ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES École doctorale de l’EHESS 286 Formation doctorale : Sciences Sociales (EHESS-Marseille)

Diego MUÑOZ AZÓCAR Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie (CREDO UMR 7308) Maison Asie-Pacifique (AMU/CNRS/EHESS)

DIASPORA RAPANUI (1871-2015) L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française Une ethnographie historique de la mobilité dans une société transnationale

Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie

Directeur de Thèse: M. Serge TCHERKEZOFF Jury: M. Christopher BALLARD (Australian National University et Université de la Polynésie française) Mme Irène BELLIER (Centre National de la Recherche Scientifique) M. Adriano FAVOLE (Université de Turin) M. Patrice GODIN (Université de la Nouvelle-Calédonie) M. Alexander MAWYER (University of Hawaii at Manoa) M. Grant McCALL (University of Sydney) M. Bernard RIGO (Université de la Nouvelle-Calédonie) Rapporteurs: M. Tamatoa BAMBRIDGE (Centre National de la Recherche Scientifique) M. Bernard RIGO (Université de la Nouvelle-Calédonie)

22 juin 2017

Diaspora rapanui (1871-2015) L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française Une ethnographie historique de la mobilité dans une société transnationale

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Remerciements

La recherche en anthropologie ne se réalise jamais en solitaire, et la rédaction d’une thèse, ainsi que l’apprentissage des réalités sociales diverses, sont une entreprise collective, car sans vie sociale, pas d’anthropologie, pas de connaissance, pas d’humanité non plus. En finissant ce travail, qui s’est étendu pendant plus de 10 ans, entre les enquêtes de terrains, l’analyse des données et la rédaction du manuscrit, plusieurs personnes m’ont accompagné de près comme de loin. Au fil de cet écrit apparaissent incessamment les dialogues avec des amis et amies rapanui, sur l’île de Pâques, dans la métropole chilienne et à Tahiti. Je parle d’eux en les nommant soit par leurs noms complets, soit de manière collective ou juste par leur prénom. Je leur suis infiniment reconnaissant de m’avoir accueilli et accompagné par leur amitié, en me laissant bien des fois partager leur intimité. Ces interlocuteurs sont devenus des amis proches et je leur suis extrêmement redevable de m’avoir enrichi et entouré par tant de liens chaleureux. Je suis particulièrement reconnaissant de la confiance qu’ils m’ont accordée. Je leur suis d’autant plus redevable que tous, individuellement, m’ont expressément autorisé à citer tous les propos qui traversent cette thèse, mais aussi à intégrer le résultat de mes recherches dans leurs histoires de famille, dans leurs généalogies proches et lointaines, et même dans les histoires de terre qui sont si importantes pour eux, et parfois si conflictuelles, et cela dans les trois lieux qui constituent leur diaspora. Chaque information sur la parenté, les liens de voisinage, la tenure foncière est citée ici avec leur autorisation explicite. Merci aux familles Atan Paoa, Atan Hito, Hereveri Pakarati, Haoa Pakomio, Laharoa, Terongo, Huke Atan, Pont Hill, Hotus Tuki, Ika Pakarati, Teao Terongo, Rapu Haoa, Rapu Tuki, Pakarati Rossetti. Plus personnellement, merci à Juan Atan et Eliana Hito, à Salvador, Petero, Mireya, Hugo, Juan ; un grand merci à Lenky, qui parlait de moi comme son poki varua [fils spirituel]. Merci à Carlos, Carla, Mahani, Mareva, Paori et Tamara Rapu pour tous ces moments partagés à Santiago et à Rapa Nui et pour m’avoir aidé à comprendre ce que signifie être rapanui au XXIe siècle. Merci aussi à Cristian Salinas Ika, Sergio Tepano,

I

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Hans Hey Riroroko, Juan Zamora, José Tuki, Mai Osorio, Carolina Rapu, Meherio Rapu, Honiti Paoa, Rafael Rapu. Merci encore à mon ami John Tuki Pakarati et María Eugenia Villablanca, Anakena Rapu Tepano, Desirée et Beatriz Tuki. Un grand merci à Vitorio Haoa Avaka, Petero Avaka, Vanessa Teao, Eufemia Teao Terongo, Reina Teao, Andrea Moraga Teao, Salomon Teao Terongo, Leopoldo Ika Pakarati, Edmundo Pont, Elena Hey, Luis Hey, Tiare Aguilera, Pedro Hito et Marisol Hito. Merci à Cristián Moreno Pakarati pour nos discussions passionnantes sur l’histoire de l’île, merci à Paula Rossetti, Ana María Arredondo et Benedicto Tuki. À Sebastián et Nicolás Yankovic Pakarati, Fernando Haoa et Javier Hereveri. Je tiens aussi à adresser un mot de remerciement à Francisco Torres, Lilian López, Valeska Chávez et Flora Vázquez Pakomio du « Museo Antropológico Padre Sebastián Englert »; et à Paulina Torres, Jimena Ramírez, Camila Zurob, Merahi Atam López, Vai Atam du « Secretaría Técnica de Patrimonio Isla de Pascua ». Je suis vivement reconnaissant envers les sages de l’île, tout particulièrement Alberto Hotus Chávez, Valentín Riroroko Tuki, Alfonso Rapu Haoa, Miguel Hereveri Pakarati, Graciela Huke Atamu, Joël et Petero Huke, Leonardo Pakarati et Judith Hereveri Pakarati. Que ce soit au Chili, à Rapa Nui ou à Tahiti, ils ont répondu avec enthousiasme à toutes mes questions en m’apprenant beaucoup. J’adresse également ma reconnaissance et gratitude à mes interlocuteurs de Tahiti, pour leur confiance et leur soutien. Cette thèse est une partie de votre histoire, et c’est vous-mêmes qui m’avez aidé à la reconstruire : Moisés et Judith Hereveri, María Rapanui Haoa, Regino Tuki, Matias Hotus, Hernan Tupua et sa mère Verónica Paoa, Viviana Hereveri, Temanu et Dayana Hotus. Merci aussi aux familles descendantes des Rapanui qui m’ont aidé à comprendre comment elles ont conservé une mémoire sur l’origine : merci à Elvina et John Robson, Mamafina Tikare, Jeanne Tekurarere et Véronique Make. Je tiens à remercier aussi frère Gaspar, archiviste de l’évêché de Papeete, pour avoir ouvert les vieux dossiers concernant les terres de Pamatai, les livres de baptême, de mariages et les listes de décès. Un grand merci également à Gustave Carlson, prêtre de la paroisse de Pamatai pour nos discussions intéressantes. Je suis reconnaissant du soutien de Sylvie Bessert, de la Direction des Affaires Foncières de la Polynésie française, qui a plongé avec moi dans ces vieux dossiers, parfois poussiéreux, de l’État civil et des inscriptions hypothécaires. Enfin, j’adresse un remerciement particulier à Gilles Bordes pour son enthousiasme, son amitié et ses mots d’encouragement.

II

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Toute ma reconnaissance et mon respect vont à mes interlocuteurs qui ont rejoint Hiva le monde des tupuna : Clemente Hereveri Teao (qui est parti bien trop tôt), Diego Pakarati Atamu, Lázaro Hotus Ika, Matías Hotus Hey, Ofelina Pakarati Tuki, Miguelina Hotus Pakarati, Mateo Pont Hill, Adriana Laharoa, Ana Laharoa, Noemi Pakarati Tepano, Magadalena Hito Atamu, Toteva Rapu Tuki. Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Serge Tcherkézoff pour ses innombrables conseils, pour toutes les heures qu’il a consacrées à corriger ce manuscrit, en me posant de nombreuses et minutieuses questions, qui n’ont cessé d’enrichir ma pensée. Serge, mille mercis pour ton enthousiasme chaleureux et ton soutien constant qui m’ont accompagné toutes ces années et ont profondément animé mon travail ces derniers mois d’effort. Un grand merci aux rapporteurs et membres du jury d’avoir accepté de lire et d’évaluer ce travail de recherche : Christopher Ballard, Tamatoa Bambridge, Irène Bellier, Adriano Favole, Patrice Godin, Alexander Mawyer, Grant McCall, Bernard Rigo. Je suis très reconnaissant envers Jean-José Mesguen à qui j’exprime toute ma gratitude pour son temps consacré à la relecture et à la correction de cet écrit. Merci pour tes remarques si fines, ta curiosité sans limites et ton extraordinaire générosité. J’exprime aussi toute ma gratitude à mon amie et camarade de thèse Alice Fromonteil, toujours attentive à l’état du développement de cette recherche. Merci beaucoup pour nos conversations passionnantes et merci encore de m’avoir aidé à la correction de plusieurs passages de cet écrit. J’adresse mes remerciements aux membres du Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie (CREDO) pour toutes les discussions intéressantes que nous avons partagées au cours du séminaire ou autour d’une table. Merci aussi de m’avoir aidé à financer mes trajets entre la France, l’île de Pâques et Tahiti. C’est une grande chance pour moi que d’avoir pu intégrer ce laboratoire de recherche, ce qui n’aurait jamais eu lieu sans l’aide du programme de développement de capital humain du CONICYT et de l’ambassade française au Chili qui m’a octroyé la bourse « Master 2 et Doctorat » (2009-2013). Je remercie aussi l’EHESS pour les aides à la rechercher octroyé au cours de mes enquete de terrain (aide à la mobilité 2012 et aire culturelle 2013). Je remercie l’ensemble des chercheurs du CREDO pour leurs conseils toujours avertis: Pascale Bonnemère, Lorenzo Brutti, Anne Di Piazza, Laurent Dousset (merci pour nos discussions passionnantes sur la parenté), Sebastien Galliot, Pierre Lemonnier (merci pour le dossier sur l’île de Pâques que vous m’avez offert), Isabelle Merle (merci de

III

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

m’encourager à continuer), Simonne Pauwels, Sandra Revolon, Véronique Rey, Monika Stern et Marc Tabani. Je remercie aussi Véronique André, Caroline Cavallesca, Émilie Courel, et Florence Renaud pour leur présence et leur sympathie au sein du laboratoire. Un grand merci à Judith Hannoun pour m’avoir aidé sans relâche à trouver des documents de toutes sortes, des fonds d’archive et des publications difficiles à saisir qui s’avèrent, pour la plupart, centrales pour ma recherche. Merci de m’avoir appris une autre manière d’aborder les archives, ton aide a été très précieuse. J’exprime aussi mes remerciements aux membres de la Maison Asie Pacifique (MAP) pour tous ces moments chaleureux partagés ensemble : Rosemarie Cano, Christophe Caudron, Isabelle Dupeuble, Joël Jimmy, Mathilde Lefebvre, Christian Paris, Louise Pichard-Bertaux. J’adresse aussi un grand merci à mes collègues du Chili, ceux qui de loin m’ont suivi et m’ont toujours demandé des nouvelles. Un grand merci à José Bengoa, Francisco Vergara, Luis Campos, Viviana Manríquez pour leurs enseignements très riches lors de ma licence en anthropologie. Merci à Guillermo Brink, Cristian Morales, Pablo Acuña, Astrid Mandel, Francisca Ramírez, Jaime Román, Francisca Retamales pour leur amitié. Merci aussi à Patricia Anguita de sa générosité en me donnant un ensemble de documents précieux. Ma profonde reconnaissance à Andrea Seelenfreund, toujours attentive à la progression de ma recherche, toujours présente pour répondre à mes questions. Sans tes conseils avertis, je ne serais jamais venu en France, je n’aurais pas, non plus, posé mes pieds en Polynésie. J’adresse aussi un grand merci à Rolf Foerster, de m’avoir facilité l’accès à plusieurs documents que je mobilise dans cette thèse et pour notre correspondance nourrie et passionnante. J’adresse un mot particulier à mes amis qui m’ont accompagné en France: Barbara Morales, Camila Van Diest, Daniel Muñoz, Claudio Pulgar, Cesar Dávila, Alfredo Alarcón, Francisca Sánchez, Florencia Muñoz, Soledad Rojas. Je n’oublie pas Elsa Tisné- Versailles, Félix Lefebvre, Alaric Zanibellato, Prune Paquereau, Laura de la Torre, Pierre Prud’homme, Emmanuel Galland, Emir Mahieddin, Adeline Martinez, Clément Spaier. Un grand merci aussi à Matías Sánchez, Antoine Cogez, Pierre Hotton, Jorge Rowlands. Une pensée spéciale pour mes camarades de thèse : Jocelyn Aznar, Virginie Bernard, Maëlle Calandra, Alice Servy, Steve Chailloux, Aurélien Esgonnière du Thibeuf, David

IV

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Glory, Fabienne Labbé, Catherine Pellini et Jasmina Tearea. Merci aussi à Yves Doazan et Gilles Rivière pour leurs conseils et encouragements. J’envoie aussi un immense merci à ma famille au Chili qui, de si loin, me soutient avec affection. J’exprime une pensée émue à mes parents Pedro et Édith, à mes frères Javier et Aníbal. Merci aussi à Fernanda Azócar pour ta curiosité. Je remercie aussi ma belle- famille française : merci Pascale, André, Laurent, Fabrice, Evguéniya, Laurence, Christiane et Jean. Le dictionnaire manque de mots pour remercier Amélie Santouil, qui m’a accompagné d’un bout à l’autre de cette aventure avec intelligence, compréhension, patience et amour.

22 avril 2017.

V

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

VI

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Résumé Le sujet de cette thèse est la société rapanui, quelques 5000 personnes, du nom de l’île qui en est le lieu d’origine et de référence, connue aussi comme l’île de Pâques. Si l’île demeure la référence pour chacun, la « société rapanui » n’est plus limitée à cette île de Polynésie orientale, mais inclut les communautés émigrées, installées au Chili continental (près de la moitié des Rapanui), principalement dans la grande région métropolitaine de Santiago, et un petit nombre à Tahiti, Polynésie française. Pour les Rapanui, Tahiti est un lieu important dans l’histoire de l’île, de la diaspora et dans la formation d’une identité polynésienne. Cette thèse vise à comprendre la configuration de la communauté rapanui, comprendre la manière dont ceux qui se reconnaissent comme « Rapanui » font société aujourd’hui, au travers de leurs relations sociales qui configurent une diaspora non figée mais façonnée par la mobilité entre les divers lieux. Notre démarche est à la fois anthropologique et historique. Nous observons et analysons les communautés contemporaines dans leur vie quotidienne (occupations, rapport de parenté, tenure foncière, rapport à l’histoire) à partir de plusieurs enquêtes de terrain, étalées entre 2006 et 2014, à , « le » village sur l’île, dans l’immense réseau urbain de Santiago, et dans le quartier de Pamatai à Tahiti où des Rapanui se sont installés au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ce sont des parcours de vies discutés lors de très nombreux dialogues avec des Rapanui de tous âges et de toutes conditions. Les différents aspects de la diaspora sont le résultat d’une histoire longue, plus d’une fois dramatique, dont il faut remonter les fils, par la mémoire conservée et transmise ainsi que par des archives souvent méconnues jusqu’ici. Comme ailleurs en Océanie, cette histoire inclut l’arrivée des missionnaires et des colons. Mais elle est aussi marquée par les drames que furent les raids esclavagistes venus du Pérou, l’exode vers Tahiti et Mangareva décidé par une collusion entre missionnaires et colons, et puis la transformation d’une île en champ d’élevage de moutons pour une entreprise privée après la mainmise coloniale chilienne et sa féroce politique d’« enfermement », unique dans l’histoire et en place jusqu’en 1966. L’« enfermement » a conduit des Rapanui à s’« évader » de chez eux, au péril de leur vie. Aujourd’hui, c’est une toute autre histoire qui se joue : celle d’un tourisme débridé, de la réappropriation d’un héritage archéologique, de la réaffirmation d’une identité polynésienne et d’un début de développement économique où les Rapanui ont enfin leur part.

VII

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Summary The present thesis revolves around a group of about 5000 people, native to and how they construct their society, and their relationships within their island and their diasporic communities. It is about the construction of Rapanui identity, how and who is and recognized as "Rapanui". Although the island is the reference point par excellence for Rapanui identity, "Rapanui society" is not limited to this eastern Polynesian island, but includes its migrant communities located in mainland (about half of the population) that lives mainly in the large metropolitan area of Santiago, plus a small number of people that live in Tahiti, French . For the Rapanui, Tahiti is an important place in the history of the island and of the diaspora and in the configuration of a Polynesian identity. Rapanui diaspora is not a fixed diaspora but is characterized by the mobility of its people between these different places. The characterization of this diasporic process is the main theme of this thesis. Our study is anthropological and historical. We observed and analyzed contemporary communities in their daily lives (occupations, kinship relations, land tenure, relationship to history). Several field seasons were conducted between 2006 and 2014 in Hanga Roa, the only town of Rapa Nui, as well as in the extensive urban network of Santiago and in the Pamatai neighborhood in Tahiti, where a group of Rapanui settled during the second half of the nineteenth century. Formal and informal interviews and conversations were carried out with Rapanui people of all conditions and ages. The characteristics of the diaspora are the result of a long, often dramatic history, that is threads of which are traced in the preserved and transmitted memories, and the analysis of previously unknown archival documentation. As elsewhere in Oceania, this story includes the arrival of missionaries and settlers. But for Rapanui this history also includes the drama of the slave raids from Peru, the massive exodus to Tahiti and Mangareva colluded by missionaries and merchants, as well as by a unique Chilean colonial policy of confinement that transformed the entire island into a private sheep station until 1966. This policy of confinement would lead to several Rapanui to escape from their home and island, at the risking of their lives. Today the story is very different: it is the story of "overflowing tourism", of the re-appropriation of their archaeological heritage, of the reaffirmation of a Polynesian identity and of the beginnings of an economic "development" in which the Rapanui finally recover the fruits of their island and their history.

VIII

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Resumen En esta tesis se estudia la sociedad rapanui, unas 5000 personas, que tiene como lugar de origen y de referencia a Rapa Nui, o Isla de Pascua. A pesar de que la isla es el lugar de referencia identitaria por excelencia, la « sociedad rapanui » no se limita solamente a esta isla de la Polinesia oriental, sino que incluye a sus comunidades de emigrantes instaladas en Chile continental (cerca de la mitad de la población) principalmente en la región metropolitana de Santiago, más un pequeño número en Tahiti, Polinesia francesa. Para los rapanui, Tahiti es un lugar importante en la historia de la isla, de la diáspora y en la formación de una identidad polinésica. El objetivo de esta tesis es comprender la configuración de la comunidad rapanui, comprender de qué manera aquellos que se reconocen « Rapanui » construyen su sociedad a través de diferentes tipos de relaciones, organizando una diáspora, una diáspora que no es fija sino que se establece en la movilidad entre los diversos lugares. Nuestro estudio es antropológico e histórico. Observamos y analizamos las comunidades contemporáneas en sus vidas cotidianas (ocupaciones, relaciones de parentesco, tenencia de la tierra, relación a la historia), a partir de varias investigaciones de terreno realizadas entre 2006 y 2014, tanto en Hanga Roa, el único pueblo de Rapa Nui, como en la extensa red urbana de Santiago y en el barrio de Pamatai en Tahiti, donde un grupo de rapanui se instaló durante la segunda mitad del siglo XIX. Son vidas evocadas en diálogos con personas rapanui de todas la condiciones y edades. Las diferentes características de la diáspora son el resultado de una larga historia, más de una vez dramática, de la cual es preciso reconstruir la trama mediante las memorias conservadas y transmitidas, así como por documentos de archivo, muchas veces desconocidos hasta ahora. Como en otras partes de Oceanía esta historia incluye la llegada de misioneros y colonos. Sin embargo, la historia rapanui está definida por el drama que significaron las redadas esclavistas venidas del Perú, el masivo éxodo a Tahiti y Mangareva planeado por misioneros y comerciantes, así como por una política colonial chilena de encierro que transformó a la isla entera en una estancia ovejera privada hasta 1966. Este encierro condujo a varios rapanui a intentar escapar de la isla, arriesgando sus vidas. Actualmente es una otra historia, aquella de un «turismo desbordado», de la apropiación de una herencia arqueológica, de la reafirmación de una identidad polinésica y de los inicios de un « desarrollo » económico por el cual los rapanui recuperan, al fin, parte de las riquezas de la isla y de su historia.

IX

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

X

TABLE DES MATIÈRES Remerciements ...... I Résumé ...... VII Summary ...... VIII Resumen ...... IX Introduction ...... 1 1. Éloignement géographique, mobilité sociale ...... 3 1.1. Terre lointaine, société connectée ...... 3 1.2. La mobilité rapanui : données préliminaires ...... 6 2. Temporalité, historicité et rapport au passé : amnésie traumatique et fascination ...... 9 3. Mobilité, diaspora et itinéraire ...... 13 4. L’Océanie connectée et les communautés translocales...... 15 4.1. Les migrations dans l’Océanie francophone et anglophone : quelques pistes ...... 16 4.2. Une critique du modèle MIRAB ...... 19 5. État des lieux de la recherche sur Rapa Nui ...... 22 5.1. L’ethnologie de sauvetage ...... 22 5.2. L’ethnologie du changement et la continuité ...... 24 5.3. Retour sur la situation coloniale ...... 25 6. Ethnographie multisituée, méthodologie et parcours personnel...... 28 6.1. Cartographier la mobilité ...... 28 6.2. L’enquête généalogique : articulation des mémoires biographiques et mémoires sociales ... 31 6.3. Parcours personnel : Santiago du Chili, Hanga Roa et Pamatai. Du Chili à la France ...... 32 7. Plan de la thèse et conventions pour l’écriture et les traductions ...... 37 7.1. Les parties et les chapitres ...... 37 7.2. Convention d’écriture des termes polynésiens et espagnols et note sur les traductions...... 39 Première partie : Rapa Nui, histoire et anthropologie d’une île de Polynésie orientale ...... 43 Chapitre 1 : La fin de l’isolement ...... 45 1. Depuis le soleil couchant ...... 47 1.1. Otoroka ! La Bienvenue aux Papa‘a ...... 49 1.2. Hiva : la terre d’abondante nourriture ...... 52 1.3. La société d’antan ...... 55 2. Moment de fracture : le ‘Blackbirding’ (1862-1863) ...... 59 3. Évangélisation et royaume ...... 63 4. Le grand exode de 1871 ...... 69 5. Refondation d’une nouvelle Rapa Nui ...... 76 5.1. Du mata au hua‘ai...... 77

XI

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

5.2. La tradition de Hotu Matu‘a ...... 80 5.3. Un gouvernement catholique ...... 85 6. Chili et Rapa Nui : les régimes d’isolement ...... 87 6.1. Mau Te Hoa Kona : un « protectorat » ...... 88 6.2. Colonisation sans colons ...... 91 6.3. L’enfermement ...... 94 6.4. Le monopole des contacts ...... 97 6.5. Rébellions dans une « île-bateau » ...... 104 7. Rapa Nui et le Chili : virage hégémonique et la perspective de l’indépendance ...... 106 Chapitre 2 : La communauté insulaire ...... 119 1. L’espace habité : Hanga Roa ...... 120 1.1. Le centre urbain ...... 120 1.2. La formation du village ...... 126 1.3. L’enracinement des groupes de parenté...... 130 2. L’espace social ...... 134 2.1. Population, espace territorial et valorisation identitaire ...... 134 2.2. La connaissance mutuelle, recherchée et fabriquée ...... 136 2.3. Échanges cérémoniels autour du four enterré : umu ...... 141 2.4. Trois niveaux de coopération sociale dans l’umu...... 147 2.5. Conceptions locales de la coopération : mahiŋo et umaŋa ...... 149 3. L’approvisionnement de l’île : une dépendance essentielle ...... 150 3.1. L’arrivée de l’avion ...... 150 3.2. Les cargos, les commerçants et la politique d’État ...... 151 3.3. Combien de kilos avez-vous dans votre valise ? ...... 155 4. L’espace ouvert : l’île touristique ...... 156 4.1. Le regard extérieur sur un « idéal d’authenticité » ...... 157 4.2. Une île isolée ? Le nombre de visiteurs ...... 159 4.3. Le contexte social du tourisme ...... 164 4.4. Tourisme et patriotisme archéologique ...... 166 4.5. Création culturelle ...... 173 Chapitre 3 : Dire la parenté à Rapa Nui ...... 181 1. La nature des groupes de parenté ...... 182 1.1. Le groupe de descendance hua‘ai ...... 182 1.2. Les généalogies ‘ara ...... 184 1.3. Le discours local sur l’appartenance et l’affiliation ...... 187 2. La théorie rapanui de la consanguinité et les noms de famille ...... 189 2.1. La formation des patronymes rapanui ...... 190 2.2. Les patronymes comme identités familiales ...... 193

XII

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2.3. Les « vrais noms de famille » : les patronymes comme mémoire familiale et leur récupération ...... 195 3. Limites entre les groupes et possibilités de recrutement : mariage haīpoīpo et adoption hāŋai ...... 200 3.1. Bien se marier: te tumu et étrangers ...... 200 3.2. L’adoption : poki hāŋai et ma‘aŋa hāŋai ...... 205 4. Se comporter comme un parent : le don, l’affection et le respect ...... 209 4.1. Les dons avāi, hā‘i, hō‘o ...... 209 4.2. La terminologie de parenté ...... 213 4.3. L’autorité hātia, le respect mō‘a et l’affection aroha ...... 216 5. La place de la parenté dans la société rapanui contemporaine ...... 223 Chapitre 4 : Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie ...... 227 1. La présence chilienne à Rapa Nui ...... 231 1.1. Fonctionnaires, ouvriers et policiers ...... 232 1.2. Explosion démographique ...... 237 2. Rapa Nui dans la Guerre Froide ...... 239 2.1. Welcome to marite ...... 240 2.2. Whisky, jeans and love ...... 244 3. Mémoires des arrivées, intégrations et tensions ...... 247 3.1. Te poki henua : les enfants de la terre de père étranger ...... 248 3.2. Les « mauvaises mœurs »...... 254 3.3. La vision rapanui des « pauvres continentaux » et la vision continentale de l’ « ingratitude » des insulaires...... 259 4. Séduction et sexe dans les relations entre Rapanui et visiteurs ...... 263 4.1. Images de la liberté sexuelle rapanui chez les visiteurs : iorgo et vahine ...... 264 4.2. Visions rapanui sur le discours importé de l’érotisation ...... 280 Deuxième partie : Itinéraires Rapanui ...... 289 Chapitre 5 : Le temps des évasions ...... 291 1. Les passagers clandestins (dans leur propre pays) : à fond de cale vers le Chili ...... 293 1.1. Le voyageur venu d’un « pays tropical » ...... 294 1.2. Douze insulaires à Valparaíso ...... 296 1.3. Une rumeur sur le quai ...... 300 1.4. La jeune femme et les sept fugitifs ...... 303 2. Vers le soleil couchant : à voile vers Tahiti ...... 311 2.1. Au Chili ou à Tahiti, naufrage ou évasion ? ...... 313 2.2. Un étrange jour de pêche...... 317 2.3. Quatre hommes perdus en mer. Le premier échec ...... 324 2.4. Le tournant des années 1950...... 325 2.5. À la rencontre des parents...... 326

XIII

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2.6. Des fleurs de maïs sur l’horizon...... 335 2.7. Trois tragédies en mer ...... 342 3. Conclusion : la perspective historique des évasions ...... 347 Chapitre 6 : Les Rapanui dans la métropole chilienne ...... 351 1. Quitter Rapa Nui ...... 352 1.1. Souvenirs des premiers arrivants ...... 353 1.2. Les motivations pour quitter l’île ...... 358 2. S’installer au Chili continental : l’exemple de Santiago ...... 363 3. Les formes de l’enracinement ...... 368 3.1. La valeur du lien conjugal et filial ...... 368 3.2. Les acquisitions ...... 370 4. La « rapanuisation » de la vie urbaine ...... 372 4.1. Ces foyers où on vit comme à Rapa Nui ...... 374 4.2. Des lieux, des situations et des rassemblements rituels ...... 384 4.3. Un chez soi rapanui en métropole ...... 398 4.4. De la reconnaissance et de la manipulation de signes identitaires en ville ...... 400 Chapitre 7 : Les Rapanui en Polynésie française ...... 405 1. Tahiti vue de Rapa Nui : la terre des rêves...... 407 1.1. Un endroit « merveilleux » ...... 407 1.2. La bonne nouvelle ...... 410 1.3. L’arrivée des Rapanui à Pamatai ...... 412 1.4. L’insertion rapanui dans un Tahiti bouleversé ...... 419 1.5. La deuxième vague : richesse et nationalité ...... 426 2. Mémoires de la diaspora : oublis et transmissions ...... 431 2.1. Mélancolie et intégration à Mangareva ...... 433 2.2. Mortalité et survie à Haapape ...... 440 2.3. Installation à Pamatai (Tahiti) et à Haapiti (Moorea) ...... 446 2.4. La vente de Pamatai (1887) et la carte historique de 1888 ...... 451 2.5. La composition des familles rapanui et les résultats de l’enquête généalogique ...... 457 3. L’historique de la propriété des terres de Pamatai ...... 465 3.1. Les mutations de la propriété : parenté et procédures étatiques ...... 466 3.2. Les revendications de la propriété et la confusion généalogique ...... 473 4. Pamatai, Tahiti et les familles rapanui d’aujourd’hui ...... 480 5. Conclusion : mémoires de diaspora ...... 487 Chapitre 8 : Les formes du retour ...... 489 1. Pourquoi revenir ? ...... 490 1.1. « On peut toujours revenir » ...... 490 1.2. La question de la terre ...... 492 1.3. La déception de ceux qui ont fait le retour ...... 504

XIV

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2. Te Poki Hiva « l’enfant d’ailleurs » : le retour vers l’origine ...... 507 3. Le dernier voyage : « les os de nos morts sont ici » ...... 515 Chapitre 9 : Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être « mā‘ori » : la référence identitaire polynésienne ...... 521 1. L’agrandissement du monde jusqu’à la Polynésie ...... 521 2. La circulation des objets et la référence polynésienne ...... 525 2.1. En provenance du Chili continental ...... 525 2.2. Des biens du Chili continental pour le costume « traditionnel »...... 526 2.3. Des objets « polynésiens » ...... 527 2.4. Les objets rapanui qui circulent : souvenirs touristiques et cadeaux pour la famille ...... 531 3. L’opposition au Chili ...... 534 3.1. Images du Chili urbain ...... 534 3.2. Le refus d’être « indigène » ...... 536 3.3. Le refus d’être « canaca » ...... 539 4. Identité mā‘ori : La Polynésie, un monde en commun ...... 541 4.1. Tahiti : un jugement ambivalent ...... 541 4.2. Être polynésien, être mā‘ori ...... 543 Conclusion ...... 553 Quel avenir politique ? ...... 555 1. Altérité et immigration : une loi controversée ...... 556 2. Le droit des peuples autochtones : regards vers le Chili et la Polynésie française ...... 559 3. Nouvelles institutions locales ...... 563 3.1. Les institutions existantes ...... 564 3.2. Les initiatives en cours ...... 565 Bibliographie ...... 571 Annexes ...... 631 Annexe A : Registre des bateaux (1900-1970)...... 633 Annexe B : Familles par maison et secteur, selon recensement 1918 ...... 673 Annexe C : Liste des terres associées aux Rapanui (1942) ...... 677 Annexe D : Liste des passager du navire Navarino 1966 ...... 681 Annexe E : Rapanui décédés à Haapape (1871-1873) ...... 695 Annexe F : Liste des Rapanui qui ont fait la Confirmation (Haapape) ...... 699 Annexe G : Carnet Généalogique ...... 703 Annexe H : Bilan des procès-verbaux de bornage des terres de Pamatai ...... 735

Tableaux (le premier chiffre indique le chapitre) Tableau 1.1: Rapanui transportés en 1871...... 71

XV

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Tableau 1.2: Rapanui transportés par Dutrou-Bornier entre 1872 et 1877 ...... 72 Tableau 1.3: Filiations mata et patronymes ...... 78 Tableau 1.4: Bateaux arrivés à Rapa Nui entre 1900 et 1965 ...... 98 Tableau 1.5: Liste des Rapanui et de résidents autorisés à voyager à Tahiti en 1926...... 101 Tableau 2.1: umu atua de l’année 2011...... 144 Tableau 2.2: Historique des visiteurs arrivés à Rapa Nui (1967-2015) ...... 161 Tableau 3.1: Composition des couples mariés selon la période de naissance ...... 204 Tableau 3.2: Termes formels de descendance et collatéralité ...... 214 Tableau 3.3: Vocabulaire d’alliance ...... 215 Tableau 4.1: Nombre des passagers du Transporte Antofagasta (mars 1965) et du Transporte Navarino (août et décembre 1966) arrivés à Rapa Nui...... 233 Tableau 4.2: Population de l’île de Pâques 1886-2014 ...... 238 Tableau 7.1: Liste des enfants rapanui nés à Haapape selon le Messager de Tahiti ...... 442 Tableau 7.2: Enfants rapanui baptisés à Haapape et leurs familles (1871-1876) ...... 443 Tableau 7.3: Rapanui engagés par la Mission catholique (1872-1875) ...... 445 Tableau 7.4: Noms des locataires des terres à Pamatai (1882-1884) ...... 448 Tableau 7.5: Liste de Tepano Jaussen 1886: « Acquéreurs »...... 450 Tableau 7.6: Estimation de l’année de naissance des Rapanui de la liste de Jaussen (1886) ...... 458 Tableau 7.7: Couples de Rapanui à Pamatai (1886) ...... 459 Tableau 7.8: Couples de Rapanui à Haapiti (1886) ...... 459 Tableau 7.9: Lieu de naissance des Rapanui de Pamatai ...... 483 Tableau 7.10: Lieu de naissance des Rapanui en Polynésie française (hors Pamatai) ...... 484 Tableau 7.11: Lieu d’habitation des familles rapanui à Tahiti ...... 485 Tableau 8.1: Rapport de parenté et cessions de droits de terres (1966-2011) ...... 501

Figures (cartes, graphiques, photographies)

Figure I.1: Rapa Nui dans l’océan Pacifique ...... 2 Figure 1.1: Division territoriale des mata selon Routledge ...... 84 Figure 1.2: Liste des insulaires autorisés à voyager à Tahiti (1926) ...... 100 Figure 2.1: Hanga Roa aujourd’hui ...... 126 Figure 2.2: Carte de la Marine de Hanga Roa de 1918 ...... 128 Figure 2.3: Carte Parcellaire de 1942 ...... 132 Figure 2.4: Échanges d’un umu papaku ...... 143 Figure 2.5: Graphique de l’évolution du nombre de touristes arrivés à Rapa Nui (1967-2015) ...... 161 Figure 2.6: Le réveil des ariŋa ora 2012 ...... 170 Figure 2.7: Carte d’identité du « Parlement Rapanui » ...... 172 Figure 3.1: Inversion de nom de famille ...... 197 Figure 4.1: Carte des bases nord-américaines du Pacifique ...... 243 Figure 4.2: Affiche publicitaire de la série Iorana ...... 265

XVI

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Figure 4.3: Deux participants rapanui de l’émission de télé réalité Pelotón (2007 et 2009) ...... 266 Figure 5.1: « Heureux retour depuis l’île de Pâques » ...... 305 Figure 5.2: Pedro Chávez, Felipe Teao et Aurelio Pont sur le San Pedro dans la rade de Papeete (1956) ...... 334 Figure 6.1: La famille de Leopoldo (1974) ...... 354 Figure 6.2: Leopoldo et María (1975)...... 354 Figure 6.3: Lieux de rassemblements rapanui à Santiago ...... 385 Figure 6.4: Ko Ietu dans le Sanctuaire de Maipú...... 389 Figure 6.5: Vierge María Rapanui (2007) ...... 392 Figure 6.6: « de la paix » devant la Municipalité de Peñalolén (2006) ...... 394 Figure 7.1: Groupe de travailleurs Rapanui à la Mission catholique (28 août 1873) ...... 446 Figure 7.2: Carte du partage du domaine de Pamatai (1888) ...... 455 Figure 7.3: Cadastre de terres de Pamatai (2013) ...... 482 Figure 7.4: Pamatai à vol d’oiseau (2016) ...... 483 Figure 9.1: Te Fe‘e, la pieuvre mythique ...... 546 Figure 9.2: Jeunes femmes rapanui lors du festival d’arts à Samoa (2008) ...... 548

XVII

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Introduction

1

Introduction

de Google Earth. de Google

images des partir à réalisé Collage

s l’océan Pacifique l’océan s

: Rapa Nui dan Nui Rapa : 1 . I

Figure

2

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Les études en archéologie, en géographie, en économie et en sociologie portant sur l’Océanie font souvent la confusion entre deux définitions de la mobilité. En effet, la mobilité peut renvoyer à la migration au sens du déplacement définitif d’une population d’un pays à un autre. Elle peut également être comprise dans le sens du périple où le parcours se définit principalement par la référence à un point de retour d’origine même symbolique. La confusion actuelle provient du fait que les études sur l’Océanie historique ou contemporaine n’abordent la mobilité des Océaniens qu’en terme de migration alors qu’un autre type de mobilité continue d’avoir cours […] les mobilités traditionnelles au sens du périple se sont certes transformées à partir du XIXe siècle avec les acculturations européennes, mais n’ont pas disparu. Au contraire, la mobilité au sens du périple et du parcours de circulation donne lieu aujourd’hui à l’émergence de cultures transnationales et contribue à la définition des territoires océaniens. (Bambridge 2004 : 195).

1. Éloignement géographique, mobilité sociale

1.1. Terre lointaine, société connectée

Rapa Nui1, ou île de Pâques, est toujours signalée comme le lieu le plus isolé de la planète. C’est un discours que l’on trouve aujourd’hui véhiculé par les agences

1 Dans cette thèse, j’écris « Rapa Nui » pour faire référence au territoire insulaire et « Rapanui » pour faire référence aux habitants autochtones de l’île et à ceux qui habitent ailleurs, mais qui se reconnaissent appartenir à cette population. Pour éviter trop de répétitions dans le texte, j’utilise aussi à l’occasion le nom « île de Pâques » donné au territoire en 1722 par Jacob Roggeveen, capitaine du vaisseau hollandais qui a inscrit cette île sur les cartes nautiques européennes. Concernant les différents noms de l’île, Alfred Métraux (1971) répertorie quatre appellations : île de Pâques, Rapa Nui, Te Pito o te Henua, Vaihu. Il faut dire qu’aucun de ces noms n’est l’ancien nom de l’île. Rapa Nui est une création de l’époque de l’évangélisation de l’île (cf. chapitre 1), Te Pito o te Henua et Vaihu sont des noms de la toponymie de l’île. Selon Steven Roger Fischer (1991 : 42) la manière « correcte » d’écrire le nom de l’île serait Rapanui car, elle « représente l’orthographe la plus fréquente [...] et historiquement la plus répandue, mais aussi [car] cette forme suit la convention pan-polynésienne d’écriture des toponymes ». Le problème de cette justification est que Fischer n’explique pas le contexte de production de cette convention sur l’orthographe : un monde savant anglophone. J’ai choisi d’écrire Rapa Nui en suivant à la fois les conseils de la Commission pour la Structuration de la Langue Rapanui, institution locale qui veille pour la protection de la langue autochtone, et ceux de plusieurs amis rapanui qui m’ont dit qu’il ne faut pas écrire Rapa Nui en un seul mot, « car il s’agit de deux mots différents, Rapa qui veux dire extrémité et Nui que veut dire grand ». Quant à la Commission, elle explique : « Rapa Nui, nom polynésien de l’île de Pâques donné au milieu du XIXe siècle, par des navigateurs tahitiens en comparaison à Rapa Iti (Rapa « la petite ») [île] appelée aussi Oparo ; de cette manière [le nom] Rapa Nui (Rapa « la grande ») est resté comme s’il était l’authentique nom de l’île » (CELR 2000 : 154).

3

Introduction

touristiques faisant la promotion de l’île au niveau national et international, par l’État chilien et ses agences de développement, ainsi que par certains secteurs de la société insulaire elle-même. Cependant, ces discours confondent la condition géographique de l’île avec ce qui serait un manque de connexions et de contacts avec d’autres sociétés, situation qui définirait un véritable isolement (Eriksen 1993a). L’île de Pâques est bien un lieu très éloigné de toute autre terre peuplée, l’endroit habité le plus proche étant les îles Pitcairn, situées à plus de 2000 kilomètres à l’Ouest, les côtes chiliennes se trouvant à quelque 3600 kilomètres de distance et Papeete à près de 4200 kilomètres (figure I.1). Cependant, malgré cet éloignement géographique, une forte mobilité anime cette société depuis plus d’un demi-siècle. L’anthropologue nord-américain Eric Wolf (1993) explique que le monde résultant de l’expansion hispanique vers l’Amérique (1492) se présente comme un contexte établi de multiples connexions où les déplacements de population en raison de l’esclavage, les migrations de colonisation, ainsi que la circulation de plus en plus abondante de marchandises, ont construit une première période de globalisation impériale. Wolf (1993) souligne aussi qu’il est trompeur d’imaginer qu’avant l’expansion hispanique le monde était composé d’unités sociales distinctes et isolées. Bien au contraire, il n’a jamais existé de sociétés totalement isolées, même si des distinctions peuvent sans doute être faites pour des sociétés qui ont eu moins de contacts avec l’extérieur par comparaison à d’autres. Les discours qui construisent aujourd’hui l’image d’une insularité isolée concernant Rapa Nui doivent être nuancés en regard des flux et échanges extra-insulaires qui se sont développés à partir des années 1960, au nombre de trois en particulier. D’abord, l’accroissement des flux migratoires auxquels participent les Rapanui eux-mêmes a fait de l’île une terre d’exode pour les insulaires et une terre d’accueil pour des Chiliens venus du continent ainsi que pour d’autres personnes de différentes nationalités. Ensuite, les flux de marchandises qui circulent entre le Chili et l’île de Pâques, entre Tahiti et l’île de Pâques et ailleurs dans le monde, ne serait-ce que sous la forme de souvenirs touristiques, ne cessent de prendre de l’ampleur. Dans ce contexte de flux variés, la société insulaire a tissé de profondes relations à la fois politiques, culturelles et identitaires avec le Chili continental et la Polynésie française. Dans un même mouvement, l’île connaît aussi une multiplication des flux d’information qui impliquent à la fois la circulation des idées largement partagées sur l’île

4

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

de Pâques, comme l’hypothèse populaire de l’effondrement et de l’écocide2, et la circulation d’images emblématiques de l’île, comme celle des grandes statues en pierre appelées moai, associées à la société du passé. Loin d’être uniquement centrées sur l’île de Pâques, une pluralité d’images représentant le reste du monde sont mises en circulation par les médias et ramenées sur place par les voyageurs, qu’ils soient Rapanui ou non. En un mot, les représentations rapanui sur le monde ne se limitent pas seulement à une réalité inscrite dans l’espace insulaire. Arjun Appadurai (2005 : 63) indique que le monde contemporain est « une masse hétéroclite d’interactions de grande échelle » et ce processus d’expansion des connexions caractérise bien notre monde. Toutefois, l’histoire de la globalisation ne saurait se résumer à un mouvement expansionniste continu, linéaire et illimité. Dans son essai sur l’anthropologie de la globalisation, Marc Abélès (2008) mentionne quelques exemples de sociétés qui ont connu des moments d’expansion si importants que leurs frontières en ont été abolies ou, à l’inverse, des mouvements de « rétrécissement » en se repliant sur elles- mêmes. Abélès s’attarde notamment à décrire la formation des États-nations lorsque, soutenu par une idéologie nationaliste, l’État imagine la nation circonscrite à un territoire clairement délimité par des frontières stables, contenant et préservant une unité culturelle susceptible d’être mise en danger par les interférences extérieures. Le travail présenté ici montre que l’isolement souvent assigné à la société rapanui uniquement par le fait de sa solitude géographique ne doit pas être considéré comme un outil heuristique. Si la société rapanui a en effet connu des moments de repli qui ont marqué sa configuration sociale, ils sont dus plutôt à des facteurs politiques et économiques. Notre recherche doctorale se fonde à la fois sur une approche historique et sur une ethnographie multi-située pour montrer comment une société insulaire qui, après les années 1960, a commencé à dépasser ses frontières géographiques et sociales (familiales, communautaires et nationales), est devenue, à la croisée de différents flux, une société translocale et, dans certains cas, une société transnationale. La mobilité spatiale de la population rapanui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis les années 1960. En même temps, confrontée à une intensification de flux, principalement avec la présence de touristes et de migrants économiques, la société contemporaine a mis

2 Bien connue dans le monde non-universitaire et promulguée par le succès de ventes de Jared Diamond (2006), cette hypothèse stipule que la société d’antan se serait effondrée en raison d’une surexploitation des ressources.

5

Introduction

en œuvre des moyens politiques pour contrôler ces flux et tend ainsi à se refermer. Entre 2009 et 2014, coïncidant avec mes séjours de recherche à Rapa Nui, une discussion politique sur le contrôle migratoire a eu lieu sans avoir trouvé une conclusion à ce jour. Une partie de la population autochtone de l’île demande à l’État chilien d’instituer une loi pour limiter l’installation des Chiliens venus du continent. Un mouvement de protestation s’est alors organisé, notamment avec le blocage de l’aéroport en août 2009 et, en 2015, l’interdiction d’accéder au Parc national (qui recouvre 41% de la superficie de l’île) à tout visiteur non accompagné d’un insulaire autochtone.

1.2. La mobilité rapanui : données préliminaires

En 1986, Grant McCall (1997a : 119) estime à environ 3000 personnes3 le nombre de Rapanui alors dispersés dans le monde et il identifie l’île de Pâques, le Chili continental et Tahiti comme les lieux de résidence les plus importants. Selon ses données, 61% des Rapanui habitaient l’île de Pâques, 28% le Chili continental et 4% Tahiti, les 7% restants habitant différents pays. Le dernier recensement officiel du Chili (2002)4 a estimé que la population rapanui comptait 4647 individus dans le territoire national (île comprise). Cependant, notre analyse détaillée de ces données démographiques révèle que la population se répartissait

3 Il donne le chiffre précis de 3009. 4 Depuis 1992, le recensement chilien inclut une question portant sur l’affiliation ethnique de l’enquêté. La catégorie ethnique au Chili est utilisée pour faire référence aux populations dites « ethnies indigènes », lesquelles sont reconnues comme sujets de droits politiques, économiques et culturels particuliers par la loi 19.253 de 1993. Sans rentrer dans les détails relatifs aux enjeux des statistiques ethniques, qui sont abondamment analysés par Gundermann (et.al 2005) ou par Aravena (2014), la question du recensement concernant l’identification et les concepts utilisés est loin d’être simple. Le recensement chilien de 1992 a employé les termes « appartenance » et « culture » pour faire référence à l’affiliation ethnique. À la question posée : « Si vous êtes Chilien, considérez-vous appartenir à l’une des cultures suivantes ? », les choix proposés étaient : la culture « mapuche », « aymara », « pascuane » ou « aucune ». En 2002, cette question a mobilisé les termes « appartenance » et « peuple originaire » : « Appartenez-vous à l’un des peuples originaires ou indigènes suivants ? », en proposant comme choix les ethnies reconnues dans la loi 19.253, à savoir : Alacalufe (Kawashkar), Atacameño, Aymara, Coya, Mapuche, Quechua, Rapanui, Yámana (Yagán), ou aucune. Or, les termes « culture », « appartenance » et « peuple originaire » n’ont pas été interprétés de la même manière par les personnes interrogées. Ainsi, dans le cas rapanui, en 1992, 21 848 personnes ont déclaré « appartenir » à la « culture pascuane ». Ce chiffre démesuré qui sur-représente vraisemblablement le nombre de personnes rapanui dans le pays semble plutôt traduire le degré d’acceptation et d’intérêt des Chiliens pour la culture rapanui. En 2002, 4647 personnes ont déclaré appartenir à l’ethnie. Selon Gundermann (et al. 2005), la question posée en 2002 a invité les enquêtés à une prise de position par rapport à une affiliation identitaire, ce qui a affiné les questions et les catégories proposées. En effet, en 2012, la question est devenue : « Vous considérez-vous appartenir à un peuple indigène (ou originaire) ? », suivie des réponses : « oui » ou « non ». Une réponse affirmative, conduisait les interrogés à choisir entre les « ethnies indigènes » reconnues par la Loi de 1993.

6

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

dans le territoire national de la façon suivante : 51% de la population rapanui habitaient au Chili continental, dont 26% dans la Région Métropolitaine de Santiago ; et 49% résidaient sur l’île de Pâques5. À ces données qui concernent le territoire chilien, il faut inclure celles de la Polynésie française. En 2013, j’ai pu estimer à 126 le nombre de Rapanui habitant en Polynésie française6. Ce nombre est peu abondant et relativement stable depuis les années 1980 (McCall 1997a). Toutefois, cette population présente plusieurs aspects qui sont remarquables d’un point de vue anthropologique et historique. D’abord, dans les récits de migration que j’ai récoltés sur le terrain et dans d’autres travaux qui ont précédé ma recherche, Tahiti apparaît comme une terre qui exerce une forte influence sur la société rapanui au cours de son histoire moderne (Métraux 1941, McCall 1976a, Anguita 1986). Tahiti a aussi une emprise sur l’imaginaire et les représentations que se font les Rapanui du monde par-delà leur île et sur plusieurs aspects d’ordre culturel, politique et religieux de l’île de Pâques depuis le XIXe siècle (cf. Fischer 2005). Dans cette continuité, Tahiti est aujourd’hui une terre de référence identitaire dans la quête de racines « polynésiennes ». Un autre aspect important de ce groupe de 126 Rapanui répertoriés en Polynésie est qu’ils n’ont pas tous la nationalité chilienne, car une partie d’entre eux sont nés en Polynésie française et ont de ce fait la nationalité française. Par conséquent, la nationalité devient un enjeu important, surtout en raison de la restriction du droit de séjour sur l’île de Pâques, territoire chilien, pour les ressortissants étrangers. Ces constats démographiques invitent à réfléchir aux raisons pour lesquelles les Rapanui ont progressivement connu cette importante division des lieux de résidence et à examiner les faits sur deux plans : les conséquences de cette division dans la société insulaire et les types de liens tissés entre les Rapanui, ceux qui résident sur l’île et la

5 Le dernier recensement chilien a été réalisé en 2012 au milieu d’une polémique à l’échelle nationale en raison d’une série d’irrégularités dans le recueil des données. Les résultats furent amplement critiqués par les partis politiques d’opposition, par les organismes de planification et par la presse. En conséquence, le recensement n’a pas pu être considéré comme outil de planification et l’accès à la base de données a été restreint. Cependant, ces données restent valables pour le cas particulier de l’île de Pâques où ces critiques n’ont pas eu lieu. Selon ce recensement, 8406 personnes se sont déclarées rapanui (Aravena 2014), dont 3458 habitaient sur l’île de Pâques et 4948 sur le Chili continental, ce qui montre – si l’on en croit le recensement – que 58% de la population rapanui vivaient en dehors de la terre d’origine. 6 En Polynésie française, à la différence de la Nouvelle-Calédonie, le recensement ne présente aucune question sur les affiliations identitaires ou ethniques, même si, dans les rapports quotidiens, plusieurs catégories à caractère ethnique sont utilisées. Pour une analyse de ces dernières, voir Saura (2004a) et Schuft (2010). Selon le recensement de 2012, les étrangers de nationalité chilienne en Polynésie française atteignaient le nombre de 85 individus, sans expliciter s’il s’agissait de Chiliens d’origine rapanui (cf. chapitre 7). Pour plus de détails, consulter : http://www.ispf.pf/bases/Recensements/2012/Donnees_detaillees/Population.aspx

7

Introduction

population rapanui non insulaire installée en métropole (le Chili continental) et en Polynésie française. Les récentes recherches anthropologiques sur la société rapanui contemporaine n’ont pas pris en compte ces données démographiques pour saisir la réalité contemporaine de l’île (cf. Delsing 2009, Young 2011). Les flux migratoires sont seulement signalés par Cristino (et.al 1984) comme l’un des facteurs de l’acculturation accélérée subie par la société insulaire après l’arrivée des Chiliens continentaux en tant que fonctionnaires à la fin des années 1960. Par ailleurs, les recherches consacrées à l’immigration rapanui au Chili continental ont mis l’accent sur l’adaptation des migrants à leur condition de vie urbaine (Goñi 1983, Santibáñez 1986), sans pour autant se poser la question de la durée de la migration et des liens maintenus avec l’île de Pâques. Dans ces recherches, la migration est envisagée comme un déplacement unidirectionnel et comme un important facteur d’acculturation. Notre analyse ethnographique conduit à adopter une toute autre perspective sur le fait migratoire : les migrants n’opèrent pas de rupture dans leurs relations avec la communauté d’origine, mais en font intégralement partie. Notre analyse prend aussi en compte les principaux lieux de destination des Rapanui : le Chili continental, notamment la ville de Santiago, et la Polynésie française, en particulier l’île de Tahiti. La société contemporaine rapanui s’étend principalement entre ces endroits en tissant un large réseau qui s’est construit progressivement et qui s’explique historiquement. James Clifford (2001) emprunte à la théorie du discours et à la linguistique la notion d’articulation pour saisir les rapports que les sociétés indigènes entretiennent avec les discours modernistes, dans lesquels ces sociétés sont imaginées comme non-modernes et ancrées dans des traditions atemporelles. Avec la notion d’articulation, il propose d’analyser les rapports entre les sociétés indigènes et les États-nations, ces derniers essayant dans la grande majorité des cas de les assimiler à une culture nationale. Pour Clifford, l’articulation fait référence aux « connexions concrètes » et aux « processus d’union » des ensembles socioculturels qui font partie intégrante de l’existence des sociétés indigènes :

Toute chose qui peut être articulée ou qui est accrochée à une autre […] peut aussi être décrochée et combinée à nouveau. Quand vous comprenez une formation sociale ou culturelle comme un ensemble articulé, cela permet d’éviter l’usage d’un modèle organique préfiguré, comme une vie, persistante, comme un corps « qui est en train de grandir », un

8

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

développement continu dans le temps. Un ensemble articulé est plutôt comme une coalition politique dans sa capacité d’unir des éléments différents […] Alors que les éléments possibles et les positions de l’ensemble socioculturel sont des contraintes historiquement imposées qui peuvent être très stables dans le temps, il n’y a pas une forme éternelle ou naturelle de sa configuration. L’articulation offre une manière non réductive de penser la transformation culturelle et les émergences ou disparitions apparentes de formes « traditionnelles ». (Clifford 2001 : 478).

Jusqu’ici, pour le cas de Rapa Nui, les expériences de mobilité n’ont pas été comprises comme des « éléments constitutifs du sens culturel » – si l’on suit James Clifford (1997 : 3), ni comme un nouveau contexte d’articulation. L’analyse contemporaine continue de considérer la société insulaire comme étant figée dans sa géographie insulaire. Les données démographiques signalées plus haut sont ainsi un premier point de départ à considérer pour envisager l’ampleur de la mobilité rapanui. Notre objectif est donc de tracer les expériences de mobilité – les parcours et les mémoires de ces parcours – des Rapanui vers le Chili continental et vers la Polynésie française, et de certains retours, et de retracer la manière par laquelle la société rapanui est aujourd’hui imbriquée dans un processus d’articulation sociale, culturelle et identitaire avec ces deux autres territoires.

2. Temporalité, historicité et rapport au passé : amnésie traumatique et fascination

Notre enquête s’inscrit à la fois dans une approche ethnographique et historique. Il s’agit de comprendre comment, aujourd’hui et depuis de nombreuses décennies, cette société a assimilé et s’est adaptée à un processus d’intensification de connexions avec l’extérieur sous la forme de mobilité de personnes, de flux de marchandises et de circulation des idées. Il s’agit aussi de saisir comment ces connexions se sont mises en place et quelles forces locales et globales les animent. D’autre part, toute étude de la société rapanui, même si elle voulait se limiter au plus contemporain, doit prendre en compte la rupture traumatique avec le passé, imposée deux fois de suite au cours du XIXe siècle, avec pour conséquences une vision contemporaine du passé à la fois amnésique et fascinée. Pour l’analyse de ce que j’appelle les « connexions historiques » de la société rapanui et les aspects et les effets de ses fluctuations diverses sur la société insulaire, je m’inspire

9

Introduction

de la réflexion faite par Marshall Sahlins (1993) sur une « ethnographie historique ». Sahlins signale que :

[…] des nombreux travaux d’ethnographie historique qui cherchent à associer la connaissance que l’on peut avoir d’une communauté par l’expérience de terrain et le savoir sur son passé qu’apportent les archives [montrent qu’] une ethnographie prenant en compte le temps et la transformation est une autre manière d’aborder l’objet anthropologique et implique la possibilité de modifier les façons mêmes de penser la culture. (Sahlins 1993 : 1).

Un tel projet, d’après Michel Naepels (2010 : 877), implique de prendre en compte « d’une part, des dynamiques sociales internes aux groupes considérés, et d’autre part, des régimes variables d’historicité qui deviennent alors possibles et nécessaires ». Cette démarche confronte l’anthropologue « aux conceptualisations locales de l’histoire, à la diversité des façons de mesurer et d’exprimer le temps, ou de se rapporter à la temporalité, à la causalité, et à l’événement » (Naepels 2010 : 880). Dans cette démarche il faut considérer quelques différences entre la méthode d’une « anthropologie historique » telle qu’elle a été discutée par les historiens, surtout en France, des usages et de la prise en compte de la temporalité qu’ont fait les anthropologues, car le rapprochement de la discipline historique avec l’anthropologie a suscité un long débat en France qui est loin d’être clos (Burguière 1986 & 1999; Minard et.al 2002, Schmitt 2008). Dans une tentative pour conceptualiser le champ d’étude spécifique à une « anthropologie historique », André Burguière signale que « les historiens empruntent, selon leurs besoins, des méthodes, des concepts, des éléments thématiques du questionnaire ethnologique » (Burguière 1999 : 3). Parmi les « emprunts disciplinaires », Burguière (1999 : 4) cite l’ethnologie interprétative de Geertz, les études de la parenté ou la notion maussienne de don. Burguière est catégorique avec sa définition du champ disciplinaire :

[…] l’anthropologie historique n’a pas de domaine propre. Qu’il s’agisse du pouvoir guérisseur des rois de France, de la montée de l’individualisme chez les paysans du XVIIIe siècle ou de la diffusion de la contraception, tous les sujets qu’elle aborde appartiennent à d’autres secteurs de l’histoire. Elle est avant tout un effort pour relier l’évolution d’une institution, d’un type de consommation ou d’une technique à sa résonance sociale et aux comportements qu’elle a engendrés. Elle est donc une démarche de totalisation ou plutôt de mise en relation des différents niveaux de la réalité. (Burguière 1986 : 59).

10

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Dans la continuité de cette perspective critique, Jocelyne Dakhlia, lors d’une table ronde au sujet de l’anthropologie historique, signale :

Je ne peux m’empêcher de penser qu’entre historiens et anthropologues, le rendez-vous a été partiellement manqué. D’une part, la rencontre a été beaucoup moins symbiotique, moins féconde, qu’elle aurait pu l’être, et d’autre part, l’échange, de mon point de vue, paraît fortement inégal. Ce sont les historiens, pour l’essentiel, qui continuent d’emprunter. Même si les anthropologues intègrent à leur recherche une profondeur chronologique, recourent plus systématiquement aux archives ou aux anciens folkloristes, ils se réclament plus rarement, quant à eux, de l’anthropologie historique. Je rappellerai brièvement qu’aux États-Unis, l’anthropologie historique est incluse dans les départements d’anthropologie. En France, elle demeure circonscrite aux départements d’histoire. (Dakhlia 2002 : 87).

Dans la même table ronde, Serge Gruzinski rappelle que les liens entre anthropologie et histoire sont plus anciens en Amérique (du nord et du sud) qu’en France :

Ils débutent au Mexique, au Brésil et aux États-Unis dans les années 1930. Aux États-Unis, France Scholes et Ralph Roys (The Book of Chilam Balam of Chumayel, 1933), puis Charles Gibson créent et développent l’ethnohistoire des peuples indiens du Mexique et de l’Amérique centrale. Une impressionnante connaissance des documents écrits espagnols et indiens, des langues indigènes, des paléographies, des institutions coloniales se conjugue avec la tradition de l’anthropologie culturelle (Gruzinski 2002 : 90-91).

Les déplacements épistémologiques d’une discipline à l’autre ont été très féconds en anthropologie. D’après la critique faite par Johannes Fabian (2006 [1983]) sur les usages du temps et le « déni de co-temporalité » dans la fabrication anthropologique de l’objet d’étude, la question de la temporalité est devenue centrale. Marshall Sahlins (1993) signale, lui aussi, que cette approche disciplinaire a permis de mettre à l’épreuve les concepts rigides de culture et structure et de dépasser la vision eurocentrique du progrès et acculturation. François Hartog (2012) définit un outil heuristique qui articule histoire et anthropologie, les « régimes d’historicité ». Il s’agit de « la façon d’articuler passé, présent et futur » (Hartog 2012 : 16), c’est-à-dire les rapports particuliers que chaque société entretient avec le passé, le présent et le futur, dans la modalité de conscience de soi et du temps qui caractérise chaque communauté humaine. C’est dans cette perspective que j’inscris ma démarche.

11

Introduction

Par ailleurs, pour articuler les différentes temporalités de l’analyse, à l’échelle individuelle et collective, je m’inspire de la relation établie par Maurice Bloch (1995) entre « mémoire autobiographique » et « mémoire historique ». Par mémoire autobiographique, Bloch (1995 : 7) entend le « souvenir des événements que le sujet a vécu », alors que la mémoire historique « comprend les souvenirs de faits se rapportant au passé », dont des souvenirs se référant à des périodes antérieures à la vie du sujet. Pour Bloch (1995 : 40), « lorsqu’on commence à étudier la mémoire dans le monde réel, on s’aperçoit que la mémoire autobiographique et la mémoire historique se rejoignent ». Ainsi, nous explique-t-il, quand un groupe d’individus fabrique le récit canonique d’une histoire, ce récit peut provoquer des sentiments et sensations analogues chez les deux groupes de personnes concernées, celles qui ont vécu les événements racontés comme celles qui n’ont pas vécu cet événement mais qui entendent ce récit depuis leur enfance. Selon Bloch, cette relation est le fondement de la mémoire historique :

Si l’on peut dire que le souvenir né des récits peut prendre la forme de souvenirs autobiographiques, il existe aussi des éléments qui prouvent que l’évocation de souvenirs autobiographiques liés à des expériences remontant à un passé lointain peut ressembler à l’évocation d’événements qui sont arrivés à d’autres et dont on a seulement entendu parler. (Bloch 1995 : 38).

De ce point de vue, il nous faut d’emblée prendre la mesure d’un fait crucial, qui explique le rapport problématique de la société rapanui à l’histoire. Il s’agit d’une société qui, au cours du XIXe siècle, a connu une rupture radicale avec la mémoire du passé lointain, d’abord suite au rapt violent d’un tiers de la population par les esclavagistes venus du port péruvien de Callao (1862-1863), puis avec l’exode de plusieurs centaines d’habitants en 1871-1872, vers Mangareva et Tahiti, sous l’influence des missionnaires et de certains colons et commerçants. L’amnésie qui en a résulté pose de nombreux problèmes à l’heure actuelle où la société d’autrefois exerce une fascination qui se trouve souvent mise en scène et glorifiée dans une pluralité de situations. Ce passé a été en partie reconstitué par la recherche archéologique et ethnologique et alimente les représentations que les Rapanui entretiennent avec cette société ancienne. Dans ce contexte, les vestiges du passé – les grandes statues moai et le système d’écriture non déchiffré roŋoroŋo, entre autres choses – ont fait l’objet d’hypothèses extravagantes et fabuleuses qui ont influencé aussi une partie des représentations contemporaines des Rapanui sur ce passé imaginaire.

12

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Enfin, le rapport au passé s’est complexifié en raison de l’incorporation de la société dans un cadre de relations politiques, économiques et identitaires changeantes et de plus en plus étendues. Cette situation se structure autour des relations historiques avec Tahiti (évangélisation et exode par exemple) et avec le Chili (annexion, enfermement, administration, imposition de lois, entre autres) ; et se rattache aujourd’hui à la mise en situation touristique où les différents récits de l’histoire et les discours identitaires s’articulent.

3. Mobilité, diaspora et itinéraire

Nous allons étudier particulièrement des récits de mobilité, en interrogeant l’articulation entre les mémoires individuelles, familiales et historiques. C’est à ce niveau-là que cette recherche rejoint aussi l’anthropologie de la migration. Non pas une anthropologie qui s’intéresse seulement aux conditions de sortie (émigration) ou aux conditions d’arrivée (immigration) de la population, comme cela a pu être l’objet de plusieurs recherches dans ce domaine (Ferrié & Boëscht 1992), mais une anthropologie soucieuse de considérer ces deux moments au sein d’une analyse globale sur la mobilité, c’est-à-dire de « l’articulation que les migrants construisent entre les lieux d’origine et les lieux d’arrivée » (Brettell 2008 :114). Comme nous y invite Tamatoa Bambridge (2004) que nous avons cité au début, il faut prendre garde à ne pas considérer les mobilités comme des mouvements nécessairement irréversibles et se souvenir qu’elles peuvent être un périple, même si le point de référence du périple n’est plus que symbolique. Cette recherche doctorale montrera qu’il y a bien une complémentarité d’expériences. L’enquête ethnographique et les sources d’archives seront nos outils pour étudier les périples, les récits de voyage tout comme les processus d’enracinement ou d’implantation (forcés ou non) des Rapanui et rendre compte de leurs expériences de mobilité. Pour parler de la mobilité rapanui, nous privilégions les notions de diaspora (du grec : diaspora, dispersion) et d’itinéraire (du latin : itinerarius, de iter, itineris, chemin). Roger Brubaker (2005) signale que l’amplitude de l’utilisation du concept de diaspora en sciences sociales, et plus particulièrement dans les études sur la migration, a permis de dépasser une perspective sur la migration qu’il définit comme « assimilationniste, nationaliste (méthodologique) et téléologique » et qui :

13

Introduction

[…] prend l’État-nation comme une unité d’analyse et assume que les immigrants font une rupture définitive avec leur terre d’origine [homeland], que les trajectoires migratoires étaient unidirectionnelles et que la migration provoquait inexorablement l’assimilation. (Brubaker 2005 : 7-8).

Pour Brubaker (2005 : 5), le fondement du concept de diaspora repose sur trois critères. Le premier correspond bien évidemment à la dispersion d’une population dans un espace géographique, dispersion qui dans ses formes empiriques a connu différentes variantes d’exode (forcé et volontaire). Le second critère se détache du premier : la population déplacée fabrique des liens avec la terre d’origine (homeland) qui peuvent être autant réels qu’imaginaires. La terre d’origine devient alors une source d’autorité et de légitimité dans des processus de fabrication identitaires. Le troisième critère est le résultat des deux critères précédents, il s’agit de la conservation des frontières, qui permettent « la préservation d’une distinction identitaire vis-à-vis de la société d’accueil [host society] » (Brubaker 2005 : 6). Le concept de diaspora, dans un sens heuristique (Brubaker 2005), est particulièrement pertinent pour saisir les temporalités impliquées dans les processus de déplacements d’une population, pour identifier comment les migrants tissent des liens avec le lieu d’accueil et avec la terre d’origine, et pour articuler les différentes échelles impliquées dans la mobilité des individus : des échelles familiales, locales, nationales et régionales (Dufoix 2003). Cette perspective renvoie également aux propositions formulées par Marc Augé (2009) lorsqu’il discute un projet d’anthropologie de la mobilité. Penser la mobilité, nous dit Augé (2009 : 85), « c’est la penser à diverses échelles pour essayer de comprendre les contradictions » d’un récit historique lié à la mobilité. Au fil de notre thèse, nous montrerons en détail de quelle manière les expériences de mobilité ont façonné la société insulaire rapanui, comme d’autres sociétés océaniennes. La société rapanui a connu des déplacements forcés au cours du XIXe siècle (nous avons évoqué le rapt esclavagiste puis l’exode impulsé par les missionnaires et commerçants vers Tahiti et Mangareva), un enracinement colonial lors de la première moitié du XXe siècle sous l’administration coloniale chilienne (les Rapanui avaient l’interdiction de quitter l’île et la contestation à cette forme d’assignation à résidence s’est traduite par des évasions en bateau), et puis une période de voyages et parfois d’installation vers le Chili continental et Tahiti qui se poursuit jusqu’à nos jours.

14

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Penser la mobilité – continue Augé (2009 : 86) – c’est « apprendre à penser le temps » ou repenser comment une société réinterprète son passé pour se positionner dans le présent. Nous l’avons déjà évoqué avec les régimes d’historicité, mais ici le cas des Rapanui ajoute des questions précises : comment peut-on expliquer le désir des Rapanui de s’installer à Tahiti ou sur le Chili continental ? Selon nous, dans la première destination ce sont les liens mémoriaux construits après l’expérience d’exode que nous venons d’évoquer ; dans le second cas, c’est le résultat de l’expérience d’un enfermement colonial. Les questions se suivent. Comment les Rapanui en diaspora fabriquent du lien social envers la terre d’origine ? De quelles manières leurs expériences de mobilité sont- elles constitutives de la fabrication d’une notion de « chez soi », un lieu de référence identitaire qui n’est pas nécessairement le lieu d’habitation ? Finalement, on se demandera comment la société rapanui s’articule à de nouveaux contextes politiques, culturels et identitaires plus englobants (religieux, étatiques, régionaux). Ces questions guideront à grands traits notre analyse.

4. L’Océanie connectée et les communautés translocales

Tout au long de leurs histoires, les sociétés de l’Océanie ont connu différentes formes de mobilité qui les ont mis en contact avec d’autres sociétés et aussi qui ont signifié la rupture de relations réelles. Tamatoa Bambridge (2004) donne des exemples très éclairants de la période pré-européenne où les populations océaniennes découvraient de nouveaux horizons, colonisant de nouvelles terres, de nouvelles îles. Presque toutes les sociétés de l’Océanie ont énoncé des mythes de migration et de découverte des terres, ce qui montre bien la place de la mobilité dans la formation de ces sociétés. Par ailleurs, au moment de l’irruption européenne, certaines de ces sociétés étaient en expansion coloniale ou avaient construit des relations et des circuits d’échange inter-insulaires. La fixation territoriale à proprement parler est survenue avec l’impérialisme, comme le rappelle l’anthropologue tongien Epeli Hau’ofa :

[…] Ces hommes issus des continents, Européens ou Américains, ont tracé des lignes imaginaires coloniales qui, pour la première fois, enfermaient les peuples de l’océan dans de petits espaces. Ces frontières définissent aujourd’hui les État et les territoires du Pacifique. (Hau’ofa 1993 : 7).

15

Introduction

Les sociétés océaniennes ont alors connu des nouvelles formes de mobilité et d’enracinement dans des territoires figés : exode forcé ou volontaire, implantation, travail forcé, cantonnement colonial. Ces expériences ont changé le rapport des sociétés océaniennes à l’espace. Avec les empires français et anglais d’abord, états-unien et japonais ensuite et aujourd’hui, avec des puissances néocoloniales comme certains États- nations, comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, les mobilités se sont vues encore une fois modifiées et demeurent aujourd’hui cadrées dans des régimes identitaires nationaux car les Tahitiens sont des Français, les Maori des Néo-zélandais, les Hawaïens des États- uniens, les Rapanui des Chiliens. Malgré ce cantonnement dans ces identités nationales officielles, les habitants de ces îles ont continué à se déplacer en amplifiant, en quelque sorte, le contrôle sur des ressources pour leurs communautés locales (Hau’ofa 1993).

4.1. Les migrations dans l’Océanie francophone et anglophone : quelques pistes

Les flux migratoires de personnes depuis de petites îles peu urbanisées vers les îles plus urbanisées, ainsi que les déplacements campagne-ville dans une même île, ont réorganisé les espaces et les économies insulaires sous des formes culturelles nouvelles (Hau’ofa 1993). D’un autre côté, les rapports que les insulaires émigrés maintiennent avec leurs communautés d’origine améliorent les conditions de vie de ces communautés locales, notamment avec les envois d’argents et de marchandises rares dans leurs territoires. On peut dire que le Pacifique d’aujourd’hui est, à l’image du monde globalisé, un réseau de circulation de personnes, de marchandises, d’idées et de représentations entre les différents lieux (îles, villes, pays) que les Océaniens habitent (Lockwood et.al 1993, Lockwood 2004). Différentes études réalisées en Polynésie française à partir des années 1970 ont identifié les effets des migrations dans les sociétés insulaires (Fages 1972, 1973 & 1974, Lockwood 1990, Rallu 1994). Ces recherches font mention, d’une part, d’un processus accéléré d’urbanisation de Papeete et des communes voisines et, d’autre part, de la dépopulation des archipels. Fages (1973 : 291) informe qu’en 1971, 83% de la population de Tahiti vivait dans l’agglomération urbaine de Papeete. La baisse de l’importance économique de produits locaux comme le coprah ainsi que le développement des centres urbains liés à l’installation du Centre d’Expérimentations du Pacifique (pour les essais

16

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

nucléaires), ont entraîné une augmentation des flux migratoires vers Tahiti (Ringon 1971). Ces processus de mobilité accélérée ne concernent pas uniquement la Polynésie française. Tahiti est aussi devenue une terre d’émigration vers d’autres îles et d’autres pays de la région. Jean Fages (1972), par exemple signale que le développement économique de la Nouvelle-Calédonie des années 1970-1980, dû à l’augmentation du prix du nickel, a déplacé le pôle d’attraction des flux migratoires de Papeete vers Nouméa. Dans ce contexte, Fages (1972 : 78-80) indique que, en 1969, 3346 Tahitiens habitaient dans la capitale calédonienne en intégrant principalement la masse de travailleurs ouvriers. Selon le recensement de 2014, les Tahitiens résidant à Nouméa atteignent 5608 habitants, soit 2,1% de la population de la ville (ISEE 2014). Le plus important des cas de migrations polynésiennes vers la Nouvelle-Calédonie est celui des Wallisiens et Futuniens. Pendant les années 1970, plus de la moitié de la population wallisienne habitait Nouméa (9600 individus) (Rallu 1982). En 2014, l’Institut de Statistique et des Études Économiques (ISEE) du gouvernement de la Nouvelle- Calédonie a estimé à 21 926 le nombre d’habitants d’origine wallisienne et futunienne, soit 8,2 % du total de la population du territoire (ISEE 2014)7. Il est également important de signaler que le recensement de 2013 sur ces deux territoires a déterminé que l’île de Futuna est peuplée par 3848 habitants et Wallis par 9019 (ISEE 2013). Autrement dit, 37% des Wallisiens et des Futuniens habitent aujourd’hui sur leur île d’origine, alors que 63% résident en Nouvelle-Calédonie8. En ce qui concerne l’Océanie anglophone, les chercheurs ont identifié des processus migratoires similaires. Paul Spoonley (2003) remarque que, en 1996, plus de 200 000 personnes originaires de différentes îles habitaient en Nouvelle-Zélande, et que les migrants organisaient des communautés différenciées en ville. Le recensement de 2013 a estimé à 295 944 le nombre d’individus appartenant à la catégorie Pacific Peoples9. Les grandes villes, à l’instar de Wellington ou Auckland, deviennent des espaces pluriethniques (Sissons 2005).

7 Pour plus de détails consulter le site : http://www.isee.nc/population/recensement/communautes?highlight=WyJ3YWxsaXNpZW5zIiwiZnV0d W5pZW5zIl0= 8 Pour plus de détails consulter le site : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2121443?sommaire=2121453 9 Pour plus de détails consulter le site : http://nzdotstat.stats.govt.nz/wbos/Index.aspx?DataSetCode=TABLECODE8021#

17

Introduction

Étudiant la diaspora tongienne aux États-Unis, George Marcus (1993) montre que les migrants appartiennent à l’élite locale et que cette migration semble être davantage le résultat d’une décision individuelle que celui d’une décision collective. Selon Marcus, la nouvelle élite politique et économique de Tonga s’est formée à l’étranger. Il conclut que la migration a accentué les différences de classes et de statut social à l’intérieur de la société tongienne. Les îles Samoa représentent un cas emblématique qui est largement étudié dans cette région. Gordon (et.al 1973) explique que l’immigration des vers les États-Unis débute dans les années 1950 et que plus de 50 000 Samoans (venant des Samoa américaines) habitaient en Californie en 1972. Paul Shankman (1993) compare l’expérience migratoire des habitants du Samoa occidental et ceux du Samoa américain ; il signale que dans les années 1980 un tiers de la population du Samoa occidental vivait en dehors de l’archipel et 60% de la population du Samoa américain avait migré aux États-Unis. Plus récemment, Cluny Macpherson (2004) continue d’attester l’importance de l’exode samoan en raison de l’impact des envois d’argent par les immigrés dans les économies locales et de la configuration des groupes de parenté ainga qui sont devenus bilocaux. Ilana Gershon (2012 : 8) signale qu’en 2000, 128 183 Samoans vivent aux États- Unis, principalement à Hawai‘i et à Los Angeles ; et, selon le recensement néo-zélandais de 2006, 131 103 Samoans habitaient ce pays. En plus de ces données d’ordre démographique qui servent à identifier les pôles d’attraction dans cette région et l’impact important des déplacements dans les sociétés d’accueil comme dans les communautés d’origine, plusieurs chercheurs ont souligné des faits socio-culturels importants. Paul Shankman (1993) explique que lorsque les Samoans vivent à l’étranger, ces derniers semblent exprimer une identité communautaire plus marquée par rapport aux Tongiens. Comme l’a aussi montré George Marcus (1993), les immigrés samoans s’identifient entre eux par rapport à leur village d’origine à Samoa, alors que les immigrés tongiens s’identifient plutôt selon leur système de titres familiaux et leur statut social. De son côté, Ilana Gershon (2012) conclut que les Samoans construisent des stratégies culturelles d’intégration et d’expression identitaires différentes selon qu’ils sont en Nouvelle-Zélande ou aux États-Unis, car ces deux pays ont des histoires coloniales différentes qui ont débouché sur des modèles sociaux distincts : le biculturalisme dans le cas de la Nouvelle-Zélande et le multiculturalisme dans le cas des États-Unis.

18

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

L’un des résultats les plus importants de l’ensemble des recherches sur la mobilité des Océaniens est le constat que les émigrés maintiennent des liens importants avec leur communauté d’origine (Spoonley 2003) et que dans certains cas, ces liens caractérisent ces nouvelles communautés transnationales (Lockwood et.al 1993 ; Bambridge 2004).

4.2. Une critique du modèle MIRAB

D’après Geoffrey Bertram & Ray Watters (1985), les sociétés et les États insulaires en Océanie récemment devenus indépendants politiquement, ont créé un modèle socio- économique qui a permis leur existence dans le temps. Ce modèle-là a été nommé « sociétés MIRAB » et désigne l’articulation entre les flux migratoires, les envois d’argent, l’aide internationale et la bureaucratie10. Les auteurs soulignent que le développement du système MIRAB a eu des effets conséquents sur les structures démographiques, sur les familles et sur la production agricole locale. Malgré cela, le système MIRAB aurait en même temps permis d’accéder à un niveau de vie élevé dans les îles d’origine. Cependant, cette articulation économique a créé de nouvelles formes de dépendance des îles envers les ex-puissances coloniales. À cet égard, Gérard Ward (1998) explique que les familles sont désormais bilocales et que les fonds envoyés par les migrants ont atténué l’importance que l’agriculture avait dans les économies locales. L’ensemble de ces travaux ont privilégié une analyse à partir de données démographiques et économiques pour mettre en avant l’importance des flux migratoires dans la région et leur impact retentissant dans les sociétés d’origine : vieillissement de la population dans les petites îles, baisse dans la production agricole, dépendance économique à l’aide internationale, ou encore fragmentation communautaire. Cependant, les flux migratoires peuvent aussi être analysés comme l’une des adaptations au monde global. Géographes culturels et anthropologues ont montré que les sociétés océaniennes n’ont jamais vraiment été enclavées dans des territoires, du moins jusqu’à l’irruption coloniale européenne. Joël Bonnemaison (1979, 1989), qui a analysé en profondeur le rapport à l’espace et au territoire des différentes communautés de l’actuel Vanuatu, montre de quelle manière, entre ces communautés, les sens de « route », de « parcours » et

10 MIRAB, pour les sigles en anglais : Migrations- Remittances- Aid- Burreaucracy.

19

Introduction

d’ « enracinement » sont construits en relation et non pas en opposition à la « mobilité », au « voyage » ou au « mythe » :

La route en Mélanésie traditionnelle n’est pas un concept « neutre », c’est un concept politique ultra-sensible. Par la route viennent les alliances, l’échange entre alliés et les relations de mariage. Les lieux « mobiles » qui s’égrènent le long de la route d’alliance font partie du territoire, tout autant que les lieux fixes où l’on réside. (Bonnemaison 1989 : 115).

Tamatoa Bambridge nous invite à réfléchir à une nouvelle compréhension de l’acception de périple, entendue comme une forme historique de contrôle de l’espace océanien.

[…] il n’est pas du tout certain que les flux [migratoires] actuels aient la même nature que les mobilités pré-européennes. Les questions sous-jacentes à la mobilité contemporaine concernent sa nature (migration ou périple), son extension, et ses rapports à un contexte historique et économique nouveau. Or, dans l’hypothèse où les mobilités actuelles s’apparentent de manière prédominante à un périple, avec la perspective d’un retour à un lieu de référence, il nous faut rechercher de quelles manières elles prennent forme dans des contextes radicalement différents et re-territorialisent l’espace océanien. Cette question est très délicate car les pistes sont en quelque sorte brouillées par les pratiques sociales et culturelles et les discours, lorsque les théories et les méthodes d’investigation ne sont pas en cause (Bambridge 2004 : 203).

Centrant son analyse sur la nature des liens entre archipels, Epeli Hau’ofa (1993) identifie une nouvelle configuration des sociétés du Pacifique que Marshall Sahlins (1997 & 2007) va dénommer « cultures translocales ». Sahlins se réfère ainsi à des sociétés dont les membres ne sont plus seulement enracinés dans les lieux traditionnels, mais ont formé des enclaves à l’étranger d’où ils entretiennent diverses obligations sociales avec leur communauté d’origine. Les émigrés participent ainsi à la vie communautaire même s’ils vivent à l’étranger. D’après Hau’ofa, les habitants de l’Océanie :

Qu’ils aillent en Australie, en Nouvelle-Zélande, à Hawai‘i aux États-Unis, au Canada ou même en Europe […] prennent racine dans de nouvelles zones d’activités, obtenant du travail et acquérant des propriétés familiales, nouant des liens de parenté, faisant voyager avec eux leurs parents, leurs biens matériels et leurs histoires de long en large de leur océan. L’océan est le leur parce qu’il a toujours été leur maison. (Hau’ofa 1993 : 10).

Par cette appréciation optimiste des flux migratoires, l’auteur remarque que les sociétés de l’Océan Pacifique ont amplifié la superficie de leur terre au-delà du visible et

20

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

ont incorporé un large tissu social dans une organisation spatiale plus vaste. Paul Spoonley (2003), quant à lui, explique que les liens que les immigrés entretiennent avec leurs communautés d’origine reflètent bien la loyauté et l’interdépendance entre les habitants de foyers situés sur des continents ou des îles éloignés de la communauté d’origine. Les personnes restent liées malgré les distances qui les séparent. Les réflexions de Hau’ofa et de Spoonley nous permettent de mieux saisir la complexité des mouvements migratoires dans le Pacifique. Ils montrent, premièrement, que la migration n’est ni unidirectionnelle ni représentative du passage d’une société traditionnelle (rurale) à une société moderne (urbaine), comme l’a supposé l’anthropologie des migrations à ses prémices (Redfield 1930, 1947). Ce tissu social est constitué d’allers-retours permanents. Deuxièmement, la nature, les formes et aspects des liens sont significatifs, en ce qu’ils révèlent le type de loyauté et d’implications avec les communautés d’origine. Troisièmement, ces liens impliquent un tissu social qui ne saurait se réduire à des sociétés traditionnelles, enracinées ou figées dans des espaces insulaires dont les rivages dessinent les limites restrictives et absolues. Bien au contraire, ces liens se déploient et s’étendent au-delà des frontières nationales et des délimitations imposées par la géographie îlienne, sans pour autant rompre avec le lieu d’origine qui devient un référent symbolique puissant en alimentant les processus de construction identitaire. En suivant Hau’ofa et Spoonley, on peut dire que la dynamique du système MIRAB peut exister seulement si les conceptions locales de communauté impliquent des liens familiaux prégnants, des logiques d’alliance et un sentiment d’appartenance à la communauté d’origine, mais aussi si les communautés on accès à des moyens de transport et de communication modernes. Nous faisons nôtre le constat de Marshall Sahlins à propos des migrations contemporaines :

Aujourd’hui, le phénomène massif de migration circulaire crée un nouveau type de formation culturelle : une communauté bien déterminée, mais sans entité, s’étendant, par- delà les frontières culturelles et souvent nationales, d’un centre rural de tiers monde jusqu’à ces enclaves de « chez soi à l’étranger » des métropoles, le tout uni par les va-et-vient des biens, des idées et des peuples en mouvement. (Sahlins 2007 : 329).

21

Introduction

5. État des lieux de la recherche sur Rapa Nui

Les études anthropologiques sur Rapa Nui peuvent être classées en trois grands domaines. Le premier, pour lequel existe une très abondante bibliographie, concerne l’archéologie et dans une moindre mesure l’ethnologie de sauvetage. Nous citerons ici principalement les études ethnologiques (Routledge 1919, Métraux 1971 [1940], Englert 1948, Barthel 1978). Ces recherches sont particulièrement déterminantes car ils ont permis dans l’histoire de la recherche de suggérer des hypothèses sur le passé historique de l’île (particulièrement le passé pré-contact). Ces ouvrages d’ethnologie sont des incontournables qui sont utiles autant aux anthropologues, aux historiens qu’aux archéologues. Le deuxième domaine correspond à ce qu’on pourrait nommer les recherches sur la continuité et le changement social dû la modernisation (McCall 1976a, Porteous 1981, Cristino et al. 1984). Plus récemment, les questions historiques sur les rapports de la société insulaire avec l’État chilien ont été privilégiés, constituant un troisième domaine de recherches (Delsing 2009 ; Cristino & Fuentes 2011, Fuentes 2013 ; Foerster 2010, 2012, 2015a ; Young 2011).

5.1. L’ethnologie de sauvetage

La plupart des recherches réalisées entre 1912 et 1960 ont essayé de répondre à des questions concernant la société du passé pré-contact. Dans un premier temps, les grandes statues en pierre ont fasciné le monde savant, faisant l’objet de plusieurs recherches formulant plusieurs hypothèses quant à leur signification, leur fabrication et leur mode de transport. En parallèle, la quête des origines de la population insulaire et des modèles pour expliquer le changement social provoqué par un supposé écocide a préoccupé ce champ d’étude (cf. Flenney & Bahn 2002 ; Rainbird 2002 ; Hunt & Lipo 2009). En ce qui concerne l’ethnologie, les chercheurs ont essayé de reconstruire ce passé à travers les souvenirs de leurs interlocuteurs les plus âgés. Les recherches de Katherine Routledge (1919), Alfred Métraux (1971 [1940]) et Sebastián Englert (1948) constituent trois références majeures. Respectivement ethnologue britannique, ethnologue suisse, et prêtre savant d’origine allemande, ils ont pu recueillir les souvenirs des personnes âgées qui évoquaient la société ancienne.

22

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Certains éléments relevant de l’organisation sociale, des concepts religieux, des rituels d’initiation, des chants, des mythes et de l’histoire locale ont été mis en lumière pour reconstruire une image globale de la société associée à un passé lointain et indéterminé, supposé refléter celui des temps pré-européens. Le problème que ces recherches présentent pour la reconstruction du passé lointain, est que les informateurs privilégiés, à savoir les personnes les plus âgées de l’île au moment de l’enquête, n’avaient pas pu connaître la société d’avant le passage des Européens, leurs souvenirs se rapportant nécessairement à une société déjà profondément transformée par ce qu’on appelle les « premier contacts ». Par exemple, aucun des informateurs de Routledge, laquelle a passé dix-sept mois sur le terrain entre 1914 et 1915, n’a vu un seul moai debout de leur vivant ; toutefois ils se rappelaient que leurs parents et grands-parents avaient participé au renversement de plusieurs statues. Au temps de la recherche menée par Alfred Métaux en 1934, un seul des informateurs de Routledge était encore en vie. Selon les mots de Métraux (1971 : 3) :

La mère de mon informateur Tepano, est la seule personne en vie qui a connu le fonctionnement de l’ancienne culture. Mais comme elle est âgée de plus de 100 ans et que sa mémoire est incertaine, elle n’a pas été d’une grande aide pour mon enquête.

Routledge et Métraux ont pourtant témoigné de la transmission d’une mémoire historique à la génération suivante, car ils ont pu recueillir un large éventail de données permettant de faire le lien entre les vivants et la société du passé. Métraux (1971) conclut que les habitants de l’île sont bien les descendants des constructeurs des statues et ces dernières ne seraient pas les vestiges d’une ancienne civilisation disparue ; il atteste aussi que plusieurs techniques anciennes (techniques de pêche, agricoles) et des formes rituelles (échanges cérémoniels) étaient encore réalisées. Le prêtre missionnaire Sebastián Englert, arrivé sur l’île en 1935 (où il restera jusqu’à sa mort en 1969), va exploiter au maximum les données de l’histoire locale pour établir un récit canonique de l’histoire de la société insulaire. Ce récit canonique accorde d’emblée une place privilégiée au personnage Hotu Matu‘a qui, selon les insulaires de l’époque, fut le premier ariki (souvent traduit par « roi ») de Rapa Nui, arrivant de l’île Hiva, située vers le soleil couchant. Hotu Matu‘a, en plus d’organiser la migration depuis Hiva, impulsa la construction des maisons, les premières cultures de taro et la distribution des terres, en assurant la colonisation et la survie des premiers colons. La reconstruction historique d’Englert (1948 : 157) se prolonge avec un « âge d’or », caractérisé par

23

Introduction

l’édification des grandes statues, qui fait l’objet de toutes les spéculations possibles et qu’il glorifie comme l’ « apogée culturelle » de l’île. Finalement, Englert définit une ère décadente provoquée par l’arrivée d’une deuxième migration plus belliqueuse que la première, qui va entraîner une succession de guerres et le reversement des moai. Si Sebastián Englert (1948) est le premier à écrire une histoire canonique de Rapa Nui, Routledge (1919) et Métraux (1971) ont établi des bases ethnologiques pour comprendre la société du passé et ont affirmé l’origine polynésienne des anciens habitants de l’île.

