Le «Triangle Rose» Surgi De L'oubli
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34∑SOCIÉTÉ SOCIÉTÉ∑35 sexualité de Rudolf ne sera d’ailleurs jamais un problème LE «TRIANGLE pour la famille. Même lors des pires moments, ses frères et sœurs n’essaieront jamais de le rendre «normal», le vocabulaire ROSE» SURGI des nazis, celui que Rudolf a si bien intégré qu’il l’utilise encore, sans visiblement en être gêné. DE L’OUBLI C’est lors d’un bal qu’il aperçoit Werner, «ein blond schöner Junge». Un jeune tailleur pour TÉMOIGNAGE. A 96 ans, il est sans hommes qui, lui glissent ses copines, est «comme lui». Spor- doute le dernier «triangle rose» encore tif, il se rend tous les dimanches en vie. Rare entretien avec Rudolf à la piscine. Rudolf y court. Coup de foudre. Suivent des heures Brazda, déporté pour homosexualité. gaies, au grand jour ou presque. R D E Les deux amants «font les fol- IVÉ PR FLORENCE PERRET 175 du Code pénal allemand, N les» et jouent parfois à prendre pour homosexualité. CTIO des noms de filles, Uschi pour LLE etiens ton souffle!» La CO Werner, Inge pour Rudolf. «Rmain lourde qui écrase Trop tard, vraiment? En cet KARLSBAD Expulsé d’Allemagne, Rudolf intègre en 1938 une troupe de théâtre dans les Sudètes (ici avec deux actrices). la tête de Rudolf Brazda sous après-midi de canicule, dans son Prison et expulsion. A partir de l’eau, dans un bain de désinfec- canapé d’un cuir passé, Brazda, 1935, «les choses ont évolué tion, est celle d’un SS du camp chemise rose et charentaises très vite». La persécution se de concentration de Buchen- noires, oscille entre rires toni- met en place. Les rafles dans wald où le jeune homosexuel de truants et pleurs intérieurs. Il en les boîtes fréquentées par les 28 ans vient d’être conduit. a réchappé. L’ancien déporté, qui homos se multiplient, les cour- Rudolf s’étrangle, boit la tasse, vit depuis la Libération près de riers sont interceptés. Werner vomit le produit. Il enfile son Mulhouse dans la petite maison part à la guerre. Un de leurs uniforme rayé qu’il a construite amis, qui craint d’être arrêté, se bleu ciel et en 1960 avec son suicide. Un autre écrit à Rudolf, blanc. Son compagnon, a qui travaille désormais comme matricule sera même atteint un groom dans un hôtel de Leip- le 7952 et son âge inespéré: zig, pour le mettre en garde: insigne un... 96 ans. Vieux «Ils savent», écrit-il. «beau triangle mais pas sénile, Avril 1937, Rudolf reçoit une rose», ironise- sourd mais pas convocation au commissariat. Il t-il. Le SS lui muet, fin mais s’y rend sans être «trop inquiet», arrache encore pas fragile, mais est arrêté immédiatement, R R D D sa chaînette où l’ouvrier qui E E puis passe en procès: «Ils IVÉ IVÉ PR PR HWAB pend une petite peine à expri- N N avaient ramassé des preuves, C SC CTIO CTIO LU croix en or que mer ses émo- - intercepté des lettres, connais- LLE LLE EAN J CO CO We r n e r, s o n DR tions est sorti saient les lieux où nous avions amant, lui a de l’oubli pres- BUCHENWALD Rudolf Brazda est retourné l’an dernier dans le camp de concentration MULHOUSE Cette «photo d’art» de Rudolf, prise à la fin des années ÉCHAPPÉES Peu après son arrivée en Alsace en 1945, vécu, les prénoms dont Werner offerte. Il peut 8 AOÛT 1942 Entrée au camp. que par hasard. où il a passé trois ans. Sa fiche d’admission (à gauche) précise le motif de sa déportation. 40 alors qu’il a la trentaine, est sa préférée et trône dans son salon. il rencontre Edi, avec lequel il vivra durant 50 ans. et moi nous nous affublions.» rejoindre son bara- C’était l’an der- Le jugement tombe: l’homo- quement. Le numéro 2. Nous nier. Brazda, qui regarde volon- t-on alors: le dernier survivant Brazda. L’ouvrier qui vit seul au des grandes agences qu’il parti- Les gros ennuis ont commencé partenaire «très recherché» –, sexuel est condamné à six mois sommes le samedi 8 août 1942, tiers les programmes de télévi- des «triangles roses» est mort milieu de ses bibelots et pelu- cipe à une cérémonie devant le en 1937. Jusque-là, Rudolf vit parfois les embrasser, voire de prison à Altenburg pour le premier jour de la vie de sion en langue allemande – il ne trois ans plus tôt. Croit-on. ches depuis six ans, depuis la mémorial aux côtés de Klaus une vie plutôt heureuse entre même les laisser s’approcher «activités contre nature». La déporté de Rudolf Brazda, parle quasiment pas le français mort de «son Edi», décide de se