étaient accrochées en hauteur dans la pièce principale des fermes (rehetuba). Comme ce type d’habitation ne présentait pas de cheminée, la fumée du poêle était directement

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en contact avec le grain qui devenait ainsi « fumé ». Le fumage du blé lui permet de beaucoup mieux résister à l’humidité et réduit nettement le risque de fermentation.

4 Les différents peuples fenniques savent faire preuve d’une certaine originalité en ce qui concerne les modes de préparation de céréales.

1. Les céréales consommées « telles quelles » : gruaux et flocons

1.1 Les gruaux

5 Le gruau désigne les céréales dépouillées de leur enveloppe corticale par une mouture incomplète. Par extension, il désigne également la préparation de bouillie à partir de gruau. Les Estoniens consomment par exemple beaucoup de sarrasin (tatar) juste cuit à l’eau ou dans des soupes. Tout comme les Finlandais, ils en consomment encore aujourd’hui dès le petit-déjeuner sous forme de bouillies. Par ailleurs, la variété des céréales consommées en bouillie est très grande : orge, avoine, son, mais également, depuis le XXe siècle, on trouve très aisément des bouillies de semoule ou de riz.

1.2 Les flocons d’avoine

6 Les flocons d’avoine (kaer en estonien, herkkula en finnois) désignent l’avoine que l’on a vannée puis passée à la chaleur sèche ; ensuite on lui retire la barbe avant de l’aplatir sous une presse.

7 On consomme ces flocons crus dans du yaourt, du lait ou du kefir, ou bien en bouillie.

1.3 L’orge

8 L’orge (oder en estonien, ohra en finnois) est l’une des premières céréales cultivées par l’homme. Elle est parfaitement adaptée au climat estonien (et à celui du sud de la Finlande) puisqu’elle résiste bien au froid. L’orge entière ne peut pas être consommée telle quelle, il faut la monder (retirer les enveloppes adhérentes, appelées glumes) ou la perler (retirer ces premières enveloppes ainsi que le son). Elle entre dans la composition de nombreux plats traditionnels estoniens : outre ceux que nous avons déjà mentionnés, l’orge est l’un des ingrédients essentiels de la soupe aux pois (hernesupp), soupe très nourrissante aux pois et au lard.

9 L’orge entre également dans la composition de deux plats traditionnels de la région de Viljandi : le mulgikapsas et le mulgipuder. Le premier plat réunit des choux acides (type choucroute) et des flocons d’orge ; le tout est accompagné de viande de porc. La seconde recette associe la céréale à une purée de pommes de terre. Cette association féculent-céréale étonne souvent les palais français.

10 Comme nous l’avons vu précédemment, les céréales sont consommées quotidiennement, mais elles sont également la base de spécialités plus festives. Par exemple, on déguste en Estonie pour Noël du boudin (verivorst) dont la farce est principalement constituée d’orge.

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2. Les farines

11 On peut par ailleurs constater que même les commerces non spécialisés offrent en Estonie un très large choix de farines, ce qui montre que l’utilisation d’une grande variété de farines est inscrite dans les habitudes alimentaires actuelles.

12 On trouve également chez les peuples fenniques une farine que l’on consomme crue et que l’on appelle kama en estonien et en seto et talkkuna en finnois. Il s’agit d’un mélange de quatre farines : orge, seigle, avoine et pois grillés. On déguste cette farine en la mélangeant à une spécialité laitière : lait caillé, yaourt, kefir, fromage blanc, à du lait frais, à du rokka (boisson à base de farine, le plus souvent de seigle), etc., que l’on peut manger ou boire salée ou encore agrémentée de baies fraîches ou de confiture. On prépare en Estonie également les kamapallid, de petites sphères réalisées à partir d’un mélange de fromage frais, de kama, de sucre, de raisins secs, etc. Aujourd’hui, les utilisations du kama sont infinies : certains s’en servent par exemple en complément d’une farine ordinaire pour les crêpes (un tiers de kama, deux tiers de farine de blé) ou bien dans des recettes salées comme dans les boulettes associant viande hachée et kama. Le kama était déjà connu par de nombreux peuples d’Europe de l’Est depuis longtemps. En Estonie, il n’était consommé qu’au Sud et à l’Est du pays. Au début, on réalisait le kama simplement avec des graines d’orge, puis, à partir du XIX e siècle, le kama s’est répandu dans le pays, principalement au sud-est, où l’on utilisait également de la farine d’avoine, et dans la région de Viljandi (mulgi kama) où les graines entrant dans sa composition se sont très largement diversifiées : avoine, orge, blé, seigle, haricot et pois.

13 En Estonie, à la fin des années 1970, la crise du cacao affecte l’économie soviétique et le prix du chocolat est multiplié par cinq. La société de confiseries Kalev, pour pallier alors cette augmentation des prix, élabore un nouveau produit, le Kamatahvel , une tablette de kama, de sucre, de lait en poudre, de café et de cacao en poudre.

2.1 Les pains

14 Le pain est un élément central dans l’alimentation des peuples fenniques. En Estonie comme en Finlande, il est consommé en grande quantité à table et a presque le statut de plat à part entière. De plus, actuellement, en ville, il n’y a pas de réelle tradition du repas qui réunit la famille à heure fixe, même le soir. Il s’agit le plus souvent de légères collations prises seul ou à plusieurs ; la tartine, plus ou moins élaborée, s’accorde donc très bien avec ce genre de repas. Dans les fermes, le soir, la famille se réunissait autour d’un repas, assez ritualisé (prières, silence), mais la tartine constituait la majorité des collations prises dans la journée quand les hommes passaient la journée dans les champs. Il est d’ailleurs en estonien, comme dans beaucoup d’autres langues, le symbole de la nourriture. On le retrouve dans de nombreuses expressions telles que jätku leiba (bon appétit, littéralement « que dure votre pain ») ou bien leiba luusse laskma (faire une pause digestive, littéralement « laisser le pain pénétrer jusqu’aux os »).

15 On consomme différents types de pains :

16 Le pain noir (leib en estonien ou leipä en finnois) est probablement le plus consommé. Ce pain est réalisé sans levure. Ce qui fait lever la pâte, c’est le fait que l’on la laisse fermenter deux à trois jours avec un ferment (que l’on appelle juuretis en estonien) que

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l’on a prélevé lors de l’une des dernières étapes de la préparation du pain précédent. Les ingrédients de la recette de base sont simplement la farine de seigle, le ferment, du sucre et du sel. Toutefois, peu se contentent de cette recette : on ajoute très souvent de la farine maltée (farine faite à partir de grains germés) qui donne au pain un goût particulier et une couleur très foncée.

17 Jusqu’à la fin du premier millénaire de notre ère, le pain était fait exclusivement à base de farine d’orge, mais ce type de pain n’est plus consommé à présent. On préparait également des hädalaib (« pain des temps difficiles ») en ajoutant à la pâte de la mousse peignée, des baies ou de l’écorce d’arbre. Pendant les disettes, on préparait également des aganaleib, pain de seigle aigre dans la pâte duquel on ajoutait des aganad (balle de différentes céréales) réduites en purée. Jusqu’au XIXe siècle, l’aganaleib était le pain quotidien et le pain de seigle (rukkileib) était réservé aux fêtes. C’est également à partir du XIXe siècle que l’on voit apparaître sur les tables le pain blanc (sai). Le peenleib ou püülileib était fait à partir d’une farine très fine de seigle (rukkipüül) ou de farine simplement tamisée, que l’on mélangeait à de l’eau bouillante, mais sans juuretis. Le peenleib était le pain que l’on consommait aux fêtes dans le nord de l’Estonie au début, puis à la fin du XIXe en Estonie du Sud, et plus tard encore sur les îles. Le keevaveeleib, pain sucré et doux à base de farine mélangé à de l’eau bouillante, à laquelle on ajoutait par la suite du juuretis, n’était consommé que sur les îles.

18 Au Sud de l’Estonie, on préparait également des kordleib qui étaient des pains garnis de chanvre, de lard, de viande ou de poisson.

19 On constate qu’à la fin du XIXe siècle, le leib change de forme et de taille : les grandes miches rondes de deux ou trois kilos deviennent progressivement plus petites (500 g à peu près) et de forme allongée. Le leib était préparé dans un leivaküna (moule) fait à partir d’un seul et unique morceau de tronc taillé. On utilisait le bois d’un arbre feuillu (le plus souvent du bouleau ou du chêne) car celui-ci est rendait la préparation aigre. Aujourd’hui, ce type de moule n’est plus utilisé, on préfère les moules en terre cuite, dont l’entretien est beaucoup plus simple.

20 On l’agrémente également de graines (tournesol, lin, pépins de citrouille) ou bien d’épices. Ce pain est largement consommé en Estonie et dans l’Est de la Finlande. Il est assez proche du хлеб russe tant sur le plan gustatif que linguistique (les deux mots ont été empruntés au mot allemand laib). Il est également très étroitement lié à l’architecture dans ces régions : en effet, le poêle qui permet de chauffer la maison fait également office de four et fonctionne quasiment en permanence. On y cuit le pain toutes les semaines (au maximum toutes les deux semaines, durée après laquelle le juuretis n’est plus actif).

21 À contrario, dans l’Ouest de la Finlande, le système de chauffage, tout comme en Suède, n’est pas associé au four. Le four est un petit bâtiment indépendant du lieu d’habitation et partagé le plus souvent par plusieurs familles. On utilise ce four deux ou trois fois par an. Le pain doit donc résister quatre à six mois. Sa composition n’est pas fondamentalement différente. En revanche, il est de forme ronde, très plat et percé au centre, et par nature très sec, ce qui permet une longue conservation. Le trou central permet de le faire passer dans une tige en bois que l’on accroche à l’horizontale en hauteur dans les maisons, afin que les souris ne puissent y avoir accès.

22 Dans le nord de la Finlande, les Sames, ne pouvant ni produire ni importer (ou en faible quantité) de farine de seigle ou de blé, consomment depuis le siècle dernier ce qu’on retrouve parfois sous la dénomination « pain nordique » ou « pain suédois » et que l’on

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appelle rieska en finnois. Cette spécialité est à base de farine d’orge, l’une des céréales qui résiste le mieux au froid.

23 En Finlande, probablement en raison de nombreux contacts avec les Suédois, on consomme également de petites « biscottes » au seigle très dures.

2.2 Les préparations à base de farine de seigle

24 On trouve également des préparations à base de croûte de seigle telle que les galettes caréliennes ou livoniennes (petites « pirogues » à base de farine de blé et de seigle fourrées dans le premier cas avec un porridge de riz et dans le second avec une purée de carottes et pommes de terre). On consomme souvent ces petites galettes accompagnées de beurre aux œufs (munavõi en estonien, munavõid en seto ou munavoi en finnois). Il s’agit de beurre (ou de margarine) mélangé à des œufs durs plus ou moins finement coupés. Les migrations caréliennes après la seconde guerre mondiale en Finlande ont permis aux particularités culinaires telles que ces galettes de se diffuser dans le pays.

25 Par ailleurs, comme la plupart des recettes évoquées ici, ces galettes se prêtent bien aux variations, on peut en imaginer de toute sorte concernant la garniture : purée de carottes, épinards, oignons, etc.

26 On peut également consommer en Finlande du kalakukko, spécialité que les Finlandais dégustent avec du porridge. La kalakukko est une croûte de seigle et d’avoine fourrée au poisson, remplie de morceaux de poissons comme la corégone, muikku en finnois (le plat s’appelle dans ce cas muikkukukko), le saumon (lohikukko), la perche (ahvenkukko). Les morceaux de poisson sont entourés de tranches de porc.

2.3 Les gâteaux

27 On prépare, en Estonie comme en Finlande, de nombreux gâteaux d’origine « occidentale ». Certains sont d’ailleurs considérés comme des plats nationaux. C’est notamment le cas du kringel estonien, brioche tressée et fourrée d’origine allemande. On peut également évoquer une spécialité plus fennique, le karask, préparation très simple, à mi-chemin entre le pain et le gâteau, à base de farine d’orge que l’on peut tartiner de beurre et de miel ou manger comme accompagnement de mets salés.

3. La fermentation

28 Comme nous l’avons vu, la fermentation est un élément central dans la fabrication du pain. On retrouve ce processus dans bon nombre de préparations.

3.1 Le kile

29 Certaines préparations requièrent que les céréales soient fermentées avant la préparation de la bouillie. Le kaarakiisla chez les Setos, kaerakile (ou kiisel) chez les Estoniens ou kiisel chez les Caréliens procèdent peu ou prou de la même recette : laisser reposer deux ou trois jours, dans de l’eau tiède, de la farine ou des flocons d’avoine (ou d’une autre céréale). Une fois que la préparation a fermenté, on la filtre et on recueille

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le liquide contenant le ferment (juuretis) que l’on fait bouillir comme pour la préparation d’une bouillie ordinaire. Ici, on fait une utilisation très originale de la céréale puisqu’elle n’est pas consommée à proprement parler. Il semble que ce type de préparation soit de moins en moins apprécié en Estonie. Ce mets, surtout en Estonie du Sud, était associé aux funérailles et aux commémorations. On en donnait souvent aux femmes qui venaient d’accoucher, mais il pouvait être consommé également sans raison particulière.

3.2 Les boissons à base de céréales fermentées

30 Le kali (équivalent du квас « kvas » russe) est une boisson qui était très répandue dans l’Europe de l’Est et du Nord. Cette boisson est préparée à partir de la drêche, que l’on obtient en filtrant le moût lorsque l’on réalise de la bière, à laquelle on ajoute de l’eau et qu’on laisse fermenter et qui devient ainsi plus acide. À l’origine, cette boisson n’était produite que dans le Nord de l’Estonie, mais à partir de la fin du XIXe siècle, le kali s’est répandu dans le Sud du pays et sur les îles, où l’on appelait le breuvage taar. On peut également le préparer à base de jus de bouleau, de baies de genévrier ou bien de pain noir.

31 On a commencé à faire de la bière sur le territoire estonien il y a près de 2000 ans. Jusqu’au XIXe siècle encore, on préparait la bière en versant de l’eau très chaude sur de la farine d’orge malté. Le mélange obtenu était appelé mesk (« mêche » en français) et on le faisait cuire avec des pierres elles-mêmes brûlantes. Par la suite, la recette a été un peu modifiée : on verse maintenant de l’eau bouillante sur un mélange cuit de farine et d’eau (õlleleib), et on ajoute à la préparation du houblon pour l’aromatiser. Aujourd’hui, en Estonie, les bières sont majoritairement à l’orge et au blé, mais on en trouve également au seigle.

32 Ainsi, comme nous avons pu le voir, les céréales occupent une place considérable dans l’alimentation des peuples fenniques. Ces derniers ont réussi à développer autour de cet ingrédient une gastronomie riche et variée, tant du point de vue du mode de transformation que du nombre de céréales utilisées. S’il apparaît que les céréales restent essentielles dans les habitudes alimentaires des Estoniens, des Finlandais et des Setos, il semble toutefois que les menus, particulièrement ceux des citadins, s’internationalisent peu à peu.

BIBLIOGRAPHIE

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INDEX

Index géographique : Estonie, Finlande, Suède, Viljandi motsclesru питание, крупы motscleset toit, teraviljad Keywords : Food, Crops Mots-clés : alimentation, céréales Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle, XXIe siècle nomsmotscles Caréliens, Estoniens, Finlandais, peuples fenniques, Sames, Seto, Suédois

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Chroniques

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Martin Carayol : La formation du canon de la nouvelle en Finlande et en Estonie Thèse de doctorat

Jean Léo Léonard

NOTE DE L’ÉDITEUR

Directeur : Antoine Chalvin (Inalco), soutenue le 5 décembre 2013 à l’Inalco. Doctorat de littératures et civilisations comparées. Jury : Antoine Chalvin, Eva Toulouze, Jaan Undusk, Harri Veivo.

1 L’auteur est conscient de se trouver, en tant que chercheur en littératures et civilisations comparées, mais aussi en tant qu’enseignant dans le secondaire ou en Université, à un carrefour postmoderne où les frontières de genre littéraire, mais aussi les frontières idéologiques, politiques, socioculturelles, sont brouillées par le relativisme de la société de l’information – terme à prendre avec autant de recul critique que lorsque Guy Debord parlait de la société du spectacle, ou Jean Baudrillard de la société de consommation. Le canon en littérature ou en art a-t-il encore une raison d’être ? Rend-il encore les services attendus, en tant que modèle, que norme ? Notre époque se caractérise par l’explosion et l’atomisation des normes. Non pas qu’elles disparaissent : elles tendent au contraire à proliférer, sous forme de micro-avis, de nano-opinions (les tweets, les commentaires sur les blogs, etc.), mais aussi de micro- tâches et obligations démultipliées – le travail universitaire réduit en miettes par la mutualisation des tâches administratives en est un bel exemple. D’où la question de cerner la structure des formes canoniques en littérature, mais aussi sa réception, auprès du public. Qu’est-ce qu’un « classique du genre » ? Qu’est-ce qu’un produit standard, en matière de consommation culturelle ? Comment la canonicité est-elle construite par l’émetteur, mais aussi établie et reconnue par les multiples récepteurs (instances éducatives, critique littéraire, médias, public) ? En somme, la question relève

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aussi bien de la littérature comparée que de la sociologie (analyse du milieu), de la sémiotique (construction des textes, de leur forme et interprétation du sens), mais aussi des sciences politiques, car maîtriser et canaliser les canons devrait permettre, serions-nous tentés de penser, d’exercer un contrôle idéologique sur les sociétés. Cependant, l’affaire est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Le canon est davantage un phénomène émergent qu’une structure et une norme imposée verticalement. Il est polymorphe. C’est plutôt un polyèdre qu’un carré ou un tube. La lecture critique que fait Martin Carayol des manuels scolaires de littérature française est, à ce titre, édifiante : la nouvelle y est peu représentée comme forme courte narrative, et les auteurs « classiques du genre » qu’on s’attendrait à voir citer ou référencer en sont soit absents, soit mentionnés incidemment en tant que nouvellistes.

2 La notion de même de canon ne va pas tant de soi qu’on pourrait le penser : entend-on par là le modèle de référence ? La tendance dominante ? La forme légitime ou « acceptée » et, partant, la légitimation chère à Bourdieu ? La forme ou le modèle standard ? La mode dominante d’une époque ? Un moule ? Un courant hégémonique ? Le reflet d’une idéologie nationale ou d’une ère socioculturelle ? Le meilleur moyen était de tenter de répondre à ces questions par une démarche empirique questionnant d’une part des traditions nationales littéraires, d’autre part en partant implicitement du classique schéma de la communication : pas d’émission sans réception, pas de message sans contexte et sans facteurs de bruit ou de résonance. En ce qui concerne ce premier versant empirique, Martin Carayol choisit trois traditions littéraires scandinaves depuis leur transition dans la modernité (finlandaise, estonienne mais aussi suédoise) ; en ce qui concerne le second versant, il s’intéresse notamment à la réception du canon en tant que modèle ou tendance – en résumé, quel est son impact réel, et dans quelle mesure les « canons reçus » sont-ils vraiment dominants ?

3 Le choix de Martin Carayol de centrer sa recherche principalement sur les littératures finlandaise et estonienne est donc d’autant plus pertinent qu’on s’attendrait à ce que la nouvelle canonique, tout comme le roman canonique, soit davantage visible et analysable dans ces contrées nordiques, « jeunes nations » de l’Europe médiane, en tant que construit national, comme miroir de l’identité collective.

4 À ce titre, le chapitre sur la quête du canon de la nouvelle dans l’Estonie soviétique est riche en données et en témoignages – une mine de détails fascinants sur la sociologie de la création littéraire, sur les jeux bureaucratiques, d’envie, de carrière, et ce que l’on peut appeler le marigot de la carrière littéraire. À ce titre, la recherche de Martin Carayol déborde les études littéraires au sens strict et rejoint la sociologie qualitative par de multiples aspects de ce qui, souvent, prend la forme d’une enquête dans les archives de revues littéraires, comme une relecture attentive de Looming et des débats qui traversent cet organe de liaison des cercles littéraires reconnus ou légitimés durant l’Estonie soviétique.

5 En somme, Martin Carayol part d’une problématique qui pourrait sembler conventionnelle – pour le moins : le canon, ou norme littéraire – pour poser des questions troublantes. Qui décide du canon littéraire ? Qu’est-ce que le « canon » en question ? Un modèle, un parangon, un moule, une norme, une mode, un genre ou un méta-genre littéraire ? Mais ne s’agit-il pas d’un roi nu parmi d’autres – car l’enquête socio-littéraire que mène Martin Carayol montre que le canon est partout et nulle part, et souvent mal représenté ou mal décrit, insuffisamment formalisé et codifié, trop souvent imaginé ou projeté par des individus ou par des cercles sociaux. Pis, il montre

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que l’impact ou l’autorité du canon n’est pas toujours effective – autrement dit, le canon, qui s’en soucie vraiment ? Actuellement, d’ailleurs, le canon classique – s’il nous est permis d’user d’un tel pléonasme – s’est-il dissous dans le postmodernisme ? – auquel cas la thèse devient une sorte d’essai qu’on pourrait résumer comme « à la recherche du canon perdu ».

6 Mais il y a encore plus troublant, derrière cette enquête sur le contenu et la forme du canon dans trois littératures d’Europe septentrionale : si l’on transpose à d’autres domaines de la vie socioculturelle, et à d’autres milieux, la thèse de Martin Carayol prend un relief critique sur la légitimité et le devenir de nos normes ». L’évaluation de la recherche ne se fait-elle par en fonction de normes et de standards qui relèvent d’une forme de canonicité ? Le canon ne fait-il pas partie de l’arsenal de contraintes d’adéquation à de multiples normes, pesant sur toutes les professions intellectuelles ? Servitude volontaire et canonicité seraient-elles l’une des dimensions pesant sur la création ? Vivons-nous avec le canon sur la tempe – sans nous payer de mots –, ou le canon n’est-il qu’une figure idéale impotente et dérisoire, un tigre de papier ? Ou bien le canon est-il au contraire un Big Brother qui ne manque aucun de nos gestes d’écart aux conventions et aux normes circulaires dont le monde postmoderne est densément chargé ? Ou bien la créativité se nourrit-elle d’une écologie qui oscille entre la production hypercanonique, canonique, semi-canonique et cette multitude de catégories et de sous-statuts et sous-genres qu’est amené à décrire Martin Carayol, parfois de manière très détaillée (on trouvera dans sa thèse de multiples tableaux récapitulatifs des œuvres recensant les nouvelles relevant de ces sous-classes). Car cette thèse apporte également une dimension taxinomique (autrement dit, sur les critères de classement d’un observable) très appréciable.

7 Quoi qu’il en soit, la lecture de la thèse de Martin Carayol incite à ne plus lire les histoires de la littérature ou les manuels avec le même regard. On mesure mieux les effets de routine, de conventions, de doxa, de mode, de croyance et de désinvolture qui peuvent peser sur bien des jugements et des commentaires d’œuvres dans ces « usuels ». On savait à quel point les manuels servent presque plus à exercer l’esprit critique et à réfuter qu’à acquérir de véritables connaissances, en raison de leur conventionnalisme et de leur réductionnisme. On savait que les canons littéraires s’apparentent à des modes, voire à des idées reçues, et qu’il est dérisoire de les prendre trop au sérieux – tout au plus permettent-ils de cadrer historiquement des mouvements de pensée et des tendances générales. Mais comme souvent avec les vieux meubles, on ne regarde plus les détails d’ébénisterie, voire on se prend les pieds dedans en pestant, sans chercher à en examiner la structure – à la manière du pasteur Boggis dans la nouvelle Parson’s pleasure de Roald Dahl (1959) : histoire d’un pasteur protestant, collectionneur et brocanteur averti qui, afin de faire baisser le prix d’un meuble rare et précieux, le dévalue avec tant d’insistance auprès de ses détenteurs, paysans peu au fait des subtilités de Sotheby, que ceux-ci finissent par en faire du petit bois en croyant lui faire plaisir, pendant que le brocanteur est parti garer son véhicule pour charger la pièce de musée... À en croire Martin Carayol, il serait bon de ne pas jeter le canon littéraire trop rapidement aux orties, car c’est un véritable prisme de sociologie littéraire, voire un contre-modèle qui inspire plus de créativité dans l’effort pour le contourner qu’il n’inhibe véritablement la création littéraire. Ceci dit, l’auteur montre aussi que le canon peut également être un pensum et une lutte de tous les instants pour les vrais créateurs. Mais il transcende ce genre d’approche moraliste ou psychologisante, pour confronter création, réception et contraintes, à la manière de

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Hannu Rajaniemi – mathématicien et auteur de science-fiction prodige. En somme, le canon est un catalyseur, même si parfois, c’est un catalyseur par réfraction plutôt qu’une dynamo. Le détournement du canon est sans doute ce que l’on peut faire de mieux avec lui, comme l’a brillamment montré dans l’histoire littéraire l’art d’un Isidore Ducasse et d’un Arthur Rimbaud.

8 La nouvelle, en tant que forme courte en littérature, se prêtait idéalement à cette enquête à la Columbo d’un excellent lecteur et chercheur, au style vif et intelligent, qui livre là un essai incontournable de sociologie littéraire et d’esthétique. Un essai dont on attend avec impatience la publication, voire que l’on souhaiterait voir paraître aux éditions du Seuil plutôt que chez Bordas.

INDEX

Index géographique : Estonie, Finlande Keywords : Short Story, Literary Canon, Reception Mots-clés : nouvelle, canon littéraire, réception motscleset novell, kirjanduse kaanon, retseptsioon motsclesru новеллa, литературный канон, рецепция nomsmotscles Estoniens, Finnois, Français Thèmes : littérature comparée Index chronologique : XXe siècle

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XIe Congrès des ethnographes, ethnologues et anthropologues de Russie (Ekaterinburg 2‑5 juillet 2015)

Eva Toulouze

1 Le Congrès des anthropologues de Russie est une immense initiative qui a lieu tous les deux ans depuis plus de deux décennies. Plus de mille chercheurs y avaient envoyé un résumé de leur intervention et y avaient été acceptés. Le nombre des présents était certes bien plus modeste, mais il est incontestable que Ekaterinburg, l’ancienne Sverdlovsk, a accueilli plusieurs centaines de chercheurs représentants de cette discipline et d’autres disciplines proches : en effet, l’ethnographie est traditionnellement considérée dans la tradition russe comme une science auxiliaire de l’histoire et bien des historiens étaient présents ; les sociologues étaient également largement représentés. De plus, la dimension ethnique étant une composante fondamentale de la vie politique dans la Fédération de Russie, les spécialistes de sciences politiques, sous leur dimension d’ethnopolitologie, étaient présents en nombre dans la capitale de l’Oural. Après quelques remarques générales, je me concentrerai ici sur la présence des études finno‑ougriennes dans ce congrès.

2 Il convient tout d’abord de souligner la bonne organisation de cette énorme initiative et notamment la présence remarquée d’un grand nombre d’étudiants, collaborateurs volontaires, qui orientaient et assistaient les participants. Pour ces derniers, ils ont été d’une aide réelle, car l’orientation dans le bâtiment de l’université était compliquée ; pour eux, surtout pour ceux qui avaient pour charge de veiller au bon déroulement des sections, l’expérience a été précieuse. L’accès aux lieux de déroulement des activités était facilité par des bus partant des hôtels situés à différents endroits de la ville, qui est la quatrième de Russie avec plus d’un million et demi d’habitants.

