«La Dame aux éventails. Nina de Villard, musicienne, poète, muse, animatrice de salon »

by

Marie Boisvert

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto

© Copyright by Marie Boisvert 2013

« La Dame aux éventails. Nina de Villard, musicienne, poète, muse, animatrice de salon »

Marie Boisvert

Doctor of Philosophy Degree

Département d’études françaises University of Toronto

2013

Résumé

De 1862 à 1882, Nina de Villard attire chez elle à peu près tous les hommes qui laisseront leur marque dans le monde des arts et des lettres : Verlaine, Mallarmé,

Maupassant, Manet et Cézanne figurent tous parmi ses hôtes. Ayant accueilli ces grands hommes, Nina et son salon trouvent, par la suite, leur place dans plusieurs livres de souvenirs et romans qui, loin de rendre leur physionomie et leur personnalité, entretiennent plutôt la confusion. Portraits fortement polarisés présentant une muse régnant sur un salon brillant d’une part, et de l’autre, une femme dépravée appartenant à un univers d’illusions perdues, ces textes construisent une image difforme et insatisfaisante de Nina et de ses soirées. Face à cette absence de cohérence, nous sommes retournée aux sources primaires en quête de la véritable Nina et de son salon.

ii

La première partie de notre thèse est consacrée à Nina qui, malgré des années de formation conformes à la norme, remet en question la place qui lui revient : celle d’épouse et de femme confinée à l’intérieur. Nina est avide de liberté et revendique l’identité de pianiste et une vie où elle peut donner des concerts, sortir et recevoir quand cela lui plaît. Femme intelligente, elle emprunte la voie qui lui est offerte : celle de l’hospitalité. Là, dans ce milieu

à la frontière du privé et du public, Nina crée un monde fantaisiste à souhait et devient ainsi un pôle d’attraction pour le talent et le génie.

La seconde partie de la thèse est réservée aux soirées de Nina. Nous avons exposé, autant que possible, tous les éléments touchant à l’espace, au temps, à l’horaire, à l’accès et au personnel des soirées avant de tourner notre attention vers leur fonctionnement et leur ton.

En étudiant, comparant, analysant et recoupant nos sources, nous avons été en mesure de redonner à Nina et ses soirées leur véritable personnalité, de montrer que l’histoire seule ne peut justifier l’extrême polarisation des textes qui les mettent en scène, et de conclure que ces portraits sont, en grande partie, des « fruits de la littérature ».

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Remerciements

Je remercie sincèrement ma directrice, Madame Yannick Portebois, pour ses judicieux conseils, ses multiples relectures et son appui tout au long de ce processus. Sans elle, cette thèse serait peut-être demeurée inachevée. Je suis également très reconnaissante envers Monsieur Anthony Glinoer et Madame Dorothy Speirs pour leurs suggestions, leur regard critique et leur merveilleux travail de révision.

Je remercie aussi le professeur Michael Finn pour avoir généreusement accepté d’être examinateur externe ainsi que pour sa lecture attentive et enrichissante.

Je tiens aussi à exprimer ma profonde gratitude à Madame Pascale Vignault, bibliothécaire à la médiathèque Michel-Crépeau de La Rochelle qui, par sa générosité et son amabilité, a grandement facilité mes recherches.

Cette thèse n’aurait pas son apparence matérielle présente sans la collaboration de

Madame Alison Tuckett qui m’a fait profiter de ses connaissances informatiques et qui m’a gracieusement offert son temps.

Je tiens également à témoigner ma reconnaissance à Monsieur André Tremblay, du département d’études françaises, pour son aide et pour les précieux conseils qu’il a su prodiguer en de nombreuses occasions.

De nombreuses personnes ont aussi contribué, par leur savoir, leur savoir-faire, leurs conseils ou leurs réflexions, à l’aboutissement de cette thèse. Je remercie ici Ritu Bhatnagar,

Anna Frolova, Monique Lecerf, Marie-Claude Lefebvre, Vincent Manuele, Maud Pillet,

Denyse Pouliot, Ruth-Ellen St. Onge, Deborah Xuereb et, tout particulièrement, Marie-

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Thérèse Ballin dont le sens de l’humour inébranlable m’a été très précieux tout au long de ce parcours.

Mes remerciements vont aussi vers mes parents, Hélène et Florent Boisvert, qui m’ont toujours encouragée, peu importe la direction empruntée.

Je dois enfin louer la patience de Miles, Sophie et Évelyne qui ont partagé, au quotidien, les hauts et les bas de cette aventure. Je leur en suis profondément reconnaissante.

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Table des matières RÉSUMÉ ...... II

REMERCIEMENTS ...... IV

INTRODUCTION ...... 1

1. PRÉSENTATION ...... 1 2. MÉTHODE ...... 4 3. DESCRIPTION DES SOURCES ...... 6

a) Correspondance ...... 6 b) L’album de la maîtresse de maison ...... 9 c) Presse ...... 10 d) Archives ...... 11 e) Sources littéraires ...... 15 f) Ouvrages sur les salons ...... 25

4. ÉTAT PRÉSENT ...... 27 5. ENJEUX PARTICULIERS ...... 35

a) La bohème ...... 35 b) Une identité : Nina, Mme de Callias ou Nina de Villard? ...... 40

I. AUTOUR DU SALON 42

1. PETITE HISTOIRE DU SALON ...... 46

a) La naissance de la conversation polie ...... 46 b) La pratique de la conversation...... 48 c) Autres divertissements ...... 51 d) La conversation : l’envers de la médaille ...... 54 e) Accès au salon ...... 56 f) L’importance de fréquenter les salons ...... 57

2. LE SALON, STYLE DIX-NEUVIEME SIECLE ...... 59

a) Un modèle qui s’adapte ...... 59 b) De nouvelles maîtresses de maison ...... 64 c) La maîtresse de maison, directrice de conversation ...... 67 d) La gastronomie ...... 72 e) Divertissements divers ...... 74 f) Le partage des faveurs...... 76 g) L’embourgeoisement du salon ...... 79

vi

II. UNE JEUNE FILLE À FORMER 80

1. PRÉAMBULE ...... 80

a) Le parcours modèle ...... 80 b) Le curriculum féminin ...... 85

2. CHEZ LES GAILLARD ...... 90

a) Nina ...... 90 b) Un père sérieux ...... 91 c) Une mère atypique ...... 94

3. UNE ÉDUCATION HAUT DE GAMME ...... 96

a) Une étudiante modèle ...... 96 b) Activités féminines ...... 100

4. APPRENTIE MAÎTRESSE DE MAISON ...... 102

a) Les jeudis de Mme Gaillard...... 102 b) La transformation d’un salon ...... 106

III. LA ROUTE DES CONQUÊTES 114

1. LE GOÛT DE LA SCÈNE ...... 115

a) En villégiature ...... 115 b) Suite parisienne ...... 120

2. LA CONQUÊTE DES SALONS ...... 126

a) L’assiduité aux sorties ...... 126 b) Échos mondains ...... 127 c) Au pays des rêves ...... 131 d) De retour sur terre...... 132

3. ACCIDENTS DE PARCOURS ...... 134

a) Sous le charme d’Hector de Callias ...... 134 b) Période de réjouissances ...... 137 c) Nuages à l’horizon ...... 139 d) Retour aux anciennes passions ...... 143 e) La fin d’un rêve ...... 145

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IV. L’APPRENTISSAGE DE LA LIBERTÉ 149

1. NINA ET SA COUR ...... 149

a) Nouvelles histoires d’amour ...... 150 b) Les hauts et les bas de l’écriture ...... 153 c) Fin d’une époque ...... 158

2. LOIN DE CHEZ SOI ...... 161

a) Expatriée ...... 161 b) Un long détour ...... 164 c) Un accueil tiède ...... 166

3. LE COÛT DE LA LIBERTÉ ...... 168

a) Une réputation ternie ...... 168 b) Une identité troublante ...... 171 c) Le temps des affronts ...... 173 d) Dernière sortie ...... 178

V. LE 17, RUE CHAPTAL 182

1. UNE MAITRESSE DE MAISON NOUVEAU GENRE ...... 183 2. ÉTAT DES LIEUX ET HORAIRE ...... 185 3. LES HABITUÉS DU SALON ...... 189

a) Un instantané ...... 189 b) Les poètes et leurs amis musiciens ...... 191 c) Les contestataires ...... 193 d) Accès : invitations et recrutement ...... 195

4. DIVERTISSEMENTS ...... 198

a) Pratiques mondaines ...... 198 b) Causerie et poésie ...... 200 c) Théâtre et spectacles ...... 202 d) Les sciences au salon ...... 206

5. ESPACE LITTÉRAIRE ...... 209

a) Banc d’essai ...... 209 b) Espace de travail et d’inspiration ...... 210 c) Échanges symboliques ...... 211

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VI. AU 82, RUE DES MOINES 215

1. UN SALON EN PÉRIPHÉRIE ...... 215

a) Une excentrique maîtresse de maison ...... 215 b) Une nouvelle adresse ...... 219 c) Le jour de Madame ...... 224

2. LES HABITUÉS ...... 227

a) Un renouvellement ...... 227 b) Les poètes ...... 228 c) Les artistes et les musiciens ...... 230 d) Les dames ...... 232 e) Portrait de groupe ...... 237 f) Accès au salon : ouverture et fermeture ...... 238

3. ACTIVITÉS ...... 239

a) Détente et causerie ...... 239 b) Pratiques mondaines ...... 242 c) Les plaisirs de la table ...... 243

4. ESPACE DE CRÉATION LITTÉRAIRE ...... 247

a) Poésie ...... 247 b) Projet collectif : Dixains réalistes ...... 250 c) Théâtre ...... 252 d) Les grandes soirées ...... 256

VIII. CONCLUSION 263

1. UNE HISTOIRE ET SES REPRESENTATIONS ...... 263

a) À la recherche de Nina et de son salon ...... 264 b) Des portraits à retracer ...... 266

2. NINA ET SON MONDE : UN UNIVERS A EXPLORER ...... 268

BIBLIOGRAPHIE ...... 273

APPENDICES ...... 290

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Liste des appendices

1. Dédicaces à la maîtresse de maison

2. Critiques musicales par ordre chronologique

3. Documents du dossier Callias

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ABRÉVIATIONS1

APP Archives du musée de la Préfecture de police, , Dossier Callias, Ba/988. BLJD Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris. BNF Bibliothèque nationale de , Paris. BM Baude de Maurceley, « La vérité sur le salon de Nina de Villard », Le Figaro, 2-8 avril 1929. CGV , Correspondance générale de Verlaine, établie et annotée par Michaël Pakenham, Paris, Fayard, 2005. CSA « Extraits de la correspondance d’une jeune artiste de quinze ans » dans Louise d’Alq, Consuelo. Souvenirs d’antan, Paris, Bureaux des Causeries familières, 1902. CSM Stéphane Mallarmé, Correspondance 1862-1871, recueillie, classée et annotée par Henri Mondor (2e édition), Paris, Gallimard, 1959. DBF Roman d’Amat (dir.), Dictionnaire de biographie française, Paris, Letouzey et Ané, 1970. DMO Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Deuxième partie : 1864-1871, Paris, Éditions ouvrières, 1964-. DE Catalogue de l’exposition La Dame aux éventails. Nina de Callias, modèle de Manet. Paris, Musée d’Orsay, 17 avril-16 juillet 2000, Paris, Réunion des musées nationaux, 2000. FB Fonds Bollery, Médiathèque Michel-Crépeau, La Rochelle. GR Manoël de Grandfort, « Nina de Villard, Comtesse de Callias », La Grande Revue (Paris et Saint-Pétersbourg), 2e année, t.1, oct. 1888, p. 57-73. JG Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, texte intégral établi et annoté par Robert Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1959. MV Catulle Mendès, La Maison de la Vieille, préface et notes de Jean-Jacques Lefrère, Michaël Pakenham et Jean-Didier Wagneur, Champ Vallon, 2000. SSR Charles de Sivry, « Souvenirs sans regrets », Les Quat’z’Arts, Paris, 6 avril 1897- 29 mai 1898.

1 Les abréviations sont suivies directement de la pagination, et de la tomaison, si nécessaire.

xi Introduction Avec l’éclat de ses yeux brillants comme des soleils et noirs comme la nuit, elle semblait un être de rêve, un feu follet, un oiseau-mouche, un papillon, un petit être de féerie dont le rôle serait d’éveiller, d’animer tout autour de lui des envolées de rêves et d’idées. Et telle fut en effet sa destinée1.

1. Présentation

Dans le tourbillon de fêtes qui précède la chute du Second Empire, une figure, celle de Nina Gaillard, future Nina de Villard, se détache de la foule. Jeune fille qui se présente comme pianiste, on la rencontre et l’applaudit chaleureusement dans plusieurs salons parisiens, notamment chez la comtesse de Mouzay, chez Mme Beulé, chez Mme O’Connell et même sur les planches des salles Herz et Érard. Jouer du piano fait sans doute partie du bagage nécessaire à toute jeune fille, mais pour Nina, la musique est une véritable passion.

Parallèlement, Nina, goûte aux plaisirs de recevoir et commence à s’affirmer comme maîtresse de maison. Si la postérité ne sait pratiquement rien d’elle, son nom est définitivement lié à celui de l’élite du monde des arts et des lettres de la fin du Second

Empire et du début de la Troisième République. Dame aux éventails de Manet, « fée diaphane2 » de Stéphane Mallarmé, muse d’Emmanuel des Essarts, de Charles Cros et d’Anatole France, Nina est cependant demeurée dans l’ombre de ces hommes, de même que son salon.

1 Maurice Dreyfous, Ce que je tiens à dire ; un demi-siècle de choses vues et entendues, Paris, Ollendorff, 1912, p. 36. 2 Lettre de Stéphane Mallarmé à Armand Renaud, le 8 janvier 1864 (Stéphane Mallarmé, Correspondance 1862-1871, recueillie, classée et annotée par Henri Mondor (2e édition), Paris, Gallimard, 1959, p. 102). Cet ouvrage sera dorénavant identifié par l’abréviation CSM.

1

2

Pourtant, de 1862 à 1882, Nina a accueilli à peu près tous ceux qui ont laissé leur marque dans le monde des arts et lettres. Nina ne recherchait pas le talent déjà consacré, elle appréciait la nouveauté, l’excentricité, et offrait une hospitalité décontractée où la bohème trouvait sa place : Verlaine, Mallarmé, Guy de Maupassant, Léon Dierx, Villiers de l’Isle-

Adam, Emmanuel Chabrier, Alexandre Dumas père, Théophile Gautier, Cézanne et Manet figurent tous parmi ses invités. Ce salon parisien dont Edmond de Goncourt commentait qu’« il y aurait à [en] faire une originale monographie3 » n’est certainement pas inconnu : il est évoqué dans les ouvrages biographiques, dans au moins cinq romans et enfin dans plusieurs ouvrages d’histoire littéraire4. Il en est de même de Nina, qui est une inspiration pour plusieurs. Pourquoi alors y consacrer une étude?

Loin de renvoyer une image unifiée et cohérente, les représentations du salon de Nina sont tellement polarisées qu’elles posent, elles-mêmes, un problème majeur et contribuent plutôt à semer la confusion. Il est vrai que Nina a tenu salon régulièrement à deux adresses

(d’abord rue Chaptal dans le quartier de la Nouvelle-Athènes puis, rue des Moines à

Montmartre) et que ce déménagement pourrait expliquer certains changements.

Les textes qui évoquent la première époque du salon de Nina, rue Chaptal, sont majoritairement des œuvres produites par d’anciens habitués jetant un regard nostalgique sur leur passé : le salon de Nina sert alors de cadre à des souvenirs de jeunesse où passion, amour, espoir et confiance sont au rendez-vous. Par contre, l’image dominante du second

3 Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, texte intégral établi et annoté par Robert Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1959, 7 novembre 1895. Dorénavant, cet ouvrage sera identifié par l’abréviation JG. 4 Cf. « Sources littéraires », p. 15-26.

3 salon de Nina provient largement d’œuvres où, « cette maison des Batignolles où toute la littérature a passé5 », cette quasi institution, s’effondre et devient plutôt un sujet de satire.

Nous proposons que ces deux portraits radicalement différents sont, avant tout, des « fruits de la littérature », que de texte en texte, ils se sont imposés comme réalité.

Les représentations de Nina posent un problème similaire : au fil des textes, Nina est d’abord jeune, belle, charismatique, brillante, volontaire et puis alourdie, vieille, indolente et même répugnante. À vingt-six ans, Nina inspire l’envie, l’amour, et à peine sept ou huit ans plus tard, elle provoque plutôt le dégoût et le mépris. L’histoire ne peut véritablement expliquer ce volte-face : pourtant, de façon générale, ces portraits sont acceptés, jugés satisfaisants et perpétués. Certains jugent même que Nina est trop connue et qu’elle ne nécessite aucune présentation : dans Les muses du Parnasse contemporain, Somoff et Marfée

écrivent que Nina « est trop connue de tous les spécialistes, ce serait leur faire injure de leur montrer à nouveau des traits qu’ils connaissent par cœur6 ». Nous croyons, au contraire, que

Nina est très mal connue et qu’elle mérite une nouvelle présentation.

En remontant aux sources primaires, cette thèse a pour but de tracer des portraits plus justes de Nina et de ses soirées. Nous voulons montrer que Nina était une excellente musicienne, une femme intelligente, émancipée, généreuse, curieuse, et que son hospitalité décontractée et sa soif de nouveauté ont permis à plusieurs de ses hôtes de s’épanouir et de trouver leur propre voix. Parallèlement, nous montrerons que Nina a été mal servie d’abord

5 JG, 7 novembre 1895. 6 J. P. Somoff et A. Marfée, Les muses du Parnasse contemporain, Paris, À Rebours, 1979, p. 77.

4 par les textes des hommes qui ont joui de son hospitalité, puis par les études qui perpétuent ces portraits déformés d’elle et de ses soirées.

2. Méthode

Cette thèse est divisée en deux grands volets : le premier traite du “personnage” de

Nina et le second, de son salon. Pour la partie biographique, nous avons privilégié une approche thématique : la présentation de Nina s’effectue selon des strates thématiques obéissant chacune à une logique chronologique (périodes de formation, de conquêtes et de transgression). D’autre part, il nous paraît impossible de considérer le salon de Nina comme un seul objet : en raison de la double adresse, de la rupture causée par la Commune, et surtout des textes liés à l’une ou l’autre adresse, il nous faut considérer le salon en deux temps, espérant alors cerner les véritables différences entre les deux périodes.

La première étape de cette recherche a été de retrouver toutes les traces écrites sur ce salon et de faire le partage entre ce qui relève de la littérature (les souvenirs romancés, les romans, les mémoires, les études sur le salon de Nina) et les documents authentiques (documents légaux, correspondances publiées7, presse, manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France, à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, au Musée de la Préfecture de police de Paris et à la Médiathèque de la Rochelle)8. Notre plus grand souci a été de remonter systématiquement aux documents primaires. Nous avons ensuite procédé par recoupement des sources : il s’est alors agi d’étudier, de comparer, d’analyser et

7 Nous avons mis à contribution les correspondances de Nina, de Verlaine, de Mallarmé et de Charles Cros. 8 La description des sources suit (p. 6-26).

5 d’interpréter cette matière afin de tracer un portrait aussi objectif que possible de Nina et de ses soirées. Cependant, comme Nina avait une prédilection pour la spontanéité et la fantaisie, l’absence de rituel et d’horaire a entraîné une étude visant à dégager le caractère des soirées de Nina plutôt qu’à établir une continuité événementielle.

Avis au lecteur

Cette thèse comprend de nombreuses notices biographiques et, pour certains lecteurs, elles paraîtront sans doute superflues. Afin de ne pas encombrer davantage les bas de pages, nous avons choisi de ne pas inclure de notices pour les écrivains et autres personnages considérés célèbres. La notoriété étant subjective, nous avons laissé Le petit Larousse trancher la question9 : pour cette thèse, tous les écrivains qui ont une entrée dans la section des noms propres seront jugés « trop connus » pour mériter une notice. Les autres ont fait l’objet de recherches dans une série de dictionnaires biographiques. Dans le cas où un personnage n’apparaîtrait dans aucun dictionnaire consulté, nous offrirons des commentaires ou des portraits de leurs contemporains ou encore des notes trouvées au cours de nos recherches.

Nous avons respecté l’orthographe des documents manuscrits que nous citons. Nous avons également conservé les néologismes, de même que la ponctuation, même lorsqu’elle est triplée, comme porteurs de personnalité10.

9 Nous faisons référence au Petit Larousse grand format, Paris, Larousse, 2001. 10 Notons que Nina double et triple volontiers les signes de ponctuation pour donner une qualité quasi orale à ses écrits.

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3. Description des sources

a) Correspondance

Nina a laissé quatre-vingt-cinq lettres écrites entre l’âge de seize et vingt-et-un ans.

Ces lettres proviennent de deux sources distinctes. Le premier ensemble, composé de vingt- trois lettres, a été publié en 1888 dans un article intitulé « Nina de Villard, Comtesse de

Callias11 ». Ces lettres ont pour destinataire Louise Ledieu, une amie d’enfance de Nina qui habite Arras; Ledieu aurait plus tard confié l’ensemble de cette correspondance à Manoël de

Grandfort, femme de lettres liée à Nina12. Le second corpus, publié en 1902 par Louise d’Alq, comprend soixante-deux lettres qui sont adressées simplement à « Marie »; plusieurs indices indiquent qu’il s’agit de Marie Deschamps, organiste et amie de Nina13. Ces lettres sont présentées en appendice à Consuelo. Souvenirs d’Antan14. À notre connaissance, toutes ces lettres n’existent que sous forme imprimée mais les chercheurs n’hésitent pas à les citer et ne semblent aucunement remettre en question leur authenticité15.

11 Manoël de Grandfort, « Nina de Villard, Comtesse de Callias », La Grande Revue (Paris et Saint- Pétersbourg), 2e année, t.1, oct. 1888, p.57-73. Dorénavant, l’abréviation GR fera référence à cet article et cette correspondance. 12 C’est ce que Manoël de Grandfort affirme dans son article. 13 En effet, au cours de l’échange épistolaire, il est souvent question de se rencontrer pour déchiffrer de la musique; d’après les échanges, il n’y a aucun doute que Marie est une pianiste accomplie, ce qui n’est pas rare pour quelqu’un qui joue de l’orgue. Nous retrouvons son nom dans les lettres publiées par Manoël de Grandfort, dans l’album de Nina ainsi que dans quelques articles de presse de 1866 (cf. appendice II). 14 Louise d’Alq, Consuelo. Souvenirs d’antan, Paris, Bureaux des Causeries familières, 1902. Cet ouvrage est décrit dans les sources littéraires de la documentation. 15 Cette correspondance de jeunesse de Nina est fréquemment citée, notamment dans La Dame aux éventails. Nina de Callias, modèle de Manet (Paris, Réunion des musées nationaux, 2000) et dans la préface de la réédition de La Maison de la Vieille de Catulle Mendès (préface et notes de Jean-Jacques Lefrère, Michaël Pakenham et Jean-Didier Wagneur, Paris, Champ Vallon, 2000). L’abréviation MV sera employée pour faire référence à ce dernier ouvrage.

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Les lettres publiées par Mme de Grandfort et Mme d’Alq relèvent de l’écriture intime : elles contiennent des tas de petits riens, des confidences, beaucoup de réflexions personnelles et montrent une grande confiance en la bienveillance et l’indulgence des destinataires. À défaut de voir ses correspondantes, Nina raconte ce qu’elle fait, qui elle a vu, chez qui elle est allée, elle décrit son entourage, ses vêtements, ses lectures, elle discute de son emploi du temps, des partitions sur lesquelles elle travaille, de ses concerts passés et à venir. Grâce à cette correspondance, il est possible de suivre Nina dans ses déplacements : parmi le corpus publié par Mme d’Alq, bon nombre de lettres sont adressées de Vichy, en

1859, lors de la première saison mondaine de Nina. Nouvellement arrivée, plutôt spectatrice,

Nina prend la plume et ses descriptions ne manquent pas d’intérêt : soucieuse de détails, elle décrit minutieusement les toilettes, les gens et les lieux qui l’entourent. Le lecteur bénéficie de son intention de montrer, à la personne absente, son environnement et de la faire participer à distance à ses activités. Nina s’excuse même d’envoyer des « chroniques »; effectivement, plusieurs de ses lettres sont longues et couvrent une myriade de sujets. Nous retrouvons à l’intérieur de ces lettres, particulièrement celles adressées à Marie, plusieurs témoignages de la passion de Nina pour la musique. Nina lui confie ses espoirs et ne se gêne nullement pour lui faire part de ses succès. À cette époque, la jeune Nina s’empresse d’annoncer à sa correspondante tous les petits bonheurs et les honneurs qu’on lui réserve.

Au-delà du manque de modestie, ce qui ressort de cette correspondance très familière est que

Nina est une pianiste fort en demande et que sa personnalité et son jeu se prêtent admirablement à la vie de salon. Ces lettres comprennent sans doute des erreurs de

8 transcription mais, complétées par divers articles de périodiques, elles nous permettent d’avoir une idée assez claire de cette période de la vie de Nina.

Outre cette correspondance de jeunesse, un très petit nombre de lettres de Nina nous est parvenu ; la Bibliothèque nationale de France possède quatre lettres manuscrites de Nina adressées à Jean Marras (naf 16264, fos 255-261), la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet en possède deux adressées à Stéphane Mallarmé (fonds Mallarmé-Valvins 677 et 3163) et le catalogue de l’exposition La Dame aux éventails tenue au Musée d’Orsay en 2000 présente deux lettres de Nina adressées à la Comtesse Chodzko, appartenant à une collection privée16.

Ceci constitue, à notre connaissance, la somme des lettres autographes de Nina.

Du côté des habitués du salon, il reste quelques lettres à l’état manuscrit; elles sont, pour la plupart, publiées ou du moins signalées dans la correspondance de Mallarmé et celle de Verlaine17. La correspondance de Mallarmé nous permet surtout d’enrichir notre connaissance des réceptions que Nina tenait en compagnie de sa mère. Elle est précieuse pour les années 1863 et 1864 puisque Mallarmé est alors à l’extérieur de Paris et que ses amis, Henri Cazalis et Emmanuel des Essarts, le tiennent au courant des soirées chez Nina; leurs lettres font écho au corpus publié par Manoël de Grandfort et nous permettent d’avoir

16 Catalogue de l’exposition La Dame aux éventails. Nina de Callias, modèle de Manet. Paris, Musée d’Orsay, 17 avril-16 juillet 2000, Réunion des musées nationaux, 2000, p. 127. 17 Stéphane Mallarmé, Correspondance 1862-1871, recueillie, classée et annotée par Henri Mondor, Paris, Gallimard, 1959. Cette édition comprend des extraits de lettres des correspondants de Mallarmé dont Henri Cazalis et Emmanuel des Essarts. Paul Verlaine, Correspondance générale 1857-1885, établie et annotée par Michaël Pakenham, Paris, Fayard, 2005. Il faut noter que Michaël Pakenham s’intéresse à Nina de Villard et son salon depuis un certain temps : il a été commissaire de l’exposition La Dame aux éventails. Nina de Callias, modèle de Manet et nous lui devons, ainsi qu’à Jean-Jacques Lefrère et Jean-Didier Wagneur, la réédition du roman de Catulle Mendès, La Maison de la Vieille.

9 une vision plus large des réceptions chez les Gaillard. D’autre part, la récente édition de la correspondance de Verlaine préparée et annotée par Michaël Pakenham est fort utile; outre des lettres de Verlaine qui font allusion aux soirées chez Nina, elle comprend quelques lettres de Germain Nouveau à Verlaine qui sont d’un grand secours pour documenter les activités du salon autour des années 1875-1876. Ces documents, écrits quelques heures ou quelques jours suivant une soirée, renferment des informations précises et permettent de tracer un portrait assez juste de ce qui se passe chez Nina. Louis Forestier a également publié la correspondance de Charles Cros qui nous renseigne sur les déplacements de Nina et de sa mère du mois d’octobre 1872 jusqu’au printemps 187318.

b) L’album de la maîtresse de maison

Comme bien des maîtresses de maison, Nina tenait un album où ses invités pouvaient, par un sonnet, un croquis ou même quelques lignes de musique, la remercier de son hospitalité : cet album existe toujours et constitue un outil important pour documenter ses soirées19. On y trouve des autographes appartenant à deux périodes précises, soit 1862-1863 et 1867-1869, les années de silence coïncidant avec celles du mariage de Nina. Outre les compliments d’usage à la maîtresse de maison, on y trouve deux autographes riches par leur nature documentaire; en effet, à deux reprises, Emmanuel des Essarts y consigne, sous forme poétique, la liste complète des habitués et, contrairement aux souvenirs écrits dix ou vingt ans plus tard, nous offre ainsi l’équivalent d’une liste de présences, chose exceptionnelle

18 Charles Cros, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970. 19 Cet album est reproduit dans La Maison de la Vieille, op. cit., p. 536-564. Il est conservé à la Bibliothèque municipale de Metz sous la cote ms 1482.

10 dans l’univers salonnier. De surcroît, en raison du temps qui sépare les deux soirées (1er novembre 1863 et 4 octobre 1868), ces témoignages permettent aussi d’observer et d’analyser les changements de “personnel” survenus au cours de cette période20. L’album contient également des autographes recueillis à Bade alors que Nina y séjournait pendant la saison estivale.

c) Presse

Parallèlement à cet album, les activités de Nina sont rapportées par la presse21. À moins de vingt ans, on suit déjà Nina dans les salons où elle joue régulièrement du piano ainsi que la comédie. On la retrouve tantôt chez la comtesse de Mouzay, tantôt chez Henri

Herz et on apprend ce qu’elle a joué. Ces témoignages nous permettent de confronter le contenu de ses lettres de jeunesse et en confirment la valeur historique. Plus tard, ce sont des comptes rendus de ses soirées qui sont offerts au public et cela nous permet de vérifier, d’enrichir, et de compléter ce qui est rapporté dans les livres de souvenirs et la correspondance.

20 Nous ferons appel à cet album dans « La transformation d’un salon », p. 107-109, et dans « Un instantané », p. 189-191. 21 À notre connaissance, la première mention de Nina dans la presse date de décembre 1861.

11

d) Archives

Fonds Bollery22

Il convient ici de souligner un travail effectué il y a une cinquantaine d’années par

Jacques Goedorp, journaliste qui avait alors entrepris des recherches sur Nina de Villard dans le but d’en tirer un ouvrage23. Toute la documentation rassemblée à cet effet se trouve dans le fonds Bollery, ms 2916, à la médiathèque de La Rochelle. On y trouve les notes de Goedorp sur Nina, sa famille, des renseignements cadastraux, des copies d’articles de journaux et même des détails biographiques ou anecdotiques sur certains des habitués. En outre, le fonds

Bollery contient les lettres de Goedorp adressées à Joseph Bollery dans lesquelles il décrit ses démarches, nous évitant ainsi de suivre des pistes infructueuses. Cette contribution nous a permis de documenter et d’analyser la carrière musicale de Nina. En effet, M. Goedorp avait accompli un important travail de dépouillement de périodiques : nous lui devons tous les articles provenant de La Gazette des étrangers, de La Presse Théâtrale, de La Presse

Musicale et du Progrès artistique. Dans certains cas, il a été possible de retrouver les articles qu’il avait transcrits et de constater l’exactitude de son travail; pour les autres articles non retrouvés à ce jour, nous avons choisi de conserver le matériel et de l’exploiter parce qu’il

22 Joseph Bollery est né en 1890 à Oye et mort en 1967 à la Rochelle. Membre de l’Académie des belles- lettres, sciences et arts de La Rochelle à partir de 1926, il en devient secrétaire général en 1955 et vice-président en 1959. On lui doit, entre autres, la publication des Œuvres complètes de Léon Bloy, dont il était spécialiste. En 1969, grâce à une subvention de la ville de La Rochelle, la bibliothèque municipale de La Rochelle a pu acquérir l’importante collection de livres, de revues, de journaux et manuscrits de Joseph Bollery (A. Bernard, « Le fonds Bollery de la bibliothèque municipale de La Rochelle », Bulletin du bibliophile, 1981, no 2, p. 195- 205). 23 Cet ouvrage porte le titre de La Muse du Parnasse contemporain : Nina de Villard et son salon. Achevé en 1966, il est resté inédit mais non inconnu puisqu’il est cité dans certains travaux récents sur Nina de Villard (cf. p. 33-34).

12 n’y a pas lieu de croire qu’ils ne sont pas authentiques. Ces articles seront identifiés par l’abréviation FB (Fonds Bollery, ms 2916).

Archives nationales de France

Nous avons pu trouver, aux archives nationales, plusieurs documents qui nous informent avec certitude sur certains moments de la vie de Nina : acte de naissance, acte de mariage, demande de séparation de biens et de corps de son mari, testament de son père, inventaires après décès de la succession de son père et de la sienne et acte de location du 82, rue des Moines. Ces documents offrent des renseignements précis et nous permettent d’éliminer certaines incertitudes quant à la vie de Nina et même de lui redonner l’identité qu’elle réclamait sur ces documents légaux: celle de pianiste.

Dossier Callias

Les archives conservées par le musée de la Préfecture de police de Paris s’avèrent une source supplémentaire de renseignements sur Nina et son salon. En effet, dès 1872, les soirées ainsi que la vie privée de Nina commencent à intéresser les autorités et deviennent objets de comptes rendus plus ou moins détaillés. Ces documents sur Nina sont consignés dans le dossier Callias, avec ceux de sa belle-famille et de son ex-mari, Hector de Callias: le dossier est constitué de rapports d’enquête sur la personne (naissance, logement, revenus, activités), de rapports de surveillance ainsi que de contraventions et de mandats d’arrestation au nom d’Hector de Callias. Nina intéresse les représentants de l’ordre : on enquête à son sujet, sur ses amants, on surveille son salon, mais ce dossier ne porte aucune trace

13 d’effraction à la loi de sa part, ce qui n’est pas le cas de son mari, Hector24. Cependant, dans ces rapports, Nina est beaucoup plus maltraitée que son mari : tous sympathisent avec l’époux et attribuent à Nina l’échec de leur mariage. Le dossier Callias est une source d’information sur la réputation de Nina et sur les rumeurs qui circulent à son égard et ils soulignent sa sympathie pour les communards. Il faut cependant noter que les sources de cette information sont rarement identifiées. Nous aurons l’occasion de constater que le ton employé a tout pour choquer. De plus, le dossier Callias contient encore trois extraits provenant de rapports classés dans d’autres dossiers. Ils font tous référence à la période d’exil de Nina et soulignent ses liens avec la Commune.

Pour les besoins de cette thèse, six documents ont retenu notre attention et seront identifiés comme suit25 :

Document 1 : daté du 24 février 1874, environ 300 mots, signé d’une seule lettre, « G ». Ce rapport, rédigé quelques heures avant un duel entre Hector de Callias et Georges Maillard du Pays, présente M. de Callias comme « l’époux abandonné de Mme Nina de Callias ».

24 Bien que Nina soit alors séparée de lui, les ennuis d’Hector de Callias avec les représentants de l’ordre témoignent d’un tempérament assez difficile. En mai 1870, il est condamné par le tribunal correctionnel à 360 francs d’amende pour s’être battu en duel avec Georges Maillard, du Pays. À partir de 1880, de nombreux documents attestent de ses problèmes avec l’autorité et occupent une large partie de ce dossier. Hector de Callias est arrêté le 5 mai 1881 pour avoir crié « de toutes ses forces », à 2 hres du matin, « à bas les Jésuites, les canailles, tas de crapules, et des sales cochons »! Hector est cité le 20 mai 1884 pour « ivresse manifeste »; le 8 avril 1885, pour « ivresse et bris de carreaux »; le 11 avril 1885, pour « ivresse manifeste »; le 21 avril 1885, « trouvé en état complet d’ivresse, couché sur le trottoir »; le 30 janvier 1886 « tombé sur le trottoir dans un état complet d’ivresse »; le 3 décembre 1886, en état d’ivresse, il prend une voiture, l’occupe pendant une heure et ne paie pas la course et finalement, le 9 janvier 1887, il est arrêté devant le 17 rue Chaptal « pour ivresse manifeste » (Archives du musée de la Préfecture de police, Paris, Dossier Callias, Ba/988). Dorénavant, nous emploierons l’abréviation APP pour indiquer cette source. 25 Ces documents sont transcrits en appendice.

14

Document 2 : daté du 14 janvier 1875, environ 600 mots, signé « L’Officier de Paix Esmand ». Ce rapport présente une enquête sur la vie de Nina : mariage, séparation, revenus, déménagements, soirées et conclut que « les renseignements recueillis sur cette femme sont des plus défavorables ».

Document 3 : daté du 14 août 1876, plus de 700 mots, signé d’une seule lettre : « G ». L’incipit présente le document ainsi : « À défaut de nouvelles politiques, nous allons causer un peu des soirées de Mme de Nina de Callias et de ses invités ». Pour alimenter cette

« causerie », l’auteur propose d’abord une petite histoire de la vie personnelle de Nina et offre un compte rendu d’une soirée donnée une quinzaine de jours auparavant. Ce document, qui se veut divertissant, est extrêmement grossier et fait preuve d’un mépris profond pour

Nina et ses amis.

Document 4 : daté du 2 décembre 1877, environ 300 mots, non signé. Ce rapport de surveillance d’un ton modéré offre des renseignements généraux sur les soirées de Nina et rend compte, de façon plus détaillée, d’une unique soirée.

Extrait 1 : extrait d’un rapport adressé de Genève daté du 13 août 1872, classé au dossier

6806, 72 mots, non signé.

Ce rapport souligne simplement que Nina « mène grand train à Genève » et qu’elle « vit en concubinage ».

Extrait 2 : extrait d’un rapport de Paris daté du 19 septembre 1874, classé au dossier Bazire,

98 mots, non signé.

15

L’informateur signale que Nina est de retour à Paris. Il souligne et ridiculise la sympathie de

Nina pour la Commune et ajoute quelques mots méprisants sur ses liaisons.

En dépit d’erreurs nombreuses, ces rapports, qui doivent être lus avec circonspection, nous permettent de vérifier d’autres témoignages et de transformer, à l’occasion, certains doutes en certitudes26.

e) Sources littéraires

Ayant accueilli quantité d’hommes aujourd’hui célèbres, Nina et son salon paraissent de façon diffuse dans plusieurs œuvres littéraires que nous pouvons grouper en deux genres : les œuvres de nature biographique et autobiographique (livres de souvenirs, mémoires) et les

œuvres de fiction accordant un espace plus ou moins large à Nina et son salon.

Consuelo. Souvenirs d’antan

Il convient d’abord de présenter Consuelo. Souvenirs d’antan, ouvrage singulier de

Louise d’Alq touchant aux deux domaines. La première partie, Consuelo, est une nouvelle de

32 pages qui traite des années formatrices et de la destinée de trois jeunes filles. Le lecteur apprend rapidement que “Consuelo” n’est nulle autre que Nina de Villard27. Cette nouvelle attire l’attention du lecteur sur « la place de la femme » et sur les ambitions de l’héroïne,

Nina, qui cherche le bonheur autre part. Mme d’Alq ne laisse aucun doute sur sa position à cet égard : Nina a fait fausse route. Elle présente Nina sous un jour des moins favorables,

26 En effet, grâce à la fascination des autorités pour les liaisons de Nina, les fugues de Charles Cros, son amant, sont soigneusement rapportées avec dates à l’appui; il est alors possible d’utiliser ces informations pour mieux interpréter les lettres de Germain Nouveau traitant du même sujet, à la même période. 27 Louise d’Alq, Consuelo. Souvenirs d’antan, Paris, Bureaux des Causeries familières, 1902, p. 33. Dorénavant, nous ferons référence à cet ouvrage par l’abréviation CSA.

16 insistant sur son besoin d’être connue à tout prix et sur le rôle important de ses ressources financières qui lui auraient permis d’acquérir une certaine renommée.

La section qui suit porte le titre d’Appendice à Consuelo : elle est composée de plusieurs éléments. Après une brève introduction, les lettres de Nina sont présentées sous le titre « Extraits de la correspondance d’une jeune artiste de quinze ans ». Au préalable, Mme d’Alq explique que la destinataire était son amie et qu’elle lui avait transmis ces lettres.

Avec ses quatre-vingt-dix pages, cette section de l’appendice est, de loin, la plus volumineuse. À cette correspondance se greffent deux autres lettres que Nina aurait adressées au poète Joseph Méry. Cependant, Mme d’Alq ne dévoile pas comment elle est entrée en possession de ces « folles déclarations » que Nina aurait écrites vers sa seizième année28.

Mme d’Alq présente ensuite des vers extraits des Feuillets parisiens, recueil posthume de la production littéraire de Nina, qu’elle fait suivre de la préface originale d’Edmond Bazire à ces poésies29. Les dernières pages de cet appendice à Consuelo sont, pour le moins, surprenantes. En effet, Mme d’Alq croit « devoir réunir dans ce recueil à peu près tout ce qu[’elle] trouve de renseignements sur [Nina]30 ». Dans cet esprit, elle offre un contrepoids au texte d’Edmond Bazire et ajoute l’article nécrologique de Félicien Champsaur

28 CSA, p. 123. 29 Cette section occupe les pages 127 à 137 de l’ouvrage de Mme d’Alq. Les vers sont tirés de Nina de Villars [sic], Feuillets parisiens. Poésies, Librairie Henri Messager, 1885. Les poésies choisies par Louise d’Alq représentent environ le tiers de celles publiées dans le recueil des Feuillets parisiens. 30 CSA, p. 138. Il semble cependant que Mme d’Alq soit mal informée; en page 138, elle affirme que Nina est morte à trente-six ans et que son mari était alors déjà décédé. Ceci est une erreur : Nina est morte à quarante et un ans et son mari lui a survécu.

17 qui est, selon elle, « une rude morale pour les existences déclassées et les esprits déséquilibrés31 ». Cet article n’a certes rien d’un hommage32. Il est suivi d’un extrait de deux pages d’un roman épistolaire inédit, dont Nina parle dans sa correspondance et enfin, pour terminer, du Testament poétique de Nina, extrait lui aussi des Feuillets parisiens.

Mémoires, souvenirs

En raison du grand nombre d’ouvrages de nature biographique accordant quelque espace à Nina et son salon, nous allons nous limiter à décrire ceux qui leur allouent au moins plusieurs pages et les présenterons en ordre chronologique de représentation, c’est-à-dire du début du salon de la rue Chaptal à la fin du salon de la rue des Moines.

Parmi les ouvrages qui mettent en scène le salon de la rue Chaptal, Ce que je tiens à dire ; un demi-siècle de choses vues et entendues de Maurice Dreyfous offre deux chapitres sur Nina et ses amis33. L’ouvrage de Dreyfous porte sur quelques années, de 1863 à la

Commune, et ses souvenirs évoquent avant tout des réunions de jeunes personnes sans souci du lendemain. Dreyfous présente chaleureusement la jeune Nina, relate comment il fait sa connaissance lors d’un bal costumé, et montre comment elle devient, pour lui et ses amis, un chef de file. Il présente, dans ses deux chapitres, une série d’aventures de la « bande à

Nina » : dans chacun des cas, il élabore des mises en scène où le groupe se démarque de la norme par des attitudes ou des actions fantasques, un peu choquantes. Dreyfous insiste sur le

31 Id. 32 Félicien Champsaur, « Chroniques parisiennes. Une déclassée », L’Événement, 25 juillet 1884, repris dans Le Massacre, Paris, Dentu, 1885. 33 Maurice Dreyfous, Ce que je tiens à dire ; un demi-siècle de choses vues et entendues, Paris, Ollendorff, 1912.

18 plaisir que le groupe éprouve à se retrouver chez Nina, rapporte comment les rencontres se déroulent, et trace également des portraits de plusieurs habitués. Pour les besoins de cette thèse, certaines pages de Dreyfous ont une valeur accrue parce qu’elles relatent des

événements également mentionnés par Nina dans sa correspondance34.

Les soirées des années 1868-1870 sont également bien vivantes dans le Paul Verlaine d’Edmond Lepelletier dont le début du chapitre 6 porte le sous-titre « Chez Nina35 ».

Lepelletier consacre sept pages à la biographie de Nina (jeunesse, parents, mariage, décès et même enterrement) avant de tourner son attention vers son salon. Lepelletier décrit ce que l’on fait chez Nina, qui sont les habitués et comment on gagne accès à ce salon. Le portrait qu’il esquisse est celui d’un salon où l’on ne s’ennuie guère et où Verlaine et lui sont enchantés de passer leurs soirées.

Les mémoires de Charles de Sivry, publiés sous le titre de « Souvenirs sans regrets », présentent le salon de Nina à la même époque que l’ouvrage de Lepelletier mais offrent des renseignements plus détaillés sur les soirées de Nina36. Publiés sous forme de feuilleton, les

« Souvenirs sans regrets » de Sivry ont paru du 6 avril 1897 au 29 mai 1898 dans la revue

Les Quat’Z’Arts. Sivry consacre quatre épisodes consécutifs, du 16 janvier 1898 au 6 février

1898, à Nina et ses soirées. Chaque épisode évoque un moment précis dans l’histoire du salon (présentation de Sivry à Nina, préparation d’un concert, des intrus à chasser et même

34 Il s’agit de la correspondance publiée par Manoël de Grandfort, op. cit. 35 Edmond Lepelletier, Paul Verlaine, Paris, Mercure de France, 1907. 36 Charles de Sivry, « Souvenirs sans Regrets », Les Quat-Z’arts, 6 avril 1897-29 mai 1898.

19 une aventure de la chatte de Nina) : parmi ces épisodes, celui du concert est confirmé par deux articles de presse37.

Pour le salon de la rue des Moines, nous disposons de trois représentations littéraires :

Dix Ans de Bohème d’Émile Goudeau; « La vérité sur le salon de Nina de Villard » de Baude de Maurceley et « Une soirée chez Nina de Villard » de Villiers de l’Isle-Adam38. Ce qui différencie le plus ces trois textes est la perspective. Prenons les Dix Ans de Bohème : Émile

Goudeau présente le salon de Nina du point de vue d’un poète débutant et rapporte sa propre expérience. Il met en relief le rôle formateur que ce salon joue dans l’apprentissage du métier et l’expérience qu’on y gagne. Il est évident que Goudeau reconnaît la valeur artistique de ce salon et qu’il accorde beaucoup d’importance aux commentaires de la maîtresse de maison.

Dans « Une soirée chez Nina de Villard », Villiers de l’Isle-Adam écrit comme le ferait l’historiographe d’un salon, c’est-à-dire en habitué de longue date, et rend un véritable hommage posthume à la maîtresse de maison. En quelques pages, Villiers rend compte de trois moments particuliers dans l’histoire du salon. Dans sa première partie, il décrit, tout comme Sivry l’a fait pour le salon de la rue Chaptal, comment on évince les ennuyeux poliment39; son deuxième épisode recrée le plaisir de se trouver entre soi et le dernier met en

37 En effet, nous avons retrouvé deux articles qui rendent compte de ce concert : Le Nain jaune, dimanche 20 décembre 1868 et La Presse musicale, 24 décembre 1868 (FB). 38 Émile Goudeau, Dix ans de Bohème (1888), Paris, Champ Vallon, coll. « Dix-neuvième », 2000; Baude de Maurceley, « La vérité sur le salon de Nina de Villard », Le Figaro, 2-8 avril 1929; « Une soirée chez Nina de Villard » de Villiers de l’Isle-Adam a paru pour la première fois dans le Gil Blas du 24 août 1888 et a été repris dans Chez les passants : fantaisies, pamphlets et souvenirs, Paris, Comptoir d’édition, estampes, livres, musique, 1890. 39 Notons cependant que le texte de Villiers de l’Isle-Adam est écrit et publié une dizaine d’années avant celui de Charles de Sivry.

20 vedette l’activité littéraire du salon. Dans ses pages, Villiers fournit le nom des habitués présents pour cette soirée mais il prend surtout soin de recréer l’ambiance des soirées.

« La vérité sur le salon de Nina de Villard » de Baude de Maurceley est un feuilleton publié en 7 livraisons du 2 au 8 avril 1929. Maurceley était journaliste et son témoignage prend des airs de reportage : Maurceley ne se donne aucun rôle actif et se contente de rapporter ce qu’il a observé. Contrairement à Sivry, Lepelletier et Dreyfous, il n’écrit pas un récit de sa jeunesse mais bien une chronique sur le salon de Nina. Maurceley a le souci du détail : il est le seul à parler du calendrier de Nina, de l’heure des réceptions et du nombre de personnes présentes. Il semble agir en journaliste honnête qui s’en tient aux faits et prend soin de bien informer son lecteur. De tous les témoignages, celui de Maurceley est celui qui fournit le plus d’informations précises sur les soirées de Nina.

Ces ouvrages offrent chacun un regard personnel sur le salon de Nina mais, entre eux, ils permettent d’observer l’évolution du salon depuis environ 1863 (Dreyfous) jusqu’à sa fin vers 1882 (Goudeau, Villiers de l’Isle-Adam et Maurceley). En groupant les souvenirs du salon de la rue Chaptal (Dreyfous, Lepelletier et Sivry) et en les comparant à ceux de la rue des Moines (Goudeau, Villiers de l’Isle-Adam et Maurceley), il est certainement possible de constater un certain changement au niveau des habitués. Les anecdotes abondent, se ressemblent, mais les protagonistes ne sont plus les mêmes. Pour les habitués qui sont demeurés fidèles, de même que pour Nina, il est possible de remarquer le passage des années.

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Ouvrages de fiction

Nina est un personnage médiatisé depuis son adolescence. Grâce aux chroniques mondaines, le public a pu suivre ses exploits dans les salons et les salles de concert. Plus tard, ses soirées se taillent aussi une place dans les périodiques. Il semble donc que le public qui s’intéresse au monde des arts connaisse nécessairement Nina40. Cette célébrité lui mérite une place, peu désirable, dans plusieurs romans41 : le plus important, en raison de son influence sur l’histoire littéraire, La Maison de la Vieille de Catulle Mendès, est entièrement consacré à Nina et son salon. D’abord publié en feuilleton entre le 16 novembre 1893 et le 17 mars 1894 dans L’Écho de Paris, le roman paraît chez Charpentier et Fasquelle en 1894. La maison représente le salon de Nina de Villard, et la « vieille », sa mère.

À l’opposé des portraits de salon où la conversation fait l’honneur de la nation française42, Mendès montre que chez Nina, les habitués « gueulent » ou « braillent » tous en même temps sans se donner la peine d’écouter ce que les autres disent. Comme les salons

évoquent plats raffinés et grands crus, Mendès présente des scènes de table burlesques où les convives s’arrachent une maigre pitance servie dans des assiettes « écornées et fêlées » et boivent, dans des verres sans pied, de l’alcool acheté à l’hectolitre pour réaliser des

40 Théodore Duret, ami et biographe d’Édouard Manet, affirme que la femme qui a posé pour le tableau La Dame aux éventails « était très connue » (Histoire de Édouard Manet et de son œuvre, Paris, Fasquelle, 1906, p.145). 41 Les voici tous par ordre chronologique de publication: Harry Alis, Hara-Kiri, Paris, Ollendorff, 1882; Félicien Champsaur, Dinah Samuel, Paris, Ollendorff, 1882; Georges Duval, Le , Paris, Marpon et Flammarion, [1884]; Félicien Champsaur, Le Massacre, Paris, Dentu, 1885; Félicien Champsaur, L’Amant des danseuses, Paris, Dentu, 1888; Paul Alexis, Madame Meuriot, Paris, Charpentier, 1890 ; Catulle Mendès, La Maison de la Vieille, Paris, Charpentier, 1894. 42 Sur la conversation, voir Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994.

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économies. Au cas où le lecteur croirait que la nourriture spirituelle pourrait compenser,

Mendès montre que La Maison de la Vieille est un monde du « chacun pour soi » où la satisfaction immédiate d’un besoin a priorité sur savoir-vivre et esprit de communauté. Dans

La Maison de la Vieille, on parle mal tous en même temps, on mange mal et jamais à sa faim, on boit mal et beaucoup trop et on est mal ensemble. Loin de peindre un tableau nostalgique ou de rendre hommage à la maîtresse de maison, Mendès a plutôt mis en place une satire et s’est appliqué à donner vie à un modèle qui bouscule tous les lieux communs des représentations usuelles de la sociabilité du salon.

Outre La Maison de la Vieille, il faut signaler trois autres romans qui mettent en scène une visite chez Nina : Le Quartier Pigalle de Georges Duval, Mme Meuriot de Paul

Alexis et Hara-Kiri de Harry Alis43. Dans les trois cas, la visite du salon se présente sous forme de visite guidée et commentée circonscrite à un unique chapitre : on y passe une soirée

43 Publié en 1882, Hara-Kiri, roman de Harry Alis, met en scène les péripéties de Taïko Fidé, un étudiant japonais nouvellement arrivé à Paris. Officiellement présent dans la ville Lumière pour poursuivre des études de droit, il est surtout venu pour goûter aux plaisirs de la civilisation occidentale. Hara-Kiri est composé de 18 chapitres qui portent l’empreinte de la chronique journalistique : duels, suicides, adultères, entremêlés de visites de lieux typiquement parisiens dont le Faubourg Saint-Honoré, le Quartier latin et le quartier Pigalle et c’est à ce titre que le salon de Flora (Nina de Villard) figure au programme « touristique ». On y emmène l’étudiant parce que c’est une destination à ne pas manquer. Hara-Kiri est un roman d’éducation où les leçons se paient excessivement cher : à la fin, le jeune Japonais comprend qu’il ne peut faire confiance à personne et s’enlève la vie pour ne pas mourir de honte. Le Quartier Pigalle, roman de Georges Duval publié en 1884, est centré sur les misères de la production artistique et littéraire. On y fait et défait des réputations de façon continue et Mina de Villers, maîtresse du salon visité, joue un rôle actif : on ne la rencontre pas seulement chez elle, on la retrouve un peu partout dans le quartier. Malgré le rôle accru de la maîtresse de maison au niveau de l’intrigue romanesque, la scène réservée à son salon tient toujours dans un seul chapitre. Dans Mme Meuriot, roman de Paul Alexis publié en 1890, le lecteur suit une jeune femme mariée dans sa routine parisienne : scènes de table, soirées en famille, courses et vacances à la campagne figurent au programme. Mme Meuriot est invitée à l’anniversaire d’Eva de Pommeuse [Nina de Villard]. Cette soirée, passée parmi des poètes, est pour Mme Meuriot le plus beau moment de sa vie : c’est comme si elle avait mis les pieds dans un univers enchanté. Elle ne l’oubliera jamais et, alors qu’il ne lui reste plus que quelques heures à vivre, elle envoie des fleurs à l’excentrique maîtresse de maison pour la remercier une dernière fois de lui avoir offert l’hospitalité.

23 plus ou moins marquante et le roman suit son cours. Ces textes ont en commun un souci de présenter une soirée typique mais l’ambiance, l’accueil et l’expérience diffèrent largement d’un roman à l’autre : chez l’un, le salon est un lieu enchanteur, chez l’autre, « un temple de la médisance44 ». À ces romans il faut encore ajouter une nouvelle qui s’apparente beaucoup

à un conte, Miette et Cagliostro, d’Émile Goudeau45.

Le personnage de Nina a aussi offert matière à inspiration. Dans Dinah Samuel

(Ollendorff, 1882), Champsaur présente à ses lecteurs un portrait de la célèbre maîtresse de maison :

Charlette avait un salon, elle n’a plus qu’un restaurant. Jadis, on rencontrait chez elle des artistes aujourd’hui l’on n’y trouve plus que des parasites. Voilà comment une femme dégringole. Mariée et respectée, Charlette de Valbaux a renoncé au mariage et au respect. Elle a trompé son mari, puis elle a trompé son amant enfin elle n’a plus compté ses intimes46.

Six ans plus tard, Champsaur reprend le personnage de Charlette et lui donne une seconde vie dans L’Amant des danseuses (Dentu, 1888):

44 Harry Alis, Hara-Kiri (1882), préface de Jean-Didier Wagneur, Paris, L’Esprit des Péninsules, 2000, p. 278. 45 Émile Goudeau, Les Billets bleus, Paris, À la Librairie illustrée [s.d.]. Il s’agit d’une courte nouvelle où un bébé est trouvé sur le pas de la porte de la maison de Nina de Villard. Le poupon est recueilli, soigné et traité comme enfant de la maison. La scène met en relief la bonté et la générosité de Nina. 46 Félicien Champsaur, Dinah Samuel, présentation de Jean de Palacio, Paris, Séguier, « Bibliothèque décadente », 1999, p. 292. Dinah Samuel est un cryptonyme pour Sarah Bernhardt. Nina y est mise en scène sous le nom de Charlette de Valbaux.

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Elle offrait tout, Charlette. Dans son hôtel des Batignolles, toute la célébrité contemporaine a passé, jadis, par bohême ou par curiosité […] Charlette était la femme du bon Dieu; elle donnait la pâtée, elle, et le gîte souvent à tout ce qui avait faim. […] La chambre à coucher, facile presque comme la table47.

Comme dans Dinah Samuel, le personnage est malmené mais n’a pratiquement aucune fonction romanesque. Finalement, la nouvelle de Louise d’Alq, Consuelo, s’intéresse

à la jeunesse de Nina.

On ne peut négliger l’influence de ces ouvrages sur la connaissance de Nina et de son salon : bien ancrés dans une réalité historique, présentant des personnages connus sous des masques presque transparents, ils ont, à la manière des magazines actuels, fourni au public une abondance de renseignements intéressants sur la vie intime de personnages alors bien connus. Là où il y avait un vide, ils l’ont comblé, et cela est particulièrement vrai de La

Maison de la Vieille, roman de Catulle Mendès qui présente Nina, ses amis et son salon en plus de quatre cents pages, soit de manière assez détaillée pour rassasier les plus affamés de scandale. L’abondance de détails étant perçue comme une preuve d’authenticité et de véracité, certains commentateurs sont venus à cette source puiser des informations pour nourrir leurs mémoires et souvenirs et ont ainsi contribué à brouiller davantage la limite entre la réalité et la fiction48.

47 Félicien Champsaur, L’Amant des danseuses, op. cit., p. 111-112. 48 C’est du moins ce que ce critique propose à ses lecteurs : « À ceux que les personnages du Salon de Nina intéresseraient particulièrement, nous recommandons la lecture de La Maison de la Vieille. C’est sûrement l’ouvrage le plus complet sur le sujet. Évidemment le roman est mal fichu et sale […] Mais l’ouvrage n’en reste pas moins une mine de renseignements incomparable sur Nina et ses amis » (Georges Rouzet, « Sources livresques de Sueur de sang », Cahiers Léon Bloy, janvier-avril 1936).

25

Quoique ces œuvres ne servent pas de source directe pour notre thèse, elles n’en demeurent pas moins intimement liées à la connaissance ou plutôt à la méconnaissance du salon de Nina de Villard parce que les rumeurs qu’elles ont répandues se sont subtilement substituées à l’histoire et ont été recyclées à l’intérieur d’anecdotes regorgeant de détails.

Ainsi, là où l’histoire était souvent muette, la fiction a fourni un discours pour satisfaire les curieux. Démêler les faits du reste a constitué un des défis de notre recherche.

f) Ouvrages sur les salons

Comme le salon de Nina n’existait pas en vase clos, il a fallu le replacer dans son contexte historique. À cette fin, nous avons fait appel à cinq ouvrages : Antoine Lilti, Le

Monde des salons : Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle (Paris, Fayard, 2005),

Anne Martin-Fugier, Les Salons de la Troisième République (Paris, Perrin, 2003),

Jacqueline Hellegouarc'h, L'esprit de société : cercles et “salons” parisiens au XVIIIe siècle

(Paris, Garnier, 2000), Laure Rièse, Les salons littéraires parisiens du Second Empire à nos jours ([Toulouse], Privat, 1962) et Giacomo Cavallucci, Les derniers grands salons littéraires français (Naples/Paris, Pironti-Clavreuil, 1952). L’ensemble de ces recherches nous a permis d’analyser et d’observer le salon de Nina par rapport à ses ancêtres et à ses contemporains.

Les trois derniers ouvrages ont été particulièrement utiles à la construction d’une typologie du salon littéraire au dix-neuvième siècle. En effet, en raison de l’ampleur de ces recherches, nous avons pu suivre les pistes offertes et remonter aux sources qui les ont nourries : par la suite, nous avons pu choisir la matière la plus apte à mettre en relief l’identité propre du salon de Nina. Dans cette optique, nous avons réuni deux types de

26 témoignages : ceux des “spécialistes” ou intimes, qui évoquent des souvenirs souvent idéalisés d’un seul salon, et ceux des “généralistes” qui fréquentent plusieurs salons sans être particulièrement attachés à l’un ou l’autre. Le premier groupe comprend les souvenirs de

Victor du Bled (Le Salon de la Revue des deux mondes, Paris, Librairie Bloud et Gay, 1930),

Ferdinand Bac (La Princesse Mathilde, Paris, Hachette, coll. « Figures du passé », 1928),

Léon Daudet (Salons et journaux, Paris, Bernard Grasset, 1932; Souvenirs littéraires,

Grasset, 1968), Ernest Feydeau (Théophile Gautier, Souvenirs intimes, Paris, Plon, 1874) et

Michel Robida (Le Salon Charpentier et les impressionnistes, Paris, La Bibliothèque des

Arts, 1958). Le second groupe provient largement des Goncourt (Journal de la vie littéraire) et d’Abel Hermant (Souvenirs de la vie mondaine, Paris, Plon, 1935), qui ont leurs entrées un peu partout et d’Alphonse Daudet (op. cit.), qui peut être très critique quand il n’est pas chez

Mme de Loynes.

Nous pouvons constater que ces sources forment un ensemble riche. Pour les soirées de la rue Chaptal, les lettres de Nina à Marie font écho à plusieurs articles de presse conservés dans le fonds Bollery et celles que Nina adresse à Louise Ledieu sont appuyées par l’ouvrage de Maurice Dreyfous. Des articles de presse mondaine confirment certains moments remémorés par Charles de Sivry. À ceci, ajoutons que l’album de la maîtresse de maison ainsi que la correspondance de Mallarmé permettent d’observer comment Nina recrute et donne le ton au salon de sa mère avant qu’il ne devienne le sien.

Pour le salon de la rue des Moines, le dossier Callias nous permet de dater des

événements relatés dans la correspondance de Verlaine. Il est également possible de retrouver dans la correspondance des traces de grandes soirées dont la presse publie des

27 comptes rendus : ceci nous permet alors de vérifier et de comparer les deux sources. Pour compléter, nous avons fait appel aux souvenirs des habitués : employés prudemment, ils nous ont permis d’ajouter les impressions personnelles et de donner une dimension supplémentaire

à Nina et ses soirées.

4. État présent

Dès 1921, Albert de Bersaucourt publie Au Temps des Parnassiens. Nina de Villard et ses amis49, ouvrage dans lequel il présente la maîtresse de maison et ses invités en s’appuyant sur de nombreuses sources littéraires50. Bersaucourt puise autant dans la correspondance de jeunesse de Nina publiée par Manoël de Grandfort que dans le roman de

Catulle Mendès, La Maison de la Vieille. L’ouvrage de Bersaucourt a le mérite de reconnaître la longévité du salon de Nina, d’en apprécier l’évolution et de discerner certains groupes qui s’y sont retrouvés. Les invités célèbres s’y trouvent bien vivants à travers de nombreuses anecdotes. Ce qui est le plus regrettable, à notre avis, est l’absence de notes de bas de page, ce qui mène à une certaine confusion. En effet, si plusieurs extraits tirés du Paul

Verlaine de Lepelletier, des Confessions d’Arsène Houssaye, des Dix ans de Bohème d’Émile Goudeau, de Philémon, vieux de la vieille de Lucien Descaves51, d’« Une soirée

49 Albert de Bersaucourt, Au temps des Parnassiens. Nina de Villard et ses amis, Paris, La Renaissance du Livre, s.d. [1921]. 50 Bersaucourt cite les ouvrages suivants : Lucien Descaves, Philémon vieux de la vieille, Paris, G. Crès, 1922; Émile Goudeau, Dix Ans de Bohème, op. cit.; Manoël de Grandfort, art. cit.; Arsène Houssaye, Les Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle. 1830-1890, tome IV, Paris, Dentu, 1885; Edmond Lepelletier, op. cit.; Catulle Mendès, op. cit.; Nina de Villard, op. cit.; Villiers de l’Isle-Adam, op. cit. 51 Lucien Descaves, op. cit. Cet ouvrage offre quelques pages qui permettent de documenter la vie de Nina alors qu’elle se trouve en exil à Genève.

28 chez Nina de Villard » de Villiers de l’Isle-Adam et de La Maison de la Vieille de Catulle

Mendès sont indiqués assez clairement par l’emploi de guillemets, il arrive assez souvent que

Bersaucourt paraphrase d’importantes sections de ces ouvrages et omette entièrement d’indiquer d’où elles proviennent. Ceci est particulièrement regrettable lorsqu’il présente au lecteur des scènes rocambolesques empruntées au roman de Mendès comme faits vécus52.

Bersaucourt écrit que « la réputation de l’hospitalité de Nina s’étendait si loin qu’un jour cent vingt félibres et quatorze tambourinaires vinrent, par un train de plaisir organisé exprès, envahir le domicile de Mme Gaillard et mener un tapage infernal53 » et décrit par la suite une scène où les invités étaient si nombreux qu’ils avaient envahi le jardin. Alors, écrit

Bersaucourt, « de la fenêtre, levant tour à tour des soupières, des plats, des compotiers, Nina, bras nus, blanche et belle, heureuse de folie et de bruit, leur faisait passer le dîner54 ». Or, dans La Maison de la Vieille, le lecteur apprend que « si loin s’épandait le bruit de la maison hospitalière que, venue par un train de plaisir organisé tout exprès, un jour s’y rua, déclamante et sonnante et tintinnabulante et clinquante […] la farandole de cent vingt félibres et de quatorze tambourinaires55 ». Si cette phrase est un peu retravaillée, la deuxième est empruntée presque mot pour mot à Mendès : « D’une fenêtre, levant tour à tour des plats, des soupières, des compotiers […] Stella56, bras nus, blanche et belle, rieuse, heureuse de

52 Ce roman est présenté dans nos sources littéraires, dans la partie couvrant les ouvrages de fiction, p. 21-22. 53 Bersaucourt, op. cit., p. 168. 54 Ibid., p. 169. 55 MV, p. 437. 56 Dans le roman de Mendès, Stella représente Nina de Villard.

29 folie et de bruit, leur jetait des os de jambonneaux57 ». En insérant ces emprunts littéraires à son propre ouvrage, Bersaucourt confère une valeur historique aux légendes de La Maison de la Vieille et répète l’affront perpétré par Mendès58.

En 1927, Pierre Dufay publie « Chez Nina de Villard », article dans lequel il s’attarde longuement à la biographie de la maîtresse de maison. En effet, cet article apporte des renseignements biographiques précis sur Nina, sa famille et sa belle-famille. Comme chez

Bersaucourt, les épisodes peignant des scènes de salon sont tirés de livres de souvenirs mais cette fois, ils sont clairement identifiables dans le texte. De plus, Dufay présente et critique la production littéraire de Nina et rassemble également des écrits de poètes sur elle, ce qui complète bien sa présentation du sujet, Nina. Article bien documenté, dont les sources sont indiquées en notes de bas de pages, Dufay n’hésite pas à contredire certains faits tirés aussi bien de livres de souvenirs que du roman de Mendès, ce qui constitue un premier pas vers une meilleure connaissance de Nina et de son salon.

Quelques années plus tard paraît La Bohème sous le second Empire59, ouvrage d’Ernest Raynaud qui retrace la jeunesse de Nina à partir de lettres qu’il a eu « la bonne fortune de dénicher dans un médiocre opuscule de Mme Alquié de Rieupeyroux (en

57 MV, p. 339. 58 Catulle Mendès est né à Bordeaux en 1841. Poète, il appartient au groupe des Parnassiens. En 1866, il épouse la fille de Théophile Gautier, Judith, dont il se sépare quelques années plus tard. Outre La Maison de la Vieille, il laisse des poèmes (Philomena, 1864; Hespérus, 1869; Contes épiques, 1870; Odelettes guerrières, 1871), de nombreux romans (Les Folies amoureuses, 1877; Le Roi vierge, 1881) et des pièces de théâtre (Les Frères d’armes, 1873; Justice, 1877). Il est mort à Saint-Germain-en-Laye en 1909 (Emile Zola, Correspondance. Editée sous la direction de B. H. Bakker, Montréal/Paris, Presses de l’Université de Montréal/Éditions du CNRS, 1978-1995, t. II, p. 595). Mendès a beaucoup fréquenté le salon de Nina de Villard. 59 Ernest Raynaud, La Bohème sous le second Empire. Charles Cros et Nina, Paris, L’Artisan du livre, 1930.

30 littérature Louise d’Alq), opuscule sombré aussitôt que paru, de sorte que les lettres de Nina qu’il contient, pourraient, sans trop d’exagération, passer pour inédites60 ». Il a sans doute raison puisque Bersaucourt et Dufay ne les citent nullement. Raynaud est ravi du contenu de cette correspondance écrite par Nina de sa quinzième à sa dix-huitième année et invite le lecteur à partager l’émotion qui le saisit quand il se plonge dans le passé en compagnie de

Nina :

Est-il, d’ailleurs, rien de plus attendrissant que les reliques du passé? Que de rêveries encloses dans les étoffes fanées, les bijoux désuets, les colifichets défunts![…] Les toilettes, que décrit Nina, devenues cendres, avec les délicieuses créatures qui les portaient, m’emplissent de je ne sais quelle délectation mélancolique, et je me fais l’écho de ses admirations, comme si je m’en imaginais le bruit capable de trouver encore au fond des tombes des oreilles complaisantes et d’y porter un secret frémissement d’orgueil et de vanité61.

Conscient que ces lettres n’ont jamais été citées auparavant, Raynaud néglige cependant d’indiquer où il a pu consulter l’opuscule de Mme d’Alq62. En outre, l’ouvrage de

Raynaud porte quelque peu à confusion puisque ces lettres sont publiées en appendice à

Consuelo, une nouvelle « inspirée par la vie de Nina63 ». En raison de la complexité de

60 Ibid., p. 76. Ce sont les lettres publiées par Louise d’Alq dans Consuelo. Souvenirs d’antan (cf. p. 15-17). 61 Ibid., p. 89. 62 Ce n’est qu’en 1964, suite aux recherches de Jacques Goedorp, journaliste qui avait alors entrepris des recherches sur Nina de Villard, que l’ouvrage de Mme d’Alq et les lettres de Nina ont été retrouvées. En septembre 1964, Goedorp est au courant de l’existence de l’ouvrage de Mme d’Alq, en a localisé un exemplaire et s’adresse à son propriétaire, Joseph Bollery, pour lui demander si la Bibliothèque nationale peut en tirer un microfilm (lettre datée du 12 septembre 1964, fonds Bollery, Médiathèque de La Rochelle). À cette date, M. Goedorp n’a toujours pas vu ces lettres et remercie M. Bollery de bien vouloir lui en copier certains extraits : « A vrai dire, ces lettres paraissent enchantées ! », écrit-il. L’ouvrage est alors considéré rarissime et l’est encore aujourd’hui puisque, à notre connaissance, le seul original est conservé à la Médiathèque de La Rochelle, la Bibliothèque nationale ne disposant que d’une copie microfilmée. 63 C’est ce qu’écrit Mme d’Alq (CSA, p. 33).

31 l’ouvrage de Mme d’Alq, il arrive que Raynaud attribue à Nina des paroles appartenant à une héroïne fictive :

Moi, je ne rêve que l’Art, que la Gloire…Ah! oui, la Gloire! Entendre les bravos d’une foule enthousiaste, être acclamée à la lumière d’une rampe, inspirer des vers aux poètes, courber sous le poids des bouquets, voir ah! surtout! voir son nom sur une affiche, à la porte d’un concert, au rez-de-chaussée des journaux, dans la critique musicale!...Ce bonheur-là m’arrivera-t-il jamais? Sera-t-il jamais mien?...Pourrais-en supporter le poids? Je frémis à me voir si frêle devant une si grande joie64.

Présenté comme un extrait de la correspondance de Nina, ce texte appartient en fait à

Mme d’Alq et au monde de la fiction65. Malgré un certain manque de clarté, La Bohème sous le second Empire permet, selon son auteur, « de restituer à Nina sa véritable physionomie66 ».

Il semble qu’après ces publications le salon de Nina de Villard soit délaissé quelque temps par les chercheurs et qu’on ne le trouve plus que dans les ouvrages qui offrent des monographies de salon67. Par contre, certains travaux consacrés à ses habitués viennent

élargir nos connaissances : en effet, les recherches sur Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine,

Anatole France, Maurice Rollinat et Charles Cros contribuent toutes à redonner à ce salon

64 Ce texte de Louise d’Alq (CSA, p. 5) est reproduit dans Raynaud, op. cit., p. 123. 65 Dans sa thèse déposée en 1995, Sandrine Harismendy-Lony se fie à Raynaud pour présenter Nina et son besoin de paraître. Elle fait du passage ci-dessus un pilier de sa démonstration et le cite comme provenant d’une lettre de Nina (De Nina de Villard au Cercle zutique: violence et représentation, PHD thesis, U of C, Santa- Barbara, June 1995, p. 2). À notre connaissance, cette thèse n’a pas été publiée. 66 Raynaud, op. cit., p. 78. 67 Notons, par exemple, les ouvrages suivants : Giacomo Cavallucci, Les derniers grands salons littéraires français, Naples/Paris, Pironti-Clavreuil, 1952; Laure Rièse, Les salons littéraires parisiens du Second Empire à nos jours, [Toulouse], Privat, 1962; Marie Gougy-François, Les grands salons féminins, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1965. Si les deux premiers se consacrent aux salons depuis le Second Empire, la dernière fait plutôt un survol de tous les salons célèbres depuis l’hôtel de Rambouillet. Ces ouvrages ont en commun de présenter de brefs portraits de plusieurs salons et ils réservent tous un chapitre au salon de Nina de Villard.

32 une véritable place dans l’histoire littéraire68. Il faut souligner l’apport de Louis Forestier qui,

à travers ses recherches sur Charles Cros, pose un nouveau regard sur cet objet historique qu’est le salon de Nina de Villard et lui accorde une place importante dans la vie et l’œuvre du poète. Il écrit qu’« il [lui] paraît capital d’insister sur le rôle de ferment intellectuel que joua ce salon avant 187069 ». Ses recherches sur la famille Cros lui permettent de documenter la vie de salon chez Nina de Villard; cet ouvrage, ainsi que ses publications des Œuvres complètes de Charles Cros contiennent, outre les poèmes liés au salon, des pièces de théâtre

écrites et jouées chez Nina de Villard et des documents tirés de périodiques de l’époque70.

Quarante ans après leur publication, les ouvrages de Louis Forestier demeurent encore utiles pour comprendre les soirées chez Nina de Villard.

Plus récemment, Sandrine Harismendy-Lony s’est à son tour intéressée à Nina de

Villard mais d’un point de vue féministe : elle analyse le personnage et ses textes à partir de la dichotomie être/paraître en s’appuyant sur les travaux du philosophe Clément Rosset. Sa thèse, De Nina de Villard au Cercle zutique: violence et représentation, ne manque pas d’intérêt mais son travail repose sur des sources secondaires, dont La Bohème sous le Second

68 André Vandegans, Anatole France, Paris, Librairie Nizet, 1954; Louis Forestier, Charles Cros, l’homme et l’œuvre, Paris, coll. « Lettres Modernes », Minard, 1969; Régis Miannay, Maurice Rollinat. Poète et musicien du fantastique, Paris, Minard, « Lettres Modernes », 1981; A.W. Raitt, The Life of Villiers de l’Isle-Adam, Oxford, Clarendon Press, 1981; Paul Verlaine, Correspondance générale de Verlaine, établie et annotée par Michaël Pakenham, Paris, Fayard, 2005. 69 Louis Forestier, Charles Cros, l’homme et l’œuvre, op. cit., p. 62. 70 Charles Cros, Œuvres complètes, éd. établie par Louis Forestier et Pascal Pia, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1964; Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre- Olivier Walzer, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970.

33

Empire, ce qui engendre plusieurs erreurs de nature historique71. Outre le portrait de Nina qu’elle construit à partir de lettres de jeunesse et d’une nouvelle, elle reproche au Cercle zutique d’évincer Nina de l’Album zutique et de lui faire ainsi violence; cependant, de récentes recherches sur le Cercle zutique montrent clairement que l’Album zutique date de l’époque où Nina était en exil à Genève72. Bien que Nina de Villard se prête bien à une étude féministe, l’utilité de cette thèse est réduite par l’insuffisance de la documentation dont l’auteur disposait à l’époque.

À peine deux ans plus tard, Gretchen Schultz publie « Loathsome Movement :

Parnassian Politics and Villard’s Revenge », article consacré à Nina et sa poésie73.

Contrairement aux chercheurs qui l’ont précédée (à l’exception de Harismendy-Lony),

Schultz propose une lecture sérieuse des poèmes de Nina. Loin de retrouver dans la production littéraire de Nina l’œuvre de Charles Cros ou d’Anatole France, elle présente des arguments convaincants pour en attribuer à Nina, seule, la facture.

L’année 2000 est sans doute la plus prolifique pour la connaissance du salon de Nina de Villard. Deux événements distincts stimulent de nouvelles recherches : avec la réédition

71 Sandrine Harismendy-Lony, De Nina de Villard au Cercle zutique: violence et représentation, op. cit. 72 Rappelons que le Cercle zutique compte plusieurs des habitués du salon de Nina de Villard dont Ernest Cabaner, Antoine, Charles et Henry Cros, Charles de Sivry, Albert Mérat, Léon Valade et Paul Verlaine. Les récentes recherches de Denis Saint-Amand établissent la durée de vie du Cercle zutique à quelques mois à peine, de l’automne 1871 au mois de mars 1872, période pendant laquelle Nina est en exil à Genève (Denis Saint-Amand, « À l’Hôtel des étrangers, repaire d’une bohème zutique » dans P. Brissette et A. Glinoer (dir.), Bohème sans frontière, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2010, p. 185-199). 73 Gretchen Schultz, “Loathsome Movement: Parnassian Politics and Villard’s Revenge” dans Barbara T. Cooper & Mary Donaldson-Evans (dir.), Moving Forward, Holding Fast: The Dynamics of 19th-Century French Culture, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997. En 2008, Schultz a publié six poésies de Nina et leur traduction anglaise dans An Anthology of Nineteenth-Century Women’s Poetry from France, New York, The Modern Language Association of America, 2008, p. 169-181.

34 du roman de Catulle Mendès, La Maison de la Vieille, Jean-Jacques Lefrère, Michaël

Pakenham et Jean-Didier Wagneur rassemblent quantité de nouvelles sources pour la préface et l’annotation de l’œuvre. Ils présentent au lecteur de nombreux extraits de sources primaires, de périodiques et des détails sur les habitués du salon dont une part provient de l’ouvrage inédit de Jacques Goedorp, La Muse du Parnasse contemporain : Nina de Villard et son salon74. En outre, ils joignent à leur édition une reproduction de l’album dans lequel

Nina conservait les autographes de ses invités. Simultanément, le Musée d’Orsay présente une exposition qui ouvre les portes du salon de Nina de Villard à un plus grand public.

