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Un moderne Feydeau Pour rire! de Lucas Belvaux Thierry Horguelin

Number 87, Summer 1997

URI: https://id.erudit.org/iderudit/23615ac

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Publisher(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (print) 1923-5097 (digital)

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Cite this review Horguelin, T. (1997). Review of [Un moderne Feydeau / Pour rire! de Lucas Belvaux]. 24 images, (87), 46–54.

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Ornella Muti et dans Pour rire! de Lucas Belvaux.

24 IMAGES N 87 POUR RIRE/ DE LUCAS BELVAUX

de sorte que sans cesser de nous amuser, les N MODERNE FEYDEAU péripéties loufoques et les accès de pure bouffonnerie burlesque (plongeons répétés PAR THIERRY HORGUELIN dans la Seine, improbables séances de médi­ tation zen, poursuites désopilantes à moby­ souffrent, et dont les parcours ouvrent à lette) ménagent une place à l'émotion. l y a le mari, la femme et l'amant. Des l'improviste sur des échappées plus trou­ La réussire de ce mélange des tons doit I quiproquos et des lettres anonymes, des blantes qu'on y aurait songé. Parfait homme beaucoup au charme et au dynamisme des filatures et des identités d'emprunt. On se au foyer dont le passé cache un secret, acteurs, en tête desquels figurent la spendide croise et l'on se cache, on se quitte et l'on Nicolas n'a rien du barbon de comédie. Avo­ et surtout Jean-Pierre Léaud se retrouve, on se poursuit, on se jette à cate aux assises (elle y défend un «tueur au dans ce qui est son meilleur rôle depuis l'eau. Les répliques fusent, les portes cla­ pied-de-biche» que le cocuage poussa au longtemps. Avec pareil acteur, ce que le quent, les gifles aussi. Le titre annonce la crime, écho un peu factice au fil principal), personnage fera dans la scène, voire dans le couleur et le film en tient les promesses: on rit beaucoup, séduit par la vivacité du récit, un dia­ logue alerte et brillant, une con­ struction virtuose agencée avec une précision d'hotlogetie (à quelques ressorts et un final fai­ bles près). Le scénario, constam­ ment nourri, rebondissant et sur­ prenant, joue brillamment du comique de répétition, multiplie les symétries et les contrepoints, dépoussière les figures canoniques (ce n'est plus l'amant mais le mari qui séjourne dans un placard, où il lacère les costumes de son rival). Le rythme ne doit rien à une agi­ tation extérieure mais se fonde sur la direction d'acteurs et le tempo interne du plan, dans une H| mise en scène inventive et déliée dont il faut louer le sens de l'ellipse et du raccord, des entries et des sorties de champ. En som­ me, et à rebours de l'actuelle pro­ duction comique française où Alice (Ornella Muti) et Nicolas (Jean-Pierre Léaud): de vrais personnages, riches, dominent la farce épaisse, la complexes, attachants. paresse et le bâclage, Pour rire! s'adresse à l'intelligence du spectateur. Lucas Alice n'est pas précisément une épouse tra­ plan suivant devient rigoureusement im­ Belvaux n'ignore pas que la comédie est de ditionnelle (au fait, ils ne sont pas mariés). prévisible. Le jeu décalé dont il a le secret, tous les genres celui qui exige le plus de Son amant, Gaspard, le beau photographe son mélange d'angoisse et de fébrilité dis­ rigueur. Toutefois, la réussite de son second sportif, et Juliette, l'amie du ménage elle- pensent, à l'image du film, une paradoxale film ne tient pas seulement à la meilleure même plaquée par son conjoint, échappent et contagieuse euphorie. • qualité des ingrédients et à la plus grande pareillement aux stéréotypes de leur emploi. finesse de leur combinaison, mais à une dif­ La stratégie retorse déployée par Nicolas férence plus essentielle. pour reconquérir Alice en s'immisçant dans Car dans le même temps qu'il brode la vie de Gaspatd qui en fait bien imprudem­ avec brio des variarions neuves sur un sché­ ment le conseiller de ses affaires de cœur, la ma de vaudeville éprouvé, Belvaux en relation singulière qui se noue entre les POUR RIREI deux hommes donnent à l'intrigue un tour France 1996. Ré. et scé.: Lucas Belvaux. Ph.: déplace subtilement les enjeux. Loin d'une Laurent Barès. Mont.: Danielle Anezin. Mus.: mécanique désincarnée de théâtre de boule­ inattendu, un peu comme si un moderne Ricardo Del Fra. Int.: Jean-Pierre Léaud, vard où s'agiteraient des pantins ridicules, Feydeau avait réécrit L'éternel mari de Ornella Muti, Antoine Chapey, Tonie Mar­ il y a là de vrais personnages, riches, com­ Dostoïevski. La tristesse, l'inquiétude et la shall. 100 minutes. Couleur. Dist.: Prima Film. plexes, attachants, qui existent, aiment ou confusion des sentiments fraient leur chemin