3 Il convient aussi de souligner une excellente initiative, celle d’associer à ce congrès le Festival des films anthropologiques de Russie : cela garantit aux films sélectionnés un public intéressé et relativement compétent. À noter, dans la perspective finno-

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ougrienne qui est la nôtre, le prix du film anthropologique obtenu par le seul film « finno‑ougrien » en compétition : « Rêves depuis l’autre berge », du jeune cinéaste oudmourte Anatolij Dobrjakov, sur les rituels de commémoration des morts dans un village oudmourte.

4 Les étrangers présents à ce congrès ne se sont pas sentis isolés, puisque chacun a été accueilli par ses collègues russes, qui valorisent d’autant plus leurs relations internationales que tout le monde sent qu’un danger indéterminé pèse sur la suite de la coopération. Ils étaient « présents » au plus haut niveau : signe incontestable d’apaisement, la chercheuse américaine Marjorie Mandelstam‑Balzer, professeur à Washington, avait un rapport en session plénière, même si celui-ci a été présenté en visioconférence.

5 Il n’est sans doute pas étonnant que l’anthropologue numéro un de Russie, Valerij Tiškov (photo), soit intervenu sur la Deuxième Guerre mondiale, thème omniprésent en Russie cette année.

Andrej Golovnëv, professeur d’anthropologie à Ekaterinburg et président sortant de l’Association des anthropologues et ethnologues de Russie et Valerij Tiškov © Photo Eva Toulouze, 7/2015

6 Mais contrairement aux habitudes, il s’agissait d’une véritable intervention scientifique, détachée des objectifs de propagande. Je n’insisterai pas sur ce point ni sur cet exposé, car ce n’est pas l’objectif de ce compte-rendu, ni, de manière plus générale, de notre revue, mais je me contenterai de faire remarquer que, comme c’est en général le cas dans les travaux de Tiškov, il présente des idées intéressantes, même si on n’est pas forcément toujours d’accord ou qu’on n’en partage pas la sensibilité politique. Parmi les interventions plénières, j’attirerai l’attention aussi sur celle de D. Funk, professeur d’anthropologie à Moscou, qui a présenté un état des lieux de la discipline en Russie par rapport aux normes internationales, en même temps constructif et sans complaisance.

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7 Je suis aussi obligée de souligner que si l’état des relations internationales a pu peser sur la participation étrangère, les conditions de fonctionnement de la recherche en Russie ont aussi fortement limité la participation des chercheurs à l’intérieur même du pays : si les chercheurs d’Ufa ou de Perm sont venus nombreux, car la distance leur permettait de voyager en voiture, en bus ou de toute manière avec des dépenses minimes, ils étaient seulement quatre du Mari‑El ou d’Oudmourtie, et seulement un de Mordovie – bien que le nombre annoncé d’interventions de chercheurs de Saransk eût été bien plus élevé. Le fait est que le financement de la recherche y est de plus en plus réduit, de sorte que n’ont pu venir que ceux qui disposaient d’un financement ad hoc, dans le cas de tel ou tel programme dont ils sont responsables. Mais ce n’est là finalement qu’un phénomène universel…

8 Je soulignerai aussi que les sections les plus populaires ont été celles sur l’identité et l’auto‑identification – thèmes qui ont même fait l’objet de deux sections – et les migrations. Ce sont là les problèmes au croisement de la recherche et de la politique qui préoccupent le plus les autorités russes et dans lesquelles l’apport des chercheurs s’avère indispensable à la sphère politique. Ce n’est pas un hasard si les principales autorités dans la recherche en anthropologie y ont participé et y ont animé des débats qui ont été, paraît‑il, très riches.

9 Pour conclure cette partie générale, l’association des anthropologues et ethnologues de Russie a décidé de jouer un rôle plus important que celui qu’elle jouait jusqu’à maintenant et qui consistait à organiser ces congrès tous les deux ans. Elle s’est donné un corps de membres bien défini et des tâches à accomplir entre deux congrès, notamment d’avoir mandat, en tant qu’organisation professionnelle, d’intervenir comme expert dans les évaluations des cursus universitaires. De plus, elle a décidé de tenir son prochain congrès en Oudmourtie, à Iževsk, ce qui nous intéresse directement.

La dimension finno‑ougrienne

10 Pour en venir aux thématiques plus étroitement finno-ougriennes de ce congrès il convient de dissocier deux types d’insertion. Tout d’abord, deux sections étaient explicitement consacrées à des thèmes finno-ougriens : l’une, dirigée par Aleksej Zagrebin, le responsable de l’institut d’Iževsk et par I. Žerebcov, son homologue de Syktyvkar, sur les questions d’historiographie, et l’autre, dirigée par Irina Vinokurova, de Carélie et Jurij Šabaev de Syktyvkar, sur les questions religieuses dans le monde finno-ougrien en général. J’y reviendrai en détail. De plus, des sections par aire géographique complétaient le tableau : une, dirigée par Ekaterina Jagafova (Samara) et Aleksandr Korostelëv (Moscou) sur l’aire Volga-Oural, et deux sur les peuples du Nord, animées respectivement par E. Pivneva (Moscou) et E. Martynova (Tula) d’une part et par D. Arzjutov (Saint‑Pétersbourg) avec (théoriquement) David Anderson (Aberdeen). Nous y reviendrons.

11 Mais par ailleurs, les questions finno‑ougriennes ont figuré dans beaucoup de sections thématiques et je les passerai en revue sur la base des documents distribués. Tel est d’ailleurs le choix que j’ai fait moi-même, puisque je suis intervenue sur les rituels oudmourtes du Bachkortostan en tant que facteurs de renforcement des communautés rurales dans une section consacrée aux communautés ethnoconfessionnelles (magistralement animée par Elena Danilko et Aleksandr Prigarin), car je souhaitais m’insérer dans un débat disciplinaire et y contribuer.

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12 Sans doute les interventions que j’énumère ci‑dessous n’ont‑elles pas toutes été tenues : je me base sur le livre des résumés (Kongress 2015) et ce n’est que sur place que l’on a pu savoir qui était effectivement présent. Mais je pense qu’il est intéressant de savoir quelles recherches se font en Russie dans le domaine qui nous concerne, ou du moins d’en avoir un échantillon.

13 Dans les « grandes sections » sur les identités et les migrations, la présence finno- ougrienne a été minime. Sur les identités, trois interventions : deux sur les Caréliens – une sur les identités locales (K. Loginov, Petrozavodsk, p. 58) et une sur l’impact du jeu et des poupées chez les Caréliens de Tver (K. Babkovskaja, Tver, p. 66) – et une sur les mouvements nationaux en Mordovie (N. Šilov, Moscou, p. 78), soulignant que ceux‑ci sont passés d’une position critique envers la politique de l’État dans les années 1990 à des positions moins oppositionnelles, à l’exception du Fonds pour le sauvetage de la langue erza. Dans une autre section, mais non sans rapport avec les questions d’image de soi, mentionnons l’intervention de E. Molčanova (Iževsk, p. 106) sur les facteurs psychologiques dans la formation de cette image. On peut aussi y rattacher les interventions sur la culture traditionnelle, par exemple celle des Mordves en général (N. Beljaeva, Saransk, p. 208) ou encore de ceux de l’oblast’ de Kaliningrad (E. Zahvatova, Saransk, p. 313) ainsi que de ceux de Sibérie (V. Savka, Saransk, p. 325) ou de l’Arctique (L. Nikonova, Saransk, p. 276) ainsi qu’une intervention sur les symboles héraldiques porteurs d’ethnicité dans les régions finno-ougriennes (A. Čistjakov, Saint‑Pétersbourg, p. 270).

14 Les manifestations identitaires peuvent prendre des formes diverses, mais la présence d’Internet n’a pas été oubliée, notamment pour en souligner l’importance dans l’identité finnoise d’Ingrie (D. Karanov, Saint‑Pétersbourg, p. 115).

15 Sur les migrations également peu de présence : deux interventions venues du Mari-El sur l’attitude des locaux à l’égard des migrants (G. Zeleneeva, Joškar‑Ola, p. 84 ; O. Orlova, Joškar-Ola, p. 88) et une (A. Čuvjurov, Saint‑Pétersbourg, p. 95) sur l’impact des migrations internes et externes sur les Komis de la haute Pečora. Une intervention historique souligne le peu de pertinence des frontières administratives russes en Sibérie occidentale avec les déplacements de populations entre les régions de Larjak et du Vasjugan entre la première moitié du XIXe siècle et les années 1920 (I. Černova, Tomsk, p. 94). Indirectement, une intervention sur les difficultés d’adaptation des étudiants komi‑permiaks à Perm’ s’inscrit dans la même problématique (D. Kornienko, Perm’, p. 103), ainsi qu’une intervention sur la migration komie en Sibérie occidentale (A. Mašaripova, Tjumen’, p. 174).

16 En matière d’ethnomusicologie, soulignons l’intervention d’O. Dobžanskaja sur un thème proche de celui traité dans l’article publié dans ce numéro (O. Dobžanskaja, Jakutsk, p. 189) et une intervention sur le pentatonisme dans la musique finno‑ougrienne (A. Pekina, Petrozavodsk et J. Czevek, Budapest, p. 362).

17 Sur les peuples du Nord, plusieurs sections ont été organisées. En dehors de deux sections centrales, les interventions sur les peuples du Nord ont été présentes dans divers forums. Quelques travaux ont porté sur le rapport à la nature : une intervention sur les canaux dans les traditions des autochtones du Nord de la Sibérie occidentale (V. Adaev, Tjumen’, p. 168), une autre sur l’utilisation traditionnelle de la nature (E. Gololobov, Surgut, p. 170), ou encore sur les pratiques de contrôle météorologique des Komis sibériens (N. Liskevič, Tjumen’, p. 172). D’autres, sur les traditions des peuples du Nord, une intervention a traité des jeux de l’ours (I. Mohtarova et

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L. Poršunova, Hanty‑Mansijsk, p. 314), de la culture traditionnelle aujourd’hui (E. Pivneva, Moscou, p. 278), et la culture matérielle elle aussi a été présente : des choses entourant les nomades nénetses du Jamal (N. Garin et A. Rogova, Ekaterinburg, p. 274), des objets de culte nénetse dans les collections du musée ethnographique russe (I. Karapetova, Saint‑Pétersbourg, p. 276), sur les récipients en écorce de bouleau chez les Selkoupes méridionaux (A. Loktionova, Tomsk, p. 303), sur la technologie textile chez les Ougriens de l’Ob (T. Gluškova, Surgut, p. 365) et sur les ornements sur les vêtements des Ougriens de l’Ob aujourd’hui (R. Rešetnikova, Hanty‑Mansijsk, p. 368).

18 Les questions économiques et l’élevage du renne ont été relativement présents, avec des interventions sur le modèle économique traditionnel aujourd’hui (G. Harjuči, Salehard, p. 280), sur les déplacements des éleveurs de rennes de la péninsule de Kola (I. Abramov, Ekaterinburg, p. 272), sur les rapports entre Nénetses et Russes au XIXe siècle (V. Efimova, Petrozavodsk, p. 275), ou sur la révolution de la motoneige chez les Komis de l’Ižma (K. Istomin, Syktyvkar, p. 275), sur les questions du nomadisme nénetse (A. Patrušev, Ekaterinburg, p. 277), des cataclysmes naturels des dernières années et de leurs conséquences sur l’élevage des rennes nénetse (E. Perevalova, Ekaterinburg, p. 278), des fêtes d’éleveurs de rennes chez les Mansis (E. Fëdorova, Saint‑Pétersbourg, p. 350), voire sur l’agriculture dans le Jamal (E. Volžanina, Tjumen’, p. 302). Les questions politiques ont été moins présentes : j’ai juste relevé un exposé sur les modèles de gestion des populations nénetses par le pouvoir central (M. Balova, Severodvinsk, p. 273).

19 Sur les questions religieuses, les interventions dans le domaine finno‑ougrien se trouvent réparties dans de nombreuses sections. Il y est question de l’écologie des lieux sacrés mansis (T. Boukal, Pardubice, p. 169) et du comportement des Khantys sur leurs lieux sacrés (A. Rud’, Surgut, p. 175) ; sur le chamanisme nganassane (L. Čurilova, Krasnojarsk, p. 304). D’autres exposés ont abordé les cultes traditionnels dans la famille et dans le clan chez les Mordves (T. Salaeva, Saransk, p. 341), les cultes commémoratifs chez les Maris du Bashkortostan (G. Jafaeva, Neftekamsk, p. 343) ; les traditions alimentaires ont souvent été traitées sous l’angle rituel : le pain apparaît comme un produit sacral chez les Permiaks (N. Mal’ceva, Perm’, p. 357) et le beurre dans l’alimentation et dans les rituels bessermans (E. Popova, Iževsk, p. 358).

20 Les rapports avec le christianisme se retrouvent dans un petit nombre d’exposés : la christianisation et son impact sur les peuples de la Volga (L. Tajmasov, Čeboksary, p. 76), ou encore les missions protestantes en Sibérie occidentale (V. Skljueva, Tjumen’, p. 225) ; plus globale, l’intervention sur l’atlas ethno-confessionnel illustré de la région de Léningrad (O. Fišman, Saint-Pétersbourg, p. 241).

21 Enfin mentionnons la présence d’une section portant un nom très compliqué (« Le rôle et la signification des contacts de populations dans la formation des caractéristiques anthropologiques de la population de l’Eurasie hier et aujourd’hui »), et qui en fait rassemblait les interventions en anthropologie physique, branche qui pendant des décennies a compté dans les études finno-ougriennes : il y a été question de toute la famille linguistique ouralienne (G. Aksjanova, Moscou, p. 149), de la taxonomie des Samoyèdes septentrionaux (A. Bagašev et S. Slepčenko, Moscou, p. 149‑150) et des empreintes digitales des peuples de la Volga et de la Kama (I. Slaboljubova et A. Judina, Moscou).

22 Je finirai par rendre compte de trois sections : tout d’abord celle qui traitait des questions d’identité et de religion en Oural‑Volga, animée par Ekaterina Jagafova

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(Samara) et par Aleksandr Korostelëv (Moscou), avec une intervention de Vladimir Abramov sur les mouvements nationaux mordves (Saransk, p. 282), un exposé sur les représentations magiques dans la religion marie (O. Danilova, Joškar‑Ola, p. 283‑284), un sur les Vieux‑croyants de Mordovie (G. Kornišina et A. Grišina, Saransk, p. 285), un sur l’orthodoxie et le paganisme dans la culture mordve (E. Mokšina, Saransk, p. 286), et un dernier sur les rituels maris aujourd’hui (T. Molotova, Joškar‑Ola, p. 287).

23 Enfin, deux séances étaient explicitement consacrées aux questions finno-ougriennes. Je m’y arrêterai, car j’y ai assisté et de ce fait je peux en rendre compte de manière quelque peu moins aride.

24 La première était consacrée aux questions d’historiographie finno‑ougrienne. J’avais une raison précise d’y assister : c’est que Ranus Sadikov (Ufa, p. 218), mon partenaire de terrain, y parlait, sous le titre « Recherches ethnographiques de terrain chez les Oudmourtes d’outre Kama aujourd’hui », des terrains que j’y accomplis avec lui et avec d’autres collègues. Il a mis en évidence les terrains des chercheurs de Russie (E. Danilko, E. Jagafova, A. Korostelëv et surtout R. Sadikov lui‑même), mais aussi ceux des chercheurs venant de l’étranger : Kristi Mäkelä, qui termine son master à l’université d’Helsinki, et qui compare la situation décrite par Uno Holmberg avec la situation actuelle (2008) ; la même année, un groupe de Pécs, sous la direction du professeur d’anthropologie Zoltán Nagy, a visité la région de Tatyšly. Par la suite, Boglárka Mácsai y est retournée pour étudier dans le cadre de son doctorat les manifestations du patriotisme au Bachkortostan. Enfin, un groupe de l’université de Tartu, composé de Liivo Niglas (juin 2013, décembre 2013 et juin 2014), Laur Vallikivi (juin 2014) et moi‑même (juin 2013, décembre 2013, juin 2014 et juin 2015) travaille dans un projet à long terme pour documenter les rituels oudmourtes dans les villages du raïon de Tatyšly.

25 Pour rester dans la même région, Seppo Lallukka (Helsinki, p. 219) a parlé du livre bilingue finnois‑russe qu’il a publié avec Ranus Sadikov et Tatiana Minniahmetova : il s’agit des notes de terrain de Uno Holmberg, qui a visité Oudmourtes et Maris d’outre‑Kama en 1911 et 1913 et qu’il a publiées dans la presse finnoise. Ces textes jusqu’ici inconnus des chercheurs sont d’une grande importance et d’un grand intérêt pour la recherche, et il faut saluer cette entreprise qui met à la disposition du lectorat russophone ces témoignages précieux. De plus, pour qui ne pourrait se procurer l’ouvrage imprimé, ces textes sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante : http:// www.elisanet.fi/seppo/Tiede/Holmberg/UH.html.

26 Valerij Šarapov (Syktyvkar, p. 219), pour sa part, a fait une intervention présentant un fait curieux concernant une personnalité fort connue de la finno‑ougristique américaine, le Hongrois Thomas Sebeok, qui a rassemblé autour de lui à l’université d’Indiana, dans les années 1940 et 1950, des finno‑ougristes européens émigrés tels que Feliks Oinas ou Alo Raun. C’est dans cette période qu’ont vu le jour des ouvrages sur les peuples finno‑ougriens de Russie dont l’existence n’est que très peu connue en Russie. Cette série, fondée sur des sources de seconde main, était une commande de l’armée américaine, qui souhaitait avoir des outils pour mieux connaître les éléments potentiellement critiques pour l’ennemi soviétique. Thomas Sebeok a su trouver ainsi un financement ad hoc pour développer les études qui lui tenaient à cœur. Le chercheur komi souligne l’importance de la personnalité et de l’action individuelle de Sebeok, qui

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expliquent que dans ce programme, prévoyant des monographies sur des dizaines de peuples, les peuples finno‑ougriens figurent tout à fait en premier.

27 Ensuite Denis Černienko (Iževsk, p. 220) s’est penché sur l’œuvre d’un ethnographe, A.S. Bežkovič, qui a travaillé dans les années 1920‑1930 sur les peuples finno-ougriens vivant au Bachkortostan. Par la suite, il travaillera sur d’autres sujets, mais il a laissé des notes de terrain et une partie importante de ses archives se trouve à Kiev, où il a terminé sa vie. Dans cette intervention, Černienko se penche sur une expédition en 1929‑1930, destinée à étudier l’agriculture des Maris du Bachkortostan. Ces matériaux sont précieux en raison de la période où ces terrains ont eu lieu, période tournant pour les communautés rurales, où le vent de la collectivisation balaie toutes les traces du système précédent. Mais les changements sont tout juste en train d’arriver et la situation est moins fermée qu’elle ne le sera quelques mois plus tard. Par exemple Bežkovič a des observations sur les rituels suivis par les populations dans le cadre du calendrier des travaux agricoles.

28 Enfin, Boris Čibisov (Moscou, p. 220), dans une intervention plus pâle que les précédentes, s’intéresse à la question de la rencontre des Russes avec les « Tchoudes », c’est-à-dire les Fenniques de la région de Novgorod, et à la manière dont elle a été traitée dans la recherche en Russie. Il dénonce le manque de travaux d’onomastique fennique suffisamment éclairants sur les origines des noms.

29 Une deuxième section était consacrée aux études finno-ougriennes : « Les traditions religieuses et mythologiques des peuples finno-ougriens. Identités culturelles et interaction interculturelle ». Contrairement à la section précédemment commentée, celle-ci a duré une journée entière et a connu des hauts et des bas.

30 Elle a commencé avec une intervention marquante et ne figurant pas dans le livre des résumés. L’auteur en est Vladimir Zorin, un ancien ministre des nationalités de Russie et membre du réseau d’« ethno‑monitoring » mis en place par Valerij Tiškov. Son intervention, clairement politique et aucunement scientifique, est suffisamment intéressante et éclairante pour qu’on s’y arrête, d’autant qu’il n’en reste pas de trace écrite. Le programme d’« ethno-monitoring », nous dit Zorin, suit avec une attention toute particulière les mouvements finno-ougriens, qui lui apparaissent comme étant à l’heure actuelle les plus susceptibles de politisation abusive et de récupération hostile à la Russie. Il présente une vision de l’histoire russocentrée qui s’inscrit dans les traditions les plus profondes du messianisme russe. Ainsi, « Alexandre Ier a sauvé les Finnois de l’assimilation suédoise »… Il s’arrête longuement, dans son intervention, sur l’incident malencontreux survenu à Tiškov : celui‑ci, invité à Tallinn par une organisation pro‑russe, s’est vu dénier l’entrée en Estonie à l’aéroport en dépit du visa dont il était porteur. L’incident a été aggravé par des déclarations insultantes d’un professeur de l’université de Tartu à l’égard de l’ethnologue russe, qui ont conduit celui-ci à proférer à l’égard de ses collègues estoniens des accusations infondées, dont il s’est par la suite excusé. On peut comprendre l’irritation de quelqu’un mis en situation inconfortable. Mais l’exploitation politique par Zorin de cet incident a d’autres visées. L’ancien ministre en tire un certain nombre de conséquences : d’abord, il faut se méfier de la politisation des questions finno-ougriennes, qui nuit à la Russie ; deuxièmement, il faut travailler à consolider la notion de « peuple russien » ; troisièmement, il faut développer les études sur les interactions entre les Finno-ougriens et les Russes, afin de montrer les liens indestructibles entre les deux. L’intervention de Zorin a été accueillie dans le plus profond silence. Dans la salle, il y avait des Estoniens, qui ont eu le bon sens

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de ne pas entrer dans ce qui ne pouvait qu’apparaître comme une provocation. Deux questions et commentaires ont tout de même suivi : Tatjana Minniahmetova a réagi sur les paroles qui, dans l’intervention de Zorin, faisaient écho aux accusations de Tiškov contre les chercheurs estoniens : qu’ils jouissaient de toute liberté pour se promener partout en Russie incontrôlés et mener des activités subversives contre l’État russe. La chercheuse oudmourte a fait remarquer que les chercheurs étrangers n’ont pas du tout toutes les facilités, et que c’est très souvent difficile d’organiser des expéditions. À cela Zorin a répondu que certes, des « abus bureaucratiques » pouvaient se produire, mais que c’était sans commune mesure et que ces problèmes devaient « être réglés ». Ce en quoi il a répondu comme l’homme politique ou le haut fonctionnaire qu’il n’a manifestement pas cessé d’être. Le deuxième commentaire, qui venait de la part d’une jeune femme, était que chez les Finno‑ougriens le sens d’appartenance vis‑à‑vis de l’État russe n’est nulle part remis en cause, alors que les problèmes portent davantage sur l’autre versant, le maintien de leur identité ethnique.

31 Je me permets un commentaire : non seulement cette intervention n’a pas eu l’écho qu’elle souhaitait avoir, mais elle était en tout point malencontreuse. Elle s’adressait à des chercheurs qui travaillent sur les religions des peuples finno-ougriens, et qui étaient très loin de politiser leurs problématiques scientifiques. Avec cette intervention, Zorin a montré qui politisait le débat. Une deuxième remarque sur le dernier de ses éléments de plan de travail. Je suis d’accord sur le fait qu’il faut davantage tenir compte des relations entre Finno-ougriens et Russes que nous le faisons, mais pas pour les raisons politiques et non scientifiques qui motivent Zorin. Il faut le faire parce que la coexistence a été effectivement très longue et les influences mutuelles très profondes. Il est important de bien les cartographier. Nous ne le faisons pas assez en partie en raison d’une incompétence de fond : les finno-ougristes ne sont que très rarement slavistes. Il est donc pertinent que ce soient des savants de Russie qui entreprennent ce travail. Mais si ce point est inclus dans un agenda qui se veut politique, peut-on espérer avoir un travail scientifique sérieux ? La question reste posée.

32 Zorin est resté dans la salle pour l’intervention suivante et s’est ensuite empressé de quitter la section. Manifestement, l’ordre du jour ne le concernait pas. On partait loin en effet : Tatjana Voldina (Hanty‑Mansijsk, p. 244) a parlé de l’arbre du monde et des mythes de réincarnation chez les Khantys, où le bouleau fait office d’arbre sacré. Le thème de l’arbre a été poursuivi par Andres Kuperjanov (Tartu, p. 248), qui a présenté les thèmes de la sacralité de l’arbre tel qu’il apparaît dans les archives estoniennes d’oralité. Incontestablement intéressante, son intervention a souffert d’une traduction incomplète des diapositives en russe, ce qui a frustré une partie de l’assistance qui aurait voulu davantage comprendre.

33 Les Estoniens sont intervenus les uns après les autres. Madis Arukask (Tartu, p. 243) a parlé du mythe fennique de la création du monde, montrant que l’absence d’antagoniste témoigne d’une origine très ancienne de ce mythe, qui a pu être « oublié » dans le Nord de l’Europe, puisqu’il n’en existe pas de variantes métissées de christianisme. Mare Kõiva (Tartu, p. 248) s’est penchée sur les incantations estoniennes et les personnages qui y figurent, d’abord le Christ, puis Marie, les archanges et différents saints. Les incantations estoniennes sont beaucoup plus courtes et fragmentaires que les incantations finnoises et surtout caréliennes. Dans les zones plus proches des influences russes et orthodoxes, les saints sont différents, et la stratégie

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aussi : si dans l’Est, on trouve des formules du genre « je ne parle pas de ma propre bouche, je parle d’une bouche pure », dans les zones marquées par le luthérianisme, l’incantateur assume toute son agentivité : « c’est moi qui parle ».

34 Pour rester dans l’aire fennique, S. Minbaleev (Petrozavodsk, p. 249) s’est intéressé à une expédition réalisée en 1956 chez les Ludes et à l’étude des rituels de commémoration des défunts. Aleksej Konkka (Petrozavodsk, p. 247), l’un des principaux spécialistes de la Carélie a passionné son public en réfléchissant sur saint Élie en Carélie, en liaison avec le pain et les moissons, mais aussi avec l’ancien dieu Ukko. N. Terebihin (Arhangelsk, p. 251) a parlé du rôle de la maison dans les rituels des peuples permiens et Tatjana Goleva (Perm’, p. 245‑246) décrit le rituel réalisé par les Komi‑Permiaks pour retrouver une bête perdue dans le contexte des pratiques communes aux paysans du Nord de la Russie. Encore sur des matériaux permiaks, Elena Četina (Perm’, p. 252), montre comment la tradition de se rendre auprès des puits magiques se transmet de nos jours des grands‑parents aux petits‑enfants, et Svetlana Koroleva (Perm’, p. 247) s’arrête sur les légendes de Pera et de Mize, relevées par les chercheurs depuis le XVIIIe siècle, et en cherche les bases historiques. Introduisant une dimension archéologique, A. Šorin (Ekaterinburg, p. 253), met en rapport le sanctuaire néolithique de Kokšar avec des peuples ouraliens, sur la base de la similitude de son agencement spatial avec celui des sanctuaires mansi. Enfin, le même Šilov qui avait parlé dans une autre section des mouvements mordves a présenté la situation ethnoconfessionnelle en Mordovie, intervention qui, bien que sans surprises, s’est avérée tout à fait intéressante. Bien que beaucoup d’intervenants aient été absents (ce dont témoigne le recueil de résumés), cette section a été riche et a permis des débats relativement animés.