Considérant l’importance de la création artistique chez Nina de Villard, cette exposition permet enfin de comprendre les intérêts multiples de la maîtresse de maison et d’admirer, aux côtés de la célèbre Dame aux éventails de Manet, d’autres œuvres moins connues de ses habitués parmi lesquelles nous retrouvons des statues d’Henry Cros, des inventions de son frère Charles et des croquis de Verlaine. En outre, des cartes de visite, des invitations, des partitions, des lettres autographes de Germain Nouveau, de Verlaine, de Nina, attestent de la vitalité artistique du salon de Nina de Villard et racontent chacun un moment particulier de son histoire. De surcroît, le catalogue publié pour guider le visiteur est une source d’information extrêmement riche75.

74 Cf. « fonds Bollery », p. 11. 75 La Dame aux éventails. Nina de Callias, modèle de Manet, Catalogue de l’exposition, Paris, Musée d’Orsay, 17 avril-16 juillet 2000, Réunion des musées nationaux, 2000. Dorénavant, nous emploierons l’abréviation DE pour faire référence à cet ouvrage.

35

Pour clore, il faut ajouter le récent article de Gérard da Silva, « Manet, Nina ou la

Commune au cœur de l’Art76 », qui prend justement l’œuvre de Manet, La Dame aux

éventails, comme point de départ. Pour da Silva, Nina mérite une place bien plus importante qu’on ne lui a accordée à date et, documents à l’appui, il montre que Nina n’était pas pour

Manet un simple modèle mais plutôt une protectrice des communards, à qui il rend hommage

à son retour d’exil. Il dénonce la minoration de Nina de Villard, de sa vie et de son salon, qu’il attribue à la misogynie du dix-neuvième siècle. Cet article apporte des précisions sur la relation entre Manet et Nina et un coup d’œil féministe éclairé sur un personnage plutôt maltraité par l’histoire.

Nous pouvons donc constater que Nina et son salon offrent une matière riche qui attire l’intérêt depuis longtemps et qui se prête bien à des recherches très variées. Si la nouvelle édition de La Maison de la Vieille présente un portrait de Nina beaucoup plus complet que tous ceux offerts auparavant, les recherches de Gretchen Schultz et l’étude de

Gérard da Silva montrent que de nouvelles connaissances et un nouveau point de vue peuvent venir le compléter et l’enrichir à tout moment.

5. Enjeux particuliers

a) La bohème

Problèmes de définitions

Bien que cette thèse porte sur un salon, nos sources font fréquemment référence à la bohème, à la fois pour le lieu et pour ses invités. Par conséquent, il nous faut éclaircir ce

76 Gérard da Silva, « Manet, Nina ou la Commune au cœur de l’Art », dans La Commune, enjeu vivant, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 9-35.

36 qu’ils entendent, dans ce contexte historique, par « bohème ». D’après Emile Littré, le mot bohème, qui peut être masculin ou féminin, désigne des « bandes vagabondes, sans domicile fixe, sans métier régulier, et se mêlant souvent de dire la bonne aventure ». Par extension, il se dit de ce « qui est de mœurs déréglées. Mener une vie de bohème. Maison de bohème, maison où règne le désordre ». Finalement, le terme fait référence à « l'ensemble des gens qui mènent une vie de bohème ». Dans la huitième édition de son dictionnaire (1932-1935), l’Académie française précise un peu plus et définit le bohème comme « celui, celle qui mène une vie vagabonde, déréglée, sans ressource assurée et ne se préoccupe pas du lendemain ».

Ces deux sources donnent les acceptions les plus courantes du mot. Cependant, c’est vers Henry Murger qu’il faut se tourner pour comprendre la véritable portée du terme. En effet, dans la préface des Scènes de la vie de bohème, publiées en 1851, Murger définit la bohème et le bohème autrement. Pour Murger, « tout homme qui entre dans les arts, sans autre moyen d’existence que l’art lui-même, sera forcé de passer par les sentiers de la

Bohême » qui est « le stage de la vie artistique […], la préface de l’Académie, de l’Hôtel-

Dieu ou de la Morgue77 ». De plus, contrairement aux dictionnaires, Murger établit des divisions à l’intérieur de la bohème : le bohème peut appartenir à la « Bohême ignorée » ou à la « Bohême officielle », également appelée « vraie Bohème ». La « Bohême ignorée » serait composée d’un groupe rassemblant à la fois de véritables artistes et poètes appartenant à « la race des obstinés rêveurs pour qui l’art est demeuré une foi et non un métier78 » et qui

77 Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, 4e édition, Paris, M. Lévy frères, 1852, p. VI. Les variantes d’orthographe ne font que refléter les variantes du texte original. 78 Murger poursuit cette description : « Nous avons autrefois connu une petite école composée de ces types si étranges, qu’on a peine à croire à leur existence; ils s’appelaient les disciples de l’art pour l’art. Selon ces naïfs,

37 risquent fort de crever de faim; une « classe d’intrus et d’inutiles entrés dans l’art malgré l’art lui-même, […] dans laquelle la paresse, la débauche et le parasitisme forment le fond des mœurs79 » et, finalement, des « amateurs80 » attirés par ce qu’ils croient être une vie séduisante. Pour sa part, la « Bohême officielle » comprend un groupe homogène :

La Bohême officielle, ainsi nommée, parce que ceux qui en font partie ont constaté publiquement leur existence, qu’ils ont signalé leur présence dans la vie ailleurs que sur un registre d’état civil; qu’enfin, pour employer une expression de leur langage, leurs noms sont sur l’affiche, qu’ils sont connus sur la place littéraire et artistique, et que leurs produits, qui portent leur marque, y ont cours, à des prix modérés, il est vrai81 .

Nous verrons plus tard que ces précisions sont très utiles pour interpréter, analyser et apprécier certaines descriptions de soirées chez Nina où, semble-t-il, tous les bohèmes sont accueillis, qu’ils appartiennent à la bohème officielle ou à la bohème ignorée.

La bohème de Nina

Dès l’adolescence, Nina s’identifie à la bohème et affirme pour le bénéfice de son amie : « Chère Bohème! Certainement que j’en suis82! » Dans sa correspondance, la jeune

Nina tient à montrer qu’elle défie ouvertement les convenances.

l’art pour l’art consistait à se diviniser entre eux, à ne point aider le hasard qui ne savait même pas leur adresse, et à attendre que les piédestaux vinssent sous leurs pas » (op. cit., p. VII). 79 Ibid., p. X-XI. 80 Ibid., p. XI. 81 Ibid., p. XII. 82 CSA, p. 51.

38

Nous avons passé un dimanche le plus amusant du monde. J’ai joué à la salle Tivoli […] toute notre bande était dans le foyer; cela se passait en famille. Ah! quel drôle de concert! […] En scène, nous causions, nous riions, nous faisions des mots, nous nous applaudissions les uns les autres, et le cher public nous applaudissait à tout rompre83.

Nina n’est pas seule à évoquer ses sorties en groupe ; Maurice Dreyfous le fait

également et indique clairement que Nina est le chef de file :

C’était une drôle de troupe […] que celle que notre amie Nina traînait derrière elle un peu partout et spécialement dans les salles Pleyel, Herz et autres où elle jouait du piano avec beaucoup de succès parmi les artistes les plus renommés de son temps! Nous n’étions pas élégants […] L’entrée de cette troupe hirsute, barbue et de tenue plutôt discutable détonnait quelque peu en ces assemblées plutôt élégantes, rigoristes, correctes et réservées84.

Pour Nina et ses amis, il est extrêmement important de se démarquer du bourgeois par des actions fantasques, un peu choquantes85. Chaque effraction à la règle, qu’elle soit vestimentaire ou comportementale est rapportée soigneusement et vise à s’associer à la bohème qui, selon Jean-Didier Wagneur, se présente souvent sous la forme d’oppositions : le désordre contre l’ordre, la misère contre le capital, la dépense contre l’épargne, la transgression contre la loi, la jeunesse contre la raison et surtout, la bohème contre la bourgeoisie86.

83 GR, p. 62. 84 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 62. 85 Pour Nina et tous les artistes, le bourgeois a très mauvaise réputation. À cette époque, Sainte-Beuve le définit comme « un avare qui paie ses dettes » tandis que le poète est un homme « généreux qui ne les paie pas » (Bac, La Princesse Mathilde, op. cit., p. 149). 86 Jean-Didier Wagneur, « L’invention de la bohème. Entre bohème et bohême » dans Bohème sans frontière, sous la direction de Pascal Brissette et Anthony Glinoer, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2010, p. 88.

39

Nina et ses amis se proclament « bohèmes » et leurs propres représentations attirent l’attention du lecteur sur de légères transgressions, sur le goût du désordre et sur leur caractère anti-bourgeois.

Nous n’avions peut-être pas, en ce salon de Nina, la juste et parfaite notion de la bizarrerie de nos attitudes. Elles ne gênaient ni personne, ni nous-mêmes; mais un beau dimanche, dans l’après-midi, l’occasion vint de nous en rendre compte. Nina était assise dans son fauteuil crapaud. Accroupi sur une pile de coussins, le coude appuyé à la façon des Turcs, Henri Cros devisait; deux autres camarades quelconques étaient allongés sur le tapis, Charles de Sivry était perché sur un meuble, votre serviteur, était je ne sais où, dans quelque posture aussi peu faubourg Saint-Germain que possible. Et voilà que l’on sonne. L’idée ne vint à aucun de nous de rectifier sa position; c’eût été contraire à nos usages. La porte du salon s’ouvre et la bonne […] entre avec des airs effarés. Et alors nous apercevons, marchant derrière elle, une grande jeune femme […] dans la tenue correcte et officielle d’une visite de noce, et la suivant, ganté de frais, vêtu avec la meilleure et la plus simple élégance, son mari87.

Rue Chaptal, les Parnassiens et leurs amis artistes et musiciens se regroupent autour de Nina, alors jeune et séduisante. « La plupart étaient, dans la journée, pourvus d’emplois sérieux […] Ils protestaient, le soir, par des déambulations accidentées, des veilles et des réunions interminables, contre la régularité et la monotonie de leur existence diurne88 ». Chez

Nina, ils oublient, temporairement, leurs soucis. Faisant référence au salon de la rue Chaptal,

Verlaine écrit : « C’est la vérité que ces médianoches chez Nina furent féeriques, voir un brin diaboliques89 ».Verlaine n’est pas seul à attribuer des qualificatifs inhabituels aux soirées de

Nina. Chez Lepelletier, comme chez Dreyfous et Sivry, l’irrégularité, le non-conformisme et les éléments tapageurs des soirées sont constamment mis de l’avant.

87 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 59-60. 88 Lepelletier, op. cit., p. 186. 89 Verlaine, Les Hommes d’aujourd’hui dans Oeuvres en prose complètes, texte établi, présenté et annoté par Jacques Borel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 821.

40

Comme le remarque la sociologue Nathalie Heinich, « la bohème [c’est] un mode d’existence temporaire propre à une période qui est celle de la jeunesse90 ». Par opposition, on considère généralement qu’« un vieux bohème est simplement un artiste qui n’a pas réussi, un raté91 ». En raison de la longévité du salon de Nina, il nous paraît possible que l’âge plus avancé des personnages mis en scène rue des Moines fournisse une explication, du moins partielle, à certains jugements très sévères portés sur cette époque du salon. Rue

Chaptal, Nina est jeune et jolie; rue des Moines, elle avance vers la quarantaine. Les textes

évoquant le 17, rue Chaptal, présentent, à l’unisson, un milieu enchanteur tandis que ceux qui font référence aux soirées rue des Moines, notamment dans les romans à clés et dans le dossier Callias, montrent fréquemment une bohème désenchantée. En analysant séparément ces deux objets, nous montrerons que l’histoire seule ne peut justifier une telle polarisation.

b) Une identité : Nina, Mme de Callias ou Nina de Villard?

Pour écrire cette thèse, nous avons fait face à une difficulté un peu inhabituelle : choisir un nom pour Nina. En effet, Nina porte trois patronymes différents : née Gaillard, le mariage lui apporte le nom de Comtesse de Callias. Après la séparation du couple, le Comte de Callias demande à Nina de lui restituer son nom et Nina choisit alors le patronyme de sa mère, Villard. Surnommée affectueusement « Nina » depuis son enfance, ce prénom est le seul qui l’identifie clairement. Nous avons cependant hésité à l’employer parce que cela n’est pas la coutume : on connaît bien Mme de Sévigné, Mme du Deffand, Mme Geoffrin mais

90 Nathalie Heinich, « La Bohème en trois dimensions : artiste réel, artiste imaginaire, artiste symbolique » dans Bohème sans frontière, op. cit., p. 33. 91 Id.

41 leurs prénoms nous échappent. Notons par exemple que Sainte-Beuve se sert toujours du nom de famille, celui donné par le mari, accompagné du titre, « Madame », lorsqu’il présente une maîtresse de maison. Nous avons considéré l’idée de suivre l’exemple de Sainte-Beuve et d’adopter l’appellation « Mme de Villard », mais cela n’allait pas de soi pour les années de jeunesse de Nina. En outre, cette forme serait franchement artificielle puisqu’aucun texte ne l’emploie. Au fil de nos sources, nous retrouvons Nina sous le nom de « Mlle Gaillard »,

« Anne-Marie Gaillard », « Nina Gaillard », « Mme de Callias », « Comtesse de Callias » et

« Nina de Villard ». De plus, dans les œuvres autobiographiques, on parle souvent d’elle comme de « Nina », comme d’une camarade, ce qu’elle a été pour plusieurs de ses invités dont elle avait fait la connaissance alors qu’elle n’avait pas encore vingt ans. Nous avons donc choisi, pour éviter toute confusion avec sa mère et sa belle-mère (Mme de Callias, mère d’Hector), de l’appeler simplement « Nina », sachant qu’elle autorisait ses habitués à l’appeler par ce prénom. Nous tenons toutefois à souligner que nous le faisons avec le plus grand respect.

I. Autour du salon

Malgré le goût de Nina pour la bohème, sa vie est fortement liée à la vie de salon.

Nous allons donc faire un retour dans le passé pour comprendre la nature même du salon et observer comment il évolue au fil des ans. Nous évoquerons par la suite quelques salons contemporains de celui de Nina, nous verrons quel est le ton de ces réunions, ce que les habitués en disent et serons alors en mesure de mieux apprécier ce qui distingue les soirées de Nina de Villard. Cette réflexion cherchera à établir quelques points de repère et à offrir, à travers quelques textes choisis, un échantillon d’instantanés permettant de retrouver le ton de certains salons et le style des maîtresses de maison qui les animent.

Questions de terminologie

Au dix-huitième siècle, le mot salon désigne une « pièce dans un appartement, qui est beaucoup plus exhaussée que les autres, et qui est ordinairement cintrée et enrichie d'ornements d’architecture et de peinture1 ». Ce n’est qu’à la fin du dix-huitième siècle qu’on le trouve employé pour faire référence à la sociabilité mondaine dans son ensemble2.

En 1835, dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française, le salon est d’abord défini comme étant une « pièce dans un appartement, qui est ordinairement plus grande et plus ornée que les autres ». À ce sens premier s’en ajoute un nouveau qui n’existe pas encore dans la cinquième édition (1798):

1 Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, 1762. 2 Antoine Lilti, Le monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 17-18.

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Il s'emploie figurément, surtout au pluriel, pour désigner, la bonne compagnie, les gens du beau monde. Il a lu son ouvrage dans tous les salons. On débite cette nouvelle dans les salons. Des nouvelles de salon. Un poëte de salon. Il faut se défier des succès de salons. Fréquenter les salons. C'est un homme de salon.

Pour sa part, le dictionnaire Littré (1872-1877) ajoute la notion de causerie à sa définition du salon qui est « la maison où l’on reçoit habituellement compagnie, et, particulièrement bonne compagnie, et où l’on cause3 ». Ce que nous appelons aujourd’hui un salon peut alors être une maison, une compagnie et une société et nous ferons appel à tous ces termes. D’après le Dictionnaire de l’Académie française (1835), une compagnie peut être

« plusieurs personnes que des habitudes ou des goûts communs rapprochent, et qui forment une espèce de société » alors que pour Littré, c’est une « société de personnes se voyant habituellement pour le plaisir de causer, de jouer, etc. ». Notons que la définition du mot société offerte par le Dictionnaire de l’Académie française (1835) est pratiquement identique à cette dernière : « Compagnie de personnes qui s’assemblent pour la conversation, pour le jeu ou pour d’autres plaisirs » et que pour Littré, le terme société s’emploie dans le sens de « compagnie de personnes qui s'assemblent ordinairement les unes chez les autres ».

D’après ces définitions, compagnie et société peuvent être indifféremment employés. De plus, pour l’Académie française, le mot maison « se dit d’une compagnie » alors que selon le

Littré, tenir maison peut prendre le sens d’ « avoir une maison où l’on reçoit, où l’on donne à

3 Nous avons consulté ces dictionnaires sur le site artflx.uchicago.edu.

44 dîner ». Pour ce qui est du terme cercle, toujours en usage au dix-huitième siècle, comme il peut porter à confusion, nous ne l’emploierons pas4.

Dans Le monde des salons, Antoine Lilti discute des flottements de sens du mot salon depuis l’époque prérévolutionnaire et fait appel à un ensemble de critères pour établir une définition sur laquelle nous nous appuierons5. Tout d’abord, l’espace du salon est privé; une dame ou un homme ouvre les portes de son domicile et accueille un groupe composé de femmes et d’hommes; la régularité est essentielle et le modèle dominant est la réunion hebdomadaire tenue à jour fixe, réunion appelée le jour. De plus, les rencontres et l’accès au salon sont régis par les règles de la politesse et enfin, ces réunions ne doivent avoir pour but que le divertissement qu’elles sont supposées procurer. Lilti souligne ici que sur le plan personnel, la fréquentation des salons peut avoir d’autres motifs mais que le groupe, comme entité, ne peut avoir d’autres objectifs que le plaisir d’être ensemble. En résumé, il définit le salon comme un « domicile ouvert régulièrement à ceux qui ont été présentés, abritant une sociabilité mixte régie par les normes de la civilité6 ».

Il nous faut cependant remarquer que dans tous ces cas le mot salon ne fait pas référence au groupe qui se rencontre. Pour pallier ce manque, nous adopterons le cadre

4 Antoine Lilti spécifie que le mot cercle, au dix-huitième siècle, désigne « l’assemblée, le moment de conversation, mais ni la régularité, ni la pérennité des réunions, ni le groupe des habitués ». Cependant, le terme prendra ce sens au dix-neuvième siècle pour désigner une association masculine. À ce sujet, nous renvoyons à Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, étude d’une mutation de sociabilité, Paris, Armand Colin, 1977. 5 Antoine Lilti, op. cit., p. 65-69. 6 Ibid., p.69.

45 terminologique proposé par Anthony Glinoer et Vincent Laisney dans L’âge des cénacles7: ainsi, le salon, tel que défini par Lilti ci-dessus, est une forme de sociabilité. D’autre part, lorsque nous ferons référence au groupe d’amis qui se réunit régulièrement, nous emploierons l’expression formation sociabilitaire. Pour ce qui est du terme salonnière que l’on entend aujourd’hui fréquemment pour désigner les dames qui tenaient salon, on ne l’employait pas à l’époque et Antoine Lilti remarque justement qu’il n’existe tout simplement pas en français8. Ici, aucune question ne se pose : pour tous leurs invités, Mme

Geoffrin, Mlle de Lespinasse, Mme Necker et Nina de Villard sont des « maîtresses de maison » qui « font les honneurs de leur maison ».

Notons aussi que si la postérité a surtout retenu le nom de quelques célèbres maîtresses de maison, les femmes n’ont pas l’exclusivité de ce rôle. Certains hommes ont aussi leur jour marqué et d’autres se joignent à leur épouse pour faire les honneurs de leur maison9. Cependant, comme tous les exemples offerts dans ce chapitre ne font référence qu’à des femmes, on utilisera le féminin « maîtresse de maison ».

7 Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L’âge des cénacles, à paraître. Nous remercions les auteurs d’avoir partagé ces renseignements. 8 Antoine Lilti, op. cit., p. 110. Lilti note cependant que le mot « salonnier » existe, mais qu’il désigne le journaliste qui rend compte des salons; que l’adjectif « salonnière », rare, était parfois utilisé à la fin du XIXe siècle pour désigner des activités liées au salon et que, le Trésor de la langue française recense quelques occurrences exceptionnelles de « salonnière » comme substantif (ou adjectif substantivé), au XIXe siècle, pour désigner une personne, mais il s’agit alors d’une femme qui fréquente un salon et non de celle qui reçoit (ibid., p. 439, note 131). 9 À ce sujet, voir Antoine Lilti, op. cit., p. 66-68.

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1. Petite histoire du salon

a) La naissance de la conversation polie

Ce qui distingue un salon d’un autre est souvent le ton des réceptions et le type de conversation que l’on y trouve. Normalement, la maîtresse de maison choisit soigneusement ses invités en considérant les besoins individuels et collectifs et veille à ce que règne, de façon permanente, l’harmonie qui n’est possible que si chacun adopte la posture de l’honnête homme : aimable, connaissant la juste mesure, éduqué en tout, mais jamais pédant.

En France, des groupes de convivialité dont la principale activité est l’exercice de la conversation apparaissent dès les années 1620-163010. Formés d’aristocrates, ces groupes voient dans la conversation un moyen d’occuper leurs loisirs et de goûter « les plaisirs sérieux ou délicats de l’esprit11 ». De leurs causeries où savoir-dire et savoir-faire constituent un sujet de conversation important, « la langue se réforme sur le modèle de leur esprit, qui est l’esprit régnant. En premier lieu, le vocabulaire s’allège12 ». De plus, en cette bonne compagnie, se développe une nouvelle sensibilité, l’urbanité, qui efface, atténue, « évite les accents brusques et familiers, à qui nombre d’idées sembleraient grossières ou triviales, si on

10 Emmanuel Godo, Histoire de la conversation, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 85. 11 Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine, t. I, « L’esprit et la doctrine », 24e éd. Paris, Hachette, 1902, p. 290. 12 Ibid., p. 293. On exclut du discours quantité de mots, dont « les expressions trop latines ou trop grecques », « tout ce qui sent de trop près une occupation ou profession particulière et n’est pas de mise dans la conversation générale », ceux jugés « pittoresques », « crus, gaulois ou naïfs ». On élimine également quantité de « locutions familières et proverbiales », et « presque toutes ces façons de parler inventées et primesautières qui, par leur éclair soudain, font jaillir dans l’imagination la forme colorée, exacte et complète des choses, mais dont la trop vive secousse choquerait les bienséances de la conversation polie » (ibid., p. 293-294).

47 ne les enveloppait d’un demi-voile13 ». L’institution du salon repose sur ces deux éléments fondamentaux : savoir-dire et savoir-faire.

Le salon : nature et paramètres

Tous les salons ont en commun d’exister au sein d’un espace domestique et de regrouper hommes et femmes : une dame, le plus souvent, ouvre les portes de son domicile et ce, à jour et heures fixes. Selon ses moyens, elle peut offrir à dîner, à souper, un léger goûter ou le thé, mais les conventions sociales exigent qu’elle s’en tienne à ses choix en raison des calendriers mondains surchargés. Une fois son jour annoncé, on la trouve chez elle au moment prévu et les règles de la civilité prescrivent que ses habitués s’engagent aussi à s’y présenter.

Au dix-huitième siècle, le modèle dominant est le jour fixe mais rien n’empêche de recevoir plus fréquemment. Mme Geoffrin reçoit à dîner deux soirs par semaine : le mercredi, elle accueille les hommes de lettres et le lundi est réservé surtout aux artistes14. Il semble que les deux groupes n’aient pratiquement aucun contact l’un avec l’autre, rendant complexe la notion de son salon puisqu’il s’agit effectivement de deux formations sociabilitaires distinctes. De son côté, Julie de Lespinasse reçoit tous les jours, « de 17h à

22h », mais n’offre pas à dîner; on va souvent chez elle avant ou après d’autres visites15. Liée

13 Ibid., p. 295. 14 Antoine Lilti, op. cit., p. 62. 15 Ibid., p. 113.

48 avec les philosophes, ses rencontres sont le sujet d’une annonce amusante dans la

Correspondance littéraire de janvier 1770 :

Sœur de Lespinasse fait savoir que sa fortune ne lui permet pas d’offrir ni à dîner ni à souper, et qu’elle n’en a pas moins d’envie de recevoir chez elle les frères qui voudront y venir digérer. L’Église m’ordonne de lui dire qu’elle s’y rendra, et que, quand on a autant d’esprit et de mérite, on peut se passer de beauté et de fortune16.

Il n’est donc pas obligatoire de recevoir à dîner d’autant plus que le jour fixe implique que les invités, une fois reçus et agréés, peuvent revenir chaque semaine sans avoir besoin d’être nommément invités entraînant ainsi des coûts difficilement prévisibles17. On conçoit ainsi que les maîtresses de maison aux ressources limitées doivent faire preuve d’imagination et de qualités supérieures pour arriver à attirer et retenir chez elles un groupe désirable. Si la fortune permet de recevoir fastueusement, elle ne garantit aucunement le succès d’un salon; seul le plaisir de la rencontre peut lui assurer pérennité.

b) La pratique de la conversation

L’art de la conversation est essentiel aux gens qui fréquentent les salons et, bien qu’il s’agisse d’un art à cultiver qui s’acquière au contact de la bonne compagnie, d’Alembert juge tout de même opportun d’en offrir les règles usuelles dans l’Encyclopédie :

16 Grimm et Diderot, « Plaisanteries sur l’Église philosophique; annonces concernant Marmontel, Mme Necker, Mademoiselle de Lespinasse, Mme Geoffrin, etc. », Correspondance littéraire, philosophique et critique, janvier 1770, Paris, Furne et Lagrange, 1829, tome 6, p. 329. 17 Antoine Lilti présente le cas de Mme d’Épinay, « femme d’esprit, séparée de son mari, aimant les lettres, amie des Encyclopédistes, vivant une liaison avec Grimm, collaboratrice active de la Correspondance littéraire » qui aurait voulu suivre l’exemple de Mme Geoffrin mais qui a dû limiter considérablement l’expansion de son salon en raison de ses difficultés financières (Lilti, op. cit., p. 93-95).

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Les lois de la conversation sont en général de ne s’y appesantir sur aucun objet, mais de passer légèrement, sans effort et sans affectation, d’un sujet à l’autre; de savoir parler de choses frivoles comme de choses sérieuses; de se souvenir que la conversation est un délassement, et qu’elle n’est ni un assaut de salle d’armes, ni un jeu d’échecs; de savoir y être négligé, plus que négligé même, s’il le faut : en un mot de laisser, pour ainsi dire, aller son esprit en liberté, et comme il veut ou comme il peut; de ne point s’emparer seul et avec tyrannie de la parole; de n’y point avoir le ton dogmatique et magistral18.

Normalement, la maîtresse de maison est responsable de la qualité de la conversation chez elle et sa première responsabilité est de réunir des gens sachant causer. Entourée d’un ensemble équilibré de dames et d’hommes, la maîtresse de maison choisit souvent les sujets de conversation : chez Mme de Staël, la conversation est souvent politique tandis que chez

Mme Vigée-Lebrun, on ne parle que d’art, jamais de politique19. Selon sa personnalité, ses préférences, la maîtresse de maison encourage des discussions plus ou moins sérieuses et les dirige avec plus ou moins de fermeté. Idéalement, elle contrôle les personnalités dominantes et encourage les plus timides afin de créer une ambiance où chacun se sente l’égal de l’autre.

Pour s’acquitter de cette tâche, la maîtresse de maison n’a pas besoin d’être très instruite. Mme Geoffrin, qui « n’avait rien lu ni rien appris qu’à la volée », est cependant très adroite « à présider, à surveiller, à tenir sous sa main [artistes et gens de lettres] naturellement libres; à marquer des limites à cette liberté, à l’y ramener par un mot, par un geste, comme un fil invisible20 ». Chez elle, un simple « Allons, voilà qui est bien », suffit à

18 D’Alembert et Diderot, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Briasson, David, Dupuis, Faulche, 1751-1765, t. IV, p.165. 19 Jacqueline Hellegouarc'h, L'esprit de société : cercles et "salons" parisiens au XVIIIe siècle, Paris, Garnier, 2000, p. 331. 20 Marmontel, Mémoires, avec Préface, notes et tables par Maurice Tourneux, Paris, Librairie des bibliophiles, 1891, t. 2, p. 83.

50 freiner ou mettre un terme à une discussion trop échauffée ou d’un ton qui lui déplaît21. Une annonce parue dans la Correspondance littéraire montre que cette façon de diriger ne reçoit pas l’approbation de tous :

Mère Geoffrin fait savoir qu’elle renouvelle les défenses et lois prohibitives des années précédentes, et qu’il ne sera pas plus permis que par le passé de parler chez elle ni d’affaires intérieures, ni d’affaires extérieures; ni d’affaires de la cour, ni d’affaires de la ville; ni d’affaires du Nord, ni d’affaires du Midi; ni d’affaires d’Orient, ni d’affaires d’Occident; ni de politique, ni de finances; ni de paix, ni de guerre; ni de religion, ni de gouvernement; ni de théologie, ni de métaphysique; ni de grammaire, ni de musique; ni en général d’aucune matière quelconque22.

D’après cette satire, il semble que Mme Geoffrin intervienne un peu trop souvent et c’est également l’opinion de Marmontel qui commente qu’il manque « à la société de Mme

Geoffrin l’un des agréments dont [il] fai[t] le plus de cas, la liberté de la pensée23 ». À chaque maîtresse de maison appartient un style propre qui donne un ton particulier à ses soirées.

Au dix-huitième siècle, on choisit certains salons parisiens pour apprendre le « ton de la bonne compagnie » qui est « une espèce de code social24 ». Certains choisissent de

21 Id. 22 « Plaisanteries sur l’Église philosophique; annonces concernant Marmontel, Mme Necker, mademoiselle de Lespinasse, Mme Geoffrin, etc. », op. cit. 23 Marmontel, Mémoires, avec Préface, notes et tables par Maurice Tourneux, Paris, Librairie des bibliophiles, 1891, t. 2, p. 110. 24 Expressions employées par Mme Vigée Le Brun dans ses Souvenirs 1755-1842, Texte établi, présenté et annoté par Geneviève Haroche-Bouzinad, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 296. Portraitiste de Marie- Antoinette, Mme Vigée LeBrun a tenu, de 1776-1789, un salon réputé consacré aux artistes. Passionnée par la musique et l’art dramatique, elle recevait musiciens et acteurs. On donnait chez elle des concerts fort recherchés (Jacqueline Hellegouarc'h, op. cit., p. 327-328).

51 fréquenter des maisons où « le ton et la compagnie tiennent encore de l’ancienne cour25 » tandis que les jeunes femmes se rendent avec empressement chez les maréchales de

Boufflers et de Luxembourg parce qu’elles y apprennent « les meilleures leçons du ton de la bonne compagnie26 ». Il faut signaler que, sous l’Ancien régime, les mœurs de la maîtresse de maison importent peu : la compagnie de la maréchale de Luxembourg est très recherchée malgré sa jeunesse des plus mouvementées27. Il semble donc qu’un passé douteux pèse moins que la perspective d’acquérir le ton d’une compagnie choisie.

c) Autres divertissements

Si certaines aiment faire la conversation toute la soirée, plusieurs maîtresses de maison prévoient d’autres divertissements : les salons peuvent alors se transformer en salles de spectacles pour accommoder une pièce de théâtre ou un concert offerts aussi bien par des

25 Jacqueline Hellegouarc'h, op. cit., p. 14. 26 Mme Vigée Le Brun, op. cit., p. 296. La Maréchale de Boufflers, Louise Antoinette Charlette, fille de Louise, duc de Boufflers, épousa en 1713 Charles-François, marquis de Rémiencourt (1680-1743), maréchal de camp, lieutenant général; Madeleine Angélique de Neufville (1707-1787) épousa, en 1721, Joseph-Marie, duc de Boufflers, puis en 1750 Charles- François Frédéric, duc de Luxembourg, maréchal de France. Elle était duchesse de Boufflers et maréchale de Luxembourg (Mme Vigée Le Brun, op. cit., p. 296, n. 377). 27 Au sujet des maréchales de Boufflers et de Luxembourg, Mme Vigée Le Brun admet que « l’on [est] forcé d’avouer que ces deux grandes dames ne passaient point pour les femmes les plus morales de leur temps » (op. cit., p. 296). Dans ses Mémoires, le baron de Besenval raconte, au sujet de la maréchale de Luxembourg, que lors de son premier mariage, elle recevait « cinq ou six fois la semaine » et que chez elle, « tout ce que la bonne chère peut avoir de plus recherché se joignait à la licence la plus forte ». Il ajoute qu’ « on ne se quittait point sans quelques complaisances mutuelles des hommes et des femmes qui allaient même jusqu’aux dernières faveurs ». En outre, d’après lui, elle « ne bornait point ses goûts aux hommes de la société; les histrions, et peut-être des gens plus obscurs encore, ont eu part à ses faveurs » (Besenval, Mémoires, cité dans Jacqueline Hellegouarc'h, op. cit., p. 377-378).

52 amateurs que des professionnels28. Il faut noter que le théâtre est l’une des occupations favorites de la bonne société depuis les salons parisiens jusqu’aux demeures à la campagne.

En effet, le théâtre de société est une pratique tellement répandue que, dans sa

Correspondance littéraire, Friedrich Grimm estime qu’en 1748, il y a « jusqu’à cent soixante sociétés [parisiennes] qui ont des théâtres29 ».

La musique occupe également une place de choix dans les divertissements de la bonne compagnie; comme elle est une composante importante de l’éducation des élites, de nombreux invités peuvent lire une partition, chanter, jouer du pianoforte ou de la viole. Il ne faut pas sous-estimer l’habileté de ces amateurs pour qui certaines des plus grandes œuvres du répertoire classique ont été composées30. En outre, certains mécènes entretiennent un orchestre professionnel pour le plaisir de leurs invités. L’organisation, la préparation, les répétitions, l’anticipation et enfin la représentation de ces spectacles font du théâtre et des concerts de société un élément central de la vie de salon. Au-delà du divertissement, pour les gens du monde qui ont du talent, ces spectacles contribuent à leur réputation. Pour les femmes surtout, ils présentent une occasion de briller, « de se donner en spectacle, en toute innocence, de faire admirer leur voix, leur visage, leur maintien, leur talent de comédienne ou de musicienne31 ».

28 Sur les divertissements offerts au salon, consulter Antoine Lilti, op. cit., p. 249-272. 29 Cité par Antoine Lilti, op. cit., p. 249. 30 Signalons, entre autres, le célèbre concerto de Mozart pour flûte et harpe qui a été composé pour le duc de Guines et sa fille, tous deux virtuoses de leur instrument. 31 Antoine Lilti, op. cit., p. 259.

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Le salon le plus réputé alors pour ses qualités artistiques est sans aucun doute celui de

Mme Vigée Le Brun. En raison de son goût pour les arts, elle offre des divertissements artistiques, notamment des concerts, qui sont fort appréciés. Loin de se flatter que l’on vienne chez elle pour se retrouver en sa compagnie, Mme Vigée Le Brun suggère plutôt que

« le plus grand nombre [venait] pour jouir de la meilleure musique qui se [faisait] alors à

Paris32 ». En effet, comme leurs confrères de la plume, « les compositeurs célèbres […] faisaient souvent entendre chez [elle] les morceaux de leurs opéras avant la première représentation33 ». Pour ces occasions, Mme Vigée Le Brun n’a aucune peine à produire les chanteurs et les musiciens les plus réputés de l’époque.

Comme on ne peut fermer sa porte à un hôte dûment présenté et agréé, il arrive que des maîtresses de maison doivent accommoder des groupes de plus en plus nombreux. En réaction à cette situation, plusieurs instaurent des soupers réservés à une société restreinte.

Mme Vigée Le Brun précise que les soupers regroupent normalement de « douze à quinze personnes aimables34 ». Pour elle, « l’aisance, la douce gaieté qui règn[ent] à ces légers repas du soir, leur donn[ent] un charme que les dîners n’auront jamais35 ». Par conséquent, pour satisfaire aux règles de la politesse et à leur désir de se trouver en une compagnie choisie, les maîtresses de maison reçoivent à dîner tous ceux qui se présentent et plus tard, à souper, des invités de leur choix. La baronne d’Oberkirch explique la différence entre les convives :

32 Élisabeth Vigée Le Brun, op. cit., p. 183. 33 Id. 34 Ibid., p. 187. 35 Id.

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Ceux du dîner sont souvent, presque toujours (quand ce ne sont pas des amis), des personnes sérieuses, âgées, des obligations, des ennuyeux même […] Mais le souper, c’est différent; il faut des qualités très difficiles à réunir, dont la plus indispensable est l’esprit. Sans esprit, sans élégance, sans la science du monde, des anecdotes, des mille riens qui composent les nouvelles, il ne faut pas songer à être admis dans ces réunions pleines de charmes. Là seulement on cause : on cause sur les propos les plus légers, par conséquent les plus difficiles à soutenir; c’est une véritable mousse qui s’évapore et qui ne laisse rien après elle; mais dont la saveur est pleine d’agrément. Une fois qu’on en a goûté, le reste paraît fade et sans aucun goût36.

Suite à ce commentaire, il nous semble que les heureux souvenirs des salons

évoquent surtout ces soirées intimes passées en une compagnie choisie et choyée.

d) La conversation : l’envers de la médaille

À l’opposé des représentations de conversation idéale au sein d’une élite intellectuelle et mondaine se trouvent de nombreux exemples de conversations qui s’apparentent à des joutes où il y a généralement un perdant. Ces exemples abondent dans la littérature du dix-huitième siècle, aussi bien dans les mémoires que dans les ouvrages de fiction. De retour de chez Mme de Tencin où étaient rassemblés, entre autres, Montesquieu,

Fontenelle et Marivaux, Marmontel conclut qu’ « il y avait là trop d’esprit pour [lui] 37 » :

en effet, je m’aperçus bientôt qu’on y arrivait préparé à jouer son rôle, et que l’envie d’entrer en scène n’y laissait pas toujours à la conversation la liberté de suivre son cours facile et naturel. C’était à qui saisirait le plus vite, et comme à la volée, le moment de placer son mot, son conte, son anecdote, sa maxime ou son trait léger et piquant38.

36 Baronne d’Oberkirch, Mémoires, édition présentée et annotée par Suzanne Burkard, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1970, p. 209 (13 juin 1782). 37 Marmontel, op. cit., t. 1, p. 233. 38 Ibid., p. 233-234.

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Les convives de Mme de Tencin semblent oublier que la conversation est « un délassement, et qu’elle n’est ni un assaut de salle d’armes, ni un jeu d’échecs39 ».

Gagner la parole peut s’avérer difficile et certains n’y voient qu’une solution : arriver préparés. Pour un convive, l’anxiété liée à la conversation et au désir de briller entraîne toutes sortes de stratagèmes qui font l’objet de plusieurs vers du poème La Conversation40.

Ainsi, outre « les délices » de la conversation, l’auteur présente également « les ridicules et les vices […] des dialogueurs ennuyeux41 ».

Tous les jours reprenant son travail clandestin, Par le secours de la gazette, Du journal ou du bulletin. Avec qui, franc de port, son mérite s’achète, A son lever s’instruisant en cachette,

Il compile, chaque matin, Quelque sentence ou quelque historiette; Puis, quand il a rassemblé son butin, De salon en salon, à quiconque l’approche, De son savoir d’emprunt, il prodigue l’ennui42.

Il semble donc que la conversation ne procure pas toujours le délassement anticipé.

Entre le risque d’être la risée de tous, le danger de ne point réussir à saisir la parole et d’être ainsi pratiquement absent, les causeurs peu habiles tentent de se préparer. De plus, la politesse oblige la maîtresse à accueillir des groupes de plus en plus nombreux, compromettant ainsi la qualité des rencontres. Il semble donc que le succès du salon dont on

39 D’Alembert, op. cit., t. IV, 1754, p.165. 40 Jacques Delille, La Conversation, poème en trois chants, dans Œuvres complètes, Paris, Michaud frères, 1812. 41 Ibid., p. 45. 42 Jacques Delille, op. cit., p. 53-54.

56 souhaite faire partie puisse devenir la cause principale de sa dégradation éventuelle. La conversation intime où règne la confiance n’existe que difficilement au sein d’une large compagnie.

e) Accès au salon

L’accès au salon est un privilège que seule la maîtresse de maison peut accorder soit en initiant la rencontre, soit en acceptant, par personne interposée ou par lettre de recommandation, d’accueillir un nouveau venu. De plus, obtenir la permission de faire une première visite n’est que la première étape du processus d’admission : au dix-huitième siècle, la personne « sous probation » dispose de trente minutes pour montrer qu’elle maîtrise les codes de la politesse, le temps révolu, elle doit prendre congé43. À ce sujet, la

Correspondance littéraire montre ce que coûte l’ignorance dans ce compte rendu de la première visite, chez Mme Geoffrin, du général Clerck, un Écossais très apprécié des milieux encyclopédistes :

Le baron d’Holbach lui avait mené cet étranger, et après les premiers compliments, et une visite d’une demi-heure, il s’était levé pour s’en aller. M. Clerk au lieu de suivre celui qui l’avait présenté, comme c’est l’usage dans une première visite, reste. Mme Geoffrin lui demande s’il va beaucoup aux spectacles. – Rarement. – Aux promenades. – Très peu. – À la cour, chez les princes. – On ne saurait moins. – A quoi donc passez- vous votre temps? – Mais quand je me trouve bien dans une maison, je cause et je reste. A ces mots, madame Geoffrin pâlit. Il était six heures du soir; elle pense qu’à dix heures du soir M. Clerk se trouvera peut-être encore bien dans sa maison; cette idée lui donne le frisson de la fièvre. Le hasard amène M. d’Alembert; madame Geoffrin lui persuade au bout de quelque temps, qu’il ne se porte pas bien, et qu’il faut qu’il se fasse ramener par le général Clerk. Celui-ci, charmé de rendre service, dit à M. d’Alembert qu’il est le maître de disposer de son carrosse et qu’il n’en a besoin lui que le soir pour le ramener. Ces mots furent un coup de foudre pour madame Geoffrin qui ne put jamais se débarrasser de notre Écossais, quelque changement qui survînt successivement dans son appartement par l’arrivée et le départ des visites. Elle ne

43 Lilti, op. cit., p. 105.

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pense pas encore aujourd’hui de sang-froid à cette journée; et elle ne se coucha pas sans prendre ses mesures contre le danger d’une seconde visite44.

Il va sans dire que cet Écossais n’a plus jamais franchi le seuil de cette maison et, qu’au-delà de cette humiliation, la publication de son ignorance l’a ensuite couvert de ridicule. Il importe donc de connaître les codes de la politesse et de les maîtriser si l’on souhaite fréquenter les salons.

f) L’importance de fréquenter les salons

Sous l’Ancien Régime, les salons sont des espaces tournés à la fois vers le monde littéraire et vers les lieux du pouvoir : il est donc important pour l’homme de lettres d’y avoir accès. L’écrivain qui fréquente un salon bénéficie d’abord de la protection de la maîtresse de maison qui, dans certains cas, se montre très généreuse envers ses protégés45. De plus, c’est elle qui peut lui ouvrir les portes d’autres salons, le recommander et lui fournir un appui important tout au long de sa carrière.

Le public des salons est celui qui consomme les biens culturels et, en conséquence, celui qui est le mieux placé pour donner des conseils assurant le succès à l’auteur46. Grâce à

44 Grimm et Diderot, « Anecdotes sur le général Clerk », Correspondance littéraire, philosophique et critique, op. cit., t. 6, 1er mai 1770, p. 415-416. 45 Antoine Lilti donne l’exemple de Mme Geoffrin que la plupart des artistes et écrivains considéraient comme une généreuse bienfaitrice, et son salon comme une occasion de rencontrer des protecteurs et des mécènes. Il cite un rapport de police de 1751 dans lequel l’inspecteur note qu’elle vend « les livres nouveaux les plus rares; c’est-à-dire [que] les auteurs lui envoient une douzaine d’exemplaires, qu’elle se fait un plaisir de faire acheter à ses amis » (Lilti, op. cit., p. 173). 46 Sur l’importance de la fonction formative des salons, nous renvoyons à Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1985.

58 la protection de la maîtresse de maison, l’auteur jouit d’une scène où il peut offrir en première ses plus récentes œuvres à un public réduit composé essentiellement de proches et, suivant la réception initiale, apporter les rectifications nécessaires47. Ainsi, la fréquentation des salons permet à l’homme de lettres d’être en contact avec le goût mondain dominant et, par la publication de ses œuvres, de disséminer ce goût à un public élargi48. Les recherches d’Antoine Lilti montrent que, pour un auteur, la fréquentation des salons « offre tout ensemble la perspective d’avantages matériels, la possibilité de nouer des liens avec d’autres

écrivains, plus importants, mieux installés, et l’espoir de se rapprocher de la Cour49 ». Le succès mondain constitue alors la première étape de la reconnaissance sociale qui peut mener

à Versailles, épicentre de la distribution des récompenses matérielles et symboliques.

À fréquenter les salons, les hommes de lettres acquièrent un savoir social et politique immédiatement mobilisable. L’écrivain qui sait se présenter en honnête homme ne peut qu’en

être plus estimé et mieux soutenu pour obtenir un fauteuil à l’Académie. En effet, les

élections académiques se jouent à la fois sur le plan des solidarités littéraires et celui des protections aristocratiques, réseaux qui se croisent justement dans les salons. Les maîtresses de maison doivent alors exercer leur influence sur les deux plans. Grâce à leurs relations avec

47 Dans ses Mémoires, Marmontel raconte comment il vit cette expérience : « À ces petits soupers, mon amour- propre était en jeu avec tous les moyens que je pouvais avoir d’être amusant et d’être aimable. Les nouveaux contes que je faisais alors, et dont les dames avaient la primeur, étaient, avant ou après le souper, une lecture amusante pour elles […] malgré les ménagements d’une politesse excessive, je m’apercevais bien aussi des endroits froids ou faibles qu’on passait sous silence, et de ceux où j’avais manqué le mot, le ton de la nature, la juste nuance du vrai; et c’était là ce que je notais pour le corriger à loisir » (Marmontel, op. cit., t. 2, p. 108- 109). 48 Voir Alain Viala, op. cit., « La formation des publics ». 49 Lilti, op. cit., p. 177.

59 la bonne société et la Cour, elles mobilisent des protecteurs influents et font aussi appel aux hommes de lettres qu’elles reçoivent et protègent pour peser sur les votes. Cependant, comme chaque élection mobilise de nombreux clans, remarque Lilti, le résultat demeure toujours incertain.

L’impression qui domine, à la lecture des correspondances, est celle d’un jeu d’influences, de recommandations, où ceux qui tirent les ficelles ne tiennent pas tous les fils en main, où les assurances données ne sont pas toujours suivies d’effet, où les protecteurs les plus puissants utilisent leur crédit et échangent les bons procédés, sans pour autant qu’un cercle ou un autre possède une influence déterminante sur le 50 résultat .

Si les succès académiques ne peuvent être contrôlés par les salons, nul ne peut aspirer

à l’Académie sans d’abord jouir d’une solide réputation d’homme de lettres qui peut difficilement s’acquérir sans la protection des salons51.

2. Le salon, style dix-neuvième siècle a) Un modèle qui s’adapte

Les études portant sur les salons du dix-huitième siècle montrent des femmes puissantes qui règnent sur un univers mondain. Cette situation prend fin au dix-neuvième siècle où, bien qu’il demeure le centre de la vie mondaine, le salon n’est plus réservé à une

élite aristocratique. Ainsi, les salons se multiplient mais ressemblent peu aux réunions aristocratiques du siècle précédent; en effet, le temps et l’argent deviennent plus rares qu’auparavant. Alors que les habitués des salons de l’Ancien Régime disposent de temps

50 Lilti, op. cit., p. 175. 51 Pour de plus amples détails sur le rôle des salons dans la carrière de l’homme de lettres, nous renvoyons à Antoine Lilti (op. cit., p. 169-186).

60 pour les plaisirs de l’esprit, ceux des salons postrévolutionnaires doivent d’abord se préoccuper de leurs intérêts matériels. Les hommes travaillent et la femme qui demeure au foyer est de plus en plus occupée par son ménage52. De leur côté, les hommes de lettres ne peuvent plus compter sur le mécénat pour leur survie : ils doivent maintenant tâcher d’atteindre un public très élargi. Contrairement aux habitués des salons de Mme Geoffrin ou de Julie de Lespinasse, la majorité des Français arrive au salon après une longue journée de travail et cela ne peut qu’affecter la nature des conversations.

Pour les nouvelles maîtresses de maison, les coûts de l’hospitalité peuvent constituer un obstacle quasi insurmontable. Dans la moyenne bourgeoisie, même la soirée occasionnelle soulève des questions d’ordre économique : «Y aura-t-il un buffet, ou bien passera-t-on les rafraîchissements sur un plateau? Y aura-t-il un cotillon53 »? Même chez les mieux nantis, il est difficile d’oublier les frais associés aux réceptions régulières54.

Il faut également souligner que la maîtrise des codes de la politesse n’est pas innée et qu’elle doit s’apprendre : pour pallier ces manques, de nombreux guides sur la politesse et la conversation voient le jour55. Il semble que l’on ne sache plus ou que l’on n’ose plus causer et, qu’on doive arriver bien préparé, armé de quelques bons mots et cela fait souhaiter un

52 En 1898, Victor du Bled remarque que « la Française idéale cumule : elle est ménagère accomplie […] fait bonheur à son mari dans un salon, sait écouter les grands causeurs, se tenir au courant de leurs travaux, soigner l’âme et l’esprit aussi bien que la guenille » (Le Salon de la Revue des deux mondes, Paris, Librairie Bloud et Gay, 1930, p. 91). 53 Abel Hermant, Souvenirs de la vie mondaine, Paris, Plon, 1935, p. 30. 54 Abel Hermant explique que cela n’est pas uniquement une question de bourse puisque même « les plus riches n’ont pas honte d’y regarder » (op. cit., p. 30). 55 Citons, parmi les plus importants, le Dictionnaire de la conversation et de la lecture (W. Duckett, Firmin Didot, 1873) et l’ouvrage de Roger Alexandre, Le Musée de la conversation (Paris, E. Bouillon, 1897).

61 retour à une conversation plus spontanée. Pour sa part, Guy de Maupassant juge qu’« il serait cent millions de fois plus intéressant d’entendre un charcutier parler boudin avec compétence, que d’écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités56 ». Pour lui, l’art de causer est disparu.

Causer […] c’était jadis l’art d’être homme ou femme du monde; l’art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n’importe quoi, de séduire avec rien du tout. Aujourd’hui on parle, on raconte, on chipote, on potine, on cancane, on ne cause plus, on ne cause jamais57.

Maupassant n’est pas seul à opposer la conversation spirituelle d’antan à celle de son siècle et à conclure qu’il n’y a plus de conversation. Cependant, il semble que le salon et la conversation provoquent la nostalgie à toutes les époques : au dix-neuvième siècle, on rêve des réunions de Mme Geoffrin ou de Julie de Lespinasse tandis qu’au dix-huitième, on a la nostalgie de la conversation du grand siècle et même là, à l’âge d’or de la conversation, Guez de Balzac déplore la perte des conversations des beaux esprits de l’Antiquité58. Ainsi, le discours sur le salon et la conversation entraîne presque systématiquement un sentiment de perte.

56 Guy de Maupassant, Chroniques; préface d’Hubert Juin, t.1, Paris, Union générale d’Éditions, 1980, p. 387- 388. 57 Ibid., p. 388. 58 « Ce serait une satisfaction sans pareille, de savoir les bonnes choses qui se disaient entre Scipion et Laelius, Atticus et Cicéron, et les autres honnêtes gens de chaque siècle, d’avoir, dis-je, une histoire de la conversation et des cabinets, pour ajouter à celle des affaires et de l’État » (Guez de Balzac, « De la conversation des Romains » dans Oeuvres, édition de L. Moreau, Jacques Lecoffre, 1854, t. 1, p. 237 cité dans Godo, op. cit., p. 2).

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Au dix-neuvième siècle, on regrette les salons d’autrefois, « foyers éteints59 », on parle comme si le salon n’existait plus et pourtant, le salon est bien vivant et, d’après

Delphine de Girardin, ne manque pas d’ornements.

On nous parle sans cesse de la misère intellectuelle des salons, de l'incapacité de l'homme du monde, de la futilité de ses idées, de la petitesse de ses sentiments et il nous faut écouter toutes ces phrases dans le monde, dans un salon, assis entre Lamartine et , […] qui sont pour nous, dans le monde, dans un salon, des causeurs aussi spirituels et aussi gracieux qu'ils sont ailleurs, pour toute la France, d'éloquents poètes et de sublimes orateurs60.

Bien que les salons soient supposément « morts », les écrivains les fréquentent assidûment. En effet, la fréquentation des salons offre de nombreux avantages aux hommes de lettres et peut leur être utile. Selon sa composition, le salon peut « créer un lien social entre artistes, […] permettre de goûter le bonheur de se retrouver entre soi61 ». Chez une maîtresse de maison adroite et cultivée, il est possible de trouver un espace productif où l’échange d’idées est stimulant et où les rencontres peuvent avoir des retombées matérielles importantes62. Comme au siècle précédent, certains salons jouent un rôle important dans les

élections et les récompenses académiques et les fréquenter peut certainement faire avancer une carrière. Du côté pratique, pour l’écrivain, le salon offre toujours une scène pour faire entendre ses dernières œuvres tout en demeurant dans l’univers privé : dans certains cas,

59 On fait ici allusion à l’ouvrage de Mme Ancelot, Les salons de Paris, foyers éteints, Paris, Jules Tardieu, 1858. 60 Delphine de Girardin, Lettres parisiennes du vicomte de Launay, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986, t. I, p. 135. 61 Anne Martin-Fugier, op. cit., p. 139. Il faut cependant noter que dans le cas où ils souhaitent se retrouver simplement entre eux, les écrivains peuvent se rencontrer chez l’un ou l’autre, ou même dans les cafés. 62 Anne Martin-Fugier donne l’exemple de la famille Polignac qui offrait son aide à des représentants de tous les arts, notamment aux peintres impressionnistes et à Verlaine alors qu’il était malade (op. cit., p. 141).

63 l’auditoire peut assister à la déclamation spontanée de nouveaux vers et parfois, il peut être convié à une première plus formelle. En outre, la fréquentation des salons permet « de se documenter et d’écrire sur les gens connus qu’on y rencontre63 », sujets qui intéressent le public, ce qui fournit une matière riche à l’écrivain qui doit gagner sa vie.

Notons qu’il existe un grand nombre de salons plus ou moins mondains, plus ou moins littéraires : comme le constate Martin-Fugier, même lorsqu’on traite de salons littéraires, « les deux points de vue, mondain et proprement littéraire, sont bien souvent indissociables64 ». De plus, on discute plus ou moins de politique un peu partout. Cette typologie du salon à tendance surtout littéraire se construit principalement à partir de l’expérience personnelle de quelques hommes de lettres : elle se concentre donc sur quelques salons fréquentés par eux65. En outre, certaines maîtresses de maison accueillant différents groupes à différents moments, il est certain que l’expérience de l’homme de lettres entouré de ses confrères chez la princesse Mathilde ne sera pas la même que celle d’un aristocrate reçu avec des ambassadeurs lors d’une autre soirée. Il ne s’agit donc pas de faire ici des monographies de salons mais bien de voir comment, à travers leurs représentations textuelles, les hommes de lettres perçoivent, rendent compte et comparent certains aspects de la vie de salon. Nous nous intéresserons à la maîtresse de maison, à la conversation, aux plaisirs de la table, aux divertissements offerts et, quand il y a lieu, aux enjeux, académiques ou autres, liés aux réunions.

63 Ibid., p. 138-145. 64 Ibid., p. 128. 65 À ce sujet, nous renvoyons à la description de nos sources, « Ouvrages sur les salons », p. 25-26.

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b) De nouvelles maîtresses de maison

Contrairement aux célèbres maîtresses de maison des siècles précédents, celles du dix-neuvième siècle ne sont pas toutes des aristocrates. Le cas de Mme de Loynes est particulièrement intéressant parce qu’il exemplifie les possibilités ouvertes à celles qui veulent améliorer leur condition66. Laure Rièse décrit son ascension dans le monde comme

étant « sans vrai scandale, sans grand fracas, sans excentricité, plutôt par ténacité67 ». Elle nous apprend que Sainte-Beuve avait pris son éducation en mains :

Cette jeune enfant ignorante et ce grand et vieux savant formaient un couple disparate, pourtant enchantés l’un de l’autre. Lui, écrivain célèbre, académicien, d’une grande sensibilité, savait exactement de quelle manière cultiver l’esprit avide de cette jeune fille et façonner son âme. Certains critiques disent qu’elle ne demeura pas chez lui, mais vint y lire sa vaste bibliothèque, et discuter longuement avec l’érudit […] Il lui donna même des conseils pratiques : la vertu de rester chez soi, l’art de recevoir et de conduire une conversation […] et la diplomatique sagesse de savoir écouter68.

Outre les conseils judicieux du critique, Mme de Loynes jouit d’une fortune importante qu’elle doit au décès d’un protecteur69. Toute sa vie, Mme de Loynes met en pratique les conseils de Sainte-Beuve; cependant, les Goncourt ont peu de respect pour elle et ne fréquentent pas sa maison70. En cela, elle n’est pas seule car ils ont très peu de respect

66 Née Jeanne Detourbet en 1837, Mme de Loynes est fille d’une blanchisseuse qui, dès l’âge de douze ans, doit gagner sa vie. Ambitieuse, elle décide de venir à Paris où elle fait du théâtre pendant quelque temps sous le nom de Madame de Tourbay. 67 Laure Rièse, op. cit., p. 89. 68 Ibid., p. 88. 69 « Fils d’un ministre de l’empire, industriel et spéculateur multi-millionnaire », non seulement son protecteur lui lègue sa fortune mais il se charge de sa réputation en demandant à son ami, le comte de Loynes, de l’épouser. En dépit des objections de sa famille, le comte de Loynes l’épouse à l’église, ce qui sauve les apparences mais n’est pas reconnu par l’État (Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 151). 70 Laure Rièse, op. cit., p. 89.

65 pour la Présidente, Madame , « femme aimable dont Gautier, Flaubert, d’autres encore, vantèrent la beauté et la gentillesse71 ». Comme Mme de Loynes, Madame

Sabatier est une femme de très modeste origine72 : sa situation change radicalement en 1846 lorsqu’elle rencontre un très riche protecteur, Alfred Mosselman73. C’est à l’instigation de

Mosselmann qu’elle commence à recevoir un petit groupe, dont Théophile Gautier74. Les autres maîtresses de maison auxquelles nous rendrons visite, à l’exception de la Princesse

Mathilde, proviennent toutes de la bourgeoisie. Elles ont en commun d’exiger de leurs invités « soin, élégance, bonne tenue et maintien du protocole75 ». De façon générale, les maîtresses de maison élisent un jour mais, comme leurs ancêtres, elles sont plusieurs à ouvrir

71 Armand Moss, Baudelaire et Madame Sabatier, Paris, A.G. Nizet, [1975], p. 21. 72 Madame Sabatier, alors Aglaé-Joséphine Savatier, est née en 1822. À l’âge de seize ans, elle devient figurante à l’opéra où elle s’attire immédiatement des faveurs. Dans sa biographie de Mme Sabatier, Thierry Savatier explique qu’une jeune fille jolie et sans fortune ne pouvait alors émerger de son milieu qu’en embrassant une carrière artistique qui ouvrait presque toujours des perspectives galantes. À l’Opéra, les membres du Jockey-Club et les mères des figurantes se croisaient dans les coulisses. Si les mères souhaitaient un beau mariage, elles se contentaient souvent d’une riche protection qui mettait les jeunes filles à l’abri du besoin. Les mères étaient dédommagées pour leur aide. Dans le cas de Madame Sabatier, le premier protecteur choisi par sa mère était le comte James de Pourtalès, homme alors âgé de soixante-trois ans qui bénéficiait d’une grande fortune. Thierry Savatier commente que « les conditions étaient réunies pour qu’Aglaé devînt une courtisane classique, voguant d’un protecteur à l’autre, tout en poursuivant avec des succès divers une carrière sur les planches » mais elle se fait remarquer par quelques jeunes peintres et décide de quitter l’Opéra et de subvenir à ses besoins en acceptant de poser et en partageant la vie de plusieurs artistes (Thierry Savatier, Une femme trop gaie : biographie d’un amour de Baudelaire, Paris, CNRS éditions, 2003, p. 22-23). 73 Ibid., p. 40. Homme marié, il l’installe et l’entretient pendant plus de quinze ans. C’est alors qu’elle devient Madame Sabatier. 74 Le plus âgé du groupe, Henri Monnier, est nommé président et, quand il s’absente, c’est l’hôtesse qui hérite du titre de présidente, d’où son surnom (ibid., p. 56). 75 Laure Rièse, op. cit., p. 99.

66 leurs portes plus fréquemment : parmi les plus accueillantes, Mme de Loynes mérite une mention puisqu’elle reçoit « les jours ouvrables, de cinq à sept76 ».

Le salon s’embourgeoise : Edmond de Goncourt observe que « c’est une rage […] chez tout le monde de se faire un salon, non pour le plaisir de recevoir, mais pour l’utilité qu’on en peut tirer77 ». Il semble avoir raison dans plusieurs cas. Comme au siècle précédent, la maîtresse de maison demeure la seule personne pouvant permettre ou refuser l’accès à son salon mais le choix des invités semble souvent conditionné par des facteurs externes. Même les maîtresses de maison réputées n’hésitent pas à joindre l’utile à l’agréable. Prenons l’exemple de Mme Charles Buloz, qui est pourtant « très pieuse » et « très conservatrice », elle reçoit « les libres-penseurs, non pour son agrément, mais pour la Revue [des deux mondes]78 ». De plus, elle se fait l’interprète de leurs désirs auprès du directeur de la Revue79.

Comme elle, Mme Charpentier n’oublie jamais qu’elle est l’épouse d’un éditeur et cherche, par le biais de l’hospitalité, à seconder son mari. Elle n’hésite pas à inviter des personnalités qu’elle juge pouvoir être utiles à la maison d’édition, ce qui n’est pas toujours au goût des habitués de la maison80. Pour sa part, la Princesse Mathilde seconde son cousin l’empereur,

76 Abel Hermant, op. cit., p. 161. 77 JG, 5 avril 1878. 78 Victor du Bled, op. cit., p. 13; p. 48-49. 79 Ibid., p. 8. 80 Le Journal d’Edmond de Goncourt fait état d’une soirée où Zola, sur « un mot de Mme Charpentier, qui parle en boutiquière de l’utilité pour [eux], pour [leurs] livres, de l’introduction des hommes politiques dans son salon », ne peut se contenir. Il s’enflamme, « part, les abîme, les éreinte, dit avec assez de sévérité qu’ils sont [leurs] ennemis naturels » (JG, le 3 avril 1878).

67 alors qu’il est célibataire, en mettant son salon à sa disposition81. Il semble donc que les affaires et la politique s’infiltrent de plus en plus au salon et que les maîtresses de maison participent consciemment à ce changement.

c) La maîtresse de maison, directrice de conversation

Comme la conversation demeure étroitement liée au salon, les auteurs soulignent comment la maîtresse de maison l’anime et la dirige, et considèrent ses intérêts qui doivent

être assez variés pour en assurer le succès. De façon générale, on l’admire pour son amabilité, pour sa bonne grâce et pour son habileté à faire régner l’harmonie. Prenons l’exemple de Mme Charles Buloz : « Les sermons, les conférences l’attir[ent] aussi bien que les réceptions académiques, les premières de l’Opéra et de la Comédie-française » et on lui accorde de posséder « au plus haut point les qualités indispensables à la maîtresse de maison qui veut avoir un salon de qualité » de même qu’« au plus haut degré la science de l’hospitalité82 ». On apprécie son « aptitude à philosopher avec les penseurs, à rire avec les rieurs, à causer chiffons avec les snobinettes [et] cuisine avec les ménagères83». On se plaît aussi chez Mme Adam qui « joint au prestige de la beauté celui de l’esprit. Intelligente, intuitive, volontaire, gaie, possédée du désir de briller, de jouer un rôle, elle est experte dans l’art difficile de la conversation […] Elle sait recevoir en grande dame84 ». On trouve chez

81 Ferdinand Bac, Les intimités du Second Empire, La Cour et la ville, Paris, Hachette, 1931, p. 113. 82 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 52 et p. 49. Victor du Bled, op. cit., p. 7-8. 83 Ibid., p. 8. 84 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 84.

68 elle une conversation qui « n’a rien de guindé […] On bavarde, on potine, on blague à propos des faits du jour; on apprécie les nouveaux romans, les nouvelles pièces85 ».

Si le ton peut être assez léger chez l’une et l’autre, la situation est différente chez

Mme de Loynes qui prend la conversation très au sérieux et qui « dirig[e] avec doigté des causeries parfois périlleuses [et] des discussions souvent véhémentes86 ». Chez elle, on discute souvent de politique et il n’y a qu’une seule conversation87. Les apartés l’agacent et elle n’hésite pas à rappeler ses invités à l’ordre88. De plus, on remarque que l’aménagement du salon n’offre « aucune défense contre les raseurs. Aucun abri, les fauteuils étant rangés en cercle devant la cheminée et les encoignures libres89 ». Si, malgré ses efforts, la conversation prend un tour fâcheux, Mme de Loynes n’hésite pas à intervenir :

Elle épargn[ait] aux uns et aux autres, d’un mot, d’un silence, les faux pas, les fondrières et les gaffes. Elle coupait les raseurs avec une ferme bienveillance, d’une question enjouée adressée à leurs voisins. Son désespoir, c’était la cacophonie qui s’établit, à une table parisienne, quand tout le monde y parle à la fois, quand l’intérêt ainsi s’éparpille. Elle imposait aussitôt le silence à tous : « Monsieur un tel, je vous en prie…un tel, laissez parler monsieur Lemaître », ou « notre ami Houssaye » ou, « notre ami Capus ». […] Elle rassurait les timides et elle apaisait les bavards effervescents90.

Il est évident que Mme de Loynes dirige sérieusement la conversation mais elle est,

« pour ceux qui la fréquent[ent], une auditrice infiniment compréhensive et une conseillère

85 Ibid., p. 87. 86 Léon Daudet, Salons et journaux, Paris, Grasset, 1932, p. 18. 87 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 161. 88 Ibid., p. 45. 89 Léon Daudet, Souvenirs littéraires, Grasset, 1968, p. 182. 90 Léon Daudet, Salons et journaux, op. cit., p. 18.

69 pondérée91 ». Ainsi, elle est tour à tour conseillère, amie, et parfois tyran au « sceptre exquis92 ».

Chez Mme Aubernon, la conversation est également une activité dirigée. Grâce à son

« adresse étonnante à poser ses questions », Mme Aubernon parvient à trouver « des sujets de conversation intéressants pour tout le monde, des analyses remarquables et appr[end] l’art d’être ni long, ni ennuyeux à ses visiteurs93 ». En effet, elle se sert d’une sonnette pour donner la parole à l’un ou l’autre ainsi que pour clore leurs discours94.

Mme de Loynes et Mme Aubernon suivent, en quelque sorte, l’exemple de Mme

Geoffrin qui n’hésitait pas à intervenir lorsqu’elle le jugeait opportun. Cependant, tout en obtenant le même résultat, c’est-à-dire un retour à l’ordre, le célèbre « Voilà qui est bien! » semble infiniment plus discret qu’un coup de sonnette ou des remontrances publiques.

En fait de liberté de parole, on peut difficilement trouver une maîtresse de maison à l’esprit plus large que Mme Sabatier : en effet, elle peut entendre « ce qui ne se disait alors qu’entre hommes, plutôt à des heures avancées de la nuit, et de préférence avec un vocabulaire de salle de garde95 ». Comme d’autres maîtresses de maison, Mme Sabatier fait circuler à la fin du repas un album sur lequel chaque invité peut composer un poème ou

91 Id. 92 Id. 93 Laure Rièse, op. cit., p. 102. 94 Id. 95 Armand Moss, Baudelaire et Madame Sabatier, A.G. Nizet, [1975], p. 31.

70 esquisser un dessin96. Cet album porte un témoignage très éloquent de l’ambiance particulière de son salon :

À la Présidente Devant toi l’éléphant dressant en l’air sa trompe De son phallus géant décalotte la peau Le régiment qui passe agite son drapeau Et le foutre jaillit comme par une pompe97

Signé Théophile Gautier, un de ses habitués et fidèle admirateur, ce premier quatrain d’un sonnet est le fruit d’une joute poétique où le thème était la maîtresse de maison98. Les amis de Mme Sabatier savent qu’elle s’intéresse aux textes érotiques classiques puisqu’elle en possède quelques exemplaires dans sa bibliothèque99. Mme Sabatier a une relation très familière avec ses habitués et les incite à se comporter chez elle « en bons camarades, comme si [ils avaient] tous été du même sexe100 » :

Lorsque je me rappelle les histoires truculentes […] les paradoxes abracadabrants et les discussions subversives qui se succédaient à sa table, je ne cesse de m’émerveiller du parfait sans-gêne de quelques-uns des convives et de l’exquise tolérance de la maîtresse de maison101.

Si les invités de Mme Sabatier jouissent de cette atmosphère décontractée, le ton particulièrement libre de la maison n’échappe pas à Edmond de Goncourt qui, en date du 16

96 Thierry Savatier, op. cit., p. 58. 97 Le sonnet est reproduit en entier dans Thierry Savatier, op. cit., p. 123. Savatier précise que la page d’album sur laquelle il figure est conservée à la bibliothèque de l’Institut, fonds Lovenjoul, cote C-437, fo 3. 98 Thierry Savatier, op. cit., p. 122. 99 Ibid., p. 66. 100 Ernest Feydeau, Théophile Gautier, Souvenirs intimes, Paris, Plon, 1874, p. 167. 101 Ibid., p. 155.

71 avril 1864, note dans son Journal : « Passé la soirée avec la fameuse Présidente, Mme

Sabatier, le corps moulé par Clésinger pour sa Bacchante102. C’est une assez grande nature, d’un entrain commun, une courtisane un peu peuple. Cette belle femme à l’antique, un peu canaille, elle me représente une vivandière de faunes103 ». Il faut noter qu’Edmond de

Goncourt fréquente le salon de la Princesse Mathilde où le ton est fort différent. Chez elle, l’étiquette détermine qui doit initier la conversation et quand il est temps de se retirer104.

Léon Daudet évoque une soirée chez elle où, en attendant que la princesse signale que le moment du départ était venu, « on parlait de plus en plus bas, comme dans le palais de la

Belle au bois dormant ». Ce n’est que « sur le coup de minuit [que] la princesse Mathilde, quittant une espèce de tapisserie Empire, à laquelle elle travaillait avec des aiguilles Empire, rangea son métier à tête d’aigle […] salua à la ronde et se retira105 ». Daudet y revient quelques années plus tard et remarque alors que « l’ennui y est toujours de même qualité106 ».

102 Goncourt fait référence à la Bacchante couchée, en marbre exposée au Salon de 1848 pour laquelle le sculpteur s’était inspiré d’un moulage sur nature de Madame Sabatier. L’œuvre mérite alors une médaille de première classe et procure au sculpteur le titre de Chevalier de la Légion d’honneur tout en ne faisant pas l’unanimité dans la critique (http://www.petitpalais.paris.fr/fr/collections/bacchante-couchee). 103 JG, 16 avril 1864. 104 Abel Hermant, op. cit., p. 205. 105 Léon Daudet, Fantômes et vivants, op. cit., p. 248. 106 Léon Daudet, Souvenirs littéraires, op. cit., p. 67. Sans écrire qu’il s’y ennuie, Edmond de Goncourt déplore le déclin de ce salon : « Le salon de la Princesse, ce salon de lettres et d’arts, ce salon sonore de la fine parole de Sainte-Beuve, de l’éloquence rabelaisienne de Gautier, des coups de boutoir de Flaubert, des mots spirituels de mon frère, ce salon qui, dans l’aplatissement du goût, dans la canaillerie de l’idéal littéraire de l’Empire, retentissait de paradoxes profonds, d’idées hautaines, d’aperçus ingénieux, d’un ferraillement continu de paroles spirituelles, ce salon s’éteint comme un feu d’artifice sous la pluie » (JG, 5 mars 1872).

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De son côté, Ferdinand Bac trouve que la Princesse « est un phare qui interroge l’horizon » et lui attribue les qualités nécessaires à la conduite d’aimables conversations parce qu’« elle sauve les timides qui vont faire naufrage, encourage les hésitants et récompense le courage107 ». En fait, il la compare à une « maman-gâteau108 ». Si elle joue ce rôle pour quelques uns, elle peut certainement prendre des airs plus qu’intimidants avec d’autres. En effet, « elle accueillait tous les visiteurs avec un sans façon qui était l’extrême raffinement de la condescendance et de la politesse. Pour n’importe quelle femme elle se levait, leur dérobait sa main quand elles faisaient mine de la baiser, et les baisait elle-même au front pendant la révérence109 ».

d) La gastronomie

Outre les plaisirs de la conversation, certaines dames se spécialisent dans les plaisirs de la table. Dans ce domaine, deux salons se démarquent clairement des autres: celui de

Mme Charpentier ainsi que celui de Mme de Loynes et les descriptions laissées par certains des convives ne manquent pas d’amener l’eau à la bouche :

[Mme de Loynes] recevait simplement et largement, sans faste, mais avec prodigalité. Le repas se composait d’un potage, d’un relevé, d’un beau poisson, de deux pièces de rôti, ou d’un rôti et d’un gibier, selon la saison, de légumes, de salade, avec un pâté, et de dessert, glace ou fruits. Les menus étaient méticuleusement choisis, entremêlés de recettes provinciales, ou de plats dus à l’originalité des convives. C’était, de l’avis

107 Ferdinand Bac, La Princesse Mathilde, Paris, Hachette, coll. « Figures du passé », 1928, p. 116-117. 108 Ibid., p. 117. 109 Abel Hermant, op. cit., p. 175-176.

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général, la première table de Paris, tant pour l’abondance que pour la qualité, l’à-point de la cuisson, et l’abrégé des sauces et coulis110.

Pour maintenir ce niveau de qualité, Mme de Loynes est intransigeante : le dîner est

à « 7 heures ½ précises, à l’ancienne mode » et Abel Hermant remarque qu’« on se met[tait]

à table sans accorder même cinq minutes de grâce à ceux qui pouvaient n’avoir pas trouvé de fiacre111 ». Si Hermant trouve que Mme de Loynes manque d’indulgence, Léon Daudet apprécie cette « règle salutaire de la maison, sans laquelle il n’est pas de rôti cuit à point, ni de gastronomie possible112 ». De plus, pour que le service demeure impeccable, jamais plus de douze couverts113. Pour son repas, « chaque convive a[vait] devant lui son verre à vin ordinaire, destiné à être bu largement, son verre à bourgogne, son verre à bordeaux, sa coupe

à champagne114 ». Léon Daudet commente que la cave est à la hauteur de la cuisine qui atteint « fréquemment au sublime » alors qu’Abel Hermant trouve l’une et l’autre « plutôt médiocres115 ».

Chez les Charpentier, Abel Hermant juge que l’on accorde plus d’importance à la salle à manger qu’au salon : « on était là pour manger, on mangeait, et par voie de conséquence, on ne parlait tout en mangeant que de ce qu’on mangeait. Jamais je n’ai moins

110 Léon Daudet, Salons et journaux, op. cit., p. 19. 111 Ibid., p. 33; Abel Hermant, op. cit., p. 162. 112 Léon Daudet, Salons et journaux, op. cit., p. 33. 113 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 162. 114 Léon Daudet, Salons et journaux, op. cit., p. 20. 115 Id.; Abel Hermant, op. cit., p. 177.

74 entendu causer de littérature que dans ces milieux littéraires, à dîner116 ». En date du 15 mars

1884, Edmond de Goncourt confirme, dans son Journal, la qualité des mets ainsi que les frais encourus pour un dîner : « Dîner chez les Charpentier. Un vrai dîner d’éditeur qui va lever le pied, un dîner qui m’effraye un peu pour le paiement de Chérie. Potage aux tourteaux, bouchées à la Lucullus, côtelettes de pigeons, etc., etc. Très excellent, le potage aux tourteaux117! ». D’autre part, il remarque la frugalité de la Princesse Mathilde et s’exclame :

« Croira-t-on jamais que maintenant, toutes les fois que je dîne chez la Princesse, je suis obligé de manger en rentrant? On y meurt littéralement de faim118 ». Là où Goncourt s’interrompt, Léon Daudet poursuit en ajoutant que la nourriture y est « à la fois exécrable et parée, le poisson, sans goût ni sauce, prenant la forme d’une côtelette, et le rôti baignant sur une eau saumâtre, comme si le bœuf était demeuré toute la nuit assis dans une mare119 ».

e) Divertissements divers

Outre les plaisirs de la causerie et de la gastronomie, certaines maîtresses de maison se spécialisent dans le théâtre ou la musique. La plus renommée, pour le théâtre de société, est Mme Aubernon chez qui « les gens les plus qualifiés sollicit[ent], et très souvent en vain, l’honneur d’être reçus120 ». Chez elle, des amateurs jouent Molière, Dumas fils, de même que

116 Ibid., p. 135-136. Ce commentaire fait également référence aux réceptions chez les Zola. 117 JG, 15 mars 1884. 118 JG, 1er juillet 1874. 119 Léon Daudet, Fantômes et vivants, op. cit., p. 248. 120 Abel Hermant, op. cit., p. 98.

75 les dernières œuvres d’Ibsen, peu importe leur difficulté121. Chez Mme Charles Buloz, c’est plutôt la musique qui est à l’honneur : « pianiste de classe », elle fait souvent suivre le dîner d’un petit concert où paraissent des virtuoses réputés122. Pour sa part, Mme de Loynes préfère ne pas se spécialiser et invite occasionnellement une danseuse ou même une

« devineresse [qui] vient lire dans les lignes de la main123 ».

