art press 302 l’interview

Pierre Boulez chercheur moderne entretien avec FRANCK MALLET

L’ activité musicale de poursuit ses investigations sur des terrains ouverts par la modernité esthétique (l’écriture, la déconstruction des structures et des formes, les agencements de l’espace et du son, etc.). Sa pratique artistique, dans ses différents aspects (direction d’orchestre, composition, specta- cles vivants, etc.) est portée par une recherche qui connaît des résolutions toujours reconduites dans des œuvres, des collaborations et des projets. Reprendre, rejouer, revisiter est aussi, fondamentalement, une spécificité de cette recherche, en ce qu’elle est musicale, en ce que la question esthétique y est toujours saisie dans des variations et des répétitions.

Pourquoi réenregistrer Ravel et Debussy ? Deux raisons à cela : la première, c’est qu’il s’agit d’enregistrements assez anciens, qui datent maintenant de trente ans, bientôt quarante pour certains, pour des firmes différentes. Depuis, j’ai appris pas mal de choses, je pense avoir évolué, pas tant sur un plan esthétique, car Debussy et Ravel étaient des compositeurs que je connaissais déjà bien, mais plutôt dans la manière de transmettre cette musique – sans doute de façon plus souple, plus maîtrisée, tout simplement. C’est amusant, parce que je retrouve l’Orchestre de Cleveland, avec lequel je suis très lié depuis 1965. J’ai beaucoup aimé refaire certaines partitions avec l’Orchestre, même s’il a changé depuis cette époque et est constitué de musiciens différents ; je suis sensible à son esprit (1).

Un nouveau disque consacré à Gustav Mahler vient de paraître, la 4e Symphonie (2) ; souhaitez-vous graver une intégrale ? Je ne me suis jamais posé la question. Ce n’était pas mon but et il n’y avait pas là de visée commerciale… La rétrospective s’est faite progressivement et avec différents orchestres. Bien sûr, je dirige ces œuvres à la tête des orchestres de Cleveland, Chicago et Vienne, mais j’en dirige d’autres sans aucun rapport avec ce type de répertoire. Il aurait donc fallu attendre dix ou quinze ans pour les enregistrer avec le même orchestre. Par ailleurs, je n’aime pas diriger trop souvent les mêmes choses, parce qu’on se lasse, cela devient une espèce de routine. En ce sens, je ne me sens pas profondément chef d’orchestre. J’aime garder une certaine distance vis-à-vis des partitions. Ainsi, l’année prochaine, je vais diriger la 2e Symphonie de Mahler, que je n’ai pas dû diriger depuis près de vingt ans. Bien sûr, c’est utile de diriger une partition un certain nombre de fois à la suite, mais je rechigne toujours à diriger trop souvent les mêmes œuvres.

Un chef comme Bruno Walter, qui avait connu Mahler, préférait faire son choix parmi les symphonies… Walter dirigeait ses pièces préférées, surtout des 1ère, 4e et 9e Symphonies et le Chant de la Terre, alors que Dimitri Mitropoulos fut beaucoup plus audacieux en dirigeant à New York celles qui étaient les moins connues à l’époque: les 5e, 6e et 7e Symphonies ; elles effrayaient par leur longueur, la durée de chaque mouvement et la difficulté à suivre leur trajectoire. À cet égard, ce fut un pionnier, en particulier à New York, au cours des années 1950. Les musiciens de l’Orchestre m’ont raconté que le public quittait la salle au fur et mesure des mouvements, alors qu’aujourd’hui tout le monde suit religieusement… Il faut le reconnaître, Leonard Bernstein fut à l’origine de la popularité de Mahler aux États-Unis, grâce à ses concerts à New York et à ses enregistrements, intérêt qui s’est ensuite propagé en Europe – et puis il est venu le diriger plusieurs fois à Paris. Dans les années 1950, à Paris, je me souviens avoir entendu seulement deux œuvres, la 4e par Paul Kletzki et le Chant de la Terre par Bruno Walter, dans le cadre d’un festival de musique du 20e siècle. Aucun chef français n’abordait ce répertoire, à l’époque. En France, nous avions un énorme retard dans la connaissance du répertoire allemand. Ce n’est que très récemment, grâce à des chefs tels Daniel Barenboïm et maintenant Christoph Eschenbach, que les symphonies de Bruckner sont jouées à l’Orchestre de Paris. Configurations d’espaces