46 N°87 24 IMAGES AMSTERDAM, VILLAGE GLOBAL DE JOHAN VAN DER KEUKEN _-> o u -LU CÛ •LU conteurs (une mère et son fils) qui pren­ D ES NOUVELLES DU MONDE dront en charge le récit sous l'œil so­ G LU lidairement disponible de la caméra. D PAR GÉRARD GRUGEAU Ce ne sont là que quelques-unes des 0 belles rencontres d'Amsterdam, village glo­ bal portées par un vrai désir contagieux, celui de la quête des images justes et des z paroles neuves. Mais, à l'image des corps u nus faisant l'amout dans la plus totale con­ fusion des genres en clôture du film, cette < plongée franche et formidablement ouverte D > et dégagée dans l'intimité d'une ville passe avant tout par l'incroyable versatilité du cinéma de van der Keuken. Venu de la pho­ tographie, le «Hollandais volant» est aussi son propre caméraman et son propre mon­ teur. Et rarement chez un cinéaste, ressent- on avec autant d'acuité la respiration de la caméra comme si celle-ci était le prolonge­ ment de l'œil de l'artiste, une sorte de «scalpel» défricheur permettant d'appréhen­ der physiquement le réel. Une caméra très mobile, à l'humeur tout à tour intempestive, enjouée ou langoureuse, qui affirme cons­ tamment sa présence interventionniste dans Johan van der Keuken sur le tournage. le ptésent du monde pour prendre acte et laisser sa marque. Jazzé dans ses moments les plus libres (voir la partition musicale du i le documentaire consiste à partager médiocrité aveugle et autosatisfaite, ne saura film), le montage jongle allègrement avec la Sune expérience à la fois humaine et jamais vraiment rendre compte parce qu'elle grande souplesse du cadre et va jusqu'à esthétique, rares sont les films qui, par la a, entre autres, bien trop peur «d'une parole exploser littéralement lors d'une éblouis­ grâce et l'intelligence absolue du montage, qui pourrair prendre son temps». Avec ses sante séquence expérimentale qui débouche parviennent à fondre les images en une entité quatre heures de pur plaisir, le film de van sur la plus pure abstraction plastique. Le film organique et puissante, tout en s'aventu- der Keuken s'édifie au contraire dans la se construit ainsi fébrilement dans le mou­ rant sur les chemins buissonniers de la créa­ durée et s'inscrit en faux contre la dégrada­ vement incessant de ses arabesques narra­ tion dans une totale liberté d'improvisa­ tion organique du monde en redonnant tout tives. Peintre inspiré de l'ombre et de la tion. Coup de coeur! La Cinémathèque son sens à la notion galvaudée de «village lumière (superbe séquence sous l'arche du consacrait récemment une journée complète global». L'espace de séquences tournées en pont qui miroite comme les ors raffinés des à Johan van der Keuken («l'ami de longue Bolivie et en Tchétchénie, le cinéaste accom­ tableaux de Klimt), musicien allumé du date») et présentait en avant-première Am­ pagne ses concitoyens d'adoption au pays de réel qu'il transfigure à coups d'éclats, de sterdam, village global, une de ces œuvres- leurs racineso ù chacun agit en quelque sorte ruptures et de plages d'accalmie privilé­ maîtresses qui «savent» encore (savoir-faire, comme passeur du récit. Pat ce système de giant l'humain et la parole, van der Keuken au sens noble, artisanal) étreindre le réel et relais qui permet de préserver le filhumain , déploie une audace inventive sans cesse le monde sans jamais tien céder sur un évi­ le film capte l'éternité du monde - et sa renouvelée, comme s'il voulait faire en sorte dent plaisit de raconter et de filmer. Au douleur - dans l'exemplarité des gestes quo­ que son cinéma épouse inlassablement l'élo­ centre d'un titre évocateur s'il en est: tidiens, chaque culture sécrétant sa propre quente formule de Paul Klee: «L'art ne Amsterdam, ville-mosaïque riche de son apparence secrète de la beauté. Ainsi, à par­ reproduit pas le visible, il rend visible». Il passé et ouverte aujourd'hui à la multipli­ tir d'Amsterdam la généreuse, se tissent de va de soi que ces quelques lignes ne sauraient cité des cultures. Ville-creuset donnée à voit nouvelles solidarités, s'effectue un travail épuiset la richesse d'une telle œuvre. essentiellement à travers le regard de ses de remise en perspective et de mémoire au- Advenant qu'Amsterdam, village global nouveaux arrivants (Marocains, Boliviens, delà des frontières arbitraires. Comme en repasse par nos écrans, il faudra y revenir. • Tchétchènes, Africains) qui sont venus témoignent les lents panoramiques qui glis­ fertiliser de leur identité le pays d'accueil sent sut les riches façades le long de ses tout en maintenant un pont avec leur terre canaux, Amsterdam a aussi une histoire AMSTERDAM, VILLAGE GLOBAL d'origine. Amsterdam donc comme con­ lourde de secrets. Ce qui nous vaudra une Pays-Bas 1996. Ré. et ph.: Johan van der Keuken. Son: Noshka van der Lely. Mont.: van densé de ce village global qu'est devenue la émouvante remontée dans la mémoire d'une der Keuken et Barbara Hin. 245 minutes. planète et dont la télévision, du haut de sa famille juive avec, là encore, de singuliers Couleur.