5.2. L’ethnologie du changement et la continuité

Les recherches menées par Grant McCall sont, en ce qui concerne la société du XXe siècle, incontournables, notamment sa thèse de doctorat (1976a) dont une grande partie des sujets traités seront utilisés, parfois discutés et réactualisés, au fil de notre propre thèse. Pour McCall, c’est dans la parenté que l’on peut retrouver les structures sociales qui ont survécu aux changements violents du XIXe siècle : une notion de groupe de descendance qui agit dans le contrôle territorial et qui organise les rapports avec les étrangers. McCall s’est intéressé à l’histoire de Rapa Nui et à ses rapports avec les forces étrangères (McCall 1976a, 1976b, 1996), ainsi qu’aux relations politiques entre l’île et l’État chilien (McCall 1994, 1997a). Il faut rappeler que son travail s’appuie sur une analyse subtile et profonde de l’organisation sociale des Rapanui des années 1970, une époque qui a été marquée par d’importants changements sociaux, comme nous le verrons plus loin. Pour comprendre l’histoire de ces transformations, la thèse de Douglas Porteous (1981) demeure précieuse. Ce dernier étudie les changements économiques et sociaux produits dès la période de l’évangélisation et jusqu’aux années 1980. Il s’intéresse notamment à l’impact de l’activité lainière dans la configuration du paysage et de l’organisation sociale. Nous étudierons aussi de notre côté comment les Rapanui ont produit leur propre interprétation de l’histoire en fonction du dialogue qu’ils ont établi avec les données collectées par les ethnologues. Ainsi, pour les habitants de l’île de Pâques, les écrits du père Sebastián Englert (1936 [2006] ; 1948) ou encore les généalogies compilées par Grant McCall (1986) sont des sources très importantes pour la transmission du savoir historique local contemporain. C’est aussi le cas à Tahiti où les intellectuels autochtones

24

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

s’appuient éminemment sur les écrits du révérend John Orsmond compilés par sa petite- fille, Teuira Henry (1951), qui sont devenus « la source majeure, la référence obligée d’une quête des racines parfois militante, toujours nostalgique », comme le dit Alain Babadzan (1993 : 7).

5.3. Retour sur la situation coloniale

Les études plus récentes ont été réalisées en grande partie par des chercheurs chiliens, ainsi que par quelques chercheurs étrangers. Ces derniers se sont interrogés sur les nouveaux discours identitaires des jeunes rapanui et les paradoxes présentés par rapport aux idéaux d’une authenticité culturelle recherchée et les relations, souvent conflictuelles, avec l’État chilien. À titre d’exemple, Olaug Andreassen (2008) signale que les jeunes rapanui qui sont nés dans des familles mixtes connaissent des paradoxes liés au fait qu’ils ne partagent plus certains aspects d’une culture considérée comme traditionnelle, à l’image de la langue qui, bien que moins parlée par la jeune génération, est pourtant très valorisée comme étant le signe d’une authenticité culturelle manifeste. Analysant la politique indigène de l’État chilien appliquée sur l’île de Pâques, Riet Delsing (2009) montre que l’un des enjeux majeurs de cette politique est l’application à la société insulaire de modèles communautaires inspirés des groupes autochtones du Chili continental. Forest Young (2011), de son côté, revient sur les enjeux politiques de la propriété foncière dans lesquels l’État chilien se définit comme le seul propriétaire des terres. L’analyse du discours de certaines familles de l’île lui permet de comprendre la situation coloniale des Rapanui face à l’État. L’organisation familiale, les rapports à la terre et les politiques linguistiques forment le centre de son analyse. Les chercheurs chiliens ont aussi conduits des enquêtes sur la fabrication d’une mise en scène identitaire en situation touristique (Andrade 2004), sur les demandes d’autonomie politique (Escobar & Lagos 2009), sur l’éducation des enfants (Zurob 2009), sur les changements alimentaires (Ramírez 2010, Alvear 2014) et sur les conceptions de l’espace (Torres 2010)11.

11 Tous ces travaux ont été réalisés dans le cadre de mémoires de Licence en anthropologie, comparables aux mémoires de Master 2 recherche en France.

25

Introduction

Récemment, un groupe de chercheurs chiliens a publié un corpus magistral composé essentiellement d’archives pour étudier la période coloniale chilienne et notamment la période où l’île fut un champ d’élevage de moutons (1896-1953). Rolf Foerster et son équipe ont réalisé un remarquable travail de compilation documentaire pour saisir le contexte politique et économique de cette période (Foerster et.al 2011, et al. 2012a, 2015a, Cristino & Fuentes 2011, Fuentes 2013). Selon Foerster (2010, 2015a), la situation coloniale de l’île à partir de l’annexion chilienne (1888) et durant la première moitié du XXe siècle relève d’une articulation conflictuelle entre trois secteurs qui configurent la société de l’époque : la communauté insulaire, l’État et l’entreprise d’élevage de moutons qui loue à l’État les terres de l’île. Et selon les conjonctures, chaque secteur négocie avec l’un ou l’autre des secteurs une position hégémonique au sein de l’île. Le travail historiographique de Steven Roger Fischer (2005) est capital dans le panorama des études générales sur l’île. Il fournit un récit complet des transformations sociales dans la longue durée qui nous permet de comprendre les adaptations de cette société insulaire et ses conséquences par la mise en relation avec l’extérieur. D’après son récit, Rapa Nui a été appréhendée et construite de cinq manières différentes : d’abord comme la terre découverte par des navigateurs polynésiens, ensuite comme une terre où trouver de la main-d’œuvre esclave, et comme celle des âmes à sauver par les missionnaires ; mais aussi comme une terre pour l’élevage de moutons ; et finalement, dans la période actuelle, comme un musée en plein-air. À chaque nouvelle configuration insulaire, nous suggère Fischer, les Rapanui ont reformulé leurs identités :

Aujourd’hui à l’île de Pâques il y a quatre identités significatives pour les Rapanui qui constituent ce que veut dire « être un Pascuan [Easter Islander] » : une identité culturelle, une identité économique, une identité de propriétaire et une identité politique. (Fischer 2005 : 256).

La première identité qualifiée de « culturelle » relève d’un discours soucieux de traduire, imaginer et préserver ce que les Rapanui conçoivent comme « leur vraie culture » (Fischer 2005 : 257-258), à savoir la langue, le renouveau culturel et la mise en avant des « valeurs traditionnelles », c’est-à-dire de « l’interprétation contemporaine du passé ». La seconde identité dite économique renvoie à l’idée selon laquelle Rapa Nui est « un musée en plein-air » dont l’économie insulaire dépend, dans lequel « la prévention et la conservation de l’héritage archéologique » est « la priorité majeure » qui « a réveillé une fierté ethnique » (Fischer 2005 : 261). Ensuite, par la formule d’une identité de

26

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

propriétaire, Fischer se réfère aux discours et aux actions d’une partie de la population de l’île visant à « revenir sur les terres ‘ancestrales’ » :

[La question] de la terre – comment est-elle distribuée, administrée et travaillée – est le plus grand dilemme sur l’île aujourd’hui, divisant les postures traditionalistes, mercantiles et nationalistes. L’éventuelle solution déterminera peut-être ce que sera la « véritable » identité pascuane [Easter Island identity]. (Fischer 2005 : 261).

Enfin, une dernière identité en jeu selon Fischer concerne les scenarii politiques possibles de l’île vis-à-vis du Chili :

[…] une Rapa Nui décentralisée de Santiago et dotée de pouvoirs administratifs plus étendus qu’aujourd’hui ; une Rapa Nui avec un régime d’autonomie dans l’État chilien, selon les recommandations en cours émises par la commission de gouvernement ; ou une Rapa Nui entièrement indépendante. (Fischer 2005 : 263).

Tout au long de notre thèse, ces hypothèses ouvrent des chemins analytiques que nous suivrons mais avec des reformulations, car le scénario contemporain est très complexe. En juin 2007, le Sénat chilien a approuvé une modification constitutionnelle déclarant que l’île de Pâques est un « territoire spécial en raison de ses caractéristiques géographiques, culturelles et de sa particularité patrimoniale » (El Mercurio de Valparaíso, 27 juin 2007). En 2008, l’État a ratifié deux textes de droit international concernant les droits des peuples autochtones : la Convention 169 de l’OIT et la Déclaration de l’ONU des droits des peuples autochtones. Cette modification juridique a construit une nouvelle scène de négociation entre les Rapanui et l’État chilien. Jusqu’alors les Rapanui étaient définis par l’État comme une « ethnie indigène du Chili » (loi 19.253), alors même que les Rapanui eux-mêmes se considèrent à la fois des autochtones de l’île et des autochtones de la Polynésie. Le débat sur l’autochtonie renvoie à la question des rapports politiques, économiques et identitaires entre les populations qui revendiquent une origine historique et culturelle différente de celle construite et légitimée par un État-Nation dans lequel elles sont incorporées. Jeremy Beckett (1988) explique que l’autochtonie (ou aboriginalité) s’applique à un fait historique précis de colonisation : celui où des populations qui vivaient déjà sur les territoires conquis par des empires coloniaux ont des descendants appartenant à la population des États-nations décolonisés. Il affirme, en outre, que l’autochtonie est avant tout un phénomène politique qui n’est ni le produit d’un fait biologique, ni une manifestation du passé dans le présent.

27

Introduction

Claudia Briones (1998) reprend les réflexions de Beckett pour analyser l’autochtonie comme le résultat de processus d’« étiquetage » et « auto-étiquetage » des populations. Ces processus renvoient aux rapports de forces qui impliquent des polémiques au sujet de ressources valorisées (notamment la terre, la force de travail ou les ressources naturelles), des questions sur les formes de souveraineté et des représentations sur les différences culturelles au sein des États-nations. Il faut ajouter que, aujourd’hui, ces populations sont reconnues par le droit international comme « peuples autochtones », sujets de droits collectifs (Bellier 2009, Gagné & Salaün 2009). Ainsi, depuis plus de cinquante ans, ces peuples, partout dans le monde, luttent pour leur reconnaissance comme entités politiques. Cette lutte entraîne des reformulations incessantes pour définir et caractériser la notion d’État-nation, de souveraineté et de droit culturels. Le processus de configuration identitaire rapanui contemporain doit être envisagé au carrefour des tensions entre deux catégories : les Rapanui sont à la fois une « ethnie indigène » d’un État latino-américain, le Chili, et ils se revendiquent être des « Polynésiens » (nous aurons amplement l’occasion de voir de quelle manière ces termes sont définis institutionnellement et dans le discours local). Ces identités se construisent en fonction d’un jeu d’échelles politiques, économiques et sociales qui dépassent largement les limites géographiques de l’île de Pâques.

6. Ethnographie multisituée, méthodologie et parcours personnel

6.1. Cartographier la mobilité

Si l’ethnographie repose sur la présence prolongée d’un anthropologue sur « le terrain », pour y « saisir le point de vue de l’indigène, ses rapports avec la vie, de comprendre sa vision de son monde » (Malinowski 1965 [1922] : 81); ou si les anthropologues mènent leur enquête « dans les villages » (Geertz 1998), que faire lorsque ces mêmes individus ne demeurent plus strictement chez eux ? Comment rendre compte par la description ethnographique des déménagements, des parcours migratoires et des va-et-vient entre chez eux et d’autres lieux plus éloignés ? Comment analyser des localités qui font partie d’entités politiques plus englobantes et rendre compte des différentes appartenances exprimées par les individus selon les échelles où ils se placent (locale, régionale, nationale et internationale/globale) ?

28

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

George Marcus (2001) propose des stratégies pour cartographier les jeux d’échelles et les mobilités.

[…] La recherche multilocale est articulée à partir de chemins, de trames, de conjonctions ou de juxtapositions des lieux dans lesquels l’ethnographe établit une forme de présence, littérale ou physique, avec une logique explicite d’une association ou d’une connexion entre des endroits qui de ce fait définissent l’argument de l’ethnographie. (Marcus 2001 : 118).

La proposition de Marcus consiste à dépasser la méthode d’enquête ancrée sur un niveau local unique et délimité, pour être attentif aux processus culturels qui se construisent à la croisée de multiples lieux articulés à de nouvelles totalités spatiales. Marcus propose en premier lieu de « suivre les individus », stratégie particulièrement pertinente pour les études de diaspora. Idéalement, nous explique Marcus (2001 : 118), il s’agirait d’analyser des mobilités qui impliquent une grande distance dans l’espace, pouvant être mesuré en kilomètres ou milles nautiques, et par lesquelles les individus traversent des frontières nationales. En lien à cette première stratégie, Marcus invite alors à « suivre la vie ou la biographie des individus ». Il fait référence plus concrètement à la collecte de biographies dans l’intention d’identifier et d’interpréter les processus sociaux dans lesquels la personne s’est engagée au cours de sa vie. Dans le présent travail, j’ai tenté de tracer les souvenirs de mobilité et les fragments de vie porteurs d’une expérience individuelle de plusieurs allers-retours entre la terre d’origine et l’ailleurs, qui nous permettant de saisir les modifications du rapport à la terre d’origine. Ces flux se caractérisent aussi par le fait qu’ils sont soutenus par des structures sociales, comme la parenté, qui permettent l’articulation entre les personnes et les lieux. Marcus propose aussi de « suivre les objets ». Il s’agit de prêter attention à la circulation d’un objet manifestement matériel « à travers différents contextes […] (tels qu’ils sont du moins initialement conçus): des marchandises, des dons, de l’argent, des travaux artistiques ou des propriétés intellectuelles » et de suivre « la trace des changements de statuts des objets » (Marcus 2001 : 119). Les flux d’objets désignent donc la circulation des biens matériels ou des marchandises. Ces mouvements sont rendus possibles grâce au perfectionnement des moyens de transport. Les objets ont la particularité d’être accompagnés de personnes qui voyagent avec elles et aussi d’être associés à des idées et à des récits. Cartographier les objets, c’est- à-dire identifier les lieux de production et les routes de circulation, permet de comprendre

29

Introduction

les relations d’interdépendance entre les différents lieux de résidence des individus et les valeurs que ces derniers attribuent à chacun d’eux. Une quatrième stratégie suggère de « suivre les métaphores », c’est-à-dire de tracer les relations « des discours, modalités de pensée, de signes, de symboles et métaphores » qui sous-tendent les représentations sur le monde. En circulation, celles-ci « sont plus claires dans le langage et font usage des moyens visuels et imprimés » (Marcus 2001 : 119). Plus concrètement, nous souhaitons comprendre comment des idées produites dans d’autres lieux voyagent et sont interprétées par les logiques locales dans un tout autre contexte, pour quelles raisons certaines idées sont incorporées dans les logiques locales, tandis que d’autres sont refusées. Marcus (2001 : 120) appelle également à « suivre les intrigues, les histoires ou les allégories », la trace de ces mémoires collectives qui contredisent à l’occasion les histoires officielles. La stratégie consiste alors à chercher les points de connexion et de dislocation entre la mémoire collective et les histoires décrites par les administrations officielles. Marcus (2001 : 121) incite aussi à « suivre le conflit ». L’objectif est d’analyser les multiples contextes de la vie quotidienne affectés par des lois ou par d’autres dispositifs de contrôle qui sont externes à un fonctionnement local de la société en question. Il s’agit de tracer les différentes composantes et versions d’un conflit vu comme une situation qui permettra de comprendre les interactions entre les acteurs et les contextes d’observation. Finalement, Marcus expose une méthode permettant d’articuler l’ensemble de ces stratégies, même si, dans le cadre d’un projet de recherche portant sur une ethnographie multisituée, le chercheur décide d’utiliser seulement quelques-unes de ces stratégies. Ici l’ethnographie « n’est locale que de façon indirecte », car le lieu d’observation est articulé à d’autres lieux à travers lesquels circulent ou ont circulé les gens, les objets, les idées, les mémoires et les conflits. L’ethnographie stratégiquement située permet d’avoir un ancrage sur le terrain pour classifier les relations entre ce qui est conçu comme local et ce qui est conçu comme global, mais aussi pour révéler les discours et les savoirs locaux sur ce qui est global et ce qui est local (Marcus 2001 : 122).

30

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

6.2. L’enquête généalogique : articulation des mémoires biographiques et mémoires sociales

Pour articuler les biographies de mobilité, les lieux impliqués dans ces déplacements et la mémoire sociale j’ai beaucoup utilisé l’enquête généalogique. Méthode classique en anthropologie, et peut-être l’une de premières démarches à être systématisées pour devenir une méthode (cf. Rivers 1910), l’enquête généalogique ne se réduit pas au seul fait de produire des « arbres généalogiques », mais plutôt à organiser un corpus de données sur les relations de descendance, d’affinité et de mariage avec une profondeur temporelle (cf. Bouquet 1996 ; Parkin 1996 ; Parkin & Bouquet 1997 ; Dousset 2003). S’ensuit une succession des générations des individus et des relations que les mêmes individus reconnaissent ou que le chercheur arrive à reconstruire à l’aide des documents d’archive. J’ai donc établi un corpus généalogique très vaste, qui concerne 3782 individus, défunts et vivants, en estimant les années de naissance et de décès d’un important nombre d’entre eux, ainsi que certains détails sur les histoires migratoires. Ce corpus de données recouvre une partie du XIXe siècle et presque tout le XXe siècle12. Ces généalogies m’ont permit de situer dans le temps les parcours suivis par les individus, ainsi que de les inscrire dans une histoire familiale et locale, lesquelles sont à la fois associées à des histoires de mobilité des générations précédentes. Porter une attention soutenue à ces relations intergénérationnelles m’a permis de parcourir les histoires de migration non seulement dans une temporalité limitée au présent ethnographique, mais aussi en remontant aux histoires des générations précédentes qui sont, pour certaines d’entre eux, encore évoquées dans les récits de migration. Par exemple, l’enquête généalogique est indispensable pour déchiffrer la profondeur des migrations rapanui à Tahiti sans perdre de vue les liens historiques et mythiques qui ont relié et qui continuent à articuler ces deux sociétés. De la même manière, elle est nécessaire pour interpréter les parcours migratoires des Rapanui au Chili sans omettre de s’interroger à la fois sur les rapports historiques, politiques et économiques entre ces deux sociétés.

12 Pour une explication méthodologique de cette démarche se référer à l’Annexe G : Carnet généalogique.

31

Introduction

6.3. Parcours personnel : Santiago du Chili, Hanga Roa et Pamatai. Du Chili à la France

Cette thèse est le résultat d’un parcours de recherche qui a été attentif aux liens entre les expériences de vie des Rapanui qui ont quitté l’île de Pâques pour venir s’installer sur le Chili continental ou sur Tahiti, et ceux qui sont revenus vivre sur l’île après des années de vie ailleurs. Stratégiquement situés, les lieux ethnographiques qui ont été privilégiés correspondent aux destinations migratoires principales des Rapanui : c’est-à-dire, la capitale du Chili, Santiago, une ville de plus de 7 millions d’habitans ; la ville polynésienne de Papeete et la commune de Faa‘a et d’autres communes de l’aire péri- urbaine (Papara, Mahina, Arue); et Hanga Roa, le seul village de Rapa Nui qui est le point de départ et d’arrivée des histoires de mobilité que nous allons étudier. J’ai commencé à étudier la migration rapanui en 2005, dans le cadre de mon mémoire de licence en anthropologie, au Chili, à l’Universidad Academia de Humanismo Cristiano (UAHC). À cette époque je participais à deux équipes de recherche créées au sein de l’école d’anthropologie de l’UAHC et formées par des enseignants et étudiants de cette école. Dans le premier groupe, appelé Núcleo de Estudios Etnicos y Multiculturales, on s’intéressait aux associations indigènes urbaines et aux politiques publiques dans ce domaine. Le deuxième groupe fut formé à l’initiative d’Andrea Seelenfreund enseignante aussi à l’UAHC, docteure en archéologie, et un groupe d’étudiant dont je faisais partie, intéressés par les réalités insulaires du Chili. C’est dans ce contexte que j’ai commencé à étudier la migration rapanui à Santiago du Chili. Au cours de cette recherche, qui s’est prolongée jusqu’en 2007, j’ai travaillé sur la question de la fabrication d’une identité rapanui en ville. En réalisant un travail d’ethnographie urbaine et en m’inspirant des travaux des anthropologues britanniques du Rhodes Livingston Institute13 (cf. Mitchell 1956 &1990 ; Gluckman 1960 & 1978), j’ai pu comprendre comment les Rapanui se sont installés dans le Chili continental, leur mode

13 L’intérêt principal des chercheurs du Rhodes Livingstone Institute a été de comprendre ce qu’ils ont appelé tribalism (Gluckman 1960 ; Reader 1970). Ce terme désigne des situations où des « structures tribales », comme les conseils des anciens, certaines pratiques matrimoniales et même les « affiliations tribales », se manifestaient ou non dans l’organisation sociale urbaine. Leurs études ont conduit à conceptualiser deux processus : detribalisation et retribalisation. Le premier, selon Gluckman (1960), se rapporte aux processus dans lesquels les structures et les institutions tribales cessaient de fonctionner en ville, produisant des déséquilibres sociaux dans les aires tribales et dans les aires urbaines. Au contraire, le concept de retribalisation invite à expliquer les processus d’ajustement des structures et des institutions tribales au contexte urbain (Reader 1970 ; Mitchell 1990).

32

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

de vie et les rapports qu’ils entretiennent entre eux et avec la société métropolitaine. En partageant leurs vies urbaines pendant plusieurs mois, j’ai pu identifier l’existence d’un réseau des rapports sociaux entre les Rapanui qui habitent en ville avec ceux qui résident sur l’île de Pâques et aussi en Polynésie française. Les différents types des liens ont assigné une forme et un contenu à une identité rapanui dite « urbaine » car mes interlocuteurs, ont rapanuisé, si je puis dire, leur vie en métropole. Les liens identifiés étaient de l’ordre de la parenté, mais aussi des rapports de type don-contre-don : entre l’île de Pâques et le Chili continental, il y avait bien un contexte de circulation des personnes, des marchandises et des informations. Entre janvier et juin 2009, dans le cadre d’un projet de recherche mené et financé par le Núcleo de Estudios de las Realidades Insulares, j’ai entrepris une enquête ethnographique à Rapa Nui. Au cours de cette investigation, j’ai approfondi la description du phénomène de connexion identifié quelques années auparavant depuis la métropole. Dans ce contexte, façonnant les processus identitaires à l’œuvre, les représentations du Chili et de la Polynésie française traduisent un contraste saisissant. Si certains discours relatifs à l’identité offrent une représentation de la culture tahitienne idéalisée comme étant le lieu des sources, des origines, des traditions comme de la modernité, le Chili continental fait l’objet de plusieurs rejets. Aussi, je me suis intéressé à la manière dont certaines marchandises d’origine continentale étaient transformées en emblèmes identitaires sur place. Mais le plus important de cette recherche fût d’arriver à comprendre certains aspects de la communauté locale. Il s’agit aujourd’hui d’une société plurielle (Eriksen 1993b), constituée par une population qui se revendique autochtone et un important secteur dit d’immigrés venus du Chili continental. J’ai identifié l’existence de frontières symboliques fortement marquées entre ces deux groupes, même si des liens de mariage et de descendance les unissent depuis les années 1960. À différents niveaux de la vie sociale, les relations de parenté jouent un rôle prépondérant tels que dans l’identité personnelle, l’identité sociale, les droits fonciers, les opportunités de migration et dans la définition et les choix des lieux de déplacement. Aussi, par cette enquête, j’ai montré combien l’économie de la société rapanui est considérablement dépendante de l’activité touristique et de la politique d’approvisionnement de la métropole. Au fil de cette enquête, j’ai eu l’opportunité de me rendre une première fois à Tahiti pendant deux semaines. Ce court séjour m’a permis de rencontrer des migrants rapanui en Polynésie française et de rassembler un corpus de données biographiques,

33

Introduction

démographiques et documentaire. Cette approche a montré la pertinence de réaliser un travail ethnographique ouvert à une enquête historique sur les liens des Rapanui envers Tahiti. L’année 2009, suivant les conseils de mes collègues au sein de ces deux groupes d’études, j’ai postulé à un programme de bourse de l’Ambassade française au Chili en partenariat avec CONICYT (Commission Nationale des Sciences et de la Technologie), destiné à la poursuit des études de Master 2 et de doctorat dans des universités françaises. Mon premier choix fut l’EHESS, car dans le milieu universitaire chilien des sciences sociales, elle est l’une des institutions françaises les plus réputées. Plusieurs cours de la formation en anthropologie sont consacrés aux débats de l’ethnologie française. Ce programme de bourse représentait une opportunité unique pour continuer mes recherches en amplifiant l’univers de travail ethnographique et mieux connaître les méthodes de l’anthropologie en France. Par ailleurs, si je voulais étudier la diaspora rapanui en Polynésie française, il fallait d’abord apprendre le français et, dans le meilleur des cas, intégrer une équipe de recherche spécialisée en Océanie. L’EHESS à Paris accepta mon projet de recherche portant sur les migrations rapanui. En 2010 j’ai donc soutenu mon mémoire de Master 2 en anthropologie sociale et ethnologie intitulé « Au-delà de l’île de Pâques : de l’insularité et des flux dans l’identité rapanui contemporaine », travail dirigé par Monsieur Gilles Rivière, membre du CERMA. À cette occasion Monsieur Serge Tcherkézoff, qui fut rapporteur de ce travail de mémoire, accepta de diriger ma recherche doctorale. Ainsi, en 2011 j’ai intégré l’EHESS et le Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie (CREDO, AMU, CNRS, EHESS) comme doctorant, ce qui m’a permis, pendant les six années qui m’ont conduit à la conclusion de ce travail, de bénéficier des séminaires communs et du soutien de l’équipe pour mes enquêtes de terrain. Dès la première année, 2011, je suis retourné à Rapa Nui. Dans le cadre de cette nouvelle enquête, qui a duré quatre mois, j’ai approfondi l’étude de la communauté insulaire et ses rapports avec l’extérieur en réunissant des données ethnographiques dans trois domaines. Tout d’abord, j’ai analysé les rapports sociaux à l’intérieur de la famille, entre différentes familles et aussi leur organisation villageoise. Ensuite, j’ai cherché à saisir la dynamique socio-économique insulaire en rapport à la circulation de biens et de marchandises, vers l’île comme vers l’extérieur.

34

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Lors de cette enquête de terrain, les questions concernant le rapport rapanui à l’histoire et, principalement, les relations politiques envers l’État chilien sont devenues centrales pour comprendre certains discours politiques et certaines actions observées sur place. L’histoire coloniale de l’île est vécue et ressentie au quotidien. Cette année 2011, les relations quotidiennes entre la population autochtone et la population des Chiliens venus du continent (appelés usuellement Tire, Chileno ou Conti)14 étaient complexes et les débats sur une possible loi de contrôle migratoire était l’un des sujets de discussions dans la rue. Cette année-là fut aussi tendue en ce qui concerne la politique de terres sur l’île. Quelques mois avant mon arrivée, de violents incidents entre la police et certaines familles rapanui revendiquant des droits sur certaines parcelles dans le village ont eu lieu. J’ai pu être au courant des événements et des discussions grâces à mes amis de l’île qui, via Internet, ont partagé avec moi plusieurs documents et articles issus de la presse. Les revendications foncières ont été un sujet de discussions quotidiennes lors de mon séjour, elles ont montré le besoin de comprendre l’importance des liens que les Rapanui entretiennent au sujet de la propriété foncière et les récits mémoriaux qui explicitent ce lien : principalement un lien généalogique. J’ai pu alors recueillir des documents précieux conservés dans les bureaux de terres (Bienes Nacionales) et compléter des données généalogiques archivées au Musée anthropologique de Rapa Nui et dans le bureau de l’État civil. En six mois de séjour à Tahiti (entre 2012 et 2013), j’ai réalisé une enquête de terrain et d’archives. J’avais compris, grâce à des lectures réalisées en parallèle aux enquêtes de terrains, que la migration rapanui à Tahiti des années 1970 était liée à la revendication de la propriété foncière des terres dans le quartier populaire de Pamatai (Faa‘a). Il s’agit des terres qu’un groupe de Rapanui arrivé à Tahiti pendant la deuxième moitié du XIXe siècle avait achetées aux missionnaires catholiques. J’ai ainsi pu reconstruire les liens entre les Rapanui arrivés à Tahiti à partir des années 1970 avec les familles qui ont été propriétaires à Pamatai. J’ai recueilli à ce sujet un corpus conséquent de documents qui m’a permis de mieux comprendre le devenir de la diaspora rapanui du XIXe siècle, recomposer des récits de

14 Cette distinction est importante à retenir. Même si les Rapanui ont la nationalité chilienne depuis 1966, plusieurs d’entre eux font le clivage Rapanui-Chilien. Nous verrons aussi que, dans certains cas, Chileno correspond à une catégorie ethnique, comme elles sont entendues par Eriksen (1993b) c’est-à-dire, qu’elle est imaginée porteuse de différences culturelles.

35

Introduction

migrations des Rapanui venus s’installer à partir des années 1970, ainsi que des récits de vie des personnes qui se revendiquent descendants des Rapanui arrivés avec les missionnaires au XIXe siècle. L’ensemble de ces données m’a permis de tracer les liens généalogiques des Rapanui contemporains avec ceux de la diaspora du XIXe siècle, ainsi que d’identifier les familles tahitiennes du quartier de Pamatai d’origine rapanui. De retour en France, j’ai pu aussi compléter un corpus de documents conservés aux archives d’outre-mer d’Aix-en Provence, notamment des actes de l’État civil des Rapanui nés, mariés et décédés à Tahiti, Moorea et Mangareva. Cette enquête a montré la perpétuation d’une mémoire de diaspora attachée à la propriété foncière et a conduit à comprendre les liens historiques qui rattachent les Rapanui à l’aire culturelle polynésienne. En 2014, j’ai réalisé une enquête d’archives à Santiago du Chili et à Viña del Mar puis deux mois d’enquêtes de terrain à Rapa Nui pour recueillir des données sur les expériences du retour. Entre 2010 et 2014, certains de mes interlocuteurs du Chili continental et de Tahiti étaient revenus vivre sur l’île de Pâques. Un processus de retour était en train de se produire et produisait sur place de nouvelles tensions démographiques, concernant l’accès à la propriété foncière, et l’exercice des droits reconnus par la législation indigène. La réintégration des migrants dans la société insulaire n’était pas évidente. Quelles sont les structures sociales qui favorisent l’intégration ? Pourquoi certaines de ces structures contribuent-elles à alimenter des conflits, alors que d’autres conduisent à une réintégration harmonieuse ? J’ai pu voir de près que les liens maintenus par les immigrés avec leurs familles restées sur l’île de Pâques ainsi que les principes rapanui relatifs à la propriété foncière jouaient un rôle capital dans ce processus dit de « retour ». Ces différents séjours de recherche m’ont amené à identifier les liens contemporains et mémoriaux que les Rapanui ont tissé envers cette diversité de lieux de résidence. C’est pourquoi cette thèse donne une grande place aux mobilités dans l’espace, en regardant de près les expériences biographiques, et à la temporalité généalogique qui permet de croiser les mémoires personnelles de migration et les récits familiaux sur cette migration. Ces deux formes de mémoires sont en même temps liées aux archives, conservées au Chili continental, à Rapa Nui, à Tahiti et en France métropolitaine, lorsqu’elles deviennent des supports de mémoire pour la diaspora rapanui.

36

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

7. Plan de la thèse et conventions pour l’écriture et les traductions

7.1. Les parties et les chapitres

Cette thèse est organisée en deux parties. La première, intitulée « Rapa Nui, histoire et anthropologie d’une île de Polynésie orientale», étudie comment la société insulaire s’est progressivement transformée, en passant d’une communauté à l’isolement extrême à une société radicalement ouverte à l’extérieur. Le chapitre 1 « La fin de l’isolement » présentera les périodes historiques correspondant aux transformations profondes que la société a connues : l’isolement, le contact, l’exode et l’enfermement. Après le passage de bateaux européens, les forces de transformation ne sont plus seulement internes à la société et les forces d’origine extérieure feront alors l’objet d’une analyse détaillée : bateaux européens, trafiquants d’esclaves, évangélisation et politique coloniale chilienne. Nous montrerons aussi de quelles manières les insulaires ont créés des stratégies pour tenter de contrôler et de négocier ces forces. Le chapitre 2 « La communauté insulaire » étudie le contexte ethnographique contemporain. Rapa Nui n’est plus cet endroit isolé d’antan, d’abord parce que l’espace insulaire n’est plus habité par une seule population autochtone – ce qui a radicalement changé si l’on songe à l’époque coloniale chilienne (1888-1960) – mais aussi parce que l’île dépend à plusieurs égards de ses contacts avec le Chili continental. Notre analyse de la société rapanui contemporaine souligne que, chez les Rapanui, un idéal de société fondée sur la base de rapports interpersonnels d’une haute intimité est mis en avant. Ce contexte induit, dans la vie quotidienne, différents états émotionnels. Le chapitre 3 « Dire la parenté à Rapa Nui » est consacré aux processus de changement et d’adaptation des principes qui organisent et ont organisé les rapports de parenté, aujourd’hui et durant ces cinquante dernières années. Nous y trouverons les stratégies des Rapanui pour contrôler l’ouverture du monde insulaire. Le contexte d’île ouverte décrit dans les années 1970, et notamment en ce qui concerne les flux migratoires, a modifié les principes sur lesquels les rapports de parenté s’organisent. Le chapitre 4 et dernier de cette première partie s’intitule « Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie ». Nous verrons comment Rapa Nui est devenue une terre d’accueil autant pour des touristes venus du monde entier que pour des migrants économiques venus du

37

Introduction

Chili continental. Le phénomène de la migration de Chiliens continentaux se trouve être l’un des aspects centraux de la nouvelle société insulaire. Nous analyserons ici les différentes vagues migratoires de Chiliens continentaux sur l’île de Pâques, la représentation réciproque entre Rapanui et Chiliens, ainsi que les contextes d’altérité configurés dans différentes périodes de ces derniers cinquante ans. La deuxième partie, « Itinéraires rapanui », comporte cinq chapitres où seront analysées différentes expériences d’exode dans le temps ainsi que les processus d’installation et de retour sur l’île de Pâques. Deux questionnements parcourent ces cinq chapitres : comment les Rapanui construisent-ils un chez-soi en dehors de l’île de Pâques, et quelle est la nature des liens que les Rapanui tissent entre eux, malgré la distance qui existe entre les différents lieux de résidence. Le chapitre 5 « Les temps des évasions » reconstitue les itinéraires migratoires des insulaires qui sont partis de Rapa Nui soit en se cachant dans les cales de grands bateaux pour rejoindre le Chili continental, soit en naviguant sur des petits voiliers en direction de Tahiti, seules manières de quitter Rapa Nui entre 1930 et 1960. Les évasions étaient le seul moyen de quitter l’enfermement imposé par la politique coloniale chilienne et maintenu en connivence avec la compagnie d’élevage de moutons installée sur place. Six évasions dans des cales et huit en voilier seront analysées. Le chapitre 6 « Les Rapanui dans la métropole chilienne » se focalise sur les expériences migratoires contemporaines des Rapanui vivant au Chili continental, notamment dans la ville de Santiago du Chili. Nous analyserons les raisons invoquées pour justifier la migration, les mémoires de l’installation ainsi que les formes de vie urbaine. Dans le chapitre 7, intitulé « Les Rapanui en Polynésie française », nous nous intéresserons aux années d’exode en Polynésie. Si, dans les années 1960, de nombreux Rapanui sont partis vers le Chili continental, d’autres se sont installés en Polynésie française pour des raisons bien différentes. Le nouvel exode peut être expliqué par des motivations venues d’une mémoire de diaspora qui relie les Rapanui d’aujourd’hui avec ceux qui ont quitté l’île lors du XIXe siècle avec des commerçants et des missionnaires. Des données d’archives, associées à la mémoire transmise dans des familles rapanui et tahitiennes, nous ont permis de reconstruire des généalogies associant quelques Rapanui de la diaspora de 1871 à certaines familles contemporaines de Tahiti, Mangareva, Moorea et Rapa Nui. Ce chapitre présentera aussi une étude ethnographique du quartier

38

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

emblématique de Pamatai à Tahiti et des liens entre les habitants actuels avec les Rapanui de la diaspora de 1871. Le chapitre 8 « Les formes du retour » a pour objectif de comprendre comment la société insulaire accueille les Rapanui qui ont commencé à revenir après avoir vécu de nombreuses années ailleurs. Nous analyserons les expériences de retour ainsi que les mécanismes d’incorporation dans la communauté insulaire. Dans l’expérience du retour, les identités personnelles vont être reformulées : à l’identité rapanui des migrants revenus, rattachée à un passé glorieux fantasmé, se superpose l’exigence autochtone d’une identité qui se conjugue au présent et affronte les problèmes contemporains. Finalement, le chapitre 9 « Le refus d’être ‘indigène du Chili’ et la volonté d’être ‘mā‘ori’ : la référence identitaire polynésienne » montrera de quelle manière une identité polynésienne fédératrice relie les Rapanui d’aujourd’hui aux processus culturels et politiques en cours, particulièrement en Polynésie française, mais aussi plus largement en Océanie. Partout, la formulation et la légitimation des discours sur l’autochtonie sont aux fondements des projets politiques. Dans le même temps, les déplacements rendent possible une réflexion sur l’appartenance à des identités multiples : être un Rapanui, Mā‘ohi, Polynésien, Chilien, Indigène.

7.2. Convention d’écriture des termes polynésiens et espagnols et note sur les traductions.

Dans cette thèse, une pluralité de concepts sont utilisés en espagnol, en tahitien, et dans la langue autochtone à l’île de Pâques (le re‘o rapanui). En raison de cette diversité linguistique, ainsi que de la diversité de sources et des données ethnographiques, il est nécessaire de signaler d’emblée quelques précisions.

La langue rapanui À Rapa Nui existe une situation bilingue. Étant territoire chilien, l’espagnol, qui a un statut officiel, est la langue de la plupart des locuteurs. La langue polynésienne est présente mais devient parlée uniquement par la population la plus âgée de l’île ; cependant, ces dernières années, l’État a commencé à mener des projets pour revitaliser et valoriser cette langue.

39

Introduction

La langue rapanui (te re‘o rapanui) a été classée comme appartenant au groupe de langues de la Polynésie de l’Est ayant pour particularité la conservation d’une forte occlusion glottale (Du Feu 1995). Aujourd’hui, la langue est un marqueur identitaire (Mikihara 2005a, Andreassen 2008) utilisé de deux manières. Selon Miki Mikihara (2005b), d’une manière « puriste » où l’utilisation des hispanismes est hautement critiquée et évitée ; et d’un autre côté, l’utilisation des mots rapanui dans un contexte lexical espagnol, phénomène linguistique singulier parmi les jeunes rapanui non- locuteurs de la langue autochtone. Il faut ajouter que l’espagnol parlé sur l’île de Pâques possède des particularités grammaticales qui le distinguent de l’espagnol parlé au Chili continental : dans les constructions de prhases, la conjugaison de verbes et principalement par l’utilisation de mots et même de phrases entièrement en re‘o rapanui dans une discussion en espagnol. Enfin, c’est avec les personnes âgées que ces différences linguistiques sont les plus marquées, car à différence des générations plus jeunes, le re‘o rapanui est leur première langue. C’est dans ce contexte d’espagnol-rapanuisé que la plupart de mes dialogues avec des Rapanui ont été réalisés. Dans le cadre de la protection de la langue autochtone, en 1993, la Comisión para la estructuración de la lengua rapanui (Commission pour la structuration de la langue rapanui) (CELR) s’est organisée pour essayer, avec un relatif succès, de systématiser une grammaire et une graphie (CELR 1996; CELR 2000). Nous avons appliqué ces conventions à l’écriture des mots polynésiens. Selon ces règles, la langue rapanui comprend dix voyelles : des voyelles longues (ā, ē, ī, ō, ū) et des voyelles courtes (a, e, i, o, u) et dix consonnes (h, k, m, n, p, r, t, v, ŋ), auxquelles s’ajoute l’occlusive glottale (‘). Pour un lecteur francophone peu familier des langues polynésiennes, quelques conseils sont importants à retenir : « e » doit être prononcé comme « é », « u » comme « ou », dans les combinaisons « ai », on prononce « aï », « oi » « oï », « au » « aü ». Le « r » (/ɾ/) est légèrement roulé, comme en espagnol, mais il n’est jamais doublé (/r/). La graphie « ŋ » correspond à la consonne nasale vélaire.

La langue tahitienne Comme le rapanui, le tahitien a connu une normalisation grammaticale. À Tahiti, deux systèmes d’accentuation cohabitent, celui de l’Académie tahitienne Fare Vāna‘a et celui de l’Église protestante (Saura 2008). Nous avons adopté le premier, qui est très proche des choix opérés par la CELR œuvrant pour la structuration de la langue rapanui.

40

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Note sur la traduction des entretiens et des documents d’archives La plupart de nos entretiens ont été réalisés en espagnol, et un bon nombre des documents d’archives sont rédigés dans cette langue. Pour respecter l’harmonisation de la lecture, nous les avons entièrement traduits en français. Nous avons pris la même décision en ce qui concerne les citations de textes scientifiques rédigés en différentes langues, principalement anglaise et espagnole. Dans plusieurs documents d’archive et dans des fragments d’entretiens, des mots argotiques ou de formes linguistiques propres à la parole chilienne sont employés. Dans plusieurs cas, j’ai mis des explications contextuelles pour rapprocher leur sens du français. On ne répétera donc pas à chaque citation que le texte français est notre traduction de l’original. La longueur et le nombre de ces textes a rendu impossible de donner l’original en notes de bas de page ou en annexe. Finalement, je respecte l’orthographe locale des prénoms et des noms des personnes, comme par exemple celle de mes interlocuteurs où leurs prénoms portent des formes espagnoles avec des accents. Ainsi j’écris par exemple Lázaro Hotus ou Pedro Chávez. Je procède de la même manière avec les noms des villes et des quartiers. Par exemple, j’écris Valparaíso pour le nom de la ville portuaire ou Quilpué pour ce village qui a connu une importante installation rapanui au cours des années 1960.

41

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

42

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Première partie Rapa Nui, histoire et anthropologie d’une île de Polynésie orientale

43

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

44

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 1 La fin de l’isolement

Ka oho ka ŋaro ki hiva (va-t’en, disparais à l’étranger). Ka noho hiohio koe i toou kaiŋa (reste ici, dans ce pays et sois fort). (Sortilèges des années 1930 prononcés lors de la coupure du cordon ombilical des nouveaux-nés). (Alfred Métraux 1971 [1940] : 103).

Nous présentons ici certaines bases historiques qui nous aideront à comprendre les profondes transformations que la société de l’île de Pâques a connues dans son histoire. Notre approche par une « anthropologie historique » nous montre que deux forces transformatrices furent omniprésentes dans la « longée durée » de cette société. D’un côté, l’expérience d’isolement culturel et social, identifiée par l’archéologie et qui permet d’apercevoir le passé plus lointain, mais qui nous indique aussi que l’isolement fut une forme structurelle de l’expérience des insulaires pendant une bonne partie du XXe siècle, en étant le résultat d’une politique coloniale chilienne que nous allons appeler une politique d’enfermement. De l’autre côté, cette approche nous permet de comprendre comment la mise en connexion de l’île avec un ailleurs devint la force radicale de changements. Nous verrons ici de quelle manière la société insulaire a adapté et créé des stratégies pour contrôler les forces transformatrices venues de l’extérieur ; mais aussi, les effets catastrophiques du contact, puis les adaptations aux nouveaux contextes historiques et sociaux. Si le XVIIIe siècle est pour les Polynésiens qui habitaient cette île un moment de contact et de découverte d’un monde étrange mais pas totalement inconnu (le monde des papa‘a), le XIXe siècle est un moment de fractures et de refondations sociales avec une importante chute démographique, un réajustement politique, un changement de religion,

45

Première partie un important exode volontaire et non volontaire, ainsi qu’une mise en relation avec d’autres sociétés polynésiennes et non-polynésiennes. Cette mise en relation est aussi le fond historique de l’incorporation de la société rapanui dans un cadre politique plus vaste, quand l’île est évangélisée, transformée en domaine agricole pour l’élevage ovin et incorporée dans le cadre d’un État-Nation latino-américain. Le XXe siècle enfin est un moment de fermeture et d’isolement planifié par un pouvoir colonial au sein duquel les Rapanui vont négocier leur place et résister de différentes manières. Il ne s’agit pas de répéter l’information historiographique présentée dans des ouvrages qui ont précédé notre travail, notamment celui de Steven Roger Fischer (2005) qui nous servira de guide, ni de répéter l’importante information compilée récemment par des chercheurs chiliens qui ont mis en lumière plusieurs documents de l’ère de l’administration chilienne (Fuentes 2013, Foerster 2015a, Foerster & Moreno Pakarati 2016) qui nous ont été très utiles, mais d’introduire le lecteur dans la longue histoire des transformations de la société rapanui. L’hypothèse qui ressort de notre analyse sur les moments de crises auxquels ce chapitre est consacré, est que la société rapanui a été contrainte de se transformer plusieurs fois pour continuer à exister en tant que telle. Il ne s’agit pas, comme l’ont pensé des chercheurs qui nous ont précédés, d’un « pessimisme sentimental » – pour utiliser cette belle formule de Marshall Sahlins (1997) – où les Rapanui auraient été une victime passive de l’Histoire. Nous pensons à Métraux (1941) quand il a annoncé la mort de l’ancienne civilisation pascuane. Mais il s’agit de la manière dont la fin de l’isolement de la société rapanui a mis en marche des processus de changements sociaux, d’adaptation, de résistance et de négociation. Cette longue durée associée à la mise en relation avec l’extérieur nous permettra de regarder en perspective les liens que la société insulaire entretient aujourd’hui avec le Chili continental et avec la Polynésie française, d’un point de vue politique et identitaire. Comme l’a suggéré l’anthropologue Grant McCall (1986), la société rapanui s’est refondée plusieurs fois, et dans ces refondations nous percevons que des nouvelles relations, réelles et imaginaires, avec un ailleurs ont fait de l’île un lieu d’enracinement identitaire pour un peuple fier de son histoire.

46

Chapitre 1. La fin de l’isolement

1. Depuis le soleil couchant

Les archéologues ne sont pas d’accord en ce qui concerne le premier peuplement de l’île (cf. Kirch & Green 2001) : les uns le datent vers les années 600-800 AD (Ayres 1971 ; Green 1998 ; Flenley 1996 ; Martinsson-Wallin & Crockford 2001), d’autres à des dates plus récentes entre 1000 et 1200AD (Hunt & Lipo 2008). Le consensus est par rapport à l’origine de cette population. Cette île volcanique très éloignée d’une autre terre fut visitée puis colonisée par des navigateurs venus de la direction du soleil couchant, issus d’une tradition culturelle qu’on appelle aujourd’hui « polynésienne ». Les archéologues ont reconnu que les premiers habitants de cette terre appelée aujourd’hui Rapa Nui partageaient plusieurs traits culturels avec l’aire d’interaction Mangareva- Tuamotu (Fischer 2005) Les analyses linguistiques de Steven Roger Fischer (1997a) montrent que l’ancienne langue parlée à Rapa Nui appartenait sans doute à la famille « Proto-East Polynesian » et qu’elle était proche du marquisien. Plus tard, et en raison de l’évangélisation, il atteste une « intromission » du mangarevien et du tahitien dans les langues de l’île. Cependant, Fischer va trouver davantage de preuves qui montrent que les migrants arrivés sur l’île, en différentes vagues, ont eu pour origine « immédiate » l’aire d’intersection Mangareva- Pitcairn-Hederson (Fischer 2005 : 18). Auparavant, Katherine Routledge (1919), chef de l’expédition ethnologique de 1914, première scientifique à effectuer une recherche de grande ampleur sur l’île avec près de 17 mois sur place, et Alfred Métraux (1971 [1940]), membre de l’expédition franco-belge de 1934-35, avaient également proposé une origine mangarévienne de l’ancienne population de l’île. Au cours des années 1950, Thor Heyerdahl, explorateur et archéologue norvégien, a essayé de prouver un peuplement initial venu de l’Amérique, notamment entrepris par la civilisation inca (Heyerdahl 2011 [1947] ; 2013 [1957]). Cependant, il n’a jamais trouvé de preuves convaincantes pour étayer son principal argument fondé sur l’analogie morphologique des constructions mégalithiques : c’est-à-dire, une ressemblance visuelle entre les murs de la rue Hatum Rumiyoc située à Cuzco, au Pérou, et le mur postérieur de l’ahu de Vinapū sur la côte sud de Rapa Nui, ou du fait de la présence des tubercules d’origine amérindienne en Océanie. En dépit de l’enthousiasme d’Heyerdahl, la souche polynésienne a été attestée depuis le début des contacts, même si, aujourd’hui, un nombre important de données indiquant un contact précolombien entre Polynésiens et

47

Première partie

Amérindiens se sont accumulées. Parmi ces données, les résultats de l’analyse génétique effectuée sur des os de volaille et des restes humains trouvés au sud du Chili et datés entre 1321 et 1407 AD, sont les preuves les plus convaincantes qui suggèrent un passage des navigateurs polynésiens sur les côtes américaines (Storey et.al 2007 ; Matisoo-Smith & Ramírez 2010). La société d’antan a créé des manifestations culturelles et architecturales sans égal dans le plus grand isolement culturel, d’une durée estimée par certains archéologues à 1000 ans (Vargas et al. 2006). Cette société a construit d’énormes statues anthropomorphes, généralement en tuf volcanique, plus rarement en basalte, appelées moai en langue rapanui, qui étaient vraisemblablement des représentations des grands chefs décédés (Routledge 1919, Métraux 1971). Plus de 887 moai sont distribués sur toute la côte de l’île, tombés face ou dos contre terre. Certaines statues sont encore complètes, mais d’autres sont détruites. Auparavant elles étaient dressées sur des plateformes en pierres (ahu), formant un complexe architectural ahu-moai qui était le centre cérémoniel de chaque village. 95 % des moai de l’île se trouvent aujourd’hui à différentes étapes de fabrication dans la carrière du , volcan placé au sud-est de l’île (Van Tilburg 2003). Pour l’anthropologue australien Grant McCall (1976a), le complexe architectural ahu– moai, les statues inachevées situées dans le Rano Raraku, ainsi que tous les autres moai qui se trouvent à mi-chemin entre la carrière et un centre cérémoniel ahu sont l’exemple d’une grande coopération sociale. Le groupe désireux de construire un moai, et plus particulièrement le chef du clan, devait mobiliser une grande quantité de main-d’œuvre, avoir la capacité d’accumulation de nourriture, d’autres matières premières comme le bois et les cordages et jouir d’une unité politico-idéologique afin de mener à bien le projet. Parmi ces éléments, le chef devait posséder surtout du mana, concept transpolynésien qui évoque un pouvoir surnaturel, venu des ancêtres fondateurs, capable de donner la vie et de provoquer la mort. Du fait de son isolement géographique, la société rapanui d’antan est considérée comme un « laboratoire naturel » et une « métaphore du devenir de la Planète Terre entière » par sa condition de « microcosme fragile » (Flenney & Bahn 2002). Le récit le plus répandu désigne la population ancienne comme responsable de la surexploitation des ressources naturelles en provoquant la déforestation ; le surpeuplement et le manque de nourriture auraient provoqué des guerres fratricides et l’effondrement d’une glorieuse

48

Chapitre 1. La fin de l’isolement civilisation. C’est, du moins, la célèbre hypothèse de Jared Diamond (2006). Or, de nouvelles recherches archéologiques (Mulrooley et. al 2007 & 2009) et des hypothèses historiques récentes (Fischer 2005) proposent une explication alternative prenant en compte un ensemble de facteurs (Rainbird 2002). D’une part, la conjoncture environnementale d’une chute de la température sur toute la planète dans les années 1200 AD et effets du phénomène de « el niño » (McCall 1994) par exemple. Mais aussi des changements profonds dans l’organisation sociale dus à l’intensification de l’agriculture (Kirch 1984 ; Stevenson et al. 1999), s’ajoutant à une crise « cosmologique » due au contact avec les Européens (Rainbird 2002 ; Pollard et al. 2010). Ces conjonctures auraient intensifié un processus de changement social et religieux (Fischer 2005), sans pour autant conduire à un effondrement d’une société glorieuse à une société décadente. Le temps de l’isolement de la société rapanui, du moins avec le monde au delà de l’aire polynésienne, s’est rompu, selon les sources européennes, le matin du 5 avril 1722 quand une flotte de trois bateaux de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales commandée par le capitaine Jacob Roggeveen, est arrivée sur ses côtes. Ce jour-là elle fut baptisée « l’île de Pâques » et entra peu après dans les cartes du Pacifique comme le lieu des grandes statues.

1.1. Otoroka ! La Bienvenue aux Papa‘a

Le jour où les Chrétiens célèbrent la fête de Pâques, le vigile aperçut sur l’horizon une île qui n’était pas signalée par les cartes européennes. Le lendemain un seul insulaire est monté sur l’Arend et s’est montré intéressé par les dimensions du pont et les tissus des Hollandais. Selon la chronique de l’officier Carl Friedrich Behrens (1739 : 124) il aurait prononcé le mot : « o doroga ! » qui pour Fischer (2005 : 49) correspond à l’ancien mot rapanui « otoroka », utilisé comme une salutation de bienvenue (Englert 1948 : 480). Le lendemain de cette rencontre exceptionnelle, un groupe d’hommes et de femmes est monté sur le bateau et a échangé avec les marins des produits locaux contre des tissus et des miroirs. Les Hollandais se sont montrés très surpris de la présence d’un homme « tout à fait blanc. Il portoît des pendans d’oreille ronde & blanc, de la groffant d’un poing. Il avait l’air extremement dévot & il a de l’apparence que ç’était un de leurs Prêtres » (Behrens 1739 : 126).

49

Première partie

Au quatrième jour les Hollandais planifient un débarquement. Une foule d’insulaires entoure les étrangers, les touche, leur ôte leur tricorne et autres menus objets. Les quelques tirs des mousquets destinés à les éparpiller débouchent sur un massacre : douze morts et une foule en fuite. Plus tard, les Hollandais affirment avoir pu établir un « bon échange » avec les natifs qui « nous montrerent leurs femmes en nous ʃaiʃant connoître que nous pouvions diʃpoʃer d’elles et emmener quelques-unes dans nos vaiʃʃeaus » écrira Behrens (1739 : 129). Une fois partis, nous explique Fischer (2005) les maladies apportées par les visiteurs commencèrent à faire des ravages au sein de la population. Si jusqu’à 1722 les transformations de la société ont été des processus endémiques comme l’augmentation démographique, l’intensification de l’agriculture, les processus de segmentation des lignages et les disputes de pouvoir (Kirch & Green 2001), la période des premiers contacts va amener des changements rapides et profonds dans l’organisation sociale de l’île. Mais ce ne sera pas avant 1862, quand Rapa Nui entre dans l’obscur trafic de main d’œuvre depuis le Pérou, que le relatif équilibre entre insulaires et visiteurs change de nature et rompt avec les mécanismes que les insulaires avaient inventés pour contrôler les étrangers (nous y reviendrons). Cinquante ans se sont écoulés entre la visite des Hollandais et le passage des Espagnols, menés par le capitaine Felipe González de Haedo en 1770. Cette expédition annexe l’île à la couronne espagnole, mais l’Espagne n’a jamais fait valoir cet acte politique. Quatre ans plus tard, l’île fut visitée par la flotte du Capitaine Cook en 1774, puis par le comte de La Pérouse en 1786. Pour Fischer (2005) ces expériences de contact où les insulaires vont acquérir des biens de prestige nouveaux et inconnus, mais vont aussi connaître la mort provoquée à distance, tant par les maladies que par les mousquets, ont provoqué un bouleversement d’ordre symbolique. Ce bouleversement permet à Fischer (2005) d’expliquer pourquoi, quand James Cook visita Rapa Nui en 1774, plusieurs moai étaient par terre, alors qu’ils étaient encore dressés en 1770 selon les descriptions laissées par les Espagnols. Des conflits entre clans dus à une perturbation de l’ordre symbolique auraient entraîné la destruction des statues par les clans ennemis. Sur la base de ces descriptions d’explorateurs maritimes, Steve Roger Fischer (2005) a envisagé l’hypothèse que le contact avec l’Occident aurait provoqué l’accélération d’un processus de sécularisation politique. Fischer (2005), en analysant la réaction des insulaires lors des premiers contacts avec les Européens, signale que l’accueil réservé par

50

Chapitre 1. La fin de l’isolement le premier insulaire aux Hollandais était de la même nature que celui réservé par les Hawaïens à James Cook en 1778 (Sahlins 1995) ou celui que les Tahitiens ont offert à Samuel Wallis en 1767 ou à Louis-Antoine de Bougainville en 1768 (Tcherkézoff 2010). Joshua Pollard (et al. 2010) signale que la présence de nombreux pétroglyphes et peintures représentant des bateaux européens qu’on trouve dans différents sites à Rapa Nui, ainsi que les données ethnographiques sur les miro o‘one, des rituels pour « honorer des nouveaux dieux », selon les informateurs de Routledge (1919), peuvent indiquer que les Européens auraient été « incorporés » à la cosmologie des anciens Rapanui comme des entités dotées d’un mana comparable à celui de leurs chefs1. Cela explique aussi

1 Ce n’est pas ici le lieu pour analyser en détail les scènes des premiers contacts. Cependant il nous semble important de signaler l’hypothèse récemment proposée par l’anthropologue chilien Rolf Foerster qui tente de différencier le cas rapanui de celui des autres sociétés polynésiennes. Selon Foerster (2012a : 15) : « Il est possible que contrairement à ce qui a eu lieu dans d’autres îles de la Polynésie, les Européens ne furent pas surévalués dans la hiérarchie propre de ces cultures. A Samoa et à Hawai [sic] les Européens furent considérés comme semblables aux Dieux (Cook, comme le Dieu Lono), à Rapa Nui, en revanche, comme plus proches des hommes.» Nous allons présenter trois exemples qui au contraire peuvent montrer la création d’une catégorie à part pour les Européens : ni dieux, mais pas non plus des hommes ordinaires ; d’autre part, il faut dire que dans les cas de Samoa et de Hawai‘i, l’assimilation « aux dieux » était là aussi une catégorisation particulière. Premièrement, Behrens (1739 : 128-129), membre de la flotte hollandaise de 1722 signale : « Tous, hommes, femmes & enfans en allant au-devant de nous, portoient des branches de palme & une eʃce d’étendart rouge & blanc. Leurs preʃents conʃiʃtoient en figues d’Indes, noix, cannes à ʃucre, racines poules. Ils se jetterent enʃuite à genoux, planterent leurs drapeaux beaux devant nous, & nous préʃenterent leurs branches de palme en signe de paix ». Il s’agit ici d’une sorte de procession qui rappelle dans plusieurs aspects l’accueil des Hawaïens à « Cook-Lono » (Sahlins 1995) : des étendards plantés dans le sol, des dons d’aliments et pas n’importe quels aliments, ceux réservés aux chefs (Seelenfreund 2014). De plus comme l’ont aussi montré Sahlins (1995) et plus récemment Tcherkézoff (2008) le chef polynésien lui-même n’était autre chose qu’un « être divin ». La comparaison avec le cas hawaïen nous fait rester dans cette catégorie spécifique. En effet, il faut savoir que la présentation par Sahlins du cas hawaïen a été abusivement simplifiée par des commentateurs qui n’ont voulu voir que l’équation Cook = le dieu Lono, alors que Sahlins montrait en fait de quelle manière Cook a été vu comme une image, un support matériel temporaire possible pour la présence de Lono dans le rituel, tout comme certains objets fabriqués chaque année par les Hawaïns pouvaient « représenter » Lono. Cook n’était pas Lono ; il n’était pas un homme ordinaire non plus (cf. Tcherkézoff 2008 : 109-153 qui discute le cas hawaïen mais montre aussi la même spécificité pour d’autres cas polynésiens). De même, Sahlins et Tcherkézoff (2008) montrent que le chef polynésien était aussi bien un « être divin », mais au sens du mot atua qui là encore indique des représentations matérielles, temporaires le cas échéant, de la présence des dieux (et non d’une équivalence avec l’essence du dieu). Un deuxième exemple. Eugène Eyraud, qui est arrivé à Rapa Nui en 1864 pour y commencer l’évangélisation signale dans une de ses lettres qu’il était le « papa », mot qu’il traduit comme « l’étranger » (Eyraud 1864 in Cools 1973:18, ms 48). Le mot semble être en effet popa‘a où l’on retrouve l’ambivalence du mot de Polynésie occidentale papalangi qui avait, ou du moins a pris, par réinterprétation missionnaire et locale, une connotation « venu du ciel » ou plutôt « venu de la lumière » ce qui renvoie le mot à la cosmologie polynésienne orientée vers la division du monde entre lumière et obscurité. Pour une interprétation du sens de ce mot, voir Tcherkézoff (2008 : 182-196). Enfin, en 1914 Katherine Routledge trouve des structures en pierre et en terre que les insulaires appelaient te miro o‘one. Les vieillards lui ont expliqué que c’était des « bateaux de sable » sur lesquels ils réalisaient des danses en honneur des « nouveaux dieux » venus dans de grands bateaux. Routledge découvre aussi d’autres structures en pierre et terre que les Rapanui appelaient hare a te atua traduites par « la maison des dieux », dans lesquelles ils réalisaient des cérémonies pour ces hommes venant de loin (Routledge 1919 : 239). Voir aussi Pollard (et al. 2010).

51

Première partie pourquoi une grande partie de la tradition recueillie au début du XXe siècle parle des guerres et de la violence entre différents clans (Routledge 1919, Métraux 1971, Englert 2006) : les chefs auraient perdu une partie de leur pouvoir sacré.

1.2. Hiva : la terre d’abondante nourriture

Entre 1722 et 1800 l’île de Pâques fut visitée par neuf bateaux, mais les contacts se sont intensifiés au cours du XIXe, avec un total de 164 bateaux (McCall 1976a : 296-306). Selon Grant McCall (1976a : 55-59), l’intérêt à aborder dans l’île était variable : expéditions de découverte, quête d’approvisionnement et commerce, en dépit de la précarité et de la pauvreté de l’île décrites dans tous les récits du XVIIIe siècle. Les descriptions que les explorateurs ont laissées nous informent que l’accueil réservé par les insulaires oscille entre la cordialité d’un bon échange de biens et de « faveurs » des femmes, comme dans les cas de l’expédition hollandaise de 1722, l’espagnole de 1770, l’anglaise de 1774, la française de 1785 et l’anglaise de 1791, et l’agressivité des hommes tatoués qui lançaient des pierres quand les chaloupes s’approchaient des côtes comme l’a vécue l’expédition russe de 1815. McCall (1976a) rapporte que lors de cette phase d’intensification des contacts, quelques Rapanui auraient demandé aux capitaines des navires de les prendre avec eux. Apparemment le mot piritania (translittération de Bretagne) attirait l’attention des insulaires. En 1806 le fils d’un chef fut amené en Europe par le capitaine anglais Benjamin Page ; il fut baptisé à la Cathédrale de Rotherhithe en octobre de 1811 sous le nom de « Henry Easter ». Il est revenu à Rapa Nui à l’âge de vingt-deux ans environ (McCall 1976a : 232). C’est le premier cas rapporté d’un Rapanui qui ait visité des terres étrangères. Selon certaines informations d’autres auraient travaillé quelques années sur des baleiniers, comme un certain U’i Hiva, le grand-père d’une des informatrices de Katherine Routledge en 1914 dont le nom, selon Fischer, veut dire « celui qui a vu des terres étrangères » (2005 : 76), et un certain Toroveri qui, selon McCall (1976a), aurait

On peut donc penser que Rapa Nui n’était pas une exception : la « nature » attribuée aux Hollandais d’abord, aux autres étrangers ensuite, dans la phase des premiers contacts, était proche de celle qui fut attribuée aux premiers visiteurs européens par les autres sociétés polynésiennes.

52

Chapitre 1. La fin de l’isolement passé quelques années en dehors de l’île2. Timikore Keremuti, un autre des informateurs de Katherine Routledge, a raconté qu’il fut emmené par des « hommes blancs » dans un bateau et débarqué à Tahiti quand il avait environ vingt ans; Fischer (2005 : 76) calcule que cet évènement a dû avoir lieu vers 1848. Lors des années 1930 quelques noms d’insulaires ayant voyagé hors de l’île ou ayant travaillé sur des baleiniers étaient encore dans les mémoires. Mateo Veriveri3 informa le Père Sebastián Englert (1948 : 387-388) que son grand-père, Akutino Hereveri et Reone Terongo avaient voyagé plusieurs années sur ces bateaux avant d’intégrer les plantations de Brander à Haapape (Tahiti), cela quelques années avant les incursions esclavagistes de 1862-1863. Mais l’impact de l’activité baleinière à Rapa Nui n’a pas été encore étudié en profondeur (McCall 1976a). Or, certainement cette activité a placé l’île de Pâques sur les cartes précisant les routes et les points d’approvisionnement pour ces bateaux (Richards 2008). Dans cette période d’intensification de contacts et d’exode de certains Rapanui, un mot viendra à définir l’ailleurs : Hiva. Ce mot hiva apparaît dans la tradition orale récoltée dans les premières années du XXe comme désignant la terre d’origine des premiers arrivants sur l’île, terre qui est décrite comme celle de « l’abondance de nourriture » où les gens ont « les lèvres sales, les lèvres grasses, car ils ont de la nourriture en abondance » (Englert 2006 : 51 & 284)4. Le contraste entre une « île pauvre en ressource » et une terre

2 Nous verrons plus loin qu’en 1869 un certain Petero Toroveri est parti avec l’un des missionnaires sur place à Valparaíso pour une campagne de charité. Nous ne sommes pas en mesure d’affirmer qu’il s’agit de la même personne. 3 Le nom de famille de Mateo et de ses frères et sœurs a été écrit de différentes manières tant par les chercheurs que par l’État-civil. Selon les sources, on trouve ce patronyme rapanui écrit des manières suivantes : Veriveri, Veri Veri, Beriberi, Beri Beri. Lors des années 1970 le patronyme va (re)trouver une forme standard avec l’orthographe « Hereveri », considéré par les membres de cette famille comme étant la forme originelle. 4 L’idée d’un ailleurs originel et mythique étant courante dans la mythologie polynésienne, une note spécialisée sur les données de Rapa Nui est utile. La présence de cette notion n’est signalée dans aucune lettre des missionnaires des Sacrés Cœurs de Picpus, arrivés sur l’île en 1866. Mais l’évêque de Tahiti Tepano Jaussen indique que les Rapanui (arrivés à Tahiti en 1871, voir ci-dessous section 1.4) évoquent cet ailleurs originel sous le nom de « Marae -erega » (Jaussen 1893 : 241). Dans la tradition compilée par Englert (2006 [1936]), on retrouve « Marae Renga » et également « Marae Tohia ». Selon Arturo Teao – l’informateur d’Englert– ces deux noms étaient associés à deux lieux placés sur une terre nommée « Maori», laquelle aurait été elle-même une part de « Hiva ». On retrouve les trois noms Marae Renga, Marae Tohia et Maori – mais pas Hiva –dans un manuscrit autochtone rédigé au début du XXe siècle par un groupe d’anciens Rapanui, connu aujourd’hui comme le « Manuscrit E » (Barthel 1978). Cependant Barthel (1978 : 26-27) signale que le mot hiva permet d’établir une connexion linguistique entre Rapa Nui, Mangareva, les îles Marquises et Raiatea. Ce mot hiva apparaît seulement dans deux écrits missionnaires. D’abord dans celui du père Hippolyte Roussel daté de 1869, mais publié plus tard (Roussel 1926), comme le nom d’une des divinités parmi les plus puissantes de l’île, avec Makemake et Tive. Ensuite, dans une lettre de Gaspard Zumbohn en date de 1879 (in Cools 1973 : 125-134), signalé comme le lieu où vont les âmes des morts, mais avec une évidente surinterprétation en référence au paradis chrétien : « […] après la mort, les âmes des bons vont dans une terre étrangère « Koona Hiva », où elles trouvent de beaux habits, dont la qualité répond aux vertus et aux

53

Première partie

« d’abondance ailleurs » sera présent lors des rapports des insulaires avec les étrangers comme un substrat interprétatif qui nous permet de comprendre les envies de quitter île que les Rapanui manifesteront à plusieurs reprises dans l’histoire des contacts et même au XXe siècle. Ce sera dans la seconde moitié du XIXe siècle que la nature du rapport entre insulaires et visiteurs va changer. La violence perpétrée par certains visiteurs –notamment à partir de 1805 avec les évènements du baleinier Nancy et ceux du Pindos en 18225– serait l’antichambre des évènements qui changeront à jamais la société insulaire. Le point critique est atteint durant 1862, quand Rapa Nui fut razziée par des esclavagistes venus en bateaux du port du Callao (Pérou) à la recherche de main d’œuvre gratuite (nous y reviendrons). Avant de se pencher sur ce sujet, il me semble important de résumer la façon dont les ethnologues ont interprété la société du passé. Il est également important de noter que ces reconstructions ethnologiques ont été faites sur la base des souvenirs des anciens Rapanui qui étaient nés quelques années avant l’arrivée des missionnaires en 1864, donc ce qui suit peut être vu plutôt comme l’état de la société rapanui du XIXe siècle, celle qui avait déjà connu des grandes modifications dues au contact avec les Européens et qui avait déjà entendu parler de cette terre d’abondance de nourriture.

mérites de chacun. Tous les habitants de ce séjour sont heureux et contents de leur sort. » (Zumbohn in Cools 1973 : 128-129, ms 344). Du côté de la linguistique comparée polynésienne, on pense évidemment au terme qui désignait cette terre d’origine dans différentes mythologies : Havaiki, Savai, ‘Avaiki, etc. (cf. Kirch & Green 2001), mais on n’a aucune indication certaine sur un lien avec le mot rapanui hiva. Par ailleurs hiva est un mot répertorié dans d’autres langues polynésiennes portant le sens de « terres étrangères » : îles Marquises, Tuamotu, Pukapuka (cf. POLLEX [Polynesian Lexicon Project Online] (en plus d’être le mot pour le chiffre neuf dans de nombreuses langues). Aux îles Marquises on connaît les toponymes Hiva Oa, Nuku Hiva, mais aussi la locution adverbiale « là-bas » [yonder] ; aux Tuamotu le mot est un adjectif : reculé, perdu, distant [remote] ; et à Pukapuka c’est le nom donné aux îles lointaines. (https://pollex.shh.mpg.de/search/?query=hiva&field=entry et https://pollex.shh.mpg.de/entry/hiwa.2/). 5 L’incident du baleinier Nancy est bien connu par les spécialistes de l’histoire de Rapa Nui (Métraux 1971, Englert 1948, McCall 1976a & 1976b, Fischer 2005). En quête de main d’œuvre, ce bateau est arrivé à l’île de Pâques pour y prendre des gens de force. McCall (1976b : 93) rapporte : « En 1805 […] le Nancy a pris 12 hommes et 10 femmes. Pendant que les femmes ont été placées sur le pont, les hommes, à la première occasion, se sont jetés par dessus bord pour s’échapper. Beaucoup d’entre eux se sont noyés lorsque le bateau s’est éloigné ». En 1822, le baleinier Pindos est arrivé pour prendre des femmes. Selon l’information recueillie par Métraux (1971) et aussi citée par McCall (1976b), le lendemain du kidnapping les femmes auraient été libérées sur le pont et puis jetées à la mer. Le capitaine se serait « amusé » à tirer sur elles avec son fusil.

54

Chapitre 1. La fin de l’isolement

1.3. La société d’antan

Selon l’information qui fut recueillie à la fin du XIXe siècle (Thomson 1891), mais notamment au début du XXe (Routledge 1919), la société rapanui était probablement organisée sur un mode ternaire que les chercheurs ont retrouvé dans d’autres sociétés polynésiennes (Kirch 1984, Fischer 2005). À la tête d’une pyramide sociale nous aurions trouvé un ariki mau, un chef sacré descendant des divinités, porteur du mana. Avec lui, une classe de « nobles » ou ariki paka et des prêtres ou tumu ivi atua. Nous aurions connu aussi des « experts » tahuŋa dans différents domaines, tels que les sages mā‘ori roŋoroŋo6 , une classe de guerriers matato‘a et des gens du commun urumanu divisés en agriculteurs (des taŋata kaukau henua) et pêcheurs (taŋata tere vaka). Au plus bas de cette pyramide, les kio, des gens capturés pendant les guerres entre les clans. En ce qui concerne l’organisation sociale, les chercheurs ont reconnu une composition segmentaire (Englert 1948, Métraux 1971, McCall 1976a, Fischer 2005) qui va de la maisonnée (ivi) jusqu’à la confédération des clans (hānau). En suivant Alfred Métraux (1971), on trouve à la base les ivi, les groupes de descendance patrilinéaire, qui apparemment habitaient dans une même maison (hare paeŋa). Ensuite, un groupement des maisonnées ou mahiŋo, parfois signalé comme étant des familles étendues. Les mahiŋo d’un même territoire composant les villages et chaque village avaient ces centres cérémoniels ahu-moai. À la tête de chaque village, un ou plusieurs chefs locaux appelés taŋata hōnui. Les regroupements de parenté ivi faisaient partie des patrilignages ure, généalogiquement liés aux ancêtres fondateurs. Les ure, à mesure qu’ils augmentaient démographiquement, auraient formé les mata par un processus de segmentation. Fortement territorialisés, les mata connaissent, au moment de l’arrivée des Européens, un processus d’expansion territoriale, impliquant de nombreuses guerres (Fischer 2005)7.

6 Eugène Eyraud, premier missionnaire de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus à Rapa Nui, découvre en 1864 que dans certaines maisons, notamment celles des chefs, étaient conservés des morceaux de bois gravés de signes. En 1869 le Père Gaspar Zumbohn, missionnaire sur l’île entre 1866 et 1870, offre l’un de ces objets à Stephanus Jaussen (Tepano Jaussen), évêque d’Axiéri et premier vicaire apostolique de Tahiti. Jaussen s’est tout de suite intéressé à ce qui semblait être un système d’écriture, le seul connu dans toute l’Océanie. Jaussen tente de traduire et répertorier pour la première fois tous les signes gravés (Jaussen 1893). Après cette découverte, nombreuses sont les recherches au sujet des « kohou roŋoroŋo », nom que Metoro, l’interprète de Jaussen et Rapanui de la diaspora de Tahiti, a donné aux tablettes gravées. Les études les plus complètes à ce sujet sont celles de Thomas Barthel (1958) et Steve Roger Fischer (1997a). 7 Le concept de mata a été défini de diverses façons par les chercheurs spécialistes du passé de Rapa Nui. Pour Routledge (1919) les mata étaient des « clans ». Selon elle, ils correspondaient à des groupes

55

Première partie

En nous basant sur l’information recueillie en 1914 par Katherine Routledge (1919) auprès d’un petit groupe d’une quinzaine de personnes âgées, qui avaient probablement entre 15 et 20 ans au moment des razzias esclavagistes de 1862, nous pouvons conclure que pendant le XIXe siècle l’île était divisée en dix mata regroupés en deux confédérations territorialisées : une confédération de l’Est et l’autre de l’Ouest. Du côté Est, la confédération Ko Tu‘u Aro, concernait les mata Miru, Ra‘a, Hamea, Marama, Haumoana e Ngatimo. Du côté Ouest la confédération Ko Hotu Iti, regroupait les mata Tupahotu, Koro o Rongo, Ure o Hei et Ngaure. Le mata Miru était selon Routledge (1919 : 240) « à mi-chemin entre la magie et la religion ». Selon elle, c’était le seul clan qui avait une « organisation politique », car toute l’information relative aux ariki affirmait qu’ils appartenaient tous à ce mata. En effet, les informateurs âgés de Routledge avaient tous connu personnellement l’ariki mau, Nga‘ara, décédé « un peu avant l’incursion péruvienne » (Routledge 1919 : 241). C’est grâce à ce petit groupe de gens qu’aujourd’hui

partageant un territoire et reconnaissant des interdictions sur la base du critère de consanguinité (Routledge 1919: 221). Routledge a identifié l’existence de 10 mata qui se divisaient le territoire de l’île à l’exception du centre. Métraux (1971 : 120), influencé par les théories anthropologiques de son époque, préféra parler de « tribus », qu’il définira par la suite comme des groupes de descendance, par comparaison avec des groupes de nature similaire d’autres îles de Polynésie. Chaque groupe de descendance contrôlait un district particulier de l’île. Grant McCall (1976a) a tenté d’intégrer les deux définitions de Routledge et Métraux en arguant que les mata étaient le « segment maximal » de l’ancienne structure sociale rapanui (McCall 1976a : 32) et qu’ils pouvaient être compris comme des « clans coniques » (McCall 1976a : 29). Il rajoute que chaque mata se divisait en lignes de descendance patrilinéaire appelées ure, que chaque ure formait les paeŋa ou familles étendues se divisant à leur tour en familles nucléaires hua‘ai (McCall 1976a : 39). En parallèle, chaque mata exerçait une souveraineté sur les territoires spécifiques appelés kaiŋa (McCall 1976a :30). Notre appréhension des mata s’appuie sur le concept de « ramage » proposé par Raymond Firth (1957) et réévalué par Tamatoa Bambridge (2009). Un ramage est un groupe de descendance cognatique dans lequel les membres sont recrutés en fonction de la reconnaissance d’ancêtres communs tant par des liens patrilatéraux que matrilatéraux, dont les ancêtres permettaient d’exercer un type de souveraineté sur un territoire déterminé. Finalement, les membres d’un même ramage reconnaissaient l’autorité d’un chef qui selon les cas pouvait avoir un caractère sacré (ariki) ou séculier (taŋata hōnui). Ainsi, le caractère segmentaire des mata, tel que le décrit McCall (1976a), est déterminant pour comprendre la structure de ramage. Le terme hua‘ai mérite un traitement particulier car il a été employé par des chercheurs pour faire référence à une institution venue des temps précontacts (cf. Delsing 2009). McCall (1976a) signale que ce terme est potentiellement un « emprunt linguistique » au tahitien, mais qu’il a acquis une fonction structurelle lorsque la société rapanui s’est vue confrontée à un processus de reconfiguration totale après la drastique diminution démographique à la fin du XIXe siècle. Dans le vocabulaire compilé par Hyppolite Roussel (chef de la mission de Rapa Nui entre 1886 et 1871), hua‘ai ne figure pas, alors que ivi apparaît mentionné pour le mot « famille » (Roussel 1908). C’est en vertu de ces deux arguments que nous n’inclurons pas le terme de hua‘ai dans les segments de l’organisation sociale précontact, mais nous le retrouverons largement plus loin dans ce chapitre, section 5.1 et au chapitre 3 dans l’étude contemporaine de la parenté.

56

Chapitre 1. La fin de l’isolement nous connaissons le rôle politico-religieux de l’aristocratie Miru, ainsi que les détails des guerres entre les Ko Tu‘u Aro et les Ko Hotu Iti (Routledge 1919 : 240-243)8. Au XVIIIe siècle une autre institution de pouvoir cohabitait avec celle des ariki mau, celle des taŋata manu (homme-oiseux). Il s’agissait d’un sorte de chef guerrier annuel, rendu sacré lors d’un rite agonistique (Routledge 1919, Métraux 1971). Selon l’information récoltée par Routledge puis par Métraux, quand le printemps arrivait, les différents mata se réunissaient à Mataveri, qui signifie littéralement « grand rassemblement », selon Fischer (2005 : 59), au bord du Rano Kao, volcan où se trouvait le village cérémoniel d’. C’était à Orongo où, apparemment, se réalisaient des rites d’initiation ainsi que l’investiture d’un nouveau taŋata manu9. Pour Fischer (2005) le culte de l’homme-oiseau était lié à la divinité Makemake, divinité locale de l’abondance et que les missionnaires assimilèrent au dieu chrétien. Jo Anne Van Tilburg (2006) situe l’origine de ce rite au milieu du XVIe siècle, alors que Joshua Pollard (et al. 2010) propose de situer ce culte après le contact (post 1722). Pour Pollard en effet le culte de l’homme- oiseau aurait été la réponse donnée par les autres mata à la crise cosmologique du pouvoir des ariki miru. Dans ce nouveau contexte le pouvoir sacré arrivait de l’ailleurs, avec les oiseaux qui ramenaient la fertilité. Georgia Lee & Paul Horly (2013) trouvent une corrélation intéressante entre les peintures des bateaux européens et celles d’oiseaux dans différents sites, tout en montrant

8 Routledge (1919 : 240-241) signale que : « les membres de ce groupe [miru] possédaient, selon l’opinion des insulaires, le précieux don surnaturel d’accroître l’approvisionnement en nourriture, spécialement en poulets, et ce pouvoir se manifestait en particulier après la mort […], uniquement eux, [les miru], avaient un dirigeant [headman] ou chef connu sous le nom d' ‘ariki’ ou d’autres fois connu sous le nom de ‘ariki- mau’ [sic], pour le distinguer des autres ‘ariki paka’ […] la fonction de ariki-mau [sic] s’héritait, et c’était le seul homme de l’île obligé à se marier avec des membres de son propre clan. Il était commun qu’ayant vieilli et sa santé s’étant détériorée il abdiquât en faveur de son fils. » Métraux (1941 : 78-79) corrige un chant recueilli en 1886 par Williams Thomson (1891 : 523-524) qui décrit le pouvoir de fertilité des ariki : « quelles sont les choses que le roi multiplie dans ce pays ? Lorsque Mars apparaît dans le ciel le roi fait pousser les tiges des douces patates blanches qui poussent dans ce pays. C’est lui, le roi, qui nous rend le ciel et les ancêtres propices. Il rend propices les douces patates […] ». La liste de choses que l’ariki multiplie s’allonge : les langoustes, différents types des poissons (le thon y compris), les congres, la mousse, les fougères, les tortues. Selon ce chant l’ariki était aussi responsable de multiplier les étoiles dans le ciel, de maintenir la chaleur et de provoquer les pluies. 9 Selon l’information recueillie par Routledge (1919), par Métraux (1971) et puis par Englert (1948), chaque chef de clan désignait un représentant (hopu), un jeune homme qui devait descendre la falaise du Rano Kao puis nager jusqu’à l’un des îlots en face du village d’Orongo (Motu Nui), pour y trouver « le premier œuf » de l’oiseau manutara (l’identification de l’oiseau n’est pas claire : il peut s’agir de Fregata ssp ou de l’Albatros). Quand l’hopu revenait à Orongo, son chef était nommé taŋata manu. Le taŋata manu devait vivre en isolement jusqu’au prochain printemps. Sa personne devenait sacrée et jouissait de plusieurs privilèges, notamment celui de recevoir les premières récoltes et le privilège du monopole de la consommation de certains animaux tels que les thons et les tortues. Tout le clan du taŋata manu se voyait alors privilégié à travers ce chef.

57

Première partie un lien entre ces trois entités de pouvoir : le taŋata manu, les oiseaux et les bateaux européens.

Avec une douzaine de peintures documentées représentant des bateaux dans plus de quarante maisons de ‘Orongo, les huit bateaux peints sur une seule paroi d’Ana Kai Tangata montrent une particulière concentration de ce motif. L’association prononcée d’oiseaux avec des bateaux tant à Ana Kai Tangata qu’à ‘Orongo confirme une étroite connexion entre les sites, et, d’autre part, suggère que durant une certaine période de l’histoire de l’île de Pâques, il y a eu une connexion entre les cérémonies d’Orongo, les oiseaux et les bateaux européens - au moins, au niveau iconographique. (Lee & Horley 2013 : 30).

À partir des six listes de noms des taŋata manu recueillies par Katherine Routledge en 191410, Paul Horley (2012) systématise les successions des taŋata manu et tente d’élaborer une chronologie, mais sans y parvenir complètement. Cependant, il arrive à identifier les filiations mata et les confédérations de chaque homme-oiseau ainsi que leur hopu et leur tumu ivi atua. Le résultat montre un équilibre statistique entre les confédérations : les Ko Tu‘u Aro auraient gagné 43,2% des compétitions et les Ko Hotu Iti 38,6%. Dans 18,2 % des cas, Horly (Routledge) n’arrive pas à établir les filiations des hommes-oiseaux à un mata (Horly 2012 : 69). L’analyse de Paul Horly (2012) nous amène à penser que le pouvoir sacré attribué aux taŋata manu faisait contrepoids aux privilèges que le mata Miru s’attribuait auparavant. Selon l’information de Routledge (1919 : 265), la dernière célébration des taŋata manu à Orongo aurait eu lieu entre 1866 et 1867. Cependant, le rapport d’un capitaine chilien signale qu’en 1875 elle existait encore :

Il existe encore une autorité que l’on peut qualifier d’ecclésiastique, qui est choisie annuellement d’une manière fort singulière […]. Les devoirs de cette dignité se réduisent à s’occuper du domaine spirituel et de toutes les choses relatives aux cimetières ; et cette [fonction d’] autorité pour laquelle l’on se dispute avec tant de hardiesse et de sacrifice oblige le gagnant à s’isoler complètement de tous les habitants de l’île, pour se laisser voir uniquement lorsqu’il doit se charger de la sépulture de l’un des habitants ou lorsqu’il est

10 Les notes de terrain de Katherine Routledge sont encore inédites et conservées à la Royal Geographical Society à Londres et au Pacific Manuscripts Bureau à Canberra. Des fichiers sous format numérique pdf se trouvent à la Biblioteca William Mulloy à Rapa Nui, conservés dans deux dvd en très mauvais état. Récemment le Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie (CREDO UMR 7308) a acquis des copies numérisées, ce qui m’a permis d’étudier ce précieux matériel. Un nombre restreint de chercheurs a eu accès à ce matériel inédit, parmi eux Grant McCall, Steve Roger Fischer, Jo Anna Van Tilburg, Paul Horly et un groupe restreint de chercheurs de l’Université du Chili.

58

Chapitre 1. La fin de l’isolement

consulté pour des oracles ; c’est donc le seul moment où on le voit et l’entend. (López 1875, in Foerster et al. 2012a : 537-538).

La fin de cette institution est liée à la conversion au christianisme et à l’enlèvement d’une statue qui semblait jouer un rôle majeur dans les rituels du printemps et lors des initiations. En 1868 l’expédition britannique du Topaze va rapporter en Europe (avec l’aide des missionnaires et des insulaires convertis) la statue aujourd’hui connue sous le nom de Hoa Hakananai‘a (souvent traduit comme l’ami volé)11, une des pièces les plus remarquables du British Museum (Fischer 1991 ; Van Tilburg 2006). Cette organisation sociale, les références religieuses et idéologiques qui l’ont soutenue, ainsi que les institutions qui la constituaient (les ariki, les tahuŋa, les tumu ivi atua) s’est effondrée, non pas en raison des guerres –selon la thèse classique de l’effondrement de la société rapanui– mais en raison de l’incorporation forcée de Rapa Nui au réseau du marché de main d’œuvre esclave en 1862.

2. Moment de fracture : le ‘Blackbirding’ (1862-1863)

Comme d’autres îles du Pacifique, Rapa Nui a fait partie des marchés des esclaves du Pérou en 1862-63 (McCall 1976a ; 1976b, Maude 1981). Le « blackbirding », terme donné au phénomène de razzia de la population de l’Océanie rendue esclave, va dévaster la société rapanui pour deux raisons. D’abord, par un effondrement démographique qui est provoqué aussi bien par le trafic même d’êtres humains que par les décès dus aux maladies exogènes arrivées avec les survivants rapatriés ; et ensuite, parce que le trafic va principalement décimer l’élite locale des sages (tahuŋa, tumu ivi atua) et des ariki. Henri Evans Maude (1981) a réalisé l’étude la plus complète sur le sujet des trafiquants d’esclaves en Océanie, sur une période comprenant les années 1862-1864. Grant McCall (1976b) quant à lui, a fait de même pour le cas de Rapa Nui. En France, le travail de thèse de Corinne Raybaud (1993) aborde aussi ce moment avec des résultats semblables à ceux

11 Le moai Hoa Hakananai‘a est l’une des rares statues sculptées de basalte. Lors de l’arrivée des missionnaires, cette statue se trouvait semi-enterrée à l’intérieur d’une des maisons du village Orongo. L’autre particularité de cette statue est que son dos est taillé de figures de taŋata manu (homme-oiseau), de komari (vulve de femme) et d’ao (sceptre). Des photographies faites à l’époque de son élèvement (1868) montrent que les figures taillées étaient peintes en blanche ; par des sources ethnographiques on sait aussi que d’autres figures étaient peintes en rouge et marron (cf. Van Tilburg 2004, 2006 ; Horley & Lee 2009). Pitts (et. al 2014) suggère que cette statue incarnerait la transition entre le culte des ancêtres développé autour des moai et le culte de la fertilité lié à la divinité Makemake et les taŋata manu.

59

Première partie de McCall et de Maude. En espagnol nous trouvons le travail très complet de Jesús Conte (1994) qui recueille de précieux documents d’archives concernant le trafic de gens de l’île de Pâques. Les conclusions de tous ces travaux sont éloquentes : elles soulignent toutes un moment de rupture dans la société rapanui avec son passé, moment qui expliquerait en grande partie les « trous de mémoire » des insulaires attestés dans toute l’ethnologie sur Rapa Nui du XXe siècle (Métraux 1941, 1971). Pour McCall (1976b) la position géographique de Rapa Nui, l’île polynésienne la plus proche des côtes sud-américaines, aurait très rapidement orienté l’intérêt des trafiquants d’humains vers l’île ; mais aussi il faut se rappeler qu’à cette époque, l’île n’était sous la domination d’aucune puissance coloniale. Pour cette même raison, Maude (1981) estime que Rapa Nui fut l’île la plus touchée par cette activité, bien qu’elle ne fût pas la seule. Des bateaux arborant des pavillons péruviens (vingt-sept), chiliens (quatre) et espagnols (un) ont commencé à débarquer sur les îles pour y « recruter » des travailleurs pour l’extraction du guano dans les îles Chinchas (littoral central péruvien) ou pour être employés comme brassiers, journaliers (péons) ou domestiques, dans le cas des femmes, dans les haciendas du Pérou. Une loi péruvienne adoptée le 15 janvier 1861 cherchait à faciliter le recrutement des « colons asiatiques », cependant les « recrutements » ont été effectués principalement en Polynésie, dans certains cas grâce à l’aide d’interprètes polynésiens qui lisaient les « contrats de travail » aux « candidats ». Mais l’étude de Maude (1981 : 193) démontre que la méthode de « recrutement » la plus utilisée a plutôt été celle du kidnapping. Ainsi, l’ensemble des îles Cook, les îles de Tokelau, de , de Tuvalu, de Tonga, les îles Marquises, les îles Gambier et Rapa Nui furent toutes touchées –bien qu’à des degrés différents. Ben Finney (1964) souligne que dans les années 1960 les Tahitiens reconnaissent encore les descendants des Polynésiens « importés » lors du « blackbirding » qui sont restés à Tahiti un siècle auparavant. Maude (1981 : 188) estime qu’entre 1862 et 1864, 3634 insulaires, polynésiens et micronésiens, ont été déportés au Pérou, dont 1407 étaient de l’île de Pâques12 ; cela veut

12 Pour des raisons analytiques, Maude (1981) distingue le recrutement des Rapanui en trois phases. La première débute en octobre 1862 et se prolonge jusqu’à décembre 1862. Quatre bateaux y sont impliqués : la barque Serpiente Marina, qui fera l’objet d’une enquête pour trafic à Papeete, cachait deux Rapanui dans ses cales ; le brick Bella Margarita et les barques Elisa Mason et General Prim. Au total 507 Rapanui ont été kidnappés (Maude 1981 : 15). La seconde phase correspond à la razzia de décembre 1862. Un groupe de huit bateaux se sont donné rendez-vous en face d’Hanga Roa le 22 décembre où ils ont kidnappé 200 personnes environ (Maude 1981 : 17). Trois de ces bateaux arriveront à Callao le 25 janvier 1863 avec 349 Rapanui (Maude 1981 : 18). La troisième phase commence après les évènements de décembre et va impliquer neuf bateaux qui au total vont kidnapper 549 Rapanui (Maude 1981 : 20).