35 Ainsi, même si finalement la part des interventions sur les questions finno‑ougriennes n’a pas été aussi importante qu’elle aurait pu être si tous les participants initialement prévus s’étaient rendus au congrès d’Ekaterinburg, celles qui ont été réellement tenues ont été intéressantes et variées. Ce compte-rendu a pour objectif de donner un échantillonnage des questions qui sont étudiées dans l’ensemble de la Fédération de Russie, ainsi que de quelques tensions qui pèsent sur ce domaine à l’heure actuelle.

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INDEX motsclesru визуальная антропология, научное исследование, общество антропологов nomsmotscles Bessermans, Caréliens, Caréliens de Tver, Estoniens, Finnois, Finnois d’Ingrie, Hongrois, Komis, Komis de l’Ižma, Khantys, Komis‑Permiaks, Ludes, Mansis, Maris, Mordves, Nénetses, Nganassanes, Oudmourtes, Ougriens de l’Ob, Russes, Samoyèdes septentrionaux, Selkoupes méridionaux Index chronologique : XXIe siècle motscleset antropoloogide ühing, teadus, visuaalne antropoloogia Index géographique : Aberdeen, Arctique, Arhangelsk, Bachkortostan, Carélie, Čeboksary, Ekaterinburg, Fédération de Russie, Hanty‑Mansijsk, Helsinki, Iževsk, Jamal, Jakutsk, Joškar‑Ola, Kaliningrad, Kama, Kola, Kokšar, Larjak, Mari‑El, Mordovie, Moscou, Neftekamsk, Novgorod, Oudmourtie, Oural, Pardubice, Perm’, Petrozavodsk, Saint‑Pétersbourg, Pečora, Pécs, Salehard, Samara, Saransk, Severodvinsk, Sibérie occidentale, Surgut, Syktyvkar, Tartu, Tatyšly, Tjumen’, Tomsk, Tula, Tver, Ufa, Vasjugan, Volga, Washington Mots-clés : anthropologie visuelle, association des anthropologues, recherche Keywords : Visual anthropology, anthropologist’s association, scientific research

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Le XIIe Congrès international des finno‑ougristes (Oulu, 17‑21 août 2015)

Marie Casen, Aleksi Moine, Jean‑Yves Paré, Thierry Poibeau, Eva Toulouze et Laur Vallikivi

1 Le CIFU, le Congrès International des finno‑ougristes, a lieu tous les cinq ans ; il s’est tenu en 2015, pour sa douzième édition, à la mi‑août sur le campus universitaire de la belle ville d’Oulu qui, pendant toute la semaine du congrès, a été ensoleillée. Il a été caractérisé par une taille plus mesurée que certains congrès l’ayant précédé, puisqu’on nous a annoncé, dans la session plénière, la participation de 380 chercheurs venus de 25 pays. Cela a sans doute contribué à rendre l’atmosphère générale fort sympathique et a favorisé les rencontres. Nous présentons ici un compte‑rendu partiel, fondé sur les expériences des signataires.

2 Il y a cependant un revers à la médaille : l’examen du programme révèle que la part de la linguistique, toujours dominante dans ce genre de congrès, laissait cette fois‑ci très peu d’espace aux autres disciplines. Certes, historiquement, les études finno‑ougriennes reposent sur la parenté linguistique, et donc sur la linguistique. Mais au fil du temps, d’autres domaines d’étude, l’ethnographie d’abord, l’ethnologie/ anthropologie sociale aujourd’hui, l’étude des oralités, l’étude de la littérature, l’histoire, l’ethnomusicologie, les sciences politiques, la sociologie, voire l’anthropologie physique, s’y étaient rattachées : tout ce qui enrichit la connaissance du monde finno‑ougrien.

3 Les séances thématiques proposées a priori, les symposia, étaient au nombre de vingt‑deux. Quinze d’entre elles étaient consacrées à la linguistique, une à un peuple (les Mordves) et une à un ensemble de peuples (les peuples du Nord), une à l’art et une à la musique, et trois pouvant être rattachés à l’anthropologie (une sur les frontières, une sur le corps et une sur la famille). Quant aux sessions dans lesquelles ont été rassemblées les communications proposées par les chercheurs, la domination de la linguistique s’impose encore davantage : sur quatre jours, vingt‑sept étaient consacrées à la linguistique ; seulement huit autres couvraient les autres disciplines : une

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sociolinguistique (sept communications), une sur les Oudmourtes (quatre interventions), quatre fourre‑tout (une mélangeant pratiques vepses de médecine populaire, broderies hongroises et finnoises et lexique de l’élevage de renne comme reflet de la culture, une sur la médecine populaire et les jeux, une sur l’orthodoxie komi et sur l’artisanat same, et une autre sur l’historiographie estonienne et la rime dans les textes sacraux finno‑ougriens), et deux plus ou moins ethnographiques. Nous constatons qu’on n’a pas fait très attention à rassembler les communications par thèmes. Par exemple, autour de la médecine populaire, il aurait été possible de faire une session entière, alors que les communications se retrouvent dispersées en compagnie de sujets complètement différents…

4 En même temps, il nous faut sérieusement louer les organisateurs pour certains des choix qu’ils ont faits : interventions plénières, soirées. Pour la séance d’ouverture ils ont choisi de présenter deux thèmes réellement pertinents pour la discipline aujourd’hui : les langues ouraliennes en danger et l’apport des cultures finno‑ougriennes dans les cultures du monde. Les langues finno‑ougriennes sont particulièrement concernées par la problématique des langues en danger : sur quarante, trente‑sept sont considérées comme menacées. Certes, ces chiffres sont sujets à caution, mais l’important est l’ordre de mesure : seules se portent bien les langues soutenues par un État indépendant. Toutes les autres sont en difficulté. C’est là une question réellement vitale, et il faut remercier les organisateurs d’avoir invité des intervenants non spécifiquement finno‑ougristes, Lyle Campbell et Hauk Bryn de l’université de Hawaï, qui ont présenté la question du point de vue général : ils l’ont située dans le contexte des langues du monde. Et c’est ce dont on a besoin. En effet, les études finno‑ougriennes, historiquement déterminées par la linguistique, sont encore peu intégrées aux champs disciplinaires des sciences humaines en général, ce qui perpétue une marginalisation qui n’a pas lieu d’être, à plus forte raison concernant la période contemporaine. Étudier les peuples finno‑ougriens ne consiste plus seulement à faire des recherches sur un groupe (ou sous‑groupe) linguistique ou sur ses traditions orales. Les Finlandais, les Hongrois et les Estoniens font partie de l’Union européenne, y ont leur histoire propre et collective. En outre, depuis vingt‑cinq ans, la majeure partie des peuples finno‑ougriens, c’est‑à‑dire ceux de Russie, sont à leur tour intégrés dans un processus d’ouverture et d’échange au sein du territoire de la Fédération ainsi que dans une perspective internationale. La mondialisation a des effets spécifiques sur chacun de ces peuples, qu’il est tout à fait possible d’observer et d’analyser avec des outils disciplinaires comparatifs universels, quoiqu’évidemment appliqués et adaptés aux caractéristiques et histoires particulières de ces peuples. Ainsi, les situations socioéconomiques, politiques, et la perception identitaire interne et externe des Sames, des Finlandais, des Oudmourtes tout comme celles des Nénetses, pour ne citer qu’eux, peuvent être étudiées par des sociologues, économistes et chercheurs en sciences politiques non‑spécialistes des peuples finno‑ougriens. On en ressent d’ailleurs le besoin : dans plusieurs communications, dont celles d’E. Vedernikova (Acculturation orientation of modern Mari people), du couple mordve Mokshin (Ethnic processes among the Mordvins in the modern times) et du professeur Z. Nagy (The labyrinth identity: Khanty ethnic identity, its alternatives, and their place in the discourses of identity), on a le sentiment que la dimension politique affleure – comme une nécessité d’honnêteté intellectuelle – sans pour autant être assumée ou tout au moins présentée comme telle, cela pour plusieurs raisons et notamment une absence de tradition académique.

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5 Dans une plus large mesure que celle observée à Oulu, les spécialistes actuels auraient tout intérêt à s’ouvrir et à inciter les non‑spécialistes des disciplines précitées à s’intéresser aux études finno‑ougriennes, afin de garantir une perpétuation qui, à l’instar des langues et peuples qui en sont l’objet, pourrait être mise à mal si la transmission ne s’effectue pas dans le sens d’une ouverture. Dans le contexte politique actuel de la Fédération de Russie, ce virage indispensable semble devoir être prioritairement porté par les Finlandais, les Estoniens, les Hongrois et tous les pays où les études finno‑ougriennes sont présentes. C’est notamment en ce sens qu’on peut comprendre le choix du lieu du prochain congrès, à Vienne, comme une prise de conscience, par le comité d’organisation, de cette responsabilité d’ouverture et de positionnement du discours académique.

6 La deuxième intervention a été celle de Cornelius Hasselblatt, donc d’un finno‑ougriste non finno‑ougrien, qui en même temps fêtait son cinquante‑cinquième anniversaire. Elle a été largement appréciée par le public, qui n’a pas été avare en applaudissements. Empruntant ses exemples à divers genres de création ou de comportement, il a souligné la spécificité de l’apport finno‑ougrien au monde, avec la perception de la nature, l’importance de la culture populaire, du silence, de l’amour de la diversité, si menacée aujourd’hui. Nous n’évoquerons qu’un exemple frappant, un poème de l’intellectuel estonien Hasso Krull : « Quand on va dans la forêt, il peut arriver qu’on s’égare, mais quand on vient dans la forêt, on ne s’égare jamais ». La forêt comme chez soi…

7 De même les plénières de la clôture, prononcées devant un public déjà réduit, ont‑elles donné satisfaction et couvert des questions sérieuses : Zoltán Nagy a parlé des Khantys du Vasjugan et de leur invisibilité et Kaisa Helander de la signalisation routière en same. Même si superficiellement l’intervention du chercheur hongrois abordait un sujet relativement marginal, en fait, il dévoilait sur la base de son cas de figure des mécanismes généralement appliqués pour rendre une minorité invisible. L’intervention de Kaisa Helander, qui s’appuyait sur un large matériau, posait également un problème du même ordre, celui de la visibilité à travers l’usage des toponymes. On a pu voir d’une part les efforts louables des administrations, en Finlande et en Norvège surtout, pour intégrer dans les panneaux de signalisation les noms sames, mais aussi des résistances sérieuses de la part des populations non sames, notamment en Suède. Ces deux conférences, prononcées l’une après l’autre, montrent de manière éloquente les différences entre les contextes dans lesquels les Finno‑ougriens combattent pour affirmer leur identité culturelle : si en Scandinavie les Sames s’efforcent de rendre leur pays (Sápmi) visible par les panneaux de signalisation, les Khantys de l’oblast’ de Tomsk (qui sont passés au russe et se considèrent aujourd’hui comme ostiaks) se retrouvent face à la conscience publique dans un néant absolu.

8 Entre ces deux séances, toutes les matinées ont commencé par une séance plénière consacrée la plupart du temps à la linguistique : ethnogenèse linguistique des peuples permiens (Evgenij Tsypanov), un scénario archéologique de la formation du proto‑fennique à la fin de l’âge du bronze (Valter Lang), les constructions ditransitives des langues ougriennes de l’Ob (Katalin Sipőcz).

9 Pour ces séances ainsi que pour les cérémonies d’ouverture et de clôture, nous sommes convaincus que la solution de l’interprétation simultanée aurait été indispensable : ainsi, les participants venus de Russie ne seraient pas entièrement exclus des activités communes, qui, cette fois‑ci, ont été pratiquement toutes en anglais. Ils auraient pu se familiariser avec des perspectives de recherche qui diffèrent parfois considérablement

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de celles qui dominent en Russie. Même si certains chercheurs de Russie arrivent à déchiffrer des présentations PowerPoint, l’effort que cela leur demande diminue l’efficacité de cette forme de présentation.

10 La séance d’ouverture a été agréable. Il n’y a pas eu de longs discours. Harri Mantila, le principal organisateur, a souligné, dans bien des langues différentes, l’importance du congrès comme lieu de rencontre, ce qui est incontestablement pertinent, et le recteur a présenté l’université d’Oulu. Surtout, une partie du programme, non annoncée, est venue après la courte intervention du recteur : un étudiant de l’université, étudiant avancé en same, est venu chanter un rap en langue same. Il a été, lui aussi, fort bien accueilli par le public. La démarche des organisateurs mérite d’être saluée : en général, les musiques choisies pour marquer l’ouverture d’une aussi importante initiative sont plus classiques et donc plus formelles. Ici, plusieurs significations importantes se rejoignent : Ailu Valle est étudiant à l’université qui nous accueille, Oulu est l’un des deux endroits où le same est matière principale et les Sames sont la population autochtone la plus proche, et la pratique du rap par ce jeune homme est de nature à promouvoir l’usage de la langue same dans la jeunesse. Donc félicitations à Ailu Valle ainsi qu’à Harri Mantila et à son équipe pour une ouverture réussie.

11 Pendant la durée du congrès, deux initiatives marquantes ont occupé les soirées – qui se sont en général terminées assez tôt. La deuxième soirée a vu un concert de la chanteuse estonienne Mari Kalkun avec son groupe Runorun, formé avec des musiciens basés à Helsinki. Mari Kalkun part surtout de chants traditionnels, beaucoup d’entre eux collectés par elle‑même dans la région de Võru (Estonie du Sud) dont elle est originaire et dont elle compose l’accompagnement instrumental. Mais elle peut aussi partir de chants lives ou votes, ou encore de textes écrits par des poètes estoniens. Si dans ses concerts en solo elle a un style assez laconique (tout en s’accompagnant elle‑même de toutes sortes d’instruments), avec Runorun elle a une forme de chant et de composition nettement plus expressionnistes. Elle chante toujours avec la même puissance, que le chant soit chuchoté ou quasiment crié. En plus, elle excelle à établir un contact avec son public, ne serait‑ce que parce qu’elle présente ses chansons et en explique l’origine. Elle descend aussi de la scène pour chanter des regilaul (chants traditionnels estoniens, qui reposent sur la répétition et le parallélisme) en circulant dans le public et en l’encourageant à chanter avec elle et à jouer le rôle de chœur. Ce concert a, de manière générale, enthousiasmé la salle – la chanteuse s’est même avouée surprise de la chaleur d’un public de chercheurs – et ses spectateurs ont montré leur satisfaction en étant nombreux à acheter le disque du groupe.

12 La soirée du jeudi a été consacrée à une sortie : des bus ont emmené les participants à une cinquantaine de kilomètres au nord‑est d’Oulu, dans un grand espace autour d’une scène, avec un repas traditionnel (soupe au boudin et kalja maison) et un concert de musique traditionnelle, qui a permis aux participants de danser tout leur soûl. En même temps, l’espace était suffisamment diversifié pour permettre à ceux qui préféraient converser de le faire tranquillement. Donc, une fois de plus, un bon choix de la part des organisateurs.

13 En conclusion, la décision du lieu du prochain congrès a été prise lors de la réunion du Comité international finno‑ougrien. Le choix de celui-ci s’est porté sur Vienne, la ville où le professeur d’études finno‑ougriennes est Johanna Laakso. C’est là une décision originale. En effet, traditionnellement, ces congrès se tiennent dans des régions finno‑ougriennes : 1960 Budapest, 1965 Turku, 1970 Tallinn, 1975 Budapest,

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1980 Helsinki, 1985 Syktyvkar, 1990 Debrecen, 1995 Jyväskylä, 2000 Tartu, 2005 Joškar‑Ola, 2010 Piliscsaba, 2015 Oulu. On voit bien ici une approche circulaire, où l’alternance Hongrie, Finlande, Union soviétique a été remplacée par Hongrie, Finlande, Estonie, Russie. Maintenant, le Congrès s’apprête à sortir des rails exclusivement finno‑ougriens et à intégrer la réalité, selon laquelle il y a de la finno‑ougristique ailleurs, et celle‑ci a une importance vitale pour la discipline.

Les Français (et la rédaction de notre revue) au Congrès

14 La présence française a été discrète, mais elle a été. En linguistique, les chercheurs français ne sont représentés que par Jocelyne Fernandez‑Vest, qui est intervenue sur les problèmes de l’objet, éternelle question pour les spécialistes de langues finno‑ougriennes. Mais deux autres linguistes français étaient également présents, et nous permettront de couvrir la partie linguistique du congrès : Jean-François Paré et Thierry Poibeau ont pu suivre les actualités de la linguistique finno‑ougrienne. C’est dans d’autres domaines que les Français se sont montrés les plus actifs : oralités, anthropologie, sociologie.

15 Aleksi Moine, sur la base de son mémoire de master, a fait une intervention remarquée (qualifiée même de « fantastique » par un chercheur intéressé) sur le pouvoir de la parole et sa représentation dans les incantations finnoises de Carélie.

Aleksi Moine répond à une question de Jocelyne Fernandez‑Vest au terme de son intervention © Photo Eva Toulouze, 8/2015

16 L’intervention se concentrait sur les rapports entre le mot et le corps humain dans la pratique de guérison qui mettait en jeu des incantations, à travers l’étude d’un motif métapoétique, en puhu omalla suulla, « je ne parle pas avec ma propre bouche ». Ce que

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l’on peut regretter n’est pas de son fait : c’est que son intervention fût inscrite dans une session consacrée aux questions littéraires, avec lesquelles elle n’avait absolument rien de commun (cf. infra). D’autres interventions ont subi un sort analogue : Laur Vallikivi, qui parlait aussi du pouvoir de la parole, s’est retrouvé dans une section linguistique, alors qu’il aurait été facile de regrouper dans une même session les interventions sur les soins traditionnels avec celles d’Aleksi Moine, de Laur Vallikivi et de Laura Siragusa. L’exposé de Laur Vallikivi, sur le pouvoir des mots chez les Nénetses, a été fort stimulant. L’auteur s’est appuyé sur ses nombreux terrains auprès des éleveurs de rennes pour son étude sur les perceptions du langage dans leur culture. Interrogeant la relation entre les mots et les personnes (à travers notamment la notion de personhood chez les Nénetses), il a montré comment les mots peuvent acquérir une fonction sociale et devenir un danger potentiel.

17 Marie Casen‑Dugast a été présente avec pas moins de deux interventions, portant toutes deux sur son domaine de prédilection, la société oudmourte contemporaine et son potentiel de renouvellement.

Marie Casen juste avant sa première intervention © Photo Eva Toulouze, 8/2015

18 Une intervention, le tout premier jour, traitait du rôle identitaire de la musique, avec une analyse de la création musicale aujourd’hui, notamment chez les jeunes Oudmourtes. La deuxième intervention, dans une section entièrement consacrée à ce peuple, portait sur les jeunes et leur position dans la société oudmourte. Si cette dernière intervention était plus courte et moins élaborée que la première, elle n’en a pas moins donné lieu à une bonne discussion.

19 Toutes les interventions susnommées étaient en anglais. Dans la même section oudmourte, Eva Toulouze était censée intervenir en anglais, mais elle a choisi de parler russe, pour toucher la partie de son auditoire qui ne parlait pas anglais, ce qui concerne la plupart des chercheurs de Russie. Elle a parlé des cérémonies animistes des

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Oudmourtes du Bachkortostan, montrant comment les rituels aujourd’hui, dans la foulée des anciennes traditions, contribuent à consolider les villages et, plus encore, la communauté oudmourte dans son ensemble.

Interventions diverses

Le symposium sur l’ethnofuturisme

20 Quant aux autres interventions, il est bien entendu impossible à quelques personnes de tout couvrir. Nous introduirons dans ce compte‑rendu celles des interventions que nous avons pu suivre. Par exemple, on peut relever un symposium sur l’ethnofuturisme, le même où Marie Dugast Casen a fait sa première intervention. Ce symposium était organisé par Elvira Kolčeva (université d’État Mari) et Esa‑Jussi Salminen (université de Turku). Sur les huit interventions prévues par le programme, deux ont été annulées en raison de l’absence des intervenants. Les exposés, tous très intéressants, ont permis d’aborder différents aspects, au sein de plusieurs peuples, de ce mouvement artistique et culturel propre au monde finno‑ougrien qu’est l’ethnofuturisme.

21 Le premier exposé, de Varvara Svyatogorova, s’est concentré sur les usages de la mythologie chez les artistes mordves, en particulier dans l’art pictural ; l’intérêt particulier de l’exposé était de montrer les œuvres de plusieurs générations d’artistes, surtout d’une jeune génération constituée par les étudiants de l’université d’État de Mordovie. L’exposé suivant, d’Esa‑Jussi Salminen, concernait la question de l’existence du mouvement en Finlande. Né en Estonie, et bien développé auprès de certains peuples finno‑ougriens de Russie, le mouvement n’est pas vraiment présent en Finlande. Certains artistes, qui font en particulier des performances ou de l’art vidéo, s’inspirent de motifs culturels traditionnels, mais très peu se revendiquent de l’ethnofuturisme. Risto Kupsala a ensuite présenté le samboka, une langue construite, dont il est l’auteur, et qui est en cours de constitution. Après avoir fait une présentation typologique des différentes langues construites qui existent, l’auteur a décrit les principales caractéristiques de cette nouvelle langue, qui est construite à partir des langues finno‑ougriennes (à l’instar du budinos), et a questionné les éventuels usages d’une telle langue (par exemple, l’insertion d’énoncés en samboka dans des œuvres de fantasy ou de science-fiction). L’exposé suivant, d’Elvira Kolcheva, s’est intéressé particulièrement à la question du « néo‑mythologisme » des artistes maris, c’est‑à‑dire à la manière dont les artistes réinvestissent les thèmes de la mythologie marie traditionnelle et recréent, à leur façon, les mythes. Enfin, la matinée s’est close sur l’intervention de Marie Dugast Casen sur la présence et les modalités d’utilisation de la musique traditionnelle dans la musique contemporaine oudmourte.

Les sections littéraires

22 C’est dans une section à dominante littéraire qu’Aleksi Moine était intervenu. C’était une section pour le moins hétéroclite, avec des sujets très différents mais intéressants. Yvette Ilona Jankó Szép a commencé par faire un exposé sur les différentes réécritures du personnage de Kullervo. Celui‑ci, comparable à des archétypes de la littérature universelle comme Hamlet ou Oreste, n’a pourtant pas reçu de traitement définitif,

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comme la tragédie de Shakespeare ou celles d’Eschyle (si ce sont les textes les plus connus, cela ne signifie cependant pas que les personnages sont figés, puisque eux aussi ont connu leurs réécritures). Après le cycle de Kullervo du Kalevala, Kullervo a fait l’objet d’un certain nombre de réinterprétations, notamment théâtrales, celles auxquelles s’intéresse l’auteure : elle voit dans ces nombreuses réécritures du mythe un « processus Kullervo », un sous‑processus du « processus Kalevala » tel que l’entend Lauri Honko, un texte qui n’est jamais achevé, mais se construit sans cesse, par strates successives. Jankó Szép a ainsi évoqué les différentes approches de Kullervo qu’ont pu proposer les textes d’Aleksis Kivi, de Paavo Haavikko, de Kristian Smed, ou de Lauri Maijala.

23 Cette intervention était suivie d’un exposé de Serafina Panfilova sur la notion d’hypertexte et son application au monde finno‑ougrien à travers l’exemple des critiques littéraires parues dans deux revues littéraires mordves, Syatko et Moksha. Une introduction théorique posait la notion d’hypertexte comme tout texte qui est généré par un autre texte, littéraire en particulier, à l’instar des notes et des commentaires, puis l’auteure a étudié des exemples linguistiques précis tirés des revues littéraires mentionnées, en les comparant avec l’anglais, pour voir les différences et ressemblances de présentation des auteurs.

Les sections linguistiques

24 Parmi les sections consacrées à la socio‑linguistique, il faut relever une intervention particulièrement intéressante de Csilla Horváth, conçue sur la base des travaux de terrain qu’elle a faits à Hanty‑Mansijsk avec les Mansis vivant en ville. Elle s’est concentrée sur les lieux de pratique de leur langue maternelle et a insisté sur l’importance d’Internet, où les règles de comportement diffèrent de celles pratiquées dans la conversation ordinaire : les interlocuteurs ne passent pas au russe quand quelqu’un ne comprenant pas leur langue intervient dans leur conversation, et il arrive qu’une conversation commencée en russe finisse par se poursuivre en mansi.

25 Dans un tout autre ordre d’idée, on peut faire ressortir l’intervention de Petar Kehayov sur la redondance dans les langues moribondes : est‑elle en recul ou bien se développe‑t‑elle dans les dernières phases de vie de la langue ? Il a distingué les deux principaux types de redondance et a montré qu’ils se comportent différemment. Son travail s’appuyait sur ses terrains faits dans les sept dernières années chez les peuples fenniques : Ingriens, Caréliens.

26 Plusieurs symposiums pouvaient retenir l’attention concernant le domaine linguistique. Un symposium intitulé « Syntactic structure of Uralic languages » était organisé par un groupe de chercheurs s’intéressant à la syntaxe des langues finno‑ougriennes, à savoir Anders Holmberg, Orsolya Tánczos et Balazs Surányi. Les interventions étaient nombreuses, de toutes origines (présentées par des chercheurs issus de pays finno‑ougriens mais aussi de pays anglo‑saxons par exemple). L’événement était organisé sur deux jours, avec des communications orales et même une séance de posters. Le grand nombre d’interventions a eu pour conséquence que la plupart des langues finno‑ougriennes ont pu être abordées, mais cette diversité ne s’est pas complètement retrouvée sur le plan théorique : la plupart des exposés se situaient dans le cadre chomskyen, et plus précisément dans le cadre minimaliste. On voit que la linguistique finno‑ougrienne est de ce point de vue bien en phase avec les théories les

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plus récentes de la recherche en linguistique. Le côté moins positif, c’est que le chercheur non expert en minimalisme peut être rebuté par des exposés parfois excessivement formels. Certains intervenants prenaient toutefois le temps de décrire les données dans toute leur complexité, ce qui permettait à l’auditeur de bien comprendre la nature du problème et de la solution proposée, au‑delà de la formalisation donnée. Il est en tout cas intéressant de constater l’existence d’une vraie communauté, à la fois homogène et bien en phase avec la recherche en linguistique générale, en ce qui concerne l’analyse syntaxique de langues finno‑ougriennes. On ne peut que souhaiter que d’autres sous‑communautés émergent ainsi dans d’autres sous‑domaines de la linguistique finno‑ougrienne.

27 Un autre symposium, intitulé « Computational Uralistics », était organisé par un groupe de chercheurs finlandais autour d’Antti Leino. Le symposium était beaucoup plus ramassé que le précédent, dans la mesure où il ne comprenait que cinq communications, dont trois par le groupe BEDLAN (« Biological Evolution and the diversification of Languages »). Les trois exposés étaient complémentaires et visaient à présenter une base de données compilant un maximum d’informations linguistiques sur les langues finno‑ougriennes : ces informations peuvent concerner le plan lexical (notions exprimées par des mots d’origine commune, dits aussi « cognats ») ou, au‑delà, la phonétique ou la morphosyntaxe (traits linguistiques partagés permettant par exemple de repérer des isoglosses). Le groupe BEDLAN a ensuite montré comment on peut appliquer des techniques automatiques (en grande partie issues de la biologie) à cette base pour étudier les liens entre langues, y compris sur le plan historique. Les résultats sont à prendre avec précaution, mais les méthodes employées sont sérieuses et, surtout, la base de données semble mise au point de manière très minutieuse. Les résultats obtenus confirment en partie les liens déjà connus entre langues finno‑ougriennes mais permettent aussi d’affiner les modèles classiques. En particulier, il est possible de dépasser le vieux débat entre modèle arborescent et modèle « en réseau » : le modèle arborescent classique donne les grandes lignes de l’évolution des langues considérées mais de nombreux échanges « horizontaux » se font jour aussi entre langues, au‑delà du modèle classique (par exemple entre les langues fenniques, ou entre les langues sames). Surtout, les modélisations et la base de données fournissent un cadre formel à ces simulations qui peuvent être discutées (et/ou remises en cause) beaucoup plus directement que les propositions traditionnellement fournies par des linguistes, sur des bases souvent plus ou moins implicites.

