Pierre Boulez Chercheur Moderne Entretien Avec FRANCK MALLET

Pierre Boulez Chercheur Moderne Entretien Avec FRANCK MALLET

art press 302 l’interview Pierre Boulez chercheur moderne entretien avec FRANCK MALLET L’ activité musicale de Pierre Boulez poursuit ses investigations sur des terrains ouverts par la modernité esthétique (l’écriture, la déconstruction des structures et des formes, les agencements de l’espace et du son, etc.). Sa pratique artistique, dans ses différents aspects (direction d’orchestre, composition, specta- cles vivants, etc.) est portée par une recherche qui connaît des résolutions toujours reconduites dans des œuvres, des collaborations et des projets. Reprendre, rejouer, revisiter est aussi, fondamentalement, une spécificité de cette recherche, en ce qu’elle est musicale, en ce que la question esthétique y est toujours saisie dans des variations et des répétitions. Pourquoi réenregistrer Ravel et Debussy ? Deux raisons à cela : la première, c’est qu’il s’agit d’enregistrements assez anciens, qui datent maintenant de trente ans, bientôt quarante pour certains, pour des firmes différentes. Depuis, j’ai appris pas mal de choses, je pense avoir évolué, pas tant sur un plan esthétique, car Debussy et Ravel étaient des compositeurs que je connaissais déjà bien, mais plutôt dans la manière de transmettre cette musique – sans doute de façon plus souple, plus maîtrisée, tout simplement. C’est amusant, parce que je retrouve l’Orchestre de Cleveland, avec lequel je suis très lié depuis 1965. J’ai beaucoup aimé refaire certaines partitions avec l’Orchestre, même s’il a changé depuis cette époque et est constitué de musiciens différents ; je suis sensible à son esprit (1). Un nouveau disque consacré à Gustav Mahler vient de paraître, la 4e Symphonie (2) ; souhaitez-vous graver une intégrale ? Je ne me suis jamais posé la question. Ce n’était pas mon but et il n’y avait pas là de visée commerciale… La rétrospective s’est faite progressivement et avec différents orchestres. Bien sûr, je dirige ces œuvres à la tête des orchestres de Cleveland, Chicago et Vienne, mais j’en dirige d’autres sans aucun rapport avec ce type de répertoire. Il aurait donc fallu attendre dix ou quinze ans pour les enregistrer avec le même orchestre. Par ailleurs, je n’aime pas diriger trop souvent les mêmes choses, parce qu’on se lasse, cela devient une espèce de routine. En ce sens, je ne me sens pas profondément chef d’orchestre. J’aime garder une certaine distance vis-à-vis des partitions. Ainsi, l’année prochaine, je vais diriger la 2e Symphonie de Mahler, que je n’ai pas dû diriger depuis près de vingt ans. Bien sûr, c’est utile de diriger une partition un certain nombre de fois à la suite, mais je rechigne toujours à diriger trop souvent les mêmes œuvres. Un chef comme Bruno Walter, qui avait connu Mahler, préférait faire son choix parmi les symphonies… Walter dirigeait ses pièces préférées, surtout des 1ère, 4e et 9e Symphonies et le Chant de la Terre, alors que Dimitri Mitropoulos fut beaucoup plus audacieux en dirigeant à New York celles qui étaient les moins connues à l’époque: les 5e, 6e et 7e Symphonies ; elles effrayaient par leur longueur, la durée de chaque mouvement et la difficulté à suivre leur trajectoire. À cet égard, ce fut un pionnier, en particulier à New York, au cours des années 1950. Les musiciens de l’Orchestre m’ont raconté que le public quittait la salle au fur et mesure des mouvements, alors qu’aujourd’hui tout le monde suit religieusement… Il faut le reconnaître, Leonard Bernstein fut à l’origine de la popularité de Mahler aux États-Unis, grâce à ses concerts à New York et à ses enregistrements, intérêt qui s’est ensuite propagé en Europe – et puis il est venu le diriger plusieurs fois à Paris. Dans les années 1950, à Paris, je me souviens avoir entendu seulement deux œuvres, la 4e par Paul Kletzki et le Chant de la Terre par Bruno Walter, dans le cadre d’un festival de musique du 20e siècle. Aucun chef français n’abordait ce répertoire, à l’époque. En France, nous avions un énorme retard dans la connaissance du répertoire allemand. Ce n’est que très récemment, grâce à des chefs tels Daniel Barenboïm et maintenant Christoph Eschenbach, que les symphonies de Bruckner sont jouées à l’Orchestre de Paris. Configurations d’espaces Vous avez fait vos débuts à Bayreuth en dirigeant Parsifal de Wagner, en 1966, dans la mise en scène de Wieland Wagner. L’été prochain, trente-huit ans plus tard, vous reprendrez cet opéra à Bayreuth, dans une mise en scène de Christoph Schlingensief… Lorsqu’on m’a proposé de travailler avec Christoph Schlingensief, comme je ne le connaissais que par son curriculum vitae, j’ai souhaité le rencontrer avant d’opérer un choix définitif. On s’est vu à mon retour des États-Unis, à Paris, pendant près d’une demi-journée. Puis, à