Vous avez fait vos débuts à Bayreuth en dirigeant Parsifal de Wagner, en 1966, dans la mise en scène de Wieland Wagner. L’été prochain, trente-huit ans plus tard, vous reprendrez cet opéra à Bayreuth, dans une mise en scène de Christoph Schlingensief… Lorsqu’on m’a proposé de travailler avec Christoph Schlingensief, comme je ne le connaissais que par son curriculum vitae, j’ai souhaité le rencontrer avant d’opérer un choix définitif. On s’est vu à mon retour des États-Unis, à Paris, pendant près d’une demi-journée. Puis, à Noël et cette fois nous avons passé toute la journée ensemble, à Baden- Baden, où j’ai une maison. Je crois qu’on peut connaître suffisamment quelqu’un dans ce cas. Il m’a beaucoup plu comme personne et, bien sûr, nous avons beaucoup parlé de la mise en scène d’opéras. J’ai été totalement convaincu par sa conception scénique de l’œuvre. Il faut préciser que, dans de sa jeunesse, ce fut un provocateur. Plus récemment, au Burgtheather de Vienne, il a mis en scène Bambiland, pièce d’Elfriede Jelinek, romancière et dramaturge elle aussi assez provocatrice (3) ! C’est une femme plutôt «rentre-dedans», dans une tradition autrichienne proche de Thomas Bernhard. Certes, faire un texte de Jelinek et monter un opéra de Wagner, c’est différent, mais je suis là pour l’aider à travailler avec les interprètes. Personnellement, je n’ai pas de conception de Parsifal. Je regarde ce qu’il fait et je trouve que son invention scénique est très convaincante. Sans dévoiler le spectacle, la base est un collage d’images d’actualité, qui mêle clichés anciens et portraits contemporains. C’est d’ailleurs drôle et significatif d’observer cette confrontation des images. Je ne procédais pas autrement avec Patrice Chéreau lorsque nous travaillions ensemble sur le Ring, à Bayreuth. Il est parti d’idées assez vagues, puis s’est documenté. Une mise en scène se définit quand on y travaille. C’est comme un tailleur : on voit un tissu, on le choisit et ensuite lorsqu’on le met sur la personne, on doit tenir compte de la manière dont elle est bâtie, prendre ses mesures, observer comment le vêtement est porté, etc. Il est vrai que le texte de Parsifal n’a pas la crudité de certaines réalisations de Christoph Schlingensief. Le livret m’a toujours fait penser à Vatican I (rires). Il y a quelque chose qui appartient à la religiosité de la fin du 19e siècle. Bien sûr, il n’est pas intéressant de retourner à cette forme esthétique. Ça me rappelle que le chef d’orchestre Otto Klemperer, qui avait près de 80 ans lorsque j’ai dirigé Parsifal pour la première fois à Bayreuth, était venu me voir à la fin d’une représentation. Nous dînions tous ensemble, très simplement, quand il m’a posé la question : «Comment pouvez-vous diriger cette espèce de chose de chrétienté absolument horrible ?» Je ne m’occupe pas de cela, lui ai-je répondu, c’est simplement un symbole de la quête intérieure – ce qui est essentiel pour comprendre Parsifal. Parsifal est totalement étranger à lui-même et ce n’est qu’à la suite d’épreuves – dont l’épreuve sexuelle, d’ailleurs– qu’il se trouve et que sa personnalité s’affirme. Dans Parsifal, on trouve ce mélange ambigu de lenteur hiératique et d’excitation, chargé érotiquement. On trouve cela également dans la Tétralogie, dans la relation entre Siegfried et Brünnhilde, où la mère est à la fois l’amante et la maîtresse ; dans Tannhäuser également… C’était l’une des obsessions de Wagner, bien avant Freud : l’amour maternel confondu avec le rapport amoureux. Il est inutile de faire un film pornographique pour montrer cela, mais on trouve ici une sexualité douteuse. La révélation de Parsifal, c’est tout de même ce baiser de Kundry qu’elle lui donne au nom de la mère qu’il a perdue et qui lui dévoile la sexualité. Parsifal montre le choc des civilisations, le personnage de Klingsor – nous sommes en Espagne, au Moyen Âge – symbolise la civilisation musulmane, avec ses secrets et sa lutte contre la chrétienté. Les Chevaliers du Graal apparaissent comme une secte religieuse, à l’image aujourd’hui de la scientologie ou du Temple du soleil… C’est donc une œuvre infiniment plus complexe que Vatican I !