28 Un autre symposium était intitulé « Language technology through citizen science », organisé par des chercheurs norvégiens et finlandais : Trond Trosterud, Jack Rueter et Jussi‑Pekka Hakkarainen. Le symposium, organisé sur une journée, présentait différentes initiatives pour numériser des données textuelles et fournir des analyseurs permettant d’annoter semi‑automatiquement les différentes langues finno‑ougriennes. Ces exposés, parfois très pratiques, sont importants pour garantir la mise au point efficace de corpus textuels enrichis et faciliter la documentation de langues parfois en grand danger. De façon complémentaire, dans d’autres symposiums ainsi que dans la conférence générale, plusieurs exposés ont porté sur la mise au point d’outils informatiques importants pour les différentes communautés finno‑ougriennes : dictionnaires (monolingues ou plus souvent multilingues) en ligne, grammaires pratiques ou théoriques, méthodes d’apprentissage des langues en ligne, etc. Il s’agit d’un enjeu majeur, à la fois pour les locuteurs et les apprenants de ces langues, mais aussi pour montrer aux populations concernées que leurs langues continuent à vivre et

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ne sont pas en marge du monde actuel. Au moment où l’on parle de préservation, voire de revitalisation des langues, l’informatique est un medium important, même s’il ne remplace évidemment pas le contact humain et la classe de langue classique.

29 La conférence incluait évidemment, au‑delà de ces symposiums, de très nombreuses interventions de nature linguistique, très variées, parfois très stimulantes, et qu’il est impossible de résumer ici en détail. En conclusion, on voit en tout cas que les langues finno‑ougriennes fournissent un « terrain de jeu » très engageant pour le linguiste : ces langues sont pour la plupart relativement bien connues mais encore insuffisamment décrites, il existe une communauté de chercheurs active, sympathique et désireuse de se frotter aux théories les plus récentes. Il est à souhaiter que de nombreuses collaborations se mettent en place pour documenter ces langues de façon pérenne et permettre leur étude de façon croisée, selon une multiplicité de modèles, de théories et d’approches.

Les sections anthropologiques

30 Un symposium entier, durant toute une journée, était consacré aux archives et à leurs potentiels. Il s’est terminé par une séance courte, avec deux interventions fondamentalement différentes. La première, celle de Sigga‑Marja Magga, de l’université d’Oulu, portait sur l’artisanat same duodji, sur ses normes et sur son utilisation, en prenant quelques exemples d’artistes contemporains. Elle a été suivie par Aleksandr Čuvjurov, ethnologue komi de Saint‑Pétersbourg, qui a parlé du mouvement orthodoxe komi burs’ilys’as, qui, curieusement, a des pratiques rappelant fortement le protestantisme.

31 On peut facilement rattacher à l’anthropologie la session consacrée aux Oudmourtes, où sont intervenues Marie Casen et Eva Toulouze. Il est à noter que sur les quatre intervenants, deux étaient oudmourtes et deux français, ce qui montre l’importance de l’apport français aux études oudmourtes. La séance a été ouverte par le directeur de l’institut de recherche de l’Académie des Sciences, Aleksej Zagrebin, qui se consacre à des questions d’historiographie. Il a parlé de son projet, qui consiste à donner vie à des matériaux enfouis dans les archives. En ce moment, il se concentre sur les apports des chercheurs de nationalités diverses pendant la Première Guerre mondiale, « guerre oubliée » en Russie, tant l’attention s’est portée sur ce qui l’a suivie. Notamment, beaucoup de travail a été fait avec les prisonniers de guerre, dont certains étaient finno‑ougriens, et si une partie de ce travail a été publié, il reste encore bien des matériaux inconnus. Après nous avoir montré un court film sur les camps de prisonniers de guerre en Hongrie, et après l’intervention de Marie Casen sur les jeunes Oudmourtes, Galina Nikitina a pris sur elle d’aborder un thème sensible : la question de la beauté. Elle a montré comment les chercheurs, de manière générale, ont dénigré les femmes oudmourtes et les ont décrites dans leurs œuvres comme laides et repoussantes. Elle a aussi montré que les critères d’appréciation de la beauté, dans le monde paysan, n’étaient que faiblement basés sur l’esthétique : pragmatiques, les paysans appréciaient la santé et l’énergie au travail, des bras forts et des jambes solides. Et finalement, qu’ils ont facilement adopté les critères du colonisateur, louant une femme en disant d’elle qu’elle « est belle, elle ne ressemble même pas à une Oudmourte » et « elle est belle comme une poupée russe ». Heureusement, ses

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expériences les plus récentes lui font croire que ces critères ne sont plus pertinents pour les jeunes générations…

32 Perdue dans une session « fourre‑tout », Laura Siragusa a parlé des pratiques d’incantation toujours vivantes chez les Vepses. Le secret est une règle importante pour les incantateurs. Pour ne pas trahir le secret et risquer que l’incantation perde de son pouvoir, Laura Siragusa nous a livré les traductions des incantations en anglais sans présenter l’original.

33 Le dernier jour, une session entière était consacrée au corps. Deux chercheuses spécialistes de la Volga y sont intervenues pour discuter le concept de propreté et son importance. Tatiana Minniahmetova a pris l’exemple des Oudmourtes, où l’adjectif čylkyt, signifiant « pur », a un champ sémantique très vaste (beau, correct, propre…). Ildikó Lehtinen a présenté la propreté comme une exigence centrale chez les Maris, tendance qui n’a pu être qu’accentuée par toutes les campagnes soviétiques sur l’hygiène.

34 De manière générale, le congrès a été peu propice aux disciplines autres que les disciplines linguistiques. La raison en était certainement une grande rigidité dans l’organisation du Congrès (le système informatique a été fermé à la date limite et personne n’a pu s’inscrire ne serait‑ce que le lendemain). Également, je soupçonne que les chercheurs des autres disciplines ont d’autres forums plus importants pour eux et n’accordent pas à celui‑ci l’importance vitale qu’il a pour les linguistes finno‑ougristes. Mais je pense qu’il serait sain d’y prêter plus d’attention, car c’est un lieu de rencontres sans pareil.

INDEX

Keywords : congress, Finno‑Ugric linguistics, Finno‑Ugric studies motscleset kongress, soome‑ugri keeleteadus, soome‑ugri uuringud Index chronologique : XXIe siècle Index géographique : Bachkortostan, Budapest, Carélie, Debrecen, Estonie, Fédération de Russie, Finlande, Hanty‑Mansijsk, Hawaï, Helsinki, Hongrie, Joškar‑Ola, Jyväskylä, Mordovie, Oulu, Piliscsaba, Saint‑Pétersbourg, Sápmi, Scandinavie, Suède, Syktyvkar, Tallinn, Tartu, Tomsk, Turku, Vasjugan, Vienne, Võru nomsmotscles Caréliens, Estoniens, Finlandais, Hongrois, Ingriens, Khanty, Lives, Mansis, Mari, Mordves, Nénetses, Oudmourtes, Sames, Vepses, Votes motsclesru конгресс, финно‑угорские исследования, финно‑угорское языкознание Mots-clés : congrès, études finno‑ougriennes, linguistique finno‑ougrienne

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Comptes rendus

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Joakim Donner et Juha Janhunen (éds.) : Kai Donner, Linguist, ethnographer, photographer [Kai Donner, linguiste, ethnographe, photographe]. Helsinki, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura (SKS), 2014. 176 p. ISBN 978-951-616-245-7, ISSN 2243-1373.

Thierry Poibeau

1 Kai Donner, linguist, ethnograph, photographer est un beau livre entièrement en anglais paru en 2014 à Helsinki. Il s’agit du volume 21 des « Travaux ethnographiques de la Société Finno-ougrienne » (Suomalais-Ugrilaisen Seuran Kansatieteellisiä Julkaisuja). Le volume, édité par Joakim Donner (fils de Kai Donner) et Juha Janhunen, avec le support du Musée national de Finlande, est paru à l’occasion de l’exposition Seikkailuja Siperiassa. Kai Donnerin valokuvia 1911-1914 » (“Adventures in Siberia. Photographs by Kai Donner 1911-1914”), qui a eu lieu au Musée national de Finlande du 10 octobre 2014 au 1er février 2015 (l’exposition sera reprise à Inari fin 2015). L’exposition était organisée à l’occasion du centenaire des expéditions de Kai Donner en Russie, et donnait à voir les photographies tout à fait remarquables faites par Donner lors de ses voyages à la

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rencontre des populations finno-ougriennes locales. L’ouvrage dont il est question ici reprend bien évidemment ces photographies, d’où le terme « beau livre » employé ci- dessus : les reproductions et le travail de restauration sont d’une qualité exceptionnelle. Mais le propos est beaucoup plus large : il s’agit, un siècle après, de se pencher sur le travail et l’héritage de Kai Donner aujourd’hui. Le titre de l’ouvrage est à cet égard très clair : l’œuvre photographique de Donner constitue certes un témoignage de premier plan, mais celle-ci ne prend sens qu’en rapport avec son travail d’ethnologue et de linguiste, qui reste primordial. Le volume se compose des contributions suivantes : • “Scholar and activist : Kai Donner’s life and work” de Juha Janhunen ; • “From west to east : Kai Donner’s international connections” de Joakim Donner ; • “The linguist in the field : Kai Donner’s collections from Siberian languages” de Jarmo Alatalo ; • “Shamans and spirits : Kai Donner and northern ethnography” de Juha Pentikäinen ; • “Ethnological reality : Kai Donner and material culture” de Ildikó Lehtinen ; • “The scientist and the camera: Kai Donner as a photographer” de Peter Sandberg.

2 En fin de volume, deux études complémentaires sont davantage liées à l’exposition : l’une (“Kai Donner’s collection at the Museum of Cultures” de Ildikó Lehtinen) concerne les objets collectés par Kai Donner lors de ses expéditions et conservés au Musée national de Finlande (dont fait partie le « Musée des cultures »), l’autre concerne les mécanismes de restauration des photographies présentées (“On the process of photographic ‘restoration’”, de Peter Sandberg). Enfin, une bibliographie de Kai Donner et un index des noms cités complètent le volume.

3 L’œuvre de Kai Donner est connue des spécialistes des peuples finno-ougriens mais elle n’a guère été diffusée au-delà. Il s’agit pourtant d’une œuvre importante, qui mériterait d’être mieux connue, comme le souligne Juha Janhunen à la fin de son article dans ce volume. Cet ouvrage y contribue dans la mesure où il permet d’avoir une vue d’ensemble de l’apport de Kai Donner au domaine des langues finno-ougriennes ou, plus exactement, des langues ouraliennes, car K. Donner s’est avant tout intéressé à deux langues samoyèdes peu étudiées jusque-là : le selkoupe et le kamasse.

4 Kai Donner pensait consacrer une large partie de sa vie au travail de terrain, afin de rassembler un maximum de données sur les peuples finno-ougriens, leurs cultures et leurs langues. Les circonstances en décideront autrement, dans la mesure où la Russie deviendra inaccessible avec la première guerre mondiale puis la révolution de 1917. Donner fera en tout deux expéditions en Sibérie, la première de juin 1911 à juin 1913, la deuxième de juin à octobre 1914 (il faut bien noter que la première expédition dure à elle seule deux ans : il s’agit pour Donner de prendre connaissance par imprégnation de la culture locale, même si de longues périodes sont aussi consacrées sur place à préparer les expéditions et à obtenir les autorisations nécessaires). Donner sera ensuite pris dans les affres de la première guerre mondiale et prendra surtout une part de plus en plus active à la vie politique finlandaise à partir de 1917, ce qui le détournera en partie de son travail scientifique.

5 La première expédition (1911-1913) mène Kai Donner dans la région comprise entre les fleuves Ob’ et Enisej. Donner s’intéresse principalement au selkoupe, qui possède une grande variété de dialectes, pouvant quasiment être considérés comme des langues différentes du fait de l’intercompréhension difficile entre locuteurs. Donner est alors un des premiers après Castrén à explorer systématiquement la région. Janhunen

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souligne à quel point Donner, contrairement à d’autres savants de son époque voire d’époques plus récentes, a tout fait pour se mêler aux peuples qu’il a observés : il a largement partagé leur vie pendant de longues périodes, adoptant leurs coutumes, leurs habitudes et même leur langue. Évidemment, Donner n’est pas devenu un Selkoupe, même si d’après son journal, il a plus d’une fois réussi à tromper des étrangers (c’est-à-dire essentiellement les populations russes) et à se faire passer pour un Selkoupe. Donner se place explicitement dans la lignée de Castrén (il mentionne à plusieurs reprises dans son journal que ce sont les travaux de Castrén qui lui donnent du courage quand il vit des situations difficiles). Son intérêt est avant tout linguistique, mais il s’intéresse aussi à l’histoire et à la géographie locale, au folklore, à l’ethnologie et, par-dessus tout, au shamanisme. Kai Donner est en ce sens un des pionniers de l’« ethnologie nordique » : il souligne à plusieurs reprises dans son journal et dans d’autres écrits la nécessité de partager la vie des populations locales, ce qui est à ses yeux le seul moyen de comprendre leurs préoccupations, leurs façons de vivre et, partant, leur culture.

6 Lors de sa seconde expédition (en 1914), Donner entre au contact des Kamasses. Il se rend alors essentiellement dans la région de Minusinsk (partie supérieure du Enisej), où il est déjà passé brièvement en 1912. Cette région est celle où était parlé le kamasse (ainsi que le mator, vraisemblablement disparu au début du XIXe siècle dans la mesure où Castrén n’en trouve déjà plus trace dans les années 1840) : Donner trouve une petite communauté de locuteurs kamasses dans le village d’Abalakovo, ce qui lui permet de noter un grand nombre d’éléments linguistiques, de petits textes (contes, poème) et de procéder à des enregistrements en grande partie perdus aujourd’hui. Le matériel rassemblé par Donner sur plusieurs langues, en particulier le kamasse, reste exceptionnel car il nous permet d’avoir une connaissance relativement précise de langues aujourd’hui disparues.

7 Janhunen donne quelques éléments sur la méthode employée par Donner sur le terrain : celui-ci procédait par observation directe (dans ce qui a été appelé un « cadre néo-positiviste »), c’est-à-dire que les données proviennent directement de ce qui est enregistré ou entendu puis retranscrit au moyen d’une notation très minutieuse. Les éléments collectés sont donc plutôt des éléments de vocabulaire et des textes que des éléments grammaticaux ou syntaxiques, qui sont moins directement observables. Cette approche a été critiquée comme fournissant des observations parcellaires et manquant les aspects structurels du langage. À l’inverse, il s’agit de sources de connaissances très précieuses pour des études ultérieures permettant justement ce type de généralisation. Au-delà du lexique récolté par observation directe, Donner dresse aussi des listes de vocabulaire plus systématiques et des paradigmes de déclinaison (il faut donc nuancer le caractère non systématique de ses investigations, qui visiblement ne se résumaient pas à recopier des éléments glanés au fil de conversations : Donner a sûrement aussi mené un travail d’enquête plus systématique avec des entretiens dirigés vers la récolte de données précises et structurées). Il est enfin évident que les projets d’expédition de Donner interrompus brutalement en 1914 par les événements rappelés plus haut ne lui ont sans doute pas permis de rassembler tout le matériel qu’il aurait souhaité sur les différentes langues finno-ougriennes qui l’intéressaient. Dans sa contribution (p. 50-73), Jarmo Alatalo rappelle que, outre le selkoupe et le kamasse, Kai Donner a collecté des données pour une dizaine de langues finno-ougriennes.

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8 Au-delà de la contribution de Kai Donner au domaine linguistique, l’ouvrage fournit des informations très précieuses sur ses travaux de nature ethnographique (en particulier l’article de J. Pentikäinen portant sur l’intérêt de Donner pour le shamanisme) et ethnologique (en particulier l’article de I. Lehtinen sur Donner et la culture matérielle, notamment les vêtements et les objets sacrés).

9 En conclusion, on peut dire que l’ouvrage édité par J. Donner et J. Janhunen restera comme un ouvrage de référence sur la vie et l’œuvre de Kai Donner. Par la qualité des textes et la richesse des illustrations, il s’agit d’une somme incontournable pour quiconque s’intéresse à Kai Donner et, plus généralement à la culture finno-ougrienne, aux langues ouraliennes ou à l’ethnographie nordique.

INDEX

Mots-clés : travaux de terrain Index géographique : Abalakovo, Enisej (rivière), Finlande, Inari, Minusinsk, Ob’ (rivière), Fédération de Russie, Sibérie nomsmotscles Kamasses, Russes, Selkoups motscleset välitööd motsclesru полевые работы Thèmes : linguistique, ethnographie, photographie Keywords : Fieldwork Index chronologique : XXe siècle (début)

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Florian Siegl : Materials on Forest Énets, an indigenous language of northern Siberia [Matériaux sur l’énets de la forêt, une langue autochtone de Sibérie du Nord], Suomalais-Ugrilaisen Seuran Toimituksia 267 / Mémoires de la Société Finno-Ougrienne 267, 2013, 524 pages.

Jean-Léo Léonard

1 Nous n’irons pas par quatre chemins pour commencer cette recension : l’ouvrage de Florian Siegl sur le samoyède « énets de la forêt », langue désormais résiduelle dans les localités de Potapovo et Dudinka, dans la péninsule de Tajmyr, en Sibérie septentrionale) fera date, non seulement pour la linguistique ouralienne et les études samoyèdes, mais également pour la linguistique générale et le paradigme de la « Documentary Linguistics » ou Documentation des Langues en Danger (DLD) – cf. Austin & Sallabank 2011, Gippert, Himmelmann & Mosel 2006, Grinevald & Bert 2010. Il s’agit d’une monographie en tous points exemplaire, appelée à servir de modèle, à l’avenir, dans tous les groupes de recherche et les cercles qui travaillent à documenter les langues en voie de disparition. Il faudrait même en recommander vivement la lecture à tout étudiant de master ou de doctorat projetant de réaliser une monographie descriptive sur une langue ou une variété dialectale, quelle que soit sa vitalité. On est là face à ce qu’on peut appeler un modèle du genre. Non seulement la base empirique de l’auteur apporte des données nouvelles, collectées entre 2006 et 2011 sur le terrain

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auprès d’une dizaine de locuteurs – parmi les tout derniers maîtrisant encore l’énets de la forêt –, en conformité avec les exigences du paradigme de la DLD, mais Florian Siegl tient compte de manière nourrie et critique de l’ensemble des descriptions et des débats sur les structures de cette langue ainsi que des langues samoyèdes.

2 Pourtant, par bien des aspects, cet ouvrage est déconcertant à première lecture : Florian Siegl a pris toutes les libertés qu’il lui a semblé bon de prendre vis-à-vis des standards de la description linguistique. Après un premier chapitre sur les conditions externes de la langue concernant les aspects sociolinguistiques relatifs à l’attrition sociale de la langue, mais aussi les traces ou les souvenirs d’anciennes formes de bilinguisme avec l’énets de la toundra, la classification des langues samoyèdes et le poncif erroné selon lequel l’énets de la forêt ne serait guère qu’un dialecte de l’énets de la toundra, la partie descriptive de cette monographie originale commence non pas par un chapitre sur la phonologie, mais sur un survol typologique de la langue qui pose les principales structures morphologiques et des développements inattendus sur la syntaxe, autour des implications de l’ordre SOV et de la coverbation en énets. Ce n’est que dans les deux chapitres suivants que la phonologie et les paradigmes flexionnels sont systématiquement traités, avec une précision, un art de la modélisation et un souci d’économie à couper le souffle. D’un bout à l’autre de cette monographie qu’on peut qualifier d’essai de grammatographie radicale, dans la continuité des principes énoncés par Ulrike Mosel (Mosel, 2006), Florian Siegl réussit le tour de force de présenter en 500 pages une description typologiquement pertinente pour le non-spécialiste et philologiquement argumentée pour le spécialiste d’une langue samoyède jusqu’alors encore très peu décrite, de la phonologie à la syntaxe, en modélisant le système casuel, la morphologie flexionnelle verbale et le complexe TAMV (Temps, Aspect, Mode, Voix), en traitant des questions de fond concernant la (morpho)syntaxe (structures actancielles, passif, phrase complexe, etc.), et en fournissant un échantillon de quatre textes, issus de sa base de données de narration, qui comprend plus de 110 textes, totalisant neuf heures d’enregistrement, rendus par ailleurs accessible en ligne sur le site DOBES (fondation Volkswagen)1. Cet ouvrage est la version remaniée et augmentée de la thèse soutenue à l’Université de Tartu en juin 2011, dirigée par Tiit-Rein Viitso (Université de Tartu) et Ulrike Mosel (Université de Kiel).

3 Dans ce qui va suivre, seront évoquées les différentes sections qui confèrent l’architecture de cette description exemplaire, puis quelques points forts qui ont particulièrement retenu notre attention dans une perspective de linguistique générale et de typologie, enfin, quelques suggestions pour optimaliser davantage ce modèle descriptif avant de conclure sur l’apport de cette monographie non seulement pour le paradigme de la DLD, mais aussi pour la linguistique ouralienne. Après une présentation des facteurs externes, évoqués plus haut, et un survol de quelques fondamentaux typologiques de l’énets de la forêt, intitulé « profil typologique » (chapitre 0), l’auteur présente au chapitre 1 l’inventaire phonémique de l’énets avec une attention particulière pour la distribution complémentaire des attaques et des codas2 (clairement résumée dans un tableau à la page 100), le vocalisme, et les principales contraintes morphophonologiques, qui se hiérarchisent en trois cycles : d’abord les fusions d’attaques suffixales avec une occlusive glottale finale, puis l’épenthèse vocalique après racine à coda externe (CVC) concaténée, ainsi que divers processus d’assimilation intrasyllabique (palatalisations).

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4 Le chapitre 2 propose une modélisation inspirée du modèle Mots & Paradigmes (ou morphologie réalisationnelle) des classes flexionnelles de l’énets, en fonction des conditions d’allomorphie suffixale. Il est clair pour l’auteur que l’énets n’est pas une langue agglutinante au sens canonique du terme, et qu’on peut donner une image claire de sa complexité flexionnelle à travers une taxinomie de classes flexionnelles aussi bien nominales que verbales. Des tableaux et schémas, p. 115-125, rendent compte de cette modélisation, et l’auteur fournit un gabarit pour la concaténation verbale p. 134 (tableau 3-16) d’une grande clarté avant de passer aux parties du discours (chapitre 4). Le chapitre 5 traite de la flexion nominale (cas et possession) ; le chapitre 6 des quantifieurs et des numéraux. Vient enfin ce morceau de choix qu’est le complexe verbal (chap. 7), dans lequel l’auteur complète la description des trois conjugaisons (I : subjective, II : objective, III : réflexive, v. tableau 7.10, p. 260 pour une matrice des exposants ou suffixes de ces trois conjugaisons) et du complexe ATMV – où il met en valeur l’encodage de l’aspect, en tant que processus dérivationnel. Le chapitre 8 complète le précédent en présentant les formes non finies du verbe (participes), mais aussi la coverbation et les nominalisations.

5 Les cinq derniers chapitres analytiques sont consacrés à la syntaxe : aux types de syntagmes et à l’interrogation (chap. 9) ; à l’ordre des mots et à la topicalité (chap. 10) ; au marquage morphosyntaxique du bénéfactif (cf. la problématique de l’applicatif et de la ditransitivité en typologie linguistique) au chapitre 11 ; à la voix passive (chap. 12) ; à la phrase complexe (chap. 13). Le chapitre 14 présente un choix de textes glosés et traduits sur trois lignes, en tant qu’échantillon de corpus hors élicitation – on peut être reconnaissant à l’auteur de ne pas avoir adopté une attitude doctrinaire3 en termes de méthodologie de la DLD, d’avoir utilisé aussi bien l’élicitation que le recueil et la transcription de textes oraux ou de narrativités.

6 Les points forts de cette monographie tiennent, à notre avis, d’une part dans la clarté des données et de l’appareil descriptif (tableaux, gloses, énoncés), d’autre part dans le souci d’intégration de cette description locale dans le cadre de la typologie linguistique. Nous traiterons surtout du deuxième point, car le premier se suffit à lui-même. Par souci de concision, nous mentionnerons deux exemples : d’une part la modélisation de la flexion nominale par un système de classes flexionnelles, d’autre part l’approche du système casuel du point de vue du marquage morphologique aussi bien que du point de vue morphosyntaxique.

7 Tout d’abord, la qualité de la modélisation morphophonologique de l’énets constitue une avancée notable de cet ouvrage : la section 3.3 qui traite des fonctions paradigmatiques de la flexion nominale à partir d’une modélisation Mots & Paradigmes (Stump 2001, cité par l’auteur, v. aussi Stump & Finkel 2013) reprend les modèles successifs proposés par Castrén (1854), Prokofiev (1937) puis Tereščenko (1966), pour aboutir à un système à deux macro-classes : une classe I définissable par défaut (où la concaténation est triviale, sans accident morphophonologique notable) versus une classe II subdivisable en deux sous-classes, caractérisée par une coda glottique. En effet, nombre de codae héritées du proto-samoyède ont été neutralisées en coups de glotte, ex. proto-samoyède *wit > énets F bi’4 « eau », *op > ŋo’ « un » (numéral), *än > nä’ « bouche », *jür > ďu’ « cent », etc. Il s’ensuit que, dans ce paradigme, ces codae glottales fusionnent avec les consonnes suffixales qui viennent se concaténer par assimilation simple ou complexe. On notera quelques exemples d’assimilations simples : au latif sg. (-d > -t en Classes IIa,b), possessif 2 Sg. (-r > -l en IIa,b), à l’inchoatif

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(-ra > -la en IIa,b), au parfait (-bi > -pi en IIa,b) ; et quelques exemples d’assimilations complexes (autrement dit, distribuées entre la classe IIa et la classe IIb) : duel -xi’ > Classe IIa -gi’, Classe IIb -ki’, futur -da > IIa -da, IIb -ta, Locatif pl. -xin > IIa -gin, IIb -kin. Il s’agit là, selon le modèle Mots et Paradigmes, de définir des classes flexionnelles par les Règles d’Exponence (RE) associées à des Règles MorphoPhonologiques (RMP).