Généralement, les maîtresses de maison invitent les personnalités de leur choix à venir divertir leurs invités mais il arrive que l’on cherche à se produire chez elles et c’est le cas du salon de Mme Charpentier où « les artistes les plus intelligents cherchaient le moyen de paraître124 ». C’est ainsi qu’Yvette Guilbert, chanteuse à la mode, fait demander aux

Charpentier, par personne interposée, à se faire entendre chez eux125. Après certaines précautions dont l’approbation préalable de Robert de Montesquiou, homme « rigide sur l’apparence des mœurs et le respect des conventions sociales » et « arbitre des fêtes » de son salon, Mme Charpentier acquiesce, bien qu’elle craigne que la chanteuse ne soit pas à la hauteur de la situation126. Mme Charpentier décide de courir ce risque sachant que ses invités

121 Tous ses habitués ne partagent pas ses goûts et se plaignent qu’« après une journée de travail, au lieu de se détendre en causant femmes et sports, il fallait écouter de l’Ibsen, mal joué par des amateurs ». Ce n’était cependant pas par manque de préparation : pour Borkmann, d’Ibsen, les amateurs ont dû participer à un minimum de cent seize répétitions réparties sur quinze mois » (Paul Morand, 1900, Paris, Flammarion, 1958, p. 190 cité dans Anne Martin-Fugier, Les salons de la IIIe République, op. cit., p. 268). 122 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 50. 123 Ibid., p. 161. 124 Robida, op. cit., p. 102. 125 Id. 126 Robida, op. cit., p. 102. Pour l’occasion, Mme Charpentier invite tous ses amis romanciers, poètes et peintres et quelques-unes de ses amies, femmes du monde. En assemblant cette compagnie, Mme Charpentier assure à Mlle Guilbert un « lancement artistique » (Robida, op. cit., p. 106-107).

76 apprécieraient sans doute la nouveauté. En effet, la maîtresse de maison idéale doit toujours songer au bien-être de ses invités, « à ce qui peut leur plaire ou leur être utile127 ». À son grand soulagement, « ce fut un triomphe […] de partout, lui pleuvaient les encouragements, les bravos…Elle chanta jusqu’à deux heures du matin128 ».

Tout comme la maîtresse de maison décide du ton de la conversation chez elle, elle doit également choisir des divertissements qui feront plaisir à sa compagnie. Elle peut alors promouvoir la musique, la création théâtrale ou la poésie et, tout en se distinguant des autres, faire ainsi honneur à son salon.

f) Le partage des faveurs

Une des plus grandes difficultés encourues par la maîtresse de maison est de faire en sorte que chaque habitué se sente choyé. Elle ne doit montrer aucune préférence et ne faire de distinction pour personne129. Dans ce domaine, Mme Charles Buloz est exemplaire : elle sait « ménager les petites susceptibilités de ses fidèles, leur laisser croire et leur prouver qu’ils occup[ent] dans l’ordre de ses affections une place d’élite, deviner leurs soucis, y

127 A. de La Fère, Savoir-vivre Savoir parler. Savoir écrire à l’usage des gens du monde. Paris, Nouvelle Librairie scientifique et littéraire, 1884, p. 64. 128 Ibid., p. 106-107. 129 Dans son guide, A. de la Fère donne une exception à cette règle : « S’il est permis de contrevenir à cette loi générale, ce ne peut être qu’en faveur d’une personne étrangère à laquelle nul ne fait attention et dont une maîtresse de maison doit s’occuper plus spécialement, jusqu’à ce que cette personne soit acclimatée » (op. cit., p. 69).

77 porter remède130 ». On ajoute même qu’elle a « l’habitude de faire en sorte que chacun d’eux se figurât être le préféré » et cela est certainement un grand art131.

Pour sa part, Mme Charpentier fait preuve de beaucoup d’imagination « pour maintenir de bonnes relations et éviter les jalousies extrêmes entre des auteurs pour la plupart susceptibles et dont les tirages subiss[ent] de grandes variations ». Les succès de l’auteur de la maison, Émile Zola, ne peuvent passer inaperçus et cela cause des frictions occasionnelles et incommode sérieusement Edmond de Goncourt. Comme il est « extrêmement sensible aux hommages », M. et Mme Charpentier multiplient les réceptions en son honneur pour le dérider et apaiser sa jalousie132. Madame Sabatier sait aussi éviter toute apparence de favoritisme. Ses invités apprécient qu’elle « se montr[e] également affectueuse pour chacun d’[eux], [qu’elle] s’étudi[e] à n’accorder de préférence à personne ». Cette façon de faire a pour résultat que « nulle rivalité ne [peut] exister entre ses amis133 ».

Si on félicite Mme Buloz, Mme Charpentier et Mme Sabatier pour leurs efforts à distribuer également leurs attentions, la situation est différente chez Juliette Adam. Mme

Daudet rapporte qu’elle a entendu des poètes et littérateurs de renom se plaindre de la présence de Gambetta chez elle puisque dès son arrivée, « il devient le centre de tout : les femmes l’entourent, les hommes l’assiègent134 ». Ils se sentent invisibles auprès de lui, ce qui

130 Victor du Bled, op. cit., p. 8. 131 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 49. 132 Robida, op. cit., p. 97-100. 133 Ernest Feydeau, op. cit., p. 167. 134 Mme Daudet, op. cit., p. 78.

78 ne peut être que désagréable. Chez Mme de Loynes, la situation est plutôt complexe puisque ses repas gastronomiques sont réservés à quelques élus de sorte que « les jours de dîner prié, une fois par semaine, les hommes invités arriv[ent] en même temps que s’en [vont] ceux qui

[ne sont] pas invités. Ils se crois[ent] dans l’antichambre135 ». Le favoritisme est alors évident et peut sans doute causer des frictions. D’autre part, s’ils sont laissés à la porte de la salle à manger, ces habitués peuvent au moins cultiver l’espoir. En effet, l’influence de Mme de

Loynes est considérable : par son entremise, ses protégés ont accès à des postes diplomatiques, des décorations, des sièges de députés et des fauteuils académiques136.

D’après Léon Daudet, son salon est une « fabrique d’académiciens », ce sur quoi Abel

Hermant est entièrement d’accord137. Dans ce domaine, la princesse Mathilde a également beaucoup d’influence : Pierre Bourdieu lui attribue d’avoir obtenu le sénat pour Sainte-

Beuve, le prix de l’Académie française pour George Sand, la Légion d’honneur pour

Flaubert et Taine et l’Académie pour Théophile Gautier. Il semble donc qu’elle poursuit les pratiques du siècle précédent et qu’elle sait mobiliser ses connaissances pour récompenser ses amis de leur fidélité138.

135 Abel Hermant, op. cit., p. 162. 136 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 164. 137 Léon Daudet, Salons et journaux, op. cit., p. 25. Hermant affirme aussi que « son salon fut l’un des derniers bureaux de placement académique » (op. cit., p. 162). 138 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (1992), Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1998, p. 93.

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g) L’embourgeoisement du salon

Ce bref tour d’horizon montre bien que le salon existe toujours au dix-neuvième siècle, mais qu’il s’embourgeoise. La plupart des invités ne disposent pas de tout leur temps pour se cultiver et rendre des visites; chacun a des préoccupations d’ordre matériel et les réunions en portent certaines traces. De plus, la maîtresse de maison met souvent son jour au service de l’entreprise familiale de sorte que son salon n’est plus nécessairement un univers séparé de celui des hommes de la famille, ce qui peut occasionner des conflits d’intérêt. Si on se plaint que la conversation se meurt, nous avons pu constater que la conversation idéale n’était pas la norme au siècle précédent et les exemples montrent que chaque maison a son style. Pour certaines, la conversation demeure l’activité principale tandis d’autres préfèrent les plaisirs gastronomiques à ceux de l’esprit et que d’autres encore choisissent plutôt de se spécialiser dans les spectacles pour divertir leur compagnie. Chez l’une on recherche la tradition et chez l’autre, c’est plutôt la nouveauté qui est l’attraction principale et cela était déjà apparent au siècle précédent. Ce qui demeure le plus important, à n’importe quelle

époque, est l’accueil de la maîtresse de maison, son habileté à réunir des personnalités ayant suffisamment d’affinités et son art de mettre chacun à l’aise, de donner l’impression qu’il est le centre de son attention; quand elle y parvient, les habitués ont le sentiment d’avoir le privilège de faire partie d’une compagnie d’heureux élus et reviennent. Peu importent les activités, le ton de la conversation et la présence ou non de repas gastronomiques, le plaisir de la rencontre assure la fidélité des habitués et la pérennité du salon.

II. Une jeune fille à former

Délaissant ces salons bien établis, nous allons maintenant consacrer les trois prochains chapitres à notre maîtresse de maison, Nina. Nous examinerons sa trajectoire : nous nous intéresserons à sa préparation à la vie de salon, aux années où elle règne sur un des plus brillants salons de Paris, et enfin, aux défis qui lui sont réservés. Comme Nina sera jugée sévèrement par certains de ses contemporains, nous visiterons d’abord le Paris de la seconde moitié du dix-neuvième siècle afin d’établir ce que la société attend alors d’une jeune femme. Nous serons ainsi en mesure de mieux comprendre comment Nina a pu, par sa façon d’agir et d’être, provoquer ces commentaires. Comme référence, nous allons explorer comment les discours des moralistes, philosophes et éducateurs sont traduits dans la vie pratique et ce qu’est, pour le monde, une jeune femme bien éduquée1.

1. Préambule

a) Le parcours modèle

Au lendemain de la Révolution, l’État français, conscient du rôle de l’éducation dans l’égalité entre les hommes, entreprend une réflexion au sujet de l’instruction publique. En matière d’instruction féminine, cette réflexion se poursuit sur près d’un siècle sans qu’on ne prenne de décision2. Cependant, on s’entend pour dire que les femmes sont « faites pour

1 Pour cette époque, l’éducation doit former les mœurs autant que l’esprit et c’est le sens que nous donnerons à ce terme. Effectivement, note Françoise Mayeur, l’éducation « s’adresse aussi au cœur, voire à l’âme de l’enfant, elle entend le préparer complètement à la vie adulte » (Françoise Mayeur, L’Éducation des filles en France au dix-neuvième siècle, Paris, Hachette, « coll. Le temps et les hommes », 1979, p. 7). 2 Du Rapport sur L’Instruction publique de Talleyrand (Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, Rapport sur l’Instruction publique, http://www.vie-publique.fr/documents-vp/talleyrand.shtml) et des Cinq Mémoires sur

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81 conduire une maison, pour élever des enfants [et] pour dépendre d’un maître qui demandera tour à tour des conseils et de l’obéissance3 ». Mais que leur faut-il, concrètement, pour bien remplir ce rôle?

Selon Mme de Genlis, il faut que les femmes aient « de l’ordre, de la patience, de la prudence, un esprit juste et sain, qu’elles ne soient étrangères à aucun genre de connaissances, afin qu’elles puissent se mêler à toute espèce de conversation, qu’elles possèdent tous les talents agréables, qu’elles aient du goût pour la lecture, qu’elles réfléchissent sans disserter, et sachent aimer sans emportement4 ». Comme nous le verrons, cette liste énonce les enjeux de l’instruction féminine : les filles doivent étudier un peu de tout, suffisamment pour y prendre goût et pouvoir se mêler à toutes les conversations, mais pas trop pour ne pas courir le risque de s’ennuyer dans leur condition d’épouse et de mère.

Sous le Second Empire, la publication d’ouvrages à caractère éducatif destinés aux femmes, écrits par des femmes, prend une ampleur considérable, attestant d’une

l’instruction publique de Condorcet ( http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/cinq), une seule initiative touchant les filles est adoptée en 1795 et partiellement mise de l’avant. On y propose que « chaque école primaire [soit] divisée en deux sections, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles », que les filles apprennent « à lire, à écrire, à compter [et] les éléments de la morale républicaine ». On prévoit également les former aux « travaux manuels » (Décret voté le 25 octobre 1795, annexé à la loi du 27 vendémiaire an IV. Cité dans Françoise Mayeur, op. cit., p. 31). En pratique, ce décret amène très peu de changements pour l’instruction féminine dont l’accès, les besoins et le contenu demeurent généralement un sujet de discussion. 3 Madame de Genlis, Adèle et Théodore ou Lettres sur l’éducation, Londres, Robinson, 1807, t. 1, p. 31. Adeline Daumard constate également que « la femme ne pouvait avoir d’existence qu’en fonction de son mari ». Elle ajoute que « le rôle de la femme est essentiellement familial et [que] la loi divine a imposé aux femmes d’accepter leur position de dépendance, pour vivre une vie toute de dévouement, sans autre ambition que celle d’épouse et mère » (Les bourgeois de Paris au XIXe siècle, Paris, Flammarion, coll. « Science de l’histoire », 1970, p. 187). 4 Madame de Genlis, op. cit., p. 31-32.

82 préoccupation qui déborde largement les cadres officiels5. Les ouvrages adressés à la jeune mère, qu’ils se présentent sous forme de roman ou de guide, se donnent pour mission de l’encadrer dans sa mission d’éducatrice et proposent de façon plus ou moins concrète des modèles d’éducation prenant souvent source chez Fénelon, Mme de Maintenon, Mme

Campan et Mme de Genlis. De façon générale, on favorise l’éducation maternelle, héritage des philosophes : de la naissance jusqu’au mariage de la jeune fille, on recommande à la mère de ne jamais se séparer de sa fille et de veiller personnellement à son éducation6.

Le but de cette éducation féminine étant de former une femme qui sera un jour une

épouse douce et obéissante et une bonne mère, le contenu de l’instruction peut être minimal :

« La science est une chose très dangereuse pour les femmes », explique Joseph de Maistre,

« car elle les expose à déplaire à tout le monde. Une coquette est plus aisée à marier qu’une savante; car, pour épouser une savante, il faut être sans orgueil, ce qui est très rare; au lieu que pour épouser la coquette, il ne faut qu’être fou, ce qui est très commun7 ». Mme d’Alq nous donne, quant à elle, le résultat de l’éducation maternelle qu’elle préconise : une petite fille « très ordinaire » est devenue, grâce au dévouement de sa mère, une femme parfaitement

éduquée: « elle connaît cinq langues étrangères; elle est musicienne consommée et peintre;

5 Pour la période de 1850 à 1870, Marie-Françoise Lévy a recensé deux cent cinquante-six ouvrages à mission éducative. Certains sont des guides, des conseillers à l’usage des mères, tandis que d’autres s’adressent, sous forme de contes, de romans ou de nouvelles, aux petites et jeunes filles (Marie-Françoise Lévy, De Mères en filles, l’éducation des Françaises 1850-1888, Calmann-Lévy, 1984, p. 12). 6 Françoise Mayeur, op. cit., p. 107. 7 Joseph de Maistre, Œuvres complètes, Correspondance, Lyon, Vite et Perrusel, 1885, t. XI, 24 octobre 1808.

83 aucun ouvrage d’aiguille ne lui est inconnu; et les devoirs de la femme d’intérieur ne l’effraient pas8 ».

La première éducation d’une fillette est centrée autour de la moralité, de la piété, de la charité, de la modestie, de la patience et de l’obéissance, vertus cardinales essentiellement féminines et fortement prisées par la société9. Les comportements agréables sont encouragés et ceux qui déplaisent sont découragés à l’aide d’un système d’imagerie intelligible par un enfant très jeune. Dans Adèle et Théodore, Mme de Genlis conseille aux mères de parler à leur petite « d’ange tutélaire » : sachant que « toute bonne action lui plaît et l’enchante; [la petite] craint d’affliger son bon ange ». La mère doit également présenter « l’esprit malfaisant10 ». Pour sa part, Louise d’Alq recommande d’illustrer, préférablement par des contes dont les héroïnes sont des petites filles sages et obéissantes, les comportements de sa petite; elle suggère que l’enfant s’y reconnaîtra et qu’elle en tirera des leçons qu’elle n’oubliera pas11.

Parmi les ouvrages les plus connus de cette époque, les romans de la comtesse de

Ségur, publiés entre 1857 et 1872, illustrent ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, les

8 Louise d’Alq, Notes d’une mère : cours d’éducation maternelle, (nouvelle édition corrigée et augmentée), Paris, Bureaux des Causeries familières, 1883, p. 7. Mme d’Alq, amie d’enfance de Nina de Villard, propose un modèle d’éducation maternelle pratiquement identique à celui de Mme de Genlis : la mère invente ses propres contes, se retire à la campagne, ne sort plus qu’en compagnie de sa fille et seulement dans l’intérêt de sa fille. 9 « On devrait enseigner à être mère […] Il y a une âme à former, un cœur à guider, une intelligence à développer » (Louise d’Alq, Notes d’une mère, op. cit., p. 6). 10 Mme de Genlis, op. cit., lettre 31, tome 1. Selon Mme de Genlis, cette instruction doit précéder celle du catéchisme qui ne devrait débuter que vers six ou sept ans, ce qui indique que les notions de Bien et de Mal, de ciel et d’enfer doivent être assimilées à un très jeune âge. 11 Louise d’Alq, Notes d’une mère, op. cit., p. 8.

84 châtiments associés à la désobéissance et à la coquetterie autant que les récompenses liées au comportement exemplaire. En lisant Les malheurs de Sophie et Les petites filles modèles, la fillette assimile une série de leçons qui lui serviront toute sa vie12. Formée pour être épouse et mère, une jeune fille peut être peu instruite mais elle doit être sage, obéissante et vertueuse.

Tous les ouvrages tenant un discours sur l’éducation féminine préconisent un emploi du temps chargé, clairement divisé, ayant pour but de donner l’habitude du travail et d’éviter le temps libre qui entraîne l’oisiveté, la vanité et le goût des sorties. La fillette apprend à prendre soin d’elle-même, de ses vêtements, de son intérieur ainsi qu’une variété de travaux manuels qui meubleront ses heures de loisir. Habituée toute petite à une routine, la femme est mieux préparée à vivre « une vie monotone et dépendante » et détient « des ressources contre le désoeuvrement et l’ennui13 ». L’emploi du temps inculque le sérieux et la régularité : la petite fille prend tôt une série d’habitudes et apprend à ne pas perdre son temps14. L’horaire de la petite fille et celui de la mère éducatrice se fondent et forment une

12 Publiés entre 1857 et 1872 dans la Bibliothèque rose illustrée chez Hachette, les romans de la comtesse de Ségur ont été réunis en 1990 sous le titre Œuvres de la comtesse de Ségur chez l’éditeur Robert Laffont. Le contenu des œuvres pour enfants de la comtesse, considéré trop moralisateur aujourd’hui, n’est cependant pas entièrement attribuable à son auteur. En effet, la comtesse elle-même se plaignait de la censure que son œuvre subissait entre les mains de son éditeur qui n’hésitait pas à modifier et retrancher pour éviter des ennuis avec le pouvoir (voir Jean-Yves Mollier, Louis Hachette, Paris, Fayard, 1999). 13 Mme de Genlis, op. cit., t. 1, p. 31. 14 Nous retrouvons dans les ouvrages de l’époque de nombreux exemples d’emplois du temps extrêmement détaillés. Par exemple, nous savons par Aurore Dupin que le lever au couvent des Anglaises est fixé à 6 heures, suivi de la messe et du déjeuner, d’une série de leçons entrecoupées de courtes récréations, de repas et de prières à heures fixes (George Sand, Histoire de ma vie dans Œuvres autobiographiques, texte établi, présenté et annoté par Georges Lubin, Gallimard, « NRF », 1970, t. 1, p. 893). Mme d’Alq recommande le même type d’horaire pour l’éducation maternelle mais elle y incorpore plus de temps passé au grand air : « Marie se lève à six heures du matin; les ablutions sont toujours faites à l’eau froide; en été, a lieu à huit heures du matin […], ensuite les leçons (au grand air quand le temps le permet); on rentre à 11 h et déjeune d’une belle

85 sorte de roue d’où le temps s’écoule, heure par heure, jour par jour, sans grand projet mais bien rempli par une suite de tâches à accomplir ne laissant que peu de temps à la rêverie.

b) Le curriculum féminin

L’éducation typique des jeunes filles des classes aisées cible deux domaines : la vie familiale et la vie mondaine. Généralement, tout ce qui est lié à la gestion d’une maison est reconnu comme essentiel : lecture, écriture, opérations mathématiques de base sont enseignées à toutes les fillettes recevant une éducation aussi élémentaire soit-elle15. On s’entend également sur l’importance des travaux d’aiguille pour toutes, aussi bien que sur l’importance de toutes les questions d’économie domestique, peu importe la condition sociale16. Pour bien des femmes, savoir coudre est, du point de vue économique, essentiel : savoir confectionner, repriser et entretenir ses vêtements représente des économies considérables pour une famille et peut être une planche de salut en cas de revers de fortune. Il n’est pas question que la bourgeoise mariée travaille à l’extérieur de la maison mais les

côtelette. Le piano vient comme récréation après le repas; l’après-midi, elle fait ses devoirs, étudie ses leçons. Vers 5 h récréation jusqu’au dîner, après dîner promenade et puis coucher à 8 h (Louise D’Alq, Notes d’une mère, op. cit., p. 30). 15 « Les filles apprendront à lire, écrire, compter, les éléments de la morale républicaine; elles seront formées aux travaux manuels de différentes espèces utiles et communes » (article 2 du décret du 24 octobre 1795 relatif à la division en deux des écoles primaires des deux sexes dans Octave Gréard, La Législation de l’Instruction primaire en France de 1789 à nos jours, Paris, Delalain Frères, 1889, t. 1, p. 127). 16 Les travaux d’aiguille avaient une telle importance que leur enseignement fut prévu dans toutes les tentatives de projets de loi et finalement dans la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire : « L'enseignement primaire comprend : L'instruction morale et civique ; La lecture et l’écriture; La langue et les éléments de la littérature française; La géographie, particulièrement celle de la France; L'histoire, particulièrement celle de la France jusqu'à nos jours; Quelques notions usuelles de droit et d'économie politique ; Les éléments des sciences naturelles physiques et mathématiques ; Leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des principaux métiers; Les éléments du dessin, du modelage et de la musique ; La gymnastique ; Pour les garçons, les exercices militaires; Pour les filles, les travaux à l’aiguille».

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éducateurs sérieux considèrent qu’on doit la préparer pour l’éventualité où son mari ne pourrait plus subvenir à ses besoins.

Loin d’échapper à l’apprentissage des travaux d’aiguille, les jeunes filles des familles fortunées doivent plutôt les pousser vers des fins ornementales. Ces travaux sont considérés essentiels à la formation d’une dame puisque leur délicatesse et la difficulté de leur exécution forment le caractère. On recommande aux jeunes filles de toujours avoir un ouvrage sous la main et d’apprendre à s’en servir dans les situations délicates. Dans certains cas, l’ouvrage peut devenir « une planche de salut […] Une dame qui brode est mille fois plus maîtresse d’elle-même, à côté d’un homme, qu’une dame qui ne fait rien17 ». Qu’ils soient utiles ou décoratifs, les travaux d’aiguille font partie du quotidien de toutes.

Si l’apprentissage des travaux d’aiguille fait l’unanimité, les représentations littéraires de femmes savantes font plutôt craindre qu’une femme instruite soit incapable de trouver la plénitude dans ses fonctions d’épouse et de mère. Ceux qui sont en faveur d’une éducation poussée pour la femme prennent soin, à l’exemple de Mme de Genlis, de prévenir les parents contre l’ambition et ses périls parce que cette éducation ne pourra jamais servir à autre chose qu’au bien de la famille. Cependant, plus la situation sociale de la famille est élevée, plus la préparation à la vie mondaine est rigoureuse et fait appel à des connaissances axées sur les besoins de la conversation au salon. Dans cette optique, il est d’usage que les jeunes filles

17 Matilde Serao, Saper vivere (1900), Firenze, Passagli Editori, 1989, p. 171. Un commentaire d’Edmond de Goncourt montre que les femmes savent bien se servir de leur ouvrage : « Après le dîner, la Princesse [Mathilde] s’est absorbée dans le travail de la tapisserie : un moyen pour elle, au milieu des grands événements, de s’absenter de son salon et de s’appartenir » (JG, 10 décembre 1873).

87 connaissent l’histoire, la géographie, la littérature et qu’elles puissent s’exprimer dans quelques langues étrangères afin de pouvoir s’entretenir avec les étrangers de passage : normalement, l’italien et l’anglais sont les langues considérées les plus utiles18.

L’étude de la littérature, particulièrement des romans, pose certains problèmes liés à la moralité et Mme de Genlis recommande de ne « pas permettre les romans à l’âge où ils peuvent faire le plus d’impression, c’est-à-dire à seize ou dix-sept ans19 ». Elle suggère d’attendre au moins deux ans de plus et de ne jamais lire de romans devant ses enfants et de n’en garder aucun dans la bibliothèque familiale20. Généralement, parents et éducateurs contrôlent rigoureusement les lectures, y compris celles des journaux. Normalement, il est surtout question de ce que la jeune fille ne peut pas lire mais, Mme de Genlis propose à la fin de ses lettres, le cours complet des lectures d’Adèle. Notons que ce programme contient des

œuvres de Shakespeare et de Dante en langue originale et que seulement trois romans y figurent21.

18 Notons que l’on encourage alors l’apprentissage « naturel » d’une langue, c’est-à-dire par un contact direct : il ne s’agit pas d’étudier la grammaire mais plutôt de créer une situation réelle qui mette l’enfant en contact avec la langue ciblée et, à cette fin, on recommande aux familles d’employer du personnel ou de trouver des camarades parlant les langues choisies, reconnaissant que cette pratique donne d’excellents résultats et qu’elle minimise les erreurs de prononciation. Pour qu’Adèle parle l’anglais aussi bien que le français, Madame d’Almane fait venir une gouvernante d’Angleterre alors que l’enfant n’a que six mois. Elle emploie plus tard un professeur de dessin qui est Italien (Mme de Genlis, op. cit., t.1, Lettre VII ). D’autres familles préfèrent le modèle de l’immersion totale et placent leurs filles dans un couvent où elles devront s’exprimer rapidement dans une langue étrangère : dans l’Histoire de ma vie, George Sand explique que pour elle, franchir la grille du couvent des Anglaises équivalait à traverser la Manche (George Sand, op. cit., p. 863). 19 Mme de Genlis, op. cit., t. 3, p. 266. 20 Id. 21 Le programme est constitué d’ouvrages sérieux dont l’Histoire sainte, Émile de Jean-Jacques Rousseau, Les Conversations d’Émilie de Mme d’Epinay, L’Esprit des lois de Montesquieu et des livres d’histoire d’à peu près tous les pays. Les seuls romans permis en raison de leur moralité sont Pamela, Clarissa et The History of

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Pour se distinguer, la jeune fille doit s’adonner aux arts d’agrément : par arts d’agrément, nous entendons la pratique d’un instrument de musique, du chant, du dessin, de la déclamation, dont la nature a pour fonction d’embellir, de rendre la vie plus charmante.

Héritage direct de la vie aristocratique, les arts d’agrément ne sont pas à la portée de toutes les bourses puisque leur maîtrise requiert un investissement financier et temporel dont les classes ouvrières ne disposent pas. Cet investissement ne vise jamais une carrière mais plutôt

à meubler de nombreuses heures de loisirs et à contribuer à la vie de salon. De façon générale, le piano est l’instrument de musique privilégié et les leçons de piano prennent beaucoup de place dans l’emploi du temps22. Comme cette éducation supérieure nécessite des connaissances surpassant de loin celles que la plupart des mères peuvent offrir, il est d’usage de faire appel à des maîtres particuliers ou même de placer sa fille dans un couvent23.

Outre cette éducation formelle, les jeunes filles doivent acquérir les codes complexes du savoir-vivre et du savoir-faire pour éviter les périls du monde. D’après la littérature de

Sir Charles Grandison de Samuel Richardson, qui doivent être lus en anglais quand la jeune fille atteint ses dix- huit ans. 22 Mayeur, op. cit., p. 80. Plus tard, le piano devient souvent le compagnon des heures de solitude liées à la vie de « femme d’intérieur ». Niccolò Tommaseo (1802-1874), éducateur italien, souligne le réconfort que le piano peut apporter à une jeune mère et croit que la musique est très importante dans la vie d’une femme et cela, à plusieurs étapes de la vie (La Donna. Scritti varii e inediti di Niccolò Tommaseo, Milano, Agnelli, 1868, p. 191). Ce recueil regroupe différentes œuvres dont La Donna dota, ouvrage satirique qui ridiculise une dame cultivée et ses ambitions intellectuelles. Dans le roman d’Émile Zola, Pot-Bouille, Octave Mouret est très étonné d’apprendre que Marie Pichon ne joue pas de piano et ses parents doivent, pour éviter l’embarras face à cette lacune, inventer des excuses. Marie soupire que le piano aurait pu changer sa vie et affirme que sa fille apprendra, même si elle doit « faire les plus grands sacrifices » (Zola, Pot-Bouille, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1982, p. 94). 23 Notons, par exemple, que le choix du couvent des Anglaises pour la petite Aurore Dupin avait été motivé par la renommée de ses maîtres d’agrément (George Sand, op. cit., p. 861).

89 l’époque, c’est idéalement aux côtés de sa mère que la petite fille assimile comment se comporter selon les situations qui se présentent. « Il y avait, commente George Sand, […] une grâce acquise, une manière de marcher, de s’asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette, de présenter un objet ; enfin, une mimique complète que l’on devait enseigner aux enfants de très bonne heure24 ». Chacun des mouvements d’une fillette est critiqué et repris pour qu’il soit conforme à cet idéal. On attend une certaine tenue de la part d’une jeune fille et les parents sérieux veillent à ce que leur fille comprenne et se moule à cet idéal.

Pour compléter sa formation, la jeune fille doit apprendre à faire les honneurs de sa maison; cet apprentissage commence dans la quinzième année et est d’une telle importance que, pour les jeunes filles en pension, il est généralement assuré par la maîtresse de pension qui se charge elle-même de leur enseigner cet art délicat. C’est au salon que les demoiselles mettent en valeur les connaissances qu’elles ont acquises depuis leur enfance et c’est là où l’on espère récolter, après de nombreuses années, le fruit d’un labeur soutenu.

La seule suite possible à la vie de « femme en formation » étant celle d’épouse et de mère, il reste une étape à franchir : trouver un mari25. Les années d’études et de répétitions visent à former une jeune personne qui suscitera au moins une, sinon plusieurs demandes en mariage; pour cela, il faut la montrer pour attirer l’intérêt tout en s’assurant qu’elle ne commette aucun faux-pas. Pour sa part, Louise d’Alq recommande aux jeunes filles de

24 George Sand, op. cit., p. 44. 25 « Seul le mariage donne à la femme une position dans la société bourgeoise » (Adeline Daumard, op. cit., 1970, p. 185).

90 toujours « avoir une tenue très réservée » et de ne « jamais être familière avec un jeune homme26 ».

Cette image de jeune fille idéalisée est celle qui sert de référence pour guider les

éducateurs et celle par laquelle la finissante trouve l’approbation générale dans le monde. Ce modèle est la norme et, grâce à la correspondance de Nina, il est possible de constater que ses parents suivent le courant et qu’elle reçoit l’éducation devant la modeler à cet idéal.

2. Chez les Gaillard a) Nina

Fille unique de Joseph-Jean Gaillard et d’Ursule-Émilie Villard, Anne-Marie

Gaillard, mieux connue sous le diminutif de Nina, naît à Paris le 12 juillet 1843. Son acte de naissance ayant disparu dans l’incendie de l’hôtel de ville en 1871, le document que nous avons pu consulter en ligne est une reconstitution de l’original et indique qu’elle est née dans le deuxième arrondissement, devenu par la suite neuvième arrondissement de Paris27. Malgré ce document officiel, la naissance de Nina et ses origines demeurent, pour plusieurs, mystérieuses. Dans Les Nouvelles littéraires du 27 août 1959, Suzanne de Callias28 affirme, sans document à l’appui, que Nina est née à Lyon en octobre 1844 tandis que Louise d’Alq

écrit qu’on l’a assurée « qu’elle était la fille naturelle et dotée d’un chef arabe […] et que les

26 Louise d’Alq, Notes d’une mère, op. cit., p. 309. 27 http://canadp-archivesenligne.paris.fr/archives_etat_civil. Dans sa notice des Feuillets parisiens, recueil posthume des poésies de Nina qu’il a fait publier, Edmond Bazire ajoute qu’elle est née rue des Martyrs (Nina de Villars [sic], op. cit., notice). 28 Suzanne de Callias est la nièce d’Hector de Callias, journaliste que Nina épouse en novembre 1864 et dont elle se sépare en 1867.

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Gaillard n’étaient que ses parents adoptifs29 ». Dans sa thèse, Sandrine Harismendy-Lony s’intéresse aux « tremblements des origines » de Nina30:

À l’endroit où commence légalement une existence, où l’écriture vient valider la vie, rien ne subsiste dans le cas de la jeune femme; un incendie pendant la Commune a détruit les documents de son état civil original. De ce fait, Nina ne pouvant pas être représentée par un écrit officiel acquiert une existence incertaine, semi-fictive. A-t-elle vu le jour en octobre 1844 ou le 12 juillet 1843 ou en 1842? Est-elle née à Lyon, à Clermont-Ferrand, à Paris […] ou encore en Algérie? Est-elle la fille naturelle d’un chef arabe ou celle d’un seigneur italien? Est-elle vraiment la fille adoptive des Gaillard? Toutes ces discordances concourent à la rejeter dans l’ailleurs « exotique »31.

Pour notre part, comme l’acte de mariage de Nina indique également qu’elle est née à

Paris le 12 juillet 1843, que cet acte n’est pas reconstitué et que Nina aura sans doute fourni une preuve de sa naissance pour la circonstance, nous considérons cette discussion close32.

b) Un père sérieux

Joseph-Jean Gaillard, cinquième de sept enfants, est né à Lyon le 1er janvier 1806 et obtient son baccalauréat de Droit de la faculté de Droit de Paris en février 183033. Il séjourne en Algérie où il est notaire certificateur lorsqu’il fait la connaissance de sa future épouse,

29 CSA, p. 138. 30 Sandrine Harismendy-Lony, op. cit., p. 67. 31 Ibid., p.24. La plupart de ces informations sont fournies en bas de page par Ernest Raynaud (La Bohème sous le Second Empire, op. cit., p. 78). Raynaud mentionne la perte de l’acte de naissance original ainsi que le document reconstitué. Il ajoute que l’acte de décès indique pourtant que Nina est née à Clermont-Ferrand mais juge que cela ne peut être qu’une erreur puisque M. Pierre Dufay (« Chez Nina de Villard », Mercure de France, 1er juin 1927), affirme que toutes les recherches dans les archives de Clermont sont restées négatives. 32 Archives de Paris, acte de mariage, V4E 1006, 874. 33 Michaël Pakenham, « Une muse, une femme » dans DE, p. 41-73. En note, Pakenham dit devoir tous les renseignements généalogiques et cadastraux aux recherches de Jacques Goedorp. La plupart de ces renseignements se trouvent également dans le fonds Bollery à La Rochelle.

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Ursule-Émilie Villard, dont le père est agent comptable des subsistances militaires à Bône34.

Le mariage a lieu le 13 avril 1836 en Algérie35. Le couple rentre quelque temps plus tard à

Paris où M. Gaillard reprend ses études de droit à la fin de 1839, obtient sa licence l’année suivante et prête serment au barreau le 7 décembre 1842, quelques mois avant la naissance de sa fille unique, Nina. De 1842 à 1851, il est inscrit au tableau de l’ordre des avocats près de la Cour d’appel de Paris et, après un arrêt apparent36, il reprend son activité en 1857 pour prendre sa retraite quelque temps avant le mariage de Nina37. Il est alors âgé de cinquante- huit ans et dispose d’une fortune considérable à gérer38.

Nous sommes assez bien informés des activités professionnelles de M. Gaillard, mais sur l’homme, les témoignages des habitués du salon de Nina sont très rares, surtout parce qu’il ne participait généralement pas aux soirées et qu’il est décédé le 1er août 1868, soit bien

34 Bône, ville côtière de l’est de l’Algérie, est aujourd’hui nommée Annaba. La ville est prise par l’armée d’invasion coloniale en avril 1832. Après une occupation de 130 ans, la France se retire en juillet 1962. Les Arabes l’appellent « lieu des jujubes » en raison de l’abondance de ses fruits, et les chrétiens la nomment Bona, parce que son sol est le plus fertile de la Barbarie (www.el-annabi.com/annaba/histoire.htm). 35 http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/caomec2/pix2web.php?territoire=ALGERIE&acte=162691 36 Il est fort probable qu’il soit alors retourné en Afrique avec son épouse et Nina. Dans une lettre à Marie, Nina mentionne qu’elle connaît une danse maltaise parce qu’elle l’a dansée dans son enfance, en Afrique (CSA, p. 59). Si nous nous basons sur les dates où M. Gaillard est absent de Paris, il s’agirait des années 1852 à 1856, alors que Nina est âgée de neuf à treize ans. 37 L’acte de mariage de Nina, daté du 3 novembre 1864, indique que M. Gaillard est « rentier » (Archives de Paris, V4E 1006, 874). 38 Il meurt moins de quatre ans plus tard, le 1er août 1868, laissant la somme de 481 503 francs. À titre de comparaison, un médecin qui pratique à Paris peut compter sur des revenus d’environ 3000 francs par an (Edouard Charton, Guide pour le choix d'un état ou Dictionnaire des professions, Paris, Librairie Lenormant, 1842, p. 390). À la recherche des sources de cette fortune qu’il ne croit pas due à ses plaidoiries, Pierre Dufay propose, tout en indiquant la nature hypothétique de cette suggestion, qu’il était peut-être parent du Gaillard qui avait créé en 1837 la cité du même nom (« Chez Nina de Villard », art. cit.).

93 tôt dans la vie du salon tenu par mère et fille39. C’est surtout la jeune Nina qui, au fil de sa correspondance, nous aide à connaître son père. Homme sérieux, M. Gaillard est un père bienveillant qui veille sur la santé et le bonheur de sa fille unique. Contrairement à son

épouse qui accompagne systématiquement Nina lors de ses sorties, il vit en retrait des petits détails du quotidien mais cela ne l’empêche pas de s’intéresser aux activités de sa fille et de lui prodiguer certains conseils. Il trouve qu’elle sort trop, qu’elle s’épuise, qu’elle a besoin de se reposer et Nina se plaint des restrictions qu’il impose sur ses sorties40. Homme rangé, organisé, M. Gaillard accepte que mère et fille aillent au théâtre et à l’opéra, quand cela est prévu à l’avance mais il n’apprécie pas l’impulsivité de sa fille :

Vous savez que je ne voulais pas aller [aux Italiens] hier; je vois sur l’affiche que Bosini joue dans l’entracte41; et crac, je me précipite, au grand désespoir de papa qui n’aime pas les choses impromptues et m’a appelée « cabotine » et « bohémienne »42!

Nina se proclame bohème, mais sa bohème en est une de luxe où les soins de deux bonnes lui suffisent à peine : « Imaginez-vous que pendant que je griffonne, Alexandrine me tient par les cheveux pour me coiffer, et l’autre bonne me tient par les pieds pour me

39 Maurice Dreyfous confirme que « c’était un ancien avocat qui jouissait d’une assez belle fortune » et que «par horreur du bruit et de l’excessive fantaisie de sa femme et de sa fille, [il] avait loué pour son usage personnel, dans la même maison, trois étages plus haut, un appartement où il restait invisible » (Maurice Dreyfous, op. cit., p. 38). Il est bien possible que M. Gaillard ait voulu se mettre un peu à l’écart, mais il semble plutôt que des problèmes matrimoniaux soient la cause première de cet isolement physique. Dans une lettre du 1er janvier 1860, Nina y fait allusion : « Que de choses en un an, le départ de mon père qui m’a tant désolée, son retour si impromptu […] j’ai vécu une vie » (CSA, p. 65). 40 Nina écrit à Marie: « Ne comptez pas trop sur moi la semaine prochaine, d’autant plus que mon illustre père commence à dire […] qu’il faut me coucher de bonne heure, et patati et patata. Attendre d’avoir vingt ans…, comme c’est gentil! Je serai peut-être morte! » (CSA, p. 79). 41 Ce Bosini demeure toujours non identifié. Il y a peut-être eu erreur dans la transcription. 42 CSA, p. 51.

94 chausser; l’une tire en l’air, l’autre en bas. Quelle situation! 43» Grâce au sérieux et à la prévoyance de M. Gaillard, la jeune Nina ne connaîtra jamais autre chose que cette bohème dorée44.

c) Une mère atypique

Ursule-Émilie Villard, mieux connue sous le patronyme de son mari, M. Gaillard, est née à Genève le 26 juin 1808. Toutes les sources placent Mme Gaillard aux côtés de Nina, et cela, tout au long de sa vie : que ce soit à l’opéra, au bal, au bois ou pour rendre des visites, elle l’accompagne en toute occasion. Dans ce sens, nous pouvons observer que Mme

Gaillard fait ce que la société attend d’elle et qu’elle ne laisse jamais sa fille hors de sa vue.

Cependant, à l’âge où Nina commence à fréquenter le monde, Mme Gaillard la suit là où elle souhaite aller, ne la contrarie que rarement, reçoit ses confidences et est tenue au courant d’un bon nombre de faits dont le père ne peut être informé. Dans plusieurs cas, il s’agit de cachotteries insignifiantes, mais parfois, les secrets ont des conséquences plus importantes45.

Au fil de la correspondance de Nina, Mme Gaillard donne l’impression de se méprendre sur la nature de son rôle auprès de Nina : loin de guider les pas de sa fille, elle la laisse choisir ses propres destinations et la suit. La liberté qu’elle accorde à sa fille n’a rien de typique.

43 CSA, p. 44. Selon le testament de M. Gaillard, Alexandrine Gorroz est entrée au service des Gaillard en 1856 et elle y est encore en 1868. 44 M. Gaillard ne voit pas qu’aux besoins de sa fille : son testament montre qu’il est généreux et qu’il se soucie des gens qui lui sont proches. Outre ses frères et sœur à qui il lègue des sommes diverses dans sa succession, il n’oublie pas les dames qui sont à son service. En reconnaissance pour les soins qu’elle lui prodigue, il laisse 6000 francs à Alexandrine Gorroz (Archives nationales, MC/ET/ LXXXVIII/1611). 45 M. Gaillard n’est pas tenu au courant de toutes les activités de sa fille. Il ne sait pas qu’elle est abonnée à un cabinet de lecture (CSA, p. 91), et mère et fille s’unissent pour lui cacher l’évolution de la relation entre Nina et Hector de Callias, jeune homme qui courtise Nina à son insu (CSA).

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Les souvenirs évoquant Nina et son salon s’accordent pour peindre un portrait physique peu flatteur de Mme Gaillard. Selon Louise d’Alq, elle était d’une « laideur proverbiale, type d’une véritable guenon, s’affublant d’oripeaux46 » et, d’après Maurice

Dreyfous, son « nez chaussé d’un lorgnon […] faisait grimacer son masque noirâtre et ridé47 ». Par contre, Baude de Maurceley, qui fait sa connaissance vers 1877, la décrit comme une personne « très noble et très digne, vêtue de dentelles noires, et coiffée d’une mantille espagnole fixée par un monumental peigne en écaille48 ».

Edmond Lepelletier souligne l’effacement de Mme Gaillard, sa « physionomie

étrange », « toujours en deuil, sombre, impassible, et comme inconsciente ». D’après lui,

« elle se tenait comme une momie au milieu de [leurs] rondes. Tout tournoyait autour d’elle, indifférente et comme aveugle et sourde ». De plus, « elle avait pour compagnon perpétuel un horrible singe, qui, réfugié sur son épaule, [nous] faisait des grimaces et parfois [nous] montrait son derrière49 ». Il va de soi qu’il s’agit là de commentaires plus tardifs. Cependant, des vers de Nina publiés beaucoup plus tard confirment l’existence du singe et attestent de l’étrange relation entre mère et fille :

46 CSA., p. 127. 47 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 36. 48 Baude de Maurceley, « La vérité sur le salon de Nina de Villard », Le Figaro, 2 avril 1929. Dorénavant, l’abréviation BM fera référence à ce feuilleton. Charles Baude de Maurceley (1852-1930) fut un temps le secrétaire de rédaction de La République des lettres que dirigeaient Catulle Mendès et Adolphe Froger (MV, p. 41). 49 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 172.

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Tu n’as jamais cousu, jamais soigné mon linge, Tu t’occupes bien moins de moi que de ton singe; Mais, malgré tout cela, les soirs de bonne humeur, C’est avec toi que je rirai de meilleur cœur50.

Il semble donc qu’en dépit de ses excentricités, Nina s’accommode très bien de cette mère atypique et peu encombrante et qu’elle apprécie sa compagnie. À elles deux, elles forment un couple étrangement assorti mais inséparable : l’une effacée, en retrait, tandis que l’autre brille toujours au premier plan. C’est ensemble qu’elles feront les honneurs de leur maison, et ce, sur une période de vingt ans.

3. Une éducation haut de gamme

a) Une étudiante modèle

Si la naissance de Nina peut être source de discorde, tous s’entendent pour affirmer que ses parents ne lésinent sur rien pour son éducation : elle apprend l’allemand, l’italien, l’anglais, le piano, exécute de fins travaux d’aiguille et s’adonne également à l’escrime51.

Rien n’indique que Nina fréquente un établissement scolaire; à l’instar de la plupart des fillettes des classes aisées, il est probable qu’elle reçoit son éducation à la maison, sous la direction de plusieurs maîtres.

50 Nina de Villard, Feuillets parisiens. Poésies, op. cit. (ouvrage non paginé). 51 Edmond Lepelletier raconte que la première fois où il l’a rencontrée, « elle portait plastron et jupon court, et prenait une leçon d’armes » (Paul Verlaine, Sa vie, son œuvre, Paris, Mercure de France, 1907, p. 171). Sans être usuelle, cette activité avait été également pratiquée par Mme de Genlis qui y avait trouvé des avantages : « J’y ai gagné d’avoir eu, dans ma jeunesse, les pieds mieux tournés, de mieux marcher que les autres femmes en général, et surtout d’être plus agile qu’aucune que j’aie connue » (Mémoires inédits de Madame la comtesse de Genlis, sur le dix-huitième siècle et la révolution françoise depuis 1756 jusqu’à nos jours, Paris, Ladvocat, 1825, t. 1, p. 48).

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Suivant les conseils des éducateurs, Nina développe un goût pour la lecture. Avide lectrice, elle dévore tout ce qui lui tombe sous la main et une bonne partie de ses échanges

épistolaires est consacrée à ses lectures et à ses besoins de s’approvisionner en nouveaux livres. Elle prête et emprunte volontiers des livres : œuvres à la mode, pièces de théâtre, poésie, romans, classiques, ouvrages historiques, Nina lit de tout y compris de la littérature

étrangère en langue originale. Par elle, nous savons qu’elle aime particulièrement Balzac et qu’elle a lu tout George Sand parce que son père l’admire beaucoup52.

Nina ne limite pas ses lectures à la littérature française : elle a, au minimum, un maître d’italien et une maîtresse d’allemand53. Elle aime beaucoup l’italien, langue « qui sait

être tour à tour énergique, passionnée, puis molle, amoureuse [et] spirituelle54» et recopie certains passages des œuvres qui lui plaisent, notamment des Pensieri de Leopardi à propos desquels elle ne tarit pas d’éloges et dont l’auteur serait « l’ de l’Italie55 ».

Leopardi a, selon elle, « le sarcasme, le doute, la tristesse sous une forme brillante56 ».

52 Nina écrit qu’une œuvre de Balzac lui fera toujours plaisir (CSA, p. 85). Cependant, elle ne partage pas l’enthousiasme de son père pour George Sand. Nina affirme qu’elle l’a déjà « adorée », qu’elle en est « revenue » et juge ses héroïnes « sèches de cœur » et puis conclut que ce sont des « orgueilleuses qui ont des sens et qui ne veulent pas l’avouer » (CSA, p. 69). Elle ne craint pas d’exprimer franchement ce qu’elle pense, néanmoins, ses opinions sont changeantes : un peu plus tard elle recommande à son amie la lecture du Marquis de Villemer, en ajoutant que c’est ce que George Sand a fait de mieux. Pour Nina, les caractères en sont « tellement parfaits que la vie serait trop belle si l’on en trouvait des pareils » et, « même si l’on sent bien que c’est une illusion, on envie celle qui a pu écrire ces pages sublimes et on envie son cœur plus que son génie » (CSA, p. 49). 53 CSA, p. 80. 54 CSA, p. 48. 55 CSA, p. 44. 56 CSA, p. 44.

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Il est difficile d’évaluer, à cette époque, sa maîtrise de cette langue : elle inclut, ici et là des mots, des expressions en italien; elle le fait aussi en anglais et en allemand. La jeune femme semble faire étalage de ses connaissances : que ce soit « my better friend », « cara mia », ou des adieux dans toutes les langues qu’elle connaît, Nina n’hésite pas à faire usage de mots étrangers57. Si cela peut paraître pédant, il semble plutôt qu’elle suive une mode puisqu’on retrouve, à la même époque, ces mêmes emprunts dans la correspondance de deux jeunes hommes de son âge : Stéphane Mallarmé et Henri Cazalis58. Chez l’un, on rencontre

« all is over », « adieu, carissimo59 » et chez l’autre, « la povera », et « la picciola60 ». Il paraît donc que l’insertion de quelques mots en langue étrangère est alors au goût du jour chez les jeunes et Nina, semble-t-il, est prompte à adopter les nouveaux usages.

Outre l’italien, la nouvelle passion de Nina pour les œuvres de Wagner lui fait entreprendre, sous la direction de sa maîtresse d’allemand, la traduction du libretto de

57 Par « better friend », Nina souhaite probablement dire « my best friend ». Ces mots sont parsemés tout au long de sa correspondance (CSA). 58 Médecin et poète, Henri Cazalis est né à Cormeilles-en-Parisis le 9 mars 1840. Fils d’un médecin de la marine, il est reçu licencié en droit en 1862 et docteur en médecine en 1875. Il exerce à Aix-les-Bains pendant l’été et se consacre aux lettres pendant l’hiver. Formé à l’école de Leconte de Lisle, il publie en 1865, sous le nom de Henri Caselli, Chants populaires de l’Italie et Vita tristis. Plus tard, en 1875, il adopte pour ses oeuvres littéraires, en vers ou en prose, le pseudonyme de Jean Lahor. Il donne Le cantique des cantiques en 1885 et ses Poésies complètes paraissent en 1888. Il publie également des ouvrages d’histoire de l’art dont Henri Regnault et son œuvre (1872) et L’art nouveau, son histoire (1901). Médecin soucieux de santé publique, il fait paraître diverses études médicales dont La science et le mariage (1900) ouvrage couronné par l’Académie de médecine, Quelques mesures très simples protectrices de la santé de la race (1904) et L’Alimentation à bon marché saine et rationnelle (1908). Cazalis est mort à Genève le 1er juillet 1909 (DBF). 59 Lettre de Mallarmé à Cazalis, le 24 mai 1862, BLJD, fonds Mondor, ms 79; Lettre de Mallarmé à Cazalis, 4 juin 1862 (Œuvres complètes, Édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 640). 60 Lettres de Cazalis à Mallarmé, 14 janvier 1863 et avril 1863 (L. Joseph, Henri Cazalis, sa vie, son œuvre, son amitié avec Mallarmé, Paris, Nizet, 1972, p. 42 et p. 53).

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Tannhaüser en 1860: on conseille des exercices de traduction pour se familiariser avec la langue ciblée, en acquérir les structures grammaticales et élargir son vocabulaire. Si on en croit Nina, dans le cas présent l’œuvre à traduire n’a rien des œuvres normalement choisies et n’a sans doute pas été sélectionnée par la maîtresse. « C’est très beau mais excessivement passionné, commente-t-elle. Ces Allemands disent tout! Il y a des choses qu’on ne sait comment traduire. Les cheveux de ma maîtresse d’allemand se dressent sur sa tête; elle en rougit jusqu’au talon61 ». Au-delà de ces exercices guidés, Nina met à profit ses connaissances linguistiques pour déjouer la censure maternelle : « Votre lettre a justement puni la curiosité de maman qui a eu l’indiscrétion de l’ouvrir; jugez de son désappointement devant ce billet en quatre langues comme la déclaration de Mlle Duprez dans Marco

Spada62 ».

En plus de la lecture et de l’écriture, Nina a à ses côtés une autre « jeune Allemande » qui n’est ni une maîtresse, ni une bonne, mais plutôt une autre jeune fille avec qui elle partage ses activités mondaines63. Cette jeune fille habite probablement chez les Gaillard afin que Nina acquière une plus grande aisance dans la langue de Goethe. Nous pouvons donc constater que les Gaillard suivent la pratique courante et encouragent Nina à maîtriser

61 CSA, p. 45. 62 CSA, p. 80. Marco Spada (1857) est un opéra comique en trois actes de Daniel Auber sur un livret de Scribe et Delavigne. Dans une scène où les convives s’ennuient, on prie une jeune fille de chanter : elle acquiesce et chante une déclaration d’amour en quatre langues : en russe, en français, en italien et en anglais. 63 D’après les informations fournies par Nina, cette jeune Allemande a dû passer un assez long moment chez les Gaillard puisqu’elle étudie le chant avec la sœur de Pauline Viardot et qu’elle prend part aux comédies de salon dont les répétitions s’étalent souvent sur plusieurs mois. Selon toutes apparences, Nina et elle s’entendent assez bien puisque Nina lui fait répéter ses rôles et qu’en retour, la jeune fille lui offre « une belle valse qui lui a été dédiée par Bériot fils » (CSA, p. 81).

100 plusieurs langues étrangères; ils ne le font pas uniquement pour des besoins littéraires mais aussi pour qu’elle puisse s’exprimer aisément à l’oral.

b) Activités féminines

Nina consacre une large partie de son temps à l’étude du piano et, contrairement à de nombreuses jeunes filles, cela n’a rien d’une corvée pour elle. « Ce soir, écrit-elle, électrisée par toute la belle musique que j’avais entendue, j’ai travaillé avec passion; j’ai des morceaux ravissants64 ». Nina a pour maîtres François Marmontel, professeur au conservatoire de Paris, et Henri Herz, grand pianiste d’origine allemande naturalisé Français65: ces deux maîtres sont les plus recherchés par les familles aisées66. Tous deux organisent des matinées musicales pour donner à leurs élèves l’expérience de la scène et Nina y participe régulièrement67. Cela est tout à fait au goût du jour; Juliette Adam relate une expérience pratiquement identique, mais à la campagne et devant un public plus restreint : « Chaque semaine, il y avait un

64 La belle musique qu’elle vient d’entendre est le Vaisseau fantôme de Wagner. Dans cette même lettre, Nina se déclare « wagnérisée » et ajoute que c’est l’enthousiasme qui lui fait inventer des mots (CSA, p. 70). 65 Le 16 novembre 1865, L’art musical annonce : « Un décret vient d’admettre exceptionnellement comme citoyen français M. Henri Herz, qui était depuis longtemps très réellement notre compatriote, comme professeur au Conservatoire et officier de la Légion d’honneur, et comme l’un de nos plus célèbres facteurs de piano ». Dans un chapitre consacré à l’apothéose du piano, Harold Schonberg nomme les plus grands pianistes ayant élu domicile à Paris à cette époque : Henri Herz s’y trouve, les cinq autres étant Kalkbrenner, Thalberg, Heller, Litolff et Prudent. Nina jouera des pièces de ce dernier en différentes occasions (Harold Schonberg, The Lives of the Great Composers, New York, Norton, 1970). Henri Herz avait une si grande notoriété que son nom est mentionné par Balzac. « Ce pianiste, comme tous les pianistes, était Allemand » […] comme Liszt, Mendelssohn, comme Mozart, comme Herz » (Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, Calmann-Lévy, 1847, p. 20). 66 En séjour à Vichy, Nina avait rencontré par hasard deux autres élèves de Marmontel qui habitaient son hôtel. Rapportant l’incident, elle s’était exclamée : « Décidément, il en pleut! » (CSA, p. 63). 67 Marmontel recevait sans doute chez lui mais Henri Herz disposait d’une salle qu’il avait fait construire; cette salle était assez grande pour accueillir des concerts symphoniques et des opérettes. La salle Herz n’existe plus mais Offenbach l’a louée à plusieurs reprises pour ses propres concerts et Berlioz y a donné en première l’ouverture du Carnaval romain et l’Enfance du Christ (www.hberlioz.com/paris).

101 goûter, avant lequel cinq ou six des élèves de M. Riballier, à tour de rôle, chantaient, jouaient de l’orgue ou du piano68 ». L’étude de la musique, particulièrement du piano, fait partie d’un bagage nécessaire à la jeune fille bien éduquée et lui procure de nombreuses expériences en société : ceci est certainement le cas de Nina. Outre le temps investi à travailler seule ses partitions, le piano demeure au cœur de ses loisirs et elle invite régulièrement des amies à se joindre à elle pour se divertir en jouant des œuvres à quatre mains69.

Comme toute mère sérieuse, Mme Gaillard a également veillé à ce que sa fille sache manier l’aiguille70. Ce savoir-faire permet à Nina de personnaliser ses toilettes avec des détails qu’elle trouve particulièrement seyants ou de créer des objets de fantaisie au profit d’œuvres de charité71. Nous ne savons pas au profit de quelle bonne œuvre Nina sollicite sa correspondante mais elle lui rappelle avec beaucoup d’aplomb une promesse passée :

68 Mme Adam, Mes premières armes littéraires et politiques, Paris, Alphonse Lemerre, 1904, p. 2. M. Riballier était organiste et donnait des leçons aux jeunes des grandes familles des environs de Soissons. 69 Tout au long des échanges épistolaires avec Marie Deschamps, il est question de se rencontrer pour jouer des pièces de piano à quatre mains (CSA). 70 À l’occasion, Nina mentionne ses confections : « Mon bavolet [volant flottant derrière un chapeau de femme] est brodé, j’ai brodé ça hier; ça brille, ça scintille » (CSA, p. 52). Lors d’une sortie, elle est fière de son corsage décolleté « admirablement garni » des dentelles qu’elle a faites et « qui imitent l’Angleterre à s’y méprendre » (CSA, p. 49). 71 L’action charitable fait alors partie des pratiques mondaines et s’exerce dans des espaces extrêmement variés, allant du théâtre à l’église en passant par le salon. On la retrouve sous toutes sortes de formes incluant concerts, bals, ventes, bazars, loteries et quêtes. En plus d’apporter de l’aide à une cause ou une autre, la charité mondaine est une façon, pour l’élite, de montrer son utilité (Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848, Paris, Fayard, 1990, p. 156). Plus tard, on accorde à Nina de n’avoir « jamais refusé le concours de son beau talent à aucune infortune » (Louis de Chavornay, « concerts », La Presse théâtrale, jeudi 26 novembre 1863).

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J’espère que vous n’oubliez pas que vous m’avez promis un lot pour ma loterie. Il faut que vous me dessiniez ou me fabriquiez de vos mains blanches, un petit n’importe quoi; puis que vous me preniez beaucoup de billets à trois sous, ça ne vous ruinera pas, et vous serez exposée à gagner un col de ma confection ou des plumes de paon de quoi garnir un chapeau72.

On peut certainement apprécier comment cette jeune fille mène à bien son plan. Elle termine en ajoutant : « Que votre charité soit stimulée73 »!

Nous pouvons donc constater que Nina a reçu et maîtrisé toutes les composantes d’une éducation féminine de qualité, depuis l’apprentissage des langues étrangères jusqu’au piano. Ses parents n’ont lésiné sur rien et lui ont offert des leçons avec certains des maîtres les plus réputés de Paris. Pour sa part, Nina a étudié sérieusement et profité de leur générosité. Il ne lui reste plus qu’à apprendre à faire les honneurs de la maison, art qu’elle doit acquérir par la pratique, en recevant aux côtés de sa mère.

4. Apprentie maîtresse de maison

a) Les jeudis de Mme Gaillard

Mme Gaillard reçoit les amis de la famille le jeudi74 mais Nina a l’autorisation d’inviter les nouveaux amis dont elle fait la connaissance au fil de ses sorties75. On rencontre

72 CSA, p. 76. 73 Id. 74 C’est Nina qui nous en informe : « Impossible pour jeudi, nous avons donné notre jour à plusieurs personnes en voyage et ne pouvons nous exposer à ce qu’on vienne sans nous trouver » (CSA, p. 78). 75 C’est ce qu’affirme Maurice Dreyfous qui l’a rencontrée pour la première fois au bal costumé de Mme O’Connell : « Par un phénomène d’attraction spontanée, nous nous trouvâmes réunis autour d’une jeune fille […]. Elle s’appelait tout banalement Nina Gaillard. […] Derrière elle, se tenaient deux vieilles femmes dont l’une était sa mère […] La présentation, chez Mme O’Connell, s’était faite avec une aisance extraordinaire, que

103 souvent chez les Gaillard la famille Yapp et la famille des Essarts. M. Yapp est le correspondant anglais du Daily Telegraph; il a quatre filles dont Kate, Isabelle et Ettie qui fréquentent Nina. Chez les des Essarts, père et fils sont poètes76. D’après les échos mondains et les lettres de Nina, ces trois familles se rencontrent très régulièrement; ceci entraîne une grande amitié entre les filles et, chez le jeune Emmanuel des Essarts, des sentiments qui nourrissent ses élans poétiques. C’est à lui que Nina doit, à notre connaissance, son premier hommage littéraire : il lui dédie un Portrait de femme qui paraît le 15 octobre 1859 dans

L’Abeille impériale77.

justifiait relativement la liberté d’un bal costumé. […] Bientôt nous nous retrouvions dans l’appartement occupé rue Chaptal par Nina Gaillard et sa mère » (Maurice Dreyfous, op. cit., p. 36-38). 76 Alfred Des Essarts, littérateur, père d’Emmanuel, est né à Passy le 9 août 1811, et mort à Clermont-Ferrand le 18 mai 1893. Il fait ses études au collège Henri IV et se consacre à la littérature. Il participe aux concours de poésie de l’Académie française qui lui valent des prix ou des mentions, notamment pour La civilisation chrétienne en Orient (1841) et Le Monument de Molière (1843). Il collabore à plusieurs journaux dont La France littéraire et L’Écho français où il fait de la critique littéraire et artistique. Nommé sous-bibliothécaire à la bibliothèque Sainte-Geneviève en 1846, et il en devient conservateur adjoint en 1873. Il prend sa retraite en 1884 avec le titre de conservateur honoraire. On lui doit un très grand nombre d’ouvrages en tous genres : des pièces de théâtre, des romans, des recueils de poésies, des récits historiques (Marthe; La Comédie du monde; Récits légendaires; Les cœurs dévoués; Le Lord bohémien; Le prisonnier de guerre en Russie (DBF). Emmanuel Des Essarts, littérateur et enseignant, fils d’Alfred, est né à Paris le 5 février 1839, et mort le 17 octobre 1909. Il fait ses études au lycée Henri IV, entre à l’École normale supérieure en 1858 et obtient l’agrégation des lettres en 1861. Il débute alors sa carrière dans l’enseignement. Pendant la guerre de 1870, il s’engage dans la Garde nationale, est élu officier et prend part à la défense de Paris. En 1871, il soutient ses thèses de doctorat ès lettres et est nommé professeur à la faculté des lettres de Dijon. En 1874, il passe à la faculté des lettres de Clermont-Ferrand où il termine sa carrière, élu doyen peu avant de prendre sa retraite. Il prononce de nombreux discours et conférences et collabore à plusieurs journaux et revues dont Le Nain jaune et L’Illustration. Son œuvre comprend, outre ses thèses, des recueils de poésies dont Les Élévations (1864, nouv. éd. en 1874) et des ouvrages d’histoire littéraire (DBF). 77 « C’est le Midi splendide à la brune auréole, C’est tour à tour l’almé, la juive et la créole, L’Andalouse dansant le souple fandango, Carmen de Mérimée, Esmeralda d’Hugo » (Reproduit dans un article signé Auriant, « Nina Gaillard, la muse brune d’Emmanuel des Essarts », Mercure de France, 1er juillet-1er août 1933).

L’Abeille impériale est un bimensuel fondé en 1852. De 1859 à 1860, il a pour collaborateurs Banville, Gautier, Glatigny, Emmanel des Essarts et Henri Cazalis. L’Abeille impériale disparaît en 1862, mais dès 1861,

104

Quelques mois plus tard, il récidive et lui dédie une villanelle78. Pour une jeune fille de seize ans qui rêve de poètes et de poésie, ceci ne peut être que séduisant. Cependant, Nina résiste au charme du poète qui, paraît-il, « n’était pas d’aspect imposant […], de petite taille, trop gros pour sa hauteur, et surtout pour son âge, il bredouillait en parlant79 ». Même si

Emmanuel des Essarts ne parvient pas à charmer Nina, il demeure pour elle un bon ami dont l’importance, pour son salon, est difficile à mesurer. En effet, ayant fait la connaissance de

Stéphane Mallarmé, il lui écrit pour lui dire qu’il souhaite lui faire intégrer certains cercles de ses connaissances80:

Je vous ferai connaître mon ami Henri Cazalis […], il fréquente des jeunes filles ravissantes avec qui nous irons en forêt de Fontainebleau, passer d’heureuses journées; vous verrez se joindre à nous Ettie, Kate et ma chère Nina Gaillard qui aime le rire, les poètes et même la poésie81.

les jeunes poètes et leurs aînés l’avaient désertée (Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p. 19).

78 Des Essarts dédie « À Mademoiselle N. G. » une vilanelle dans L’Abeille impériale du 15 avril 1860. « À Mademoiselle N. G. O brune aux yeux d’aquarelle, Qui ne sera Némorin Si vous voulez être Estelle Si, pour montrer votre zèle Aux sons du tambourin, Vous vous faites pastourelle, Pastourelle au front serein, O brune aux yeux d’aquarelle. » Reproduit dans un article signé Auriant, art. cit.

79 Dreyfous ajoute que le jeune poète qui « lisait ou récitait volontiers ses poèmes, […] les assassinait par des excès de cadence, par des roulements d’yeux imploratifs [sic] et mélancoliques, par une gesticulation d’escarpolette, par le retournement cocasse de ses mains accompagnant la courbe de ses bras trop courts » (Maurice Dreyfous, op. cit., p. 37).

80 Emmanuel des Essarts se lie d’amitié avec Mallarmé alors qu’ils font tous deux partie du corps enseignant du lycée de Sens, en 1861 (Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., p. 1397). 81 Lettre citée dans Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 25.

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Des Essarts tient parole, lui présente Cazalis et organise une partie à Fontainebleau pour le plus grand plaisir de tous82. Quelques jours plus tard, dans une lettre à Cazalis,

Mallarmé évoque cette journée idyllique :

Ah! quel charmant souvenir je conserve aussi de notre délicieuse partie! Cela me semble déjà loin hélas! […] Ah! courses vagabondes de rocher en rocher! voiture où l’on était dix! chênes! pervenches! soleil aux yeux, au cœur, sans qu’il y en ait au ciel83!

Cette promenade à Fontainebleau marque le début d’une longue amitié entre Nina et

Mallarmé et la jeune femme s’empresse de réclamer des vers à son nouvel ami poète qui lui envoie promptement « un sonnet Louis XV […] en attendant une pièce plus sérieuse qu’[il]

écrir[a] sur son album84 ». D’autre part, Mallarmé et des Essarts unissent leurs efforts pour commémorer leur escapade à Fontainebleau et produisent, dans les termes de Mallarmé,

« une scie à trente-deux dents » intitulée Le Carrefour des Demoiselles ou L’Absence du lancier ou Le Triomphe de la prévoyance qu’ils font imprimer à Sens le 18 mai 186285. On ne peut douter de la jeunesse des poètes qui ajoutent que l’œuvre est faite « en collaboration avec les Oiseaux, les Pâtés, les Fraises et les Arbres » et que les paroles se chantent sur l’air

82 Cette partie a lieu le 11 mai 1862. Henri Cazalis et Mallarmé sont devenus rapidement de grands amis et ont entretenu une correspondance continue. Bon nombre de leurs lettres sont aujourd’hui conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. 83 Lettre citée de Mallarmé à Cazalis, le 24 mai 1862. 84 Il s’agit de « Placet futile », alors intitulé « Placet » et publié dans Le Papillon du 25 février 1862 (Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., p. 1207). Lettre citée de Mallarmé à Henri Cazalis, 24 mai 1862. 85 Sens, Imprimerie Ph. Chapu. La plaquette est conservée à la BNF, Rés. p. Ye 2085 (Mallarmé, op. cit., p. 1207). Lettre citée de Mallarmé à Henri Cazalis, 24 mai 1862.

106 de : « Il était un petit navire, qui n’avait jamais navigué86 ». Parmi les trente-quatre distiques, deux évoquent Nina :

Nina qui d’un geste extatique Sur le dolmen et le men-hir Semblait poser pour la Musique, La musique de l’avenir87.

Par ailleurs, comme tous les participants sont immortalisés dans ce style, nous savons qu’étaient de cette petite fête bucolique Henri Cazalis, le peintre Henri Regnault88, les soeurs

Ettie et Isabelle Yapp ainsi que les mères des jeunes filles, Mme Yapp et Mme Gaillard.

b) La transformation d’un salon

Les échos des soirées de Mme Gaillard ne ressemblent en rien à ceux des années où

Nina devient maîtresse de maison du 17, rue Chaptal. Dans une lettre adressée à son ami

Stéphane Mallarmé, Henri Cazalis offre un des premiers témoignages sur ce salon qui rassemble, lors d’une soirée d’automne 1862, Monsieur, Madame et Louise Ledieu, anciens amis de la famille89.

86 Ces détails suivent directement le titre. Les notes de Bertrand Marchal spécifient que la syllabe indiquée en italique dans chaque distique est celle qui doit être triplée comme dans la chanson. 87 Tel que reproduit dans Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., p. 53. 88 Henri Regnault, peintre d’histoire et de genre, est né à Paris en 1843 et mort à Buzenval en 1871.Fils d’un chimiste, Regnault entre à l’École des Beaux-Arts en 1860 et obtient le grand prix de Rome en 1866 avec Thétis remet à Achille les armes de Vulcain. En 1868, il quitte Rome pour l’Espagne où il étudie Goya et Velasquez. De cette époque date son Portrait du général Prim y Prats qui lui mérite sa première médaille au Salon de 1869. On le considère comme un coloriste de premier ordre. Lorsqu’éclate la guerre de 1870, il s’engage dans le 19e régiment de marche et est tué au combat de Buzenval (Bénézit). 89 La famille Ledieu habitait Arras. Louise Ledieu est vraisemblablement la destinataire de la correspondance publiée par Manoël de Grandfort.

107

Je pars chez ces dames : Nina, Mlle Ledieu, les mères étaient là, dans la lumière, délicieusement coiffées, comme chez des précieuses du bon vieux temps, et du feu plein l’âtre et Mr Gaillard couché depuis huit heures. J’arrive fort maussade. On parle de Murger : Mr Ledieu parle de Murger : Mlle Ledieu parle de Murger : Made Gaillard parle de Murger : on cite des vers, on me demande d’en écrire. Je dis que je suis enrhumé et qu’on m’ennuie90.

Cazalis termine sa lettre en jurant qu’on ne l’y prendrait plus, confirmant ainsi que normalement, on s’ennuie dans les salons91. Cependant, chez les Gaillard, une jeune apprentie maîtresse de maison s’apprête à mettre au défi ce poncif.

C’est ce que suggère « Le Jardin des Racines Parisiennes renouvelé de Port-Royal », sorte de poème abécédaire construit à partir du prénom de chaque invité présent le 1er novembre 1863, signé Emmanuel des Essarts et conservé dans l’album de Nina. Outre des

Essarts accompagné de sa sœur et de son père, nous y trouvons Théophile Gautier et ses filles Estelle et Judith, Joseph Méry, la famille Ledieu, le vicomte Henri de Bornier92 et son

90 Lettre conservée à la BLJD, [17 novembre 1862], cote MNR MS 18-4. 91 Dans ses Souvenirs de la vie mondaine, Abel Hermant associe clairement le monde et l’ennui : « La principale raison que j’avais de me croire dans le monde quand je dînais chez mes grands-parents, c’est que je m’y ennuyais à mourir, et il s’était déjà fait en mon esprit une association déjà indissoluble, entre l’idée de monde et celle d’ennui. J’avoue, sans nulle vanité, que cela dénote une assez remarquable précocité de jugement » (Abel Hermant, op. cit., p. 24). 92 Henri de Bornier, littérateur, né à Lunel le 24 décembre 1825 et mort en 1901. Il fait ses études aux petits séminaires de Versailles et de Saint-Pons. Venu à Paris en 1845, il publie son premier volume de vers, Les Premières feuilles. En 1847, il entre comme surnuméraire à la bibliothèque de l’Arsenal. Par la suite, il passe à la bibliothèque Ste-Geneviève où il est chargé du classement de la bibliothèque personnelle du prince Napoléon. En 1858, il épouse Mlle Blanche Gouilly qui est âgée de dix-huit ans. En 1860, il revient à l’Arsenal. Dès 1861, commence pour M. de Bornier une série de succès académiques : il obtient le prix de poésie aux concours de 1861 (sujet : L’Isthme de Suez) et 1863 (sujet : La France dans l’extrême Orient), et le prix d’éloquence pour L’Éloge de Chateaubriand au concours de 1864. Trois fois lauréat de l’Institut, il est décoré, selon l’usage, de la Légion d’honneur. Ayant défendu les trésors de la bibliothèque de l’Arsenal pendant la guerre de 1870, il est nommé conservateur adjoint et conservateur en 1880. Il est élu à l’Académie française en février 1893. Il laisse un certain nombre de drames et autres pièces : L’Apôtre, drame en trois actes et en vers (1881), L’Arétin, drame en quatre actes et en vers (1885) et le drame de Mahomet qui, après avoir été reçu à la Comédie-Française, est interdit à la suite de réclamations de l’ambassade ottomane, comme pouvant léser les croyances des sujets musulmans (1890) (Vapereau, DBF).

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épouse Blanche (amie d’enfance de Louise d’Alq), Hector de Callias (le futur époux de

Nina), Henri Cazalis, Stéphane Mallarmé, Maurice Dreyfous, Jules Claretie93, Henri

Regnault, Jenny Sabatier94, Marie Deschamps95, Heredia96, le violoncelliste Prosper

Seligmann97 et la famille Yapp. Ce poème de nature documentaire nous permet de constater qu’hommes et femmes sont également représentés et que le salon se transforme : outre les

93 Jules Claretie, écrivain, est né à Limoges le 3 décembre 1840 et mort le 23 décembre 1913. Il fait ses études au lycée Bonaparte à Paris. Il est quelque temps employé de commerce, mais se consacre bientôt à la littérature. Dès 1862, il collabore à La France, à Diogène, au Figaro, à l’Illustration. En même temps, il publie des nouvelles et des ébauches de romans. Lié aux libéraux, à la fin de l’Empire, il doit comparaître plusieurs fois devant la justice. En 1870, il est correspondant de presse au cours des opérations de Lorraine et de Sedan. Pendant le siège de Paris, il est capitaine d’état-major de la garde nationale. Puis, il reprend sa carrière d’écrivain qui est alors très féconde, avec des romans, des pièces de théâtre, des livres d’histoire, des études littéraires ou artistiques. En 1885, il devient administrateur de la Comédie-Française, où on a joué avec succès plusieurs de ses pièces. Il conserve ce poste pendant près de trente ans et démissionne quelques semaines avant sa mort (DBF). 94 De Jenny Sabatier, nous ne savons que ce que les annotations de La Maison de la Vieille nous apprennent. Poétesse née en 1840, elle publie en 1863 Rêves de jeunesse, un recueil de poésies préfacé par une lettre de Lamartine et une lettre de Méry (MV, p. 566). 95 Amie de Nina, Marie Deschamps est organiste. Elle est la destinataire de la correspondance de Nina publiée par Manoël de Grandfort (cf. sources, correspondance). Aucun des dictionnaires que nous avons consultés ne lui réserve une entrée mais, dans La Vogue parisienne du 17 octobre 1869, Anatole France lui consacre quelques lignes : « Figurez-vous un hanneton qui serait célèbre. — Marie Deschamps qui, toute jeune est arrivée à être une étoile dans les concerts, a conservé sa gaminerie d’une échappée, je ne dirai pas de pension, —mais de collège. C’est un bon garçon qui a de longs cheveux blonds, une robe blanche et des rubans d’azur qui lui ont fait donner, par ses amis, le gracieux surnom de bébé-bleue. La seule passion de sa vie, c’est l’opéra de Faust, —dès que cette jeune organiste aperçoit un instrument, fût-ce un ophicléïde, elle se précipite dessus et s’en sert pour jouer la valse, la kermesse ou le chœur des soldats. Dans ses moments perdus, elle fait des chroniques et des cigarettes comme un habitué du café de Suède » (Anatole France, Croquis féminins, texte établi et présenté par Michaël Pakenham, University of Exeter, 1979, p. 15). 96 On ne peut affirmer s’il s’agit du poète José-Maria ou de Sévérano, futur ministre des travaux publics dans le cabinet de Rouvier en 1888. Ce dernier figure au salon de Nina dans Maurice Dreyfous, op. cit., p. 60, souvenirs qui évoquent justement cette même époque. 97 Nous n’avons retrouvé aucune trace de Prosper Seligmann dans les dictionnaires que nous avons consultés. Toutefois, nous savons qu’il était violoncelliste : son nom est mentionné dans quelques critiques de concerts auxquels Nina a participé (cf. appendice « Critiques musicales par ordre chronologique »). À ceci, les annotations de La Maison de la Vieille ajoutent qu’il est né à Paris le 28 juillet 1817 et qu’il y obtint un premier prix de violoncelle en 1830. Dans les années 1840, il donnait des récitals dans plusieurs grandes villes d’Europe. Ses compositions étaient généralement des fantaisies sur des thèmes d’opéras contemporains (MV, p. 542).

109 nouveaux amis de Nina (Hector de Callias, Henri Cazalis, Stéphane Mallarmé, Maurice

Dreyfous, Jules Claretie, Henri Regnault), il faut noter la présence de Jenny Sabatier,

« héritière de la plume de Delphine de Girardin », femme qui, d’après Nina, a tous les talents98. Mme Gaillard peut difficilement être l’instigatrice de ces changements : il semble plutôt que Nina prenne son rôle très au sérieux. Qui donc dirige le salon? M. Dreyfous n’apporte aucun éclaircissement à ce sujet : à l’intérieur d’une seule page de Ce que je tiens à dire, il évoque le « salon de Nina et de sa mère » puis élabore en donnant des détails sur

« son salon », faisant alors référence à Nina99. On peut alors supposer que la responsabilité est partagée; que ce qui relève de la gestion des soirées est du domaine de Mme Gaillard, et, qu’à l’instar des maîtresses de maison célèbres, Nina recrute et orne leur salon d’artistes, de musiciens et de gens de lettres, son « Tout Paris100 »!

Sous le toit paternel, Nina reçoit des amis tout au long de l’hiver 1864. Elle est semble-t-il, de plus en plus charmante et Emmanuel des Essarts n’est pas seul à se laisser envoûter. Dans une lettre adressée à Stéphane Mallarmé, Henri Cazalis rapporte qu’elle a

98 Dans une lettre de Vichy, Nina explique à Marie Deschamps que Jenny Sabatier a déchiffré sa mélodie lors d’une soirée (CSA, p. 67). 99 « Le salon de Nina et de sa mère devint le point de ralliement, le véritable port d’attache de nombreux jeunes gens tous fort jeunes. Nina était la bonne confidente de chacun de nous […]. Son salon pouvait, dans une certaine mesure, être mis en parallèle avec celui de la princesse Mathilde, quoiqu’il en différât complètement » (Maurice Dreyfous, op. cit., p. 38). 100 Nina s’explique elle-même sur la composition de son Tout-Paris « mon tout Paris à moi, c’est-à-dire tous les artistes » (CSA, p. 70). L’ambiguïté perdure puisque Gaston Maspero, égyptologue, fait encore allusion, en 1868, au salon de Mme Gaillard (Jean Leclant, « Un égyptologue : Gaston Maspero (1846-1916) » dans Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 142e année, n. 4, 1998, p. 1079).