24 IMAGES N°87 Z" L'ABSENT DE CÉLINE BARIL

LE VOYAGE ABSOLU

PAR GÉRARD GRUGEAU

Le son pur est une sorte de création. La nature n 'a que des bruits. Paul Valéry

éline Baril est une femme-orchestre me déniché aux Puces de Paris auquel la monde pour reconstituet le miroir de sa C portée par la passion. La passion des réalisatrice a voulu «inventer une mémoire mémoire éclatée et, comme dans Bleu de autres et de leur culture, et donc du monde vive», c'esr-à-dire une fiction de toutes Kieslowski, mettre la dernière main à une comme lieu de scénographie universelle pièces, à cheval sur le passé et le présent. Ce pièce musicale inachevée. À ces photos d'un (l'Espagne dans Barcelone, l'Islande et sera donc l'histoire de Paul Kadar, auteur bonheur révolu, Céline Baril juxtapose des Hong-Kong dans La fourmi et le volcan) d'un livre sur l'architecture et la musique, bouts de film en couleur (8 mm gonflé en et, bien sûr, la passion du vaste continent qui un jour, à Budapest, se jeta dans le Da­ 16 mm) qu'elle a tournés dans plusieurs cinéma qu'elle investit comme une infati­ nube sous les yeux de sa famille. Peut-être capitales (Rome, Budapest, Paris, Varsovie, gable exploratrice pour réinventet la vie à pour retrouver, à la suite d'un rêve, «les dé­ Berlin, Prague, Tokyo) et des séquences fic- la mesure de son imaginaire voyageur. chirements célestes... les sonorités incroya­ tionnelles mettant en scène Roland dans Femme-orchestre elle est et elle demeure bles» d'un orage frappant le fleuve, alors divers lieux et situations d'un périple essen­ dans L'absent, sa nouvelle fiction expéri­ qu'il se voyait au fond des eaux, allongé entre tiellement européen, reconstitué à Montréal mentale qui puise une fois de plus à de mul­ l'impératrice Elisabeth et Rodolphe. Les pho­ avec des comédiens non professionnels (iné­ tiples sources artistiques pour entraîner le tos parleront de l'homme, de sa femme et de gaux... peut-être le maillon faible du film). regard vers des ailleurs insoupçonnés. À Roland, leur fils adoptif, aujourd'hui adulte On reconnaît bien sûr dans ce disposi­ l'origine du projet: un album photo anony­ et parti sur les traces de son père à travers le tif archéologique de la matière, dans cette

•/.s N°87 24 IMAGES Placé sous le signe de la quête des origines identitaire, culturelle el cinématographique, le film multiplie les déplacements dans le tourbillon du monde. Ici, Roland (Roland Bréard) et l'intervieweuse hongroise (Bobo Vian).

installation architecturale de l'imaginaire, la plus», disait Serge Daney à propos de Trop dynamiser les liens entre le passé et le griffe de Céline Baril. Créatrice d'illusions tôt, trop tard de Straub et Huillet. Ainsi en présent. C'est donc dire que L'absent tente vertigineuses en quête de nouvelles aventures va-t-il de L'absent, tant le son dans sa poly­ dans sa texture additive d'enregistrer toute de la perception, «d'un supplément de voir», phonie exubérante prend activement le pas l'euphonie de l'univers, de revivre et de nous la cinéaste sculpte des textures visuelles et dans l'édification de la fiction. Dans chaque faire revivre en quelque sorte le ravissement sonores à partir d'un réel à la fois fluide et capitale traversée, un véritable bain sonore de ces «sonorités incroyables» auxquelles heurté qu'elle organise en strates pour ouvrir (prise directe) nous submerge et rend immé­ Paul Kadar a sans doute succombé comme sans cesse le récit, le point de vue, et en diatement perceptible la pulsation de la jadis Ulysse aux chants des sirènes. décupler les résonances. L'idée du voyage a ville, son humeur vibratoire (voitures, «La musique, c'est tout ce qu'on écoute toujours habité la démarche artistique de cloches, sirènes, fête foraine). De-ci de-là en pensant que c'est de la musique», nous Céline Baril, peut-être parce que, selon surnagent des images de monuments qui dit la femme de chambre italienne. De cette l'énoncé de Deleuze, «le cinéma reste tout témoignent souvent pour leur part de la plongée dans la rumeur du monde dépend entier à faire et que c'est lui le voyage abso­ mémoire du monde, tout en transcendant le l'éclaircissement de l'énigme entourant lu... quand les autres voyages ne consistent cliché touristique par l'interaction qui se «l'absent», couché dans la mémoire du plus qu'à vérifier l'état de la télé». Le voyage crée entre les différentes strates du récit fleuve. Une énigme qui relève peut-être de se décline donc comme métaphore du regard (notamment les saynètes, comme autant de la quête du «son pur», celle de l'âme... l'âme qui embrasse à la fois la petite histoire (ici, condensés de vie). Le son et l'image se d'un homme, d'une culture, d'un peuple. l'intimité de Paul Kadar et de sa famille) et relaient ainsi de façon indifférenciée dans une Une âme «reconstituée», réconciliée avec la grande (celle des «vieux pays» et, plus spé­ sorte de vortex halluciné qui brouille tout elle-même et le monde, que la partition cifiquement dans L'absent, celle de la ordre de la perception. Pour Céline Baril, achevée de Roland caresse du bout des doigts Hongrie, lieu-fiction des origines (toujours l'appréhension de toute culture passe indé­ à l'issue du voyage, nous laissant dans une le «O» de Barcelone ). Placé sous le signe niablement par l'accumulation de bruits sorte de grâce suspendue. Solidement ancré de la quête des origines identitaire, cul­ constitutifs d'une identité: sonorités de la dans le champ de l'expérimentation, L'ab­ turelle et cinématographique, le filmmul ­ langue (dialogues souvent non sous-titrés qui sent — on l'aura compris — est une expé­ tiplie les déplacements dans le tourbillon du maintiennent l'oreille en éveil), échappées rience avec ses exigences, ses tâtonnements, monde. Plans de rails, de tramways, de lignes musicales colorant progressivement la trame ses illuminations. Parfois, le dispositif mis électriques, de bateaux, paysages qui défilent narrative de cette envoûtante «mélancolie en place tend à friser le systématisme et ne par les fenêtres de train: autant de plans de hongroise» qui a peut-être eu raison de Paul parvient pas à maintenir la tension visuelle. passage vets un au-delà du cadre, autant Kadar. Cette mélancolie contagieuse per­ Il se déleste alors d'une part de sa charge d'invitations lancées au spectateur (qui est mettra d'ailleurs à Roland, «l'architecte- émotionnelle. Mais à une époque où les là, comme en surimpression) pour qu'il entre musicien» du film en train de se faire, de voyages sans boussole se font rares, l'aven­ physiquement dans le mouvement du communier avec le père au-delà de la mort ture vaut assurément le détour. • voyage et l'inconnu de la fiction,pou r qu'il à travers le mystérieux «carnet scellé par le fasse littéralement l'expérience «sensation­ Danube» dans lequel l'homme «notait en L'ABSENT nelle», c'est-à-dire visuelle et auditive, musique les gens et les endroits qu'il Québec 1997. Ré., scé. et mont.: Céline d'inépuisables lointains. aimait». Des bruits plus ténus, plus assour­ Baril. Ph.: Michel Lamothe, Céline Baril. dis comme les souvenirs d'un autre temps, Concep. son.: Dominik Pagacz. Mus.: Roland «Voir et entendre en même temps», Bréard. Bruitage: Paul Hubert. Int.: Roland voilà ce que nous propose le cinéma de viennent, quant à eux, redonner vie aux photos de l'album, alors que la caméra à Bréard, Bobo Vian, Gabor Zsigovics. 16 Céline Baril. «Le cinéma, c'est aussi l'oreille mm, noir et blanc et couleur. 78 minutes. qui se dresse quand l'œil ne s'y retrouve coups de zooms et de recadrages s'attache à Dist.: Cinéma Libre.