8 Par ailleurs, Florian Siegl esquisse une représentation en termes de Fonctions Paradigmatiques ou Règles de Choix de Radicaux (FP ou RCR, dans ce modèle), en distinguant les stems ou allomorphes radicaux des exposants, comme dans les tableaux figurant p. 121-124. Pour prendre un exemple : pour « personne », lexème de la classe IIa, enči’ au sg. Vs. enču’ au nom., gén. & acc. pl. : enči’ pouvant être considéré comme l’allomorphe thématique par défaut puisqu’il est réalisé dans les autres cellules de la table de déclinaison au pluriel (v. tableau 3.5, p. 121), tandis que enču’ est le thème marqué, avec en outre une probable insertion précodaïque de -u- à partir d’une racine enč, dont rend compte la règle d’épenthèse mentionnée supra. Même si, comme on vient de le voir, ces classes flexionnelles avaient d’ores et déjà été identifiées par Castrén, Prokofiev ou Tereščenko, la modélisation de Florian Siegl a le mérite de systématiser cette taxinomie dans le cadre d’une théorie récente, qu’il a le bon goût d’appliquer sans pour autant emprunter la formalisation qui lui est inhérente, qui serait déconcertante pour le lecteur. Car l’approche de l’auteur se veut résolument fonctionnaliste, comme il le revendique à de multiples reprises aussi bien dans l’introduction qu’au fil des chapitres. À ce titre – et c’est là notre deuxième point –, son approche des fonctions casuelles est fonctionnaliste. Une fois démontrée la résilience du marquage casuel des cas grammaticaux (nominatif, accusatif, génitif) à travers le paradigme-test de la déclinaison possessive (cf. p. 150-153 et, plus en amont, p. 67-69 opposant non possessif et possessif 1 Sg), démontrant que l’absence de marquage casuel pour ces trois cas dans le paradigme non possessivé n’est jamais qu’un marquage par défaut, syncrétique, l’auteur fournit d’intéressantes équations concernant le paramètre de l’alignement des non-possédés, tels que Agent = Sujet = Patient, qui rendent compte de cette convergence, tandis que la complexité des fonctions prises en charge par les cas sémantiques est traitée de manière analytique, répartis entre encodage de la trajectoire (Mouvement + But) ou de la Position (v. p. 157). Chaque fonction et la gamme des alignements font l’objet d’une illustration par des énoncés issus des textes ou de l’élicitation. Là encore, la présentation des phénomènes régit la description des données, d’une manière lisible et intelligible par les typologues. Il est malheureusement impossible de poursuivre cet exposé dans les limites de cette recension, mais nous pensons avoir justifié par ces deux exemples notre admiration pour cette remarquable description d’une langue samoyède qui, jusqu’à présent, restait peu connue, ou qui n’était décrite que de manière fragmentaire.

9 Nous n’insisterons pas non plus sur le nombre d’apories que la modélisation de l’auteur permet de résoudre, de manière aussi ferme sur le plan rhétorique qu’élégante sur le plan descriptif, comme la fameuse querelle des deux occlusives glottales, qui opposa jadis de manière virulente des spécialistes de renom, soviétiques et finlandais. Florian Siegl résout cette aporie grâce à son système de classes flexionnelles, tout en prenant le parti réaliste qu’il ne saurait y avoir qu’une seule occlusive glottale – l’opposition entre une occlusive glottale sourde et une occlusive voisée n’étant ni phonétiquement ni phonologiquement réaliste. Mais il transcende la querelle sur le plan de la morphologie, en proposant l’élégante solution d’une part des deux classes de rang II

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(IIa & IIb) et d’autre part, de la dichotomie entre RE & RMP simples et complexes, évoquées plus haut.

10 Pour terminer ce survol analytique, venons-en aux suggestions pour optimaliser ce modèle descriptif. Tout d’abord, le choix risqué de placer le chapitre du profil typologique avant la description phonologique et morphologique, de prime abord déroutant, dans cette étape de la description, appellerait davantage de synthèse et de mise en transparence des paramètres spécifiques de la grammaire de l’énets de la forêt dans un cadre de typologie générale. Les premières pages de ce chapitre sont captivantes, puis le lecteur peut avoir l’impression de se perdre dans une collection de faits, malgré l’effort évident de l’auteur de suggérer des universaux implicationnels (comme l’incidence de l’ordre SOV qui induit une tendance à configurer les têtes morphosyntaxiques en position finale). Lorsque le lecteur est confronté aux tableaux 1.1 et 1.2, pages 67 et 69, qui présentent des paradigmes non possédés et possédés de la classe flexionnelle nominale I, il ne dispose d’aucun élément pour relier cette information au reste, d’autant plus que la tradition de recherche ouraliste n’a que peu utilisé jusqu’à maintenant la notion de classes flexionnelles (hormis les travaux pionniers de James Blevin (2008) et de Tiit-Rein Viitso dans ce domaine, notamment sur le live : Viitso 2007, 2012). Par ailleurs, en termes de modélisation, on pourrait reprocher par endroits à l’auteur de ne pas être assez systématique ou de ne pas assez expliciter sa présentation des données, par exemple pour les formes de possessif pluriel dans le tableau 5 .4 p. 1535.

11 On aurait mauvaise grâce de reprocher à l’auteur de ne pas davantage expliciter certains points de diachronie, notamment concernant la phonologie par ex. pour les sources de la fricative dentale đ), qui permettrait une mise en transparence de nombre de suffixes, sur le plan comparatif (par exemple -đa et -da dans le domaine de la détermination et de la possession 3 Sg < *=se(n) et *-nsA). On aurait tort en effet, car sa description se veut résolument synchronique, mais dans la mesure où il fait parfois référence à la diachronie, la question reste posée d’où et comment poser les limites. Enfin, l’auteur ne semble guère se soucier de distinguer sur le plan morphosyntaxique, dans les exposants (cf. les RE), entre les suffixes et les enclitiques, ce qui est dommage, dans la mesure où une telle distinction permet de mieux répartir l’exponence sur plusieurs plans plus ou moins en relation organique avec le plan lexical de l’allomorphie radicale, ou tout simplement, en termes d’articulation et de simplexité ou complexité des gabarits concaténatifs. Peut-on reprocher à l’auteur de consacrer si peu aux pronoms et à la morphologie pronominale (p. 73 § 1.1.3 et p. 141-142, 4.5.3) ? Guère plus, car l’année de sa thèse, il publiait un article très complet à ce sujet, dans une perspective comparatiste (Siegl 2008). Tout au plus peut-on y voir un signe d’humilité.

12 Un apport implicite du modèle analytique élaboré par Florian Siegl tient également à la notion de complexité en grammaire. La polarité entre formes simples (ou simplexes) et complexes détermine le plus souvent les conditions d’allomorphie radicale (par exemple la structure syllabique CVC des racines, ou CV’) ou dans les exposants. Étant donné la clarté de sa modélisation morphologique, cette dynamique allomorphique induite par la pauvreté ou la richesse des structures de base (ce qu’on appelle les inputs dans diverses théories postgénératives) est d’autant plus visible dans cette recherche, même s’il s’agit là d’un épiphénomène méthodologique. La question de la complexité structurale étant actuellement très débattue en linguistique générale et en typologie, on ne peut que suggérer aux spécialistes intéressés par cette question de lire cette

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monographie, exemplaire également de ce point de vue, même s’il s’agit d’un horizon implicite dans ce travail, particulièrement présent dans tous les phénomènes qui mettent en œuvre des traces segmentales ou autosegmentales (comme peut l’être la glottalisation, phénomène central dans la morphologie samoyède). L’auteur donne de multiples exemples de la tendance à la modalisation6 de la phonation dans cette ultime génération de locuteurs parlant la variété d’énets étudiée, mais aussi, selon le tempo et le débit ou la position ou la saillance syntagmatique. Il y a là également une dimension relevant de la complexité structurale, puisque, en définitive, ce qui est décrit là est l’une de ces structures en hologrammes, très fréquentes dans les langues du monde, mais à chaque fois spécifique à un type de langues, d’actualisation de contrastes pertinents conditionnés par des facteurs prosodiques. Il se trouve que Florian Siegl, là encore, fait preuve d’un grand sens de l’observation et d’une grande finesse dans la description de cette dynamique – et que son approche qui alterne l’élicitation et le recueil d’oralité spontanée rend d’autant plus accessible. Les sciences humaines et sociales n’échappent pas à l’histoire et elles la co-construisent avec des élites, les sociétés civiles et des régimes politiques.

13 La linguistique ouralienne a longtemps joué un rôle historique – et stratégique à échelle géopolitique – dans l’émergence, la légitimation mais aussi la construction des trois États-nations de l’UE que sont la Finlande, l’Estonie et la Hongrie. Plus à l’est, on sait combien le régime soviétique était conscient du potentiel transformateur mais aussi nationalitaire de ce paradigme, qu’il a sévèrement contrôlé à partir de l’ère stalinienne.

14 À l’ère de la globalisation, voici que la linguistique ouralienne se retrouve de nouveau face à un défi – dont elle n’est peut-être pas autant consciente que Florian Siegl, appelé à devenir l’un de ses principaux acteurs dans le futur, espérons-le – : en dehors de la linguistique indo-européenne, c’est la seule tradition philologique et de linguistique appliquée à l’échelle d’une famille de langues qui ait une tradition pluriséculaire et internationale, alliant en outre une longue pratique du terrain et des expériences d’aménagement du corpus et du statut des langues dans un cadre technocratique non évangéliste. Alors que les grands projets de typologie linguistique comme le WALS, de l’Institut Max Planck de Leipzig (cf. http://wals.info/), doivent se contenter de sources disparates recueillies en Afrique, en Amérique centrale et du sud ou en Asie par des missionnaires évangélistes du S.I.L. (Summer Institute of Linguistics), fournissant des descriptions le plus souvent sous-modélisées (malgré les efforts de construire une théorie appelée la tagmémique, qui fut vite dépassée par le courant générativiste et les nouveaux courants fonctionnalistes), le paradigme de la linguistique ouralienne a accumulé un très important thésaurus de données recueillies par des linguistes professionnels – pas seulement missionnaires – aussi bien occidentaux (Europe, Amérique du Nord) que soviétiques, puisant dans tous les courants de la linguistique moderne. Nous serions tentés de dire que c’est actuellement le seul paradigme de linguistique descriptive, hors de la linguistique indo-européenne7 qui ne soit pas postcoloniale, et que ce paradigme détient le plus fort potentiel pour l’innovation théorique, méthodologique et descriptive.

15 Certaines instances de gestion des ressources pour le financement de projets de DLD ne semblent pas s’en être encore rendu compte. Il est heureux que l’auteur de l’ouvrage ici commenté ait bénéficié de financements clairvoyants de ce point de vue. En retour, il a apporté la preuve qu’un projet de DLD orienté sur une langue ouralienne encore peu décrite, enrichi par un travail de terrain assidu et patient, et adossé à une longue

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tradition de recherches malgré ses lacunes et ses apories, comme c’est en particulier le cas de la linguistique samoyède, peut apporter à la linguistique typologique et descriptive une contribution majeure, qui ne se contente pas de thésauriser des matériaux pour la postérité.

16 Cette contribution de Florian Siegl à la description d’une langue nord-samoyède montre qu’il n’est de bonne description locale sans vision globale (typologie et universaux) : il n’est de bonne grammaire sans modélisation. Sans quoi on répètera l’erreur commise par le passé, en abandonnant quasiment complètement la description de langues qui allaient devenir en danger un demi-siècle plus tard aux mains de descripteurs évangélistes : une montagne de données disparates, certes intéressantes et parfois bien saisies, mais qui passent difficilement la rampe d’un comparatisme de portée plus universelle.

BIBLIOGRAPHIE

AUSTIN Peter & SALLABANK Julia (eds.), 2011, The Cambridge Handbook of Endangered Languages, Cambridge : Cambridge University Press.

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NOTES

1. Voir http://www.language-archives.org/language/enf

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2. Rappelons que l’attaque est la consonne initiale de syllabe, tandis que la coda est la consonne finale de syllabe ou « consonne entravante » – on parlait autrefois, à l’époque de Grammont, de « consonnes explosives et implosives ». On parle de « coda externe » quand la consonne entravante est finale (ex : le t de cat), tandis qu’une coda est interne lorsqu’elle est insérée dans un groupe consonantique. 3. Pendant longtemps, la linguistique descriptive a quelque peu abusé de la technique d’élicitation, qui consiste à obtenir des données de langues minoritaires par traduction à partir de listes de mots ou d’énoncés conçus en amont en langue majoritaire ou dominante. Cette méthode a fait l’objet de critiques sévères par les tenants de la DLD – critiques tout à fait légitimes – en raison des biais que cette méthode introduit dans la collecte des données (calques, formes imaginaires ou forcées, etc.). Mais comme souvent dans les affaires humaines, cette critique a fini par devenir contreproductive et irréaliste, menant à des formes d’intégrisme anti-élicitation. Or, l’élicitation, pourvu qu’elle soit menée intelligemment, peut donner des résultats fiables et probants, tout comme le recueil de narrativités semi-spontanées ou spontanées peut donner des matériaux de qualité ou de fiabilité discutable, pour peu que l’interaction avec le linguiste induise des biais. Florian Siegl apporte à ce titre d’intéressantes remarques, souvent en notes de bas de page, sur l’apport ou le biais de ses données obtenues par élicitation. Il est intéressant aussi de noter que l’auteur ajoute une annexe sur l’énets des forêts en tant que langue écrite, p. 493-505, et qu’un texte supplémentaire a été transcrit par le locuteur, en sa graphie idiolectale, que l’auteur analyse, en annexe II, p. 506-509. 4. Afin d’éviter des problèmes typographiques à l’impression, nous utilisons l’apostrophe et non le point d’interrogation sans point de l’API pour noter le coup de glotte. 5. Par exemple, doit-on interpréter l’absence de segmentation dans cette colonne comme des réalisations relevant des RCR (tiń’ « mes rennes », tina’ « nos rennes », tiđa’ « vos rennes », tiđu’ « leurs rennes », sans tiret de segmentation, comme des allomorphes radicaux, ou le lecteur doit-il restituer la segmentation ti-ń’, ti-na’, ti-đa’, ti-đu’, avec ti- comme allomorphe radical de pluriel et -ń’, -na’, -đa’, -đu’ comme exposants de personne et de nombre ? Ou bien s’agit-il d’une série de coquilles à l’échelle d’une colonne (solution fort possible, car il reste des coquilles çà et là dans l’ouvrage, malgré son excellente tenue éditoriale dans l’ensemble, comme charasteristic p. 121, §1 pour characteristic). 6. Ici ce terme doit être compris comme une neutralisation de la phonation « craquée » ou « soufflée », autrement dit, de la qualité de voix, autrement dit comme le passage d’une activité de constriction glottique à une qualité de voix dite « modale » (ou voix non craquée ni soufflée). 7. Elle-même pourtant très disparate, et souvent trop cantonnée à un comparatisme tendant à une certaine circularité, et parler d’une linguistique de langues indo- européennes ne ferait que décupler l’effet de dispersion de ce qu’on entend par ce paradigme.

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INDEX motscleset ohustatud keeled, keelekirjeldus Keywords : Endangered Languages, Linguistic Description Index chronologique : XXIe siècle Mots-clés : langues en danger, description linguistique motsclesru языки под угрозой исчезновения, лингвистическое описание Thèmes : linguistique Index géographique : Afrique, Amérique centrale, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Asie, Dudinka, Estonie, Finlande, Hongrie, Potapovo, Sibérie septentrionale, Taïmyr (presqu’île de) nomsmotscles Énets de la forêt

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Ранус Рафикович САДИКОВ (Ranus Rafikovič Sadikov): Эстонцы на Южном Урале [Les Estoniens dans l’Oural méridional], Уфа, Институт этнологических исследование им. Р. Г. Кузеева УНЦ РАН, 2012, 132 p.

Eva Toulouze

1 Dans les régions multinationales de la Russie, tel le Bachkortostan, on commence à s’intéresser aux minorités même numériquement les plus petites : c’est ainsi que le sort des Estoniens en Russie a été ces derniers temps étudié par Aleksandr Černyh, chercheur à l’université de Perm’, qui lui a consacré plusieurs articles et même une monographie1. En même temps, les Estoniens de Russie ont fait l’objet de recherches par les ethnologues d’Estonie, qui se sont plutôt concentrés sur le sort de leurs compatriotes en Sibérie (Aivar Jürgenson, Anu Korb). Ranus Sadikov, responsable du secteur ethnologie à l’Institut Kuzeev d’Ufa, rattaché à l’Académie des Sciences de Russie, et spécialiste des populations finno-ougriennes du Bachkortostan, suit cet exemple en proposant une monographie qui a été incluse, en 2013, dans le rapport d’activité de l’Académie des Sciences. Comme il le montre en introduction, il fait plutôt travail de novateur, puisque jusqu’ici il n’y a pas eu d’études scientifiques sur le sujet. Il a donc dû faire appel à des sources premières : documents d’archives, articles de presse, collections de musées, recensements et ses propres travaux de terrain.

2 Ainsi, on voit qu’il existe des habitats estoniens dans différentes parties de la Russie, loin des territoires originels de la population estonienne. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ces îlots ne sont aucunement dus aux résultats des politiques de déportation du milieu du XXe siècle, mais sont bien antérieurs. C’est en effet dans les dernières décennies du XIXe siècle que des Estoniens sont partis par vagues entières de leur pays en direction de l’est – en quête, surtout, de terres cultivables, qui faisaient défaut dans leur pays d’origine.

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3 Le premier peuplement estonien du Bachkortostan remonte au début des années 1880. Les zones de peuplement estonien en terre bachkire étaient concentrées dans deux espaces : les uezd de Belebej et de Birsk, avec un peuplement plus sporadique dans d’autres régions autour d’Ufa et d’Orenburg. Là je ferai une première remarque critique sur ce livre, où les références géographiques sont permanentes, à savoir qu’on sent le manque cuisant d’une carte. Je doute même qu’un habitant du Bachkortostan s’oriente sans difficulté et visualise l’articulation des localités citées. C’est d’ailleurs une faiblesse généralisée des études qui nous viennent de Russie, que j’essaye de compenser ici.

4 Il faut d’ailleurs préciser qu’il n’est guère question d’un peuplement massif: les chiffres révèlent en tout et pour tout quelques centaines de personnes, et jusqu’à 1303 en 1939. Aujourd’hui, il en reste 219.

5 L’histoire de ces localités habitées par les Estoniens se fond avec celle de la Russie rurale au cours du XXe siècle : la révolution bouleverse les habitudes, la collectivisation des années 1930 fait disparaître les fermes individuelles ; la fermeture des villages « sans perspectives » de l’époque khrouchtchévienne – autant de facteurs qui ont touché les villages estoniens de plein fouet et ont scellé le sort de la minorité estonienne dans cette région.

6 L’arrivée du pouvoir soviétique et ses positions au début des années 1920 ne suscitent pas l’approbation des villages estoniens, comme le montrent les documents d’archives. Ces propriétaires étaient fort éloignés des prolétaires bolcheviks : d’ailleurs, les chiffres montrent que les communautés estoniennes ne comprenaient pas de prolétaires. Il aura fallu la NEP pour les réconcilier avec le pouvoir soviétique. Sur les questions historiques, il me semble curieux que l’auteur, dès les toutes premières pages, dise avoir laissé en dehors de son champ d’étude les questions de la dékoulakisation et de la répression des Estoniens dans les années 1930, leur déportation collective dans le Sud de l’Oural pendant la guerre et dans l’immédiat après-guerre et la participation d’une division estonienne aux combats de la deuxième guerre mondiale (p. 6). La question qui se pose et à laquelle il n’est pas apporté de réponse est : pourquoi ? Les réponses peuvent être diverses, depuis l’absence de sources jusqu’à la volonté éventuelle de ne pas toucher à des questions particulièrement critiques. Mais on voudrait en savoir davantage. Notons l’absence d’ambiguïté, à deux reprises dans cette étude, dans l’expression de l’auteur : il parle de l’annexion de l’Estonie par l’URSS en termes de réunion par la violence de l’Estonie à l’URSS (p. 27-28, p. 67). L’auteur fait preuve par là d’un courage politique certain, à un moment où la législation russe est en train de criminaliser toute lecture de l’histoire différente de la version officielle.

7 Un chapitre est consacré à l’histoire des villages et à leur destinée. Il est en même temps frustrant, car on aimerait localiser ces villages, et passionnant, car c’est bien à cette échelle (et, bien sûr, à celle des individus, impossible à cerner dans un travail de ce type) que l’histoire se vit. D’autres chapitres sont consacrés à la vie économique des fermes estoniennes, plus efficaces et tournées vers le marché que le reste des exploitations (p. 50). Bien des traditions de la vie quotidienne assurent la continuité avec la terre d’origine : les travaux de terrain de l’auteur révèlent, encore aujourd’hui, un goût tout estonien pour les pommes de terre, la viande de porc et le café.

8 Un chapitre tout à fait intéressant est consacré à l’école : en effet, les habitants de ces villages ont tenu à assurer l’éducation de leurs enfants en estonien, et ce dès leur installation à la fin du XIXe siècle. De ce point de vue-là, le pouvoir soviétique avait moins à leur apporter qu’à la plupart des autres communautés sur le sol de la Russie,

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qui étaient pour la plupart analphabètes. Mais là aussi, les événements des années 1930 sont destructeurs : les enseignants estoniens sont démis, il ne reste plus que trois écoles dans les années 1930, et progressivement elles aussi passent au russe.

9 L’étude de la religion est relativement limitée : elle est présentée par le biais des fêtes calendaires et présentée surtout au passé, de sorte qu’on ignore, par exemple, si aujourd’hui encore la plupart des Estoniens du Bachkortostan sont luthériens. En revanche, il est intéressant de noter l’influence orthodoxe sur leurs pratiques funéraires (commémoration du quarantième jour).

10 Aujourd’hui, et telle est la conclusion de cet ouvrage, la conscience et la langue estoniennes se maintiennent dans la génération des personnes âgées. Les jeunes, de manière générale, les ont perdues.

11 Ce livre est intéressant en ce qu’il analyse, dans une communauté limitée en nombre mais résistante, des processus ethniques sur plus d’un siècle : la petite minorité estonienne du Bachkortostan apparaît comme un laboratoire, où on peut suivre des processus plus largement à l’œuvre dans toute la Russie (Union soviétique) au XXe siècle. La conclusion est inquiétante : on va vers l’assimilation totale, et ce petit livre témoigne de ce qui reste encore, car avec la disparition de la génération âgée, tout aura disparu. Est-ce le sort qui menace toutes les autres minorités de la Russie ?

NOTES

1. Черных А. В., Голева Т. Г., Шевырин С. А., Эстонцы в Пермском крае: очерки истории и этнографии, Санкт-Петербург 2010, 244 p.

INDEX

motsclesru ассимиляция, идентичность, меньшинства motscleset assimilatsioon, identiteet, vähemused Thèmes : ethnographie Keywords : Assimilation, Identity, Minorities Mots-clés : assimilation, identité, minorités Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle Index géographique : Bachkortostan (République), Belebej, Birsk, Estonie, Orenburg (oblast’), Oural, Perm, Fédération de Russie, Ufa disciplines estonien, russe nomsmotscles Estoniens

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Rigina Turunen : Nonverbal predication in erza. Studies on morphosyntactic variation and part of speech distinctions [Prédication non-verbale en erza. Études sur la variation morphosyntaxique et la distinction des parties du discours], Helsinki, 2015 ; ISBN : 978-95210-6277-3

Krisztina Hevér-Joly

1 La thèse de doctorat de Rigina Turunen, Nonverbal prédication in erza. Studies on morphosyntactic variation and part of speech distinctions [Prédication non-verbale en erza. Études sur la variation morphosyntaxique et la distinction des parties du discours], attire l’attention, en langue anglaise, sur un phénomène particulièrement intéressant de la langue erza (langue très peu exploitée en typologie), à savoir la prédication non verbale. Il est fascinant d’explorer cette stratégie de prédication qui n’est autre que l’extension de procédés de marquage, phénomène typologique.

2 La structure de ce travail n’est pas classique : c’est une thèse par articles qui se compose d’articles publiés dans des revues. A priori, ce type de thèse n’est pas une simple juxtaposition d’articles, mais devrait mettre en évidence les liens entre eux. Il s’agit d’un recueil de quatre articles, auxquels s’ajoutent une introduction et une conclusion sur la variation morphosyntaxique et la distinction des parties du discours. La thèse comporte une introduction générale, qui comprend un rapport scientifique et la présentation des résultats des articles. Le choix des articles s’explique par le fond et présente la prédication non verbale sous quatre aspects : 1. Les classes des mots dans les fonctions atypiques ; 2. La classification typologique ; 3. L’accord en personne et en nombre ; 4. L’encodage des prédicats adjectivaux et nominaux et l’alternance nominatif-translatif.

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3 Le manque d’une table des matières dans les pages d’introduction est troublant. Le volume de la thèse est de 232 pages, et l’introduction en couvre 70. Comme Rigina Turunen le souligne dans l’introduction, les articles ont été écrits simultanément, on y trouve donc des doublons dans les données ; mais chaque article a son propre objectif et ses propres résultats. Le sujet de la thèse est la prédication non verbale en erza, ce qui implique que les classes nominales peuvent prendre des suffixes verbaux. Il s’agit là d’un phénomène existant aussi dans d’autres langues finno-ougriennes, comme le montre l’auteure (p. 55). Ainsi un parallélisme est-il observable entre langues mordves et langues samoyèdes.

4 L’introduction offre une présentation très détaillée du phénomène de la prédication non verbale. Rigina Turunen passe rapidement la question du cadre théorique (p. 19, références à Dik 1989 ; Payne 1997 ; Hamari 2007 ; Alhoniemi 1982). Après avoir présenté la problématique de la recherche, le deuxième volet (p. 19-41) étudie la comparaison morphosyntaxique et se focalise sur le “stative relation clause”, qui renvoie à la prédication nominale en mordve erza. De ce point de vue, la construction non verbale est une structure syntaxique constituée d’un prédicat en position de focus (nouvelle information) et d’un sujet qui est le topic. Le sujet est toujours défini. Turunen donne à la prédication non verbale une dimension non seulement sémantique, mais également syntaxique. Comme catégories sémantiques elle relève les types d’identification (“class membership”), d’équation (“equation”), de propriété (“property”), de localisation (“location”) ainsi que le rapport génitif (“genitive”). (p. 20).

5 Le troisième volet décrit le système de prédication non verbale et le lien avec les parties du discours dans les langues ouraliennes. Turunen commence par la présentation du problème de la distinction de classes du nom et du verbe. Ce chapitre aurait gagné en clarté si l’auteur avait eu recours à des tableaux explicatifs. Ce volet présente la classification de la prédication et sa distribution dans ces langues. Le quatrième volet de l’introduction présente les catégories lexicales du point de vue de la prédication et propose les traits distinctifs entre prédication verbale et non verbale. Il se concentre sur le type d’encodage de la prédication en erza : 1. la structure prédicative nominale se forme sans copule ; 2. le prédicat adjectival et locatif se construisent à l’aide d’un suffixe prédicatif, mais la forme sans copule n’est pas exclue. En cas de prédicat locatif il n’y a pas accord en nombre en cas d’emploi du verbe être (ulńems) ; 3. le prédicat verbal est toujours conjugué.