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« ravi, ensorcelé » Armand Renaud qui vient tout juste de lui être présenté101. Nina elle- même raconte comment, après l’avoir rencontrée une seule fois, Henri Delaage102 supplie

Hector de Callias de l’amener chez la demoiselle qu’il surnomme « le tourbillon, la flamme, la magnétique, l’enchanteresse!!!103 ». Venant d’un homme de dix-huit ans son aîné, ceci confirme que Nina a sans doute un charisme hors du commun.

Comme elle s’intéresse de plus en plus à un seul jeune homme104, Nina devient une correspondante de plus en plus négligente et son ami Stéphane Mallarmé, alors installé à

Tournon, s’en plaint. Il confie à Armand Renaud qu’il écrit aux dames Gaillard qui « ne [lui]

101 Lettre non datée conservée à la BLJD sous la cote MNR Ms 18-8. Comme Mallarmé n’a fait la connaissance de Nina qu’en mai 1862, la lettre doit être postérieure à cette date tout en étant antérieure au mariage de Nina (novembre 1864). Cazalis ajoute qu’« elle était du reste charmante hier soir : un vrai scherzo de Mendelssohn ou de Chopin ». Armand Renaud, administrateur et littérateur français né à Versailles le 29 juillet 1836 et mort en 1894. Fils d’un médecin, Renaud s’attache au poète Émile Deschamps et se consacre lui-même à la poésie. Entré en 1860 à l’Hôtel-de-Ville de Paris, il gravit les échelons et devient, en 1880, directeur du service des Beaux-Arts à la Préfecture de la et inspecteur en chef en 1889. Parmi ses publications, il laisse plusieurs recueils de poésie dont Caprices de boudoir (1860) et Nuits persanes (1870) ainsi qu’un ouvrage historique, L’Héroïsme (1872) (Vapereau). Dans ses Nuits persanes, Renaud dédie une Caravane à Nina de Callias. Le 8 janvier 1864, Mallarmé écrit à Renaud: « Vous connaissez aussi cette fée diaphane et toute faite de poésie, Nina Gaillard. J’en suis heureux. J’eusse dû penser à vous présenter dès longtemps à elle » (CSM, p. 102). 102 Henri Delaage (né à Paris en 1825 et mort dans la même ville en 1882). Delaage entre vers 1844 comme surnuméraire au ministère de la Marine et il y fait carrière. Il commence à écrire en 1847, donnant une nouvelle édition de l’Initiation au magnétisme. En 1848, il publie deux plaquettes antisocialistes : Le sang du Christ et Affranchissement des classes déshéritées, mais, dès 1851, il reprend ses publications traitant du magnétisme, de la magie, du somnambulisme, des tables tournantes, etc., toutes choses qu’il pratique en amateur. Ses principaux ouvrages sont : Le monde occulte, 1851; Doctrines des sociétés secrètes, 1852; L’éternité dévoilée ou vie future des âmes, 1854; Les ressuscités au ciel et dans l’enfer, 1855. Son dernier ouvrage, peut-être posthume, est La science du vrai ou les mystères de la vie, 1882 (DBF). Après avoir fait la connaissance de Nina chez Mme O’Connell en janvier 1864, il devient rapidement un habitué des réceptions de Nina. Tous les ouvrages de fiction sur le salon de Nina lui réservent une place. 103 GR, p. 63. 104 Cf. « Sous le charme d’Hector de Callias », p. 134-137.

111 répondent aucunement105 ». Un mois plus tard, par l’entremise de Henri Cazalis, il envoie encore « mille amitiés aux Gaillard qui ne [lui] écrivent [toujours] pas106 ». Cette fois,

Cazalis lui répond : « J’ai vu hier soir l’adorable Ninette : elle pense bien à vous, et vous

écrira l’un de ces jours, honteuse de ne pas l’avoir encore fait107». Heureusement pour lui et l’histoire littéraire, Mallarmé trouve en ses amis Henri Cazalis et Emmanuel des Essarts des correspondants plus fidèles que Nina et sa mère : ces derniers le tiennent au courant de ce qui se passe chez les Gaillard. Grâce à eux, nous savons qu’Armand Renaud fréquente régulièrement le salon de Mme Gaillard108. De plus, les commentaires d’Emmanuel des

Essarts confirment qu’on ne s’ennuie plus du tout, rue Chaptal : « [Nous] avons joué la récente comédie de Banville (étincelant chef d’œuvre de fourberies de Nérine)109. Puis une charade prodigieuse où mon père a été truculent et Marie de Mouzay, étourdissante. Je te raconterai en détail un de ces jours110 ».

105 Lettre du 8 janvier 1864, CSM, p. 102. 106 Lettre du 13 février 1864, CSM, p. 109. 107 CSM, p. 109. 108 « Hier soir, chez Nina, Renaud nous a lu deux pièces qui, je te le jure, étaient du Dante : même lumière, même vigueur de ton et de dessin, pensées hautes, fières, des vers solides et beaux et impérissables comme le bronze » (Lettre de Cazalis à Stéphane Mallarmé, BLJD, MNR Ms 18-8 [janvier 1864]). « Armand est bien gentil et vraiment poète aussi. Chez Mme Gaillard, il nous a lu de très beaux vers. C’était un vendredi, soirée divine » (Lettre d’E.des Essarts à Stéphane Mallarmé, BLJD, MVL643- 7 avril [1864]). À cette époque, Renaud connaît déjà Mallarmé puisque dans une lettre écrite le 20 décembre 1863, celui-ci le remercie pour l’envoi d’un volume qu’il a « dévoré et redévoré ». Il en juge les vers merveilleux et lui écrit qu’ « il a été [son] compagnon d’exil » (Mallarmé, Oeuvres complètes, op. cit., p. 652). 109 Le titre de l’œuvre est Les Fourberies de Nérine, comédie en vers, en un acte, de Théodore de Banville. En première page, on peut lire : « Comédie représentée chez S.M.I. la princesse Mathilde en présence de Leurs Majestés le 27 février 1864 » (Paris, M. Lévy, 1864). 110 Lettre d’E.des Essarts à Stéphane Mallarmé, BLJD, MVL643- 7 avril [1864].

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Il faut noter ici l’importance de la comédie de salon chez les Gaillard où l’on s’empresse de mettre en scène de nouvelles œuvres; la comédie de Banville est jouée quelques semaines à peine après sa première, le 27 février 1864, et l’opérette d’Offenbach

Lischen et Fretzchen, créée aux Bouffes-Parisiens le 5 janvier 1864, est reprise rue Chaptal en mars 1864. On se doute que l’étude des pièces, la mise en scène, aussi rudimentaire soit- elle, et les répétitions occupent les habitués pendant de longues heures. En outre, si on considère les dates de ces représentations chez les Gaillard, on constate qu’à peine un mois sépare les deux productions, ce qui doit nécessairement engendrer un climat de fébrilité.

Nina est une élève appliquée qui recherche l’excellence dans tout ce qu’elle entreprend : le résultat est brillant. Elle peut maintenant fréquenter les salons, discuter de littérature, de musique, faire la conversation en langue étrangère et jouer quelques morceaux bien choisis pour mettre en valeur ses qualités musicales. Le salon permet alors de gagner assurance et savoir-faire tout en favorisant les rencontres avec des jeunes hommes de familles choisies. Il est donc d’usage que les mères accompagnent leurs filles là où elles jugent les fréquentations souhaitables. Sur place, les jeunes filles doivent faire leur part et exhiber discrètement les différents talents qu’elles ont cultivés pendant leurs années de formation. Ces sorties doivent nécessairement mener à l’étape ultime de la formation de toute jeune fille : le mariage.

Pourtant, arrivée à cette nouvelle étape, Nina ne songe pas tellement au mariage. Le jour, elle s’attarde au piano, où elle compose des œuvres pour piano solo ainsi que des romances pour voix, lit beaucoup, travaille les langues étrangères, étudie des rôles pour les comédies de société et enjolive ses vêtements par des dentelles et de la broderie qu’elle

113 confectionne elle-même. Le soir, elle va fréquemment au théâtre, à l’opéra, fréquente plusieurs salons et reçoit ses amis. Notons que son emploi du temps ressemble fort à celui suggéré par Mme d’Alq dans Les Notes d’une mère:

Après être restée quatre heures devant son chevalet, de huit heures du matin à midi, après avoir pris ses leçons d’allemand, d’italien et d’accompagnement, avoir arrangé elle-même ses chapeaux et ses toilettes, contrôlé les domestiques, elle [la jeune fille modèle] allait au Bois vers cinq heures avec sa mère, et deux ou trois soirées par semaine étaient consacrées au monde. Elle jouissait de tous ces plaisirs avec délices, mais comme on jouit du parfum d’un bouquet, momentanément111.

Nina suit donc le courant : elle poursuit ses études avec passion et jouit des plaisirs du monde avant de se ranger dans l’état sérieux du mariage.

111 Louise D’Alq, Les Notes d’une mère, op. cit., p. 15.

III. La route des conquêtes

La métamorphose de Nina

À travers ses nombreuses lettres, Nina nous invite à la suivre : l’hiver, on la trouve au théâtre, à l’opéra, aux concerts et dans plusieurs salons et l’été, elle se rend aux eaux où l’on retrouve Paris, le beau monde et une quantité de divertissements1. En outre, sa correspondance nous permet d’assister, sur une période de quatre ou cinq ans, à la métamorphose de Nina adolescente en jeune femme. La première est encore étroitement liée au noyau familial, consacre beaucoup de temps à ses études et considère le piano comme un ami intime. Cette jeune Nina rêve de musique, de poètes et d’amour, mais à distance. La seconde relate plus souvent sa vie mondaine et surtout ses états d’âme. Elle se trouve maintenant très à l’aise dans plusieurs salons où elle aime autant jouer la comédie que le piano. Il est certain que cette Nina plus âgée a pris beaucoup d’aplomb et que son cercle de connaissances s’est élargi de façon remarquable.

Il faut également signaler qu’avec le temps le registre de langue de Nina change : elle n’hésite pas à employer certaines expressions et mots qui n’appartiennent nullement au langage d’une demoiselle. On peut y voir, à l’occasion, un besoin d’être à la mode. Il semble d’ailleurs que Nina soit très consciente du potentiel choquant de ses choix lexicaux puisqu’il lui arrive d’attirer l’attention sur un terme et puis de s’en excuser. Ainsi, après avoir écrit

« depuis bien longtemps je n’avais rien lu de si empoignant », elle ajoute immédiatement :

1 Le loisir thermal fait partie du calendrier mondain. La cure typique est de trois semaines mais il n’est pas rare que l’on fasse deux cures consécutives (Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848, op. cit., p. 120).

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« excusez ce terme d’argot littéraire qui seul peut rendre ma pensée2 ». Elle fait de même après la description d’une robe « qui en est à sa deuxième jeunesse et qu’on a retapée »; cette fois, elle précise qu’il s’agit là du « mot technique3 ». Il ne s’agit donc pas d’accidents et

Nina demande « pardon » quand elle croit avoir dépassé les limites acceptables4. Tout indique que Nina est très spontanée et ses lettres prennent l’apparence d’une conversation très intime où les paroles devraient s’envoler plutôt que rester.

Nous pouvons également observer, au cours de ces années de transition, comment la pratique d’un art d’agrément, le piano, prend chez Nina des proportions qui dépassent largement celles prescrites par les éducateurs. Pour Nina, le piano n’est pas un instrument contre l’ennui réservé à l’intérieur mais bien une source de fierté, de plaisir et de passion qu’elle veut partager avec un public. Bien qu’une véritable carrière soit hors de question, on ne peut douter de l’importance qu’elle accorde à ses prestations diverses.

1. Le goût de la scène

a) En villégiature

Pour ses seize ans, Nina se rend pour la première fois à Vichy avec sa mère. Ce séjour aux eaux a un impact important sur Nina : elle y gagne beaucoup de confiance en elle- même et il semble même que ce soit là que la pianiste en herbe prenne goût à la scène. Elle a souvent l’occasion de jouer non pas comme pianiste-interprète mais plutôt pour divertir la

2 CSA, p. 45. 3 CSA, p. 58. 4 Nina avait écrit que sa bonne lui « avait posé une couronne de sentimentales marguerites avec un chic inimitable. O ciel! Comme c’est bohême ce que je dis là! Pardon, mademoiselle! » (CSA, p. 62).

116 compagnie. Tout cela se passe sans façon, pour le plaisir de tous : « Il y avait du monde au salon, écrit-elle; on m’a priée de jouer quelques passages […] J’ai lancé l’air de Figaro avec une telle furie qu’ils se sont tous mis à danser et à chanter; j’ai bien ri5 ». On peut difficilement imaginer le pianiste typique heureux d’avoir un effet pareil sur son auditoire mais Nina, en fille du monde, joue pour le monde. Son jeu est une arme de plus contre l’ennui et elle se fait un plaisir de jouer quand on le lui demande.

L’été suivant, Nina retourne à Vichy; par la suite, elle se rend à Bade et à Ems, stations allemandes très cosmopolites où la vie mondaine se poursuit tout l’été6. Pour Nina, il ne s’agit pas de se reposer mais plutôt de vivre pleinement l’expérience mondaine qui s’avère, pour elle, des plus fructueuses7. Ces séjours aux eaux sont bénéfiques en raison des rencontres mondaines qui se font dans un cadre détendu et de la qualité des artistes que l’on peut y côtoyer informellement pendant plusieurs semaines. Lors de ce deuxième séjour à

Vichy, Nina se lie d’amitié avec Mme Riquier, chanteuse qui, si l’on se fie à Nina, jouit d’une grande réputation. Elle confie à sa correspondante qu’elles ne se quittent presque plus, qu’elles se promènent ensemble et qu’elles brodent en causant8. On ne peut savoir si l’intérêt guide son cœur, mais, chose certaine, vers la fin de la saison, cette nouvelle relation lui permet de dédier à une artiste renommée une romance pour voix et piano de sa composition,

5 CSA, p. 63. 6 Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848, op. cit., p. 121. 7 En 1840, Bade accueille plus de vingt mille personnes, dont un quart de Français. On y offre chaque semaine plusieurs bals, trois représentations théâtrales, et un concert tous les jours. Bien que plus tardive, la correspondance de Nina est éloquente : la vie mondaine y est toujours très animée et elle s’y taille, comme pianiste, une place de choix aux côtés d’artistes renommés. 8 CSA, p. 114.

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Pour la musicienne. Nina explique clairement à Marie l’importance qu’elle accorde à cette protection :

Mme Riquier de Launay a bien voulu la patronner, la protéger de son talent charmant; avec un tel passeport quelle contrebande ne passerait pas? Elle a donc passé et si bien passé qu’à la direction on m’a fait mille compliments des plus flatteurs : et comme le jour où elle a été chantée, il faisait si mauvais temps que la salle n’était pas comble comme d’habitude, on va la redonner un jour de grand gala. Pensez! Quel bonheur. Une première chose de moi si inconnue, si obscure et qu’une artiste comme Mme Riquier veut bien prendre sous sa protection! Qu’elle trouve charmante! Dans sa voix! Dont elle accepte la dédicace! Qu’elle me promet de chanter un peu partout! Aussi si vous saviez quelle reconnaissance, quelle amitié dévouée et presque passionnée j’ai pour elle9!

Bien qu’enthousiaste, Nina tient à justifier ce choix de fréquentation qui n’a rien d’habituel pour une jeune fille et défend vivement la réputation de cette nouvelle amie qu’elle considère « irréprochable ». Elle ajoute même que cette chanteuse a « autant de convenances et de réserve que pourrait en avoir une jeune fille de grande famille », et cela, en dépit de sa condition d’artiste10. Ainsi, en plus de produire des objets tangibles, à broder en compagnie judicieusement choisie, Nina resserre des liens que lui procurent la protection d’une artiste connue. L’été aux eaux offre donc de sérieuses possibilités à qui sait saisir le moment opportun et Nina semble l’avoir compris très tôt. Encouragée par ce premier succès,

Nina continue à composer et prend l’habitude de dédier son œuvre à quiconque peut lui ouvrir le chemin de la notoriété.

En effet, à son retour à Paris, Le Moniteur universel du 8 décembre 1861 annonce qu’elle « vient de composer une mélodie charmante dont le titre est Tout parle d’amour [et

9 Id. 10 Id.

118 qu’] elle a écrit aussi douze romances dédiées [aux] meilleurs artistes et acceptées par eux ».

De plus, on prévoit que « toutes ces jolies pages, remplies de grâce et de sentiment, seront le succès de l’hiver11 ».

L’ascension de Nina est remarquable : de sa première saison à Vichy où elle se contente du rôle de spectatrice, elle se transforme assez rapidement en vedette dont nous pouvons suivre les exploits dans les chroniques mondaines12. Dès 1863, elle est nommée dans la liste des artistes installés à Bade, aux côtés de Mme Pauline Viardot et de Mme Clara

Schumann.

11 A. De Rovray, « Revue Musicale, Romances de Mlle Nina Gaillard », Le Moniteur universel, 8 décembre 1861. L’entrefilet qui suit, datant de 1866, prouve qu’avec temps et pratique, Nina, devenue Mme Nina de Callias, n’hésite pas à s’adresser aux artistes les plus renommés : « Mlle Adelina Patti vient d’accepter la dédicace de six mélodies par Mme Nina de Callias. Les paroles de ces mélodies sont de Méry, Arsène Houssaye, Théodore de Banville, Hector de Callias et Emmanuel des Essarts » (La Gazette des étrangers, jeudi 6 décembre 1866 (FB). Nous avons retrouvé cette même annonce dans Le Ménestrel du 23 décembre 1866, « Paris et départements »). Que la Patti, cantatrice célèbre, ait accepté cette dédicace est une indication certaine de la qualité et de l’intérêt des compositions de Nina. « Adelina Patti est une soprano italienne née à Madrid en 1843 et décédée en 1919. C'est la plus ancienne cantatrice dont on possède des disques, réalisés il est vrai alors qu'elle avait soixante ans, et aussi, peut-être, celle qui fit la carrière la plus longue, puisqu'elle débuta à New York dans le rôle de Lucia di Lamermoor en 1859 et paraissait encore dans un concert de charité en 1910. Adelina Patti connut une célébrité inouïe dans le monde entier. Sa voix allait du do grave au contre fa aigu, et elle vocalisait avec une extrême agilité, ce qui lui permit d'aborder avec un même bonheur des rôles coloratur, comme Lucia ou Amina dans la Somnambule de Bellini, et dramatiques, comme Aïda ou Leonora d'Il Trovatore de Verdi. Elle excellait aussi dans Juliette et Marguerite de Gounod. Son timbre était admiré, pour sa richesse autant que pour sa clarté. C'est pour la jeune Adelina Patti que Rossini adapta la partie de Rosine du Barbier de Séville, primitivement écrit pour un mezzo- soprano. Son émission était d'une égalité parfaite, mais ses détracteurs lui reprochaient de manquer de tempérament artistique » (http://www.larousse.fr/encyclopedie/musdico/Patti/169496). 12 En effet, dans sa correspondance de l’été 1859, elle se demande comment un jeune homme sait qu’elle est artiste, c’est donc dire qu’on ne la voit pas sur scène cette année-là (CSA, p. 59).

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Un grand nombre d’artistes ont fixé ici leur résidence, et notamment Mme Pauline Viardot, dont le délicieux chalet, sur la route de Liechtental, est le rendez-vous de ce que Bade reçoit de plus illustre et de plus distingué… […] parmi les artistes exécutants, Mme Clara Schumann […] et Nina Gaillard (pianistes)13.

On n’ajoute nulle part, élève de ou fille de; âgée de dix-neuf ans, Nina figure parmi les artistes exécutants prouvant qu’elle est certainement une pianiste de haut calibre. En outre, son album atteste qu’elle s’intègre bien à cette vie de société puisqu’il porte une transcription de quatre mesures de l’air « J’ai perdu mon Eurédice » de l’Orphée de Gluck, signée Pauline Viardot et datée du 27 août 186214. Considérant que Mme Viardot est alors au sommet de sa carrière, le temps requis pour exécuter cette tâche indique clairement qu’elle trouve Nina digne de son attention. En effet, il est difficile d’imaginer que la cantatrice se donne autant de peine pour tous les autographes qu’elle signe. Il faut plutôt voir dans ce témoignage un indicateur du talent et de la personnalité de Nina.

13 Ernest Fillonneau, La Gazette des étrangers, 2 août 1863 (FB). Pauline Viardot, cantatrice française, veuve du littérateur et critique d’art Louis Viardot, est née à Paris en 1821 et décédée en 1910. Fille du célèbre ténor Manuel Garcia, elle étudie le chant avec son père et le piano avec Liszt. Elle débute à Londres en 1839 dans Otello et La Cenerentola. Par la suite, elle mène une carrière européenne, donnant des concerts à Paris, Berlin, Saint-Pétersbourg et Londres. C’est dans cette dernière ville qu’elle obtient un de ses plus grands succès dans Les . En 1848, Mme Viardot rentre à Paris pour créer le rôle de Fidès dans Le Prophète. En 1860, elle chante avec le plus grand succès l’Orphée de Glück au Théâtre Lyrique de Paris. Sa carrière se poursuit à l’Opéra de Paris, entrecoupée de nombreux concerts à l’étranger. On lui accorde de posséder une des plus belles voix de mezzo-soprano, de vocaliser avec goût et sûreté et de joindre à l’expression une méthode parfaite. Mme Viardot est également auteur de nombreuses mélodies vocales et d’importantes compositions, notamment l’Ogre, opérette dont le livret est de Tourgueniev, jouée à Bade en 1868 (Vapereau). 14 Cet album est décrit à la page 9.

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b) Suite parisienne

Sans doute encouragée par ses succès estivaux, à son retour de Bade, Nina se jette corps et âme dans la musique. Son entrée sur la scène artistique est signalée par Louis de

Chavornay dans La Presse théâtrale du 30 août 1863 :

Nous avons dit ici tout le talent de Mlle Nina Gaillard et aussi tous ses succès dans les salons parisiens de cet hiver; aujourd’hui nous apprenons que cette brillante quoique jeune pianiste, dont le nom a déjà la sonorité d’une gamme de Liszt ou d’un trémolo de Prudent, se fera entendre dans quelques salons particuliers et aborde ainsi résolument la carrière artistique; félicitons-la, et surtout, félicitons-nous de cette nouvelle15.

Effectivement, dans les mois qui suivent, nous retrouvons de nombreux articles de journaux montrant que Nina est décidément active sur la scène musicale parisienne. Il semble qu’à moins de vingt ans, la jeune pianiste ne rencontre aucun obstacle technique qu’elle ne puisse surmonter et que l’on apprécie beaucoup son jeu16. Son répertoire est des plus variés :

Mozart, Beethoven, Chopin, Liszt ainsi que de nombreux compositeurs populaires à cette

époque. À ces programmes, Nina ajoute régulièrement ses propres compositions. Il faut noter que les programmes de concerts de cette époque diffèrent considérablement de ceux auxquels nous pouvons assister aujourd’hui : ils durent souvent plus de trois heures et mettent en vedette plusieurs artistes. De plus, ils peuvent même inclure une partie théâtrale avant ou après la partie musicale. Le concept de virtuose jouant seul un programme entier est encore

15 Louis de Chavornay, « Causerie musicale », La Presse théâtrale, 30 août 1863. 16 « Je viens de chez M. Marmontel qui m’a signifié que je devais considérer la musique de Liszt comme très facile pour moi » (CSA, p. 49). Il faut noter que le répertoire pour piano de Liszt n’a rien de facile et qu’il est réservé aux exécutants les plus habiles.

121 inusité17. Par contre, sans offrir de récitals au sens moderne du terme, Nina contribue de façon importante en tant que soliste, accompagnatrice et même chambriste à de longues soirées musicales qui s’apparentent à nos spectacles de variétés.

À cette époque, il est normal pour une jeune fille de jouer du piano mais Nina est dotée d’une habileté assez rare : elle passe de l’interprétation d’œuvres majeures du répertoire à l’accompagnement, en passant par l’improvisation et la composition. Elle relate que lors d’une soirée, elle a d’abord joué un Impromptu de Ketterer et puis est demeurée au piano pour « flirter, préluder, [et] accompagner » un chanteur du Vaudeville. Elle ajoute qu’il a été « enthousiasmé de [sa] complaisance18 ». Ceci peut sembler anodin, mais pouvoir jouer des œuvres sérieuses et se métamorphoser en pianiste du genre que l’on trouve dans les théâtres de variétés n’est pas à la portée de tous les exécutants.

D’autre part, bien qu’elle donne souvent l’impression de ne penser qu’aux divertissements, Nina peut également surprendre par la justesse de ses jugements. Au retour d’un récital donné par Hans de Bulow19, elle écrit :

Le public n’était pas très nombreux, mais admirablement composé, Berlioz, Richard Wagner, enfin l’élite du monde musical. M. de Bulow a un véritable talent sérieux; il ne fait pas le moindre sacrifice à l’effet, pas un grain de charlatanisme; peu ou point de pédales; tout est net, distinct, chaque note a sa valeur; c’est pur, correct, pourtant ce

17 C’est à Liszt que nous devons le récital solo. On lui attribue d’être le premier pianiste assez flamboyant pour soutenir l’attention d’un public pendant un programme entier. 18 CSA, p. 50. 19 Né à Dresde en 1830, Hans de Bulow est alors au début d’une carrière très impressionnante. Pianiste et chef d’orchestre, en 1857, il épouse la fille de Liszt, Cosima. Fixé à Berlin, il est nommé pianiste du prince royal en 1858. Sa vie est profondément liée à celle de Wagner pour qui il crée Tristan et Isolde en 1865. Invité par ce dernier, il s’installe à Munich où il devient, en 1867, maître de Chapelle de la cour. Cette même année, son épouse le quitte pour vivre avec Wagner avec qui elle entretenait une relation depuis un bon moment. De 1887 à 1893, premier chef d’orchestre de l’Orchestre Philarmonique de Berlin, de Bulow est mort au Caire en 1894.

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n’est pas froid : c’est un jeu, comment dirais-je? un jeu intime, pas d’enthousiasme mais de la sensibilité; il n’est pas en scène, il joue pour lui. Il faisait seul les frais de son concert20.

Nina aime être sur scène et applaudie mais son commentaire montre qu’elle a une intelligence musicale hors du commun. Sachant combien elle apprécie le brillant, les effets, l’enthousiasme, on anticipe un mot négatif sur ce jeu « net », « distinct » où « chaque note a sa valeur », où tout est « correct », mais Nina est capable d’apprécier les qualités de ce pianiste qui a une tout autre relation avec le public que la sienne. Son commentaire n’a rien de préfabriqué ou de commun : elle met en mots des états extrêmement difficiles à expliquer et le fait laconiquement. « Il n’est pas en scène, commente-t-elle, il joue pour lui » et ce rapport à la scène et au public constitue l’élément fondamental qui sépare Nina de cet artiste puisqu’à la différence de Bulow, Nina joue pour le public et elle occupe la scène.

En effet, Nina a plutôt tendance à insister sur son rôle d’interprète et ne souhaite surtout pas qu’on oublie la part qu’elle joue dans la transmission d’une œuvre musicale. Elle conçoit sa présence sur scène comme étant importante et, à l’opposé de Hans de Bulow, adopte un style plutôt flamboyant. Toute jeune, elle est consciente que son jeu a le pouvoir de toucher, de séduire ou de faire simplement plaisir à son auditoire et elle tient à ce contact.

Quand elle relate un concert passé à sa correspondante, elle ne néglige jamais de mentionner comment le public a réagi : pour elle, cela fait partie du spectacle. Elle note, avec satisfaction, qu’une de ses compositions fabriquée « avec tous les flonflons de vaudeville et

20 Nina avait rencontré Hans de Bulow quelques jours auparavant. À cette époque, sa réputation ne le précédait pas et, avant de l’entendre, elle l’avait qualifié de « gentil petit pianiste » (CSA, p. 70).

123 d’Offenbach […] grise comme du vin de Champagne21 » et cela lui fait plaisir tout autant qu’à son public. Quand elle interprète, si l’œuvre à exécuter n’est pas suffisamment

éblouissante en soi, elle ajoute une partie improvisée lui permettant d’exécuter les traits virtuoses qui rassasient la soif du public pour le brillant. Elle le fait si bien que La Presse théâtrale rapporte qu’elle s’est vue interrompre au milieu de ses variations les plus ardues, par des applaudissements sincères et enthousiastes22. Il semble donc que le silence n’est pas toujours de rigueur et qu’un concert peut s’apparenter à la prestation d’un athlète que l’on encourage : Nina a ainsi droit à des « rappels enthousiastes et [de] flatteurs murmures d’approbation après chaque trait et chaque rentrée23 ».

Nina apprécie les encouragements du public et sait être, à son tour, une auditrice attentive. Débordant d’enthousiasme au retour d’une répétition du Vaisseau fantôme, elle prend la plume et s’exclame : « Quelle musique vraiment surhumaine! Je suis

Wagnérisée (pardonnez mon enthousiasme d’inventer des mots)24 »! Par la suite, elle assiste

à la première de Tannhaüser à l’Opéra de Paris le 13 mars 1861, soirée où, selon Mérimée,

« tout le monde bâillait25 ». Pourtant, cette soirée emballe tellement Nina qu’elle récidive et assiste, dans une loge offerte par Wagner, à la seconde représentation donnée quelques jours

21 CSA, p. 61. 22 Louis de Chavornay, « Concerts », La Presse théâtrale, 26 novembre 1863. 23 Louis de Chavornay, « Bade », La Presse théâtrale, 4 octobre 1863. 24 CSA, p. 70. 25 Lettres de Prosper Mérimée à madame de Montijo, Paris, Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 1995, t. 2, p. 231.

124 plus tard, le 18 mars26. Cette fois, le public ne bâille plus. « On a sifflé, crié, applaudi; c’était

à devenir sourd, écrit Nina; tous les choristes avaient beau crier à la fois, et l’orchestre se déchaîner avec ses cuivres, le public faisait encore plus de tapage27 ». Pourtant, Nina ajoute que « c’était plus beau que la première » et rien n’indique qu’elle n’est pas sincère. Elle écrit,

à propos du Vaisseau-fantôme, qu’« il y a des phrases qui courent d’instruments en instruments, qui passent dans toutes les modulations les plus riches; des frémissements, des crescendo, qui vous mettent la fièvre dans le sang28 ». Considérant qu’elle n’a que dix-huit ans, ce commentaire n’a rien de puéril ni de superficiel et montre qu’elle apprécie véritablement cette musique avant-gardiste.

Loin d’être une « pianoteuse29 », Nina possède une maturité et une intelligence musicales remarquables. On ne peut douter de l’importance de la musique dans sa vie.

Certainement plus douée pour la musique que la moyenne, disposant de temps et des meilleurs professeurs de Paris, elle a développé une passion et une habileté exceptionnelles pour le piano. Cependant, une carrière lui est interdite : jeune femme du monde, elle ne peut jouer que pour le monde, dans l’univers privé.

26 À notre connaissance, Nina n’a jamais eu de tête-à-tête avec Richard Wagner. Ces places lui ont peut-être été offertes lors du récital de Hans de Bulow auquel Wagner assistait également. Les deux événements font l’objet de deux lettres consécutives, malheureusement non datées, dans sa correspondance (voir CSA, p. 70 et p. 73). 27 CSA, p. 73. 28 CSA, p. 70. 29 L’expression est empruntée à l’auteur de la critique suivante : « Nous avons entendu et s’est fait dignement remarquer une jeune pianiste appartenant au meilleur monde, Mlle Nina Gaillard, qui a un fort beau talent dont elle tire un avantage qui la caractérise d’une foule de pianoteuses qui font du bruit croyant faire de la musique et n’ont que plus ou moins de la mécanique qui, au bout de son ressort, s’arrête court et ne donne plus signe d’existence » (« Comité central des artistes », Le Conseiller des artistes, juillet 1862, nos 27 et 28). Cet article n’est pas signé.

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Pour Nina, la reconnaissance des pairs et du public est importante : pour elle, rien n’est complet sans un public. Elle comprend bien qu’avoir écrit une œuvre n’est pas une fin mais bien un début et, toute jeune, elle s’occupe de rendre publique, sur scène ou sur papier, sa production. Après avoir fait la connaissance de personnages importants, elle n’oublie jamais qu’ils pourront peut-être lui être utiles un jour. En séjour à Bade, elle rencontre le directeur des sociétés philarmoniques de Bordeaux. Elle confie à son amie : « Les concerts de sa société sont interrompus pendant l’été sans cela, je me serais arrangée pour me faire engager pour l’année prochaine30 ». Elle va donc au-devant des possibilités et cherche à se produire en public, autant que cela lui est permis. Il n’y a aucun doute qu’elle sait prendre des moyens pour que les occasions lui soient favorables. Il nous faut d’ailleurs constater que par sa hardiesse, son goût pour la scène et le public, Nina ne se conforme plus au modèle de la jeune fille idéale. Les jeunes filles sont pourtant prévenues : « Pour la femme, il n’y a qu’une carrière : […] l’amour. Toute sa vie gît dans ce mot. Aimer ses parents, aimer son mari, aimer ses enfants31 ». D’après nos sources, Nina choisit d’ignorer cet avis. Jeune, jolie, talentueuse, elle ne souhaite pas cacher son savoir-faire : si une véritable carrière lui est interdite, rien ne l’empêche de partir à la conquête des salons de Paris.

30 CSA, p. 63. 31 CSA, p. 8.

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2. La conquête des salons

a) L’assiduité aux sorties

Nina prend activement part à la vie mondaine : il n’est pas rare qu’elle se rende à plus d’un endroit au courant d’une seule soirée. Quand elle arrive, elle ne passe pas inaperçue : elle brille chez les Beulé, chez la comtesse de Mouzay, et encore chez Mme O’Connell32.

Ces salons ne sont pas de petits salons bourgeois : secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts, M. Beulé est un homme décoré33 et les soirées de son épouse sont très courues34; la comtesse de Mouzay appartient à la maison de l’impératrice35 et Mme O’Connell,

32 Portraitiste recherchée, cette dernière offre des leçons aux dames et demoiselles et il est fort probable que Nina prenne chez elle des cours de dessin. Née à Postdam en 1823, Mme O’Connell (née Frédérique Miethe) a commencé son apprentissage en peinture à Berlin et s’est installée à Bruxelles en 1842. Très vite, elle bâtit sa réputation sur ses talents de portraitiste, mais cherche à s’illustrer dans le grand genre. Son ambition la pousse à quitter Bruxelles pour Paris, où elle se fixe avec son mari, Auguste O’Connell, homme d’armes de profession, en 1853. Le début des années soixante marque un tournant difficile pour elle; elle subit plusieurs échecs. Les critiques ne goûtent guère son tableau Satan auprès d’Ève et sa Cléopâtre nue se donnant la mort est refusée au Salon de Paris (à l’époque, très rares sont les femmes qui représentent le nu). Le couple se sépare. Elle travaille essentiellement comme portraitiste. Au début des années 1870, la dégradation de son état mental nécessite l’internement. Elle meurt en 1885 (Éliane Gubin, Catherine Jacques, Valérie Piette et Jean Puissant (dir.), Dictionnaire des femmes belges, XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Éditions Racine, p. 401-402). 33 Né à Saumur le 29 juin 1826, Charles-Ernest Beulé est archéologue, homme politique français et membre de l'Institut. Envoyé à l’École d’Athènes, il pousse les fouilles de l’Acropole et se fait de bonne heure un nom par ses découvertes dont l’escalier de l’Acropole en 1853 et de la porte Beulé d’Athènes. À son retour en France, il publie L’Acropole d’Athènes (2 volumes, 1853-1854) qui attire l’attention des savants et plusieurs ouvrages dont Les Monnaies d’Athènes (1853) et L’Architecture au siècle de Pisistrate (1860). Il prend la succession de Raoul Rochette à la chaire d’archéologie de la Bibliothèque impériale en 1854. Il entreprend alors des fouilles importantes à Carthage, dont il rend compte dans Fouilles à Carthage (1861). Élu membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1860, il devient secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts en 1862. Il meurt le 4 avril 1874 (DBF). 34 Le salon de Mme Beulé mérite un entrefilet dans l’ouvrage de Laure Rièse : « Selon certains critiques, vers le milieu du XIXe siècle, les salons se font de plus en plus rares et peu d’hommes illustrent[ sic] y viennent ». Ils considèrent le salon de Mme Beulé comme un de ceux encore brillants (Laure Rièse, op. cit., p. 114). 35 Ce renseignement est offert par La Gazette des étrangers du 6 janvier 1864 (FB). Du côté littéraire, la comtesse de Mouzay était auteur de contes moraux pour enfants (DE, p. 49).

127 portraitiste recherchée, offre des soirées figurant au calendrier mondain36. Du point de vue de

Nina, ces trois salons se ressemblent beaucoup : elle s’y rend généralement en grande toilette et, même si elle arrive à minuit, la soirée est encore jeune. Ces trois maîtresses de maison ont en commun d’offrir une grande variété de divertissements incluant comédie, musique, littérature et danse. De plus, leurs réceptions sont fortement achalandées puisque Nina qualifie d’ « intime » une soirée qui accueille une soixantaine d’invités37. Notons que dans ces trois salons, Nina passe une large partie du temps « en scène », qu’elle le fait volontiers et qu’elle n’est pas pressée de rentrer à la maison. Ces réceptions alimentent les chroniques mondaines, ce qui nous permet de dater certains événements narrés par Nina dans sa correspondance et d’en obtenir une vision plus complète. De plus, nous pouvons constater qu’elle y occupe une place de taille : on ne l’applaudit pas seulement au piano, son talent de comédienne est aussi souligné.

b) Échos mondains

Le 6 janvier 1864, La Gazette des étrangers rapporte ce qui s’est passé quelques jours plus tôt chez la Comtesse de Mouzay38 :

36 Tous les ans, Mme O’Connell donnait un bal costumé « qui était, à juste titre, l’événement mondain de l’hiver » (Maurice Dreyfous, op. cit., p. 36). 37 CSA, p. 49. 38 Voici quelques lignes qui donnent un aperçu du contenu de La Gazette des étrangers : « Le Parisien qui veut connaître Paris, son tout Paris des salons, des hôtels, des fêtes et des théâtres, n’a qu’à ouvrir La Gazette des étrangers, comme on dirait à Sésame : « Ouvre-toi !» Tous les trésors des nouvelles en sortent chaque matin. C’est un Parisien par excellence qui a créé cette Gazette plus minutieuse encore que le journal de Bachaumont; c’est un journaliste, un physiologiste, un homme du monde, un homme de lettres, un homme d’esprit et de goût, qui peint ce Tableau de Paris au jour le jour : c’est monsieur Henri de Pène » (René de la Ferté, « Le Monde et le théâtre », L’Artiste, 1er octobre 1867). La Gazette des étrangers a cessé de paraître le 14 décembre 1868.

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Mme la Comtesse de Mouzay qui fait partie de la maison de SM l’impératrice, a ouvert ses salons par une charmante soirée dans laquelle on a applaudi un gracieux proverbe ou plutôt une comédie-vaudeville, de Mlle Marie de Mouzay, et dont le titre est : Tête blanche et tête noire. Les artistes amateurs, Mlles de Mouzay et Nina Gaillard, MM de la Neuville, Girard de Rialle et Gay ont enlevé leur rôle avec infiniment de verve et d’entrain.

La musique n’avait pas été oubliée; le premier concerto de Bériot a été fort bien joué par Mlle Castellan, jeune violoniste de talent, Mlle Nina Gaillard a joué avec son brio et sa grâce habituelle une valse de Chopin, […]

M. de la Neuville qu’on avait applaudi à tout rompre dans le rôle du père noble de la comédie de Mlle de Mouzay, a fait des imitations très réussies de Numa, de Régnier et de Gil-Pérez. Enfin, M. Emmanuel des Essarts a dit, avec beaucoup de succès, une de 39 ses plus jolies pièces des Poésies parisiennes .

Quelques semaines plus tard, La Gazette des étrangers se déplace chez Mme

O’Connell et lui consacre, à son tour, quelques lignes : Nina y figure encore comme comédienne, mais dans un autre rôle. De plus, comme chez la Comtesse de Mouzay, elle se fait aussi entendre au piano.

Samedi de la semaine passée, on a joué la comédie de société dans l’atelier de ce grand peintre qui s’appelle Mme O’Connell, à deux pas du portrait vivant et parlant de M. Alexandre Dumas fils, qu’elle vient d’achever.

La pièce choisie était La Veuve aux camélias [sic] du Palais-Royal.

Mlle Nina Gaillard, pianiste de talent, et Mlle de Mouzay, se sont partagées [sic] les bravos d’une assemblée qui avait le droit de se montrer difficile puisqu’elle se composait de la fleur de tous les arts40.

39 La Gazette des étrangers, le 6 janvier 1864 (FB). 40 La Gazette des étrangers, le 2 février 1864 (FB). La Veuve au camélia, vaudeville, par Siraudin, Thiboust et Delacour, a été créé au Palais-Royal à Paris, le 23 septembre 1857.

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À première vue, le programme de cette soirée semble beaucoup plus modeste que celui proposé chez la comtesse, mais Nina complète le tableau dans sa correspondance.

« C’était bondé de monde, plein de femmes en grande toilette, et derrière elles une telle quantité d’hommes que les murs en étaient noirs; aussi ai-je joué La Veuve au camélia avec un grand entrain…Après la comédie, nous avons dansé41 ».

Contrairement à de nombreuses jeunes filles, Nina ne craint pas d’être remarquée; elle met volontiers ses talents divers au service des salons. En échange, on lui offre des cadeaux de toutes sortes et, à l’occasion, quelques lignes dans le journal42. Celles qui suivent, publiées au lendemain d’une soirée chez les Beulé, lui plaisent tout particulièrement : « Mlle

Nina est seule digne de remplir le vide laissé dans les salons par la mort de Mme Mennechet de Barival43 […] Comme elle, femme du monde, artiste pianiste et compositeur, Mlle Nina

41 CSA, p. 61. 42 On ne lui offrait pas que de la réclame : à la fin de son séjour à Ems, Nina avait reçu en cadeau de « très beaux bijoux » offerts par la princesse Zevaïde Dolgorouky chez qui elle avait fait de la musique presque tous les jours (CSA, p. 120). 43 La comparaison est intéressante puisque Mme Henriette Caroline Bennechet de Barival (1815-1861) était pianiste, compositeur et écrivain. Elle avait un talent d’improvisation qui l’amenait à composer pour le piano et pour la voix des romances, des mazurkas, des valses, des nocturnes, des polkas. Elle jouait surtout dans des concerts de bienfaisance ou lors de soirées chez elle, où elle accueillait de nombreux auteurs et peintres romantiques dont Théophile Gautier. Le 23 février 1847, à la veille d’un concert qu’elle devait donner, Mme Bennechet de Barival lui avait écrit : « Vous seriez mille fois aimable, mon bon monsieur, de vouloir bien dire dans votre prochain feuilleton quelques mots sur la spécialité de mon jeu féminin, nommer mes deux mélodies, la prière et la brise du soir, un autre qui constate bien ma position de femme du monde complètement amateur, cela est nécessaire, étant nommée au milieu d’artistes pour les inconnus du moins, vous comprendrez cette nécessité ». Théophile Gautier a rendu compte de ce concert deux fois : la première dans « La Croix de Berny » du 28 février 1847 et dans son feuilleton du 8 mars. C’est dans ce dernier qu’il répond aux attentes de la dame. « Sous les doigts délicats de Mme Mennechet de Barival, le clavier semble caressé par l’aile d’un oiseau qui passe ou balayé par le bouquet de fleurs traîné par une main distraite […] Quoique femme du monde, Mme Mennechet de Barival sort de la classe des amateurs même de première force, et peut s’asseoir parmi les dieux du piano sur un tabouret d’honneur » (Théophile Gautier, Correspondance générale, éditée par Claudine Lacoste-Veysseyre, sous la dir. de Pierre Laubriet, Genève, Librairie Droz, 1996, t. III, p. 161). Une vingtaine d’années plus tard, le 12 décembre 1868, Nina s’adresse aussi à l’écrivain-critique : « Cher Maître/Je donne le 16 mon premier concert à Paris, et j’ose vous envoyer une loge que je vous supplie de me faire l’honneur

130 avec ses dix-sept ans, est tout naturellement appelée à recueillir ce riche héritage44 ». D’après

Nina, ces quelques lignes lui sont offertes en raison de sa bonne grâce lors de la soirée précédente chez les Beulé : apparemment, les applaudissements étaient tels qu’elle était

« interrompue à toutes les mesures45 ». On ne peut que constater qu’un clivage de plus en plus important sépare Nina de l’image idéalisée de la jeune fille modèle. La première, timide et réservée, que l’on doit prier d’exécuter un joli morceau au piano et la seconde, extrovertie, qui n’est que trop heureuse d’être sur scène. L’une qui rougit lorsqu’on la regarde et l’autre qui s’épanouit sous les applaudissements. Si la mère de la première doit pousser sa fille pour qu’elle soit au moins vue, la mère de Nina devrait tenter de modérer sa fille puisque

« l’attention sur une femme est contraire à la timidité, à la pudeur qui convient à [son] sexe46 ». Même si le salon appartient au domaine privé, les échos mondains appartiennent à l’univers public et peuvent éventuellement saturer le public d’une image ou même d’un nom.

d’accepter. J’y joue de ma musique et j’ai l’audace d’y faire dire de mes vers; pardonnez moi et faites moi le plaisir inespéré de venir/Ci-joint un mot pour Estelle/Votre respectueusement dévouée/Nina de Callias/Quelques lignes de votre plume d’or, dans votre lundi, me rendrait bien heureuse/Ma chère Estelle/presse les genoux de ton papa pour qu’il vienne à la représentation et qu’il t’y amène bien des baisers de ton amie/Nina » (autographe : Lov C492 fos 315-317 reproduit dans Théophile Gautier, op. cit.). Théophile Gautier ne parle pas de ce concert, mais les journaux musicaux le mentionnent. Il s’agit en fait d’une soirée musicale et dramatique, donnée à l’École lyrique avec la participation de plusieurs artistes. Nina de Callias y joue, entre autres, une romance et un galop de sa composition, mais les comptes rendus ne disent rien de ses vers. 44 Nina reproduit dans sa lettre l’article de journal pour son amie. Dans cette même lettre, Nina lui demande si elle était au convoi de Scribe. Comme ce dernier est mort à Paris le 20 février 1861, cela nous donne une indication temporelle assez précise et surtout nous permet de confirmer que Nina avait alors dix-sept ans (CSA, p. 104). 45 CSA, p. 104. 46 Louise d’Alq, Consuelo, op. cit., p. 8.

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c) Au pays des rêves

Quand Nina n’est pas dans les salons, elle se laisse aller à la rêverie : elle est fascinée par l’image du poète et de sa muse et aimerait bien jouer ce rôle. L’homme, le grand homme, surtout le grand poète, voilà où son cœur trouve matière à romance. À seize ans, c’est l’image de Joseph Méry, poète suffisamment âgé pour être son grand-père, qui alimente ce rêve47.

Convaincue d’être amoureuse de lui, Nina ne se contente pas de rêver, elle passe aux actes et lui envoie de longues lettres où elle lui déclare ses sentiments et où elle le prie de ne pas détruire ses illusions48 : « Je me suis fait par votre poésie un monde idéal et si beau! »

Perdue dans ses rêves, Nina fait tout de même preuve d’un certain sens pratique et trouve des arguments pour plaider sa cause. Elle ne se borne pas à lui livrer la beauté de ses sentiments, elle l’informe qu’elle sera, dans quelques années, « libre et maîtresse d’une fortune qui [lui] permettra de vivre à [sa] guise », ce qui montre qu’elle n’a pas entièrement perdu contact avec la réalité et qu’elle est effectivement au courant des difficultés financières allant de pair avec le métier de poète. Elle lui écrit sous un pseudonyme et n’attend qu’un seul mot pour lui révéler son identité : ne pouvant lui donner son adresse, elle lui suggère de l’encourager à même son feuilleton, en le commençant par le mot « voilà » puisque qu’il est tellement facile

à employer. « Vous pouvez dire, lui suggère-t-elle, voilà une semaine bien remplie ou voilà

47 Né en 1798, Méry arrive à Paris en 1824 et écrit dans Le Nain jaune. Auteur prolixe, présenté par Dumas comme extrêmement doué, il accumule romans, livrets d’opéras et pièces de théâtre. On lui doit, entre autres, L’Imagier de Harlem, écrit avec Gérard de Nerval (DE, p. 121). 48 Deux de ces lettres sont publiées dans CSA, p. 124-126. Louise d’Alq n’explique pas comment elles sont venues en sa possession mais, à date, personne n’a questionné leur authenticité. Mme d’Alq ajoute que ces lettres étaient livrées chez le poète accompagnées de magnifiques bouquets de violettes.

132 la saison qui commence; enfin ce que vous voudrez mais ce mot, indifférent pour tous, ce sera ma vie, mon rayon de soleil ». Elle songe à tout : « Pensez quand j’ouvrirai ce journal comme mon cœur va battre, comme je serai émue; il me semble que vous ne pouvez pas me refuser cela, c’est si peu de chose pour vous, c’est tant pour moi, car enfin je ne vous demande que de me laisser vous aimer ». Le poète ne succombe pas à l’offre mais, au fil de sa correspondance, nous voyons que Nina conserve pour lui une admiration qui va au-delà du plaisir de lire ses vers.

d) De retour sur terre

L’engouement de Nina pour les poètes s’apparente beaucoup à celui qu’une partie du public ressent aujourd’hui pour les vedettes de cinéma. Elle ne se contente pas de lire leurs

œuvres, elle court les autographes, exactement comme ceux qui font la file à l’entrée des artistes pour obtenir quelques mots précieux signés de la main de la personne convoitée. Non seulement elle les collectionne pour le plaisir de le faire mais elle spécule, ici et là, sur la valeur qu’ils pourront avoir un jour; pour elle, il s’agit surtout de valeur symbolique et de faire preuve d’un certain pouvoir. Obtenir l’autographe rare, celui que nul autre ne peut se procurer est un défi que Nina aime relever et surtout gagner49. Comme les victoires se savourent généralement mieux en compagnie, elle ne tarde pas à les annoncer : « J’ai de bonnes nouvelles de mon album, annonce-t-elle; Théophile Gautier a promis de faire une

49 Notons par exemple qu’elle admet avoir mis une amie « en campagne pour [lui] avoir un autographe de Bériot ». Elle juge que cela sera « d’autant plus précieux qu’étant aveugle […] il n’écrit plus du tout, et que ses autographes sont rares » (CSA, p.80).

133 exception en ma faveur, ce qui ne lui est arrivé que quatre fois dans sa vie50 ». Avoir la considération d’un poète, obtenir une faveur, cela flatte Nina et lui montre qu’elle a un certain pouvoir. Très satisfaite de sa collection, elle a l’intention de faire relier tous les morceaux qui lui ont été offerts par les auteurs et d’en faire son « livre d’or51 ».

Si cette activité semble plutôt normale, l’intérêt de Nina pour les vedettes ne s’arrête pas là. L’hôtel d’Alexandre Dumas fils étant à louer, elle va le visiter sous prétexte de chercher un logement : à son retour, elle est capable de décrire un bon nombre d’objets en détails. Cet intérieur la séduit : « C’est ravissant, commente-t-elle; un pauvre millionnaire jetterait sa fortune chez Tahan52 ou Monbro53 sans réussir à imiter ce luxe artistique; tout ce que la fantaisie, l’art, et le bric-à-brac ont inventé de plus élégant, est réuni dans ce délicieux

50 CSA, p. 102. D’après Nina, Théophile Gautier n’accepte que très rarement de laisser un autographe dans l’album des maîtresses de maison. S’il a accédé à son désir, l’album en question est aujourd’hui perdu. 51 Ibid., p. 108. 52 Faisant le tour des « spécialistes » de fins objets à Paris, A. Laroche le dit maître des « petits meubles féeriques et des fines curiosités du boudoir ». D’après lui, « Tout Paris parisien connaît et ce fabricant et ses œuvres, on ne conteste ni son goût ni le fini de ses productions; on ne lui fait qu’une critique, c’est qu’il est bien cher! Il serait difficile de prétendre le contraire […] Il y a clientèle et clientèle, comme il y a produits et produits. La clientèle élégante veut des choses élégantes, dût-elle les payer un peu cher. C’est à celle-là que Tahan s’adresse, et c’est par elle que, renouvelant ses produits, il a imaginé cette année les nouveaux chefs- d’œuvre qu’on admire dans son nouveau magasin du coin de la rue Richelieu, Maison Frascati. Ce magasin, dans sa pensée, est destiné aux étrennes sérieuses, aux acheteurs de la High Life » (A. Laroche, « Une visite chez Tahan » dans L’Artiste, tome cinquième, Paris, Aux bureaux de L’Artiste, 1858). 53 Georges-Alphonse-Bonifacio Monbro (1807-1884) dirigeait une « Maison spéciale pour l’ameublement ancien, ateliers de réparations, pendules, bronzes, candélabres, porcelaines de Chine et de Sèvres, meubles sculptés, bois dorés Louis XIV, Louis XV, etc. » […] À la fin de sa vie, il s’est installé comme « expert en ameublement et objets d’art ». Les meubles de Monbro sont maintenant recherchés par les collectionneurs et sont à l’occasion offerts aux enchères par les grandes maisons comme Sotheby’s ou Christie. Voici la description d’un cabinet Monbro offert le 29 mai 2009 sur auction.fr : « cabinet à façade architecturée, à léger ressaut, ouvrant à un vantail, plaqué d’ébène et marqueté en contrepartie de laiton à la manière d’André-Charles Boulle. Riche ornementation de bronzes dorés avec au centre du volet un médaillon représentant l’enlèvement des Sabines. Rubans, tores, feuilles d’acanthe, baguettes d’oves, cadres et motif central de croisillons ornés de quatre-feuilles complètent le décor ». Valeur estimée : 5000 à 8000 euros.

134 nid d’artiste54 ». Elle confie même à sa correspondante qu’elle a fureté partout, qu’elle a eu une « envie terrible de voler quelque chose », qu’elle a failli prendre un cigare en souvenir mais qu’elle a su résister à la tentation. Cet intérieur luxueux où le poète crée entouré de tentures des Gobelins, de porcelaines de Sèvres, de tableaux des plus grands maîtres correspond en tous points à l’idéal du logis bohème imaginé par Nina et ne vient que renforcer ses sentiments pour les artistes.

Cette petite excursion des plus irrégulières souligne le côté fantaisiste de Nina et le fait que Mme Gaillard soit incapable d’affronter la volonté de sa fille. Quand Nina désire quelque chose, il semble bien que rien ne puisse l’arrêter. Si les Gaillard ont offert à leur fille une éducation de premier ordre, ils semblent oublier de lui inculquer le goût de la régularité et de l’ordre. Nina est libre de mener à terme des projets pour le moins irréguliers et, en cela,

Mme Gaillard néglige de la préparer pour la vie « dépendante » et « monotone » qui est réservée à la femme55.

3. Accidents de parcours a) Sous le charme d’Hector de Callias

À défaut de grand poète, Nina fait la connaissance d’Hector de Callias, fournisseur de chroniques pour Le Nain Jaune et Le Figaro. Né à Paris le 30 septembre 1841, il vient d’une famille savoyarde. Son père, le marquis Joseph de Callias né à Le Noyer en Savoie le 12 août

54 CSA, p. 94. 55 Mme de Genlis, op. cit., t. 1, p. 31.

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1817, est ingénieur, « homme de plume et surtout professeur de français56 ». Il est sans fortune personnelle et vit « du produit des leçons de français qu’il donne chez lui et dans les familles ». La mère d’Hector, Bénigna de Callias, est professeur de dessin et peintre. D’après

L’Artiste du 15 janvier 1866, elle est Anglaise d’origine et peint à l’huile, au pastel et sur faïence57. Hector a un frère, Horace, qui s’adonne également à la peinture58.

En peu de temps, Hector de Callias charme Nina qui en est à ses premiers pas dans le domaine des choses sentimentales. Les confidences de la jeune fille tracent un portrait de femme n’ayant rien à voir avec celui de la femme aux mœurs douteuses laissé plus tard. En fait, les réflexions de Nina révèlent son inexpérience, chose peu surprenante considérant l’éducation des jeunes filles de l’époque59.

Il semble que Mme Gaillard soit également sous le charme du jeune homme puisqu’elle facilite leurs rencontres sachant que son mari le « flanquerait immédiatement à la

56 Ces renseignements sur Joseph de Callias proviennent du dossier Callias, APP. 57 Cette chronique de Pierre Dax annonce qu’elle « vient d’exécuter une fort bonne copie, réduction de moitié, d’un tableau de Véronèse, placé dans le salon carré du et représentant Jupiter foudroyant les Titans. La fougue et la puissance de l’original ont été rendues par Mme de Callias avec une fidélité et une conscience rares ». Dans L’Artiste du 1er février 1870, c’est René de la Ferté qui annonce qu’elle vient de copier, avec « un vrai talent », « le beau portrait de l’empereur par Cabanel». « C’est presque l’original; aussi on en a fait cadeau d’empereur à empereur. On retrouvera cette belle toile en Russie ou en Autriche. Dans un an, ce sera un original ». Mme Bénigna de Callias fut l’élève de Cabanel et exposa au Salon de 1868 à 1881. 58 Après des études dans l’atelier de Cabanel, Horace de Callias a exposé au Salon à partir de 1870. Il est mort en 1921 (Bénézit). 59 Dans Le Figaro du 28 février 1881, Zola déplore l’éducation offerte aux jeunes filles. Il blâme les parents qui, soucieux de conserver la pureté de leur fille, lui offrent souvent « une somme d’ignorance et de niaiserie incalculable. Lorsque l’enfant grandit, elle a des maîtresses qui lui apprennent des choses expurgées, prodigieusement plates. On déforme pour elle la langue et la nature. C’est une éducation et une instruction bonnes pour une poupée de carton » (« L’Adultère dans la bourgeoisie », Le Figaro, 28 février 1881).

136 porte » s’il apprenait qu’il fait la cour à sa fille60. Pour Nina, Mme Gaillard joue le rôle du

« bon ange61 ». Nina raconte : « Elle l’a gardé à dîner…Henriette était sortie. Nous nous servions nous-mêmes. Ah! Comme nous étions heureux tous les trois! Il est resté tard; nous avons fumé des cigarettes et je lui ai joué une ballade de Chopin62 ».

Hector de Callias excelle à provoquer et multiplier les rencontres : il a ses entrées au théâtre où il retrouve Nina et Mme Gaillard, les raccompagne et il propose même à Nina de préparer avec lui la nouvelle opérette d’Offenbach, Lischen et Fretzchen, qu’ils joueront plus tard dans les salons63. Tout ceci ne peut que séduire Nina qui adore jouer la comédie et qui aime être courtisée64. Cette opérette les laisse se rencontrer de nombreuses heures et, comme il n’y a que deux personnages, les tête-à-tête abondent. Nina confie à son amie qu’il vient chez elle à peu près à tous les jours sous différents prétextes. Elle ajoute cependant que sa mère ne les laisse jamais seuls et qu’Hector de Callias ne lui tient que des propos indifférents. Cependant, après de nombreuses répétitions d’Offenbach, de soupirs, de rencontres au théâtre et dans les salons, Nina confesse qu’elle est vraiment éprise d’Hector65.

Pourtant, quand son amie fait allusion à un mariage prochain, elle lui répond : « Nous n’en

60 GR, p. 67. 61 Id. 62 Id. 63 Créée en 1863, cette opérette d’Offenbach d’une durée de 35 minutes ne met en scène que deux personnages, deux Alsaciens qui se rencontrent pour la première fois. Ils ont le coup de foudre mais apprennent ensuite qu’ils sont frère et sœur. Terrassés par cette nouvelle, ils reçoivent une lettre de leur père spécifiant qu’ils ne sont que demi-frères ce qui leur permet, légalement, de donner suite à leur amour. Nina devait jouer une marchande de balai et cela l’amusait (GR, p. 63). 64 GR, p. 66. 65 GR, p. 63.

137 sommes pas là, Dieu merci66 »! En effet, Nina en est toujours aux divertissements, et ils sont nombreux.

b) Période de réjouissances

En cet hiver 1864, c’est un bal costumé qui nécessite toute son attention : « Les préparatifs pour le bal costumé de Mme O’Connell vont leur train », raconte-t-elle. Pour l’occasion, elle prévoit un costume de Nain jaune qui « est entre les mains de la couturière » et, pour compléter le tout, elle a « les armoiries d’Aurélien Scholl : un cigare, une plume, une

épée, brodées sur [son] chapeau67 ».

Le bal costumé offre une autre occasion de jouer la comédie et procure un divertissement grandement anticipé : celui de Mme O’Connell est, d’après Maurice

Dreyfous, « l’événement mondain de l’hiver68 ». À lire les mémoires de l’époque, on se rend compte du plaisir que chacun éprouve à se préparer pour l’occasion. Le choix du costume constitue en soi une occupation assez sérieuse puisque l’on s’en rappelle longtemps après la fin de la soirée. Abel Hermant se souvient que, pour un bal chez l’éditeur Charpentier, sa

« mère avait une coiffure et une collerette à la Catherine de Médicis, et que Mlle Charpentier

66 GR, p. 67. 67 GR, p. 62. 68 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 36. Rappelons que Dreyfous a rencontré Nina la première fois lors de ce bal annuel. Il s’agit sans doute de celui de l’année précédente puisque Nina y était en costume d’Algérienne et que cela précédait sa rencontre avec Hector de Callias. Pour sa part, Juliette Adam raconte sa propre expérience à ce bal: « Le grand atelier de Mme O’Connell était place Vintimille. Le soir du bal, Adam-Salomon et moi nous faisons notre entrée bras dessus, bras dessous; Marat tient une corbeille pleine de sucre d’orge; j’en ai une remplie de petits pains avec une terrine de volaille au milieu. Le bal est un pique-nique et chacun doit apporter sa quote-part […] Tout le Paris du monde des lettres et des arts est là. O’Connell, en costume Louis XIII, est splendide. […] Elle, grasse, les chairs rosées, habillée en belle dame de Rubens, flattée, aimée sincèrement par ses amis très nombreux, est au comble de l’enchantement » (Mme Adam, Mes premières armes littéraires, p. 146).

138 avait emprunté le costume de Sarah Bernhardt dans Tosca69 ». D’autre part, il n’a pas oublié que « le romancier anglais très Parisien George Moore était en Pierrot et qu’il était le seul ».

Ce choix de costume, qu’il considère comme un faux-pas, lui fait ajouter qu’ « il errait à travers les vastes salons, cherchant en vain son semblable […] Il ne savait comment s’excuser d’une originalité qu’il n’avait point voulue70 ». On ne peut donc minimiser l’importance et les conséquences de la sélection du déguisement.

Pour Nina, le jour tant attendu du bal arrive et elle profite grandement de son costume pour se promener au bras d’Hector de Callias. De retour chez elle, elle confie à sa correspondante les détails de la petite comédie improvisée qu’elle a jouée chez Mme

O’Connell :

Moi dans mon costume de Nain jaune, lui, sous la résille de Figaro, nous avons fait le tour de la salle en blaguant tout le monde. J’imitais Scholl; lui Villemessant. Nous avons été de suite entourés par tous les artistes qui demandaient de la réclame; les littérateurs voulaient collaborer, d’autres balayer nos bureaux71.

D’après ces renseignements, il semble que tous les invités ne demandent qu’à jouer le jeu et à s’improviser un nouveau personnage pour la durée du bal. À titre de chroniqueur de

L’Artiste, Hector de Callias fournit d’autres détails sur cette soirée :

69 Abel Hermant, Souvenirs de la vie mondaine, op. cit., p. 131. 70 Id. 71 GR, p. 71.

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Le bal annuel de Mme O’Connell a surpassé, s’il est possible, la splendeur des années précédentes. La cohue était énorme. On a commencé à s’amuser à quatre heures du matin, après que tout le monde a été parti parce qu’il restait encore assez de monde pour danser un cotillon de cent personnes.

Mme O’Connell avait copié sur la pyramide de Chéops le costume d’Isis, ou plutôt c’était Isis elle-même, la déesse mystérieuse aux yeux de sphinx et de lion72.

De plus, pour plusieurs d’entre eux, notamment Nina et Hector, la soirée se prolonge dans les échos mondains. C’est ainsi que La Gazette des étrangers rapporte que « Mlle Nina

Gaillard, une pianiste aux doigts de fée, en Nain jaune, a été vue donnant le bras à M. Hector de Callias, en Figaro73 ». Nina se trouve donc là où on trouve le Tout Paris et profite pleinement de la vie. Elle ne craint ni de se montrer ni de se faire remarquer. Amoureuse, elle n’a plus qu’un souci : que son entourage approuve le choix de son prétendant74.

c) Nuages à l’horizon

Homme averti et père sérieux, M. Gaillard se méfie du jeune comte de Callias et n’est pas du tout au courant de l’évolution de leur relation75. En outre, Nina sait parfaitement qu’il s’opposerait à son choix mais ne veut rien entendre de négatif au sujet de son prétendant et ce, même après avoir été témoin d’une de ses scènes de colère.

72 Hector de Callias, « Le Monde comme il va », L’Artiste, 15 avril 1864. 73 La Gazette des étrangers, le 9 mars 1864 (FB). 74 « Imaginez-vous, confie-t-elle à Louise Ledieu, que Kate [Catherine Yapp] m’écrit une lettre insensée en me suppliant de nouveau de ne pas aimer Hector, disant qu’une femme qui met sa main dans la sienne est perdue…, que je ne dois pas me laisser entortiller dans le péplum de ce Troyen de la décadence, qu’il a dix maîtresses » (GR, p. 68). 75 Nina écrit : « Papa le déteste toujours » (GR, lettre du 7 janvier 1864).

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Samedi, il m’a fait une scène à propos de Naudin! Est-ce assez ridicule? Naudin, un homme marié, ayant deux grandes filles de mon âge? A peine cette histoire-là était-elle finie qu’il s’est mis en fureur parce que j’ai joué un quadrille pour amuser Delaage qui m’adore au piano; Hector est parti aussitôt du bal en renversant deux chaises et une lampe…Sortie à effet! C’est le mobilier de Mme O’Connell qui a payé les frais de sa jalousie76.

Hector de Callias a certainement des difficultés à contrôler ses accès d’humeur. Lors d’une promenade entre amis, Nina raconte encore comment il s’est emporté : « Il a eu un accès de colère folle. Il est parti tout seul, en avant, cherchant à nous perdre, puis nous courant après. Ensuite il a jeté son cigare tout allumé sur ma robe…S’il avait pu me battre, soyez sûre qu’il l’eût fait…77 ».

Mise en garde, Nina demeure subjuguée par cet homme colérique et le mariage d’Anne-Marie-Claudine Gaillard, âgée de vingt-et-un ans, et d’Hector-Bénigne-Richard de

Callias, homme de lettres, âgé de vingt-trois ans, est célébré le 3 novembre 1864 à la Mairie de la rue Drouot78. La cérémonie religieuse, protestante, a lieu en la chapelle Taitbout79: seuls sont présents les parents des époux et leurs témoins. L’Artiste du 15 novembre publie quelques lignes sur le sujet.

76 GR, p. 68. 77 Id. 78 Archives de Paris, acte de mariage, V4E 1006, 874. 79 Registre des mariages de l’église évangélique du culte réformé de la chapelle Taitbout, année 1864, p. 142 (FB).

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Hector de Callias a monté jeudi pour son compte l’escalier de la mairie de l’Opéra. Il a épousé une jeune fille du monde, et qui est, par surcroît, grande musicienne. Les témoins de M. de Callias, pour cette affaire d’honneur, étaient MM de Nieuwerke et 80 Arsène Houssaye; les témoins de l’épousée étaient MM. Herz et de Pressensé .

Le mariage de Nina laisse plusieurs de ses proches assez perplexes. « J’ai vu Nina,

écrit Cazalis à Mallarmé; il paraîtrait qu’elle est mariée. Il n’y avait à son mariage, qui s’est fait il y a quinze jours, et qui pressait, a dit une femme de chambre, que les témoins et les jeunes époux81 ». On peut difficilement expliquer comment Nina a pu obtenir le consentement de son père. L’histoire offre deux scénarios possibles : d’une part celui offert par la femme de chambre et qui semble infondé puisque Nina n’a jamais eu d’enfant et de l’autre, Nina aurait feint une tentative de suicide qui aurait attendri son père82. Chose certaine, l’avocat n’avait aucune confiance en Hector de Callias et avait préparé un contrat de mariage qui, en cas de séparation, protégeait sinon sa fille, du moins sa dot83.

80 Alfred de Nieuwerke[rke] est surintendant des Beaux-Arts. L’acte de mariage stipule qu’il est « sénateur, grand officier de la Légion d’honneur, et qu’il demeure au Palais du Louvre ». Arsène Houssaye est alors directeur de L’Artiste, Henri Herz est le professeur de piano de Nina et Edmond de Pressensé est le pasteur de la famille de Nina. 81 CSM, t. 1, Gallimard, 1959, p. 140 [21 novembre 1864]. Mallarmé lui avait répondu que ce qu’il lui disait de Nina était « bizarre ». 82 Cette interprétation est celle de Suzanne de Callias, nièce d’Hector de Callias (« La Dame aux éventails », Les Nouvelles littéraires, 27 août 1959). 83 Le contrat de mariage reçu par Maître Desforges le 29 octobre 1864 indique que Nina était mariée sous le régime de la séparation de biens. D’après les recherches d’Adeline Daumard, les contrats de mariage étaient communs et pouvaient prendre de nombreuses formes. Ils tendaient généralement à protéger l’apport des femmes qui, une fois mariées, étaient mineures devant la loi et perdaient le contrôle de leurs avoirs (op. cit. p. 185-197).

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Arsène Houssaye confirme rétrospectivement les craintes de M. Gaillard en suggérant que la fortune de Nina n’était pas étrangère à l’amour qu’Hector de Callias éprouvait pour elle.

Hector de Callias, tout jeune alors […] eut l’étrange idée de se marier, lui qu’on aurait presque pris pour M. de Cupidon, tant il était encore imberbe et évaporé. Mais il avait rencontré de par le monde chantant, Mlle de Nina de Villars [sic], qui ne lui apportait pas seulement un piano en dot, mais aussi cinquante mille livres de rente. Pour un disciple d’Apollon, c’était inespéré; mais par malheur, il n’aimait point le piano84.

Une fois mariée, Nina est demeurée sous le toit familial, au 17 rue Chaptal, et Hector de Callias est venu s’y installer. Il semble que leur mariage ait mis un terme, du moins temporairement, aux sorties insouciantes de la « bande à Nina ». Elle a sans doute pris « un jour », comme toute dame fraîchement mariée, et continué de recevoir ses amis mais il ne reste aucune trace des réceptions de ces années85. Par contre, nous retrouvons Nina dans les chroniques mondaines sous le nom de Comtesse de Callias. Les jeunes époux se rendent à

Bade et à Ems pendant la saison estivale et Nina y donne des concerts86. Après la lune de

84 Arsène Houssaye, Les Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle. 1830-1890, tome IV, Dentu, 1885, p. 64. 85 Son « Album » ne contient aucun autographe des années 1864 à 1866. C’est sous forme d’un poème signé Maurice Dreyfous que nous retrouvons un signe de l’existence du 17 rue Chaptal. Conservé dans l’album de Nina, daté du 24 juin 1867, nous ne pouvons savoir s’il s’agissait d’une soirée ou de la visite d’un ami intime. Le titre en est : « Vers improvisé en l’honneur du célèbre Chat Poupée (4 jours après la 1ère [de la reprise] d’Hernani) » (MV, p. 569). Notons l’importance de l’événement pour Nina qui avait écrit au fils du poète pour obtenir une entrée : Monsieur, On dit qu’on va jouer Hernani, est-ce vrai cette grande et bonne nouvelle? Je viens vous supplier de penser à me mettre quelque part dans la salle le jour de la première, serait-ce dans le lustre. Pardonnez-moi cette indiscrétion. Vous devez la comprendre. Nina de Callias rue Chaptal 17 (, a. 5126, don Jean Hugo, 1958). 86 La Gazette des étrangers signale leur présence à l’hôtel des Quatre-Saisons à Ems, les 13 et 26 juillet 1865, à Wiesbaden le 13 août 1865 et à Bade le 8 septembre de la même année. Dans un article daté du 24 janvier 1866, le même périodique souligne « le succès qu’a obtenu Mme H. de Callias (Mlle Nina Gaillard), à un des

143 miel, il semble que Nina retrouve le goût de la musique: qu’Hector de Callias aime ou non le piano, Nina continue à jouer et à se produire en public. Son jeu est toujours apprécié et le public l’applaudit chaleureusement. Après s’être consacrée corps et âme à la conquête d’Hector, Nina se laisse séduire à nouveau par le piano.

d) Retour aux anciennes passions

Pour Nina, le piano n’est pas un simple passe-temps, son certificat de mariage prouve qu’il fait partie de son identité : en effet, le document indique clairement « pianiste », immédiatement après son nom87. Si Hector de Callias pensait qu’une fois mariée Nina abandonnerait le piano, il se trompait.

À Paris, Nina ne se limite plus aux salons, elle se produit lors de concerts extrêmement prestigieux où les artistes sont choisis avec beaucoup de soin. Elle a l’occasion de jouer dans des cadres enchanteurs dont celui du Palais Pompéïen qui est, selon Arsène

Houssaye, un haut lieu de l’art88. Pour l’occasion, elle s’en tient aux grands classiques et la

mercredis de Henri Herz » et en profite pour ajouter qu’elle « a fait sa saison à Ems » où « elle a été applaudie » (FB). 87 Document cité. 88 Arsène Houssaye, Confessions, op. cit., p. 171. Construit par le prince Napoléon (frère de la princesse Mathilde) pour sa maîtresse, la comédienne Rachel, le Palais Pompéien est inspiré d’une villa romaine. Malheureusement, la comédienne meurt en 1858, avant que les travaux soient terminés. Richement décorée, la villa est inaugurée le 14 février 1860 en présence de Napoléon III, de l’Impératrice et de la cour. Cependant, le mariage du prince avec la jeune Clotilde de Savoie rend impossible un emménagement dans une maison inspirée par une maîtresse. Le couple réside donc au Palais-Royal et le prince se sert de cette villa pour y organiser des fêtes ou des soirées intimes. En 1865, le prince Napoléon quitte la France pour la Suisse et décide alors de vendre le palais qui est acquis en 1866 par un groupe d'acheteurs, dont Arsène Houssaye, qui le convertit en musée. De 1866 à 1870, date à laquelle l’édifice est fortement endommagé, Arsène Houssaye y présente quelques concerts (http://expositions.bnf.fr/napol/grand/121.htm).

144 critique souligne la puissance de son jeu dans le trio en si de Beethoven et sa fantaisie dans la

Polonaise de Chopin89.

Le jeu de Nina suscite une grande variété de qualificatifs : elle joue « avec brio90 »,

« brillamment91», avec « agilité et fantaisie92 », son talent est « tendre93 », « passionné94 » et on lui accorde d’être « du meilleur monde95 ». Capable d’improviser et de composer, elle reprend des airs favoris à la mode et les façonne en fantaisies, galops, variations de toutes sortes pour le plus grand plaisir de son public. Dans la critique, cette capacité d’offrir au public des traits spectaculaires, éblouissants, se traduit par des épithètes hors du commun : on lui attribue de « fanatiser96» ou encore « d’électriser la salle97 ». À l’occasion, le public s’emballe et « cinq morceaux annoncés au programme » ne peuvent suffire au public qui rappelle Nina « à trois reprises pour entendre des pièces supplémentaires98 ». Même comme accompagnatrice, elle ne se limite pas à exécuter correctement une partition : elle donne un

89 La Gazette des étrangers, dimanche 20 janvier 1867. Le concert avait eu lieu le 17 janvier (FB). 90 La Gazette des étrangers, 6 janvier 1864; Louis de Chavornay, « Concerts », art. cit. ; La Presse musicale, 3 décembre 1868 (FB); La Presse musicale, 24 décembre 1868 (FB). 91 A. Giacomelli (dir.), « Chronique musicale », La Presse théâtrale, jeudi 3 décembre 1863; Louis de Chavornay, « Concerts », art. cit.; La Gazette des étrangers, 31 août 1867 (FB). 92 La Presse musicale, 1er mars 1866 (FB); Revue artistique et littéraire, T. VI, 1864. 93 Louis de Chavornay, « Bade », art. cit. 94 Id. 95 « Comité central des artistes », Le Conseiller des artistes, art. cit. 96 La Presse musicale, 22 mars 1866 (FB). 97 Le Nain jaune, 20 décembre 1868 (FB). 98 La Presse musicale, 5 septembre 1867 (FB).

145 spectacle, notamment lorsqu’elle accompagne « les chœurs de Lohengrin, dont elle jou[e] l’effrayante et étonnante bacchanale avec une furie toute française99 ».

Nina est même invitée à jouer dans les salons du Louvre, ce qui représente un grand honneur :

M. le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts, a ouvert, vendredi dernier, pour la seconde fois, les salons du Louvre. Ces réceptions comportent toujours un programme artistique et musical, des plus choisis et des plus restreints. Les femmes en font rarement partie. L’exception faite autrefois pour Rachel et Malibran a été faite cette fois pour une pianiste, Mme N. de Callias qui, après avoir exécuté dans la plus pure tradition classique un rondo de Weber, a déployé dans la valse en ut majeur de Chopin, d’immenses ressources d’agilité et de fantaisie100.

Le public de ces concerts est constitué de deux à quatre cents invités, « la fine fleur de tout ce que Paris compte de personnalités dans le domaine des arts et de la politique101 » mais les dames en sont exclues102. Le cadre en est somptueux puisque le comte dispose des collections du Louvre pour décorer. Considérant le prestige du lieu, le fait que Nina y soit invitée témoigne que son jeu est extrêmement apprécié d’un public choisi.

e) La fin d’un rêve

Si la carrière de Nina se porte très bien, on ne peut en dire autant du bonheur du jeune couple et, semble-t-il, les réserves venant de parents et amis avaient bonne raison d’être.

99 La Presse musicale, 24 décembre 1868 (FB). 100 La Presse musicale, 1er mars 1866 (FB). 101 Fernande Goldschmidt, Nieuwerkerke, le bel Émilien, Prestigieux directeur du Louvre sous Napoléon III, Paris, Art International Publishers, 1997, p. 32. 102 Ces soirées ont pour objectif premier de favoriser les échanges entre artistes et l’élite de la société. Elles sont réservées aux hommes. Par contre, au-dessus du salon, une petite loggia permet à de rares heureuses élues, dont Madame Émilien de Nieuwerkerke et la Princesse Mathilde, d’assister au spectacle par un œil-de-bœuf, sans être vues (Fernande Goldschmidt, op. cit., p. 35).