Compositeur, vous vous êtes toujours gardé d’aborder l’opéra, même si vous avez eu différents projets, non aboutis, avec Jean Genet et Heiner Müller. Est-ce un genre trop lié au passé ? J’aimerais surtout une autre relation entre la scène, la fosse et le public. Ce rapport physique complètement figé par l’architecture me gêne énormément. À cet égard, je regrette qu’à l’Opéra Bastille n’ait pas été construite cette salle modulable, prévue à l’origine, car c’était vraiment le point central d’une nouvel opéra. Construire une salle conventionnelle pour le répertoire, c’est logique – puisqu’il y a davantage de répertoire que de nouvelles œuvres –, mais qu’à côté, on puisse disposer d’un studio de répétition, comme un studio de télévision finalement, qui puisse, au moyen de sa configuration, accepter toutes les architectures possibles et assumer cette relation spécifique entre le théâtre et la musique ! Ça ne s’est pas fait… Il n’y a aucune maison au monde qui ne dispose d’un tel système, ou bien il faudrait sortir de la salle traditionnelle et louer un hangar afin que l’on puisse disposer de différentes «mises en lieu», si je puis dire. Ce n’est pas facile, mais lorsque Patrice Chéreau a monté Phèdre, Combat de nègres et de chiens ou Dans la solitude des champs de coton, on avait deux scènes parallèles et la mise en place du théâtre était aussitôt différente. Lorsque Peter Stein a monté les Nègres de Genet à la Schaubühne de Berlin, il a organisé le lieu autrement. À l’opéra, le problème acoustique n’est pas une mince affaire, non plus. Lorsque Joseph Losey a réalisé la mise en scène de Boris Godounov à l’Opéra de Paris, il voulait privilégier le drame, donc la fosse d’orchestre avait été couverte. Les chanteurs étaient sur le devant, on les entendait plus que bien, seulement dans cet ouvrage il y a beaucoup de chœurs et l’orchestre, placé tout au fond, dans une espèce de kiosque, disparaissait quasiment à chaque intervention du chœur… La conception était différente, mais ratée, car sur le plan acoustique ça ne fonctionnait pas. Je suis convaincu qu’il devrait exister un lieu où l’on puisse essayer plusieurs types de configuration, comme on le fait régulièrement à la salle des concerts de la Cité de la musique, à Paris. Lorsque vous dirigez en une soirée un spectacle qui associe Renard de Stravinsky, les Tréteaux de Maître Pierre de Falla et Pierrot lunaire de Schönberg, dans une mise de Michael Grüber – à Aix, en juillet 2003 et à Vienne en mai dernier –, le compositeur que vous êtes ne livre-t-il pas déjà la clé