6 Cette partie de la thèse offre une étude de typologie contrastive des langues ouraliennes sous forme d’un ensemble de paramètres morphosyntaxiques qui permet de visualiser les ressemblances et divergences entre membres d’une même famille. Il permet de constater que le phénomène de la conjugaison des prédicats non verbaux se rencontre non seulement en mordve, mais aussi dans les langues samoyèdes et dans des langues de la région Volga-Kama, telles que le tatare et le bachkir (p. 56). Malheureusement, Rigina Turunen ne propose pas de réflexions sur l’origine de ce phénomène translinguistique, elle constate seulement qu’il pose des problèmes qui ne sont pas encore résolus. Dans les cinquième et sixième volets, Rigina Turunen aborde la différence entre l’erza et le mokcha en matière de prédication non verbale. Le volet 5 souligne qu’en erza, plusieurs catégories morphologiques peuvent être combinées pour former les prédicats non verbaux (cas, nombre, personne et temps). Turunen propose

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de mesurer la complexité de la langue erza dans les fonctions prédicatives, et son analyse pour mesurer la synthéticité flexionnelle est inspirée par Sharted (2006). L’introduction se termine par une conclusion et des remarques sur les perspectives ouvertes par l’étude des contacts de langues. Dans cette introduction, il aurait été utile, pour plus de visibilité, de proposer des tableaux synthétiques qui auraient permis de mieux apprécier les analyses. Dans ce qui suit je vais présenter brièvement les quatre articles juxtaposés après les volets introductifs.

7 Article 1 : Parts of speech in non-typical function: (a)symmetrical encoding of non-verbal predicates in Erza [Les parties du discours dans des fonctions atypiques : encodage (a)symétrique des prédicats non verbaux en mordve erza] p. 71-110. L’article présente la structure suivante : 1. Introduction ; 2. Définitions des parties du discours et la typologie du marquage ; 3. Espace conceptuel de la prédication ; 4. Carte sémantique de la prédication intransitive en erza ; 5. Association complémentaire entre fonction pragmatique et classe sémantique ; 6. Paramètres prédicatifs en erza du point de vue de l’(a)symétrie ; 7. Négation ; 8. Conclusion sur la symétrie et l’asymétrie dans la prédication non verbale.

8 L’objectif de cet article est de montrer que la symétrie dans les constructions prédicatives non verbales n’est pas exceptionnelle (p. 76). L’auteure a analysé 5 000 constructions prédicatives non verbales. Cet article, dédié aux parties du discours, fait 40 pages et tourne autour des questions suivantes : comment définir les parties du discours en erza ? Pourquoi les prédicats verbaux et non verbaux sont-ils encodés de manière semblable ? Pourquoi les prédicats non verbaux sont-ils souvent accompagnés de la copule ? Est-ce que la structure prédicative non verbale peut être (a)symétrique ? En erza, la conjugaison non verbale se réfère aux paradigmes symétriques dans lesquels

9 les prédicats non verbaux se comportent morphosyntaxiquement d’une façon semblable aux prédicats verbaux. Rigina Turunen montre, sur la base d’une analyse de corpus, que le fonctionnement de la classe lexicale du prédicat non-verbal est tel, que des prédicats adjectivaux sont plus probablement conjugués que les prédicats nominaux. La complexité est observable dans les constructions asymétriques : les prédicats non verbaux ne peuvent pas être conjugués à tous les temps.

10 Article 2 : A typology of nonverbal prédication in Erza [La typologie de la prédication non verbale en mordve erza] p. 111-164. Cet article présente la stratégie de la prédication non verbale et met l’accent sur les variations stylistiques ayant une incidence typologique. La prédication non verbale en erza a été retenue comme objet d’étude en raison de son exemplarité. Cet article présente des résultats sur le plan typologique des registres stylistiques.

11 Article 3 : The relationship between person and number agreement in Erza nonverbal predicate constructions [Le lien entre accord en personne et en nombre dans les constructions prédicatives non verbales en erza] p. 165-204. Le volume de cet article est de 39 pages. Il se divise en onze parties, toutes tournant autour de l’accord : 1. Introduction ; 2. Données ;

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3. Définitions de l’accord et l’indexation ; 4. Indices de personne ; 5. Double indice et sujet emphatique ; 6. Contrainte de l’accord de personne ; 7. Construction ‘adjectif+nom’ définie comme prédicat NP ; 8. Prédicat génitif et contrainte de l’indice de personne et de l’accord en nombre ; 9. Contrainte de l’indexation de personne et de l’accord en nombre ; 10. Différences entre erza et mokcha concernant les modèles d’accord ; 11. Conclusion.

12 L’introduction de cet article reprend la classification des prédicats non verbaux en erza qui a été présentée dans le premier volet de cette thèse. L’auteure nous rappelle qu’en erza, le prédicat non-verbal s’accorde en personne et en nombre et que l’indice de l’accord de personne est d’origine pronominale. Concernant le prédicat locatif, le suffixe du pluriel (-t/ť) indique la troisième personne du pluriel (siń oš-so-t « ils sont dans la ville »), alors que les formes de première et de deuxième personne prennent l’indice de personne (1PL oš-so-tano et 2PL oš-so-tado) (soulignons que la traduction des exemples fait défaut). Ces deux fonctions sont exprimées par le même morphème (- t/-ť), qui a des fonctions différentes selon le type de construction. Sur la base d’un questionnaire, Turunen compare l’erza et le mokcha du point de vue de la prédication adjectivale et nominale, qui confirme que l’accord en personne est un phénomène plus étroit en erza qu’en mokcha. Autrement dit, l’accord de personne est un phénomène plus général en mokcha qu’en erza. L’article 3 est dédié à la relation entre l’accord personne-nombre dans les structures prédicatives non verbales erza, mais il faut observer quelques lacunes, notamment l’omission du prédicat numéral (ex. vaśeńć-an « je suis la première ») et adverbial (vasol-an « je suis loin »).

13 Article 4 : Double encoding of nominal and adjectival predicates in Erza: a study of the nominatives-translatives switch [Double encodage des prédicats nominal et adjectival en erza : étude de l’alternance nominatif-translatif] p. 205-235. Cet article a un volume de 30 pages et se divise en sept parties concernant l’alternance des cas : 1. Introduction ; 2. Les données ; 3. L’alternance nominatif-oblique et la stabilité temporelle ; 4. Les fonctions du translatif erza dans les constructions sujet NP+verbe être+NP ; 5. Les facteurs conditionnant l’emploi du translatif sémantiquement vague ; 6. Occurrences du translatif dans différents genres textuels en erza ; 7. Discussion.

14 Rigina Turunen souligne qu’en erza le translatif peut être remplacé par le nominatif dans certaines structures (p. 208, exemples 3-4) sans changement du sens. Elle a observé que ce type d’alternance dépend de la référence temporelle et qu’il est possible de le comparer avec des phénomènes caractéristiques des langues fenniques (dialectes estoniens, live, vepse). Les données permettent de constater un parallélisme entre le russe et l’erza, car dans les traductions du russe vers le mordve le cas translatif est employé relativement souvent. Le rôle de ce contact linguistique dans l’emploi du translatif pourrait être le sujet d’une étude approfondie.

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15 Pour conclure, nous pouvons dire que dans cette thèse, les chapitres sont des articles de revue dont Rigina Turunen est l’auteure principale, et que par conséquent les résultats obtenus et les discussions apparaissent au fil des divers chapitres. La thèse est très riche en données du mordve erza, celles-ci sont morphologiquement étiquetées et traduites en anglais et peuvent par conséquent offrir un terrain de recherche pour la typologie contrastive. Les conditions d’obtention des séries de résultats quantitatifs sur la base des corpus ne sont ni précisées ni commentées, alors qu’il aurait été intéressant de montrer également les erreurs de mesures.

16 La conception d’ensemble de cette thèse est d’un modèle qui en France n’est pas traditionnel pour une thèse en linguistique. En France, il est coutume de donner une présentation de la langue dont on parle (alphabet, morphologie, syntaxe) permettant aux non-spécialistes du sujet d’accéder à la langue. Pour mieux appréhender la problématique, il aurait fallu présenter graphiquement les structures de la langue erza, par exemple une présentation des ‘cas’ se serait imposée pour assurer la compréhension de la segmentation et des gloses.

17 Une question problématique qui pourrait être soulevée par un non-spécialiste de la langue erza pourrait être la voyelle de liaison. Par exemple, nous rencontrons une segmentation de kudo-sa-t à la page 94 et une autre kudo-sat à la page 116.

18 L’auteur contribue à la connaissance de la prédication non verbale en erza avec beaucoup d’habileté, ce qui n’exclut pas une approche critique de la méthodologie de ce travail. Pour conclure, la thèse de Rigina Turunen est innovatrice par son sujet, la prédication non verbale dans une langue peu connue dans la linguistique indo- européenne.

INDEX

Thèmes : linguistique motsclesru неглагольная предикация , части речи, сравнительная типология, морфосинтаксис motscleset verbita öeldis, sõnaliigid, võrdlev tüpoloogia, morfosüntaks nomsmotscles Erza Keywords : Nonverbal Predication, Parts of Speech, Contrastive Typology, Morphosyntax Index chronologique : XXIe siècle Mots-clés : prédication non-verbale, parties du discours, typologie contrastive, morphosyntaxe

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Sándor Maticsák : A mordvin irásbeliség kezdetei XVII-XVIII. század [Les débuts de l’écrit en mordve, XVIIe-XVIIIe siècles], Debrecen, Debreceni kiadó 2012, 237 p.

Eva Toulouze

1 Dans cet ouvrage précieux, Sándor Maticsák choisit de se concentrer sur une étape rarement mise en évidence de l’affirmation de l’écrit dans les langues mordves : celle qui précède l’étape missionnaire, décisive pour une plus large diffusion de cet outil qu’est l’écriture. La période qu’il choisit d’examiner, qui va de 1682 à 1785, s’avère, à l’examen des données que nous livre systématiquement Maticsák, étonnamment riche.

2 Maticsák part d’un postulat qui explique la construction de l’ouvrage : comme la plupart des linguistes étrangers, il considère que l’erza et le mokcha sont deux formes dialectales de la même langue, ayant en commun 83 % du lexique, et donc les intègre toutes deux dans son répertoire des premières formes du mordve écrit. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il ne se penche pas sur l’origine dialectale de celles-ci. Mais, en examinant une période où la création d’une langue littéraire est anachronique, il n’a pas choisi de se limiter aux monuments de l’erza seul ou du mokcha seul, et nous pouvons lui en être reconnaissants.

3 Le chercheur hongrois fait une œuvre encyclopédique, non dépourvue d’analyse, en sélectionnant, parmi les monuments de l’histoire de la langue mordve, les jalons marquants : les premiers mots (chapitre 4), les premières phrases (chapitre 5), le premier texte (chapitre 6), le premier poème (chapitre 7), la première traduction du « Notre Père » (chapitre 8), le premier dictionnaire (chapitre 10). Vu l’importance du domaine religieux dans la vie de l’époque et dans l’histoire de la culture écrite, il choisit de faire une exception et de sortir du cadre chronologique qu’il s’est imposé en analysant non seulement la première version mordve du « Notre Père », mais aussi toutes les autres (chapitre 9).

4 D’emblée, il attire l’attention sur le caractère novateur de son entreprise, et je ne puis que le suivre en cette matière : que ce soit dans le domaine mordve ou ailleurs, ces étapes ont été négligées et n’ont pas encore fait l’objet de toutes les études qu’elles

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mériteraient. Certes, l’auteur rend hommage au seul chercheur mordve qui se soit penché sur cette question, Aleksandr Feoktistov, qui a livré des études ponctuelles. Une synthèse manquait, et c’est là le but de ce livre. Maticsák donne deux raisons à l’absence de travaux d’ensemble jusqu’ici : le fait que la plupart des textes étaient de nature religieuse, donc mis sous le boisseau à l’époque soviétique, et le fait que ces textes, ignorés en Russie, étaient de surcroît inaccessibles aux étrangers. Je pense qu’on pourrait y ajouter une troisième raison, elle aussi remontant à l’époque soviétique : la théorie de la parthénogenèse révolutionnaire faisait que toute tentative de démontrer qu’il y avait eu des débuts d’écriture avant elle était suspecte. Certes, la méfiance à l’égard du religieux et des sources prérévolutionnaires étaient des thèmes soviétiques. Cela fait plus de vingt ans que le régime a changé. Mais certaines habitudes sont dures à perdre.

5 Cependant, une de ces conditions a radicalement changé, c’est l’accessibilité de ces textes. En effet, ces dernières années ont vu une multiplication exponentielle du nombre de textes originaux numérisés et mis à la disposition de la communauté scientifique. Ainsi Maticsák non seulement les exploite, mais il ne manque pas de livrer à ses lecteurs les liens existants.

6 Après une introduction, Maticsák sent la nécessité de faire un premier chapitre (portant le titre de chapitre 2) de contexte, en présentant les expériences de naissance de l’écrit chez l’ensemble des peuples finno-ougriens. J’avoue que je me suis interrogée, à la lecture de ce chapitre (p. 9-16), sur sa pertinence. La conclusion qu’il en tire, elle, est parfaitement pertinente, puisqu’il souligne les liens étroits entre l’expérience des Mordves en cette matière et celle des autres peuples de la région de la Volga (données collectées par les explorateurs et rôle de l’Église). Mais était-ce nécessaire, par exemple, de rappeler les conditions de l’émergence de l’écrit en Hongrie, en Finlande ou en Estonie ? Qu’on me comprenne bien ! Loin de moi l’idée de vouloir remettre en question – malgré les modes du jour – la parenté linguistique finno-ougrienne. Mais il me semble que cette parenté n’est pas un élément pertinent dans toutes les questions liées à la langue, et notamment dans le passage à l’écrit.

7 Celui-ci, exogène dans tous les cas, est beaucoup plus lié à des facteurs extérieurs à la langue, à des facteurs sociopolitiques, de sorte que les perspectives aréales me semblent dans ce cas bien plus productives que les perspectives génétiques. Par exemple, n’aurait-il pas été plus pertinent de mentionner, ne serait-ce qu’en passant, l’expérience tchouvache, qui est certainement bien plus comparable à celle des Mordves que celle des Finno-ougriens les plus occidentaux, qui ont été confrontés à une histoire fort différente ? De manière générale, d’ailleurs, nous aurions tout intérêt, dans le monde des finno-ougristes travaillant sur les cultures de Russie centrale, à ne pas laisser de côté les Tchouvaches : même en linguistique, en dépit d’une lignée turcique différente, le Sprachbund doit fournir des matériaux de comparaison, par l’emprunt et l’influence, non négligeables ; mais combien plus fournie la liste des points de contact et des similitudes n’est-elle pas dans l’histoire de l’émergence d’une culture moderne, alors que les Tchouvaches ont été christianisés comme les Finno-ougriens qui les entourent et ont vécu dans les mêmes conditions depuis l’absorption de leur territoire par Moscou…

8 Si le premier chapitre proprement dit est un chapitre de contexte, qui finit par la restriction du propos au domaine mordve, les deux derniers chapitres élargissent le propos à nouveau, mais cette fois sans quitter ce même domaine : l’un, comme je l’ai

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mentionné, procède à l’analyse comparative des différentes versions existantes du « Notre Père » (le chapitre 9), et le dernier, le chapitre 10, procède à l’étude d’un phénomène étonnamment moderne, la première nyelvujítás (rénovation de la langue) mordve, celle réalisée avec le dictionnaire de Damaskin, qui a dû créer pour les besoins du jour une infinité de nouveaux mots, comme ont dû le faire les intellectuels des années vingt, mais aussi ceux des années 1990 voire d’aujourd’hui. Damaskin se montre bien plus hardi que les créateurs du début du XXIe siècle : János Pusztay ne manque pas de faire remarquer que dans le projet qu’il a animé de création lexicale dans les matières scolaires chez les langues des peuples finno-ougriens de Russie, les volumes mokcha et erza sont les moins intéressants de tous, leurs auteurs s’étant contentés de reprendre les termes russes en les inscrivant tant bien que mal dans la phonotaxe et dans la morphologie lexicale mordves.

9 Dans les chapitres centraux, ceux consacrés aux différentes formes, de plus en plus étendues, de langue mise à l’écrit, Maticsák suit une structure très précise, très rigoureuse et informative : il en présente le contexte, en commente l’orthographe et la lisibilité (non sans relever les erreurs éventuelles), essaie de mettre au point une version lisible ; puis il se livre à l’articulation du texte en éléments qu’il commente par la suite un par un. Ce commentaire traite de points précis : analyse morphologique des suffixes, récurrence des lexèmes dans les principaux dictionnaires et sous quelles formes, équivalent dans l’autre langue mordve et étymologie du mot.

10 Dans le cas de textes plus longs, d’autres points sont pris en compte : la récurrence dans les autres textes de l’époque traitée, et les formes contemporaines. Cette étude, qui dans le cas de textes longs peut être fort volumineuse, est suivie de conclusions sur les étymologies du texte et sur l’origine dialectale de celui-ci. Ces analyses deviennent extrêmement intéressantes et particulièrement fouillées quand l’auteur compare dix versions du même texte en erza, allant jusqu’aux plus récentes (2006).

11 Bien sûr, l’étude de la partie mordve du dictionnaire de Damaskin (1785) demandait un outillage différent : sur les 11 000 mots que comprend cet impressionnant monument de l’écriture mordve, Maticsák relève 496 innovations, qu’il classe par champs sémantiques. Il présente les différents champs sémantiques, au nombre de 23 (certains moins classiques que d’autres, mais l’objectif n’est pas tant de classer que de parvenir à analyser), en deux colonnes, avec le terme russe et l’équivalent mordve, et après chaque liste Maticsák commente les choix faits pour les équivalents. Enfin, notons que l’ouvrage se termine par un index des mots mordves cités, ce qui ne fait qu’ajouter à son utilité.

12 Je n’ai pas la compétence pour apprécier la pertinence des analyses ou des reconstructions ou pour les discuter. Je suis suffisamment informée, toutefois, pour avoir des raisons de me réjouir qu’un outil de cette nature ait été mis à disposition du public et pour espérer que les propositions ici faites par Sándor Maticsák soient étudiées et, le cas échéant, qu’il en soit débattu entre spécialistes du mordve. Son choix de limiter le propos de cet ouvrage aux XVIIe-XVIIIe siècles se justifie au vu de l’abondance des matériaux qu’il nous livre. Espérons que le deuxième livre, celui qui présentera la littérature missionnaire, paraîtra bientôt avec des analyses tout aussi approfondies. Il donnera ainsi un modèle de ce qu’il faudrait pouvoir faire partout avec ce patrimoine réellement précieux.

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INDEX

Keywords : Word Lists, Dictionaries, Old Texts Mots-clés : listes de mots, dictionnaires, textes anciens Index chronologique : XVIIe siècle, XVIIIe siècle Thèmes : histoire de la langue, histoire de l’écrit nomsmotscles Mordves, Tchouvaches motscleset sõnade nimekirjad, sõnaraamatud, vanad tekstid motsclesru списки слов, словари, старые тексты Index géographique : Estonie, Finlande, Hongrie, Moscou, Fédération de Russie

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Мордовская мифология [Mythologie mordve], T. I, A-K, ред. ЮРЧЁНКОВ, В. А., ЗУБОВ, И. В., Саранск Научно-исследовательский институт гуманитарных наук при Правительстве Республики Мордовия, 2013, 482 p.

Eva Toulouze

1 Cet ouvrage est un outil précieux : c’est un ouvrage de référence, qui devrait permettre de faire, de manière aussi exhaustive que possible, le point sur la mythologie mordve. Ce n’est pas l’unique ouvrage traitant de la mythologie mordve. En 1998 avait paru l’ouvrage de Tatiana Devjatkina La mythologie des Mordves1, qui fut traduit en estonien et publié en 2008. Cet ouvrage se présentait lui aussi sous forme d’une encyclopédie.

2 Il est cependant question ici de quelque chose d’entièrement nouveau. Tout d’abord sur la base de critères formels : cette nouvelle œuvre fera au total près de 1000 pages, alors que l’ouvrage de Tatiana Devjatkina n’en fait que 218. Plus important encore que la taille, Mythologie mordve est une œuvre collective, qui a rassemblé près d’une vingtaine de spécialistes de plusieurs domaines. Ce travail collectif, dirigé par des chercheurs reconnus, l’historien V. A. Jurčënkov et le folkloriste Igor’ Zubov, s’appuyant sur des travaux menés en Mordovie pendant des décennies, permet différents angles d’approche pour aborder la mythologie mordve. C’est là l’un de ses principaux apports, qui permet de rassembler connaissances et réflexions de la part d’un groupe de personnes coordonnées, et donc d’en canaliser toute la richesse.

3 L’examen de détail de cette véritable encyclopédie révèle toute sa richesse, qui tient justement à la multiplicité des angles d’attaque du sujet. Le petit ouvrage de Devjatkina avait une ambition analogue, mais la réalisait avec les possibilités d’une seule personne : elle y abordait des divinités, des notions, des rituels avec leurs éléments. Ici, cette démarche est élargie, comme le montre la liste des catégories représentées, que je présente ci-dessous, ayant parcouru l’ensemble des articles de cet ouvrage.

4 Une première catégorie présente les êtres surnaturels, les divinités, qui sont nombreuses à figurer parmi les articles. Ces êtres surnaturels sont des dieux et des

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déesses autochtones, avec leurs liens de parenté, mais également des êtres issus d’autres religions, notamment du christianisme, qui est dûment présent dans l’encyclopédie : Jésus-Christ, la Vierge Marie, saint Élie, mais aussi Adam et Ève). D’autres êtres surnaturels, comme des esprits ou des anges, des maîtres et des maîtresses de tel ou tel élément, relèvent de cette catégorie, tout comme des héros mythologisés de contes ou de légendes. D’ailleurs, mythologisés ou pas, les personnages récurrents de contes ou de légendes n’ont pas été oubliés. Il faut leur ajouter d’autres types d’êtres, comme des animaux mythiques ou l’arbre de vie.

5 Une catégorie entièrement absente du travail de Devjatkina est la dimension humaine : une place considérable est accordée ici aux personnes. Ces personnes sont de types divers : pour faire le lien avec la rubrique ci-dessus mentionnée, les êtres surnaturels, on nous parle ici de types de personnes faisant l’objet de croyances particulières – jumeaux, femmes, invités – ou de personnes ayant un rôle dans l’activité soit religieuse (rôles rituels) soit liée aux croyances et aux pratiques touchant aux domaines surnaturels, comme des prophètes, des guérisseurs, des magiciens. Mais l’encyclopédie ne s’en contente pas, et elle présente un nombre considérable de personnes dont les activités touchent, d’une manière ou d’une autre, les domaines traités. Il s’agit, par exemple, d’informateurs ayant livré des textes importants, ou de folkloristes en ayant collecté et publié (d’ailleurs, un article est carrément consacré à une science, la démonologie – pour l’instant il est unique en son genre) ; mais aussi de voyageurs ayant relaté des témoignages précieux. Les écrivains mordves qui ont abordé le domaine mythologique et religieux dans leurs œuvres ne sont pas oubliés, ainsi que, comme eux, les artistes et artisans inspirés par ce thème : peintres, sculpteurs, ébénistes, compositeurs. Évidemment, les chercheurs, ethnologues, folkloristes, culturologues, historiens, qui ont étudié ces questions trouvent toute leur place dans cette énumération. J’ai été impressionnée par le fait que bon nombre de ces personnes, surtout avant le XXe siècle, sont présentées sans leur date de naissance ou de mort. Je ne soupçonne guère les auteurs de l’encyclopédie de négligence, mais cela révèle fort clairement que les archives en Russie, pour les siècles passés, ont des lacunes, et que les chercheurs ont fort à faire pour les combler. Outre les personnes ayant un rôle dans des activités liées aux croyances et en plus de celles qui étudient toutes ces questions ou s’en sont inspirées, l’encyclopédie n’oublie pas des personnalités marquantes dans l’histoire des Mordves, par exemple des leaders d’insurrections ou des tsars. Avec eux, sont traités aussi des événements historiques, soulèvements ou autres.

6 Enfin, puisque nous nous sommes concentrés tout d’abord sur la dimension anthropomorphique, mentionnons les parties du corps pertinentes pour le sujet de l’encyclopédie, comme les cheveux ou la tête, ou les états dans lesquels ces êtres peuvent se trouver – insomnie, maladie ou, dans un autre ordre d’idées, virginité.

7 Il va de soi que les entités anthropomorphes ne sont pas les seules et que bien d’autres catégories y sont abordées, et je vais les énumérer en allant des êtres vivants jusqu’aux concepts les plus abstraits, en passant par la culture matérielle.

8 Dans un contexte de cultures animistes, il semble en effet approprié de mentionner, en plus des êtres anthropomorphes, les autres types d’êtres comme les animaux et les plantes (et on aurait pu ne pas les dissocier, car l’homme n’y occupe pas une place privilégiée. Si les animaux mythiques ont déjà été évoqués, des animaux toute à fait réels, mais investis d’un pouvoir ou de qualités mythiques ont toute leur place dans une encyclopédie traitant de mythologie : par curiosité, je les énumère, mais il faut tenir

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compte du fait que ce n’est pas une énumération exhaustive, puisqu’elle ne concerne que les animaux dont le nom commence en russe par des lettres allant de A à K ! Il s’agit du taureau, du loup, du lièvre, du cheval, du bœuf, du chat et de la poule pour les mammifères et animaux domestiques, de la colombe, de l’alouette et du coucou pour les oiseaux. Par ailleurs, en ce qui concerne les végétaux, si l’arbre du monde figure parmi les êtres mythiques, mentionnons ceux qui ont trouvé leur place comme significatifs dans une perspective mythologique : les arbres en général, le chêne, le blé, le bouleau, les champignons.

9 Ce ne sont pas que les êtres apparemment animés qui sont dotés d’agentivité dans la vision du monde traditionnelle : l’ensemble du réel qui nous entoure a sa part dans nos destinées. Ainsi, l’encyclopédie traite de lieux, qu’ils soient réels ou mythiques. Parmi ces derniers, mentionnons, l’au-delà ou l’enfer ; mais les lieux réels sont nombreux à être connectés au monde mythologique : des villes ou des lieux naturels – montagnes, cours d’eau – mentionnés dans les légendes ou faisant l’objet de culte, à la maison elle- même, avec le puits et le sauna qui en sont proches. Mentionnons encore les lieux rituels, cimetières, tombes, lieux sacrés où ont lieu les sacrifices.

10 Pour rester dans le champ du concret, il nous faut mentionner la culture matérielle, telle qu’elle est présente dans cette encyclopédie. Les représentations matérielles des êtres objet de vénération n’ont pas été oubliées : icônes, supports d’esprit, appelés dans cet ouvrage, comme dans la pratique en Russie, « idoles ». Je m’interroge sur ce terme, de même que sur le terme « paganisme », largement utilisé en Russie (et qui ne figure pas dans cet ouvrage tout simplement parce qu’il relève du tome 2 suivant l’ordre alphabétique). Ce sont des termes empruntés à une vision chrétienne du monde pour désigner l’autre. L’idole fait penser à l’idolâtrie, adoration des idoles, proscrite dans les dix commandements et dans l’Ancien testament (épisode du veau d’or, Exode 32). Ce terme est connoté négativement, non seulement dans l’appréhension biblique mais aussi dans son usage historique dans les rapports entre missionnaires et missionnisés. Je me demande s’il y a eu, en Russie, une réflexion sur l’usage de ces termes, et s’il ne serait pas utile qu’elle ait lieu. Bien sûr, je pense que ces termes ont perdu, vu la fréquence de leur usage, la forte négativité dont ils sont porteurs pour moi et sans doute pour les chercheurs occidentaux (on a travaillé à trouver une expression neutre, comme support d’esprits). Mais il serait temps, me semble-t-il, en Russie aussi, de débarrasser la science des relents coloniaux.