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Entre les excès d’alcool et d’humeur, la vie conjugale n’était pas douce auprès d’Hector de

Callias et, suite à plusieurs incidents de plus en plus violents, Nina juge bon d’y mettre un terme103. La demande de séparation déposée le 18 mars 1868 stipule que « dès le début, la vie commune avait été troublée et rendue intolérable pour [Nina] par la conduite et les habitudes de son mari » qui est décrit comme « oisif, refusant de se livrer à aucun travail [et] vivant à l’aide des revenus de sa femme qu’il gaspillait en orgies104 ». De plus, il « passait les nuits dans les plus détestables milieux, rentrait chez lui à cinq ou six heures du matin le plus souvent ivre mort incapable de se soutenir et, obligé pour rentrer à son domicile de réclamer l’aide du concierge de la maison ». Outre l’abus verbal, il passait souvent aux actes et, « à diverses reprises, [Nina] avait dû se faire soigner à la suite de violences inouïes dont elle portait les traces105 ». Le plaidoyer ajoute « que cette douloureuse existence à force de chagrin et de désespoirs incessants avait fini par mettre [la] vie et [la] raison[de Nina] en péril » et « qu’à la suite d’une scène de menaces de mort [Nina] n’avait plus la force de résister aux pensées de suicide dont elle était assaillie », qu’elle avait dû être conduite dans

103 Quand il avait bu, Hector de Callias pouvait être violent et, d’après ses contemporains, il buvait souvent. Selon Edmond Lepelletier, Hector de Callias était « un absinthier de premier rang [qui] réalisait parfaitement pour les bourgeois l’apercevant attablé au Rat-mort ou à la Nouvelle-Athènes, la caricature du bohême de lettres » (Lepelletier, op. cit., p. 173). La chose ne s’était guère améliorée avec l’âge puisqu’en 1890, Edmond de Goncourt rapporte, dans son Journal, une conversation avec Philippe Gille où de Callias fait très mauvaise figure : « Callias, il nous le montre sale, dégoûtant, comme si on l’avait ramassé dans le ruisseau, ivre à tomber, et cependant se tenant par la force de la volonté, en équilibre sur le bord du trottoir, sans jamais dévaler sur la chaussée, et toujours occupé à attacher à sa boutonnière une fleur fanée, un brin de verdure, un légume ramassé dans les ordures » (JG, vendredi 16 mai 1890). 104 Demande de séparation de corps et de biens de Mme de Callias d’avec son mari, 22 avril 1868 (MC/RE/LXXXVIII/1611). 105 Le document contient la description des plusieurs incidents dont un où M. de Callias aurait intentionnellement fermé une porte sur les doigts de Nina.

147 une maison de santé […] pour y suivre un traitement spécial106 ». C’est suite à ce dernier incident que Nina, « dont la santé était gravement alterrée, venait implorer la protection de la justice pour obtenir une séparation qui lui permit de se soustraire à de pareilles violences et à de pareilles humiliations ».

La séparation de corps et de biens est officielle le 22 avril 1868107. Cependant, à peine Nina commence-t-elle à jouir de sa liberté retrouvée que son père meurt le 1er août

1868108. Cela est un dur choc pour Nina qui était très attachée à son père, et ce deuil l’assomme, c’est du moins ce qu’elle écrit à la comtesse Chodzko, amie de sa mère109 : « Je suis sans courage et sans force contre ce malheur-là arrivé au moment où tout obstacle toute entrave disparaît. C’est pour cela que je m’enfonce stupidement dans mon chagrin sans lutter sans me défendre contre moi-même qui suis à présent ma grande ennemie110 ». Même si elle paraît complètement abattue, Nina se sort assez rapidement de son état dépressif.

106 Cet incident s’était passé à la fin de février 1868 et Nina est demeurée à la clinique du docteur Pinel à Neuilly jusqu’au 8 mars. D’après la demande en séparation, M. de Callias avait alors menacé de tuer Nina et sa mère. 107 La requête de Nina est datée du 18 mars 1868 et Hector ne s’était pas présenté en cour le 25 suivant. « J’étais trop émue pour sortir mardi — l’affaire a passé mercredi et l’ennemi condamné par défaut » (lettre de Nina à la comtesse Chodzko, 1868, collection privée. Citée dans DE, p. 127). 108 Archives de Paris, acte de décès, V4E, 1051, 871. M. Gaillard était alors âgé de soixante-deux ans. L’acte de décès indique qu’il est décédé en son domicile. 109 Laure Rièse nous renseigne au sujet de cette dame : « Au milieu du dix-neuvième siècle, trônait la Comtesse Chodsko, dame sèche, l’air dominateur, presque méchant. Murger très impressionné l’avait peinte dans sa Madame Olympe. Il avait, croyait-il, en ayant fait sa connaissance, découvert le grand monde. Peu fortunée, elle habitait rue de Tournon trois pièces froides et pauvres. Ses fenêtres donnaient sur la cour, mais ceux qui la fréquentaient ne s’en formalisaient pas […] A. Daudet allait chez elle jusqu’à minuit, heure où le mari arrivait avec un bougeoir à la main dire bonsoir. C’était le moment de se retirer » (Laure Rièse, op. cit., p. 42). 110 Lettre à la comtesse Chodzko, 1868. Citée dans DE, p. 127.

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Au terme de son mariage, Nina résume en quelques mots ses années de vie commune et le sentiment qu’elle ressent à l’aube de sa vie nouvelle : « Je suis morte cinq ans mais je ressuscite et comme Patti je me fiance à l’art111 ». Libérée d’un mari difficile, financièrement très à l’aise, Nina est une femme aussi libre que possible et choisit de se livrer aux plaisirs de l’hospitalité112.

111 Lettre de Nina de Villard à Stéphane Mallarmé, (cachet de la poste 3e/5/oct/68), Paris, BLJD, MVL 677. 112 Selon les termes de leur contrat de mariage, Mme Gaillard avait droit au quart en propriété et au quart en usufruit des avoirs de son mari. Après divers dons qui n’avaient « pour but que de pourvoir aux besoins les plus pressants de parents pauvres, et de laisser quelques souvenirs rémunératoires », la valeur de la part de Nina, seule héritière, revenait à 198 294 francs constituée d’un large portefeuille d’actions diverses. À titre de comparaison, un médecin qui pratique à Paris peut compter sur des revenus d’environ 3000 francs par an (Edouard Charton, Guide pour le choix d'un état ou Dictionnaire des professions, Paris, Librairie Lenormant, 1842, p. 390).

IV. L’apprentissage de la liberté 1. Nina et sa cour

Femme légalement séparée de son mari, sans enfants, Nina s’éloigne considérablement du modèle idéal de la femme qui est, à cette époque, celui d’épouse et de mère. Nina s’accommode pourtant bien de cette situation : elle retrouve ses anciens amis et en accueille de nouveaux. Yann Mortelette suggère qu’un concours de circonstances amène les Parnassiens chez Nina au courant de l’année 1868. D’après lui, ce serait l’interruption des soirées de Catulle Mendès et de Mme de Ricard qui les encourage à se rendre régulièrement chez Nina1. C’est également à l’automne de cette même année que Nina accueille Verlaine et les frères Antoine, Henry et Charles Cros2. Autodidactes, fantaisistes, les frères Cros

1 Marié le 17 avril 1866 à Judith Gautier, Mendès avait interrompu ses soirées du mercredi et la mort du marquis de Ricard, le 12 avril 1867, avait entraîné la fin des réceptions parnassiennes (Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p. 231). 2 Spécialiste de Charles Cros, Louis Forestier qualifie cette rencontre de « moment capital qui devait orienter [la] vie et décider de [l’] œuvre » du poète (Louis Forestier, Charles Cros, l’homme et l’œuvre, Paris, Minard, coll. « Lettres Modernes », 1969, p. 54). Charles Cros (frère de Henry et d’Antoine) est né à Fabrezan le 10 octobre 1842. Il termine ses études à Paris et y fait figure d’enfant prodige. À seize ans, il ouvre un cours de langues orientales et à dix-huit ans, il entre comme professeur de chimie à l’École des sourds-muets, qu’il abandonne promptement pour commencer des études de médecine qu’il ne terminera jamais. Charles Cros s’intéresse à tous les problèmes qui attirent l’attention de ses contemporains et il leur trouve une solution. En 1869, il fait paraître une Étude sur les moyens de communication avec les planètes suivie la même année d’une Solution générale du problème de la photographie des couleurs. Le 30 avril 1877, il présente à l’Académie des sciences un Procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe et réalise le premier phonographe, qu’il appelle paléophone. Entre temps, Edison fabrique son phonographe et prend son brevet le 19 décembre 1877 : Cros réclame à ce moment la priorité mais ses protestation sont traitées d’ « indécentes ». Homme « parfaitement désintéressé et terriblement négligent », Cros n’insiste pas. Lié depuis 1868 avec Nina de Villard, il s’est déjà tourné vers la poésie. En 1873, il avait publié Le coffret de santal; en 1874, il avait créé la Revue du monde nouveau et donné son poème Le Fleuve. En 1878, il s’engage dans l’armée de la bohème littéraire, commençant par le « Cercle des hydropathes » au Quartier latin. Il se déplace ensuite à où il est l’un des fondateurs du « Chat noir » et y débite des monologues dont plusieurs, notamment Le hareng saur, ont une renommée européenne. Il meurt à Paris en 1888 (DBF). Henry Cros (frère de Charles et d’Antoine) est né à Narbonne en 1840. Sculpteur, il débute au Salon de Paris en 1864; il expose ensuite régulièrement des bustes, des médaillons, des statues et des bas-reliefs. Imitant les sculpteurs-peintres de la Renaissance, il modèle de nombreuses cires colorées. Maître-cirier très apprécié, Henry Cros se fait une renommée par ses travaux de céramique et de verrerie : en 1884, il restitue la technique

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150 deviennent des habitués du salon de Nina et contribuent de façon importante à lui donner son ambiance éclectique. Les jeunes hommes apprécient l’atmosphère décontractée de ce salon et s’y rendent volontiers. L’hommage de Verlaine est éloquent :

Sculpteur, musicien, poète Sont ses hôtes. Dieux quel hiver Nous passâmes! Ce fut amer Et doux. Un sabbat! Une fête3!

a) Nouvelles histoires d’amour

Pour Nina, l’arrivée de Charles Cros signale le début d’une longue histoire d’amour :

Nina libre, indépendante, riche même, généreuse, curieuse, passionnée, s’éprit de ce jeune homme si différent d’aspect, de ton, de parole, de verve et d’inspiration. Elle en goûta l’humour ensoleillé, la fantaisie multiple et précise, la certitude et cette universalité pour laquelle le vocable Picdelamirandolisme fut créé par un confrère à la fois bienveillant et un peu jaloux. Être choisi par Nina jusqu’alors hésitante, c’était gagner la fève à ce grand festin de rois qui durait toute l’année chez Nina […] C’était une manière de gloire venant auréoler le jeune poète; c’était un titre à l’admiration et 4 aussi à l’envie .

S’il est clair aujourd’hui que Nina et Charles sont alors sérieusement unis, la relation est sans doute beaucoup moins transparente alors et Nina attire l’attention d’autres

ancienne de la pâte de verre colorée à l’aide d’oxydes métalliques. Pour lui permettre de poursuivre ses recherches, l’État lui alloue une pension et met à sa disposition un atelier à la Manufacture de céramique de Sèvres qui conserve aujourd’hui plusieurs de ses modèles polychromes. Beaucoup de ses œuvres sont acquises par l’État. Henry Cros obtient une médaille d’argent à l’Exposition universelle de 1889, reçoit la Légion d’honneur en 1895 et une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1900. Il laisse le secret de ses techniques dans L’encaustique et autres procédés de peinture chez les Anciens. Histoire et technique, (Paris, Librairie de l’Art, 1884) ouvrage publié en collaboration avec Ch. Henry, bibliothécaire à la Sorbonne. Il meurt à Paris en 1907 (DBF, Bénézit). 3 Extrait d’un poème de Paul Verlaine écrit dans l’Album de Nina en 1869 et repris dans le recueil Jadis et Naguère, Paris, L. Vanier, 1884. 4 Gustave Kahn, « Charles Cros », Le Figaro, supplément littéraire, 6 septembre 1924.

151 soupirants, notamment d’Anatole France qui semble très épris d’elle. C’est ce qu’il lui écrit,

à mots à peine couverts, alors qu’elle se trouve à Bade pour la saison estivale de 1869:

Vous avoir oubliée, chère Madame! Mais l’atelier et le café du Rhin sont pleins de votre absence et pour ma part je ne savais pas tant vous aimer. Je risquerais presque ici une déclaration si je ne songeais que Mme Gaillard a contribué peut-être autant que vous, par son départ, à faire mon ciel noir et mon cœur en deuil. Ce deuil, croyez que je le mène en homme qui sait le monde, sans affectation, avec un sourire à droite et à gauche. Je vis dans l’atelier de Henri : je trouve là l’essence divine de vos formes terrestres5.

Rien ne signale que Nina réponde aux attentions de France et il lui reproche dans cette même lettre de ne rien lui écrire d’intime. Cependant, cela ne décourage pas le poète.

« Je suis fort à mon aise pour faire des vers sur vous. Je vais vous envoyer un sonnet et un petit poème. Je vous immortalise. Ce n’est pas plus malin que ça. Lanterne que j’ai immortalisée d’ailleurs n’a pas reçu ma visite encore6 ». Après avoir immortalisé la chatte, le poète tient parole et fait un Croquis féminin intitulé « Nina de Callias », où Nina est à la fois une « sainte Cécile », une « Muse moderne » et « le sphinx7 ».

5 Lettre publiée par Georges Randal dans le Mercure de France du 1er octobre 1948. Cette lettre date vraisemblablement de l’été 1869, quand Nina est à Bade. France fait certainement référence à l’atelier d’Henry Cros, statuaire. 6 Lanterne est la chatte de Nina, et France fait sans doute allusion à son poème, « Lanterne, La Chatte de Madame de C*** », publié parmi ses Croquis féminins. Vandegans présente ce poème sous le titre « Idéale, gourmande, attirante » et affirme qu’il n’a été publié que le 19 avril 1913, dans La Vie. Il ajoute que cette chatte est encore célébrée dans Singe et Chat, autre poème datant de 1868 où le poète se laisse séduire par l’« accord suave » d’un beau chat « au poil neigeux et ras » et de « blancs et tièdes bras, neige qu’une lumière dore » de Mme de Callias (Vandegans, op. cit., p. 23, note). 7 Anatole France, Croquis féminins, « Madame de Callias » dans Portraits littéraires, Texte établi et présenté par Michaël Pakenham, Exeter, University of Exeter, 1979, p. 10. Vandegans propose également que Nina pourrait avoir inspiré « Le Mauvais ouvrier », poème dans lequel France se compare à Laurent Coster, distrait de sa tâche d’imprimeur par l’image d’un fantôme : « Et je ne puis non plus travailler ni prier : Je suis, comme Coster, un mauvais ouvrier A cause des yeux noirs d’une femme méchante »

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Pour une maîtresse de maison, être jeune, jolie et libre n’est pas toujours de tout repos ; Nina doit savoir être agréable à tous, partager également ses faveurs tout en ménageant les cœurs et cette situation ne peut qu’ajouter certaines difficultés à la gestion des soirées. Notons, par exemple, que les maîtresses de maison consacrées par l’histoire sont généralement peintes plus tard dans leur vie et qu’il est d’usage, notamment sous la plume de

Sainte-Beuve, de ne discuter que du respect qu’elles inspirent. Il faut cependant souligner que le critique mentionne que Mme Récamier « était véritablement magicienne à convertir insensiblement l’amour en amitié8 », montrant qu’il s’agit là d’une situation délicate où la maîtresse de maison doit faire preuve de tact. Nina doit être consciente des risques puisque

Lepelletier commente qu’on ne lui connaît pas « d’amant en titre9 » : il semble donc qu’elle et Charles Cros soient discrets. Croyant le champ libre ou simplement désireux de tenter sa chance, France persévère et son assiduité auprès de Nina est mal accueillie par Cros. En effet, une lettre de Léon Valade à Camille Pelletan relate une situation des plus délicates entre Charles Cros et France :

Il y a quinze jours, en sortant d'une soirée chez Mme de C.[allias], à la suite d'une chicane quelconque, notre ami Charles, a flanqué une calotte à notre ami France. Ni Verlaine ni Sivry, présents, n'ont pu empêcher cette catastrophe. – Le lendemain, heure de l'absinthe, le café de Madrid, voyait s'aboucher Pradelle, l'un des témoins de notre ami Cros, avec Racot, témoin de notre ami Anatole. (Verlaine, sollicité des deux parts,

Selon Vandegans, France qui s’intéresse depuis longtemps à tout ce qui concerne l’histoire du livre, connaît évidemment une tradition, vivement discutée au XIXe siècle, qui attribue à Laurent Janszoon, dit Coster, né vers 1370 et mort vers 1440, l’invention de l’imprimerie. La légende est racontée dans L’Amateur d’autographes, ouvrage auquel contribue France de façon régulière (Vandegans, op. cit., p. 190). Publié d’abord dans L’Artiste du 1er avril 1870, « Le Mauvais Ouvrier » est par la suite repris dans Poésies, Paris, Lemerre, 1904, p. 88-89. 8 Sainte-Beuve, « Mme Récamier » dans Causeries du lundi, Paris, Garnier, cinquième édition, t.14, p. 128. 9 Lepelletier, op. cit., p. 171. Lepelletier ajoute cependant que Cros était « très assidu auprès d’elle » (op. cit., p. 172).

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avait naturellement dû refuser.) Cela s'est terminé sans une goutte de sang, mais assez mal tout de même. France, par le conseil de Racot, dit-il, s'est déclaré prêt à se battre lorsque Charles lui aurait dit le motif du soufflet. Charles a refusé toute autre explication que le soufflet lui-même et a refusé également des excuses. Là-dessus France, voulant une réparation de son soufflet, a déclaré qu'il la demanderait aux tribunaux et a assigné Charles. L'affaire en est là. Heureusement que nous sommes tous discrets et que ces misères ne se sont point ébruitées par les journaux. – Main- tenant Charles dit qu'il n'a jamais eu l'intention d'exterminer France, que persuadé que France ne se battrait en aucun cas, il a voulu en donner la preuve aux intéressés. Inutile de te dire que je suis fâché pour tout le monde de l'issue des choses; pour Charles, parce qu'il me semble avoir légèrement dépassé son droit d'amoureux vexé, pour France, parce qu'il s'est bien mal tiré de ce mauvais pas. – Conclusion : la bonne tête que fait Hector [de Callias] dans tout cela10!

b) Les hauts et les bas de l’écriture

Il est possible que les rivalités occasionnent certaines tensions mais les attentions de

France n’apportent pas que des difficultés : en effet, France encourage Nina à écrire et cherche même à la faire publier. Alors que Nina est à Bade, il lui écrit pour lui dire qu’il est allé porter ses vers chez l’éditeur Lemerre11. L’arrivée de ces poésies chez Lemerre tombe certainement à point puisque l’éditeur projette alors un deuxième Parnasse contemporain; il est certain que France doit être au courant puisque les Parnassiens se rallient autour de cette cause depuis le printemps de 1869. Outre le désir de s’attirer les faveurs de la jeune maîtresse de maison, il est également possible que France juge les vers de Nina dignes d’une place à côté de ceux des Parnassiens. Sans pouvoir affirmer qu’il soit seul responsable de la présence des vers de Nina dans le recueil, il semble possible que France, en les menant chez l’éditeur,

10 Lettre du 20 octobre 1869 reproduite dans Paul Baquiast, Camille Pelletan (1846-1915), esquisse de biographie, mémoire de maîtrise d’histoire, Paris IV, 1986, p. 392-393, citée dans CGV, p. 207. 11 « Je suis allé chez Lemerre porter vos vers. Le baiser de pierre qui est une pièce mystique, religieuse et voluptueuse; Noël, qui mêle logiquement la messe de minuit au réveillon, et quelques autres poésies » (lettre citée d’Anatole France à Nina de Callias).

154 contribue à leur tailler une place : « La Jalousie du jeune Dieu » et « Tristan et Iseult » paraissent dans la livraison du 20 novembre 186912.

En outre, France devient le collaborateur de Nina pour une pièce de théâtre en un acte, La Dompteuse13. Le projet attire l’attention d’Emmanuel des Essarts : « J’ai une curiosité fébrile de la pièce de Nina », écrit-il à Maurice Dreyfous. « Je voudrais voir ce qu’elle a fait pour son coup d’essai. Un coup de maître : cela ne m’étonnerait point. Elle est si merveilleusement intelligente. Puis elle a pour collab. France dont le talent muait encore il y a un an, mais qui commence à avoir une voix distincte et ferme et juste14 ». Cette lettre montre bien que des Essarts, comme Anatole France, encourage Nina à écrire et qu’il ne doute pas de son habileté.

Entourée de ses amis poètes, Nina fait comme eux, elle écrit et, semble-t-il, ses amis n’y voient alors aucun problème. Ils viennent chez elle comme ils le faisaient avant son mariage et la considèrent toujours comme une amie. Si le double emploi de Nina (maîtresse de maison/poète) ne pose alors aucun problème, rétrospectivement, ses qualités de poète sont vivement remises en question. Pour une maîtresse de maison, publier est extrêmement

12 Le deuxième Parnasse contemporain paraît d’octobre 1869 à juillet 1871. Très éclectique, il réunit 56 collaborateurs dont 2 femmes de lettres qui reçoivent les Parnassiens dans leur salon, Nina et Louise Colet (Mortelette, op. cit., p. 267). 13 On lit sur la couverture du manuscrit : La Dompteuse/par/Mme Nina de Callias/rue Chaptal, 17/ et Anatole France/rue de Tournon, 15 (P. Calmettes, La grande passion d’Anatole France, Paris, Éditions Seheur, 1929, p. 59). Cette pièce, qualifiée de « mauvais drame néo-romantique » par Vandegans, aurait néanmoins, d’après Louis-Xavier de Ricard, été présentée au Théâtre Français (L.-X. de Ricard, « Anatole France et le Parnasse contemporain », La Revue, 1er février 1902, p. 319). 14 Lettre d’Emmanuel Des Essarts à Maurice Dreyfous datée du 7 mars 1869. Cette lettre fait partie de la collection de Michaël Pakenham : elle est reproduite dans MV, p. 30 et figure au catalogue DE, p. 128.

155 périlleux : en effet, la femme qui reçoit et écrit risque fort d’être sujet à satire et ce, depuis

Molière et Les Femmes savantes. Les recherches d’Antoine Lilti montrent bien que la satire

vise avant tout le mélange des genres : elle dénonce moins la femme qui s’instruit que celle qui confond sociabilité et publication, qui fait de son salon l’antichambre de ses œuvres. Le ridicule qui sanctionne cette confusion joue alors sur deux registres : la femme qui donne à dîner à des hypocrites, à des hommes de lettres parasites qui se servent d’elle grâce à de belles paroles; la femme auteur qui n’a pas écrit elle-même les 15 livres qu’elle publie, mais se sert des auteurs qu’elle reçoit .

En 1869, Nina n’a que vingt-six ans et reçoit toujours avec sa mère. Plusieurs de ses hôtes, dont Mallarmé, Cazalis, Renaud et Dreyfous, la connaissent depuis qu’elle est jeune fille et la considèrent sans doute, avant tout, comme une amie et non pas comme la figure typique de la maîtresse de maison consacrée par l’histoire. Ce n’est qu’à partir du moment où les Parnassiens ont gagné en légitimité et que le salon de Nina est lié à l’histoire littéraire officielle que la jeune femme ne peut plus, sans s’exposer aux sarcasmes, être maîtresse de maison et publier.

Alors que France et des Essarts ne doutent pas que Nina puisse écrire, dans le cadre de la biographie de Paul Verlaine, Edmond Lepelletier qualifie Nina de « pauvre écervelée » et remet en question sa contribution au deuxième Parnasse contemporain. Il affirme que

« Charles Cros avait certainement rimé ou du moins révisé les envois16 ». D’autre part,

André Vandegans et Pierre Dufay retrouvent tous deux dans ces mêmes vers « l’empreinte »

15 Antoine Lilti, op. cit., p. 116. 16 Lepelletier, op. cit., p. 205.

156 et « la patte » d’Anatole France17. À lire ces témoignages, on conclurait que rétrospectivement, les vers de Nina, maîtresse de maison, ne peuvent plus être siens et qu’ils deviennent œuvre, du moins en partie, de ses hôtes18.

Il nous faut constater que les préjugés pèsent lourd et qu’ils sont très difficiles à dissiper. Proclamée comme une vérité indéniable, l’affirmation qui suit illustre très bien l’ambiguïté : « Il nous reste à parler de Nina poète. Elle ne l’est pas. Elle taquine la rime pour s’amuser, elle ne se prend pas au sérieux et admet que chacun des habitués y apporte son écot et sa retouche19 ». Nous avons cherché, en vain, où Somoff et Marfée ont puisé cette information puisque, à notre connaissance, Nina n’a rien laissé qui puisse nous permettre de connaître ses sentiments par rapport à sa production littéraire ni sur la place de l’écriture dans

17 Vandegans, Anatole France, Paris, Librairie Nizet, 1954, p. 26; Pierre Dufay, « Une Collaboration d’Anatole France et de Nina de Villard », Mercure de France, 1er juillet 1937. Cependant, dans ce même article, Dufay considère La Dompteuse, collaboration entre Nina et France, et doit en attribuer une grande part à Nina : « Les extraits […] offrent de grandes analogies, au point de vue de la facture du vers, hugolienne au point de ressembler à un pastiche, avec le Moine bleu, autre acte en vers, écrit plus tard par Nina de Villard avec quelques habitués de son salon, entre autres et Germain Nouveau. Cette grandiloquence, qui n’appartient aucunement à Anatole France, sévissant déjà dans La Dompteuse, il en faut conclure que la part de collaboration de Nina était beaucoup plus grande que je ne pensais ». 18 L’exception est Gretchen Schultz qui a étudié la production littéraire de Nina. Pour elle, « La jalousie du jeune dieu », publié dans le deuxième Parnasse contemporain, offre à la fois un poème réussi et une critique mordante du Parnasse. Selon Schultz, à première vue, ce poème « exemplifies the Parnassian style, thanks to its conventional prosody, oriental setting, impersonality and descriptiveness […] The sonnet’s fragmentary representation of woman is nothing new either, and in fact feminine immobility could be said to reach new extremes with Villard’s image of a severed and mummified, yet every-so-dainty foot, which conserves “Le charme doux & froid des choses virginales”. Villard’s sonnet is then both predictably and exaggeratedly Parnassian: are these characteristics not part and parcel of satire? » (“Loathsome Movement : Parnassian Politics and Villard’s Revenge”, Moving forward, holding fast: The Dynamics of 19th-Century French Culture, Barbara T. Cooper, Mary Donaldson-Evans (dir.), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997, p. 169-181). Gretchen Schultz a également publié certaines des poésies de Nina, avec traduction anglaise, dans An Anthology of Nineteenth-Century Women’s Poetry from France, New York, The Modern Language Association of America, 2008, p. 169-181. 19 J. P. Somoff, A. Marfée, op. cit., p. 79.

157 sa vie : ils ont vraisemblablement basé leur jugement à partir des renseignements fournis par

Lepelletier.

Par ailleurs, il faut noter qu’à la parution des Dixains réalistes20, Jean Prouvaire (alias

Catulle Mendès) mentionne le « Souhait » dans La République des Lettres et estime que cette pièce « de Mme Nina de Villard, ne manquera de plaire à tout le monde21 ». Maurice Rollinat lui fait écho dans une lettre et estime que plusieurs des dizains de Nina « ne dépareraient pas le volume des Humbles » de François Coppée et, notons qu’il ne suggère aucunement que

Cros ou un autre les lui avait confectionnés22. Considérant que Rollinat connaît bien Charles

Cros et sa poésie, qu’il s’adresse à un ami en privé, il faut conclure qu’il ne doute pas que

Nina en soit l’auteur23.

20 Pour des précisions sur les circonstances entourant la publication du recueil, voir p. 251-253. 21 Jean Prouvaire, « La Semaine parisienne (Dimanche 9 juillet) », La République des lettres, 16 juillet 1876. 22 Lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette datée du 3 septembre 1875, citée dans Régis Miannay, Maurice Rollinat. Poète et musicien du fantastique, Paris, Minard, « Lettres Modernes », 1981, p. 139. Les Humbles est un recueil de dizains de François Coppée publié en 1872. 23 Outre sa contribution au deuxième Parnasse contemporain et aux Dixains réalistes, l’entière production littéraire signée par Nina est publiée dans un recueil posthume intitulé Feuillets parisiens. Poésies, Paris, Librairie Henri Messager, 1885. L’ouvrage est composé des titres suivants : Testament (transcrit à la page 180). Deux sonnets : Tristan & Iseult; La jalousie du jeune dieu (publiés dans le deuxième Parnasse contemporain) Pages détachées : La chatte; À Saturine; Une Russe; L’enterrement d’un arbre; Berceuse, Impromptu; Vers à peindre; Les saisons; Partie de campagne; Madrigal. Parmi ces poésies, Une Russe et L’enterrement d’un arbre ont d’abord paru dans Le Chat Noir. La première, le 27 janvier 1883 et la seconde dans le numéro du 7 juillet 1883(MV, p. 65). Bouquet : Lilas; Giroflée; Camélia; Muguet; Myosotis. Dixains : À maman; Intérieur; Préférence; Souhait; Le petit marchand; Octobre; Le fiacre; L’employé; Journaux illustrés; La tête de cire; Regrets filiaux; Le soir. La plupart de ces poésies font partie des Dixains réalistes (1876). Celles qui sont, à notre connaissance publiées pour la première fois sont : À maman, Préférence, Journaux illustrés et La tête de cire.

158

c) Fin d’une époque

En 1870, la guerre franco-prussienne assombrit sérieusement les soirées de la rue

Chaptal puisque la plupart des hommes sont alors appelés à servir dans la garde nationale24.

On ne perd cependant pas tout contact : de Paris, Edmond Bazire envoie des nouvelles de chacun et des encouragements auxquels les dames ajoutent leur petit mot.

Paris est excessivement calme, la gelée est dure et nous pensons diablement à vous, mes chers vieux, qui couchez peut-être par terre ou qui peut-être ne vous couchez pas du tout […] De notre côté rien de neuf. Villiers ne s’est pas montré depuis votre départ. Vous aurait-il accompagnés jusque sous la tente? En revanche Emmanuel des Essarts est venu hier soir. Jugez de la fête25.

Si la guerre ralentit les réceptions, la Commune cause des ravages beaucoup plus profonds26. Rue Chaptal, on s’accordait pour se plaindre du gouvernement mais, parmi les

Monologues : Le clown; L’accordeur; Le gommeux devant son conseil de famille; Les adieux de la petite diva; La duchesse Diane. Trois de ces monologues avaient paru dans la série Saynètes et monologues (Paris, Tresse, 1881) : il s’agit de L’Accordeur (quatrième série), Les adieux de la petite diva (cinquième série) et Le gommeux devant son conseil de famille (sixième série). Ces trois séries ont été publiées en 1881. Le moine bleu (cf. p. 254-255). 24 Selon Laure Gaudineau, la garde nationale est une milice de citoyens armés née avec la Révolution française. En déclin depuis le coup d’État de 1851, elle est réorganisée avec la nouvelle des défaites successives des armées françaises dans le pays dès août 1870. À Paris, on envisage alors d’armer les gardes nationaux les plus sûrs, excluant les citoyens des quartiers populaires. Avec la chute du Second Empire, le 4 septembre, le général Trochu, nommé gouverneur de Paris, décide d’armer l’ensemble des bataillons (La Commune de Paris par ceux qui l’ont vécue, Paris, Parigramme, 2010, p. 25). 25 Lettre d’Edmond Bazire à Jean Marras, envoyée au front, en 1870. Nina y ajoute ses vœux « de toute la bande de Paris à toute la bande de dehors », sa mère signe « maman Gaillard » et une nommée Sophie dont nous ignorons l’identité ajoute également son petit mot (BNF, naf 16264, fos 17-18). 26 Rappelons que la Commune est née de l’insurrection populaire du 18 mars 1871 et qu’elle s’est éteinte le 28 mai suivant après une répression sanglante ordonnée par le gouvernement Thiers siégeant alors à Versailles. « On a beaucoup reproché aux communards les incendies qui ravagèrent les Tuileries, la Cour des Comptes, le Palais Royal, l’Hôtel de Ville, les docks de la Villette et d’autres monuments et surtout le massacre de généraux, de prêtres (dont l’archevêque de Paris), de magistrats, de gendarmes et de divers autres otages. L’incompréhension de Thiers tout autant que l’exaspération des insurgés sont responsables de ces excès. Les communards, qui ne furent pas tués au cours des combats ou exécutés sommairement, furent traduits devant des conseils de guerre. Près de 11 000 furent ainsi jugés : certains ont été condamnés à mort et fusillés, d’autres condamnés à la déportation et envoyés à la Nouvelle-Calédonie. Deux amnisties (17 janvier 1879 et 14 juillet

159 poètes, seuls Paul Verlaine, Jean Marras27 et Nina adhèrent aux idées de la Commune, tandis que la plupart des Parnassiens s’y opposent et quittent Paris alors qu’ils y étaient demeurés pendant le siège. Yan Mortelette constate qu’ils ne nourrissent aucun espoir d’établir un nouvel ordre politique et social et que pour la première fois, l’art pour l’art témoigne historiquement de son caractère antirévolutionnaire. Les Parnassiens approuvent donc le rétablissement de l’ordre, même s’ils jugent la répression excessive28.

Par contre, parmi les habitués de Nina, se trouvent plusieurs hommes politiquement très engagés qui luttent pour l’égalité sociale et qui encouragent les ouvriers à les suivre. Ils sont fréquemment arrêtés et condamnés soit à la prison, soit à des amendes29. Ces hommes ne craignent pas l’action et, pendant la Commune, quelques-uns sont appelés à occuper des postes importants : Raoul Rigault est nommé délégué à la Sûreté générale et procureur, Abel

Peyrouton, directeur du Conseil d’État et de la Cour des comptes et Gustave Flourens, général30. Ces hommes ne font pas la révolution uniquement par les mots, ils agissent : pour

1880) libérèrent les captifs et permirent à ceux qui avaient réussi à se réfugier à l’étranger de rentrer en France » (Henry Coston, dir., Dictionnaire de la politique française, Paris, Publications Henry Coston, 1967). 27 D’origine italienne, Jean Marras est né en 1837 et mort en 1901. Il ne laisse pratiquement aucune œuvre mais, « s’il avait écrit ses Mémoires, il serait célèbre, car il fréquenta les milieux les plus curieux, où il promenait un regard aigu […] Il savait observer, raconter et juger. L’histoire, celle des lettres, des arts et de la politique, aurait eu en lui un témoin qu’elle n’aurait pas négligé, s’il avait pris la peine de lui réserver ses confidences […] Il avait la passion de la politique. Il avait le geste, l’accent, l’autorité. Il était capable d’entraîner les foules et de conquérir en quelques minutes un public qu’il aurait conduit à l’action. Seule la souplesse lui faisait défaut. Il fut de la Commune […] Il pensait, comme tant d’autres dont l’intention peut excuser la folle conduite, qu’on devait continuer la guerre et ne pas abandonner Paris (Louis Barthou, « Leconte de Lisle et Jean Marras. Documents inédits », La Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1933). 28 Yann Mortelette, op. cit., p. 302-303. 29 Cf. « Les contestataires », p. 193-194. 30 Né à Paris en 1846, Raoul Rigault est journaliste. Après avoir obtenu ses deux baccalauréats ès lettres et ès sciences, il entre en mathématiques à Louis-le-Grand. Dès 1865, il se mêle à l’agitation révolutionnaire et se

160 leur rôle dans la Commune, Rigault et Flourens sont fusillés en 1871 et Peyrouton est condamné à cinq ans de prison. Quand Verlaine écrit que l’on pratique « quelque politique presque farouche31 » chez Nina, il ne fait certainement pas référence à ces hommes mais plutôt à un climat généralement contestataire. Plus tard dans cette thèse, nous reviendrons au

17, rue Chaptal et verrons qu’ils sont plusieurs à réclamer des changements sociaux.

Pour sa part, Nina affiche ouvertement sa sympathie pour l’insurrection et apporte son aide aux communards : un rapport de police du 19 septembre 1874 stipule qu’elle

« quêtait, sous la Commune, pour les fédérés blessés32 ». Dans son article nécrologique du

26 juillet 1884, Polignac rappelle ce passé communard de Nina :

pose en représentant du quartier des Écoles auprès des ouvriers. En 1868, il s’inscrit à l’École de Médecine mais en profite surtout pour faire de la propagande auprès des étudiants. De janvier 1867 à juillet 1869, il est condamné au moins dix fois pour délits divers dont avoir soutenu l’union libre. Devenu délégué à la Sûreté générale et procureur de la Commune, il est fusillé le 24 mai 1871 près du Panthéon (DMO). Né le 4 août 1838 à Paris, Gustave Flourens est biologiste et professeur. Flourens appartient à la grande bourgeoisie intellectuelle. Son père était professeur au Muséum et au Collège de France, membre de multiples sociétés savantes, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Amené tôt vers l’enseignement, Gustave Flourens s’en laisse détourner par les mouvements européens de libération et offre ses services à l’insurrection crétoise en 1866. Il est de retour en France en 1869 et est incarcéré à Sainte-Pélagie pour offense envers l’empereur et contravention à la loi sur les réunions publiques. Élu à la Commune par le XXe arrondissement, il siège à la commission militaire et se consacre activement à la conduite des opérations. Officier, considéré en 1871 et plus tard comme l’un des plus hauts représentants du mouvement insurrectionnel, il est fusillé à Chatou par les Versaillais le 3 avril 1871 (DMO). Abel Peyrouton est né à Paris le 1er novembre 1841. Avocat au barreau de Paris, il est arrêté plusieurs fois pour motifs divers, dont « excitation à la haine contre le gouvernement ». Peyrouton participe à la Commune comme directeur du Conseil d’État et de la Cour des comptes. Arrêté, il est condamné à cinq ans de prison pour avoir pris part à l’insurrection. Il est mort en 1924 (DMO). 31 Verlaine, « Les Hommes d’aujourd’hui », Oeuvres en prose complètes, texte établi, présenté et annoté par Jacques Borel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 395. 32 APP, extrait 2.

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Je veux parler de la poétique hôtesse de la Commune aux Tuileries assiégées qui, au milieu des vaincus, électrisante de crânerie et de charmes féminins, répondant par des chants de défi et victoires futures et des poésies amoureuses aux bombes versaillaises qui éclataient dans le jardin illuminé. Je veux parler d’une femme qui, tandis que l’armée massacrait à côté, se précipita à la fenêtre, secouant le drapeau rouge en hurlant : Vive la Commune! Elle s’appelait comtesse de Callias et était dotée de cinquante mille livres de rente, pourtant33.

De façon rétrospective, cet article nécrologique prend des allures plutôt romanesques cependant, Nina est alors fort compromise. D’après Maxime Vuillaume, le simple fait d’avoir fréquenté le salon de Nina pouvait justifier une arrestation34 : il semble alors raisonnable de déduire que l’hôtesse de ce salon était véritablement en danger. Par conséquent, lorsque les troupes de Thiers prennent possession de Paris, Nina et sa mère jugent sage de quitter la France pour séjourner à Genève et elles ne prennent pas le temps de faire leurs adieux. Leur position est extrêmement sérieuse et elles vont devoir patienter près de deux années, que les passions se calment, avant de prendre le chemin du retour35.

2. Loin de chez soi a) Expatriée

À Genève, Nina trouve logement dans une pension, les Charmettes. Dans Philémon vieux de la vieille, Lucien Descaves donne un air de partie de campagne à cet exil.

33 Polignac, « Immortelles », Le Cri du Peuple, 26 juillet 1884. 34 Maxime Vuillaume écrit, au sujet d’Edmond Bazire : « Il a fréquenté, à Paris, le salon de Nina, où visitaient des gens suspects, comme Raoul Rigault. Il n’en fallait pas plus pour être arrêté et enfermé à l’Orangerie (Mes cahiers rouges au temps de la Commune, Paris, Albin Michel, 1971 [reproduction, en fac-similé, de l’édition originale de 1909], p. 367-368). 35 Gérard da Silva critique sévèrement la désinvolture avec laquelle cet exil est traité, notamment dans un article de Louis Forestier où il est plutôt question d’« aller faire un tour à l’étranger » (DE, p. 30), comme s’il s’agissait d’aller à Bade pour la saison mondaine (La Commune, enjeu vivant, op. cit., p. 22).

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La maison, au milieu d’un grand parc et de beaux ombrages, fut la plus paisible du monde, jusqu’au jour où le père Lerou36 y reçut, sans savoir à qui il avait affaire, le jeune et séduisant Léon Massenet de Marancour et sa maîtresse, une soi-disant comtesse italienne, qui avait un œil de verre, puis bientôt après, Nina Gaillard, son imposante mère et leurs trois chats.[…] On n’engendrait pas la mélancolie aux Charmettes. La fête s’y prolongeait bien avant dans la nuit, sous les chênes et les ormeaux du parc. On jouait la comédie, on dansait la Carmagnole37.

Ce ton insouciant masque certains faits : si Nina et sa mère se sentent à l’abri aux

Charmettes, elles n’ignorent pas que leurs amis sont toujours en danger. En effet, à Paris, les arrestations se multiplient. Une lettre de Léon Dierx38, datée du 16 septembre 1871, illustre bien le climat ambiant : « Avez-vous des nouvelles de N[ina] de C[allias]? Savez-vous que ce pauvre et inoffensif Sivry est à Latory39! Sa femme que j’ai rencontrée hier m’a dit qu’il attribuait son arrestation à une dénonciation anonyme40 ». Le 11 octobre, Dierx écrit à

Germain Nouveau : « Je n’ai toujours pas de nouvelles de Nina. Mme Hennequin m’a dit cependant qu’elle pensait qu’elle était en Suisse, mais sans aucune certitude41 ». Il est donc

36 M. Lerou était parent de Mlle Émilie Lerou, tragédienne de la Comédie-française (Lucien Descaves, Philémon vieux de la vieille, Paris, G. Crès, 1922, p. 63). 37 Lucien Descaves, op. cit., p. 63-64. 38 Léon Dierx est né à l’île de la Réunion le 20 octobre 1838. Compatriote et disciple de Leconte de Lisle, il vient à Paris en 1862 et y occupe différents emplois dans les chemins de fer de province. En 1879, il devient fonctionnaire au ministère de l’Instruction publique et y termine sa carrière en 1909. À la suite de deux enquêtes menées par les journaux, La Plume et Le Temps, les jeunes littérateurs lui décernent, en 1898, à la mort de Mallarmé, le titre de « prince des poètes ». Il est mort à Paris en 1912. Il a publié plusieurs recueils de poésies dont Les lèvres closes (1867) et a collaboré au Parnasse contemporain et à de nombreux périodiques dont la République des Lettres, la Revue du monde nouveau et Le Figaro (DBF). 39 Un télégramme de Paris, daté du 8 juillet 1871, annonce à Versailles l’arrestation de Sivry (APP, dossier Sivry). Il bénéficie d’un non-lieu le 18 octobre (CGV, p. 201). 40 Lettre de Léon Dierx à Jean Marras, naf, 16264, fos 44-45. 41 Lettre de Léon Dierx à Jean Marras, naf, 16264, fos 46-47. Mme Hennequin est une habituée du salon, amie de Nina. Mathilde Mauté mentionne sa présence lors de sa première visite, rue Chaptal (Mathilde Mauté, Mémoires de ma vie, Paris, Flammarion, 1935, p. 40-42).

163 certain que Nina et sa mère ont quitté Paris d’urgence et qu’elles sont conscientes que leurs amis courent des risques sérieux. Il semble alors que cette description de la vie aux

Charmettes soit axée uniquement sur les apparences et que Descaves ait choisi d’adopter le ton de la plaisanterie pour traiter ce sujet42.

Aux Charmettes, les anciens communards sont nombreux et la police genevoise tient la Préfecture de Paris au courant des activités des exilés. On peut ainsi apprendre que « Nina de Villars [sic] mène grand train à Genève [et que] c’est elle qui donne le plus de secours aux communeux43 ». Elle-même à l’abri des soucis financiers, Nina donne, le 4 novembre 1871, un concert au profit « des veuves et orphelins français, victimes de la guerre44 ». Ce n’est sans doute pas le seul puisque Lucien Descaves affirme « qu’elle donne des concerts de musique classique au casino Saint-Pierre45 ». Il semble donc que le piano soit alors pour

Nina une source de réconfort et un instrument lui permettant de ne pas subir passivement l’exil.

42 Après avoir échappé au danger, il semble qu’il soit plus facile pour les exilés de présenter leur histoire sur un ton plutôt léger. C’est ainsi qu’Edmond Bazire, habitué du salon de Nina également en exil à Genève, choisit de relater comment il a pu quitter Paris : « Je cherchais un passeport que je ne trouvais pas. On vient me dire qu’un ami conduisait à Genève le corps de sa femme, pour y être inhumé. Il m’offre de l’accompagner. Je serai le beau-frère. Nous prenons place tous les deux dans le wagon funéraire. Une première fois, on visite les passeports, à Culoz. Je me fais le plus possible une tête d’enterrement […] Le commissaire ouvre la porte. Devant ce spectacle navrant de deux hommes veillant un mort, il s’arrête, se découvre, salue…Le train repart…La même scène à Bellegarde…Je n’avais plus qu’à essuyer mes pleurs. C’était fini » (Paul Théodore- Vibert, Pierre Leleu, Paris, Librairie Schleicher frères, 1912, p. 245). 43 APP, extrait 1, daté du 13 août 1872. 44 Annoncé dans La Suisse radicale, 31 octobre 1871, cité dans MV, p. 35. Dans la préface de MV, il est question d’un autre concert donné en janvier 1871. 45 Lucien Descaves, op. cit., p. 63-64.

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b) Un long détour

Pendant l’été 1872, jugeant qu’elles peuvent enfin rentrer en France, mère et fille décident d’organiser leur retour en faisant un crochet par l’Italie et le sud de la France.

Charles Cros les rejoint. Dans une lettre de Milan datée du 4 octobre, il donne à son frère

Antoine un compte rendu de ses activités touristiques:

Je suis arrivé à Milan croyant trouver une vingtaine de lettres, et des sommes folles et je n’ai rien trouvé, rien. […]Je me suis acheté un costume de brigand, complet, qui m’a coûté vingt francs ; ça pouvait aller à Domo d’Ossola où ça a même eu du succès, mais à Milan on me regarde avec un certain étonnement. J’ai emprunté pour tout cela avec souliers, chapeau, etc., une soixantaine de francs à Mme G[aillard]. Je trouverais fort agréable de lui remettre cette somme en caisse, c’est déjà bien assez des dépenses de voyage et de station46 .

Une autre lettre de Cros, datée du 20 décembre 1872, permet de préciser l’itinéraire de ce voyage47. Adressée à Emile Blémont, Cros lui propose d’agir à titre de correspondant pour La Renaissance et de lui fournir « le compte rendu de la saison des concerts, théâtres, etc., à Nice, à Monaco et aux environs ». Il lui offre, en plus, « des impressions de voyage sur une partie de l'Italie, tout à fait inconnue, Domo d'Ossola et les environs, ainsi que des nouvelles de Milan, le tout sans ruines, sans souvenirs historiques, mais purement vivant, intime ». Il spécifie qu’il doit ce voyage à « de très-heureux hasards48 ». Le voyage avait

46 Selon un rapport de police de 1876, Edmond Bazire est aussi du voyage : « Nina commença à lâcher Bazire pour s’attacher officiellement à Charles Cros, un poète funèbre et Baudelairien, jeune et très polisson. Bazire supporta tant bien que mal ce partage, puis un beau jour, on l’évinça complètement ; c’est à Milan, je crois, qu’eut lieu la rupture » (APP, document 3). Cf. « Une réputation ternie ». 47 Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres Complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1970, p. 626. 48 « Je parlais l'italien et les patois locaux avec assez de netteté pour qu'on me crût du pays » (Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres Complètes, op. cit., p. 626).

165 donc débuté dans le Piémont, à Domo d'Ossola et était arrivé à son terme à Nice. La suite de cette missive montre que Cros souhaite fortement reprendre ses activités professionnelles49.

Quant à Nina, c’est encore au piano qu’elle s’accommode de sa situation. Le 6 janvier

1873, elle prête son concours à un concert organisé par l'Association Alsace-Lorraine. Le

Journal de Nice du 9 janvier en fait ce bref compte rendu :

Mme Nina de Villard s'est d'abord fait entendre sur le piano et a joué magistralement et avec une habileté incontestable, le Chant du Braconnier et une valse en ut dièse, qui ont été vivement appréciés et applaudis. Mme de Villard a des doigts de fée, ils couraient sur le clavier avec une rapidité vertigineuse; elle a le don de charmer sans qu'elle paraisse s'en douter50.

Le même journal, dans sa « Chronique locale et régionale » du 29 janvier, fait paraître l'annonce suivante:

Dans la grande salle de l'Hôtel Chauvain, le jeudi 20 [sic, pour 30], à 2 heures de l'après-midi, une matinée musicale sera donnée au profit d'un littérateur malade avec le gracieux concours de Mmes Conneau, Nina de Villard et MM. Nagornoff, Bannicke [sic], C. Cros, et Mélingue, artiste du théâtre français à Nice51.

49 Il lui écrit : « Continuez-vous le service au Casino de Monaco, de Monte Carlo? S'il se continue, envoyez- moi une lettre avec en-tête de la renaissance me chargeant de la correspondance aux conditions les plus illusoires. Je ne vous réclamerai pas les appointements promis. Joignez-y une vingtaine de cartes bleues où mon nom figure parmi les rédacteurs. Tout cela me servira à pénétrer noblement dans les salles, salons, de théâtres et de concerts./Si vous voulez des morceaux de prose fantaisistes il me suffira de recopier un certain nombre de pages déjà faites (genre nouvelles et poèmes en prose). Il paraît que vous n'avez pas publié de mes vers depuis longtemps, publiez donc les trois portraits ensemble. Si vous en voulez d'autres, j'en ai à foison » (Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres Complètes, op. cit., p. 626). Une autre lettre de Charles Cros à son frère indique qu’il se sent financièrement très dépendant des Gaillard. Il lui confie : « L’absence totale de sous […] rend ma situation des plus compliquées. Je ne puis rien faire par moi-même, je suis reçu » (Ibid, p. 625). 50 Michaël Pakenham, Une revue d’avant-garde au lendemain de 1870. La Renaissance littéraire et artistique, op. cit., p. 386. 51 Id.

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Il semble qu’en dépit de ces activités, Nina et sa mère commencent à planifier leur retour à Paris ; le 8 avril, accompagnées de Charles, elles quittent Nice52.

c) Un accueil tiède

À leur rentrée à Paris, mère et fille ne retrouvent pas tout à fait la vie qu’elles y avaient laissée : leur ancien appartement est incorporé à un hôtel particulier par le comte de

Montblanc dès 187253. Elles occupent brièvement le 44 rue de Londres, puis se déplacent rue de Rome et enfin, le 24 juillet 1874, Mme Gaillard signe le contrat de location « d’une maison sise 82, rue des Moines54 ».

Les changements ne s’arrêtent pas à la nouvelle adresse : la Commune et ses suites laissent des traces. Parmi les anciens habitués, certains préfèrent ne pas se trouver en présence d’ennemis personnels et ne viennent plus chez Nina. Par contre, la Commune ne fait pas que diviser, elle peut aussi unir. En effet, dès son retour d’exil, Nina fait la connaissance d’Édouard Manet qui, sans être compromis comme elle, était aussi à Paris

52 Dans une lettre datée du 7 avril 1873, Charles Cros écrit à Alphonse Lemerre qu’il quitte Nice le lendemain et qu’il passera ensuite huit jours à Marseille (Œuvres complètes, op. cit., p. 631). Une lettre de Léon Dierx à Jean Marras montre que Nina est bel et bien de retour à Paris en août 1873 et qu’elle est toujours active sur la scène musicale : « Mon cher Marras/Nina m’envoie des billets pour un concert que donne Cabaner demain et où elle doit jouer du piano. Elle me prie de vous en adresser un. Elle sera bien contente de vous y voir. Tout à vous. Votre/Léon Dierx » (22 août 1873, BNF, naf 16264, fo 53). 53 Lettre de J. Goedorp à J. Bollery, 3 mai 1964 (FB). Sur le comte de Montblanc, Louis Forestier écrit : « Nous ne savons rien du comte de Montblanc, sinon qu’il était […] un de ces nobles liés avec le docteur Antoine Cros, que Charles lui dédia un poème du Coffret de Santal » (Charles Cros, op. cit., p. 50). 54 Archives nationales (MC/ET/LXXIX/823). Un rapport de police ajoute une autre adresse à celles-ci-dessus, le 25 rue de Turin où Nina aurait habité brièvement avant d’emménager rue des Moines (APP, document 2).

167 pendant la Commune55. L’indignation profonde qu’ils partagent face à la répression versaillaise les rapproche l’un de l’autre et Manet prie alors Nina de poser pour lui56. De ces séances de pose naît une toile majeure, La Dame aux éventails, tableau qui réside maintenant au musée d’Orsay. Un poème de Charles Cros, « Scène d’atelier », indique que les séances de pose ont lieu, au plus tard, vers la fin de 187357 ; une fois le tableau terminé, l’artiste et son modèle se revoient régulièrement58. Selon Gérard da Silva, La Dame aux éventails n’a rien d’un simple portrait, il s’agit plutôt d’un portrait symbolique, d’un hommage à « l’exilée pour fait de sympathie envers la Commune59 ».

Si la sympathie de Nina pour les communards lui vaut l’admiration de Manet, il est certain que cela n’est pas un sentiment partagé de tous : à son retour à Paris, Nina ne jouit plus de la même faveur et il en va de même pour son salon.

55 À ce sujet, Théodore Duret, qui était un grand ami de Manet, écrit : « Rentré à Paris avant la fin de la Commune, [Manet] put assister à la bataille qui s’engagea dans les rues entre l’armée de Versailles et les gardes nationaux fédérés. Il a comme synthétisé, dans une lithographie, la Guerre civile, l’horreur de cette lutte et la répression qui la suivit » (Théodore Duret, Histoire de Édouard Manet et de son œuvre, Paris, Fasquelle, 1906, p. 126). 56 Adolphe Tarabant, « La Dame aux éventails », Le bulletin de la vie artistique, 15 novembre 1923. 57 Ce poème ne figure pas dans l’édition du Coffret de Santal de 1873. Il est publié pour la première fois dans La Revue du Monde nouveau, no 1, 15 février 1874, avec une gravure d’après un portrait de Nina de Villard par Manet. 58 Sachant que Nina et Manet se fréquentent, Hector de Callias demande à l’artiste de transmettre un message à Nina de sa part : « Puisque vous la voyez, et que je n’ai pas son adresse » (lettre citée par Adolphe Tabarant dans Manet et ses Œuvres, Paris, Gallimard, 1946). 59 Gérard da Silva, op. cit., p. 33.

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3. Le coût de la liberté

a) Une réputation ternie

Dans le premier chapitre, nous avons vu comment la femme du dix-neuvième siècle est préparée, depuis sa petite enfance, pour le mariage et la maternité : vie réglée débutant tôt le matin, bien structurée en blocs de temps où s’effectuent d’heure en heure, de semaine en semaine, des tâches précises. La femme apprend que sa place est à la maison, au service des siens60. La femme « comme il faut » est avant tout la « reine du foyer » et ne peut s’adonner

à aucune activité où elle pourrait rivaliser avec les hommes : son intérieur est sa seule aire d’activité et de rayonnement. Mais Nina s’exhibe et n’hésite pas à se faire remarquer : le fait qu’elle ait proclamé publiquement sa sympathie pour les communards montre qu’elle refuse de respecter les règles et de modérer ses passions. On peut alors comprendre la fascination que Nina exerce sur son entourage, et sur les représentants de l’ordre.

En effet, la lecture du dossier Callias révèle que, depuis la Commune, Nina est l’objet d’une surveillance constante de la part des autorités. Femme dont le mode de vie ne se conforme pas à la norme, Nina fait causer et le dossier Callias renferme certaines rumeurs qui circulent à son sujet. On y apprend qu’« en 1864, elle a épousé M. de Callias, Hector, rédacteur au journal Le Figaro […] qui, en 1867, par suite de la vie scandaleuse de sa femme, s’est séparé d’elle ».

60 Anne Martin-Fugier, « La Maîtresse de maison », dans Misérable et glorieuse, la femme du XIXe siècle, Jean-Paul Aron (dir.), Paris, Fayard, 1980, p. 119.

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Durant les deux années qu’elle a vécu avec de Callias elle a eu quantité d’amants choisis parmi les souteneurs de filles. Tous les 8 ou 15 jours, elle en changeait. A chaque nouvel amant, elle prenait 1000 ou 1200 francs, partait avec l’individu et ne rentrait au domicile conjugal que lorsqu’elle n’avait plus d’argent […] C’est à la suite de ces débordements que de Callias l’a quittée61.

Les rapports de police se contredisent souvent. Ainsi, le 24 février 1874, on présente

M. de Callias comme « l’époux abandonné de Mme Nina de Callias62 ». Pour les hommes qui la surveillent, Nina est, au mieux, une femme adultère, au pire, une détraquée sexuelle.

On ne cesse de parler de ses anciens amants, d’en faire l’inventaire et on spécule sur ses amants présents : ses aventures, véritables ou imaginaires, nourrissent pratiquement tout ce qui est écrit à son égard et éclipsent de loin ce qui pourrait être d’intérêt public, surtout la politique. Alors qu’il devrait rédiger un rapport sur une soirée passée chez elle en 1876, l’officier en charge choisit plutôt de retracer la petite histoire de Nina. Il débute par son mariage et explique que son mari « lâcha la Nina après quelques escapades » et poursuit par un rapport complet sur ses liaisons :

En 1869 ou 70 la Nina était amoureuse folle de Rochefort qui dédaigna de la prendre pour maîtresse. Ne pouvant avoir Rochefort, la Villars [sic] voulut avoir quelqu’un approchant Rochefort et choisit pour amant Bazire, rédacteur de la Marseillaise comme étant celui qui, dans toute la rédaction, ressemblait le plus à Rochefort. Après la Commune Mme de Callias suivit Bazire en Suisse […] A cette époque Nina commença à lâcher Bazire pour s’attacher officiellement à Charles Cros, un poète funèbre et Baudelairien, jeune et très polisson. Bazire supporta tant bien que mal ce partage, puis un beau jour, on l’évinça complètement; c’est à Milan, je crois, qu’eut lieu la rupture63.

61 APP, document 2. 62 Le sujet de ce rapport est un duel devant avoir lieu « entre Georges Maillard du Pays et M. Hector de Callias qui signe au Figaro les coulisses des grands journaux, sous le pseudonyme de Gustave Hector ». 63 APP, document 3.

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Après cette histoire de la vie intime de Nina, le rédacteur du texte ci-dessus insinue même qu’elle entretient une relation avec une femme : « A quel propos cette liaison de Nina et de la Rattazzi? On se perd en conjectures […] En tout cas c’est fort drôle64 ».

Non seulement Nina est une femme séparée, mais elle dispose aussi d’une fortune importante qui lui permet de vivre comme elle l’entend, sans compromis : en effet, Nina n’est sous aucune tutelle masculine puisque son père est mort et que son mari n’a pas accès à ses rentes. Pour les hommes qui surveillent Nina, cette fortune est une source supplémentaire de désapprobation. On commente l’ampleur de sa fortune et le mauvais usage qu’elle en fait : une telle fortune ne fait qu’entraîner le désordre et, dans le cas de Nina, ne sert qu’à financer ses fantaisies sexuelles multiples. On relate que « pendant l’insurrection de 1871, elle avait deux amants qu’elle entretenait sur un grand pied » dont un « officier dans un bataillon fédéré […] à qui elle avait acheté un cheval et deux uniformes complets » et avec qui « elle paradait sur les boulevards65 ». D’après les textes, tous ses amants sont des hommes

« entretenus ». Il est certain que Nina a des ressources financières qui lui permettent de vivre

à sa guise, qu’elle ne craint pas d’ouvrir sa bourse pour se distraire et pour aider ses amis et cela choque. Par contre, il semble que les commerçants n’ont aucune raison de se plaindre puisque « tous les fournisseurs, sont très-satisfaits, tous les achats sont payés comptant66 ».

64 APP, document 3. 65 APP, document 2. 66 APP, document 2.

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b) Une identité troublante

Il nous faut également remarquer que la question de l’identité de Nina est problématique dans les documents que nous avons consultés. Dans ses Portraits de femmes,

Sainte-Beuve commente que « c’était l’habitude [qu’] un mari vous donn[e] un nom définitif, une situation et une contenance convenable et commode67 ». Ce nom unique, Nina ne l’a pas eu, et le dossier de police Callias montre clairement qu’en l’absence d’un nom “définitif ”, celui du mari, une femme est n’importe qui ou même n’importe quoi et n’est pas digne de respect. À ce sujet, les documents sont des plus éloquents : on ne sait trop comment nommer

Nina.

À l’intérieur d’un seul paragraphe du rapport du 14 août 1876, Nina est tour à tour

« la Nina », « la Villars[sic] » et « Mme de Callias ». Ailleurs, dans le dossier Callias, on trouve encore « la nommée Gaillard Anne, Marie, Claude, surnommée la Nina68 », « Mme de

Callias née de Villard », « Mme Lina (femme séparée de Hector de Callias le journaliste)69 » et « la femme de Callias70 ». Pour Nina, les erreurs de nom, de prénom et de graphies abondent mais le nom de son mari, qui suit pratiquement toujours le sien, est intact et confirme son identité.

67 Cité dans Roxana M. Verona, Les « salons » de Sainte-Beuve. Le critique et ses muses, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 168. 68 APP, document 2. 69 APP, document 4. 70 « On ne connaît pas à la femme de Callias d’amant en titre »; « on n’a pu apprendre si la femme de Callias a eu ou a en ce moment pour amant […] Albert Clauss ou Charles Crauss [sic] » (APP, document 2).

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En fait, Nina, qui est aujourd’hui connue sous le patronyme de Villard, est alors connue sous le nom de son mari, de Callias. Ce n’est qu’en 1875 qu’un Germain Nouveau un peu abasourdi annonce à Paul Verlaine le changement : « Dirai entre parenthèse que Nina plus s’appeler de Callias, mais de Villard : renoncez à explication71 ». Ainsi, à l’époque où les Parnassiens se réunissent chez elle, rue Chaptal, Nina est toujours de Callias; c’est sous ce nom qu’elle publie dans le deuxième Parnasse Contemporain et c’est encore sous ce nom qu’elle donne des concerts. L’abandon permanent du patronyme de Callias est lié à une polémique provoquée par le portrait de Nina peint par Manet, et n’advient qu’à la suite d’une intervention écrite d’Hector de Callias auprès de l’artiste pour protéger son nom et son honneur :

Pardonnez-moi de venir vous parler d’une petite affaire qui me concerne. Madame Nina Gaillard a fait peindre son portrait par vous, ce dont elle a le droit, à condition que le dit portrait ne sorte pas de chez elle ou de votre atelier.

Je vois dans un numéro du Gaulois déjà un peu ancien qu’elle fait annoncer cette toile comme le portrait de Mme de Callias. Vous avez assez bonne opinion de moi pour ne pas croire que je me prêterai à ces sortes de fantaisies. Depuis longtemps il était intervenu un arrangement entre cette personne et moi, par l’intermédiaire de mon notaire, et dans lequel il était convenu qu’elle prendrait tous les noms qu’elle voudrait, excepté le mien.

[…] veuillez lui rappeler cette conversation, à l’exécution de laquelle je tiens absolument. Dites-lui aussi qu’un manquement à cet égard m’amènerait à prendre immédiatement contre elle les mesures les plus énergiques : c’est une chose que je dois à moi-même, à ma famille et à tout le monde72.

71 Lettre de Nouveau à Verlaine, 27 octobre 1875 (CGV, p. 448). 72 Cette lettre non datée est publiée par Adolphe Tabarant, op. cit.

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Suite à cette lettre, Manet conserve bien le tableau chez lui et Nina, dépossédée d’un nom qu’elle porte depuis une dizaine d’années et qui peut prendre n’importe quel nom excepté celui de son ex-mari, opte pour le nom de jeune fille de sa mère tout en conservant la particule « de ». Toutefois, l’habitude n’est pas facile à briser et on continue à retrouver Nina sous le nom de Nina de Callias et Nina de Villard ou Villars, la graphie demeurant incertaine pour plusieurs.

c) Le temps des affronts

Au 82, rue des Moines, Nina continue à recevoir régulièrement et se soucie sans doute bien peu de ce que les « braves gens » peuvent penser d’elle et de ses soirées. Sa longue liaison avec Cros tire à sa fin et un rapport de la préfecture annonce la rupture : « La

Nina ne possède point d’amant en titre. Elle a rompu il y a 3 ou 4 mois avec Cros qui lui a, pour adieux, administré une rossée épouvantable. Cros était, nous a-t-on dit, jaloux de

Richepin73 ». Cette nouvelle est confirmée par une lettre datée de décembre 1875, dans laquelle Germain Nouveau annonce à Verlaine que Cros n’est plus avec Nina et une autre lettre, du même au même, datée du 17 avril 1876, qui annonce une « nouvelle fugue de

Charles74 ». Cette fois, c’est la rupture finale75. Après quelque temps, Nina trouve un

73 APP, document 3. 74 CGV, p. 504. 75 Sans pouvoir attribuer une date certaine à cette rupture, en mai 1878, Charles Cros épouse Mary Hjardemaal, une Danoise. Pour sa part, Baude de Maurceley attribue la rupture de Nina et de Charles Cros au fait suivant : « Un jour, Charles Cros, désireux de se faire un foyer, parla de se marier. Ce fut un orage sous le toit de Mme Gaillard. Nina, furieuse, s’affolait. Dans un mouvement de colère, elle jeta au feu un manuscrit de Charles Cros qui devait révolutionner les philosophes et les savants : c’était une étude approfondie de la mécanique cérébrale, étude sur laquelle il comptait pour vaincre l’indifférence de ses contemporains et atteindre enfin cette gloire. Quand son frère, le docteur Antoine Cros, me fit cette confidence, il me peignit en termes

174 nouveau compagnon : un jeune artiste de douze ans son cadet, Franc-Lamy76. La différence d’âge fait froncer bien des sourcils et alimente aussi les potins77. Au terme de cette liaison, le départ de Franc-Lamy laisse Nina complètement désemparée78.

Outre cette peine d’amour, Nina fait face à des affronts particulièrement cruels : elle se retrouve peinte, de façon méprisante, dans plusieurs publications. Du 17 mai au 17 juillet

1881, le Gil Blas publie Le Prince Ko-ko, de Harry Alis, dans lequel un chapitre, Le Salon de

Flora, est consacré à Nina79. La maîtresse de maison est ridiculisée : « Dandinant sur le tabouret ses chairs avachies, ses seins qui battaient le branle-bas de la vieillesse, Flora faisait des grâces », « vieille, laide, abrutie, fanée ». Il ajoute qu’« on se demandait comment Léon

Blanche pouvait avoir le courage de rester l’amant de cette grosse femme farcie de grogs et

poignants le désespoir de l’auteur du Coffret de Santal, dont subitement la santé donna de graves inquiétudes à son entourage familial » (BM, 5 avril 1929). Cela semble improbable puisque, selon les préfaciers de La Maison de la Vieille, les Principes de mécanique cérébrale parurent en 1879 en plusieurs livraisons dans La Synthèse médicale (MV, p. 44). 76 Franc-Lamy (Pierre Désiré Eugène Franc Lamy dit) Paysagiste et portraitiste, né à Clermont-Ferrand en 1855, mort à Paris en 1919. Il a pour maîtres Pils et Gérôme. Sociétaire des Artistes Français à partir de 1885, il figure au Salon de ce groupe et y obtient quelques médailles et mentions. Lors de l’Exposition Universelle de 1900, il reçoit une médaille de bronze. Il est fait chevalier de la Légion d’honneur en 1893. Franc-Lamy s’adonne surtout au portrait et à la peinture décorative (Bénézit). D’après Baude de Maurceley, ce serait son ami Cabaner qui aurait présenté Franc-Lamy à Nina pour la consoler du départ de Charles Cros (BM, 5 avril 1929). 77 Dans tous les romans à clés, la question des amants de Nina et surtout de la jeunesse de ce dernier offre matière à commentaires très méprisants, comme celui-ci : « à mesure qu’elle vieillissait, ses amants devenaient plus adolescents et leurs relations moins désintéressées » (Alis, op. cit., p. 270). 78 Baude de Maurceley raconte que peu de temps après la rupture, il l’avait rencontrée à l’Opéra, « au cours d’un grand bal […] au profit des vieux légionnaires […] Elle allait et venait dans le couloir des premières loges […] elle effilochait la soie de son corsage ». Nina cherchait Franc-Lamy qui n’était pas là. Voyant l’état dans lequel était Nina, il avait prié sa femme de chambre de la ramener chez elle « pour éviter une crise ». Nina l’avait remercié (BM, 8 avril 1929). 79 Le Prince Ko-ko paraît en roman sous le titre de Hara-Kiri, Paris, P. Ollendorff, 1882.

175 de bas-bleuisme80 ». Parallèlement, Félicien Champsaur lui donne aussi une place peu enviable dans son roman Dinah Samuel. Cette fois, c’est sous le nom de Charlette de

Valbaux qu’elle reçoit81.

Il faut souligner que Nina est alors toujours vivante et que ces ouvrages ne peuvent que la blesser profondément. Ces attaques, s’ajoutant au départ de Franc-Lamy, contribuent sans doute à exacerber les problèmes de santé mentale de Nina. Chose certaine, en 1882,

Nina et sa mère quittent leur domicile de la rue des Moines pour emménager au 58, rue

Notre-Dame de Lorette. Cette fois, seuls les intimes sont toujours reçus82. Cependant, l’état de Nina se détériorant, sa mère doit la faire admettre dans une maison de santé de Vanves83.

Manoël de Grandfort décrit l’état de Nina :

Elle se disait morte, et, souvent, cette phrase navrante revenait sur ses lèvres décolorées : « Quand je vivais. – Quand je vivais, j’aimais ceci ou cela; je portais des robes claires, et des grands chapeaux à plumes tombantes…On venait me voir…On me trouvait belle…On m’aimait. – Aujourd’hui que je suis morte, on me laisse seule, je fais peur…et je n’ai rien pour m’habiller84.

80 Harry Alis, Hara-Kiri, préface de Jean-Didier Wagneur, L’Esprit des Péninsules, 2000, p. 280. Léon Blanche est le cryptonyme de Franc-Lamy. 81 Cf. « Ouvrages de fiction », p. 21-25. 82 Un article de Camille de Sainte-Croix offre, à notre connaissance, l’unique témoignage de cette dernière époque : « Avant et après souper, on improvisait et jouait de romantiques charades. Il me souvient de la singulière distribution d’une adaptation du mot Cervantes où Nouveau jouait Sancho Pança; moi, Don Quichotte; Villiers, un passant; Nina de Villars [sic], Dulcinée; et Augusta Holmès…Rossinante. Le bon public, c’était Léon Dierx et Mme Gaillard » (« Germain Nouveau », Paris-Journal, 23 novembre 1910). 83 MV, p. 56. 84 Manoël de Grandfort, « Nina de Villard », Le Progrès artistique, 1er août 1884. L’article a été repris dans Émile Goudeau, Dix Ans de bohème, Paris, Librairie illustrée, 1888.

176

Suite aux confidences de Maurice Rollinat, un témoignage d’Edmond de Goncourt confirme l’étrange maladie de Nina :

Mme Callias était devenue folle à la fin de sa vie, et sa folie consistait en ce qu’elle croyait qu’elle était morte. On lui demandait comment elle allait, une, deux, trois fois. Elle ne répondait d’abord pas; mais enfin, à la troisième, se mettant à fondre en larmes, elle vous soupirait dans un rire de folle : « Mais je ne vais pas puisque je suis morte! » Alors, il était convenu qu’on lui disait : « Oui, oui, vous êtes bien morte…Mais les morts ressuscitent, n’est-ce pas? » Elle faisait un signe de tête affirmatif : « … et peuvent jouer du piano? » Alors, prenant le bras que vous lui tendiez, elle allait s’asseoir au piano, où elle jouait d’une manière tout à fait extraordinaire85.

Les deux récits dépeignent exactement le même triste état. Ce qui est encore plus malheureux, est le fait que la vie de Nina soit largement récrite en fonction de cette maladie.

Bien que tout indique que Nina était extrêmement volontaire, qu’elle était maîtresse de son sort et de ses actions, elle est infantilisée au fil des textes, notamment dans La Maison de la

Vieille, où Mendès présente Nina comme une personnalité faible, facilement dupée, ce qui s’accorde mieux avec l’image de sa fin. Comme le remarque Gérard da Silva, « le livre de

Mendès apparaît bien comme la source pour constituer l’image stéréotypée, (jusqu’à Sartre et au-delà) de Nina Gaillard86 ». Pour sa part, Lepelletier, qui a fréquenté le salon de la rue

Chaptal, oscille constamment entre ses propres souvenirs et ceux qui sont convoyés dans le roman de Mendès au point où il fait référence à la “maison de la vieille” quand il veut parler du 82, rue des Moines87. Lepelletier transforme son portrait initial de Nina jeune femme

« vive, spirituelle […] très bonne musicienne, jouant du piano en virtuose » en « infortunée

85 JG, le 10 octobre 1889. 86 Da Silva, op. cit., p. 25. 87 Id.

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Nina » dont la « raison, avec tout le ressort de son âme, se cassa dans la bousculade où elle s’était jetée88 ». Ce commentaire résonne clairement sous la plume de Henri

Mondor lorsqu’il relate la fin de Nina: « La démence, à laquelle avaient fait penser tant d’instants de ses jours de liberté, a été comme l’inévitable, la logique conclusion de sa vie, une sorte de fidélité au rythme choisi, la cassure d’un jouet trop exposé89 ». Il est difficile de ne pas remarquer l’association lexicale entre la cassure du jouet de Mondor et le ressort cassé de Lepelletier.

D’autre part, Sartre, qui n’a certainement jamais rencontré Nina, discute de son

état comme si elle avait été une amie intime:

Quand Nina se croit morte ou quand, sur son lit d’asile, une homme se débat, criant qu’il n’existe pas, ces prétendues vérités sont vécues et cliniquement étudiées comme l’expression même de troubles mentaux dont l’étiologie est connue ou fait l’objet d’investigations. Mais, c’est que ces troubles sont— en grande partie — subis : comment, sous l’influence de quelle enfance, de quelle préhistoire, Nina a-t-elle intériorisé l’impassibilité […]? Nous n’en savons rien : reste que sa psychose –dont les raisons se trouvent bien en deçà de l’Art poétique des Parnassiens — emprunte au 90 parnasse quelques thèmes rhétoriques et les transforme en les vivant .

Il est difficile d’imaginer comment Sartre a pu étudier la condition de Nina, si ce n’est, comme le suggère da Silva, par les pages de Mendès. S’il a ensuite cherché à comparer la réalité et la fiction, il se sera sans doute tourné vers le biographe de Verlaine, Lepelletier, pour confirmer les faits. De plus, comme Albert de Bersaucourt s’est abreuvé à ces mêmes

88 Lepelletier, op. cit., p. 174. 89 Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 442. 90 Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille (1972), t. III, Paris, Gallimard, 1988, p. 405.

178 sources (cf. p. 27-29), il est raisonnable de suggérer que le portrait de Nina est largement dû

à Mendès et à Lepelletier.

d) Dernière sortie

Nina meurt le 22 juillet 1884, après s’être crue morte plus de six mois91. Le 25 juillet, on l’enterre dans le caveau de famille du cimetière Montmartre. « Nous n’étions pas bien nombreux autour de son cercueil, témoigne Manoël de Grandfort, – pas bien nombreux autour de la mère désolée… Si tous ceux qui leur doivent cependant avaient été là, l’assistance eût été considérable92 ». Dans un article publié le jour même de l’enterrement de

Nina, Champsaur accuse les propos acerbes de Harry Alis d’avoir provoqué son décès.

Un écrivain de talent robuste, Harry Alis, la dépeignit […] d’une plume cruelle ; il la représenta « traînant ses seins avachis sur le piano ». À ce que racontent les amis de Mme de Villars [sic], cette phrase lui ouvrit les yeux sur elle-même ; elle s’aperçût, vieillie, fleur fanée ; son épouvante a été telle, qu’elle en est morte93.

Champsaur a peut-être raison quand il décrit le choc subi par Nina en lisant ce feuilleton mais il a la mémoire courte. Dans son article nécrologique, Polignac semble

également attribuer à cette œuvre de fiction l’état mental de Nina mais il rappelle aussi, sans toutefois le nommer, la part de cruauté de Champsaur.

91 Manoël de Grandfort, art. cit. 92 Id. 93 Félicien Champsaur, « Chroniques parisiennes. Une déclassée », L’Événement, 25 juillet 1884, repris dans Le Massacre, Paris, Dentu, 1885.

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Ils ont été trois dans la presse dont je ne ramasserai pas le nom, qui s’étant insinués là et fait chasser aussitôt qu’aperçus, se sont vengés de la façon la plus lâche, – la plus dégradante pour un homme.

Et certes n’eût été la crainte de faire de la réclame à leur prose imbécile, ils eussent reçu une vigoureuse botte dans le derrière.

Pauvre femme! C’était il y a trois ans, le jour de sa fête, il y avait foule et une profusion de fleurs apportées. Tout le monde était gai, heureux, souriant…Soudain la servante lui remet trois exemplaires d’un grand journal pschutt du matin.

Le feuilleton lui était indiqué par une croix rouge.

Elle jeta un coup d’œil, puis devint blême, atteinte au cœur…

Ce feuilleton était en quelque sorte une lettre anonyme.

La désignant sous un pseudonyme d’une transparence qui ne pouvait lui laisser aucun doute, le folliculaire l’insultait de la façon la plus ignoble, la ridiculisait elle et ses amis, la souffletait dans ce qu’une femme a de plus sensible.

Puis ce fut une chronique dans un autre journal du matin et encore un feuilleton.

Tout cela bête, lâche et sale.

Alors elle tomba dans une incurable tristesse où sa raison fit naufrage94.

Bien que la maladie de Nina demeure pour plusieurs fascinante, elle ne peut anéantir toutes les marques d’une vie brillante ni dépouiller Nina de sa véritable personnalité. Pour terminer cette première partie, il convient de céder la parole à Nina. En 1868, alors que son salon est à son apogée, qu’elle est courtisée, admirée, Nina écrit son « Testament » en vers libres : loin d’être moroses, ces vers résument l’univers de Nina et ses passions. Mise en scène soignée de ses propres funérailles, ce texte montre l’importance de l’hospitalité, de l’art et du spectacle dans l’univers de Nina.