de son théâtre lyrique idéal ? La musique de chambre offre une solution beaucoup plus facile, c’est évident. Mais, pour obtenir une certaine distance musicale, vous devez disposer d’un nombre certain d’interprètes. Vous ne pouvez pas réaliser un spectacle avec seulement une dizaine de personnes, par exemple. Cela peut paraître trivial, mais il existe une proportion entre la durée et le nombre qui doit se dégager, même si vous utilisez au mieux les forces dont vous disposez. À cet égard, Richard Strauss est celui qui a encore le mieux accompli cette relation, avec Ariane à Naxos ; c’est admirablement fait, avec un orchestre réduit – mais pas à sa plus simple expression ! Il y a quand même une cinquantaine de musiciens dans la fosse. Lorsque j’ai monté ce triptyque à Aix, ce qui m’intéressait c’était l’approche théâtrale, en effet… On trouve ici en vis-à- vis trois conceptions possibles du théâtre. Premièrement, pour Falla, les musiciens dans la fosse et les personnages sur la scène, ce qui est plutôt conventionnel. Mais les personnages jouent avec des marionnettes. Les personnages, bien réels, sont identifiés, ils chantent leur rôle. L’imagination est du côté des marionnettes qui, elles, sont délivrées du chant. Deuxièmement, avec Stravinsky, les musiciens sont toujours dans la fosse, mais cette fois, en compagnie des chanteurs, qui participent à l’orchestre. Il n’y a plus d’identification des chanteurs avec un personnage. Sur scène, ce sont les mimes masqués. La Troisième est un théâtre d’ombres, puisque Schönberg aime à évoquer une situation, une impression. Chaque solution proposée est très intéressante. Falla et Stravinsky sont incontestablement influencés par l’art scénique français – d’ailleurs, ces deux œuvres avaient été commandées par la princesse Polignac –, néanmoins Falla tire son inspiration de l’Espagne et Stravinsky, de la Russie. Chez Schönberg, c’est une tradition par personne interposée, celle du cabaret populaire, de la fin du 19e siècle, qui est passée par Berlin – avec ses Chansons pour le cabaret Überbrettl, avec l’acquis musical viennois. Ce sont trois cheminements autour de Paris, mais avec trois cultures différentes. Les réunir forme une sorte de résumé, une image forte de la culture européenne. Effectivement, en un sens, cela préfigure ce que j’aimerais faire, mais il faudrait s’y consacrer sans avoir rien à faire à côté… J’y réfléchis en ce moment et peut-être vais-je composer une œuvre chorale, puisque nous avons un chœur de qualité en France, avec Accentus et Laurence Equilbey.