24 IMAGES N' 49 UN DIVAN A NEW YORK DE

optique, la première rencontre de Béatrice « O-HUM! ... Oui? et de Henry est délirante; les protagonistes sont frappés de coup de foudre et d'aphasie, VOTRE MÈRE...» et leurs longs silences ne sont ponctués que de «ho-hmm»... «yes?»... PAR RÉAL LA ROCHELLE Évidemment, ilya aussi les musiques. Chantal Akerman raconte: «À part les musiques in, Bach, les steel drums porto­ ricains, Paolo Conte, Sonia Wieder-Atherton a éctit une partition pour le film, une l'heure où Woody Allen se met au moyen d'une annonce dans le Herald musique proche de certaines musiques de A musical avec Everyone Says I Love Tribune. Le chassé-croisé des imbroglios Chatlie Chaplin, ou encore de certaines You, qui promène sa psychanalyse lyrique entre New York et Paris conduit Béatrice à musiques de l'Est où l'humour côtoie le entre New York, Paris et Venise, Chantal passer le temps en jouant la psy, même dérisoire et naît du tragique. Elle a décliné Akerman le précède en installant les confi­ auprès de Henry revenu incognito. L'amour un thème qui court tout au long du film, dences chuchotées et quasi chantées de ses personnages sur un divan d'un Manhattan très BCBG Mais New York a son pendant parisien, un appartement d'artiste de Paris, «sous les toits», où peut se dénouer tout conflit œdipien. Nouveauté pour Allen, le musical ne l'est pas pour Akerman, qui place son Divan à New York dans une belle continuité et un esprit de suite qui suscitent toujours l'éton- nement. Depuis Les années 80 (1983) et Golden Eighties (1985), en passant par Les trois dernières sonates de Schubert et Trois strophes sur le nom de Sacher (les deux de 1989), jusqu'à Nuit et jour (1991) et Portrait d'une jeune fille à la fin des années 60 à Bruxelles (1993), la cinéaste belge a construit un opus filmique parmi les plus solides du rare postmusical moderne. Les confidences chuchotées et quasi chantées des personnages d'Akerman sur un Avec des «complices» compositeurs comme divan d'un Manhattan très BCBG. À droite, Béatrice (Juliette Binoche). Marc Hérouet, puis maintenant Sonia Wieder-Atherton, Chantal Akerman trou­ s'installe, bien sûr, entre ces deux «arroseurs tantôt quatuor, tantôt duo ou trio. Parfois ve moyen de toujours faire chanter ses per­ arrosés», «analysants analysés», jusqu'au un violoncelle si proche de la voix humaine sonnages (même quand ils n'exécutent pas happy end dans l'appartement du quartier vient seul se mêler à la scène». de chansons), de musicaliser ses récits, ses de Belleville. Un divan à New York se clôt sur un décors... Pour ponctuer ces drôles de jeux de arrangement du Night and Day de Cole Venue présenter son film au dernier l'amour et du hasard, Chantal Akerman se Porter. Coup de chapeau au musical holly­ Festival des films du monde, la réalisatrice sert autant de bruits musicalisés (marteaux woodien. Mais cette chanson mythique est n'a pu cacher sa déception en constatant des ouvriers sur les toits de Paris, siffle­ l'exacte expression américaine pour Nuit qu'on projetait une «version française» de ce ments des fuites d'eau, gratouillements et jour, cet autre musical de Chantal film, dont l'original est en anglais et en incessants des répondeurs téléphoniques) Akerman. Il y a des coïncidences qui n'en français, avec sous-titres. C'est maintenant que des dialogues organisés comme une sont plus. • corrigé: nous disposons de l'authentique sorte de parlé-chanté, auxquels participent Un divan à/A Couch in New York, les sons des langues étrangères empruntées «a Romantic Comedy by Chantal Aker­ pour la circonstance. Et puis, quoi de plus UN DIVAN A NEW YORK man», et nous pouvons savourer les délicieux sublime, dans cet esprit de musicalisation, France-Belgique-Allemagne 1996. Ré.: passages de Juliette Binoche et de William que ces dialogues feutrés autour du divan, Chantal Akerman. Scé.: Akerman et Jean Hurt dans la langue «de l'Autre». dont le manuel-guide fait tenir toute l'inter­ Louis Benoit. Ph.: Dietrich Lohmann. Mont.: vention psychanalytique en trois phonèmes: Claire Atherton. Mus.: Paolo Conte, Sonia Le récit tient à un fil: une danseuse Wieder-Atherton. Int.: Juliette Binoche, parisienne, Béatrice, et un psy new-yorkais, le «hmm», le «oui?», la répétition d'un mot William Hurt, Stéphanie Buttle, Barbara le Dr Henry, échangent pour quelques clé des discours délirants, comme «mère», Garrick. 105 minutes. Couleur. Dist.: Prima semaines leur appartement respectif, par le «problème», «angoisse»... Dans cette Film.