60

Chapitre 1. La fin de l’isolement dire que sur le nombre total de séquestrés, 38% étaient des Rapanui. Par ailleurs, Maude estime que 34 % de la population de Rapa Nui fut donc prise de force et transportée au Pérou. Parmi les 3634 Polynésiens « recrutés », 3125 seraient arrivés au Pérou (Maude 1981 : 191), où ils ont été vendus au port du Callao (McCall 1976b). McCall a trouvé dans les journaux de l’époque plusieurs avis de recherche de patrons signalant leurs « employés » en fuite (McCall 1976b : 97). Ces publications nous informent que les esclaves polynésiens, ainsi que les Africains et les Chinois, s’échappaient de leur lieu d’exploitation ou se laissaient mourir de faim. Dès leur arrivée au Pérou, les Polynésiens ont fortement souffert de la mortalité. Maude (1981 : 191) estime qu’au moins 1840 Polynésiens sont morts dans les champs de travail alors que 1030 autres sont morts au cours de leur rapatriement en 1864. Au nombre des morts de l’hôpital de Lima en 1863, se trouvait Kaimakoi, enregistré comme « Kainakoi ». Il était gravement atteint de « bronchite et de lienterie » (la liste apparaît chez Raybaud 1993 : 74). Kaimakoi s’avérait être l’ariki mau de Rapa Nui (Fischer 2005). Son fils, et donc l’héritier de cette haute fonction, Maurata, connaîtra le même destin que son père dans les îles Chichas (Métraux 1971). L’arrière-petit-fils de l’ariki mau Nga‘ara et petit-fils de Kaimakoi iti, Manurangi, fut enlevé par le Brick péruvien Cora le 19 décembre 1862 (McCall 1976a ; Fischer 2005), mais ce bateau fut capturé par des marins de l’île d’Oparo (Rapa) et conduit à Tahiti (Maude 1981), où le capitaine et une partie de son équipage furent jugés pour trafic d’esclaves. Manurangi, baptisé Grégoire (« Kerekorio »), est décédé en octobre de 1867 à Rapa Nui à l’âge de treize ou quatorze ans (Roussel 1868 in Cools 1973 : 68, ms 198 ; Fischer 2005 : 101). Ce décès marque la fin des dynasties héréditaires des ariki mau (Métraux 1971)13. L’arrivée du bateau Serpiente Marina à Mangareva, avec l’intention du « recruter » des insulaires va rapidement interpeller le Père Laval et les colons. Quand ils ont inspecté les cales, ils y ont trouvé deux Rapanui captifs. Le bateau était vraisemblablement

13 Grégoire (Kerekorio) Manurangi ou Rokoroko He Tau, est nommé par Roussel « petit chef » (in Cools 1973 : 45, ms 138). Dans son projet, le missionnaire voulait profiter du baptême de Kerekorio pour convaincre les autres chefs de suivre son exemple. Apparemment cela a été une véritable réussite. Malgré cette conversion, le « petit chef » de Roussel, continuait de recevoir les offrandes des premiers fruits et d’autres privilèges de la part des insulaires : « C’est le premier adulte qui ait reçu le baptême. Il est difficile de rien prévoir quant aux chances qui pourraient un jour faire recouvrer une autorité effective sur ses compatriotes. On a encore pour lui un certain respect, on lui apporte encore les prémices des ignames » (Pacôme Olivier 1866, in Cools 1973: 53, ms 156).

61

Première partie impliqué dans le trafic de personnes. Puis, la prise du Brick Cora à Oparo (Rapa) et son inédite arrivée à Papeete piloté par des gens de Rapa, va alerter le gouverneur français de Tahiti, l’île étant sous protectorat depuis 1842 (Baré 1987). Du fait que certains bateaux avaient mené des activités de « recrutement » dans des îles sous protectorat français, cette affaire devenue alors diplomatique va produire des tensions dans les relations entre la France et le Pérou (Conte 1994). Le Pérou va donc finalement interdire le « recrutement » des Océaniens. Sous la pression diplomatique de la France, le rapatriement des Polynésiens commence aussi. Seulement quinze Rapanui reviennent sur leur île, portant avec eux des maladies. Maude (1981 : 194) estime à au moins un millier les décès dus à une épidémie de variole déclenchée en 1864. Pour une population estimée à 4000 habitants environ en 1860, McCall (1996) signale qu’entre 1862 et 1868, moment où ont été baptisés les derniers Rapanui, la population de l’île a décliné de 50 à 70%. Katherine Routledge, cinquante années après ces évènements, écrit :

Il nous semble aujourd’hui dramatique d’écouter les vieillards décrire les scènes qu’ils ont vécues dans leur jeunesse, expliquant la façon dont les esclavagistes lançaient des présents qui attireraient les habitants selon eux, et lorsque les insulaires étaient occupés à les prendre, ils leur liaient les mains dans le dos et les conduisaient au bateau. Les natifs nous ont indiqué qu’ils en emmenèrent près d’un millier au total, et malheureusement, parmi lesquels figuraient quelques personnalités importantes, incluant un grand nombre des plus sages, dont le dernier ariki. (Routledge 1919 : 205).

Pour tous les chercheurs du passé rapanui, les évènements de 1862-63 marquent la fin de l’ancienne société insulaire et expliquent les « trous de mémoire » – pour utiliser le concept de Roger Bastide (1970) – qui sera souligné aussi par tous les chercheurs du XXe siècle. Ces évènements ont démantelé la société ancienne. Steve Roger Fischer (2005) trouve ici ce qu’il nomme la « mort » et la « naissance » d’une autre société. La nouvelle société rapanui va s’attacher religieusement à un catholicisme syncrétique reçu successivement des missionnaires des Sacrés-Cœurs de Picpus, mais surtout, des catéchistes mangaréviens et puis des catéchistes rapanui ayant reçu une éducation religieuse soit à Mangareva soit à Moorea. Avec eux, un nouveau « mythe de fondation » déplacera les anciennes entités fondatrices et la langue se transformera sous l’effet de l’évangélisation jusqu’à se rapprocher du magarevien et du tahitien. En 1871 une diaspora rapanui en Polynésie va commencer à se configurer, et une hausse des contacts avec Tahiti

62

Chapitre 1. La fin de l’isolement va rattacher Rapa Nui à une plus vaste structure politique. Fischer nous démontre de façon convaincante aussi que le nom même « Rapa Nui » fut le résultat de cette mise en relation des insulaires avec un monde plus vaste :

En ce moment de mort [et quand les insulaires de Rapa prirent le Cora et le menèrent à Tahiti] le nouveau nom de l’île naît […] En chemin, Manu Rangi [sic] et d’autres insulaires de l’île de Pâques comparèrent avec leurs sauveurs et amphitryons de Rapa la géographie [de leur île respective] et découvrirent ainsi que Rapa (‘Extrémité’) était en réalité seulement Rapa ‘Iti (‘Extrémité Petite’), alors que l’île de Pâques était Rapa Nui (‘Extrémité Grande’/ ‘Fin de la terre’). Le nom qui se trouvait être incompréhensible dans la langue de l’île de Pâques fut alors traduit Te Pito ‘o te Henua (‘la fin de la terre’). Grâce au mana de Manu Rangi, héritier [de l’ariki mau], l’on s’assura que le nouveau nom polynésien fût adopté par tous les insulaires une fois que le jeune atariki [aîné du chef sacré] fût revenu sur l’île en janvier 1864, dans le même bateau qui amenait le tout premier missionnaire [sur l’île]. Le nom apparaît pour la première fois écrit « Rapa-nui » dans les mémoires de Mangareva de la main du Père Honoré Laval en 1863. Le nouveau nom Rapa Nui, écrit correctement, définit tant le lieu comme la destination des insulaires de l’île de Pâques dans la nouvelle Polynésie qui surgissait alors. (Fischer 2005 : 91).

3. Évangélisation et royaume

C’est dans ce moment de rupture avec la société du passé que la conversion de la population rapanui au christianisme a eu lieu, et d’une manière assez rapide et conflictuelle car, entre 1864 et 1868 tous les Rapanui survivants des razzias ont reçu le baptême dans un contexte où l’équilibre de pouvoir entre les chefs locaux a basculé. Parmi les raisons de la conversion identifiées par McCall (1976a) se trouvent la « conversion stratégique » des quelques chefs locaux, la croyance dans les pouvoirs curatifs du prêtre et l’attrait pour les nouveaux biens de prestige auxquels accédaient les convertis. Ajoutons à cela que l’évangélisation se concentra dans un premier temps auprès des enfants, pour beaucoup des orphelins en conséquence des incursions esclavagistes et des maladies, puis l’évangélisation s’adressa aux adultes. Les chefs, surtout ceux qui avaient plusieurs épouses, furent les plus réticents à se convertir. Nous pouvons diviser le processus d’évangélisation en trois étapes. La première correspond à la visite de neuf mois du frère laïc des Sacrés-Cœurs de Picpus, Eugène Eyraud, en 1864 afin de « prendre toutes les informations désirables, et s’il trouvait les

63

Première partie circonstances et les dispositions des indigènes favorables à l’établissement immédiat d’une mission » (Lettre du P. Pacôme Olivier au TRP Rouchouze, décembre 1864. In Cools 1973 : 11-12, ms 34). Le frère Eyraud part de Valparaíso en compagnie du père Albert Montiton, cap sur Tahiti rencontrer l’évêque Tepano Jaussen, et planifier la mission. Eyraud arrive à Rapa Nui le 2 janvier 1864 avec un groupe de six insulaires secourus à Tahiti, parmi eux l’enfant Manurangi. Des lettres que le frère envoie à ses supérieurs (in Cools 1973) révèlent les ravages causés par les maladies et l’état de guerre permanente dans les différents villages de l’île. Il informe qu’il est rapidement devenu un « protégé » d’un chef guerrier vivant à Hanga Roa, la baie de mouillage préférée des capitaines de bateaux. Ce chef, répondant au nom de Torometi, lui donnait une portion quotidienne de patate douce cuite, après qu’il eût pris possession de tous ses biens. Eyraud décrit que Torometi ne jouissait pas d’une bonne réputation chez les insulaires et que l’appropriation de ses effets personnels avait attisé la jalousie des autres chefs locaux. Torometi avait plusieurs ennemis, principalement le chef du mata Tupahotu de la baie d’Akahanga appelé Roma, mais aussi des alliés dans les mata Marama d’Hanga Piko, près de Hanga Roa et du secteur de Vaihū sur la côte sud-ouest. Installé à Apina (un secteur proche de Hanga Roa) Eyraud commença à prêcher un catéchisme en tahitien. Il raconte dans ses lettres que les enfants et les adultes s’y sont peu à peu intéressés et apprirent ensuite à réciter quelques prières. Le 9 octobre 1864 alors qu’Eyraud se trouvait à Vaihū en compagnie de Torometi qui fuyait les conflits de Hanga Roa, un bateau fut aperçu faisant route vers Hanga Roa. C’était le bateau Teresa Ramos en provenance de Valparaíso qui amenait le père Bernabé Castan s’enquérir de l’état de la mission. Le père Castan relate ainsi cette arrivée :

[...] Aussitôt nous voyons les kanacs venir vers nous à la nage ; et nous n’avions pas encore mouillé, qu’ils étaient à bord. Une femme monta la première, et quoiqu’elle n’eût jamais vu aucun prêtre, elle s’adresse tout d’abord à moi, fait le signe de la croix et récite le Pater, l’Ave et le Credo en langue tahitienne. Pour l’encourager et voir si elle me comprendra, je me mets à réciter les mêmes prières en langue sandwichoise. Elle me comprend très bien. D’autres kanacs arrivent […] je demande qui leur a enseigné ces paroles si belles et si bonnes. Le ‘papa’, le ‘papa’ (étranger) me répondent-ils d’une voix. (Lettre du P. Bernabé Castan au TRP Rouchouze à Paris, 9 février 1865. In Cools 1973 : 32, ms 84)

64

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Eugène Eyraud, vu son mauvais état de santé, se voit obligé par le père Castan de retourner à Valparaíso et d’attendre un nouvel élan d’évangélisation de l’île. La seconde étape de l’évangélisation commence en 1866 et se prolonge jusqu’en 1871. C’est alors la conversion à proprement parler et avec celle-ci un réajustement des pouvoirs entre les chefs locaux, les missionnaires et un petit groupe de colons arrivés au même moment. Le 23 mars 1866 Hippolyte Roussel, fervent et conflictuel missionnaire des Sacrés-Cœurs de Picpus14, Eugène Eyraud et trois catéchistes mangaréviens, Arari, Aeraki et Papetati, débarquent à Hanga Roa. Selon Roussel, cette baie était alors inhabitée (in Cools 1973 : 46, ms 140), mais elle était la plus propice à l’installation de la mission. L’évangélisation tarde à se mettre en place, car notamment trois chefs se faisaient la guerre : Torometi, alors en exil sur la côte sud-ouest ; Roma, le chef d’Akahanga et Tamateka, l’un des insulaires secourus à Tahiti et rapatriés en 1864. La population à cette époque-là vivait dans des hameaux essentiellement à Anakena, Tongariki, Akahanga, Vaihū et Vinapu et selon Roussel la mortalité était en hausse (in Cools 1973 : 43-47, ms 132-142). En novembre 1866, le Tampico, navire dirigé par le capitaine français Jean-Baptiste Dutrou-Bornier, concessionnaire de la Maison Brander de Tahiti15 et qui avait fait escale à Valparaíso, débarque à Rapa Nui le père Gaspard Zumbohn et son assistant laïc, Théodule Escolan, également missionnaires des Sacrés-Cœurs. Ainsi, à la fin 1866 deux missions existent sur l’île : la première, la mission d’Hanga Roa est dirigée par un Hippolyte Roussel constamment décrit comme un personnage autoritaire alors que la seconde, installée à Vaihū, a à sa tête un Gaspard Zumbohn considéré comme plus conciliant (Fischer 2005). Les deux missions attirèrent l’attention de certains insulaires qui commencèrent à s’installer aux environs de celles-ci. L’incorporation de la figure des missionnaires dans les enjeux de pouvoir local révèle que les missions se sont articulées aux conflits entre les confédérations de mata, mais aussi, que des tensions existaient à l’intérieur même de la pratique missionnaire. D’un côté et peut-être sans le savoir, les missionnaires demeurèrent au cœur des tensions politiques entre les confédérations de clans Tu‘u Aro et Hotu Iti ; et d’un autre côté les visions opposées de Roussel et Zumbohn seront utilisées par les chefs pour renforcer leurs

14 Arrivé en Océanie en 1854 il est rapidement envoyé aux îles Marquises, puis aux Tuamotu et à Mangareva. 15 Maison commerciale fondée par le colon écossais John Brander, qui arrivera à être un influent entrepreneur et homme politique à Tahiti (Gossler 2005).

65

Première partie propres intérêts et leur pouvoir. Roussel imposa un centralisme dans la conversion faisant se déplacer les insulaires à la mission de Hanga Roa, tandis que Zumbohn, au contraire, tenta de promulguer une vision plutôt régionaliste en amenant la religion aux divers territoires mata (McCall 1976a). De ce fait le chef de Hanga Roa, Torometi s’est vu tout de suite imprégné d’un nouveau pouvoir quand il persuade les missionnaires de construire la première église sur la maison de réunion des chefs (McCall 1976a). Les miru d’Anakena, auparavant les privilégiés, n’ont pas eu l’accès aux nouveaux arrivants ni à leurs biens. En 1868, l’ancien soldat de la guerre de Crimée et partenaire commercial de John Brander, Jean Batiste Dutrou-Bornier s’installe à Rapa Nui dans l’intention de créer et posséder son propre royaume. Dans un premier temps, les relations entre les missionnaires et Dutrou-Bornier sont harmonieuses. Aux côtés d’un petit groupe d’insulaires, ils formèrent un « Conseil d’État » qui, en 1868, sollicite le protectorat auprès de la France, sans toutefois susciter un quelconque intérêt de la part de la puissance coloniale16. Cette même année, les missionnaires et Dutrou-Bornier commencent à acheter des terres. Comme Douglas Porteous (1981 : 56) le précise, le premier document d’ « achat » date du 3 août 1868, enregistré au nom de Dutrou-Bornier qui s’attribue 706 hectares, sans limites claires, comprenant une partie de Rano Kao, Mataveri et Hanga Piko. Ensuite, le 15 octobre, Dutrou-Bornier, en sa qualité de Président du Conseil d’État, acquiert pour Roussel 335 hectares à Hanga Roa ; et un an plus tard, en décembre 1869, Pierre Mau, un Tahitien ou Mangarévien arrivé avec Dutrou-Bornier, acquiert 300 hectares à Vaihū pour les vendre ensuite au Père Gaspard Zumbohn17. À cette époque, comme le soulignent les nombreuses lettres des missionnaires, la population se concentre à Hanga Roa, Vaihū et Mataveri. Le principe de résidence des mata se voit alors altéré. À ce sujet, McCall (1976a) suggère que les anciens rapanui durent reconfigurer leurs modalités de résidence et de parenté pour rendre possible l’installation sur des terres qui ne leur appartenaient pas par descendance, ou qui n’avaient pas été incorporées par alliance ni conquête ; ainsi des groupes qui avaient été rivaux durant des années commencèrent à partager des espaces habités et les tensions s’accrurent alors.

16 Lettre conservée dans le Centre des Archives diplomatiques de Nantes. Je remercie Grant McCall de m’avoir facilité l’accès à ce document en m’en offrant une copie. 17 Cette histoire est bien documentée dans Vergara (1939) et Porteous (1981).

66

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Dutrou-Bornier a continué « d’acheter des terres ». Ainsi, entre juin 1869 et janvier 1870 il inscrit des contrats pour dix-neuf lots et dans plusieurs de ces documents il n’est spécifié ni le nom du vendeur ni l’extension acquise. Comme le signale Porteous (1981 : 59), plusieurs des vendeurs étaient des femmes, des enfants et plusieurs étaient des hommes qui immigreraient à Tahiti les années suivantes (nous y reviendrons plus tard). Hippolyte Roussel, pour sa part, considérant comme abusif le paiement réalisé avec des tissus ou autres bagatelles et le fait d’y impliquer plusieurs enfants, refusa de valider les documents d’achat. Ce fut le point de départ d’une guerre au sein du camp européen qui s’ajouta rapidement aux tensions locales déjà présentes. De son côté Torometi, comprenant qu’à côté des missionnaires son pouvoir personnel ne s’amplifie plus, décide alors de s’associer à Dutrou-Bornier, celui qui possède les nouvelles armes qui provoquent la mort à distance : des mousquets. Quant au chef d’Akahanga, Roma, il devient alors le protecteur de l’œuvre de Roussel et se lance à la conquête (chasse) des miru et des autres groupes rivaux. Le père Roussel (in Cools 1973 : 95-100, ms 266-273 ; 276-277 & 102-113, ms 284- 313) écrivit un rapport détaillé où il décrivait au quotidien les multiples escarmouches, les maisons brûlées, les jardins détruits et les morts par balle, œuvre des fusils des Dutrou- Bornier aux mains de Torometi. Un bateau de guerre chilien passé par l’île en janvier 187018 avait laissé un baril de poudre à Dutrou-Bornier (Tepano Jaussen 1873, in Cools 1973 : 177, ms 454). De son côté, le chef de Akahanga forma une sorte de milice indigène qui dévasta les villages de Anakena et Hotu Iti, forçant la population à se déplacer à Hanga Roa. Dutrou-Bornier, ensuite, pressa les gens d’Anakena de former à nouveau un hameau car le capitaine français se considérait alors comme propriétaire de ces terres. Ceci fut interprété par Roussel comme un retour au paganisme. Après douze mois de conflit, Roussel sollicita auprès de ses supérieurs de Tahiti le transfert de la mission et de ses convertis à l’île de Mangareva. Dans une de ces lettres, Roussel écrit :

18 Il s’agit du navire-école O’higgins, arrivé à Rapa Nui durant sa traversée d’instruction des cadets. L’escale du navire (22-29 janvier de 1870) avait pour mission de réunir de l’information et des objets ethnographiques, récolter des données géographiques et identifier les potentielles ressources de l’île. Cette expédition laissa trois rapports du plus grand intérêt. Deux d’entre eux furent publiés dans la Revista de Marina au Chili : le rapport du Capitaine Ignacio Luis Gana (1903) et le rapport médical de Tomás Bates (1903). Un livre du Centre de Culture Navale et Maritime (1994) publie le journal de bord du capitaine de frégate Luis Alfredo Lynch. Pour plus de détails, se reporter au travail de compilation mené par Foesrter (et al. 2012) et au travail de Moreno Pakarati (2012a).

67

Première partie

[…] Aujourd’hui, dimanche premier du carême, bon nombre de jeunes gens de Mataveri sont venus avec des lances sous les murs de la mission pour y prendre et hacher quelques provisions de Vaihu. Ils ne se cachent plus, ils veulent en finir avec les chrétiens. C’est le plan de [Dutrou-] Bornier pour avoir toute l’île. Il favorise de tout son pouvoir la sortie de ceux qui font partie de la mission, et arrête les siens sous prétexte que la guerre n’est pas finie, et qu’il a besoin d’eux. Mr [Dutrou-] Bornier dans son brigandage de Vaihu nous a détruit au moins pour mille francs de plantations (il nous a fait tout saccager, il ne reste plus rien), et aux indiens, selon mon estime, environ pour quinze cents à deux mille piastres. Avec tout cela ils ne sont pas satisfaits. Nous demandons de nouveau à Votre Grandeur, Mgr, de remédier à tant de persécutions ou nous retirer. Nous ne pouvons plus vivre ainsi ; la mission est impossible, parce qu’il n’y a plus de liberté. (Lettre de Hyppolite Roussel à Mgr Tepano Jaussen à Papeete, le 26 février 1871 in Cools 1973 : 162, ms 415).

L’année 1871 est une date emblématique, et ouvre le troisième moment de notre analyse de l’évangélisation. En raison du contexte de guerre permanente, Roussel reçoit l’autorisation de retirer la mission et de transporter à Mangareva tous les insulaires le désirant. Il abandonne l’île accompagné par près de 200 convertis à destination de Mangareva. Au même moment, Dutrou-Bornier, dont l’influence croissait sur l’île, décida d’envoyer des travailleurs dans les champs agricoles de John Brander à Haapape, à Tahiti. Parmi ces transportés se trouvait une partie des insulaires qui lui avaient vendu des terres. Zumbohn abandonne l’île cette même année pour revenir à Valparaíso en mauvaise santé. Un nouvel exode massif d’insulaires se produit donc en 1871. La période allant de 1871 jusqu’aux années 1930 est le moment de ce que Père Sebastián Englert nomme (1996 : 99-103) « les longues années d’abandon ecclésiastique », qui précèdent son établissement de trente-quatre années à Rapa Nui (1935-1969). Pendant ces années dites d’abandon, les missionnaires qui demeurent avec une importante diaspora rapanui à Tahiti et Mangareva font de brèves visites sur l’île afin de consacrer les sacrements des baptêmes et mariages célébrés par les catéchistes locaux. C’est aussi en 1871 que Dutrou-Bornier signe un contrat avec John Brander pour l’exploitation de l’élevage sur l’île (vraisemblablement ils n’avaient jusqu’alors passé que des accords oraux), qui conduit à l’importation d’un cheptel de 407 moutons mérinos depuis l’Australie, ainsi que d’autres animaux. Sur le plan politique, Dutrou-Bornier s’autoproclame « Roi Jean Ier ». En 1869, il avait pris pour épouse une femme de l’île,

68

Chapitre 1. La fin de l’isolement sans le consentement des missionnaires, baptisée Colette [Koreto] Pua Akurenga du mata Tupahotu mais épouse d’un miru, qu’il proclame donc reine à ses côtés (Englert 1996 : 87). En 1872, le roi autoproclamé sollicite une fois encore l’annexion de l’île à la France19, mais son « règne » s’achèvera en 1876 après son décès dans des circonstances restées obscures20 et sans que jamais la France n’ait manifesté un intérêt à inclure Rapa Nui dans ses colonies du Pacifique. Dutrou-Bornier laisse pour descendance deux filles à sa femme Koreto, une fille à Tahiti et un fils en France, à sa première et légitime épouse. Sa veuve française tente de récupérer les propriétés supposées que son époux avait acquises à Rapa Nui ; son ami avocat Vanderveen résidant à Tahiti, tente, lui aussi, de faire valoir le droit de succession supposé d’un testament fait par Dutrou-Bornier qui le favorisait. Tous deux, veuve et avocat intentent un procès aux héritiers de John Brander à la Cour de Bordeaux. Cependant lorsque la Cour rend son verdict en 1893, consistant en la vente aux enchères de ces biens, Rapa Nui était déjà sous la juridiction chilienne (Vergara 1939 : 41-42).

4. Le grand exode de 1871

Si les incursions esclavagistes depuis le Pérou ont occasionné le plus grand exode des Rapanui, de façon contrainte et imprévue, les événements de 1871 sont différents. Il convient maintenant de présenter en détail ce que nous avons qualifié de « grand exode de 1871 » car c’est le point de départ des liens les plus profonds que les Rapanui auront avec Tahiti, et aussi le moment où la société rapanui déjà très affaiblie moralement et

19 Cette lettre datée du 2 mars 1872, conservée aux Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence, est écrite par Dutrou-Bornier, mais signée par Koreto en qualité de « Reine de l’île de Pâques » (Fr anom 3800 col 13). La réponse de Paris à la demande de Dutrou-Bornier/Koreto date du 30 octobre 1875 : « Je ne pense pas que le gouvernement français puisse avoir quelque intérêt à accepter le protectorat dont il s’agit. Les îles de Pâques [sic] forment un groupe isolé qui par leur étendue médiocre, leur population réduite et surtout leur éloignement des lignes de grandes communications ne peuvent exercer sur nos intérêts maritimes ou notre influence aucune action utile ». (Liasse B23 C41, voir : Toullelant 1984 : 53). 20 Deux versions existent de la mort de Dutrou-Bornier. La première est la version donnée par sa femme Koreto aux officiers du bateau français Seignelay en 1877 quelques mois après l’évènement et rapportée plus tard par le voyageur Alphonse Pinart (1999 [1878)]), membre de l’expédition. Selon cette version, son époux ivre serait tombé de cheval et aurait succombé à ses blessures. Cependant une autre version est racontée par les insulaires en 1917 au Père Bienvenido de Estella (1920 : 138) : « Ruperto est celui qui eut le courage de prendre le fusil de [Dutrou-] Bornier lui-même et de lui transpercer la poitrine avec la baïonnette, lui perforant le cœur. La nuit tombait lorsque cela se passa ; et le jour suivant, tôt, le cadavre fut enterré au pied du mât du pavillon français qui flottait à côté de la maison de l’administration. Les vieillards rajoutent qu’ils pensèrent également à tuer les enfants de [Dutrou-] Bornier : deux petites-filles ; mais l’opinion des autres l’emporta, qui considérait « bien qu’elles soient filles d’un maudit étranger, elles sont aussi filles d’une femme kanaka ; elles sont de notre race.»

69

Première partie démographiquement, va connaître une nouvelle chute démographique et un nouveau processus de réinvention d’elle-même. Nous présentons ici les antécédents de ce que nous allons appeler la diaspora rapanui en Polynésie et une interprétation des motivations qu’ont eu les Rapanui pour quitter en masse leur terre. Commençons donc avec les événements. John Brander, le partenaire commercial de Dutrou-Bornier, visite Rapa Nui fin février 1871 en plein moment du conflit entre le colon et les missionnaires. Le frère Théodule Escolan (in Cools 1973 : 162, ms 416) informe l’évêque Tepano Jaussen que l’entrepreneur écossais ne fait cependant rien pour calmer les humeurs de son « employé » français, mais qu’au contraire il approuve le transfert de 65 insulaires vers ses plantations de Haapape (tableau 1.1). Plus tard, Tepano Jaussen autorisant finalement Roussel à déplacer la mission et migrer à Mangareva arrive toutefois à un accord préalable avec Brander concernant le transport des insulaires christianisés :

[…] L’évêque d’Axiérie [Tepano Jaussen] bien au fait de la position, sur l’assurance donnée par Mr. Brander que son navire était plus grand qu’il ne le fallait pour prendre tous les indigènes de Rapanui [sic], convint avec lui qu’il transporterait à Gambier tous ceux qu’il ne prendrait pas pour sa plantation. (Tepano Jaussen 1873, in Cools 1973 : 164, ms 422).

Le 4 avril 1871 Tepano Jaussen écrit une concise lettre à Roussel dans laquelle apparaît l’autorisation de déplacer la mission à Mangaréva :

Mon Révérend Père, Vous êtes autorisé à lever le poste de Rapanui, faisant transporter à Gambier les gens qui voudront y aller, enlevant serrures, croisées, meubles, etc., incendiant de nos églises ce que l’on ne pourra prendre pour qu’elles ne deviennent pas des écuries ; vous rendant vous- même avec le frère à Tahiti pour une nouvelle destination. (In Cools 1973 : 164, ms 420).

Ainsi, le 6 juin 1871 Roussel et Dutrou-Bornier embarquent 277 insulaires sur le navire Sir John Burgoyne, propriété de John Brander (Anguita 1986). Un rapport de Tepano Jaussen (in Cools 1973 : 174, ms 447) informe des destinations : 168 débarquent à Mangareva avec Roussel ; 109 continuent vers Tahiti avec le frère Théodule Escolan. Ces derniers intègreront la plantation de Brander à Haapape en qualité de travailleurs. Depuis Mangareva, Roussel se plaint auprès de l’évêque Jaussen que le navire utilisé pour le transfert n’ait pas été suffisamment grand pour pouvoir déplacer la totalité de la population de l’île (in Cools 1973 : 165, ms 425).

70

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Mais l’exode ne s’achève pas là. En septembre 1871 Dutrou-Bornier fait embarquer à nouveau 67 insulaires qui rallient les travailleurs de Brander. L’historienne franco- chilienne Patricia Anguita (1986 : 114) précise qu’ils avaient tous signé des contrats de travail d’une durée de trois à cinq ans. Curieusement, parmi les déplacés figurent les deux ennemis acharnés, le chef Roma baptisé Tepano (Stephanus) et son rival le chef Torometi, baptisé Kutano (Gultan). Avec l’exode des deux chefs Dutrou-Bornier réussit à se débarrasser des concurrents pour le pouvoir local, laissant le champ « vide » pour installer son royaume rêvé. Ainsi, au début de l’année 1872, une diaspora d’environ 409 rapanui se répartissait entre Mangareva et Tahiti. Dutrou-Bornier poursuit l’envoi des insulaires vers les plantations de Brander, mais conscient de son propre besoin de main-d’œuvre locale pour ses projets d’élevage, il réduit le transfert des personnes. Ainsi en 1872 il n’envoie que quatre insulaires, seulement deux en 1874. En 1877, seulement trois autres rapanui arriveront à Tahiti dans le Marama, bateau de la Maison Brander

Tableau 1.1: Rapanui transportés en 1871 Bateau Itinéraire Débarquement Date Départ Arrivée 1871 Fin février 9 mars Marama Rapa Nui- Tahiti M et Mm. Brander et 28 immigrants 18 mars Mahina Rapa Nui- Tahiti 37 immigrants

6 juin 23 juin Sir John Rapa Nui- Gambier- 168 immigrants aux (Gambier) Burgoyne Tahiti Gambier avec Roussel, 4 juillet 109 immigrants à Tahiti (Tahiti) avec Escolan 6 octobre Sir John Rapa Nui – Tahiti 67 immigrants Burgoyne

Total : 409 immigrants Source : Bilan fait par Tepano Jaussen (in Cools 1973 : 147, ms 445)

71

Première partie

Tableau 1.2: Rapanui transportés par Dutrou-Bornier entre 1872 et 1877 Date Bateau Itinéraire Débarquement Source 1872 30 mars Ionia Sydney - Rapa Nui – Tahiti 2 « indigènes » Messager de Tahiti (30 -03- 1872) 10 octobre Marama Valparaíso- Rapa Nui- Tahiti 2 « indigènes » Messager de Tahiti (12- 10- 1872) 1874 15 mai Ionia Valparaíso-Rapa Nui- Tahiti 2 « indigènes » Messager de Tahiti (22 -05- 1874) 1877 2 novembre Marama Valparaíso- Rapa Nui- Tahiti 3 « indigènes » Messager de Tahiti (9- 11- 1877) Total : 9 Rapanui

Ces chiffres permettent à Grant McCall (1996) d’estimer qu’en 1872 près de 247 Rapanui travaillaient à Haapape, domaine de Brander. Patricia Anguita (1986), quant à elle, signale qu’à Mangareva comme dans la plantation de Haapape les Rapanui vont mourir par dizaines, mais les survivants, une fois leur contrat achevé, allaient chercher protection auprès de l’Église catholique. Ainsi vers 1886 de véritables enclaves rapanui se sont formées dans les îles de la Société : une enclave sur la colline de Pamatai à Tahiti et une autre à Moorea dans le district de Haapiti. Dans ces deux endroits les Rapanui parviendront à devenir propriétaires de leurs terres ce qui aura de profondes implications en ce que concerne les liens que les Rapanui revendiquent entretenir avec Tahiti tout au long du XXe siècle. Les détails ethnographiques et historiques de l’installation et du devenir de ces deux colonies seront analysés dans le chapitre 7. Il convient de signaler que le déplacement de la population rapanui à Tahiti et Mangaréva n’est pas exclusivement une conséquence des conflits internes à la société autochtone liés à l’évangélisation et aux tensions produites par les projets commerciaux, mais renvoie également autant à l’application de pratiques des missionnaires qu’à des politiques économiques des propriétaires terriens de Tahiti pour approvisionner leurs

72

Chapitre 1. La fin de l’isolement plantations en main-d’œuvre. Nous ne pouvons pas non plus faire l’économie du « désir » des Rapanui de quitter leur île. En premier lieu, ce n’était pas la première fois qu’Hippolyte Roussel réalisait un tel transfert de population. Déjà en 1865, Roussel avait déplacé des habitants des Tuamotu vers Mangareva pour faciliter leur évangélisation (Anonyme 1898). Le père Gaspard Zumbohn projetait également de déplacer la population rapanui au sud du Chili en 1869. Dans une lettre que le père Auguste Jamet écrit à son supérieur en siège à Paris, il explique ainsi le projet de Zumbohn :

[…] Une dame sans héritiers lui a proposé une immense ferme dans le sud du Chili qu’elle nous donnerait pour y transporter les insulaires de Rapanui. Nous en serions les propriétaires et les kanacs les fermiers. L’affaire est brillante, et ce ne serait qu’une translation de mission. (Lettre du Père Auguste Jamet au Trp Rouchouze à Paris le 3 novembre 1869. In Cools 1973 : 99, ms 274).

Par ailleurs, la chute démographique dans tout l’archipel des îles de la Société commence à affecter les projets économiques des grands propriétaires terriens (Finney 1965) qui, à l’image de Brander, étaient liés politiquement ou par alliance familiale à la nouvelle élite coloniale tahitienne (Gossler 2005). Quelques lois firent la promotion de l’importation de main d’œuvre du Pacifique (Toullelan 1984), ce qui dans certains cas rappelait assez les évènements de 1862. La Maison Stewart, l’exemple paradigmatique, employait trois cent travailleurs environ des îles Gilbert dans ses plantations de Atimaono à Tahiti (O’Reilly & Teissier 1975). Dutrou-Bornier avait d’ailleurs tenté de recruter des travailleurs rapanui pour Stewart en 1866, mais sans résultats (O’Reilly & Teissier 1975). Quant à la plantation de Brander à Haapape, lorsque les Rapanui la rejoignent en 1871 des insulaires originaires de Moorea y travaillent déjà (Gossler 2005 : 196). Ces éléments nous permettent d’identifier une ample mobilité de Polynésiens vers les champs de culture à Tahiti. En dernier lieu, il faut encore souligner le « désir » des insulaires de quitter l’île. Nous avons signalé quelques éléments en évoquant l’endroit mythique appelé Hiva, comme l’ailleurs d’abondance, et le fait que certains Rapanui furent recrutés par des baleiniers. L’envie de quitter l’île semblait ne pas s’être arrêtée avec l’arrivée des missionnaires ni du colon. Jusqu’avant le grand exode décidé par les acteurs non autochtones Roussel et Dutrou-Bornier, des insulaires avaient exprimé à nouveau l’envie d’être emmenés à bord d’un bateau. C’est le cas du navire de guerre chilien O’higgins lors de son passage sur

73

Première partie l’île en 1870 à qui les insulaires ont demandé de rejoindre Valparaíso. Selon le capitaine du navire les insulaires disaient « Rapanui maro Valparaíso riva riva » qui peut être traduit par « Rapanui [est] mauvais, Valparaíso [est] bien ». Nous y trouvons avec force l’idée qu’un ailleurs était conçu comme meilleur que Rapa Nui. Le capitaine du bateau chilien rapporte :

[…] Plusieurs indiens se trouvaient à bord, beaucoup manifestent la ferme décision de partir avec le navire. On les entend dire ‘Rapanui maro Valparaíso riva riva’. Les missionnaires semblent contrariés par cette situation. Malgré la courtoisie affectée caractéristique des pères des Sacrés-Cœurs, ceux-ci ne parviennent pas à masquer leur mécontentement de voir quelques naturels décidés à abandonner l’île. La scène qui a lieu dans la cabine est curieuse. Une femme de Rapa Nui est arrivée affligée à la recherche de son fils, un jeune homme de 15 ans, intelligent et résolu […] Le jeune homme dit qu’il veut aller à Valparaíso. La mère pleure, on demande aux missionnaires de la consoler. Le commandant les supplie de montrer à sa mère combien son fils sera plus heureux à Valparaíso. Il rappelle aux missionnaires qu’à Rapanui [sic] les habitants meurent de misère et de privation, que cet enfant est une victime qui va être délivrée d’une mort certaine. Père Roussel, feignant de satisfaire la volonté du Commandant demande au jeune homme s’il souhaite se séparer de sa mère et s’il souhaite partir avec des étrangers et lui adresse des marques dont, de toute évidence, l’intention est de le mener à renoncer. Le capitaine [Dutrou-] Bornier qui est présent et qui connaît la langue nous traduit à la dérobée. Le jeune homme maintint fermement sa décision. L’on offre une couverture à la mère, elle s’en satisfait et cesse de pleurer. Sur le pont, il y a plusieurs naturels. Face aux missionnaires ils se taisent ou répondent qu’ils aiment Rapanui [sic], c’est-à-dire [veulent] y rester. Seuls en privé ils répondent toujours qu’ils veulent aller à Valparaíso. La misère et la docilité de ces malheureux suscite un vif intérêt. (Lynch Zaldivar 1870, in Foerster et al. 2012a : 413- 414).

Nous savons que 12 insulaires sont partis sur ce bateau, 6 en tant que mousse et 6 en tant que cuisiniers (Lynch Zaldivar 1870). Des données journalistiques nous informent qu’ils arrivèrent en bonne santé à Valparaíso, mais il n’existe aucune information qui en dise davantage à leur sujet (Moreno Pakarati 2012a). L’évènement direct pouvant expliquer l’intérêt des insulaires à se rendre à Valparaíso et considérer cette ville comme un lieu bon (riva riva) est la mission de charité du père Zumbohn qui, en 1869, voyage au Chili accompagné d’un insulaire nommé Petero

74

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Toroveri, et en ramène des animaux et des vêtements qu’il répartit entre les insulaires (in Cools 1973 : 154, ms 394). Sebastián Englert nous donne plus de détails :

On avait urgemment besoin d’une aide rapide, mais efficace. C’est pour cela que le père Zumbohn embarqua – fin 1869 semble-t-il – sur un navire qui passa par les îles Gambier et Tahiti. De là il arriva à Valparaíso. Un jeune natif l’accompagnait, Petero (Pierre/Pedro) Toroveri, qui selon ce qu’exprime le Père, grâce à sa conduite exemplaire servait de prédication vivante et édifiait la population du continent. En voyant ce natif, fruit du labeur des missionnaires sur une île qui avait la réputation d’être très féroce, de nombreuses personnes offrirent leur aide avec plaisir […] en plus de vivres, une collection d’animaux domestiques fut réunie. Telle une arche de Noé, le navire revint sur l’île avec des chevaux, des ânes, des vaches, 190 agneaux, des volailles et même des chats pour chasser les souris nombreuses et nuisibles. (Englert 1996 : 82-83).

Toroveri a certainement communiqué à ses compatriotes tout un corpus de représentations relatives aux richesses de la ville chilienne et des autres îles océaniennes qu’il a visitées, ce qui n’aura pas manqué d’influencer un désir de quitter Rapa Nui, et peut-être aussi, ces représentations rejoignaient l’information qui circulait déjà à Rapa Nui sur Hiva, l’ailleurs d’abondance de nourriture et d’autres objets uniques. Tout ce que nous avons évoqué précédemment montre que le grand exode des Rapanui à Tahiti et Mangareva fut conçu à partir des pratiques missionnaires et commerciales déjà testées et en application. Mais il est en partie lié, selon nous, au désir d’une grande partie de la population insulaire de connaître ces terres lointaines d’où provenaient toute la richesse et l’abondance qui arrivait par bateau. Nous n’avons pas eu accès à l’argumentaire que mobilisèrent Roussel et Dutrou-Bornier pour convaincre 277 insulaires de migrer à Mangareva et à Tahiti, cependant il nous semble relativement évident que les lieux en dehors de l’île de Pâques séduisaient les Rapanui depuis des années. L’exode vers Tahiti s’est poursuivi jusqu’à la toute fin du XIXe siècle. En novembre 1888, seulement deux mois après l’annexion par le Chili, un groupe de sept Rapanui part pour Tahiti avec Alexander Salmon (Ariipaea) et John Brander Jr (Toro 1893). Par ailleurs, nous avons pu identifier de notre côté le nom de l’un d’entre eux, un certain Andrés Manu a Vaka (1869-1929) qui s’installe à Pamatai sans y laisser de descendants directs connus de nos jours. Nous avons aussi pu déterminer qu’en 1898 un autre insulaire est parti avec le père George Eich, prêtre allemand chargé de la mission à Haapape, Tahiti, qui visita l’île entre le 6 et le 10 janvier. Nous avons pu déterminer qu’un certain Eneriko

75

Première partie

Tori (1875-1919) s’est installé à Mangareva, où il laissera une descendance jusqu’à nos jours (nous reviendrons en détail sur ces parcours de vie au cours du chapitre 7 dans le lequel nous présentons le fruit de notre travail d’enquête de terrain à Pamatai). Nous n’avons détecté aucun autre déplacement jusqu’à une date avancée au cours du siècle suivant, en dehors d’une série très particulière de départs sous la forme d’évasions proprement dites, que nous étudions au chapitre 5. En effet, l’État chilien avait interdit à tous les insulaires de sortir de l’île, situation d’enfermement qui se prolongera plus d’un demi-siècle, jusqu’en 1966.

5. Refondation d’une nouvelle Rapa Nui

Les conséquences démographiques de cet exode sont impressionantes et dramatiques : la population de l’île déjà décimée par le blackbirding et des maladies arrive à son niveau le plus bas dans l’histoire de l’île. L’évêque Tepano Jaussen informe qu’en 1872 il ne restait à Rapa Nui que 175 personnes, et le rapport publié par Lapelin (1872), suite à la visite du navire français La Flore du 3 au 7 janvier 1872, c’est-à-dire sept mois après le grand exode, signale qu’il n’y avait que 55 femmes sur l’île21. Trois ans après, Juan López, le capitaine du navire chilien O’higgins de passage du 17 au 20 mars 1875, rapporte la présence de 200 habitants : 70 hommes, 25 femmes et 105 enfants (López 1876). Finalement, l’ethnologue et aventurier français Alphonse Pinart (1999 [1878]) en visite en 1877 nous rapporte la présence de seulement 111 personnes, dont 26 étaient des femmes. Ce chiffre de 111 habitants est le seuil démographique minimum atteint dans toute l’histoire rapanui, qui aura des conséquences profondes dans le devenir de la société insulaire. Paul Émile Lafontaine, lieutenant du Seignelay, rapporte le chiffre de 150 habitants à la même époque (Lafontaine 2006). Mais qu’il s’agisse d’une centaine ou d’un peu davantage, les chiffres témoignent d’un résultat social évident : les habitants de Rapa Nui ont risqué de disparaître. Nous verrons de quelle manière la société a réussi, malgré tout, à survivre et à se régénérer. Dans ce processus que McCall (1986) appelle refondation, nous reconnaissons aussi les fondements identifiés par Maurice Godelier

21 Il convient de préciser que les données démographiques publiées dans le rapport Lapelin furent rajoutées en note de bas de page (Lapelin 1872 note 115) par l’éditeur de la publication et comportent une erreur selon notre analyse des données de l’époque. Ces données stipulent un total de 275 habitants, alors que l’évêque Tepano Jaussen reporte 175 habitants pour la même époque.

76

Chapitre 1. La fin de l’isolement

(2007) qui soutiennent toute société, c’est-à-dire des fondements réels et imaginaires dans la conception d’un groupe social tels qu’une formation politico-religieuse et une base d’organisation des rapports entre les différentes générations des personnes qui conforment la société.

5.1. Du mata au hua‘ai

En raison de l’hécatombe démographique, les mata, ces amples groupes de parenté territorialisés se sont vus réduits à seulement quelques personnes. McCall analyse le recensement qu’Alexander Salmon a réalisé en 1886 et y reconnaît les nouveaux ancêtres des Rapanui actuels. Il formule une hypothèse qui nous semble remarquable :

[…] La décennie entre la mort de Dutrou-Bornier (1876) et celle du recensement fut celle de la refondation de la société rapanui. Au lieu de s’organiser en mata (clans ou tribus), ce sont les familles qui ont prévalu. Au lieu de penser comme miru, tupahotu ou une autre des entités de l’ancien temps, les Rapanui ont commencé à se considérer comme descendants d’un ancêtre déterminé (hua‘ai a…) étant eux-mêmes les fondateurs de la nouvelle Rapanui. (McCall 1986 : 7).

Toutefois, le processus de refondation ne se limite pas à la supplantation des mata par les familles, car il concerne les nouveaux rapports sociaux entre les survivants et les nouvelles générations, ainsi que de celles-ci envers leur passé. Au fil des ans et de la croissance de la population, notamment grâce à un mouvement migratoire de retours depuis Tahiti et Mangareva, nous remarquons la fondation de nouvelles lignes de descendance, ou hua‘ai, terme qui fut adopté par les insulaires. McCall (1976a : 312) identifie qu’au moins 11 personnes comptabilisées dans le recensement de Salmon étaient de retour de Tahiti ou Mangareva et l’étude du rapport de Pedro Pablo Toro (1893) nous permet de constater qu’en septembre 1888 15 autres Rapanui de la diaspora en Polynésie sont de retour ; puis 15 autres en décembre 1889 (Toro 1893), et le missionnaire George Eich en 1898 ramènera à son tour un nombre indéterminé de Rapanui. Nous pensons que ces quatre évènements ont permis une hausse démographique importante de même qu’un renouvellement des rapports avec Tahiti et Mangareva. La reconstitution des généalogies de quelques-uns des émigrés de 1871 nous a permis d’établir que certains des émigrés de retour en 1888-89 et 1898 étaient des personnes jeunes qui étaient nées à Tahiti ou à Mangareva et arrivaient à Rapa Nui célibataires et en âge de se marier. Les autres étaient

77

Première partie des couples avec leur progéniture en bas âge née en exil. De la trentaine de ces émigrés de retour, nous savons avec certitude, grâce à notre enquête généalogique, que cinq laisseront une descendance à Rapa Nui pouvant être reconstruite jusqu’à nos jours (cf. chapitre 7). Ces hua‘ai comme nous le verrons par la suite deviendront des catégories d’appartenance sous la forme de patronymes (te iŋoa). McCall (1986) reconnaît par ailleurs dans le recensement de 1886 un total de soixante-huit « prénoms » aux formes « païennes », « de baptêmes tahitianisés » ou comme des « surnoms » qui pourraient agir comme des patronymes, dont seulement trente-trois existent aujourd’hui (cf. chapitre 3). Aujourd’hui, les Rapanui s’efforcent de relier les patronymes actuels aux anciens mata, pour revendiquer et justifier leurs lignes d’autochtonie. C’est un travail qui fut concrétisé en 1988 – bien que de façon polémique et mettant en évidence diverses contradictions propres à toute reconstruction généalogique (Saura 2003) – lorsqu’une organisation de base communautaire, le dénommé « Consejo de Ancianos Rapanui » (Conseil des Anciens Rapanui) publia une liste généalogique de tous les Rapanui vivants (Hotus et. al 1988). Ces généalogies commencent plus ou moins dans les années 1960 et remontent avec certitude jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle. En comparant les diverses tentatives pour relier les actuels patronymes aux anciens mata, réalisées par différents chercheurs, tels qu’Englert & Cruz-Coke (1975), Cruz-Coke (1963), McCall (1986) et Hotus (et al. 1988 & 2007), nous pouvons constater que dans certains cas les filiations ne sont pas les mêmes et que le nombre des mata n’est pas non plus toujours le même.

Tableau 1.3: Filiations mata et patronymes Englert & Cruz-Coke (1975) Cruz-Coke (1963) McCall (1986) Hotus (et al. 2007) Mata Iŋoa Mata Iŋoa Mata Iŋoa Mata Iŋoa Ngaure Manutomatoma Manutomatoma Rapu Roe Paoa Paoa Rapu Rapu Riroroko Riroroko Atan Miru Here Veri Here Veri Hereveri Hereveri Ika Ika Ika Ika Neru Iri a Hiva Rapahango Ngahoe Rapahango Neru Riroroko Neru Teao Teao Teao Rapahango Tekena Riroroko Teao

78

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Tuki Marama Fati Fati Fati Fati Hei Hei Hei Hei Pakarati Pacomio Roe Pakomio Pakomio Pakarati Haumoana Atan Manuheuroroa Manuheuroroa Teave Tori Tupahotu Araki Araki Araki Hito Haoa Haoa Avaka (Pate) Huki Hito Hito Chávez Tetono (Teave) Huki Huki Haoa Pate Paté Hito Pua Púa Hotu Teave Teave Huki Tepano Tepano Make Manutomatom a Ngahoe Niares Pakarati Pua Tepano Tetono Raa Tuki Tuki Tuki Ngatimo Tepihe Tepihi Tepihi Hotu Tepihi Koro o Atan Atan Rongo Araki Rapu Ure o Hei Pakomio Paoa Paoa Niare Raharoa (Manutomatoma) (Terongo) Rangitopa Hiti ‘Uira Tepano Rangitopa Ngaruti Haoa Laharoa (Terongo) Ure o Moko Avaka (Pate) Mae Pakarati

Autochtonisés Calderón Cardinali Edmunds Pont

79

Première partie

Hill 7 mata 24 patronymes 6 mata 24 patronymes 9 mata 33 patronymes 11 mata 39 patronymes

Trois éléments se détachent de façon notable. Premièrement, les chercheurs ne reconnaissent pas le même nombre de mata ni de patronymes. Il faut rappeler que les informateurs de Routledge (1919) avaient signalé l’existence de dix mata, alors que dans ces listes le nombre varie de six à onze mata. Même chose en ce qui concerne le nombre de patronymes, cela est dû aux règles de la filiation chilienne où le patronyme issu du père apparaît en premier et celui issu de la mère en deuxième position, disparaissant à la génération suivante. Nous soulignons à ce sujet que le Conseil des Anciens a reconnu la qualité de patronyme rapanui à cinq patronymes d’origine étrangère (européenne), ce qui indique un processus que Sahlins (1986) a appelé « domestication de l’étranger ». Mais le plus important encore c’est que seulement dix patronymes, sur une liste totale de trente- neuf sont restés invariables dans ces filiations mata. Au contraire, vingt-quatre autres apparaissent affiliés à différents mata d’un classement à un autre. Ces variations peuvent indiquer qu’à un moment donné la mémoire de ces filiations devient confuse mais aussi qu’à un moment donné il a été plus à propos d’associer un nom de famille à un mata déterminé. Malgré les différences dans ces listes de filiation, ce que nous remarquons est que les mémoires généalogiques sont mobilisées pour lier les Rapanui actuels avec ceux du passé en construisant une notion d’autochtonie créée et perpétuée par un principe de filiation. Toutes ces composantes de la parenté seront étudiées plus en détail dans notre Chapitre 3.

5.2. La tradition de Hotu Matu‘a

Un autre élément propre à la refondation de la société rapanui concerne un nouveau mythe de fondation qui a permis, selon notre point de vue, de regrouper les survivants dans une même et unique ligne de descendance. Aujourd’hui, tout Rapanui connaît le nom du premier roi immigrant, qui serait arrivé sur l’île à la tête de deux embarcations contenant quelque 200 personnes chacune, son nom est Hotu Matu‘a (Englert 1948 & 2006 ; Barthel 1978 ; Alarcón 2008). Hotu Matu‘a apparaît dans toute la littérature consacrée à Rapa Nui comme un héros culturel, pour faire allusion aux « régimes héroïques » de l’historicité (Sahlins 1979,

80

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Hartog 2012). Selon la tradition, il fut celui qui organisa l’immigration depuis Hiva, la terre mythique qui disparaissait à cause de la montée des eaux – selon la version d’Englert (1948) et Barthel (1978) –, celui qui amena les plantes et les animaux, celui qui divisa la terre et celui qui apporta les premières tablettes roŋoroŋo. Hotu Matu‘a apparaît comme le premier ariki de Rapa Nui dans plusieurs généalogies des rois, compilées depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1930 (Métraux 1971 : 91), et qui connectent ce personage à la divinité polynésienne Tiki te Hatu (Barthel 1978). Sa vie fut racontée au père Sebastián Englert en 1936 par Arturo Teao, insulaire reclus dès sa jeunesse dans l’asile des lépreux où il avait vécu entouré des anciens (Englert 1948 & 2006). Alfred Métraux (1971) écouta en 1934 une version très similaire de la bouche de , lequel l’avait entendu raconter quinze ans auparavant par les informateurs de Katherine Routledge (1919) qui avaient un âge avancé. Mais la version la plus complète demeura occultée aux yeux des chercheurs jusqu’en 1957, date à laquelle l’ethnologue allemand Thomas Barthel apprit que quelques familles conservaient une série de manuscrits rédigés en caractères latins, mais en langue rapanui. Dans l’un de ces documents écrits, attribués à un certain Arakilio Pua Ara Hoa et connu comme le Manuscrit E, est racontée avec force détails l’histoire de la migration de Hotu Matu‘a et son installation à Rapa Nui (Barthel 1978). Il faut souligner que les versions, orale de Teao et écrite de Pua Ara Hoa, étant très similaires quant aux détails et selon Barthel (1978), il est très probable que Teao ait appris l’histoire directement au contact des vieillards reclus dans la léproserie. Cependant, ce qui semblait être la plus ancienne tradition rapanui et le mythe fondateur de la société ancienne est, selon Steven Roger Fischer (1994 & 1997b), une création de refondation. Fischer analyse les différents noms que les insulaires ont donné au premier roi immigrant lors des passages des explorateurs et identifie les mutations de celui-ci. Il suggère une hypothèse provocatrice : l’ancêtre fondateur de la société ancienne rapanui était « Tu‘u ko Iho », lequel est relié à la divinité transpolynésienne Tū (Fischer 1997b : 114). Cet ancêtre mythique fut remplacé par un ancêtre fondateur mangarévien ‘Atu Motua (Seigneur Père). Pour Fischer, le remplacement du héros fondateur est un sous- produit de l’évangélisation et de l’influence des catéchistes mangaréviens arrivés avec Roussel en 1866. Dans la chronologie que Fischer propose (1997b : 109), il signale que Palmer, en visite à Rapa Nui en 1868, répertoria un seul nom pour le premier roi et ancêtre fondateur : « Tu‘u ko Iho », mais en 1870, le capitaine chilien Ignacio Gana répertoria ce personnage

81

Première partie sous deux noms différents, « Hatu » ou «Tucayo » ; Fischer identifie alors le second nom comme « Tu’u ko Iho ». Lapelin, en 1872 ne répertorie que le nom de « Hotumatua ». Selon Fischer, Alexander Salmon fixera finalement le nom de « Hotu-Matua » quand il sert d’informateur à Williams Thomson en 1886. L’analyse de Fischer se base aussi sur la linguistique. L’auteur explique que ‘atu (seigneur) vient de la proforme *fatu, en donnant le vocable « hatu » et puis « hotu » en rapanui. En ce qui concerne le mot « Motua », en mangarévien il renvoie au mot « père », comme le terme rapanui matu‘a. Ainsi le nom Hotu Matu‘a équivaut à « Seigneur Père », ce qui nous rappelle le christianisme. En revanche, Fischer explique que le nom « Tu‘u ko Iho » conserve une structure linguistique et mythologique héritée des langues de Polynésie occidentale. Tū, comme divinité principale au moment de la grande dispersion polynésienne, apparaît dans les îles Marquises et se propage vers les Tuamotu et Tahiti. En analysant le complément « ko Iho » (contenu dans Tu‘u ko Iho) Fischer remarque que dans la mythologie de création aux Marquises, Tuamotu et Tahiti, le complément « ko Iho » est associé à la divinité transpolynésienne de « Tangaroa » et au terme « sublime ». Ainsi Fischer conclut que la figure mythique « Tu‘u ko Iho » relie l’origine mythologique rapanui au panthéon transpolynésien de Tū/Tiki, en tant que « Tu‘u le Sublime » (Fischer 1997b : 110). En dépit de cela, depuis la fin du XIXe siècle, « Hotu Matu‘a » est considéré par les Rapanui et par la majorité des chercheurs comme le premier « roi » et fondateur de l’ancienne société. Par ailleurs, dans une perspective de lecture plus générale du récit mythique22, nous constatons que plusieurs passages de ce nouveau cycle mythique conjuguent des relations de parenté, de migrations et de droits de succession qui définissent non pas une organisation sociale atemporelle, mais bien un ajustement mytho-pratique d’une société naissante, pour reprendre le concept de Marshall Sahlins (1986). Dans la version d’Englert (1948 : 66) l’ainé des quatre enfants de Hotu Matu‘a et son successeur, Tu‘u Maheke, retourne à Hiva, la terre mythique. Puis, dans la généalogie publiée par Englert (1948 : 66) Tu’u ko Iho est mentionné comme un fils de Ataranga, fils de Tu‘u Maheke et ancêtre de l’ariki Nga‘ara, celui qui est décédé un peu avant les incursions esclavagistes. Tu‘u ko Iho est donc présenté dans cette version publiée par Englert comme l’arrière-arrière-petit-fils de Hotu Matu‘a (cf. annexe G : G2) Cet ajustage dissout alors

22 Nous ne transcrivons pas ici le mythe de Hotu Matu‘a dans son intégralité. Pour une lecture abondante en détails, se référer à Englert (2006 : 34-67), Barthel (1978), Alarcón (2008).

82

Chapitre 1. La fin de l’isolement la ligne de succession des ariki en faveur des premiers-nés (rappelons la mort de Manurangi, arrière-petit-fils de l’ariki Nga‘ara). Avec cela, aucun nouveau-né ne put s’attribuer une ascendance ininterrompue jusqu’au premier-né de l’ancêtre fondateur, tous les mata étant désormais reliés aux branches cadettes de Hotu Matu‘a. En second lieu, dans la tradition compilée existent plusieurs versions contradictoires de la propre descendance de Hotu Matu‘a. Dans le récit d’Arturo Teao, par exemple, l’ariki aurait eu quatre enfants, alors que dans la version de Routledge il en aurait sept (cf. annexe G : G3 et G4). Toutefois dans les deux versions, les enfants de Hotu Matu‘a fondèrent les dix mata que Routledge reconnut en 1914. Par ailleurs, dans l’une des versions d’Englert (1948 : 66) Hotu Matu‘a serait l’ancêtre exclusif du mata Miru. Dans la version de Teao (Englert 2006 : 59 ; cf. annexe G : G3), Hotu Matu‘a fonda aussi la division territoriale des anciens mata. Sur son lit de mort, Hotu Matu‘a répartit les terres de l’île entre ses enfants de la façon suivante :

Le roi dit à ses enfants. Venez donc tous ici car je vais mourir. Les enfants vinrent […] le roi demanda : qui es-tu ? Le fils ainé répondit : c’est moi Tu‘u Maheke. Le roi dit : je te souhaite bonne chance, ô mon fils ainé ! Nombreux sont les grains de sable d’Anakena, dans ta terre, nombreux sont les insectes dans tes terres. Le fils ainé sortit et le second, Miru te Matanui, entra pour le saluer. Le roi lui dit : je te souhaite bonne chance pour protéger tes gens ! Le second fils sortit. Le troisième fils, Tu‘u Te Matanui, entra et le salua. Qui es-tu ? C’est moi Tu‘u te Matanui, fils de Hotu Matu‘a. Le roi lui dit : je te souhaite bonne chance, nombreuses sont les pierres à Hanga Tepau, nombreux sont les coquillages à Te Hue. Le fils sortit. Le benjamin Hotu Iti te Mataiti entra et le salua. Le roi demanda : qui es-tu ? Il dit : c’est moi Hotu Iti te Mataiti, fils de Hotu Matu‘a. Le roi l’étreignit et l’embrassa sur les joues, sur les deux joues. Car le roi savait que c’était un fils bon, un fils fort. Il lui dit : je te souhaite bonne chance Mataiti, fils de Hotu Matu‘a. Les nuihi se trouvent à Motu Toremo sur Hiva, ta terre.

Dans la version recueillie par Routledge (1919 : 280) les enfants de Hotu Matu‘a apparaissent sous les noms suivants : Marama, Koro-orongo, Raa, Ngaure, Hamea, Hotu- Iti y Kotuu [sic]. Ce sont des noms qui s’associent clairement aux mata que l’ethnologue avait identifiés, ainsi, chaque nom de fils étant désormais le nom d’un mata (Figure 1.1).

83

Première partie

Figure 1.1: Division territoriale des mata selon Routledge

Routledge (1919 : 222)

84

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Le résultat structurel de cette transformation du mythe d’origine, selon notre analyse, est que la figure de Hotu Matu‘a a permis de combler un vide de la mémoire et de concentrer les nouveaux hua‘ai en une seule ligne de descendance. Dans cette version, les anciens clans étaient alors fondés par les enfants du héros culturel, et avec eux les Rapanui se virent eux-mêmes non plus comme les membres d’un mata, mais plutôt comme les membres d’un peuple. Le cycle mythique de Hotu Matu‘a a unifié les Rapanui en une seule et unique origine, tous les Rapanui sont des descendants exclusifs des enfants de Hotu Matu‘a, alors que dans les versions antérieures, certains des ancêtres mythiques des anciens mata remontaient aux divinités du panthéon polynésien comme Tangaroa ou Rongo (Métraux 1937).

5.3. Un gouvernement catholique

Deux autres processus distincts vont contribuer à restructurer la naissante société rapanui : la formation d’un gouvernement catholique et une importante influence culturelle tahitienne. Hippolyte Roussel après son départ de 1871 retourne régulièrement sur l’île pour de brefs voyages comme nous l’avons indiqué, mais en 1882 il revient avec l’intention de réorganiser la société. Dans la lettre du 27 janvier 1882, écrite à Mangareva et destinée à l’évêque Tepano Jaussen, Roussel informe que l’assemblée chrétienne a nommé un nouveau chef, deux conseillers et deux juges. La fonction de chef a été attribuée à ‘Adan’ (Atamu) Tekena, qui d’après les fidèles était un purapura ariki, c’est- à-dire, un descendant d’ariki (in Cools 1973 : 197-198, ms 507-509). et son épouse ‘Eva’ Hei ‘a Rero, furent nommés rois. Ce couple est considéré par Roussel comme le couple fondateur de la nouvelle communauté politique catholique23.

23 Dans la littérature spécialisée, les chercheurs ont insisté sur le fait que Roussel est responsable de l’élection d’Atamu Tekena à la tête de cette monarchie (cf. McCall 1976a ; Fischer 2005 ; Delsing 2009). Cependant dans sa lettre du 27 janvier il stipule que ce fut l’assemblée catholique qui désigna Tekena comme « roi ». Par ailleurs, les chercheurs ont souligné que la monarchie serait de « type tahitien » (cf. McCall 1976a ; Seelenfreund et.al 2004 ; Fischer 2005 ; Delsing 2009) sans qu’aucun ne spécifie à quoi il renvoie sous cette caractérisation. Ce postulat comporte ainsi plusieurs points méritant un examen critique. En premier lieu, si la supposée « monarchie de style tahitien » prend pour modèle la dynastie des Pomaré, nous ne trouvons pas de correspondance avec les évènements ayant eu lieu à Rapa Nui. Si nous suivons Jean François Baré (1987) ou Michel Panoff (1989), Tu, connu ensuite comme Pomaré, le chef d’une petite chefferie de la baie de Matavai, district d’Arue, le mouillage préféré des Européens, parvient à une concentration du pouvoir dans sa vallée et initia la conquête des autres districts de Tahiti, notamment ceux de Papara, grâce à des alliances politico-militaires avec les mutins de la Bounty et le prestige que lui donnaient les bateaux européens qui mouillaient à Matavai. Rien de cela n’a eu lieu à Rapa Nui pour

85

Première partie

Roussel confie la charge du culte à des catéchistes locaux, parmi lesquels ‘Dominique’ (Tomenika) Vaka Tuku Onga, ‘Pacôme’ (Pakomio) Ure Kino et ‘Marie Agatha’ () Veri Tahi, les deux derniers étant des Rapanui revenus de Mangareva. D’autres insulaires furent chargés de s’occuper du bétail appartenant aux missionnaires. Cette nouvelle structure politique veillera aux biens de l’Église, administrera la justice et surveillera le comportement des membres de la communauté chrétienne. Un rapport de 1892 signale que l’ariki, appelé alors « kin », terme issus de l’anglais « king », était accompagné de trois « pacos » (mot argotique chilien pour les policiers), que chaque projet de mariage était étudié avec zèle par le chef et le catéchiste pour éviter des unions entre parents considérés « proches » (Toro 1892). En 1888, au moment de l’annexion de l’île par le Chili, la structure politique précédemment décrite était en alors vigueur, ce qui explique en partie les caractéristiques de l’annexion. Par ailleurs, Alexander Salmon, représentant de la Maison Brander à Rapa Nui, va réactiver les liens avec Tahiti, pas seulement parce qu’il dirigera la production de laine, mais aussi parce qu’il amène avec lui près de 20 travailleurs tahitiens, qui dans leur ensemble finiront par influer sur la langue rapanui. Selon Fischer (1997b) le processus de superposition du mythe fondateur s’achève à ce moment-là. Salmon va également inciter les insulaires à reproduire les statues de bois afin de les échanger contre d’autres objets avec les visiteurs, permettant le surgissement d’une véritable entreprise de « reproductions d’antiquités » (Fischer 1997a) et la mise en valeur d’une partie du passé

expliquer le type de « monarchie » ou l’accession au « pouvoir » d’Atamu Tekena. Le cas plus proche de ce genre d’accumulation de pouvoir par le biais des alliances avec les Européens est celui de Torometi, mais nous l’avons vu, Dutrou-Bornier arrive à l’exiler à Tahiti. Une fois encore, rien à voir avec l’accession au pouvoir d’Atamu Tekena. À Tahiti « la monarchie » s’ancre ensuite grâce à la conversion au protestantisme du fils Tu dit Pomaré, donc deuxième élément inexistant dans la « monarchie » de Tekena étant donné qu’il était catholique. Par ailleurs, si nous reconnaissons une influence importante de Roussel dans la mise en place de la nouvelle organisation politique catholique, celle-ci s’éloigne aussi du modèle mangarevien mis en place par Laval en 1836 et qui pourrait être un modèle plus semblable au modèle rapanui que « le style tahitien ». Mais le modèle d’inspiration mangarevienne avait échoué avec la mort de Manurangi, le « petit chef » de Roussel en 1867, mettant à mal la tentative d’installer une « théocratie missionnaire » (Laux 2000). Manurangi avait une position de prestige peut-être similaire à celle de Maputeoa, le premier « roi » catholique de Mangareva et l’allié de Laval. Tekena au contraire appartenait aux branches cadettes du mata miru. En second lieu, Roussel ne résidait plus à Rapa Nui au moment de la mise en place de cette « monarchie » et les affaires religieuses et les conseillers du « rois » étaient sous les mains les catéchistes insulaires qui sans doute interprétèrent le dogme en le mêlant aux anciennes croyances (Castro 2006). En troisième lieu, il n’existait pas une sorte de « code de loi » qui norme et modifie le comportement des « sujets » comme ce fut bien le cas aux Gambier et à Tahiti. Cette brève analyse nous montre que dans le cas de Rapa Nui, contrairement aux Gambier et à Tahiti, ce n’est pas la conversion de l’ariki qui mena à une accumulation du pouvoir et puis à la création de la « monarchie ». Sahlins (1979) nous rappelle que les Hawaïens se sont convertis en masse juste après que leurs chefs eurent été baptises, mais dans le cas de Rapa Nui c’est la conversion au catholicisme des gens du commun qui permit ensuite la création d’une « monarchie ».

86

Chapitre 1. La fin de l’isolement récent de l’île (Fischer 2005). Ce marché se prolonge tout au long du XXe siècle. Alfred Métraux raconte d’ailleurs une anecdote à ce propos : un insulaire lui aurait proposé de sculpter des reproductions des pièces anciennes dont Métraux était à la recherche.

Des choses anciennes, hum ! Il n’y en a pas beaucoup. Tout a été vendu, mais enfin, peut- être, en cherchant bien. D’ailleurs, ne vous en faites pas : si vous ne trouvez pas des choses anciennes, on vous en fabriquera. Vous n’avez qu’à demander tout ce que vous voulez, on vous le donnera. Et puis, tu sais, les gens de chez toi ne verront pas la différence. (Métraux 1941 : 15).

6. Chili et Rapa Nui : les régimes d’isolement

Dans ce contexte de reconfiguration et de renaissance d’une société, un nouvel acteur vient s’installer dans les vies des insulaires et changer le contexte des relations existantes. Il s’agit de l’action de l’État chilien, mais surtout de sa politique coloniale qui créera des nouvelles conditions d’enfermement social, politique et économique de la population autochtone. Ces conditions d’enfermement sont, peut-être, le résultat d’une politique coloniale en échec, l’État n’ayant pas été capable de mener une colonisation de peuplement et ayant laissé l’administration du territoire à une entreprise privée qui a, de son côté, utilisé la population de l’île comme ses employés. Du côté des insulaires, leur autonomie politique va contrarier le désir colonial-marchand dans un premier moment, mais quand le pouvoir colonial réussit à fracturer le pouvoir local, les insulaires ont dû chercher de nouvelles manières de contrôler, de négocier et même de résister à l’implantation d’un cycle politique et économique d’élevage. Il s’agit ici d’analyser dans le temps comment a été configuré un monde insulaire fermé dont trois acteurs, comme cela a été suggéré par l’anthropologue Rolf Foerster (2010 & 2012b), vont négocier et se disputer les places dans des enjeux de pouvoir sur une île devenue un champ d’élevage des moutons : les insulaires, une compagnie d’élevage de bétail et l’État chilien.

87

Première partie

6.1. Mau Te Hoa Kona : un « protectorat »

Les relations formelles entre la société rapanui et l’État chilien débutent avec l’inédite opération d’annexion du 9 septembre 1888. Inédite, car il s’agit d’un cas unique dans l’histoire républicaine chilienne du point de vue de la relation de l’État avec les peuples considérés comme indigènes, ainsi que du point de vue des mécanismes d’incorporation de nouveaux territoires à l’État-Nation24. L’État subit l’influence de l’intelligentsia de l’époque qui cherche à égaler les puissances coloniales européennes comme la France et l’Angleterre et proclame que le Chili est en train de rester en marge de la répartition des territoires de l’océan Pacifique (Vicuña Mackenna 1885). En parallèle, le capitaine de la Marine Policarpo Toro, qui a visité l’île de Pâques en 1875 et 1886, prépare un plan de colonisation et d’exploitation qu’il présente au gouvernement chilien (Toro 1886). Les arguments de Toro pour convaincre l’État chilien d’annexer l’île de Pâques mêlent une persuasion souveraine et un intérêt personnel. En premier lieu – selon Toro – l’île pourrait devenir une importante base d’approvisionnement de la Marine nationale pour ses navires d’instruction ou pour une escale forcée. Mais plus important encore, la possession de cette île pourrait éviter qu’une puissance étrangère qui viendrait à s’en approprier ne puisse menacer la République chilienne dans le futur. À côté de cet argument géopolitique, Toro présente une justification économique. Il informe que l’île dispose de 18 000 hectares de pâturages propices à l’élevage de bétail et que n’importe quel type de culture se développe sans grand effort grâce à la clémence du climat. Il évoque également le projet des Européens et Nord-Américains de percer un

24 Lors de l’incorporation de Rapa Nui au territoire national, le Chili venait de sortir victorieux de la sanglante Guerre du Pacifique contre les États du Pérou et de Bolivie (1879-1883), après laquelle il annexe un vaste territoire riche en ressources minières. Simultanément, l’État chilien envahit militairement l’Araucanie, vaste région située au sud de l’ancienne frontière de l’empire espagnol, de la rive sud du fleuve Bio Bio jusqu’à l’île de Chiloé. La mal nommée « pacification de l’Araucanie » (1881-1884) a entraîné la domination militaire du territoire, la cession de celui-ci à des immigrants européens venus le coloniser, ainsi que la réduction du contrôle territorial du peuple mapuche sur ses terres. C’est aussi la période à laquelle le Chili donnait en concession les vastes plaines de la Patagonie à des entreprises privées transnationales pour l’installation d’exploitations d’élevage de bétail. Cela déboucha sur le génocide des peuples Selknam, Aonikenk et Yagan. Ainsi, Rapa Nui fut le dernier territoire à être incorporé par l’État chilien au cours de ce violent processus d’expansion coloniale. Avec l’incorporation de l’île de Pâques au Chili, les frontières actuelles du pays ont été fixées. Pour l’histoire des rapports de l’État chilien et les peuples autochtones du territoire voir : Bengoa (2004) et Comisión de Verdad Histórica y Nuevo Trato (2003).

88

Chapitre 1. La fin de l’isolement canal afin d’unir l’Atlantique au Pacifique et donc l’île présentera une localisation géographique privilégiée au milieu de la route maritime entre l’Amérique et l’Australie. Tous les éléments précités montrent l’intérêt stratégique que représente Rapa Nui pour le Chili. Toro mentionne à la fin de son rapport qu’il est alors en relation avec « le propriétaire actuel de l’île, un certain Monsieur Salmon » (Toro 1886, in Vergara 1939 : 88). Les négociations de Toro soulignent également le rôle de l’Église Catholique de Tahiti, laquelle, après s’être confrontée à un refus de la France de mettre en place un protectorat, avait commencé à négocier une potentielle vente des biens de sa mission sur l’île à l’archevêché de Santiago (in Cools 1973 : 171, ms 440-441). En 1887, Toro arrive à établir un accord d’achat des biens que chaque partie s’attribuait, ainsi que l’autorisation du Gouvernement du Chili pour les effectuer. En février 1888 il réalise d’autres promesses d’achat à Tahiti auprès des héritiers de John Brander (Vergara 1939). À partir de ces éléments, nous comprenons que du côté chilien, l’annexion impliquait l’achat des propriétés et un projet de développement de l’élevage. Avec ces documents en main, Policarpo Toro arrive à Rapa Nui à bord du Transporte Angamos le 8 septembre. Le jour suivant, l’acte de « cession de souveraineté » est scellé avec les chefs rapanui qui ont été convaincus de participer par Père Albert Montiton. Montiton a été déposé sur l’île en février 1888 par Toro afin de persuader les chefs d’accepter l’offre du Chili (in Cools 1973 : 207-211, ms 540-548). Lors d’une cérémonie vraisemblablement pompeuse, qui a lieu sur la place de l’Église d’Hanga Roa, l’on procéde à la rédaction et à la signature des deux documents par lesquels Rapa Nui devient territoire chilien. Pour marquer symboliquement cet acte, le drapeau chilien et le drapeau rapanui sont hissés. Ce dernier avait été, selon la mémoire orale, confectionné à Tahiti et apporté par les Rapanui de retour de leur exil en Polynésie à bord du navire Angamos (Hotus et al. 1988)25. La particularité de ces documents est d’avoir été écrits en deux langues : une section étant rédigée en espagnol et l’autre en une sorte de « pidgin » rapanui-tahitien (McCall 2000 ; Fischer 2005). Les documents correspondent à un acte de « cession » (Vaai Hanga

25 Selon Alberto Hotus, président du Conseil des Anciens : « les anciens ou chefs rapanui et l’évêque de Tahiti don José María Verdier [sic], en février 1888, se mirent d’accord pour hisser le drapeau Reimiro, dont le projet avait été confié à Tahiti avant que le Chili ne prenne possession de l’île, afin de démontrer qu’il s’agissait d’une île socialement organisée. Ce drapeau rapanui fut confectionné à Tahiti par le roi Maurata a Maurata et envoyé à l’île de Pâques avec Lataro Neru […] dans le navire Angamos de la Marine Chilienne » (Hotus et al. 1988:3).

89

Première partie

Kainga) et à un acte de « proclamation » (Vananga Haake) (Seelenfreund et al. 2004). À la fin de ces deux documents sont mentionnés les noms Policarpo Toro, capitaine de la corvette, mandataire de l’État chilien, John Brander Jr, héritier des biens Brander et considéré par Toro comme le « propriétaire » des terres de Rapa Nui, ainsi que le nom de trois étrangers en qualité de témoins. Dans la section rédigée en « rapanui pidgin » nous trouvons le nom d’Atamu Tekena sous le titre d’Ari‘i, version tahitienne du mot ariki, et le nom de onze autres insulaires sous le titre de « zoopal », lequel selon Di Castri (1999a), correspond au terme tahitien de to‘opae, utilisé pour désigner les conseillers de l’ari‘i dans la néo-structure politique coloniale tahitienne. Pour Di Castri (1999a) comme pour McCall (1976a, 1997a), l’incorporation de ces termes à la nouvelle organisation politique révèle que la société rapanui des années 1880 s’était restructurée (après l’effondrement démographique et l’évangélisation) sous des préceptes politiques tahitiens, introduits par les missionnaires picpuciens et le commerçant métis (tahitien-écossais) Alexander Salmon, partenaire commercial et oncle maternel de John Brander Jr. (Gossler 2005) ; il figure également dans les documents en qualité de témoin et traducteur. Chacun de ces acteurs permet de saisir le complexe entrelacs des intérêts en jeu dans l’annexion : la propriété des terres au nom de l’Église catholique de Tahiti, les terres au nom de la société Brander et Dutrou-Bornier, la protection recherchée par les chefs insulaires, tentés auparavant avec les Français, et les intérêts expansionnistes du Chili. La version orale de cet évènement permet de saisir l’interprétation rapanui de l’annexion. Cette version rapporte que l’ariki Atamu Tekena ramassa du sol une poignée de terre et d’herbe, sépara les deux éléments et remit cette dernière au capitaine Toro et conserva pour lui la poignée de terre (cf. Hotus 1988 ; Hito 2004, Seelenfreund et al. 2004). Selon une version recueillie par Grant McCall (1988 : 44) Atamu Tekena dit au sujet de l’herbe : « ceci est pour tes animaux », et alors qu’il gardait dans sa poche la poignée de terre il dit : « et ceci est pour nous ». Le geste, visait à montrer au capitaine que la terre (kaiŋa) n’était pas remise au Chili qui pouvait en utiliser « seulement la superficie » (Seelenfreund et al. 2004), comme le faisaient déjà Alexander Salmon et John Brander Jr. pour l’élevage des animaux26.

26 La controverse concernant l’annexion se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Dans les documents bilingues il y a d’importantes différences entre les concepts mobilisés par les deux parties concernées. D’une part le texte en espagnol signale, nous traduisons : « Nous soussignés, chefs de l’île de Pâques, déclarons céder pour toujours et sans réserve au gouvernement de la République du Chili, la souveraineté pleine et entière de

90

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Dans les deux versions du document d’annexion, les rapanui conservent leurs titres de chefs, tandis que le texte rapanui-tahitien fait référence au Chili en tant que « mau te hoa kona », qui veut dire « ami du lieu » (McCall 2000 : 86 ; Seelenfreund et al. 2004 : 626). Cette précision est importante en termes historiques et politiques pour deux raisons : d’abord, comme l’exposent McCall (2000 : 86) et plus récemment Foerster (et al. 2012a : xlix), la formule politique du protectorat est celle qui permettait de céder la souveraineté, selon le point de vue de Policarpo Toro et puis de l’État, tout en maintenant les titres de chefs, comme le précisent les Rapanui. Ensuite, nous savons qu’avant 1888 il existe deux pétitions formelles de protectorat auprès de la France27. Ainsi il nous semble tout à fait plausible que la notion de « protectorat », telle qu’elle peut être comprise sous les termes de « mau te hoa kona », n’était pas étrangère à la nouvelle pensée politique rapanui.

6.2. Colonisation sans colons

Au moment de l’annexion chilienne, Rapa Nui était peuplée par 178 habitants, avec une organisation politique qui fusionnait quelques éléments de l’ancien régime, comme la reconnaissance d’un ariki, mais cette fois-ci soutenu non pas par un lien généalogique envers les ancêtres fondateurs, mais appuyé par l’évêché de Tahiti d’abord et puis par la

l’île suscitée, conservant par là même nos titres de Chefs dont nous sommes investis et bénéficions actuellement. » (Vergara 1939 : 112, Anexo XII). D’autre part, le document écrit dans un mélange de rapanui et de tahitien signale : « Ananake nga Honui tavana o te kainga o Te Pito o te Henua ko ia i haka tika i tá i te runga i raro ina he kainga kai ta. Ko ha‘aki a e raua a matou ananake ko vananga a, mo vaai ite kainga nei o Te Pito o te Henua ki te rima o te hau tire (Chile) Mau te hoa kona E ta hia mau i te rima o nga Honui ote kainga mote riva riva te riku arunga ite toroa i Haka tuu hia te kohou Rapa Nui. » (Seelenfreund et al. 2004 : 629). Ce qui aujourd’hui serait traduit de la sorte : « Ensemble, le Conseil des chefs de notre territoire de te Pito o te Henua, avons décidé d’inscrire ce qui est sur la superficie. Ce qui est sous le territoire ne s’inscrit pas ici. Ils [les Chiliens ou les prêtes de Tahiti ?] nous informèrent lors d’une conversation avec nous que notre territoire Te Pito o te Henua tombera sous le pouvoir de la nation chilienne en tant qu’amie du lieu. Il est écrit de la main du Conseil du territoire, [pour] le bien-être et le développement en vertu de notre investiture imposée par mandat Rapa Nui. » (Seelenfreund et al. 2004: 629). Comment ne pas songer à la même ambiguité historique durant le Traité de Waitangi en Nouvelle-Zélande (cf. : https://nzhistory.govt.nz/politics/treaty/read-the-Treaty/differences-between-the-texts [accédé 7-3-2017]) et au fond à l’ensemble des « contrats » fonciers établis (sur un profond malentendu de l’idée de « propriété ») par les colons dans le Pacifique avec les insulaires et même sur d’autres continents (Tcherkézoff 2003 : 99-152). Voir aussi le cas de Mangareva, concernant le droit sur la terre et sur la mer, entre la coutume locale et l’Etat français (Mawyer 2016 : 219-226) ; sur l’ensemble des problèmes liés à ce pluralisme juridique en Polynésie française, voir Bambridge (2009 ; éd. 2009, 2016), Bambridge et Vernaudon (2013). 27 Une incertaine troisième demande a été évoquée par l’historien Eugène Caillot (1910 : 485) et citée par Grant McCall à plusieurs reprises (entre autres, 1976a : 77). Selon eux, un cortège formé par un chef et 21 ressortissants serait venu à Tahiti pour demander un protectorat en 1881. Cependant aucun document n’a été cité ni par Caillot ni par McCall concernant cette démarche.

91

Première partie volonté des adultes de la communauté insulaire. Cependant, après l’annexion, les liens de la communauté insulaire avec l’église catholique de Tahiti se sont peu à peu interrompus, en raison d’abord de la vente des biens de la mission à Policarpo Toro et du transfert de la juridiction ecclésiale à l’archevêché de Santiago du Chili, ensuite en raison de la mise en location des terres de l’île par l’État pour l’installation d’un ranch d’élevage de moutons qui interdira aux insulaires de quitter Rapa Nui. Malgré l’enthousiasme des frères Toro, le projet colonial du Chili n’a pas vu le jour. Le capitaine Toro va prendre en main le développement de l’élevage des moutons et son frère Pedro Pablo Toro restera sur place pour administrer les biens acquis au nom de l’État chilien, mais avec une très faible capacité de mener une politique de colonisation de peuplement. Le groupe de douze colons chiliens arrivés avec Pedro Pablo Toro en 1888 était reparti en moins d’un an soit vers Tahiti, soit pour rentrer au Chili (Toro 1893). Il faut ajouter qu’en 1891 la guerre civile qui éclate au Chili va faire échouer le projet de développement économique des frères Toro (cf. Seelenfreund et al. 2004), et par ailleurs, la crise politique au Chili empêchera l’approvisionnement de l’île. Grâce au rapport préparé par Toro (1893) nous savons qu’entre juin 1888, date d’installation de Toro sur l’île, et septembre 1892, date de son retour au Chili continental, neuf bateaux à peine ont jeté l’ancre à Rapa Nui. Seulement trois d’entre eux provenaient du Chili, mais seul le navire-école O’higgins, arrivé le 16 juin 1889, avait été envoyé spécifiquement pour l’approvisionnement de la nouvelle colonie. Toro décrit dans son rapport l’état d’abandon ressenti sur place :

Depuis le passage du [bateau] Pilcomayo [en décembre 1889] plus d’une année entière s’est écoulée sans que n’arrive un seul navire sur l’île de Pâques. Il me semble inutile de rapporter ici combien ma situation en devint angoissante : sans nouvelle aucune du monde, à sept cent lieux de toute terre habitée, presque seul parmi de misérables kanakas, dépourvu des nombreuses ressources indispensables à la vie, sans pain, sans sel, sans vêtement qui ne fussent de cuir d’agneau, etc. Dans cette situation désespérée, la visite d’un voilier le 24 janvier 1891 me combla de joie : il s’agissait du bateau danois Middelhuis en route pour l’Australie [et parti de Valparaíso, qui n’apportait qu’une lettre à Toro l’informant de l’agitation politique au Chili]. Il se passa ensuite une année supplémentaire, toute l’année 1891, sans que n’arrivât aucun autre bateau sur l’île. (Toro 1893 : 191-192).

Sans doute en raison de ce que nous venons d’exposer, les colons chiliens ne parvinrent pas à s’adapter aux précaires conditions de vie insulaires et n’acceptèrent pas l’apparent abandon de la part du Chili. Ils désertèrent tous le projet de colonisation au bout de peu

92

Chapitre 1. La fin de l’isolement de temps. Toro (1893 : 190) rapporte qu’en décembre 1888, seulement trois mois après l’annexion, deux colons partirent en direction de Tahiti aux côtés de Brander et Salmon sur la goélette Paloma (en compagnie de sept insulaires précédemment signalés), bateau loué exclusivement pour le transfert d’animaux et de laine vers Tahiti. Puis, en juin 1889, deux des trois familles de colons retournèrent à Valparaíso à bord du navire-école O’higgins. Le dernier colon décéda sur place en juin 1889. L’État chilien décidera finalement de louer les terres de l’île à un entrepreneur français résidant au Chili, nommé Henri Merlet, qui poursuivra l’élevage (1896-1902). En 1903, les frères Henri et Numa Merlet forment une société d’actions, la « Compagnie d’Exploitation de l’île de Pâques » (désormais CEDIP), qui rejoindra ensuite la multinationale Williamson & Balfour Company (Vergara 1939 ; Porteous 1981) ; les frères Merlet restent membres du Conseil d’administration. La CEDIP négocie deux contrats de location avec l’État, et étend sa présence sur l’île entre 1896 à 1953, moment où l’administration de l’exploitation de bétail et de l’île passe aux mains de la Marine (1953-1966). La période de l’élevage de moutons va définir les rapports entre la communauté insulaire et l’État chilien pendant près de 70 ans. L’histoire des rapports entre le Chili et l’île de Pâques jusqu’aux années 1960, est un exemple de « colonialisme national » (Richard et al. 2013). Mais elle en constitue aussi un cas particulier. Au début du XXe siècle, Rapa Nui était la seule colonie dans le Pacifique administrée par un État non-européen et qui a été incorporée au territoire national non pas manu militari, mais via un pacte entre les chefs locaux et les agents de l’État. Ce pacte allait être le contexte permanent de négociations et de résistance de la communauté rapanui vis-à-vis de l’État et de l’entreprise d’élevage de moutons, dans un équilibrage fragile. L’entreprise avait besoin de la force de travail des insulaires et l’État voulait assurer une présence souveraine sur ce territoire lointain. Les insulaires, de leur côté, ont compris que c’était cette entreprise qui contrôlait les contacts avec l’extérieur, mais aussi qu’elle était la responsable de la spoliation des terres et des animaux, auparavant aux mains des insulaires. Dès lors, le rôle de l’État s’est vu réduit à une seule inspection annuelle où les capitaines de bateau avaient la responsabilité de rendre la justice. Avec le cas de Rapa Nui, nous nous confrontons à un modèle que je voudrais qualifier de « colonisation sans colons », c’est-à-dire où la population autochtone fut progressivement transformée en force de travail nécessaire à une entreprise et où la

93

Première partie présence de l’État a été presque nulle. Cela a signifié quelques importants espaces de négociation entre les insulaires et l’entreprise, mais aussi de considérables abus à l’égard des autochtones. À Rapa Nui la « colonisation sans colons » sera le contexte qui permettra, malgré tout, la survie des insulaires dans un régime de claustration et d’isolement. L’isolement de Rapa Nui n’est pas dû à leur condition géographique, mais plutôt à une politique d’enfermement menée par l’entreprise d’élevage et considérée par la Marine chilienne comme nécessaire. L’installation de ce régime d’enfermement a eu besoin d’une reconfiguration des enjeux politiques qui s’est jouée sur au moins trois plans. D’abord, la fracture de l’organisation politique de la communauté autochtone. Ensuite, la réclusion forcée de la population dans un seul village qui provoque une fracture et une reconfiguration du contrôle territorial ; et un argumentaire sanitaire qui a achevé de tenir la population à l’écart d’un régime de droit.

