<<

Au pays des voyageurs III Prosper et Alexandre vont en Espagne

Mérimée et Dumas, exacts contemporains, ont vu les mêmes choses en Espagne. Le premier en aristocrate cérébral, le second en reporter jouisseur umas est de nouveau à l'honneur. Les Ce mince volume — cent pages sans la préface sans huile ni vinaigre — ces deux produits étant Editions Complexe, Bicentenaire et les appendices — est au copieux « De à abominables au-delà des Pyrénées — avec le seul oblige, rééditent le cycle des romans Cadix » ce qu'un biscuit vitaminé est à une secours d'oeufs frais et de citron. inspirés par la Révolution française, choucroute alsacienne. Je n'utilise pas par hasard Malgré l'attente excitante de voleurs et les isvr soit « le Chevalier de Maison- semblable métaphore, car le génie gourmand de récits qu'on lui fait de leurs exploits, on sent que Rouge », l'admirable « Joseph Balsamo », un de Dumas éclate, une fois de plus, dans ses livres de Dumas, au fond, n'a Point trop aimé l'Espagne. ses chefs-d'oeuvre, « Ange Pitou » et la suite. voyage. Non seulement ce qui l'intéresse le plus, Le pays qui plaît tant à Mérimée à cause du dessin Excellente idée que de revoir le xvir siècle par les en Espagne comme en Russie, c'est le contenu de si net de la lumière et de l'ombre, à cause de ses yeux de ce grand visionnaire. N'oublions pas son assiette à l'étape, non seulement il consacre contours sans bavures et de son aridité première, qu'il fut aussi un exceptionnel voyageur : le des pages à raconter les luttes quotidiennes qu'il ,déçoit l'amateur de bonne chère, le gros sensuel « Voyage en Calabre » (extrait d'un volume faut mener dans ces pays barbares contre l'infa- qui dévore la vie à belles dents. Il trouve l'Escurial consacré surtout à la Sicile), « De Paris à Cadix » mie des restaurants, mais son style lui-même, lugubre, les moines de Zurbaran lui font peur. et « En Russie » sont des régals de bonne humeur comme dans ses romans, a la chaleur, l'abon- L'Italie, la gaieté, l'ironie italienne, le sens du et de drôlerie. Comme on nous repropose dance, le fumet, parfois la redondance et l'excès plaisir et de la fête italiens sont bien plus également les « Lettres d'Espagne » de Mérimée, de graisse d'un plat amoureusement concocté. conformes à son goût profond, et les différents rien n'est plus amusant ni instructif que de Ayant noté qu'en Espagne leslièvres sont pros- récits de ses voyages en Italie rendent un son plus constater comment un même sujet a servi de crits des tables, sous prétexte qu'ils fouillent les plein, plus riche. Signalons aux éditeurs que le révélateur à deux tempéraments aussi opposés tombes et mangent les cadavres — « les lièvres cycle romanesque de « la San Felice », évocation que -possible. meurent de vieillesse, en regardantles Espagnols de à la fin du XVIII' siècle, est introuvable

Mérimée et Dumas, exacts contemporains, manger les lapins » —, il s'attelle à la tâche de en librairie depuis longtemps. regardent les mêmes choses en Espagne, mais ils réhabiliter auprès des aubergistes cette nourri- Il s'agit pourtant d'une des créations, les plus ne les relatent pas de la même façon. Courses de ture pour lui succulente. Une autrefois, il conçoit étourdissantes de Dumas, synthèse de ses dons taureaux et hauts faits de bandits sont les lieux l'idée « sublime » de confectionner une salade d'inventeur et de ses sevenirs de touriste. Ce communs du voyage en terre ibérique. En bons qu'il y a de merveilleux dans « De Paris à Cadix » adeptes du romantisme, férus de pittoresque et ou « En Russie », c'est la présence continuelle de d'aventures, Mérimée et Dumas observent celui qui raconte. On est à côté de Dumas dans la consciencieusement ce qu'attendent leurs lec- diligence qui verse, on s'assied à côté delui à teurs. Mais tandis que le premier est sec, précis, l'auberge, on crie par sa,bouche dans l'arène, on concis, le second s'étend et bavarde. Bien mieux : retrousse ses manches pour suivre la réalisation ce qui intéresse Mérimée, c'est moins la couleur de sa « sublime » idée saladière. Mérimée, en du spectacle que sa structure. Il décrit la corrida aristocrate, regarde de haut les choses et en extrait comme une partie d'échecs, il en dégage les lois, l'essence ; la nature de Dumas est populaire, là où Dumas s'abandonne au flot des impressions instinctive, immédiate, physique. Aucun autre visuelles. Au sujet des voleurs (tous parfaits voyageur, pas même , n'a eu le talent de gentilshommes, il s'entend, au point que les deux nous associer ainsi à ses aventures par un contact écrivains rapportent presque les mêmes épisodes de chaque instant. Il arrive même que cette de générosité chevaleresque), la différence est présence devienne encombrante, et l'on aurait encore plus nette. « Un voleur commence en envie de se débarrasser du bavard, de rester seul général par être contrebandier. Son commerce devant le pont de Tolède ou.dans les jardins de est troublé par les employés de la douane. C'est l'Alcazar de Grenade. Il y a plus de vie que d'art une injustice criante pour les neuf dixièmes de la chez Dumas, mais c'est aussi le secret de son génie population, que l'on tourmente un galant romanesque. DOMINIQUE FERNANDEZ homme qui vend à bon compte de meilleurs cigares que ceux du roi... » Tout est dit en D'Alexandre Dumas : « De Paris à Cadix », quelques mots : la genèse du banditisme, la François Boulin, 448 pages, 120 F ; « En Russie », popularité du bandit. Les< Lettres d'Espagne » François Bourin, 718 pag4 135 F ; « Voyage en ressemblent à une nouvelle de Mérimée, et Calabre », Complexe, 304 pages, 49E l'édition de la Pléiade les a d'ailleurs incluses à la « Lettres d'Espagne », de Prosper Mérimée, Com- suite des oeuvres romanesques. Alexandre Dumas pendant le voyage de Paris à Cadix plexe, 180 page. 49 E 20-26 JUILLET 1989/75