50 N°87 24 IMAGES TU AS CRIE: «LET ME GO» D'ANNE CLAIRE POIRIER

recherche formelle qui repose ici essen­ «DÉLIVREZ-MOI DE MON MAL» tiellement sur le parti pris d'un dépouille­ ment pudique tirant vers l'abstraction. De PAR GÉRARD GRUGEAU cette esthétique puissante se dégage sans conteste un sens, une morale et, pourtant, un malaise finit par s'installer comme si, dans sa distanciation cérébrale, le film refusait de s'attaquer véritablement à son ombre, son inconscient. Dans sa tentative de filmer au «je», mais «sans tout dire», pour se rap­ procher de sa fille, «l'aimer entièrement», Anne Claire Poirier ne parvient pas à par­ courir cette distance entre elle et elle-même pour atteindre sa propre vérité d'artiste, mais surtout de mère. Traversé de fulgu­ rances, le commentaire en voix off (colla­ boration de Marie-Claire Biais), qui s'adresse directement à Yanne tout en dramatisant le récit, apparaît à la longue comme un lieu de repli se servant de l'âpreté lyrique de son L'amour fusionnel: le feu, la glace. style comme d'une armure. Dans son «che­ min de croix», son immense besoin de décul­ pabilisation, la réalisatrice s'approprie cu­ our Anne Claire Poirier, le cinéma est croise (trois rencontres particulièrement rieusement les dernières paroles de sa fille P affaire de morale. On se souviendra à émouvantes) et les divers témoignages adressées à l'assassin («Let me go») pour les cet égard de la discussion sur la représenta­ qu'elle recueille (parents, amis, médecins, reprendre à son compte dans la bouleversante tion du viol autour de la table de montage intervenants sociaux), le prolongemenr de séquence onirique des glaciers qui ouvre et dans Mourir à tue-tête. Comment mon­ Yanne «l'insoumise, la combattante», l'in­ ferme le récit. «Let me go, maman!», mur­ trer l'immontrable sans sombrer dans la carnation d'un hors champ dévasté. Car, en mure Yanne. «Je ne te retiens plus, je te lais­ complaisance ou le voyeurisme? Cette ques­ documentariste chevronnée qu'elle est, Anne se aller», répond la mère, alors que le gla­ tion éthique revêt aujourd'hui une impor­ Claire Poirier part d'un cas individuel pour cier se rompt et glisse à la dérive avant de tance toute particulière dans Tu as crié: peu à peu ouvrir le regard sur les enjeux col- s'abîmer dans la mer/mère. L'amour fusion­ «Let me go». Sans doute parce que le ciné­ lecrifs d'une société aux prises avec la dure nel dans tous ses déchirements — et ses ma doit ici avant tout rendre compte d'une réalité de la drogue. Faute d'amour à don­ débordements — apparaît alors comme le tragédie personnelle: la disparition d'une ner, d'espace de désir à offrir, cette société refoulé du film, le point aveugle auquel la fille toxicomane, retrouvée morte assassi­ «interdit le malheur» et se replie frileuse­ cinéaste n'a pas voulu ou n'a pas pu se con­ née. Tu as crié: «Let me go» sera donc l'anti- ment dans le confort rassurant de la toléran­ fronter pour des raisons qui lui appartien­ Christiane F, et qui s'en plaindrait! Pour ce zéro face à un fléau qui frappe indifférem­ nent. Au-delà de l'éveil des consciences qu'il apprivoiser la perte de Yanne, «sa difficile», ment, toutes classes sociales confondues. suscite, le sujet exigeait assurément plus Anne Claire Poirier filme l'absence et le Cette collectivité a aussi perdu tout sens du d'impudeur. Contrairement à une Marie manque, en noir et blanc, la couleur de sa sacré (brillante analyse sur le tabou de la Cardinal qui, dans son livre La clé sur la propre nuit intérieure. La caméra erre dans mort et la quête de nouveaux rites initiati­ porte, plongeait dans la chair à vif d'une des couloirs vides, hante les lieux de l'obs­ ques) et a «aboli tout imaginaire» en sacri­ relation mère-fille gangrenée par le poison cénité (la ruelle du crime, la morgue, la salle fiant ses valeurs sur l'autel du travail, de de la drogue pour exorciser la douleur, Anne du procès de l'assassin), glisse sur les murs l'argent et de la performance. Evoquant les Claire Poirier semble s'être finalemenr lais­ craquelés d'un désarroi à vif qui voudrait causes psychologiques, sociales et biologi­ sé piéger dans la complexité absolue de ses bien «trouver un sens à ce qui n'en a pas, ten­ ques de ce fléau, la cinéaste décide donc de propres contradictions. Ce faisant, elle est ter de chasser le mal», même s'il s'agit là rompre le silence et d'en appeler à une décri- sans doute passée à côté d'un grand film. • d'une entreprise quelque peu dérisoire dans minalisation de la drogue et à une respon­ sa lucidité même, la douleur ne s'effaçant sabilisation collective. Dans ce refus de la TU AS CRIÉ: «LET ME GO» jamais vraiment dans la réconciliation du marginalisation des toxicomanes, dans cet­ Québec 1997. Ré.: Anne Claire Poirier. deuil. Face à ce drame intime qui la mine, te prise en compte d'une réalité complexe au Recherche: Anne Claire Poirier et Daniel Anne Claire Poirier ne donne jamais à voir prix de «l'inconfort du doute» réside la Pinard. Texte: Anne Claire Poirier, avec la col­ sa fille, ni son meurtrier, pas plus que le grande pertinence du film. laboration de Marie-Claire Biais. Ph.: Jacques Leduc. Tournage des icebergs: Pierre Mignot. quotidien sordide de l'enfer de la drogue. Par Cette «réhabilitation» salutaire du choix. Au spectateur donc d'appréhender Son: Esther Auger. Mont.: Monique Fortier, point de vue de l'artiste au sein de la Cité Yves Dion. Mus.: Marie Bernard. 98 minutes. dans les jeunes toxicomanes que la cinéaste se veut bien sûr en adéquation avec une Noir et blanc. Dist.: ONF.