6.3. L’enfermement

Pour McCall (1976a : 78), la période chilienne de 1888 à 1970 peut se caractériser par deux forces opposées : premièrement, une croissance soutenue de la population qui passe de 175 habitants en 1888 a plus de 2000 en 1972 (année de son enquête de terrain) ; deuxièmement, une perte de l’autodétermination politique et de l’autonomie au niveau individuel. Examinons de plus près les fractures qui se sont produites. Entre 1896 et 1902 les Rapanui furent cantonnés dans le village d’Hanga Roa à la pointe des fusils (cf. Sanchez 1921 ; Foerster 2015a), dans un secteur qui n’excède pas 600 hectares et qui demeura littéralement clos, avec un mur de pierres et des fils de fer barbelés, pour céder le reste des terres à l’élevage des moutons. L’argument de cette mesure : les insulaires volaient le bétail. Par ailleurs, les insulaires révoltés furent déportés au Chili jusqu’en 1914 (Foerster 2010). Malgré quelques voix venues de l’Église et de l’aristocratie chilienne qui se sont élevées au Chili pour critiquer cette situation, les conditions de vie sur Rapa Nui se firent de plus en plus pénibles (Foerster 2015a). En second lieu, l’organisation politique de l’île fut bouleversée. Le successeur d’Atamu Tekena, le « roi » catholique, fut Simeon Riro ‘a Ngure (également appelé Riro ‘a Kaiŋa, ou Riroroko). Mais il décéda lors d’un voyage qu’il fit à Valparaíso, selon les

94

Chapitre 1. La fin de l’isolement mémoires de l’île, pour dénoncer les abus de la compagnie envers les insulaires28. La monarchie sera donc abolie29 et un chef, sous le titre de cacique, fut imposé par la Marine chilienne en 190230. Troisièmement, les terres furent inscrites par l’État comme domaine public en 1933 (cf. Vergara 1939), ce qui va approfondir le processus de spoliation foncière (Porteous 1981). Les rôles de ces chefs imposés par l’administration restent controversés. D’un côté, comme bien l’a montré l’historien Miguel Fuentes (2013), ils étaient des personnes de confiance de l’administration et en même temps, ces chefs n’ont jamais trahi leurs obligations envers la communauté. Ils n’ont jamais dénoncé les autres Rapanui impliqués dans des actes contre l’entreprise, par exemple le vol de moutons. Dans le cas de Juan Tepano, le premier cacique, il entretenait une très bonne relation avec les anciens ; et son successeur, Pedro Atan, a laissé le souvenir de quelqu’un de généreux. Fuentes (2013) montre aussi comment Pedro Atan et d’autres Rapanui salariés de l’entreprise ont

28 La mort de Riro, second jalon le plus important des relations de l’île avec l’État après l’annexion, fait l’objet de débats. La première controverse se réfère aux circonstances de sa sortie de l’île, à la date de son voyage fatidique et au sort de ses restes. McCall (1976, 1997a, 1998), Hotus (1998), Tuki Hey (et al. 2003), Araki & Teave (2013) sont d’avis que le voyage de Riro sur le continent était volontaire et que son objectif était de dénoncer la situation des Rapanui, ce pour quoi il sollicita une rencontre avec le président du Chili. Foerster (2010) en revanche pense qu’il a été déporté car il était considéré comme perturbateur de l’ordre. La date de son voyage n’est pas non plus claire ; McCall (1997a), Hotus (1998), Tuki Hey (et al. 2003), Araki & Teave (2013) proposent 1898 et Foerster la date de 1897. Foerster fournit plusieurs preuves documentaires qui prouvent l’existence d’une politique de déportation qui affecta les habitants de l’île de Pâques : une série de décrets et un groupe de déportés signalé en 1902. Cependant, concernant le cas particulier de Riro et de ses trois accompagnateurs, la thèse de la déportation, au moins en 1897, n’est pas soutenable pour la raison suivante. Le missionnaire George Eich (Cools 1981 : 34-46), de passage à Rapa Nui entre le 6 et le 10 janvier 1898, remet 54 scapulaires du Monte de Santo Carmelo et fait figurer Siméon Riro [sic] et Pirivato, son camarade de voyage, dans la liste des bénéficiaires. Concernant le sort du corps de Riro, le consensus est absolu au sujet de sa disparition, il n’existe pas d’ailleurs d’acte de décès. En 2006, la Marine organisa une cérémonie de rapatriement des restes supposés de Riro, mais rien ne permet de certifier leur authenticité. Foerster (2010) transcrit toutes les versions parues dans diverses publications concernant la mort de Riro, en particulier celle de Vives Solar (1920) et Bienvenido de Estella (1920). La thèse qui avance l’empoisonnement de Riro (McCall 1976a, 1997a ; Seelenfreund et al. 2004) est celle qui a été intégrée dans la construction d’un discours historique par les associations rapanui contemporaines (Hotus 1998, Hotus et al. 1988 ; Tuki et al. 2003 ; Araki & Teave 2013). 29 En 1900, le missionnaire Isidore Butaye visite l’île et exhorte, sans succès, les insulaires à « respecter » l’autorité et à supprimer la monarchie. Face à la série d’abus commis par Cooper, l’administrateur de l’entreprise Merlet au début du XXe siècle, les insulaires « nommèrent Tueriveri [Moises Jacob Tu’u Hereveri], qui avait reçu une éducation à Tahiti et avait servi deux ans au Chili sur la goélette Baquedano » comme « roi » (de Estella 1920: 147) Nous avons réussi à établir que Moisés Tu’u Hereveri est né à Tahiti en 1873. De Estella informe également qu’il a coordonné une grande rébellion contre Cooper en 1901 (de Estella 1920) laquelle fut étouffée par l’arrivée du navire de guerre chilien General Baquedano. Cinq insurgés furent déportés au Chili continental (Foerster 2015a). Hereveri est la dernière personne considérée comme « roi » de Rapa Nui. 30 « Cacique » est un terme d’origine caribéen qui désigne selon le Dictionnaire De l’Académie Royale de la Langue espagnole : 1) un gouvernant ou chef d’une communauté ou village indien ; 2) une personne qui au sein d’une collectivité ou d’un groupe exerce un pouvoir abusif ; 3) une personne qui dans un village ou une région exerce une excessive influence dans les questions politiques. Nous entendons ce terme comme chef politique autochtone (première acception).

95

Première partie coordonné de longues grèves pour demander des améliorations salariales, pour diminuer les prix du magasin qu’administrait l’entreprise, pour augmenter les rations de viande et pour augmenter le prix payé par kilo de maïs31. Mais ces chefs ont su aussi jouer un jeu individuel : ils ont toujours travaillé pour la CEDIP, comme chefs de police ou chef du personnel, ils ont reçu des salaires fixes et un accès privilégié à la viande32, ce qui leur a permis de se distinguer socialement. Finalement, ils ont réussi à transmettre leur statut à leur descendance. En 1950, un capitaine de navire chilien a accusé un de ces chefs d’être responsable d’un « marché noir » de viande et de faire du profit par l’usure (Tapia de la Barra 1950). Or, malgré leur capacité de négociation durant cette période, les Rapanui ne pouvaient pas sortir du village ni de l’île : du village, comme nous l’avons indiqué, pour empêcher le vol de bétail ; et de l’île car parmi la population il y avait quelques malades de lèpre. Examinons de plus près cette deuxième circonstance. La présence de cette maladie a servi à stigmatiser et contrôler toute la population et l’empêcher de quitter l’île. Selon Foerster et Montecino (2012) la lèpre a installé un régime de non-droit. La maladie serait arrivée à la fin du XIXe siècle avec quelques Rapanui rapatriés de leur exil en Polynésie et se serait répandue très rapidement parmi la population : les premiers cas sont rapportés en 1889 chez trois Rapanui revenus de Tahiti (Toro 1893). L’isolement des lépreux sera ordonné en 1902 après l’inspection annuelle du bateau General Baquedano (Rojas 1902) et pourtant aucune installation médicale n’a été envisagée jusqu’en 1917. L’arrivée sur l’île de bonnes installations sanitaires et d’une assistance médicale a dû attendre les années 1950. En 1911 les malades recensés étaient au nombre de 60 pour une population de près de 228 habitants, soit 25% de la population totale (Foerster & Montecino 2012 : 279) ; en 1934 le médecin Israël Drapkin (1935) comptabilise 22 malades en isolement, sur un total de 456 insulaires, ce qui correspond à 8,5% de la population. En 1947 le docteur Daniel

31 La CEDIP n’a pas eu la capacité d’embaucher de manière permanente tous les habitants de l’île, sauf pendant la saison de la tonte. Cette situation s’est vue aggravée par l’augmentation démographique de la communauté insulaire. Ainsi, ceux qui n’étaient pas embauchés par l’entreprise (généralement comme gardiens, « chef » de police et « capataz » ou chef de personnel), ont développé une agriculture subsidiaire de maïs. L’entreprise achetait le maïs produit par les insulaires qui de leur côté recevaient un prix négocié par les représentants de la communauté, argent qui était alors utilisé pour l’achat d’autres produits dans le magasin de la CEDIP. 32 Un des accords négociés avec la CEDIP a concerné l’accès de viande de mouton par famille, qui d’abord était considéré seulement comme « monnaie » de paiement aux travailleurs et plus tard un marché ouvert aux insulaires (Fuentes 2013).

96

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Camus (1951) va identifier 51 malades pour une population de 741 Rapanui, dont 33 habitaient le village. Ils seront ensuite enfermés dans la léproserie, où 18 autres malades étaient déjà internés. En 1963 la population malade recensée représentait 0.7% des insulaires (Fajreldin 2002 : 81). Jusqu’alors, la lèpre était considérée comme une maladie endémique et tout habitant était soupçonné d’être contaminé, ce qui a imposé un contrôle arbitraire des corps des insulaires avec des examens physiques non consentis. En 1960 encore, les autorités envisageaient un transfert des malades vers l’asile de lépreux d’Orafaro à Tahiti (Englert 1960a, Arch. Ministerio RREE vol. 5687 n°1392), comme si les seules solutions à la maladie étaient l’enfermement ou l’exil. Aujourd’hui les Rapanui se souviennent de la maladie en évoquant les plus grands abus commis contre eux.

6.4. Le monopole des contacts

Dans notre annexe A nous présentons une liste (provisoire) avec les données sur les différents bateaux qui sont arrivés à l’île de Pâques entre 1900 et 1970. En nous concentrant sur la période qui s’étale entre 1900 et 1965, il apparaît clairement que la CEDIP et la Marine vont monopoliser les contacts avec l’extérieur : ce sont presque uniquement leurs bateaux qui arrivaient sur l’île pour un ou deux voyages par an (tableau 1.4). Cela implique que les seuls étrangers avec lesquels les Rapanui ont eu des contacts étaient les matelots de la Marine chilienne, les familles des administrateurs de la CEDIP et les rares visiteurs dont la grande majorité était des chercheurs ou les équipages des bateaux de guerre étrangers. Et cela aura un impact profond sur les relations des Rapanui avec les nouveaux arrivants une fois que l’île sera « ouverte » aux flux migratoires dans les deux sens (île-Chili continental) au milieu des années 1960. Nous notons la prédominance des bateaux de l’Armée représentant 52% des navires arrivés sur l’île dans cette période ; nous constatons aussi que la moyenne des arrivées sur les soixante-cinq ans analysés est de deux bateaux par an. Il faut ajouter que, comme l’a montré Foerster (2013), en plusieurs occasions les navires de la Marine ont aussi été utilisés par la CEDIP pour faire sortir la laine produite dans l’année, ainsi que pour rapporter sur l’île les marchandises à vendre dans son magasin. Foerster arrive à démontrer que cet accord a permis à la CEDIP d’économiser plusieurs millions de pesos pour le coût du transport.

97

Première partie

Tableau 1.4: Bateaux arrivés à Rapa Nui entre 1900 et 196533 Bateau Décennies Total 1900-1909 1910-1919 1920-1929 1930-1939 1940-1949 1950-1959 1960-1965 Marine 5 6 10 17 8 16 13 75 CEDIP 6 4 4 7 10 3 0 34 Visites 6 9 4 8 1 3 4 32 Total 17 19 18 32 19 22 17 144

En conséquence de cette prédominance des bateaux de la Marine-CEDIP, les voyages et le commerce notamment avec Tahiti ont été interrompus. De plus, ce contexte d’absence de contacts avec d’autres personnes que des matelots va créer chez les Rapanui, selon un capitaine du bateau chilien en visite en 1950, un sentiment de « claustrophobie » qui les motivait à tenter de dangereuses évasions (Tapia de la Barra 1950). Des jeunes Rapanui, nous le verrons plus loin, se sont échappés de l’île soit dans les cales des bateaux soit en prenant la mer dans de petites embarcations (cf. chapitre 5). Dans ce contexte, un seul voyage fut autorisé pour un groupe de quinze personnes (dont deux étaient des Européens) pour se rendre à Tahiti. C’était en 1926, lors du passage de la goélette Moana. Un groupe de personnes a signalé vouloir y aller « dans l’objectif de vendre les terrains qu’ils possèdent à Tahiti » selon ce qu’écrit Carlos Recabarren, le Sous-délégué Maritime de l’époque (Figure 1.2). À la lumière de notre reconstruction des liaisons maritimes, il s’agit d’un moment exceptionnel qui a eu de profonds effets dans la société rapanui. Nous relevons que le souvenir que certains Rapanui avaient acheté des terres à Tahiti à la fin du XIXe siècle a été mobilisé pour permettre ce voyage. Sur le terrain à Rapa Nui, j’ai consulté la documentation de Recabarren où il rend compte du nom des voyageurs. Á Tahiti, Judith Hereveri, l’une de mes interlocutrices privilégiées, m’a raconté le voyage que firent son grand-père et ses oncles depuis l’île vers Tahiti à bord d’une goélette, qui semble bien être le trajet de la Moana en 1926. Finalement, j’ai retrouvé, dans la première édition du livre de Sebastián Englert (1948), « La tierra de Hotu Matua » le récit que Mateo Veriveri, l’oncle de Judith, a relaté au prêtre missionnaire concernant ce voyage. Ces éléments soulignent l’importance que revêt ce voyage pour les Rapanui.

33 Nous ne comptons pas le passage de la flotte allemande de 1914 du fait de son caractère exceptionnel. Par ailleurs, nous nous arrêtons à l’année 1965, avant l’arrivée massive des fonctionnaires et des ouvriers du Chili continental. Pour tous les détails, se référer à notre annexe A.

98

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Selon Mateo, la goélette fit escale à Mangareva et sur quelques atolls des Tuamotu (Nukutavake, Amanu et Hikueru). Dans ces endroits, les Rapanui travaillèrent en découpant les animaux qu’ils transportaient et que la CEDIP avait vendus au capitaine du bateau. Ils arrivèrent à Tahiti après un mois de navigation. Un deuxième évènement exceptionnel se produisit alors. Selon Mateo, ils furent reçus par les Rapanui qui vivaient encore à Tahiti, c’est-à-dire les descendants de la diaspora de 1871 :

Quand les natifs de Rapanui qui vivaient à Tahiti surent que le Te Moana était arrivé à Papeete, ils vinrent nous voir pour nous accompagner sur le chemin vers Pamatai […], une femme rapanui vint vers nous et nous dit : “venez (chez moi) !”, nous partons tous en véhicule à Pamatai […], nous avons été logés dans la maison de Rarato’a, qui est le mari de Tupuraa, celle qui s’occupe de nos terrains […] un autre jour vint la fille du frère de ma mère. (Mateo Veriveri, in Englert 1948 : 399-400).

Soixante-dix ans plus tard, Judith Hereveri, une nièce de Mateo et Rapanui résidente de Pamatai, Tahiti, me raconte ce même voyage auquel ont participé son grand-père Domingo Pakarati et ses oncles Mateo et Gabriel :

Mon grand-père Domingo Pakarati m’a raconté qu’il est venu à Tahiti, je ne sais pas en quelle année, mais il m’a dit qu’une goélette est arrivée à Rapa Nui et certains Rapanui sont venus à Tahiti. Mon grand-père m’a dit aussi qu’ils s’y rendirent et logèrent chez leur oncle. Ici [à Tahiti], mon oncle Gabriel est tombé malade, alors ils ont demandé à leur oncle Andrés de vendre un terrain pour payer le voyage de retour sur l’île de Pâques. C’est là qu’Andrés leur a parlé du [terrain numéro] 20, qui était à sa sœur, c’est-à-dire leur mère […]. Mon oncle [Mateo] m’a dit que son oncle [Andrés] vivait sur le terrain [numéro] 12 aussi là-bas en bas. Il travaillait sur le [terrain numéro] 20, mais vivait sur le [terrain numéro] 12 avec sa fille.

99

Première partie

Figure 1.2: Liste des insulaires autorisés à voyager à Tahiti (1926)

Source : Memorias de Carlos Recabarren, Intendencia de Valparaíso Vol. 919 f2

100

Chapitre 1. La fin de l’isolement

L’importance de ce voyage tient alors en cinq points. D’abord, au moins neuf des quinze participants sont des descendants directs des Rapanui ayant acheté des terres du domaine de Pamatai en 1887. Ensuite, ce voyage a permis d’actualiser les liens de parenté entre les descendants de la diaspora (Mateo retrouve un frère de sa mère et les enfants de celui-ci). Troisièmement, il a permis aux Rapanui de faire acte de présence en tant qu’héritiers (Judith signale qu’Andrés met à leur nom un terrain qui leur correspondait) ainsi que de déléguer l’administration des terres (Mateo indique une certaine Tupuraa comme gérante). Ces éléments seront analysés en détail lors de notre chapitre 7 consacré à la diaspora rapanui en Polynésie. Finalement, parce que les voyageurs vont rapporter à l’île de Pâques tout un corpus de représentations sur Tahiti et communiquer aussi l’état dans lequel se trouvaient les terres que leurs grands-parents avaient achetées, Tahiti se présente alors comme une terre de richesse. Ci-dessous, nous présentons la liste du nom des voyageurs et des données généalogiques que nous avons réussi à recueillir et qui montrent les liens des voyageurs de 1926 avec certains Rapanui propriétaires des terres à Tahiti.

Tableau 1.5: Liste des Rapanui et de résidents autorisés à voyager à Tahiti en 1926 Adultes Enfants Lien avec les terres de Pamatai Rafael Cardinali Rafael Roe (enfant adoptive) Lien revendiqué dans les années 1970. Vincent Pont et Heremeta Heremeta est née à Tahiti. Son père figure dans la liste Make des propriétaires de Pamatai de 1887. Vicente Pont et Laura Hill François, Lautaro, Juan y Francisco Vicente est le fils d’Heremeta et de Vincent. Pont Hill Mateo Bery Bery [ou Son père était né à Tahiti, son grand-père père figure Veriveri] dans la liste des propriétaires de Pamatai de 1887. Gabriel Bery Bery Frère de Mateo Domingo Pakarati Sa mère est Paumotu José Pakarati Sa mère est Paumotu Juan Ruko Son père figure dans la liste des propriétaires de Pamatai en 1887. Sa mère et lui-même sont nés à Tahiti. Sources : Intendencia de Valparaíso Vol 919 f2, enquête généalogique à Tahiti (2012-2013)

De ce groupe de personnes nous savons que Juan Ruko est resté à Tahiti grâce au rapport rédigé par Recabarren un an après ce voyage et grâce au récit de Mateo Veriveri (in Englert 1948 : 385-407). Nous avons trouvé dans les Archives de Papeete son acte de décès daté de 1927, document confirmant cette information. En ce qui concerne les voyages vers le Chili, il y a eu quelques exceptions aussi. Entre 1897 et 1916 certains Rapanui se sont enrôlés dans l’armée de terre et la Marine. Trois

101

Première partie des compagnons de Riro ont fait le service militaire entre 1898 et 1900, parmi eux Juan Tepano, celui qui sera nommé cacique en 1902. Certaines sources informent que le dernier roi Tu‘u Hereveri, prénommé Moisés, aurait fait le tour du monde sur le Baquedano (De Estella 1920)34. Et puis, en 1912 le capitaine de ce bateau chilien accepte de transporter quatre Rapanui qui deviendront matelots. Les Rapanui nourrissent ainsi une véritable envie de quitter l’île de Pâques, comme c’était déjà le cas avant l’annexion. Le capitaine de ce bateau indique :

La majorité des adultes demandèrent à s’embarquer, mais je n’acceptai que quatre d’entre eux, leur assurant que lors d’un autre voyage d’autres [Rapanui] pourraient profiter de s’embarquer, de manière à ne pas dépeupler l’île. (Ministère de Marina, vol. 1858, s/n. In Foerster & Montecino 2016 : 95)35.

Un dernier matelot rapanui fut Mateo Veriveri, fils de Moisés Tu‘u Hereveri. En 1916 il quitte Rapa Nui accompagné de l’Évêque Edwards (Englert 2006 [1936]) et passe deux ans comme mousse dans le bateau de guerre General Baquedano. Mateo reviendra sur l’île en 1918, alors que les autres matelots sont tous décédés au Chili. À noter aussi : il s’agit du même Mateo qui en 1926 partira à Tahiti sur la goélette Moana. En ce qui concerne les femmes, nous savions qu’en 1926 un groupe de trois femmes est parti au Chili pour travailler dans une famille : María Huki Kaituoe (comme domestique), Inéz Huki (âgée de 9 ans, la fille de María) et Luisa Ruko Aromoai (comme cuisinière) (Intendencia de Valparaíso vol 919 f 13). Luisa était la sœur du mousse Jeremias et de Juan Ruko, le Rapanui qui décéda à Tahiti en 1927. La jeune Inéz Huki, quant à elle, aura une descendance au Chili continental ; elle décède dans la ville de Valdivia, au sud du Chili, en 2011. En parallèle au rôle de la CEDIP dans la mise en place d’un régime d’enfermement et aux usages politiques de la maladie de la lèpre, un autre acteur devient déterminant dans

34 En effet, le General Baquedano a fait le tour du monde en 1903. Mais Tu‘u Hereveri avait déjà été nommé « roi ». De Estella signale qu’avant son élection Tu‘u Hereveri avait été déjà engagé dans l’armée chilienne pendant deux ans. Nous pensons qu’en effet, Tu‘u Hereveri a pu s’embarquer sur le O’higgins en 1889, c’est-à-dire quelque temps après qu’il soit revenu sur l’île (étant né à Tahiti), puis revenir sur l’île de Pâques vers 1890, et puis partir à nouveaux sur le Baquedano en 1902. Cela peut se vérifier en considérant les années de naissance de ses enfants : en reconstruisant sa généalogie (cf. annexe G : G22) nous avons mis à jour que son premier enfant est né vers 1890 et qu’il existe un écart de dix années entre le cinquième et le sixième de ses enfants : Gabriel Hereveri né en 1902 et Carlos né en 1912. Cela nous amène à penser que cet écart pourrait correspondre à une absence de Tu‘u Hereveri de Rapa Nui pendant ce laps de temps. 35 Nous connaissons leurs noms, il s’agit de Miguel Morata Antre [Miguel Maurata] ; Cristian Pajarate Tapeta [Cristian Pakarati Rangitaki] ; Jeremias Pepé Tejey [Jeremias Ruko] et Andrés Tañeda Matrena [Andrés Tekena].

102

Chapitre 1. La fin de l’isolement la création d’un contexte d’isolement. Il s’agit de la figure du prêtre missionnaire Sebastián Englert. Savant et autoritaire, Englert va empêcher avec force que la société insulaire des « bons chrétiens » soit « contaminée » par de « mauvaises mœurs » venues d’ailleurs. Arrivé en 1935 comme linguiste lors d’une mission scientifique menée par l’Université du Chili, le père capucin, qui avait déjà évangélisé certaines localités du sud du Chili, demande de rester à Rapa Nui. Il y habitera 34 ans presque ininterrompus, ce qui en fait un témoin privilégié de toute une époque de l’île de Pâques. Englert fut témoin exclusif de plusieurs changements dans la société insulaire et des actes de rébellion des jeunes générations des Rapanui qui cherchaient à s’échapper de l’île. Selon l’opinion du prêtre, les Rapanui d’alors regardent le Chili avec la « fausse illusion » de rompre avec la vie monotone de l’île, mais au Chili continental « il y a des personnes qui exercent une mauvaise influence sur les natifs » (Englert 1996 : 123). En 1953, le contrat de l’État avec la CEDIP n’est plus renouvelé et un moment d’incertitude concernant l’avenir de l’île envahit l’esprit du prêtre. Il déclarera à la presse sa crainte des changements que pourrait connaître l’île si la « tutelle » de l’Armée était aussi terminée. Dans une de ses déclarations, il signale :

[…] L’arrivée des colons serait une catastrophe parce qu’elle provoquera de la haine, des dommages moraux et économiques et, possiblement des crimes. Les natifs désirent, en plus, qu’en cas du départ de la Compagnie, les personnes ou entités qui vont la remplacer poursuivent le même système d’élevage, car si la quantité de bétail diminue […] la conséquence sera fatale et désastreuse pour eux. (Sebastián Englert, in El Mercurio, 22 janvier 1953)

À une autre occasion, Englert compare l’île à un bateau pour justifier le maintien du régime d’administration de la Marine sur l’île :

[…] L’île est un navire mouillé au milieu du Pacifique. C’est la vérité et c’est une vérité tellement simple que l’on pourrait l’appeler une évidence. Mais d’après cette vérité une conséquence psychologique immense et pratique apparaît : dans cette vie d’isolement il existe plus de tranquillité et cela va mieux quand tout le monde, sans aucune exception, se soumet, avec intelligence et discipline, à l’autorité de celui qui commande le ‘navire.’ (Englert 1955).

La figure d’Englert est aujourd’hui controversée. Selon certains anciens que j’ai connus sur le terrain, Englert est le principal responsable de l’interdiction imposée aux

103

Première partie insulaires de sortir de l’île ainsi que du retard économique vécu sur place. Valentín Riroroko, par exemple m’a signalé que : « c’était Père Sebastián qui a empêché l’arrivée de la civilisation sur l’île. À cette époque il voyait comme les gens de la Marine nous maltraitaient, mais il n’a rien fait ». Un propos semblable nous a été confié par Alberto Hotus, président du Conseil des Anciens : « le père Sebastián ne voulait pas nous laisser connaître le monde, il voulait que nous continuions à être comme des enfants ».

6.5. Rébellions dans une « île-bateau »

Les Rapanui vont se soulever contre cette politique coloniale d’enfermement. D’abord en 1901 (Estella 1920), rébellion menée par le « roi » Moisés Tu‘u Hereveri, qui prétendait, selon les dires de Bienvenido de Estella (1920), restaurer l’ordre moral de l’île, fracturé par les mauvaises mœurs de l’administrateur Cooper. Tu‘u Hereveri assiégea plusieurs semaines la maison de l’administration, mais la rébellion fut étouffée à l’arrivée de la corvette General Baquedano36. Puis en 1914 éclate la deuxième grande rébellion autochtone, connue aujourd’hui comme « révolution d’Angata » (Castro 2006). Au cours de l’expédition de Katherine Routledge, María Angata, une des Rapanui qui était partie avec Roussel à Mangareva, annonce à l’assemblée chrétienne que Dieu l’a informée par songe que Merlet et le Chili « n’existaient plus » et que les insulaires devaient récupérer le bétail et célébrer des sacrifices en son honneur (Routledge 1919 ; Vives Solar 1917). La rébellion déboucha

36 Les insulaires informent le père de Estella qu’en 1901 Cooper avait commencé à prendre en otage certaines femmes à Mataveri. De Estella informe : « Les anciens se sont réunis avec le roi Tueriveri [Tu‘u Hereveri] et ils ont décidé de nommer les gardiens qui iraient à Mataveri pour libérer les femmes que Cupe [Cooper] avait prises en otage. [Une fois libérées] elles ont été fouettées et mises au cachot. Cupe s’est présenté au roi en disant : - ‘Pourquoi me prends-tu les femmes de Mataveri ?’ - ‘Parce que toutes ont leurs époux ; elles sont mariées et si on se sépare, c’est mauvais !’ Cupe n’a pas été satisfait de la réponse pertinente et juste du roi. Ses gens se préparent avec toute sorte d’armes et se présentent devant le peuple kanaka sur la place d’Hangaroa pour le défier en disant : - A partir de maintenant il n’y a plus ni de roi ni de gardiens, ici c’est moi qui commande. - Nous aurons des rois tant que nous vivrons sur l’Île, et des gardiens pour nous défendre, dirent en chœur les anciens kanakas. Cupe ordonna à ses gens d’attaquer, en disant à la fois : - ‘Je tuerai votre roi et vous tous’. Les gens armés de Cupe étaient 7 et lui, il portait un revolver, 8. Trois étaient Chiliens, deux Anglais, un Italien et un canaque […] les kanakas n’ayant pas d’autre arme ils ont utilisé des pierres et ils ont blessé plusieurs gens de Cupe; ils ont donné un coup de pierre à un gardien chilien dans la bouche et le lendemain, il avait les lèvres gonflées. Cupe a été touché par quelques pierres qui l’ont laissé meurtri, l’Anglais on l’a empêché d’utiliser la carabine à cause des blessures sur ses mains […] finalement Cupe s’est enfui à Mataveri […] depuis lors les kanakas veillaient jour et nuit. » (De Estella 1920: 147- 148).

104

Chapitre 1. La fin de l’isolement alors sur un essai de restauration d’un gouvernement local guidé par les préceptes bibliques (Vives Solar 1917). Le mouvement fut désarticulé cette fois encore par l’arrivée inattendue de la corvette General Baquedano. Un Rapanui, Daniel Teave, fut déporté au Chili continental sans jamais revenir sur l’île (Hotus et.al 1988)37. Finalement en 1964, Alfonso Rapu, un jeune professeur rapanui, formé au Chili continental où il se familiarise avec les discussions en faveur de la décolonisation et des droits des citoyens, réclama la reconnaissance des droits civils des Rapanui. Ce fut un grand succès au Chili car, tant pour l’État que pour la société civile chilienne, les inégalités et le régime d’exclusion nationale qui existait à Rapa Nui étaient une évidence. Ce mouvement de contestation accéléra donc l’adoption d’une loi d’exclusivité pour Rapa Nui (Grifferos 1997) qui viendra faire barrage à la politique de décolonisation que l’ONU commençait à promouvoir (Foerster 2016)38. Quelques éléments méritent d’être ici signalés. D’abord, nous constatons que tous les leaders de ces rébellions ont eu une expérience de vie ailleurs : Tu‘u Hereveri est né à Tahiti et venu à Rapa Nui dans sa jeunesse ; María Angata avait vécu à Mangareva et le jeune professeur Alfonso Rapu avait été formé comme tel au Chili et était revenu en 1964 pour exercer son métier. L’expérience de vie dans un monde différent de celui de l’île de Pâques a pu servir comme point de contraste pour qualifier la situation coloniale et avoir conscience des régimes inégalitaires existants à Rapa Nui. Ensuite, toutes ces rébellions ont produit un changement dans ces régimes coloniaux. Très brièvement. Après la rébellion de 1901, un premier « code de loi » connu comme « Bando Rojas », du nom du capitaine de bateau qui l’a déclaré, tente de régler les rapports entre insulaires et la CEDIP. Y sont définis les obligations de l’entreprise à propos du temps de travail et les moyens de paiement ; une extension d’environ 1000 hectares de terres est délimitée au profit des Rapanui, en reconnaissant aussi des droits d’usage dans la réduction d’Hanga Roa. Mais aussi, c’est à partir du « Bando Rojas» qu’un chef est imposé par la Marine. D’après l’opinion de Fuentes (2013) le « Bando Rojas » établit un champ de négociation où un espace de souveraineté rapanui, le village, est malgré tout reconnu par l’État et

37 Pour une analyse plus complète de cette rébellion, se référer à Castro (2006) et plus récemment à Foerster & Montecino (2016) et Foerster & Moreno (2016) 38 Récemment Rolf Foerster (2016) a mis en lumière une série des documents d’archives montrant la préoccupation de l’État chilien à l’égard du processus de décolonisation promu par l’ONU en 1960. Rapa Nui représentait bien un cas qui méritait d’être inclus dans la liste de territoires à décoloniser. Ainsi en 1964 ont circulé plusieurs reportages et lettres ouvertes qui appelaient au changement du régime politique de l’île de Pâques, avant que le Comité de Décolonisation de l’ONU puisse inscrire l’île sur la liste des territoires non autonomes.

105

Première partie l’entreprise. Après la rébellion de 1914, comme l’a suggéré aussi Fuentes (2013), une renégociation du « pacte colonial » est alors établie, ce qui débouche sur un nouveau « code contrat » entre la CEDIP et l’État en 1917. Pour la première fois l’administration de l’île cesse d’être dans les mains exclusives de la CEDIP et vient à dépendre de l’État, car jusqu’alors l’administrateur de la Compagnie était aussi le représentant de l’État sur place. Rapa Nui est alors inscrite comme un territoire sous administration de la Marine ; en conséquence la vie est organisée en fonction des réglementations navales (Loi 3220). On trouve ici la source légale de la métaphore de Sebastián Englert, l’ « île bateau ». Finalement, en 1966, deux ans après la rébellion du professeur Rapu, les Rapanui sont reconnus citoyens chiliens et l’île de Pâques est incorporée dans l’administration civile de l’État, elle devient une commune et une province du pays ; et dans un sens large, l’île devient ouverte au monde. Ainsi, cette série d’évènements historiques montre les différentes manières dont la société insulaire a connu un régime d’isolement (règlements, lois, régime de travail, institutions) à la suite duquel s’est produit un processus dynamique d’ouverture où les migrations en viennent aujourd’hui à structurer d’importants aspects de la société, comme nous le verrons plus loin. Reste alors à faire une succincte mise au point des enjeux politiques contemporains qui donnent un cadre général en vue de notre analyse ethnographique de la société insulaire contemporaine.

7. Rapa Nui et le Chili : virage hégémonique et la perspective de l’indépendance

Pour Riet Delsing (2009), l’ère chilienne sur l’île de Pâques après le régime d’élevage de moutons a connu deux paradigmes. D’abord, ce qu’elle appelle la « chiliennisation », c’est-à-dire un processus mené par l’État d’incorporation des populations autochtones dans le régime politique et identitaire du pays. Pour le cas des Rapanui, l’approbation de la loi 16.441 en 1966, celle qui reconnaît aux insulaires le statut de citoyens chiliens, a impliqué la mise en pratique des « politiques identitaires » conçues pour assimiler la « culture rapanui » à la « culture chilienne ». La prohibition de parler la langue autochtone, l’imposition de l’espagnol comme langue officielle, la mise en place d’un régime foncier de propriété privée et l’imposition des institutions administratives et des lois sans la

106

Chapitre 1. La fin de l’isolement participation de la population concernée vont caractériser ce mouvement d’homogénéisation culturelle forcée. Tout cela s’accompagne de l’arrivée sur l’île des fonctionnaires et de leurs familles (1966), la construction de l’aéroport qui ouvrira l’île au monde et changera à jamais l’économie insulaire avec une nouvelle activité économique, le tourisme. Mais aussi, après cette date, les Rapanui commencent à occuper des postes de décision importants, notamment à la Mairie, et à s’installer au Chili continental ; ils commencent aussi à voyager en Polynésie française. Le deuxième paradigme est nommé par Delsing (2009) une « autodétermination ». Il s’agit du projet politique mené par des Rapanui pour gagner de plus en plus d’espace politique dans les prises de décisions concernant le territoire. Le voyant comme une réponse au paradigme précédent, Delsing met en avant le fait que les organisations politiques rapanui vont valoriser une « différence culturelle » par rapport au Chili considéré alors comme une entité culturelle différente. Delsing soutient sa thèse par la lecture de Pablo Andueza (2000). Cet anthropologue et juriste chilien a analysé les années politiques 1990 de l’île de Pâques, lorsqu’un nouveau paradigme étatique concernant les populations autochtones s’y est installé. En effet, l’État a reconnu en 1993 l’existence des « ethnies indigènes » et, parmi elles, les Rapanui. Nous verrons plus loin que cette catégorie fut fortement contestée par les Rapanui (cf. chapitre 9). Cette reconnaissance a contribué à la création d’une série de politiques visant au « développement économique », à la valorisation des « cultures et langues » dites indigènes, ainsi qu’à la protection de la propriété des terres considérées comme « indigènes ». La loi 19.253, connue aussi sous le nom de « Loi indigène » a fondé une institution consacrée à la mise en place des politiques publiques et des programmes en faveur des « ethnies » du pays : la « Corporación Nacional de Desarrollo Indígena » (CONADI) [Corporation Nationale pour le Développement Indigène]. Pour le cas particulier de Rapa Nui, la « loi indigène » a reconnu que l’appartenance à l’ « ethnie rapanui » est attribuée seulement par la filiation de ses membres, alors que pour les autres peuples sont aussi reconnues comme suffisantes l’autodéclaration, la réalisation de pratiques et coutumes dites traditionnelles, ainsi que l’acquisition du statut d’ « indigène » pour les conjoints non autochtones. Pour Rapa Nui la loi a aussi reconnu l’existence d’un « Conseil des Anciens » en tant qu’institution « traditionnelle », qui a été organisé en 1979 pour lutter contre l’application

107

Première partie d’un régime foncier de propriété privée mené par l’État. La loi a créé une institution destinée à l’élaboration et l’application de programmes ainsi qu’à l’administration des terres : la « Comisión de Desarrollo de Isla de Pascua » (CODEIPA) [Commission de Développement de l’île de Pâques]39. Cette commission est constituée par les chefs des services publics et représentants des ministères de la Planification, de l’Éducation, des Biens-Nationaux, de la Défense, de l’Environnement, ainsi que le Gouverneur, le Maire, le conseil de la CONADI, le président du Conseil des Anciens et cinq représentants élus par suffrage où seuls les Rapanui peuvent participer et être élus. L’existence de cette commission et la participation des personnes d’origine rapanui dans toutes les institutions étatiques et de pouvoir local telles que le Gouvernement local et la Mairie permettent à Andueza (2000 : 114) de parler d’une « rapanuisation » du champ politique à l’île de Pâques :

Le peuple rapanui se réapproprie peu à peu les espaces politiques de l’île qui avaient été historiquement contrôlés par les colonisateurs, ce qui devient plus manifeste ces dix dernières années […] la rapanuisation est une stratégie […] qui favorise la position rapanui dans la politique locale.

Cela signifie qu’une importante partie du personnel dans tous les services publics de l’île sont des Rapanui. Même les fonctions les plus importantes ont été occupées par des personnes d’origine rapanui ces cinquante dernières années. Après la révolte de 1964, Rapa Nui a connu seulement des maires natifs, même pendant la dictature : alors que toutes les fonctions politiques du pays étaient occupées par des militaires, à Rapa Nui, le gouverneur était insulaire. Dans ce contexte, les postes occupés aujourd’hui par les Chiliens continentaux sont plutôt liés à des compétences techniques précises qu’à des fonctions politiques, sauf les traditionnelles charges liées aux forces armées qui continuent dans leur majorité à être occupées par des Chiliens continentaux. Nous pensons que cette « rapanuisation » s’est approfondie à partir des années 2000 jusqu’à nos jours pour prendre une forme d’« autochtonisation politique » avec la création de nouveaux groupes de représentation communautaire, l’appropriation d’un vocabulaire

39 Les attributions de la CODEIPA concernent l’administration des terres considérées comme propriété de l’État et la sélection des bénéficiaires de la politique d’assignation de domaines fonciers. Cette Commission veille à l’application de plans et projets de développement, à la protection de la culture autochtone et du patrimoine archéologique de l’île : elle a la faculté de préparer aussi des contrats de coopération avec des institutions nationales et étrangères (CONADI 2011 [1993]).

108

Chapitre 1. La fin de l’isolement juridique et la production-appropriation d’un discours historique visant à relier Rapa Nui à l’aire culturelle dite polynésienne. Regardons de plus près ces éléments. Pendant les années 1990 le « Conseil des Anciens » connaît une fracture et l’une des causes identifiées par Andueza (2000) est une opposition de perspectives concernant la politique étatique des terres. Andueza signale un groupe « capitaliste » qui envisage l’attribution des terres en tant que propriétés privées individuelles et un groupe « traditionaliste » qui revendique la possession foncière collective. La division du « Conseil des Anciens » va donner naissance à d’autres groupes rapanui, notamment celui appelé aujourd’hui Parlamento Rapanui, « Parlement Rapanui ». Ce dernier s’est approprié le vocabulaire étatique selon Delsing (2009). Les membres du « Parlement » essaient de créer les conditions politiques pour que Rapa Nui puisse s’autogouverner comme un État ou comme une monarchie. Dans ce projet ils font appel à des « lois » qu’ils considèrent « ancestrales », qui sont transcrites sur le papier, ainsi qu’à des institutions vues aussi comme « ancestrales ». En 2011 par exemple ils ont désigné un nouvel ariki40, ils ont aussi rédigé des « lois » sur la distribution de terres (qui n’ont pas été appliquées), ils ont confectionné une « carte d’identité » et mobilisé le terme « mā‘ohi » pour parler des Rapanui. La mobilisation du terme mā‘ohi comporte, à nos yeux, un processus de rapprochement avec le projet politique des nationalistes tahitiens (Saura 2008) ainsi qu’un rattachement à un « monde culturel partagé ». Il faut noter d’abord que le mot mā‘ohi n’existait pas dans le répertoire linguistique rapanui dans un sens « non politique », à la différence du cas du tahitien où le terme comportait avant tout la signification de « sauvage » ou « naturel » avant que Duro Raapoto ait formulé à Tahiti une refondation sémantique pour « dire l’autochtonie à Tahiti », selon la formule de Saura (2004b) et nommer l’identité « authentique » du peuple tahitien, et de ce que sont – ou plutôt doivent

40 Récemment plusieurs nouveaux ariki ont été proclamés ou autoproclamés ; dans tous les cas, aucun n’a réussi à acquérir le statut de représentant de la société dans son ensemble. Le « Parlement Rapanui », par exemple, a proclamé un nouvel ariki arguant qu’il s’agissait d’un petit-fils de Riro « dernier roi de Rapa Nui assassiné à Valparaíso» (Araki & Teave 2013 : 355). Cependant ce « couronnement » est contesté par le Président du Conseil des Anciens avec un argument semblable fondé sur la transmission héréditaire : « [Alberto Hotus] dit que cette figure doit revenir aux descendants de Enrique Icka [sic] à qui incombait cette dignité par lignage lorsque Riro Kainga fut choisi. “Pourquoi croyez-vous que l’on m’a élu à la tête du Conseil des Anciens ? Parce que je descends de lui” [d’Enrique Ika], soutient-il » (Simonetti 2011). Les controverses liées aux successions et généalogies des ariki sont communes dans toute la Polynésie. Bruno Saura (2003) analyse, par exemple, le cas des généalogies de Rurutu concernant le lignage des chefs et la façon dont ces généalogies sont mobilisées et manipulées pour légitimer des positions de pouvoir. La controverse entre l’ariki du « Parlement Rapanui » et la désignation de Hotus comme président du Conseil sont issues du même processus de création généalogique.

109

Première partie

être – sa langue et sa religion (Saura 2008, Chailloux 2011). On note ensuite que ce mot a commencé à être utilisé à partir du moment où plusieurs Rapanui ayant vécu plusieurs années à Tahiti sont revenus sur l’île et ont commencé à participer aux activités associatives et politiques. C’est alors que ce nouveau mot fut incorporé avec son nouveau sens identitaire de peuple autochtone. Finalement, le mot mā‘ohi est venu remplacer dans certains cas le terme « mā‘ori » qui est jusqu’alors utilisé par les intellectuels locaux pour faire référence au « peuple rapanui ». Consulté sur la signification du mot, Moisés Hereveri, un de mes interlocuteurs, m’a répondu : « il veut dire polynésien, celui qui a du sang polynésien »41. Le « Parlement », selon nous, utilise aussi un vocabulaire lié aux discours des Nations- Unies sur le droit des Peuples Autochtones et a créé une rhétorique qui invoque le mot « ancestral » pour valider ses actions. Ici, le mot « ancestral » ne renvoie pas à une réalité historique ou à un ordre chronologique du temps, mais à un processus d’« indigénisation » du discours qui met en valeur l’idée qu’à Rapa Nui existent des institutions qui demeurent en dehors du temps, comme le statut des ariki. Aussi, et en suivant Foerster (et.al 2014), le « Parlement tente une « retribalisation » de la société dont chaque nom de famille est lié à un ou plusieurs mata, ce qui est l’argument de base pour les revendications foncières. Nous avons signalé la complexité de cette démarche. Dernièrement, d’autres groupes, d’un caractère autre que politique, se sont aussi formés : des associations culturelles qui ont récupéré et inventé des « traditions », avec Tahiti comme source d’inspiration ; certains de ces groupes ont pour but la protection de la langue, de l’environnement et du patrimoine. Dans les dernières années un processus d’appropriation d’un récit historique a sous- tendu les tensions politiques contemporaines aussi bien entre le Conseil des Anciens et le « Parlement», qu’entre la communauté rapanui et l’État. En 2003 l’État chilien a créé la « Comisión de Verdad Histórica y Nuevo Trato » [Commission pour la Vérité Historique et un Nouveau Traitement]. Cette commission, formée par de grands intellectuels du monde des Sciences sociales et juridiques et une remarquable participation des intellectuels et leaders indigènes, a réécrit l’histoire des rapports entre l’État et les peuples

41 Dans l’introduction du livre collectif « Rapa Nui. Iorana te Ma‘ohi. Dilemas estratégicos » (Arancibia 2009) auquel ont participé des intellectuels rapanui et des chercheurs de différentes universités du Chili, le mot ma‘ohi est définie comme : « personne de sang polynésien » (Del Sol et.al 2009 : 15), ce qui montre une certaine distance par rapport au sens du mot dans le contexte tahitien. Mais pour les Rapanui, le mot comporte une forte connotation de consubstantialité (cf. chapitre 3).

110

Chapitre 1. La fin de l’isolement indigènes. Pour le cas de Rapa Nui, une série de documents ont vu le jour, notamment ceux de l’annexion. Actuellement, l’épisode de l’annexion et les évènements postérieurs relèvent d’une sorte de mytho-praxis (Sahlins 1986) : ils fondent et structurent les relations entre la communauté insulaire et l’État du Chili et permettent d’interpréter les cent vingt-huit années de l’administration chilienne. Il existe parmi les associations communautaires un relatif consensus par rapport aux événements ayant eu lieu au moment et postérieurement à la signature du traité d’annexion et qui mettent en évidence le non-respect du traité de la part de l’État. Ces événements justifient en même temps les actes de rébellion de la communauté insulaire. La conclusion générale à laquelle sont arrivées ces associations est qu’au lieu d’assurer une protection aux insulaires, l’État a contrarié leurs droits civils, d’abord en abandonnant l’île et ensuite en la laissant en location à un particulier puis à une multinationale. Cette lecture de l’histoire est en partie partagée, produite et validée par la Commission de Vérité Historique. Ainsi dans son rapport officiel cette Commission conclut :

Depuis son incorporation à la souveraineté de l’État chilien, le 9 septembre 1888, l’île de Pâques fut soumise à une série de décrets, règlements et lois, dont un grand nombre fait référence à la protection et conservation du patrimoine culturel et naturel, mais qui ne reconnaît pas, même au milieu du XXe siècle, les droits civils de la population. La population rapanui n’était pas sujet de droit. D’ailleurs ils n’avaient pas la nationalité chilienne et étaient apatrides, qualité juridique qui non seulement leur interdisait de voyager sur le continent, à part de rares exceptions, mais également leur rendait impossible l’abandon du pays, n’ayant pas le droit à l’obtention d’un passeport. (Seelenfreund et al. 2004 : 612).

Face à ce consensus, il convient d’introduire quelques nuances exprimées à divers moments et par divers moyens par les autorités communautaires rapanui. Alberto Hotus Chávez, au nom du Conseil des Anciens, a dénoncé à plusieurs reprises, dans des forums internationaux ou des commissions de consultations (comme celle de Vérité Historique), ainsi que dans plusieurs publications (Hotus 1988, 1998), la violation systématique des droits civils commise par l’administration chilienne. Dans l’un de ses écrits, Hotus fait référence à tous les manquements de l’État :

Selon notre tradition et nos documents, Policarpo Toro au nom de son gouvernement offrait en échange [de la cession de souveraineté] éducation, progrès et le plus important, de

111

Première partie

respecter et protéger nos terres, comme propriété privée des Pascuans ou Rapanui, mais l’État n’a pas tenu sa parole. Après l’accord de volontés entre les parties, fut nommé par le gouvernement chilien comme Agent de Colonisation, Monsieur Pedro Pablo Toro Hurtado, Capitaine de l’Armée du Chili et frère de Policarpo Toro. En 1895 toute la population pascuane est acculée à la pointe du fusil dans une petite réserve de 100 000 m2 à Hanga Roa, sans qu’on lui laisse d’espace pour la culture. On leur a ôté leurs terres, leurs animaux, les champs furent brûlés et les animaux sauvés de l’incendie emportés pour être mangés. Des enfants en bas âge et des personnes âgées moururent par manque de nourriture […] La nuit, quelques hommes et femmes sautaient [par-dessus] les clôtures pour aller là où leurs plantes avaient été brûlées pour soulever les pierres, à la recherche de quelques grains de haricot ou de tubercule à manger. (Cet évènement fut appelé dans notre langue « onge kote hurehure »). S’ils étaient surpris par les surveillants de l’entreprise ils étaient fouettés et punis de travaux forcés. Cette année-là, Pedro Pablo Toro Hurtado louait les terres de l’île, par ordre de Policarpo Toro, à des étrangers et dès lors commence l’exploitation de notre terre, de nos animaux, de nos hommes, de nos femmes et de nos enfants. Les étrangers croyant avoir des droits sur les Pascuans les faisaient travailler comme des esclaves, même les rois de Rapa Nui furent soumis sans considération aucune. (Hotus 1998 : 159- 160).

L’analyse réalisée par Hotus et le Conseil conclut que suite à l’annexion les insulaires furent dépossédés de leurs biens, de leur autorité politique et de leur dignité ; opinion partagée par les autres organisations communautaires. En 2001, comme nous l’avons évoqué, une scission du Conseil a eu lieu, ce qui se refléta dans les documents de la Commission de Vérité Historique, car un nouveau groupe remit à la Commission sa propre interprétation des évènements susmentionnés :

Prenant en compte les faits et documents historiques précédemment présentés nous pouvons conclure que Rapa Nui et nous, son peuple, nous avons toujours été indépendants. Le Chili n’a jamais ratifié la convention de 1888, par conséquent il n’a jamais été maître de notre territoire, toutefois l’État chilien a foulé aux pieds nos droits et profitant de sa supériorité en armement il nous a réduits en esclavage et s’est autodénommé maître de Rapa Nui ou Île de Pâques, comme eux l’ont appelée en utilisant notre patrimoine ancestral à leur bénéfice propre. Aussi, en nous basant sur les éléments antérieurement exposés, l’État chilien doit indemniser le peuple Maori Rapa Nui [plus tard le terme tahitien mā‘ohi sera mobilisé] pour les dommages et préjudices commis depuis 1888 jusqu’à la période actuelle et remettre immédiatement à ses propriétaires légitimes le territoire qui ne lui a

112

Chapitre 1. La fin de l’isolement

jamais appartenu. (Tuki et al. 2003 : 481, c’est nous qui soulignons et ajoutons entre crochets).

Cette interprétation historique qui construit l’image d’un peuple indépendant sera reprise par le « Parlement Rapanui » dans l’objectif, pensons-nous, d’ériger et de légitimer un projet souverain. Regardons de près leur interprétation :

En 1888 est célébré un traité entre le royaume de Te Pito o Te Henua (Rapa Nui) et le Chili. Dans ce traité, alors que le royaume Rapa Nui fut représenté par son Roi, Sa Majesté Atamu Tekena, le représentant du Chili fut le capitaine de corvette Policarpo Toro. Selon la version écrite en rapanui et en tahitien ancien, dans cet acte, Sa Majesté le Roi se réserva les prérogatives de son investiture royale, son territoire et institutionnalité, réalisant sous notre drapeau souverain (Te Reva Reimiro) un acte de foi et de confiance dans l’État du Chili, concevant celui-ci comme un ami du lieu. Par ailleurs, le Chili offre par cet acte protection et développement à Rapa Nui, en se présentant également comme un ami du lieu […]. Peu de temps après, du fait de la décision de la monarchie, le Roi Atamu Tekena transmet son pouvoir au nouveau roi S.M. Simeón Riroroko, lequel décèdera à Valparaíso quelques années après, en 1897 [en réalité en 1898], quand il se rend en cette ville pour exiger que l’État du Chili respecte le traité de 1888. Lors de ce voyage, le Roi Simeón Riroroko sollicite, de plus, l’intervention du mandataire chilien (le Président) face aux abus permanents commis par les représentants du Chili sur Rapa Nui. En effet, peu d’années après la célébration du traité, le Chili commence une violation systématique de ses propres dispositions. (Araki & Teave 2013 : 346, c’est nous qui souligons et ajoutons entre crochets).

Cette interprétation utilise un langage éloquent et politiquement savant pour décrire la situation insulaire en termes d’un royaume. Elle omet d’évoquer, pour des raisons également politiques, la nature de la monarchie de l’ariki Atamu Tekena et d’autres détails analysés dans ce chapitre. Cependant, ce qu’il importe de souligner ici est la controverse au sein des organisations rapanui pour contrôler un récit historique cohérent. Dans le cas du « Parlement », la rhétorique monarchique tente d’équilibrer les tensions hégémoniques de l’épisode de l’annexion. De ce fait, si Rapa Nui était le royaume de Te Pito ‘o Te Henua, l’acte d’annexion correspond à un traité international entre deux États : une monarchie et une république. À partir de la lecture de Mendoza (2004 : 133), juriste qui avait travaillé pour le « Parlement Rapanui », le fait que l’État n’ait pas ratifié l’annexion, comme il était stipulé dans la proclamation, a permis que l’État transforme l’incorporation de Rapa Nui au

113

Première partie territoire chilien en « acte d’occupation ». Ce qui était, d’ailleurs, un des « moyens » par lesquels les empires coloniaux européens ont justifié la colonisation de l’Afrique (Vergara 1939)42. Cette interprétation permet au « Parlement Rapanui » de justifier une demande d’indépendance. Aujourd’hui, sur la façade du siège de ce groupe situé dans la rue principale d’Hanga Roa, l’on peut lire la phrase suivante : « Afin que ce soit internationalement connu Le Royaume de Rapa Nui jamais n’a remis ou cédé la Souveraineté au Chili ». Ce message a des résonnances concrètes dans des actions et discours des leaders locaux quand, de temps en temps, ces leaders parlent d’un attachement de Rapa Nui à la Polynésie française et plus largement à la France. Mais aussi il résonne dans des discours liés au malaise général exprimé par des organisations rapanui, comme le « Parlement », envers les actions, la politique et surtout le récit historique. Ces déclarations provoquent, bien entendu, des réactions de la part des autorités chiliennes où s’exprime par contrecoup une sorte de crainte due à la conscience qu’ont les fonctionnaires de l’État de l’existence des liens culturels et historiques qui attachent les Rapanui à l’aire culturelle polynésienne, mais aussi à la conscience que la situation coloniale n’a pas été encore dépassée. De ce fait, chaque fois que la situation coloniale est mise en question, un discours sur l’attachement de l’île à la Polynésie française apparaît, soit du côté des Rapanui comme un discours contestataire, soit du côté de la presse ou des fonctionnaires de l’État comme un discours délégitimant des propos rapanui. Cela nous montre que derrière les tensions entre Rapanui et État, il existe une perspective d’indépendance qui apparaît dans les discours de certains Rapanui appartenant à certains secteurs de la société chilienne. Ces discours sont structurés par la dichotomie entre des actions considérées « patriotes » ou « antipatriotes » ainsi qu’entre des sentiments identitaires imposés ou réclamés, souvent exprimés dans la presse et les conversations comme : « se sentir chilien » ou « être rapanui ». Prenons quatre exemples qui mettent en évidence comment « une crainte » ou au contraire un « désir d’indépendance » sont apparus lors des conflits entre l’État et les insulaires.

42 Selon le juriste chilien Victor Vergara : « les trois éléments exigés pour faire d’une occupation un mode légitime d’acquérir le domaine et la souveraineté ont été strictement considérés. Ces éléments sont : a) un territoire susceptible d’appropriation par un État et qui ne se trouve pas sous la souveraineté d’un autre État ; b) l’animus domini, c’est-à-dire, l’intention de mettre en place la souveraineté de l’État qui occupe [le territoire] avec un caractère définitif et permanent ; et c) l’apprehensio, ou ‘la prise de possession’ réalisée de forme effective et solennelle. » (Vergara 1939 : 34).

114

Chapitre 1. La fin de l’isolement

Premier exemple. En 1955 un Rapanui qui avait réussi à rejoindre Tahiti dans un petit voilier avec deux autres Rapanui est accusé par le Consul chilien sur place d’être « anti- chilien » et de « mener des activités de sabotage et de discrédit contre l’État chilien». Selon la lettre que le consul envoie au gouvernement central du Chili, le responsable avait rejoint un groupe de Tahitiens « anticolonialistes ». Selon le consul, le Rapanui en question « prétend avoir près de 800 camarades décidés à soutenir sa campagne séparatiste » (Lettre en date du 30 juin 1955, Arch. du ministère des RE vol. 4096 nº 21). L’affaire n’a pas eu de suites, mais à l’île de Pâques elle est rappelée comme une tentative de la part de ces Rapanui de demander l’annexion de l’île à la France (nous étudierons plus en détail l’arrivée de ce groupe de Rapanui à Tahiti dans le chapitre 5). Le deuxième exemple est issu de la rébellion de 1964, où la connexion Tahiti-Rapa Nui de « mouvance indépendantiste » fut évoquée par la presse de l’époque. L’affaire est plus connue que celle des « militants » de 1955, car plusieurs articles sont alors parus dans la presse. Alfonso Rapu fut accusé aussi d’être « anti-chilien » et d’avoir cherché le rattachement de l’île à « la Confédération polynésienne sous tutelle française » (La Tercera, 27 décembre 1964). Déjà, bien avant la révolte du jeune professeur, les ministères de la Défense et de l’Intérieur ainsi que les délégués chiliens à l’ONU comprenaient que la situation de Rapa Nui correspondait bien à la définition onusienne d’un territoire à décoloniser, et que, dans ce contexte, toute action qui montrait le mécontentement de la population rapanui sur la scène internationale pourrait être vue comme une menace contre la souveraineté du Chili sur l’île. Foerster (2016) cite plusieurs extraits des journaux chiliens où sont exprimées les craintes que Rapa Nui soit considérée à l’international comme territoire à décoloniser. Voici un des exemples :

Les conditions des habitants de l’île de Pâques ne sont pas différentes de celles de plusieurs autres populations dans d’autres îles polynésiennes sous domination coloniale des puissances européennes, et aujourd’hui proches de devenir indépendantes. Cette situation peut générer un problème international grave au Chili dans un futur proche. D’autres îles de la région à laquelle [l’île de] Pâques se trouve ethniquement, géographiquement et historiquement unie commencent à être indépendantes, ce qui pourra provoquer un mouvement similaire dans notre possession insulaire. (El Mercurio, 17 août 1963).

Dans ce contexte, les actions du jeune professeur ont été vues, par la presse conservatrice du Chili continental, comme celles d’un « antipatriote ». Dans différentes « Unes » des journaux de 1964 on signale que les Rapanui demandent leur indépendance

115

Première partie

(cf. Foerster 2016). Quant à Rapu lui-même, il a démenti ces allégations dans plusieurs entretiens, affirmant que ce qu’il cherchait était que les Rapanui puissent avoir les mêmes droits que les Chiliens du continent, et que jamais un projet indépendantiste ne fut alors envisagé. (cf. Grifferos 1997). Plus tard, en 1982, en pleine dictature militaire au Chili, un groupe de 32 Rapanui, dont plusieurs résidaient déjà à Tahiti, ont envoyé une lettre au Secrétaire Général des Nations Unies en dénonçant les violations des droits de l’homme sur l’île depuis l’annexion, ainsi que le non-respect des accords de 1888. Dans cette lettre les Rapanui demandent au Secrétaire Général de l’ONU d’envoyer un groupe d’observateurs internationaux pour constater la persécution et le mauvais traitement de la part des autorités militaires envers les insulaires (Arch. du ministère des RE Vol. 1018). Cette demande va provoquer une réaction diplomatique et faire couler beaucoup d’encre dans la presse chilienne, laquelle va dénoncer (à nouveau) des « actions séparatistes ». Un article dans la presse signale : « Indignación entre pascuenses por carta ‘separatista’ enviada a la ONU » suivi d’un commentaire d’un Rapanui :

Il y a une indignation totale chez les Pascuans à la suite de l’envoi aux Nations Unies d’un document que signent un groupe de natifs, dont la majorité vit à Tahiti depuis plus de dix ans. C’est un instrument politique qu’ils veulent utiliser au plan international et que nous, les Pascuans, répudions puisque nous éprouvons une vive reconnaissance envers le gouvernement chilien et parce que nous sommes chiliens et nous nous sentons chiliens. (La Tercera, 14 mai 1983).

Un an plus tard, la revue Pacific Island Monthly (septembre 1983) publie des extraits d’une autre lettre adressée par un groupe de Rapanui au Comité de Décolonisation de l’ONU. Ils y dénoncent le colonialisme chilien et sollicitent l’intervention de l’organisme international pour qu’il vienne en aide aux Rapanui. Mais les autorités chiliennes vont expliquer qu’il s’agit de l’action d’« agitateurs étrangers ». Un dernier exemple qui montre comment cette connexion entre Tahiti et Rapa Nui est mobilisée comme discours politique. Depuis 2010, Leviante Araki, Président du « Parlement Rapanui », a manifesté dans la presse tant locale qu’internationale son désir de rattacher l’île de Pâques à la Polynésie française. En 2010 il affirmait que le « Parlement » avait signé un traité avec l’ « Union Polynésienne » et a manifesté : « nous partons là-bas parce que le gouvernement [chilien] n’a pas tenu ses engagements envers les Rapanui ». (El Mercurio, 4 août 2010).

116

Chapitre 1. La fin de l’isolement

La même affirmation est apparue dans le journal français Le Monde dans un reportage consacré à l’île de Pâques publié en 2013 : « Nous pourrions demander notre rattachement à la Polynésie, plus proche […] puisque le Chili n’a pas rempli ses obligations » (Le Monde, 4 janvier 2013. Et cette même année, lors d’un voyage à Tahiti, Araki répète ses propos et fait la « Une » du journal La Dépêche de Tahiti du 8 mars avec le titre : « Rapa Nui peut-elle s’unir à la Polynésie ? ». La Dépêche consacre, trois jours après, un autre article sur le même sujet du rattachement de Rapa Nui à la Polynésie française. Un Rapanui demeurant à Tahiti est alors interviewé et il expose un projet politique plus vaste que le seul rattachement de l’île à la Polynésie française :

J’ai l’intime conviction qu’il y a de plus en plus de Pascuans qui souhaiteraient accéder à leur indépendance. Au-delà d’un rattachement à la Polynésie ou la France […] il parle d’un projet plus global et vise « l’union de la Polynésie dans sa globalité, en partant d’Hawaii [sic] à Aotearoa (Nouvelle-Zélande) ». Cette union à la Polynésie en tant que pays indépendant, il compte la justifier auprès de l’État chilien grâce à l’autosuffisance de son île : « Nous sommes désormais dans une politique d’autosuffisance actuellement à Rapa Nui, avec 250 millions de dollars US de valeur patrimoniale […]. Nous n’avons plus besoin du Chili, et nous pensons nous rattacher à la Polynésie au sens large du terme, c’est-à-dire à Tahiti, Hawaii [sic] et Aotearoa ». (La Dépêche de Tahiti, 11 mars 2013).

Les fondements de ce « rêve d’indépendance », comme l’a qualifié la presse de Tahiti, ou « les propos séparatistes » selon certains fonctionnaires de l’État chilien, peuvent être repérés dans l’histoire des rapports que nous avons analysés dans ce chapitre, c’est-à-dire dans une conscience historique des abus commis lors de l’administration chilienne sur place. Mais aussi, dans une nouvelle conscience identitaire chez les Rapanui portant sur un sentiment d’appartenance culturelle « polynésienne » basée sur des liens aussi bien réels qu’imaginaires avec Tahiti et que nous étudierons plus largement dans cette thèse. Le virage dans la sphère du pouvoir représente la consolidation d’une élite politique rapanui qui peu à peu s’est détachée de la présence des Chiliens continentaux. Commence à prendre forme chez les Rapanui le sentiment que l’île n’a guère besoin de l’État chilien en termes d’administration politique du territoire. Ce qui pour nous est le plus remarquable est que les membres de cette élite rapanui sont principalement les personnes ayant réussi à émigrer au Chili continental au cours des années 1950-60. Les années 1990 avec la reconnaissance des droits exclusifs des membres des « ethnies indigènes » du pays et la signature des accords internationaux sur les droits des peuples autochtones, comme

117

Première partie la Convention 169 de l’OIT et la Déclaration de l’ONU en 2008, ont pourvu les élites rapanui des migrants de nouveaux outils d’analyse de la réalité insulaire. Ainsi les définitions identitaires d’aujourd’hui, dans lesquelles les Rapanui se reconnaissent « mā‘ohi », ont un substrat historique. D’un côté, une histoire de crises sociales profondes où la société de l’île a dû se redéfinir plusieurs fois pour survivre. Aussi, une histoire coloniale d’abus et de résistances que configure un rapport au passé depuis un régime d’historicité héroïque: d’un Hotu Matu‘a, comme ancêtre unificateur et organisateur du monde insulaire, en passant par les figures héroïques d’Atamu Tekena et le projet politique qu’il représentait ou Riro ‘a Ngaure avec son voyage fatal à Valparaíso, ainsi que les rebellions de Tu‘u Hereveri, María Angata et Alfonso Rapu qui ont redéfini les relations avec l’État et modifié la situation coloniale. Et de l’autre côté, une histoire d’exode qui va construire des liens mémoriels avec les autres îles polynésiennes. La fin de l’isolement de l’île, depuis le passage inattendu des bateaux hollandais jusqu’à l’arrivée quotidienne d’avions amenant des touristes, a placé ce territoire et sa population dans des processus de connexions inachevées qui permettent d’expliquer aussi le présent. Aujourd’hui, toute la population de l’île habite encore dans le village d’Hanga Roa, mais les frontières du village connaissent un processus permanent d’expansion territoriale. Par ailleurs, un nombre important de Rapanui habitent en dehors de l’île de Pâques, phénomene comparable avec le contexte des migrations et des diasporas décrites pour le reste de l’Océanie, dont Rapa Nui ne semble pas être bien éloigné. En somme, ce contexte de connexions nous montre que Rapa Nui, pour les Rapanui, n’est plus cet endroit imaginé « isolé », mais plutôt un lieu connecté, comme le dit Marc Augé des lieux anthropologiques qui « se veulent […] identitaires, relationnels et historiques » (Augé 1992 : 69). Gardons ces prémisses à l’esprit car elles nous seront utiles pour la suite.

118

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 2 La communauté insulaire

Dans une conception théorique qui a vu les îles comme une sorte de « laboratoire naturel » pour les sciences sociales, le paradigme de l’insularité semble être la référence primordiale pour parler de communauté (Eriksen 1993a) car, il s’agit d’un groupe d’individus qui habitent ensemble dans un territoire « fermé » et cerné d’eau (Castelain 2004). Le « rêve d’un enracinement dans l’espace insulaire d’une séparation », comme le dirait Benoist (1981 : 14), apparaît ainsi logique pour s’approcher ethnographiquement de l’île de Pâques, « l’île la plus île » pour certains (ORALC- UNESCO 2011). Mais, comme l’on verra par la suite, à Rapa Nui la notion d’une « communauté insulaire » n’est pas déterminée par sa condition géographique insulaire, mais plutôt par les manières dont les rapports sociaux sont établis et imaginés. Rapa Nui n’est plus cet endroit isolé d’antan, d’abord parce que l’espace insulaire n’est plus habité par une seule population autochtone, ce qui a radicalement changé par rapport à l’époque coloniale chilienne (1888-1960). Ensuite, parce que les Rapanui eux-mêmes sont dans un processus de mobilité très dynamique en faisant de l’ailleurs un composant essentiel de la vie insulaire contemporaine. Notre analyse de la société insulaire contemporaine nous montre que chez les Rapanui un idéal de société fondée sur la base de rapports d’une haute intimité personnelle est mis en avant. Et ces rapports d’intimité donnent aux individus des états émotionnels et des engagements moraux envers le collectif. Nous y trouvons la définition de base de la communauté à la manière de Ferdinand Tönies (1944) : la communauté est un état affectif créé par les liens de parenté et de voisinage. Mais aussi, cette notion de communauté se construit dans des « processus de différenciation » (Eriksen 1993b), aussi bien au niveau des identités dites familiales que face à de nouveaux habitants de l’espace social partagé.

119

Première partie

Dans cette perspective nous considérons le concept de communauté, en suivant Gouëset et Hoffman, comme :

[…] une catégorie de la pensée éminemment contextuelle, qui ne prend sens que dans la situation où elle exprime des configurations spécifiques de liens sociaux (ou économiques, politiques…), éventuellement inscrites dans un territoire. La communauté est une notion heuristique, qui permet de décrypter les logiques d’affiliation collective à un temps et, dans un environnement donné. (Gouëset & Hoffman 2002 : 14).

Il s’agit ici donc d’éclairer les logiques d’affiliation collective qui sont activées dans la vie quotidienne à Rapa Nui, d’abord dans l’espace habité, c’est-à-dire dans le village même. Le village contient une histoire d’enracinement des groupes de parenté et par ailleurs il est le contexte où des sentiments d’appartenances communautaires sont vécus. Puis, dans les façons dont les insulaires tissent des liens sociaux qui aujourd’hui débordent les contours géographiques de l’île. Finalement il est ici question d’analyser l’espace habité dans un sens identitaire où, dans des processus de création culturelle, les Rapanui fabriquent leurs particularités, d’une part pour se montrer attirants vis-à-vis des visiteurs qui viennent contempler les vestiges du passé, et d’autre part dans un processus d’affirmation identitaire où Rapa Nui devient partie d’un monde culturel plus vaste que la seule île de Pâques.

1. L’espace habité : Hanga Roa

Adoptons ici un regard ethnographique sur la vie quotidienne à Hanga Roa, le seul village de l’île, en comparant notre description avec d’autres faites auparavant. Nous étudierons aussi comment a été formé le paysage social, sur le principe d’un enracinement des groupes de parenté.

1.1. Le centre urbain

Durant tout le XXe siècle et ce qui sera le XXIe, Hanga Roa est la principale scène de la vie sociale à Rapa Nui. À Hanga Roa, une « forme de vie insulaire » – en suivant Thomas Eriksen (1993a) – est structurée par un ensemble de relations sociales dans un espace délimité (et entouré par la mer), et ces relations s’imaginent comme fermées dans une communauté intime de personnes.

120

Chapitre 2. La communauté insulaire

Le village s’est radicalement transformé pourtant. La description que Grant McCall produit du village des années 1970 diffère de la nôtre sur quelques points essentiels. Pour McCall (1998 : 49), Hanga Roa ressemble à une bourgade rurale européenne ou du Chili continental et peu d’éléments permettent de penser à un village polynésien. L’anthropologue explique que les habitants s’habillent à « l’occidentale » et tentent d’imiter les gestes et les manières des Chiliens du continent. Cependant, ils continuaient de parler une langue polynésienne et leurs conceptions sur la parenté différaient considérablement de celles d’autres sociétés non-polynésiennes, en particulier la société chilienne. McCall (1998) conclut néanmoins que sous une « image de chilienité » se cachait une matrice culturelle polynésienne. Une observation d’une veine similaire fut réalisée quelques vingt ans auparavant, lorsqu’Edwin Ferdon (1957), l’ethnologue de l’expédition norvégienne (1955-1956), comparait ses appréciations relatives à l’organisation familiale aux descriptions de Métraux (1971) réalisées préalablement en 1934-1935. Ainsi, entre les observations de Métraux (1971), de Ferdon (1957) puis celles de McCall (1976a, 1998), nous pouvons identifier diverses continuités au niveau de l’organisation familiale et l’existence (activation) d’un réseau d’obligations réciproques entre les différents groupes de parenté. La grande différence entre ces auteurs est que pour Métraux comme pour Ferdon, la société rapanui connaissait un processus accéléré d’acculturation, au cours duquel les éléments polynésiens tendaient à disparaître avec le temps. D’un autre côté, et sans nier les rapides changements sociaux, pour McCall il existait plutôt un processus d’adaptation où la matrice culturelle polynésienne servait de filtre pour adapter une « modernité » à un mode de vie insulaire. Nous sommes confronté à une image encore différente quand un processus de renouveau identitaire a fait de Hanga Roa un espace polynésianisé tant par un changement de paysage que par les manières que les Rapanui ont adoptées pour s’habiller et par une architecture qui puise son inspiration dans les corpus iconographiques des vestiges du passé. Selon les critères de planification étatique, Hanga Roa est un centre urbain. La population a un accès régulier à l’eau potable et à l’électricité. La première est accumulée naturellement dans le cratère du volcan Rano Kao et dans des nappes phréatiques, et canalisée dans une centrale de traitement des eaux, puis distribuée jusqu’aux maisons par des canalisations. Notons qu’aucune maison n’est pourvue de système d’égouts, mais simplement de fosses septiques. L’électricité, quant à elle, est produite par un grand générateur à fioul.

121

Première partie

Dans ce qu’on peut appeler le « centre-ville, » on trouve des routes pavées en assez bon état, mais tous les petits chemins sont de terre rouge argileuse. À Hanga Roa, on trouve la mairie, le tribunal, les agences des banques et tous les commerces de proximité, tels un marché de fruits, de légumes et de poissons, cinq épiceries et deux supermarchés ; on trouve aussi une pharmacie, cinq pubs, dix restaurants et encore un marché d’artisanat ainsi qu’une bonne quinzaine de magasins de vente d’artisanat et de souvenirs touristiques. Depuis 2005, il existe trois écoles : une école publique qui permet aux élèves de choisir entre une formation générale scientifique et humaniste et une filière technique de spécialisation agricole ou de gestion d’entreprises de tourisme ; les deux autres écoles sont privées, dont une de confession catholique. En 2010, une école Montessori a été ouverte. Au cours des trente dernières années, la végétation d’Hanga Roa a évolué d’une végétation pauvre à luxuriante, dans le cas des espaces habités. À l’origine cantonnée à de vastes plantations agricoles de maïs, bananes et patates douces, la variété des plantes a glissé vers une végétation ornementale et florale, dont de nombreuses espèces ont été introduites par les insulaires suite à leurs voyages dans les espaces polynésiens. Aujourd’hui les rues du village sont bordées de grands melias (Melia azedarach), de bougainvilliers (Bougainvillea spectabilis), d’allamanda (Apocynaceae), alors que les tipanie (Gardenia taitensis) et les tiare (Plumeria, principalement Plumeria alba) dépassent les petits murs en pierres (pircas) qui séparent les terrains familiaux de la rue. Une subtile mais permanente odeur de fleur embaume l’atmosphère. Si dans les années 1970 peu de commerces étaient présents et l’activité agricole restait dominante, depuis les années 2000 l’on observe une explosion de locaux commerciaux. En effet, à partir de ce moment-là le tourisme devient une activité économique prédominante. Dans les rues principales on identifie un secteur commercial avec les locaux des magasins et des restaurants situés le long des axes routiers et piétons. Il est intéressant de constater que derrière cet espace linéaire de façade, se trouve l’endroit habité : les maisons avec des terrasses (tau pea), l’umu pae (des « fours » carrés creusés dans la terre), les jardins de fleurs et des bananiers. Derrière l’image d’un commerce touristique, nous trouvons l’espace privé des familles. En déambulant dans le village, nous identifions différents quartiers, ces quartiers organisent l’espace en fonction des liens entre les groupes de parenté et l’espace qu’ils habitent. Autrement dit, chaque famille (étendue) est associée à un secteur du village. Les

122

Chapitre 2. La communauté insulaire

habitants d’Hanga Roa ont imprimé une carte du village dans leur esprit. Un exemple tiré du quotidien peut nous aider à clarifier cette remarque. Faire appel aux services d’un taxi est devenu courant à Hanga Roa. Les habitants y trouvent les commodités de la vie moderne en raccourcissant leurs temps de déplacement dans le village et en dehors de celui-ci. Le premier service de taxi a débuté en 1996, quand un immigrant du Chili continental a eu l’idée de créer son entreprise (Easter Island Foundation 1996). Quelques années plus tard, le parc de voitures-taxi montait à 60 véhicules (Easter Island Foundation 2000). Aujourd’hui une des demandes de la population à la mairie est de contrôler la quantité de taxis car le parc automobile semble trop nombreux. Lors de mes séjours, il m’a semblé que cette carte de l’espace villageois se retranscrit nettement dans la manière dont les Rapanui indiquent les adresses aux conducteurs de taxis : « A la casa de papá Mateo en Te Hoe Manu » [« chez papa Mateo à Te Hoe Manu »], « Al hare del koro Juan en Tuki Haka Hevari» [« à la maison (hare) du grand-père (koro) Juan à Tuki Haka Hevari », etc. Ainsi, le prénom de quelqu’un est associé à un endroit bien précis du village. Le conducteur doit, à son tour, identifier ces indications en fonction de ses connaissances de l’espace. Dans le premier exemple, Te Hoe Manu fait référence à un quartier qu’on peut dire éloigné du centre-ville (toutes proportions gardées : on peut s’y rendre en quinze minutes de marche), alors que Tuki Haka Hevari est le nom d’une rue perpendiculaire à la grande avenue du centre-ville. Dans ces deux exemples, les concepts de koro et de papá sont utilisés comme des marques de respect. Que la carte du village soit imprimée dans l’esprit des gens est vecteur d’autres faits sociaux, notamment la fabrication de frontières (en suivant Barth 1995) entre autochtones et non-autochtones ainsi qu’entre résidents et visiteurs. Les premiers sont censés être les connaisseurs légitimes de leur île et de ses habitants, contrairement aux seconds, les profanes (les ignorants). Ensuite, une autre frontière apparaît, cette fois-ci, parmi les non- autochtones. Quand un Chilien du continent montre qu’il ne connaît pas les noms des quartiers ni ne sait se repérer dans le village, on comprend qu’il vient d’arriver et que c’est peut-être un touriste. Alors qu’un Chilien qui connaît bien l’espace du village, c’est- à-dire l’association d’un nom avec l’un des quartiers, peut se revendiquer comme ancien habitant de l’île. Le sujet des quartiers est révélateur aussi de l’histoire du village et d’un processus d’enracinement des groupes de parenté dans l’espace. Les insulaires, depuis leur cantonnement en 1902, ont maintenu une séparation par secteurs qui a organisé des

123

Première partie

identités de famille en fonction de quartiers. À l’origine, le village était divisé entre les trois quartiers de Hanga Roa, Moeroa et Mataveri (dénotant comme nous verrons plus loin une division ethnique du territoire), des nouveaux secteurs sont reconnus comme faisant partie du village au cours du XXe siècle : el Gallinero, Te Hoe Manu, Tahai. Hanga Roa proprement dit commence au bâtiment de l’église (située au même endroit depuis l’arrivée des missionnaires au XIXe siècle) et descend vers le bord de mer où se trouve le petit port de pêcheurs Hanga Roa o Tai. À côté se situe un ancien centre cérémonial appelé aujourd’hui Ahu Tautira, démantelé au début du XXe siècle, mais restauré dans les années 1980. Ce trajet est d’environ 600 mètres. À mi-chemin entre l’église et le port se trouve la place Atamu Tekena. C’est le carrefour avec la grande rue du même nom. Ce long axe nord-sud d’environ 1300 mètres débouche sur la route Avenida Hotu Matu‘a qui longe la piste de l’aéroport (qui s’allonge sur 3400 mètres !) et continue vers la côte sud de l’île. Tout le secteur traversé par l’axe de la rue Atamu Tekena à partir de la place centrale est connu comme Moeroa. Il s’agit en fait d’un ancien village datant de l’époque des missionnaires, qui au fil du temps est devenu un secteur du village Hanga Roa. Ce secteur apparaît comme peuplé dès 1902. Un autre chemin vient du secteur nord, connu sous le nom de Tahai, et débouche sur le petit port de Hanga Roa o Tai. Ce chemin côtier appelé Policarpo Toro connecte Tahai avec la péninsule d’Apina vers le sud-ouest de Moeroa. Ici la rue change de nom pour mener jusqu’au débarcadère du port de Hanga Piko, situé au pied nord de l’aéroport. La rue continue vers Mataveri, un secteur emblématique dans l’histoire de Rapa Nui. C’était là que se réunissaient les anciens clans pour les rituels liés au printemps (Routledge 1919, Englert 1948, Métraux 1971), et c’est aussi l’endroit où le colon français Jean-Baptiste Dutrou-Bornier s’était établi (1868-1876). C’est à Mataveri encore que, depuis l’annexion par le Chili (1888), s’est installée la Maison de l’Administration de l’entreprise d’élevage de moutons (1895-1953) et c’est jusqu’à aujourd’hui le lieu où se trouvent les unités de police et une bonne partie des forces armées. Si Hanga Roa-Moeroa était le village autochtone, depuis l’enfermement des insulaires en 1902 et jusqu’aux années 1970, Mataveri était l’endroit du pouvoir colonial. Cette division existe encore aujourd’hui d’une façon autant symbolique que réelle. En effet, peu de Rapanui sont installés à Mataveri et très peu veulent s’y installer. On constate sans surprise l’existence d’histoires qui relient ce secteur à des esprits de défunts, comme ce que nous raconte Vitorio Haoa :

124

Chapitre 2. La communauté insulaire

Je n’aime pas aller à Mataveri, surtout pas de nuit. Tu sais, c’est là que les anciens ont enterré Pitopito, Bornier [Dutrou-Bornier]. Quand j’étais petit les gens disaient que le varua [esprit, âme] de Pitopito déambulait où était sa maison, [là] où aujourd’hui se trouve la police.

Ce souvenir d’enfance montre aussi que Rapa Nui est habité, en plus des vivants, par les esprits des morts. Auparavant, chaque entité était liée à un clan et portait un nom individuel. Katherine Routledge (1919 : 236) dit avoir recueilli une liste de quatre-vingt- dix noms d’esprits qui « habitaient différents secteurs de l’île ». Englert (1948 : 168-169) a pu enregistrer une liste de vingt-deux noms. Aujourd’hui ces noms sont tombés dans l’oubli, et seul le nom générique tahitien est encore utilisé : varua. Cet aspect de l’espace habité a été traité par l’anthropologue chilienne Paulina Torres (2010 : 112-115) qui arrive à identifier que, dans la notion de paysage, certains Rapanui continuent à associer les lieux avec des entités surnaturelles comme les varua, esprits des morts, et les tupuna, les ancêtres plus éloignés dans les généalogies. Nous verrons plus loin qu’en effet l’espace hors du village est considéré dangereux si les gens n’y ont pas un comportement approprié. Dans le « centre-ville » il y a de nombreux petits chemins, tous avec des noms évoquant l’histoire de l’île de Pâques. La principale rue, Atamu Tekena, est traversée par cinq autres rues. Du nord au sud : Te Pito o te Henua, Tu‘u Ko Iho, Tuki Haka Hevari, Sebastián Englert et Avenida Pont. Cette dernière débouche à l’Est sur le chemin Ava Rei Pua, qui est un axe nord-sud jusqu’à l’église. D’autres chemins connectent les différents secteurs du village avec le centre-ville : Tahai, Te Hoe Manu, el Gallinero. Avec le temps, l’observateur se rend compte que toutes les routes sont en effet des limites de propriété. De ce fait nous comprenons que l’organisation socio-géographique du village est le produit à la fois d’un processus historique d’enracinement de la population, et de la fondation des groupes de parenté reliés à une parcelle de terre.

125

Première partie

Figure 2.1: Hanga Roa aujourd’hui

Collage fait à partir de Google Earth.

1.2. La formation du village

Comme nous l’avons déjà signalé, Hanga Roa est le résultat d’un processus de réduction des insulaires dans un espace de moins de 600 hectares au début du XXe siècle, alors que la population ne dépassait pas les 250 personnes. En 1920, l’observation de quelques cartes de l’époque réalisées par la Marine chilienne nous permet de reconnaître une occupation de l’espace autour de trois points d’agglomération d’habitations. Comme Fuentes (2013) l’a suggéré, l’espace fermé de Hanga Roa-Moeroa est devenu un espace de souveraineté familiale. Deux documents sont révélateurs de l’organisation de cet espace villageois : le recensement réalisé par le missionnaire Bienvenido de Estella en 1918 (1921 : 60-74) et une carte réalisée par la Marine cette même année. La carte de la Marine (figure 2.2) nous permet d’identifier les différents pôles où les habitants étaient agglomérés et de poser l’hypothèse de l’existence d’un voisinage familial. Nous identifions d’abord un groupe de dix maisons du côté sud du chemin descendant vers le quai et un autre ensemble de dix-sept maisons du côté nord de ce chemin qui contourne l’édifice de l’église. Sur le quai en ruines, nous identifions aussi trois autres constructions, ces agglomérations de maison constituant le hameau de Hanga Roa. Ensuite, en suivant le chemin qui longe le cimetière

126

Chapitre 2. La communauté insulaire

et qui conduit à Mataveri, nous identifions une agglomération de six structures qui correspond au hameau de Moeroa. Au bout du chemin, nous trouvons signalé Mataveri avec quatre structures (cf. Figure 2.2). Grâce au recensement nous possédons un rapport détaillé sur les membres des foyers, les types de logement et les secteurs où chaque maison était située; et grâce à la carte déjà mentionnée, nous distinguons l’existence de trois agglomérations d’habitations, clairement distinguées : Hanga Roa, Moeroa et Mataveri. Selon le recensement de 1918, il y avait trente-trois maisons à Hanga Roa, et six à Moeroa (nombre proche des structures indiquées sur la carte). À Mataveri se trouvaient trois constructions, la plus importante étant le siège administratif de la Compañía Explotadora de Isla de Pascua Williamson & Balfort (CEDIP). Le recensement indique en outre deux maisons situées dans un autre secteur de l’île, Vaihū. Pour sa part, McCall (1976a : 108) qui a étudié aussi ce recensement indique que 40% des foyers étaient formés par des familles conjugales et leurs enfants célibataires, rendant ainsi compte d’un processus de nucléarisation de la famille. Cependant, grâce aux détails relatifs à chacun des membres du foyer et aux reconstructions généalogiques auxquelles nous avons procédé, nous pouvons arriver à une conclusion différente. Par ailleurs, Delsing (2009) a insisté sur le fait que les Rapanui se sont regroupés à Hanga Roa selon un modèle de mata. Ces deux idées seront ici réévaluées de façon critique. L’analyse du réseau de parenté (liens de filiation et de mariage) entre les habitants des différentes maisons nous a permis de mettre à jour un modèle d’installation de familles étendues. Ajoutons à cela que De Estella (1920 : 14) signale que dans toutes les maisons se trouvaient des personnes disant être des amis ou des visiteurs des propriétaires, dont le recensement donne le nom. De plus le recensement signale les enfants qui étaient à la charge de personnes autres que leurs géniteurs.

127

Première partie

Figure 2.2: Carte de la Marine de Hanga Roa de 1918

U.S Hydrographic Office Publication (Ed 1925).

128

Chapitre 2. La communauté insulaire

Nous avons établi le réseau de relations de parenté entre les membres des foyers, et avons mis à jour quelques éléments intéressants. En premier lieu, dans vingt maisons, le couple parental et les enfants déjà mariés et avec leur progéniture vivent dans une continuité spatiale ; ainsi, dans quinze maisons une partie des habitants étaient des frères et sœurs. Ajoutons à cela que dans trois maisons les conjointes de ces frères étaient également sœurs entre elles. La continuité spatiale entre les maisons habitées par les frères Pakarati et Rapu est un exemple de fratrie et de voisinage. De Estella (1921 : 60-62) mentionne une maison près de l’église habitée par Nicolás Pakarati, son épouse et leurs six enfants ainsi qu’une femme et sa fille comme visiteurs. À côté de cette maison se trouve une autre, habitée par Timoteo Pakarati et son épouse Ludovica Atamu et leurs trois enfants. Ensuite vient la maison de Agustín Pakarati, son épouse Hilaria Atamu et leurs trois enfants et un enfant recueilli ; ensuite une quatrième maison, celle de Domingo Pakarati, vivant avec son épouse Margarita Ika, leurs trois enfants et une femme et son fils comme visiteurs. Nous ferons trois commentaires principaux. D’abord, Nicolás Pakarati est le père de toutes les autres personnes du nom Pakarati, ce qui nous conduit à observer une continuité spatiale de la famille Pakarati. Ensuite, les frères mariés sont voisins entre eux et on peut ajouter à cela que les épouses de Timoteo et Agustín sont sœurs. Enfin, De Estella mentionne une cinquième maison où vit Aaeron Rapu, sa femme, une de leurs filles avec son époux et leur fille. Nous remarquons le cas d’une famille étendue où les grands- parents vivent avec leurs petits-enfants. Mais ce qui nous semble confirmer le plus notre hypothèse de liens de parenté étroits entre voisins est le fait que Aeron Rapu et Nicolás Pakarati ont la même mère, ils sont donc frères par la mère, ce qui fait d’Aeron, l’oncle de tous les frères Pakarati Rangitaki. Dans le cas du secteur de Moeroa, nous identifions aussi un modèle de famille étendue (De Estella 1921 : 71-72). L’ancien Roman Hei était le père d’Elena et Anastasia Hei. Elena était mariée à Taverio Tuki et Anastasia Hei mariée à Léon Laharoa. Tous les cinq vivaient sous le même toit. Roman Hei est aussi le père (adoptif) de Sofía Hei, l’épouse de Mateo Veriveri. Le couple formé par Mateo et Sofía vivait dans une maison proche de celle de Roman. Il était aussi voisin de Remuto Huki et de son épouse, qui se chargeaient de l’un des enfants de Sofía Hei. La conclusion qui s’impose est qu’à Moeroa, les voisins étaient étroitement liés par des liens de parenté.