94 Jules-Camille de Polignac, op. cit. Polignac fait certainement allusion au feuilleton de Harry Alis. La chronique est probablement le « Paris bizarre » de Champsaur, paru le 3 février 1882. Nous fiant à Camille de Sainte-Croix, le troisième est sans doute Georges Duval « l’auteur absurde d’un mauvais roman qui fut en même temps une vilaine action, puisqu’il insultait une femme sans défense et sans défenseurs ». Camille de Sainte-Croix fait référence au Quartier Pigalle (Le Croquis, août 1884, cité dans Henri Mondor, op. cit., p. 442).

180

Testament95

Je ne veux pas que l’on m’enterre Dans un cimetière triste. Je veux être dans une serre Et qu’il y vienne des artistes.

Je veux qu’Henry me promette De faire une statue en marbre blanc Et que Charles me jure sur sa tête De la couvrir de diamants.

Les bas reliefs seront en bronze Doré; ils représenteront : Les trois Jeannes, puis Cléopâtre Et puis Aspasie et Ninon.

Qu’on dise ma messe à Notre-Dame Parce que c’est l’église d’Hugo Que les draperies soient blanches comme des femmes Et qu’on y joue du piano.

Que la messe soit faite par un jeune homme Sans ouvrage et qui ait du talent; Il me serait agréable Que de la chanteuse il fut l’amant.

Enfin que ce soit une petite fête Dont parlent huit jours les chroniqueurs Sur terre hélas! puisque je m’embête Faut tâcher de m’amuser ailleurs

Nina de Callias

Les « dernières volontés » de Nina ne ressemblent en rien à celles des signataires qui se soucient de la distribution de leurs biens. Dès le début, Nina s’éloigne du modèle juridique

95 Ce testament poétique fut publié par Anatole France dans L’Amateur d’autographes de décembre 1868. Il fut repris en tête du volume des Feuillets parisiens. L’autographe est conservé à la BNF sous la cote naf 24264 fos 84-85. France juge ces vers de Nina pleins « de mélancolie, de jeunesse, de caprice et de fantaisie » et il découvre qu’ « une poésie charmante circule dans ces couplets sans mesure et sans rime » (Chronique de l’hiver : « Nina de Callias » dans L’Amateur d’Autographes, novembre et décembre 1868, p. 332. Cité dans Vandegans, op.cit., p. 6).

181 normal en adoptant la formule « je ne veux pas ». Comme le remarque Harismendy-Lony, cette formule est, sous la main de Nina, tout aussi puissante que la formule usuelle « je veux » et « la négation crée même un effet plus percutant puisqu’elle signifie la démarcation de Nina des attentes ordinaires96 ». En effet, dans ce testament, rien ne ressemble à un testament normal : en choisissant sa sépulture, ses ornements, il semble que Nina prépare le décor de son ultime salon et elle le souhaite accueillant et chaleureux pour ceux qui lui rendront visite.

Nina planifie sa messe de funérailles comme une fête, en tenant compte des invités et de la presse. En bonne maîtresse de maison, elle choisit le ton qu’elle veut donner à cette dernière réception et la prépare soigneusement. Elle ne veut pas de prêtre célèbre, elle souhaite plutôt que la messe soit dite par un jeune homme « sans ouvrage et qui ait du talent », c’est-à-dire comme la majorité de ses habitués, et elle aimerait qu’il soit l’amant de la chanteuse et qu’il fasse ainsi, comme elle, abstraction des convenances. Loin d’être un

événement intime, Nina espère que l’événement sera un succès dont la presse rendra compte, parce qu’une œuvre ne peut exister que si elle est connue du public. Ainsi, Nina prévoit et orchestre, à l’intention de ses amis et de la presse, un divertissement final composé de musique et de théâtre, épicé d’une liaison scandaleuse, touche unique qui permettra sans doute d’alimenter les chroniques plus longtemps et de prolonger ainsi, encore quelque temps, le souvenir de son salon.

96 Sandrine Harismendy-Lony, « Entre paraître et disparaître : Le “ Testament ” de Nina de Villard » dans Nineteenth-Century French Studies 30, Nos 1 & 2, Fall-Winter 2001-2002, p. 87.

V. Le 17, rue Chaptal

Un salon, deux époques

Après avoir fait la connaissance de Nina, le temps est venu de tourner notre attention vers son salon que nous n’avons observé, jusqu’à maintenant, qu’en arrière-plan. Nous allons maintenant en faire le point central de deux chapitres analysant deux périodes d’activité distinctes : la première, de l’automne 1868 à l’interruption des activités en raison de la

Commune et, la seconde, du retour d’exil en 1873 jusqu’en 1882. Bien que des recherches récentes attribuent à Nina d’avoir tenu salon de 1862 à 18821, nous avons choisi ces dates parce qu’elles couvrent, à notre avis, la totalité des années où Nina est véritablement maîtresse de maison. Rappelons d’abord que, de 1862 à son mariage en avril 1864, Nina fait plutôt l’apprentissage du rôle de maîtresse de maison, qu’en dépit de son influence sur le ton des réceptions et l’arrivée de nouveaux habitués, Mme Gaillard demeure maîtresse du 17, rue

Chaptal. De plus, pour la période couvrant les années de mariage de Nina (avril 1864 à avril

1868), l’album de Nina ne porte aucune trace d’activité. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de réceptions; Mme Gaillard a vraisemblablement conservé son jour, mais cette période n’est pas documentée. D’autre part, dès l’automne 1868, bien que Mme Gaillard soit toujours présente, les représentations textuelles tendent alors à attribuer à Nina le statut de maîtresse de maison. Mère et fille demeurant toutes deux à la même adresse, ce sont les habitués qui

1 Ce sont les dates offertes par Jean-Jacques Lefrère, Michaël Pakenham et Jean-Didier Wagneur dans MV, p. 7.

182

183 tranchent la question puisque dans leurs souvenirs ils ne se rendent plus chez Mme Gaillard mais bien chez Mme de Callias ou, pour les intimes, chez Nina2.

Notre choix d’étudier les soirées en deux temps est motivé par des facteurs topographiques, chronologiques, politiques et littéraires. En effet, si à son retour d’exil Nina avait repris ses réceptions rue Chaptal, notre décision aurait été plus difficile mais, tenant compte de la nouvelle adresse, de la sympathie de Nina pour les communards qui se traduit par une réputation ternie, et surtout des représentations littéraires qui peignent des soirées appartenant clairement à une adresse ou l’autre, la scission s’est créée naturellement. Nous allons d’abord nous rendre rue Chaptal et, au chapitre suivant, nous nous déplacerons rue des

Moines.

1. Une maîtresse de maison nouveau genre

Au début de l’automne 1868, Nina est récemment séparée, sans enfant et sans soucis financiers. Après quatre années d’un mariage qui l’a éloignée de plusieurs amis, elle redécouvre les plaisirs de l’hospitalité3. Nina est alors entièrement libre de choisir le ton de ses réunions et elle adopte un style franchement décontracté. Donnons la parole à Henri de

Régnier :

2 Mathilde Mauté fait référence à Mme de Callias (op. cit., p. 40-42); Lepelletier intitule son chapitre « Chez Nina » (op. cit., p. 171) et Verlaine évoque le « célèbre salon » de Mme Nina de Callias (« Les Hommes d’aujourd’hui », op. cit., p. 395). 3 D’après la demande de séparation de Nina, les mauvaises habitudes de son mari étaient telles que plusieurs maisons ne recevaient plus le couple (document cité).

184

Ce mot de « salon », il faut l’entendre, quand il s’agit d’une Nina de Villard, d’une façon un peu particulière. Nina de Villard n’avait d’une Ninon de Lenclos ou d’une marquise de Rambouillet que le goût de réunir autour d’elle des gens d’esprit et de talent, mais ces réunions ne ressemblaient qu’assez peu à celles du grand siècle. Il y régnait une extrême liberté d’allures et de propos et des façons qui sentaient davantage la cour du Roi de Bohème que la cour du Roi-Soleil4.

Nina ne cherche nullement à s’attirer le grand monde de Paris, elle a horreur « des salons corrects, joyeux comme la pluie5 ». Son salon est réservé à ceux qui ont une « qualité littéraire, artistique ou politique6 » et se démarque par son « absence de toute contrainte mondaine7». Les portraits usuels de maîtresses de maison ont tendance à accentuer la maturité, la sagesse, le savoir-faire et le savoir-dire de ces dames. Par contraste, Nina est alors « une jeune femme de vingt-deux à vingt-trois ans, petite, dodue, vive, spirituelle, névrosée, fort avenante8 ».

Malgré sa jeunesse, Nina est prête à assumer son rôle. Alors que Mme de Loynes et

Mme Sabatier doivent parfaire leur éducation à l’âge adulte, Nina se prépare à la vie mondaine depuis son enfance et, grâce à ses connaissances littéraires et musicales et à son assiduité aux sorties diverses, elle peut certainement animer la conversation. En outre,

4 Henri de Régnier, « La Vie littéraire », Le Figaro, 26 septembre 1922. Cet article est une critique de l’ouvrage d’Albert de Bersaucourt, Au temps des Parnassiens, qui vient alors de paraître. 5 Nina de Villard, « Préférence », Feuillets parisiens. Poésies, Paris, Librairie Henri Messager, 1885. 6 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 176-177. 7 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 38. 8 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 170. En fait, Nina avait vingt-cinq ans mais ne les faisait pas. C’est ce que Mathilde Mauté avait constaté : « Le jour où je la vis pour la première fois, je fus conquise et charmée par la bonne grâce de la maîtresse de la maison […] Petite et mince, elle avait presque l’air d’une enfant dans sa robe de cachemire blanc toute simple » (Mathilde Mauté, op. cit., p. 41).

185 l’expérience qu’elle a acquise en sortant et en recevant aux côtés de sa mère lui permet d’avoir une idée claire du ton qu’elle souhaite donner à ses réceptions ainsi que du rôle qu’elle désire jouer au sein de sa compagnie.

2. État des lieux et horaire

Le 17 de la rue Chaptal est situé au cœur de la Nouvelle Athènes, ainsi nommée en raison de la grécomanie ambiante9. Le quartier comprend un ensemble homogène d’immeubles construits entre 1820 et 1850 et un grand nombre d’acteurs, de musiciens, de peintres, d’écrivains choisissent de s’y loger10. La Nouvelle Athènes appartient à la

Chaussée-d’Antin, quartier qui s’étend sur la rive droite de la Seine, du boulevard des

Italiens jusqu’à la rue Lazare, borné par les rues du Faubourg-Montmartre et des Martyrs à l’est et par celles de l’Arcade et du Rocher à l’ouest. Outre de nombreux artistes, musiciens et acteurs célèbres, le quartier abrite bon nombre de banquiers, d’hommes d’affaires et d’agents de changes, pour la plupart gérant de considérables fortunes11. L’église Notre-Dame

9 Ce nom de Nouvelle Athènes a été donné le 18 octobre 1823 par Dureau de la Malle, journaliste au Journal des Débats, à un lotissement entrepris au début du XIXe siècle sur les pentes du quartier Saint-Georges, dans l'ancien quartier des Porcherons (www.vie-romantique.paris.fr). 10 Aujourd’hui, le Musée de la vie romantique de la ville de Paris est situé au 16 rue Chaptal, anciennement le 7, maison du peintre Ary Scheffer qui était professeur de dessin des enfants du duc d’Orléans et qui y est demeuré une trentaine d’années, jusqu’en 1858. Dans l’atelier-salon, Scheffer, portraitiste renommé sous la monarchie de Juillet, recevait le Tout-Paris artistique et intellectuel. Chacun exposait ses œuvres ou donnait lecture de ses pièces. Delacroix, Géricault viennent en voisins ; ils retrouvent George Sand avec Chopin et Liszt, mais aussi Rossini, Tourgueniev et Dickens. La propriété était aussi agrémentée d’une serre et d’un jardin. Aujourd’hui, l’immeuble présente les souvenirs de l’artiste et ceux de sa voisine, George Sand (ibid.). 11 Pour la période tournant autour de 1840, Anne Martin-Fugier nomme, parmi les banquiers, Jacques Lafitte, James de Rothschild et Joseph Perier, régent de la banque de France; du côté artistique, Ary Scheffer, Géricault, Delacroix, Arnal qui était un comique du Vaudeville, la cantatrice Pauline Viardot, la danseuse Marie Taglioni, George Sand, Chopin et Delestre-Poirson qui était entrepreneur de théâtre (Martin-Fugier, Anne, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, op. cit., p. 103-107).

186 de Lorette, inaugurée à la fin de 1836, est l’église de luxe de ce nouveau quartier.

« L’intérieur de l’église est ciré, doré, luisant, tapissé comme le salon d’un banquier, orné de lustres en bronze, garni de toutes sortes de petits meubles fashionables et entretenu par des domestiques en livrée12 ». Outre les nouvelles fortunes, le quartier accueille volontiers les nouveautés. Opposant le faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin en 1840, Delphine de Girardin conclut : « Le premier se moque de la puissance du second et l’envie. Le second se moque des grands airs du premier et les imite13 ». Nina habite donc un quartier où luxe et arts se côtoient constamment.

D’après Lepelletier, l’appartement situé au premier étage est « assez modeste et simplement meublé14 » tandis que pour Charles de Sivry, c’est une « très fastueuse maison15 ». Au fil des anecdotes relatées par les anciens habitués nous apprenons qu’ils circulent entre le salon, la salle à manger et un balcon et que le salon comprend un minimum de trois canapés, le fauteuil « crapaud » de Nina, et des piles de coussins sur lesquels les

12 Le Siècle, 14 octobre 1837, cité dans Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848, op. cit., p. 258. 13 Citée dans Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris 1815-1848, op. cit., p. 103. 14 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 169. 15 SSR, 16 janvier 1898. Charles de Sivry est né à Paris en 1848 et mort dans la même ville en 1900. Il devient le beau-frère de Verlaine en 1870. Il jouait du piano, du violon, du violoncelle, des timbales et pendant longtemps, il tint le piano dans le du Chat Noir. Son œuvre musicale est aujourd’hui perdue.

187 hommes s’assoient, par terre16. On trouve aussi un piano et un orgue qui servent régulièrement aux besoins du groupe17.

Nina a une forte prédilection pour la vie nocturne et ses soirées se poursuivent bien tard dans la nuit : ses habitués n’hésitent pas à arriver chez elle « aux heures les plus tardives18 ». À titre d’exemple, notons qu’étant attendus chez Nina, Charles de Sivry,

Verlaine et Lepelletier se donnent d’abord rendez-vous à minuit à la brasserie des Martyrs où ils prennent le temps de consommer un apéritif sachant qu’ils souperont plus tard chez elle19.

Effectivement, la soirée bat toujours son plein à leur arrivée : on se divertit, on fait de la musique et puis on passe à table.

Sans avoir d’horaire bien précis, il semble que Nina respecte une certaine routine et que le souper interrompe, vraisemblablement bien après minuit, les activités intellectuelles et

16 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 59. Nina parle également de cette habitude dans une lettre : « Dimanche, nous avons eu du monde toute la journée. Nous étions tous assis par terre; c’est une habitude turque que nous avons prise, quand nous sommes entre nous » (GR, p. 62). 17 Le niveau de bruit chez Nina peut parfois gêner les voisins et, leurs réactions à ses soirées font l’objet d’anecdotes beaucoup plus détaillées que l’inventaire du mobilier. Charles de Sivry consacre un épisode de ses « Souvenirs sans regrets » à la relation difficile entre Mme Gaillard et le propriétaire de l’immeuble, M. Billion. Sivry rapporte que M. Billion déteste « les hospitalières locataires du premier et qu’il aurait traîné Mme Gaillard au bureau du commissaire de police qui, d’après Sivry, aurait été vite conquis par Mme Gaillard: « Ce magistrat […] balbutia de vagues reproches auxquels la spirituelle femme [Mme Gaillard] répondit en invitant le commissaire à dîner et à passer la soirée avec nos amis. L’austère fonctionnaire déclina respectueusement l’invitation, se retranchant derrière son mandat, mais nous autorisant à faire tout le bruit possible à condition que les voisins ne se plaignent pas ». Il oppose à M. Billion le locataire qui habite à l’entresol, un prêtre qui ne se plaint pas du tout et trouve même que la musique et les chansons « adoucies pour [lui] par les plafonds, bercent doucement [son] sommeil et transforment [leurs] quadrilles en prières (SSR, 23 janvier 1898). Signalons que la réédition de La Maison de la Vieille porte la dédicace suivante : « À la mémoire de M. Billion, voisin du dessous de Nina de Villard, rue Chaptal ». 18 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 170. Il faut noter que la Princesse de Metternich avait mis à la mode les réceptions tardives débutant après le théâtre et que Nina jeune fille en avait pris l’habitude (Gabriel-Louis Pringué, Trente ans de dîners en ville, Paris, Édition Revue Adam, 1948, p. 41). 19 SSR, 16 janvier 1898.

188 mondaines et que la fin du repas ne signale nullement la fin de la soirée20. Edmond

Lepelletier commente : « À quelque heure qu’on se retirât, on n’était jamais le dernier. Je n’ai jamais pu savoir à quel moment Nina, enfin seule, se mettait au lit21 ». En outre, les trois canapés, « souvent occupés après le départ du gros des habitués », indiquent assez clairement que les soirées se poursuivent jusqu’au petit matin22. Pour ses proches, il semble que Nina développe un modèle d’hospitalité sans bornes : « il n’y a[vait] pas d’heure pour sonner chez

Nina. La porte était toujours ouverte et la nappe mise en permanence23 ».

Il convient ici de proposer que, parmi les habitués, certains sont reçus plus fréquemment que d’autres et cela est confirmé par Verlaine qui suggère que les Cros, Charles de Sivry, Villiers de l’Isle-Adam et lui-même font, en quelque sorte, partie de la maison24.

Mathilde Mauté, demi-sœur de Charles de Sivry et future Mme Paul Verlaine, affirme aussi que Nina reçoit « chaque soir dans l’intimité ses amis, de dix heures à cinq heures du matin25 » : cette information provient sans doute de Charles de Sivry, son demi-frère, pour qui Nina a « une prédilection marquée26 ». Comme nous l’avons vu, recevoir certains amis

20 Ceci est confirmé par Mathilde Mauté, qui spécifie que le repas est servi vers 2h du matin (Mathilde Mauté, op. cit., p. 41). 21 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 177. 22 Id. 23 Id. 24 Paul Verlaine, « Les Hommes d’aujourd’hui », op. cit., p. 821. La pratique est courante : on reçoit les intimes tous les soirs et on a de grandes soirées une fois par semaine (Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, op. cit., p. 282). 25 Mathilde Mauté, op. cit., p. 40. 26 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 39.

189 plus fréquemment que d’autres n’a rien d’inhabituel; les maîtresses de maison du dix- huitième avaient déjà établi cette coutume par l’instauration de soupers réservés à quelques heureux choisis.

3. Les habitués du salon a) Un instantané

Établir avec certitude qui vient chez Nina avec quel degré d’assiduité s’avère un projet complexe. Nous disposons bien de plusieurs mémoires mais, contrairement au journal intime ou à la correspondance, les événements sont généralement rapportés plus de vingt ans après coup; la mémoire faisant parfois défaut, il est possible de nourrir ses propres souvenirs d’autres écrits. Cependant, sous le titre de « Nouveau Jardin des Racines Parisiennes de plus en plus renouvelées de Port Royal », l’album de Nina offre une liste des invités présents le 4 octobre 1868 et nous permet d’observer comment le salon a évolué depuis le 1er novembre

186327 : du côté des lettres, nous retrouvons d’anciens amis (Emmanuel des Essarts, Maurice

Dreyfous, Armand Renaud) aux côtés de nouveaux (François Coppée, Paul Verlaine, Henry

Fouquier) et de Dumas père et Joseph Méry, hommes dont la réputation est solidement

établie28. Ils sont entourés de musiciens (l’organiste Marie Deschamps, la pianiste Virginie

27 Conservé dans l’album de Nina et reproduit dans MV, p. 571. Pour les notices biographiques des invités présents le 1er novembre 1863, cf. p. 107-108. 28 Henry Fouquier est né à Marseille le 1er sept. 1838 mais termine ses études à Paris. Après avoir étudié le droit et la médecine en amateur, il voyage longuement en Italie et en Espagne. De retour à Paris, il se tourne vers le journalisme et collabore au Courrier du dimanche et à l’Avenir national; il est alors lié avec Gambetta dont il partage les idées politiques. Après la révolution du 4 septembre 1870, il retourne à Marseille et y crée un journal de combat, La Vraie République; en décembre, il est nommé secrétaire général de la préfecture des Bouches-du-Rhône par le gouvernement provisoire. En mars 1871, il lutte contre la tentative de création d’une commune marseillaise. Suite à une mise en disponibilité, il revient à Paris et se consacre de nouveau au journalisme. Il collabore par la suite à de nombreux périodiques parisiens dont Le Temps, le Bien public et Le

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Huet, le trompettiste Jean-Baptiste Arban, le violoniste Ernest-Camille Sivori, le violoncelliste Prosper Seligmann) ainsi que de la célèbre cantatrice Pauline Viardot et de deux comédiens, Emile Francès et Marie Agar29. À ce groupe, il faut ajouter les trois frères

Cros, Charles (poète et scientifique), Henry (peintre et sculpteur) et Antoine (médecin et poète à ses heures). On peut constater que certains anciens amis de la famille, les Ledieu et les Yapp sont absents, peut-être en raison de la distance30, et qu’ils sont remplacés, de façon majoritaire, par des poètes et des musiciens. À l’exception de Joseph Méry et de Dumas père, les poètes sont à peu près tous de la génération de Nina et commencent à se faire un nom

Courrier de France, écrivant quatre ou cinq articles par jour. En 1899, il est l’un des fondateurs de l’École des journalistes. Il meurt le 25 déc. 1901; il était officier de la Légion d’honneur (DBF). 29 Virginie Huet est pianiste. Dans un compte rendu de René La Ferté sur une soirée musicale dans L’Artiste du 1er janvier 1869, elle joue un duo en compagnie de Nina. Né à Lyon en 1825, mort à Paris en 1889, Jean-Baptiste Arban est chef d’orchestre, compositeur, professeur et virtuose. Professeur de saxhorn au conservatoire de Paris dès 1857, il devient célèbre par la création de la classe de cornet à pistons, instrument dont il est virtuose. On lui doit d’abord une Grande méthode de cornet à pistons et de saxhorn (1864) plusieurs compositions qui ont servi de morceaux de concours, une quinzaine de pièces à succès d’après des opéras de Verdi ainsi qu’un grand nombre de danses pour piano ou pour orchestre souvent inspirées d’opéras en vogue (DBF). Camille-Ernest Sivori, célèbre violoniste italien, né à Gênes le 25 octobre 1815. À dix ans, sa réputation lui permet de donner des concerts à Paris et à Londres. En 1827, il est nommé violon solo au théâtre Carlo-Felice de Gênes; il occupe ce poste pendant plusieurs années, faisant de temps à autre des tournées partout en Europe. Revenu fréquemment en France, il obtient de grands succès dans les concerts et est décoré de la Légion d’honneur en juin 1880. Il est décédé en 1894 (Vapereau, 6e édition). Emile Francès est né à Cahors en 1835. Venu à Paris pour étudier l’art dramatique, en 1859, il entre dans la troupe Meynadier qui ambule en Italie du Nord. En 1863, il est admis dans la troupe du Gymnase où il paraît avec succès dans un grand nombre de rôles dont le Père Pipart, de Nos bons villageois de Victorien Sardou et Galanson, de La princesse Georges d’Alexandre Dumas fils. Il passe au Vaudeville en 1880, puis à la Porte Saint-Martin. Arrivé au Palais-Royal en 1896, il jouit alors d’une grande réputation. Il prend sa retraite en 1904 (DBF). Marie-Léonide Charvin, dite Agar (1832-1891). Née à Sedan, Agar vient à Paris en 1853. En 1857, elle fait ses débuts comme chanteuse au café-concert du Cheval-Blanc. Le 18 décembre 1859, elle se produit pour la première fois à l’École lyrique de la Tour-d’Auvergne. Elle passe ensuite à l’Odéon où elle débute dans Phèdre. Elle doit sa consécration au Passant de François Coppée (DBF). 30 Il se peut fort bien que cela soit pour des raisons d’ordre pratique. Les Yapp viennent de Londres et y passent beaucoup de temps et les Ledieu habitent Arras.

191 tandis que les musiciens sont déjà des célébrités et, à part son amie Marie Deschamps, beaucoup plus âgés qu’elle.

Il ne s’agit là que d’une seule soirée mais ce témoignage demeure précieux puisqu’il

établit un lien direct avec le 17, rue Chaptal. En l’absence d’autres sources aussi fiables que celle-ci, il nous faut compléter cet instantané à l’aide de souvenirs et mémoires pour déterminer qui vient régulièrement chez Nina et, autant que possible, comment se déroulent les soirées.

b) Les poètes et leurs amis musiciens

Les souvenirs de Dreyfous, Lepelletier et Sivry présentent des tableaux qui diffèrent amplement de celui que nous venons d’observer. Leurs textes s’attardent de façon pratiquement exclusive à quelques personnages, notamment aux Parnassiens et à leurs amis.

Le salon de Nina est alors présenté comme un des repères où les poètes se rencontrent avec plaisir. D’après ces ouvrages, dès l’automne 1868, Paul Verlaine, Charles, Antoine et Henry

Cros, François Coppée, Léon Dierx, Maurice Dreyfous, Emmanuel des Essarts, Anatole

France, Edmond Lepelletier, Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès, Albert Mérat, Léon

Valade, et Villiers de l’Isle Adam s’y rendent régulièrement31. Pratiquement tous du même

31 Né à Troyes le 23 mars 1840, Albert Mérat vient d’une famille d’avocats. Après avoir fait des études de droit, il est employé dans les bureaux de la Préfecture de la Seine où il rencontre Verlaine et Léon Valade. C’est avec ce dernier qu’il écrit et publie son premier recueil, Avril, Mai, Juin, en 1863 (Lemerre). Autour de 1875, il quitte la préfecture pour le Luxembourg où il est alors attaché au Sénat. Il publie alors deux nouveaux recueils, Au Fil de l’eau (Lemerre, 1877) et Poèmes de Paris (Lemerre, 1880). Fait chevalier de la Légion d’honneur, il est nommé bibliothécaire au Palais du Sénat, poste qu’il occupe pendant les dernières années de sa vie. Mérat meurt le16 janvier 1909 à Paris (Gérard Walch, Anthologie des poètes français contemporains, le Parnasse et les écoles postérieures au Parnasse (1866-1906); morceaux choisis, accompagnés de notices bio- et bibliographiques et nombreux autographes. Préface de Sully Prudhomme, Paris, C. Delagrave, 1906, p. 223- 224).

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âge, ils forment un groupe particulièrement homogène : Charles Cros, Catulle Mendès et

Mallarmé sont nés en 1842, Léon Valade, Albert Mérat et Villiers de l’Isle-Adam en 1840,

Maurice Dreyfous en 1843, Anatole France et Paul Verlaine en 1844. Quant à Nina, elle est née en 1843. Au fil des souvenirs, ce groupe se détache de la collectivité. Cependant, si les poètes occupent une place privilégiée chez Nina, ils n’y sont certainement pas seuls.

Nina continue à accorder une place de taille à la musique. Outre les virtuoses reçus le

4 octobre 1868, on retrouve de plus en plus fréquemment chez elle deux autres musiciens alors beaucoup moins connus : Emmanuel Chabrier et Charles de Sivry32. Verlaine les décrit en termes chaleureux :

Léon Valade est né à Bordeaux en 1841. Après des études au Lycée Louis-le-Grand, il est, pendant quelque temps, secrétaire de Victor Cousin. Il débute très jeune à l’Hôtel de Ville et consacre ses loisirs aux lettres. Il laisse quelques œuvres dont Avril, Mai, Juin, avec Albert Mérat (Lemerre,1863), Les papillottes, comédie (Lemerre,1883) et Poésies posthumes (Lemerre,1890). Valade est mort à Paris en 1883 (Gérard Walch, op. cit., p. 226). 32 Emmanuel Chabrier est né le 18 janvier 1841 à Ambert, en Auvergne. Il est fils d’avocat. En 1856, sa famille s’établit à Paris. L'année de sa licence, il entre comme surnuméraire au ministère de l'Intérieur. Tout en faisant son droit, il prend des leçons d’accompagnement, d’harmonie et de composition. Il devient un exécutant prodigieux. Dès 1862, il commence à publier une suite de valses : Souvenirs de Brunehaut (1862); Marche des cypayes, et Chants d’oiseaux. Il se lie tôt avec Saint-Saëns, Massenet, Vincent d'Indy et l'entourage de César Frank. De plus, il est un des rares musiciens admis aux matinées de Lemerre où se rencontrent les parnassiens. En 1879, il quitte le ministère pour se consacrer à la musique. Chabrier montre rapidement qu’il est un virtuose de la symphonie mais il tourne son attention vers l’art lyrique. Il collabore avec C. Mendès, et compose Gwendoline, opérette sur un thème wagnérien; l’œuvre fait le tour de l’Allemagne et de la France avant d’être acceptée à Paris, en 1887. En 1885, il présente Sulamite, autre scène lyrique, sur un poème de Jean Richepin. Chabrier meurt le 13 septembre 1894, quelques mois à peine après la présentation de Gwendoline à l’Opéra de Paris (déc. 1893). Le style de Chabrier est personnel : arpèges, appogiatures, audacieux enchaînements d’accords et accouplements insolites de timbres dans l’orchestration. Il choque mais ses audaces sont accueillies avec enthousiasme par les jeunes (DBF). Surtout connu par sa rhapsodie pour orchestre España, créée en 1883, Chabrier a laissé plusieurs œuvres inachevées dont Vaucochard et Fisch-to-Khan, deux opérettes sur des textes de Verlaine. Verlaine confirme que Chabrier les retrouve chez l’éditeur Lemerre, qu’il fréquente le salon de Mme de Ricard et celui de Nina (« Les Hommes d’aujourd’hui », op. cit., p. 821). Ces faits sont également rapportés par le biographe du musicien, Roger Delage (Emmanuel Chabrier, Paris, Fayard, 1999). Musicien fort accompli, Charles de Sivry s’intéresse énormément au folklore. Le 13 septembre 1888, Goncourt notait qu’il avait « une mémoire musicale des musiques de tous les pays et de tous les temps, avec une

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Sivry, l’inspiration (dans le sens divin et rare du mot), la verve, la distinction faites hommes, âme de poète aux ailes d’oiseau bleu, Chabrier, gai comme les pinsons et mélodieux comme les rossignols, se sentaient nos frères en la lyre et mettaient en musique nos vers tels quels, sans les casser ni les « orner »33.

Chabrier, le plus conservateur, « jouait avec une telle fougue, qu’après chacune de ses interventions » Madame Charpentier devait « faire appel au réparateur ou à l’accordeur34 ».

c) Les contestataires

Chez Nina, les poètes et musiciens côtoient des futurs partisans de la Commune, comme Raoul Rigault, Abel Peyrouton, Gustave Flourens, Eugène Vermersch, Maxime

Vuillaume, Ferdinand Révillon (alias Tony Révillon) et Edmond Bazire35. Ils sont tous en

prédilection pour les chants populaires ». Il avait projeté une publication de luxe des Chansons de France avec Richard Lesclide (CGV, p. 1060). 33 Verlaine, « Les Mémoires d’un veuf » dans Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 116. 34 Robida, op. cit., p. 93. 35 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 172. Pour les notices biographiques de Rigault, Peyrouton et Flourens, voir p. 159-160. Edmond Bazire est né à Rouen le 9 février 1846. Journaliste à La Réforme, puis à La Marseillaise, il est condamné à six mois de prison pour avoir crié « « Vive la République » au passage de Napoléon III, le 8 février 1870, aux Tuileries. Il participe ensuite à la Commune et se réfugie d’abord en Suisse, puis en Autriche, en Italie et en Belgique pour ne rentrer en France qu’en 1876. Il est mort le 29 juin 1893. Journaliste au Petit Parisien, à L’Homme libre, au Rappel, à L’Intransigeant, il est également l’auteur de romans, de comédies et de poèmes (DMO). Eugène Vermersch est né à Lille le 13 août 1845. Il vient à Paris vers 1863 pour entreprendre des études de médecine mais les abandonne bientôt par amour des lettres et du journalisme. Directeur du Hanneton en 1868, il collabore à La Marseillaise puis au Cri du peuple en 1871. Il est plusieurs fois condamné par les tribunaux pour ses articles. Le 6 mars 1871, il fonde, avec A. Humbert et M. Vuillaume, Le Père Duchêne : malgré un arrêté du général Vinoy, 68 numéros paraissent entre le 6 mars et le 22 mai 1871. En novembre 1872, le 3e conseil de guerre condamne Vermersch par contumace à la peine de mort. Il est alors en Hollande mais en est expulsé et après un bref séjour en Suisse, il se rend à Londres. Il fonde alors le Qui vive où il publie son poème, Les Incendiaires, dans lequel il justifie la violence et la terreur révolutionnaires. Il meurt le 9 octobre 1878 à Londres (DMO). Maxime Vuillaume est né à Saclas (Seine-et-Oise) le 19 novembre 1844. D’un milieu très modeste, en 1865, il est inscrit dans une classe préparatoire à l’École de Mines. Ses Cahiers rouges, qui constituent ses mémoires, le montrent fréquentant à Paris les cercles républicains et les cafés où se rencontre la jeunesse de l’opposition. Il

194 faveur du changement et cherchent activement à le provoquer. S’ils ne sont pas nécessairement aussi radicaux que Rigault, Peyrouton et Flourens, ils n’en perturbent pas moins l’ordre public et ont tous en commun d’avoir des démêlés avec la loi et d’être exilés suite à la Commune. Ils sont tous passionnés et leur notice biographique indique clairement qu’ils ne craignent pas d’exprimer leurs opinions et qu’ils en paient le prix.

En début de carrière, les amis de Nina ne sont certainement pas reçus chez la

Princesse Mathilde ou chez de Mme de Loynes. Dans ses mémoires, François Coppée discute ouvertement de « l’humble condition dans laquelle il est né » tandis que Lepelletier mentionne que la plupart d’entre eux sont « dans la journée, munis d’emplois sérieux, ou du moins peu folichons36 ». Chez Nina, c’est l’évasion : ils échappent à leur routine et laissent libre cours à leur fantaisie. Chez elle, on se sent définitivement chez soi : on parle de Mme

se distingue au cours des journées révolutionnaires des 31 octobre 1870 et 22 janvier 1871 et dénonce avec vigueur les calomnies répandues après le soulèvement du 31 octobre. Au bas d’une lettre sans date, il affirme sa croyance en la lutte des classes et le contenu social des émeutes. Il fonde, avec Vermersch, Le Père Duchêne (cf. Vermersch). Par contumace, le 3e conseil de guerre le condamne, le 20 novembre 1872, à la peine de mort. Comme Révillon et Bazire, il réussit à s’échapper en Suisse et adhère, à Genève, à la section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste. De mars 1873 à juillet 1878, Vuillaume remplit les fonctions de secrétaire général de l’entreprise du tunnel du Saint-Gothard. Par la suite, Vuillaume est agent général de la société de dynamite d’Ascona. Gracié le 17 mai 1879, Vuilaume ne rentre à Paris qu’en 1887 et occupe alors les fonctions de secrétaire de rédaction au journal de Clemenceau, La Justice, et collabore au Radical et à L’Aurore. Outre Mes Cahiers rouges au temps de la Commune, livre de souvenirs de mai 1871, il est l’auteur de plusieurs ouvrages en rapport avec ses activités « industrielles » dont Les Galeries souterraines (1876) et La Poudre à canon et les nouveaux corps explosifs (1878). Vuillaume est mort le 19 novembre 1926, à Neuilly (DMO). Ferdinand Révillon (alias Tony) est né à Paris le 3 décembre 1844. Compositeur et professeur de musique, il est nommé délégué de la Commune à la direction de la douane de Paris, le 3 avril 1871. Le 13 février 1873, le sixième conseil de guerre le condamne par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée. Révillon s’enfuit alors à Genève et fait partie de plusieurs sociétés de réfugiés. Il est gracié le 8 avril 1879 (DMO). La présence de Vermersch et de Vuillaume chez Nina est signalée dans Mes Cahiers Rouges au temps de la Commune. 36 François Coppée, Souvenirs d’un Parisien, 1842-1870, éd. Jean Monval, Paris, Lemerre, 1910, p. 40; Lepelletier, op. cit., p.186. Coppée est fonctionnaire au ministère de la guerre; en 1868, Dierx travaille au Bureau commercial de la Compagnie d’Orléans; Verlaine, Chabrier et Armand Renaud travaillent à l’hôtel de ville.

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Gaillard comme de « maman Gaillard », Mme de Callias est « Nina » pour bon nombre de ses habitués et c’est par un « conseil de famille » que chacun est invité à élaborer un plan d’action pour se débarrasser des intrus37. Ainsi, pour la plupart des habitués, être chez Nina est beaucoup plus agréable qu’être chez soi et, pour Charles de Sivry, ce salon est un « petit paradis38 ».

d) Accès : invitations et recrutement

Entourée d’un groupe qui lui est cher, Nina, comme toute maîtresse de maison, doit demeurer vigilante et veiller à maintenir l’harmonie. De plus, elle doit permettre une certaine ouverture vers l’extérieur afin d’éviter la stagnation. À cet effet, ses habitués ont la possibilité d’amener des personnes de leur connaissance. Ainsi, on demeure entre intimes tout en évitant la monotonie.

Tout indique que Nina accueille chaleureusement les amis de ses habitués. Par exemple, le 16 mars 1868, Camille Pelletan écrit à Jean Aicard que les Cros le présentent ce soir-là « chez une grande dame très libre39 ». Nous devinons que cette dame est Nina et nous savons qu’il compte vite parmi les habitués de la maison. Chez Nina, pas besoin de lettre de recommandation : la porte est ouverte « pour tous les poètes, pour tous les artistes-notoires ou non, peu importe; il suffit d’être présenté par le premier venu; Nina sourit, donne une

37 SSR, 30 janvier 1898. C’est sous le nom de « maman Gaillard » que la mère de Nina signe de brèves notes adressées à Jean Marras au front (BNF, naf, 16264, fos 17-18). 38 SSR, le 30 janvier 1898. 39 Lettre du 16 mars 1868 de Camille Pelletan à Jean Aicard, citée dans MV, p. 34.

196 poignée de main, et l’on est chez soi40 ». Cela ne veut pas dire que le salon est ouvert à n’importe qui : « Il fallait être de la troupe, apprenti académicien ou élève tribun, peu importait votre qualité littéraire, artistique ou politique, mais il fallait en avoir une41 ».

L’accès au salon de Nina est strictement interdit au bourgeois qui, s’il parvient à s’infiltrer, devient l’objet de « brimades, dont quelques unes raides, intolérables même42 ».

Le procédé général pour se débarrasser des gêneurs était simple. À des gens qui venaient dans notre assemblée avec l’espoir secret d’y assister à la messe-noire, ou tout au moins à des rondes orgiaques de bacchantes ivres et nues; on posait de graves questions de philosophie : on leur citait du Schopenhauer, du Swedenborg, etc., etc. Et puis – ça c’était l’épreuve définitive, Villiers de l’Isle-Adam, à peine éclairé par une lampe, – toutes autres lumières éteintes, – récitait Le Corbeau d’Edgard Poë. Enfin Charles Cros, Dierx, Mérat, Valade et même Verlaine et Mallarmé, inondaient leurs têtes trop bien coiffées d’une formidable douche de sonnets43.

Faire fuir les « gommeux » est donc une tâche nécessaire à laquelle chacun prend part44.

Les habitués de Nina contribuent à l’enrichissement de leur société en présentant des personnes qui sauront s’intégrer aisément au groupe et participent activement à l’éviction des indésirables. Pour sa part, la maîtresse de maison doit également veiller à recruter des personnalités intéressantes afin de donner plus de lustre à son salon. Mme Ancelot explique comment Mme Récamier s’y prenait pour élargir sa compagnie:

40 , Paul Verlaine, Paris, A. Messein, 1923, p. 62-63. 41 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 177. 42 Ibid., p. 176. 43 SSR, 30 janvier 1898. 44 Charles de Sivry explique que « gommeux » était le mot employé alors pour « snob », encore peu en usage en français (SSR, 30 janvier 1898).

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Madame Récamier, qui n’avait pas l’esprit de conversation, avait au degré suprême l’adresse et l’habileté de l’esprit dans ses combinaisons pour arriver au but qu’elle se proposait; quand elle avait décidé que tel homme remarquable ferait partie de ses réunions, les fils imperceptibles qu’elle tendait sur toutes ses routes étaient innombrables, et bien adroit celui qui savait y échapper. […]Lorsqu’il convenait à ses projets d’attirer chez elle un homme distingué, elle se liait avec femme, enfants, amis et connaissances, quitte à les écarter ensuite quand le but était atteint; rien ne lui coûtait pour y arriver, c’étaient des courses du matin, des visites, des voyages45!

Madame Récamier n’est pas l’exception, la maîtresse de maison doit faire preuve d’imagination et de patience pour obtenir ce qu’elle veut. De plus, les salons étant nombreux, la compétition peut être féroce et elle doit multiplier les efforts.

Dans son Journal, Edmond de Goncourt discute de la question : « Dans ce moment, la Parisienne a appétit de Gambetta. Elle veut l’avoir at home, elle veut le montrer, échoué sur un divan de soie, à ses invités. Le gros homme politique devient, en ces jours, la bête curieuse que se disputent les salons46 ». Témoin des efforts de Mme Charpentier pour l’attirer chez elle, Goncourt poursuit : « Depuis quelques jours, c’est un échange de billets, de notules diplomatiques, de la part de Madame Charpentier pour avoir à dîner l’ancien dictateur47 ». Nous pouvons donc constater que le salon brillant n’est pas le fruit du hasard et, dans son ouvrage, Giacomo Cavallucci conclut qu’il est l’œuvre de « la patiente tactique d’hôtesses ayant su grouper, grâce à de savantes manœuvres, brillantes vedettes et modestes utilités, afin d’obtenir un “ensemble” favorable à la formation d’une atmosphère48 ».

45 Mme Ancelot, Les salons de Paris foyers éteints, op. cit., p. 172-173. 46 Cité dans Robida, op. cit., p. 110. 47 Id. 48 Giacomo Cavallucci, op. cit., p. 80.

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Sans connaître les moyens employés par Nina, elle a l’habitude d’obtenir ce qu’elle désire et, si elle décide d’attirer quelqu’un chez elle, on peut s’attendre à ce qu’elle ne se décourage pas facilement. Femme déterminée et ambitieuse, à l’instar de Mme Récamier et

Mme Charpentier, Nina a sans doute encouragé le hasard.

4. Divertissements a) Pratiques mondaines

Dans ses Mémoires, Mathilde Mauté rapporte ses premières impressions sur le salon de Nina autour de 1868. Elle remarque d’abord qu’il y a peu de femmes présentes ; du côté masculin, elle nomme les trois frères Cros, Léon Dierx, Anatole France, Charles de Sivry et ajoute qu’ils ont « tous de l’esprit, du talent ou du génie49 ». Au cours de cette soirée, Henry

Cros fait un portrait de la maîtresse de maison à la cire et exécute aussi, pour la jeune fille,

un croquis au crayon qu’elle dit avoir conservé50. Elle-même chante, accompagnée par son demi-frère, Charles de Sivry. Lors de cette même soirée, Léon Dierx et Anatole

France récitent des vers et Nina, Sivry et Ferdinand Révillon se mettent au piano tour à tour pour interpréter Chopin, Schumann et Wagner. Mise à part la musique de Wagner, le programme ressemble à ce qui se faisait dans de nombreux salons, notamment chez Mme

Beulé ou chez la Comtesse de Mouzay lors de soirées intimes. Cependant, l’éclectisme y est

49 Mathilde Mauté, op. cit.,, p. 40-42. Mathilde Mauté a, par la suite, épousé Paul Verlaine, ami de son demi-frère, Charles de Sivry. Ayant vécu un mariage que nous pourrions qualifier de catastrophique, elle donne, dans les Mémoires de sa vie, sa version des faits en ce qui a trait aux raisons de l’échec de leur mariage. 50 Sur la fascination de la cire sur les artistes de l’époque, voir Emmanelle Héran, « Henry Cros : le Moyen Âge et la couleur », DE, op. cit., p. 105-116.

199 remarquable. Dans ce salon, l’activité artistique forme une toile de fond : chacun est mis à contribution. Alors, selon les invités présents, les talents mis en commun produisent des soirées extrêmement variées, imprévisibles, à l’occasion sérieuses mais le plus souvent joyeuses.

On ne vient pas chez Nina pour danser mais, il arrive que s’organise spontanément un quadrille51. On chante aussi, et un peu de tout, depuis Wagner jusqu’aux derniers airs d’Hervé52. De plus, même si Edmond Lepelletier affirme qu’on ne joue jamais rue Chaptal,

Verlaine le contredit et, comme un dessin d’Henry Cros montre « Nina auprès de la table de jeu où sont assis ses amis », il nous faut donner raison à Verlaine53. Bien que nous sachions que Nina sert toujours à souper, aucun menu ne nous est parvenu mais, dans le cadre d’une anecdote, Charles de Sivry évoque, « un beau relief de gigot froid54 » qui a peu à voir avec le repas.

51 SSR, 16 janvier 1898. 52 Verlaine, Les Hommes d’aujourd’hui, op. cit., p. 821. 53 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 182; Paul Verlaine, Les Hommes d’aujourd’hui , op. cit., p. 395; Ce dessin fait partie d’un album de 87 dessins d’Henry Cros intitulé Album de Nina de Villard . L’album et certains dessins sont décrits au no 179 du catalogue de vente intitulé Précieux livres et autographes… [Vente à Paris, Hôtel Drouot, les 16 et 17 décembre 1963. Commissaires-priseurs: Me Maurice Rheims et Me Philippe Rheims], Paris, Mme J. Vidal-Mégret, 1963. 54 SSR, 6 février 1898. D’après Geneviève Sicotte, à cette époque, l’homme de lettres s’attarde plutôt aux choses immatérielles et évite les réalités physiologiques. La situation change rapidement à partir des années 1880 (Le festin lu, Montréal, Liber, 1999, p. 84).

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b) Causerie et poésie

De façon générale, les habitués viennent chez Nina « entendre des vers, échanger des nouvelles » mais aussi « dire du mal du gouvernement ou des hommes de lettres arrivés55 », ce qui doit forcément mener à des échanges assez échauffés : malheureusement, les mémorialistes ne les ont pas rapportés. On devait certainement causer chez Nina qui

« causait de tout56 », mais seul Maurice Dreyfous nous dit que chez elle, on pratique « l’art de tout dire sans jamais dépasser les bornes de la bienséance57 ». Autrement, on ne trouve au fil des textes que des anecdotes relatant des plaisanteries, et on peut tout juste en déduire que la conversation n’est pas dirigée et, qu’en général, on préfère le rire aux sujets sérieux.

Considérant l’engagement politique de plusieurs des amis de Nina et la liberté d’expression qui règne chez elle, il est étonnant de ne retrouver aucune trace de discussions politiques passionnées chez Nina: ce mutisme est peut-être attribuable au désir d’oublier, autant que possible, cette période douloureuse, ou à la volonté de se dissocier d’un groupe aux idées plutôt radicales.

Personne ne présente Nina comme étant directrice de conversation : là où les mémorialistes évoquent le doigté avec lequel Mme de Loynes contrôle la conversation ou la rigidité de Mme Aubernon, Nina, semble-t-il, cherche plutôt à promouvoir la détente. Chez

55 Edmond Lepelletier, op. cit., p.170. 56 Mathilde Mauté, op. cit., p. 40. 57 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 40.

201 elle, les jeunes hommes « cause[nt] en fumant, assis aux pieds des dames58 ». Nina fume depuis son adolescence et ne voit aucun inconvénient à ce que l’on fume chez elle : ceci est sans doute une bonne chose puisque ses hôtes aiment bien fumer. Traditionnellement, on ne fume pas dans les salons mondains59; par contre, de nombreux témoignages d’hommes de lettres indiquent qu’entre eux, ils fument abondamment. C’est « dans l’atmosphère enfumée des cigares de la journée60 » que Mme Daudet retrouve son mari au Grenier des Goncourt et,

à ses samedis, Heredia montre d’abord le pot à tabac posé sur la cheminée et offre d’excellents cigares à tous61.

En permettant aux hommes de s’asseoir sur des coussins par terre et de fumer la cigarette au salon, Nina encourage une conversation spontanée, détendue62. Par contre, diriger la conversation, c’est-à-dire proposer des sujets difficiles, poser des questions, donner la parole à l’un ou l’autre, interrompre un invité trop bavard et forcer le timide à causer aurait sans doute l’effet contraire et ne convient pas du tout au ton de ses réunions. Nina propose

58 Lettre du 16 mars 1868 de Camille Pelletan à Jean Aicard, citée dans MV, p. 34. Nina n’est pas la seule à encourager la détente : faisant référence au salon de la Princesse Mathilde, Ferdinand Bac écrit que « dans l’intimité, comme un lévrier » Théophile Gautier se couchait aux pieds de la Princesse, sur un coussin. « À ses pieds, assis à la turque, il s’évadait » (Ferdinand Bac, La Princesse Mathilde, op. cit., p. 152). 59 L’usage du tabac est normalement associé aux sociabilités masculines, telles le club ou le cercle, où les hommes se retrouvent entre eux. 60 Madame Alphonse Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 46. 61 Antoine Albalat, Souvenirs de la vie littéraire, Paris, Fayard, 1920, p. 60. José-Marie de Heredia - Pierre Louÿs, Correspondance inédite, Édition établie, présentée et annotée par Jean- Paul Goujon, Paris, Champion, 2006, p. 68. 62 Permettre la cigarette au salon est un moyen habile de retenir les hommes qui ont tendance à se plaindre des maîtresses de maison qui les privent de fumer. En effet, après un repas chez Victor Hugo, Catulle Mendès s’exclame : « Quel ennui de ne pouvoir y fumer! Mlle Drouet ne pouvant supporter l’odeur du tabac! Alors nous allions, les uns après les autres, griller une cigarette chez le mastroquet voisin » (BM, 3 avril 1929).

202 donc un modèle de conversation où la détente est favorisée : entourée majoritairement d’hommes de lettres, il est probable que la conversation vienne aisément et que Nina puisse la laisser suivre son cours.

c) Théâtre et spectacles

Rue Chaptal, les habitués partagent avec Nina le goût du théâtre. Deux lettres de

Verlaine nous informent de façon concrète sur ce qui est au programme lors de deux soirées bien précises63. Le 13 juillet 1869, pour la fête de Nina, on présente Le Rhinocéros en mal d’enfant, et le 31 juillet 1869, c’est La Vieillesse de Brididi qui est annoncée mais qui est annulée en raison du départ subit de l’acteur principal, Verlaine64. On poursuit donc, chez

Nina, la tradition des comédies de salon où les rôles sont confiés aux habitués.

Évoquée par Dreyfous, Lepelletier, Sivry et Verlaine, la chanson du Rhinocéros en mal d’enfant dont les paroles sont d’Edmond Lepelletier et la musique de Charles de Sivry,

63 La première, adressée à Nina, est datée du 17 juillet 1869 et la seconde, adressée à Lepelletier, est datée du 31 juillet suivant. Toutes deux sont reproduites dans CGV. 64 La Vieillesse de Brididi : vaudeville en un acte (Adolphe Choler et Henri de Rochefort, Paris, Dentu, 1890 [1864]. Le Dictionnaire des pseudonymes de Georges d’Heylli offre quelques informations sur le personnage de Brididi : « Ancienne célébrité choréographique des bals publics Mabille, le Château de fleurs et autres lieux. Son véritable nom était Gabriel de Coursonnais. Henri Rochefort l’a mis en scène dans un amusant vaudeville, La Vieillesse de Brididi (mars 1864), et alors que Brididi vivait encore, car cet ancien héros de la danse échevelée et populacière n’est mort qu’en 1876 » (Paris, Dentu, 1887, p. 57-58). Une lettre de Victoire Bertrand à Joseph Pérot, datée du 18 juillet 1869, donne certains détails sur la raison de ce départ de Verlaine. Rentrant tard en état d’ivresse, Verlaine, armé soit d’un poignard, d’un sabre ou des deux à la fois, aurait menacé de mort sa propre mère, et cela à trois reprises dans une période de huit jours. Mme Bertrand commente : « De ma vie, je n’ai vu personne plus redoutable à voir. J’aurais un fils pareil, je demanderais à Dieu de me le reprendre à l’instant […] A la suite de cette affaire, j’ai conseillé à sa mère de s’en aller avec lui pour quelque temps. Elle est partie le soir même pour Fampoux » (CGV, p. 164).

203 appartient au répertoire familier des habitués du 17, rue Chaptal65. D’après Dreyfous,

« Lepelletier faisait hurler le piano et tonitruait son ineptie de cette voix d’ara en colère …ça disait :

Et quand le rhinocéros qui avait avalé un os mourait du tétanos66 ».

Chez Nina, l’œuvre est très populaire et, à se fier à une lettre de Verlaine, elle offre même matière à compétition : c’est à qui saura mieux la rendre. De Fampoux, Verlaine écrit

à Nina : « l’excellent Sivry me donne sur votre soirée de lundi des détails qui me font presque venir le punch et les petits papiers à la bouche. Le Rhinocéros, paraît-il, a été dit par vous avec un brio qui, prenez-y garde, va susciter ma jalousie d’artissse67! ». Chez Nina, le spectacle fait partie du quotidien.

Nina n’est pas la seule maîtresse de maison à préparer des spectacles mais il faut tout de même noter le côté atypique du Rhinocéros et surtout le lexique employé par Dreyfous pour lui rendre justice. Pièce « brutale et diabolique68 » qui ne sera présentée au Théâtre des

Délassements-Comiques que six ans plus tard, elle ne fait certainement pas partie du

65 En décembre 1868, avant d’inviter Lepelletier à présenter son ami Charles de Sivry, Nina traîne le nouveau venu au piano : « C’est vous, Sivry? Vite, au piano! […] Chantez-nous le Rhinocéros, dit-elle. Très ahuri, je chantai ». Ce n’est qu’après l’exécution du morceau que Lepelletier est prié de passer aux présentations (SSR, 16 janvier 1898). 66 Id. Dans ses « Souvenirs sans regrets », Sivry consigne les paroles ainsi que la musique de cette chanson. Elles sont reprises dans les Mémoires de Mathilde Mauté, qui copie intégralement ce que son frère a écrit. 67 Lettre de Verlaine à Nina de Callias, le 17 juillet 1869 (CGV). 68 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 47.

204 répertoire usuel des salons69. Par contre, la mise en scène de La Vieillesse de Brididi, vaudeville, montre que l’on reprend chez Nina, comme dans d’autres salons, des pièces à succès présentées dans les théâtres parisiens70.

Femme menant une carrière de pianiste parallèlement à ses réceptions, il advient aussi que Nina se produise à l’extérieur de chez elle à un moment où elle risque d’avoir de la compagnie : alors, son salon la suit, un peu comme lorsqu’elle était plus jeune. Il faut se rappeler que certains de ses habitués de 1868 faisaient déjà partie de son entourage cinq ans plus tôt et que cela allait de soi : si Nina jouait quelque part, ses amis la suivaient.

Maintenant, Nina tente plutôt d’inclure son entourage dans les concerts où elle joue : on peut ainsi considérer l’exécution publique comme une extension des activités de son salon.

Charles de Sivry relate comment la maîtresse de maison peut se métamorphoser en régisseur et donner des ordres pour une répétition des chœurs de Lohengrin qu’elle a mis à son programme : « Nous allons répéter, et c’est pour cela que nous avons besoin de vous : mettez-vous à l’orgue et conduisez71 ». Pour Sivry, la situation est des plus étonnantes d’autant plus que le salon ne dispose que de trois dames pour le chœur72. Dans tous les cas,

69 L’œuvre est représentée avec succès au Théâtre des Délassements-Comiques à partir du 3 septembre 1874 (CGV, p. 163). 70 La Vieillesse de Brididi doit alors être bien connue puisque, dans le cadre d’un article sur une autre pièce, les Vieux péchés, Jules Claretie y fait référence, particulièrement à « la scène où Couder […] fait un cours de cancan à une paysanne » (Jules Claretie, La vie moderne au théâtre : causeries sur l’art dramatique, vol. 1, Paris, Georges Barba, 1869, p. 72). L’article est daté du 29 juillet 1867. 71 SSR, 16 janvier 1898. 72 Charles de Sivry remarque qu’il n’y avait ce soir-là que Mme Révillon, Mme Lemaître et une autre Nina (SSR, 16 janvier 1898). Cette Nina est certainement Nina de Rionnelle (cf. La Presse musicale, 24 décembre 1868).

205 les habitués n’hésitent pas à se mettre à la tâche et à prendre le rôle qui leur est assigné par la maîtresse de maison : on ne se prend pas toujours au sérieux mais ce qui semble importer le plus, c’est le plaisir de se mettre en scène. Sivry résume sa première impression : « Le résultat de la répétition fut bizarre. On blaguait tout le temps. C’était très drôle au fond. Je ne m’embêtais pas du tout73 ». En outre, Nina a raison de ne pas trop s’inquiéter pour ce concert puisqu’elle a « invité toute la salle, exclusivement composée des Parnassiens de Lemerre74 ».

Entre amis, on apprécie les efforts de tous, et la soirée qualifiée d’ « inoubliable75 » est ensuite acclamée dans la presse :

Mercredi dernier, à l’École Lyrique, très belle soirée dramatique et musicale, donnée par Mme Nina de Callias qui se fera entendre plusieurs fois cet hiver, tant à Paris qu’à Bruxelles.[…] Dans la partie musicale, Mme Nina de Callias, qui a fait exécuter ses charmantes compositions poétiques et musicales, qui a enlevé avec brio un galop de sa composition et n’a pas voulu céder à d’autre l’honneur d’accompagner les chœurs de Lohengrin, dont elle a joué l’effrayante et étonnante bacchanale avec une furie toute française; Mlle Nina de Rionnelle, qui a tour à tour emporté tous les suffrages dans la scène de Lohengrin, dans une transcription de Chopin (poésie de Charles Cros), dans une chansonnette : Aimons-nous à la folie de Mme de Callias, dans la Berceuse de l’Africaine, et enfin dans le Miserere du Trovatore, où le ténor Boutines a été un excellent Manrique76.

Ce compte rendu ne mentionne pas la participation des habitués du salon de Mme de

Callias mais souligne plutôt l’importante contribution de la maîtresse de maison qui montre ses talents de pianiste, d’accompagnatrice et de compositrice, et à qui on peut sans doute attribuer la mise en musique, sur une transcription de Chopin, d’une poésie de Charles Cros.

73 SSR, 16 janvier 1898. 74 SSR, 23 janvier 1898. 75 SSR, 16 janvier 1898. 76 La Presse musicale, 24 décembre 1868 (FB).

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D’autre part, « Les souvenirs sans regrets » de Charles de Sivry complètent ce compte-rendu et rapportent l’apport des habitués. Outre le chœur puisé à même son salon, Nina avait aussi mis au programme le trompettiste Arban et l’organiste Marie Deschamps, tous deux virtuoses et habitués de longue date.

d) Les sciences au salon

Nina s’intéresse à tout et plusieurs de ses habitués partagent ses intérêts multiples.

Chez elle, plusieurs poètes peignent, se mettent au piano ou à l’orgue et certains sont fortement attirés par les sciences. Le plus savant, sans doute, est Charles Cros qui s’adonne à des recherches scientifiques sérieuses et qui présente même plusieurs mémoires à l’Académie des sciences. D’un tempérament plutôt bohème, Cros n’en laisse pas moins une série impressionnante de travaux originaux qui pourraient en faire une célébrité s’il savait les mener à terme et défendre ses intérêts77. « Aussitôt qu’il avait ou croyait avoir trouvé la solution du problème qu’il poursuivait, il l’abandonnait pour un autre78 ».

77 Par exemple, Cros adresse à l’Académie des sciences, , un texte « relatif à des procédés d’enregistrement des couleurs et des mouvements par la photographie, et à leur reproduction facultative et incessante ». Le dépôt est accepté lors de la séance du 2 décembre 1867 mais le pli n’est décacheté qu’en 1876, à la demande de l’auteur (Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres Complètes, op. cit., p. 1219). 78 P.-V. Stock, « Charles Cros anecdotique », Mercure de France, 1er août 1933. Le texte qui suit, en tête de sa brochure de février 1869, Solution générale du problème de la photographie des couleurs, illustre bien la personnalité de Charles Cros : « J’ai trouvé une méthode générale pour arriver à enregistrer, fixer et reproduire tous les phénomènes visibles intégralement […]. Qu’on ne s’étonne pas si, auparavant, je n’apporte pas de résultats réalisés, et si je ne cherche pas, par moi-même, à exploiter mon idée…Je n'ai eu ni antérieurement, ni actuellement, aucun moyen de réalisation. Chercher ces moyens me serait une grande dépense de temps et de mouvement, dépense qui serait dérivée du travail de mise en pratique. Ceci n'est pas dit pour que quelqu'un me vienne en aide. Je n'en ai pas un vif désir, attendu qu'ayant été longtemps obligé de me passer de ces moyens, je me suis habitué à poursuivre plutôt les problèmes généraux de la science que les réalisations particulières. Les solutions que j'ai trouvées au problème spécial de la photographie des couleurs sont publiées à la suite, et je ne m'en suis pas réservé la propriété commerciale. C'est la conséquence de l'insouci que j'ai de réaliser par moi-

207

Chez Nina on apprécie le génie de Cros et son savoir rend un éventail important de services à la communauté. Dreyfous fait appel à ses connaissances pour une série de contes scientifico-fantastiques :

L’un avait pour héros un savant qui avait appris à déchiffrer le langage de tous les animaux, d’après leur conformation et était parvenu à entendre les infiniment petits, au moyen d’appareils capables de recueillir et d’enregistrer les bruits grossis par des appareils qui étaient pour l’ouïe ce que le microscope est pour la vue. Pour établir l’outillage de mon bonhomme, il fallait me tuyauter – le mot n’existait pas encore – sur les questions de mécanique et d’acoustique y attenant, et je n’avais rien trouvé de plus simple que d’avoir recours à Charles, le savant de notre phalange79.

Comme tous les savants, Charles Cros doit mener des expériences et, n’ayant pas de laboratoire chez lui, l’accommodante Mme Gaillard l’encourage à utiliser la cheminée de son salon. Le but de ses expériences est de découvrir le secret de la fabrication des diamants artificiels dont il a besoin pour remplir une promesse envers Nina : lui faire une robe en diamants80. Pour ce projet, Charles de Sivry le seconde et, quelque temps plus tard, ils y parviennent. Cependant, l’expérience s’avère peu utile, les pierres fabriquées revenant à un

même; l'idée entre dans le domaine public et les savants spéciaux, les expérimentateurs habiles ne seront gênés en rien dans leurs recherches. Ils pourront en outre, et il est nécessaire qu'il en soit ainsi, se rendre possesseurs exclusifs des procédés particuliers indispensables à l'obtention du résultat final. Quant au profit que j'en retirerai, il est aussi très réel, quoique moins simple à définir. En supposant que, dans un temps donné, des résultats que je ne crois pas pouvoir être obtenus en dehors de mes principes soient publiés, il me sera facile de faire reconnaître que j'y suis pour quelque chose. Alors au plaisir de voir mon idée prendre forme et vie sans que j'aie eu à faire de travail pénible, s'ajoutera toutes possibilités de récompenses diverses, d'appréciation extérieure favorable de ma valeur relative, et autres avantages semblables. Je passe maintenant à mon sujet » (Texte cité par P.-V. Stock, « Charles Cros anecdotique », Mercure de France, 1er août 1933). 79 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 42. 80 SSR, 23 janvier 1898.

208 prix plus élevé que les véritables81. Chez Nina, être pratique n’est pas un pré-requis et on encourage les idées fantaisistes.

Outre les sciences appliquées, Nina s’intéresse aux sciences occultes, particulièrement au magnétisme qui est alors fort à la mode. Ferdinand Bac remarque que les séances de spiritisme passionnent alors la cour et, en lisant les Mémoires de la baronne d’Oberkirch, nous apprenons que cet engouement n’a rien de nouveau : « Une chose très

étrange à étudier, mais très vraie, confie-t-elle, c’est combien ce siècle-ci, le plus immoral qui ait existé, le plus incrédule, le plus philosophiquement fanfaron, tourne vers sa fin, non pas à la foi, mais à la crédulité, à la superstition, à l’amour du merveilleux ». Elle ajoute qu’il n’y a de toutes parts « que des sorciers, des adeptes, des nécromanciens et des prophètes,

[que] chacun a le sien82 ». La tradition perdure puisque Nina a également le sien : le magnétiseur Henry Delaage qu’elle a rencontré en 1864 chez Mme O’Connell. Nina n’a rien laissé qui puisse nous permettre de savoir si elle croit ou non à la pratique mais, pour sa part, la baronne ne peut s’« empêcher de croire aux effets du magnétisme » parce qu’elle a

« assisté à des expériences des plus extraordinaires83 ».

Entre poètes, artistes, musiciens et amateurs de sciences pratiques et occultes, on ne manque pas de sujets de conversation et on ne s’ennuie certainement pas au 17, rue Chaptal.

81 Mathilde Mauté, op. cit., p. 131. 82 Ferdinand Bac, Les intimités du Second Empire, La Cour et la ville, Paris, Hachette, 1931, p. 109. Baronne d’Oberkirch, Mémoires, édition présentée et annotée par Suzanne Burkard, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1970 [1853], p. 334. 83 Id.

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5. Espace littéraire

a) Banc d’essai

Bien que l’ambiance y soit franchement décontractée, pour le poète, le salon de Nina n’en demeure pas moins un salon littéraire. Là, il peut présenter ses vers en première, en discuter, demander conseil et mettre son talent au service de la maîtresse de maison. Si nous prenons l’exemple des Parnassiens, disciples de Leconte de Lisle, ils trouvent chez Nina un espace ouvert à toutes les tendances et une scène sans doute plus indulgente que celle qu’ils trouvent chez le maître. Dans ce milieu décontracté, même les débutants sont appelés à présenter leurs premiers essais84; cependant, aucun mémorialiste n’élabore à ce sujet. Il est certain que l’on ne vient pas chez Nina pour travailler comme on le ferait chez Leconte de

Lisle. Par contre, même de façon informelle, pour un débutant, il est certainement intéressant de montrer son savoir faire et de rencontrer des poètes plus connus, quitte à solliciter, en privé, des commentaires. Cela semble plus que plausible puisque Dreyfous compare ce salon

à « une sorte d’association intellectuelle » où l’on « respirait l’amour du beau et la passion du travail85 ».

Chez Nina, les poètes sont souvent priés de réciter leurs vers pour le plaisir de la société: d’après Maurice Dreyfous, les vers les plus souvent réclamés sont « L’Archet », de

Charles Cros et « Les Yeux de Nissia » de Léon Dierx86. Pour sa part, Lepelletier évoque

84 Lepelletier, op. cit., p. 194. 85 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 35 et p. 38. 86 Ibid., p. 47. « L’Archet » est publié d’abord dans La Parodie du 1er-15 septembre 1869, puis dans Le Coffret de Santal en 1873. « Les Yeux de Nissia » est un poème publié dans le recueil Les Lèvres closes (Lemerre, 1867).

210 plutôt la déclamation des « Filaos », également de Dierx, et des « Intimités » de François

Coppée87. Il arrive aussi que les poètes prient l’acteur, M. Francès, de réciter leurs vers.

Lepelletier nous apprend que Verlaine lui confie Le Grognard, « poème à la fois ironique et respectueux envers la vieille armée » qu’il récite à plusieurs reprises chez Nina. Lepelletier ajoute que Le Grognard « était comme une réplique à la Bénédiction de Coppée, composée et récitée à peu près à la même époque, dans le même salon, par le même artiste88 ». Ceci nous indique clairement la valeur attribuée, chez Nina, à la représentation : ayant à leur disposition un acteur de talent, les poètes préfèrent parfois laisser un professionnel réciter pour eux.

b) Espace de travail et d’inspiration

À côtoyer des musiciens et des artistes, les poètes trouvent chez Nina de nouvelles sources d’inspiration. Le 28 mars 1869, Verlaine écrit à Henry Winter qu’il travaille sérieusement à plusieurs pièces dont le Clavecin, qui est destiné au salon de Nina89.

Délaissée quelque temps, l’œuvre refait surface dans une lettre où Verlaine annonce à

Lepelletier qu’il « complète un opéra-bouffe 18e siècle, commencé il y a 2 ou 3 ans avec

Sivry90 ». On comprend qu’il est facile, chez Nina, d’élaborer d’ambitieux projets et de

87 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 177. « Les Filaos » font aussi partie du recueil des Lèvres closes publié en 1867. Intimités a été publié chez Lemerre en 1868. 88 Ibid., p. 490. Dans Jadis et Naguère, Verlaine dédie Le Grognard à Lepelletier sous le nouveau titre de Soldat laboureur (CGV, p. 144). 89 « Le no 17 de la rue Chaptalat [c’est-à-dire Chaptal] toujours à sa place. On y voit moins ma tronche. C’est que je travaille sérieusement, je travaille. Vaincus, Vaucochard, Clavecin, Forgerons, nouveaux poëmes Saturniens tout çà grouille dans ma tête et parfois sur le papier » (lettre datée du 28 mars 1869, CGV, p. 154). 90 Lettre datée du 16 mai 1873, CGV, p. 316. Michaël Pakenham ajoute que la pièce est annoncée, quelques mois plus tard, au verso de la page titre des Romances sans paroles.

211 trouver d’autres habitués pour y collaborer. Un opéra-bouffe ne pouvait que séduire Nina et, sans la guerre et la Commune, l’œuvre aurait sans doute vu le jour rue Chaptal. Cependant, rien n’indique que la pièce ait été jouée plus tard, rue des Moines, sans doute parce que

Verlaine, bien que toujours cher à Nina, ne deviendra jamais un habitué de ce salon.

Généralement, le théâtre chez Nina puise à même le groupe toutes ses ressources, depuis la conception jusqu’à la présentation et le phénomène sera le même rue des Moines, où l’on présente exclusivement des œuvres conçues et créées par les habitués.

Si les mémorialistes ont laissé peu de détails sur la place allouée à l’écriture chez

Nina, nous savons qu’au printemps 1869, les Parnassiens préparent leurs contributions au deuxième Parnasse contemporain et que tous les poètes habitués de la rue Chaptal contribuent, y compris Nina91. Considérant l’importance du projet, les poètes doivent certainement profiter des soirées chez Nina pour discuter de leurs vers entre eux, les réciter et les retravailler, au besoin.

c) Échanges symboliques

Ayant à sa disposition une abondance de talent, il arrive que la maîtresse de maison veuille en profiter et qu’elle demande aux poètes de lui offrir des vers. En effet, au bas d’une lettre énigmatique de Nina à Mallarmé, Emmanuel des Essarts ajoute une note qui spécifie que Nina souhaite mettre en musique les vers de douze de ses amis et qu’elle leur réclame à

91 Sur le deuxième Parnasse contemporain, cf. « Les hauts et les bas de l’écriture », p. 153-154.

212 tous « des stances, des strophes [ou] un sonnet92 ». Le porte-parole écrit à Mallarmé que Nina

« désire associer à [ses] rimes d’ébène sa musique d’or ». Pour le poète, cette requête peut difficilement être ignorée puisque fournir des vers à la maîtresse de maison qui en manifeste le désir est un moyen de montrer sa reconnaissance et fait partie d’un système où la réciprocité est une nécessité absolue. Traditionnellement, pour l’écrivain, l’échange est jugé satisfaisant par sa présence régulière et par sa capacité à pourvoir, sur demande, les textes jugés nécessaires à la vie de salon; ainsi, qu’il s’agisse de vers de circonstances ou d’un caprice de la maîtresse de maison, l’écrivain montre sa gratitude en produisant le matériel requis93.

D’autre part, par sa présence régulière, l’écrivain trouve soutien pour adoucir ses malheurs et bonne compagnie pour partager les moments heureux. Chez Nina, les bonheurs comme les malheurs sont partagés par la communauté et personne ne doit affronter ses problèmes seul. Une lettre de Verlaine montre bien que Nina est toujours à l’écoute. Il lui

écrit : « Les travaux littéraires pourraient m’être, allez-vous peut-être dire, d’un grand secours contre le Monstre Fastidieux [l’ennui]. Las! je ne sais plus ce que c’est qu’un vers 94! » Verlaine n’est pas l’exception : « Nina était la bonne confidente de chacun de

92 La requête, provenant de Nina est d’abord présentée sous forme d’énigme à Mallarmé : « Mon cher Stéphane, […] je me fiance à l’art. Voulez-vous être un de mes témoins j’en prends douze ». La note de des Essarts suit, sur la même feuille (lettre citée de Nina à Mallarmé, BLJD, MVL 677). 93 À ce sujet, nous renvoyons à Antoine Lilti, op. cit., « Les formes de la reconnaissance » et « Protection et amitié », p. 178-186. 94 Lettre de Verlaine à Nina de Callias, le 17 juillet 1869 (CGV).

213 nous », écrit Dreyfous, « elle comprenait les rêves, les joies et les peines de tous, et à tous elle donnait du courage à la besogne95 ».

À l’occasion, c’est le succès d’un ami qui mérite l’attention et les félicitations de

Nina et de sa compagnie. Le 14 janvier 1869, la première du Passant de François Coppée est un triomphe et l’auteur passe aussitôt de l’obscurité à la gloire96. On l’acclame : « Que M.

Coppée soit le premier parmi nos jeunes poètes, cela est incontestable97 ». En son honneur,

Nina offre une grande soirée chez elle. Émile Blémont relate :

Ils se trouvaient là presque tous, depuis Léon Dierx jusqu’à Charles Cros. C’était, disaient les plus enthousiastes, l’irrésistible avènement de la nouvelle école qui, avec le Passant, passerait par la porte si heureusement ouverte. Plus bas, dans les coins, les raisonneurs trouvaient cette idylle bien mince pour une si grosse ovation. Les plus contents et les moins satisfaits sablèrent le champagne avec une telle animation, que plusieurs finirent par se griser bellement, et s’en allèrent en criant : « Vive Coppée, vive Sarah! vive Agar! vive Nina!98 »

Derrière cette ovation se cache une fin : la fin d’un groupe uni par l’attente du succès, la fin d’une adolescence prolongée où on est libre de causer toute la nuit. Ce succès de

Coppée est pour ses confrères un signe que le temps passe et qu’on veut, comme lui, se faire un nom. Ce succès individuel inattendu, sincèrement célébré par Nina, déclenche, insinue ce compte rendu, quelque jalousie et ébranle un peu les rangs. Cependant, pour Nina, tous ses

95 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 38. 96 La pièce est présentée au théâtre national de l’Odéon. Le Passant est une comédie en vers en un acte créée par Agar et Sarah Bernhardt. C’est une histoire d’amour entre une courtisane florentine et un jeune page. La pièce est publiée la même année, en 1869, chez Lemerre. 97 Paul Perret, « Les Jeunes Poètes. M. François Coppée », La Gazette de France, 12 septembre 1869, p. 3, cité par Mortelette (op. cit.). 98 Émile Blémont, Notes biographiques (cité dans MV, p. 76).

214 invités demeurent une source de plaisir et elle ne doute jamais de leur talent; elle n’a pas besoin que la critique lui dise qui mérite son admiration et elle tient plutôt à encourager tous ceux qui viennent chez elle. Ses soirées protègent les méconnus de l’isolement et procurent à plusieurs le courage de persévérer en attendant, à leur tour, le succès.

VI. Au 82, rue des Moines 1. Un salon en périphérie

a) Une excentrique maîtresse de maison

Lorsque Nina s’installe rue des Moines, elle a tout juste trente ans et, rétrospectivement, Edmond de Goncourt lui accorde d’être « jolie femme1 ». Nina, semble-t- il, a une prédilection pour l’exotisme et revêt régulièrement une robe japonaise, « vêtement de satin noir, tout brodé de fleurs éclatantes et merveilleuses, acheté pour elle à Yeddo2 ».

Elle porte, « sur le haut de sa tête, massés en un nœud lourd, ses admirables cheveux sombres, luisants et lisses » qu’elle orne d’ « épingles brillantes et bizarres, de la même provenance que la robe, forma[nt] une sorte d’auréole autour de son chignon3». Dans sa correspondance, Maurice Rollinat admire sa chevelure et sa toilette « savante et lascive4 » tandis que « frappée de la beauté de [son] visage pâle et tranquille », Manoël de Grandfort juge que « le velouté des yeux, le dessin du nez, la grâce du sourire, form[ent] un ensemble harmonieux, paisible, presque sévère qui contrast[e] avec l’éclat un peu bruyant de sa toilette excentrique5 ». Cette agréable description de Nina, vers trente-cinq ans, est une exception.

1 JG, 18 mars 1885. Il est intéressant de noter qu’Edmond de Goncourt ne passe aucun commentaire sur Nina et ses mœurs; il qualifie bien son salon « d’atelier de détraquage cérébral » mais sans toucher à sa personne. 2 C’est en robe japonaise que Villiers de l’Isle-Adam (« Une soirée chez Nina de Villard ») et Baude de Maurceley (BM, 2 avril 1929) la décrivent. 3 Manoël de Grandfort, « Nina de Villard », Le Progrès Artistique du vendredi 1er août 1884, repris dans Émile Goudeau, op. cit., p. 163. 4 Lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette datée du 3 septembre 1875, citée dans Régis Miannay, Maurice Rollinat. Poète et musicien du fantastique, Paris, Minard, « Lettres Modernes », 1981, p. 139. 5 Manoël de Grandfort, « Nina de Villard », art. cit.

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De façon générale, lorsqu’on parle physiquement de Nina, les termes n’ont rien de flatteur. Baude de Maurceley la décrit à l’approche de la quarantaine, « massive et sans grâce » et remarque qu’« on voyait qu’elle n’avait jamais porté de corset et [que] sa gorge trop abondante tenait à peine en son corsage6 ». Sur ce dernier point, George Moore commente aussi qu’elle a « la poitrine branlante et sans soutien7 ». Quant à son visage,

Baude de Maurceley le trouve « mat et trop plein », qualifie sa coiffure de « pompeux édifice de cheveux bruns et lourds » et termine en disant que « sa beauté ne s’impos[e] donc pas8 ».

Physiquement, Nina ne vieillit peut-être pas très bien mais intellectuellement, pour la plupart de ses amis, elle demeure très jeune. Émile Goudeau la peint « enthousiaste […] et ravie par le cliquetis des rires9 » et Manoël de Grandfort affirme que « personne, […] ne savait écouter comme elle, même dans ses dernières années ». Elle écrit qu’elle « entendait tout et comprenait la première les moindres nuances de ce qu’on disait10 ». Il ne faudrait cependant pas croire que Nina adopte toujours cette posture de la dame à l’écoute, il lui arrive aussi de se mettre sérieusement à la tâche.