24 IMAGES N°87 51 MOYEN MÉTRAGE PETITES CHRONIQUES CANNIBALES DE PIERRE JUTRAS

l'exorcisation se fera bien sûr par la parole. LA BONNE CHÈRE Comme si la libido débordante de Rosalie PAR GÉRARD GRUGEAU régressait sans cesse vers le stade oral pour s'organiser autour de la zone érogène de la bouche et ainsi libérer la psyché en «com­ blant le vide par les mots». Le fait que le thérapeute utilise la vidéo dans sa pratique a aussi son importance. Le dispositif ciné­ matographique clairement affiché (il était déjà présent dans Lamento pour un homme de lettres, le précédent film de Jutras) crée bien entendu une théâtralisation de l'espace et une mise à distance, mais il renforce surtout ici la portée métaphorique du film, la caméra devenant elle-même une ogresse qui dérobe la vie et avec laquelle le person­ nage (et la comédienne) entretient une sorte d'osmose vampirique, de manducation ma­ gique des plus troublantes. Prisonnier de Rosalie (Guylaine Tremblay) ou «l'appétit incontrôlable cette libre circularion des humeurs qui l'in­ de combler le vide par les mots». terpellent d'ailleurs directement lors des séquences frontales, le spectateur hypnotisé en vient parfois à se demander «qui dévore qui» dans cet étonnant jeu de miroirs con­ es mythologies regorgent de dieux et amant sénégalais. Elle saigne intérieure­ cocté pour attiser l'appétit. Pierre Jutras L de monstres qui attirent les hommes ment (scène «originelle» en ouverture du signe avec Rosalie une fable singulière sur dans leurs pièges pour les dévorer. Perrault film), car elle esr rongée par la rage et la le regard en jonglant sans faux fuyant avec avec les ogres de ses contes (voir le générique douleur de l'abandon. Sa névrose obses­ les fantasmes sexuels interraciaux. Présence du film) et bien d'autres écrivains (Flaubert, sionnelle l'amène à consulter un thérapeute obsédante du hors champ, «le grand corps Swift, Jean Ray, Voltaire, Apollinaire, Sha­ auprès de qui elle exorcisera sa boulimie noir de Leopold» devient la figure emblé­ kespeare) ont nourri leurs œuvres d'affabu­ dévorante envers le corps de l'être aimé, matique de l'altérité et l'incarnation du lations liées à l'anthropophagie. C'est dire avant de s'en libérer et de se sentir prête à manque qui nous habite tous. On ne saurait que le cannibalisme sous toutes ses formes goûter à de nouveaux plaisirs gourmands. bien sûr terminer sans faire état de la stupé­ (alimentaire, guerrier, religieux, patholo­ Dévorée par une sorte d'avidiré intérieure, fiante voracité avec laquelle Guylaine Trem­ gique ) a toujours fasciné l'humanité dite Rosalie est littéralement «possédée» par son blay mord dans son rôle en mettant en «civilisée», qui a souvent appréhendé de désir insatiable. Et c'est sur le terrain de bouche et à nu son désarroi. Tour à tour telles pratiques avec «effroi, ironie ou l'envoûtement et du désenvoûtement que petite fille délaissée, femme goulue vibrante curiosité philosophique», tout en s'y adon­ s'aventure avec jubilation la mise en scène de désir, amoureuse blessée et enragée, elle nant parfois elle-même. Composées de trois ironiquement tendre et cruelle de Pierre est véritablement la chair du film, généreuse volets (dont deux en préparation), Les petites Jutras. À l'image des incantations magiques dans toutes ses fibres. Et comme «l'appétit chroniques cannibales de Pierre Jutras de marna Béké, une amie de Leopold à qui vient en mangeant», il va sans dire que le cri­ s'alimentent à la veine ironique de cette la jeune femme rend visite, la caméra soumet tique gourmet n'attend que de mettre à mythologie universelle. Même s'il s'inscrit aux quatre coins cardinaux du cadre (plans nouveau le couvert pour se délecter des dans une trilogie qui ne satisfera pleine­ frontaux ou de profil souvent fixes) le corps prochaines félicités cannibales que nous pré­ ment la gloutonnerie du cinéphage que lors «envoûté» de Rosalie. Des images en noir pare Pierre Jutras. • de la consommation du plat de résistance et blanc tirées de Terres brûlées (un film (soit la version long métrage à venir), le pre­ belge de Charles Dekeukeleire, 1934) qui 1. Classification de Roland Villeneuve in Le can­ nibalisme, Bibliothèque Marabout. mier de ces volets intitulé Rosalie s'avère en représentent de splendides guerriers noirs à soi une entrée de choix qui ouvre aujourd'hui l'allure altière s'adonnant à diverses activités PETITES CHRONIQUES agréablement l'appétit. tribales, propulsent par ailleurs le récit vers CANNIBALES «Métaphore contemporaine de l'an­ un climat de transe que viennent ponctuer (1. Rosalie) thropophagie», Rosalie relève peut-être admirablement les accords frénétiques de Québec 1996. Ré.: Pierre Jutras. Scé.: Pierre davantage du «cannibalisme gastrono­ la musique de Claude Vivier. L'émotion Jutras et Michel Sénécal. Ph.: CaHos Ferrand. Son: Gilles Corbeil. Mont.: Yves Dion. Mus.: mique» puisque le désir qui consume, la fonctionne alors à plein, nimbant le récit d'un coulis mystérieux qui transcende et Claude Vivier. Int.: Guylaine Tremblay, Denis recherche de la chair à des fins voluptueuses, Lavallou, Roger Léger, Domini Blythe, Mireille en sont les ingrédients de base. Rosalie enrichit la texture de la réaliré plus triviale. Métellus. Couleur et noir et blanc. 32 minutes. n'arrive pas à digérer la perte de Leopold, son Mais pratique thérapeutique oblige, Prod, et dist.: Les Films de l'Autre.