129

Première partie

Par ailleurs nous pouvons conclure que ni le recensement ni la carte ne nous ont permis d’affirmer que l’établissement du village répondait à une logique de mata. S’il en eût été ainsi, nous aurions eu au moins une agglomération de personnes se reconnaissant (ou pouvant être assignées) dans les anciens mata : Miru, Tupahotu, Huamoana ou une autre entité du passé, comme par exemple une claire division entre les confédérations Tu’u Aro ou Hotu Iti. En premier lieu, nous n’avons pas de données le démontrant, et en second lieu, la reconstruction des liens généalogiques, de mariage et de voisinage ne nous a pas permis d’identifier un type de mata uniforme. Et si nous forçons l’analyse et tâchons d’établir les supposées filiations aux mata des personnes composant les foyers, le résultat est alors assez hétérogène (annexe B). Ainsi nous sommes en mesure de conclure que dans l’organisation initiale du village, ni un modèle de mata, comme l’a soutenu Delsing (2009), ni la prédominance des familles nucléaires, comme l’a signalé McCall (1976b), ne sont entièrement identifiables. Par contre, nous avons identifié l’enracinement des familles dans des secteurs où les fratries sont en même temps des voisins. Ajoutons à cela la permanence dans le temps des familles qui vont vivre sur les mêmes terrains, sur plusieurs générations.

1.3. L’enracinement des groupes de parenté

L’enracinement des groupes de parenté dans l’espace de Hanga Roa s’est vu renforcé par la politique foncière appliquée par l’administration chilienne qui a délivré des titres pour l’usage de terres aux Rapanui pendant presque soixante ans. Cette politique a concerné près de trois générations entre 1920 et 1975, où près de 600 « titres provisoires» qui donnaient le droit d’habitation et d’usage ont été délivrés. Les Rapanui, de leur côté, dans la mesure où ils ont eu une descendance, ont réalisé des partages et assigné des lots pour leurs enfants une fois qu’ils se sont mariés. D’autres Rapanui, au moment de se marier, ont demandé à l’administration coloniale de nouveaux « titres provisoires » d’usage, amplifiant ainsi le contrôle territorial des familles1.

1 La remise du ces titres était apparemment une démarche administrative relativement simple. L’intéressé devait se présenter au Bureau de la Sous-Délégation Maritime et faire la demande d’une obtention de titre. L’une des conclusions de l’ouvrage collectif de Foerster (et al. 2014) est que les premiers titres furent remis pour des terrains occupés par des Rapanui antérieurement à la livraison du titre. Cela signifie en quelque sorte une reconnaissance d’un droit de propriété ou le « germe d’un droit » selon les mots de Gómez (2004). Des titres ont également été remis à des personnes sollicitant l’exploitation d’un terrain signalé comme «

130

Chapitre 2. La communauté insulaire

Nous retiendrons l’une des conclusions de McCall (1976a : 108) par rapport au recensement de De Estella : « dans les maisons habitent les couples fondateurs et, dans certains cas, les tanga ra‘e (première génération) des actuels hua‘ai (groupe de parenté) ». Ceci apparaît comme particulièrement révélateur de l’actuelle distribution des familles à l’intérieur de ce village d’Hanga Roa qui absorbera avec le temps le hameau de Moeroa. En 1942, à l’occasion d’un cadastrage des propriétés réalisé par l’État, un plan a été levé, aujourd’hui connu comme « Carte Parcellaire de Hanga Roa » (Foerster et al. 2014) (figure 2.3). Dans celui-ci, comme l’a suggéré McCall (1976a : 113), nous pouvons apercevoir ce que fut le modèle résidentiel du milieu du XXe siècle. Chaque parcelle (agricole) était identifiée avec un numéro et associée à une personne (majoritairement des hommes). Selon l’analyse de Foerster (et al. 2014), ces personnes possédaient un « titre provisoire » de propriété remis par la Marine, qui venait reconnaître une occupation des terrains préalable à la remise du titre (Foerster et al. 2014 : 126).Vraisemblablement, les petits carrés noirs qu’on peut voir sur cette carte indiquaient aussi les habitations existantes sur la parcelle, mais les auteurs précédents ne le mentionnent pas (McCall 1976, Foerster et.al 2014). Si nous comparons la Carte Parcellaire (figure 2.3) avec celle de 1918 (figure 2.2), nous parvenons à identifier pour certains espaces une continuité dans l’occupation pour des personnes identifiées dans le recensement de 1918. Par exemple la parcelle n°59 est au nom de « Isabel, veuve de Pakarati », la parcelle n°39 est au nom de « Magdalena veuve de Paté », la parcelle n°52 au nom de « Juan Tepano » ou encore la parcelle n°58 au nom de « Pedro Atan ». Toutes sont situées dans le secteur de Hanga Roa et près de l’église. Concernant Moeroa, nous reconnaissons Tuko Tuki sur la parcelle n°15, les frères Hei sur les parcelles n° 5 et n°8 et José Araki (le fils de Pedro Araki Laharoa) sur la parcelle n°18. Ce qui confirme une occupation dans le temps des mêmes groupes de parenté identifiés dans le recensement de 1918 (cf. la liste de parcellisation annexe C).

inoccupé ou laissé vacant ». Pour des études complètes sur la politique foncière chilienne à l’île de Pâques, se référer à Vergara (1939) ; Rochna (1996) et Foerster (et.al 2014).

131

Première partie

Figure 2.3: Carte Parcellaire de 1942

Bienes Nacionales, île de Pâques.

132

Chapitre 2. La communauté insulaire

Si nous revenons à la carte de 1918 et nous tentons de la superposer à la carte de 1942, nous pouvons alors identifier que les espaces habités en 1918 correspondent aux parcelles n° 29, 52, 53, 39, 58, 59, 20, 11 et 10 pour Hanga Roa, et aux parcelles n°15, 16, 18, 5 et 7 pour Moeroa. Finalement, les habitations rapportées sur la Carte Parcellaire de 1942 indiquent l’expansion du village vers les extrémités et une déconcentration de l’espace habité en conséquence. Bien que l’organisation familiale du village puisse être retracée au fil du temps et que la correspondance entre héritage et succession apparaisse clairement pour certaines parcelles, la carte de 1942 symbolise graphiquement la séparation entre ce qu’on peut désigner comme un centre-ville habité et une périphérie agricole. L’expansion de l’espace habité tient à au moins deux causes. D’un côté l’accroissement démographique progressif, dans lequel les familles des années 1940 à 1960 jouèrent un rôle très important. Par ailleurs la pression sur l’espace des nouvelles familles cherchant à s’installer en dehors du terrain de leurs parents. Les terres occupées s’étendirent vers une nouvelle périphérie alors que les terres centrales furent également divisées en raison de la succession. Nous retenons pour l’instant qu’il existe un lien historique entre les groupes de parenté et les quartiers du village et qu’il apparaît comme correspondant à une carte mentale des actuels habitants de Hanga Roa. Cependant, cette carte mentale commence à se déliter dans la mesure où la terre étant devenue propriété individuelle, elle est susceptible d’être vendue. Des terrains qui auparavant étaient clairement identifiables en relation à une famille connue peuvent être occupés par de nouveaux habitants n’ayant aucun lien de parenté avec les anciens propriétaires. Avec l’augmentation démographique de Hanga Roa ces dernières années, il s’est produit une pression sur les terres (et sur la politique de l’État à ce sujet). Nous pouvons penser que le nombre d’insulaires augmentant, le nombre de personnes qui vont se déplacer vers les terrains éloignés du village augmentera également. Ce changement démographique a été progressif dans le temps et s’explique, comme l’a suggéré Santa Coloma (2008), autant par la « croissance naturelle » de la population que par l’immigration des personnes venues du Chili continental, ce à quoi nous ajoutons le retour sur l’île de familles chilieno-rapanui au cours des dernières années.

133

Première partie

2. L’espace social

Identifions maintenant les caractéristiques que les Rapanui relèvent eux-mêmes de leur communauté insulaire, dans ses aspects idéels, mais aussi dans la manière dont est construit un contexte d’interconnaissance mutuelle entre les habitats. Pour les Rapanui, ce qu’ils considèrent comme leur communauté est un milieu protecteur qui est aujourd’hui remis en cause par l’augmentation des flux migratoires.

2.1. Population, espace territorial et valorisation identitaire

D’importants changements d’ordre culturel se sont produits depuis les années 1970. Si, au cours de ces années, Hanga Roa n’était pas peuplé de plus de 2000 habitants et on pouvait y trouver près de 425 structures (McCall 1976a : 11), le recensement de 2002 établit à 3791 le nombre d’habitants et 1458 habitations recensées (INE 2005). De ce nombre d’habitants, 60% se déclarent membres de l’ « ethnie » rapanui. Au cours de notre enquête de 2009, la population était estimée à près de 4728 (Municipalidad de Isla de Pascua 2012), mais en 2014 la population pouvait atteindre les 6700 habitants2. Selon les projections démographiques de l’Institut National des Statistiques (INE), en 2014, 2500 habitations constituées existaient (Ministerio de Bienes Nacionales 2011). Aujourd’hui, à peine 3% de la population de l’île est partie vivre à l’uta, les terrains agricoles comme les insulaires les nomment. Le terme uta comprend des parcelles de 1 à 5 hectares qui ont été redistribuées peu à peu par l’État chilien aux insulaires et il s’agit aussi d’un terme générique pour l’espace non-habité de l’île. L’uta est ainsi considéré comme un espace sauvage, habité par des animaux (chevaux et vaches) et par des esprits

2 Le nombre d’habitants de l’île fait l’objet de polémiques. Le dernier recensement chilien de 2012 détermina que la population sur l’île atteignait les 5761 personnes, dont 3458 ont déclaré être Rapanui, c’est-à-dire 60%. Cependant, au niveau national, ce recensement a été fortement critiqué, nous l’avons déjà signalé (cf. Introduction). Nous avons besoin donc de faire une autre estimation de la population de l’île. Le chiffre de 6700 habitants que nous proposons dérive de trois sources. La première source est les estimations de l’Institut National de Statistiques, la deuxième est le corps électoral et la troisième les matricules des écoles et des lycées. L’INE propose une estimation de la population de 5150 personnes en 2012 (BNC 2013) et un taux de croissance annuelle de 3,5%. Si nous considérons les 4668 personnes du corps électoral, c’est-à-dire les personnes aptes à voter qui ont déclaré être domiciliées sur l’île (l’inscription sur les registres électoraux à l’âge de dix-huit ans étant automatique au Chili), auquel nous ajoutons les 1277 inscriptions dans les écoles (sans compter les adultes inscrits dans l’enseignement primaire ou secondaire), alors nous obtenons un total de 5945 personnes rapanui et non-rapanui pour 2012 (contre le nombre de 5761 avancé par le recensement). Si nous nous basons sur un taux de croissance annuelle de 3,5% (calculé en fonction de la variation de 2002-2012) alors nous obtenons le nombre de 6700 pour la population de 2014. Tout cela sans prendre en compte le taux de croissance de l’immigration.

134

Chapitre 2. La communauté insulaire

(varua). C’est sous cette catégorie d’uta que certains Rapanui, plutôt des jeunes gens, ont procédé à des appropriations de terres en contrevenant aux lois étatiques sur le domaine foncier. Mais, selon l’un des consensus sociaux existants sur la propriété de la terre, tout insulaire aurait des droits sur elle. Ainsi ces occupations sont considérées comme l’exercice de ce droit de propriété. Par ailleurs, les jeunes hommes qui sont partis vivre à l’uta correspondent à une catégorie d’identification précise, ils sont appelés iorgo3. Les iorgo sont en majorité des hommes, qui ont laissé leurs épouses et leurs enfants au village et qui subsistent grâce à l’agriculture de subsistance et la pêche. Ces iorgo vont au village pour les démarches administratives, pour rendre visite à leur famille, pour vendre une partie de leur production, pour assister à l’office catholique du dimanche et pour faire la fête dans les bars et discothèques d’Hanga Roa. Il faut ajouter qu’aujourd’hui, les Rapanui disent que ceux qui sont partis habiter « à la campagne » vivent d’une manière plus traditionnelle, ce qui leur confère respect et prestige. Bien qu’une partie de la culture polynésienne se transforme du fait de l’interdépendance entre les groupes culturels qui habitent aujourd’hui sur l’île ; et bien qu’une bonne partie des nouvelles générations soient des enfants issus de couples rapanui- continentaux ayant grandi au Chili continental, l’image projetée et l’image de soi de la population insulaire est devenue de plus en plus polynésienne : des hommes habillés en chemises à fleurs et des femmes portants des pareo et des robes à la tahitienne4. Nous identifions donc une image différente de l’observation fait par McCall (1998) : Tahiti demeure la principale source d’inspiration d’une esthétique polynésienne. Par ailleurs, un nombre important de bâtiments publics, de maisons et d’hôtels sont décorés avec une iconographie inspirée du registre archéologique et ethnographique et même quelques composants architecturaux sont adornés de la même manière : une tendance architecturale est de tailler les poutres qui soutiennent les toits avec des images qui évoquent des pétroglyphes déjà répertoriés. Tout cela constitue un processus créatif de valorisation (et d’invention) de ce qui est considéré comme identitaire, qui est soutenu en premier lieu par un type d’organisation familiale et un réseau de relations de réciprocité et de compétence, ainsi que par un

3 La catégorie du iorgo a donné lieu à un stéréotype dans les média chiliens de la société rapanui : cf. chapitre 4 section 4.1. 4 Il s’agit de robes connues dans le reste du Pacifique comme « robe mission », une tenue ample et descendent bas sur les jambes, dont le col monte haut, décorée avec des dessins de fleurs ou végétaux, aujourd’hui considérée comme l’habit traditionnel dans presque tout le Pacifique (Paini 2003).

135

Première partie

substrat politique de « condition d’autochtonie » (cf. Gagné & Salaün 2009). Cette identité à Rapa Nui est fondée sur une mémoire généalogique (cf. chapitre 3) qui remonte à un passé glorieux imaginé – ou à une « histoire héroïque » si l’on suit Sahlins (1979). Il est courant d’entendre aujourd’hui des marques de fierté à l’égard des vestiges du passé, par une appropriation de discours, en partie produits par l’archéologie comme nous verrons plus loin. Lorsque j’ai questionné mes interlocuteurs rapanui quant aux éléments qu’ils considéraient comme caractéristiques de la société insulaire, les réponses ont pointé deux aspects. Le premier faisait référence à la parenté. À plusieurs occasions l’on m’a dit que tous les Rapanui étaient parents, et l’explication tiendrait au souvenir du petit groupe de survivants du XIXe siècle. Ainsi tous les Rapanui d’aujourd’hui sont des descendants des 111 personnes qui peuplaient l’île en 1877 et de la trentaine qui revinrent de leur exil en Polynésie dès 1890. La seconde caractéristique découle de cela. On suppose que tous les Rapanui se connaissent entre eux, ou du moins qu’il en était ainsi jusque dans les années 1990, quand la population insulaire ne dépassait pas les 2500 habitants. La perte de la connaissance mutuelle, au cours de mes séjours sur l’île, donnait matière à un discours mélancolique récurrent sur le passé récent.

2.2. La connaissance mutuelle, recherchée et fabriquée

Quand un insulaire se promène dans les rues d’Hanga Roa, il peut s’arrêter à chaque maison, à chaque carrefour, ou devant tout groupe de personnes pour saluer et engager une conversation sur toutes sortes de sujets comme par exemple la santé des membres des familles, les occupations et le travail, l’arrivée de l’avion ou d’un bateau. Mais surtout, les conversations ont pour objet le partage des cahuines, les ragots du village. L’une des remarques que j’ai le plus souvent entendues lors de mes séjours est que « la vie privée n’existait pas ». À Hanga Roa l’anonymat est impossible ou facilement dépassé car toutes les personnes sont rapidement classées dans des catégories de connaissance. Quand un insulaire rencontre un inconnu, il posera deux questions : ko ai to‘u ingoa? « Comment t’appelles-tu » ? La réponse lui donnera d’abord l’information sur l’origine de la personne et ensuite lui permettra de savoir si la personne est un Rapanui ou pas (par le fait de ne pas comprendre la langue, d’abord, mais aussi par le nom de famille indiqué).

136

Chapitre 2. La communauté insulaire

La deuxième question vise le nom de famille : ko ai ‘ā te matu‘a ō‘ona ? « Qui sont tes parents ? » Cette information basique permet de situer la nouvelle connaissance dans un réseau de parenté, dans un secteur du village et dans un cadre d’idées attendues selon l’appartenance aux identités de famille (cf. chapitre 3). Hanga Roa est un village où la taille réduite de l’espace habité, produit une sensation d’interconnaissance personnelle. Celle-ci met en place un processus de fermeture sociale et construit à la fois un monde rapanui et un monde des étrangers-visiteurs. Jean-Pierre Castelain (2004) explique qu’une des caractéristiques des sociétés insulaires est le sentiment de sécurité que provoque la localité ainsi qu’un autre sentiment, celui de crainte envers l’extérieur perçu comme dangereux. Nicolás Haoa, un ancien très respecté, décédé en 2002, déclara en 1997 à l’anthropologue hollandaise Riet Delsing (2009 : 137 ) : « la mer est ce qui nous protège », expression qui retranscrit concrètement cette sensation de sécurité. Cependant Rapa Nui est devenue une terre attractive, d’abord parce que c’est une destination touristique à échelle mondiale, du fait de ses vestiges archéologiques, mais aussi parce que l’économie touristique de l’île a provoqué l’arrivée de personnes venues du Chili continental comme travailleurs. Ces éléments sont plus ou moins présents dans les discours et expériences d’insularité que j’ai pu observer, mais qui sont aujourd’hui mis en tension par l’intensification de la migration des continentaux. Si nous analysons les moyens de transport et la fréquence des arrivées, des changements radicaux se sont produits après les années 1970. D’abord avec la fin du monopole sur les liaisons qu’ont eu historiquement les bateaux et, ensuite, l’importance que les liaisons aériennes ont acquise depuis une cinquantaine d’années. La fréquence des vols est passée de deux liaisons hebdomadaires dans les années 1970 à quatre dans les années 1990. À partir de 2009, cette fréquence a explosé avec deux vols par jours en haute saison, c’est-à-dire pendant les mois de janvier et février, saison estivale dans l’hémisphère-sud. L’intensification des flux de migrations est caractérisée par l’augmentation exponentielle du flux de visiteurs, l’installation des Chiliens venus pour travailler et par les migrations dites de retour des Rapanui. Dans ce contexte, mes interlocuteurs ont manifesté ressentir un sentiment d’insécurité :

Je connais tous ceux qui sont rapanui – me dit Karo, une jeune fille de 17 ans (dont les deux parents sont rapanui) –, mais pas les personnes qui sont arrivées récemment. Ceux qui sont rapanui, je sais où ils habitent, quelle est leur famille, quels sont leurs prénoms, leurs

137

Première partie

noms. Mais maintenant il y a des gens que je ne connais pas, parce qu’ils ne sont pas d’ici, ils viennent du « Conti », ou d’ailleurs. (Karo Rapu, 2009)

La limite spatiale, l’interconnaissance, la fermeture et la sensation de protection deviennent alors des aspects idéels de la société rapanui mais qui comportent une référence réelle dans les cercles de connaissances dans lesquels les Rapanui déroulent leurs vies insulaires. Les visites que les Rapanui se rendent sont une expression de la façon dont les insulaires entretiennent leurs rapports sociaux avec leurs familles et leurs amitiés. Comme l’a indiqué McCall (1976a), l’amitié et les rapports de parenté ont la même nature pour les Rapanui. Un exemple nous permettra de mieux saisir ces caractéristiques. Cristian est un jeune de 23 ans. Il habite à Rapa Nui depuis 10 ans. Il a passé son enfance à Tahiti près de sa mère et de ses sœurs. Cristian s’auto-définit comme un « Rapa-Rapa » (Rapa étant l’abréviation du mot Rapanui). Ses sœurs m’expliquent qu’il est « à l’ancienne ». Qu’est- ce que cela veut dire? Qu’il est dur et sec quand il parle, qu’il marche pieds nus la plupart du temps et surtout qu’il est un « marcheur » : il « va et vient » d’une maison à l’autre, allant de celle qu’il partage avec ses sœurs à celle de son grand-père ou celle de ses amis. Ou bien, comme lui-même me l’a dit « des fois je vais à l’uta ». Ce qui est remarquable dans cette description, c’est que le père capucin Bienvenido De Estella, en visite à Rapa Nui en 1918, décrivait déjà cette manière rapanui d’établir des rapports sociaux. Il la nomme « visitas » (visites- visiteurs). Selon De Estella, le foyer rapanui était composé des membres « consanguins » d’une famille auxquels s’ajoutent les « visitas » (visiteurs) que cette famille accueillait. De Estella nous dit que tous les foyers incluaient quelqu’un qui disait être de passage, et il explique:

[…] une famille, qui pour une raison imprévue ou par négligence se retrouve sans moyens de se nourrir. Les individus qui la composent sont plusieurs, trois, quatre, etc. Tous se divisent et se répartissent dans diverses maisons de parents ou d’amis plus intimes, là où ils voient qu’ils ont de bonnes plantations et des moyens de subsistance. Parfois ils sont deux ou trois à se répartir de la sorte sur les cinq ou six membres qui composent la famille en banqueroute, un ou deux demeurant chez eux […] ceux qui vont chercher leur kai-kai (nourriture) chez le parent ou ami, sont reçus avec le plus grand naturel, sans étiquette ni cérémonie, personne ne leur demande ce qu’ils désirent car on le suppose déjà. (De Estella 1920 : 14).

J’ai pu constater que Cristian fait de même quatre-vingt-cinq ans après l’observation de Bienvenido De Estella (1920). Cristian est toujours « en visite » dans la maison de ses

138

Chapitre 2. La communauté insulaire

amis, on ne peut jamais le trouver dans la maison qu’il partage avec ses sœurs et souvent il réapparaît chez son grand-père. Dans sa famille, personne ne sait avec certitude où il va dormir. Cependant ses sœurs connaissent la « liste » d’amitiés qui pourraient l’accueillir. Ce qui indique les cercles de connaissance et de solidarité qui sont activés lors des « visitas ». Lors d’un de mes séjours de recherche, moi-même j’ai été accueilli dans une famille comme un « visiteur » et en 2011 j’ai partagé le salon avec Cristian, qui logeait à ce moment-là chez une des sœurs de sa mère. Sa tante lui procurait un toit pour dormir et de la nourriture.

[Cristian] c’est comme un oiseau –m’a dit sa tante Lenky– comme beaucoup de jeunes à Rapa Nui. Parfois j’accueille aussi ma fille avec son compagnon et leur fils. J’aime bien avoir ma famille proche de moi et ici c’est plus facile, je pense. Ici il ne va jamais manquer une assiette chaude à partager. Ma maison c’est comme ça, elle est ouverte. (Lenky Atan, 2011).

Cette pratique d’accueil n’est pas réservée aux jeunes insulaires. J’ai connu mama Cata (mère Cata), une femme âgée de soixante-dix ans environ, mère de cinq enfants et grand-mère de nombreux petits-enfants. Lors de ma visite de 2009, elle dormait chez sa sœur aînée. Mais elle allait aussi d’un lieu à un autre et disait qu’elle rendait visite à ses autres frères ou à des amis. Un de ses petits-enfants m’a expliqué –comme l’ont dit aussi les sœurs de Cristian – que mama Cata était « à l’ancienne ; c’est très difficile de la convaincre de rester vivre à un seul endroit ». Les visites peuvent être vues comme faisant partie des mécanismes dont les Rapanui disposent pour tisser des rapports sociaux et construire une notion de collectivité. Le maintien de petites distances entre les uns et les autres semble être un aspect structurant des rapports dans le temps et dans l’espace. Ainsi l’interconnaissance des habitants de l’île construit un espace et un sentiment de protection (pour se nourrir, pour dormir, pour partager le temps). Les visites sont, enfin, une manière que les Rapanui possèdent pour maintenir actifs leurs liens d’amitié et de parenté. En dehors des liens de famille et d’amitié (les cercles d’interconnaissance), la communauté présente une caractéristique d’insularité dans la façon dont l’information personnelle circule, ainsi que dans les effets que cette circulation provoque sur le comportement des personnes. L’information circule sous la forme de rumeurs et leur crédibilité se base sur un « je l’ai vu », « telle personne m’a raconté que », « j’ai su »,

139

Première partie

« j’ai entendu ». Les Rapanui appellent avec humour la circulation des rumeurs « le courrier des moai ». Mais cela instaure de fait, et avec efficacité, une sorte de contrôle social. Comme à Rapa Nui, idéalement, tout le monde se connaît, – conséquence de la taille restreinte de la communauté insulaire – le contrôle sur les personnes est exercé dans un premier temps par la parole. J’ai pu observer que personne ne souhaite qu’autrui parle mal de lui. C’est pour cela que les Rapanui soignent en général leur conduite en public, surtout les jeunes et surtout s’ils sont en face d’adultes ou d’anciens. Ces deux groupes d’âge ont pris en charge – ou on leur a attribué la charge – de veiller au bon comportement des plus jeunes. Les jeunes, quant à eux, m’ont expliqué que ce contrôle était problématique de la vie dans l’île : « tout le monde est attentif à ce que tu fais et au final on ne se sent pas libre ». Ainsi, la « communauté » est attentive à tout ce qu’il se passe. Les gens remarquent, par exemple, les départs et arrivée des autres, ils savent qui s’est réuni avec qui, qui s’est séparé de qui ou qui a été vu avec telle ou telle personne. Les Rapanui disent eux-mêmes que la « vie privée n’existe pas ». Une Rapanui âgée m’a dit en riant : « si vous voulez savoir les choses que disent les Rapanui, vous devez aller à la banque, à l’hôpital ou au marché. Là-bas je m’informe de tout ce qu’il se passe sur l’île ! ». Ces endroits ont la particularité d’être des espaces où les personnes attendent pour faire leurs démarches. Ils se convertissent donc en endroits de sociabilité. En se promenant dans le village, l’observateur peut voir les groupes de personnes âgées en train de regarder l’animation de la rue et de faire de brefs commentaires sur les passants. Le plus remarquable par rapport à ces espaces c’est qu’ils ne sont la propriété d’aucune famille. Ce ne sont pas des espaces privés et en conséquence, ce ne sont pas des espaces protégés des rumeurs, comme pourrait l’être la maison, protégée par ses murs (pircas) et sa végétation. Dans la rue l’information sur les autres membres de la communauté est à disposition du regard, de l’ouïe mais aussi, de l’imagination. À plusieurs reprises des histoires des couples en conflit sont arrivées à mes oreilles. Et plusieurs d’entre elles (pour ne pas dire la totalité) tiraient leur origine des rumeurs. Ainsi « Quelqu’un » a vu « X » transporter « Y » sur sa moto et rouler dans le village ou vers la campagne (précisons que « X » et « Y » sont de sexes différents), et donc il n’y a « aucun doute » sur le fait qu’ils ont une liaison. Ajoutons que si l’un des deux motards a un conjoint(e) connu(e), une simple promenade entre amis de sexes opposés peut se transformer en conflit familial de grande ampleur.

140

Chapitre 2. La communauté insulaire

Cette dynamique de contrôle à travers la parole et l’information personnelle nous renvoie à une dimension sociale plus large, un processus qu’on pourrait dire de « fermeture » de la communauté sur elle-même. Avec l’usage de la langue autochtone s’érige une « frontière ethnique » dans deux des sens proposées par Fredrik Barth (1995) : d’abord comme un signe de distinction valorisé (les Rapanui et leur langue), et ensuite parce que les étrangers sont exclus du circuit de communication s’ils ne connaissent pas la langue. Ce qui est le cas de la grande majorité des Chiliens, touristes ou migrants, ainsi que des touristes internationaux. D’un autre côté, l’une des frontières internes de cette communauté insulaire idéale est donnée par les identités de familles et les relations de parenté tant dans des contextes de coopération que de compétition. Il y a des groupes de parenté qui s’associent pour travailler ensemble, d’autres qui sont en compétition et d’autres qui évitent d’entrer en relation. Dans ce petit espace social qui est Hanga Roa, les frontières familiales sont toutefois dynamiques en vertu des principes de coopération (intégration) et compétition (séparation) comme nous le verrons par la suite.

2.3. Échanges cérémoniels autour du four enterré : umu

Les cycles de la vie et ses rituels de passage (catholiques) font l’objet de rassemblements et de célébrations. Les naissances, les baptêmes, les mariages et les anniversaires sont fêtés avec des umu ta‘o. Pour les funérailles, deux autres umu sont célébrés : l’umu papaku et l’umu tapaku (cf. Montecino 2010, Ramírez 2010). L’umu ta‘o est la manière dite traditionnelle de préparer la nourriture, où la cuisson des aliments se fait avec des pierres chaudes dans des trous creusés dans la terre. Le concept d’umu, ou sa formulation en espagnol du Chili « curanto »5, s’applique aussi à la fête où les aliments sont distribués. Nous avons pu observer comment les umu cristallisent la communauté, nous en verrons des exemples ; même s’il faut nuancer, selon les critères du rassemblement de personnes en vertu de la commensalité (cf. Montecino 2010) ainsi que de la circulation de dons et contre-dons dans le cycle rituel (annuel) et dans le cycle de vie, comme l’a signalé Ramírez (2010 : 131) :

5 Tant en Polynésie qu’au sud du Chili nous retrouvons cette même manière de préparer les aliments.

141

Première partie

Actuellement, les cérémonies de début et changement de cycle se sont homogénéisées, seules quelques familles conservent des éléments traditionnels. Les « curantos » religieux ou umu atua aux côtés des cérémonies funéraires sont ceux et celles qui conservent le plus les traits de la culture traditionnelle. Ces éléments sont reliés à des aspects plus anciens des flux d’aliments, c’est-à-dire ayant le sens, la signification et la fonction […] que l’on attribue à la cérémonie, pas nécessairement la forme dans laquelle cette cérémonie s’exprime ou les ressources utilisées. Quelques cérémonies ou réalisations de umu commémoratifs ont disparu et d’autres se sont réadaptés, étant utilisés seulement pour des cérémonies dans l’espace public comme des inaugurations, comme par exemple le umu tahu (curanto cérémoniel d’inauguration) et le umu hatu (curanto cérémoniel de clôture).

Examinons quelques exemples concernant les échanges des umu. Les personnes les plus âgées de l’île se souviennent que, quand la femme du fils tombait enceinte, le beau- père préparait un umu avec les entrailles d’un poulet (Métraux 1971, Englert 1948, Ramírez 2010). Cependant aujourd’hui seules quelques familles continuent de pratiquer ce premier don, et il est plus fréquent que soit le futur père qui offre à sa compagne un umu de poulet. Voici un exemple contemporain. Utu, un jeune homme proche d’être père, cherchait quelqu’un qui pourrait lui vendre un poulet blanc, car il n’avait que des poulets marron. Il voulait faire ce « cadeau » à sa compagne qui était enceinte. La belle-mère d’Utu me disait qu’elle aimait bien le compagnon de sa fille, car il faisait encore les choses comme avant : « Il a été élevé par sa grand-mère, c’est pour cela qu’il continue à les faire » m’a-t-elle dit. Comme le signale Ramírez (2010), les umu papaku, qui sont réalisés au cours des rites funéraires, continuent également d’être pratiqués. Ainsi lorsque quelqu’un décède, les amis et la famille accompagnent les parents proches par des prières et des chants durant au moins une semaine. Quelques-uns de mes interlocuteurs m’ont informé qu’auparavant l’on priait un mois entier. En guise de remerciement pour le soutien qu’elle a reçu, le jour de l’enterrement, la famille du défunt prépare un umu et y invite toutes les personnes qui l’ont accompagnée par les chants et prières, ainsi que les parents de ces personnes. Lors de mes enquêtes de terrain j’ai eu l’opportunité d’être invité à l’une de ces cérémonies. J’ai vu que l’umu papaku est organisé par la famille du défunt, laquelle ressemble le conjoint(e), les enfants et les frères et sœurs du conjoint (A) ainsi que les frères et sœurs du défunt (B). C’est ce groupe de personnes liées par des rapports d’affinité et descendance qui offrent l’umu aux invités (ceux qui avait accompagné lors des prières). Le premier groupe de personnes (A) ne mange pas la nourriture cuite dans

142

Chapitre 2. La communauté insulaire

l’umu mais en fait don à la famille directe du défunt : à ses frères et sœurs et, selon les cas, à ses parents (B) lesquels l’offrent au reste des convives venus à la maison des funérailles (C). Mais, la famille proche (frères et sœurs) du défunt (B) prépare un autre petit umu pour le conjoint (e) et les enfants du défunt (A) et c’est cet umu-là que le groupe (A) consommera. Cette dynamique de dons et de contre-dons rassemble le groupe de parenté qui vient de perdre un membre avec les ami(e)s qui les ont accompagnés lors du deuil.

Figure 2.4: Échanges d’un umu papaku

En plus des umu ta‘o destinés aux cycles et rituels de vie, dix autres curantos sont préparés pendant l’année en lien avec les fêtes religieuses. Ces curantos religieux sont appelés umu ‘atua6 et ils commémorent : la Semaine Sainte, la Sainte Croix, la Pentecôte, le Sacré Cœur de Jésus, Saint Pierre et Saint Paul, la Vierge du Carmen, l’Assomption de la Vierge, Saint-Michel, l’Immaculée Conception et Noël. Ceux-ci rythment l’année de fêtes catholiques-rapanui. Chaque umu est organisé par une famille différente, laquelle l’offre à tous les habitants de l’île, touristes y compris. Prenons pour exemple le curanto de la Semaine Sainte, auquel j’ai eu l’opportunité d’assister à trois reprises7.

6 On reconnaît le terme ‘atua des langues polynésiennes qui désigne Dieu depuis la christianisation, et qui désignait auparavant tout ou partie de ce qui touchait au surhumain. 7 Ces observations furent réalisées en 2009, 2011 et 2014. J’ai également participé à des curantos organisés au Chili continental entre 2005 et 2009, assistant au total à près de treize fêtes. Les curantos que j’appellerai « urbains » seront présentés dans le chapitre 6.

143

Première partie

Chaque année, Tamara et Paori aident la famille Teao Terongo à préparer l’umu qu’elle offre à la communauté. Cet umu marque la rupture des quelques jours de prohibition de consommation de viande durant la Semaine Sainte (l’interdiction de manger de la viande au cours de la Semaine Sainte est la version chilienne-rapanui du jeûne chrétien).

Tableau 2.1: umu atua de l’année 2011 Date Célébration Catholique Famille qui offre Dimanche de Pâques Fête de Pâques Famille Teao Terongo et branches: Moraga Teao, Teao Pakarati, Teao Manutomatoma, Haoa Teao, Calderón Teao, Avaka Teao. 03 mai Sainte-Croix Famille Araki 11 mai Pentecôte Famille Calderón Haoa et branches : Calderón Riroroko, Haoa Pakomio. 15 juin Sacré Cœur de Jésus Famille Ika Pakarati.

29 juin Saint Pierre et Saint Paul Les pêcheurs d’Hanga Piko

16 juillet Vierge du Carmen Famille Pakarati Araki et Famille Nahoe.

15 août Assomption de la Vierge Famille Araki Tepano (également fêté à Santiago du Chili, organisé par la famille Atan Hito et branches : Salinas Atan, Atan Cigarroa, Atan Concha) 29 septembre Saint Michel Famille Haoa Pakomio et branches : Haoa Riroroko, Haoa Hotus, Calderón Haoa, Haoa Hey, 08 décembre Immaculée Conception Famille Nahoe Paté [Avaka] 25 décembre Noël Famille Teao Terongo et branches (voir umu de la Semaine Sainte)

Dès notre arrivée sur le terrain familial où travaillent trois frères Teao Terongo avec leurs enfants et petits-enfants respectifs, nous prenons part au travail. Paori et moi allons aider le groupe des jeunes gens qui prépare l’umu pae, le « four » où les aliments seront cuits. Tamara de son côté, intègre le groupe des femmes qui prépare les aliments qui accompagnent les portions de viande : le po‘e, une sorte de pain ou pudding préparé à

144

Chapitre 2. La communauté insulaire

partir d’un mélange de farine et d’un autre ingrédient. Trois puddings sont ainsi préparés, un à la banane, un à la courgette, et un au manioc. Un groupe de cinq jeunes gens a déjà creusé le trou d’environ quatre-vingt centimètres de profondeur et quelques trois mètres de long pour deux mètres de large. L’on nous indique de choisir les pierres et de les laver (pierres qui avaient été déterrées du trou de l’umu pae de l’année antérieure). La pierre utilisée, appelée ma‘ea poro, est spécifique : sombre, légère, pleine de trous. Cette sorte de basalte vacuolaire est une pierre volcanique. C’est une boule de lave dans laquelle au cours du processus de refroidissement se forment de multiples petites cavités intérieures. Le terme poro fait référence à ces trous. Selon les Rapanui, elles conservent bien la chaleur, et surtout, elles n’explosent pas lorsqu’elles sont exposées à de très hautes températures. Alors que nous réalisons cette tâche, un autre groupe débite des bûches de bois à la scie électrique. Ensuite nous rangeons dans le trou les rondins de bois et les pierres afin de former un monticule. Sur une première couche de bois on en installe une autre composée de bois et de pierres. Pendant ce temps-là, les cousins les plus jeunes nettoient le terrain familial, coupant l’herbe, réunissant les feuilles sèches, etc., faisant du jardinage en attendant que les cousins plus âgés aient fini de construire le umu pa‘e. À midi passé, le feu est allumé. Les jeunes s’assoient autour de l’umu pa‘e allumé et ouvrent des bouteilles de bière. Les plus âgés sont assis sur la terrasse (tau pea) de la maison des défunts grands-parents autour d’une table garnie d’alcools. Les femmes, sous le toit d’un hangar finissent de préparer la pâte du po‘e. Deuxième étape : envelopper les aliments. Quatre des jeunes cousins sont partis pour découper les animaux. Avec Paori et Tamara, nous aidons à la préparation du po‘e. Reina, l’une des grandes sœurs (du groupe des jeunes gens) organise le travail tandis que sa tante maternelle la supervise. Reina enfonce ses mains dans un bol de préparation du po‘e et dépose la portion sur un morceau de papier aluminium qui sera plié pour former des paquets : « auparavant – me fait remarquer Tamara – cela se faisait dans des feuilles de bananier, mais maintenant, nous le faisons dans du papier aluminium ». Près de mille paquets ont été préparés. Une fois arrivés les morceaux de viande, le procédé est le même. Dans chaque morceau de papier aluminium une tranche de viande est déposée. Chaque paquet de viande est déposé sur un plateau métallique qui sera enterré ensuite avec les pierres chaudes (autrefois les morceaux de viande étaient cuits directement sur les pierres chaudes).

145

Première partie

Ensuite, nua Margarita, l’épouse de Simon Teao (le couple ayant convoqué le umu) invite tout le monde à partager la table pour déjeuner. La nuit tombée, il s’agit de laver l’umu pa‘e des restes de bois calcinés et de retirer les pierres incandescentes pour faire de la place afin de déposer les plateaux contenant les paquets de nourriture. Rapidement Tero, l’un des cousins, dépose une couche de feuilles de chou sur les braises et sur elles nous laissons tomber une première couche de pierres poro. Puis un premier plateau de métal sur celles-ci. Ensuite, nous déposons une nouvelle couche de pierres sur les paquets d’aliments, sur lesquelles nous disposons à nouveaux des plateaux. Quatre rangées de plateaux sont ainsi déposées. La vapeur commence à s’élever et le son des paquets de viande qui commencent à se chauffer, sur et sous les pierres, emplit l’atmosphère. Après la viande, nous déposons deux plateaux de paquets de po‘e. Une fois que tout a été bien disposé, Tero et Octavio (les grands cousins) couvrent le dernier plateau avec une bâche plastique et des sacs, débordant des contours du trou de l’umu pa‘e. Dernière étape : recouvrir le tout de terre. Le groupe de jeunes, composé par Octavio, Tero, John, Luis, Regino, Ietú (le plus jeune d’entre eux), s’assoit autour de l’umu : « Il faut surveiller que la vapeur ne s’échappe pas », me dit Paori. Ils vont passer la nuit à veiller autour de l’umu. Dimanche matin. À part deux des cousins, tout le reste de la famille Teao Terongo se rend à l’Église pour la messe du jour de la Résurrection. Celle-ci terminée, ils invitent le curé à bénir le curanto et à participer à la répartition des aliments. Pour participer à la distribution des aliments, les familles se déplacent jusqu’au terrain des frères Teao Terongo, situé dans le secteur de Te Hoe Manu. Ils arrivent munis de sacs en plastique pour réunir et emporter les paquets de nourriture offerte. Ensuite, chaque groupe se retire chez lui ou à la campagne. Seules quelques personnes entrent dans la propriété pour un déjeuner sur l’herbe. Lors du curanto de 2014, un groupe de musique égayait le festin. Les commentaires qui commencent alors à circuler sont importants pour les organisateurs : ils sauront si ce sont des compliments ou non. Un détail intéressant relatif à la répartition des paquets de nourriture concerne les quantités. J’ai pu observer que les personnes âgées, les koro et les nua, sont honorés par de plus grandes portions (deux, trois, quatre paquets de viande, trois, quatre, cinq paquets de po‘e), alors que le reste des personnes reçoit seulement un paquet de viande et un de po‘e. Les koro et les nua ont le droit de recevoir plusieurs fois tandis que le reste des

146

Chapitre 2. La communauté insulaire

personnes ne reçoit qu’une seule fois à manger, à moins d’être amis avec les répartiteurs de nourritures. Ceux qui ont travaillé les jours antérieurs se servent directement dans les plateaux, et comme les koro et les nua, ils ont accès à quelques mets qui ne sont pas distribués à tout le monde. Trois thons et une préparation au sang (sorte de boudin noir) ont été déposés dans le umu pa‘e la nuit précédente. Seuls ceux qui ont participé au travail les jours précédents peuvent en manger. Paori et d’autres récupèrent des portions pour chez eux. Paori apporte en plus quelques paquets de nourriture à sa mère, qui n’est pas venue assister au curanto.

2.4. Trois niveaux de coopération sociale dans l’umu

Dans cette description, nous pouvons distinguer une série d’aspects de l’actuelle société rapanui, où la notion de communauté prend forme et permet d’identifier des dynamiques de coopération et de compétition, d’unification et de division. La configuration familiale est remarquable. En premier lieu, il s’agit d’un groupe de frères et sœurs (Teao Terongo) qui convoquent leurs enfants et disposent d’eux pour le travail. Le groupe des frères et sœurs plus âgés et leurs conjoints supervisent le travail des jeunes et préparent les aliments à offrir. De leur côté, les jeunes se nomment primos « cousins germains » entre eux (l’ancien mot était taina) et respectent également une certaine hiérarchie d’âge et une division des tâches en fonction du sexe. Nous reconnaissons ainsi l’existence d’activités considérées comme masculines (préparer le umu, découper les animaux) et d’autres féminines (cuisiner le po‘e, préparer les paquets d’aliments). En second lieu, cet umu ‘atua annonce le type de relations établies et à établir dans le reste de la société insulaire. Dans la distribution des aliments, par exemple, nous avons remarqué les différences faites en faveur des anciens (koro et nua), de la famille et des amis par contraste aux autres personnes. Les premiers reçoivent un traitement de faveur en termes alimentaires alors que les autres ne reçoivent qu’une seule portion. Les relations sociales sont mobilisées dans la distribution de la nourriture comme l’avait déjà noté McCall (1980 : 9) : « chaque personne reçoit une portion appropriée à sa relation avec les hôtes » ; affirmation que j’ai pu vérifier lors du curanto de 2014. À cette occasion, je n’avais pas participé au travail les jours précédents et j’ai fait la queue pour recevoir une

147

Première partie

portion, comme de nombreuses personnes. J’ai reçu une portion de viande peu généreuse et peu de po‘e de la part d’une répartitrice de nourriture que je ne connaissais pas. Plus tard j’ai croisé Mariana qui me demanda si l’on m’avait bien servi. Je lui ai raconté, puis elle est allée voir sa cousine (répartitrice) et m’a fait signe de loin de revenir. Elle me servit une autre et succulente portion en faisant des réprimandes à sa cousine car j’étais un ami de la famille. J’ai aussi croisé Petero avec qui j’avais travaillé à d’autres curantos, Petero m’offrit deux pastèques. Les koro et les nua, une fois encore, avaient des assiettes débordantes de viande et de po‘e ainsi que des sacs pleins de nourriture à rapporter chez eux. Les touristes présents au déjeuner d’umu, et toute personne considérée comme étrangère ou du moins non familière reçoivent de petites portions de nourriture. En troisième lieu, la distribution d’aliments met en évidence des tensions au niveau communautaire. Le statut et le renom de la famille hôte est en jeu dans le cycle des curantos. Lors de ceux-ci, la famille démontre sa capacité à accumuler, à mobiliser et faire circuler des ressources. Selon Paori, durant le curanto, la famille démontre son puai, son pouvoir. Lors du curanto de la Semaine Sainte de 2011, la famille Teao Terongo a utilisé six bovins, six porcs, trois thons, deux cent kilos de kumā (patate douce), cent kilos de courges et deux cent kilos de banane pour le po‘e ; ainsi que d’autres matériaux comme le papier aluminium, les brins d’herbe (mauko) pour enrouler les thons et le bois. De plus, il a fallu la capacité de mobiliser une force de travail familial pour faire un curanto destiné à environ mille personnes. On dit que ce umu ‘atua est le premier curanto de l’année et permet de fixer le minimum acceptable en termes de quantité et de qualité de nourriture à distribuer dans les curantos qui suivront. Les dons fixent une sorte de norme à suivre par les autres familles qui organisent des curantos au cours de l’année. Le qu’en-dira-t-on dans le « courrier du moai » (la rumeur publique) exige une exécution exemplaire. On se souvient de curantos antérieurs par la quantité et la qualité des viandes distribuées ; mais l’on se souvient également de ceux qui furent moins généreux – ou dont la viande n’était pas bien cuite. Le jour suivant la distribution des aliments, Tamara se rend à l’hôpital pour demander un congé maladie. C’est là où elle reçut les premiers commentaires sur le curanto : « ton curanto était pas terrible, parce que maintenant il y a plusieurs personnes à l’hôpital avec des maux de ventre », lui dit-on ; ce à quoi elle répliqua : « au contraire, s’ils ont mal au ventre c’est parce qu’ils ont beaucoup mangé, et cela veut dire que le curanto a eu du succès ! ».

148

Chapitre 2. La communauté insulaire

Pour résumer, les umu ‘atua mettent en évidence une configuration de trois niveaux communautaires qui agissent ensemble. À un premier niveau, le groupe de parenté se regroupe et mobilise ses ressources. À un second niveau, la famille met en circulation des dons, qui dans un premier temps évoquent les relations entre donneur et receveur, et dans un second temps, ces dons seront à nouveaux mis en circulation, par exemple quand on a accumulé plusieurs paquets d’aliments pour rapporter chez soi et donner aux membres de sa famille qui n’ont pas assisté. Enfin, à un troisième niveau entre en jeu la reconnaissance publique (par les remarques et commentaires) de la qualité de ce qui a été offert et ainsi, du prestige de la famille.

2.5. Conceptions locales de la coopération : mahiŋo et umaŋa

Dans la langue rapanui il existe plusieurs concepts faisant référence à un ensemble d’individus en interaction et coopération, dont celui de mahiŋo. L’une des acceptions selon Englert (1948 : 466) se réfère à « un groupe d’individus qui est sous la tutelle d’une personne ». L’auteur ajoute que le concept renvoie à la famille, sans spécifier qui la formerait, ainsi qu’aux sujets (du temps des ariki). Actuellement, mahiŋo renvoie à un collectif qui se réunit avec un but précis. Le terme kaiŋa exprime l’idée d’un groupe de personnes (mahiŋo) qui habite et travaille une parcelle de terre ainsi que la notion de la parcelle de terre elle-même. Ensuite, hua‘ai possède exclusivement une signification de parenté, comme nous le verrons plus loin. Ainsi, dans la situation du umu ‘atua, nous reconnaissons ces trois catégories en opération. L’umu est effet préparé par un groupe de parents (hua‘ai) auquel s’ajoutent d’autres collaborateurs. Ils font partie du mahiŋo réuni sur un terrain familial (kaiŋa), en l’occurrence celui des Teao Terongo situé à Te Hoe Manu. D’un autre côté, il existe un concept qui fait référence à un ensemble de relations de réciprocité ou de don et contre-don que les personnes espèrent établir avec leurs alliés (familiaux et amicaux) : le concept qui est encore employé est umaŋa. Selon Englert (1948 : 508) « il correspond à un groupe ou bande qui a été convoqué pour une tâche ». Cependant il renvoie aujourd’hui davantage au rassemblement et à l’obligation d’aider les membres du groupe de parenté et les relations pour un travail déterminé. Dans ces travaux, les parents autant que les amis se réunissent en formant un mahiŋo dans l’intérêt d’un particulier ou d’une collectivité. Umaŋa est aussi l’acte de retourner une faveur par

149

Première partie

un service et/ou des produits. Mahiŋo et umaŋa trouvent alors leur expression contemporaine dans les moments de rassemblement tant lors des umu liés au cycle de vie que dans les umu ‘atua.

3. L’approvisionnement de l’île : une dépendance essentielle

À la vie sociale locale, cérémonielle et quotidienne, où certaines valeurs expriment un regard mélancolique vers le passé récent, s’ajoute un fait massif : l’île ne peut pas être considérée comme un endroit isolé du fait des rapports que la société a établis avec le Chili continental. Nous analyserons maintenant les mécanismes par lesquels l’île est approvisionnée de biens de consommation ainsi que les rôles que les familles rapanui installées au Chili continental ont dans ces relations. Les rapports continent-île sont aussi une part structurante de la société insulaire contemporaine.

3.1. L’arrivée de l’avion

L’aéroport de Mataveri est aujourd’hui le point d’entrée à Rapa Nui. Presque tous les jours les vols de la compagnie privée Lan-Chile font la liaison depuis Santiago de Chili. L’arrivée de l’avion est encore attendue comme une sorte de spectacle et quand il se produit un retard dans l’heure de l’arrivée prévue, rapidement les commentaires commencent à circuler dans les rues. Les horaires de l’arrivée organisent une partie du temps. L’avion est entendu de loin pendant qu’il s’approche de l’île et dans les rues le mouvement des voitures se dirige vers l’aéroport : les taxis, les mini-bus des entreprises de tourisme, les pick-up des gens de l’île, des scooters et parfois quelques hommes à cheval y vont. L’avion fait son apparition dans le ciel, soit depuis la côte sud, soit depuis la côte nord au-dessus du petit port de Hanga Piko. Le bruit des turbines est intense, on l’entend depuis tous les coins du village. Enfin, l’avion est là, sur la piste, et la foule est devant la salle d’attente, attendant que commencent à sortir les visiteurs et ceux qui reviennent. Des femmes rapanui sont à la sortie avec des colliers de fleurs et des coquillages pour la vente. Les premiers sont utilisés pour accueillir les visiteurs et les seconds pour souhaiter un bon voyage aux parents qui vont au Chili continental, ou aux touristes qui

150

Chapitre 2. La communauté insulaire

rentrent chez eux. Comme dans les curantos, les sentiments d’affection sont aussi exprimés dans la quantité de colliers que quelqu’un reçoit soit pour son départ, soit lors de son arrivée. Les passagers de l’avion commencent à arriver à la salle de réception de l’aéroport. Des agents des entreprises touristiques sont là, tenant parfois un panneau avec les noms des personnes qui avaient fait par avance une réservation de chambre d’hôtel. Les promoteurs touristiques et les fonctionnaires du Parc national sont aussi là pour donner de l’information concernant les services touristiques et les consignes de protection du parc. Les chauffeurs de taxis sont aussi là pour capter de nouveaux clients. Des Rapanui qui viennent d’arriver de Santiago sont à côté de la porte de réception en attendant leurs valises… de nombreuses valises qui sont remplies de marchandises achetées à Santiago, car plusieurs familles s’approvisionnent en nourriture et en objets divers depuis le Chili continental. En effet, le marché insulaire est approvisionné presque dans sa totalité en produits venus du Chili continental, aussi bien fruits et légumes que viandes, riz, farine, huile, etc. Avec le temps l’observateur s’aperçoit que presque tout ce qu’on mange sur l’île de Pâques vient du Chili continental, ce qui est révélateur de cette dépendance essentielle envers le Chili, car des biens qualifiés par la population d’« essentiels » sont importés. Deux modalités existent pour l’approvisionnement de l’île, deux voies qui montrent deux types d’articulation de la société insulaire avec le Chili continental, l’une qu’on peut appeler institutionnelle, celle des commerçants sur place et de l’État qui font le travail d’importation de marchandises ; et l’autre que nous pouvons appeler familiale, où les membres des familles qui habitent à Santiago envoient des marchandises à leurs parents sur l’île. Nous verrons par la suite que ces deux modalités sont complémentaires mais la seconde fait usage de stratégies tout à fait inventives en utilisant par exemple, le poids maximal de bagages autorisé par la compagnie. Les touristes deviennent très souvent des agents d’approvisionnement de familles rapanui et de temps en temps même du marché local.

3.2. Les cargos, les commerçants et la politique d’État

Les flux de marchandises du Chili continental vers Rapa Nui ont une caractéristique qui pour nous est très significative de la situation insulaire : il s’agit de l’approvisionnement des biens de subsistance. L’État du Chili jusqu’en 2013 avait une

151

Première partie

politique bien définie envers les régions « isolées » du nord et du sud du pays et Rapa Nui semblait à ce moment être un lieu emblématique car elle était l’un des rares endroits du pays qui disposait d’un plan d’approvisionnement annuel et d’un magasin de l’État : l’Entreprise d’Approvisionnement de Zones Isolées (EMAZA pour ce sigle en espagnol). EMAZA est restée active à Rapa Nui jusqu’en 2013, date à laquelle la prépondérance du commerce privé a entraîné son retrait. Créée au cours des années 1960 sous le nom d’ECA (Entreprise de Commerce Agricole), c’était l’organisme d’État chargé de l’approvisionnement des zones où le commerce privé n’était pas encore développé, situation qui a radicalement changé à Rapa Nui depuis les années 2000, comme nous l’avons évoqué. Dans son rapport annuel de 2009, EMAZA stipulait que son objectif dans l’île de Pâques était d’« assurer l’approvisionnement ininterrompu de produits essentiels pour la population » (EMAZA 2009 : 6). À partir de cela, deux faits doivent être soulignés. D’une part, par notre enquête de terrain sur les biens utilisés, on peut constater que la majorité des aliments et autres biens de consommation proviennent du Chili continental. D’autre part, tous les Rapanui en sont conscients. Quand j’ai demandé aux Rapanui l’origine des aliments, ils m’ont tous répondu qu’ils venaient du continent. Il en va ainsi de la viande, des légumes, des aliments en conserve, de la farine, du sucre, du sel, des pâtes, du riz, entre autres. Dans le rapport d’EMAZA, on apprend aussi que « pendant l’année 2008 une série de produits périssables ont commencé à être commercialisés tels que les œufs, les yaourts, les jus, la viande de poulet, les pâtes, la viande hachée, etc. […] qui ont été très appréciés par la population ». (EMAZA 2008 : 14). Le rapport d’EMAZA pour 2009 ajoute : « …sur l’île de Pâques, une base mixte d’à peu près 500 articles d’usage et de consommation habituelle, dont le gaz liquéfié dans des bonbonnes de 45 kilos. » (EMAZA 2009 : 15). Mais, en 2012, le décompte est descendu à deux cents articles environ (EMAZA 2012 : 11). Les insulaires considèrent que l’approvisionnement est un devoir de l’État. Cela a une connotation politique et historique. Mes interlocuteurs disent que l’État s’est engagé à favoriser le développement et le bien-être économique et social de l’île depuis le jour de l’annexion en 1888. En ce sens, pour eux, l’accès aux biens d’origine étrangère est synonyme de développement. Cette perception a un autre effet. Il s’agit de la valeur que les insulaires donnent aux marchandises qui arrivent du continent et aux marchandises produites dans l’île même. En premier lieu, les aliments continentaux sont consommés au quotidien et les Rapanui ne remettent pas en question les effets du changement du régime alimentaire ni les effets de la dépendance par rapport au continent. L’arrivée de nourriture

152

Chapitre 2. La communauté insulaire

depuis le Chili continental est la responsabilité de l’État, du commerçant et des bateaux. Mais, semble-t-il, cela a poussé les Rapanui à moins produire d’aliments et les a rendus plus dépendants des recettes du tourisme pour s’approvisionner sur le marché. En général, les activités économiques traditionnelles sur Rapa Nui reposent sur l’agriculture à petite échelle. Les habitants ont un jardin pour la consommation domestique et ils conservent un excédent pour la vente. Ils pêchent soit sur la côte pour la consommation domestique, soit en haute mer, activité plus commerciale. Aujourd’hui l’activité économique principale est le tourisme. Une grande partie de la vie sociale tourne autour de celle-ci, car le tourisme est le secteur par excellence qui injecte de l’argent dans les économies domestiques. En étroite relation avec le tourisme, une petite industrie locale d’artisanat en bois, pierre ou corail, a proliféré. La figure le plus souvent reproduite est bien entendu celle des moai. Aujourd’hui les activités économiques traditionnelles ont une valeur identitaire importante, comme nous l’avons vu avec le cérémonial du four umu. En effet, dans les fêtes comme les baptêmes, les mariages ou les anniversaires, les aliments privilégiés sont les aliments produits localement, par les plantations de patate douce ou de taro, par l’élevage local de bœuf ou la pêche des poissons valorisés comme le thon. Les spécialités locales acquièrent donc parfois une connotation rituelle dans les dons opérés lors des « curantos ». L’impact de cette dépendance sur la vie insulaire est évident. D’une part, la performance économique et la consommation à Rapa Nui ont été affectées historiquement par cette dynamique des flux. Il y a bien à la fois un changement dans les produits qui sont consommés mais aussi dans certains modes de consommation qui accordent un plus grand prestige à ce qui provient du continent. C’est le cas des matériaux destinés à la construction, aux infrastructures, aux transports (les voitures et leurs pièces de rechange, les bateaux), à des technologies diverses et aux vêtements. Cette évidente dépendance matérielle s’exprime aussi dans les représentations. De temps en temps et quand la société insulaire s’est vue confrontée à des conflits politiques avec l’État, ou même avec la compagnie aérienne qui a le monopole de la liaison, certains discours des autorités ou des gens de la rue craignent qu’il se produise un désapprovisionnement de l’île. Le retard de l’avion ou des bateaux, les modifications du poids maximum autorisé pour les bagages dans les avions ou les mouvements de protestation qui ont impliqué l’occupation de la piste de l’aéroport, toute cela réveille la peur de manquer des « biens essentiels ». Récemment une grève des fonctionnaires de la

153

Première partie

Direction Générale de l’Aéronautique a bloqué tous les aéroports du pays pendant quatre jours. Dans ce contexte, le maire de Rapa Nui, Pedro Edmunds Paoa, a fait la déclaration suivante dans les media du Chili :

Malheureusement les quatre jours où on n’a pas eu d’avion […] nous ont montré très clairement que même si nous avons un lieu qui fait rêver, nous avons aussi un paradis isolé et précaire, et pourquoi ne pas le dire, abandonné […] la réalité est catégorique : on a souffert du désapprovisionnement des produits frais qui arrivent tous les jours par la LAN [Ligne Aérienne Nationale]. (Revista Caras 2016).

La fermeture d’EMAZA en 2013 a répondu à deux situations vécues par la société insulaire qui indiquent l’installation de Rapa Nui dans un réseau plus global de circulation de marchandises. D’abord la prolifération dans le commerce local des magasins du type épicerie ou supermarché aux mains de Chiliens continentaux, et ensuite la logique néo- libérale du gouvernement de l’époque, pour qui l’État ne doit pas intervenir dans l’initiative privée. Dans le rapport de la fermeture de l’entreprise étatique, il est signalé que son existence ne se justifie plus dans la mesure où le marché local de l’île est approvisionné par des commerçants locaux (Loi 20.693). Selon le rapport d’EMAZA (2010 : 11) pour l’année 2010, les ventes avaient diminué de 25,8%, en 2011 de 42,6 % (EMAZA 2011 : 11) et en 2012 de 53,1 % (EMAZA 2012 : 11). Parallèlement à cette baisse des ventes dans le magasin d’EMAZA, de nouveaux locaux commerciaux se sont ouverts. C’est ainsi que, si en 2004 la Municipalité avait donné l’autorisation d’ouverture de cinq magasins du type épicerie ou supermarché (Municipalidad de Isla de Pascua 2004), en 2011 elle a donné dix-sept permis commerciaux et dix permis pour la vente d’alcools (Municipalidad de Isla de Pascua 2014). Ainsi la fermeture d’EMAZA peut être vue comme la fin d’une conception qui construisait Rapa Nui comme une localité isolée en ce qui concerne l’approvisionnement. Aujourd’hui, l’île est reliée au Chili par des nombreux vols quotidiens et par trois bateaux d’approvisionnement qui débarquent tous les trois mois. Il faut signaler que deux de ces bateaux sont la propriété d’entrepreneurs d’origine rapanui. Néanmoins, à Rapa Nui il n’y a pas de port, et le débarquement des cargos se fait en mer, avec des barges qui font le trajet entre l’embarcadère de Hanga Piko et le bateau qui reste à quelques milles de la côte. Les installations de Hanga Piko sont minimales : trois hangars dont le plus grand fait 1600 m2, une grue, un camion-grue, un camion chariot élévateur et trois barges de dix mètres de long sur quatre mètres de large et qui peuvent transporter cinq containers

154

Chapitre 2. La communauté insulaire

chacune. En 2008 par exemple, dix-huit cargaisons ont été débarquées sur île, ce qui correspond à plus d’un bateau par mois – changement radical si l’on compare à l’arrivée des bateaux tout au long du XXe siècle (cf. annexe A). Cependant, ce contexte de liaisons a créé un autre type de dépendance envers le Chili. Il est important de signaler que, malgré la forte dépendance à l’égard des biens et marchandises venus depuis le Chili continental, et surtout des produits alimentaires, toutes les activités économiques se complètent au niveau familial. Ainsi une personne peut aller vers l’uta (la parcelle agricole en dehors du village), dont elle obtient une partie de son alimentation quotidienne avec la patate douce et le taro, elle pêche pour la consommation familiale, fait de l’artisanat pour la vente et loue quelques chambres aux touristes de temps en temps. Les femmes, de leur côté, en plus de fabriquer des objets artisanaux comme les colliers de coquillages ou de fleurs, s’occupent aussi du commerce et de l’administration hôtelière. Nous constatons donc qu’existe une complémentarité productive et une articulation avec les flux de marchandises qui arrivent depuis le continent, plus qu’une dépendance passive des Rapanui. Ce dernier aspect relève des stratégies des familles rapanui pour s’approvisionner en biens et marchandises qui contournent le marché établi et qui font usage des avions et des bagages des touristes.

3.3. Combien de kilos avez-vous dans votre valise ?

Aéroport Arturo Merino Benitez, Santiago du Chili. La file d’embarquement est longue, les passagers regardent leurs billets et leurs passeports en vérifiant que tout soit en ordre, chacun pousse son caddie pour transporter ses valises. Certains ont deux, trois, jusqu’à cinq valises et ceux qui en ont plusieurs sont en général les Rapanui qui rentrent à l’île de Pâques, valises pleines de marchandises et de cadeaux. Un accord entre l’entreprise LAN et le gouvernement local de l’île de Pâques permet de transporter 46 kilos par passager au lieu de 23 kilos comme c’est le cas pour d’autres voyages vers d’autres destinations. Cette politique de poids ne suffit pas toujours, outre qu’elle n’est pas connue par tous les voyageurs, et certains Rapanui viennent à l’aéroport pour chercher des gens qui puissent leur transporter des valises pleines de marchandises. La plupart des voyageurs acceptent la demande des Rapanui.

155

Première partie

C’est de cette manière que certaines familles de l’île s’approvisionnent en légumes frais et en autres biens, certains destinés à la vente à Rapa Nui. Juan, qui vit au Chili continental depuis quelques années m’explique :

De cette manière je ne paie pas les charges de transport et peux envoyer à ma nièce des produits frais pour qu’elle les vende sur l’île. Parfois j’arrive à envoyer 200 kilos de fruits et légumes avec le poids non utilisé par les touristes.

Sur l’île de Pâques, Karla, la nièce de Juan, a commencé à monter un petit marché de fruits et de légumes dans la cour de sa maison. Tous les trois jours, son oncle lui envoie des marchandises dans des valises et sacs apportés par des touristes. Or les fruits et légumes, et d’autres marchandises envoyées par l’oncle, ne sont pas seulement destinés à la vente. Une sœur de Juan m’explique qu’elle prépare une fois par mois une liste avec des produits qui s’achètent moins chers au Chili continental : le riz, la farine, la lessive en poudre ; et son frère les lui envoie : « comme ça j’arrive à vivre avec les prix du Chili », m’explique la sœur de Juan. Une fois que Karla a réceptionné l’envoi de son oncle, elle sépare les marchandises en deux groupes, celles qui seront distribuées parmi sa famille (pour sa mère et pour son frère) et celles qui seront vendues : « mon idée est d’arriver à vendre au prix du Chili », m’a dit Karla. Le commentaire fait par Karla concernant les prix est indicateur du coût de vie à Rapa Nui, plus cher qu’au Chili continental, mais la modalité d’approvisionnement est révélatrice de l’articulation que les familles rapanui ont établie entre les membres qui habitent sur Rapa Nui et ceux qui sont au Chili continental. Le corollaire le plus remarquable de cette articulation familiale est que les liens entre les membres sont maintenus et qu’aujourd’hui les moyens de transport permettent un contact plus fréquent, malgré la distance. Ainsi, ce qui semblait être une communauté insulaire isolée est maintenant conçu comme une communauté bilocale dont les interdépendances économiques et sociales font partie d’un réseau de circulation des gens et des marchandises. Il convient de garder cette interprétation à l’esprit car nous y reviendrons plus en détail dans la deuxième partie de cette thèse.

4. L’espace ouvert : l’île touristique

Avec la fin de l’enfermement (1966), Rapa Nui est devenu un lieu d’attraction touristique. Nous étudions maintenant les articulations économiques et identitaires des

156

Chapitre 2. La communauté insulaire

Rapanui avec ce nouveau contexte touristique. « La culture » devient à la fois un discours identitaire et une marchandise à vendre aux touristes. Dans ce contexte de valorisation touristique de « la culture », un processus de renouveau culturel, dont l’île de Tahiti est source d’inspiration, commence à se développer. Déjà en 1935, le Chili avait transformé près de 43% de la terre en Parc national pour éviter le pillage archéologique et, en 1995, l’UNESCO a classé l’île comme un « musée à ciel ouvert » et l’a inscrite au « patrimoine de l’humanité » (Rochna 1996).

4.1. Le regard extérieur sur un « idéal d’authenticité »

Une étude visant à redéfinir les perspectives de développement de l’île, menée par l’Université Catholique de Valparaíso et la Municipalité de l’île de Pâques et à laquelle ont participé des intellectuels locaux et du continent, signale que les facteurs d’attraction de l’île sont le climat subtropical, le paysage de plaines et volcans ainsi que ce que les auteurs nomment le « patrimoine vivant », c’est-à-dire la population autochtone de l’île aux côtés des vestiges archéologiques de l’ancienne société (Arancibia 2009). Toutefois un des chapitres de la même étude, dont l’auteur est le maire de Rapa Nui, montre que les visiteurs expriment avant tout un intérêt à visiter les ruines du passé (Edmunds et al. 2009 : 167). Dans ce contexte, le rapport propose de développer d’autres « attractions » dont quelques-unes basées sur la valorisation d’une « culture vivante », définie comme « les usages, les attitudes, les croyances et les coutumes des insulaires » (Edmunds et al. 2009 : 162). Nous avons noté que, dans les années de développement du tourisme, un processus de renouveau culturel est venu prendre place au sein de la société insulaire. C’est dans ce contexte que les Rapanui ont créé de nouvelles attractions issues de ce qu’ils appellent la « cultura viva », la « culture vivante », c’est-à-dire une série de manifestations culturelles sous forme de spectacles de musique, de danse, de peinture corporelle, de compétitions sportives. Ce constat est cohérent avec l’opinion du maire de Rapa Nui, Pedro Edmunds selon lequel :

La culture locale se manifeste dans diverses activités comme la fête de la Tapati Rapa Nui, les curantos et autres célébrations qui sont également très attractives pour les visiteurs. (Edmunds et al. 2009 : 163).

157

Première partie

Selon le maire, ce vers quoi devrait tendre le développement du tourisme, c’est « arriver à ce que le touriste voyage sur l’île pour vivre l’expérience Rapa Nui et pas seulement connaître les quelques sites archéologiques et un beau paysage » (Edmunds et al. 2009 : 171). Autrement dit, les moai, images omniprésentes dans l’imaginaire sur l’île de Pâques, font de l’ombre aux habitants autochtones de l’île. Grant McCall atteste que dans les années 1980 (moment de son deuxième projet de recherche) il a eu connaissance de cette même préoccupation et les Rapanui étaient conscients que les touristes ne venaient pas pour les connaître tels qu’ils sont, comme cela pouvait être le cas à Tahiti :

Quand un tract touristique a vu le jour à l’île Pâques, il montrait les têtes de pierre et les plateformes cérémonielles, alors qu’une publication similaire représentant Tahiti, qui a vu le jour à Rapanui, montrait les gens comme principale attraction. Beaucoup de Rapanui ont vu en cela la preuve que même si les étrangers appréciaient leur île, ce n’était pas pour les gens qu’ils venaient ; les étrangers visitaient Rapanui [sic] pour ce qu’il restait des ancêtres décédés il y a fort longtemps, ou pour découvrir des fantasmes n’ayant jamais existés, alors que les gens qui se rendaient à Tahiti le faisaient pour le charme et la sérénité des Tahitiens eux-mêmes. (McCall 1998 : 126).

Une autre étude, cette-fois-ci préparée et financée par l’UNESCO (ORLEAC/ UNESCO 2011) cherchant à promouvoir le développement du tourisme « durable », révélait une fois encore l’importance que devrait acquérir le « patrimoine vivant » de Rapa Nui. Dans cette analyse, l’articulation entre valeur archéologique patrimoniale, habitants autochtones et attraction touristique du lieu nous donne à entendre que c’est sous cette triade que le tourisme a été développé sur l’île depuis dix ans. Par ailleurs, nous constatons que la « mise en tourisme » de l’île de Pâques avec cette triade répond plutôt bien à la grande perspective de l’ONU sur ce qu’on appelle le « tourisme culturel » :

L’attrait de l’île comme destinée touristique ne tient pas aux ressources naturelles ni même à son archéologie, mais à sa singularité culturelle : tout en étant l’île habitée la plus isolée de notre planète, elle offre la particularité que son patrimoine archéologique ne soit pas seulement un souvenir ou un mémorial du passé mais également une culture vivante, car elle fait partie de la vie quotidienne des personnes et des familles rapa nui [sic], qui cohabitent et interagissent avec leurs ancêtres […]. L’île de Pâques avec ses ahu et moai, mais sans le peuple Rapa Nui [sic], n’aurait pas la moindre partie de son charme comme destination touristique, qui serait réduit à une zone éloignée avec des ruines archéologiques […]. Par ailleurs, [l’île] habitée par un peuple polynésien sous la souveraineté d’un pays latino-américain qui lui reconnaît son caractère d’indigène, mais sans les ahu, moai et

158

Chapitre 2. La communauté insulaire

toutes les autres richesses archéologiques, n’aurait pas d’attrait majeur que ne puisse offrir n’importe quel autre peuple indigène. (Calderón & O’Ryan 2011 : 126 ; c’est moi qui souligne).

Cette opinion tirée d’un rapport produit par UNESCO montre que Rapa Nui est aujourd’hui construite sous l’angle de ce que Cécile Cravatte appelle un « idéal d’authenticité » :

Le mythe de l’autre authentique repose sur l’idée que l’« autre » visité appartient à un groupe authentiquement social, un groupe prémoderne, prémarchand, holistique, harmonieux et bienveillant. L’autre authentique est lié à la pureté et à la nostalgie de formes de vie perdues dans nos sociétés. (Cravatte 2009 : 606).

Cet idéal construit par le regard extérieur conjugue donc d’un côté un savoir accumulé dans le temps sur « les mystères de île de Pâques » constitués par les vestiges du passé et surtout les moai, de l’autre la présence d’un peuple en train de construire une identité en regardant un passé reconstitué, et enfin la confusion entre éloignement géographique et isolement culturel. Comme nous le rappelle Eriksen (1993a), les îles sont imaginées comme réservoirs d’authenticité culturelle due à leur supposé isolement, à un manque de contacts avec d’autres sociétés. Ces trois éléments (imaginaire du mystère, fabrication de signes identitaires et isolement comme rhétorique) configurent cette nouvelle situation insulaire d’une île touristique. Ces discours méritent une évaluation critique.

4.2. Une île isolée ? Le nombre de visiteurs

Entre 1967, date que Porteous (1981) indique comme marquant le début de l’ère du tourisme, et 2009, date à laquelle nous avons commencé notre recherche à l’île de Pâques, l’activité touristique s’est immiscée dans presque tous les aspects de la vie insulaire. Selon le rapport présenté par l’Easter Island Fondation (2006 : 86) en 2006, 91% de l’économie insulaire dépendrait du tourisme. Toutefois les transformations ne se limitent pas seulement à des aspects économiques, sans doute fondamentaux, mais également à des changements d’ordre démographique, culturel et politique, comme nous allons l’étudier dans cette section. Au cours de l’année 2015, Rapa Nui a été visitée par près de 100 000 touristes, chiffre emblématique car il avait été défini en 2002 comme la limite de la « capacité de charge »

159

Première partie

de l’île (Tuki in Cloud 2012)8, ce qui pose aujourd’hui une série de problèmes quant à l’avenir de l’industrie touristique et la question de la qualité de vie sur l’île. Nous ne prétendons pas formuler ici des conclusions précises concernant la capacité de charge de l’île, une étude technique spécialisée serait nécessaire pour cela, pas plus que ne proposons des alternatives pour l’élaboration de plans et de programmes, ce que proposent déjà les ouvrages précités (Arancibia 2009 ; ORLEAC/UNESCO 2011). Ce que nous voulons analyser ici est l’évolution du flux touristique dans le temps et les effets qu’il a eu sur la société rapanui, autrement dit, les procédés d’adaptation, de création et de changement culturel concomitant à ce nouveau contexte insulaire. Les statistiques officielles du flux de touristes que le Service National de Tourisme (SERNATUR) publie chaque année servent de référence pour calculer l’évolution du nombre des visites que l’île reçoit, mais elles sont aussi porteuses de quelques points restés dans l’ombre. En premier lieu il n’existe aucun registre unitaire ni systématique des arrivées ou du temps de séjour des visiteurs. SERNATUR travaille à partir de trois sources pour réaliser ses estimations. La première provient de la CONAF, la Corporation Nationale Forestière, qui administre le Parc national. Ce chiffre rend compte du nombre de personnes qui entrent dans le Parc où se trouvent les sites archéologiques emblématiques de l’île. La seconde information est donnée par les services hôteliers et rend compte du nombre de lits occupés par nuit. La troisième source correspond au registre de l’Inspection Aéronautique qui transmet le nombre d’arrivées et de sorties des voyageurs par voie aérienne quotidiennement. Les données respectives de chaque source ne coïncident pas toujours, et c’est pour cela qu’il n’y a en réalité aucune certitude quant au nombre de touristes arrivés chaque année : tous les voyageurs ne paient pas l’entrée du Parc national ; tous les voyageurs ne sont pas forcément logés dans des hôtels ; tous les voyageurs n’arrivent pas exclusivement par avion, la grande majorité le font, mais des croisiéristes de luxe passent deux ou trois fois l’an ainsi que quelques rares voiliers. À partir des estimations réalisées par le Service du Tourisme (SERNATUR) et de l’information trouvée de façon dispersée dans des rapports municipaux et des résumés annuels de l’Easter Island Fondation, nous avons pu établir un graphique de l’évolution du nombre des visiteurs dans le temps. Dans le tableau ci-dessous nous présentons toutes

8 En écologie la capacité de charge est la taille maximale de la population d’un organisme qu’un milieu donné peut supporter ; « appliquée à l’espèce humaine, cette définition renvoie à la notion de seuil critique de densité de population que peut supporter un espace donné, seuil à ne pas dépasser au risque d’endommager le milieu naturel et de compromettre la pérennité de activités économiques faisant vire cette population » (David 1999 : 8).

160

Chapitre 2. La communauté insulaire

les données chiffrées que nous avons été en mesure de trouver concernant le nombre de visiteurs à Rapa Nui entre 1967 et 2015, en séparant lorsque c’était possible le nombre de visiteurs nationaux et internationaux.

Tableau 2.2: Historique des visiteurs arrivés à Rapa Nui (1967-2015) Année Nationaux Etrangers Total Année Nationaux Etrangers Total 1967 444 1996 10.586 1968 1.575 1997 17.000 1969 1.851 1998 16.231 1970 8.192 1999 14.833 7.771 22.604 1971 11.403 2000 16.626 9.244 25.870 1972 3.000 806 3.806 2001 14.923 7.727 22.649 1973* 4.718 916 5.634 2002 3.660 13.645 17.305 1974 1.686 1.070 2.756 2003 3.571 15.030 18.601 1975 1.075 3.225 4.300 2004 5.281 17.103 22.384 Pas de données entre 1976 et 1985 2005 6.889 20.505 27.394 1986 3.564 2006 8.621 21.730 30.351 1987 4.163 2007 7.974 28.438 36.412 1988 4.018 2008 11.260 27.786 39.046 1989 700 4.307 5.007 2009 13.358 27.562 40.920 1990 4.961 2010 13.425 21.069 34.494 1991 6.449 2011 12.963 20.650 33.543 1992 5.498 2012 16.050 24.163 40.213 1993 7.203 2013 30.365 28.094 58.459 1994 7.188 2014 80.000 1995 10.161 2015 100.000

Sources: Porteous (1981), Rapa Nui Journal (1986-2001), Anuario de Turismo (SERNATUR 1999-2014)

Figure 2.5: Graphique de l’évolution du nombre de touristes arrivés à Rapa Nui (1967-2015)

161

Première partie

À partir de ces données systématisées dans le graphique nous pouvons observer plusieurs phénomènes qui méritent d’être commentés. En premier lieu, en observant l’ensemble des données, nous détectons une augmentation progressive des visites entre 1967 et 2015 à partir de l’inauguration de la ligne aérienne, avec des variations importantes (baisse ou augmentation) à des moments bien précis que nous allons expliquer. Par ailleurs, en distinguant les données par origine des visiteurs, nationaux ou internationaux, nous pouvons identifier d’autres fluctuations du nombre de visites. Ces deux variations (selon les époques et en fonction de la nationalité) peuvent être expliquées par les fluctuations de l’économie chilienne, de l’économie internationale ainsi que par les conjonctures politiques d’envergure nationale ou internationale. Cette analyse nous permet de déboucher tout d’abord sur la compréhension de l’articulation entre la migration de type touristique et les fluctuations politiques et économiques globales. Examinons en détail les fluctuations du nombre de visiteurs. Le premier élément à considérer est que nous n’avons pas pu obtenir de détails concernant les nationalités des visiteurs pour les périodes 1967-1971 ni pour les années 1986 à 1998. Cependant nous connaissons grâce à d’autres sources la composition du premier groupe de visiteurs venus avec le premier vol de 1967, des touristes français et nord-américains ainsi que quelques journalistes chiliens (Laroche 1967). Le plus remarquable à ce moment-là est une hausse de visites de 28% en un an (1967-1968) et le franchissement de la barrière des 10 000 visites en 1970. Plus tard, nous avons détecté une importante baisse au cours de la période 1972-1975 ainsi qu’une absence de données pour la période 1976-1985. Rappelons que le manque de données et la chute du nombre de visiteurs tient au contexte de dictature militaire chilienne (1973-1989)9, qui a affecté sans l’ombre d’un doute le flux touristique. Plus de vingt années doivent s’écouler pour retrouver le chiffre touristique de 1971. La barrière des 10 000 visiteurs est à nouveau franchie en 1995.

9 En général les Rapanui ne gardent pas de souvenirs pénibles de la dictature chilienne, au contraire de ce qui peut être le cas sur le continent en raison de la sanglante répression qui s’était abattue contre les civils (tortures, disparitions forcées, exils forcés). À Rapa Nui, la figure du dictateur Augusto Pinochet est ambivalente. On se souvient de lui comme le premier chef d’état à visiter l’île, comme de celui qui a offert les premières maisons en dur et celui qui a octroyé des aides pour la construction de celles-ci. Mais aussi, on se souvient de lui comme de celui qui a interdit plus fortement qu’auparavant l’usage de la langue autochtone et de tout autre symbole qui exprimait une identité non chilienne (la troupe de théâtre Mata Tuu Hotu Iti fut interdite et ses directeurs mis en prison), et aussi comme celui qui a signé le décret qui a transformé l’usage collectif de terres en propriété privée individuelle. C’est pendant la dictature que le Conseil des Anciens s’est constitué justement pour faire barrage à la politique foncière menée par le dictateur (cf. Delsing 2009).

162

Chapitre 2. La communauté insulaire

Bien que l’augmentation du nombre de touristes internationaux comme nationaux soit progressive nous remarquons quelques chutes importantes aussi entre les années 1997- 1998, 2002-2003 et 2010-2011. Toutes ces chutes coïncident avec une crise économique mondiale ou avec d’autres évènements d’importance mondiale. La chute de 1997-1998 coïncide relativement bien avec la dénommée crise asiatique10 ayant particulièrement affecté l’économie chilienne (l’absence de données distinguant internationaux et nationaux nous empêche de déterminer précisément quel groupe de visiteurs s’amenuise cette année-là). La baisse de 2002-2003 correspond à la chute au niveau mondial de l’industrie touristique entraînée par les attentats terroristes survenus aux États-Unis en 2001 (cf. Goodrich 2002 ; Baker 2014). Les données pour 2010-2011 renvoient à la crise étatsunienne des subprimes11 qui entraîna un ralentissement de l’économie mondiale. Si nous observons maintenant uniquement les données des touristes nationaux (Chili), nous identifions une progressive augmentation dès 2002 puis un grand saut entre 2007 et 2013. Les fluctuations à la baisse de 2007 et 2011 ont lieu lors des périodes de crise signalées. La sensation d’invasion dont les Rapanui m’ont fait part lors des séjours d’enquête de terrain apparaît comme concomitante avec la stabilité des visites entre 2009 et 2010 et l’augmentation détectée entre 2011 et 2013. Cette année-là les visiteurs nationaux ont dépassé le nombre de visiteurs étrangers, phénomène ayant déjà eu lieu entre 1999 et 2001, année où se sont produites les mobilisations sociales de protestations que nous analyserons plus tard. Malheureusement nous n’avons pas pu estimer l’origine des visiteurs des années 2014 et 2015, moment où l’augmentation des visiteurs d’une année à l’autre est de l’ordre de 30%, jusqu’à atteindre la limite de capacité de charge (estimée à 100 000 personnes) en 2015. L’explosion du nombre de visiteurs à partir de 2011 s’explique également par l’intensification de la fréquence des vols. En premier lieu l’ouverture par LAN de la ligne Lima-île de Pâques en haute saison et de deux vols quotidiens Santiago-Rapa Nui en janvier et février (congés annuels d’été au Chili). À partir de ces éléments, on peut formuler deux remarques. La quantité de touristes augmente dans le temps au fur et à mesure de l’embellie économique nationale et internationale, ce qui explique l’envolée du nombre de visiteurs nationaux à partir de 2008. Elle décroit dans les moments de crises économiques. Tout porte à penser que le

10 Pour une analyse économique des effets de cette crise, cf. CEPAL (1998). 11 Pour une analyse sur les effets de ces crises au Chili, cf. Manuelito et.al (2009).

163

Première partie

flux de visiteurs continuera de croître tant que l’économie sera en bonne santé au Chili et que des évènements de l’envergure de ceux de septembre 2001 n’affectent pas à nouveau le flux touristique à échelle internationale.

4.3. Le contexte social du tourisme

La hausse du nombre de visiteurs va de pair avec quatre autres phénomènes, d’ordre économique, démographique et écologique et enfin relatif aux imaginaires. Le premier phénomène, d’ordre économique, est relatif à l’importance que les activités dérivées du tourisme prennent au sein de l’économie domestique. Porteous (1981) et Shackley (1997) ont détecté que les insulaires ont progressivement réduit leur production agricole pour commencer à s’investir dans l’économie touristique naissante. Ce lien a été favorisé par ce que nous avons auparavant nommé « la colonisation sans colons » (cf. chapitre 1). Principalement parce que les insulaires ont gardé un important contrôle sur les terres du village et ont également acquis un contrôle relatif sur les nouveaux territoires en utilisant la politique foncière de l’État. Le résultat direct de cela est que nombreux sont ceux qui ont commencé à recevoir de nouveaux visiteurs dans leur propre maison et faire payer le séjour. Peu à peu quelques-uns ont agrandi leur maison ou ont construit des chambres individuelles à louer. Avec le temps, les insulaires sont devenus des agents hôteliers. En parallèle, la réduction des activités agricoles a provoqué, comme nous l’avons signalé plus haut, un nouveau type de dépendance envers le Chili, une grande partie des aliments commençant à être importés. Le second phénomène est d’ordre démographique et écologique. Pendant l’été, la forte affluence des visiteurs met en péril l’accès à des ressources limitées. Ainsi un jour considéré comme « normal » de haute saison prévoit l’arrivée de deux avions ce qui fait souvent plus de 600 passagers, saturant les services de première nécessité comme l’eau potable et l’électricité. À partir des chiffres des études du Service de Tourisme (SERNATUR 2013) nous pouvons considérer que la population totale de l’île est facilement doublée en haute saison (un visiteur restant entre trois et sept jours). Le troisième phénomène concerne les représentations que les Rapanui ont construites en fonction des origines des touristes et les comportements adoptés face au marché des attractions touristiques locales. Il se dit que les touristes nationaux emportent dans leur valise de grandes quantités d’aliments pour réduire le coût de la restauration, ce qui aux

164

Chapitre 2. La communauté insulaire

yeux des insulaires implique moins d’entrées d’argent sur le marché local. Ainsi l’augmentation du nombre des visiteurs nationaux n’entraîne pas vraiment pour les locaux une hausse des recettes de l’économie domestique des familles contrôlant les ressources- clés. Les touristes internationaux – surtout européens et nord-américains – en revanche, sont perçus comme porteurs de richesses et d’avancées technologiques. Selon la comparaison faite entre les deux types de touristes, les « Chiliens » seraient constamment en train de marchander alors que les étrangers paieraient le prix qui leur semblerait juste. Les Chiliens continentaux sont soumis à un processus de différentiation où ils se voient symboliquement diminués et méprisés par rapport aux touristes internationaux en raison de leur pouvoir d’achat. Les dernières conversations auxquelles j’ai assisté lors de mon dernier séjour d’enquête (2014) concernant le développement touristique posaient la nécessité de réformer les priorités. Jusqu’à aujourd’hui, comme Di Castri (1999b) l’avait déjà attesté, c’est l’aspect quantitatif qui a été privilégié à Rapa Nui, l’idée étant que plus des personnes arrivent sur l’île, plus des bénéfices économiques sont réalisés. Le paradigme que recherchent les autorités locales, les agents touristiques et les intellectuels locaux est aujourd’hui de privilégier ce qu’ils appellent la « qualité du touriste » (cf. Arancibia 2009). Il s’agirait de privilégier la venue de touristes « respectueux de l’environnement et du patrimoine » désirant consommer (connaître) tous les aspects de l’offre touristique comme la gastronomie, l’artisanat, les spectacles culturels. Autrement dit, l’idée est de laisser de côté un tourisme « de masse » pour se concentrer sur un « tourisme élitiste », comme certains Rapanui m’ont expliqué, même si d’un point de vue économique, le tourisme à Rapa Nui n’a jamais été un tourisme de masse du fait du coût du voyage et du séjour. Ce tournant envisagé vers un autre tourisme répond aussi au sentiment qui se répand sur place, à savoir que de nouveaux visiteurs viendraient des classes populaires du Chili continental, ce qui expliquerait qu’ils laissent moins d’argent sur l’île. Le nouveau projet touristique envisagé par les opérateurs de l’île indique :

Bien que les perspectives de prospérité matérielle de Rapa Nui soient centrées sur le tourisme, l’île ne peut se convertir en un Cancún ni en îles Canaries […] non seulement cela détruirait les avantages comparatifs identifiés pour l’île [le climat, le paysage, le patrimoine culturel], mais également son fragile écosystème. Il s’agit d’attirer un touriste plus haut de gamme, abondant, aventurier (outdoor, ‘amigo’ [amical]), avec un intérêt particulier pour la culture vivante et l’archéologie de l’île, ainsi que respectueux de l’environnement. Pour cela il est nécessaire de communiquer à ce touriste les avantages de

165

Première partie

Rapa Nui, mais ensuite il faut veiller à ce que ses attentes ne soient pas déçues. (Godoy & Edmunds 2009 : 183-184).

Ce nouveau paradigme touristique pour l’île de Pâques, qui est en fait le seul paradigme que l’île a connu après la fin de l’époque de l’élevage de moutons, met en avant cet « idéal d’authenticité » selon les termes de Céline Cravatte que nous avons déjà cité. Selon l’auteur cela apparaît à la fois sous une forme « nostalgique », pour laquelle le visiteur affamé d’exotisme a « l’impression que d’autres formes de vie, qui correspondent à notre passé, sont plus pures, plus spontanées, plus vraies » ; mais surtout à un exotisme « romantique » où prévaut « l’exaltation des sentiments, des sensations et de la spontanéité en contrepoint de vies quotidiennes caractérisées par la rationalité moderne » (Cravatte 2009 : 607). Rapa Nui, dans le paradigme de l’île mystérieuse et « isolée » semblait remplir largement ces critères de lieu « exotique » pour l’industrie du tourisme, même si la réalité ethnographique est complètement autre.