Quelle est votre conception de l’œuvre, sachant que plusieurs de vos partitions sont des work in progress – notamment Répons (1981/1984…) ? Je ferai la comparaison avec une spirale ; par définition, c’est une architecture infinie. On peut l’arrêter, mais lorsqu’on ajoute un élément la forme se redéploie, il n’y a pas de fin, on tourne. C’est à la fois logique et totalement illogique, pourquoi telle fin plutôt qu’une autre… Je vais bientôt retravailler à l’Ircam, donc j’envisage de refaire certaines parties de Répons – certaines avaient été écartées –, avec la nouvelle technologie. Lorsque j’ai commencé Répons, c’était il y a vingt ans, aujourd’hui la technologie est beaucoup plus avancée, comme pour Anthèmes II, en 1997. Il y a un point d’arrêt dans Répons, comme un plot, final. C’est comme une serrure qui se referme, que je déplace à volonté.

La musique en mouvement

Chez vous, la création passe en particulier par une collaboration, si l’on pense à votre association avec Patrice Chéreau, Peter Stein, Michael Grüber, Bartabas, ou aujourd’hui Christoph Schlingensief… J’ai commencé au sein de la compagnie de Jean-Louis Barrault, en 1946. C’était un peu un hasard, il avait besoin de quelqu’un pour la musique de scène, et Arthur Honegger m’a recommandé. J’y suis resté dix ans et j’ai pu observer la relation entre public, metteur en scène, acteurs, etc. Il se trouve que les meilleurs étaient là : Pierre Brasseur, Pierre Renoir, Edwige Feuillère – tous… Ce fut intéressant de voir ces personnes à l’œuvre et je pense qu’inconsciemment cela m’a influencé ; j’ai tout absorbé au fil des ans et, quelques années plus tard, lorsque j’ai commencé à diriger, je me suis dit : «tiens, là il faut plutôt faire comme ça». Cela m’a aidé dans mon comportement psychologique, l’attitude à adopter, etc. Le théâtre fut très formateur pour moi et aujourd’hui, lorsque je vois une pièce, j’apprécie non seulement la valeur du texte mais également le travail de mise en scène. À l’opéra, j’apprécie qu’on me demande de diriger et ensuite qu’on me sollicite pour choisir un collaborateur. Je ne cherche pas à dominer, j’estime seulement être investi d’une responsabilité vis-à-vis de l’ouvrage. Face à un opéra avec une mise en scène très faible, on se rend compte aussitôt que la musique est isolée, qu’elle n’est plus portée par une solution scénique.

Au tournant des années 1950, en Amérique, des peintres tels que Pollock et de Kooning vous influencent-ils ? En fait, j’ai tout d’abord eu la chance de rencontrer John Cage, qui a passé l’été 1949 à Paris. À l’occasion d’une tournée avec Jean-Louis Barrault, Cage m’a introduit dans le milieu new-yorkais, où il y avait également Philip Guston et l’architecte Frederick J. Kiesler. Cage m’a également fait connaître les écrits de Cummings. De fait, cela a été pour moi une grande ouverture sur la civilisation américaine, car à Paris on connaissait surtout Faulkner, Hemingway, Dos Passos, etc. La peinture américaine est arrivée beaucoup plus tard, car évidemment nous avions cet énorme «bloc» Picasso, Matisse, Braque. On ne pouvait accéder à ce grand coup de vent frais que pouvait apporter la civilisation américaine. J’ai ouvert les yeux sur quelque chose que je ne connaissais pas du tout ; on n’en bénéficie forcément, on aborde des territoires insoupçonnés. Récemment, j’étais à Los Angeles, car là, à la différence de Paris, il y a une NOUVELLE salle, dont l’architecture a été confiée à Frank Gehry. Il se trouve que l’on se connaît depuis une vingtaine d’années et que je l’apprécie beaucoup – j’avais adoré le musée Guggenheim de Bilbao. Donc, en juin dernier, la salle était presque terminée, il me l’a fait visiter et puis j’y suis retourné en novembre pour y diriger trois concerts, avec l’Orchestre de Los Angeles. Extérieurement, la salle est un chef-d’œuvre absolu. Sur le plan des idées, j’aime aborder avec lui les considérations techniques. Cet été, nous allons participer à deux dialogues sur architecture et musique, non seulement sur les questions réalistes de construction d’une salle, mais aussi sur le développement parallèle d’idées en architecture et en musique. Il existe une relation étroite entre les deux, que j’avais déjà pu apprécier en parlant avec Renzo Piano, qui a co-réalisé le Centre Pompidou, et Christian de Portzamparc, architecte de la Cité de la musique.