Wowereit, «le maire de Berlin», Meuselwitz et Leipzig. L’ap- plus encore, l’homme ne voit que moitié des détenus y croupis- citoyen tchèque, huitième et – apprend qu’aura lieu, le 27 mai Etincelles masculines. Les yeux faire connaître auprès des asso- précise-t-il un rien fier. Ce jour- prenti couvreur sait depuis belle des hommes dans ses rêves. Sa sent d’ailleurs pour le même dernier enfant d’une famille 2008 à Berlin, l’inauguration du rivés sur la grande télévision ciations gay berlinoises. Le là, Rudolf Brazda, 95 ans depuis lurette que les filles et lui ne mère l’a vite compris: «Elle motif. Rudolf y sera homme à d’ouvriers, né le 26 juin 1913 à mémorial pour les 50 000 qui mange son petit salon, un 28 juin 2008, jour joyeux de Gay deux jours, devient le dernier feront pas de grandes étincelles. acceptait.» Il faut dire que la tout faire, «des conditions pas si Brossen en Allemagne et homosexuels persécutés par le téléspectateur alsacien sait qu’il Pride, c’est en invité exception- survivant connu des «triangles Il a beau souvent les côtoyer – période, sous la République de mauvaises que ça», juge-t-il condamné, selon le paragraphe nazisme. «Trop tard!» déplore- en reste au moins un: lui, Rudolf nel et face aux photographes roses». Rudolf qui adore danser est un Weimar, est tolérante. L’homo- aujourd’hui. Mais, que ce soit ACTUELS L’HEBDO 4 JUIN 2009 4 JUIN 2009 L’HEBDO ACTUELS C M Y K C M Y K en prison ou plus tard dans le sera emmené à l’infirmerie camp de concentration, jamais comme il l’espérait «mais pour Rudolf n’a imaginé une seule y subir une injection léthale», seconde «arrêter avec les gar- pleure Rudolf. çons». Lui, le «triangle rose» est affecté A sa sortie de cet enfer, le Tchè- aux travaux de carrière: déblayer HWAB C SC LU que, qui a toujours vécu en Alle- la roche, remplir les wagonnets - magne mais n’en a pas la qui seront tractés par des Juifs, JEAN citoyenneté, reçoit un avis d’ex- sous la brûlure des fouets. Beau TRIANGLES ROSES La plaque en mémoire des 650 homosexuels déportés à pulsion. «Furieux de devoir par- garçon, homo et un brin effé- Buchenwald. Beaucoup n’en sont jamais ressortis. tir» tout en étant «soulagé de miné, Rudolf va très vite être fuir le régime de Hitler», Rudolf sollicité par des supérieurs, à travaillait pas assez dur aux l’armée américaine entre dans va s’installer à Karlsbad, dans la commencer par un kapo res- yeux des kapos, a été précipité le camp le 11 avril 1945. Il arri- région germanophone des ponsable du chantier, pour des dans le vide de la carrière avant vera à Mulhouse un mois plus Sudètes. Il ne reverra jamais échanges sexuels. de mourir sous les balles. tard et rencontrera bientôt Edi, Lui-même a échappé au pire si l’homme de sa vie. Tous deux «QUAND J’ÉTAIS SEUL ET QUE Cobayes humains. l’on excepte cette histoire: «C’est vivront librement durant cin- «Tous ces gens-là, la baraque de quel commando?» quante ans et travailleront LE KAPO VENAIT, IL EN PROFITAIT notamment les Rudolf entend la question, mais comme couvreurs pour le même POUR SE SATISFAIRE.» doyens des bara- ne voit pas celui qui la pose. Il patron. Rudolf Brazda quements, avaient répond: «C’est marqué sur la des pulsions à porte!» Le coup de poing qui Danse avec Edi. S’il n’oublie pas Werner qui meurt sur le front satisfaire, car le camp n’était pas s’écrase sur sa figure démolit les crimes nazis dont il a été le deux ans plus tard. Seul souve- mixte», raconte Brazda qui se plusieurs dents et lui fait com- témoin – des cauchemars sur- nir de cet amour: une chaînette retrouve dans les bons papiers prendre qu’il ne s’agit pas d’un gissent encore dans ses nuits qu’il porte autour du cou et où des chefs. Résultat: il mange codétenu mais d’un SS. Menacé – les souvenirs se sont estom- pend une petite croix en or... souvent mieux que d’autres d’être envoyé à Dora, un camp pés: «J’essaie de ne pas trop y Rudolf gagne sa vie en faisant détenus et collecte de la nourri- souterrain annexe de penser.» Rudolf Brazda se dit «des imitations de Joséphine ture pour eux quand il le peut. Buchenwald – «autant dire à la «content de sa vie». Il faut Baker», puis rejoint une troupe Rudolf décroche aussi un poste mort» – Brazda est sauvé par savoir que l’homme est d’un de théâtre itinérant où il ren- plus léger: il soignera les blessés son kapo qui ira plaider sa cause tempérament plutôt joyeux, «le contre Toni, un coiffeur. de la carrière.