4.4. Tourisme et patriotisme archéologique

L’archéologue chilienne Andrea Seelenfreund (2009) signale que les recherches archéologiques sur l’île ont eu pour première étape une phase de « restauration » qui a laissé le pas aujourd’hui à une archéologie prétendant tester des hypothèses et résoudre des problèmes théoriques. Dans ces deux phases, le développement des recherches scientifiques a pourvu l’industrie touristique de nouveaux discours. Les restaurations archéologiques effectuées par Thor Heyerdahl et son équipe de chercheurs dans les années 1950 puis par William Mulloy dans les années 1960 ont eu un profond impact dans l’archéologie du Pacifique comme au sein de l’île de Pâques même. Selon l’opinion de Mulloy & Figueroa (1966), l’archéologie de l’île de Pâques permettrait de mieux saisir l’évolution des sociétés dans un isolement extrême car, elle contredit toutes les théories de l’époque. La liaison aérienne inaugurée en 1967 ouvrait l’accès de Rapa Nui à une partie de l’élite chilienne et des touristes internationaux. Cependant, c’est grâce à l’embellie économique du Chili à partir de 2008 que le tourisme sur l’île s’est « démocratisé » car il existe aujourd’hui des promotions permettant à la classe moyenne chilienne d’acheter des billets d’avion.

166

Chapitre 2. La communauté insulaire

L’influence des écrits de Thor Heyerdahl dans la connaissance et la consolidation de certaines idées séduisantes n’a pas encore été évaluée, mais il est relativement clair que son succès de publication « Aku-Aku : the Secret of Easter Island » (traduit en plusieurs langues) fut la première campagne publicitaire pour le tourisme à Rapa Nui : « Ce livre plus que n’importe quel autre auparavant ou depuis, a attiré l’attention mondiale sur l’île », écrit Steven Roger Fischer (2005 : 206). La mission de Heyerdahl a provoqué également des changements d’envergure dans la société insulaire. Pour la première fois les insulaires ont reçu un salaire lié à une autre activité que l’élevage, car Heyerdahl payait en argent et objets ses ouvriers rapanui. L’explorateur a également acheté une grande quantité d’objets ethnographiques, réactivant les pillages de grottes et tombes, comme cela s’était produit au cours de l’expédition franco-belge en 1934-35. Une nouvelle « industrie » est née, la vente d’objets vendus en tant qu’antiquités. Encore aujourd’hui certains insulaires racontent avec humour qu’ils ont trompé Heyerdahl en lui montrant de supposées grottes familiales emplies de ces « reliques », en réalités taillées pour l’occasion. Selon McCall (1976a : 379 note 70), ce fut au cours de l’expédition de Heyerdahl que le dernier koro ngongoromoa a eu lieu (les échanges cérémoniels des poules entre gendres et beaux- pères, que Métraux [1941 : 135] avait pu observer en 1934). Williams Mulloy, qui avait participé à l’expédition norvégienne, a promu dans de grandes instances internationales comme l’UNESCO la protection du patrimoine archéologique de l’île, classé comme unique (Mulloy & Figueroa 1966). Mulloy est aussi l’auteur de l’un des plus vastes chantiers de restauration dans les années 1960-1970, avec le redressement de sept moai sur l’ (1961), la reconstruction du village de Tahai (1968-70), formé par trois complexes ahu–moai et la restauration du village de Orongo entre 1976 et 1978 (Charola 1997). D’autres travaux de restauration ont eu lieu, cette fois au cours des années 1980, qui ont également eu un impact sur l’image archéologique de l’île. Entre 1978 et 1980, une équipe d’archéologues dirigée par l’insulaire Sergio Rapu a restauré l’ahu Naunau d’Anakena et, entre 1979 et 1980, une équipe internationale a restauré l’ahu Tautira de Hanga Roa, qui orne aujourd’hui la promenade maritime du village (Charola 1997). Plus tard, entre 1992 et 1998, ce fut le tour de la restauration effectuée par une équipe d’archéologues chiliens, non sans polémiques, du majestueux , plateforme où se dressent aujourd’hui quinze moai (Ramírez 2011). Finalement un groupe d’archéologues insulaires a effectué la restauration de l’ahu Raiata à Hanga Piko, réalisée

167

Première partie

plutôt pour décorer la baie de Hanga Piko que pour faire une recherche archéologique12. Au cours de l’année 2016 une autorisation publique a été donnée pour l’évaluation d’une possible restauration de l’ahu Te Pito Kura, où repose en terre le moai Paro, la statue de plus grande envergure transportée depuis la carrière, mesurant près de 9,8 mètres de hauteur et la dernière à avoir été renversée selon les mémoires (Routledge 1919 : 197). Or, à Rapa Nui la restauration archéologique a répondu plutôt aux intérêts esthétiques qu’à des démarches scientifiques. À cette période, l’actualité quotidienne de Rapa Nui s’est vue profondément liée à la restauration archéologique ainsi qu’à un imaginaire du « mystère » qui avait tellement séduit les explorateurs et scientifiques de toutes les époques. Aux côtés de cette propagande archéologique, selon Cristino (et al. 1984 : 45), l’entreprise nord-américaine Lindblad Travel, qui avait organisé des voyages au cours des années 1970, « crée toute une propagande touristique calquée sur celle de la Polynésie (spécialement Hawai‘i et Tahiti) pour satisfaire les attentes ‘d’exotisme’ des touristes.» Nous pensons, suivant Fischer (2005), que grâce à l’intérêt international porté à la société du passé, les Rapanui ont trouvé là une manière de se réapproprier celui-ci, façonnant une fierté ethnique. Les vestiges du passé, et en particulier les moai, ont été réinvestis de valeurs identitaires. On peut dire que cette fierté ethnique est une variante de ce que les anthropologues latino-américains ont appelé le « patriotisme archéologique » (cf. Minguet 1973, Silva 2004 ; Campos 2008), avec toutefois une différence de fond. Pour ces anthropologues latino-américains, le patriotisme archéologique renvoie à une stratégie discursive émanant des États-nations qui valorise « l’indien archéologique » tout en rabaissant « l’indien du présent », créant un discours de l’identité nationale sur la base d’un « métissage biologique et culturel » et la perte du « composant indigène » de la société nationale. Dans le cas rapanui, le patriotisme archéologique représente un double processus d’appropriation. D’un côté, c’est l’appropriation par les Rapanui des objets et discours sur les vestiges d’un passé glorieux à travers un rapport à l’Histoire depuis un « régime héroïque » (Sahlins 1979) qui s’alimente de la production archéologique et ethnographique. Dans ce rapport à l’Histoire, les Rapanui se considèrent comme héritiers de tous les vestiges du passé. De l’autre côté, c’est un patriotisme archéologique d’appropriation par l’État du patrimoine rapanui, voyant dans les moai une image d’exportation des richesses culturelles du pays.

12 Aucun rapport scientifique ni publication n’existe au sujet de la restauration de ce ahu.

168

Chapitre 2. La communauté insulaire

Cette appropriation va de l’utilisation de l’image d’un moai dans le passeport chilien13 jusqu’aux projets de transférer des moai à l’étranger pour y faire de la promotion touristique du Chili14. Une anecdote nous permet de montrer la complexité du phénomène d’appropriation. Selon Alfred Métraux (1941 : 146) : « Si l’on interroge un indigène moderne sur la signification des statues, il répondra immanquablement : ‘para bonito’, c’est-à-dire que, selon lui, les statues n’avait pas d’autre but que d’embellir leurs mausolées ». Mais en 1936, Juan Tepano, l’informateur de Métraux et collaborateur de Routledge en 1914 a donné sa propre interprétation de la signification des moai à Sebastián Englert (2006 : 107), qui est celle que l’on entendrait aujourd’hui en réponse à la sempiternelle question de leur signification : « les moai sont notre ariŋa ora, le visage vivant de nos ancêtres ». La même chose peut être entendue au sujet des structures et objets archéologiques. Ainsi il est commun d’entendre de la part d’un Rapanui que les ahu sont des « cimetières » et que par conséquent il s’agit de « sites sacrés où reposent les restes de nos tupuna » (ancêtres). Par ailleurs, les moai en tant que patrimoine et attraction touristique sont depuis peu soumis à une norme de protection plus drastique qu’auparavant : il est aujourd’hui tout à fait interdit, et passible d’amende, de monter sur les plateformes et/ou de toucher les statues, ce qui était relativement fréquent il y a quelques années. Mais du côté des Rapanui la protection des sites mobilise une passion particulière, ces sites paraissent en quelques sorte investis d’une sorte de « tapu » (tabou). Nous avons pu assister à diverses scènes où des insulaires non employés du Parc national reprochaient avec virulence aux touristes le manque de respect envers les objets patrimoniaux, quand ils voyaient que les limites de protection des sites étaient franchies. Les mêmes insulaires quant à eux se donnent le droit de franchir les barrières et de toucher les statues, leur statut d’autochtones et donc héritiers de leurs ancêtres leur conférant une légitimité d’un rapport libre au patrimoine. Un exemple permet de mieux saisir les actes d’appropriation. À la fin de 2012, Rapa Nui fut visité par les deux catamarans polynésiens venus de la Nouvelle Zélande, projet de revitalisation des techniques de navigation guidée par des étoiles. Les tapu – les deux catamarans – sont arrivées à Anakena le 6 décembre 2012 après seize semaines de

13 Depuis 2008 le passeport chilien comporte une illustration d’une silhouette de moai, causant une gêne importante chez les dirigeants rapanui. 14 En 2009 SERNATUR a envisagé d’installer une tête de moai à Paris pour faire de la publicité pour le Chili. Un fort mouvement de protestation s’est alors produit à Rapa Nui. Le projet fut alors avorté.

169

Première partie

navigation en passant par Tubuai et Mangareva. C’était la deuxième fois que Rapa Nui était visitée par des catamarans polynésiens ; la première fois ce fut en 1999 avec la visite du Hōkūle‘a. Dans les deux occasions une délégation rapanui a accueilli l’équipage et a organisé des cérémonies pour l’occasion. En 1999, l’artiste rapanui Karlo Huke a construit un nouveau ahu qu’il a appelé ahu vaka. L’ahu fut conçu avec la forme d’un triangle qui selon Karlo représentait le « triangle polynésien », conceptualisation des linguistes et archéologues pour parler des ressemblances culturelles entre tous les archipels polynésiens, dans ce triangle borné par les îles d’Hawai‘i au nord, la Nouvelle Zélande au sud-ouest et Rapa Nui au sud-est. Cette représentation est aujourd’hui appropriée par les Rapanui comme discours identitaire (nous y reviendrons plus loin). Riet Delsing (2009 : 363) explique plus largement le projet de Karlo : l’ahu devrait servir à accueillir tous les catamarans polynésiens qui viendront à Rapa Nui dans le futur.

Figure 2.6: Le réveil des ariŋa ora 2012

Photographie qui a fait la « Une » du Rapa Nui Journal 2013 N°21 (1).

170

Chapitre 2. La communauté insulaire

En 2012, une délégation rapanui, composée d’une cinquantaine de personnes revêtues de leurs plus belles couronnes de plumes et accessoires de mahute, a procédé au « réveil des ariŋa ora», c’est-à-dire, l’installation des yeux de corail dans les cavités oculaires des moai15. Pour l’opération un groupe de vingt jeunes a dû monter sur l’ahu, s’appuyer sur le moai, faire une pyramide humaine jusqu’à ce que l’un d’eux arrive à la hauteur des cavités oculaires pour y déposer chaque œil de corail. Le scénario montre avec force l’appropriation des moai comme symbole identitaire, mais aussi la transgression des normes de protection du patrimoine.16 Nous assistons ainsi à une réappropriation collective du patrimoine archéologique, un phénomène récent qui souligne la construction d’une identité en termes d’autochtonie (cf. Briones 1998) où la version « ethnique » du patriotisme archéologique agit comme discours politique face à l’État. Si les Rapanui sont les héritiers des vestiges du passé, ils sont les seuls à pouvoir les manipuler, même si cette manipulation risque de les endommager. Ces deux versions du patriotisme archéologique sont dans une tension quotidienne qui renvoie au fait qu’une grande partie de l’île a été classée comme parc national. Tuhiira Tuki Huke & Leslie Cloud (2015) font un bilan des règlements et des lois qui ont transformé Rapa Nui en Parc national. Ces différents dispositifs agissent à différents niveaux tels que la propriété foncière ou la protection du patrimoine archéologique. Dans certains cas, ces règles restreignent l’exercice des droits des Rapanui. Les auteurs signalent, à juste titre, qu’un des problèmes majeurs est que ce patrimoine est classé comme la propriété de l’État et de la nation chilienne et non pas comme la propriété du peuple Rapanui, lequel ressent cette appropriation comme une spoliation. Dans le quotidien, l’appropriation étatique de l’image du moai est source de tensions. J’ai été témoin d’une discussion entre une femme rapanui et une archéologue continentale au sujet de la présence d’une silhouette d’un moai dans le passeport chilien. La femme rapanui a demandé à l’archéologue : « Pourquoi tu as mon tupuna dans ton passeport ?

15 Les archéologues ont démontré que les moai possédaient des yeux, faits en corail pour la sclérotique et en obsidienne ou en tuf volcanique rouge pour former la pupille. En 1978 lors de la restauration de l’ahu Naunau d’Anakena, l’archéologue Sergio Rapu trouve plusieurs fragments de corail qui, mis ensemble, prenaient la forme d’une amande qui rentrait parfaitement dans la cavité oculaire d’une des statues. Jusqu’alors aucune donnée ne permettait d’affirmer que les moai portaient des yeux. Les archéologues n’ont pas trouvé de références à ce sujet dans les descriptions des premiers Européens qui ont visité l’île ; ni Routledge ni Métraux n’ont recueilli de données (cf. Martinsson-Wallin 1996). La conclusion des archéologues est que les yeux étaient placés dans les cavités lors de certaines cérémonies spécifiques à propos desquelles on n’a aucune donnée pour fonder une interprétation. (cf. Van Tilburg 2003 : 236-237). 16 Pour une présentation des photographies prises pour l’occasion, consulter Mulrooney (2013).

171

Première partie

Ils sont où tes os sur l’île ? ». L’archéologue sensible à ces thématiques lui a répondu : « Tu as raison, les os de mes ancêtres ne sont pas sur l’île. » L’insulaire a modulé sa question alors : « Quelle est ta tribu sur l’île pour avoir mon moai sur ton passeport ? ». Cette anecdote serait incomplète si nous ne rapportions pas un évènement récent. En 2015, l’organisation « Parlement Rapanui » a créé une « carte d’identité rapanui » où l’image d’un moai occupe une importante place du document. Ayant eu la possibilité de sélectionner une icône dans un répertoire iconographique étendu et fort bien répertorié, cette organisation a cependant choisi d’utiliser la représentation iconique la plus populairement associée à Rapa Nui.

Figure 2.7: Carte d’identité du « Parlement Rapanui »

Extrait du journal El Ciudadano, 15 janvier 2015 (encodage de la carte réalisé par moi-même)17

17 Cette carte d’identité mérite une analyse plus détaillée, mais je m’en tiendrai à souligner les éléments les plus remarquables. D’abord au sujet de la création de cette carte : Rafael Tuki Tepano, représentant du peuple rapanui au sein de la CONADI [Corporation National pour le Développement Indigène] déclare dans la presse : « il s’agit d’une manifestation de la souveraineté que le droit international nous reconnaît comme peuple autochtone » (El Ciudadano, 15 janvier 2015), déclaration qui est un signe de l’articulation de la politique locale à un cadre global, celui des droits des peuples autochtones reconnus par l’ONU. Ensuite, les informations inscrites sur le document d’identité montrent comment la notion d’autochtonie est actuellement définie sur l’île à travers l’utilisation de la langue rapanui et la mobilisation de concepts qui relient les Rapanui au monde polynésien. Finalement, l’autochtonie se justifie par une revendication de la filiation avec les ancêtres fondateurs pour chacun des détenteurs de la carte. En effet, l’en-tête du document, commune à toutes les cartes, indique : « Hau Maori Rapanui o te Pito te Henua. I te taimana o te moana nui a kiva. Parau tapura i te haka ara o te ariki ko Hotu Matu‘a ko Avareipua », que j’ai traduit « Carte du peuple rapanui du nombril du monde, du grand océan de Kiva, descendant du roi Hotu Matu‘a et Avareipua ». Pour information, Te Pito o te Henua est l’un des noms modernes pour l’île qui veut dire : le nombril du monde. Kiva est l’une des divinités de l’océan dans la mythologie maori de la Nouvelle-Zélande (Tregear 1891 : 151) et Hotu Matu‘a et Avareipua forment le couple royal dans la mythologie rapanui (cf. chapitre 1). Pour une analyse plus détaillée de la fabrication de l’identité polynésienne chez les Rapanui se référer au Chapitre 9.

172

Chapitre 2. La communauté insulaire

4.5. Création culturelle

Sur le plan culturel, nous ne devons pas séparer l’importance du développement du tourisme dans le processus de valorisation et la création de manifestations culturelles qui peuvent être une sorte d’« invention de la tradition » (Babadzan 2009). Le cas de Rapa Nui est tout à fait remarquable, connaissant l’histoire des ruptures et refondations ayant eu lieu à la fin du XIXe siècle (cf. chapitre 1). Notre constat est que les emblèmes culturels qui sont aujourd’hui signalés comme « symboles identitaires » et relatifs à la « tradition » sont le résultat d’un processus de quête intellectuelle et de rapport mélancolique au passé imaginé comme glorieux, ce que Babadzan (2009) a appelé « rapport moderne à la culture ». La différence est que nous ne sommes pas dans le cadre de construction des « identités nationales » où tradition et réification du concept de « culture » sont guidées par un nouvel État-Nation (qui est le cadre analysé par Babadzan), mais dans la quête identitaires de racines culturelles à montrer dans un contexte touristique qui est devenu omniprésent. Comme l’a signalé Sahlins (1993), aujourd’hui presque tous les peuples autochtones sont conscients qu’ils ont « une culture ». Les Rapanui sont en train de construire une notion d’ancestralité exprimée dans une performance identitaire en situation de tourisme. Or, pour les Rapanui ce qui est une manifestation de l’appartenance identitaire est vue comme une manifestation du passé dans le présent ; et donc, lié à toute la Polynésie comme une entité culturelle dont ils se sentent partie. Il n’y a pas de contradiction avec le fait que ces manifestations sont des éléments culturels récents, car elles sont issues des rapports que les Rapanui entretiennent de façon réelle et imaginaire avec une représentation partagée de ce qui serait « la Polynésie » et avec les sources ethnographiques qui ont construit une image de la société du passé. Prenons ici deux exemples qui montrent ces processus de création culturelle, tous deux liés au monde de la musique et de la danse qui sont deux des emblèmes identitaires contemporains. La première constitution d’un groupe folklorique a eu lieu en 1964, sous l’initiative d’Alfonso Rapu alors revenu depuis peu du Chili continental. Luis Paté, plus tard connu sous le nom de Papa Kiko, se chargera de cette institution. Jusqu’à sa mort en 2008, il fut un interprète reconnu des chants anciens, appris de sa grand-mère née avant l’arrivée des missionnaires (vers 1852 selon l’estimation de McCall 1976a : 318). Kiko

173

Première partie

et d’autres personnes âgées sont les informateurs de Ramón Campbell, auteur d’une étude fameuse sur les chants anciens de l’île (Campbell 1974). Cependant, le groupe organisé par Papa Kiko a commencé à partir de 1968 à recevoir les nouveaux visiteurs avec des colliers de fleurs et des danses différentes de celles qui en 1960 avaient été répertoriées comme anciennes. Il s’agit de danses venues de Tahiti (comme le tāmūrē ou « tamouré » selon sa forme francisée), présentées comme locales, et pour eux anciennes. Les critiques contre cette néo-tradition ne se firent pas attendre. Quelques personnages importants de l’histoire insulaire d’avant l’ouverture (avant 1960), comme Campbell lui-même, se sont montrés très surpris de la rapide influence tahitienne dans les musiques et les danses rapanui, comme s’il s’agissait d’un nouveau processus d’acculturation et donc de perte de la « tradition » elle-même. Citons l’opinion de Campbell après ses dernières visites entre 1977 et 1985.

En tant que premier phénomène communautaire musical, j’ai été interpellé par le fait que les groupes musicaux ont tenté de se détacher rapidement de la direction et de la tutelle des vieux maîtres de l’art. Kiko Paté, l’un des sages adorateurs de la tradition, agissait dans le domaine scolaire comme professeur de chants traditionnels. J’ai ressenti une sincère émotion en le voyant agir dans ses cours, prenant comme exemple mon œuvre « la herencia musical de Rapanui », publiée quelques années auparavant. Cependant, les membres de la nouvelle vague tâchaient de s’éloigner de son influence, cherchant de nouvelles sources musicales dans la musique tahitienne moderne […] dans ces groupes, le costume utilisé était de préférence en fibre de verre ou de plastique, aux couleurs criardes et des coiffes imitant les hauts chapeaux de paille et de plumes utilisés dans les spectacles de Papeete, Moorea et Raiatea, très différents des traditionnels accessoires de la tradition pascuane. (Campbell 1988 : 45).

Campbell (1988 : 46) identifie également d’autres groupes de musique et de danse, formés par de jeunes gens au « caractère rebelle et d’origine paumotu » qui cultivaient des chants « anciens » comme le patautau mais qui :

[…] avaient l’habitude de se représenter avec des accessoires très primitifs, imitant les estampes qui illustraient les livres consacrés aux groupes folkloriques de Mélanésie (Fidji, Nouvelle-Calédonie) jusqu’où mènent les vols touristiques de Santiago du Chili.

Cette description contraste étonnamment avec les danses festives des années 1930 qui étaient des pantomimes des mouvements des marins, tandis qu’à la même époque, la présentation de chants anciens n’était pas accompagnée par des danses, mais par des jeux

174

Chapitre 2. La communauté insulaire

de ficelles (patautau et kaikai). Citons Henri Lavachery (1936 : 265-266), archéologue de l’expédition franco-belge décrivant les fêtes de l’île de Pâques à l’arrivée du bateau :

Nous dînons à Mataveri, avec l’état-major du Mercator. Lorsque nous sortons de la maison, des groupes de Pascuans et de Pascuanes en vêtement du dimanche nous attendent […] On nous explique que les danseurs vont arriver en deux groupes […] Les danseurs sont visibles de loin. Ils sont là. Ils sont tous vêtus en officiers de marine, même quelques femmes dont les formes gonflent les vestes boutonnées […] leurs cheveux enfouis dans la casquette […] la troupe avance en lignes, les mains aux hanches. Ils font quelques pas en avant, un ou deux en arrière, lentement, le corps légèrement balancé, en arrière, en avant.

Aujourd’hui, toute la mise en scène festive se réalise avec de nouveaux emblèmes et mouvements : des couronnes de plumes, de petits cache-sexes, des peintures corporelles et des vêtements confectionnés en mahute (un tissu fabriqué avec l’écorce de l’arbre du mûrier à papier, broussonetia papirifera) et du kakaka (la fibre de banane), ce qui met en évidence, sans doute, un savoir-faire transmis, mais qui ne vient pas d’une tradition immuable comme le discours touristique prétend, mais des réinterprétations contemporaines. Les danses les plus caractéristiques de ce que les Rapanui appellent « culture vivante » sont inspirées de l’ori et du tāmūrē tahitien ainsi que du haka maori. Ce qui nous semble les plus révélateur de ce processus de fabrication culturelle est qu’il commence au moment où les contacts avec l’ailleurs (avec le Chili et avec Tahiti) se sont intensifiés. Le constat c’est que lorsque l’île restait un endroit fermé et les contacts avec l’extérieur était réduits aux arrivées sporadiques des bateaux de la Marine chilienne, les expressions culturelles propres visaient à assimiler (incorporer) les nouveaux arrivants dans des formes festives : les Rapanui habillés en marins montraient leurs danses aux visiteurs. Ces manifestations ont donné lieu, dans un contexte de flux permanent de personnes, à des expressions culturelles qui cherchent à montrer une « authenticité mise en scène », selon l’expression déjà citée (Cravatte 2009). Ce qui pour nous est important est que ces expressions matérielles montrent comment les Rapanui s’imaginent leurs ancêtres dans ce contexte de spectacle touristique et de théâtralisation de la tradition et non pas leur façon de vivre dans le quotidien où les identités s’expriment différemment (par rapport au groupe de parenté, par exemple). Dans ce contexte de spectacle, il faut faire référence au groupe de danse et de théâtre formé en 1975 par les membres de deux familles rapanui, un groupe précurseur du renouveau culturel rapanui : « Mata Tuu Hotu Iti ». Il est intéressant de remarquer que le processus de renouveau culturel rapanui n’est pas séparé du nouveau contexte de

175

Première partie

connexions avec la Polynésie française car plusieurs membres de cette troupe ont vécu quelques années à Tahiti et ont participé aux initiatives de l’intellectuel et artiste tahitien Henri Hiro, qui fut par ailleurs l’un des artisans du renouveau culturel tahitien (Saura 2008). De plus, l’un de membres fondateurs de Mata Tuu Hotu Iti a participé à la toute première pièce de théâtre de Hiro, Ariipaea vahine (1978), preuve des liens dans ces processus créatifs de fabrication d’une identité par les racines revendiquées. La théâtralisation de la tradition et de l’histoire locale réalisée par la compagnie d’Hiro ressemble beaucoup à celle que Mata Tuu Hotu Iti commence à produire au même moment à l’île de Pâques. La compagnie Mata Tuu Hotu Iti fut la première à utiliser le petit cache-sexe qui aujourd’hui est conçu comme l’habillement « ancestral » et aussi la première à utiliser les recueils de mythes et de traditions réunis par Englert et d’autres chercheurs pour mettre en scène des récits de l’histoire orale. Par exemple, jusqu’aux années récentes, les Rapanui mettaient en scène le débarquement de Hotu Matu‘a sur la plage d’Anakena ou la compétition de l’homme-oiseau à Orongo (Huke 1995). Intéressant aussi est le fait que la pirogue de Hotu Matu‘a était construite en jonc (ŋa‘atu, le Scirpus californicus), très loin de l’image des catamarans qui aujourd’hui traversent le Pacifique comme les Waka Tapu ou le Hōkūle‘a, ce qui montre que la réinvention des traditions peut passer par différents chemins. La plus importante expression de ce que les Rapanui considèrent aujourd’hui comme étant leur tradition est le festival nommé Tapati Rapa Nui (littéralement « Semaine Rapa Nui »). Créé dans les années 1970 en tant que fête du printemps, il a pris de l’envergure avec le temps jusqu’à être aujourd’hui la plus grande manifestation culturelle rapanui (Andrade 2004). Il incarne ce que les insulaires appellent « culture vivante ». Les deux premières semaines du mois de février (en pleine haute saison), les familles s’organisent pour soutenir la candidature d’une jeune femme rapanui pour qu’elle soit couronnée « reine » de Rapa Nui. Les deux candidates doivent être les meilleures représentantes de la « tradition » et, pour gagner, elles doivent passer une série d’épreuves dans lesquelles elles doivent faire preuve de connaissances en matière de traditions, de généalogies, dans des aspects techniques, ainsi qu’avoir la capacité de regrouper chacune autour d’elle et en bonne cohésion tous les gens qui la soutiennent. Les candidates sont soutenues par leur famille directe et toutes les autres familles apparentées et celles distantes généalogiquement mais entretenant des relations d’amitié et de réciprocité.

176

Chapitre 2. La communauté insulaire

Pendant les deux semaines de la fête, les diverses compétitions mettent à l’épreuve les talents physiques, de chant et de danse, des hommes et des femmes qui sont en compétition pour donner des points à la candidate. La fête culmine avec un grand défilé de takona (peinture corporelle) où les insulaires, les touristes, et les Chiliens continentaux décorent leur corps de kie‘a (pigments qui se trouvent dans les grottes). Le défilé est l’expression concrète de la façon dont les Rapanui s’imaginent aujourd’hui leurs tupuna, leurs ancêtres. Dans le défilé de takona, le jury attribuera un meilleur classement aux participants s’ils portent une moindre quantité d’objets « non-traditionnels ». Ainsi les meilleurs représentants de la « tradition rapanui » sont ceux qui arborent un minuscule cache-sexe (hami) fabriqué en mahute, des couronnes ostentatoires de plumes et une peinture corporelle de kie‘a aux motifs généralement inspirés des pétroglyphes. Les femmes sont extrêmement valorisées si elles posent la poitrine dénudée, parées de fines décorations de kie‘a. Nous allons présenter de façon résumée quelques-unes des épreuves qui composent la Tapati : 1) le Haka Pei consiste pour les hommes (depuis 2010 l’épreuve est ouverte aux femmes) à se lancer à pleine vitesse du haut d’une colline allongé sur des troncs de bananiers. Le plus rapide est déclaré vainqueur. Il y a souvent des blessés. Cette épreuve vise à prouver la hardiesse et le courage des hommes rapanui ; 2) une épreuve de « costumes traditionnels » et de confections « modernes » dans laquelle l’ingéniosité, les qualités esthétiques et les matériaux de fabrication sont évalués. Les matières sont le kakaka (une fibre de bananier), le mahute, les pipi (coquillages de nerita cirellara) et des plumes18 ; 3) des épreuves de danse : en plus de la chorégraphie et des chants considérés comme anciens, et d’autres créés pour l’occasion, la quantité de personnes présentes sur la scène compte également. Un groupe familial peut ainsi réunir jusqu’à 200 danseuses/danseurs, tous vêtus de costumes et coiffes de plumes blanches et noires ; 4) une exposition agricole, où l’on concourt en fonction de la quantité et de la taille des taros, des camotes (patates douces), des pastèques, de la canne à sucre, des régimes de bananier ;

18 Il faut reconnaître qu’il n’y a pas sur l’île une quantité suffisante de poules capables de produire en un an la quantité de plumes nécessaires à la confection des costumes « traditionnels ». Notre travail de terrain à Santiago nous a fourni des éléments de réponse à ce sujet que nous exposerons en détail dans la partie II. Pour l’instant disons que les familles installées au Chili continental fournissent les familles de l’île grâce à des plumes achetées sur les marchés du continent.

177

Première partie

5) le défilé de la takona, réalisé le jour précédent le couronnement de la reine, est une activité ouverte à toutes les personnes présentes sur l’île. En 2014, en raison de disputes entre les familles, une seule candidate au titre de « reine » s’est présentée aux compétitions. Les organisateurs de l’évènement ont décidé d’ouvrir un nouveau titre, convoquant les hommes de l’île. Les candidats masculins ont été nommés aito. Ce terme tahitien évoque une personne courageuse, audacieuse et intrépide (CELR 2000 : 18). Cette première année, près de 36 jeunes hommes se sont inscris, qui concouraient individuellement, et non pas comme soutien à une candidate. Cet enthousiasme des jeunes hommes à éprouver leur habileté physique entre en résonance avec un imaginaire hyper-sexualisé des jeunes Rapanui. Lors de la Tapati 2016, le couple constitué par la « reine » et le aito simulait plutôt l’élection d’un « roi » et d’une « reine » telle qu’elle peut avoir lieu dans plusieurs localités chiliennes au cours de fêtes de l’été, à l’exception de l’habillement des participants et la cérémonie d’intronisation aux pieds de l’ahu de Tahai. Mais, le fait que le aito ait été « couronné » avec une tapageuse couronne de fibre semblable aux casques que les guerriers hawaïens utilisaient au XVIIIe siècle (en rien lié au catalogue des objets ethnographiques rapanui) me semble tout à fait emblématique d’un processus d’appropriation et de création d’emblèmes identitaires. Il s’agit d’une création contemporaine prise au cœur d’un processus de création d’un imaginaire d’une « Polynésie partagée » dont les Rapanui font partie. Il ne serait pas très intéressant d’étudier ces processus de création culturelle et identitaire sous le prisme d’un jugement en termes d’authenticité et d’inauthenticité, car pour les Rapanui ce qui vient de la Polynésie est aussi considéré comme leur appartenant et par conséquent « authentique », mais surtout différent de ce qu’ils considèrent être « chilien ». Nous sommes en face d’un processus de « renaissance culturelle » (Sahlins 1993) qui dans le cas rapanui s’est fortement investi dans le lien au monde polynésien, un monde polynésien partagé dont les Rapanui se sentent partie prenante. Il nous semble que les manifestations culturelles comme la Tapati se sont transformées avec le temps en des espaces de dialogue entre les Rapanui contemporains et leur mémoire, et ce qu’ils considèrent comme leur tradition et leur héritage culturel lesquels se trouvent en grande partie dans les écrits anthropologiques, archéologiques ainsi que dans toute l’iconographie produite au temps des premiers contacts, mais aussi dans les souvenirs des plus âgés. Les « trous de mémoire » causés par les évènements historiques sont

178

Chapitre 2. La communauté insulaire

aujourd’hui comblés par ces processus dynamiques de création culturelle d’une image d’un passé héroïque dont Hotu Matu‘a représente l’idéal-type (cf. chapitre 1). Ainsi, si nous estimons que ce processus de renaissance culturelle a débuté dans les années 1960 en parallèle au processus d’ouverture de la société insulaire au Chili et à la Polynésie, il s’agit aujourd’hui d’au moins quatre générations de Rapanui impliqués dans ce processus d’attachement identitaire à la Polynésie. Et c’est là que, selon les propos de Jonathan Friedman (2002 : 240), ces créations culturelles « trouvent des résonances parmi la population, parce qu’elles prennent vraiment racine dans une structure historiquement continue de l’expérience ». C’est ici aussi que l’idéal d’ « authenticité insulaire » basé sur l’idée de l’île isolée, sans influences extérieures et qui est mis en avant par le discours touristique, n’a pas de sens à Rapa Nui, car ce qui aujourd’hui est montré aux touristes est précisément le résultat créatif de la mise en relation de la communauté insulaire avec le Chili et la Polynésie française, et non pas des créations indépendantes de ce contexte de doubles connexions.

179

Première partie

180

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 3 Dire la parenté à Rapa Nui

Dans ce chapitre je propose d’analyser de façon ethnographique les processus de changement et d’adaptation des principes de la parenté qui ont eu lieu ces cinquante dernières années, car il m’a semblé y reconnaître de quelle manière les Rapanui ont contrôlé l’ouverture de leur monde insulaire. Les questions posées par Maurice Godelier (2010 : 666) sur les forces et les intérêts qui conduisent les membres d’une société à modifier les principes organisant leurs rapports de parenté, me semblent très pertinentes pour le cas rapanui. D’abord, Godelier nous enseigne que l’évolution d’un système de parenté restera cantonnée au domaine exclusif de la parenté, c’est-à-dire que tout changement au sein d’un système de parenté donne lieu à un autre système de parenté, et qu’il s’agit d’un processus historique continu. Godelier explique aussi comment des relations qui n’ont rien à voir avec la parenté « pénètrent dans les rapports de parenté et les subordonnent à leur reproduction » (Godelier 2010 : 663). Nous étudierons le contexte d’île ouverte décrit dans les années 1970, et notamment en ce qui concerne les flux migratoires, comme un contexte qui a modifié les principes sur lesquels la parenté s’organisait. Il ne s’agit pas d’un processus linéaire d’acculturation tel que l’a décrit María Eugenia Santa Coloma (2008), mais plutôt, comme l’a suggéré Marshall Sahlins (1986), d’une actualisation fonctionnelle des catégories : des catégories qui sont préexistantes vont être adaptées à de nouveaux contextes, et, dans ce processus d’adaptation, elles seront reformulées. Ainsi, même si nous pouvons trouver des influences du modèle chilien sur certains rapports de parenté, et observer que les principes étatiques de la filiation viennent se loger dans les principes rapanui, ces éléments n’effacent pas certaines logiques locales. La parenté devient un mécanisme pour contrôler, s’approprier et domestiquer ce nouveau monde ouvert, et un élément incontournable dans les définitions identitaires contemporaines. En particulier, il s’agit de comparer les résultats de l’analyse de la parenté faite dans les années 1970 par Grant

181

Première partie

McCall (1976a) avec ceux issus de ma propre recherche de terrain, afin d’identifier les changements produits à l’intérieur du système parenté rapanui sur près d’un demi-siècle.

1. La nature des groupes de parenté

Pour la société rapanui contemporaine nous ne connaissons pas de termes semblables à ceux qui ont été décrits dans d’autres sociétés polynésiennes. Les regroupements de parenté de type ōpu fēti‘i de Tahiti (Panoff 1970) et des îles Australes (Bambridge 2009), les groupes ‘āinga samoans (Tiffany 1975) ou les iwi chez les Maori de la Nouvelle Zélande (Webster 1975) n’existent pas dans la société rapanui des XXe et XXIe siècles. Nous avons vu que l’effondrement démographique et le processus de relocalisation de la population avaient changé les principes de filiation et de résidence ; mais, deux ou trois générations après ces événements, de nouveaux groupes de descendance se sont formés. Ces nouvelles catégories d’appartenance se reconnaissent par leur nouvelle localisation, les alliances matrimoniales et la fondation des nouveaux noms qui vont acquérir la forme de patronymes. Le travail de McCall (1976a) porte sur les termes qui définissaient l’ensemble des rapports de parenté. Un terme évoquait d’abord une notion de « groupe de descendance », hua‘ai ; ensuite un terme reflétait les liens généalogiques, haka‘ara ; et enfin on trouve un terme qui énonçait les lignes de descendance, hakaranga. Les hua‘ai et haka‘ara ont encore une grande importance dans la société contemporaine.

1.1. Le groupe de descendance hua‘ai

Dans les années 1970, un hua‘ai était décrit comme un groupe de descendance unilinéaire (McCall 1976a). Cependant, en ce début du XXIe siècle, il m’a semblé que le hua‘ai possède certaines caractéristiques d’un groupe de filiation indifférencié, et une hypothèse en découle. Au cours de la deuxième moitié du XXe, le hua‘ai a acquis des nouvelles fonctions, notamment celle de définir les affiliations identitaires des habitants de l’île de Pâques dans deux catégories : autochtones et étrangers. Pour cela les noms de famille (te iŋoa) comportent une notion de frontière. Rappelons-nous que l’un des principaux changements ayant eu lieu après les années 1960 est l’arrivée de Chiliens du continent venus pour occuper les emplois administratifs publics.

182

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

Pour McCall, dans la notion de hua‘ai persistait un principe de filiation unilinéaire issu de l’ancien mata (1976a : 85). De ce fait, il était possible d’identifier la continuité d’une structure de parenté entre le temps passé et le temps présent. Cependant, McCall (1976a : 87) explique que dans certains contextes le hua‘ai agissait comme une catégorie de descendance cognatique. Notamment quand il évoquait des sentiments d’appartenance et de solidarité entre les personnes qui se disaient être apparentées. Même si le principe de résidence a été radicalement bouleversé au cours du XIXe siècle, les limites des groupes étaient encore structurées dans l’accès et le partage de biens valorisés, la terre étant le bien principal. Pour McCall, des logiques issues des modalités de la période « pré- bouleversement » se sont adaptées à l’espace réduit du village, où l’ancien mode de résidence virilocale s’est maintenu. McCall (1976a : 86-87) explique que : « à la question ‘qui habite dans cette parcelle?’, un habitant de l’île de Pâques répond ‘Te hua‘ai ‘a Iotefa’ (la famille de Joe)». Deux aspects importants sont à retenir ici : d’abord, chaque hua‘ai comme groupe de descendance peut être associé à un morceau de terre (ce que j’ai appelé quartiers) ; ensuite, la succession dans l’occupation des terres est due à la descendance. L’aspect le plus important pour McCall, et qui montrerait la continuité de l’organisation sociale par rapport à celle du passé, est que dans les héritages de terre le critère de l’agnation était utilisé pour réduire le nombre de membres concernés (McCall 1976a : 128). À l’époque où McCall a fait sa recherche, le mode de résidence était surtout virilocal. La propriété des terres était une affaire exclusivement masculine (avec quelques exceptions). Ajoutons à cette description que selon Sebastián Englert (1948 : 54) les femmes étaient considérées comme paepae keke, c’est-à-dire « qui vont habiter ailleurs ». Autrement dit, une fois mariées elles habiteront sur le terrain du père de leur mari et là- bas elles sont considérées en tant que veti (visiteuse) sur ces terres. Selon McCall, en ce qui concerne l’affiliation aux groupes de descendance et malgré l’inclination agnatique décrite initialement (McCall 1976a : 97), les Rapanui pouvaient revendiquer des droits bilatéralement. L’auteur conclut qu’un critère cognatique était invoqué pour élargir l’accès aux ressources, quand il n’y avait pas trop de pression démographique sur les terres, mais que celles-ci étaient partagées prioritairement par un noyau d’agnats. Le principe bilinéaire sera utilisé plutôt pour définir l’inceste, et par là même classer les personnes en conjoints potentiels ou interdits. Le système à Rapa Nui, nous dit McCall s’inspirant de Scheffler (1963), était « cooptatif » sur les agnats, et non « optatif » selon la définition de Firth (1957). Le

183

Première partie recrutement dépendait davantage des attitudes et du comportement des potentiels membres que de leur place ou lien généalogique invoqué. De ce fait :

Les personnes qui ne peuvent pas tracer une irréprochable descendance patrilinéaire peuvent, selon le cas, être rejetées de l’appartenance au hua‘ai, ou être acceptées. Un non- agnat doit toujours « demander » son adhésion [membership] mais l’acceptation ou le rejet dépendent d’un grand nombre de facteurs, dont seuls quelques-uns peuvent être relatifs à ses liens de parenté. (McCall 1976a : 90-91).

1.2. Les généalogies haka‘ara

Pour faire référence à l’appartenance aux groupes de descendance, les Rapanui utilisent aussi deux autres termes qui agissent comme catégories de filiation indifférenciée : celui d’haka‘ara et celui d’hakaranga (McCall 1976a : 97). Le premier – haka‘ara –, utilisé tel quel aujourd’hui, correspond à un récit sur l’origine du groupe ou d’une personne, sous la forme d’une généalogie socio- ou égo-centrée. Celle-ci est toujours construite en considérant les lignées masculines et féminines. Le deuxième terme – hakaranga – servait à l’époque de l’enquête de McCall à « clarifier » un lien quelconque entre une personne et un ascendant en particulier. Un principe de filiation indifférenciée est mis en place pour se revendiquer membre de tel ou de tel groupe, mais la participation dans les affaires qui concernent le groupe dépendra aussi de facteurs plus performatifs que structurels. De ce fait, le système devient de plus en plus optatif plutôt que cooptatif. Lors de mes enquêtes de terrain, j’ai entendu parler couramment de familias (familles) ou de hua‘ai, de façon apparemment interchangeable. Aucune distinction ne semblait émerger du discours des acteurs, ce qui semblait dire que familia était la traduction de hua‘ai ou était considéré comme un équivalent. Cependant la signification rapanui du terme familia intègre un nombre de membres beaucoup plus ample que la signification de familia au Chili continental (ou « famille » en France). C’est parce que hua‘ai ne renvoie pas au modèle de la famille conjugale bourgeoise formé par un couple hétérosexuel et ses enfants, mais renvoie à un groupe formé par la reconnaissance de liens généalogiques étendus et par le partage d’une série d’obligations envers les autres membres. L’on peut dire la même chose en ce qui concerne les apellidos, les patronymes : bien qu’ils puissent être compris comme synonymes de hua‘ai, comme l’ont fait d’autres chercheurs (Delsing 2009 ; Young 2011), cela n’est possible que lorsque le nom de famille (te iŋoa) coïncide

184

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

avec le groupe de descendance. Dans les deux cas, une mémoire généalogique (haka‘ara) apparaît comme essentielle pour pouvoir définir certaines affiliations familiales. Si pour McCall la propriété de la terre et l’association dans le travail collectif étaient les critères qui définissaient l’appartenance à un groupe de parenté, aujourd’hui il faut ajouter deux autres critères relatifs à l’appartenance au groupe : une mémoire partagée sur les origines d’un hua‘ai ainsi que les sentiments associés à cette origine. Et cette mémoire passe aujourd’hui aussi par les membres utérins, alors que le système de filiation agnatique était auparavant le seul système décrit par les ethnologues à Rapa Nui (cf. Routledge 1919 ; Métraux 1971). Je pense cependant que l’importance des liens utérins est due à des changements récents ayant eu lieu dans les principes de filiation, et ne constitue en aucun cas une lacune de l’analyse de McCall menée en 1970, car, depuis les années 1970 les mariages entre une femme rapanui et un homme étranger sont nombreux et qu’ainsi sont nombreux les enfants issus de ces couples mixtes. Ces enfants ont été affiliés au groupe rapanui de la mère. Mais les affiliations peuvent aussi être manipulées par l’utilisation d’un savoir généalogique visant à inclure ou exclure certaines personnes du groupe. L’intérêt des Rapanui pour leurs généalogies est cependant récent et sert un discours politico-identitaire. Cela ne veut pas dire que ces liens étaient auparavant méconnus, mais il semble que les évoquer présentait peu d’intérêt. En 1914 quand l’ethnologue Katherine Routledge (1919) interrogeait les anciens Rapanui, l’enquête généalogique n’était pas très populaire. Routledge nous informe que quand elle demandait des informations sur les ancêtres, ses collaborateurs s’en plaignaient, lui disant « parlons maintenant de choses plus intéressantes » (Routledge 1919 : 227). Malgré tout, elle parvint à placer deux cents noms connectés à un ensemble de quinze personnes âgées et à les classer « dans leurs groupes de familles, en détaillant les clans, lieu de résidence et couleur [de peau] » (Routledge 1919 : 227). Si l’ethnologue n’avait pas réussi à monter au-delà des arrière- grands-parents de ses informateurs, « ce nombre était beaucoup plus ample que chez les Européens » nous explique-t-elle (Routledge 1919 : 227). Le père Sebastián Englert, arrivé sur l’île en 1935, s’est rapidement mis à construire des généalogies qui lui permettaient de faire des estimations chronologiques. Ainsi entre 1936 et 1949 il mène des enquêtes auprès des anciens. Il arrive à tracer les liens de 22 familles rapanui et, dans quelques cas, reconstruire cinq générations depuis une personne vivante (Englert 1948 : 54-68). Entre 1972 et 1973, Grant McCall parvient à reconstituer à son tour les liens généalogiques d’un échantillon de 3043 individus (décédés et en vie)

185

Première partie grâce à l’aide de la population et à son enquête dans des archives conservées à l’église de l’île de Pâques. Finalement, en 1988, à l’occasion de la commémoration des cent ans de l’annexion de Rapa Nui par le Chili, le tout nouveau Conseil des Anciens publie un livre comprenant un nombre important de généalogies. Il s’agit d’un travail de collaboration entre familles et chercheurs pour mettre à disposition ce savoir. Cette publication porte le titre de Te Mau Hatu o Rapa Nui et le sous-titre « los soberanos de Rapa Nui [les souverains de Rapa Nui [TMH]). Ce travail visait à dénoncer la spoliation des terres réalisée par un État chilien qui avait usé du principe de la terra nullius, alors que du point de vue rapanui les terres de l’île ont toujours eu des propriétaires et ceux-ci ont eu une descendance qui est encore présente aujourd’hui. Ainsi, près de 2000 individus (décédés ou en vie) trouvent place dans l’ouvrage en fonction des lignages (ure), clans (mata) et territoire (kaiŋa), sur une nouvelle version de la carte de distribution de terres ancestrales1. Quelques généalogies remontent plus de dix générations. En 2007 le Conseil publie une deuxième édition actualisée. Ce travail est la recherche la plus complète sur les liens généalogiques parmi les Rapanui et la version consensuelle sur les liens établis entre les actuels patronymes (iŋoa) et les anciens mata, même si ces filiations ne sont pas toujours claires (voir tableau 1.3, chapitre 1). Aujourd’hui l’on peut trouver des exemplaires de ce livre dans chaque maison de l’île de Pâques et dans les maisons des Rapanui à Santiago du Chili et à Tahiti.

1 À différence de la carte publiée par Routledge (1919) et que j’ai reproduit dans le chapitre 1, cette nouvelle carte ne laisse aucun secteur de l’île sans indiquer la présence des anciens mata. L’île apparaît divisée en quadrillages bien définis. L’historien Cristián Moreno Pakarati (2012b) explique qu’en 1917, à la suite d’un conflit entre l’État et la compagnie d’élevage de moutons pour les limites foncières, les Rapanui se sont vu poussés à redéfinir leurs propriétés : c’est à ce moment que cette nouvelle division territoriale a vu le jour. Certainement, le Conseil des Anciens s’est inspiré de la description rapportée par les insulaires au père Bienvenido de Estella en 1918 quand ils ont expliqué les limites des terres. « Le 2 juillet 1918 les anciens indigènes se réunirent en conseil, avec la présence de quelques jeunes parmi les plus éduqués, et élucidèrent la question des démarcations, signalant les véritables lignes et propriétaires correspondant aux terrains […] C’est d’ailleurs un curieux système qu’utilisèrent les anciens insulaires pour diviser leur propriété par famille ou tribus. La division générale de l’île consistait en une ligne centrale qui venait à partager [l’île] en deux zones ; c’est-à-dire qu’ils tracèrent une ligne médiane tout le long, depuis le sommet du mont ou volcan Poike dans la partie orientale, jusqu’au sommet du volcan Ranokao, dans la partie du Ponant […] une fois l’île ainsi divisée, ils procédèrent aux subdivisions par familles ou tribus. Les limites des parcelles étaient une ligne qui sortait de la ligne centrale en angle droit, arrivait à la mer des deux côtés des deux tranches que formaient la division centrale d’un pôle à l’autre de l’île. […] Ces lignes, centrales et parcellaires, de démarcation des terrains, font ressembler l’île au flanc d’un cétacé colossal. » (De Estella 1921 : 51-52). Ensuite, De Estella (1921 : 52-60) détaille ces démarcations et rapporte le nom des anciens propriétaires et des héritiers en vie. Comme le suggère Foerster (et al. 2014 : 34), lors de ce processus de définition de propriétés, « les Rapanui cherchèrent à connecter leur organisation familiale avec les territoires anciens des mata, démontrant par là même que tout le territoire de l’île avait un propriétaire ».

186

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

À ces travaux portant sur les généalogies des Rapanui il faut ajouter ma propre base de données concernant 3782 individus, fruit de la synthèse entre mes enquêtes avec la population, un ensemble de sources d’archives et la reprise des travaux signalés précédemment (pour plus de détails se référer à l’Annexe G).

1.3. Le discours local sur l’appartenance et l’affiliation

Aujourd’hui, hua‘ai et haka‘ara sont pensés ensemble et sont utilisés pour justifier plusieurs phénomènes : la revendication d’une appartenance à un groupe déterminé (qui peut être réalisée en suivant des liens agnatiques, utérins ou les deux), la fabrication d’un discours identitaire de l’autochtonie, la détermination de droits théoriques sur des terres et la définition de l’inceste. Et en ce qui concerne les affiliations, elles peuvent être faites de façon égocentrique, c’est-à-dire de façon optative, en fonction des conjonctures de la vie de chacun. Voyons quelques exemples. Un jeune Rapanui, élevé par son grand-père maternel, est aujourd’hui étudiant en archéologie avec un avenir prometteur dans la recherche. Il se revendique membre du groupe de son grand-père et nie tout lien avec le groupe de son père. Il a même changé l’ordre de ses patronymes en plaçant le nom de famille de son grand-père maternel avant celui lui de son père2. Son père a fait quelques tentatives pour l’inclure dans son propre groupe et partager ses réussites comme une fierté familiale, cependant le jeune dit ne pas se sentir concerné. « Il n’a pas été présent quand j’étais petit, c’est mon grand-père qui m’a élevé», m’a-t-il dit. Prenons maintenant l’exemple d’une personne âgée. Juan a aujourd’hui 80 ans, il m’explique qu’il s’est toujours senti plus proche de la famille de sa mère. Il parle avec beaucoup de fierté de son père, qui a été un personnage très influent dans la politique insulaire pendant très longtemps (1930-1960), et avec qu’il a travaillé toute sa jeunesse, cependant c’est de la famille de sa mère qu’il a reçu le plus de « cariño » (d’affection). Pendant mon enquête, j’ai compris que le terme hakaranga – celui utilisé pour expliciter par la généalogie un lien de filiation particulière –, est moins utilisé et parfois

2 Il convient de rappeler que les noms de famille au Chili sont utilisés comme en Espagne et non pas comme en France. C’est-à-dire le patronyme du père en première position suivi du patronyme de la mère en deuxième position. Le patronyme de la mère est donc celui du grand-père maternel. Seul le patronyme en première position est transmis à l’enfant, la position du patronyme est ainsi fondamentale pour pouvoir transmettre l’un ou l’autre des patronymes. Il faut aussi indiquer que les femmes ne changent pas de nom de famille une fois qu’elles se sont mariées.

187

Première partie il est même remplacé par celui de paeŋa. Ce dernier est utilisé par les archéologues pour désigner les grands blocs de pierres taillées qui servaient de fondations aux anciennes maisons ; mais aujourd’hui, paeŋa peut être utilisé pour désigner une lignée dans un groupe de descendance donné. Ainsi les petits-enfants de Juan Atan, diront, s’ils sont issus de sa fille Lenky, qu’ils « sont du hua‘ai de Juan Atan et du paeŋa de Lenky » (te hua‘ai ‘a Juan Atan, paeŋa ko Lenky), afin de se différencier des enfants issus d’un autre fils de Juan, Hugo, lesquels diront « paeŋa ko Hugo, hua‘ai ‘a Juan ». Une jeune femme me disait à propos de l’importance de connaître ses liens de filiation :

Il est très important de savoir d’où l’on vient. Moi, je connais bien tous les paeŋa de ma famille, parce que comme ça je saurai avec qui mes enfants pourront se mettre ensemble et avec qui ils ne pourront pas. Il faut savoir et connaître tous les cousins, et ainsi savoir qui est le fils de qui, qui sont les adoptés, les biologiques et même les non reconnus. Tout ça pour éviter de futurs problèmes.

Hua‘ai est donc un terme relatif et relationnel. Relatif parce qu’il est toujours en train de changer en fonction des générations et des membres concernés qui tracent leurs liens généalogiques (haka‘ara). Cet aspect dépend de la transmission de la mémoire qui se réfère aux membres fondateurs. Ainsi chaque génération de germains (taŋa ra‘e) qui a produit sa propre descendance (erua taŋa), aura fondé des nouveaux et futurs hua‘ai. Chaque erua taŋa (deuxième génération) sera à la fois un nouveau taŋa ra‘e de la génération suivante. Les erua taŋa partagent généralement le premier nom de famille de leur père et celui de leur mère. C’est pour cela que dans le taŋa ra‘e suivant, les noms associés aux membres féminins auront changé alors que les noms liés aux membres masculins seront transmis à la génération suivante. C’est ainsi que se forment les différentes lignes de descendance dans un ou plusieurs nouveaux hua‘ai. Il s’agit d’un processus typique de segmentation de ramages (Firth 1957), qui donne lieu à différentes identités de groupes. Ces identités sont établies en fonction d’une mémoire partagée relative aux fondateurs (tupuna), mais aussi d’une mémoire concernant la forme et l’orthographe des patronymes (nous reviendrons sur ce sujet). Hua‘ai est aussi une catégorie relationnelle parce que l’acceptation ou le rejet de quelqu’un comme membre ne dépend pas seulement d’un lien généalogique partagé, donc d’un patronyme, mais aussi de la participation d’une personne dans les affaires d’un

188

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

groupe. Quand une famille offre un umu (le partage de nourriture du four enterré) à la communauté, le hua‘ai acquiert une corporéité (cf. chapitre 2). Dans ce sens hua‘ai et haka‘ara, avec les précisions qu’ajoute paeŋa, peuvent être compris plutôt comme une série de faits (de descendance et de mémoire de celle-ci) qui définissent que l’on soit parent. La question qui se pose ici est : qui est parent à Rapa Nui ? La réponse montre que, comme c’est souvent le cas, la structure de la parenté a été créée dans des circonstances historiques précises et a acquis une certaine stabilité idéologique dans le temps. Finalement, la parenté est aussi « performative » (Sahlins 1986), car la mémoire de l’origine n’est pas suffisante pour la reconnaissance d’un groupe de descendance, comme Sharon Tiffany (1975) le montre pour les groupes ‘āinga de Samoa. À Rapa Nui les conditions par lesquelles on devient parents sont aussi déterminantes. Nous allons maintenant observer ces éléments de plus près.

2. La théorie rapanui de la consanguinité et les noms de famille

À Rapa Nui le fait d’être parent est expliqué par une théorie de la consanguinité. Les insulaires disent que les parents « ont le même sang » (te toto hō‘e) et que ce sang vient de leurs ancêtres (te toto mai ki te tupuna). Un enfant a donc le « sang mélangé » de ses parents, qui ont à leur tour le « sang mélangé » de leurs parents respectifs. De ce fait, entre les ancêtres (tupuna) et les vivants (taŋata ora) il existe un transfert de substances. Aujourd’hui, quand les Rapanui évoquent leurs origines, ils parlent de leur sang en l’associant à des noms de famille, à des nationalités et à des caractéristiques de la personnalité : « j’ai du sang allemand», « du sang anglais», « français », « tahitien », « chilien », etc. Cela veut dire que dans leurs généalogies au moins un de leurs ascendants était de ladite origine ou nationalité. Dans le même sens, quelqu’un qui a deux parents rapanui dira : « je suis rapanui- rapanui », même si dans ses généalogies il y a des ancêtres étrangers. Il existe une relative conscience du métissage biologique de la population, qui est expliqué par un « besoin » de trouver un partenaire en dehors de la société insulaire car les Rapanui se considèrent eux-mêmes comme étant tous plus ou moins apparentés. Ce dernier point nous renvoie au fait historique de la chute démographique mais aussi à la fonction agglutinante du mythe de Hotu Matu‘a (cf. chapitre 1).

189

Première partie

Nous ne devons pas comprendre ce principe de consanguinité tel qu’il a été traité dans les études classiques de la parenté ou par une théorie populaire. Mais plutôt, dans le sens d’une consubstantialité [consubtantiality] : « un élément ontologique d’un contexte partagé qui sert à la classification de personnes dans des catégories de parenté » (Dousset 2013 : 9). Le critère du « sang partagé » est un principe affectif et idéologique, car être parent à Rapa Nui (comme ailleurs) n’est pas seulement un fait biologique, mais l’objectivation de rapports qui impliquent sentiments, attitudes, droits et obligations partagés entre personnes qui se considèrent issues des mêmes ancêtres. Ce principe est idéologique parce qu’il sert à justifier des faits, mais aussi car ces faits sont susceptibles d’être manipulés selon des contextes précis et avec certaines intentions. L’objectivation « du sang partagé » prend sa forme la plus concrète avec la fixation des patronymes. Mais elle est manipulable quand il s’agit de définir l’inceste, un héritage ou pour caractériser l’identité personnelle ou de groupe3.

2.1. La formation des patronymes rapanui

Les noms de famille rapanui actuels sont le résultat d’un processus de fixation dans lequel les prénoms de baptême (iŋoa papatito), les anciens prénoms non chrétiens (iŋoa),

3 La force rhétorique de cette théorie autochtone de la consanguinité peut avoir deux explications complémentaires. D’abord, le dogme chrétien de la una caro qui a été assumé par les Rapanui depuis leur évangélisation. Godelier (2010 : 352) explique que dans la tradition chrétienne et notamment dans l’Église catholique (dont la majorité des Rapanui font partie), toutes les étapes de la vie des personnes sont contrôlées : la naissance, le mariage et la mort sont marqués par des rituels. Et en ce qui concerne la définition de relations incestueuses, Godelier explique que, pour le christianisme, « un homme et une femme, en s’unissant sexuellement, ne formeront plus qu’une seule chair, qui sera également celle de leurs enfants. Ce dogme va déterminer l’inventaire et le cheminement de toutes les relations sexuelles incestueuses » (Godelier 2010 : 352). La théorie rapanui de leur consanguinité peut aussi être liée à des effets sur les représentations de la personne qu’ont pu avoir les recherches biologiques réalisées sur cette population. Pendant les années 1930, deux missions scientifiques ont récolté des échantillons de sang des insulaires (Rahm 1932, Drapkin 1935). Leur objectif à chacune était de déterminer les groupes sanguins des autochtones pour « découvrir » leur origine. La procédure fut la même lors des deux missions : ils ont séparé les insulaires en deux groupes en fonction de leur « degrés de métissage ». Ainsi chez Drapkin (1935) une personne avec un ascendant étranger était classée comme « métisse » et une personne sans ancêtre étranger au-delà de la troisième génération (ses grands-parents) était classée comme « pure ». Drapkin, de plus, a réalisé la classification suivante : rapanui pur, demi chilien, demi tahitien, demi allemand, demi français, ou encore, un quart français avec un quart chilien… etc. En 1955 l’expédition norvégienne de Thor Heyerdahl a fait le même type d’enquête (Sandoval & Wilhelm 1945 ; Wilhelm & Sandoval 1955). Wilhelm & Sandoval (1955 : 135) concluent que les Rapanui qu’ils appellent « purs » n’étaient plus que 128 personnes au sein d’un univers de 895 habitants. Finalement, entre 1964 et 1965, lors de l’expédition médicale canadienne (METEI), des échantillons de sang de tous les habitants de l’île (949 individus) ont été prélevés dans le but d’étudier « le système immunitaire dans une population isolée » (Skoryna Sd.). Il n’est pas étrange alors que les Rapanui aient assimilé l’idée que dans leur sang se trouvait la substance qui expliquait leurs liens de parenté.

190

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

ou même les surnoms existants à Rapa Nui depuis la deuxième moitié du XIXe siècle sont devenus des catégories d’affiliation. Ainsi, entre la première génération de baptisés et celle de leurs petits-enfants nous trouvons l’origine de tous les patronymes rapanui actuels. Pour McCall, « le recensement de 1886 est l’origine des noms de famille rapanui modernes et constitue une liste des premiers éponymes des ancêtres de la population actuelle » (McCall 1976a : 101). Cependant, le processus de fixation des noms de famille a été déterminé par l’action de l’état-civil (qui existe à Rapa Nui depuis 1916) et achevé récemment avec l’application d’une loi chilienne qui reconnaît des droits particuliers aux groupes ethniques du pays et qui a redéfini les critères de filiation. De l’analyse du recensement de 1886, McCall (1986) nous rapporte une liste de 86 patronymes rapanui possibles (ou catégories qui pouvaient agir comme tels) et le mata auquel le fondateur aurait appartenu. Il signale aussi les noms qui se sont perdus, ceux qui se sont incorporés et ceux qui ont existé jusqu’au moment de son enquête des années 1970. De cette liste, 65 prénoms sont devenus des noms de famille, six étaient des surnoms convertis en noms de famille, cinq étaient des noms de baptême, un était un prénom déformé et neuf étaient d’origine étrangère4 (McCall 1986 : 8). À l’époque de l’expédition franco-belge (1934) il restait 51 noms de famille (cf. Drapkin 1935) et dans les années 1970, McCall reconnaît encore 33 noms. María Eugenia Santa Coloma (2008), dans son étude démographique, conclut que le principal effet des mariages mixtes des années 1980 (principalement entre femmes rapanui et hommes étrangers) fut la perte des patronymes autochtones. Aujourd’hui cependant, nous pouvons trouver 33 patronymes rapanui auxquels il faut ajouter cinq qu’on peut appeler autochtonisés, mais désormais ce nombre va en augmentant du fait d’un phénomène de récupération des anciens noms, au sein d’un processus d’affirmation identitaire. Malgré la prédiction de Santa Coloma (2008), les patronymes rapanui ont démontré être des catégories flexibles. Ils se sont fondés, ont été transmis, perdus et récupérés. Ces quatre processus ont impliqué différentes mutations dans leur forme et dans leurs

4 Il s’agit des noms des hommes qui ont travaillé pour la Compañía Williamson & Balfour qui ont eu des enfants avec des femmes rapanui. Un nombre très réduit de ces hommes ont donné leurs patronymes à leurs enfants, cependant les Rapanui ont revendiqué plus tard les noms étrangers de leurs géniteurs pour être inclus dans des affaires d’héritage.

191

Première partie fonctions, jusqu’à aujourd’hui où les noms ont acquis un caractère patrimonial protégé d’un point de vue juridique. Analysons de près ces processus. La fondation des patronymes est un processus historique qui a impliqué les institutions étatiques et ecclésiastiques, alors que les processus de perte sont liés au principe de filiation agnatique du système chilien. Par ailleurs, les processus de récupération sont dus au renouvellement identitaire commencé il y a cinquante ans, mais aussi à une flexibilisation des principes étatiques dans la filiation. Voyons quelques exemples de fondation de patronymes et comment ils agissent sur la création des identités de groupe. Un certain Tuputahi ‘a Hare Kai Hiva fut baptisé vers 1868 avec le prénom biblique Adam, mais utilisé dans sa forme tahitienne : Atamu. Ainsi son nom est devenu : Atamu Tuputahi ‘a Hare Kai Hiva. Son épouse (vers 1886) s’appelait Renga Maruaki ‘a Niare (la belle Maruaki fille de Niare), baptisée Margarita. Son nom est donc devenu : Margarita Renga Maruaki Niare. Atamu et Margarita ont eu trois enfants qui ont porté des prénoms espagnols, en raison de l’influence chilienne. Le prénom biblique Atamu et le prénom du grand-père maternel, Niare, ont été sélectionnés comme noms de famille et placés l’un après l’autre, comme dans la tradition de filiation hispanique : l’un venant du côté paternel et l’autre venant du côté maternel, ce qui a donné le patronyme composé Atamu Niare. Les enfants portent ainsi les prénoms et noms suivants : José Abraham Atamu Niare (1876-1925), Victoria Atamu Niare (1892-1916) et Hilaria Atamu Niare (1894-1954). Les enfants de José Abraham sont à l’origine de toutes les branches Atan existant à Rapa Nui de nos jours, alors que le nom Atamu de ses sœurs Victoria et Hilaria ne sera pas transmis à la génération des petits-enfants. Notons aussi que le nom original, dans sa forme tahitienne Atamu, s’est réduit à la forme Atan dû à l’inscription et puis la standardisation de cette forme dans le registre de l’état-civil. Rano ‘a Vavara (Rano fils de Vavara), un Rapanui du secteur de Tongariki au moment de l’arrivée des missionnaires (Routledge 1919 : 228), fut baptisé avec le prénom tahitien de l’évêque de Tahiti de l’époque : Tepano (Stéphanus) Jaussen (McCall 1986). Tepano Rano ‘a Vavara (1831-1914) s’est marié avec Veriamo (1830?-1936), baptisée Paulina. Elle fut la principale informatrice de Katherine Routledge en 1914. Ils ont eu un fils appelé Juan, nommé Juan Tepano Rano (1872-1947) pour les autorités chiliennes. Juan Tepano fut le principal informateur de tous les chercheurs arrivés à Rapa Nui dans les premières décennies du XXe siècle et l’autorité mise en place par le pouvoir colonial chilien. Son épouse, María Ika Tetono (1870-1950) est la fille d’un certain Ika Tu‘u Hati, baptisé Enrique, et d’Anastasia Renga Hopuhopu Tetono (1857-1942), fille de Tetono.

192

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

Les huit enfants de Juan et María ont porté les prénoms Tepano et Ika, comme noms de famille. Toutes les personnes qui portent aujourd’hui le nom de famille Tepano sont les descendantes de Juan et María. Prenons encore un exemple donné par Sebastián Englert :

Quand le catéchiste Nicolás Pakarati est né – vers l’année 1855 à peu près –il a reçu le prénom Ure Potahi. Son père s’appelait Te Pihi, son grand-père Ure Atoro. Il pouvait porter aussi le prénom de son arrière-grand-père qui s’appelait Pu Revareva ; donc il pourrait s’appeler : Ko Ure Potahi A’ Te Pihi A’ Ure Atoro A’ Pua Reva. En tant que chrétien il a reçu les prénoms Nicolás et Pancracio. Le deuxième de ces prénoms chrétiens a été utilisé dans la forme tahitienne de Panakarati qui a été plus tard réduit à Pakarati, et est resté comme nom de famille. (Englert 1948 : 53-54).

2.2. Les patronymes comme identités familiales

Dans ce processus de formation et de transferts de patronymes, les Rapanui ont configuré des idées stéréotypées de chaque famille. Il y a des familles de bons artisans, de bons musiciens ou de bons danseurs, de bons agriculteurs ou d’excellents pêcheurs, des politiciens, des entrepreneurs, des familles polies et d’autres peu aimables. Il y a aussi des familles considérées comme conflictuelles, violentes, menteuses, à la vie dissolue ou même folle. Ces stéréotypes, si nous suivons Thomas Eriksen (1993b), n’ont pas un caractère ethnique particulier, car ils ne renvoient pas à des différences au niveau du groupe culturel, mais il s’agit d’une série d’idées et de représentations qui servent à établir des frontières basées sur le comportement attendu ou observé à l’intérieur d’un même groupe social. Ainsi, un Rapanui saura à quoi s’attendre s’il est en face d’un Tepano, d’un Atan, ou d’un Pakarati, etc. Ces stéréotypes fonctionnent donc comme cristallisateurs des identités de groupes, en exaltant les vertus remémorées des fondateurs des noms et en signalant les défauts des autres. Voyons quelques exemples. Pedro Atan Pakomio (1906- 1974) fut un personnage influent dans la politique insulaire des années 1930 jusqu’en 1960. Il était en effet alcalde (maire), le représentant des Rapanui face aux institutions chiliennes et à l’entreprise d’élevage de moutons CEDIP. Cette fonction lui avait été attribuée par le gouverneur militaire et lui avait conféré le statut d’homme politique. Par ailleurs, quand l’expédition de Thor Heyerdahl séjourna à Rapa Nui en 1955, Pedro était considéré comme l’un des meilleurs sculpteurs de l’île.

193

Première partie

Il a organisé secrètement avec ses frères la production de statuettes en pierre et en bois présentées comme anciennes mais ne répondant à aucun critère formel ancien connu sur l’île, afin de tromper et de se moquer d’Heyerdahl, obnubilé par la découverte d’objets anciens. Cette opération de falsification devenue célèbre avait déjà été entreprise auprès de Métraux en 1934 et contribuera à forger l’image d’un Atan malicieux, Métraux allant jusqu’à le qualifier de « sorte de Satan qui veut m’induire à pécher » (Metraux 1941 : 15).Aujourd’hui les Atan sont vus comme de bons artisans et très doués pour la politique, avec un caractère de leader. L’un des fils dudit Pedro, Juan Atan Paoa, fut aussi conseiller municipal pendant les années 1990, activité qui, aux yeux des Rapanui, était très logique pour quelqu’un portant le nom Atan. Le même principe est appliqué aux frères Rapu Haoa. Trois d’entre eux (sur une fratrie de onze frères et sœurs) ont occupé d’importantes fonctions politiques. L’aîné, Alfonso, est parti au Chili continental pour suivre des études en 1955. Il est donc devenu professeur. À son retour à Rapa Nui en 1964 il fut le leader de la révolte anti-coloniale (Grifferos 1997). L’un de ses frères cadets, Sergio, est parti avec l’équipe de recherche de William Mulloy aux États-Unis, où il a fait des études en archéologie. Au cours des années 1980 il fut nommé gouverneur du territoire par le dictateur chilien Augusto Pinochet (1973- 1989), fait relativement surprenant à une époque où la plupart des fonctions politiques étaient aux mains des militaires. Actuellement, le plus jeune des frères, José, est un des cinq représentants rapanui élus par la communauté au sein de la CODEIPA [Corporation de Développement de l’Île de Pâques]. Les Pakarati sont tous descendants du catéchiste Nicolás ‘Panakarate’ Ure Potahi (1855-1927) et Elisabeth Rangitaki (1871-1947), originaire de Fangatau, situé aux Tuamotu. Les enfants de Nicolás et Elisabeth étaient des membres très actifs de l’Église catholique, assumant ainsi la charge de catéchiste une fois que Nicolás fut décédé. Les douze frères et sœurs Pakarati Rangitaki étaient aussi très proches du Père Sebastián Englert. Encore aujourd’hui les Pakarati sont considérés comme une famille très religieuse, et l’origine Tuamotu d’Elisabeth est encore présente à l’esprit des insulaires. Les Pakarati sont ainsi parfois taxés de paumotu, surnom renvoyant à Tuamotu, afin de souligner leur origine non-rapanui.

194

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

2.3. Les « vrais noms de famille » : les patronymes comme mémoire familiale et leur récupération

Depuis environs quarante ans on assiste à un processus de « rectification des noms de famille », comme les Rapanui appellent cette procédure légale consistant à modifier le patronyme ou son orthographe. Et ces vingt dernières années, on identifie aussi une autre procédure consistant à modifier l’ordre des patronymes, où le nom de famille de la mère rapanui sera ainsi progressivement et généralement préféré au nom du père si celui-ci était étranger (Chilien ou autre mais non-Rapanui). Ce sont deux phénomènes récents qui me semblent s’expliquer par des circonstances précises. Nous y revenons ci-dessous, mais notons déjà que la procédure est enclenchée seulement si le premier nom n’est pas rapanui. Les modifications orthographiques sont expliquées par les Rapanui parce que de « vrais patronymes » existent, mais ils ont été changés par les fonctionnaires de l’état- civil autant par négligence que par intérêt à chilienniser les noms de famille. Aussi, un même nom peut apparaître écrit de différentes façons dans des documents d’identité, les recensements, les rapports de recherche, entre autres. Par exemple, le nom actuel Hereveri apparaissait comme Beri Beri, Veri Veri, Beriberi, Veriveri ou encore comme Tueberiberi dans les sources d’avant 1970. La rectification orthographique de plusieurs noms de famille rapanui a eu lieu à un moment précis, à partir de 1970 quand les Rapanui ont commencé à migrer vers Tahiti pour revendiquer des terres (cf. chapitre 7). Dans ce cas de migration, la rectification a consisté en un changement total du nom. C’est le cas des anciens noms Paté, devenu Avaka, ou Laharoa changé pour Terongo pour les mêmes raisons que le nom Hereveri. Ce qui est intéressant dans le cas de la modification de Paté et de Laharoa c’est que ces changements survenus lors des années 1970 ne concernent qu’une partie du groupe de descendance Paté et Laharoa. Ainsi nous trouvons qu’un même groupe de descendance porte aujourd’hui deux patronymes différents. Vitorio m’explique les raisons de ce changement au sein de sa famille :

Avant je m’appelais Vitorio Haoa Paté et maintenant Haoa Avaka. Un oncle, [un frère de sa mère] a convaincu tous ses frères et sœurs de changer les noms de famille parce que les noms qu’on avait étaient incorrects. Si tu connais la généalogie de ma famille, tu vois que mon grand-père s’appelait Timoteo Patea ‘a Vaka Tukuonga. Patea, selon ce que m’a dit ma mère plus tard, était son surnom. Donc pour essayer de récupérer un terrain à Tahiti,

195

Première partie

qui était au nom d’un Avaka, ma famille a changé son nom. Cet Avaka était, apparemment, un frère de mon grand-père Timoteo. (cf. Annexe G : G22).

Pour sa part Adriana Laharoa m’a expliqué qu’elle n’a pas voulu changer son nom pour Terongo comme l’ont fait ses cousins, parce que son père avait gardé jusqu’à sa mort le nom Laharoa, son « vrai nom » :

Mes cousins l’ont changé pour Terongo. Selon eux, comme ça ils allaient récupérer l’héritage de mon papa. Mais ce monsieur Terongo fut le papa hāŋai [adoptif] de mon papa, c’est pour ça qu’il a gardé Laharoa, qui était le nom de son vrai papa, celui qui est resté à Tahiti.

Ces modification des patronymes entament un processus de division au sein d’un hua‘ai (groupe de parenté) et d’un iŋoa (patronyme) lorsque des personnes apparentées biologiquement ne portent pas le même nom de famille, mais se reconnaissent comme parentes. C’est le cas des enfants non reconnus par les pères rapanui et qui par conséquent ne porteront que le nom de famille de la mère. Souvent (et aussi au Chili continental) le même nom sera doublé5. Ainsi, au sein du hua‘ai d’origine, le iŋoa (patronyme) n’est plus partagé par tout le monde, et avec le temps un nouveau hua‘ai est créé à partir d’un patronyme récupéré. Malgré la formation de groupes de parenté différents sur la base de patronymes différents, les prohibitions liées à l’inceste demeurent actives. Concernant l’ordre des patronymes, depuis 1993, un Rapanui peut placer le nom de sa mère en première position, si son père n’est pas rapanui ou s’il porte un premier nom non- rapanui. On appelle cela l’« inversion de nom de famille», une procédure permise par la loi 19.253 qui a reconnu des droits particuliers aux populations autochtones du Chili. L’article 71 de cette loi est une rubrique concernant particulièrement les Rapanui, comme l’indique ce qui suit :

Autorise les personnes rapanui ou pascuanes à rectifier leurs actes de naissance, en demandant au tribunal compétent qu’il fasse passer le nom de famille de la mère avant celui du père quand cela aura pour objet de préserver un patronyme de l’ethnie rapanui ou pascuane. De la même façon, elles pourront solliciter la rectification de leurs noms de famille quand, par n’importe quelle circonstance, elles auraient été privées de leurs noms

5 Cela pouvait avoir des conséquences personnelles. Ainsi, pendant les années 1990, quand il existait au Chili la différence légale entre enfants dit « naturels » (nés hors mariage et non reconnus par le père) et enfants reconnus, on savait que l’enfant n’avait pas été reconnu par le fait qu’il portait deux fois le même nom.

196

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

de famille rapanui ou pascuans originaux et seulement pour les récupérer. (CONADI 2011 : 40).

Presque tous les Rapanui d’aujourd’hui dont le père n’est pas autochtone ont placé d’abord le nom de famille de leur mère rapanui. Les combinaisons sont presque illimitées, car l’esprit de ces modifications est la préservation des patronymes autochtones. Ainsi, une personne dont le père porte d’abord le nom non-rapanui de son propre père, pourra récupérer le premier nom de famille rapanui par exemple d’une ou deux grands- mères (paternelle ou maternelle) pour le placer comme son premier nom de famille. Avec cette procédure, il assure la transmission du nom autochtone à la génération suivante.

Figure 3.1: Inversion de nom de famille

Ces changements sont indicateurs du fait que les patronymes sont devenus un patrimoine identitaire à protéger. Dans ce contexte, on assiste à un troisième phénomène : la récupération des anciens noms qui furent perdus à cause de l’inclination agnatique du système de filiation chilien et rapanui précédant l’application de la loi 19.253. Parmi les noms récemment éteints figurent Make, Rangitopa et Manuheuroroa. Tous étaient jusque dans les années 1960 des noms de famille des femmes, situés en deuxième position, donc condamnés à disparaître à la génération suivante, comme on peut voir sur la figure 3.1 Situation A. Cependant un groupe de jeunes qui ont aujourd’hui entre 25 et 35 ans et qui ont commencé à avoir des enfants, ont revendiqué le nom rapanui de leur grand-mère, comme on peut voir sur la même figure Situation B. C’est le cas du nom Manuheuroroa, nom qui au début du XXe siècle était placé seulement comme second nom de famille d’une seule fratrie. D’autres jeunes, liés généalogiquement à l’ancien nom Rangitopa, qui

197

Première partie existe encore comme deuxième patronyme de deux femmes très âgées, m’ont exposé leur intention de récupérer aussi ce nom. À côté de ces revendications d’ordre identitaire, les patronymes servent aussi à tracer les liens généalogiques. Ainsi, la façon la plus simple de savoir si l’on est parent avec un autre Rapanui est de se référer au haka‘ara (généalogie) pour identifier et raconter les patronymes. Si deux personnes trouvent un même nom de famille dans leur généalogie (indépendamment de la position de ces noms et de la génération où il est situé), elles vont se considérer comme parentes à un certain degré. La technique de tracer les liens à partir du récit des patronymes pose des enjeux considérables aux jeunes générations quand la mémoire de famille n’a pas été transmise. Parfois un lien dit « biologique » a été occulté par un lien social comme celui de l’adoption ou parce que les plus âgés ont la capacité rhétorique pour définir, selon des circonstances et intérêts précis, l’inclusion ou l’exclusion de quelqu’un du groupe. McCall (1976a : 98) a relevé qu’il existe trois manières dont les enfants savent avec qui ils sont apparentés. D’abord, dans un premier niveau d’intimité, ce sont les personnes qui partagent un quotidien domestique. On y trouve les personnes chargées d’élever et éduquer les enfants sans qu’importe l’existence d’un lien biologique. Dans cette sphère, les enfants connaissent l’endroit où ils trouveront à manger et aussi l’endroit où ils seront accueillis (McCall 1976a : 99). La frontière du groupe s’établit donc avec les personnes qui ne leur donneraient rien à manger ni ne les accueilleraient chez elles, ce qui nous renvoie au rôle des visites qui nous avons étudié auparavant (cf. chapitre 2). La deuxième manière correspond à l’information rapportée par les parents eux-mêmes (McCall 1976a : 99). Ils diront et établiront les limites des comportements et les frontières géographiques jusqu’auxquelles un enfant pouvait aller. Dans ce contexte de gens connus, il est vu comme une obligation des parents de dire et d’expliquer les liens entre les personnes afin d’empêcher ou de permettre la formation de futurs couples. Finalement, un jeune peut demander conseil à des personnes dites « spécialistes » des généalogies (McCall 1976a : 99). Aujourd’hui cependant, les Rapanui disposent aussi de leur propre livre de généalogies qui a servi à fixer les lignées de descendance. Le Te Mau Hatu (Hotus et.al 1988 & 2007) que nous avons déjà mentionné a servi à enraciner l’idée que tous les Rapanui sont parents entre eux. Souvent un/une jeune va consulter ce livre aussi bien par simple curiosité que pour savoir s’il existe un lien proche avec la personne qu’il/elle est en train de courtiser. Mais la consultation du livre peut aussi être une source d’inspiration pour choisir des

198

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

prénoms pour ses propres enfants, prénoms alors considérés par le lecteur rapanui comme étant « ancestraux ». Ainsi des prénoms connus dans les généalogies les plus anciennes et associées à certains mata et à des personnages héroïques, seront revendiqués en fonction des liens d’ascendance. Par exemple le prénom Maurata, qui était porté par l’un des derniers ariki mau, ou Ataranga qui apparaît dans la généalogie du héros culturel Hotu Matu‘a (cf. annexe G : G2) sont aujourd’hui portés par des enfants dont les parents reconnaissent que leurs propres noms de famille sont issus du mata miru, c’est-à-dire le mata des ariki. Le prénom Angata, version rapanui d’Agathe, celui de la vieille femme à l’origine de la grande révolte de 1914 (cf. chapitre 1), est porté par des filles dont les parents se déclarent descendants de cette héroïne. Les querelles sont fréquentes lorsque les données généalogiques ne sont pas ajustées aux souvenirs des experts rapanui ou aux intentions de celui qui procède à la vérification. Les critiques ont été abondantes aussi parce que la publication de 1988 et la réactualisation en 2007 du livre Te Mau Hatu a mis au grand jour des secrets de familles, notamment concernant l’existence d’enfants non reconnus par leurs géniteurs, des adoptions ainsi que les identités des pères étrangers. Les conclusions que nous pouvons tirer à cette étape de notre analyse sont que le hua‘ai est un groupe de descendance quand les personnes se considèrent parentes par le fait de partager des ancêtres (tupuna) et une mémoire à leur propos. Cette dernière peut être relatée et généalogiquement tracée (haka‘ara) à travers des catégories patronymiques qui servent à revendiquer certains droits sur des ressources. Les patronymes, idéalement, agissent comme des métaphores de sang partagé car ils évoquent le lien généalogique consubstantiel avec les ancêtres. Par ailleurs les noms de famille ne sont pas seulement des catégories de filiation, ils sont aussi porteurs de représentations sur le caractère, la personnalité et les attitudes des personnes qui les portent. Il s’agit d’un véritable système classificatoire chez les Rapanui. Une deuxième conclusion concerne l’importance des noms de famille comme une sorte de patrimoine identitaire. Ils se transmettent de génération en génération, évoquent des liens avec les ancêtres lointains et proches, représentent une sorte d’indicateur sur le caractère de qui les porte, justifient l’association entre les personnes et permettent la revendication des biens à partager mais aussi la restriction de tels partages. C’est pour tous ces aspects que les Rapanui sont aujourd’hui (et après les années 1970) très soigneux et scrupuleux quant à la correction orthographique ainsi que la position du patronyme de leurs enfants. Tous ces processus de manipulation de patronymes sont aussi associés au

199

Première partie renouvellement identitaire commencé après les années 1970 et intensifiés dans les années 1990 (cf. chapitre 2). C’est le produit d’une conscience politique d’une particularité culturelle face aux Chiliens continentaux. L’existence d’une loi spéciale pour les populations autochtones du pays a finalement permis la fixation des patronymes comme des indicateurs de l’autochtonie.

3. Limites entre les groupes et possibilités de recrutement : mariage haīpoīpo et adoption hāŋai

La question de l’établissement des limites entre les groupes de parenté est donc essentielle aux yeux des Rapanui pour définir d’où et comment recruter de nouveaux membres. Bien entendu une première limite vient de la catégorie de hua‘ai sous forme de patronymes, mais, du fait qu’elle est une catégorie relative et contextuelle, les limites sont plutôt fluctuantes. Le mariage (haīpoīpo) et l’adoption d’enfants (hāŋai) sont deux méthodes par lesquelles les Rapanui fabriquent des liens de parenté en dehors des liens généalogiques. Pour McCall ces deux procédures répondraient à la même structure car elles impliquent « un transfert d’un groupe de parents à un autre groupe des droits et obligations qui concernent un individu » (1976a : 226) ; et parce qu’elles connectent toutes les affaires liées au hua‘ai telles que les interdictions sexuelles, les responsabilités, les identités de groupe et l’héritage. Le mariage et la définition de l’inceste sont nécessairement liés car le plus grand problème des Rapanui d’aujourd’hui est de se considérer tous plus ou moins parents. En conséquence, trouver un/e partenaire qui ne soit pas considéré comme plus ou moins consanguin/e est une affaire souvent complexe. Nous tenterons dans cette partie d’analyser comment le mariage et la définition des partenaires potentiels se sont transformés ces cinquante dernières années et comment l’adoption d’enfants continue à être pratiquée dans certains cas, mais adaptée aux conditions contemporaines.

3.1. Bien se marier: te tumu et étrangers

À Rapa Nui le mariage a une connotation d’alliance étendue, parce qu’il va relier les membres de deux familles en incorporant les mariés à un réseau de coopération et de partage de biens. McCall (1976a : 187) explique que, tous les Rapanui venant du même

200

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

petit groupe de personnes de la fin du XIXe siècle, les mariages entre consanguins furent nécessaires. Il atteste l’existence d’un système de mariage entre cousins du troisième degré [third cousin] dans un passé pas très lointain (1976a : 215) et note qu’au moins jusqu’aux années 1960 les mariages étaient arrangés par les parents. Dans ce contexte le terme tumu servait à désigner les personnes avec lesquelles l’on pouvait (et idéalement l’on devrait) se marier (McCall 1976a : 215). Mais dans les années 1970 il n’y avait pas de véritable règle de mariage préférentiel et la définition de l’inceste restait très large. Les 21 couples mariés lors de l’enquête de terrain de McCall lui ont manifesté avoir eu des problèmes car leurs parents dénonçaient un rapport jugé incestueux. Les degrés dits de « consanguinité », variaient alors entre un quatrième et un dixième degré (1976a : 185). Mais McCall constate une opposition totale aux mariages entre « cousins-germains» [first cousin] (1976a : 185). Pour tous ces autres parents, il a fallu donc les classer en potentiel/les époux et épouses. McCall (1976a : 187) précise qu’en fait, seule la règle négative avait persisté pour permettre un mariage. L’inceste devint plutôt une rhétorique exprimée par les parents pour empêcher une union indésirable, plus qu’une méthode précise pour rendre compte d’un degré de consanguinité. Mes interlocuteurs qui sont nés dans les années 1960 m’ont rapporté les difficultés qu’ils ont eu à trouver un partenaire accepté par les parents. En raison de cette difficulté, une grande partie de cette génération a trouvé des conjoints parmi les étrangers arrivés à Rapa Nui. Depuis les années 1960 les « mariages mixtes » sont devenus la règle parmi certaines familles. Nous y reviendrons plus en détail (cf. chapitre 6). Il y a cinquante ans, le mariage était l’un des rituels les plus importants dans la société rapanui, avec le baptême. Il était obligatoire surtout s’il y avait le soupçon d’une grossesse ou d’un rapport sexuel entre deux jeunes gens. Après la cérémonie religieuse à l’Église, le mariage était fêté par l’organisation d’un curanto avec une grande répartition de nourriture (te umu haīpoīpo). Aujourd’hui, même si la société rapanui est profondément catholique, un couple peut engendrer des enfants en dehors de l’institution du mariage sans être l’objet de rejet de la part de la société. Ainsi, un enfant conçu en dehors des liens du mariage pourra être baptisé, recevoir les sacrements et suivre sans problèmes tous les rituels catholiques. Le mariage n’est pas obligatoire quand une jeune fille tombe enceinte et le géniteur ne peut pas assumer l’enfant ; il n’y a guère de pression pour qu’il l’assume. Généralement, dans ces situations, l’enfant d’une jeune fille sera élevé par ses grands-parents. Mais aussi, tous les enfants qui vivent avec un couple marié sont, au regard des autres, des enfants faits

201

Première partie par le couple, même si certains d’entre eux pourraient être issus d’une autre personne. Néanmoins, cet apparent relâchement des obligations religieuses est plutôt récent. Encore aujourd’hui il est considéré que le mariage religieux ou civil n’est célébré qu’une fois dans une vie. Mes propres interlocuteurs m’ont expliqué que, quand ils commençaient à fréquenter un Rapanui de sexe opposé, ou même s’il ne s’agissait que de rumeurs de fréquentation, le couple parental et même les grands-parents s’efforçaient de chercher un ascendant en commun pour dire qu’il existait un rapport incestueux, en utilisant un récit généalogique, un haka‘ara. Lenky m’a dit un jour : « ma mère nous demandait sept générations de distance pour trouver un petit copain ». J’ai demandé à Lenky de me parler de ses amours de jeunesse, pour comprendre comment était appliquée l’interdiction par sa mère. Elle m’a raconté qu’à l’âge de 15 ans (vers 1976), elle avait senti une forte attirance pour un garçon qui portait le nom de famille Nahoe. Étant donné qu’elle s’appelait Atan Hito, que son père est Atan Paoa et que sa mère est Hito (ce nom était le nom de la mère de la mère, car le père de la mère était un Chilien qui n’avait pas reconnu l’enfant), il n’y avait aucun lien de parenté entre Lenky et le jeune qui répondait au nom de Nahoe. Mais un jour sa mère lui a dit que ce garçon était un « cousin » et que par conséquent ils ne pouvaient pas être ensemble. Lenky m’a dit : « quand je lui ai demandé de m’expliquer d’où sortait ce cousin, ma mère m’a dit que son grand-père à lui vivait avec mon grand-père quand ils étaient petits. Tu sais pour les personnes âgées avoir vécu ensemble veut dire qu’on est parent »6. Je me suis demandé ensuite si les sept générations de distance généalogique n’étaient pas plutôt un argument de la rhétorique de la consanguinité pour empêcher toute union entre Rapanui. J’ai donc posé la question de la distance acceptée à d’autres interlocuteurs et leurs réponses ont été très variées. Certains m’ont signalé que la distance acceptée était celle de la quatrième génération, cela identifiait alors l’ancêtre en commun dans la génération des arrière-grands-parents. D’autres m’ont signalé la cinquième génération, mais à ce stade les données généalogiques commencent à être confuses dans certaines familles. D’autres m’ont signalé que la distance minimale était celle de la troisième génération. La conclusion qui s’impose est qu’il n’y a pas un consensus au sujet de la distance généalogique minimale pour définir l’inceste. Ajoutons à cette conclusion celle

6 On retrouve ici un trait bien connu des systèmes polynésiens de parenté-et-résidence ; voir, entre autres pour Samoa, Tcherkézoff (2017), pour Rangiroa (Tuamotu) Ottino (1971), pour Tahiti, Panoff (1970).