Noël et cette fois nous avons passé toute la journée ensemble, à Baden- Baden, où j’ai une maison. Je crois qu’on peut connaître suffisamment quelqu’un dans ce cas. Il m’a beaucoup plu comme personne et, bien sûr, nous avons beaucoup parlé de la mise en scène d’opéras. J’ai été totalement convaincu par sa conception scénique de l’œuvre. Il faut préciser que, dans de sa jeunesse, ce fut un provocateur. Plus récemment, au Burgtheather de Vienne, il a mis en scène Bambiland, pièce d’Elfriede Jelinek, romancière et dramaturge elle aussi assez provocatrice (3) ! C’est une femme plutôt «rentre-dedans», dans une tradition autrichienne proche de Thomas Bernhard. Certes, faire un texte de Jelinek et monter un opéra de Wagner, c’est différent, mais je suis là pour l’aider à travailler avec les interprètes. Personnellement, je n’ai pas de conception de Parsifal. Je regarde ce qu’il fait et je trouve que son invention scénique est très convaincante. Sans dévoiler le spectacle, la base est un collage d’images d’actualité, qui mêle clichés anciens et portraits contemporains. C’est d’ailleurs drôle et significatif d’observer cette confrontation des images. Je ne procédais pas autrement avec Patrice Chéreau lorsque nous travaillions ensemble sur le Ring, à Bayreuth. Il est parti d’idées assez vagues, puis s’est documenté. Une mise en scène se définit quand on y travaille. C’est comme un tailleur : on voit un tissu, on le choisit et ensuite lorsqu’on le met sur la personne, on doit tenir compte de la manière dont elle est bâtie, prendre ses mesures, observer comment le vêtement est porté, etc. Il est vrai que le texte de Parsifal n’a pas la crudité de certaines réalisations de Christoph Schlingensief. Le livret m’a toujours fait penser à Vatican I (rires). Il y a quelque chose qui appartient à la religiosité de la fin du 19e siècle. Bien sûr, il n’est pas intéressant de retourner à cette forme esthétique. Ça me rappelle que le chef d’orchestre Otto Klemperer, qui avait près de 80 ans lorsque j’ai dirigé Parsifal pour la première fois à Bayreuth, était venu me voir à la fin d’une représentation. Nous dînions tous ensemble, très simplement, quand il m’a posé la question : «Comment pouvez-vous diriger cette espèce de chose de chrétienté absolument horrible ?» Je ne m’occupe pas de cela, lui ai-je répondu, c’est simplement un symbole de la quête intérieure – ce qui est essentiel pour comprendre Parsifal. Parsifal est totalement étranger à lui-même et ce n’est qu’à la suite d’épreuves – dont l’épreuve sexuelle, d’ailleurs– qu’il se trouve et que sa personnalité s’affirme. Dans Parsifal, on trouve ce mélange ambigu de lenteur hiératique et d’excitation, chargé érotiquement. On trouve cela également dans la Tétralogie, dans la relation entre Siegfried et Brünnhilde, où la mère est à la fois l’amante et la maîtresse ; dans Tannhäuser également… C’était l’une des obsessions de Wagner, bien avant Freud : l’amour maternel confondu avec le rapport amoureux. Il est inutile de faire un film pornographique pour montrer cela, mais on trouve ici une sexualité douteuse. La révélation de Parsifal, c’est tout de même ce baiser de Kundry qu’elle lui donne au nom de la mère qu’il a perdue et qui lui dévoile la sexualité. Parsifal montre le choc des civilisations, le personnage de Klingsor – nous sommes en Espagne, au Moyen Âge – symbolise la civilisation musulmane, avec ses secrets et sa lutte contre la chrétienté. Les Chevaliers du Graal apparaissent comme une secte religieuse, à l’image aujourd’hui de la scientologie ou du Temple du soleil… C’est donc une œuvre infiniment plus complexe que Vatican I ! Compositeur, vous vous êtes toujours gardé d’aborder l’opéra, même si vous avez eu différents projets, non aboutis, avec Jean Genet et Heiner Müller. Est-ce un genre trop lié au passé ? J’aimerais surtout une autre relation entre la scène, la fosse et le public. Ce rapport physique complètement figé par l’architecture me gêne énormément. À cet égard, je regrette qu’à l’Opéra Bastille n’ait pas été construite cette salle modulable, prévue à l’origine, car c’était vraiment le point central d’une nouvel opéra. Construire une salle conventionnelle pour le répertoire, c’est logique – puisqu’il y a davantage de répertoire que de nouvelles œuvres –, mais qu’à côté, on puisse disposer d’un studio de répétition, comme un studio de télévision finalement, qui puisse, au moyen de sa configuration, accepter toutes les architectures possibles et assumer cette relation spécifique entre le théâtre et la musique ! Ça ne s’est pas fait… Il n’y a aucune maison au monde qui ne dispose d’un tel système, ou bien il faudrait sortir de la salle traditionnelle et louer un hangar afin que l’on puisse disposer de différentes «mises en lieu», si je puis dire.

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