6 BM, 2 avril 1929. 7 George Moore, op. cit., p. 92. Ces deux hommes mentionnent l’absence de corset comme une aberration mais Juliette Adam confie qu’elle n’en porte pas non plus (Mme Adam, Mes premières armes littéraires et politiques, Paris, Alphonse Lemerre, 1904, p. 42). 8 BM, 2 avril 1929. 9 Émile Goudeau, op. cit., p. 159. 10 Manoël de Grandfort, « Nina de Villard », Le Progrès Artistique du vendredi 1er août 1884, article repris dans Émile Goudeau, op. cit., p. 163.

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Personne ne remet en question les qualités de pianiste de Nina. D’Edmond Lepelletier

à Edmond de Goncourt, on lui accorde d’être « très bonne musicienne11 », de jouer du piano

« en virtuose12 », « d’une manière tout à fait extraordinaire13 ». Rollinat rapporte qu’elle joue

Beethoven, Chopin, Verdi et Schumann14. Même à la toute fin de la vie de Nina, Manoël de

Grandfort ajoute qu’« elle n’avait rien perdu de son talent, [que] ses petites mains étroites, fluettes, couraient alertes sur le clavier comme des oiseaux apprivoisés», et que sa musique

était toujours « exquise15 ».

On a tendance à montrer Nina en femme frivole mais Baude de Maurceley la qualifie de « poète discipliné et précieusement soumis à la prosodie de Banville16 »; il juge ses monologues en vers et ses saynètes « délicatement ciselés17 ». Rappelons que Nina ne se contente pas de dire ses vers au salon, elle n’hésite pas à soumettre son œuvre au public18.

En outre, malgré le passage des années, Nina conserve son goût pour le théâtre et n’hésite pas à prendre part aux pièces présentées chez elle. Les échos mondains lui accordent, comme dans sa jeunesse, quelque talent. Le critique de La République des lettres

11 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 171. 12 Id. 13 JG, le 10 octobre 1889. 14 Lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette datée du 3 septembre 1875, citée dans Régis Miannay, op. cit., p. 139. 15 Manoël de Grandfort, art. cit. 16 BM, 2 avril 1929. 17 Id. 18 Cf. « Les hauts et les bas de l’écriture », p. 153-157.

218 souligne « la grâce et la justesse de [sa] diction19 », et celui de Paris à l’eau-forte déplore qu’il ne soit pas « pas permis de parler de Mme N… […] qui dit les vers d’une manière exquise20 ». Les deux journalistes font preuve, selon l’usage, d’une grande discrétion à l’égard de l’identité de Nina. Pour une dame, jouer dans un salon fait partie du domaine privé et, à ce titre, est permis par le monde mais la parution du nom dans un périodique l’exposerait au public, comme actrice, et cela n’est pas acceptable. Généralement, les maîtresses de maison apprécient une publicité voilée mais certaines cherchent à l’éviter entièrement. Le cas de Mme de Loynes est probant : « Recevant dans l’intimité, et depuis quarante ans, un grand nombre de directeurs de journaux et d’hommes de lettres, elle défendait qu’on imprimât son nom, ni aucun détail sur sa maison. Nul ne s’y serait risqué.

C’eût été l’expulsion sans phrases21 ». Il s’agit donc d’un sujet délicat que les habitués prennent au sérieux.

Pour les habitués de Nina qui font des chroniques, le cas de Nina pose certains défis. Maîtresse de maison, elle en assume le rôle traditionnel mais sans renoncer pour autant

à publier, au même titre que ses habitués, les vers qu’elle rédige. Parfois il faut la traiter en poétesse et attirer l’attention du public sur son œuvre et, à d’autres occasions, il faut éviter de

19 Jean Prouvaire, « La Semaine parisienne (Mercredi 12 juillet) », La République des lettres, 16 juillet 1876. 20 Richard Lesclide, « Théâtres », Paris à l’eau-forte, 22 novembre 1874. 21 Léon Daudet, Salons et journaux, op. cit., p. 55.

219 l’exposer implicitement au public tout en accordant à son salon une certaine publicité qui rayonne nécessairement sur elle22.

b) Une nouvelle adresse

Après leur séjour à l’étranger, Mme Gaillard et sa fille habitent successivement la rue de Turin et la rue de Londres avant de s’installer rue des Moines, aux Batignolles. Si l’on veut croire le rapport de police du 14 janvier 1875, ces déplacements ne sont dus ni à leur fantaisie ni à une prédilection pour un mode de vie nomadique mais plutôt à « leur conduite scandaleuse ». Ce document stipule qu’ « au no 25 de la rue de Turin, tous les 2 ou 3 jours, quinze ou vingt individus arrivaient chez ces femmes vers 9 heures du soir et n’en sortaient que le lendemain matin à 7 ou 8 heures [et que] toute la nuit se passait en orgies impossibles

à décrire ». Il s’ensuit qu’ « elles ont reçu congé par huissier23 ». On peut dès lors comprendre que Nina et sa mère soient à la recherche d’un endroit plus privé, où leurs activités troubleront moins les voisins et, semble-t-il, le 82 rue des Moines, maison particulière « composée d’un rez-de-chaussée élevé sur caves, d’un premier étage et combles; et d’un jardin y attenant, le tout clos de murs et d’une superficie d’environ cent quarante-six mètres24 », offre à la fois distance permettant d’étouffer le son et une certaine protection des regards indiscrets grâce aux murs qui circonscrivent la propriété. Mère et fille peuvent alors espérer ne plus indisposer les habitants du voisinage et enfin s’installer de

22 Il y aurait sans doute une étude intéressante à faire sur le cas de Juliette Adam et la publicité que ses habitués ont pu accorder à ses nombreux ouvrages. 23 APP, document 2. 24 Description, selon l’Acte de location entre M. Albert Laubière, propriétaire, et Mme Émilie Gaillard, d’une maison sise 82, rue des Moines, 24 juillet 1874 (Archives nationales, MC/ET/LXXIX/823).

220 façon plus permanente : en effet, le 24 juillet 1874, Mme Gaillard signe un bail de « trois années et six semaines consécutives qui commencent à courir du 16 août prochain et finiront le premier octobre mil huit cent soixante dix-sept ». L’acte de location spécifie que le propriétaire « fera mettre la boutique du rez-de-chaussée de la maison en état d’atelier d’artiste », à la demande des dames25.

Disposer d’un espace réservé à la peinture et à la sculpture peut très bien s’insérer dans une « stratégie de carrière » pour Nina : en effet, ceci constitue un atout pour une maîtresse de maison qui veut attirer chez elle de nouveaux venus et, en offrant un espace de travail à ses amis artistes, Nina s’assure de leur présence, de faire partie de leur quotidien et d’être intimement liée au processus créateur. L’idée porte fruit puisque l’atelier accueille immédiatement Charles Cros qui vient y travailler tous les jours, de même que son frère

Henry, sculpteur26. Plus tard, quand Charles Cros rompra avec Nina, cet atelier accueillera l’artiste Franc-Lamy27.

Cette nouvelle adresse est bien éloignée du centre de Paris mais, semble-t-il, bien desservie par « un omnibus unique au monde : Batignolles-Clichy-Odéon28 ». Cependant, ce n’est pas ce qu’un journaliste, amateur de sensations fortes, veut accentuer dans son compte

25 Id. 26 C’est ce que Charles Cros affirme dans une lettre adressée à Manet : « Je voudrais que vous vissiez ma peinture; on prétend que je vous pastiche […].Venez donc 82 rue des Moines, chez Mme de Villard. J’y peins tous les jours avec mon frère Henry » (lettre non datée, citée par Adolphe Tarabant, Manet et ses œuvres, Paris, Gallimard, 1947, p. 229). 27 BM, 6 avril 1929. 28 Émile Goudeau, op. cit., p. 155.

221 rendu de La Rencontre29. Il y mentionne le « théâtre improvisé dans les terrains perdus qui s’étendent au-delà de Clichy » et ajoute, à tort ou à raison, que « nombre de voyageurs ont

été assassinés en essayant de pénétrer dans ces solitudes30 ». Néanmoins, d’après lui, le voyage en vaut la peine.

Après avoir emménagé, il est normal de vouloir ajouter une touche personnelle à son nouvel environnement. Dans le cas de cet atelier, une partie de la tâche est laissée à l’inspiration des habitués qui, sans doute pour célébrer le monologue du Hareng saur de

Charles Cros, ont peint, sur les murs nus « des ficelles avec des harengs saurs au bout31 ».

D’après quelques témoignages, cet espace situé au rez-de-chaussée fait également office de salle à manger et de salle de spectacle qui accueille jusqu’à une centaine de personnes32 alors que le salon, où se trouve le piano, est au premier étage. Bohème dans l’âme, Nina tient à son confort. Chez elle règne « le laisser-aller le plus coquet » et, l’abondance de toiles pendues aux murs atteste de son goût pour la peinture moderne33.

L’atelier étant au rez-de-chaussée et le salon au premier, il est normal pour les invités de circuler d’un étage à l’autre. Les déplacements et descriptions des lieux sont beaucoup mieux servis par la fiction mais, à l’occasion d’un dîner prié en l’honneur de Guy de

29 Pièce de théâtre de Léon Dierx présentée, rue des Moines, le 22 novembre 1875. 30 Richard Lesclide, « Théâtres », Paris à l’eau-forte, 22 novembre 1874. 31 Ernest Raynaud « Charles Cros ou la leçon d’une époque », Mercure de France, 1er janvier 1919, p.47. 32 Chiffre avancé par Richard Lesclide, Paris à l’eau-forte, 22 novembre 1874. 33 C’est un document du dossier Callias qui mentionne la coquetterie des lieux (APP, document 4). Notons que George Moore commente plutôt que « les toiles accrochées autour de la pièce attestaient qu’elle se ruinait en peinture moderne » (Mémoires de ma vie morte, traduit de l’anglais par G. Jean-Aubry, Paris, Bernard Grasset, 1922, p. 93).

222

Maupassant, Baude de Maurceley se rappelle que « le couvert était mis au rez-de-chaussée, dans une grande salle qui servait d’atelier à Franc-Lamy [et que] le café pris, ce fut une bousculade vers l’escalier pour monter au salon du premier34 ». Cet escalier, lien essentiel entre le salon et l’atelier, est une véritable extension du salon et la promiscuité peut y être très sensible. Au salon, il est possible de ne pas voir ou d’éviter une personne, mais l’espace restreint de l’escalier est le théâtre de rencontres et de surprises constantes, comme en témoigne Richard Lesclide : « Me voilà dans l’escalier; je trébuche, et sur qui tombé-je? […]

C’était Villiers de l’Isle-Adam […] Quelques pas plus loin, je me heurte à Auguste de

Châtillon35 ». Cet escalier fait donc partie « du salon » de Nina et accommode, tant bien que mal, outre les invités qui veulent changer d’étage, ceux qui n’arrivent pas à pénétrer dans l’atelier ou le salon trop encombrés.

Nous disposons de peu de détails sur l’intérieur de la maison de la rue des Moines, mais le « grand jardin avec de beaux arbres [et] un bassin36 » fait plus souvent objet de description puisqu’il sert de décor champêtre aux grandes fêtes organisées pour l’anniversaire de la maîtresse de maison. Comme une représentation théâtrale est normalement au programme, on l’aménage alors en salle de spectacle munie d’une scène37.

Un éclairage bien dosé, assuré principalement par des lanternes vénitiennes, fait grande

34 BM, 6 avril 1929. 35 Richard Lesclide, Paris à l’eau-forte, 18 juillet 1875. 36 George Moore, op. cit., p. 94. 37 Georges Lorin se rappelle qu’« une scène avait été dressée avec des planches, posées sur des tonneaux » pour la présentation d’une pièce de Villiers de l’Isle-Adam (Raynaud, p. 144). Il fait sans doute allusion à La Machine à changer le caractère des femmes, présentée le 12 juillet 1875. Un rapport de police du 14 août 1876 mentionne aussi une scène construite pour la représentation de La Rencontre de Jean Richepin (APP, doc. 3).

223 impression : Émile Goudeau évoque avec admiration « une illumination, des lanternes vénitiennes, des feux de Bengale » alors que Jean Prouvaire goûte le charme du « demi mystère de la nuit éclairée d’étoiles et de discrètes lanternes38 ». Entre l’atelier, le salon, l’escalier et le jardin, Nina dispose d’un espace qui s’adapte à différentes occasions et qui peut accommoder aussi bien ses soirées intimes que ses grandes fêtes.

Nina et sa mère aiment beaucoup les animaux et la taille de leur jardin leur permet d’offrir l’asile à plusieurs espèces, créant un milieu qui s’apparente étrangement au Jardin des Plantes : d’après George Moore, le jardin est habité par des canards, des chats, des aras, des cacatoès, des singes et même un « un ours endormi39 ». Comme aucun autre invité n’a remarqué l’ours, il se peut qu’il y ait ici un peu d’exagération. D’autre part, si nous ne pouvons confirmer la présence de plusieurs singes, il n’y a aucun doute quant à l’existence de Jacqueline, la guenon de Mme Gaillard. Il faut cependant nuancer : Les Cahiers inédits d’Henri de Régnier nous informent que le singe est dans une cage mais que les intimes de la maison le laissent parfois sortir pour se distraire40. Bien qu’il s’agisse de soirées en plein air, cette situation est des plus atypiques dans le monde des salons. Nina n’est pas la seule

38 Émile Goudeau, op. cit., p. 155. Jean Prouvaire, « La Semaine parisienne (Mercredi 12 juillet) », art. cit. 39 George Moore, op. cit., p. 94. Pour sa part, Georges Lorin dit qu’il y a là « des rats, des singes, des chats, des oiseaux bizarres » (Raynaud, p. 144). 40 En date du 27 avril 1887, de Régnier rapporte qu’Henri Cazalis vient de raconter, chez Mallarmé, « quelques divertissantes histoires sur Mme de Villard […] et les joyeuses saturnales qui s’y faisaient, en l’une desquelles Villiers eut l’idée de lâcher parmi les chevelures le singe gris d’absinthe qui hurlait dans sa cage ». Le 21 décembre 1902, il consigne les souvenirs de Forain qui se rappelle bien du singe au jardin (Henri de Régnier, Les Cahiers inédits 1887-1936, Paris, Éditions Pygmalion/Gérard Watelet, 2002).

224 maîtresse de maison à aimer les animaux mais le contact entre eux et les invités est extrêmement irrégulier et frappe l’imaginaire41.

c) Le jour de Madame

La longévité du salon de Mme de Villard rend la question de son jour bien difficile à clarifier. Un rapport de police daté du 2 décembre 1877 fait état de « soirées extravagantes tous les jeudis dans son petit hôtel rue des Moines42 ». Cependant, Émile Goudeau mentionne qu’elle accueille ses amis le mercredi, fait confirmé par Baude de Maurceley qui affirme qu’elle reçoit les mercredis et les dimanches tout en faisant une distinction entre les deux jours : les soirées du dimanche sont plus intimes et « plus intéressantes » puisque « ceux qui ont des parents dînent en famille43 ». C’est d’ailleurs un habitué de longue date, Villiers de l’Isle-Adam, qui lui apprend l’existence des rencontres dominicales, en l’encourageant à revenir ce soir-là. On peut donc supposer que Nina fait les honneurs de sa maison les mercredis et les dimanches. Pour ce qui est du jeudi, cela est plus problématique : dans une

41 De nombreuses anecdotes sur le salon de Mme de Villard rapportent des situations où les chats gênent les invités. Il s’agit généralement de grandes soirées où les invités occasionnels n’ont pas l’habitude de se mêler aux animaux. Dans la fiction, les romanciers ont exploité ce thème, notamment Catulle Mendès qui donne un rôle important à la guenon de Mme Gaillard dans La Maison de la Vieille. D’après la baronne d’Oberkirch, Mme Helvétius avait de nombreux chats qu’elle hésitait à déranger pour recevoir ses invités. Ils étaient tous confortablement installés sur les sièges disponibles alors que les visiteurs étaient debout ne sachant où s’asseoir, « et se trouvant entourés de vingt angoras énormes de toutes couleurs, habillés de longues robes fourrées, sans doute pour conserver la leur, et les garantir du froid, en les empêchant de courir. Ces étranges figures sautèrent à bas de leurs bergères, et alors les visiteurs virent traîner des queues de brocart, de dauphine, de satin, doublées de fourrures les plus précieuses. Les chats allèrent ainsi par la chambre, semblables à des conseillers au parlement, avec la même gravité, la même sûreté de leur mérite. Madame Helvétius les appela tous par leurs noms, en offrant ses excuses de son mieux […] tout à coup la porte s’ouvrit, et on apporta le dîner de ces messieurs dans de la vaisselle plate, qui leur fut servie tout autour de la chambre » (op. cit., p. 415-416). 42 APP, document 4. 43 Émile Goudeau, op. cit., p. 155 ; BM, 4 avril 1929.

225 lettre adressée à Zola, Alexis lui raconte comment le jeudi suivant la fête de Nina, il s’est retrouvé « chez la princesse Ratazzi qui a invité à son tour Nina en lui disant d’amener la fleur de ce qui était chez elle44 ». Il semble pratiquement impossible que Nina ait déserté sa maison un jeudi si c’était son jour. Par contre, on peut faire l’hypothèse que rue des Moines, tout comme auparavant, rue Chaptal, certains habitués ont leurs entrées quotidiennes, même si ces jours-là ne sont pas le jour de madame. Ainsi, quand Charles Cros invite Manet à le rencontrer, il lui dit clairement qu’il peint tous les jours chez Nina45. Dans ce cas, il est bien

évident que l’invitation est de nature personnelle et qu’il ne s’agit pas de le convier au salon de Nina. Il est alors fort possible que la présence quotidienne de Charles et Henry Cros à l’atelier attire d’autres amis et qu’il soit difficile d’établir ce qui constitue le jour de la maîtresse de maison par rapport aux visites improvisées de ses amis intimes ainsi que des amis et camarades de son amant, Charles Cros.

Il est également peu aisé de déterminer si les soirées sont régies ou non par un horaire puisque chez Nina, personne ne se préoccupe de l’heure. Comme le constatent

Goulemot et Oster, « le bohème ne maîtrise pas la durée, il est l’homme du farniente, du dilettantisme46 », et si l’impression laissée à la postérité est celle de soirées sans fin, dans le cas des réceptions régulières, cela peut être difficilement confirmé par les sources écrites.

44 Lettre citée d’Alexis à Zola. 45 Lettre citée par Tabarant, op. cit., p. 229. Cette lettre est signalée par Tabarant comme faisant partie de sa collection d’autographes et « provenant d’un dossier Manet de 1873 ». Or, cette lettre ne peut dater de 1873 puisque Cros y donne le 82, rue des Moines comme adresse de Nina de Villard et nous savons que le bail n’a été signé que le 24 juillet 1874. Cette lettre doit nécessairement être postérieure au 24 juillet 1874. 46 Jean M. Goulemot et Daniel Oster. Gens de lettres. Écrivains et Bohèmes : l’imaginaire littéraire 1630- 1900, Paris, Minerve, 1992, p. 131.

226

Rue des Moines, le seul personnage conscient du temps est Baude de Maurceley. À l’époque où il fréquente les mercredis et dimanches de Nina, il note qu’un dimanche, on se trouve à table à huit heures; il remarque aussi lors d’une autre soirée qu’il est minuit quand Charles

Cros excuse « Nina qui a[vait] besoin de repos47 ». Il semble que cela n’a rien d’inhabituel puisque Cabaner attaque spontanément « une retraite » qui signale la fin de la soirée48. Les souvenirs de Maurceley sont parfois un peu flous mais, considérant que Charles Cros est l’homme de la maison, cet événement ne peut être ultérieur au printemps 1876, date à laquelle il rompt définitivement avec Nina49. Amant de Nina depuis plusieurs années, Cros est respecté et détient toute l’autorité nécessaire pour mettre un terme aux soirées à une heure convenable mais on peut douter que ce pouvoir se transmette à son successeur, Franc-Lamy.

Âgé d’une douzaine d’années de moins que Nina, s’attirant ses faveurs peu après son arrivée chez elle, il n’a pas l’ancienneté de Charles Cros. Par conséquent, en l’absence de Charles

Cros, les soirées s’allongent bien plus tard dans la nuit et même jusqu’au lendemain : c’est ce qu’un rapport de police suggère en affirmant que les invités (le rapport fait plutôt allusion aux affamés) « couchent, se lavent et mangent chez la Nina50 ».

Dans le cas des grandes fêtes, tout indique que les soirées débutent par une représentation théâtrale, suivies d’un souper servi vers minuit. L’après-repas est ensuite

47 BM, 3 avril 1929. 48 Id. 49 C’est ce qu’un rapport de police suggère en août 1876. Le document spécifie : « Nina ne possède point d’amant en titre. Elle a rompu il y a 3 ou 4 mois avec Cros » (APP, document 3). Ceci est confirmé par une lettre de Germain Nouveau à Verlaine datée du 16 avril 1876 (CGV, p. 504). 50 APP, document 3.

227 consacré aux têtes-à-têtes et à la conversation non dirigée. Il n’y a aucun doute que ces grandes soirées se poursuivent tard dans la nuit. Prenant l’exemple de la fête d’anniversaire de Nina du 12 juillet 1877, Alexis rapporte que le « départ général » se déroule « entre 5 et

6 », tandis que le journaliste Jean Prouvaire se fait un peu plus mystérieux en refusant de donner une heure exacte à ses lecteurs. « Jusqu’à quelle heure? Eh! Qui donc a regardé l’heure51? »

2. Les habitués a) Un renouvellement

Rue des Moines, nous retrouvons Charles Cros et ses frères Henry et Antoine,

Edmond Bazire, Villiers de l’Isle-Adam, Charles de Sivry, Léon Dierx, Jean Marras, Catulle

Mendès, Henri Cazalis52, Stéphane Mallarmé et Henri Delaage ; d’autres ne viennent plus.

Nés vers 1840, ils ont maintenant plus de trente ans, se sont assagis et commencent à se faire un nom ou à occuper des fonctions dans la société : les uns sont journalistes ou dramaturges, les autres bibliothécaires ou employés ministériels53. Figurent parmi ces absents François

Coppée, Adolphe Racot, Anatole France, Léon Valade, Camille Pelletan, Edmond

Lepelletier, Paul Verlaine et Maurice Dreyfous auxquels il faut ajouter les victimes de la

Commune : Rigault et Flourens fusillés en 1871, Peyrouton qui est incarcéré, Ferdinand

51 Jean Prouvaire demeure très vague par rapport au temps ; il ne donne que quelques indications sur l’ordre des activités, dont la comédie qui est jouée avant le repas (« La Semaine parisienne (Mercredi 12 juillet) », art. cit.). Pour sa part, la lettre de Paul Alexis a un peu l’aspect d’un compte rendu et offre des détails horaires plus précis sur la fête d’anniversaire de Nina de 1877 (lettre citée). 52 L’entrée du 27 avril 1887 des Cahiers inédits d’Henri de Régnier atteste de la présence régulière de Cazalis rue des Moines (Henri de Régnier, op. cit., p. 78). 53 Yann Mortelette, op. cit., p. 299.

228

Révillon et Vermersch qui sont en exil. Par ailleurs, la nouvelle adresse en périphérie peut aussi contribuer à garder certains amis à l’écart. La perte de nombreux habitués, dont une large part de Parnassiens, est cependant une occasion pour le salon de s’ouvrir à de nouvelles tendances.

Contrairement au salon de la rue Chaptal, le salon de la rue des Moines ne dispose pas, dès ses débuts, d’un mémorialiste ; sans les archives de la préfecture de police, quelques lettres, et les comptes rendus de grandes soirées dans la presse, ce serait le silence complet. Il faut attendre l’arrivée d’Emile Goudeau et de Baude de Maurceley, tous deux présentés en

1877, pour reprendre contact avec cette formation sociabilitaire et ses soirées intimes54.

b) Les poètes

Grâce à une invitation conservée à la Bibliothèque nationale de France, nous savons qu’Auguste de Châtillon est convié dès le 22 novembre 187455. Il y revient fréquemment tout comme Jean Richepin, Raoul Ponchon et Achille Toupier-Béziers56 qui deviennent des habitués avant l’été 1875. Nous les retrouvons tous au fil de plusieurs documents, particulièrement ceux relatant les différentes fêtes d’anniversaire de Nina57. Tous reviennent

54 Goudeau publie ses souvenirs du salon de la rue des Moines en 1888, dans Dix ans de bohème. 55 BNF, naf, 20457. Auguste de Châtillon est né en 1813 et décédé en 1881. Artiste et poète ami de Victor Hugo, certaines de ses toiles sont aujourd’hui exposées dans la maison du poète. 56 Écrivain né en 1825 et mort en 1909. Sa fille unique épouse Edmond Bazire en 1881. Dans sa chronique du Bien public du 29 octobre 1877, Zola écrit que « cet écrivain est un poète lyrique à l’état de volcan » (OC, XII, p. 122). 57 D’après Ernest Raynaud, ils sont tous présents lors de l’anniversaire de Nina en 1875; en 1876, on joue La Rencontre de Jean Richepin pour l’anniversaire de Nina; il va de soi que l’auteur est alors un intime et, d’après Paul Alexis, ils sont tous de la fête de Nina en 1877. En outre, Jean Richepin, Auguste de Châtillon et Toupié-

229 régulièrement et s’y trouvent toujours lorsque Baude de Maurceley commence à fréquenter le salon en 1877.

La correspondance de Verlaine indique que Germain Nouveau devient rapidement un habitué du salon et qu’il y fait un long séjour58. Une lettre datée du 20 octobre 1875 indique qu’il s’y trouve tout à fait à l’aise pour écrire59. Il y rencontre certainement Maurice Rollinat qui, dans une lettre datée du début septembre 1875, annonce qu’il a fait connaissance avec

« madame Nina de Callias, la maîtresse de Charles Cros60 ». Une entrée du Journal des

Goncourt indique clairement que Rollinat se plaît beaucoup rue des Moines et qu’il est alors sous le charme des lieux : « Il nous parle de la séduction à la Circé, rapporte Goncourt, de la séduction vraiment fascinatoire de cette maison, qui lui faisait passer toute la journée à la mairie regardant sa montre, appelant l’heure où il lui serait donné de prendre son envolée

Béziers figurent tous dans « Une soirée chez Nina de Villard » de Villiers de l’Isle-Adam et dans « La Vérité sur le salon de Nina de Villard » de Baude de Maurceley qui offrent tous deux des représentations textuelles des soirées datant des années 1875 à 1880. 58 Lettres de Nouveau à Verlaine datées des 20 octobre 1875, 27 janvier 1876 et 17 avril 1876 (CGV). 59 Lettre du 20 octobre 1875 (CGV, p. 441). 60 Lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette, citée dans Régis Miannay, op. cit., p. 139. Maurice Rollinat est né en 1846 à Châteauroux. Son père était le grand ami de George Sand qui reporta son affection sur Maurice, son fils. Venu à Paris en 1868, Rollinat a collaboré au deuxième Parnasse contemporain. Il publie, en 1877, son premier volume de vers, Dans les brandes, suivi en 1883 de Névroses. « L’auteur des Névroses, écrivait en 1889 Barbey d’Aurevilly, a inventé pour ses poésies une musique qui fait ouvrir des ailes de feu à ses vers et qui enlève fougueusement, comme sur un hippogriffe, ses auditeurs fanatisés. Il est musicien comme il est poète, et ce n’est pas tout : il est acteur comme il est musicien. Il joue ses vers, il les dit, il les articule aussi bien qu’il les chante ». Les œuvres de Rollinat ont été éditées chez Charpentier. Rollinat est mort le 26 octobre 1903 (Gérard Walch, Anthologie des poètes français contemporains, le Parnasse et les écoles postérieures au Parnasse (1866-1906); morceaux choisis, accompagnés de notices bio- et bibliographiques et nombreux autographes. Préface de Sully Prudhomme, Paris, C. Delagrave, 1906, p. 59-60).

230 vers ce Portique batignollais61 ». Cependant, quelques mois plus tard le charme doit être rompu puisqu’il interrompt ses visites en décembre 187562.

En 1877, Émile Goudeau se joint au groupe pour y demeurer aussi longtemps que

Nina garde ses portes ouvertes63. Comme chaque habitué peut présenter un ami, il est certain que d’autres poètes sont venus rue des Moines mais, sans trace textuelle, il est impossible de confirmer leur présence chez elle.

c) Les artistes et les musiciens

S’il est difficile de retracer les allées et venues des poètes chez Nina, les choses se compliquent davantage encore du côté des artistes. Les seuls dont nous pouvons retrouver le passage sont Manet, Cézanne, Jean-Louis Forain, Pierre Franc-Lamy, Georges Lorin64 et

Marcellin Desboutin. D’autres artistes ont sans doute fréquenté le salon de la rue des Moines mais sans laisser de traces. Pour Manet, nous savons qu’après avoir peint Nina, il revient souvent chez elle où il se sent à l’aise. Il retrouve dans la bohème de Nina « son milieu

61 JG, jeudi 18 mars 1886. 62 Il aurait alors conseillé à Charles Cros de rompre avec Nina (lettre citée dans Régis Miannay, op. cit., p. 139). 63 Émile Goudeau est né en 1850 à Périgueux. Il est connu comme romancier et poète. Son père, sculpteur de talent, fabriquait des monuments funéraires pour survivre. Après avoir terminé ses études, Goudeau devient professeur puis vient s’installer à Paris où il trouve un poste comme attaché au ministère des finances. Il publie ses poésies dans plusieurs journaux et fait paraître son premier roman, Fleurs du bitume, en 1878, chez Lemerre. Le roman obtient un grand succès. Peu après, il fonde le Club des hydropathes, qui réunit des poètes disant eux-mêmes leurs vers devant un public intellectuel. Après Fleurs du bitume, il publie successivement Poèmes ironiques, Chansons de Paris et d’ailleurs et plusieurs autres romans et ouvrages, dont Dix Ans de bohème, où l’on retrouve ses souvenirs sur le salon de Nina de Villard. Il est décédé le 17 septembre 1906 à Paris (Gérard Walch, op. cit., p. 80-81). 64 George Lorin est un dessinateur, poète et journaliste né en 1850. Il a laissé plusieurs ouvrages dont un recueil de poèmes, Paris Rose (DE, p. 121).

231 naturel » et s’y attarde65; à l’automne 1875, quand Maurice Rollinat se joint au groupe, c’est avec Manet qu’il se lie le plus, confirmant que le maître se rend toujours rue des Moines66.

Manet n’est pas le seul artiste important à fréquenter le salon de Nina. Une lettre de

Paul Cézanne à son fils indique clairement qu’il vient régulièrement rue des Moines à partir de 187767. Comme pour Manet, les traces de son passage sont difficiles à retrouver : dans leurs écrits, les hommes de lettres ont tendance à parler d’eux-mêmes et négligent artistes et musiciens, exception faite de ceux dont la participation remonte aux soirées de la rue

Chaptal. Nous savons cependant que Jean-Louis Forain est certainement un familier de la maison puisqu’il est de la distribution du spectacle offert pour la fête de Nina en 187768 et qu’il discute encore de ces soirées en 1902, avec Henri de Régnier69. D’autre part, comme le dessinateur Georges Lorin présente Émile Goudeau en 1877, on peut alors le compter parmi les habitués. Finalement, deux eaux-fortes représentant Nina et signées Marcellin Desboutin prouvent qu’il vient régulièrement, quoique tardivement (1879-1880), rue des Moines70.

65 C’est ce qu’Eric Darragon affirme dans Manet, Paris, Fayard, 1989, p. 236. 66 Manet avait l’intention d’illustrer dix des poésies les plus réalistes de Rollinat pour un volume qui devait sans doute paraître chez Lesclide : ce projet n’a pas abouti (Régis Miannay, op. cit., p. 139). 67 Dans cette lettre du 25 juillet 1906, Cézanne écrit à son fils qu’il a rencontré Léon Dierx chez Nina, en 1877 : « J’ai dû te raconter que lorsque je dînais rue des Moines, étaient présents autour de la table Paul Alexis, Frank Lami, Marast [sic], Ernest d’Hervilly, L’Isle Adam et beaucoup de bien endentés, le regretté Cabaner. Hélas que de souvenirs qui sont allés s’engouffrer dans l’abîme des ans » (Paul Cézanne, Correspondance, recueillie, annotée et préfacée par John Rewald, Paris, Grasset, [1937]). 68 Lettre citée de Paul Alexis à Zola. 69 L’entrée du dimanche 21 décembre 1902 atteste de sa présence chez Nina (Henri de Régnier, op. cit.) 70 Elles sont datées de 1879; la première représente Nina assise, coiffée d’une toque à plume blanche, la tête appuyée sur la main droite, un petit chien blanc sur les genoux; dans la seconde, la pose est redressée et le chien est poussé vers l’avant (Clément-Janin, La Curieuse vie de Marcellin Desboutin, Paris, Floury, 1922, p. 224- 225).

232

Dans une catégorie particulière, parce que sa présence est abondamment attestée, se trouve

Pierre Franc-Lamy qui, vers 1877, remplace Charles Cros auprès de Nina.

Du côté des musiciens, il faut surtout noter la présence de Cabaner qui est une figure presque mythique de la maison71. Rue des Moines, Cabaner se joint aux musiciens Charles de Sivry et Emmanuel Chabrier, tous deux anciens habitués de la rue Chaptal. Cabaner figure dans à peu près tous les textes touchant de près ou de loin le salon de la rue des Moines.

Verlaine le présente comme un sympathique musicien dont « les théories parfois abracadabrantes vous faisaient vous tordre sur place72 »; avec ces qualités, il ne passe pas inaperçu comme tant d’autres dont on peut difficilement retrouver le passage73.

d) Les dames

Chez Nina, les dames ne sont pas l’épouse de ou la compagne de, elles sont des personnages à part entière qui méritent, au même titre que les hommes, une individualité.

Ainsi, lorsque nous les rencontrons dans les souvenirs, elles sont nommées et on nous signale

Marcellin Desboutins est peintre, graveur et écrivain. Il est né en 1823 à Cévilly et mort à Nice en 1902. Élève de Couture, il travaille longtemps en Italie. Desboutins débute au Salon de Paris en 1878. Il se consacre d’abord à la gravure. Il est un des promoteurs de la pointe sèche et y fait sa renommée en exécutant les portraits des plus célèbres de ses contemporains. Il est fait chevalier de la Légion d’honneur en 1895 (Bénézit). Edmond de Goncourt qui vient tout juste de le rencontrer exprime son admiration pour l’artiste dans son Journal : « Un artiste, nommé Desboutin, que je ne connaissais pas, a apporté chez Burty, jeudi, deux ou trois portraits à la pointe sèche, des planches suprêmement artistiques. Je les ai admirées, ces pointes sèches! Il m’a offert de me pourtraire et rendez-vous a été pris. Je vais le trouver aux Batignolles avec Burty » (JG, 6 février 1875). 71 Joachim-Jean-Philippe de Cabannes, dit Cabaner est né à Perpignan en 1833 et mort à Paris le 3 août 1881.Musicien, admirateur de Berlioz, il a laissé des romances sur des paroles de Richepin, de Charles Cros et d’autres poètes (Emile Zola, Correspondance. Editée sous la direction de B. H. Bakker, Montréal/Paris, Presses de l’Université de Montréal/Éditions du CNRS, 1978-1995, t. IV, p. 170, n. 1). 72 Paul Verlaine, Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 913. 73 Cabaner a retenu l’attention de nombreux mémorialistes et romanciers: il est le Lafilède de La Maison de la Vieille de Mendès, le Raperès du Dinah Samuel de Champsaur (1882), le Toquaire de Hara-Kiri d’Alis (1882) et le Kabaner de Madame Meuriot d’Alexis (1891).

233 leurs activités. Sur ce point, le salon de Nina se démarque franchement de ses contemporains : chez Mme Aubernon, les femmes jouent « un rôle décoratif […] Elles apport[ent] le prestige de leur beauté et [sont] de gracieux ornements de table74 ». Pour sa part, afin d’obtenir un ensemble équilibré, Mme Charpentier invite, aux côtés des romanciers, peintres et artistes, quelques « femmes du monde […] choisies pour leur beauté, leur esprit, leur élégance ou la seule réputation attachée à leur nom75 ».

Les femmes que Nina reçoit sont, comme elle, des femmes d’esprit qui ont du talent.

En outre, plusieurs gagnent elles-mêmes leur vie. Elles partagent, avec Nina, un mode de vie marginal. Nées entre 1829 (Manoël de Grandfort) et 1847 (Augusta Holmès), elles ont en commun d’être indépendantes, de vivre comme elles le désirent et d’être prêtes à en assumer le coût. Manoël de Grandfort est journaliste et romancière76; Marie L’Héritier est pianiste77;

Henriette Hauser est actrice et modèle de Manet78; Mme Rattazzi est auteur prolifique79 et

74 Laure Rièse, op. cit., p. 102. 75 Robida, op. cit., p. 106. 76 Journaliste et romancière née en 1829 et décédée en 1904. Elle a écrit des articles sur Nina et a publié sa correspondance de jeunesse (La Grande Revue, op. cit.). 77 Marie L’Héritier est née à Paris le 26 septembre 1837, elle mérite un premier prix de solfège en 1851, puis un premier prix d’opéra-comique en 1856 (Jacques Goedorp, La Muse du Parnasse contemporain : Nina de Villard et son salon, 1966, cité dans Emile Goudeau, op. cit., p. 159, n. 1). Nina a connu Marie L’Héritier à Vichy. Dans sa correspondance, elle la qualifie de « très bonne pianiste » et écrit qu’elle « a admirablement chanté » (CSA, p. 55 et p. 63). Elle a sans doute aussi fréquenté le salon de la rue Chaptal. 78 Henriette Hauser, actrice, a joué à La Haye de 1862 à 1864. Anatole France a fait d’elle un « Croquis féminin » en 1869. Elle a probablement fréquenté le salon de la rue Chaptal. Elle est aujourd’hui surtout connue comme modèle de Manet ; elle a posé pour Nana et Le Skating (CGV, p. 443). 79 Fille de , née en 1833 et décédée en 1902. Mariée trois fois, elle épouse d’abord Frédéric de Solms en 1849. Après sa mort, elle se remarie en 1863 avec l’homme d’état italien Urbain Rattazzi, qui meurt en 1873. En 1877, elle épouse un homme d’état espagnol, Louis de Rute. La princesse est célèbre par ses liaisons avec Pierre-Jean de Béranger, Eugène Sue et François Ponsard. D’après Paul Théodore-Vibert, ceci ne l’empêche pas « de se livrer avec passion aux lettres et souvent avec un très réel talent ». Il ajoute qu’« on

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Augusta Holmès, compositeure et chef d’orchestre80. En outre, du côté sentimental, Augusta

Holmès est, pendant de longues années, compagne et mère de cinq enfants de Catulle

Mendès tout en demeurant avant tout une « femme de carrière81 ».

Notons que ces dames n’ont rien de bourgeois, qu’elles sont toutes « émancipées » et qu’elles jouissent toutes, d’après les commentateurs de l’époque, d’une grande beauté82. Il ne

voyait les volumes de la princesse Rattazzi aux vitrines de tous les libraires de Paris » (Paul Théodore-Vibert, Pierre Leleu, Paris, Librairie Schleicher frères, 1912, p. 231). 80 Augusta Holmès est née à Versailles le 16 décembre 1847. Élevée dans un milieu particulièrement favorisé sur le plan artistique, elle s’intéressa très jeune à la peinture, à la musique et à la poésie. Elle fut une autodidacte jusqu’en 1875, époque ou elle entreprit l’étude systématique de l’harmonie et de la composition auprès de César Franck. Grande admiratrice de Wagner, elle était liée d’amitié avec Camille Saint-Saëns. Elle se fit connaître très vite comme pianiste, compositeur et chanteuse dans les salons parisiens, remportant de brillants succès. Pendant la guerre de 1870, elle fut infirmière et c’est à l’issue des hostilités qu’elle se fit naturaliser Française. On lui doit des œuvres dramatiques, des poèmes symphoniques, des symphonies, de la musique de chambre et des pièces pour piano. Elle fut la compagne de Catulle Mendès à qui elle donna cinq enfants Mme Holmès est décédée le 28 janvier 1903 à Paris (DBF). Certains amis de Nina font la connaissance de Mme Holmès alors qu’elle est encore jeune fille mais rien n’indique qu’elle ait fréquenté le 17, rue Chaptal. En avril 1864, Henri Cazalis écrit à Mallarmé qu’il vient de passer la veille avec Armand Renaud à Versailles : « Nous avons été chez la charmante Miss Augusta Holmès, cette musicienne merveilleuse dont je t’ai parlé, et qui m’a enivré de Beethoven. L’étrange femme, un sphinx en vérité, une chose comme la vie qu’on ne peut expliquer : la musique la plus passionnée, elle la joue avec un visage impassible et dont les lignes ont le sourire marmoréen, le sourire mystérieux du sphinx » (lettre de Cazalis à Mallarmé, avril 1864, CSM, p. 115 n.). Rappelons qu’elle avait prêté sa tête à un tableau d’Henri Régnault en 1866 : « Vous savez qu’Henri Regnault a eu le grand prix de peinture, grâce à une musicienne de génie, paraît-il, Augusta, je ne sais plus l’autre nom, dont il s’est inspiré… » (lettre de Lefébure à Mallarmé, 5 septembre 1866). Mme Holmès poursuit une véritable carrière et réussit là où bien des hommes échouent. Pour commémorer le centenaire de la Révolution française, la ville de Paris lui commande une œuvre grandiose et elle produit une Ode Triomphale pour chœur et orchestre. Son œuvre est exécutée au palais des Champs Élysées par 900 musiciens et choristes les 11,12 et 14 septembre 1889 devant 22,000 spectateurs et la critique est très élogieuse à son égard. Camille Saint-Saëns loue « la sûreté de main, la puissance et la haute raison avec lesquelles l’auteur avait su discipliner ces formidables masses chorales, dompter cette mer orchestrale » (http://holmes-viardot.blogspot.com/2008/12/augusta-holms-qui-est-elle.html). Le programme de ces concerts est conservé à la Bibliothèque nationale de France (NAF 16260, fo 113).

81 Renoir a fait de trois de ses filles un tableau intitulé Les Filles de Catulle Mendès. D’après Giacomo Cavallucci, leur union illégale est respectée par leurs contemporains à l’égal des ménages légitimes (op. cit., p. 194). Ce n’est pourtant pas ce qui émane de ce commentaire de Mme Daudet : « Jeune fille, je vis passer un jour l’illustre musicienne dans le parc de Versailles […] elle pouvait évoluer parmi les statues sans faire tort à son élégante allure, à sa classique beauté. D’autres apparitions d’elle me reviennent du temps où je la voyais au théâtre couronnée de fleurs, superbe et hautaine et cachant sous ces beaux dehors les misères d’une vie déclassée » (op. cit., p. 196).

235 nous semble cependant pas approprié de les qualifier de « charmantes et faciles83 » comme le fait Zayed dans l’article qui suit :

Dans ce salon sophistiqué où la bohème et la fantaisie se donnaient libre cours, Verlaine a rencontré bien des femmes, charmantes et faciles, insouciantes et rêveuses, arrière-petites-filles des marquises de Watteau […] Jeanne Savary, Marie l'Héritier, Augusta Homes [sic], Manoël de Granfort [sic], Henriette Hauser, Judith Gantier[sic], et bien d'autres, sans parler de Nina elle-même, ardente et excentrique. Avec leurs crinolines, leurs dentelles et leurs falbalas, leur grâce et leur séduction, ces « adorables créatures » […] ne semblaient-elles pas sortir pour lui d'un dix-huitième siècle ressuscité un instant84?

Cette mise en scène de Verlaine et des habituées du salon de Nina, toute séduisante soit-elle, demeure une fiction puisque Verlaine était un habitué du 17, rue Chaptal tandis qu’Augusta Holmès et Manoël de Grandfort sont plutôt associées au 82, rue des Moines; il ne les aura probablement pas rencontrées chez Nina puisqu’il n’est pratiquement jamais à

Paris à cette époque85.

82 À propos de la princesse Rattazzi, Alexis commente : « La princesse : 48 ans dit-on, fort belle encore, gracieuse » (lettre citée à Zola). 83 Ces qualificatifs sont probablement attribuables à un commentaire d’Edmond Lepelletier : « Il venait chez Mme de Ricard des jeunes femmes ayant eu des aventures, et des jeunes filles demi-honnêtes; il se rencontrait, dans la maison, plus joyeuse, de Mme de Callias, des personnes aimables et suffisamment faciles » (op. cit., p. 214). 84 Zayed, « La tradition des fêtes galantes et le lyrisme verlainien », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1991, Volume 43, p. 281-299. 85 D’après toutes les sources dont nous disposons, Verlaine ne revient pas chez Nina après la Commune; sa correspondance prouve que de 1872 à 1880, il est pratiquement toujours à l’extérieur de Paris. Cette absence prolongée débute par une fugue avec Rimbaud en juillet 1872. Dès septembre, ils sont à Londres. En juillet 1873, Verlaine blesse Rimbaud lors d’une querelle et est ensuite condamné à deux ans de prison, peine qu’il purge en Belgique. Une fois libre, il est expulsé de ce pays, passe quelque temps avec sa mère à Fampoux et regagne l’Angleterre. Une lettre de Mathilde Mauté-Verlaine à Verlaine indique qu’il séjourne toujours loin de Paris en août 1878 : « Rien ne sera jamais révélé à votre fils qui sera élevé dans le respect de la famille et il est peu probable qu’il apprenne quoi que ce soit de ce qui vous concerne par des étrangers surtout si vous continuez à vivre loin de Paris » (le 16 août 1878, CGV, p. 619). En outre, lors d’une visite à Arras où Verlaine aurait pu venir chez Nina, il la prie d’excuser son absence : « Je n’ai vraiment pu assister à votre fête et ai dû partir hier matin même pour ici où j’ai retrouvé ma mère en bonne santé et bien heureuse. Je suis sûr que vous ne m’en

236

Ces dames, comme Nina, vivent à leur guise mais on peut difficilement les présenter comme un groupe de poupées en crinolines. Fille de Théophile Gautier, Judith est une femme

érudite qui publie, à vingt-deux ans, une collection d'anciens poèmes chinois, choisis et traduits avec l'assistance de son précepteur, ami de son père. Ce premier livre lui assure d'emblée un grand succès auprès des lettrés de l'époque. Si Judith Gautier vient chez Nina, rue Chaptal, elle le fait en tant qu’épouse de Catulle Mendès et on l’imagine mal jouant le rôle décrit par Zayed. De son côté, Manoël de Grandfort n’a jamais fréquenté le salon de la rue Chaptal et n’y a certainement pas rencontré Verlaine. D’autre part, Baude de Maurceley qui a connu Augusta Holmès et Manoël de Grandfort les qualifie de « femmes distinguées86». Il nous semble alors important de mettre un terme à un mythe qui est particulièrement tenace et de nous en tenir aux faits : Nina tient salon et les dames qui le fréquentent ne sont pas nécessairement en quête d’intrigues amoureuses. Les soirées de Nina ont peut-être inspiré les Fêtes galantes de Verlaine mais il a pu trouver inspiration ailleurs, notamment dans les textes des Goncourt87.

voudrez pas un instant et que Madame Gaillard m’aura également excusé » (lettre du 13 juillet 1876, CGV, p. 516). 86 BM, 8 avril 1929. 87 C’est ce que Martin Eidelberg propose dans « Watteau peintre de fêtes galantes » dans Watteau et la fête galante, Paris, Réunion des Musées nationaux, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, 2004, p. 24.

237

e) Portrait de groupe

Si nous nous fions à un rapport de la préfecture de police, chez Nina, ces dames sont entourées majoritairement « de jeunes gens de 18 à 25 ans88 », ce qui ne peut qu’attirer l’attention sur elles, qui sont passablement plus âgées.

Effectivement, Forain, Georges Lorin, Émile Goudeau, Germain Nouveau sont tous plus jeunes que Nina. Jean-Louis Forain est né en 1852, Émile Goudeau en 1849, Georges

Lorin en 1850, Nouveau en 1851 et Rollinat en 1846. Considérant que Nina est née en 1843 et que bon nombre des anciens des habitués de la rue Chaptal ont son âge, soit un peu plus de trente ans, on se rend compte que ces nouveaux sont considérablement plus jeunes et, par le fait même, moins avancés dans leur carrière que les anciens. À l’autre extrémité, nous avons

Auguste de Châtillon, ami de longue date de Victor Hugo né en 1813, et Toupier-Béziers né en 1825 et, en position médiane, Manet et Cézanne, qui sont nés respectivement en 1832 et

1839. Il faut alors conclure que le salon de Nina accueille des hommes et des femmes de tous les âges, de toutes les disciplines artistiques et que certains comme Forain, Nouveau et

Goudeau sont en début de carrière tandis que d’autres, comme Manet, ont un nom bien

établi. En conséquence, quand les espions de la préfecture rapportent que « les habitués sont des jeunes gens âgés de 18 à 25 ans », ils font abstraction d’une grande partie du groupe ou alors il y a effectivement un groupe important de jeunes hommes qui fréquentent ce salon tout en demeurant anonymes.

88 APP, document 3.

238

f) Accès au salon : ouverture et fermeture

Effectivement, rue des Moines, Nina continue à pratiquer une forme d’hospitalité très large, voire « déraisonnable89 » ; ses amis n’hésitent pas à y emmener leurs amis et Nina les accueille tous. D’autre part, même si elle est bien entourée, Nina ne cesse jamais d’inviter, au cours de ses sorties, des personnalités qui peuvent bien s’intégrer à son salon. Georges Lorin relate leur première rencontre :

J’assistais à un bal masqué d’artistes dramatiques à l’Opéra-Comique. Je me promenais, seul, en habit. Je fus lutiné par deux dominos, l’un d’eux, couvert de bijoux, parmi lesquels une couronne de comtesse […] M’étant dénoncé artiste, la comtesse me dit : « Si tu as du talent, tu dois venir chez moi »90.

Nous pouvons donc constater que, pour Nina, le talent, non pas la célébrité ni un titre, demeure ce qu’elle recherche avant tout dans ses hôtes. C’est ainsi que, de 1874 à 1882, elle continue d’ouvrir sa maison « aux poètes lyriques, gais ou tristes, aux musiciens, aux peintres, aux épris d’art et de fantaisie91 ».

Tout comme précédemment rue Chaptal, il arrive aussi que des curieux s’infiltrent pour le plus grand désagrément de tous; il faut alors leur donner envie de prendre congé.

Dans « Une soirée chez Nina de Villard », Villiers de l’Isle-Adam illustre comment on procède et la méthode s’apparente fortement à celle employée rue Chaptal : toute tentative de conversation polie est évincée par des propos insensés, toute question mérite une réponse absurde si bien que l’indésirable se résigne finalement à quitter les lieux, « voyant qu’il avait

89 George Moore, op. cit., p. 94. 90 Ernest Raynaud, op. cit., p. 144. 91 Émile Goudeau, op. cit., p. 159.

239 affaire à des gens insociables92 ». On est bien entre soi et, s’il est impoli de refuser l’entrée à un nouveau venu, rien n’empêche de faire en sorte qu’il ne souhaite plus revenir93.

3. Activités

a) Détente et causerie

Quand Nina reçoit, elle fait ce qu’elle peut pour que chacun oublie ses soucis. On vient chez elle passer quelques bonnes heures, « tantôt à écouter d’austères musiques, tantôt des poèmes, tantôt des billevesées94 ». Bien que Nina encourage une grande liberté de parole, il y a certaines restrictions :

Cette vieille dame [Mme Gaillard], huguenote austère, n’aurait jamais toléré sous son toit la moindre incorrection d’attitude ou de langage chez les invités de sa fille. Je n’ai jamais entendu à sa table le moindre propos graveleux. Contrairement à ce qui a été écrit par certains auteurs, les conversations, chez Nina de Villard, demeuraient toujours de fort bon aloi […] Si quelqu’un s’était oublié jusqu’au point de narrer une anecdote trop légère, la vénérable Mme Gaillard se serait levée de table95.

Rue des Moines, comme auparavant, rue Chaptal, hommes et femmes fument des cigarettes et parfois, des cigares96. En outre, l’alcool accompagne les discussions; on sert régulièrement du champagne mais les invités qui préfèrent une bière ou un punch peuvent en

92 Villiers de l’Isle-Adam, Chez les passants : fantaisies, pamphlets et souvenirs, Paris, Comptoir d'édition, estampes, livres, musique, 1890, p. 14. 93 Dans l’éventualité où un visiteur serait importun, A. de la Fère recommande à la maîtresse de maison de « ne pas montrer de contrariété, mais [de] trouver un prétexte convenable pour s’en débarrasser » (A. de La Fère, Savoir-vivre Savoir parler. Savoir écrire à l’usage des gens du monde. Paris, Nouvelle Librairie scientifique et littéraire, 1884, p. 85). 94 Émile Goudeau, op. cit., p. 165. 95 BM, 2 avril 1929. 96 Dans BM, « Tous les hommes grillent des cigarettes » et Manoël de Grandfort s’allume un cigare (2 et 3 avril 1929).

240 demander aux femmes de service97. Les mémorialistes de ce salon, Émile Goudeau et Baude de Maurceley, ne sous-entendent nullement que les invités abusent de l’alcool. Par contre, c’est ce que suggèrent d’autres sources, notamment Edmond de Goncourt qui écrit que, chez

Nina, « de l’heure du dîner jusque bien avant dans la nuit, un cénacle de jeunes et révoltées intelligences se livraient, fouettées par l’alcool, à toutes les débauches de la pensée98 ». Il tenait cette information des confidences de Maurice Rollinat. Pour sa part, Lepelletier écrit que le champagne à 3 francs coulait à flots rue des Moines, tout en affirmant n’avoir jamais fréquenté ce salon99. Comme l’atmosphère est souvent à la fête, on peut supposer que l’alcool coule librement et qu’il arrive qu’un ou l’autre en consomme plus qu’il ne devrait.

Par contre, un témoignage de George Moore, qui n’a rien de particulièrement flatteur à l’endroit de Nina et de ses soirées, indique que cela n’est pas la norme. En effet, il raconte qu’une certaine Sarah, femme ayant la mauvaise habitude de s’enivrer, ne pouvait être menée chez Nina, que son intempérance « rendait sa présence tout à fait impossible dans une société convenable100 », soulignant par le fait même qu’il y a des limites et des règles à observer pour être reçu chez Nina.

Dans le domaine des galanteries, la seule certitude qui transpire de tous les textes dont nous disposons, est le charme et le pouvoir de séduction de Catulle Mendès. Paul Alexis

97 BM, 3 avril 1929; Émile Goudeau, op. cit., p. 156. 98 JG, 18 mars 1886. 99 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 174. Il faut remarquer que la consommation d’alcool est particulièrement importante dans La Maison de la vieille où Mme Planchin, qui représente Mme Gaillard, achète l’alcool à l’hectolitre pour réaliser des économies (MV, p. 438). 100 George Moore, op. cit., p. 101.

241 en a laissé un témoignage intéressant : « À 3h dans le jardin, à l’aube bleuissante, Catulle assis sur un tabouret bas, entre les jupes de 7 ou 8 femmes, les séduisait toutes101 ». Un autre invité lui fait écho : « Les femmes restaient assises, en cercle, immobiles, comme en proie à un enchantement; la nuit inspirait le poète [Mendès] et il improvisait bagatelles sur bagatelles102 ». D’autre part, Alexis rapporte qu’une heure plus tard, « un Monsieur inconnu de tous, très gris, […] était expulsé quasi par la force », accusé de « flirtage trop expressif103 ». On peut alors affirmer que tout n’est pas permis chez Nina et que si on apprécie que chacun se divertisse, il y a certainement des limites à ne pas franchir.

Contrairement à la maîtresse de maison typique, Nina laisse beaucoup de liberté à ses invités. En outre, elle ne craint pas les moments de silence, c’est du moins ce qui ressort du texte de Villiers de l’Isle-Adam, « Une soirée chez Nina de Villard », qui présente le 82, rue des Moines comme un espace qui valorise l’individualité. Silence, rêverie, méditation, petites conversations à deux y font figure d’activités légitimes, voire, encouragées par la maîtresse de maison. Effectivement, Villiers met l’accent sur les activités individuelles : Nina se balance sous un magnolia, Augusta Holmès se berce dans un hamac, Manoël de Grandfort médite tandis que Catulle Mendès et Stéphane Mallarmé devisent104. Chacun peut s’isoler librement et cela n’a rien d’habituel surtout quand nous savons comment certaines maîtresses de maison s’y prennent pour réunir leur société, aménageant leur salon dans ce but et

101 Paul Alexis à Zola, lettre citée. 102 George Moore, op. cit., p. 106. 103 Paul Alexis à Zola, lettre citée. 104 Villiers de L’Isle-Adam, op. cit., p. 17-19.

242 rappelant à l’ordre les invités qui se laissent aller à des apartés105. Nina est, au contraire, une maîtresse de maison qui accorde beaucoup de liberté à ses hôtes.

b) Pratiques mondaines

Comme dans de nombreux salons, rue des Moines, on entend régulièrement le son du piano. Entre Augusta Holmès, Marie L’Héritier et Nina, on interprète aussi bien les dernières

œuvres du répertoire classique que celles des dernières opérettes. À l’occasion, Charles de

Sivry joue d’anciens airs de folklore106. Tout comme les poètes, il arrive que Mme Holmès offre une de ses compositions récentes à ses amis; toutefois, il faut noter qu’elle sait aussi prêter son talent au service du bien-être commun. Ainsi, il lui arrive de se mettre au piano et de jouer de la musique d’Offenbach ou d’Hervé : la maison prend alors un air de fête et ceux qui le désirent sont alors libres de danser107.

Les maîtresses de maison prennent toujours grand soin de procurer des divertissements variés à leurs invités et Nina suit le courant. Un dessin au verso d’une lettre de Germain Nouveau montre clairement Charles Cros, Nina, Mme Gaillard et Germain

Nouveau attablés autour d’une table de jeu108. Il ne s’agit pas d’un produit de son imagination puisque le document 4 du dossier Callias rapporte, quoique sans donner de détails, qu’on a bien joué chez Nina, le 2 décembre 1877. Lors de cette soirée, le document

105 Cf. « La maîtresse de maison, directrice de conversation », p. 67-72. 106 BM, 3 avril 1929. 107 BM, 5 avril 1929. 108 Lettre de Germain Nouveau à Verlaine datée du 27 janvier 1875. Le dessin est intitulé « Une table de jeu : Chez Nina » (BLJD, 7113-6).

243 signale une autre attraction : « le magnétiseur du Boléra-Stav, qui magnétise la maîtresse de la maison109 ». Tout indique qu’on ne s’ennuie pas, rue des Moines, et qu’entre la causerie, les danses impromptues, le jeu et le magnétisme, les soirées sont bien remplies et s’apparentent fortement à celles que Nina tenait, rue Chaptal.

c) Les plaisirs de la table

Nina offre toujours à boire et à manger à ses invités mais, considérant le nombre de repas pris chez elle, nous en savons bien peu sur ses menus. Par contre, nous savons que

Nina garde chez elle « une provision inépuisable d’œufs et de beurre, qui permet [tait] aux retardataires du dîner, dont beaucoup n’[ont] pas déjeuné le matin, et quelques-uns, pas dîné la veille, de se faire deux œufs sur le plat110 ». Ses amis démunis trouvent chez elle leur planche de salut et lui en sont reconnaissants : « Dès que l’on était accueilli, on était sûr de vivre. On trouvait toujours quelque chose à la cuisine111 ». Pour ceux qui attendent le service régulier à table, Baude de Maurceley laisse entendre que les menus sont peu soignés et que les vins sont généralement négligés ce qui contraste fortement avec les menus de Mme des

Loynes ou de Mme Charpentier112. Si les mets ne sont pas des plus mémorables, ils permettent à plusieurs d’attendre des jours meilleurs113. Dans le cas de Germain Nouveau, il

109 APP, document 4. 110 C’est un familier de la maison, Georges Lefèvre, qui l’a raconté à Edmond de Goncourt (JG, 7 novembre 1895). 111 Ernest Raynaud, « Charles Cros ou la leçon d’une époque », Mercure de France, 1er janvier 1919. 112 BM, 6 avril 1929. 113 Henri de Régnier reconnaît l’apport de Nina à la survie de bon nombre de ses amis : « Beaucoup des jeunes artistes qui entouraient Nina n’étaient pas riches et quelques-uns ne savaient pas toujours où aller dîner. Or,

244 semble qu’il prenne même ses repas du midi rue des Moines. Dans une lettre à Verlaine, il annonce, à la mi-avril 1876, qu’on y déjeune maintenant dans le jardin114; on ne sait malheureusement pas combien d’autres invités jouissent de cette hospitalité extraordinaire.

Il est évident que Nina adapte les règles de l’hospitalité aux besoins de ses amis et en fonction de ses goûts : pour elle, il est certainement plus important de nourrir ses amis qui connaissent la faim que d’offrir des repas gastronomiques à quelques heureux élus. Chez elle, la devise « liberté, fraternité et égalité » est mise en pratique et les règles de savoir-vivre sont adaptées en conséquence. En effet, à l’occasion d’un dîner prié pour célébrer le succès de Boule de Suif et son auteur, Baude de Maurceley affirme que le menu est plus soigné et les vins moins négligés que d’habitude, mais que « chaque convive se plaça selon son gré.

Franc Lamy, seul, avait sa place marquée à la droite de la maîtresse de maison115 ». Cet écart aux règles met « un imperceptible sourire sur les lèvres de Tourgueneff, vaguement étonné de voir un jeune homme de vingt-quatre ans occuper la place d’honneur quand des lettrés comme Villiers de L’Isle-Adam, Mendès et lui se trouvaient là116 ».

En effet, dans tous les salons mondains, les places à table sont assignées selon des règles strictes divulguées dans les manuels de savoir-vivre : « Les places d’honneur sont aux

quelque bon morceau les attendait toujours au petit hôtel de la rue des Moines, à Batignolles. Plus d’une fois, un Villiers de l’Isle-Adam eut recours à ce moyen de ne pas connaître les tourments de la faim » (« La Vie littéraire » dans Le Figaro, 26 septembre 1922). Né en 1864, Henri de Régnier est probablement trop jeune pour avoir fréquenté le salon de Nina. Cependant, gendre du poète parnassien José-Maria de Heredia, il aura sans doute entendu beaucoup d’histoires à ce sujet. 114 Lettre de Nouveau à Verlaine [17 avril 1876], CGV, p. 504. 115 BM, 6 avril 1929. 116 BM, 6 avril 1929.

245 maîtres de la maison, qui font placer à leurs côtés, soit les personnes les plus âgées, soit les personnes les plus considérables, ou celles pour qui le dîner est principalement offert117 ». Il est certain que Franc-Lamy n’a pas droit à cette place ni en raison de son âge ni en raison de sa position sociale ou aristocratique. Pour Nina, cela n’a aucune importance, elle l’aime et le veut à son côté.

En outre, bien que les directives des guides de savoir-vivre paraissent très claires, leur mise en pratique pose de sérieux problèmes « car des brouilles très graves et irrémédiables suivaient les places à table jugées insuffisantes118 ». Pour une maîtresse de maison soucieuse des convenances, « c’était d’une complication sans nom. Quand on invitait plusieurs ducs et duchesses ensemble, il fallait parcourir attentivement l’almanach de Gotha afin de considérer la date de l’enregistrement du titre ducal ». Une des plus grandes difficultés était la question de la noblesse d’Empire par rapport à la noblesse d’Ancien Régime. « Il y avait des personnalités marquantes dans les deux aristocraties que l’on ne pouvait pas convier ensemble ou bien il fallait faire deux tables119 ». La question se complique davantage lorsqu’on reçoit des célébrités non titrées et des ecclésiastiques120.

Chez Nina, tout cela importe peu. À sa table, trois places sont réservées : la sienne, celle de sa mère en face d’elle et, à son côté, celle de l’élu de son cœur. Tous les autres

117 A. de La Fère, op. cit., p.98. 118 Gabriel-Louis Pringué, Trente ans de dîners en ville, Paris, Édition Revue Adam, 1948, p. 45. 119 Id. 120 Dans l’aristocratie, la naissance a toujours préséance sur l’homme de lettres, même s’il s’agit d’une célébrité. Anne Martin-Fugier signale qu’un jeune duc de dix-sept ans aurait sans conteste la place d’honneur, à droite de la maîtresse de maison même si Hugo était présent (Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République, op. cit., p. 99-100).

246 invités, une vingtaine normalement, peuvent s’asseoir où et avec qui ils le souhaitent. Nina n’aurait sans doute pas trop de problèmes résultant des titres de noblesse mais, en agissant de la sorte, elle évite d’attribuer une cote à ses amis dont plusieurs jouissent d’un certain prestige : en effet, face à plusieurs hommes de talent, comment décider qui a droit à la place d’honneur?

En dépit du manque de décorum, Maupassant et Tourgueniev reviennent :

Maupassant se serait senti « tout de suite à l’aise au milieu de ce cénacle qui lui rappelait la

République des Lettres121 ». Nul doute que certaines maîtresses de maison reçoivent beaucoup mieux que Nina mais, tout mémorables que soient leurs dîners, les hommes de lettres ne manifestent pas toujours l’envie d’y revenir.

S’adressant à Emile Zola, Paul Alexis narre une foule de détails sur une soirée chez

Nina mais ne donne aucune précision sur le repas si ce n’est pour dire que « la pluie ayant rendu le jardin impossible on s’est entassé une 50e dans une petite salle à manger où il y avait place pour 10 à souper122 ». Cependant, sa mémoire s’aiguise lorsqu’il relate, dans cette même lettre, le dîner servi la semaine suivante chez la princesse Rattazzi :

121 Id. 122 Alexis à Zola, lettre citée.

247

Un bizarre dîner s’il en fut : un grand luxe de vaisselle plate, (avec des N sous une couronne), de service de table, de fleurs ; mais dîner très ordinaire et pitoyablement servi : pas même un service de table d’hôte, tout au plus celui d’un buffet de gare de chemin de fer où le train part dans 20 minutes. Les hommes en habit noir […] Le coup d’œil de la serre tapissée de glaces et éclairée au gaz était d’ailleurs féerique […] Beaucoup d’étrangers, 3 ou 4 gommeux bruyants […] En somme beaucoup moins drôle que chez Nina123.

Nina se moque sans doute du protocole mais sait très bien mettre ses invités à l’aise et leur donner l’envie de revenir. Ses menus sont rapidement oubliés et cela n’est peut-être pas une insulte puisqu’on se rappelle avant tout des convives et de la conversation.

4. Espace de création littéraire

a) Poésie

Le salon de Nina n’est généralement pas associé au travail. L’image dominante en est une de fête : « Chez Leconte de Lisle, on rend un culte à Apollon, on tresse des couronnes aux sévères muses. Chez Nina on fait libation en l’honneur de Bacchus…on offre des banquets à Vénus124 ». Toutefois, au fil des correspondances, l’apport de cette formation sociabilitaire aux poètes qui en font partie est perceptible. Pour Germain Nouveau, il est clair que l’atmosphère de la maison est une source d’inspiration : il écrit à Paul Verlaine et lui confie que la « Maison Gaillard » est la seule qu’il fréquente et où il travaille125. Là, on

123 Id. 124 Somoff et Marfée, op. cit., p. 78. 125 Les termes précis sont les suivants : « La seule maison où j’alle et où travaille néanmoins, c’est Maison Gaillard » (lettre du 20 octobre 1875, CGV, p. 441).

248 discute souvent de poésie et Nouveau est heureux d’annoncer à Verlaine que ses vers, qu’il juge « superbes », sont également fort appréciés chez Nina126 .

Rue des Moines, la poésie occupe toujours une place importante et chacun est invité à présenter ses derniers essais. Il faut cependant noter que la situation est quelque peu différente pour un nouveau venu : rue Chaptal, les poètes avaient à peu près tous le même

âge et étaient tous en début de carrière tandis que rue des Moines, les jeunes doivent faire face à des collègues ayant une certaine notoriété. L’exercice est sans doute difficile mais les apprentis peuvent profiter de l’expérience de leurs aînés, de leurs conseils, bénéficier de leurs réseaux de connaissances et s’épanouir à leur contact. Émile Goudeau décrit sa propre expérience: « Je me rappelle quel accueil me fut fait en cette maison, et comme ma timidité s’évanouit peu à peu. On disait des vers […] Là, je récitais Les Grecs, Les Romaines, et bien d’autres poèmes ». D’après Manoël de Grandfort, la maîtresse de maison « savour[e] et analys[e] aussitôt les beautés et les côtés faibles127 » des nouvelles poésies récitées et Émile

Goudeau remarque que ses « applaudissements de même que [s]es critiques […] port[ent] juste128 ». Pour Goudeau, la situation est particulièrement difficile en raison de son « terrible accent gascon » mais, grâce à ces exercices, écrit-il, « je m’appris, en compagnie des musiciens poètes et des diseurs de vers nouveaux, à adoucir les sons barbares, à discipliner les syllabes fauves. C’est dans cet artistique salon de Nina que je fis ainsi véritablement mes

126 Lettre de Germain Nouveau à Verlaine, Paris, 27 octobre 1875 (CGV, p. 448). 127 Manoël de Grandfort, art. cit. 128 Émile Goudeau, op. cit., p. 160.

249 premières armes129 ». Nous pouvons alors en conclure que les efforts peuvent être richement récompensés.

Dans le cas de Maurice Rollinat, réciter « Le remords » a immédiatement des effets positifs sur sa carrière: Manet le remarque et lui propose d’illustrer dix de ses poésies les plus réalistes. L’année précédente, il avait illustré Le Fleuve de Cros par huit eaux-fortes130. Le projet n’aboutit pas mais, selon Rollinat, il attire quelque temps l’attention sur le jeune poète.

Tous les poètes parnassiens savent déjà ce qui se passe, bien que je ne leur en aie pas soufflé mot. Il faut voir comme ils sont obséquieux maintenant. J’ai reçu de Catulle Mendès une invitation en forme à ses soirées du mercredi : les Valade, les Mérat, les Dierx, tout ce monde autrefois si froid à mon égard devient aujourd’hui d’une politesse si suave qu’elle a toutes les apparences de la sincérité131!

Bien que l’atmosphère soit généralement décontractée, les poètes ne font pas que s’amuser chez Nina. Être vu et entendu chez elle peut ouvrir des portes et mener à d’intéressantes collaborations.

Il ne faut cependant pas croire que seuls les jeunes lisent leurs derniers vers : les anciens profitent aussi du salon et de son public pour offrir leurs vers en première. Chez

Nina, Richepin récite, pour la première fois, Le vieux lapin132. Pour le poète, ce n’est pas un divertissement : la réaction peut indiquer que l’œuvre doit être retravaillée ou qu’elle est prête pour un public élargi. À l’occasion, c’est Villiers de l’Isle-Adam qui « débit[e], avec un

129 Id. 130 Tabarant, op. cit., p. 229. 131 Lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette, octobre 1875, citée dans Miannay, op. cit., p. 140. 132 Raynaud, appendice à La Bohème sous le second Empire, op. cit., p. 144.

250 air satanique et un rire silencieux » de petits drames de sa composition133. Tout comme rue

Chaptal, la poésie de Dierx continue à être fort appréciée et Nina n’hésite pas à prier le poète de leur réciter ses vers pour le plaisir de sa compagnie. Dans ce cas, il ne s’agit plus de critiquer ni de travailler mais bien de se laisser séduire par la beauté de la poésie.

b) Projet collectif : Dixains réalistes

L’année 1875 est particulièrement remplie chez Nina. Les poètes préparent alors leurs contributions au troisième Parnasse contemporain, ouvrage annoncé dans Paris à l’eau-forte du 17 janvier 1875.

Le camp des poètes est en fermentation. Il est question de ressusciter le Recueil célèbre qui paraissait il y a quelques années sous le titre de Parnasse contemporain. On sait – ou plutôt on ignore ce qu’est cette réunion d’esprits jeunes, hardis, chercheurs, qui diffèrent d’école & de procédés, et qui n’ont guère de commun qu’un sens droit et irréprochable. Quelques-uns ont jugé utile, avant de convier le public à de nouveaux festins, de lui dire l’origine, les tendances, les projets de leur groupe littéraire. Quelques autres se refusent à toute préface, à toute présentation : c’est sur ce point que s’est ouverte, il y a quelques jours, la discussion la plus orageuse. Elle n’est pas fermée encore. Mais, avec ou sans préface, il est à peu près certain que le Parnasse contemporain va renaître de ses cendres, et nous avons voulu être les 134 premiers à l’annoncer au monde .

Chez Nina, ceci est une excellente nouvelle puisque la plupart des poètes et la maîtresse de maison ont contribué au deuxième Parnasse contemporain, publié d’octobre

133 Émile Goudeau, op. cit., p. 165. 134 Charles de Sivry, « Le Parnasse contemporain », Paris à l’eau-forte, 17 janvier 1875.

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1869 à juillet 1871135. Cependant, un après l’autre, les amis de Nina sont terriblement déçus par ce troisième Parnasse contemporain puisque leurs vers sont refusés. Il semble que le comité de sélection composé de Coppée, France et de Banville, fasse intervenir des critères autres que littéraires : les vers de Paul Verlaine sont refusés, ainsi que ceux de Nina et de la plupart de ses amis. En outre, la position d’Anatole France au sein du comité de sélection lui permet de régler de vieux comptes : il menace de retirer son envoi si celui de Charles Cros, son ancien rival auprès de Nina, est accepté136.

Devant l’amoncellement de vers refusés, Nina et Charles Cros décident de publier un autre recueil mettant en vedette leurs amis : cette fois, on demande des contributions de dizains parodiant ceux de François Coppée137. Ce projet met sans doute du baume sur les plaies récentes. Le 27 janvier 1876, Nouveau annonce à Verlaine : « Paraîtrons bientôt

Charles, Nina, quelques autres et moi, Dizains annoncés. Titre : Le contemporain138 ». Nouveau est peut-être un peu trop optimiste puisque trois mois plus tard, il écrit que les dizains paraîtront dans les premiers jours de mai139. En fait, le recueil des

Dixains Réalistes n’est publié à la Librairie de l’Eau-forte que le 9 juillet 1876. Une semaine plus tard, Jean Prouvaire (Catulle Mendès) en fait un compte rendu où il qualifie ces dizains de « petits flacons ingénieusement ciselés, qui contiennent chacun une liqueur ». En outre, il

135 Le recueil regroupe les vers de 56 collaborateurs dont ceux des habitués de la rue Chaptal et deux envois de Nina. Cf. « Les hauts et les bas de l’écriture », p. 153-154. 136 Yann Mortelette, op. cit., p. 343. 137 Il s’agit des dizains des « Promenades et intérieurs » du deuxième Parnasse contemporain. 138 Lettre de Nouveau à Verlaine, 27 janvier 1876, (CGV, p.477). 139 Lettre de Nouveau à Verlaine [17 avril 1876], CGV, p. 504.

252 juge que du point de vue de la parodie aimable, c’est Mme de Villard qui réussit le mieux et croit même que François Coppée « en sourira le premier140 ».

Avec quinze dizains, Charles Cros est le plus grand contributeur, suivi de Maurice

Rollinat (10), Germain Nouveau (9) et de Nina de Villard (9). D’autres amis participent à ce projet mais de façon plus modeste : Auguste de Châtillon, Jean Richepin, Charles Frémine contribuent chacun un seul dizain tandis que Hector L’Estraz (Gustave Rivet) et Antoine

Cros en créent chacun deux pour cette circonstance. On reconnaît assez bien dans ce projet l’esprit de Nina qui, plutôt que de voir ses amis démoralisés et aigris par leur exclusion du troisième Parnasse contemporain, trouve moyen de les rassembler et de stimuler leur créativité. Elle réagit comme elle l’avait fait en exil : elle tire le meilleur d’une situation qui pourrait être difficile. Cependant, on ne peut mettre en doute l’importance des blessures subies de part et d’autre par la publication du troisième Parnasse et des Dixains réalistes, et

Mortelette attribue la rupture définitive entre le salon de Nina et le Parnasse à ces publications.

c) Théâtre

D’après les documents à notre disposition, il est clair que le théâtre est au centre des activités du salon entre novembre 1874 et la fin de 1875. Pendant cette période, le salon de

Nina met en scène La Rencontre de Léon Dierx, La machine à changer le caractère des femmes de Charles Cros, et Le Moine bleu, pièce résultant d’une collaboration entre Jean

Richepin, Germain Nouveau, Charles Cros et la maîtresse de maison.

140 Jean Prouvaire, « La Semaine parisienne (Dimanche 9 juillet) », art. cit.

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Tragédie ou comédie, ce travail de création est pris au sérieux et fait besogner les poètes. Dans une lettre adressée à Verlaine, Germain Nouveau explique qu’il est « en train de faire un acte (drame bouffe en vers demandé) » et s’excuse de ne pouvoir écrire plus longuement parce qu’il est « un peu pressé par cette chose dramatique qui se jouera au manoir de la rue des Moines141 ». Il semble alors juste de dire que ces projets, quels qu’ils soient, promeuvent des habitudes de travail; encouragés par le groupe, par une date de représentation, les poètes doivent écrire. On sait très bien que Nina s’occupe de rassembler un public passablement élargi pour les représentations : pour un débutant en quête d’un auditoire, ceci ne peut être que stimulant.

Il faut noter qu’il ne s’agit pas de projets individuels : entre la conception, les répétitions, la confection des costumes et des décors, ces productions occupent vraisemblablement de nombreuses heures des soirées régulières. Le compte rendu de la représentation de La Machine à changer le caractère des femmes permet d’entrevoir comment chacun peut prêter son talent et contribuer à l’événement142. Nina ne dispose pas d’une salle de théâtre et il faut en créer une à même l’atelier : on installe alors des rideaux pour séparer la scène du public. Pour la représentation, une fois les rideaux tirés à droite et à gauche, un décor fort simple est exposé : une place publique, une maison et une baraque de saltimbanque143. Il s’agit sans doute du fruit du labeur des habitués. Chez Nina, toute la

141 Lettre du 20 octobre 1875 (CGV, p. 440). Dans cette lettre, Nouveau inclut une scène qui comprend 37 vers mais elle n’est pas retenue pour la version finale. 142 Ce compte rendu a été publié le 18 juillet 1875 dans Paris à l’eau-forte (p. 81-84) et Richard Lesclide en serait l’auteur. 143 Id.

254 maisonnée collabore, y compris la bonne. En effet, outre les personnages principaux joués par Nina, Charles Cros et Villiers de l’Isle-Adam, la pièce fait appel à une « multitude » pour laquelle la bonne et ses amies viennent se joindre au groupe.