Poésie pour pouvoir…

Compositeur et chef d’orchestre, comment vous situez-vous face à un 20e siècle caractérisé par l’éclatement des styles et des genres ? Déjà, au début du siècle, tout sépare Debussy, Stravinsky, Strauss, Satie et Widor… Aujourd’hui, notre époque n’est plus aussi définie qu’en 1945. Cela dit, de qui se souvient-on en France, si l’on prend les années 1940, à part Messiaen et Jolivet ? Les cultures sont tout de même assez segmentées. Ce qui a à la fois servi et désservi ma génération, c’est que nous avons dû batailler contre l’«establishment» qui ne voulait pas de nous… Lorsque j’ai commencé des séries musicales, en 1953, il était impossible d’obtenir une retransmission à la radio ; c’était exclu. Aujourd’hui, on trouve un certain nombre d’organismes qui font de la musique contemporaine et les compositeurs sont accueillis à bras ouverts – contrairement à ma génération, accueillie… à bras fermés ! (rires). Nous nous sommes définis par rapport à une force du refus. Si rien ne s’oppose à vous, du coup, vous êtes moins fort. Grâce à l’Ircam, à partir de 1976, des jeunes compositeurs tels que Philippe Manoury et Marc-André Dalbavie sont apparus. Ils avaient une vingtaine d’années. Aujourd’hui, on regarde des gens plus jeunes tout en continuant à suivre ces «anciens» très représentatifs de leur génération. Des compositeurs comme Tristan Murail, d’une génération intermédiaire, a également été accueilli à l’Ircam, où il a pu se concentrer sur le phénomène acoustique. Contrairement à notre réputation, à cause de «Robespierre» multiples, beaucoup de gens sont passés par l’Ircam. En fait, j’ai refusé d’accueillir les amateurs, c’est une réaction épidermique chez moi… Hélas, dans le domaine de la technologie et de l’électronique en particulier, on trouve beaucoup de personnes qui n’ont aucune culture musicale, aucun métier. Si elles ont ce bagage culturel, libre à elles d’inventer tout ce qu’elles veulent, je les soutiens !

Voilà près de vingt ans que vous vous battez pour obtenir des pouvoirs publics une salle de concert digne de ce nom, pouvant accueillir une formation symphonique. Qu’en est-il aujourd’hui ? C’est décourageant. J’ai beaucoup bataillé et cela n’a pas bougé. Je répète les mêmes choses depuis vingt ans ; le premier projet d’une grande salle remonte à 1982, avec Jack Lang. Ça n’a pas avancé d’un pouce. Il n’y a aucune volonté de résoudre ce problème, ni à la Ville, ni à la Région, ni à l’État. C’est le néant total. Ça ne rapporte pas de voix aux élections ; le vote des musiciens compte pour du beurre. La seule prise en considération de la situation, c’est grâce aux intermittents du spectacle. Ils ont fait tellement de barouf, que l’État a bien été obligé de discuter. Il y a un problème à résoudre. Pour la première fois, une catégorie artistique et technique a dit : «Ça suffit». Le problème n’est pas résolu et cela risque de se reproduire cet été. Supposez que les musiciens se mettent en grève, tout le monde s’en fiche ! En revanche, si les éboueurs ne ramassent plus les ordures, tout le monde est sur le pied de guerre. La seule considération artistique du pouvoir est pour les musées, car c’est plus visible – ne serait-ce que du point de vue de la consommation muséale, plus forte que musicale. Ou alors, c’est la construction d’un Zénith – je n’ai rien contre, du reste –, et là ça touche des couches de populations plus grandes. Je vous rappelle que la promesse de cette grande salle de la Villette figurait dans les programmes des deux derniers candidats à la présidence, Lionel Jospin et Jacques Chirac. Vous avez vu le résultat ? Rien. La seule chose, c’est qu’on a confié à Laurent Bayle [actuel directeur de la Cité de la musique, à Paris] le soin de réfléchir à un nouveau mode de gestion de la Salle Pleyel, pour qu’elle puisse accueillir tous les orchestres, y compris l’Orchestre de Paris. L’entrée principale du Conservatoire national de musique de Paris fermée depuis dix ans pour travaux ; les malfaçons grossières de l’Opéra Bastille, avec ces filets disgracieux qui retiennent depuis des années les plaques de verre qui menacent de tomber… Quelle image pour quelle culture ? Ce n’est pas sérieux. Les politiques s’en fichent royalement. Si le Louvre était dans cet état, tout le monde se mettrait au garde-à-vous. Vous voyez souvent des hommes politiques au concert ? Aux expositions de peinture, oui, c’est très prestigieux. Le seul concert auquel Jean-Pierre Raffarin ait assisté c’est celui du soixantième anniversaire de Johnny Hallyday, c’est vous dire ! S’il y avait eu autre chose entre-temps, on comprendrait. C’est le seul concert où il est allé, en un an et demi, ça vous décrit le personnage, d’une médiocrité affligeante – et ce n’est que la partie visible de l’iceberg!