202

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

de McCall (1976a : 235). Il signale que même si « les insulaires ne sont pas obligés de trouver un partenaire étranger, car le fond [pool] disponible de potentiels partenaires est ample », la préférence pour le mariage avec des étrangers est liée aux décisions des parents. Cette interdiction comporte donc d’autres explications, notamment associées au début de l’ouverture de la société insulaire à partir des années 1960. En conclusion de l’étude du corpus généalogique que j’ai pu réunir (3782 individus), j’ai identifié que les unions des Rapanui avec des étrangers sont la grande nouveauté pour les générations nées à partir 1950. Si pour les décennies précédentes ces unions sont inexistantes, c’est à partir des années 1965 que se produit ce changement. Ainsi, sur 334 individus nés entre 1950 et 1960, 150 ont été des femmes et 184 des hommes. Sur ce nombre de femmes, 60 vont se marier plus tard avec des étrangers (Chiliens continentaux compris), ce qui correspond à 59% des mariages. En ce qui concerne les hommes, j’ai identifié que parmi eux, 45 vont se marier plus tard avec des femmes non-rapanui, ce qui correspond à 44% des mariages. Cette tendance se reproduira entre les années 1960 et 1970. D’après mes données généalogiques, des 307 individus nés dans cette période, 146 sont des femmes et 161 des hommes ; j’ai identifié que 32 des femmes rapanui vont se marier avec des hommes rapanui et 36 autres avec des hommes non-rapanui (je n’ai pas de données pour les autres 78 femmes). Par rapport aux hommes rapanui, j’ai identifié 33 mariages avec des femmes rapanui et 26 avec des femmes non-rapanui (je n’ai pas de données pour les autres 102 hommes nés dans cette période). Le tableau ci-dessous résume le résultat de cette analyse de la composition des couples pour les personnes nées entre 1950-19707.

7 Je ne présente pas la même analyse pour les décennies postérieures (1971-1980, 1981-1990) à cause de la faible consistance des données généalogiques disponibles.

203

Première partie

Tableau 3.1: Composition des couples mariés selon la période de naissance Composition des Période de naissance Total couples mariés 1950-1960 1961-1970 Nombre de mariages Femme rapanui avec 41 32 73 homme rapanui Femme rapanui avec 60 36 96 homme non-rapanui Homme rapanui avec 55 33 88 femme rapanui Homme rapanui avec 45 26 71 femme non-rapanui

Les témoignages de mes interlocuteurs montrent que la rhétorique de l’inceste a bien servi aux parents pour motiver (provoquer) le mariage de leurs enfants avec des étrangers quand l’île a commencé à s’ouvrir à l’extérieur (cf. chapitre 4). Suite à l’histoire avec son « cousin », Lenky m’a expliqué :

Je crois que ma mère ne voulait pas que je sorte avec qui que ce soit qui était rapanui. À cette époque il fallait se marier avec quelqu’un d’ailleurs ! C’est ce qui était vu comme un bon mariage pour ses enfants ! Et si tu regardes bien, tous mes frères et sœurs se sont mariés avec des personnes non-rapanui, même moi.

Manu, qui est né aussi au cours des années 1960 va encore plus loin dans son explication :

C’est nous-mêmes qui avons préféré nous mélanger avec des étrangères, à cause des idées qu’avaient nos anciens. Ils nous ont interdit de nous unir entre insulaires, ils avaient peur d’avoir des petits-enfants temeio, à cause de la proximité de sang. C’est pour ça qu’aujourd’hui nous sommes tous métis. Moi, je ne dis pas qu’il ne se passait rien avec les cousines, mais c’était impossible de se marier avec elles. De toute façon j’ai toujours préféré les étrangères parce qu’elles sont plus raffinées que les femmes rapanui.

Ces commentaires nous montrent plusieurs aspects de la modification des conceptions de l’inceste, du mariage et du partenaire socialement accepté. D’abord, on remarque l’influence et même le pouvoir des personnes âgées dans la définition et l’identification d’un potentiel futur conjoint ou conjointe. Le choix fait par les personnes âgées fut d’inciter leurs enfants à chercher un futur conjoint en dehors de la communauté insulaire. L’une des raisons était le désir d’intégrer par alliance des personnes qui avaient un lien

204

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

avec l’extérieur, mais la justification qu’ils donnaient explicitement était que la proximité du sang était dangereuse pour la procréation. C’est pourquoi mes interlocuteurs justifient le mariage dit mixte par la crainte de la supposée proximité du sang. Le mariage avec des étrangers est ainsi devenu obligatoire. Nous étudierons plus loin comment ces changements dans la définition de l’inceste ont influencé les migrations vers le Chili continental (cf. chapitre 6). Dans les définitions de qui est parent, une autre pratique joue également un rôle important. L’exemple donné par Lenky avec l’histoire de son « cousin » montre de quelle manière le contexte familial où les enfants grandissent est aussi fondateur des relations qui agissent comme si elles étaient des relations consubstantielles. Dans la section qui suit, j’essaie de montrer que dans les conceptions rapanui de la parenté on est parent aussi bien par naissance que par un autre lien social comme le mariage ou l’adoption, et même par le fait de se comporter comme un Rapanui. Comme l’a remarqué Marshall Salhins (1986 : 43), en Polynésie le fait d’être parent dépend aussi de la façon dont on se comporte en face d’autres. À Rapa Nui, nous l’avons vu, les personnes deviennent parentes quand elles ont grandi et ont été élevées ensemble, ce qui s’éloigne d’une conception stricte de consanguinité.

3.2. L’adoption : poki hāŋai et ma‘aŋa hāŋai

L’anthropologie chilienne Camila Zurob (2009), décrit les conditions sociales qui expliquent ce qu’elle nomme une « délégation de l’éducation ». Les conflits entre les parents biologiques, la faiblesse de ressources chez un jeune couple ou une paternité non reconnue (généralement du géniteur), sont les éléments qui vont amener à un « don d’enfant ». Dans ce type de situations, les enfants peuvent être placés et incorporés dans un autre groupe de descendance, soit pendant un temps délimité et devenir un ma‘aŋa hāŋai, soit de manière définitive et devenir un poki hāŋai. Mes interlocuteurs m’ont expliqué que le premier statut, adopté temporaire, concerne un enfant qui reste peu de temps ou très longtemps, quelques semaines ou plusieurs années, mais qui à un moment reviendra dans sa famille d’origine et c’est là qu’il héritera. Le second statut, adopté définitif, désigne une situation permanente : l’enfant va grandir dans la famille adoptive et hériter de celle-ci, et ne sera pas héritier dans sa famille d’origine. En analysant tous les cas de dons d’enfants que j’ai pu connaître et aussi ceux qui sont cités dans le recueil TMH, une conclusion s’impose : les enfants ont circulé dans les

205

Première partie réseaux de parenté étendue. Notons aussi que, dans ces généalogies, on ne voit pas d’adoptions faites par des couples métropolitains, au contraire de ce qui se passe à Tahiti (APRIF 1993)8. À Rapa Nui il est plus commun que les grands-parents prennent en charge leurs petits- enfants quand la mère est encore jeune. Souvent cet enfant sera élevé comme un de leurs propres enfants. Une autre situation courante concerne des enfants élevés par un frère ou sœur plus âgé que la génitrice. Voici quelques exemples. Dans les années 1960, l’une des filles de Miguel et Viviana avait accouché d‘un garçon quand elle avait 22 ans. Étant donné qu’elle n’était pas encore mariée et vivait aux dépens de ses parents, Miguel et Viviana ont pris l’enfant à leur charge et l’ont élevé comme un autre fils. Aujourd’hui cet adopté définitif (poki hāŋai) de Miguel et Viviana est vu comme un des frères de sa mère biologique, et il agit comme un oncle envers les autres enfants qu’elle a eus plus tard. Cependant, aujourd’hui quelques frères classificatoires veulent l’exclure du partage des terres au motif qu’il est un enfant adoptif. Ainsi, certains disent qu’il a le droit de recevoir des terres seulement du côté de sa mère biologique. Alors que d’autres disent qu’il a le même droit que ses frères et sœurs (classificatoires), car il a été élevé par les mêmes parents que les autres. Adriana, femme proche des soixante-dix ans, m’a raconté qu’elle a été élevée par son grand-père maternel, qui avait aussi élevé deux autres enfants d’une autre de ses filles. Tous les trois portent le nom de famille du grand-père car les géniteurs (un Rapanui dans le cas d’Adriana et un Chilien continental pour les autres enfants) n’ont pas reconnu leur paternité. Pour Adriana, les autres enfants élevés par son grand-père sont ses frères, même s’ils ont une génitrice différente. Pour elle son grand-père biologique est son père. J’ai aussi enregistré des cas où des couples qui ont eu beaucoup d’enfants ont placé un nouveau-né chez un couple sans enfants, et aussi des cas où un couple sans descendance demande à un couple plus jeune leur premier-né, car disent-ils, « ils pourront en avoir d’autres ». Voici deux exemples que j’ai recueillis à propos de l’intention d’adopter et du ressenti d’un enfant adopté vis-à-vis ses parents biologiques.

8 Cependant, sur le terrain j’ai entendu une histoire qui demeure obscure et qui mérite une étude en profondeur. Lors des années 1970 un prêtre d’origine étatsunienne qui dirigeait la paroisse de Hanga Roa avait autorisé l’adoption de plusieurs enfants de mères rapanui adolescentes à des couples nord-américains. Certains de ces enfants sont plus tard revenus sur l’île pour connaître leur mère biologique.

206

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

Elena, une femme de 45 ans sans enfants, m’explique qu’elle voulait demander le fils d’une jeune fille enceinte. De son point de vue, celle-ci n’était pas prête pour l’éduquer. Mais quelque semaine après, Elena abandonne son idée car elle se dit que « les enfants adoptés souffrent beaucoup quand ils ne sont pas élevés par leurs vrais parents ». Hernan, aujourd’hui âgé de 55 ans, a été élevé par une sœur de sa mère biologique. Il était le dernier de huit enfants, alors que sa mère adoptive n’avait pas d’enfants. Il m’a exprimé ressentir une grande affection envers ses parents adoptifs. Mais, il m’a dit qu’il sentait un fort mépris envers ses parents biologiques : « ils m’ont donné comme si j’étais un objet » m’a-t-il dit. J’ai connu quelques cas où l’enfant a été pris en charge par d’autres personnes pour un temps limité, donc comme adopté temporaire (ma‘aŋa hāŋai). Dans ces situations, l’enfant peut sortir des limites du hua‘ai dans sa forme généalogique pour être placé chez des amis des parents ou des grands-parents quand les parents sont absents. Quand le père de María était encore jeune, ses parents ont été placés dans le sanatorium des lépreux. Son frère aîné et lui ont été placés dans la famille d’un voisin. Ils ont été élevés dans cette famille et à la fin de la vie du « père adoptif », ils ont hérité d’une partie de ses terres, comme ses enfants nés de son mariage. Paori m’explique pourquoi il vient travailler pour le umu des Teao Terongo (chapitre 2), en évoquant aussi un lien d’adoption temporaire :

Quand j’étais petit, ma mère est partie au Chili continental et je suis resté avec le koro Toromono [Teao Ika] et la nua Matarena [Laharoa Hei]. C’est pour ça que je me sens impliqué dans les affaires de la famille. Aller les aider dans la préparation du curanto, par exemple, est la moindre des choses que je peux faire pour eux. C’est ma manière de lui rendre, de témoigner ma reconnaissance pour le fait qu’ils m’ont pris comme un enfant de plus de la famille.

La mère de Paori va me confirmer plus tard le lien de son enfant avec la famille Teao Terongo. Elle ajoute :

En fait, mon fils a un terrain là-bas [chez les Teao Terongo], la nua Matarena lui en a offert un quand il était encore petit. C’est pour cela que Paori est respecté par les plus jeunes, ceux qui ont son âge, parce que la nua Matarena l’a traité comme son fils, c’est-à-dire que Paori est comme un frère pour les parents de tous ces jeunes.

Ainsi Paori est à la fois un héritier par la terre du côté de sa famille adoptive, tout en ayant été un adopté temporaire ma‘aŋa hāŋai et revenu vivre avec sa mère biologique.

207

Première partie

Nous remarquons que, dans ces cas où il s’agit d’être pris en compte dans une succession de terres, les adoptés définitifs poki et les adoptés temporaires ma‘aŋa hāŋai ont été incorporés comme des ayants-droits du groupe classificatoire de frères et sœurs, et donc comme membres du même groupe hua‘ai. Cependant, certains enfants adoptés (hāŋai) d’auparavant, temporaires ou définitifs, aujourd’hui pères et mères de famille, disent avoir un sentiment de mépris envers leurs géniteurs et un sentiment de gratitude envers leurs parents adoptifs hāŋai. Pour eux, la notion d’aroha, d’affection au sens fort9, a été trahie par les géniteurs. Cependant, ces commentaires donnent à penser qu’il y a eu un certain changement dans la vision locale de l’adoption. En effet, dans le cas d’Adriana, plus âgée qu’Elena et Hernan, le fait qu’elle soit une fille adoptive ne provoque pas chez elle des sentiments de rejet envers sa mère biologique. Il semble donc que les générations plus jeunes de l’île ont assimilé l’idée que la famille nucléaire est aussi celle qui devrait par nature prendre en charge les enfants biologiques. En langue rapanui il existe un terme pour désigner les enfants dont le géniteur n’a pas reconnu leur filiation : morore. C’est un mot très péjoratif qui peut être rapproché du mot français « bâtard ». Dans une société d’inclination agnatique, cela signifie que les personnes sans père n’ont pas de groupe, pas d’héritage. Ainsi le système hāŋai permettrait à ces enfants d’avoir un groupe et un héritage. Depuis les années 1960 où beaucoup d’enfants sont nés d’un père étranger et d’une mère rapanui, ces enfants sont rapanui car leur mère l’est. On constate ainsi un tournant vers une filiation utérine, c’est- à-dire vers le groupe d’appartenance de leur mère. Tous les exemples ici exposés nous permettent de comprendre comment se sont construits et manipulés les liens de parenté en se superposant aux liens généalogiques et enfin comment est défini et manipulé l’inceste. Aujourd’hui l’inceste est une rhétorique mobilisée pour inciter les jeunes à chercher des partenaires parmi les étrangers arrivés sur l’île. Ce qui est important à retenir ici c’est qu’aujourd’hui comme auparavant le mariage et l’adoption permettent d’établir des liens de solidarité entre deux personnes et donc

9 On connaît bien cette notion trans-polynésienne aloha, aroha, alofa. Généralement traduite comme « amour » (au sens non sexuel : amour entre apparentés, entre un chef et son clan, entre Dieu et les hommes), ou affection au sens le plus fort, sym-pathie au sens étymologique, c’est une notion au cœur des systèmes sociaux de cette région. Elle indique un lien qui s’établit entre certaines personnes parce que ces personnes- là partagent le même rapport d’appartenance à l’entité transcendante qui est la source de l’aroha. Même si le résultat visible et quotidien est une affection entre deux ou plusieurs personnes, cette même relation à la transcendance explique la « force » que ce lien peut prendre et la durée dans laquelle il peut exister (cf. Tcherkézoff 2003 : 192).

208

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

entre deux familles. Le fait de devenir parent implique une série d’obligations, connote aussi le partage des biens, la richesse, dans des relations d’autorité et de respect. Cette série d’exemples montre aussi que, même si les Rapanui disent que les parents partagent leur sang, en donnant une connotation biologique au fait d’être parents, c’est un contexte social donné qui va définir un champ de parentalité. Celui-ci, en suivant Godelier (2010 : 305-306) désigne :

[…] l’ensemble culturellement défini des obligations à assumer, des interdictions à respecter, des conduites, des attitudes, des sentiments et des émotions, des actes de solidarité et des actes d’hostilité qui sont attendus ou exclus de la part d’individus qui – au sein d’une société caractérisée par un système de parenté particulier et se reproduisant dans un contexte historique donné – se trouvent, vis-à-vis d’autres individus, dans des rapports de parents à enfants.

Nous allons retenir cette définition pour analyser les aspects performatifs de la parenté rapanui, qui sont encore observables sur le terrain. En regardant de près la mise en action des catégories de la parenté, on comprend comment se met en place l’incorporation ou l’exclusion des nouveaux arrivants sur l’île.

4. Se comporter comme un parent : le don, l’affection et le respect

Les rapports de parenté rapanui, dans leurs dimensions « idéelles » (Godelier 1984), sont mis en acte aussi par deux types de comportements, l’affection aroha et le respect mo‘a. McCall (1976a : 130) a repéré également la place centrale de ces deux comportements, même au niveau implicite. Nous y reviendrons, mais il faut invoquer aussi et d’abord la question des prestations de dons, puis examiner la terminologie de parenté.

4.1. Les dons avāi, hā‘i, hō‘o

Pour influencer quelqu’un ou pour montrer l’engagement envers leur groupe, les individus font des prestations : ils font circuler des biens et des services. McCall (1976a) signale trois concepts qui vont désigner différents types de dons et qui à nos yeux montrent les liens entre différents niveaux d’intimité sociale. Les dons qui se font au sein du groupe hua‘ia sont appelés avāi. Avāi est le mot qui sert à dire que quelque chose est

209

Première partie là pour toujours (Englert 1948 : 426) et est appliqué à tout bien donné entre germains, de même sexe ou de sexe différent, et aussi, mais cette fois à sens unique, sans réciprocité, des enfants aux parents, des petits enfants aux grands-parents. Les avāi sont la cristallisation des sentiments d’affection (aroha). À un autre niveau d’intimité, les personnes se font des prestations de type hā‘i, censées établir un premier rapport ou actualiser une obligation de parenté (McCall 1980 : 8). Un hā‘i est la participation de quelqu’un, par des biens (des cadeaux) ou services (travail), à des occasions spéciales telles qu’un baptême, des funérailles ou la construction d’une maison. Finalement il existe le terme hō‘o qui désigne les biens précieux qui sont sur le marché et qui circulent par échange et dont la valeur peut être mesurée monétairement. Dans un sens large, les hō‘o correspondent à des objets appréciés (McCall 1980 : 3) ; dans ce cas, c’est le geste même d’offrir qui importe car le fait de donner et faire circuler des biens valorisés est la première manière de démontrer le aroha. Pour l’époque analysée par McCall, les échanges avec l’extérieur de l’île étaient moins fréquents qu’aujourd’hui et les biens qui étaient appréciés, comme les tissus venus du Chili mais notamment ceux de Tahiti, étaient vraiment rares. Dans ce contexte le terme hō‘o fut appliqué pour désigner aussi les échanges avec les étrangers qui apportaient sur l’île toutes sortes de marchandises exceptionnelles. Tous les récits des rencontres entre des personnes venues d’ailleurs (voyageurs, marins, chercheurs) et les Rapanui, lors du XXe siècle, décrivent l’insistance des insulaires pour échanger leurs produits (reproductions en bois des anciennes images) contre des vêtements ou d’autres biens non produits sur place, comme du savon, des peignes et même de l’argent. Aujourd’hui, cependant, les rapports marchands sont fréquents. Un nouveau terme a été incorporé dans le vocabulaire rapanui pour évoquer ce type de rapport : matute10. Venu de l’espagnol, il désigne l’importation de marchandises de façon clandestine. Cependant à l’île de Pâques il s’agit d’une activité, d’un type de marché et d’une façon dont les marchandises sont mises en circulation. Le matute renvoie aux marchandises vendues en dehors des magasins établis, mais l’activité de vente desdites marchandises n’est pas considérée comme illicite ou clandestine. Mais ce qui est important ici est d’envisager le matute comme un type d’échange qui existe aux frontières des rapports de parenté. On

10 Le dictionnaire de L’Académie Royale Espagnole donne la définition suivante : Matute (peut-être abr. de matinale, pour la contrebande réalisée à l’aube, infl. dans sa forme par le n. p. Matute.) 1. m. Introduction de marchandises dans une population sans payer l’impôt de consommation. 2. un m. Une marchandise introduite en contrebande. 3. m. p. us. Maison de jeux interdits. De matute 1. Loc.adv. En cachette, clandestinement.

210

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

observe que dans la mesure où l’on s’éloigne des réseaux de parenté (et de leurs obligations) l’on rentre dans l’univers du marché. Ici, les ‘avai disparaissent, les hō‘o deviennent achat-vente sous la forme de matute. Des observations ethnographiques faites à une époque très différente (Métraux en 1934 ; Ferdon en 1955 ou McCall en 1972) nous montrent la continuité de certaines pratiques où le fait de donner et de recevoir sont le « sens profond d’être parent » (McCall 1980). J’ai pu voir moi-même à quel point les relations de parenté à Rapa Nui continuent d’être structurées par des liens de réciprocité ; il y a bien un réseau d’échange de différents types de dons entre les parents. C’est là qu’on peut trouver une explication à ces différents faits tels que l’association entre parents et non-parents, la cristallisation des engagements envers le groupe d’affiliation, l’actualisation des relations de loyauté et solidarité qui permet d’être présent dans les affaires de famille. En 1934, Métraux, contrairement à son premier avis sur la société rapanui, conclut qu’elle est en fait une société à « Potlatch » et, dans une lettre adressée à Marcel Mauss datée du 5 décembre de 1934, il raconte :

La vie dans une société à Potlatch est une des choses les plus désagréables qui soient. Prévoyant la distribution des objets inutiles de mes équipements, je suis écrasé par les « dons ». On m’« attaque » à coup de cadeaux et je ne sais comment me défendre. (In Laurière 2005 : 334).

Métraux et son collègue Henri Lavachery ont été placés dans un complexe réseau de réciprocité, qu’ils ont eu des difficultés à contrôler. L’intérêt des descriptions de Métraux est qu’elles évoquent les grands-parents (matu‘a ru‘au) de la génération actuelle des grands-parents. L’une des conclusions de McCall quand il a analysé les rapports de parenté quarante ans après Métraux, est que la richesse (hōnui) doit être partagée dans la famille. McCall (1980) explique que les hommes riches ou taŋata hōnui doivent être généreux, ils doivent veiller au bien-être de leurs parents moins favorisés et que, pour donner à voir de l’aroha (affection) un taŋata hōnui fera circuler des dons. Sur le terrain, je n’ai pas entendu parler des taŋata hōnui (sauf quand il s’agit d’une conversation avec quelques intellectuels rapanui intéressés par l’Histoire). La figure de l’homme riche a été remplacée par celle de l’empresario (les entrepreneurs). Liés à l’activité touristique, les « nouveaux riches » – comme ils sont appelés de temps en temps – sont propriétaires des hôtels et sont associés à des entrepreneurs chiliens. Un groupe d’environ cinq Rapanui est considéré aujourd’hui comme des hommes riches. Ils ont

211

Première partie accumulé des biens ostentatoires comme de grosses voitures, d’énormes maisons, et plus particulièrement des terres et des contacts avec des personnes extérieures à l’île. Ils ont pratiquement créé un marché de terres inédit dans l’histoire foncière de Rapa Nui11. Cependant ces nouveaux riches, même s’ils font partie de la nouvelle division en classes sociales de l’actuelle société insulaire (cf. Cristino et al. 1984), n’ont pas abandonné leurs obligations envers leur groupe de parenté. On entend souvent qu’ils ont soutenu telle personne dans telle affaire ou qu’ils ont agi en tant qu’apoderado (soutien) de telle ou telle candidate au titre de reine de l’île dans la fête de la Tapati (cf. chapitre 2). Ces hommes riches peuvent aussi soutenir la candidature politique de quelqu’un, soit en lui prêtant directement de l’argent, soit en organisant des grandes fêtes de type umu (cf. chapitre 2) pour influencer l’opinion des gens. La générosité est demeurée une source de pouvoir politique. Mais aussi on entend souvent que les faveurs et les dettes doivent être payées. C’est ici qu’on trouve le fondement du marché des terres à Rapa Nui. En dehors des cérémonies comme les umu ‘atua, les umu papatito ou les umu papaku (cf. chapitre 2) on peut aussi observer pratiquement les même catégories analysées par McCall (1976a & 1980) qui rendent compte des rapports de réciprocité entre les parents (dans un sens maussien de la triple obligation : donner, recevoir, rendre). Les liens que j’ai pu observer impliquent les membres du groupe de parenté qui habitent sur l’île et ceux qui résident au Chili continental et en Polynésie française, en articulant la famille étendue qui s’est dispersée. En voici deux exemples. Juan, le frère cadet de Lenky, habite à Santiago du Chili depuis des années. Il envoie régulièrement de grandes quantités de marchandises à vendre sur l’île : des légumes frais, de la viande et des poulets surgelés. Une partie de ces cargaisons sont, cependant, destinées à ses frères et sœurs. Lenky peut prendre trois caisses de poulets, qui contiennent environ 24 cuisses chacune. Tout cela va au congélateur. Ensuite, Lenky va répartir les poulets parmi ses enfants qui ont des enfants. Paori, qui aujourd’hui a trois

11 Nous analyserons plus en détail ce marché de terres dans notre chapitre 8, section 8.1.2. Mais, il me semble important de clarifier quelques éléments. En premier lieu que les terres considérées par l’État comme des terres indigènes (selon la loi 19.253 celles en possession des indigènes au moment du cantonnement des indigènes dans des « réductions », dans le cas du Chili continental) ne peuvent pas être ni vendues ni louées par des personnes non-indigènes. En second lieu, que dans le cas des Rapanui leur cantonnement dans Hanga Roa n’est pas considéré par l’État comme une réduction indigène, mais à partir de 1920 l’État a octroyé des autorisations pour l’usage de terres (non pas de propriété, comme nous l’avons indiqué dans le chapitre 2, section 1.3). C’est seulement en 1979 que l’État commence à octroyer des titres de propriété individuelle. Devenues alors propriété individuelle et non propriété collective, ces terres pouvaient être vendues et certains Rapanui ont commencé à le faire. Mais, comme l’indique la loi 19.253, les terres peuvent entre vendues seulement entre indigènes, et donc ce marché de terres à Rapa Nui concerne seulement les autochtones qui ont acquis des titres de propriété individuelle.

212

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

enfants, prend le contenu d’une caisse entière. Karla, de son côté, qui a deux enfants, prend la moitié d’une caisse (elle vient souvent manger chez sa mère). Lenky donne environ 10 cuisses à Kai, un ami d’enfance et lui demande d’en donner la moitié à sa sœur, Ofelia. Lenky demande plus tard à Karla de donner au moins une assiette de cuisses de poulet à la nua Rati, car celle-ci fut sa mère hāŋai quand elle était petite et que ses parents étaient partis au Chili continental. Judith, l’une de mes interlocutrices et amie à Tahiti, envoie de temps en temps quelques cadeaux à son frère cadet et à sa mère qui sont à Rapa Nui : des chaussures, des vêtements, des boîtes de café en poudre et même des médicaments. « C’est pour leur faire un petit câlin » me dit-elle.

4.2. La terminologie de parenté

Il nous faut examiner la terminologie de parenté rapanui, car à chaque terme une série d’obligations et de droits sont associés, au moins au niveau des attitudes attendues. Ces attitudes font partie des aspects idéels des rapports de parenté en fonction desquels les gens disent agir dans des situations données. Éclairer cet aspect permet d’identifier certains importants changements qui ont lieu au sein de la terminologie et dans les rapports sociaux que ces termes impliquent. Aujourd’hui, la terminologie se transforme, mais l’on peut encore y reconnaître une terminologie générationnelle. À Rapa Nui les termes utilisés pour désigner les parents sont presque les mêmes termes que ceux utilisés dans l’ensemble polynésien (Panoff 1965, Ottino 1971, Bambridge 2009), avec quelques variations importantes à indiquer. Dans le tableau 3.2 je présente les termes formels de référence dans des relations de descendance et de collatéralité, avec quelques précisions de contexte. Dans cette terminologie on constate l’incorporation des termes venus de l’espagnol (*) et notamment de la variante linguistique chilienne, ce qui nous montre l’influence sur les configurations de la parenté rapanui. Notons que la variation au niveau des parents collatéraux est un phénomène assez récent, car Grant McCall (1976a : 172) ne cite pas ces termes dans sa description de terminologie.

213

Première partie

Tableau 3.2: Termes formels de descendance et collatéralité Génération Terme Précisions

G+3 et au- Générique pour dire « ancêtre ». C’est aussi une catégorie qui lie tous les Rapanui dessus : Tupuna à leur passé. Aujourd’hui les termes en espagnol de bis abuelo ou bis abuela (selon le sexe) sont aussi utilisés : arrière-grands-parents. Cependant, ce terme est aussi utilisé pour désigner la génération au-dessus, celle des arrière-arrière- grands-parents (en espagnol on dirait : tatarabuelo)*.

G+2 : Matu‘a ru‘au Les grands-parents, leurs frères et sœurs y compris leurs conjoints. Korohua Aujourd’hui on trouve aussi les termes : papá ru‘au et mamá ru‘au, termes Nuahine formés d’un mélange entre la langue rapanui et l’espagnol : papá viejo ; mamá vieja (qui ça veut dire : père vieux ; mère vieille)*. Les termes koro (diminutif de korhua) pour un homme âgé et nua (diminutif du nuahine) pour une femme âgée sont aussi utilisés. Ce sont également des termes de politesse et de respect. Lit. vieux (Fuentes 1960).

G+1 : Matu‘a Suivi du terme tane il s’agit du père ; suivi de vahine correspond à la mère. S’applique aussi pour leurs frères et sœurs. Cependant dans les années 1960 les termes étaient : matu‘a tamaroa et matu‘a tamahine.

Matu‘a keke Sebastián Englert (1948 : 470) signale que c’était le terme pour les frères et sœurs des parents. Aujourd’hui on trouve plutôt les termes : papatío et mamatía pour les frères, les sœurs ainsi que pour leurs conjoints. Ces termes sont une fusion des deux concepts de l’espagnol : papá (père) et tío (oncle), mamá (mère) et tía (tante)*.

G 0 : Taina Il désigne le groupe de frères et de sœurs, ainsi que les collatéraux. Le groupe de germains est à la fois divisé en catégories qui font la différence entre l’aîné et les cadets : Atariki : le premier né. Taina ope‘a: le dernier frère.

Taina ke‘e Selon Fuentes (1960) terme pour désigner les cousins. Aujourd’hui on trouve des termes venus de l’espagnol qui font la différence des lignes collatérales : primo- hermano (cousin germain) et primo (cousin). Ce dernier est appliqué aussi à toute personne de la même génération avec lequel on peut trouver un tupuna en commun*.

G-1 : Poki Terme générique pour désigner un enfant. S’il est suivi du terme tane il s’agit d’un garçon, suivi de vahine, une fille. Or, avant des années 1960, les termes pour désigner le sexe était : tamaroa et tamahine. Il peut aussi désigner toutes les jeunes générations. Il se trouve que les générations G0 et au-delà font la différence entre le premier et le dernier né des poki. Pour le premier né on maintient le terme atariki, alors que le dernier sera appelé haŋu potu : « le dernier souffle » de la mère. C’est aussi un terme d’affection (aroha) alors que l’atariki est un terme de respect (mō‘a).

G-2 : Makupuna Terme générique utilisé par les matu‘a ru‘au (G+2) pour désigner les petits enfants, sans distinguer les parents.

G-3 : Hinarere Terme générique pour les descendants de troisième génération de G0. Ce sont les enfants des makupuna et les arrières petits-enfants des G0

214

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

La terminologie utilisée aujourd’hui tente de distinguer une sorte de famille nucléaire où l’inclusion des termes papatío et mamatía dans G+1 permet de séparer l’ensemble des matu‘a. Processus de séparation identifié aussi avec les termes primo et prima avec primo-hermano et prima hermana dans G0 : le groupe taina est divisé donc entre une unité des germains, une unité des cousin-germains et une autre des cousins. Or, le terme primo ou prima, tel qu’il est conçu par mes interlocuteurs, renvoie à des relations généalogiques plus étendues que celles désignées par le terme primo (cousin) prima (cousine) au Chili continental, lequel désigne exclusivement les enfants des frères et sœurs des parents. À Rapa Nui, ces termes sont utilisés pour designer toute personne avec laquelle on a des ancêtres en commun, sans prendre en compte la place généalogique de ces ancêtres. L’incorporation de ces nouveaux termes reflète un processus de transformation de la terminologie de type hawaïen vers une terminologie de type esquimau.

Tableau 3.3: Vocabulaire d’alliance Terme Précisions

Huŋavai Père et mère du conjoint. Aujourd’hui est aussi utilisé le terme espagnol : suegro, pour le père du conjoint et suegra pour la mère du conjoint.

Taokete Frère ou sœurs du conjoint. Aujourd’hui est aussi utilisé le terme en espagnol : cuñado, pour le frère du conjoint (beau-frère) et cuñada pour la sœur du conjoint (belle-sœur).

Ego féminin Tane, Kenu Littéral : homme. Tā‘aku tane ou tā‘aku kenu : mon homme, mon mari ou mon époux. Ego masculin Vi‘e Littéral : femme. Tā‘aku vi‘e, ma femme, mon épouse.

Les termes sont utilisés même en situation de concubinage.

Hunoŋa Conjoint des fils ou des filles. Aujourd’hui les termes en espagnol sont aussi utilisés (de plus en plus souvent) yerno (beau-fils) et nuera (belle- fille). Jusqu’aux années 50 il y avait des échanges cérémoniels entre le hunoŋa et le huŋavai. Pororo Porora Termes venus de l’espagnol parlé au Chili. Pololo ou polola sont des mots venus du mapudungun, langue parlée par la population autochtone du sud du pays, les Mapuche, cela veut dire « mouche ». Au Chili ce mot désigne les petits-amis ou les petites-amies. Parfois, et selon la durée de la relation, il comporte la connotation de fiancé-e.

215

Première partie

En ce qui concerne le vocabulaire d’alliance, on constate le même phénomène de métamorphoses avec l’emprunt de termes venus de l’espagnol. L’influence chilienne dans la terminologie semble claire. Or, il faut se poser la question de savoir si ces changements dans la terminologie ont aussi fait changer les types des relations et attitudes attendues envers les membres d’un groupe de parenté. Je vais essayer de donner quelques pistes de réponses. Les causes de ces changements sont variées, mais il est très probable qu’ils soient dus à l’intention d’assimilation de termes utilisés au Chili de la part des Rapanui, à l’influence de l’État-civil qui délivre les documents d’identité en fixant et en privilégiant les parents dits biologiques, mais il est probable qu’ils soient également dus à la généralisation des mariages avec des Chiliens du continent à partir des années 1960. McCall (1976a : 174) signale que « la terminologie de la parenté a été la première victime des influences acculturatives ». Cependant, ces transformations n’ont pas (encore) signifié un changement au niveau des rôles que les parents peuvent jouer dans la notion de famille étendue.

4.3. L’autorité hātia, le respect mō‘a et l’affection aroha

Pour McCall (1976a : 127) la parenté à Rapa Nui était le langage des relations sociales, organisée par un système de valeurs et de comportements. L’affection aroha et le respect mō‘a, sont, tous les deux, les comportements minimaux attendus par tous les membres du groupe, sans distinction de la façon dont ils ont été recrutés. Même si quarante ans se sont passés depuis l’observation de McCall, on constate encore aujourd’hui que chaque membre du groupe hua‘ai a certaines obligations sociales à respecter envers les autres en fonction d’une place généalogique précise ; et c’est essentiel pour être reconnu en tant que (bon) membre du groupe. En résumé, dans le groupe de parenté rapanui, la structure d’autorité est la suivante : les membres plus âgés ont l’autorité (hātia), ils font l’objet de respect (mō‘a) et donnent de l’affection (aroha). Entre les frères et sœurs également, le mō‘a est attendu, et l’on essaie d’agir avec de l’aroha. Mais le modèle est principalement vertical en fonction de l’âge des membres. Reprenons les termes du tableau 3.2 et voyons les rôles socialement assignés à chaque génération.

216

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

Les matu‘a ru‘au (G+2) c’est à dire la génération au-dessus des matu‘a, ont et veulent conserver un contrôle général sur leur descendance, ils vont essayer d’influer sur les décisions de celle-ci, mais aussi ils vont agir comme des entités d’agglutinement du groupe de descendance. Ils vont convoquer leur descendance pour recevoir de l’aide dans un travail (aiŋa) quel qu’il soit, pour cultiver les champs ou construire une maison, par exemple. Certaines de ces tâches auront besoin de beaucoup de bras, donc elles deviendront un travail collectif (umaŋa). En raison de leur âge ils vont assumer un rôle d’organisateurs du travail, de répartiteurs de tâches, et d’évaluateurs du travail. Normalement, ce seront les makupuna (petits-enfants) qui seront convoqués. Le matu‘a ru‘au récompensera (haka hoki) avec de la nourriture les travailleurs. Voici un exemple de ce genre de rapports. Juan avait commencé à construire une nouvelle pièce dans son petit hôtel. Son but, en faire une nouvelle salle à manger pour les touristes. Pour ce travail, auquel j’ai participé, il a demandé de l’aide à trois de ses petits-enfants, lesquels étaient chacun le fils aîné des enfants de Juan. Quand nous avons fini de poser le toit, Juan nous a demandé : « qu’est- ce que vous voulez manger ?... dites-moi : des côtes de porc, poulet ? Allez ». Ensuite il a dit à l’un de ses petits-enfants : « va chercher trois côtes de porc pour chacun d’eux et des bières ». Eliana, son épouse, a tout préparé pour que nous mangions. Les matu‘a ru‘au seront très attentifs aux comportements de leur descendance et ils essaieront de contrôler et même de peser sur le choix d’un partenaire. Leur prestige, et par conséquent celui de sa famille, dépend du comportement des membres moins âgés du groupe. Les matu‘a ru‘au attendent que leurs ordres soient respectés (mō‘a) et le respect de la part de leur poki et makupuna sera récompensé, par exemple dans la distribution de nourriture dans une fête communautaire ou même avec un lot de terres plus grand ou meilleur qu’un autre. Encore aujourd’hui, les grands-parents ont le contrôle des titres de propriété des terres et c’est un argument de contrôle du comportement. Tous les matu‘a ru‘au sont des personnes qu’il faut respecter, porteuses de connaissance et de sagesse, pouvant donner à tout moment des conseils. Ils sont la mémoire vivante du groupe de parenté, ils sont censés connaître la généalogie du groupe, mais aussi pouvoir identifier tous les liens de parenté entre les différents groupes. Un makupuna attend de ses matu‘a ru‘au l’aroha (affection), et ceux-ci espèrent trouver en lui une source de connaissance (māramarama) et de savoir-faire traditionnel : haka kau kau henua (agriculture), haka tere vaka (pêche), haka tarai (tailler), haka korone

217

Première partie

(fabrication des colliers), tiŋitiŋi mahute (fabrication du mahute)12, haka varu varu kakaka (élaboration de fibre végétale), ainsi que des connaissances liées à la mémoire sociale contenue dans des riu (chants), des patautau (jeux des ficelles) et des a‘amu reo (récits sur le passé). Un jour je suis allé voir Edmundo, un des plus grands tailleurs de bois d’aujourd’hui. Il était en train de fabriquer une pièce qui serait vendue plus tard dans le magasin de sa sœur. Je lui ai demandé comment il avait appris à tailler, il m’a dit : « étant petit, je voyais travailler mon grand-père et ses frères. Ils ont appris avec les gens de la léproserie, chez les plus grands connaisseurs des techniques anciennes. Je les ai regardés et comme ça j’ai aussi appris». À une autre occasion je lui ai demandé son avis sur les généalogies publiées par le Conseil des Anciens. Il m’a expliqué : « Je sais que les gens qui ont fait ça étaient les personnes les plus sages de l’île, ils sont presque tous morts, mais ils nous ont laissé ce travail pour nous souvenir de nos ancêtres. Il y a des gens qui critiquent ce bouquin, mais ils ne se rendent pas compte de l’héritage qu’ils nous ont donné. J’ai connu tous ces anciens, en particulier, koro José Fati Pua Rakei, j’ai tout appris de lui. Et c’est pour ça que je respecte ce livre ». Les matu‘a ru‘au sont vus par leur descendance comme des personnes plus proches de la mort et donc censées avoir un certain pouvoir, appelé mana. Ils ont la capacité de faire du bien à une personne (haka pō), une sorte de bénédiction, mais ils ont également le pouvoir de maudire (haka tōhu) quelqu’un qui contrevient à leurs ordres ou quand une action n’a pas été considérée comme correcte. Ainsi avec ces deux capacités ils peuvent influer (ou tenter de le faire) sur les actions et les décisions de leurs descendants. Lenky me dit qu’elle a vu comment les tōhu ont le pouvoir d’agir. Un de ses frères avait monté un commerce lié au tourisme avec son père, mais au bout de quelque temps ils ont connu des désaccords.

Il avait demandé de l’argent à mon père, et comme il travaillait dans l’artisanat, vendait ses moai et avait aussi son petit hôtel, il lui a prêté je ne sais pas combien d’argent. Son business a très bien marché, mais il n’a pas partagé son profit avec mon père, donc il lui a fait un tōhu. Je me souviens, il était très énervé contre lui. Mon père m’a dit : « ton frère va monter très haut, mais à un moment ou un autre il va tomber et il va s’écraser ». Quelque temps plus tard, son business a fait faillite, et mon frère a fini avec pas mal de dettes.

12 La fibre végétale fabriquée avec l’écorce du Mûrier à Papier (brussonetia papyrifera) est appellé mahute, le tapa dans les autres îles. Les Rapanui nomment également la plante du même nom.

218

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

Adriana m’a rapporté aussi un souvenir évoquant le pouvoir punitif de la parole des plus âgés, elle me parle souvent de son père adoptif (matu‘a hāŋai), Reone, qui est son grand-père maternel biologique ; elle me dit qu’il était la « terreur » des Rapanui car ce qu’il disait s’accomplissait. Elle m’a raconté :

Un jour, quand mon oncle Petero est revenu de Tahiti avec une autre femme, mon père était très énervé contre lui. Il lui a même dit qu’il ne voulait pas le voir chez nous et que c’était mieux qu’il rentre à Tahiti tout de suite. Mon oncle a eu peur, il est vite rentré à Tahiti. Quelques mois plus tard on a appris qu’il était décédé. Je suis sûre que mon père, ce jour- là, lui avait lancé un tōhu.

Les matu‘a, de leur côté, vont jouer d’autres rôles envers leurs descendants, et vont exercer une autorité d’un autre type (hātia), légitimés par d’autres principes. Ce sont ceux qui, normalement, vont assumer l’éducation des enfants (même si les grands-parents ont aussi un rôle important en la matière). Aujourd’hui la garde et l’éducation des enfants sont considérées comme une fonction de la mère (au sens classificatoire, tantes incluses). De la même manière que les grands-parents, les parents (au sens large) peuvent convoquer les enfants et neveux (ngapoki) pour un travail collectif (umanga), pour lequel ils vont aussi travailler. Zurob (2009 : 129) explique qu’en fait, le rôle principal des matu‘a est celui de transmettre des outils de survie, comme un métier, et d’imposer des limites aux comportements des enfants. Sur le terrain l’on peut attester que les tâches de travail sont bien séparées par sexe. Les hommes travaillent avec les hommes et les femmes avec les femmes. Un homme peut travailler avec les femmes, mais le contraire est plutôt rare. Les matu‘a (incluant les papatío et mamatía) peuvent être très autoritaires envers les enfants, alors que les grands- parents sont censés être plus souples et compréhensifs. La violence physique est permise, et parfois est considérée comme un droit de parents ou des personnes qui ont la charge des enfants, s’ils veulent corriger le comportement de leurs enfants et établir des limites. Mais, ils vont défendre leurs propres enfants si quelqu’un d’autre essaie de les violenter, même s’il s’agit des grands-parents. Pour les Rapanui, les rua‘u n’ont pas le droit de frapper leurs makupuna, leurs petits-enfants, sauf si ce sont eux qui ont pris en charge l’éducation des enfants. Un commentaire est utile pour le groupe nommé taina ; il s’agit à la fois de l’ensemble des frères, des sœurs et des collatéraux. Le groupe taina est celui qui est convoqué tant par les matu‘a ru‘au que par les matu‘a pour un travail collectif. On atteste sur le terrain

219

Première partie que même si aujourd’hui des catégories existent créant une distinction au sein des groupes de matu‘a, comme les termes papatío et mamatía, ces derniers peuvent aussi solliciter l’aide de leurs neveux et nièces, ceux qui seront récompensés ou punis selon leurs actions. Même si au niveau terminologique aujourd’hui le groupe des matu‘a est divisé, les deux groupes (matu‘a et papatío ou mamatía) disent avoir certains rôles et engagements envers la descendance de leurs frères et sœurs respectifs (de leur taina à eux). De la même façon, entre les primos-hermanos (cousins germains) existe un sentiment de collectivité très proche du sens de taina. Ils se réunissent, ils se demandent de l’aide et ils reconnaissent des différences en fonction de leurs places d’aînés ou cadets. Voici deux exemples de ce type de rapports. En 2011 Kisha venait de recevoir une aide de l’État pour construire sa maison (subsidio). Elle a demandé à ses cousins de l’aider à la construire. Trois de ses cousins, tous des aînés de différents oncles et tantes, ont pris en charge le travail. Ils ont aussi convoqué des amis pour les aider. En fin de compte un groupe de 5 à 10 personnes, liées par la parenté ou l’amitié, a construit la maison. Je lui ai demandé de quelle manière elle avait payé le travail ; elle m’a expliqué que tous les jours elle leur donnait à manger et à boire. Pour la fin des travaux elle avait prévu faire un grand barbecue avec les travailleurs et d’autres ami(e)s. Pour cela, pendant tout le temps de la construction, elle avait élevé un cochon que lui avait donné son frère cadet. Paori avait promis à sa mère de nettoyer son terrain pour qu’elle puisse commencer les travaux de construction d’une maison. Le travail consistait à couper les hautes herbes qui avaient poussé. Paori a alors demandé de l’aide à un cousin cadet et à ses deux beaux- frères, personne n’a refusé de l’aider. À la fin du travail, sa mère a fait un barbecue pour les remercier. Les cousins germains respectent les interdictions concernant la sexualité. On ne doit pas, sous peine de recevoir de fortes réprimandes et générer la plus grande honte dans la famille, faire « kai toto » comme les Rapanui nomment le fait d’avoir des rapports sexuels entre apparentés. La métaphore est puissante : le vocable kai veut dire « manger » et aussi « nourriture » alors que toto désigne le sang. Cela veut dire qu’avoir des rapport sexuels entre parents c’est « manger du même sang ». Cependant, beaucoup de Rapanui (de différents âges) m’ont dit que leur première expérience sexuelle était avec un primo (cousin) ou une prima (cousine) plus âgé. Rappelons-nous : primo ou prima connote déjà une distance dans la consanguinité car les liens sont moins proches qu’avec les primos- hermanos, cousins germains.

220

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

Dans le groupe taina, nous l’avons vu dans le tableau 3.2, il existe des termes spécifiques selon l’ordre de naissance. Idéalement le premier né, appelé atariki, est celui qui aura autorité et se montrera sage envers ses frères et sœurs cadets. C’est aussi lui qui – dans la société d’antan – héritait de la charge du père et de ses terres (Métraux 1971, Englert 1948). Le dernier-né, appelé par ses parents haŋu potu, était censé s’occuper d’eux quand ils seraient vieux. Ainsi, les enfants cadets de l’atariki et avant le haŋu potu sont ceux qui devaient rechercher le plus activement leurs moyens de subsistance pour l’âge adulte car l’aîné héritera directement du père ; et le haŋu potu, demeurant chez son père et sa mère, héritera aussi d’eux s’il les a bien soignés. Aujourd’hui ces différences sont presque inexistantes. Cependant, bien que les rôles aient presque disparu, les termes continuent de mettre en évidence une différence au sein du groupe taina. Atariki et haŋu potu subsistent comme termes de respect. Aujourd’hui, malgré tout, l’on attend de l’atariki d’être un bon exemple pour ses frères et sœurs cadets. Une autre différence de rôle existe encore entre les membres du taina. L’un d’entre eux sera celui qui va agglutiner et convoquer ses frères et sœurs pour prendre des décisions sur les biens du hua‘ai, notamment concernant un partage de terre, l’organisation d’une fête ou afin de trouver une solution à un conflit. La connaissance du droit chilien (ou tahitien), et de tout autre domaine spécifique, servira pour légitimer une place prédominante dans la prise de décisions collectives. Quand Moisés m’a expliqué, par exemple, la façon dont ils se sont partagés les terrains de son père, il m’a dit que sa sœur (qui a vingt ans de plus que lui) avait réuni les frères et sœurs pour discuter ensemble. Je lui ai demandé pourquoi ç’avait été elle, et non un autre, comme l’aîné par exemple. Moisés m’a dit que son père, avant de mourir lui avait légué cette tâche. Il m’a dit aussi que : « c’est elle qui connaît toute l’affaire des papiers pour les terrains ». Judith, la sœur de Moisés, m’a expliqué plus tard pourquoi c’est elle qui veille sur les biens de son père : « je sais que mes frères auraient tout vendu. Mon père le savait aussi, c’est pour ça qu’une fois qu’il a senti qu’il partirait, il m’a ordonné de bien partager entre mes frères et sœurs pour éviter des conflits. On est vingt ! Donc, imagine-toi. » Idéalement chaque membre de la taina veut respecter les consignes et les tâches données par les plus âgés (matu‘a ru‘au, matu‘a, papatío et mamatía), cela pour être bien considéré poki haŋa rahi, être le favori. Être le favori d’un matu‘a ru‘au ou matu‘a (incluant ses collatéraux) implique de recevoir une sorte de récompense, d’abord dans la

221

Première partie reconnaissance publique des vertus du poki haŋa rahi : respectueux, travailleur, disponible. Mais aussi dans l’héritage, notamment de la terre. La génération des enfants (poki, makupuna et hinarere inclus) est vue par les générations au-dessus comme un sujet collectif, et tout parent plus âgé, nous l’avons dit, pourra lui demander des services. Cependant, les makupuna et hinarere sont les récepteurs de signes de l’affection (aroha) du groupe. Nous avons vu que même l’éducation peut être assumée par un autre membre du groupe que les seuls géniteurs. Ainsi l’autorité des matu‘a (incluant papatío et mamatía) peut être la même. En fait les collatéraux pourront limiter l’autorité (hātia) et les abus (tiŋo) des matu‘a (des géniteurs), ce qui montre la persistance d’un principe de famille étendue. Finalement, en ce qui concerne l’héritage, les poki (et les générations en-dessous) pourront le recevoir de tous les côtés, ce qui nous renvoie au principe indifférencié dans la filiation (Bambridge 2009). La seule condition requise par les matu‘a et matu‘a ru‘au est d’avoir eu un comportement considéré comme correct. Par contre, si l’attitude des enfants est négligente envers les générations précédentes, ils risquent d’être déshérités. Cependant, l’influence du système étatique a fait changer ces principes, et aujourd’hui tous les enfants ont le droit de recevoir une partie du patrimoine de leur père et de leur mère de manière équitable. Pour terminer, regardons maintenant les changements et les adaptations dans les relations d’alliance et de mariage qu’on a pu identifier. En premier lieu, il faut se rappeler que du point de vue rapanui sur le mariage, le hunoŋa [beau-fils/belle-fille] connecte les deux hua‘ai. Il sera convoqué par son huŋavai (beau-parent) dans les travaux collectifs. Cependant quand le hunoŋa est plutôt un yerno (c’est-à-dire, un Chilien) il permettra de connecter l’ensemble du hua‘ai avec sa propre famille ailleurs. C’est ici que se comprend l’insistance des parents des années 60-80 pour que leurs enfants trouvent un conjoint étranger, et la modification conséquente du discours sur l’inceste. Nous constatons les mêmes types de responsabilités envers les frères ou sœurs du conjoint. Ces derniers vont incorporer le taokete aux obligations sociales de la taina, et la même chose se produit quand il s’agit d’un taokete étranger. Ils vont incorporer le cuñado (a), beau-frère, aux obligations sociales des taokete envers le groupe taina du conjoint. Regardons deux exemples. Leopoldo, chilien continental, est arrivé à l’île de Pâques en 1968 ; il avait connu sa femme au Chili, quand elle y était allée pour continuer ses études. Ils se sont mariés et sont venus s’installer à Rapa Nui. Sa femme est l’une des filles du capataz (contremaître)

222

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

de la ferme d’élevage de moutons, et ils se sont installés sur le terrain du père. Leopoldo se souvient :

La maison a été construite par nous. Mon suegro (beau-père), et mes cuñados (beaux- frères) sont venus pour m’aider. Nous vivions tous ensemble sur le terrain de mon suegro (beau-père), donc c’était normal de s’aider comme ça. Mais le plus impressionnant c’est que j’ai n’ai rien payé. C’est-à-dire : j’ai commandé les matériaux de construction au Chili, on les a amenés en bateaux. Tous les jours je devais faire un curanto pour donner à manger lorsqu’on travaillait. Après, moi aussi j’ai dû aider mes cuñados, en passant les commandes pour les matériaux et même en achetant les bœufs pour les barbecues quand on travaillait ensemble. J’ai eu la chance d’avoir été bien accueilli et intégré dans la famille.

David, le mari de Mireya, l’une des filles de Juan, est Français, ils habitent tous les deux à Tahiti, dans le quartier aisé de Papara. David a un bon poste dans une entreprise de génie civil. Quand ils viennent à Rapa Nui, ils apportent toutes sortes de marchandises. David, notamment apporte à son suegro des cadeaux : bouteilles de whisky, outils de construction, pièces de rechange pour la voiture. Quand j’ai demandé à Juan de me parler de ses beaux-fils il m’a dit qu’il était heureux que toutes ses filles se soient mariées avec des hommes de qualité : « ils sont tous travailleurs, et très respectueux et généreux avec moi. » Les exemples que nous avons parcourus montrent que, même si la terminologie est en cours de transformation en intégrant des termes utilisés au Chili, les attitudes attendues de la part des nouveaux membres recrutés par le mariage demeurent dans les logiques rapanui de la parenté, sous la forme des liens de réciprocité. Les obligations attribuées aux beaux-fils / belles-filles sont emblématiques pour comprendre comment les hua‘ai s’adaptent au contexte d’île ouverte. En guise de conclusion à ce chapitre, on peut dresser un rapide bilan sur les adaptations du système de parenté au nouveau contexte social, telles que nous les avons identifiées.

5. La place de la parenté dans la société rapanui contemporaine

L’ouverture du monde insulaire a été un contexte inédit, où les catégories de parenté rapanui : hua‘ai, haka‘ara, hātia, aroha et mō‘a ainsi que la terminologie ont été retravaillées par deux forces conjoncturelles : l’ouverture de la société insulaire aux flux migratoires, avec notamment l’arrivée de personnes du Chili continental, et l’application

223

Première partie des lois étatiques chiliennes sur la reconnaissance des droits des populations dites « indigènes ». On constate qu’une notion de groupe de descendance existe encore ; mais, par rapport aux caractéristiques décrites par McCall (1976a), l’inclination agnatique a laissé place à un système d’affiliation indifférenciée, processus étroitement lié à la place de la parenté dans les affiliations identitaires. Dans ce contexte, les liens matrilinéaires ont pris de l’importance quand les liens de parentèles inscrivaient les descendants dans des groupes sociaux non-rapanui. Après les années 1960, en concomitance avec l’arrivée de personnes venues du Chili continental, une série de changements dans les principes de filiation et dans la définition de l’inceste peuvent être identifiés. En ce qui concerne la filiation, les enfants vont appartenir à deux groupes sociaux, alors qu’auparavant ils relevaient seulement de deux familles : celle du père continental et celle de la mère Rapanui (ou vice-versa). Cela a impliqué que les enfants nés de mariages dits mixtes soient incorporées au groupe hua‘ai de la mère. La même réponse peut être donnée quand le père est autochtone et la mère étrangère, mais il s’agit d’un type d’union encore plus récent que le précédent, car jusqu’aux années 1980, les unions entre hommes étrangers et femmes rapanui étaient plus courantes que l’inverse. Le changement est rapporté à l’ouverture du système à la filiation matrilinéaire. Auparavant, les enfants nés des femmes rapanui et des hommes étrangers visiteurs, étaient incorporés dans le hua‘ai maternel ou incorporés en tant que poki hāŋai dans un autre hua‘ai, mais l’enfant était incorporé seulement à la société rapanui. La nouveauté postérieure aux années 1960 est l’installation des géniteurs étrangers sur l’île, le mariage avec des femmes rapanui et la reconnaissance de la paternité des enfants nés de ces femmes : donc ces enfants font partie de deux sociétés. Une autre voie possible pour ces hommes étrangers est le retour au Chili continental (ou ailleurs) avec leur épouse rapanui, ce qui a créé un changement des modèles de résidence qui avaient fonctionné jusque dans les années 1960. La virilocalité décrite par Métraux (1971) et McCall (1976a) a laissé sa place à une néo- localité en dehors de l’île de Pâques. De ce fait un nouvel espace de ressources (lesquelles vont circuler en tant que avāi, hā‘i et même matute) est ouvert au profit du hua‘ai : le Chili continental ou ailleurs. Une autre transformation importante concerne le mariage et l’alliance. On a identifié qu’une fois que la société insulaire connaît l’arrivée de personnes venues d’ailleurs, la notion de tumu, qui servait à indiquer avec qui l’on pouvait se marier, ainsi que celle de l’inceste, se sont radicalement modifiées. Les adultes ont forcé leurs enfants à se marier

224

Chapitre 3. Dire la parenté à Rapa Nui

avec les nouveaux arrivants et pour cela, ils ont utilisé les récits généalogiques haka‘ara pour élargir le tabou de l’inceste. Les tumu ont été donc absorbés et reclassés comme parents. Tous les Rapanui se sont vus alors comme des parents plus ou moins proches. Ainsi, la pratique du mariage arrangé avec les tumu a laissé place à une définition très large de l’inceste. Ainsi, avec le lien de mariage les nouveaux arrivants vont être incorporés aux réseaux d’obligations réciproques envers la famille étendue d’accueil. Les principes idéels des rapports de parenté : hātia, aroha et mo‘a, se sont amplifiés et ont été appliqués aux nouveaux membres étrangers. Également associée à l’arrivée des étrangers, on observe l’augmentation de naissances d’enfants considérés comme « métis » et d’enfants considérés comme morore, c’est-à- dire sans père. Mais une fois que la parenté commence à prendre de l’importance dans la fabrication des identités entre Rapanui et non-Rapanui, la filiation, notamment utérine, acquiert un nouveau rôle : elle va assurer aux enfants l’appartenance au groupe ethnique rapanui. Liés à la naissance d’enfants dans des couples mixtes, mariés ou non mariés et la fabrication d’une distinction identitaire entre autochtone et allochtone, les patronymes (iŋoa), en tant que catégories d’affiliation aux hua‘ai, deviennent aussi des catégories d’affiliation ethnique. Les noms de familles deviennent des indicateurs élémentaires de l’appartenance identitaire au peuple Rapanui. La loi 19.253 a donc eu une forte influence sur certains aspects de la parenté. La loi permet qu’une personne qui porte un nom de famille considéré comme « indigène » soit sujet de droits particuliers. De ce fait, les noms de famille, en plus d’être des catégories de filiation, encadrent certains droits particuliers liés à l’appartenance à un groupe de descendance autochtone : notamment pour la propriété des terres. Les différents mécanismes de transmission des noms de famille, soit par filiation, par inversion ou par récupération, font qu’aujourd’hui le patronyme de la mère peut être placé avant celui du père étranger, ce qui est une nouveauté au niveau national au Chili. Jusqu’en 2007 les Rapanui était les seules personnes du Chili à pouvoir réaliser ce changement d’état-civil. Le dernier changement qu’on a identifié concerne un récent bouleversement dans les principes du mariage et de l’inceste. En lien avec le processus de réaffirmation identitaire, aujourd’hui les parents veulent que leurs « enfants métis » aient des enfants « davantage rapanui ». En revenant aux conceptions consubstantielles, un enfant né de deux parents de « sang mêlé » aurait plus de « sang rapanui » qu’eux. Lenky, par exemple me parle de ses petits-enfants :

225

Première partie

Je suis tellement heureuse que mes enfants aient trouvés des copains ici, dans l’île. Je me souviens que Paori, quand il a décidé de venir s’installer m’avait dit : « maman, prépare- toi, je vais trouver une compagne rapanui, je vais avoir des enfants avec une femme rapanui ».

Manu aussi m’a exprimé son sentiment de voir que son fils avait un enfant avec une femme rapanui :

Je suis très content que mon fils soit le compagnon de la fille de Mireya, parce que comme ça il y deux sang rapanui qui se sont mélangés à nouveau, même s’ils sont déjà mélangés parce que moi, je me suis marié avec une Chilienne et le papa de Kimi était un Américain, c’est un bon mélange.

Ces exemples soulignent la reconfiguration de la notion de groupe de parenté : une théorie autochtone de la consanguinité, cristallisée en patronymes qui servent à la construction d’une identité autochtone. Cette notion d’autochtonie vient se loger dans la définition de l’inceste, des règles de mariage et des localités des groupes de parenté. Aussi, un processus qui tendait à une exogamie d’ethnie avec une sorte de mariage préférentiel avec des étrangers – et qui nous permet de comprendre en grande partie les processus migratoires qui ont pris place et que nous étudierons en profondeur dans la seconde partie de cette thèse –, laisse progressivement place à une endogamie d’ethnie qui a impliqué une flexibilité du tabou de l’inceste pour permettre de nouvelles unions entre les Rapanui. Si le critère minimal pour être considéré autochtone, autant pour la société rapanui elle-même que pour l’État instigateur de catégories juridiques, est le fait de porter un nom de famille dit indigène, le patronyme devient alors un ensemble fermé de possibilités pour être autochtone. Rappelons que trente-trois patronymes rapanui existent aujourd’hui, donc trente-trois catégories d’affiliation aux hua‘ai, trente-trois catégories qui portent l’histoire généalogique des Rapanui actuels (cf. tableau 1.3, chapitre 1). Pour clore ce chapitre, un dernier commentaire. Les nouveaux processus de resserrement de la société insulaire, avec la filiation comme critère pour construire une notion d’autochtonie, adviennent précisément quand, par ailleurs, le monde insulaire s’est radicalement ouvert par une série de flux migratoires qui impliquent aussi bien les Rapanui que des Chiliens du continent et des touristes internationaux. La parenté permet donc d’établir des limites et des mécanismes de contrôle dans ce nouveau contexte.

226

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 4 Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

« Il a beaucoup plu et l’herbe a poussé ». C’est ce que m’a dit Juan quand je lui ai expliqué que j’enquêtais sur le phénomène des migrations. Sa réponse, comme la description de mon travail, était ambigüe. Tout de suite Juan m’a précisé : « les mauko veulent des terres maintenant. Mais les Chiliens n’ont rien à faire ici, ici on n’a pas cédé les terrains. » Plus tard j’ai compris que mauko voulait dire « herbe, mauvaise herbe » et qu’il s’agissait d’une manière méprisante de désigner les Chiliens venus du continent. Une autre manière de parler des Chiliens continentaux est de les appeler tire, mais ce terme est simplement la translitération de « Chile » (Chili) en langue rapanui, et ne connote pas de mépris. La définition de mauko évoque l’évènement fondateur des relations chilieno-rapanui, à savoir l’annexion et le geste de l’ariki catholique Atamu Tekena : seul le pâturage était donné aux Chiliens pour l’élevage des animaux, alors que la terre continuait à être aux Rapanui. Presque cent trente ans plus tard, les Chiliens continentaux à Rapa Nui étaient sous mes yeux la métaphore vivante de ces évènements – et la source de tensions sociales. Au cours de mes séjours sur l’île de Pâques, Juan n’a pas été le seul à avoir associé le mot migration au phénomène de l’arrivée des Chiliens continentaux sur l’île. Selon plusieurs interlocuteurs, l’île connaissait un moment de forte affluence de Chiliens, qui, venus comme touristes, décidaient de rester y résider. Mes interlocuteurs rapanui m’ont indiqué avoir la sensation que l’île vivait une véritable invasion. Par ailleurs, quelques résidents venus du Chili continental disaient avoir le droit de s’installer à Rapa Nui étant donné qu’il s’agit pour eux d’un « territoire national ». La présence de Chiliens continentaux se présentait alors comme une source de tensions dans la vie quotidienne comme dans la vie politique de l’île. Des tensions quotidiennes car le poids démographique a rompu les modalités de relations et d’intégrations qui s’étaient

227

Première partie

établis entre les Rapanui et les immigrants du Chili continental depuis près de cinquante ans. Ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre 2, les insulaires conçoivent leur communauté comme un espace de protection principalement du fait des relations interpersonnelles. L’arrivée « massive » de personnes « inconnues » a mis en tension cette représentation de la communauté. Voyons d’emblée un exemple pour mieux comprendre. Parcourant le village en compagnie de Paori et Fernando, mes deux amis me signalent les personnes qu’ils ne connaissent pas. « Regarde celui-là ! » Paori indique un jeune vêtu d’un T-shirt et d’une casquette : « Ça se voit qu’il vient de descendre de l’avion ». Fernando rajoute : « et à la tête qu’il a on voit bien que ce n’est pas un touriste. Et plus tard on le verra travailler à l’hôtel Hanga Roa » [qui était alors en travaux]. Et tous deux parvinrent à cette conclusion : « l’île est pleine de tire ». Une autre remarque souligne les effets de la saturation démographique ressentie dans les services considérés comme élémentaires pour un mode de vie moderne aujourd’hui. Honiti, une jeune femme, m’a dit :

L’île est envahie, il y a beaucoup de gens. C’est pour cela qu’il y a des problèmes avec l’électricité, avec l’eau. On est en train de polluer les nappes, l’électricité n’est pas suffisante et il y a des coupures. En été, la situation est terrible.

La tension générée au quotidien devient politique lorsque surgissent des revendications de la population rapanui, organisée en associations néo-traditionnelles, qui réalisent des manifestations. Ces vingt dernières années ont été marquées par la demande d’une importante partie de la communauté rapanui de contrôler l’arrivée et l’installation de la population depuis le Chili continental à travers une loi de migration qui est aujourd’hui en discussion au Sénat. Voici quelques exemples de ces actions. Dimanche 17 août 2009, 20 membres du Parlemanto Rapanui – l’une des associations à base communautaire de l’île – ont occupé pendant quelques heures la piste de l’aéroport Mataveri, empêchant le décollage de l’avion qui quotidiennement fait la liaison entre l’île et Santiago du Chili. Cette action a aussi empêché le décollage de l’avion qui partait de Santiago. Ce n’était pas la première fois que les insulaires bloquaient l’aéroport en guise de protestation. En 1990, en raison de la hausse du prix du tarif des vols, près de 150 insulaires occupèrent la piste avec des véhicules et des chevaux, et cette fois pendant quelques jours, ce qui occasionna l’envoi d’un important contingent de forces spéciales de la police. À l’arrivée de l’avion militaire, les Rapanui ont débloqué la pista sans que se produise aucun incident. Une délégation d’insulaires avait alors voyagé à Santiago

228

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie pour négocier avec l’entreprise (Easter Island Foundation 1990 : 49). L’occupation de 2009 ne correspondait pas à une action de pression contre l’entreprise privée ayant le monopole de la liaison aérienne, mais elle s’adressait à l’État, en vertu d’une revendication ancienne des insulaires. Depuis 1995, ceux-ci sollicitaient la création d’une loi limitant l’installation des Chiliens continentaux à Rapa Nui (Easter Island Foundation 1995 : 89). Après quelques heures d’occupation de l’aéroport (en 2009), l’information a commencé à se diffuser dans les bulletins d’informations du Chili continental et le jour suivant elle apparaissait dans plusieurs journaux du pays et dans la presse internationale. Le résultat de cette action fut la prompte visite du ministre de l’Intérieur dans l’intention d’établir une négociation pour trouver des solutions aux revendications des insulaires. La prise de l’aéroport révélait un problème majeur : les relations tendues entre les habitants natifs de l’île et les immigrants arrivés depuis le Chili continental. Or, la revendication rapanui questionnait l’un des principes fondamentaux de la constitution chilienne, à savoir, l’unité territoriale et le droit à la libre circulation des nationaux à l’intérieur du territoire. Ainsi, entre fin 2009 et début 2016, un groupe de travail ministériel où des leaders rapanui ont aussi participé fut créé avec pour objectif de rédiger un projet de loi sur la question de la migration. Au cours de cette période, au moins trois projets de lois et une modification de la Constitution furent présentés au Sénat. Dans les trois projets de loi, les définitions des « catégories migratoires » et du « temps de séjour » furent les sujets de désaccords. L’idée de séparer les habitants de l’île et les citoyens chiliens dans des catégories distinctes quant au libre déplacement vers l’île de Pâques fut considérée anticonstitutionnelle par le Sénat. Mais plus tard, en 2012, une modification à la Constitution institua Rapa Nui comme un « territoire avec un environnement et un patrimoine culturel fragile » méritant des actions de protection, ce qui permit une nouvelle discussion sur un projet de Loi de Résidence. Les catégories migratoires et la durée des séjours autorisés ont évolué au cours de ces discussions. Dans un premier temps, ces catégories furent d’une part : « habitant » pour tout Chilien vivant sur Rapa Nui depuis cinq ans avant l’approbation de la loi et pour tous les Rapanui évidemment ; et d’autre part une catégorie de « résident » pour tout Chilien étant arrivé après l’application de la loi et répondant à certains critères quant à son arrivée sur l’île. Cette deuxième catégorie se divisait aussi entre « résidant temporaire » et « résident permanent » ; enfin il y avait la catégorie de touriste. Dans un second temps, les Rapanui, considérés dans le premier projet comme « habitants », ont indiqué qu’une

229

Première partie loi sur la résidence ne devrait pas concerner la population rapanui puisque ces derniers sont des « autochtones ». En conséquence, deux autres projets vont redéfinir la catégorie de « résident » et la discussion avec les leaders rapanui s’est centrée sur les conditions pour acquérir la catégorie de « résident ». En 2014, j’ai eu l’opportunité de participer aux réunions de rédaction d’un projet qui modifiait la proposition du Sénat. Les associations rapanui voulaient modifier notamment les critères pour acquérir une « résidence permanente » ; et les leaders rapanui les plus radicaux ont même demandé de supprimer la possibilité d’acquérir la résidence et de donner un permis de séjour seulement aux Chiliens étant arrivés il y a cinquante ans ou à ceux qui sont les conjoints légaux des Rapanui. Cependant, comme on pouvait le prévoir, la demande fut considérée comme exagérée par le Sénat. En 2016, un nouveau projet de loi a été présenté au Sénat par le président de la République sans les « catégories migratoires » qui opposaient les points de vue. Le texte en question mobilise des concepts plus ouverts, cherchant à contrôler les temps de séjour et à réguler les entrées de visiteurs dans le territoire. Le projet, qui est encore en discussion au Sénat, établit que le séjour légal pour tout visiteur sur l’île, Chilien ou étranger, peut durer trente jours maximum. Ce projet décrète également l’obligation d’acquérir un billet de retour et de disposer soit de ressources financières suffisantes pour les coûts du séjour, soit d’une lettre d’invitation rédigée par un résident. Le texte indique aussi que ces nouvelles normes ne s’appliqueront ni aux conjoints des Rapanui, ni aux personnes ayant des contrats de travail. Enfin, le projet rend obligatoire la réalisation d’études sur la capacité de charge de l’île pour définir la quantité de visiteurs à accueillir sur l’île (La Tercera, 30 avril 2016). Le phénomène de la migration de Chiliens continentaux se trouve être l’un des aspects centraux de la nouvelle société insulaire. Ce phénomène, comme une partie des grands changements survenus dans les années 1960, a transformé le « paysage ethnique » de Rapa Nui, pour reprendre l’expression d’Arjun Appadurai (2005). Comme nous allons voir, cette transformation n’est pas seulement due au fait que les Rapanui ont commencé à migrer hors de leur île, mais elle est également liée aux changements dans une île devenue une terre d’accueil autant pour les touristes venus du monde entier que pour des migrants économiques venus du Chili continental. Par ailleurs, les différentes vagues migratoires de Chiliens continentaux ont donné lieu à un phénomène social d’envergure : les mariages entre continentaux et Rapanui et la modification du système de parenté que nous avons déjà analysée. Ce brassage élargi de la population insulaire a eu les

230

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie conséquences que nous connaissons : l’incorporation au sein des familles rapanui de membres externes aux hua‘ai et la valorisation identitaire de l’ascendance rapanui, avec des patronymes rapanui convertis en signe d’une autochtonie irréfutable (cf. chapitre 3). Les tensions actuelles sont le résultat d’un double processus. D’un côté, la pression démographique sur un espace insulaire et ses ressources, c’est une évidence. Mais d’un autre côté, un nouveau processus de dichotomisation (Eriksen 1993b) a eu lieu, où les alliances entre Rapanui et continentaux ne se sont pas produites, ou du moins n’ont plus généré les interdépendances qui ont caractérisé les années antérieures, quand pour les insulaires la façon la plus courante de sortir de l’île était d’être accompagné par un conjoint(e) non-rapanui. Il semblerait qu’aujourd’hui, les Chiliens continentaux ne soient pas vus comme de potentiels conjoints et futurs parents affins. Comme nous le verrons au cours du présent chapitre, les nouveaux migrants sont catégorisés en fonction de critères ethniques, de classe et de genre, qui dans leur ensemble construisent des représentations de différenciation réciproque sur les caractéristiques supposées d’un groupe et de l’autre. Par ailleurs nous verrons que le contrôle rapanui sur les ressources-clés comme les terres et sur la légitimité narrative (dans le discours sur le passé et l’héritage) a permis de contrebalancer les relations de pouvoir colonial qui avaient caractérisé les relations entre Rapanui et Chiliens continentaux jusque dans les années 1960.

1. La présence chilienne à Rapa Nui

Au cours du XXe siècle, la présence chilienne s’est limitée aux voyages d’instruction de la corvette General Baquedano (jusqu’en 1936), à ceux du bateau Transporte Pinto (jusqu’en 1958) et ceux de la Transporte Navarino (à partir de 1959), aux voyages annuels des bateaux de la CEDIP et à la présence des familles des Sous-délégués maritimes. Les autres Chiliens continentaux qui se sont établis sur l’île pour un temps sont un groupe de prisonniers politiques entre 1928 et 1933 (cf. McCall 1997b ; Foerster & Montecino 2012). Ainsi entre 1902 et 1953, période pendant laquelle Rapa Nui est « louée » par la Compagnie d’Exploitation de l’île de Pâques Wiliamson & Balfour [CEDIP], la présence de la population étrangère n’a jamais dépassé 30 personnes (cf. Tableau 4.2, plus loin). Comme nous l’avons signalé, la CEDIP avait le monopole des contacts avec l’extérieur et donc sur les arrivées et départs des individus. Cela signifie que les seuls contacts que

231

Première partie les Rapanui ont entretenu avec l’extérieur se produisaient avec l’arrivée des jeunes cadets de la Marine, avec les capitaines des bateaux, avec les administrateurs de la CEDIP, avec les prêtres de passage et avec les quelques chercheurs arrivant de temps à autre sur l’île. Ce « paysage ethnique » (Appadurai 2005) s’est vu totalement transformé au cours des années 1960 par, d’un côté, l’arrivée depuis le Chili continental des agents de l’État venus sur place pour y installer toutes les institutions publiques, ainsi que des ouvriers pour la construction d’infrastructures et des policiers ; et d’un autre côté par l’arrivée d’un important contingent de militaires nord-américains pour installer une base américaine secrète.

1.1. Fonctionnaires, ouvriers et policiers

Sur le terrain nous avons constaté qu’au cours des cinquante dernières années, l’île a vécu de véritables booms migratoires depuis le Chili continental. L’histoire de ces mouvements débute dans les années 1960 et plus particulièrement en 1966. Cette année- là, toutes les institutions de l’État se sont installées sur l’île, ayant comme principal effet l’arrivée des fonctionnaires et de leurs familles. En conséquence des changements majeurs au niveau économique se sont produits. D’abord, l’infrastructure de l’île (Porteous 1981) va être modifiée par l’application des projets de développement de l’État chilien (et de l’Armée américaine, comme nous le verrons) ainsi que d’entreprises privées. Mais surtout, le grand changement c’est la fin du « cycle d’élevage de moutons » qui va laisser sa place au développement de l’activité touristique. Tout cela est une partie des effets de la loi 16.441 qui fit de l’île de Pâques un département et une commune du Chili, incorporant le territoire insulaire à l’administration civile de l’État et mettant fin à plus de soixante-dix ans d’une triple administration aux mains des Compagnies d’élevage (les frères Toro, la Compagnie Merlet et la CEDIP), de la Marine, et de l’Église.

D’après notre liste de bateaux arrivés à Rapa Nui (annexe A), nous observons qu’à partir de 1965 les contacts avec l’extérieur ont connu une croissance, d’abord en raison du nombre de bateaux arrivants à Rapa Nui : 5 en 1965 et 15 en 1966 ; mais principalement en raison de l’ouverture de la route commerciale aérienne qui relie Rapa Nui à Santiago du Chili et à Tahiti dès 1967. En un laps de temps de presque deux ans (de

232

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie mars 1965 à décembre 1966)1 près de 750 Chiliens continentaux sont arrivés sur l’île (Alfredo Tuki, cité dans Delsing 2009 : 163). Ces personnes sont des fonctionnaires accompagnés de leur famille, des policiers et des ouvriers. Ces derniers ont construit l’aérodrome Mataveri qui ouvrira l’île au tourisme national et international. Pour se faire une idée précise du personnel qui arrive sur l’île entre 1965 et 1966 nous pouvons consulter la liste des passagers du Transporte Navarino, récemment trouvée dans un dépôt du Bureau du Gouvernement Local de l’île de Pâques2, ainsi que l’information qui fut publiée par la presse de l’époque et que nous résumons dans notre annexe A. Dans le tableau qui suit nous présentons une systématisation de l’information.

Tableau 4.1: Nombre des passagers du Transporte Antofagasta (mars 1965) et du Transporte Navarino (août et décembre 1966) arrivés à Rapa Nui.

Passagers Mars 1965 Août 1966 Décembre 1966 Fonctionnaires [F] 19 71 23 Forces de l’Armée (total) (23) (55) Marine 16 Force de l’air 6 Police 33 Familles F (total) (101) (194) (48) Conjointes 52 12 Enfants 142 36 Employés des F 5 0 Ouvriers 0 27 Rapanui de retour 21 27 Conjointes des hommes Rapanui 3 3 Enfant Rapanui-Continentaux 3 3 Touristes/autres 6 40 Total : 143 358 171

1 Au cours des trois voyages du navire de la Marine Nationale Navarino en août, septembre puis décembre 1966, les voyages du vapeur Antofagasta en mars 1965 et septembre 1966 ; et du navire Aguila en août 1965 et mars 1966. 2 Les documents auxquels je fais référence ont été trouvés par l’anthropologue Rolf Foerster en décembre 2015 à Rapa Nui. Rolf Foerster a pu photographier la liste des noms des passagers du Transporte Navarino arrivés à Rapa Nui en août et décembre 1966 (la liste du voyage de septembre étant introuvable). Les documents se trouvaient dans un dépôt où le personnel de l’administration pensait qu’il n’y avait que du mobilier usagé. Je remercie ici Rolf Foerster qui m’a généreusement transmis une copie de ces documents.

233

Première partie

En analysant plus en détail la liste des passagers d’août 1966 on peut apercevoir quelques caractéristiques importantes à considérer pour comprendre l’impact social de ce débarquement des Chiliens continentaux. Un premier point fait référence à la composition des familles. La liste des passagers (cf. annexe D) montre que sur 52 familles, 46 étaient arrivées avec des enfants âgés entre quelques mois et 15 ans. Ensuite, elle montre que, sur les fonctionnaires arrivés, 58 d’entre eux étaient célibataires ou du moins n’ont pas voyagé avec leurs épouses, alors que seules six femmes chiliennes étaient dans cette même situation. Un second point concerne le poste que chacun venait occuper dont un nombre important était lié aux forces armées : 16 attachés à la Marine, 6 à l’Armée de l’Air et 33 à la Police, ce qui correspond à 43% des fonctionnaires arrivés. Finalement, nous avons constaté que dans ce voyage revenaient sur l’île 21 Rapanui, dont 11 pour travailler dans l’administration. L’arrivée massive de continentaux s’est fait rapidement ressentir auprès des habitants de l’île. Des conflits entre insulaires et continentaux ont vu le jour. À cette période, par exemple, l’on a exproprié quelques terrains pour l’installation de bureaux publics ; et la quantité de policiers envoyés paraissait disproportionnée aux yeux des insulaires (Cristino et al. 1984 ; Foerster et al. 2012b). Le 27 septembre 1966, les insulaires ont envoyé une lettre à la Chambre des Députés (publiée dans la presse par la suite) dans laquelle ils expliquaient les nouveaux problèmes auxquels ils étaient confrontés. Ci-dessous un extrait de cette lettre :

[…] En conséquence de l’arrivée sur cette île des fonctionnaires envoyés par le Gouvernement Suprême, divers problèmes ont eu lieu qui selon nous, avec tout le respect que nous devons à cette haute Corporation, méritent d’être portés à la connaissance de monsieur le Président de cette honorable Chambre, et par cet intermédiaire, à la connaissance publique […]. Nous savons que dans quelques villages du Chili, les gens sont actuellement en manque de protection policière et qu’il est d’une extrême urgence pour eux de compter sur cet élément vital. Ici, en raison de la mentalité de nos gens, nous n’avons jamais eu à déplorer un crime, un vol, ni de tragédies personnelles. Malheureusement, tout cela sera apporté par nos compatriotes qui arrivent de là-bas. C’est pour cela que nous refusons catégoriquement l’arrivée de tant de policiers (il y en a un pour 20 habitants) et nous estimons qu’il n’y a aucune raison valable qui justifie une mesure aussi arbitraire […] Honorable Président, respectueusement nous vous faisons part de notre inquiétude à vous- même et, par votre entremise, à toute l’Honorable Chambre, [selon nous] cette mesure est hautement nocive à nos plus chers désirs de liberté, et attente directement à notre mentalité,

234

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

étant donné que personne mieux que nous-mêmes ne connaît et ne sait comment est notre peuple, d’ailleurs les Chiliens qui nous connaissent et qui ont vécu et travaillé sur l’île ne nous laisseraient pas mentir à ce sujet […] Il nous faut exprimer clairement face à cette Corporation et l’opinion publique qu’en aucun cas nous ne sommes opposés au développement des plans gouvernementaux. Par contre, avec tout le respect que nous devons à nos autorités, nous exigeons du Gouvernement qu’il nous respecte, nous estimons fondamentale cette étape, car pour aucune raison nous ne permettrons que l’on nous dépossède impunément de nos terres et propriétés. Tout peut être réalisé avec de bons critères et de bonnes raisons, les compensations que l’on nous promet ne sont que des promesses et n’ont pour nous aucune valeur réelle tant que nous n’aurons pas vu des réalités et des faits. […]. L’an dernier, le natif Moisés Tuki a été dépossédé de sa parcelle pour faire l’antenne Radio-phare [Radio-Faro], on lui a promis entre autres choses de lui faire une maison et mille autres choses ; l’antenne est déjà une réalité et les promesses logiquement faites de paroles, comme l’exige l’habileté d’un politicien, sont encore en attente concernant la maison. Pour la construction d’un groupe scolaire, on a pris un morceau de terrain à madame Elodia Pakarati, en lui promettant la même chose et un terrain à l’une des extrémités de l’île ; il n’y a toujours rien, et l’école est déjà en pleine construction. Pour construire une rue parallèle à l’aérodrome, on est passé par les propriétés de 4 insulaires, et trois maisons seront détruites ; on leur a promis quelque chose ; nous ne savons pas […] Tout cela se fait au détriment de l’intérêt des insulaires et cause un préjudice direct à nos coutumes, nos traditions, nos propriétés ; nous croyons que cela ne nécessite pas davantage de commentaires. Cela nous blesse et nous souhaitons que l’opinion publique de notre patrie ait une claire conscience de tout cela : que l’on nous impose des choses sans nous consulter, car c’est absolument anti-démocratique, et pour cela nous sommes certains de compter sur votre soutien : excès de policiers, et autres choses que nous n’avons jamais demandées et qui ne suscitent pas notre sympathie […]. (Cité dans Foerster et al. 2012b ; c’est moi qui souligne).

C’est à partir de ce moment que les changements sociaux et culturels se sont accélérés. Selon Foerster (et al. 2012b) s’installe alors un « processus modernisant et d’assimilation nationale » qui prendra très peu en compte les particularités socio-culturelles des habitants autochtones de l’île. À partir du contenu de la lettre citée ci-dessus, il est clair que l’intégration indifférenciée du peuple rapanui dans le cadre légal chilien a produit une sorte de choc culturel que les insulaires ont interprétés comme le produit de différentes mentalités et coutumes qui entraient en tension. Un intense processus de différenciation

235

Première partie s’est produit entre continentaux et Rapanui. Selon l’étude de Moreno Pakarati et Zurob (2012 : 28), l’accès aux marchandises et autres privilège est au cœur des inégalités :

[…] la supériorité sociale des familles des fonctionnaires est basée sur l’abondance des biens et marchandises qu’ils recevaient périodiquement depuis le continent, ce qui contrastait avec la situation de manque des familles indigènes [« nativas » dans le texte espagnol].

L’arrivée des continentaux après les années 1970 a été associée aux projets d’infrastructure et de modernisation (Porteous 1981 ; Cristino et al. 1984). Ainsi, après la vague migratoire des fonctionnaires, des ouvriers et des policiers en 1966, l’on peut ajouter l’arrivée des plusieurs autres ouvriers pour la construction de l’hotel Hanga Roa en 1974, qui cessait d’être un hôtel national (HONSA)3 pour devenir une entreprise privée (rappelons que le coup d’État de 1973 au Chili visait à démanteler le projet de société socialiste caractérisé par une politique économique de nationalisation des entreprises ; le dictateur procèdera à une libéralisation à outrance de l’économie). L’agrandissement de la piste d’atterrissage en 1986, en partie financée par le gouvernement nord-américain, entraîna également une nouvelle vague migratoire d’ouvriers chiliens continentaux. Le revêtement de la route vers Anakena en 1996 a eu des effets similaires quant à l’arrivée de main d’œuvre continentale et la cristallisation de conflits sociaux. Les changements radicaux d’ordre démographique ont commencé à être perceptibles. Selon le rapport présenté par l’Easter Island Foundation (1996 : 25), en 1996 la population autochtone de l’île avait été dépassée par la population venue du Chili continental. Selon cette source, seulement 30% des habitants de l’île étaient alors des natifs rapanui. Cette situation, nous le verrons plus loin, a connu plusieurs oscillations dans le temps. Fin 1998, le Chili subissait les effets de la crise asiatique et, pour les continentaux arrivés après les années 2000, l’île leur paraissait présenter des opportunités pour améliorer leurs revenus. Quelques-uns m’ont dit qu’ils étaient venus « tenter leur chance » et nombreux sont ceux qui estiment avoir atteint un meilleur niveau de vie que celui qu’ils auraient espéré avoir en restant au Chili continental. C’est à ce moment que commencent à proliférer des services de taxis, des magasins et boutiques de souvenirs touristiques ainsi que des services hôteliers locaux de bungalows construits par des insulaires et loués à des touristes. Ces logements sont cependant souvent loués par des Chiliens continentaux

3 HONSA est l’acronyme d’une ex-entreprise étatique de construction et de gestion hôtelière : Hostelera Nacional-Sociedad Anonima, société anonyme d’hôtellerie nationale.

236

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie venus pour améliorer leurs conditions économiques (et non pas venus comme touristes). Le tourisme et les activités qui en découlent (hôtellerie, artisanat, groupes de danses et shows) a remplacé l’importance économique de l’agriculture, de la pêche et de l’élevage, et a amené avec lui un nouvel acteur du paysage ethnique rapanui : le Chilien continental en tant que membre d’une classe économique. Ces dernières années, Rapa Nui a connu la réalisation de très grandes infrastructures : la construction du nouvel Hotel Hangaroa, au milieu d’un conflit pour la propriété de la terre entre 2009 et 2011 ; la construction des bureaux d’une nouvelle banque en 2009 et la construction d’un nouvel hôpital inauguré fin 2013. Face à ces projets d’infrastructure, mes interlocuteurs rapanui se sont montrés préoccupés par l’incertitude de savoir combien de ces ouvriers allaient rester sur l’île une fois les travaux terminés. Ils se sont souvenus qu’en 2004, après que fut construit un grand hôtel dans les alentours du village, une part importante des ouvriers venus du Chili continental s’est installée sur l’île et a commencé à travailler de manière indépendante. D’autres ont créé leur propre entreprise et, selon les insulaires, ont accumulé de petites fortunes.

1.2. Explosion démographique

L’aspect qui est peut-être le plus surprenant de ces cinquante dernières années concerne la démographie, car elle a directement affecté le quotidien des habitants de Hanga Roa. La société rapanui est passée d’un stade où tout le monde se connaissait à une société où la connaissance interpersonnelle s’est réduite au cercle des parents et des amis (cf. chapitre 2). Une analyse de l’évolution démographique dans le temps nous permet d’évaluer les perceptions locales à ce sujet.