52 N°87 24 IMAGES MOYEN MÉTRAGE ANNA A LA LETTRE C DE HUGO BROCHU

C POUR CINÉMA

PAR PHILIPPE GAJAN

r une histoire simple, celle D du désir qui naît entre un homme déjà âgé et une femme encore très jeune, Anna à la let­ tre C ne retient que le filténu . Car le cinéma de Hugo Brochu n'est pas celui de l'illustration mais bien plus celui de la recherche des varia­ tions. Un cinéma qui tente de con­ Isabelle Leblanc, Marcel Sabourin. Une variation sur le désir. quérir les regards, d'observer la conjonction qui s'établit entre ceux-ci et les corps qu'ils dévorent. Un ciné­ mordial et Hugo Brochu ne s'y trompe pas bouche qui engloutit un hamburger ou sur ma épuré pour lequel les corps sont moites, en convoquant de façon quasi ergonomique un chat qui dévore sa pâtée, le jus du me­ brûlants, et les caresses du regard dou­ l'ensemble des outils cinématographiques: lon d'eau qui dégouline sur un visage, les loureuses. un son chuchoté, une image et une palette corps trempés de sueur, tout concourt à L'intérêt de ces variations vient de la de couleurs organiques, une musique qui magnifier la chair, et par voie de conséquence tentative de cerner dans un même plan ou s'insinue, une interprétation sobre et tendue l'union du désir et des corps. Désir trop fort un même mouvement le réel et sa mé­ à la fois, l'utilisation à l'envi du gros plan qui pourtant, trop longtemps inassouvi, qui taphore, la difficulté d'exprimer le désir par concourt à l'ancrage du regard. C'est cette provoque l'effondrement final, à la manière les mots, par les gestes, et cette même dif­ précision chirurgicale, l'intégration presque d'une journée trop chaude qui s'échappe ficulté qu'a le corps à se mouvoir ou la parole maniaque de tous ces éléments qui font de sous forme d'un orage. à jaillir. À l'image de ces variations sur une ce film une belle réussite. Car, ne nous y Anna à la lettre C est une variation sur lettre (la lettre C bien entendu, celle du trompons pas, Anna à la lettre C tient de le désir, désir des mots, désir de la chair, désir métier d'Anna), que la voix hors champ 1 equilibrisme. Un faux pas, et le cinéaste de cinéma, mais aussi sur l'impossibilité de énonce de façon lancinante, le cinéaste est à dégringole dans le maniérisme, l'exercice le satisfaire. L'abcès est crevé mais le désir la recherche de définitions, comme s'il de style. subsiste jusqu'à la prochaine crise. • voulait par là même constituer son propre Au contraire, c'est une sensualité étouf­ dictionnaire personnel: cœur, caresse, car­ fante qui toujours oscille entre le malaise, la ANNA À LA LETTRE C touche... C pour cinéma. peur du dévoilement et l'envie, la beauté Québec 1996. Ré. et scé.: Hugo Brochu. Anna à la lettre C est un brillant exer­ charnelle, que fait surgir ce puzzle créateur Ph.: Michel La Veaux. Son: Martyne Morin et Martin Allard. Mont.: Nathalie Lamoureux. cice de cinéma, certes, mais il est aussi le L'aspect organique, déjà souligné pour Mus.: Xavier Brochu. Int.: Isabelle Leblanc, cinéma dans le sens qu'il engendre l'hypnose, l'image et la couleur, vient briser la con­ Marcel Sabourin. 34 minutes. Couleur. Prod.: celle du spectateur qui participe de la même struction manifeste en agissant comme un Hugo Brochu-Les Films de l'Autre. Dist.: découverte. L'aspect formel est donc pri- aimant du sens. Les gros plans sur une Cinéma Libre.