Pour vous, il n’y a plus de personnalité forte à la Culture ? Non, les deux dernières ont été Michel Guy et Jack Lang. (1) Ravel, Shéhérazade - le Tombeau de Couperin - Pavane pour une Infante défunte - Menuet antique ; Debussy, Danses - le Jet d’eau - Trois Ballades de François Villon. Anne Sofie von Otter (mezzo-soprano), Alison Hagley (soprano), The Cleveland Orchestra, dir. Pierre Boulez. 1 CD DG-Universal, avril 2004. (2) Mahler, Symphonie n° 4. Julia Banse (soprano), The Cleveland Orchestra, dir. P.B. 1 SACD DG-Universal, mars 2004. (3) Bambiland d’Elfried Jelinek a été donné dans la mise en scène de Christoph Schlingensief, au Burgtheater de Vienne (Autriche), du 12 au 17 décembre 2003.

Franck Mallet est journaliste et critique musical au Monde de la musique, aux Inrockuptibles et à art press. • En concert à Paris, le 2 juin, Ircam-Centre Pompidou : Berio, Chemin IV - O King - Kol Od (Chemin VI) - Points on the Curve to Find - Calmo. Ensemble Court-Circuit, dir. Pierre Boulez. • Pierre Boulez dirige Parsifal de Wagner, à Bayreuth (Allemagne) les 25 juillet, 3, 6, 18 et 26 août 2004. Mise en scène de Christoph Schlingensief, décors de Daniel Angermayr et Thomas Goerge, costumes de Tabea Braun. Avec Alexander Marco- Buhrmester (Amfortas), Kwangchul Youn (Titurel), Robert Holl (Gurnemanz), Endrik Wottrich (Parsifal), John Wegner (Klingsor) et Michelle de Young (Kundry), Chœurs et Orchestre du Festival de Bayreuth. • Cours de direction d’orchestre de Pierre Boulez à l’Académie-Festival de Lucerne (Suisse) du 9 au 11 septembre 2004 et concerts (œuvres de Hanspeter Kyburz, Anton Webern, Franco Donatoni, György Ligeti, Elliott Carter, George Benjamin, , Pierre Boulez et Arnold Schönberg) les 11, 14 et 16 septembre.

Cinq disques • Sur Incises - Messagesquisse - Anthème 2. Jean-Guihen Queyras, Hae-Sun Kang, Andrew Gerzso, Intercontemporain, Violoncelles de Paris. DGG-Universal, dir. P. B. 2000. • Répons - Dialogue de l’ombre double. Alain Damiens, Intercontemporain, dir. P. B. DGG-Universal, 1998. • Notations - Structures pour deux piano, Livre II - …explosante-fixe… Pierre-Laurent Aimard, Florent Boffard, Sophie Cherrier, Emmanuelle Ophèle, Pierre-André Valade, Andrew Gerzso, Intercontemporain, dir. P. B. DGG-Universal, 1995. • Le Visage Nuptial - le Soleil des eaux - Figure, Doubles, Prismes. Phyllis Bryn-Julson, Elizabeth Laurence, BBC Singers, BBC Symphony Orchestra, dir. .B. Erato-Warner, 1990. • Rituel in Memorian Bruno Maderna - Éclat - Multiples. Intercontemporain, dir. P. B. Sony Classical, 1982 Rééd. 1990.

Cinq livres • L’écriture du geste. Christian Bourgois Éditeur, 2002. • Point de repère, I - Imaginer. Christian Bourgois. 1995. • Le pays fertile - Paul Klee. Gallimard, 1989. • Avec John Cage, Correspondance. Christian Bourgeois Éditeur, 1991. • Avec André Schaeffner, Correspondance 1954-1970. Fayard, 1998.