11 L’encyclopédie contient aussi bien des articles centrés sur des objets. Ceux-ci peuvent être magiques (comme des pierres guérisseuses, des amulettes, la croix) ou non : les faisceaux de branches de bouleaux pour le sauna, des couronnes tressées utilisées dans les rituels, des brosses, des verrous, des miroirs, des aiguilles ; relèvent de cette catégorie les moyens de transport utilisés dans les rituels, comme les chariots nuptiaux, ou encore les trésors des contes, voire les broderies. Sans oublier les produits alimentaires, solides ou liquides, qui ont une signification rituelle particulière (gruau, crêpes, gâteaux divers).

12 Pour rester dans l’axe allant du concret à l’abstrait, on pourrait évoquer ici les éléments, notions en même temps très concrètes dans leur physicalité et abstraites dans leur symbolisme : des astres aux quatre éléments (le feu, pour des raisons alphabétiques, est absent dans ce volume) l’eau, l’air et la terre, mais aussi des matières (pierre, fer ou or), voire le sang.

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13 Nous avons dans cette encyclopédie, de manière, je n’en doute pas, exhaustive, les rituels traditionnels des Mordves. Plus précisément, j’ai envie de distinguer une rubrique activités, que ce soient des activités ponctuelles (abstinence du sommeil par exemple) ou plus systématiques (prédiction), des jeux traditionnels ou des cultes traités de manière générale (culte des ancêtres) ou des rituels et pratiques rituelles, orthodoxes ou pré-orthodoxes, ou non orthodoxes.

14 Cette catégorie d’articles, ces derniers tout à fait passionnants de manière générale, souffre à mon sens d’un défaut dont il est souvent, je le sais par expérience, difficile de s’affranchir. C’est l’usage systématique du passé ethnographique. On a l’impression que le temps est divisé entre un présent (dont il n’est pas question dans la plupart de ces articles sinon dans tous), et un passé indéterminé. Je sais bien que dans les traditions de l’ethnographie soviétique, ce passé indéterminé renvoie à ce qui en est l’objet d’étude, c’est-à-dire la période – avant la révolution de 1917 – qui précède l’arrivée de la modernité. Nous savons en même temps que cette période n’est pas réellement indéterminée : comme toute culture, la culture traditionnelle est elle aussi datée, et si la datation est souvent difficile à identifier, du moins la source directe ou indirecte est- elle datée concrètement. Il me semble méthodologiquement correct de préciser à quelle période se rapporte, à notre connaissance, l’information transmise par le verbe. Par exemple, la question se pose très concrètement de savoir si telle ou telle action, qui manifestement (mais nous ne l’apprenons pas explicitement) n’est plus d’usage actuellement, était encore effectuée dans les années 1920 ou 1930, voire plus tard. Ainsi, dans l’article consacré à la Saint-Jean (p. 345-346), la première partie de l’article est au présent : elle se conclut par l’information « le pivot essentiel du rituel de la Saint-Jean est le motif de l’expulsion des forces impures » (p. 345). Le présent, ici, suggère que le rituel a encore lieu et que son sens n’a pas changé. Ensuite on passe au passé : « une activité obligée était la baignade collective » (ibid.). On en déduit que ce n’est plus le cas. Le paragraphe suivant dit, au présent, que « la caractéristique de la nuit de la Saint-Jean sont les feux purificateurs ». On en déduit que ceci n’a pas changé. Mais dans la phrase suivante, on précise qu’« autour des feux on dansait et on sautait par-dessus la flamme », suggérant que ces activités ne se font plus – mais cette information est mise en cause par la photo, qui est datée de 2007 et qui montre des hommes sautant par-dessus la flamme (ibid.). Et le texte (p. 346) se poursuit au passé et cela jusqu’au bout. Il serait intéressant de reprendre ce texte suivant l’axe temporel, et de nous faire savoir lesquelles des croyances et des pratiques mentionnées existent toujours, et éventuellement jusqu’à quand celles qui ont disparu ont été pratiquées. Il me semble que nous avons là une tradition de l’ethnographie russe qui pourrait s’enrichir facilement, apportant aux informations collectées plus de précision et une richesse nouvelle.

15 Nous savons bien que l’une des sources essentielles pour la connaissance de la vision traditionnelle du monde se trouve dans l’oralité. Si parmi les personnes retenues se trouvent bien des folkloristes qui l’ont étudiée, elle nous est présentée aussi par l’intermédiaire de ses genres, traités à part : incantations, malédictions, et toutes sortes de mythes - anthropogoniques, astraux, cosmogoniques.

16 Le temps et ses subdivisions ont aussi leur place dans une encyclopédie voulant aborder la mythologie de tous les points de vue : si le temps mythique fait l’objet d’un article à part entière, des articles sont aussi dédiés aux saisons, aux jours significatifs de la

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semaine (dimanche), aux parties significatives du jour (aube) et aux journées spéciales, dont la Saint-Jean.

17 Ma dernière catégorie concerne les concepts abstraits de types divers : richesse et pauvreté, le bien et le mal, mais aussi les archétypes, la guerre, la punition, l’âme, le nom, le vol, le cercle…. Ainsi, les articles sont de types divers : certains sont purement informatifs (par exemple les articles sur les personnes : ce sont des articles typiques d’encyclopédies ou de dictionnaires encyclopédiques). Mais bien d’autres, surtout ceux développant des concepts généraux, sont en fait de petits essais, qui ont l’ambition de synthétiser les connaissances accumulées sur le point en question. C’est le cas aussi d’articles tout à fait intéressants dont le titre associe deux concepts : archéologie et mythe, rituels liés à l’enfance et mythologie, folklore enfantin et mythologie, arts figuratifs et mythe, initiation et mythe, histoire et mythe.

18 Cette promenade dans le contenu de cette encyclopédie nous a permis de constater à quel point cet ouvrage est riche et informatif. Je me permets une suggestion pour apporter à cette belle œuvre un outil supplémentaire d’accessibilité : il me manque, à la fin de ce premier volume, un index des notions. En effet, si pour les noms propres il n’y a aucune difficulté à retrouver les articles voulus qui sont en ordre alphabétique rigoureux, pour les notions les choses sont plus compliquées. Le choix a été fait de présenter les articles sous un titre russe, et ce choix est incontestablement raisonnable. D’ailleurs dans le corps de l’article, on trouve les appellations correspondantes en erza et en mokcha. Mais il serait utile d’avoir un index de toutes les notions qui apparaissent, de sorte que les personnes intéressées ne se retrouvent pas à chercher à l’aveuglette, mais puissent trouver aussitôt les articles qui les intéressent. L’abondance des notions est telle, que pour ne pas s’y noyer, des outils d’aide au lecteur seraient d’une grande utilité. Nous attendons avec impatience le deuxième volume – tout en étant conscients du temps et du travail que requiert une telle entreprise collective. Félicitations en tout cas à toute l’équipe pour une belle réussite !

NOTES

1. En russe : Мифология мордвы.

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INDEX motsclesru мифология, сверхъестественные существа, энциклопедия motscleset entsüklopeedia, mütoloogia, üleloomulikud olendid Thèmes : études de folklore Keywords : Encyclopaedia, Mythology, Supernatural Beings Mots-clés : dictionnaire encyclopédique, êtres surnaturels, mythologie Index géographique : Fédération de Russie, Mordovie (République)

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Péter Pomozi : Kis nyelv – nagy stratégia. Az észt nyelvpolitikai modell [Une petite langue, une grande stratégie. Le modèle estonien de politique linguistique], Budapest, 2011, 154 p.

Eva Toulouze

1 Le contenu de ce petit livre, édité par l’auteur avec le soutien du ministère estonien de l’Éducation et de la Recherche, est dans sa plus grande partie une traduction en hongrois de la loi estonienne sur la langue. Notons que c’est le premier volume d’une série dirigée par Péter Pomozi et András Bereczki intitulée « Petite bibliothèque sur la culture estonienne ». Ce texte est cependant pourvu de deux textes introductifs posant le contexte, aussi bien de la publication que de la loi en tant que telle.

2 Ce livre est un écho à l’article de Birute Klaas-Lang dans un récent numéro des Études finno-ougriennes1. C’est la raison pour laquelle il nous a semblé pertinent de le présenter en quelques mots, d’autant qu’il nous paraît important de suivre avec attention les publications de nos collègues finno-ougristes dans d’autres pays, et surtout là où ces études sont particulièrement développées.

3 Péter Pomozi, le titre nous le montre d’emblée, est admiratif devant la politique linguistique estonienne. Il la considère même comme un modèle, sous-entendant par là que d’autres auraient toutes les raisons de s’en inspirer. Deux éléments ressortent clairement de son introduction. Tout d’abord, Pomozi a en ligne de vue son propre pays et la nécessité, en Hongrie aussi, de concevoir une politique linguistique cohérente. Il ne développe pas ce thème, qui apparaît avant tout sous forme allusive. Mais il est clair que l’auteur entend faire passer des messages qui pourraient être pertinents dans son contexte propre.

4 Sur le contenu même de la politique estonienne, ce qui ressort de son introduction est qu’il en admire le caractère systématique et cohérent. Le législateur estonien et les autorités compétentes ont lancé une réflexion sur la langue (l’article de Birute Klaas- Lang l’illustre bien), prenant en compte tous les paramètres qui influent sur ce domaine, et ils en tirent des conséquences. Ce qui plaît à Pomozi, c’est que les Estoniens ont sur la langue une politique interventionniste. Ils ne laissent pas les choses suivre

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leur cours en relevant des tendances, ils ne sont pas neutres mais ont des objectifs qu’ils se donnent les moyens de mettre en œuvre. Il s’agit aussi bien de garantir la place de la langue estonienne dans la société, la correction de la langue utilisée, et sa diffusion auprès des résidents estoniens dont elle n’est pas la langue maternelle.

5 Pomozi insiste sur le travail lexicographique réalisé en Estonie et surtout sur sa continuité : on s’interroge sur l’évolution du lexique et l’on met régulièrement à jour les outils mis à disposition de la population. Clairement, l’usage d’Internet dans cette entreprise attire l’admiration de l’auteur.

6 Jüri Valge présente le contexte de mise au point de la loi : les programmes cadres, les lois précédentes, mais aussi le contexte politique, avec le passage des écoles de langue russe à un curriculum à 60 % en estonien. La loi elle-même a été traduite par Pomozi, qui l’a enrichie de nombreuses notes expliquant les passages qui manquent de transparence pour un lecteur hongrois. Ce sera certainement là un petit ouvrage de référence bien utile en Hongrie pour ceux à qui la politique linguistique tient à cœur.

NOTES

1. http://efo.revues.org/515. Pour la version estonienne, http://efo.revues.org/882.

INDEX

Keywords : Language Policy Thèmes : sociolinguistique Index chronologique : XXIe siècle motscleset keelepoliitika Mots-clés : politique linguistique Index géographique : Estonie, Hongrie motsclesru языковая политика

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Eda Kalmre : The Human Sausage Factory. A Study of Post-War Rumor in Tartu [La fabrique de saucisses humaines. Étude d’une rumeur d’après-guerre à Tartu], Amsterdam-New York, 2013, x+180 p.

Véronique Vincent-Campion

1 Classant des textes pour les Archives de Folklore d’Estonie, Eda Kalmre remarqua en 2001 que beaucoup « racontaient l’histoire d’une fabrique de saucisses humaines à Tartu dans les années d’après-guerre ». Lorsque, dans un entretien publié le

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21 décembre 2001 dans la presse, elle « se référa à ces textes comme à une évidente histoire d’horreur » (p. 3), plusieurs personnes assurèrent que ceci n’était pas du folklore, car eux, ou leurs parents, avaient vu la fabrique, et bien d’autres gens également à cette époque. Ce livre décrit et situe dans leur contexte les nombreux entretiens qui s’en suivirent. Les citations de ces informateurs sont agréablement réparties tout au long de l’ouvrage. Évidemment, la description des détails est liée à la croyance à la véracité de l’histoire. « Ils avaient vu des cheveux humains, ou simplement des poils de porcs, des vêtements d’enfants ou simplement des chiffons » (p. 5). La moitié des informateurs adhèrent à la véracité de l’histoire.

2 Eda Kalmre remarque combien l’histoire de la fabrique de saucisses humaines entraînait de sens et d’informations. « En même temps que cette vieille histoire, les gens me racontaient l’histoire de leurs vies – tout l’ensemble de leurs sentiments et souvenirs resurgissait. Pour moi cet incident qui avait été oublié devenait, à travers les histoires de mes informateurs, un guide de la période d’après-guerre et des univers des gens qui vivaient alors » (p. 5).

3 Se référant à des travaux antérieurs de folkloristes sur ce thème (Kõiva 1998) et à des récits de rumeurs proches (Brednich 1991, p. 100-104), Eda Kalmre explique le but de son livre : « il vise à observer la tradition comme un processus qui peut prendre des sens très divers et des degrés différents ». Son hypothèse est que ces rumeurs sont des histoires « caractérisées par une remarquable synthèse de la réalité et de l’imagination mythologique » (p. 24).

4 Dans l’évocation des temps troublés que vivait la cité de Tartu lorsque sont apparues les rumeurs de la fabrique de saucisses humaines, les illustrations sont intelligemment utilisées dans le livre. Ainsi, chaque chapitre est suivi d’un ensemble de trois photographies illustrant un monument ou un point remarquable de la ville avant (dans leur gloire), ensuite (en ruines), et après (reconstruits ou transformés). Le chapitre 1 (p. 31-37) parle des rumeurs de cannibalisme et présente les sources antérieures. Le chapitre 2 (p. 41-62) situe la rumeur de la fabrique de saucisses humaines parmi les images d’après-guerre de la violence et du mal. Le chapitre 3 (p. 65-84) analyse les relations antagonistes opposant les Estoniens aux nombreux « autres » (Russes, Juifs, Estoniens rentrant de Russie, etc.). Le chapitre 4 (p. 87-102) élargit vers les rumeurs de contamination alimentaire et présente la rumeur de la fabrique de saucisses humaines comme une critique du système économique soviétique. Le chapitre 5 (p. 105-128) parle des significations de la rumeur de la fabrique de saucisses humaines au XXIe siècle. Le chapitre 6 (p. 131-134) conclut en analysant le rôle de la rumeur comme métaphore de la vérité sociale.

5 Eda Kalmre explique comment « la violence et le mal qui s’étaient infiltrés dans Tartu […] ont été considérés comme synonymes de la fabrique de saucisses humaines ». Par cette histoire, la réalité était reconstruite, l’horreur était nommée, et cette application du principe de Rumpelstilskin (Ellis 2003) – le nain du conte de Grimm qui perd tous ses pouvoirs maléfiques quand on le nomme – donnait aux narrateurs un sentiment de contrôle de la situation, ainsi expliquée. « L’époque était si terrible que tout était possible, même la vente de saucisses faites de chair humaine » (p. 62). Au sujet de la persistance de l’histoire, elle conclut : « le monde décrit dans ces histoires était si puissant et si influent qu’il a créé un environnement qui continue à fonctionner et à influencer les souvenirs et les émotions des gens, même aujourd’hui » (p. 134). Ce livre important, toujours de ton modéré, est remarquable dans son évocation des temps

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difficiles qu’a vécu l’Estonie à la fin des années quarante et aujourd’hui. Son analyse en profondeur aidera le lecteur à comprendre la persistance de rumeurs proches dans de nombreuses sociétés aujourd’hui. Ces rumeurs ne sont généralement pas notées, mais les médias y font brièvement allusion lorsqu’un lynchage dont les victimes sont « non- indigènes » survient (cas de Nosy-Bé, Madagascar, octobre 2013).

BIBLIOGRAPHIE

BREDNICH Rolf Wilhelm, 1991, Die Maus im Jumbo-Jet. Neue sagenhafte Geschichten von heute, Munchen: Beck.

ELLIS Bill, 2003, Aliens, Ghosts and Cults: Legends we Live, Jackson: University Press of Mississippi: XV.

KÕIVA Mare, 1998, “Bloodsuckers and Human Sausage Factories”, FOAFTale News, 43, http:// www.folklore.ee/FOAFtale/ftn43.htm

INDEX

Index géographique : Estonie, Tartu motsclesru ужас, каннибализн motscleset horror, inimesöömine Keywords : Horror, Cannibalism Mots-clés : horreur, cannibalisme Thèmes : études de folklore Index chronologique : XXe siècle nomsmotscles Estoniens, Russes

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Juliette Monnin-Hornung : Le Kalevala. Ses Mythes, ses Divinités, ses Héros, sa Magie Genève, Éditions Nicolas Junod, 2015, 136 p.

Aleksi Moine

1 Le grand mérite de l’ouvrage de Juliette Monnin-Hornung est d’offrir aux lecteurs francophones du Kalevala un moyen d’accéder facilement à l’épopée. Concis et dense, il pourra servir de guide à ceux qui seraient déroutés par l’étrangeté de cette œuvre fondamentale de la culture finnoise. L’épopée a été traduite trois fois en français, par

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Léouzon Le Duc en 1868, Jean-Louis Perret en 1928 et Gabriel Rebourcet en 1991, mais à ma connaissance, aucune véritable étude n’en a été faite en langue française.

2 Juliette Monnin-Hornung propose donc, selon ses mots, « une analyse psychologique et littéraire du Kalevala » (p. 14), fondée sur la traduction de Jean-Louis Perret. L’introduction de son ouvrage permet de contextualiser l’épopée, en l’insérant à la fois dans le cadre de l’histoire littéraire de l’Europe du XIXe siècle et de l’histoire politique et sociale de la Finlande à la même époque, avant de s’intéresser au travail de Lönnrot lui- même et à la réception en France du Kalevala.

3 Cette contextualisation de l’œuvre est nécessaire, mais il me semble que la définition de certains concepts manque de précision, ce qui rend par moments l’ensemble de l’ouvrage un peu confus. L’auteure décide, à juste titre, d’envisager l’épopée comme une œuvre littéraire, comme le résultat du travail d’un homme, Elias Lönnrot, mais la distinction qu’elle fait par la suite entre la « poésie folklorique » et les « chants des bardes », pour expliquer la spécificité du Kalevala, me semble hasardeuse : la première serait une poésie simple chantée par n’importe qui, tandis que les seconds sont davantage marqués par la personnalité du chanteur. Les poèmes oraux utilisés par Lönnrot pour la rédaction de son épopée sont en effet de genres divers – poésie proprement épique, poésie lyrique, incantations, entre autres – et chantés dans divers contextes, et c’est ce qui fait la complexité du Kalevala, qui n’est pas un simple témoignage du chant des bardes finnois illettrés, comme le laisse entendre l’ouvrage de Monnin-Hornung.

4 En effet, dans l’ensemble de son analyse, l’auteure désigne fréquemment l’épopée de Lönnrot par l’expression de « chants des bardes », si bien que, lorsqu’elle étudie, par exemple, la vision du monde exprimée par le texte, il est difficile de savoir à qui, de Lönnrot ou de ces « bardes illettrés », elle fait précisément référence, et donc à qui renvoie cette vision du monde ; le même problème se pose pour la représentation de la société dans l’épopée.

5 L’introduction est suivie de neuf chapitres qui proposent une analyse thématique de l’épopée, le premier étant un résumé succinct, mais nécessaire de l’intrigue – des intrigues – de l’épopée. L’auteure aborde dans les huit autres chapitres les thèmes suivants : la représentation de la société, les héros de l’épopée, les divinités, les mythes, la magie et les magiciens, la nature, la vision du monde, et enfin l’expression poétique. Sans entrer dans le détail de l’analyse chapitre par chapitre, je souhaiterais revenir sur quelques points, concernant notamment la méthode et les partis pris de l’auteure.

6 Tout d’abord, je voudrais saluer les efforts de Monnin-Hornung pour rendre accessible à un public francophone le contenu du Kalevala. Les trois chapitres concernant les héros, les divinités et les mythes sont organisés de façon claire, sous la forme d’une liste, abordant les personnages les uns après les autres, de sorte qu’il est plus facile de se retrouver dans la profusion de noms qui ne sont certainement pas familiers – le chapitre sur les divinités contient d’ailleurs un petit lexique des noms des divinités évoquées dans le Kalevala. Cet effort pour familiariser le lectorat se traduit également par les comparaisons fréquentes avec des mythes ou des personnages a priori plus connus du monde francophone, issus de la culture classique gréco-romaine, par exemple. Un reproche que je pourrais faire à l’ouvrage est un certain manque de contextualisation historique, ce qui est particulièrement frappant dans l’analyse de la représentation de la société dans le Kalevala. Monnin-Hornung semble évoquer une société finnoise complètement anhistorique et idéalisée, dans laquelle les hommes

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n’auraient de rapports hiérarchiques ni entre eux ni avec la nature. À juste titre, l’auteure précise que la société représentée dans le texte n’a pas eu d’existence historique en Finlande, mais qu’elle est une image littéraire, propre à l’épopée, au monde des bardes. Toutefois, ces poèmes ont été prononcés dans un contexte historique donné, de même que le travail de rédaction de Lönnrot, et étudier le Kalevala hors sol, hors de ce contexte, ne permet sans doute pas d’en comprendre la subtilité.

7 Cette absence de contextualisation s’accompagne d’une idéalisation de cette société des bardes illettrés, renforcée par la comparaison avec les autres cultures : les Finnois seraient ainsi un peuple pacifique qui vit en harmonie et en respect avec la nature et les autres hommes. Il n’existerait de hiérarchie nulle part, ni chez les hommes ni chez les divinités.

8 Le choix de la terminologie est par endroits discutable : l’auteure parle de peuples finnois, pour désigner une réalité complexe, évoquant notamment les « Zyrianes », aujourd’hui plutôt appelés Komis. Il est donc difficile pour le lecteur de comprendre à quoi Monnin-Hornung fait référence lorsqu’elle évoque le peuple finnois, et de savoir s’il s’agit du peuple représenté dans l’épopée ou bien d’un peuple qui a eu une existence historique, puisqu’elle semble expliquer certains faits historiques, comme la conversion pacifique des Finnois au christianisme, par les conclusions de ses analyses de l’épopée (en l’occurrence, l’enclin naturel des Finnois à la paix). Ces quelques défauts de l’ouvrage montrent une certaine méconnaissance de la recherche actuelle, en langue finnoise ou anglaise, sur le Kalevala et la poésie folklorique finnoise, mais sans doute faut-il insister sur ses objectifs : il ne s’agit pas tant d’un ouvrage de recherche scientifique que d’un essai, de réflexions personnelles sur l’épopée finnoise.

9 Je souhaiterais donc, pour terminer, saluer la passion et l’enthousiasme de l’auteure pour le Kalevala, qu’elle a su partager dans cet ouvrage. Je ne peux qu’espérer, avec elle, que son ouvrage fera naître l’intérêt pour l’épopée finnoise dans le domaine francophone, et que dans un avenir très proche le Kalevala sera le point de départ de recherches faites par les savants dans tous les domaines des sciences humaines (p. 120).

INDEX

Index géographique : Europe, Finlande motsclesru популяризация, эпос Keywords : Epic, Popularisation, Translation motscleset eepos, populariseerimine, tõlge nomsmotscles Finnois, Komis Index chronologique : XIXe siècle Mots-clés : épopée, popularisation, traduction Thèmes : études littéraires

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Juliette Monnin-Hornung : Le Kalevala, ses Mythes, ses Divinités, ses Héros et sa Magie Genève, Éditions Nicolas Junod. 136 p.

Niina Hämäläinen

1 L’étude Le Kalevala, ses Mythes, ses Divinités, ses Héros et sa Magie, de Juliette Monnin- Hornung, chercheuse suisse en littérature, est un ouvrage contemporain en français sur le Kalevala (1849). J. Monnin-Hornung veut mettre le Kalevala, et par là-même la culture finnoise, à la portée des lecteurs francophones. Comme elle l’écrit dans le chapitre

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initial, le Kalevala et les études y afférant sont encore presque inconnus du monde francophone. Le Kalevala ne figure pas en général dans les recueils d’histoire littéraire ; de même, l’histoire de ses traductions, particulièrement riche pour une épopée (Léouzon Le Duc 1845, 1867 ; Jean-Louis Perret 1930 ; Gabriel Rebourcet 2010), n’est pas parvenue à susciter à son égard un enthousiasme particulier.

2 Cet ouvrage représente une étude d’une ampleur considérable et l’un de ses mérites, à mes yeux, est qu’il replace le Kalevala dans le contexte de la littérature internationale et le met en rapport avec d’autres épopées. La perspective d’histoire littéraire permet au lecteur étranger d’approcher le Kalevala de manière intelligible. J. Monnin-Hornung s’oriente dans l’histoire de la naissance de l’épopée et comprend la part de Lönnrot dans la composition des vers, même si après l’introduction elle ne revient pas sur ce point. Le livre comporte une introduction et une conclusion et, entre elles, des chapitres thématiques. Des index des noms et des notions auraient été des annexes bienvenues pour le lecteur. La bibliographie à la fin de l’ouvrage comporte quelques études d’origine finlandaise (bien que l’ouvrage d’Anna-Leena Siikala Mythic Images and Shamanism, 2002, n’y figure pas). Mais dans la mesure où l’œuvre s’adresse surtout à un large public, une liste détaillée des sources ne s’impose pas réellement.

3 L’auteur écrit dans une perspective psychologico-mythique. Elle approche le Kalevala en examinant ses personnages, ses mythes, sa vision du monde et son esthétique. Chapitre par chapitre, l’ouvrage analyse la dimension mythique. L’auteur lit l’épopée dans son inscription dans le monde et à travers une analyse psychologique et esthétique. Par exemple, la présentation de la société kalévaléenne (avec l’absence de hiérarchies sociales), des normes qui en découlent (le travail, le respect de l’autre), de la famille (matriarcat) et de la position des femmes est passionnante à lire (chapitres II « La société » et III « Héros et héroïnes »). Il faut aussi mentionner le rapport entre la vision du monde et la nature chez les personnages kalévaléens (par exemple au chapitre VI), qui fait l’objet d’analyses allant en profondeur. Bien que J. Monnin- Hornung analyse l’épopée comme s’il avait existé une société « kalévaléenne », elle doit bien constater qu’il s’agit en fait d’un monde créé par Lönnrot, qui s’appuie d’une part sur l’environnement des bardes du XIXe siècle et d’autre part sur une période plus archaïque. Ainsi, l’épopée représente également la période contemporaine. L’ouvrage est centré sur l’analyse que fait Juliette Monnin-Hornung de la vision du monde mythique présentée par le Kalevala et de certains de ses mythes (par exemple le mythe du chanteur, celui du Grand chêne, celui de la rencontre du masculin et du féminin). Les héros mythiques prennent de l’épaisseur grâce à l’analyse de la force de leur parole et de leur mouvement entre deux mondes. J. Monnin-Hornung interprète le Kalevala d’après la pensée de Mircea Eliade (et de Jung) et le compare aux mythes d’autres cultures, ce qui permet de faire ressortir sa spécificité en tant qu’épopée mythique. Les chapitres finaux, intitulés respectivement « La vision du monde dans le Kalevala » et « L’expression poétique », ouvrent synthétiquement la voie à de nouvelles interprétations de l’épopée. L’auteur y examine les perspectives éthiques ainsi que le rythme et la poétique du texte, qu’elle compare curieusement à ceux des artistes du début du XXe siècle (Chagall, Matisse, Léger).