24 IMAGES N°87 53 LES HOMMES DU PORT D'ALAIN TANNER _2 0 U -LU -S D Mais, si elle entraîne la dignité du com­ 0 L'INTELLIGENCE AU POUVOIR portement, l'intelligence suppose aussi la lucidité. À l'origine, le concept de l'auto­ -LU Z PAR GILLES MARSOLAIS gestion renvoyait à l'image symbolique du u travail manuel, qui d'ailleurs à l'époque fut û magnifié par les ouvriers eux-mêmes à tra­ vers la production de leurs propres «home movies» sur leur dur labeur; puis, il y eut la période déterminante de l'automation, N avec l'arrivée des conteneurs, et de la restruc­ LU Q I une des utopies de mai 68 visait à ren- turation qui entraînèrent des mises à pied z L i dre aux travailleurs leur dignité, c'est- massives (les dockers passèrent de 9 000 à X à-dire à permettre à l'homme de se réaliser 900), coupant les survivants de leurs racines D (le travail manuel) et les transformant en < dans son travail, sans être soumis d'une façon servile à un patron omnipotent, ni aliéné chefs d'orchestre capables de rendre les grues > à la technologie environnante. Vieux intelligentes dans leur travail de transbor­ soixante-huitard, le cinéaste suisse Alain dement des conteneurs. Aujourd'hui, ces Tanner a rencontré récemment la réalisa­ gens du port sont finalement confrontés au tion de cette utopie en Italie, dans le port de défi de se constituer en véritable «entre­ Gênes, où il avait jadis lui-même travaillé prise», tout en voulant préserver les principes pour une société de navigation à la fin des de l'autogestion et l'essentiel de leur «culru­ années cinquante, avec l'espoir secret de re». Non sans appréhension, c'est avec cette s'embarquer pour de lointaines contrées. Alain Tanner. lucidité essentielle, qui confirme l'aspect Cette rencontre s'est faite à l'occasion du positif de leur démarche, que ces dockers tournage d'un documentaire sur cette réa­ abordent cette nouvelle réalité des pays lité qu'il connaissait mal finalement, la vie travail sont constituées de façon symbio­ industrialisés. Un plan-séquence boulever­ concrète des dockers, et c'est précisément la tique selon les affinités des uns et des autres sant illustre cette réalité déchirante et la force de ce film exceptionnel, Les hommes et les affectations sont réparties selon les menace qu'elle représente: il s'agit d'un long du port, que de nous la faire découvrir au habiletés et les désirs de chacun; le respon­ trajet sur l'autoroute surélevée qui ceinture même rythme et en quelque sorte en même sable (le «consul») chargé de coordonner le bord de mer et qui coupe la ville de Gênes temps que Tanner en a pris connaissance, leur travail est issu de leurs rangs, élu de de ses racines, c'est-à-dire du port et de la qu'il a pris l'exacte mesure de cette utopie façon démocratique par scrutin secret et mer. Ce plan-séquence filmé serré et sans réalisée. remplaçable à volonté. Comme ils sont tous apprêt, mais qui n'en porte pas moins la D'entrée, en voix off, avec naturel et partie prenante à la coopérative, leur rému­ signature de Tanner par sa façon de signifier modestie, Tanner affiche et assume le nération et leur niveau de vie, enviés des sans échappée possible cette fracture sym­ caractère subjectif de sa démarche: le «je» autres Génois, sont fonction de la qualité de bolique (le béton contre l'intelligence), s'impose même comme allant de soi, endos­ leur travail. Et ça fonctionne! On est donc dénonce à lui seul la bêtise technocratique sant l'analyse de la situation et assurant le ici en présence de l'illustration vivante et prétendument «organisationnelle», et il relais à une mise en perspective de la ques­ positive d'un vieux rêve de la gauche voulant communique littéralement l'envie de hurler! tion, de l'individuel au collectif. D'entrée, que l'ouvrier puisse se réaliser dans son tra­ Cet excellent documentaire, intelligent Tanner nous dit donc qu'il ne connaissait pas vail, avec intelligence et dignité, au même et sensible, à mi-chemin entre le film-essai vraiment cette réalité du port de Gênes, titre que l'intellectuel traditionnellement et le film-enquête, dans lequel un philosophe même s'il l'avait côtoyée, et que c'est le privilégié. sert de relais à la parole des travailleurs, tournage même de ce documenraire qui lui Effectivement, il est frappant de con­ figurait au sein du panorama de la Suisse a permis de la découvrir. Aussi, le film stater à quel point cette structure et cette romande présenté dans le cadre des Rendez- préserve cet esprit d'ouverture à une réalité conception du travail ont produit des ou­ vous du cinéma québécois, afin de favoriser autre: il est structuré de façon à permettre vriers intelligents, au sens propre du terme les regards croisés sur des contextes de pro­ au spectateur de partager les étapes de cette (on est à cent lieues de l'idée que l'on se fait duction comparables. Il s'agit là d'une découverte. des cols bleus de la Ville de Montréal, par heureuse initiative qui pourrait contribuer Les dockers du port de Gênes ont ceci exemple!), qui ont développé un amour de à stimuler notre propre production docu­ de particulier qu'ils fonctionnent depuis leur travail et trouvé à se réaliser dans leur mentaire. • longtemps selon les principes de l'autoges­ vie personnelle. Cela, on le découvre sans tion, et qu'ils ont de ce fait développé une prêchi-prêcha, à travers leurs comporte­ LES HOMMES DU PORT «culture» qui leur est propre. Ils fonction­ ments, leurs discussions et leurs témoi­ Suisse 1995. Ré.: Alain Tanner. Ph.: Denis nent sans patron, d'une façon collective, en gnages. À cet égard, ce film de Tanner est Jutzeler. Mont.: Monika Goux. Son: Henri se préoccupant du bien-être de chacun, aussi intelligent que les travailleurs aux­ Maikoff. Mus.: Arvo Part. 64 minutes. jusque dans sa vie familiale; les équipes de quels il s'intéresse. Couleur.

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