La préparation de cette pièce procure sans doute de nombreuses heures de divertissement à tous ceux qui y participent. En effet, la pièce est très légère : poursuivie des assiduités du comte de Perlegrise (Charles Cros), une bourgeoise, jouée par Nina, « défend sa vertu comme un beau diable » et, une fois au domicile conjugal, fait enrager son mari,

Villiers de l’Isle-Adam. Tous sont costumés : Cros est « perché sur des talons rouges » et

Villiers apparaît en « blondin de Molière, à perruque, à plumes et à jabot144 ». Rue des

Moines, on ne se prend pas toujours au sérieux et la transformation de la bourgeoise en est un bon exemple. Les époux se disputent quand survient le charlatan qui présente sa merveilleuse machine qui n’est que la baraque de saltimbanque. Pour métamorphoser sa jeune épouse, le vieux mari la pousse dans la baraque où elle rencontre le jeune comte. Pendant l’épisode,

« un manomètre (!) suspendu à la porte de la baraque s’agite à toute volée » et, quand la jeune femme reparaît, elle a très bonne mine145. Si l’intrigue n’est pas nouvelle, il nous faut reconnaître l’esprit inventif de Charles Cros dans la machine ingénieuse et son manomètre.

Chez Nina, on ne s’ennuie pas. Aussitôt la pièce de Charles Cros jouée, on tourne son attention vers un nouveau projet : Le Moine bleu146. Cette fois, Nina, Charles Cros, Richepin

144 Id. 145 Id. 146 Louis Forestier propose que le titre fait allusion à une toile d’Auguste de Châtillon intitulée Le Moine rouge. L’original était chez Nerval, rue du Doyenné, et Hugo en avait une copie. Elle représentait un moine

255 et Nouveau collaborent pour produire une œuvre particulièrement comique147. La pièce est contemporaine des Dixains réalistes et la parodie est au menu. « Ce drame pseudo- romantique », écrit Albert de Bersaucourt, « est une farce énorme remplie de réminiscences irrespectueuses des pièces à la Victor Hugo poussées à la caricature monstre, déformées en des charges gigantesques. Le Moine bleu évoque une blague de rapin accompagnée de grosses tapes dans le dos et sur le ventre, triviale et comique, follement absurde, stupéfiante et frénétiquement gaie148 ». Si Hugo absorbe une grande partie des affronts, les jeunes premiers empruntent leurs noms au Tristan et Isolde de Wagner, que l’on admire fortement chez Nina. Chez Nina, on veut avant tout se faire plaisir et on peut imaginer les rires que la création de ces vers ont pu susciter. S’il demeure que la pièce est surtout réservée à un groupe d’initiés, même aujourd’hui, on retrouve facilement Lafontaine dans les « hôtes de ces bois149 ». Pour ce qui est de la distribution, le 20 octobre Germain Nouveau écrit à

Verlaine que la pièce sera jouée par Richepin, Nina, et « une ex-du roi de Hanovre150 », qui est certainement Henriette Hauser, habituée du salon.

Rue des Moines, Nina poursuit la tradition théâtrale de ses jeunes années; cependant, les pièces à la mode ont disparu du répertoire et sont remplacées par des œuvres des familiers

lisant la Bible appuyé sur la hanche d’une femme nue (Charles Cros, Œuvres Complètes, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1964, p. 614). 147 La pièce est publiée pour la première fois dans les Feuillets parisiens de Nina de Villard en 1885. 148 Albert de Bersaucourt, Au temps des Parnassiens. Nina de Villard et ses amis, Paris, La Renaissance du Livre, [1921], p. 145. 149 Pour une liste des œuvres parodiées, voir l’étude de Louis Forestier dans Charles Cros, Œuvres Complètes, op. cit., p. 614. 150 Lettre du 20 octobre 1875. Michaël Pakenham note que Nouveau s’est peut-être trompé de maison royale puisqu’elle a été longtemps la maîtresse du prince d’Orange (CGV, p. 443).

256 de la maison. Celles qui nous sont parvenues peuvent être partagées en deux catégories : certaines, comme La Rencontre, sont des œuvres dramatiques sérieuses écrites par un seul auteur et produites en première chez Nina tandis que La machine à changer le caractère des femmes et Le Moine bleu semblent être des œuvres ayant pour but premier de divertir ceux qui y prennent part, s’insérant alors particulièrement bien dans les activités régulières du salon.

Pour la maîtresse de maison, une œuvre n’est jamais complète sans un public. Ainsi, drames ou comédies, après avoir occupé de nombreuses soirées entre soi, ces pièces sont mises à l’honneur lors de soirées spéciales où le salon s’ouvre à un groupe d’invités choisis.

d) Les grandes soirées

En effet, outre ses soirées régulières, Nina aime bien offrir de grandes soirées pour célébrer différentes occasions, notamment son anniversaire. S’il est parfois difficile de trouver des témoignages sur les soirées entre soi, les grandes fêtes sont mieux servies par le temps : invitations imprimées, chroniques mondaines, correspondances et rapports de police se complètent et offrent de précieux détails sur ces soirées mémorables. Lors de ces soirées spéciales, le salon s’ouvre au monde extérieur et des invités moins assidus viennent se greffer au noyau d’habitués. Ces soirées de fête offrent le cadre parfait et un aboutissement normal aux pièces de théâtre préparées et répétées lors de soirées entre soi.

Quand Nina présente une pièce de théâtre chez elle, elle fait suffisamment de publicité pour s’assurer de faire salle comble. Pour ces occasions, elle envoie des invitations aux anciens amis qui ne viennent plus aussi régulièrement. Le ton de l’invitation varie

257 grandement d’un ami à l’autre. Au vieil ami Villiers qui s’absente temporairement, Nina écrit ces quelques lignes :

Mon cher Villiers, […] Comment va le drame, vous devriez bien vous accorder un entracte pour venir le 20 nous voir jouer la pièce de Charles. Ça sera une fête chez Nina qui sera aussi belle que la fête chez Thérèse. Tout le groupe vous envoie poignées de mains et compliments. Votre amie, Nina151

Nina prend un ton beaucoup plus formel pour s’adresser au vieux poète Auguste de

Châtillon : « Madame Gaillard et Madame Nina de Villard prient M. Auguste de Châtillon de venir passer la soirée chez elles le dimanche 22 novembre. On jouera La Rencontre, scène dramatique en vers de M. Léon Dierx152 ». Envoyer des invitations personnelles encourage, semble-t-il, les invités à se déplacer. C’est d’ailleurs une pratique usuelle : « J’ai reçu une lettre si aimable de Mme Adam », écrit Edmond de Goncourt, « que je suis forcé d’aller chez elle, ce soir, assister à une représentation théâtrale153 ».

La maîtresse de maison ne néglige pas d’inviter ses amis journalistes : elle peut ainsi voir sa soirée se prolonger dans les périodiques. D’après le témoignage de Richard Lesclide, de Paris à l’eau-forte, pour la représentation de La Rencontre, les efforts de Nina sont récompensés. Présentée en novembre, la pièce ne peut être jouée au jardin et le journaliste signale qu’ils sont une centaine dans l’atelier dont, « le ban et l’arrière-ban des Parnassiens,

151 Lettre non datée mais qui est antérieure au 20 juin 1875, jour de la représentation de la pièce de Charles Cros (MV, p. 77, n. 3). 152 BNF, naf, 20457. 153 JG, entrée du 2 juin 1895.

258 la fleur des peintres de la nouvelle école [et] la crème des sculpteurs154 ». Grâce au sens de la publicité de Nina, nous pouvons lire aujourd’hui que « le succès a été complet, non- seulement pour l'auteur, mais pour M. Fraisier [sic], qui a interprété admirablement le rôle de l'amant155 ». En outre, une invitation conservée à la Bibliothèque nationale indique que Nina joue le personnage de Tullia aux côtés de M. Fraizier, « de la Porte Saint-Martin156 ». Notons que suite à cette première représentation chez Nina, La Rencontre est publiée chez Lemerre et reprise en salle Taitbout, en février 1875.

En juin 1875, c’est La Machine à changer le caractère des femmes, qui est au programme; on la joue même une seconde fois en juillet, pour l’anniversaire de la maîtresse de maison. Encore une fois, nous devons à la présence d’un journaliste d’assister, ne serait- ce que sur papier, à cette œuvre dont il ne subsiste aujourd’hui que le compte rendu157.

154 Richard Lesclide, « Théâtres », Paris à l’eau-forte, 22 novembre 1874. 155 En outre, nous pouvons en lire le compte rendu suivant : « La Rencontre, de Léon Dierx, est une causerie passionnée entre deux amants qui se sont quittés quelques mois auparavant, pour cause d'infidélité. Mais ils n'ont point cessé de s'aimer ; leur amour se réveille tout entier dans cette entrevue. Au moment de tomber dans les bras l'un de l'autre, le passé se réveille, implacable, se dresse entre eux, et les sépare. Cela est peut-être un peu raffiné; ces amoureux parlaient en si beaux vers & nous avaient si fort intéressés que nous voulons en croire Léon Cladel, qui a affirmé qu'ils ne se bouderaient pas vingt-quatre heures. Mais Cladel est un réaliste, tandis que Dierx est un poète, habile à saisir les beaux sentiments, si quintessenciés & si fugitifs qu'ils soient, et à les fixer dans une poésie nette, imagée, étincelante » (Id.). 156 BNF, naf, 20457. Bien que professionnel, M. Fraizier est sans doute un habitué puisqu’il joue à nouveau aux côtés de la maîtresse de maison en juillet 1876. L’acteur Philibert-Gabriel Fraizier a débuté à l’Ambigu en 1868. Dans ses dernières années, il fut le régisseur- général du Théâtre de Monte-Carlo (MV, p. 77). 157 « Le vicomte Aymar de Perlegrise paraît […] poursuivant une petite bourgeoise. Celle-ci […] défend sa vertu comme un beau diable. Le vicomte, repoussé avec perte, opère une retraite savante. Rien de plus moral. La jeune femme rentre au giron conjugal, et se venge de sa bonne conduite, en faisant enrager son mari, l’honnête Anselme. Car c’est surtout pour les femmes que ce mot terrible a été écrit : « Voyons, que ferai-je bien pour me compenser la peine d’avoir été sage? »

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D’après lui, la pièce mérite le qualificatif de « petite fête littéraire », comme quoi il est important de compter des chroniqueurs parmi ses amis.

À l’occasion de son anniversaire de l’année suivante, Nina présente une pièce de

Jean Richepin dont elle est l’actrice principale, secondée par l’auteur158. Le décor représente l’atelier d’un sculpteur. Quatre jours plus tard, La République des lettres en donne le compte rendu suivant :

Mercredi 12 juillet. — C’était fête, ce soir, chez Mmes G. et N. de V., comme c’était fête autrefois chez Thérèse! Et d’abord on a joué la comédie […] M. Jean Richepin, l’auteur du drame qu’on jouait là, n’a pas prétendu faire une œuvre; il a voulu fournir à la maîtresse de maison l’occasion de faire applaudir la grâce et la justesse de la diction; il a voulu surtout nous faire entendre de nobles vers, franchement passionnés […] Il y avait là des poètes et des princesses, ceux qui chantent et celles qu’on chante. L’or des cheveux, la pourpre des vins, l’éclat des toilettes hardies riait dans le demi mystère de

Les deux époux se disputent comme deux membres de l’Assemblée nationale. Anselme, poussé à bout, va voter pour la dissolution, quand un bruit d’instruments se fait entendre : Ta, tadera, ta ta… C’est Fontanarose qui survient. N’oubliez pas le titre de la pièce […] Fontanarose a trouvé cette machine et l’explique fort bien aux spectateurs […] Après avoir développé l’éternelle gravité de la situation conjugale, Fontanarose arrive au remède et préconise sa merveilleuse machine, fruit des méditations d’un savant du Calvados… (Pour tout dire, cette machine est tout bonnement la baraque ambulante qui, depuis le commencement de la pièce, est en vue du public.) — On y entre par la droite, dit le sorcier, on en sort par la gauche, — ou vice versa, — et les plus méchants caractères deviennent les plus doux; les tigresses d’Hyrcanie se changent en beautés moutonnières; les anges les plus farouches en démons complaisants… Une première expérience est couronnée de succès. Anselme, enchanté, pousse sa moitié dans la boîte, malgré la résistance la plus vive, Ai-je besoin de dire qu’elle y rencontre le vicomte de Perlegrise, et que le charlatan n’est autre qu’un valet de comédie au service de l’amoureux?... Ici, le parterre commence à se voiler la face, excepté quelques très-charmantes personnes — qui ne comprenaient pas. Il ne s’agissait pourtant que de « boire du champagne derrière un store transparent », comme l’auteur nous l’explique […] Toutefois, l’expérience se prolonge si longtemps qu’Anselme perd patience et finit par appeler « la police ». Soudain la jeune femme reparaît, ornée des plus vives couleurs…Le champagne! Elle est à la fois rayonnante & timide, se jette au cou de son mari et fait amende honorable de ses anciennes vivacités. Toujours le champagne. Anselme n’en peut croire ses oreilles; il récompense généreusement M. Frontin, et se lie d’amitié avec le constructeur de la machine, M. de Perlegrise, ingénieur civil. La toile tombe au bruit des bravos d’un public rougissant […] Charles [Cros] affirme que j’ai l’esprit naturellement pervers, et que sa pièce pourrait être jouée au Sacré-Cœur, sans danger pour les demoiselles. — Évidemment… mais pour leurs maris! » (Richard Lesclide, « La Semaine », Paris à l’eau-forte, 18 juillet 1875). 158 À date, personne n’a retrouvé le titre de cette pièce.

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la nuit éclairée d’étoiles et de discrètes lanternes! […] Le plein jour resplendissait au moment du départ, sur la cohue des sorties de bal confuses de tant d’extravagance, et des paletots introuvables et des chapeaux échangés159.

Ce compte rendu, qui prend des airs de chronique mondaine, donne l’impression que le spectacle est plutôt au parterre que sur la scène et crée, chez le lecteur, l’envie d’être de cette fête, dans ce lieu féerique160. Sous la plume de Jean Prouvaire, Catulle Mendès fait ce que les écrivains ont toujours fait pour les dames qui ont l’amabilité de les recevoir : il offre

à Nina une publicité qui montre que son salon est un lieu où tout ce qui est beau et brillant se réunit, dans une ambiance de contes de fées, et cela ne peut que refléter positivement sur elle.

Pour une maîtresse de maison qui donne généreusement de façon constante, la publicité est une forme de reconnaissance grandement appréciée.

D’après les comptes rendus, tout indique que les grandes soirées de Nina sont fort réussies et que l’on s’y amuse bien. Elles couronnent aussi bien des efforts collectifs qu’un succès individuel. En outre, elles sont l’occasion parfaite de retrouver des amis qui ne fréquentent plus régulièrement les lieux et de partager l’événement avec un public encore plus large, celui des périodiques. D’autre part, il est apparent que les soirées de Nina mettent en scène, outre une pièce préparée pour l’occasion, le salon lui-même. En ouvrant les portes

à des spectateurs, Nina s’expose, ainsi que sa compagnie, aux critiques. Ainsi, la pièce de théâtre présentée pour l’anniversaire de Nina de juillet 1877 est, pour Paul Alexis, une

159 Jean Prouvaire, « La Semaine parisienne (Mercredi 12 juillet) », art. cit. 160 À ce sujet, nous renvoyons à Guillaume Pinson, Fiction du monde. De la Presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008.

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« aberration mentale, en plusieurs scènes, assez réussie161 ». La soirée se somme pour lui par une série d’exclamations : « Etrange maison ! Etrange nuit ! Etranges bonshommes ! » Il juge l’épisode digne d’être mis, tel quel, « dans un roman ou au théâtre162 ».

La réaction d’Alexis montre bien que pour un non initié, les soirées de Nina peuvent

être surprenantes. Elles l’étaient rue Chaptal et le sont toujours rue des Moines. Bien que notre thèse offre un contrepoids à plusieurs mythes qui circulent encore sur le salon de Nina, elle ne peut certainement pas lui rendre justice en ce qui a trait à l’ambiance unique qui provoque l’étonnement, sinon l’émerveillement d’Alexis. En effet, une analyse linéaire et ordonnée ne peut guère rendre le charme des soirées où tous les éléments se superposent pour créer l’ambiance unique et fantaisiste du salon de Nina.

Dans ces deux derniers chapitres, nous avons vu que Nina reçoit régulièrement, dames et hommes, et, que n’entre pas chez elle qui le souhaite. Selon la définition élaborée par Antoine Lilti, elle tient certainement salon. Mais il est évident que, même pour ses contemporains, le salon de Nina a quelque chose de particulier, de peu conforme à la norme.

Faisant allusion au 17, rue Chaptal, Xavier de Ricard écrit que « ce n’était pas, à proprement parler, un salon », que c’était, de tous les salons qu’il a fréquentés, « le plus étrange et le plus pittoresque163 ». Maurice Dreyfous lui fait écho et répète que c’est un « milieu de large fantaisie, de liberté d’allure complète164 », ce qui ne s’accorde pas avec les représentations

161 Selon la lettre d’Alexis, Nina était l’auteur de la pièce (Lettre de Paul Alexis à Zola, citée). 162 Id. C’est d’ailleurs ce qu’il fait treize ans plus tard dans Mme Meuriot, op. cit. 163 Louis-Xavier de Ricard, « Anatole France et le Parnasse contemporain » dans La Revue, 1er février 1902. 164 Maurice Dreyfous, op. cit., p. 40.

262 typiques de salon. D’après les témoignages des habitués, qu’ils viennent rue Chaptal ou rue des Moines, le salon de Nina présente certaines anomalies. Pour Baude de Maurceley, « ce salon était le véritable cénacle des poètes et des musiciens », et Maurice Dreyfous fait référence à « la minorité la plus correcte de [leur] cénacle165 ». Tantôt qualifié de salon, tantôt de cénacle, il est évident que le salon de Nina présente certaines caractéristiques qui

échappent à la classification. Loin d’y voir un manque, nous proposons plutôt que cela constitue, au contraire, sa grande richesse et ce qui en a fait un pôle d’attraction pour les grands hommes qui s’y sont attardés.

165 Baude de Maurceley, « Un salon disparu », Le Figaro, supplément littéraire, 12 avril 1890. Maurice Dreyfous, op. cit., p. 60.

VIII. Conclusion 1. Une histoire et ses représentations

Une maîtresse de maison brillante et charismatique, une liste d’invités où se trouve l’élite des arts et des lettres d’un temps révolu, et la curiosité est aussitôt attisée. Ce rassemblement chatoyant a un énorme pouvoir de séduction sur l’imaginaire : être témoin, une seule fois, d’une rencontre, d’une conversation entre des personnages comme Verlaine et

Mallarmé, fait partie de ces désirs qui ne seront jamais assouvis. Personnages disparus, seuls demeurent les textes (les leurs, ceux de leurs biographes, ceux de l’histoire littéraire) où, parmi des souvenirs d’enfance et des anecdotes multiples, ils s’attardent, le temps d’un souvenir, chez Nina. Ainsi, Nina qui n’est connue que des spécialistes, est un personnage qui apparaît l’espace de quelques lignes, voire de quelques pages, aux côtés des célébrités qu’elle a reçues. Là, dans ce rôle secondaire, elle est infiniment charmante et son salon sert de cadre pittoresque à quelques aventures mettant en scène de grands hommes.

D’autre part, le salon de Nina, théâtre de rencontres quasi légendaires, est également présent dans la fiction. Dans cet espace, Nina la charmante se retire pour faire place, soit à une aventurière, soit à une démente. Loin de nous rendre la physionomie et la personnalité de

Nina, ces portraits mènent plutôt à confusion. D’un côté, Nina est pratiquement une déesse; de l’autre, défraîchie, elle appartient, au mieux, à un univers d’illusions perdues. Loin d’être de véritables portraits, ces œuvres littéraires, qui mettent en scène une expérience à la fois personnelle et collective, sont elles-mêmes, en tant que création, le lieu d’une expérience personnelle et subjective. Face à ce dilemme, nous avons décidé de remettre en question ces portraits et, à l’aide de sources plus objectives, nous sommes partie à la recherche de la véritable Nina et de son salon.

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a) À la recherche de Nina et de son salon

Dans la première partie de notre thèse, nous avons examiné les années de jeunesse de

Nina. En effet, comme Nina fait figure de personnage plutôt atypique, qu’elle est souvent qualifiée de singulière ou d’extraordinaire, nous avons décidé, dans un premier temps, de comparer sa formation à celle d’un parcours typique. Cette étape nous a permis d’observer que les années de formation de Nina sont conformes à celles des jeunes filles provenant de familles des classes aisées : la jeune Nina jouit d’une excellente éducation, elle prend ses

études très au sérieux et, à la limite, elle pourrait servir de modèle. Brillante, elle se pousse, travaille assidûment et recherche l’excellence en tout.

Dans un second temps, nous avons pu observer que Nina prend goût à la vie de salon.

Loin de voir sa participation aux événements mondains comme une corvée, elle y participe pleinement et y prend grand plaisir. Charismatique, brillante, enthousiaste, Nina est un pôle d’attraction auprès duquel on retrouve de plus en plus de jeunes gens qui, comme elle, ont le goût d’aventures et de nouveauté dans le monde des arts et lettres. Entre la musique, les réceptions et les sorties, Nina mord à pleine dents dans sa vie de jeune fille et bientôt, par le mariage, franchit une nouvelle étape de sa vie.

Il semble cependant que Nina ne soit pas disposée à se transformer en jeune femme rangée et à vivre dans l’ombre de son mari; de plus, sa passion pour le piano s’accorde peu avec l’usage domestique auquel l’instrument est réservé. En effet, Nina remet en question la place qui lui revient : celle d’épouse et de femme confinée à l’intérieur. Elle revendique son identité en s’affirmant pianiste, autant sur scène que sur les registres civils et cette identité qu’elle affirme est la seule partie d’elle-même qui la suit de son adolescence jusqu’à la fin.

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Cette première revendication est bientôt suivie d’une autre : la séparation de son mari qui signale pour Nina le début d’une existence où elle décide des règles qui conviennent à sa vie.

Dès lors, Nina ne mène plus une vie exemplaire et elle fait causer, largement parce qu’elle refuse de se ranger, de s’effacer. Nina adulte réclame une vie aussi pleine que Nina jeune fille : elle veut donner des concerts, sortir et recevoir quand cela lui plaît et il est

évident qu’elle n’est pas faite pour la vie de « femme d’intérieur ». Femme intelligente, Nina emprunte la voie qui lui est offerte : celle de l’hospitalité. Là, dans ce milieu à la frontière du privé et du public, Nina peut créer un monde à son image, un monde où la liberté d’expression de chacun, qu’elle soit verbale ou artistique, est assurée.

Comme de nombreuses femmes après elle, Nina ne désire qu’une seule chose : choisir son propre chemin. Indépendante financièrement, rien, sinon l’opinion publique, ne peut l’en empêcher. Louis-Xavier de Ricard a peut-être le mieux saisi et exprimé pourquoi

Nina dérange :

C’était une femme assez énigmatique; on racontait alors sur elle et on a raconté depuis des légendes […] Ses excentricités, son insouciance à braver l’opinion, tout simplement, sans aucune intention du scandale, suffiraient bien à tout autoriser contre elle, de la part des sots et des méchants. Sa plus grande folie aura été d’aimer les poètes qui se croient parfois dispensés de payer de retour1.

Nina ne sacrifie jamais un idéal pour satisfaire l’opinion publique et elle ne craint pas d’en assumer le prix. Cette ligne de conduite, nous avons pu l’observer, est la seule qu’elle suive toute sa vie. Ainsi, croyant aux revendications des communards, elle leur offre son

1 Xavier de Ricard, art. cit.

266 soutien et, quand le mariage ne lui apporte que misère, elle reprend sa liberté. Elle est, sans aucun doute, l’artisan de son propre bonheur.

Dans la seconde partie de cette thèse, nous avons analysé deux époques du salon de

Nina : nous nous sommes d’abord intéressée au 17, rue Chaptal puis au 82, rue des Moines.

À partir d’une série de questions précises, nous avons exposé, autant que possible, tous les

éléments touchant à l’espace, au temps, à l’horaire, à l’accès et au personnel des soirées avant de tourner notre attention vers leur fonctionnement et leur ton (pratiques mondaines et intellectuelles). Nous avons observé qu’à l’exception d’un certain changement au niveau des habitués, ces deux périodes offrent bien peu de différences réelles et que, l’horaire et les divertissements demeurent pratiquement les mêmes. Chez Nina, rue Chaptal ou rue des

Moines, les habitués laissent leurs soucis au vestiaire et, grâce à l’atmosphère particulièrement libre offerte par la maîtresse de maison, ils viennent s’évader collectivement dans les arts et les lettres. Notre double analyse mène alors à une conclusion peu anticipée : si entre le 17, rue Chaptal, et le 82, rue des Moines, certains changements sont évidents, il est difficile d’observer les bouleversements profonds pouvant justifier l’extrême polarisation de leurs représentations. Entre la fascinante Maison de la vieille et les souvenirs de jeunesse des uns et des autres, la littérature a pratiquement effacé le salon de Nina pour le réinventer.

b) Des portraits à retracer

En étudiant, comparant, analysant et recoupant les textes qui traitent de Nina et de son salon, nous avons découvert que l’exacerbation des différences entre les deux époques de même que certaines idées préconçues sur les soirées de Nina sont des fruits de la littérature.

Il est certain que la réputation du 82, rue des Moines, comme époque de dégénérescence, est

267 avant tout due aux œuvres de fiction. Par contre, nous pouvons attribuer à Lepelletier la légende généralement acceptée que le 17, rue Chaptal représente une sorte “ d’âge d’or” du salon de Nina tandis que le 82, des Moines symbolise son déclin. Lepelletier, qui affirme à plusieurs reprises n’être jamais allé rue des Moines, sait pourtant être éloquent quand il touche au sujet. En outre, Lepelletier est également responsable d’avoir flétri la réputation des dames qui ont fréquenté le salon de Nina : à notre connaissance, de toutes les personnes qui ont fréquenté le salon de Nina, il est le seul à insinuer que les dames y étaient

« faciles2 ». À partir de la biographie de Verlaine, le message de Lepelletier a été lu et disséminé de toutes parts de sorte qu’à force d’être répété, il s’est affirmé comme réalité.

De façon générale, le ton des textes représentant le 17, rue Chaptal est autrement plus léger que celui que l’on retrouve dans ceux du 82, des Moines. Il faut alors nous rappeler que ces représentations textuelles reflètent, dans l’écriture, les profonds bouleversements sociaux dont les soirées sont témoin. Séparant le 17, rue Chaptal et le 82, des Moines, la Commune emporte l’insouciance, l’exubérance et l’atmosphère de plaisir qui caractérisent le Second

Empire pour faire place à un monde secoué et profondément angoissé. Nous pouvons donc constater que le salon de Nina, tel qu’il est présenté dans ces deux époques contrastantes, devient une métaphore du monde dans lequel il existe : ce n’est pas tellement le salon qui se transforme mais plutôt la perspective de ceux qui mettent le salon en scène.

D’autre part, l’hôtesse mérite que l’on reconnaisse la part qu’elle a jouée dans le succès de son salon. Il nous semble injuste d’évaluer sa contribution personnelle à « peu »

2 Edmond Lepelletier, op. cit., p. 214.

268 comme le font Somoff et Marfée quand ils affirment que « chez elle se sont nouées des amitiés qui eurent des répercussions lointaines et imprévues dans le monde des arts; [qu’] un style est né chez elle [et qu’]elle y est pour peu3 ». Nina n’était certainement pas une figurante chez elle et il est difficile d’expliquer la longévité de son salon et la qualité de ses hôtes par le fait que ses critères d’admission étaient plus souples qu’ailleurs ou parce qu’elle offrait le couvert. C’est plutôt la personnalité de Nina, la grande liberté d’expression et l’absence de protocole qui ont retenu chez elle de nombreux hommes de génie. On peut

également ajouter que sa grande intelligence artistique, sa capacité d’apprécier l’art nouveau ont sans doute joué un rôle majeur dans la survie de son salon. Ce n’est pas par hasard qu’ils se sont attardés chez elle : elle n’offrait aucun raccourci vers un siège à l’Académie. Par contre, la nouveauté la séduisait et elle savait franchement l’apprécier et la savourer. Il nous semble qu’il est temps que Nina retrouve sa véritable personnalité : celle d’une femme suffisamment intelligente et intéressante pour avoir retenu auprès d’elle des hommes comme

Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Guy de Maupassant et Manet. Rue des Moines, on ne vient certainement plus pour courtiser la jolie femme mais bien parce que la maîtresse de maison est digne d’intérêt.

2. Nina et son monde : un univers à explorer

L’univers de Nina est très riche et il nous faut reconnaître que nous avons dû renoncer à ouvrir plusieurs portes qui nous éloignaient de notre sujet. Comme ce salon

3 J. P. Somoff, A. Marfée, op. cit., p. 77.

269 touche à tout, il s’offre à des recherches plus poussées dans différents domaines, soit politique, artistique, historique ou biographique. Pour notre part, nous avons découvert que plusieurs personnages dignes d’intérêt n’ont toujours pas trouvé un espace dans les dictionnaires que nous avons consultés. L’exemple d’Augusta Holmès est probant : compositeur, chef d’orchestre, elle ne figure même pas au Dictionnaire de biographie française. Pourtant, elle a joué un rôle majeur à son époque, ne serait-ce qu’en étant à l’épicentre des festivités du centenaire de la Révolution française.

À l’image de Nina, Mme Holmès circule un peu comme une ombre aux côtés de personnages masculins connus comme César Franck, Liszt, Camille Saint-Saëns et Villiers de l’Isle-Adam. Il nous semble malheureux qu’elle ne soit connue que sous le titre de

« compagne de Catulle Mendès », « mère des enfants de Catulle Mendès » ou « filleule d’ » : il y aurait beaucoup à ajouter d’autant plus que la Bibliothèque nationale possède plusieurs de ses lettres autographes et que les papiers de sa famille sont conservés à Versailles. D’une personnalité peut-être moins éclatante, Manoël de Grandfort est également évincée de tous les dictionnaires que nous avons consultés. Pourtant, le catalogue de la Bibliothèque nationale de France atteste de son existence et de son œuvre. Il serait intéressant de découvrir si le mode de vie, ou plutôt la moralité d’une femme, a joué un rôle dans l’attribution des places dans ce dictionnaire puisque la vie de Mme Louise d’Alq, qui publie des ouvrages de bienséance, est richement documentée dans le Dictionnaire de biographie française.

Grâce à la quantité d’information désormais accessible sur internet, il semble que nous entrons dans une ère de « démocratisation » et que les personnages tenus dans l’ombre

270 vont enfin trouver un espace où leur existence est visible et où justice leur est enfin rendue.

Bien que ces sites ne soient pas nécessairement soumis à une grande rigueur scientifique, ils comblent certainement un manque : si Augusta Holmès n’a pas été jugée assez importante pour le Dictionnaire de biographie française, un moteur de recherche atteste rapidement de son existence et de l’œuvre importante qu’elle a laissée. Là, elle est bien présente et son

œuvre est clairement exposée, laissant à chacun le soin d’évaluer sa contribution et même l’option, par un clic, de se procurer un enregistrement qui permet de connaître et d’apprécier le génie de cette femme.

Quant à Nina, si l’ordre alphabétique peut expliquer son absence du Dictionnaire de biographie française, la question entourant la création de La Maison de la Vieille demeure entière et toujours aussi troublante : pourquoi Catulle Mendès a-t-il délibérément massacré

Nina et son salon? Présent rue Chaptal, quoique sans être au premier plan dans les souvenirs de Lepelletier, Dreyfous et Verlaine, rue des Moines, sa présence s’affirme et il devient l’un des personnages les plus facilement associés à ce lieu de sociabilité. Loin d’être un figurant,

Baude de Maurceley, George Moore, Émile Goudeau, et Villiers de l’Isle-Adam lui accordent tous un rôle principal. Mendès est également nommé dans les documents 3 et 4 du dossier Callias, confirmant qu’il ne vient pas seulement lors des grandes soirées (cf. document 4).

Dans tous ces textes, Mendès a l’allure d’un homme qui se sent, chez Nina, tout à fait chez lui. En outre, tous les romanciers qui ont peint le salon de Nina lui accordent une place dominante, que ce soit sous son propre nom dans Le Quartier Pigalle, sous le cryptonyme de

Tibulle Mosès dans Hara Kiri ou, de façon encore plus importante, sous la forme

271 d’Aigueperse dans Madame Meuriot. Dans ce roman, Paul Alexis lui confie le rôle de faire les honneurs de la maison. Bien qu’il s’agisse de fiction, une lettre d’Alexis à Emile Zola spécifie que Mendès avait invité Alexis chez Nina et confirme le rôle de maître de maison qu’il y avait joué4.

Mendès fustige un monde où il a passé d’innombrables soirées. Mendès ne se limitait pas à se rendre chez Nina de Villard, il a également écrit quelques articles où il faisait une certaine réclame à la fois pour la maîtresse de maison, ses récitals, ses vers et pour ses soirées. Étant un habitué de longue date, on aurait pu attendre un ouvrage de reconnaissance envers la maîtresse de maison mais La Maison de la Vieille fait exactement l’inverse et cela pose un sérieux problème. On se demande s’il avait des comptes à régler.

Pour quelles raisons Mendès avait-il entrepris de consacrer un roman entier au personnage de cette Nina de Villard dont il avait jadis fréquenté les réceptions ? Pourquoi surtout s’en prenait-il avec tant de vigueur haineuse à cette amie disparue ? Car certaines pages de son récit exhalent une telle méchanceté, une telle persistance dans l’animosité qu’il est presque impossible que l’auteur n’ait pas fait acte de vengeance en écrivant ce pamphlet aux allures de règlement de compte. Qui sait ? Connaissant l’entreprenant Catulle, on en vient à se demander s’il ne fut pas un jour éconduit par Nina et si la complaisance du romancier à décrire la décrépitude de son 5 héroïne ne serait pas à mettre sur le compte d’une rancune intime .

En l’absence d’un ouvrage de synthèse sur Mendès, il ne reste que des hypothèses.

Mais, une réponse à cette question aiderait sans doute à dissiper l’arrière-goût que laisse La

Maison de la vieille et contribuerait à redonner au 82, rue des Moines, la place qu’il mérite dans l’histoire des sociabilités littéraires de la fin du dix-neuvième siècle.

4 Lettre citée de Paul Alexis à Emile Zola. 5 MV, p. 85.

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En attendant, il faut nous rappeler que l’histoire de Nina est brillante, qu’elle a, en vingt ans de vie adulte, touché et marqué l’histoire comme peu savent le faire. Intransigeante, elle a vécu pleinement, selon ses termes, en a assumé le coût et son rayonnement est difficile

à mesurer. Musicienne douée, Nina était avant tout artiste et pouvait pleinement savourer et apprécier la nouveauté, l’inconnu. Une des premières à apprécier Wagner alors qu’elle n’a que seize ans, elle est aussi en tête de file pour reconnaître le génie d’Edgar Degas. Sa réaction à la Petite danseuse de quatorze ans montre bien à quel point elle appartient à la modernité:

J’ai éprouvé devant cette statuette une des plus violentes impressions artistiques de ma vie : depuis bien longtemps, je rêvais cela […] Autour de moi on disait : c’est une poupée. Que de difficultés pour habituer le public à regarder sans colère, une chose qu’il n’a pas déjà vue la veille. Mais que l’artiste se rassure : l’œuvre incomprise aujourd’hui sera peut-être un jour dans un Musée, regardée respectueusement comme 6 la première formule d’un art nouveau .

Aujourd’hui, la Petite danseuse de quatorze ans est bien là où Nina l’imaginait, au musée (d’Orsay), et elle fait face à sa plus grande admiratrice, La Dame aux éventails.

6 Nina de Villars [sic], « Variétés –Exposition des artistes indépendants », Le Courrier du soir, 23 avril 1881, p. 2.

Bibliographie

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Appendices 1. Dédicaces à la maîtresse de maison À notre connaissance, voici toutes les œuvres dédiées à Nina de Villard.

1859 : Emmanuel des Essarts dédie « à Mlle N…G… » un Portrait de femme qui paraît le 15 octobre dans L’Abeille impériale. (Auriant, « Nina Gaillard, la muse brune d’Emmanuel des Essarts » dans Mercure de France, 1er juillet-1er août 1933). 1860 : Emmanuel des Essarts dédie « À Mademoiselle N. G. » une vilanelle dans L’Abeille impériale du 15 avril 1860 (Auriant, « Nina Gaillard, la muse brune d’Emmanuel des Essarts » dans Mercure de France, 1er juillet-1er août 1933). 1870 : Dans ses Nuits persanes (Lemerre, 1870), Armand Renaud dédie une Caravane à Nina de Callias (MV, p. 573). 1873 : Charles Cros, Le Coffret de santal. Publié pour la première fois, à frais d’auteur, en 1873. Cros avait confié l’impression du volume à la Maison Gay, de Nice et le dépôt à Alphonse Lemerre à Paris. Cette première édition porte la dédicace imprimée suivante : « À Nina / J’offre ce coffret de santal » En outre, l’exemplaire personnel de Nina porte une dédicace manuscrite qui ne laisse aucun doute quant aux sentiments de Cros à son égard : Ton capiteux parfum d’été Seul, parmi d’autres, est resté, Quand on fouille au fond de ce coffre. Sauf quelques fleurs sèches, il n’a Rien qui ne soit à toi, Nina. Prends-le; rends fier celui qui l’offre : Charles

(Ces renseignements sont tirés de Charles Cros, Le Coffret de santal. Chronologie, introduction et bibliographie par Louis Forestier, Garnier-Flammarion, 1979, p.29). pré-1881 : Cabaner dédie une Mazurka pour piano à Madame Nina de Villard. L’oeuvre est disponible dans Claude Colomer, Ernest Cabaner, 1833-1881 : musicien catalan, grand animateur de la vie parisienne, ami intime de Rimbaud et des impressionnistes, Prada, Terra Nostra, 1993, p. 241. 1883 : Villiers de L’Isle-Adam dédie « Le convive des dernières fêtes » dans Contes cruels (C. Lévy, Paris, 1883) « À Mme Nina de Villard ».

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2. Critiques musicales par ordre chronologique A. de Rovray, « Revue musicale », Romances de Mlle Nina Gaillard, Le Moniteur universel, 8 décembre 1861. Mlle Nina Gaillard, une des élèves les plus brillantes et les plus distinguées de Henri Herz, vient de composer une mélodie charmante dont le titre est Tout parle d’amour. Elle a écrit aussi douze romances dédiées à nos meilleurs artistes et acceptées par eux; toutes ces jolies pages, remplies de grâce et de sentiment, seront le succès de l’hiver. Comme exécutante, Mlle Gaillard est de première force; elle était naguère sur les bords du Rhin, où les pianistes allemands foisonnent, et ceux qui l’ont applaudie, Méry entre autres, vous diront qu’elle a soutenu vaillamment l’honneur de l’école française.

« Comité central des artistes », Le Conseiller des artistes, juillet 1862, nos 27 et 28. A l’une des dernières soirées musicales du comité, nous avons entendu et s’est fait dignement remarquer une jeune pianiste appartenant au meilleur monde : Mlle Nina Gaillard, qui a un fort beau talent dont elle tire un avantage qui la caractérise d’une foule de pianoteuses qui font du bruit croyant faire de la musique et n’ont que plus ou moins de la mécanique qui, au bout de son ressort, s’arrête court et ne donne plus signe d’existence. Mlle Nina Gaillard a un feu qui la rend d’une vivacité qui n’est pas de la pétulance ; son cachet assurément spécial n’est point excentrique ; c’est un faire qui est tranchant, mais d’une allure brillante ; nerveuse, mais d’une présence d’esprit exceptionnelle ; elle doit pouvoir bien rendre sur le piano la tempête, la foudre et les éclairs. C’est une charmante personne et qui n’a pas besoin de son talent pour vivre […].

Louis de Chavornay , « Causerie musicale », La Presse théâtrale, 14 juin 1863. Mercredi dernier, chez Mme la comtesse Leroux de Mouzay, […] Mlle Nina Gaillard a délicatement ciselé avec le talent si original que lui connaissent nos lecteurs, la Regatta veneziana de Liszt.

Louis de Chavornay, « Causerie musicale », La Presse théâtrale, 30 août 1863. Nous avons dit ici tout le talent de Mlle Nina Gaillard et aussi tous ses succès dans les salons parisiens cet hiver, aujourd’hui nous apprenons que cette brillante, quoique jeune pianiste, dont le nom a déjà la sonorité d’une gamme de Liszt ou d’un trémolo de Prudent, se fera entendre dans quelques salons particuliers et aborde ainsi résolument la carrière artistique; félicitons-la, et surtout, félicitons-nous de cette nouvelle. Louis de Chavornay, « Bade », La Presse théâtrale, 4 octobre 1863. Aujourd’hui, nous avons à vous entretenir d’une matinée chez Mme la comtesse de Béhague, où s’était donné rendez-vous l’élite de la société badenoise (lisez européenne) […] Mlle Nina Gaillard, ce talent si tendre quoique si vivement passionné, y a joué la Brise de Marmontel et l’air hongrois de H. Herz, morceaux à elle dédiés par ses deux maîtres et amis, et elle a eu autant de succès que quelques jours auparavant dans sa Romance posthume de Mendelssohn, c’est-à-dire rappels enthousiastes et flatteurs murmures d’approbation après chaque trait et chaque rentrée.

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Louis de Chavornay, « Concerts », La Presse théâtrale, jeudi 26 novembre 1863. L’audition musicale du vendredi 20 courant à l’Hôtel-de-ville, donnée par le Comité central des artistes, a pris les proportions d’un véritable concert. Après deux rapports sur un modèle de « l’Acropole d’Athènes », exposé au Palais de l’Industrie, et la publication de M. J. Vaudin, La France chorale, Mlle Nina Gaillard, une toute jeune française née sur le sol brûlant de notre terre africaine, où dès l’âge de neuf ans, elle se faisait entendre au profit des victimes de notre conquête, et qui depuis n’a jamais refusé le concours de son beau talent à aucune infortune; Mlle Gaillard qui, sous ses doigts mignons, et dans sa gracieuse personne, à peine âgée de vingt ans aujourd’hui, a su faire entrer tout le brio de l’école de M. Herz, inaugurait la saison d’hiver par un hommage touchant à Mendelssohn, ce maître aimé que l’Allemagne et l’Europe regrettent amèrement. La Romance sans paroles (œuvre posthume) que M. Flaxland (cet éditeur à la recherche de toutes les beautés musicales qui viennent de l’étranger) nous a fait connaître tout récemment, était exécutée vendredi dernier par notre charmante virtuose pour la première fois en public, et avec tant de maëstra que nous croyons que de ce jour, la tradition et le style de cette œuvre sont fixés à jamais. Plus brillante encore dans un Caprice de Magnus et l’Air hongrois varié d’Henri Herz, morceau spécialement écrit pour elle par son professeur, Mlle Nina Gaillard s’est vu interrompre au milieu de ses variations les plus ardues, par des applaudissements sincères et enthousiastes. De tels succès au commencement d’une saison disent assez que nous aurons souvent l’occasion d’entendre cette pianiste et de revenir sur l’appréciation de son talent.

A. Giacomelli (dir.), « Chronique musicale », La Presse théâtrale, jeudi 3 décembre 1863. La séance de réouverture du Cercle des Sociétés savantes, 3, quai Malaquais, a eu lieu samedi dernier, et parmi les artistes qui se sont fait entendre à cette belle soirée musicale et littéraire, on a surtout applaudi M. Murri et Mlle Angèle Fortuna dans un duo de Rigoletto; Mlle Fortuna seule, a fort bien vocalisé le Bel raggio lusinghero de Semiramide et Mlle Nina Gaillard, une de nos pianistes aimées, a brillamment exécuté la sonate en la majeur avec variations de Mozart. Nous tenons à constater une fois de plus tout le succès de ces trois artistes qui ont souvent figuré avec honneur dans les concerts organisés par La Presse théâtrale.

La Revue artistique et littéraire, t. IV, 1863, p. 241. Dans les salons du directeur du Musée des familles (Pitre-Chevalier)[…] nous avons le plaisir d’entendre Mlle Nina Gaillard, une jeune pianiste de grand avenir qui, charmante d’émotion, en accompagnant à l’improviste M. Delle-Sedie, a retrouvé toute la maestria et le brio d’Henri Herz, joints à la morbidesse de Marmontel (tous deux ses professeurs) en interprétant un air hongrois varié et une grande valse de concert, la Brise, écrite spécialement pour ses doigts exercés par ces deux maîtres du piano.

La Gazette des étrangers, 6 janvier 1864 (FB). Mme la Comtesse de Mouzay qui fait partie de la maison de SM l’impératrice, a ouvert ses salons par une charmante soirée dans laquelle on a applaudi un gracieux proverbe ou plutôt une comédie-vaudeville, de Mlle Marie de Mouzay, et dont le titre est : Tête blanche et tête

293 noire. Les artistes amateurs, Mlles de Mouzay et Nina Gaillard, MM de la Neuville, Girard de Rialle et Gay ont enlevé leur rôle avec infiniment de verve et d’entrain. La musique n’avait pas été oubliée; le premier concerto de Bériot a été fort bien joué par Mlle Castellan, jeune violoniste de talent, Mlle Nina Gaillard a joué avec son brio et sa grâce habituelle une valse de Chopin. M. de la Neuville qu’on avait applaudi à tout rompre dans le rôle du père noble de la comédie de Mlle de Mouzay, a fait des imitations très réussies de Numa, de Régnier et de Gil-Pérez. Enfin, M. Emmanuel des Essarts a dit, avec beaucoup de succès, une de ses plus jolies pièces des Poésies parisiennes.

A. Giacomelli (dir.), « Chronique musicale », La Presse théâtrale, 21 janvier 1864. Mercredi dernier, chez Mme de Mouzay, il nous a été donné de voir une ravissante comédie inédite de Mlle Marie de Mouzay, qui a obtenu dans cette vive bluette un triple succès de femme, d’auteur et d’actrice […]. Après la comédie […], il nous a été donné d’entendre, par Mlles Marie Deschamps et Nina Gaillard, auxquelles s’était joint M. Daner Keller, la répétition d’une matinée musicale qui aura lieu au commencement de février, dans les salons des bains de Tivoli, et où Mlle Marie Deschamps jouera ses nouvelles compositions. Nos lecteurs se rappellent avoir vu le nom de cette jeune artiste joint à celui de Mlle Adelina Patti dans les concerts de cet été au bord du Rhin, ce qui nous dispense d’un plus long éloge.

Auguste Parmentier, « Courrier des salons », La Presse théâtrale, 28 janvier 1864. Samedi nous avons assisté, chez Mme O’Connell, à une représentation de La Veuve au camélia que Mlles Nina Gaillard, Marie de Mouzay et M. de la Neuville ont joué avec extrêmement de finesse et d’entrain. L’atelier de Mme O’Connell servait de cadre à la scène que Rachel, Théophile Gautier et Dumas fils présidaient en effigie. Rien de joli et d’original comme ces soirées hebdomadaires qui sont le rendez-vous élégant des Arts mêlés aux Grâces. Seulement ces dernières ne s’y comptent point par trois : Euphrosine, Thalie et Aglaé y sont en nombreuse compagnie. Demandez plutôt à Mlle Decamps, à Mlle de la Morandière, etc. etc. Le choix de la pièce en question avait été chose grave […]. La Veuve au camélia, de Siraudin, a tranché le nœud gordien. Quoiqu’elle n’ait rien de commun avec la veuve du même nom, elle a marché lestement- rondement, je veux dire- sous les traits de Mlle Gaillard, qui faisait pourtant, ce soir-là, son premier pas sur la scène.

«La Veuve aux camélias du Palais-Royal », La Gazette des étrangers, 2 février 1864 (FB). Mlle Nina Gaillard, pianiste de talent, et Mlle de Mouzay, se sont partagé [sic] les bravos d’une assemblée …

Louis Auvray, Revue artistique et littéraire, t. VI, 1864, p. 89. Dimanche dernier 7 février, une jeune organiste, Mlle Marie Deschamps, a donné, dans les salons des bains de Tivoli, une charmante matinée musicale. Nous y avons applaudi deux trios de Gounod pour orgue, piano et violon, exécutés par Mlle Marie Deschamps, Mlle Nina

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Gaillard et M. Hugo Hermann. Mlle Nina Gaillard, pianiste, dont nous avons déjà apprécié le mérite dans la Revue, a joué la Kermesse de Faust, transcription variée de Camille Saint- Saëns, et y a fait remarquer sa grande agilité. Le duo de Don Pasquale, pour orgue et piano, a réuni le double attrait d’entendre ensemble Mlle Deschamps et Mlle Gaillard.

La Gazette des étrangers, 15 mai 1864 (FB). Mercredi soir, il y a eu une réunion très brillante chez Mme la comtesse de Mouzay. Le violoncelle de Seligmann, le violon de Mme Castellan, le piano de Mlle Nina Gaillard […] ont charmé un auditoire de la haute société, l’art et la littérature étaient fort bien représentés.

Le Monde musical, 22 octobre 1864, Bade. […]Je ne dois pas non plus oublier le concert du 8 octobre, dont les exécutants étaient, pour la partie vocale, Mlle Joly et M. Lefort, et pour la partie instrumentale Vivier, l’unique corniste; Mlle Castellan, la célèbre violoniste, et Mlle Nina Gaillard, une pianiste dont le talent est déjà consacré.

« Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 12 février 1865. M. Edmond Hocmelle donnera, le 17 février prochain, salle Beethoven, une soirée musicale et littéraire, avec le concours de MM. Henri Monnier, Lecieux, Marochetti et Vinay; de Mmes Jenny Sabatier, Lafaix-Boigontier, Nina G., de Callias, et de Mlle Céline Broquet, qui, de même que M. Hocmelle, est aveugle de naissance.

La Gazette des étrangers, 13 mai 1865 (FB). L’autre soir, réunion tout à fait intime chez Mme Oscar Commettant […] Henri Herz a fait entendre le fameux andante de son cinquième concerto et Les chants d’amour et de guerre. Mme Nina G. de Callias, son élève, qui est avec la princesse Czartoriska et la comtesse Kalergis, le meilleur interprète de Chopin, a joué la valse en la bémol de ce poète du piano.

Pierre Dax, « Chronique », L’Artiste, 1er août 1865. L’Été, journal d’Ems, que rédige la plus fine plume du monde parisien, nous conte qu’un capitaliste, plus connu par ses millions que par son esprit, était hier accoudé sur le piano de Mme de Callias. Elle venait de jouer avec l’agilité qui caractérise son jeu plusieurs morceaux brillants, quand le banquier lui dit avec un sourire : -Je vous en supplie, Madame, faites-moi entendre quelque chose de la Pie voleuse. La jeune femme prend la partition de la Gazza Ladra et fait entendre le commencement de l’ouverture. Le banquier se penche vivement vers le cahier : -Pardon, dit-il, je vous ai demandé la Pie voleuse. -Eh bien! je la joue…Ne voyez-vous pas le titre : Gazza Ladra? Je sais bien! je sais…Mais vous me jouez cela en italien, et cela ne me produit pas le même effet.

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La Gazette des étrangers, 24 janvier 1866 (FB). On lit dans la Presse musicale : Les concerts recommencent, et les musiciens font parler d’eux. Nous sommes heureux de signaler le succès qu’a obtenu Mme H. de Callias (Mlle Nina Gaillard) à un des mercredis de Henri Herz, où on a entendu, outre le maître de la maison, Léopold de Meyer et Géraldy, l’éternellement jeune. Mme H. de Callias a fait sa saison d’été à Ems, où elle a été applaudie, en compagnie d’Alard, d’Arban, et de Mme Charlotte Dreyfus- huit jours après Jaëll, huit jours avant Charles de Bériot. C’est la seconde station musicale de cette artiste en Allemagne. L’année précédente, on l’avait entendue à l’un des deux concerts du mois d’octobre, et dans les soirées intimes de Mme Bénazet.

La Gazette des étrangers, 27 février 1866 (FB). M. le surintendant des beaux-arts, a ouvert, vendredi dernier, pour la seconde fois, les salons du Louvre. Ces réceptions comportent toujours un programme artistique et musical, des plus choisis et des plus restreints. Les femmes en font rarement partie. L’exception faite autrefois pour Rachel et Malibran a été faite cette fois pour une pianiste, Mme N. de Callias, qui après avoir exécuté dans la pure tradition classique un rondo de Weber, a déployé dans la valse en ut dièse de Chopin, d’immenses ressources d’agilité et de fantaisie.

La Presse musicale, 1er mars 1866 (FB). M. le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts, a ouvert, vendredi dernier, pour la seconde fois, les salons du Louvre. Ces réceptions comportent toujours un programme artistique et musical, des plus choisis et des plus restreints. Les femmes en font rarement partie. L’exception faite autrefois pour Rachel et Malibran a été faite cette fois pour une pianiste, Mme N. de Callias qui, après avoir exécuté dans la plus pure tradition classique un rondo de Weber, a déployé dans la valse en ut majeur de Chopin, d’immenses ressources d’agilité et de fantaisie.

La Presse musicale, 22 mars 1866 (FB). C’est l’époque de l’éclosion des pianistes…je ne sais si Mlle Émilie Staps nous restera…Un duo de Chopin, pour deux pianos, a fanatisé l’auditoire; la partenaire de Mlle Staps était la gracieuse Mme Nina de Callias. Quel heureux choix!

La Gazette des étrangers, mercredi 11 avril 1866 (FB). Citons une belle soirée littéraire et musicale chez Mme la comtesse de Mouzay : Seligmann avec Bijou et Mlle Thérèse Castellan et Mme de Callias pour la partie instrumentale; Agnesi des Italiens et Gustave Nadaud, pour la partie vocale; M. et Mme de Callias dans une spirituelle saynète parisienne; enfin, M. des Essarts et le comte de la Ville-Léon pour la poésie, en ont fait le charme et la splendeur et, pour une fois la danse a eu tort, et les petits pieds impatients ont dû céder à l’harmonie toute puissante de la poésie et de la musique.

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La Gazette des étrangers, 4 juin 1866 (FB). Dans un petit appartement de la , avait lieu vendredi dernier une de ces réunions que bien des millionnaires envieraient. Nous voulons parler de la soirée qu’a donnée notre jolie organiste, Mlle Marie Deschamps. Mlle Marie Deschamps, dont le talent, la grâce et l’esprit avaient attiré, chez elle, l’élite du monde artistique et littéraire. La partie musicale a été des plus brillantes […] Une femme du monde, Mme Nina de Callias, qui a le talent d’une grande artiste Sa exécuté sur le piano trois aquarelles de Nieds-gold […] Parmi les attraits de la soirée nous devons signaler la Séance noire du médium, Camille.

La Gazette des étrangers, dimanche 4 novembre 1866 (FB). Aujourd’hui dimanche, au palais pompéien, concert vocal et instrumental. On entendra Samary, Barré, Mme Cécile Messini, Mme Nina de Callias, la marquise Suni, etc… Au dernier concert, on remarquait une société très élégante, des étrangers de distinction, des notabilités artistiques. Vendredi aura lieu la première fête de nuit.

La Presse musicale, jeudi 15 novembre 1866 (FB). Dimanche dernier, la ville de Courbevoie a donné sa matinée dramatique et musicale annuelle […] Nous avons principalement remarqué […] Mme de Callias qui a exécuté avec talent les variations de Herz sur l’air de Marlborough.

La Gazette des étrangers, dimanche 18 novembre 1866 (FB). Demain dimanche à 2 heures, au palais pompéien, concert vocal et instrumental par Mme Nina de Callias, Marie Deschamps, Anna Damien, la petite , âgée de huit ans, et MM. Samary et Georges Samary.

« Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 23 décembre 1866. Mlle Adelina Patti vient d’accepter la dédicace de six mélodies par Mme Nina de Callias. Les paroles de ces mélodies sont de Méry, Théodore de Banville, Arsène Houssaye, Hector de Callias et Emmanuel des Essarts.

La Revue littéraire et artistique, t. X, 1866, p. 115. On sait que chaque année, pendant la durée du carême, le surintendant des Beaux-arts accueille avec une courtoisie de parfait gentilhomme tout ce que Paris compte de personnes marquantes dans la littérature, les arts et les sciences. […] Un rondo de Weber et une valse en ut majeur de Chopin, exécutés par une habile pianiste, Mme de Callias, ont été très goûtés et très applaudis (Louis Auvray).

Louis Auvray, La Revue littéraire et artistique, t. X, 1866, p. 190. Terminons par quelques mots sur une splendide soirée musicale chez Mme la comtesse de Mouzay : Seligmann le violoncelliste, et Nadaud, Thérèse Castellan et Agnesi, des Italiens; M. et Mme de Callias, dans une opérette parisienne, et enfin MM. Emmanuel des Essarts et le comte de la Ville-Léon, pour la poésie, ont charmé pendant deux heures et fait oublier la danse malgré un cercle ravissant de gracieuses beautés françaises et étrangères.

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« Concerts du palais pompéien », La Gazette des étrangers, dimanche 20 janvier 1867 (FB). […]Mme Nina de Callias y a déployé toute la puissance dont elle avait fait preuve un instant auparavant dans le trio en si de Beethoven, avec toute la fantaisie qui l’avait fait applaudir dans la Polonaise de Chopin.

« Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 20 janvier 1867. Des séances de musique ancienne et moderne viennent d’être organisées au palais pompéien; elles ont lieu le jeudi soir, et l’on se propose d’y donner place aux maîtres de l’école moderne. La première, jeudi dernier, réunissait sur son programme les noms de Mmes Nina de Callias, A. Fabre, L. Desbordes, à ceux de MM. Déledicque, Reuchsel et Ambroselli.

La Gazette des étrangers, samedi 31 août 1867 (FB). Ce que Monsieur de Callias n’a pas pu vous dire dans sa correspondance, c’est que Mme de Callias a donné dimanche soir à Bade un très brillant concert, où ont été applaudis à côté d’elle, Mlle Louise Mayer, élève de Mme Viardot, et Mercuriali, qui a excellemment chanté le grand air de bouffe de Cenerentola.

« On nous écrit de Bade », La Presse musicale, 5 septembre 1867 (FB). […] puis le concert d’une jeune pianiste, Mme Nina de Callias […]. Cinq morceaux annoncés au programme n’ont pas suffi au dilettantisme du public, qui en a redemandé trois parmi lesquels on a remarqué une étude très originale, composée par Mme de Callias et intitulée, Les Traîneaux.

La Presse musicale, jeudi 3 décembre 1868 (FB). Mardi dernier, chez Mme de Callias, nous dit le Nain jaune, Mlle de Rionnelle a obtenu le plus grand succès en interprétant une romance composée par Mme de Callias sur des paroles d’Arsène Houssaye : Aimons-nous follement, et son talent s’est surtout déployé dans le grand air du Trouvère. La maîtresse de maison a exécuté avec un brio incomparable plusieurs morceaux de sa composition, notamment le galop qu’Arban vient d’orchestrer (Edmond Lepelletier).

Le Nain jaune, dimanche 20 décembre 1868. Mme Nina de Callias vient de donner au théâtre des Jeunes Artistes une charmante représentation. Vaillamment secondée par la belle Mme Virginie Huet, dont le remarquable talent d’organiste a reçu une fois encore la consécration du succès, la bénéficiaire, en robe lumineuse, lamée d’argent, avec une comète en brillants dans les cheveux, a électrisé la salle avec son Grand Galop qu’Arban, Strauss et Métra se disputeront cet hiver. On a justement applaudi Mlle de Rionnelle chantant le Trovatore et le Lohengrin de Wagner, ainsi que Mmes Pilvois et Davenais, et MM. Francis et Victor qui ont parfaitement interprété La Pomme, ce chef-d’œuvre mythologique de Banville, et les Brebis de Panurge de Meilhac. A l’issue de la représentation, un brillant souper a réuni les artistes et les amis de Mme de Callias. La fête a réussi complètement grâce surtout à M. Billion, l’ex-directeur du théâtre du cirque qui, sous un déguisement adorable (costume de propriétaire grincheux étudiant l’art de

298 parler et d’écrire correctement la langue française) a bien voulu se faire le boute-en-train des joyeux soupeurs.

La Presse musicale, 24 décembre 1868 (FB). Mercredi dernier, à l’École Lyrique, très belle soirée dramatique et musicale, donnée par Mme Nina de Callias qui se fera entendre plusieurs fois cet hiver, tant à Paris qu’à Bruxelles.[…] Dans la partie musicale, Mme Nina de Callias, qui a fait exécuter ses charmantes compositions poétiques et musicales, qui a enlevé avec brio un galop de sa composition et n’a pas voulu céder à d’autre l’honneur d’accompagner les chœurs de Lohengrin, dont elle a joué l’effrayante et étonnante bacchanale avec une furie toute française; Mlle Nina de Rionnelle, qui a tour à tour emporté tous les suffrages dans la scène de Lohengrin, dans une transcription de Chopin (poésie de Charles Cros), dans une chansonnette : Aimons-nous à la folie de Mme de Callias, dans la Berceuse de l’Africaine, et enfin dans le Miserere du Trovatore, où le ténor Boutines a été un excellent Manrique.

René de la Ferté, « Chronique », L’Artiste, 1er janvier 1869. Mercredi, nous avons assisté avec quelques figures du Paris artiste, au premier concert que Mme Nina de Callias a donné. Nous avons déjà applaudi cette artiste aux concerts du palais pompéien. On se serait cru à une première des Variétés. D’abord La Pomme de Banville, interprétée par M. Francis et Mlle Clara Pilvois, qui, de même que Mlle Francine Cellier, a passé par le foyer de la danse pour arriver à la comédie. La toile tombe et se relève un instant après; le théâtre représente un salon avec tout ce qu’il faut pour donner un concert. Entrent la belle Mlle Virginie Huet et Mme de Callias qui jouent un duo de Weber. L’intermède est clos par une Mazurka de Chopin, que Mme Nina de Callias a su enchaîner dans une ingénieuse modulation à sa romance sur les paroles de Arsène Houssaye, chantée par Mlle Nina de Rionnelle, la jeune, jolie et inspirée cantatrice que nous recommandons à M. Perrin comme une Selika plus jeune et aussi passionnée que celle de l’Opéra. Encore un acte, Les Brebis de Panurge, de MM. Meilhac et Halévy, joué par M. Georges et Mmes Clara Pilvois et Martin, avec beaucoup d’entrain et de gaieté. Après cela un grand galop, composé et exécuté par Mme Nina de Callias. Bien que trop jeune pour avoir pris des leçons de Chopin, la comtesse de Callias passe pour son élève, comme la comtesse Czartoriska et la princesse de Chimay. La vérité est que son éducation, commencée par Mme Veyret, l’élève favorite du maître, a été continuée par Henri et Jacques Herz et Pauline Viardot. Voilà pourquoi elle fait du piano une voix et une âme.

Revue du Monde nouveau, 1er avril 1874. Nous avons entendu avec plaisir, précisément dans des théâtres qui prêtaient leurs vieilles dorures à des bénéfices d’artistes, une pianiste, Mme Nina de Villard, dont le talent perlé, classique et chatoyant, s’encadrait à merveille dans ces splendeurs festivales. Le succès était pour un morceau qui s’appelle Domo D’Ossola, c’est le nom d’une petite ville d’Italie, au pied du Simplon. Nous avons retrouvé dans cette fantaisie trois airs que tous les flâneurs de la Piazza del Duomo à Milan, des galeries de Turin, de la via Carlo Felice à Gênes ont souvent fredonnés […] Mme Nina de Villard a transcrit ces chansons sans tomber dans les

299 rengaines italiennes. Un point d’orgue feu d’artifice vient réveiller l’auditeur, qui allait s’attendrir aux notes sentimentales des mélodies; puis vient cette Mariannina comme un cri d’orgueil triomphal sorti de la poitrine de Jeanne d’Arc.

La République des lettres, 16 février 1877. Un concert-audition donné à la salle Érard par M. Henri Ghys, pianiste-compositeur, attire une foule choisie. Nous avons entendu : Un trio en mi mineur, quatre préludes pour piano, deux fragments de la Tour du Nord, poème chanté, un nocturne, une polonaise, un scherza [sic], une mazurka, une valse, et finalement un galop de concert pour deux pianos, parfaitement exécuté par l’auteur et Mme Nina de Villard, musicienne bien connue. Toutes ces compositions font le plus grand honneur à M. Henri Ghys, par leur originalité et leur excellente facture. Le trio, particulièrement renferme des passages très-remarquables au point de vue harmonique. M. Ghys est incontestablement un chercheur opiniâtre, et nous pouvons même affirmer que la plupart du temps il trouve ce qu’il a cherché.

« Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 29 février 1880. Mercredi dernier, nombreuse et brillante réunion au quatrième concert annuel de M. Henry Ghys, salle Érard. Les morceaux les plus applaudis ont été la sonate à quatre mains du bénéficiaire, exécutée par Mme Nina de Villard et l’auteur, les huit préludes, du même; l’air de Jeannot et Colin, chanté par Mlle Baume, avec une voix charmante et une méthode parfaite; à la fin de la première partie, M. Camille Périer a interprété avec beaucoup de brio la dernière composition de Tagliafico, Grand Saint-Martin, qui lui a valu un rappel des plus mérités.

Le Progrès artistique, 25 février 1881. M. Henri Ghys, un des irréguliers les plus sympathiques, a donné son grand concert annuel, le mardi 15 février, à la salle Érard, avec le concours de Mme Nina de Villard, Mlle Thérèse Meilhan, et M. Coquelin cadet et quelques unes de ses élèves les plus intéressantes.

A. Costes, Le Progrès artistique, 20 mai 1881. Le concert donné, salle Henri Herz, au profit de l’Alliance des Arts, des Sciences et des Lettres, comportait un programme des plus attrayants. Après une courte allocution […] tous les artistes et amateurs qui prêtaient à cette œuvre leur généreux concours, se sont fait entendre à la grande satisfaction du public, qui ne se lassait pas d’applaudir à ce gracieux défilé de jolies femmes. Parmi les artistes les plus fêtés, nous citerons […] Mlles Nina de Villard et Vita Rousseau dans une fantaisie sur les Huguenots du célèbre pianiste Antoine de Konstki […].

A. de Battu, Le Progrès artistique, vendredi 5 mai 1882. Le dimanche, pour nous remettre, nous avons été constater, salle Herz, le succès obtenu par notre amie Nina de Villars [sic] qui, de temps à autre, nous apprend de la façon la plus agréable qu’elle n’abandonne pas la lice musicale. Avec elle, nous avons entendu le pianiste Ghys- qui n’aime pas les gens qui suivent le convoi de leur femme, le chapeau sur la tête- puis le ténor Amilet et Mlle Henriette Hauser.

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3. Documents du dossier Callias

Document 1

Paris le 24 février 1874 Ce matin ou tantôt doit avoir lieu le duel entre Georges Maillard du Pays et M. Hector de Callias qui signe au Figaro les coulisses des grands journaux, sous le pseudonyme de Gustave Hector […] M. de Callias est l’époux abandonné de Mme Nina de Callias (née Gaillard) actuellement Directrice, avec M. Charles Cros, son amant, de la revue mort-née intitulée : Revue du monde nouveau. C’est une dame que Manet a reproduite dans le 1er no sous le qualificatif d’une Parisienne. Or, il y a six mois environ, M. de Callias se trouvant dans un café à côté de M. Cros son successeur de la main gauche et ayant liché, plus que de raison, se met à engueuler M. Cros qui lui envoya le lendemain, deux témoins. On va sur le terrain, M. de Callias chantonne, mange une queue de rose, fouette les herbes de sa badine, pirouette; bref, les fers s’engagent et au moment où le témoin dit « Allez Messieurs », M. de Callias baisse son épée et dit : « Pardon! j’ai deux mots à dire en particulier à M. Cros ». : Les témoins s’écartent, les deux adversaires se promènent vingt minutes et au bout de ce temps Cros a dit à ses témoins : Messieurs en présence des explications de M. de Callias, l’affaire n’a plus de raison de suivre son cours. Chacun s’en alla comme il était venu. M. de Callias, toujours chantonnant, faisant siffler sa badine et mâchonnant sa rose; mais singulièrement déchu dans l’estime de ses témoins. Signé : « G »

Document 2

14 janvier 1875- La nommée Gaillard Anne, Marie, Claude, surnommée la Nina […] est âgée d’environ 27 ans. Depuis 6 mois, elle demeure en compagnie de sa mère rue des Moines no 82 (Batignolles) où elle occupe une maison particulière. Précédemment, elle a demeuré rues de Turin, no 25, de Londres no 44, et Chaptal, no 17. En 1864, elle a épousé M. de Callias, Hector, rédacteur au journal Le Figaro demeurant rue de Montalinet no 18 qui, en 1867, par suite de la vie scandaleuse de sa femme, s’est séparé d’elle. Elle possède de 18 à 20 000 francs de rentes provenant de la succession de son père, ancien notaire rue Chaptal no 17. Les renseignements recueillis sur cette femme sont des plus défavorables.

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Durant les deux années qu’elle a vécu avec de Callias elle a eu quantité d’amants choisis parmi les souteneurs de filles. Tous les 8 ou 15 jours, elle en changeait. A chaque nouvel amant, elle prenait 1000 ou 1200 francs, partait avec l’individu et ne rentrait au domicile conjugal que lorsqu’elle n’avait plus d’argent. C’est à la suite de ces débordements que de Callias l’a quittée. A la mort de son père qui, depuis longtemps était séparé de sa femme elle hérita d’environ 1 300 000 francs. Quelques mois après, elle donna, dans le local même où il était décédé, un bal masqué auquel elle assista costumée en titi et en débardeur. Pendant l’insurrection de 1871, elle avait deux amants qu’elle entretenait sur un grand pied : l’un était journaliste l’autre, officier dans un bataillon fédéré. Avec ce dernier, à qui elle avait acheté un cheval et deux uniformes complets, elle paradait sur les boulevards, fréquentait les cafés et, comme lui, buvait force bocks et verres d’absinthe. Elle fréquentait les clubs de femmes, où elle pérorait et les cafés-concerts où elle touchait du piano. Tout récemment, elle a fait de la musique dans différents concerts donnés au profit des Alsaciens-Lorrains. L’Insurrection terminée, elle quitta Paris en compagnie de sa mère et d’un rédacteur du journal La Marseillaise et alla résider à Genève. Elle revint à Paris en 1872. Dans les différentes maisons où elle a habité, elle et sa mère sont qualifiées des noms les plus odieux. Partout, en raison de leur conduite scandaleuse, elles ont reçu congé par huissier. Au no 25 de la rue de Turin, tous les 2 ou 3 jours, quinze ou vingt individus arrivaient chez ces femmes vers 9 heures du soir et n’en sortaient que le lendemain matin à 7 ou 8 heures. Toute la nuit se passait en orgies impossibles à décrire. Au mois d’août dernier, à la suite d’une orgie qui avait dégénéré en bataille, le propriétaire porta plainte chez le Commissaire de Police et l’on arrêta 18 individus qui passèrent la nuit au poste et furent relâchés le lendemain. Une autre fois, c’était un officier de marine qui, dans l’appartement se battait avec les deux femmes, un autre individu étant survenu, ces deux hommes furent arrêtés et conduits au poste. À son domicile actuel, elle continue les mêmes orgies. Bien que, dans la maison que ces femmes habitent, il n’y ait pas d’autres locataires, les habitants des maisons voisines disent que cette maison est un enfer. Les habitués sont des jeunes gens de 18 à 25 ans. On ne connaît pas à la femme de Callias d’amant en titre. En ce moment, demeure dans la même maison un individu âgé d’environ 34 ans, qui est, dit- on, l’amant de la mère. Tous les fournisseurs sont très-satisfaits, tous les achats sont payés comptant. On n’a pu apprendre si la femme de Callias a eu ou a en ce moment pour amant un <…> Albert Clauss ou Charles Crauss directeur d’une revue intitulée Le Monde Nouveau.

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Son notaire est M. Desforges, demeurant rue d’Hauteville no 1. Signé : L’Officier de Paix Esmand

Document 3

Paris, le 14 août 1876 À défaut de nouvelles politiques, nous allons causer un peu des soirées de Mme de Nina de Callias et de ses invités Mme de Callias née de Villard est une farceuse artistique, quelque chose comme une réduction de Mme Rattazzi. La Nina riche d’environ 30000 livres de rente (d’où venaient ces rentes? Je l’ignore) épousa Hector de Callias rédacteur aventureux du supplément du Figaro un bohême par trop Figariste, de bonne camaraderie, qui, fort pauvre, lâcha la Nina après quelques escapades de celle-ci et préféra retourner au pays de la dèche plutôt que de manger le pain sale de sa femme. En 1869 ou 70 la Nina était amoureuse folle de Rochefort qui dédaigna de la prendre pour maîtresse. Ne pouvant avoir Rochefort, la Villars voulut avoir quelqu’un approchant Rochefort et choisit pour amant Bazire, rédacteur de la Marseillaise comme étant celui qui, dans toute la rédaction, ressemblait le plus à Rochefort. Après la Commune Mme de Callias suivit Bazire en Suisse (Dans des correspondances de 72 et 73 vous pourrez trouver des renseignements très gais sur l’existence de ces personnages et le récit d’une grande bataille avec Pilotell à Genève). A cette époque Nina commença à lâcher Bazire pour s’attacher officiellement à Charles Cros, un poète funèbre et Baudelairien, jeune et très polisson. Bazire supporta tant bien que mal ce partage, puis un beau jour, on l’évinça complètement; c’est à Milan, je crois, qu’eut lieu la rupture. Bazire et Cros donnaient, dans les petits théâtres, des séances d’improvisation poétiques et Mme Nina braillait des cavatines italiennes ou brossait du piano. C’était un roman comique à la façon des bohèmes millionnaires de Murger. On jouait à la pauvreté pour voir, si, avec ces seuls talents, on gagnerait sa vie. Revenue à Paris, la Nina toujours collée à Cros, ouvre un salon artistique : on y invite les petits poëtes charrogneux, les guenilleux de la lyre; ces affamés couchent, se lavent et mangent chez la Nina : un vrai chenil une pension Sanfourche pour lyriques. Il y a là Catulle Mendès, J. Richepin, les trois frères Cros, Germain Nouveau, Raoul Ponchon, toute la bande des fainéants en prose et en vers, des gacheurs de statuettes, des pianistes aliénés; entr’autres le pianiste pédéraste Cabaner qui cogne dans un café concert avenue Lamothe-Piquet. On fait des parties extravagantes. Nina couverte de bijoux et flambante de velours, va dans le café de Cabaner pour jouer des valses de sa composition et chanter des romances du même cru devant les [in salos?] stupéfiés. Puis, l’âge venant, la Nina rêve un salon influent, elle tâche indirectement, par l’entremise de ses poëtaillons d’attirer chez elle des hommes politiques faciles au plaisir, la jeune garde de la révolution. On commence par les journalistes : M. Tony Révillon y va après s’être fait un peu prier etc. etc. Il y a à peu près 15 jours, on donna une grande soirée : on construit un théâtre et Nina y joue avec M. Richepin une pièce de M. Richepin. Au spectacle assistaient Madame Rattazzi et son futur mari; après la comédie

303 souper, on se soûle : et alors chacun prend sa chacune, on ne se gêne point, on fait publiquement ses petites affaires, Catulle Mendès caresse sur un divan je ne sais quelle catin pendant que Mad. Rattazzi, son futur présent évente les deux amoureux et leur récite des vers exotiques. A quel propos cette liaison de Nina et de la Rattazzi? On se perd en conjectures. Y a-t-il entr’elles un fruit? De gougnottage? Qui sait? En tout cas c’est fort drôle et M. Francisque Ordinaire, député du Rhône s’amuse extraordinairement chez Nina. La Nina ne possède point d’amant en titre. Elle a rompu il y a 3 ou 4 mois avec Cros qui lui a, pour adieux, administré une rossée épouvantable. Cros était, nous a-t-on dit, jaloux de Richepin. Nina continue à héberger les rimeurs sans chemise, les musiciens errants, toute la fleur de la dépravation morale. Ce qui ne l’empêche point de persister dans son idée de se faire peu à peu un salon politique et elle est f……ichue de se le créer. Signé : « G »

Document 4

Paris, 2 Xbre 1877 Mme Léna (femme séparée de Hector de Caillias le journaliste) donne des soirées extravagantes tous les jeudis, dans son petit hôtel de la rue des Moines; car, un Monsieur qui y serait entré à 11 heures du soir, se serait certainement cru dans une maison de fous. Le laisser-aller le plus coquet y règne, on chante, on crie on g….le à qui mieux mieux. Pour dominer tout cela, Catule Mendez et son ami Pamidory déclament et présentent à la société ahurie, leur ami le magnétiseur du Boléra-Stav, qui magnétise la maîtresse de la maison, laquelle étale ses estomacs volumineux aux regards charmés de l’assistance qui aime les grosses femmes; c’est épileptique. Ensuite, Catule Mendez avait trouvé drôle d’amener un jeune homme d’environ 24 ans et il n’avait dit son nom à personne; la présentation n’avait été faite qu’à Lina, alors, au milieu de la soirée, l’incident suivant est arrivé : un Monsieur, qui habite une rue des Batignolles, reconnaît un voisin, et lui dit ceci : « ah! Oui, je vous remets, vous habitez au 3me et moi au 6me, je vous vois souvent fumant une pipe à la fenêtre, vous avez une blouse blanche, alors l’autre se redresse et dit : pardon, vous faites erreur pourquoi? Ne m’appelez-vous pas tout de suite Amingue ». Or le jeune homme inconnu était le fils aîné de Jules Amingue; vous voyez d’ici le tableau. Catule s’est précipité sur lui et il n’a rien dit, pas un mot. Lina était devenue pâle, ça a jeté un froid sur la petite gaieté, alors on a joué. On a beaucoup parlé de 1800 mille que le Maréchal doit à de Bausse et on ajoutait que Mac- Mahon était ruiné et que c’est pour cela qu’il ne veut pas s’en aller. [non signé]

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Extrait 1 Ext. d’un rapport de Genève du 13 août 1872, classé au Der 6806. Une fille de Gaillard, que l’on nomme Nina de Villars, mène grand train à Genève. C’est elle qui donne le plus de secours aux communeux. Elle est mariée ou vit en concubinage avec un M. de Villars qui est un baron idiot qu’elle fait cocu avec persistance. Cette Nina pose pour la femme de lettres; elle a dernièrement publié un feuilleton dans la Suisse radicale sous le titre de : André Laval. [non signé]

Extrait 2 Paris, le 19 7bre 1874. Extrait d’un rapport de Paris <…> du 19 7bre 74 cl. au dr 71110 Bazire, Edouard [sic] Nina de Callias, femme d’Hector de Callias qui, sous la commune, quêtait pour les fédérés blessés et récitait des vers grimpée sur les tables du café de Madrid s’était réfugiée, à la suite des événements, à Genève accompagnant Bazire de la Marseillaise. Elle a quitté Bazire lasse de le nourrir pour la bonne cause; il est certain qu’elle est à Paris, car je l’ai vue hier, elle est en ménage avec un ne Albert Clauss, au grand désespoir de Callias, qui suppute sur ses doigts, à la terrasse de Tortoni, ce que sa femme représente de verres d’absinthe. Signé : « J »