4 Si la langue poétique, caractérisée par le rythme trochaïque et par l’étrangeté du lexique, présente au lecteur finnois un défi, on ne peut qu’essayer de deviner les difficultés d’un lecteur étranger face au Kalevala. À la lecture, on se demande quel est le rapport entre la traduction française versifiée ainsi que sa poétique avec l’édition

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finnoise. Pour sa part, J. Monnin-Hornung donne la préférence à la traduction versifiée de Jean-Louis Perret et la considère comme la plus fidèle à la langue et à la mélodie de l’épopée (1930). Mais on se demande aussi pourquoi elle ne fait pas appel à la traduction la plus récente (Gabriel Rebourcet 1991), même si dans l’introduction, elle détaille l’histoire de la traduction du Kalevala. L’introduction à la traduction de Rebourcet (édition de 2010) donne l’impression, à une lecture rapide, d’être également une bonne introduction au contexte et à l’époque du travail de Lönnrot sur le Kalevala. Et ce, même s’il semble très curieux que Rebourcet y ignore totalement la traduction de Perret.

5 Malgré la diversité des approches analytiques, la vision que présente l’auteur de l’épopée de Lönnrot reste descriptive et par endroits fort idéalisée. De plus, le Kalevala, l’histoire de ses origines ou encore le mode d’écriture de Lönnrot ne sont pas contextualisés par rapport à la pratique littéraire et historique du XIXe siècle ou au moment de notation de la réalité du chant. Mais J. Monnin-Hornung vient des études littéraires, qui ont tendance à approcher les œuvres écrites en tant que telles, comme produit autonome. Et pourtant elle saisit bien la nature du travail fait par Lönnrot. L’objectif de cette œuvre est de toucher un public francophone, de rendre intelligible aux lecteurs étrangers sa vision du monde archaïque et mythique et de les encourager à lire le Kalevala et à découvrir toujours plus en profondeur la culture finnoise. Ce but est bien atteint. Pour terminer, le livre de Monnin-Hornung donne à la question souvent posée « As-tu lu le Kalevala ? » un sens nouveau, plus profond qu’auparavant.

BIBLIOGRAPHIE

LÉOUZON LE DUC L. A., 1845, La Finlande. Son histoire primitive, sa Mythologie, sa Poésie épique avec la traduction complète de sa grande épopée, Paris, I–II.

LÉOUZON LE DUC L. A., 1867, Le Kalevala : épopée nationale de la Finlande et des peuples finnois, Paris : Librairie internationale.

PERRET Jean-Louis, 1931, Le Kalevala: épopée populaire finnoise (traduction métrique), Paris : Librairie Stock.

REBOURCET Gabriel, 2010 [1991], Le Kalevala. Épopée des Finnois, Paris : Éditions Gallimard.

SIIKALA Anna-Leena, 2002, Mythic Images and Shamanism: A Perspective on Kalevala Poetry (FF Communications 280) Helsinki : Suomalainen Tiedeakatemia.

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INDEX

Keywords : Epic, Popularisation, Translation nomsmotscles Suisses, Finnois motscleset eepos, populariseerimine, tõlge Index chronologique : XIXe siècle motsclesru перевод, популяризация, эпос Mots-clés : épopée, popularisation, traduction Thèmes : études littéraires

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Niina Hämäläinen : Yhteinen Perhe, Jaetut Tunteet. Lyyrisen kansanrunon tekstualisoinnin ja artikuloinnin tapoja Kalevalassa [Une famille, des sentiments partagés. Modes de textualisation et d’articulation de la poésie populaire lyrique dans le Kalevala], Turku, Turun Yliopisto, 2012, 338 p.

Aleksi Moine

1 [Image non convertie]

2 Cet ouvrage est le texte de la thèse de doctorat de Niina Hämäläinen, soutenue à l’université de Turku en 2012. Pouvant intéresser à la fois les folkloristes et les chercheurs en littérature, cette thèse brillante permet d’éclairer les rapports entre la poésie populaire finnoise et l’épopée du Kalevala, considérée comme œuvre littéraire.

3 Pour ce faire, l’auteure adopte en particulier la perspective de la poésie lyrique, qui a été quelque peu négligée par la recherche. L’ouvrage est structuré en quatre parties et neuf chapitres. Les deux premières parties constituent en quelque sorte une longue introduction qui permet de construire le cadre conceptuel qui servira de base théorique aux analyses de Hämäläinen. Dans la première, l’auteure pose ainsi les fondements théoriques de sa réflexion, tandis que la seconde constitue une cartographie du contexte, tant littéraire et culturel qu’historique et social, dans lequel le Kalevala a été créé. La troisième partie (chapitres 5 à 7) propose une analyse thématique de la poésie populaire lyrique et de sa textualisation dans l’épopée ; les deux derniers chapitres font office de conclusion et rassemblent clairement les réflexions développées dans l’ensemble de l’ouvrage.

4 Les deux concepts clés de l’analyse de Hämäläinen sont ceux de textualisation et d’articulation. Ces concepts sont très précisément définis et interrogés dans l’introduction, mais il peut être intéressant d’en dire quelques mots, sans bien sûr prétendre entrer dans les détails de l’analyse. La textualisation désigne les différents

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objectifs et procédés qui entrent en jeu dans le processus de mise à l’écrit de la poésie populaire lyrique, fondamentalement orale. Le concept d’articulation permet d’affiner la définition de la textualisation, en montrant comment l’activité d’écriture de Lönnrot s’insère dans un cadre historique et culturel, comme un pont qui permet de relier, d’articuler différentes classes de la société et différents types de phénomènes culturels. Hämäläinen part ainsi de l’idée de Honko que l’épopée de Lönnrot peut être analysée de la même manière qu’une épopée orale. C’est aussi pourquoi elle étudie les cinq versions différentes du texte qui ont été publiées par Lönnrot : elles constituent précisément le corpus dense, préconisé par la méthode d’analyse de Honko. Outre ces cinq textes écrits, l’analyse porte sur le corpus de poésie populaire recueilli, transcrit par Lönnrot ou par d’autres – mais dans ce cas, seulement les textes auxquels il a pu avoir accès. La thèse de Hämäläinen se révèle un dialogue particulièrement bien construit entre ces différents corpus et s’appuie également sur les textes plus théoriques de Lönnrot, notamment ses préfaces ou ses lettres : la comparaison précise des textes permet de mettre en lumière les intentions et les objectifs qu’avait Lönnrot lorsqu’il rédigeait son épopée. Cette comparaison représente, de la part de l’auteure, une tentative de faire entendre les différentes voix qui ont pu entrer en dialogue entre elles au XIXe siècle, des voix appartenant à différentes classes sociales et exprimant des opinions différentes sur les sentiments et sur la structure familiale. L’étude est centrée sur les deux personnages d’Aino et de Kullervo : ces deux épisodes sont en effet ceux qui contiennent le plus de vers lyriques et qui sont sans doute les plus représentatifs en ce qui concerne l’expression des sentiments. Le choix de traiter de la poésie lyrique, en particulier des huolirunot (les chants de peine), est lié au rôle particulier qu’elle joue dans la conception qu’a Lönnrot de la poésie populaire : la poésie lyrique occupe une place d’intermédiaire entre le peuple et la bourgeoisie cultivée qui constitue le lectorat de Lönnrot et ne connaît pas les formes traditionnelles de la poésie populaire. La poésie lyrique devient, dans l’épopée, comme un métadiscours, un discours direct, qui permet à Lönnrot de montrer du doigt à son public ce qu’est la poésie populaire.

5 En s’appuyant sur les réflexions sur la théorie de la réception et l’horizon d’attente des lecteurs, l’auteure renouvelle ainsi la perception du Kalevala, et en particulier de la façon d’envisager la poésie lyrique qui est insérée dans l’épopée. Elle montre que l’insertion de ces vers lyriques n’a pas seulement une importance dans la sphère littéraire, et dans la définition de la poésie populaire auprès du lectorat de Lönnrot, mais qu’elle se fait aussi le reflet de discussions contemporaines sur la famille, notamment sur le rôle de la mère – problématiques qui sont davantage celles des classes aisées de la société que du milieu rural où ont été recueillis les poèmes.

6 La précision de l’analyse textuelle de Hämäläinen rend bien compte de l’évolution de la pensée de Lönnrot, et de son rapport à la poésie populaire. La contextualisation historique permet de voir comment se mêlent les deux voix, archaïque et moderne, au sein de l’épopée de Lönnrot, qui devient de cette façon une épopée moderne, qu’il convient d’étudier au travers du concept d’articulation, comme un carrefour entre plusieurs dimensions, littéraires, mais aussi sociales. Par la clarté de son argumentation et par la profondeur et la précision de son analyse, la thèse de Niina Hämäläinen est un ouvrage particulièrement stimulant. Les questions qu’elle pose dépassent largement le cadre du Kalevala et peuvent sans nul doute ouvrir de nouvelles perspectives dans d’autres domaines que les études de folklore. Cet ouvrage pourra ainsi nourrir de façon

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fructueuse tous ceux qui s’intéressent à la poésie populaire, à la littérature, mais aussi à l’histoire sociale et à la construction des modèles familiaux.

INDEX

Index géographique : Finlande, Turku Keywords : Folk Poetry, Lyrical Poetry, Textualisation, Reception Mots-clés : poésie populaire, poésie lyrique, textualisation, réception motscleset rahvaluule, lüüriline luule, tekstualiseerimine, retseptsioon. motsclesru народная поэзия, лирическая поэзия, текстуализация, рецепция. nomsmotscles Finnois Index chronologique : XIXe siècle Thèmes : études littéraires, études de folklore

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Miklós Zrínyi : La Zrinyade ou Le Péril de Sziget, épopée baroque du XVIIe siècle Villeneuve-d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2015. Introduction, traduction et notes de Jean-Louis VALLIN, postface de Farkas Gábor KISS.

Paul-Victor Desarbres

1 L’histoire littéraire a décrété que « les Français n’ont pas la tête épique » (Gauthier 1841, p. 107) ; l’époque actuelle ne change rien à cet état des choses. Jean- Louis Vallin a cependant eu le courage de traduire Le péril de Sziget de Miklós Zrínyi, longue épopée baroque en quinze chants d’une centaine de vers chacun. Il s’est vu décerner le prix Nicole Bagarry-Karátson pour la traduction des textes hongrois par un francophone. Les Presses Universitaires du Septentrion ont eu l’ambition de publier dans une utile et belle édition cette œuvre essentielle de la littérature hongroise, pétrie d’influences européennes classiques et modernes, et reflétant la question cruciale de l’affrontement avec les Turcs : à telle enseigne qu’on pourrait la dire centrale dans l’Europe du XVIIe siècle.

2 Traduire un texte déjà ancien de façon à le rendre accessible sans en trahir le sens, ni en ignorer la lettre : c’était la ligne de crête sur laquelle il a fallu se tenir. Le résultat aurait pu être rebutant, et ajouter aux difficultés que le texte présente pour le locuteur hongrois celles de la traduction. Il est particulièrement réussi, et inspire quelques réflexions sur ce type d’entreprise. Un double écart ou une double difficulté (l’altérité hongrois-français et l’archaïsme de la langue de Zrinyi) a amené Jean-Louis Vallin à prendre un parti susceptible de donner naissance non pas à une traduction trop contemporaine et destinée rapidement à l’obsolescence, ni à une traduction archaïsante mort-née1, mais à la tentative de reconstitution d’un équivalent pour la langue et la métrique : c’est ainsi le français « classique » de Corneille et Racine modernisé qui s’est imposé la plupart du temps (p. 20). On note aussi de menus archaïsmes dont il n’a cependant pas fait abus : « ne mettons à plus tard » (XIV, 93, v. 2) ou « t’éjouir grâce à moi » (XIV, 61, v. 2). À titre de licence poétique classique, on trouvera ainsi des « encor2 ». Pour reprendre les mots d’un autre traducteur, il semble qu’il n’ait pas été question de « naturaliser », mais de « faire apparaître dans son

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altérité culturelle » l’œuvre (Ausone de Bordeaux, 2010, p. 24-34) : l’avant-propos et l’introduction de la Zrinyiade montrent un souci tout particulier de rendre accessible au public francophone les grandes caractéristiques de la langue hongroise ou de ses sonorités. Cette traduction est une vraie reconstitution, qui ne gomme pas l’altérité de la langue et de l’époque de son auteur. Dans cet ordre esprit, le traducteur déclare laisser tels quels tous les noms de villes ou de personnages, hongrois ou turcs, ainsi que les realia du monde turc qui n’ont pas d’équivalent en français – à l’exception bien compréhensible de Soliman qu’il ne signale pas : c’est en fait encore la règle d’Amyot d’après laquelle la notoriété entraîne une francisation du nom propre. Pour les noms livrés sans changement, cela permet d’ailleurs de profiter des variantes du hongrois dans la traduction, ainsi pour Sziget ou Szigetvár : ainsi « Szigetnek Hektora » devient- il sans inconvénient « l’Hector de Szigetvár » (X, 94, v. 1).

Traduire en vers

3 Dans l’introduction, une courte présentation de Zrínyi, homme d’épée et de plume, précède un développement modestement intitulé « Point de vue du traducteur » qui nous fait entrer avec précision et sans fausses pudeurs dans la fabrique, la cuisine du traducteur (p. 17-24). Le choix du vers d’abord doit retenir l’attention (p. 17-18) : on voudrait prolonger les justifications de Jean-Louis Vallin. Comme dans les anciennes chroniques hongroises, Zrínyi utilise des quatrains de dodécasyllabes monorimes. Le système de suffixation propre au hongrois permet au poète d’obtenir aisément des rimes. Le traducteur ne s’asservit pas à cette contrainte. Rejoignant les expérimentations de certains lettrés renaissants3, il propose un vers compté, mais non rimé. Il admet ainsi la césure épique, apocope systématique du e caduc en septième position du vers. C’est une réponse très satisfaisante au besoin de souplesse qu’éprouve tout traducteur – et tout lecteur – devant le mètre trop illustre. Cette simple modification permet d’éviter des contorsions et reste fidèle à la donnée fondamentale de l’alexandrin classique pratiqué jusqu’au XXe siècle : la bipartition du vers en deux hémistiches de six syllabes, une pause étant observée entre eux4. Cet invariant correspond à un besoin de reconnaissance du vers, que respecte parfaitement la traduction : N’accepte de personne des conseils timorés […] (VIII, 83, v. 2) De leur timbre sonore les clairons retentissent, Partout le tambour bat d’un rythme frénétique ; Les vaillants cavaliers aussitôt sont en selle, La piétaille en bon ordre, fièrement alignée. (IV, 13)

4 Le e caduc est ici parfaitement muet, sans que cela pose de difficultés de lecture, tant la double segmentation de l’alexandrin est un fait d’une régularité qui ne souffre pas d’exception. Combien de traducteurs pourraient s’inspirer de cette solution efficace et libératrice ! Ce dernier passage mène à une seconde considération d’importance dans la traduction : à défaut de rime, le traducteur n’a pas négligé la prosodie des sonorités5. Le fait de renoncer à la rime et d’adopter une version souple de l’alexandrin classique offre une marge de liberté et la possibilité de construire des chaînes prosodiques

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comme dans l’exemple précédent (v. 2) où l’allitération espacée en [t] est suivie d’une allitération suivie en [b] provoquant deux accents prosodiques consécutifs : c’est le sémantisme du mot tambour qui est ainsi mis en valeur. Cette traduction porte aussi en elle d’autres allitérations qui l’apparentent à un français quasi renaissant ou pré- malherbien, pour le plus grand bonheur du lecteur. Ainsi, la mésange « leurrée par le pipeau et vite prise au piège » (XII, 81, v. 2). Dans ces cas, le traducteur ne cherche pas à reproduire une allitération du texte hongrois, mais donne un discret relief propre à la couleur de son œuvre de traduction6.

5 Plus largement, le traducteur a pratiqué l’allitération ou l’assonance finale, ainsi qu’une forme de rime lâche qui convient parfaitement par rapport à l’original hongrois : les quatrains de Zrínyi sont rimés, mais la rime n’a pas le même poids dans le système d’accentuation du hongrois – où elle n’est presque jamais accentuée – qu’en français où elle l’est systématiquement. On trouve de temps à autre des rimes croisées : Pál frappe Jahia Zaim, qui laisse aller sa vie Descendre sous la terre. Mais à son tour, Beriel De Pál tranche la gorge ; implacable et cruel, Son sabre goûte au sang – et Pál y rend la vie. (XI, 87)

6 Régulièrement, deux vers d’un même quatrain, séparés ou côte à côte riment ensemble, comme dans cette description d’Alecto qui provoque le frisson : Des yeux coule une écume sanglante et venimeuse, Et son gosier exhale des vapeurs sulfureuses. (I, 29, v. 3-4)

7 Souvent, on lit quelques rimes que la nomenclature scolaire nommerait « pauvres », éparses, et créant un discret et riche phénomène d’assonance7. De vagues homophonies (« Demirham » / « Deliman », « répondre » / « nombre ») remplacent aussi parfois la rime.

8 Parfois c’est la répétition du même mot à la fin du vers qui fait office de rime8. Quand bien même ces répétitions se trouvent parfois dans l’original9, on peut se demander si ces « prosaïsmes » ne sont pas une façon ingénieuse de rendre, à une échelle bien moindre, l’effet de monotonie qui se dégage de ces poèmes hongrois à rime par suffixe. On conçoit tous les avantages et les libertés qu’offre un tel système. De quel droit ne profiterait-on pas de la rime entre « mer » et « père » (IX, 1) ? La rime, « ce bijou d’un sou », n’a pas arrêté le traducteur, et c’est tant mieux.

9 Si l’entreprise n’était pas aussi réussie, on pourrait discuter sur un autre choix de traduction : pour certains syntagmes usuels du français, « les armes et le héros », on a jugé qu’on pouvait s’affranchir du décompte des syllabes en vigueur dans le reste du texte. On lirait ainsi : « les arm’s et le héros ». Cela constitue dans la masse du texte des cas d’exception qui nuisent un peu à la régularité métrique et à l’effet de reconnaissance qu’elle induit. La césure épique était fructueuse parce que libératrice et aisément identifiable ; on est plus réservé pour les autres cas où le e à la finale (apocope) ou à l’intérieur d’un mot (syncope) n’est pas compté10. Mais c’est un phénomène marginal.

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Du vers à la recréation d’un style.

10 On est introduit aux archaïsmes de la Zrinyiade avec pédagogie (p. 18-20) : à la parution de l’épopée dans un vaste recueil intitulé la Sirène de l’Adriatique en 1651 à Vienne, le hongrois n’a pas connu la grande révolution linguistique ou « nyelvújítás » du XIXe siècle, Zrínyi fait figure de défenseur et illustrateur de la langue hongroise (alors même qu’il aurait pu aussi écrire en croate) ; il se plaint, comme tant d’auteurs et traducteurs français de la Renaissance, de la pauvreté de son vulgaire (« Au lecteur », p. 41). Le dernier sous-développement de l’introduction, modestement titré « Ressources de la traduction » fait entrer dans le vif des choix de traduction (p. 20-24). Différentes recettes sont exposées, qui peuvent s’avérer utiles pour les traducteurs amateurs. Il s’agissait tantôt de « compenser la longueur d’un mot hongrois » : ici, le traducteur retrouve les fameux binômes dont on avait pu abuser dans les traductions de la seconde moitié du XVIe siècle11 (Buridant 2002). Le principe de commutabilité des catégories grammaticales est aussi exposé. Deux tendances contradictoires, celle de la parataxe et celle la subordination, ne pouvaient être reproduites dans la traduction. On est cependant frappé par le soin (qu’illustre d’ailleurs un propos sur l’emphase) de restituer dans la mesure du possible un rythme de présentation des mots du texte hongrois. Le poète décrit ainsi Cumilla, amante du preux Delimán : Nyughatatlankodik, vagy jár, vagy áll, vagy ül [...] Marchant, debout, assise, le repos l’abandonne. (XII, 23, v. 3)

11 La simple inversion de la séquence ternaire et de l’hémistiche et la transformation des trois verbes en trois formes susceptibles d’être apposées au pronom personnel illustre cette technique de traduction. On ne perd ainsi rien des mouvements de la phrase ou des comparaisons épiques qui font la saveur de ce texte.

12 Le traducteur déclare aussi très simplement ne pas avoir hésité à utiliser certaines chevilles : il est possible que certains passages de l’original n’en aient pas été dépourvus. L’idée d’une poésie quintessentielle, à la Baudelaire ou plus encore à la Valéry, est bien étrangère à cette époque. Cela justifie quelques ajouts : Fáti, édes anyám, elvesztem elmémet. Fáti, ma douce mère, vois, j’en perds la raison [...] (XII, 29, v. 3)

13 Les techniques permettant de construire ces vers réguliers rapprochent ainsi le traducteur de modèles de la littérature classique française dont on sent qu’il a été imprégné. Jean-Louis Vallin a su recréer un style de Zrinyi en français, une voix visant l’efficacité épique, « sans façon » : Que cette forteresse, ici, soit notre gloire Ou n’ayons pour cercueils que des ventres d’oiseaux ; Mais du moins, soyons hommes et soyons des héros ; Qu’ainsi notre beau nom dure éternellement. (V, 34)

14 La redondance des compléments de lieu du texte initial est ici respectée. Ce qu’on a analysé comme le « sublime cornélien » n’est pas loin sur le fond.

15 On voudrait noter la formule de conclusion du chant IX, après la bataille, où le poète fait revivre l’exotisme et le fantasme magiques, avant d’abréger sur un prosaïsme plein de superbe, digne de la Légende des Siècles : Au-dessus des tombeaux, les hadjis, par leurs cris, Encourageaient chacun à ne pas perdre espoir ; Derviches, talismans évoquaient Mahomet

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Pour qu’il leur vînt en aide – puis on les laissa là. (IX, 101)

16 En respectant globalement l’ordre des mots hongrois, le traducteur a su faire œuvre, et trouver des formules équivalentes dans la culture littéraire francophone. Il semble que ce soit d’ailleurs l’intuition au cœur de la création du prix Nicole Bagarry-Karátson que de récompenser l’utilisation des qualités de maîtrise de la langue et de la littérature françaises au profit de la transmission des textes hongrois.

Un instrument d’étude

17 Un résumé reprend l’action de chaque chant avec précision (p. 25-35) ; un dossier d’illustrations qui donnent un aperçu de la diffusion et de la postérité de l’histoire et du mythe de Zrinyi ainsi que de l’œuvre de son petit-fils (p. 110-114 ; p. 184-188) ; un index des personnages historiques mentionnés sera utile aux chercheurs intéressés par les turcica de l’âge baroque : on y trouve la forme courante de certains noms en français (p. 285-286) ; deux cartes des lieux mentionnées rendent la géographie du bassin des Carpathes accessible au lecteur. Les notes sur le texte, en nombre volontairement réduit, sont éclairantes : aurait-on voulu qu’il soit davantage fait état des modèles gréco-latins ou italiens de Miklós Zrínyi ? Une postface de Farkas Gábor Kiss resitue l’œuvre dans la littérature hongroise (p. 275-284) : première épopée d’inspiration classique dans cette langue, la Zrinyiade est tributaire de chroniques rimées, de la littérature croate anti-turque, et bien sûr de modèles italiens, grâce aux zones d’influence du nord de l’Adriatique : l’Arioste, le Tasse et le cavalier Marino ne sont pas loin. Deux textes de ce dernier semblent même avoir été déterminants pour le poète qui réussit à transformer une défaite en épopée12. Une bibliographie complète donne accès aux principales éditions, traductions du texte et études. On perçoit ce qu’il y a d’expérience de l’enseignement dans la présentation même de ce livre. Les comparatistes n’ont plus qu’à se mettre au travail.

BIBLIOGRAPHIE

AUSONE DE BORDEAUX 2010, « Notes sur la traduction », Œuvres complètes, Bordeaux : éd. Bernard Combeaud, p. 24-34.

BURIDANT Claude 2002, « Les paramètres de la traduction chez Blaise de Vigenère », in Blaise de Vigenère, poète et mythographe au temps de Henri III, dir. CAZAURAN Nicole, Paris Presses de l’École normale supérieure (Cahiers Verdun-Louis Saulnier).

CORNULIER Benoît de, 1982, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Paris : Éditions du Seuil.

DESSONS Gérard, MESCHONNIC Henri, 1998, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris : Dunod.

GAUTHIER Théophile, 1841, « La Divine Épopée, de M. Soumet », in La Revue des deux mondes, 4e série, tome 26, p. 107-126.

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NOTES

1. Dans le souci de proposer une traduction rendant les archaïsmes épiques du Tasse, on a ainsi pu donner jour à une traduction difficile d’accès : TASSO Torquato, La Jérusalem libérée, éd. et trad. Orcel Michel, Paris, Gallimard, 2002. 2. Dans un seul cas (XV, 91, v. 2) l’orthographe « encor » semble cependant inutile, vu l’adoption de la « césure épique » (cf. infra). 3. Vigenère Blaise de, Le Psautier de David (1588), éd. Blum-Cuny Pascale, Paris, Le Miroir volant, 1991-1996, t. I, p. IX et 18. 4. Les trimètres romantiques ou les « tigresse[s] épou-vantable[s] d’Hycarnie » décadentistes sont justement des cas de fructueuse mise en conflit de la syntaxe et du mètre composé de deux hexasyllabe ; il faut que la structure métrique soit maintenue en même temps que la structure syntaxique pour qu’il ait un effet, et non plate réduction aux seules exigences de la syntaxe et donc à la prose. Sur le vers constitué d’une égalité de segments syllabiques, cf. Cornulier 1982 ; pour une théorie plus globale : Dessons, Meschonnic 1998. 5. On utilise ce terme dans le sens de Dessons, Meschonnic, 1998, p. 167-172 : pour l’essentiel, il s’agit des allitérations fondées sur la consonne ouvrante d’une syllabe, formant une chaîne sonore, à l’échelle du vers, du poème et de l’œuvre. 6. Voir aussi XI, 88, v. 2 ; XI, 96, v. 4 ; XI, 100, v. 4. 7. Voir I, 98 ; IV, 59 ; IV, 93 ; VIII, 88 ; XI, 2 et 3 ; XI, 88 ; XIII, 96 ; XIV, 20. 8. Voir XV, 90 et 93 ; IV, 112. 9. Le texte de la Zrinyiade n’est cependant pas exempt de répétitions : IX, 6 (nom propre répété aussi dans la traduction), VIII, 98 (« vitéz » qui devient « vaillant » puis « preux »), etc. 10. I, 2, v. 1 ; VIII, 92, v. 2 ; IX, 66, v. 4 ; X, 105, v. 2 ; XII, 108, v. 4 ; XII, 110, v. 2 ; XIII, 6, v. 2 (ne pourrait-on écrire « entre » au lieu de « d’entre » ?) ; XIV, 61, v. 2 ; en XIV, 83, v. 3, il manque sans doute une syllabe ? 11. Il s’agit d’une tendance accentuée chez beaucoup de traducteurs de la fin du XVIe siècle. 12. On peut objecter à l’auteur de l’essai que la chanson de geste n’est pas incompatible avec la défaite mais implique au moins le châtiment des méchants, ce qui est le cas de Soliman (et du Ganelon de la Chanson de Roland), mais cela ne remet pas en cause cette stimulante analyse sur la spécificité de cette épopée et son rapport à différents modèles.

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