237

Première partie

Tableau 4.2: Population de l’île de Pâques 1886-2014 Année Nombre de Total Nombre de Total Total île de Source : Rapanui Rapanui non- Rapanui non- Rapanui Pâques H F H F 1886 87 70 157 11 168 McCall (1976a) 1892 112 89 201 13 214 1900 108 105 213 14 227 1917 266 29 295 1922 303 8 311 1929 189 195 384 4 4 388 IV Vol 919 1935 474 20 494 Drapkin (1936) 1940 528 18 546 (McCall 1975) 1946 625 26 651 1950 724 29 753 1954 845 50 895 1958 938 57 58 115 1053 1959 968 59 54 113 1081 1960 1030 70 55 125 1155 1961 1065 55 65 120 1185 1963 1010 74 46 120 1130 1965 974 90 82 172 1146 1970 1108 297 194 491 1599 1972 1355 259 252 511 1866 (McCall 1976a) 1982 833 777 1610 725 2335 (Cristino et al. 1984) 1992 590 585 1175 360 318 678 1853 (INE 1992) 2002 1172 1097 2269 813 709 1522 3791 (INE 2005) 2012 1767 1691 3458 1208 1095 2303 5761 (Aravena 2014) 2014 6700

238

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Les données présentées sur le tableau 4.2 viennent confirmer que le grand accroissement démographique s’est produit au milieu des années 60 et que celui-ci se poursuit au cours des années 70 et 80. En ce qui concerne les années 1965 à 1972, nous remarquons que parmi les personnes arrivées les hommes étaient plus nombreux que les femmes (118 hommes de plus que les femmes), et bon nombre d’entre eux ont fondé une famille avec des femmes insulaires. Le principal corollaire de ce changement démographique est que ces couples homme continental-femme rapanui sont les pères et mères des nouvelles générations de rapanui. Mais nous constatons aussi une importante baisse du côté des Rapanui en 1965, qui s’explique seulement par l’intensification des flux migratoires vers le Chili. Au cours de ces années nous voyons comment s’est construite une nouvelle société « pluriethnique » (Eriksen 1993b). En dix ans (1970- 1980), la population de continentaux a atteint 725 personnes, c’est-à-dire 32,4% du total des habitants de l’île. Malgré la légère baisse entre 1982 et 1992, qui s’explique parce que la population rapanui connaissait alors un intense processus migratoire soit vers le Chili continental avec le conjoint continental soit vers la Polynésie française, la présence de continentaux au début de la décennie 90 est de l’ordre de 36,5%. En 2002, selon notre analyse des résultats du recensement de cette année, la proportion « ethnique » dans l’île était de l’ordre de 60% de la population se déclarant membre de « l’ethnie » rapanui et 40% ne s’en déclarant pas membre. Nous soulignons que, comme lors des précédentes décennies, nombre de Chiliens continentaux étaient les conjoints des Rapanui. Ces éléments remettent évidemment en question les idées reçues selon lesquelles Rapa Nui est habitée exclusivement par une population autochtone, ou bien qu’il existe deux univers sociaux radicalement séparés, le chilien et le rapanui. La question de l’identification des types d’articulation et de différenciation de ces deux groupes doit être examinée, en appréhendant les tensions actuelles dans leur profondeur historique et démographique, comme un produit des relations qui ont configuré des « frontières ethniques » (Barth 1995) variables dans le temps.

2. Rapa Nui dans la Guerre Froide

Ce processus d’ouverture de la société insulaire ne s’est pas limité à la seule arrivée du personnel venu du Chili continental. Rapa Nui fut également un point stratégique dans le cadre de la Guerre Froide. Ainsi, en cette même année 1966 où des fonctionnaires, des

239

Première partie policiers et des ouvriers sont arrivés, l’île n’a pas été incorporée seulement au Chili, elle est également entrée sur la scène internationale. Au cours des années 1950, l’État chilien a signé un protocole de collaboration militaire avec les États-Unis d’Amérique (ci-après USA) (selon Punto Final 1966)4. Cet accord, dont les détails5 sont encore inconnus aujourd’hui, a permis qu’au cours des années 60 un important contingent militaire de la US Air Force s’installe sur l’île. Sa présence pendant près de quatre ans (1966-1970) situera l’île de Pâques (et le Chili) au cœur de la géopolitique internationale de l’époque. Quant à l’histoire locale, une série de questions se posent : à quoi est due cette présence militaire ? Quel fut le nombre de militaires ? Quel type de relations ont-ils établi avec la population de l’île ? À l’échelle locale, les marite selon l’appellation que les insulaires ont donnée aux militaires nord-américains (translittération du mot anglais marines) apporteront de nouveaux bien matériels, de nouvelles mœurs et façons de se comporter, ce qui changera les relations et les représentations réciproques entre Rapanui et Chiliens continentaux. Dans une certaine mesure, les marite ont été inscrits dans un processus de dichotomisation comme un troisième acteur dans des relations jusque-là binaires. Leur présence et les rapports qu’ils vont établir avec les Rapanui et avec les Chiliens va cristalliser les différences entre Chiliens et Rapanui. Examinons ces éléments.

2.1. Welcome to marite

En juin 1966, le cargo militaire Wyandot (AKA-92), du service des transports de la Marine (MSTS) nord-américaine transporta un certain nombre de militaires, du matériel de construction et d’approvisionnement pour commencer l’installation d’un prétendu centre de recherches ionosphérique et astronomique. Avec le temps, on a su que ce centre était en réalité une base de surveillance des engins en haute altitude (cf. Porteous 1981, Cristino et.al 1984) du programme antimissiles des USA dans le Pacifique (Hersh 1982).

4 Selon cette source, journal du parti communiste du Chili, en 1952 le gouvernement chilien avait souscrit au Pacte d’Aide Militaire (PAM), s’ajoutant à d’autres pactes avec le Gouvernement Nord-Américain sur des questions de défense comme la Junte Interaméricaine de Défense (JID) en 1942 et le Traité Interaméricain d’Assistance Réciproque (TIAR) en 1945. 5 Les archives qui permettraient d’approfondir ce sujet se trouvent actuellement placées sous « secret d’État ».

240

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

L’arrivée de militaires et de matériel a continué durant toute l’année 1966. En Août ce fut le tour du navire de secours USS James E. Robinson (AK-274), en septembre celui du cargo USNS Sgt. Jonah E. Kelley, qui reviendra en novembre accompagné de l’USNS Frank J. Petrarca K (T-AK-250). Ce dernier reviendra à Rapa Nui pour l’approvisionnement en décembre 1966. Nous pouvons identifier un flux de bateaux similaire pour 1967. Les tâches d’approvisionnement et la relève des troupes ont été remplies par le navire Wyandot en janvier et, en septembre, par celui-ci accompagné du Sgt. Jonah E. Kelley. Ce dernier a poursuivi vraisemblablement la liaison San Francisco- Panama-île de Pâques durant toute l’occupation nord-américaine. Il faut souligner que durant toute cette période la capacité d’approvisionnement des militaires américains dépassait largement l’action de l’État chilien en la matière, car ce dernier n’affrétait qu’un à deux bateaux par an pour l’approvisionnement de l’île (cf. annexe A). Certaines sources informent que le personnel de la base militaire était de 80 personnes (Porteous 1981). D’autres, comme le commandant de l’Armée de l’Air chilienne, reconnaissent la présence de 60 militaires (entretien avec la presse de l’époque, revue Punto Final, 1967). En 1968, au moment de la construction de la base, le chiffre de 500 militaires a été avancé (Olivares 1968), chiffre se réduisant ensuite entre 40 et 80 militaires. Cristino (et al. 1984 : 41) signale qu’il y avait toujours une partie du personnel sur terre et une autre partie du personnel sur les navires6. L’installation d’une base militaire américaine inscrit le petit territoire insulaire dans le cadre général de la Guerre Froide. À cette époque-là, les sociétés du Pacifique connaissaient des processus politiques et économiques d’envergure au sein desquels Rapa Nui commençait à s’intégrer. Rappelons que la même année où les militaires américains arrivèrent, les insulaires furent reconnus par l’État comme sujets de droit dans une tentative (qui a réussi) de contenir de possibles pressions de l’ONU liées à sa nouvelle politique de décolonisation (cf. chapitre 1). Dans le cadre général du Pacifique, les enjeux géopolitiques de l’époque sont bien résumés par François Ravault (1985 : 166) :

L’indépendance des Samoa occidentales date de 1962, les archipels ou les îles d’obédience anglo-saxonne accédaient progressivement, pour la plupart, à la souveraineté internationale

6 Cristino (et al. 1984 : 41) indique que les militaires étaient 1400 au total. Il s’agit vraisemblablement d’une erreur car ce nombre nous semble relativement éloigné de celui proposé par d’autres sources précédemment citées ainsi que par rapport à la capacité de transport des bateaux nord-américains. Peut-être s’agit-il d’une coquille non corrigée lors de la publication car il nous semble plus vraisemblable qu’il s’agissait plutôt de 140 personnes dont au moins 40 demeuraient sur terre.

241

Première partie

tout en demeurant soumis, ce qui limite singulièrement la portée de l’événement, à la domination et à l’assistance, beaucoup plus chichement mesurée, de leurs anciens tuteurs : essentiellement, la Grande-Bretagne ayant « passé sa main » à ses anciens dominions « blancs », les États-Unis, puissance mondiale, dont la présence, au nord de l’équateur dans l’ancienne Micronésie (et aux Hawaii [sic]), a d’abord une signification militaire face à l’expansionnisme soviétique ; l’Australie et la Nouvelle-Zélande, puissances régionales dont l’ambition, qui se nourrit des rivalités coloniales franco-britanniques du siècle dernier, est de jouer un « rôle majeur » dans le Pacifique Sud […] Une ambition qui placerait la France, puissance réputée « coloniale », puissance contestée par ailleurs pour sa politique nucléaire, dans une situation très inconfortable si la Polynésie française devait représenter à terme un enjeu important.

Avec l’installation du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) en Polynésie française en 1963 et le début des essais nucléaires français en 1966 (Regnault 1997), la situation géographique de Rapa Nui, au milieu de l’Océan Pacifique, a eu donc un intérêt stratégique pour les États-Unis, qui avaient déjà fait preuve de leur propre puissance atomique. Pour Toullelan et Gille (1999 : 31) :

[…] les États-Unis ont fait régner pendant plus de quarante ans la Pax americana dans le Pacifique. Pour cela ils ont développé un réseau de bases aériennes et navales entre l’Amérique et l’Asie, comme Hawaii [sic], Midway, Wake, Guam, ainsi que Subie Bayet Clark Field aux Philippines. En outre, ils ont réalisé de nombreux essais nucléaires dans les Îles Marshall et, par la suite, ils y ont installé une base de lancement de missiles d’un très grand intérêt stratégique.

Seymour Hersch (1982) décortique l’intervention nord-américaine organisée par le président Nixon et Kissinger, son Secrétaire d’État, pour faire tomber le gouvernement socialiste chilien (1970-1973). Dans une série de documents déclassifiés et compilés par Hersch (1982), il montre qu’existaient au Chili au moins deux installations secrètes de la National Security Agency (NSA) opérant « in the black », dans l’ombre, dès la fin des années 50.

L’une, déguisée en station atmosphérique de l’Armée de l’Air à l’île de Pâques, dans l’Océan Pacifique, qui avait pour mission d’enregistrer et suivre la trace des essais nucléaires et des lancements de missiles [balistiques] soviétiques et français dans le Pacifique Sud. L’importance de l’île de Pâques était liée à sa localisation : n’importe quelle attaque des sous-marins soviétiques dans le Pacifique Sud aurait dû passer par la zone

242

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

couverte par leur radar, améliorant et élargissant ainsi le système d’alarme anticipée des États-Unis. (Hersch 1982 : 57).

Rapa Nui faisait désormais partie du réseau des installations militaires nord- américaines dans le Pacifique, même si cela demeurait relativement secret. En effet, quand Hervé Coutau-Bégarie (1987 : 77) publie une carte du Pacifique indiquant les installations militaires, nous pouvons observer que la base de l‘île de Pâques n’y figure pas, ce qui indique son caractère secret. En l’inscrivant sur une version que j’ai entrepris de redessiner (figure 4.1), nous reconnaissons le contexte militaire et géo-stratégique où Rapa Nui et ses habitants ont été inscrits. La base militaire nord-américaine fut rapidement démantelée en 1970 quand le socialiste Salvador Allende Grossens fut élu président de la république. Cependant, après le coup d’état de 1973 et la prise du pouvoir des militaires, des installations de la NASA (America’s space agency) ont été construites à Vaitea, loin du village. En activité depuis 1985, ces installations témoignent de la présence nord-américaine sur l’île de Pâques. Officiellement, la construction de la nouvelle piste de l’aéroport de Mataveri a été financée par le gouvernement des États- Unis en 1987 pour l’habiliter comme piste d’atterrissage d’urgence pour des navettes spatiales (cf. El País, 17 août 1987).

Figure 4.1: Carte des bases nord-américaines du Pacifique

Source : Coutau-Bégarie (1987 : 77), modifiée par moi-même.

243

Première partie

2.2. Whisky, jeans and love

La présence des militaires américains, en plus d’inscrire Rapa Nui dans le cadre géopolitique de la Guerre Froide a provoqué une autre série de changements sociaux importants. Selon Cristino (et al. 1984), les militaires ont amené une forme de vie ostentatoire générant un nouvel accès à biens de matériels pour l’ensemble de la société insulaire. Rappelons que jusqu’à cette époque l’île était visitée par un ou deux bateaux par an. C’est seulement entre mars 1966 et décembre 1967 que l’île reçoit la visite de près de 17 navires d’approvisionnement. Cristino (et al. 1984 : 42) signalent qu’en outre la base militaire regorgeait de ressources :

[La base militaire] possédait toute la technologie et le confort normal selon le standard nord-américain, comme un cinéma, une cafétéria, une salle de bowling, un terrain de baseball, de tennis, de golf, de basketball et un service de courrier, une infirmerie, des médecins, un bar et un PX [Post Exchange], un dépôt grâce aux catalogues duquel le personnel nord-américain, le personnel engagé sur l’île et le personnel des Forces Aériennes Chiliennes (FACH) pouvaient commander au Panama des milliers d’articles détaxés et à bas coût. Ces articles somptueux n’étaient pas accessibles depuis le Chili continental en raison des restrictions des importations. Le personnel de la FACH et les insulaires [qui travaillaient pour les militaires] avaient droit à une limite de 50 dollars mensuels par achat, mais n’importe quel insulaire a eu accès à l’acquisition de biens à travers des liens d’amitié établis avec le personnel nord-américain.

Nous pouvons imaginer l’impact qu’a pu avoir sur le quotidien des insulaires cette ouverture sur le monde de la société de consommation et de divertissement nord- américaine. Leopoldo Varas, l’un de mes interlocuteurs, interrogé sur l’arrivée des Chiliens continentaux à Rapa Nui, a connu les dernières années de la présence nord- américaine. Il raconte :

À cette époque-là, les gens ici étaient heureux ! Il y avait de tout, nous avions des vêtements importés, des blue-jeans dont les gens raffolent ici, des chemises, de bonnes chaussures, du bon whisky et des cigarettes. Chacun devenait ami de son gringo7, l’invitait à manger et après le gringo faisait des cadeaux. C’était le système de cette époque-là.

7 Au Chili, comme ailleurs en Amérique Latine, le mot gringo désigne les nord-Américains dans un sens restreint, et dans un sens large gringo désigne n’importe quelle personne d’origine européenne et non latino (mais considérée occidentale). L’une des origines possibles du mot, selon la vox populi, serait le Mexique,

244

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Adriana Laharoa, qui à cette époque était âgée de 12 ans, se souvient des relations d’amitié qui se sont établies avec les marite et combien ils étaient différents des Chiliens.

À cette époque, les tire [Chiliens] passaient en voiture et te laissaient tout couvert de poussière, ils passaient rapidement. En revanche les marite ils étaient éduqués. Ils voyaient que tu étais sur la route et passaient lentement, ils te saluaient : « morning! » ils donnaient aussi du travail aux jeunes filles et jeunes garçons. Ils se réunissaient à l’Église et ils venaient les chercher. Ils avaient huit voitures pour eux. Alors quand ils quittaient leur service ils passaient chercher leurs amis rapanui et allaient se balader. En plus de les payer [pour leur travail], ils donnaient des caisses de nourriture, des caisses de vêtements, de chaussures. Toutes ces choses-là n’existaient pas ici en ce temps-là.

Aux relations d’amitié ont succédé des relations amoureuses. Dans un univers social où trouver un conjoint accepté par les parents était une affaire d’une grande complexité, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la présence de près de 80 Nord- Américains, tous des hommes, ajoutés aux Chiliens continentaux, ouvrait soudainement le champ des possibles pour les jeunes femmes rapanui. Adriana m’a dit que plusieurs femmes rapanui se sont liées à des militaires et me nomma au moins quatre insulaires qui ensuite se sont mariées. Deux d’entre elles vivent encore actuellement aux USA avec leurs enfants américano-rapanui. Beatriz Tuki m’indiqua que trois de ses sœurs sont parties aux USA avec leur époux nord-américain. Par ailleurs, plusieurs femmes rapanui ont eu des enfants avec des Nord-Américains, mais ceux qui ont reconnu les enfants devant l’État-civil n’ont pas été nombreux. Si les relations marite-Rapanui semblaient cordiales, du moins c’est ainsi que l’on s’en souvient aujourd’hui, les relations marite-Chiliens étaient plus rugueuses. Les Chiliens résidents se sont vu délogés de leur position de prestige face aux insulaires qui ont réussi à établir des relations directes avec les militaires nord-américains. Nous n’avons pas réussi à obtenir d’informations relatives à des couples entre des filles de fonctionnaires à Rapa Nui et des militaires nord-américains. Concernant les tensions sociales entre les

où les locaux disaient aux Nord-Américains « green go », désignant la couleur verte du billet de 1 dollar. Le Dictionnaire de l’Académie Royale de la Langue Espagnole nous donne la définition suivante : 1) adj. fam. Étranger, spécialement de langue anglaise, et en général parlant une langue autre que l’espagnol […] 2) adj. fam. Dit d’une langue : étrangère. 3) adj. Bol., Chili, Col., Cuba, Eq., Salv., Hond., Nic., Par., Pérou, Ur. et Ven. Habitant des États-Unis d’Amérique. 4) adj. Ur. anglais (natif d’Angleterre). 5) adj. Ur. russe (natif de Russie). 6) n.m et n.f. Bol., Hond., Nic. et Pérou. Personne blonde et au teint clair. 7) n.m. fam. Langage inintelligible.

245

Première partie trois groupes, Grant McCall (1998 : 132), qui a pu observer in situ la situation durant sa première visite à Rapa Nui (1969) signale :

L’opinion rapanui au sujet des Chiliens est descendue probablement à son seuil le plus bas au cours de la demi-douzaine d’années durant lesquelles la base de l’Armée de l’Air nord- américaine a opéré sur l’île. Les Nord-Américains dénigraient constamment leurs collègues chiliens parfois face aux Rapanui, favorisant les insulaires au moment de la répartition des cigarettes et des autres biens convoités.

Les critiques qui se sont élevées depuis le Chili continental contre la base américaine venaient tant de la gauche politique que des secteurs de droite qui évoquaient une violation de la souveraineté chilienne. Depuis le Sénat s’est élevée la crainte que Rapa Nui ne devienne une nouvelle Guantanamo américaine (Punto Final, Septembre 1966). La presse de gauche, très critique envers la présence des militaires pour sa part, dénonçait « l’invasion yankee de l’île de Pâques » (Punto Final, Septembre 1966, Novembre 1968) et décrivait une île convertie en simple maison de passe pour les marines (Punto Final Janvier 1967) : L’arrivée des « marines » a transformé la physionomie de l’île. Les douces femmes pascuanes portent maintenant des pantalons moulants en stretch et dansent au rythme du « cheik » et du « go‐go ». La prostitution s’est collée à l’île comme un chewing- gum pervers. Les femmes qui sont versées dans le commerce sexuel reçoivent entre 10 et 40 dollars. Le proxénétisme, le trafic de drogues et le whisky a commencé ; deux maisons après l’Église, se trouve le « cabaret » pour les yankees.8 La base militaire fut démantelée quelques mois après l’accès au pouvoir du socialiste Salvador Allende, laissant plusieurs installations qui ont été occupées par les insulaires, les résidents et surtout par les services et bureaux publics. Un important « progrès de modernisation » en termes d’infrastructure est donc dû à l’intervention, non pas de l’État, mais de la construction de la base nord-américaine. Leopoldo se souvient :

En 1970, les gringos sont partis en laissant trois moteurs qu’ils avaient, de 150 kilos chacun. L’électricité que nous faisions avec un Caterpillar de 150 était suffisante pour cette rue [Atamu Tekena] et celle de l’Église [Te Pito o te Henua]. Mais elle n’était suffisante que pour cela, et avec beaucoup d’interdictions. Les gringos ont vendu à CORFO [Corporation de Développement] les quatre moteurs et là le village a pu commencer à grandir. Ils ont

8 Sur le terrain, mes interlocuteurs et surtout mes interlocutrices ont nié qu’il ait existé de la prostitution à cette époque. Même aujourd’hui le thème est dénié.

246

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

laissé les générateurs, un véhicule pour le Gouvernement local, un camion pour l’hôpital, la broyeuse. Au bureau des terres ils leur ont aussi laissé un véhicule. Ils ont laissé tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter.

Je lui ai demandé alors comment ils avaient vécu le départ des militaires en prenant en considération le nouveau monde de biens et de relations qui avait été créé. La réponse présente le caractère éphémère du passage des nord-Américains mais les profondes implications qu’il a eues pour les représentations rapanui sur le Chili et les Chiliens.

Quelques-uns ont regretté, d’autres non. En réalité en ce qui concerne l’amitié, ils ont apporté quelque chose, mais pas pour les autres choses. Ils ne se sont jamais intégrés à la communauté et les bénéfices ont concerné l’amitié. Moi je suis allé à leur hôpital par exemple. Ça c’était le positif, ici les gens disaient qu’ils avaient les bonnes choses, qu’ils avaient le meilleur. Mais en dehors des commodités et du whisky, ils ont peu apporté.

C’est dans ce contexte des contrastes entre les militaires nord-américains avec leurs bateaux, leurs avions et l’excès des biens de consommation d’un côté, et de l’autre les ouvriers chiliens arrivés avec l’entreprise Longhi pour la construction de la piste d’atterrissage, que les Chiliens commencent à être perçus par les Rapanui comme membres d’une classe populaire. Ils seront appelés tire veve c’est-à-dire « Chilien pauvre » (Cristino et al. 1984). Il me semble que cela marque le point de départ d’un processus de différenciation dans les représentations rapanui au sujet des Chiliens et cela aura une répercussion sur l’accueil envers les Chiliens dans les années à venir. En 1986, en pleine dictature militaire, une fois de plus un important contingent militaire américain s’est installé à Rapa Nui. Sa principale action fut l’agrandissement de la piste d’atterrissage de l’aéroport de Mataveri pour la convertir en une plateforme de sauvetage pour la NASA, du moins c’est l’information que l’on entend aujourd’hui sur l’île à ce sujet. Lenky, qui à ce moment-là a connu son époux, un ingénieur chilien venant superviser les travaux, se souvient que tout Chilien arrivé sur l’île était appelé tire veve, le terme s’était popularisé, et les souvenirs de l’ostentation de la vie américaine étaient encore dans l’atmosphère.

3. Mémoires des arrivées, intégrations et tensions

Sur le terrain, j’ai pu recueillir des témoignages permettant de connaître les caractéristiques de chaque moment d’arrivée de continentaux et d’autres étrangers. Ces

247

Première partie données permettent d’identifier aussi bien des changements dans l’accueil exprimé par la population rapanui que les modes d’incorporation de la population étrangère à la communauté insulaire.

3.1. Te poki henua : les enfants de la terre de père étranger

Le 30 juillet 1965, Margarita Ika s’est mariée avec Luis León, un pêcheur de la crique Portales de Valparaíso, de 30 ans plus âgé qu’elle. La mère de Margarita lui avait dit de partir vers le continent « pour connaître son futur mari ». En 1966, le couple, leur premier enfant et trois enfants du précédent mariage de Luis arrivèrent à Rapa Nui, avant la vague d’installation des fonctionnaires chiliens. Selon Margarita, son époux lui aurait dit : « je vais remplir l’île de lions » ; le patronyme León signifiant lion en espagnol, il se référait à la nombreuse descendance qu’il voulait y laisser. En effet, Luis et Margarite engendrèrent six enfants nés entre 1966 et 1990. Luis est décédé en 1999 à Rapa Nui.

Ricardo est l’ainé des enfants que Luis León a eu avec sa première épouse. Né en 1955 à Valparaíso, il est arrivé sur l’île à l’âge de 10 ans. Aujourd’hui père de plusieurs enfants, il exerce la même activité que son père, il est un des pêcheurs expérimentés de la crique d’Hanga Piko, le débarcadère de l’île. Il parle le rapanui comme si c’était sa première langue, mais il reconnaît qu’il ne s’est jamais senti rapanui. Son surnom Hau Tire qui peut être traduit comme « d’origine chilienne », montre que même s’il n’a aucun autre lieu d’attache que l’île, les insulaires ne lui reconnaissent aucun degré d’autochtonie et lui- même est de cet avis. Écoutons quelques-uns de ses souvenirs :

Je suis arrivé sur l’île en 1966 avec mon papa et son épouse, qui était d’ici. En ce temps-là il y avait peu de gens du continent, ici il n’y avait que des mamoe [des moutons] et des Pascuans. Je me souviens qu’il y avait environ trois policiers et huit marins. Le reste ça n’était que des Pascuans. À cette époque-là le village était fermé, ce n’était pas comme maintenant. Là où aujourd’hui la tour de contrôle est située, il y avait une clôture qui arrivait jusqu’au chemin qui va vers Anakena. Là, la clôture tournait vers ahu Akivi et elle passait par cette petite colline [Mauŋa Vaka Kipu] jusqu’à la mer. C’étaient les terrains des Pascuans … c’est là que nous sommes arrivés pour vivre chez nous.

248

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Moi j’ai vécu avec ma mère adoptive, hāŋai comme ça se dit en pascuan, María Pito Uri Uri. C’est la sœur de l’épouse de mon père. C’est pour cela que j’ai appris à parler le pascuan, parce qu’elle parlait très peu le castillan.

À un autre moment, j’ai demandé à Ricardo s’il s’était senti différent du reste des enfants de l’île et comment il avait vécu son intégration dans la communauté. Sa réponse nous donne accès à quelques éléments fondamentaux de cette époque :

Comme moi je suis arrivé enfant ici je n’ai pas eu de problèmes, pas plus que les typiques problèmes que l’on a lorsque l’on est enfant, les bagarres et des choses comme ça. Mais comme il y avait peu de continentaux à cette époque, moi je me suis vite senti intégré. En plus mon père avait une épouse d’ici et il a continué à pêcher ici. Moi j’ai commencé à pêcher avec lui et avec les autres Pascuans. Après j’ai commencé à avoir des frères pascuans. À cette époque on ne marquait pas une différence envers nous parce que nous vivions comme les Pascuans. Maintenant j’ai des enfants qui sont tous pascuans, ma femme est pascuane. Je n’ai pas de terres, car ce n’est pas possible en raison de la loi, mais j’ai ma maison, j’ai mon endroit où m’allonger pour mourir.

L’histoire de Ricardo est semblable à celle de son frère et sa sœur arrivés enfants. Il faut souligner que tous trois ont fondé un foyer avec des Rapanui, leurs enfants sont donc considérés autochtones de l’île. Cet aspect nous semble déterminant pour comprendre les relations de coopération et de tension entre les Rapanui et les Chiliens continentaux dans l’actualité. L’histoire de Leopoldo Vargas, continental arrivé sur l’île en 1968 avec son épouse insulaire est quelque peu différente. Leopoldo, contrairement à Ricardo, était fonctionnaire titulaire d’une institution de l’État et, comme me le précisera plus tard Lenky Atan, Elena Edmunds [Hei] Paoa, l’épouse de Leopoldo, faisait partie d’une des familles puissantes de l’île, les descendants de Henri Perci Edmunds, l’administrateur de la CEDIP entre 1906 et 1929, fondateur qui plus est de deux lignages importants sur l’île9.

J’ai eu l’envie de venir sur l’île l’année 1965 lorsque des gens étaient engagés pour venir construire la piste de l’aéroport. Dans la presse il a été annoncé qu’ils allaient engager des gens pour venir. Avec des amis nous nous sommes mis d’accord pour postuler, mais après

9 Entre 1907 et 1914 Henri Perci Edmunds (1878-1958), vivait en concubinage avec Sofía Hei Rapu (1891- 1967), avec laquelle il engendra quatre enfants. Ensuite, vers 1915 il a commencé à vivre avec la jeune femme Victoria Rapahango Tepuku (1898-1979) avec laquelle il a eu cinq enfants. Aucun d’entre eux ne portait le nom de leur père sinon bien après. Dans le recensement réalisé en 1934 les enfants de Sofía apparaissent avec le patronyme Edmunds de leur père, mais pas ceux de Victoria. Edmunds décéda à Tahiti où il avait fondé une nouvelle famille. Elena Edmunds [Hei] Paoa est la petite-fille de Sofía Hei Rapu.

249

Première partie

on en est resté là et puis on a oublié. En 1967 j’ai rencontré celle qui serait mon épouse, qui était d’ici, de l’île. Après des fiançailles assez rapides, un an après, en 1967 nous avons décidé de venir. Elle avait commencé à travailler pour les services postaux de Santiago et ses chefs ont décidé de l’envoyer sur l’île pour ouvrir le premier bureau de poste qui à cette époque était aux mains de l’Armée. Elle m’en a parlé, cela m’a enthousiasmé et nous avons préparé le voyage. À cette époque je travaillais pour Trotter10. J’ai démissionné en décembre 1967 et j’ai réussi à faire le voyage le 13 février 1968. Elle était venue le 12 décembre 1967. C’est-à-dire que nous avons été séparés environ trois mois. Et donc, quant à mon arrivée sur l’île, elle fut inespérée, parce que j’ai été apprécié même par ma belle- mère ! Par mes beaux-frères, par tout le monde ! Elle a même interdit que l’on parle en rapanui devant moi parce que je n’allais pas comprendre. C’est une femme que j’ai beaucoup aimée, mon beau-père aussi, lui à ce moment-là il était contremaître du domaine Vaitea. Après, ma fille est née en avril 1968, ensuite les autres sont arrivés en 1971 et 1973.

Leopoldo m’a dit qu’à cette époque on savait peu de choses sur Rapa Nui au Chili continental. Ainsi, ses amis et sa famille pensaient que s’y rendre était une « folie ». Le peu d’idées que l’on avait de Rapa Nui était que la population indigène était infectée par la lèpre. Mais la réalité dans laquelle est arrivé Leopoldo était toute différente. Je lui ai demandé qu’il me raconte ce qu’il savait de l’île lorsqu’il y a fait le voyage et ce qu’a signifié pour lui le fait de s’installer à Rapa Nui.

Malheureusement l’île était célèbre pour sa léproserie. En ce temps-là on disait que l’île était marquée d’une croix rouge sur les cartes car il était interdit d’aller là-bas à cause de la lèpre. Mais c’était une exagération ! Il y a une autre histoire qui dit qu’au temps de la Marine de nombreuses injustices ont été commises. On a envoyé des gens sains vivre avec les lépreux, il y en avait, mais la maladie a été stoppée. Venir sur l’île signifiait laisser derrière moi toute la vie agitée du continent. À cette époque il y avait peu de gens, il devait y avoir 2000 ou 2500 personnes, tous des Rapanui et très peu de continentaux. Tous les gens des services [publics] qui étaient arrivés ; et les gens anciens. Très peu de continentaux de longue date qui étaient venus en bateaux s’installer. Les gens à cette époque vivaient principalement de la pêche et de la modeste agriculture qu’il y avait. Le tourisme était très faible, mais les gringos étaient déjà là et achetaient beaucoup d’artisanat. Ici l’unique l’hôtellerie qu’il y avait était la HONSA ; après, dans les années 1970 on a commencé à construire l’hôtel Hangaroa.

10 Une entreprise allemande qui au Chili était spécialisée dans l’exportation et l’installation de systèmes de chauffage.

250

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

En 2014, avec Lenky et son frère Hugo Atan nous avons établis une liste des noms des Chiliens continentaux qui étaient arrivés entre les années 1960 et 1980 et qui vivaient encore dans l’île. Puis, j’ai comparé cette liste avec les noms dont Leopoldo se souvenait. Nous n’avons pas compté plus de vingt personnes. Les arrivées ont été associées à des évènements précis servant d’indicateurs d’époques. Ainsi les arrivées successives de continentaux sont autant de bornes bien marquées dans le temps. Par exemple, l’on m’indiqua que telle personne « était arrivée avec la Longhi » c’est-à-dire lorsque la piste d’atterrissage a été construite (année 1966), ou alors « lorsque la ECA11 a été ouverte » (en 1966) ou encore « lui est arrivé avec l’hôtel Honsa » (c’est-à-dire en 1974). Hugo m’a expliqué qu’ensuite, au cours des années 1980, « d’autres gens » ont commencé à arriver, mais que ce n’est que récemment que la migration a « explosé » avec les migrants économiques. À partir de la liste que nous avons élaborée, nous avons réussi à déterminer que seulement douze personnes étaient arrivées entre 1966 et 1970. De ce petit groupe, je me suis demandé pour quelle raison ils ont décidé de rester et la façon dont ils se sont adaptés à la vie insulaire, considérant que les insulaires reconnaissaient des différences d’ordre culturel bien marquées (rappelons-nous la lettre citée ci-dessus). Face à ces questionnements Lenky réfléchit :

Je crois que c’est parce qu’ils ont fait du mimétisme, ils se sont adaptés à la tranquillité de l’île. Si tu parles avec eux, tu te rends compte que ce sont les plus critiques envers les continentaux qui arrivent aujourd’hui. Je crois qu’ils se sont habitués à vivre tranquillement et qu’ils ne pourraient plus se faire à la vie du Conti. Autre chose, eux, ils ne font pas partie de ceux qui critiquent les Rapanui, ils se sentent comme faisant partie de la communauté. Regarde, ils ont tous fondé leur famille ici.

Hugo, quant à lui, me fait remarquer que dans certains cas le milieu familial dans lequel chaque Chilien continental s’est incorporé est déterminant. Il me donne l’exemple de Ricardo León dont nous avons parlé auparavant. Pour Hugo, Ricardo fut « un pêcheur de plus et pour cela lui et ses frères parlent le rapanui ». Hugo rajoute :

On peut comparer ceux qui sont arrivés à cette époque et ceux qui sont arrivés après les années 80. Ces gens ont connu une autre île, quand il n’y avait que des chemins de terre et

11 ECA, Empresa de Comercio Agrícola [Entreprise de Commerce Agricole] dépendait du Ministère de Planification et correspondait à un réseau de magasins d’approvisionnement pour les zones isolées. Au cours des années 1990 ECA devient EMAZA, Empresa de Abastecimiento de Zonas Aisladas, Entreprise d’Approvisionnement pour les Zones isolées (cf. chapitre 2)

251

Première partie

peu de gens. Ils sont au même endroit que là où ils sont arrivés, ils ont fondé leur famille, ils ont construit leurs maisons, ils se sont établis.

L’analyse de Lenky et Hugo me semble pertinente. Comme nous l’avons analysé dans le chapitre 3, l’établissement d’alliances par le mariage a incorporé ces conjoints étrangers au réseau d’obligations réciproques en tant que membres d’un hua‘ai. Le cas de Ricardo est particulièrement révélateur des mécanismes d’incorporation des continentaux à la société insulaire. Cette incorporation comporte le prompt apprentissage de la langue (connaissance que partagent au moins six personnes de la liste établie avec Lenky et Hugo) et l’activation des relations de type hāŋai : Ricardo a grandi comme adopté poki hāŋai d’une sœur de l’épouse de son père. Nous pouvons supposer que la continuité et la permanence dans le temps a permis d’inscrire ces personnes dans les cercles de connaissance communautaire, tout comme le fait de devenir parents et grands-parents de nouvelles générations de Rapanui. Ricardo par exemple, a assumé l’éducation (hāŋai) des enfants de sa femme et il a aujourd’hui plusieurs petits-enfants, tant de ses enfants biologiques que de ses enfants hāŋai. Leopoldo, bien qu’il n’ait pas appris la langue, est devenu un matu‘a ru‘au (grand-père) de plusieurs petits-enfants rapanui, comme tous les continentaux arrivés tôt sur l’île que nous avons identifiés avec Lenky et Hugo. Quelques-uns ont même dédié plusieurs années à la compilation et diffusion de la tradition orale, et sont considérés aujourd’hui comme des autorités en la matière. Ce processus d’intégration nous rappelle une hypothèse proposée par Marshall Sahlins (1986) qui analyse la transformation des étrangers arrivés à Hawai‘i en kama’āina, c’est- à-dire « enfants de la terre » et l’importance des liens de parenté dans ce processus.

Dans la pensée hawaïenne, les individus naissent parents entre eux, mais aussi bien leur parenté se fabrique. « Nourrir » (hānai), terme connotant l’« adoption », instaure tout aussi efficacement la relation de parent à l’enfant que le fait de la naissance. Logique singulièrement féconde et cohérente du point du vue sémantique. C’est aussi que kama’āina ou l’« enfant de la terre »12 désigne le « natif du lieu ». Mais on peut être

12 Dans la traduction française de l’ouvrage de Marshall Sahlins (1986 : 42) kama‘āina est traduit comme « enfant du pays ». Nous avons modifié cette traduction pour « enfants de la terre », notion plus proche selon nous tant de la signification du terme hawaïan āina, kaiŋa ou kainga dans d’autres sociétés polynésiennes, mais aussi car dans le texte original écrit en anglais, kama‘āina est traduit comme « child of the land » (Sahlins, 1985 : 28).

252

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

kama’āina autant par action que par prescription : en vertu d’une résidence prolongée ou du droit de naissance. (Sahlins 1986 : 42).

La grande différence que nous avons identifiée est que les Chiliens continentaux ne se sont pas mués en taŋata henua, l’équivalent rapanui du terme hawaïen utilisé par Sahlins, mais leurs enfants et petits-enfants le sont devenus. Selon les conceptions rapanui de la parenté, les descendants de continentaux hommes n’ayant pas de haka‘ara paternel (généalogie rapanui) seront connectés au haka‘ara maternel et par extension aux terres que la mère recevra en héritage. Autrement dit, par l’action génitrice de leur vi‘e henua (femme de la terre), les Chiliens continentaux ont véritablement fondé un hua‘ai lié aux autres hua‘ai rapanui par la voie maternelle. C’est dans cette connexion que s’est constitué pour le continental le droit à résider sur les terres de son épouse. L’on pourrait avancer la même chose pour les femmes non-rapanui qui formèrent leur famille avec des hommes insulaires, bien que dans les années 1960 ces unions aient été moins fréquentes13. Par ailleurs, selon le point de vue rapanui, le hua‘ai, composé par le groupe taina (fratrie) et les matu‘a (parents), incorpore au réseau de relations réciproques un taokete (beau-fils) et un hunoŋa (beau-frère) lié au Chili continental, élargissant de la sorte le potentiel réseau d’échanges entre la famille rapanui et la famille continentale du taokete ou le hunoŋa tire. Les implications de ces connexions sont capitales dans la structuration de la société rapanui contemporaine (voir ci-dessous la seconde partie). Cela se répercute également sur la réception contemporaine des nouveaux immigrants venus du Chili continental. En 2014 les discussions sur l’arrivée des Chiliens du continent étaient quotidiennes. Lors d’une conversation avec Lenky, elle a fait la comparaison entre les anciens Chiliens et les nouveaux :

Pour moi, eux ce ne sont pas des tire, ils ne sont pas comme les gens qui arrivent aujourd’hui qui sont vraiment des voyous (flaites14). Ils sont venus sur l’île pour apporter

13 Dans le chapitre 5 (Partie 2) Nous verrons que quelques Rapanui qui sont arrivés au Chili continental entre 1940 et 1960 se sont mariés avec des femmes non-rapanui. Dans quelques cas ces unions ont débouché sur l’établissement d’une résidence permanente au Chili continental. 14 Flaite est un mot de l’argot chilien dérivé de l’anglais to fly, voler dans les airs. Il s’emploie pour désigner des jeunes gens des classes populaires, généralement perçus comme des délinquants, et qui portent des vêtements de marques reconnaissables. Flaite s’associe aussi (et peut être est-ce l’origine du mot) à l’effet psychotrope que produisent certaines substances comme la colle inhalée ou le crack, d’où l’idée qu’un flaite est aussi toxicomane. Selon l’Académie Chilienne de la Langue (2010), « flaite a les significations suivantes: 1) « personne de classe sociale base et comportement extravagant, qui est reliée généralement au monde délictueux »; 2) comme adjectif, « relatif aux flaites [première acception] »; 3) également comme adjectif, « qui a les caractéristiques généralement associées aux flaites [première acception], comme une mauvaise éducation, un mauvais goût, de mauvaise qualité ou en lien avec la délinquance entre autres » et finalement, 4) comme adjectif se référant à une personne ‘de classe sociale basse’ ».

253

Première partie

quelque chose au développement de l’île. En revanche les zonards (torrantes15) d’aujourd’hui ne cherchent que du fric (money 16).

Voyous, zonards qui ne pensent qu’à l’argent, à l’opposé de ceux qui sont venus contribuer au développement de l’île et qui ont fondé leur famille… telle est la caractérisation actuelle réservée aux nouveaux immigrants chiliens et qui construit une profonde division de classe. En revenant à notre analyse sur l’intégration des premiers Chiliens continentaux des années 1960-1970, basée sur des liens matrimoniaux avec des insulaires, une descendance et une permanence dans le temps sur l’île, les nouveaux arrivants semblent faire un contraste complet et rompre le modèle d’intégration basé sur la parenté.

3.2. Les « mauvaises mœurs »

Il y a donc un discours relativement généralisé chez les Rapanui considérant que l’arrivée des Chiliens a entrainé une augmentation des maux sociaux, tels que la délinquance, la consommation de drogue, la pollution et la dégradation du patrimoine archéologique17. Eliana Hito, âgée de 73 ans lors de notre entretien en 2009, m’a dit que ces dix dernières années Hanga Roa avait changé « en mal ». Selon elle, l’arrivée de « continentaux » coïnciderait avec l’augmentation d’agressions et de vols dans les maisons du village. Sur le même sujet, Tamara m’a expliqué que les nouveaux venus étaient dans leur majorité des ouvriers venant travailler dans les domaines de la construction ou comme taxi. Un grand nombre d’entre eux, selon d’autres interlocuteurs, viendraient de quartiers pauvres de la capitale. « Maintenant il faut prendre ses précautions » me dit un jour Tamara, « les gens qui viennent d’ailleurs ont apporté de mauvaises mœurs ».

Dans une île transformée en musée à ciel ouvert (Fischer 2005), l’espace insulaire réduit est aujourd’hui visité par des milliers de personnes chaque année. Rapa Nui est

15 Torrante, est un terme espagnol dérivé de « atorrante » qui signifie « feignant » c’est un terme de l’argot chilien utilisé pour désigner les classes populaires. Ce terme est plus ancien que le terme « flaite », et il fut amplement utilisé entre les années 1940 et 1980 pour faire référence aux paysans sans terres qui migraient vers les grandes villes. Selon le dictionnaire de l’Academia Chilena de la Lengua (1978 : 59), il signifie également fainéant, vagabond, généralement sans domicile, vivant de mendicité, en haillon, négligé. 16 Money également un mot de l’argot chilien vient de l’anglais « money », qui signifie argent. 17 La société insulaire traverse un moment de « patriotisme archéologique » relativement important dont tous les vestiges de la société insulaire antique, et qui ont été historiquement le centre d’intérêt des étrangers venus visiter l’île, ont été appropriés par les Rapanui en tant que « patrimoine » (cf. chapitre 2).

254

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie devenue un lieu économiquement attractif pour les Chiliens des classes moyennes et des classes populaires qui ont commencé à arriver et occuper quelques-uns des espaces productifs dans la changeante économie insulaire. Dans ce contexte, plusieurs des ouvriers du bâtiment arrivés en 2009 (ou plus tôt), ont commencé à offrir leurs services aux entrepreneurs rapanui. Mon premier séjour à Rapa Nui a coïncidé avec le début du chantier de construction d’un nouvel hôtel et la construction de la succursale d’une nouvelle banque, et pour ces deux projets, les entreprises chargées des travaux ont fait venir de la main d’œuvre du Chili continental. En 2011, d’autres projets d’infrastructure étaient en cours de développement, également avec la participation d’une main d’œuvre venue d’ailleurs. Gardant à l’esprit les éléments antérieurement exposés, je suis interpellé par le fait que lors de mes enquêtes sur l’île, le terme de migration ait été associé à l’arrivée de gens venus du Chili continental, principalement les ouvriers et non pas aux flux migratoires des Rapanui eux-mêmes. Nous y reviendrons dans les chapitres suivants. La présence des ouvriers a mis en évidence, lors de mes enquêtes de terrain, au moins quatre sources de tension sociale. En premier lieu mes interlocuteurs rapanui m’ont manifesté leur mécontentement car les entreprises de construction n’avaient pas engagé la main d’œuvre rapanui. De plus cette préférence pour les continentaux a véhiculé quelques idées stéréotypées sur chaque groupe social. Ainsi par exemple j’ai entendu dire : « les entrepreneurs locaux préfèrent engager des tire [Chiliens] parce qu’ils sont disposés à travailler au prix du continent ». C’est-à-dire qu’ils sont payés en dessous du tarif de la main d’œuvre locale. Lenky pensait que c’était la faute des entrepreneurs rapanui qui trouvaient profitable d’engager des immigrants plutôt que des locaux car eux-mêmes avaient des préjugés envers les Rapanui :

Les entrepreneurs locaux pensent que nous, les Rapanui, sommes paresseux. Mais ils se trompent. Ce qu’il y a c’est qu’un Rapanui ne va pas accepter de travailler pour un salaire bas. Nous n’acceptons pas de travailler pour de mauvais salaires comme les gens du continent. Alors les entrepreneurs disent que la main d’œuvre rapanui est instable parce que on vient travailler un jour, deux jours, et après on part faire autre chose. Le Rapanui n’aime pas travailler pour un patron. Nous pouvons survivre grâce à ce que nous savons faire, comme pêcher et cultiver.

L’inconstance au travail et la relative indépendance économique des Rapanui grâce à leur mode local de production (pêche, agriculture, élevage) semble constituer un motif

255

Première partie pour lequel l’engagement de la main d’œuvre continentale perdure. Il faut ajouter que certains ouvriers continentaux, devenus des travailleurs indépendants, ont accepté de bas salaires ; cette situation est avantageuse pour les entrepreneurs locaux rapanui et pour quelques ouvriers qui commencent à se faire connaître par leur travail et le prix qu’ils demandent. En 2014, j’ai fait la connaissance de Raúl, un artisan originaire de San Antonio, ville portuaire du Chili, qui était arrivé à Rapa Nui au cours des années 1990. Raúl m’a raconté l’un de ses premiers emplois sur l’île, où il a proposé un tarif plus bas que celui du concurrent. Il évoque la même représentation locale évoquée par Lenky quand elle se référait à l’opinion des entrepreneurs rapanui quant à l’investissement au travail des insulaires.

Un ami qui était déjà sur l’île m’a dit de venir travailler avec lui, car ici il y avait du boulot parque les Pascuans étaient un peu flemmards. Quand je suis arrivé, dans les années 90, on est allés au bureau qui s’occupait du projet de toiture du local de l’ECA [Entreprise de Commerce Agricole]. Nous avons proposé un projet à cinq millions, et l’autre avait proposé à huit. Alors c’est nous qui avons remporté le projet. Imaginez-vous, au Chili pour le même travail on ne l’aurait pas payé plus d’un million. Ici il y a vraiment de bons jobs.

Une progressive indépendance envers les employeurs rapanui a installé une tension économique. Grâce à leurs entreprises privées, plusieurs continentaux ont commencé à accumuler de petites fortunes, sans établir de liens de parenté avec des Rapanui. Ivonne Calderón, membre d’une active organisation de femmes militant pour la création d’une loi de contrôle migratoire, m’a expliqué en détail cette situation qui devient favorable pour les Chiliens du continent :

Je crois qu’une fois ici ils [les continentaux] se rendent compte des opportunités qui existent pour faire des affaires. Il est toujours plus facile pour un Chilien qui a déjà une famille là- bas [sur le continent] de faire affaire ici, plus facile que pour nous. Parce que comme tout s’importe de là-bas, le continental a déjà des avantages parce qu’il a sa famille. Ils peuvent acheter et lui envoyer ici. Ils [les Chiliens] ont des contacts là-bas. Il suffit de regarder à Hanga Roa. Combien de commerces y-a-t-il, et à qui sont-ils ? La majorité [est aux] continentaux. Et la majorité est [à des] continentaux qui n’ont pas de lien parental avec des Rapanui. Il y a beaucoup de gens qui ne mélangent pas avec les Rapanui. Ils ont amené leurs pères et leurs mères, leurs frères et sœurs et ils ont cette grande entreprise entre eux. Aujourd’hui, il y a une population qui n’est pas des moindres, de gens continentaux qui n’ont aucun lien parental ou qui ne sont amis avec aucun Rapanui et qui clairement

256

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

aujourd’hui font des affaires lucratives. Parce qu’ici, si tu regardes, comme nous nous connaissons tous nous savons que de leur côté, la majorité fait des investissements grâce à ce qu’ils gagnent ici, lesquels en plus sont détaxés.

Accumuler de petites fortunes (du money comme le dit Lenky) en mobilisant les liens familiaux du continents (comme l’indique Ivonne), telle semble être la stratégie de quelques Chiliens continentaux à Rapa Nui observés avec tourment par les insulaires. Il faut souligner que, plus qu’un simple sentiment d’envie de la part de mes informateurs rapanui, la critique semble pointer également le fait que, du point de vue des obligations relatives à la parenté, la richesse doit être répartie. En ce sens, les nouveaux immigrants, n’établissant pas de relations de parenté avec les insulaires, s’extraient du réseau de relations de don / contre-don que nous avons précédemment observé (cf. chapitre 3). De tout cela se dégage une permanente tension concernant certains aspects comportementaux, déjà soulignée par quelques insulaires des années 1960 : rappelons- nous la lettre adressée au Sénat. Malgré l’incorporation d’une partie de ces immigrants, aux yeux des Rapanui, les Chiliens continentaux continuent d’avoir de « mauvaises mœurs » et, comme le disent mes informateurs, leur comportement – ou « mentalité » comme il est dit dans la lettre au Sénat – est choquante par rapport aux « coutumes » et à « la culture » autochtones. Paori, par exemple, m’a raconté en 2011 qu’il ne va plus à Anakena, l’une de seules plages de sable de Rapa Nui située à une quinzaine de kilomètres du village, car :

Anakena est pleine de Chiliens qui viennent faire les mêmes choses que sur les plages du Conti. Ils arrivent en groupe, ils commencent à faire des grillades et mettent de la musique à plein volume. C’est très gênant. On vient à Anakena pour sortir du village, pour être tranquille. Je pense qu’aujourd’hui c’est mieux de chercher un autre kona [lieu] pour y aller avec ma famille.

Voici un autre exemple. Nous sommes partis pêcher avec Leo et sa famille un dimanche de mai 2014. Nous nous sommes installés à Hanga Tetenga pour préparer un feu afin de cuire les poissons que nous allions pêcher. Après quelques heures, une famille de continentaux est arrivée pour s’installer dans la même petite baie où nous nous trouvions. Nous avons partagé le lieu sans trop de contacts avec eux. Quand nous sommes partis Leo dit d’un ton sentencieux : « avec toute l’île où aller ils viennent au même endroit où quelqu’un se trouve déjà ; aucun respect ! Un Rapanui ne va pas venir déranger s’il voit qu’il y a déjà une famille sur le kona [lieu] ».

257

Première partie

L’un des points sensibles au cours de mes séjours sur l’île concerne la protection des sites et objets archéologiques. À plusieurs reprises il m’a été donné d’entendre, venant d’amis rapanui travaillant comme guides touristiques, les situations qu’ils voyaient quand ils sillonnaient l’île. Par exemple, Sebastián m’a raconté que tous les jours il devait expliquer aux touristes qu’ils ne devaient pas monter sur les plateformes (ahu) ni toucher les statues (moai), ainsi que les inviter à respecter les barrières des aires protégées. Pau Hito, l’un des gardiens du Parc national m’a aussi donné quelques exemples quotidiens :

Un jour j’ai dû faire descendre de l’ahu [la plateforme portant une statue moai] un couple de continentaux en train de se prendre en photos. Ils étreignaient l’un des moai. Un autre jour j’ai surpris une personne qui était sur l’un des pétroglyphes qui fait face à l’ahu, elle était allongée dessus pour pouvoir photographier l’ahu. Pour en venir à faire cela il faut avoir sauté le panneau qui dit expressément pétroglyphes. Ce type de choses se passe tous les jours.

L’introduction de drogues sur l’île, dites « drogues dures » (le crack, la cocaïne) a également été associée à la présence de Chiliens continentaux (pas seulement les ouvriers). David, un Rapanui ayant vécu près de trente ans au Chili continental, m’a dit que jamais auparavant on n’avait vu arriver autant de drogue de l’extérieur.

Ici tout le monde sait que de la marijuana est consommée. Mais eux [les consommateurs] ont leurs plants pour eux. Le problème c’est que des gens sont arrivés qui font du business avec ça. Et ça c’est du narcotrafic. Ils sont en train de contaminer notre jeunesse et maintenant il n’y a pas seulement de la marijuana, il y a de la cocaïne et du crack. Au cours de la fête qu’il y a eu pour l’éclipse, il y a eu aussi de l’acide et des extasy qui sont arrivés18.

Ces anecdotes désignent le type de comportements jugés négativement par les Rapanui et que n’auraient pas les locaux. Elles illustrent ce que les Rapanui entendent par « mauvaises mœurs » et qui de façon générale renvoie à un manque de respect, c’est-à-

18 David fait référence à l’éclipse du soleil de juillet 2010, qui fut l’objet d’une grande campagne publicitaire au Chili, présentant Rapa Nui comme le lieu privilégié pour l’observer. Une série d’annonces publicitaires faisant la promotion du tourisme à Rapa Nui comme lieu « unique et magique » ont été émises par une entreprise continentale spécialisée dans l’organisation de spectacles et fêtes électroniques. Avec le soutien de la Municipalité, ils ont organisé la fête Honu Eclipse. L’un des sites web de réclame indique : « Honu Eclipse est un festival international écologique pour la paix à l’occasion de la célébration de la prochaine Eclipse Solaire Totale sur l’île de Pâques qui aura lieu le 11 Juillet 2010 à 2 :11 PM heure locale. Une expérience unique dans la vie pour vivre 4 minutes et 48 secondes d’obscurité absolue dans la plus éloignée et mystérieuse des îles de la planète. Ce sera l’une des éclipses solaires les plus longues et visibles de l’Histoire, en plus d’être la première sur l’île après 1400 années de l’arrivée des premiers occupants selon les estimations. Les chanceux pourront vivre cet incroyable alignement céleste dans le cadre de Rapa Nui, ses volcans ancestraux et ses mystérieux [sic]. Sans aucun doute, une expérience cosmique unique, légendaire et hors de ce monde. » (http://carretes.cl/2010/06/10/)

258

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie dire à la transgression de la notion de mō‘a. Ces transgressions concernent l’utilisation de l’espace (kona) par une famille en dehors du village, qui nous renvoie à l’idée que pour avoir de l’intimité dans l’île il faut sortir du village ; leur rapport irrespectueux au patrimoine archéologique, lequel est aujourd’hui la source de fierté et de revenus des Rapanui ; ainsi que les comportements à risques comme l’est l’usage de drogues, considérés comme de mauvais exemples pour la jeunesse. Ajoutons à cela la principale peur des Rapanui : la montée de la délinquance sur l’île. Nous voyons ainsi que l’expression de « mauvaises mœurs » a été élaborée par la population rapanui pour décrire les problèmes associés à l’arrivée des ouvriers du continent, lesquels ne sont pas vus comme des touristes mais comme des immigrants économiques. Ainsi, l’ancien terme de tire veve vient se réactualiser dans un nouveau contexte. Les exemples et témoignages que nous venons de voir indiquent clairement que les ouvriers continentaux ne se sont pas adaptés à une forme de vie insulaire que les Rapanui défendent comme idéale (cf. chapitre 2).

3.3. La vision rapanui des « pauvres continentaux » et la vision continentale de l’ « ingratitude » des insulaires.

Le regard particulier des Rapanui sur les immigrants inclut une distinction entre ouvriers et touristes, c’est-à-dire entre celui qui vient sur l’île pour travailler et acquérir une petite fortune et celui qui vient pour la connaître (et qui a les moyens financiers de voyager). Les termes tire veve et « mauvaises mœurs » sont liés au surgissement et à la consolidation des divisions de classe à l’intérieur de la société insulaire (Cristino et al. 1984). Ce processus est à la fois lié à l’industrie touristique et à l’enrichissement de quelques insulaires grâce au contrôle de ressources-clés, comme la terre. À partir de ce moment, l’établissement de (nouvelles) relations patronales entre propriétaires terriens et ouvriers qui construiront des maisons et des cabanes à des fins touristiques, correspond à une nouvelle scène des relations entre Rapanui et Chiliens continentaux, et peut-être une inversion des relations hégémoniques (ou d’asymétrie) qui ont caractérisé une grande partie du XXe siècle, mais aussi une nouvelle forme d’articulation entre les deux groupes.

Entre 2009 et 2011, j’ai constaté un intérêt notoire des Rapanui par la construction de cabanes dans le but de les louer à des touristes. Une sorte de boom immobilier était en

259

Première partie train de se développer entre mon premier séjour sur l’île (2009) et le second (2011), qui avait probablement dû commencer auparavant. Cette activité immobilière est fondamentale dans la mesure où elle crée une nouvelle articulation entre continentaux et Rapanui de nature économique : les premiers deviennent les locataires des seconds. En 2009 par exemple, une cabane se louait environ 300 euros la semaine à un touriste (surtout européen) ou à 500 euros pour un loyer mensuel. De cette façon, une personne qui a construit trois cabanes à louer au mois pour 300 000 pesos chacune soit environ 500 euros, parvint à générer une petite fortune mensuelle grâce aux loyers. Nous observons alors que le terme « mauvaises mœurs » s’applique à un processus de différenciation où les habitants d’origine rapanui ont établi des frontières en termes ethniques (Barth 1995, Eriksen 1993b) au sein desquelles ce qui est conçu comme « rapanui » et ce qui est conçu comme « chilien » agissent comme des métonymies de supposées manières de faire, de sentir et de penser attribuées à chaque groupe. En elles, autant les Rapanui que les Chiliens reconnaissent des différences culturelles qui construisent des groupes différenciés. Ces frontières, entre les autochtones et les allochtones définissent qui aurait de « bonnes mœurs » et qui en aurait de « mauvaises ». La nouveauté dans cette représentation est qu’aujourd’hui l’imbrication entre les deux groupes est économique et permet aux Rapanui d’avoir d’importants revenus, alors que les Chiliens ouvriers sont méprisés pour leur « mauvaises mœurs » supposées. Mes interlocuteurs non-rapanui m’ont expliqué de leur côté que, sur l’île, il y avait « buena pega » (de bons jobs) et qu’ils étaient « bien payés ». D’autres m’ont assuré qu’en exerçant sur l’île la même activité qu’au Chili continental, ils doublaient ou triplaient leur salaire. Pour les continentaux, venir à Rapa Nui est aujourd’hui clairement une opportunité de faire de l’argent. Pour les secteurs populaires, l’île représente l’opportunité de quitter les quartiers périphériques de Santiago et profiter du climat sub- tropical et du calme de la vie à Rapa Nui. Elena et Mauricio sont des continentaux arrivés sur l’île en 2008 pour des raisons économiques, selon ce que m’a dit Elena. En 2009, Elena travaillait comme réceptionniste dans l’un des grands hôtels de l’île et Mauricio était chauffeur de taxi. Le véhicule ne lui appartenait pas, il devait donc reverser une partie des bénéfices quotidiens au propriétaire. Elena m’a expliqué que deux de ses cousines vivaient déjà sur l’île, en couple avec des insulaires. Elles lui ont dit que « sur l’île il y avait de l’argent » et qu’elle y vienne « tenter sa chance ». Ses cousines les ont reçus un moment, mais au bout de quelques mois elles

260

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie ont commencé à avoir des problèmes, « surtout pour les choses du quotidien »- m’a dit Mauricio. Elena a approfondi le sujet :

Il y a des choses que les Chiliens considèrent privées et les Rapanui communes, comme par exemple la nourriture. Nous arrivions à la maison après le travail et il ne restait rien de ce que nous avions acheté le jour précédent. Le compagnon de ma cousine ou ses cousins avaient tout mangé. La viande, les bières, tout ! Moi je n’avais pas de problèmes avec ma cousine mais avec son compagnon qui invitait tous ses amis à la maison… en plus ici ils sont tous cousins ! Et ils restaient des jours et des jours en train de manger et de boire.

Je leur ai demandé s’ils avaient eu des problèmes d’un autre genre avec les insulaires et ils m’ont assuré que non. « Nous ne sortons pas beaucoup » m’a dit Elena, « et nous ne prêtons pas attention aux commérages » (cf. chapitre 2). Cette précision m’a permis de comprendre l’une des stratégies qu’ils ont utilisée, eux et d’autres non-rapanui, selon ce que l’on m’a raconté par la suite. Ensuite, Elena m’a raconté qu’en arrivant, elle ressentait beaucoup de méfiance envers les insulaires parce que ses cousines lui avaient dit que « les Rapanui étaient un peu racistes et violents envers les continentaux ». Toutefois, elle reconnaissait ne pas s’être sentie discriminée. Elena pense que cette situation était due à deux raisons : la première nous l’avons déjà évoquée, est qu’elle ne fréquentait pas d’insulaires ; la seconde raison révèle certaines représentations qu’Elena a des Rapanui : elle croit que son mari ressemble physiquement à un insulaire, « il a toujours les sourcils froncés et c’est un homme de peu de mots ». Ainsi, tout comme les Rapanui, les Chiliens continentaux expliquent les tensions quotidiennes par les relations historiques et personnelles. D’autres disent que « sans les aides de l’État chilien il n’y aurait pas sur l’île la qualité de vie qui existe aujourd’hui ». Mes interlocuteurs non-rapanui reconnaissent en cela un niveau de dépendance de l’île envers le Chili continental (cf. chapitre 2) et se plaignent que les insulaires soient ingrats envers les aides du Chili. Un jeune Chilien arrivé sur l’île en 2008 m’a donné l’exemple qui suit :

Les Rapanui ont des bourses pour aller étudier à l’Université sur le continent, ils ne paient pas d’impôts, ils reçoivent des allocations pour la construction de leurs maisons, ils ont des terres, tous les ans des équipes médicales d’envergure viennent pour des consultations gratuites. Maintenant on leur construit un super hôpital ! Maintenant j’aimerais bien qu’il y ait la même chose pour tout le monde au Chili.

261

Première partie

Il ne faut pas oublier que ce type d’argument était employé dans les années 1930 pour justifier la politique coloniale chilienne qui relevait les supposés bénéfices que les Rapanui recevaient sans le moindre remerciement. Pour beaucoup de Chiliens, les Rapanui sont ingrats envers les aides du Chili. On comprend ainsi que dans l’imaginaire de nombreux Chiliens, Rapa Nui est encore une colonie et donc que ses habitants devraient être reconnaissants. Prenons un exemple dans ce que Métraux dit avoir vécu en 1934, lorsque « Mr. Smith » était l’administrateur de l’exploitation de moutons et qu’il expliquait les supposées conditions favorables de travail à Rapa Nui ainsi que les prix du magasin en les comparant avec les pénuries vécues au Chili par les ouvriers :

Nous payons, me dit Mr. Smith, nos ouvriers quatre pesos par jour et nous allouons une ration quotidienne de viande. En fait, nous observons les tarifs qui nous sont imposés par le gouvernement et qui sont bien supérieurs à ceux dont jouissent les pauvres péons chiliens. À l’époque de la tonte, les femmes et les jeunes gens qui sont loués à cette occasion sont payés à la pièce, c’est-à-dire selon le nombre de moutons qui passent entre leurs mains pendant la journée. En outre nous subvenons à leurs besoins. — Mais, dis-je, qu’en est-il de l’accusation portée contre vous selon laquelle l’argent dépensé en salaire est récupéré par vous grâce aux bénéfices que vous réalisez avec votre magasin ? […] – Ceci, interrompit-il vivement, est une infâme calomnie. Nous vendons les produits au prix coûtant et, bien que nous ayons des frais de transport, la marchandise qui nous fournissons aux indigènes est meilleur marché dans cette île que sur le continent. (Métraux 1941 : 19).

Observons deux exemples d’époques différentes où l’on retrouve le même principe de comparaison. Au cours du soulèvement dirigé par le jeune professeur Alfonso Rapu (1964), quelques employés de la Marine ont fait des conférences sur le continent dont le contenu avait vraisemblablement pour objectif de délégitimer les revendications des insulaires. L’un des arguments de poids qui ont été avancés à cette époque était le suivant : « les habitants de Rapa Nui vivent mieux que n’importe quelle famille vivant dans les quartiers marginaux de la capitale » (Revista Vea, 7 janvier 1965), tâchant de signaler par là même que les demandes étaient injustifiées et de l’ordre du caprice. Des années plus tard cette rhétorique sera à nouveau employée à des fins similaires. En pleine dictature, les insulaires demandèrent la restitution de plusieurs hectares de terres du domaine de Vaitea, propriété du ministère des Finances ainsi que l’arrêt des expropriations de terrains pour l’agrandissement de la piste d’aéroport. Face aux réclamations qui arrivaient, le dictateur répondit :

262

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Ils se plaignent toujours de quelque chose ! On leur envoie de l’aide, on leur envoie deux fois par an un grand bateau plein de nourriture. Avant notre arrivée il y avait la lèpre là- bas. Nous avons pris de grandes mesures sanitaires, nous avons acheté aux États-Unis un hôpital complet […] c’est typique des peuples rustiques ; ils parlent et parlent et cherchent toujours à attaquer sur des broutilles. (In Hotus, 1998 : 178).

Cela se reflète aujourd’hui dans les discours d’une partie de la population continentale de l’île qui décrivent les Rapanui comme ingrats. À l’évidence, au fond du problème, nous trouvons la mise en question de la souveraineté et de la géopolitique chilienne. À travers ce prisme, si l’île est un territoire chilien, les continentaux en tant que Chiliens ont le droit d’y résider ; cependant, cette idée ancrée dans les esprits de quelques-uns se heurte au contrôle que les insulaires exercent aujourd’hui dans la politique insulaire. Comme nous l’avons signalé (cf. chapitre 1), les Chiliens continentaux sur Rapa Nui n’ont pas la place de colons, ni le pouvoir politique. Ils sont, en revanche, les employés des puissants entrepreneurs rapanui, ce qui est une inversion des relations historiquement connues entre Chiliens administrateurs et Rapanui employés et subordonnés.

4. Séduction et sexe dans les relations entre Rapanui et visiteurs

À côté de la conception élitiste des Rapanui qui attribuait aux ouvriers continentaux la responsabilité des changements négatifs de la société insulaire, et du point de vue de certains Chiliens sur l’attitude d’ingratitude des Rapanui envers les aides de l’État, on peut identifier une autre série de représentations collectives qui définissent les champs d’interaction entre autochtones et allochtones. Elles concernent les représentations sur la sexualité et sur les relations de genre, où la séduction s’établit comme un type de relation particulière entre insulaires et visiteurs. Les sources de cette configuration se trouvent dans tout l’univers des représentations historiques de Rapa Nui en particulier, et de la Polynésie en général, qui ont fait de ces archipels un monde érotique. Mais aujourd’hui nous nous trouvons face à des processus d’appropriation identitaire de ce corpus d’images à la fois exotiques et érotiques. Grant McCall (1975) a réfléchi sur les relations de « cordialité et antipathie » entre Rapanui et Chiliens continentaux durant les années 70. L’anthropologue nous dit que le Chilien arrivant sur l’île comme fonctionnaire avait été exposé avant son départ à une série de préjugés sur les Rapanui qui apparaissaient dans les moyens de communication,

263

Première partie et que ces préjugés fonctionnaient comme bagage cognitif qui guidait ses relations avec les insulaires. La cordialité ou l’antipathie que les Chiliens manifestaient envers les insulaires après leur arrivée résultent évidemment de ce bagage cognitif. Dans le premier cas, les idées positives sur les Rapanui se fondaient sur des représentations « exotisantes et primitivistes » des insulaires où ceux-ci sont décrits comme naïfs, simples et érotiques. Alors que dans le second cas, l’antipathie du continental était le résultat de représentations négatives telles que la sauvagerie, l’irrationalité et l’immoralité. McCall note également que les insulaires entamaient leurs relations avec les Chiliens en partant d’une « antipathie orale », basée sur les expériences antérieures avec les autres Chiliens qui, dans leur majorité, étaient membres de la Marine. Cependant, l’antipathie initiale pouvait se transformer en relations de cordialité, et même parfois de coopération et d’amitié, lorsqu’il s’agissait de Rapanui qui avaient passé quelque temps au Chili continental puis étaient rentrés sur l’île, dotés d’un bagage renouvelé par des expériences positives. McCall conclut que les frontières ethniques sur l’île étaient alors très rigides et correspondaient à un imaginaire continental de « bon sauvage, dépendant, infantile » que les fonctionnaires pensaient trouver en arrivant sur l’île. Quant à la perception que le Rapanui avait du Chilien, elle pouvait évoluer d’un manque de confiance en une amitié, mais encore fallait-il un changement radical dans l’attitude du Chilien.

Le résultat est que tandis que le Chilien semble désirer que le Rapanui demeure le grand enfant et le pauvre primitif des inventions médiatiques, le Rapanui luttait pour l’égalité et l’autosuffisance (McCall 1975 : 474).

Mais deux décennies plus tard, les représentations réciproques sont devenues différentes, ou du moins une dimension tout-à-fait nouvelle est venue s’ajouter, de part et d’autre : l’attirance érotique.

4.1. Images de la liberté sexuelle rapanui chez les visiteurs : iorgo et vahine

Quand le tourisme sur l’île a commencé à croître et la publicité associée à l’île s’est intensifiée, une nouvelle image de Rapa Nui et de ses habitants a commencé à circuler au Chili continental. Le stigmate de la lèpre qui avait prédominé durant une grande partie du XXe siècle a laissé la place à une image idyllique et même érotique de la société insulaire. Dans ce processus, les moyens de communication, et spécialement la télévision, ont joué un rôle central, dans un contexte où les récits sur Rapa Nui ont cessé d’être un monopole

264

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie de la Marine, de l’Église ou des intellectuels nationaux et internationaux. C’est le début d’un nouveau bagage d’images et de représentations qui vont créer un insulaire sexualisé, images qui vont s’activer lors des relations entre continentaux et autres touristes avec des Rapanui. En 1998, débuta au Chili la diffusion d’une série télévisuelle intitulée Iorana, filmée et située à Rapa Nui19. Des acteurs connus au niveau national ont interprété les personnages considérés « typiques de Rapa Nui » selon ce qu’estimait le scénariste. On y trouvait un indigène représenté sous les traits d’un iorgo20, un jeune et svelte cavalier ; une journaliste cherchant à résoudre les « mystères de l’île de Pâques » et se confrontant à l’attitude séductrice des cavaliers au torse nu ; et le père étranger d’un jeune Rapanui rebelle qui revient sur l’île après quinze années d’absence. On y trouvait aussi une intrigue d’amour entre un Rapanui métis et sa belle promise insulaire.

Figure 4.2: Affiche publicitaire de la série Iorana

Source : Televisión Nacional de Chile.

19 Pour le générique de cette série, consulter : https://www.youtube.com/watch?v=13Zk-NyLP4I 20 Dans d’autres travaux (cf. Valera 2004, Andreassen 2008) l’on peut trouver l’orthographe yorgo. Toutefois, la CELR ne reconnaît pas la lettre « y » comme faisant partie de l’alphabet rapanui.

265

Première partie

L’un des procédés employés par la production et qui a capté l’attention du public fut l’utilisation de mots et de phrases en rapanui sous-titrés en espagnol. Les téléspectateurs du continent ont appris à dire iorana, la salutation tahitienne utilisée à Rapa Nui ; et ils ont incorporé des images stéréotypées des insulaires, par exemple que les hommes insulaires étaient séducteurs avec les étrangères et que les femmes insulaires étaient jalouses et possessives avec leurs hommes. Le public de la série nommée Iorana a aussi connu des paysages inhabituels pour le Chili continental. La plage d’Anakena, avec son sable blanc, et la surexploitation visuelle des images de palmiers et cocos (importés de Tahiti quelques années auparavant) a contribué à configurer un paysage idyllique. Le public a découvert les charmes de la musique insulaire et des danses, qui ne tarderont pas à être décrites comme porteuses d’un caractère sexuel21. Avec la série Iorana, les deux figures qui se sont popularisées au Chili continental sont les clichés exotiques du iorgo et de la vahine.

Figure 4.3: Deux participants rapanui de l’émission de télé réalité Pelotón (2007 et 2009)

Source : http://portalmatamua.blogspot.com [mars 2008] Source : La Nación 3 novembre 2009

21 Dans les danses rapanui contemporaines (issues des représentations des rapanui sur la Polynésie, cf. chapitre 2), les femmes et les hommes apparaissent à moitié nus, avec un minuscule pagne (hami) pour les hommes et une jupe et soutien-gorge de plumes (ou de coquille de coco) pour les femmes. Ces danses se caractérisent par un mouvement prononcé des hanches des danseuses (inspiré du tāmūrē tahitien) et par les corps musclés des hommes.

266

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Dans une émission télévisuelle de grande audience diffusée entre 2000 et 2005 intitulée Sábados Gigantes [samedis gigantesques] les Chiliens continentaux ont aussi connu un top model rapanui dansant torse nu, un pareo noué autour des hanches. Ils ont également pu voir à la télévision défiler des jeunes insulaires participant au concours de beauté Miss Chili (1997, 2001 ; nous y reviendrons) et attirant l’attention de la presse qui leur a consacré plusieurs articles. Ces dernières années, l’image sexualisée des Rapanui s’est actualisée avec la participation de jeunes Rapanui à d’autres programmes de téléréalité lors des saisons 2007-2008 et 2009-2010, et en particulier un programme qui simulait un entraînement militaire où les capacités et la force physique de ces jeunes gens étaient exaltées (Figure 4.3). Ces expériences télévisuelles ont dessiné une image érotisée qui a fonctionné (et fonctionne encore) comme métonymie de la culture rapanui. L’île de Pâques est ainsi entrée dans l’imaginaire continental comme un lieu paradisiaque et exotique. Nous reconnaissons ici une variante du « mythe occidental de la sexualité polynésienne », analysé par Serge Tcherkézoff pour les îles Samoa et Tahiti (2001, 2003, 2009 & 2010). Mais, comme nous allons le voir, ces représentations ont également été incorporées aux discours et aux représentations des Rapanui eux-mêmes comme des référents identitaires. Iorgo est une catégorie rapanui qui définit une personne ayant choisi d’habiter à l’extérieur du village, vivre de la pêche, d’une agriculture de subsistance et de l’élevage de chevaux, et qui est vue par les autres insulaires comme quelqu’un qui a repoussé une forme de vie moderne. Les iorgo sont tous des hommes et dans leur majorité, jeunes. Ils sont décrits comme solitaires ou « comme un ermite » – me dit Ana Laharoa ; on peut les distinguer en tant que groupe, tant par leur façon de se vêtir, qui serait à la croisée entre le style d’un Rambo et d’un Axel Rose, que par des pratiques qui leur sont attribuées (cf. Andreassen 2008). Notons que le mot iorgo n’appartient pas au répertoire linguistique polynésien ; il fait partie exclusivement du lexique rapanui contemporain. Quant à l’origine du mot nous avons recueilli sur place la version suivante. On raconte avec humour que l’origine serait une mauvaise prononciation du mot corvo, un couteau utilisé au Chili et en Argentine par les éleveurs de bétail. Un jour un éleveur de chevaux a été vu dans le village arborant de façon ostentatoire un corvo attaché à sa ceinture. Dans la rue, une personne, sous les effets de l’alcool l’insulta lui disant : « pour qui tu te prends avec ce iorgo ! » Les gens qui observaient la scène ont ri du fait de la faute de prononciation,

267

Première partie et le mot a intégré le vocabulaire insulaire pour se référer à un style vestimentaire, un type d’activité économique et dans un sens plus ample, un mode de vie. Quand j’ai posé des questions sur les iorgo, deux opinions se sont imposées. Dans l’une, positive, les iorgo apparaissaient comme l’exemple de la liberté et de l’autosuffisance ; liberté parce que les iorgo étaient des personnes décidées à vivre seules, sans dépendre du reste des gens ni manipuler de l’argent ; liberté car ils vivaient dans des grottes, « connectés avec les tupuna (les esprits des ancêtres) »22. L’on m’a dit à plusieurs reprises que les iorgo incarnent « une forme de vie traditionnelle ». Est également valorisé le fait que les iorgo communiquent surtout en langue rapanui et manient un espagnol rudimentaire. D’un autre côté, il y a une opinion négative qui décrit les iorgo comme des personnes « perdues » ou « paumées », consommant en excès de l’alcool et de la marijuana, et également comme des personnes violentes. Un point de vue moins négatif dit qu’ils « ont du tempérament » : « ils vivent avec les tupuna, et cela perturbe leur esprit », me dit Ana Laharoa. Une étude socio-anthropologique réalisée à Rapa Nui dans le but de déterminer les aspects de vulnérabilité et de protection face aux maladies sexuellement transmissibles a identifié les iorgo comme des personnes vulnérables sur ce plan-là, et on voit nettement dans cette étude comment les images exotisantes sont aussi mobilisées. Selon les auteurs de l’étude :

[…les iorgo] constituent l’une des plus grandes richesses du patrimoine culturel de la population rapanui contemporaine, justement parce que l’isolement permet de conserver des valeurs et des structures considérées d’un point de vue émic comme « pures ». Mais les yorgos [sic] sont également, et du fait de ces caractéristiques, fortement attractifs car la vision exotisante que le monde a de l’île les positionne, les place comme les personnes les plus demandées par les femmes étrangères. (Sadler & Obach 2006 : 130-131).

L’autre stéréotype, à côté du iorgo, est la vahine. Le terme vahine quant à lui appartient effectivement à l’univers linguistique polynésien et particulièrement tahitien. Comme substantif il signifie « femme », comme adjectif il indique le genre féminin. Il semble que ce mot a été incorporé au lexique rapanui lors du XXe siècle. Dans le dictionnaire compilé

22 Vivre avec les tupuna signifie vivre en dehors de l’espace protégé par le christianisme. En dehors du village vivent les varua, les esprits des ancêtres non baptisés, territoriaux, bienveillants avec les leurs et agressifs avec les autres (cf. chapitre 2).

268

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie par le missionnaire Hyppolite Roussel (complété en 1868 mais publié en 1908) le mot vahine ne figure pas et le genre féminin est signalé par le mot vie. En 1911, Edgardo Martínez recueille deux mots pour le substantif femme : « bie » et « bajine », et il précise que le seconde correspond à un mot tahitien (Martínez 1913 : 22). Aujourd’hui à Rapa Nui vahine est utilisé tant pour marquer le genre des animaux (te hoi vahine : jument) que celui des personnes (poki vahine: fille; matu‘a vahine: mère) alors que vi‘e renvoie au statut conjugal de la femme en tant qu’épouse (cf. tableau 3.2, chapitre 3). On sait que le terme vahine apparaît dans les écrits européens depuis le temps des premiers contacts euro-polynésiens, à partir de Tahiti d’abord. Puis, avec la surinterprétation européenne de la vie locale des jeunes femmes, ce mot est devenu dans le vocabulaire européen un terme stéréotypé pour se référer aux femmes qui feraient preuve d’une sexualité désinhibée au cours de leurs rencontres avec les marins. Rapa Nui a rejoint l’univers des représentations occidentales-globales sur une Polynésie érotisée, et l’analyse de Tcherkézoff déjà mentionnée nous semble pouvoir s’appliquer également aux représentations entre Chiliens continentaux et Rapanui.:

Les Européens inventèrent une certaine Polynésie aux XVIIIe et XIXe siècle. Ce fut l’invention d’une culture dont le personnage central serait la jeune femme préoccupée avant tout d’exprimer ses pulsions « lascives ». C’était Vénus-en-Polynésie, déesse de la beauté certes, mais affublée dans tous les récits d’un caractère ajouté : elle devenait la déesse d’un désir sexuel vécu en toute liberté. Depuis, l’Occident s’imagine que la danse polynésienne, surtout, féminine, est une école de la sexualité et que l’adolescence est le temps des amours charnels savourés en tout simplicité. Parfois, le mythe occidental étend l’idée d’« amour libre » à tous les âges de la vie en Polynésie. (Tcherkézoff 2010 : 9).

Dans le cas de Rapa Nui, un grand nombre d’observateurs ont avancé, sans beaucoup de preuves selon nous, que dans la société rapanui, tant celle du passé que celle contemporaine à l’observateur, la sexualité se vivait librement. Les cas des chroniques produites durant les premiers contacts est la source primaire. Lues par les capitaines des navires écoles de la marine chilienne, elles informaient que les femmes offraient tout leur art en matière d’amour en échange de quelques cadeaux. Le tableau général est semblable aux soi-disantes descriptions produites à propos des autres « premiers contacts » en Polynésie et nous savons bien aujourd’hui, ne serait-ce qu’avec l’analyse des cas tahitien et samoan citée ci-dessus, de quelle manière la fausse rumeur se constitue et se perpétue, chacun répétant dans ses écrits « on sait bien que… par les voyageurs précédents… ».

269

Première partie

Durant toute la première moitié du XXe siècle, l’idée qu’à Rapa Nui les passions sexuelles étaient sans frein a continué de circuler dans les univers plutôt restreints de la Marine et de la recherche en archéologie et ethnologie. Par exemple, Katherine Routledge (1919 : 226) a signalé que « la morale sexuelle, telle que nous la connaissons, n’est pas très élevée dans la vie insulaire, cependant le mariage était une institution établie et celui qui menait une vie vouée à la licence était une personne à part ». Dans son analyse sur le travail de Routledge, Jo Anne Van Tilbourg (2009) conclut que l’ethnologue anglaise a établi une relation ambigüe avec son principal collaborateur Juan Tepano (qui fut également l’informateur privilégié de Métraux quinze ans plus tard). Tepano est décrit par Routledge comme un « watch-dog » (1919 : 214), un chien de garde contre le reste des hommes insulaires. Van Tilburg (2009 : sn) spécule alors:

Il est probable que les hommes plus jeunes de Rapa Nui, si ce n’est toute la communauté, ont supposé que le sexe était une partie du contrat entre Tepano et Katherine Routledge. Le sexe a toujours joué un rôle religieux et économique à Rapa Nui, tout comme cela avait été le cas dans les autres sociétés insulaires anciennes.

On pourrait se demander, avec un clin d’œil, dans quelle société le sexe n’a pas joué un rôle « religieux, économique »… et politique, mais passons ! Quinze ans après Routledge, Alfred Métraux (1941 : 94) évoque à son tour le prétendu comportement sexuel des insulaires :

Peu de filles atteignent l’âge critique sans avoir eu des rapports sexuels avec des jeunes gens ou même des adultes : elles y sont contraintes par la force ou poussées par l’appât d’un cadeau. Les petits garçons, sur ce point, ne sont guère en retard : de fort bonne heure ils se livrent par jeu aux ébats qu’ils ont observés chez leurs aînés. Pour autant que j’aie pu en juger, les parents n’accordent que très peu d’attention à ces expressions précoces de l’instinct sexuel.

Toutefois, ni Routledge ni Métraux n’utilisent le terme vahine pour se référer aux supposées relations de séduction entre femmes insulaires et étrangers ; et ils ne voient pas le caractère d’exceptionnalité de ces rencontres, les considérant comme une attitude généralisée (il faut rappeler qu’à l’époque les arrivées de bateaux étaient rares). Le premier qui a, selon nous, utilisé le terme vahine pour se référer aux femmes de l’île de Pâques est l’archéologue et aventurier norvégien Thor Heyerdahl. Dans son célèbre livre Aku-Aku il utilise à plusieurs reprises le terme vahine pour évoquer les femmes

270

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie polynésiennes sensuelles et applique ce mot aux femmes rapanui. Au cours du voyage en bateau qui les amenait à l’île de Pâques en 1955, Heyerdahl écrit :

Il ne reste plus grand-chose de l’ancienne mer du sud [au sujet de l’aide et hospitalité qu’il peut s’attendre recevoir des insulaires rapanui en 1955]. – Surtout à l’île de Pâques, dit Gonzalo –. Actuellement on y trouve une poignée de blancs ; ils ont même construit une école et un petit hôpital. – Oui, le seul agrément que nous puissions tirer des indigènes est une aide supplémentaire pour les fouilles, repris-je. Et peut-être nous vendront-ils des légumes frais. – Peut-être aussi y aura-t-il quelques vahinés [sic] qui nous apprendront un peu de , murmura un mécanicien, faisant fuser d’un canot de sauvetage rires et applaudissements. (Heyerdahl 2013 : 50)

Son aventure se poursuivit. Déjà installés sur l’île et dans un campement installé sur la plage d’Anakena, Heyerdahl évoque à nouveau les vahine, cette-fois en faisant référence aux relations que les femmes ont établies avec le personnel de navigation de son navire :

Il était impossible d’empêcher nos hommes de lier connaissance avec de joyeuses vahinés [sic] de l’île, le père s’en rendait compte. Mais, si les gars voulaient s’amuser, ils devaient chevaucher jusqu’au village, sans quoi celui-ci [le village] viendrait s’installer définitivement chez nous. Étant de cet avis, nous tendîmes une corde autour du camp, comme une sorte de frontière symbolique d’un domaine tabou. (Heyerdahl 2013 : 77).

Plus tard, quand les membres de l’expédition eurent établi un bon contact avec les insulaires et formé une équipe « d’auxiliaires natifs », ces derniers offrirent une fête « hula » à laquelle Heyerdahl, son équipe d’archéologues et les marins assistèrent :

L’ambiance n’en était pas moins gaie ; des éclats de rire et des plaisanteries en quatre langues résonnaient sous le plafond, chaque fois que les vahinés entraînaient des marins intimidés et des savants engourdis, les forçant à se tortiller comme des anguilles sur un hameçon. La cohue et la bousculade étaient telles que les murs auraient cédé, sans la contrepoussée d’un nombre de personnes encore plus grand qui de l’extérieur voulaient regarder par les fenêtres. Quatre guitaristes chantaient et jouaient. Le médecin du village se fraya un passage à travers cette salle en fête pour me prendre à part et m’initier à des problèmes politiques profonds. (Heyerdahl 2013 : 81-82).

Dans ces extraits et dans plusieurs autres passages où Heyerdahl parle des femmes insulaires, sans distinction d’âge ni d’état civil, il emploie le mot vahine. Il le fait aussi

271

Première partie chaque fois qu’il évoque deux de ses plus proches collaboratrices rapanui, Mariana Atan et Elodia Pakarati, qui ont parcouru à sa demande de nombreux recoins de l’île et exploré de nombreuses grottes à la recherche de reliques. Mariana et Elodia étaient « les vahine » de Heyerdahl – mais nous allons voir que la relation n’était pas ce qu’on pourrait imaginer. Le lecteur d’Aku Aku s’habitue au mot vahine et intègre sa signification comme synonyme de jeune polynésienne sympathique et sensuelle. Cependant, dans les rares passages du livre où Heyerdahl évoque individuellement ses collaboratrices « vahine », le lecteur découvre qu’elles sont toutes deux loin d’incarner l’image juvénile et sensuelle que la littérature a inscrite sous ce mot.

Eroria [sic], était une superbe créature et une grande travailleuse. Pour ceux qui ne la connaissaient pas, elle avait l’air d’un nuage orageux qui monte à l’horizon, mais il fallait peu des choses pour faire éclater son large sourire, et alors le nuage s’évaporait comme la rosée matinale, et tout son visage aux traits un peu gros prenait l’éclat du soleil. Elle était la gouvernante du père Sebastian depuis des années, mais, à cause de son inébranlable honnêteté, il nous l’avait prêtée pour la surveillance du camp. Si curieux que cela puisse paraitre, Eroria et sa vieille belle-sœur aux cheveux gris, Mariana, étaient les chercheuses de cavernes les plus acharnées de l’île. (Heyerdahl 2013 : 83-84)

En se basant sur les généalogies que j’ai récoltées, on peut savoir que Mariana Atan Pakomio naquit en 1904, et qu’au moment de la visite de Heyerdahl en 1955, elle avait mis au monde huit enfants et avait déjà huit petits-enfants. Elodia Pakarati naquit en 1910 et selon les informations recueillies par Arredondo (Delsing et al.1998), ce fut l’une des seules femmes de l’île qui ne s’était jamais mariée et n’avait pas eu de partenaire connu. Heyerdahl était donc accompagné de vahine dont les caractéristiques physiques d’âge et de caractère ne semblent pas correspondre avec le mythe sexuel occidental sur les vahine et pourrait avoir utilisé le mythe comme argument narratif. La presse chilienne a également joué un rôle déterminant dans la construction d’une image érotisée tant pour l’homme que pour la femme rapanui. À partir de la deuxième moitié des années 1950 on a constaté deux phénomènes reliés qui ont une répercussion directe sur la perception que les Chiliens continentaux ont des Rapanui. En premier lieu, les récits sur l’île de Pâques cessent d’être le monopole des agents de l’Église et de la Marine (le livre de Heyerdahl est rapidement devenu un succès de ventes, rappelons-le), ce qui implique une diffusion sur le Chili continental des images érotisées des Rapanui.

272

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Ajoutons à cela le fait que les insulaires commencent à arriver sur le continent à cette période-là. Se produit alors une rencontre entre l’imaginaire en circulation d’insulaires sexuellement libérés et la présence d’immigrants rapanui sur le continent (nous retrouverons cet aspect de la migration rapanui au Chili dans la Partie II du présent travail). L’image douloureuse de la lèpre commence à laisser sa place à l’image joyeuse de Polynésiens et Polynésiennes sensuels. Une chronique que nous pourrions qualifier de civile et laïque a circulé dans le magazine populaire Revista Eva (1957), racontant le voyage de quelques personnalités de Valparaíso à l’île de Pâques. Précédée d’un gros titre exotique et vendeur « l’île de Pâques, le chaînon manquant du Pacifique » (Pascua : el eslabón perdido del Pacífico), elle comporte plusieurs passages faisant allusion à une liberté sexuelle des femmes rapanui. En voici un exemple :

Notre première nuit fut inoubliable. Assis autour d’un feu en train d’écouter des chants pascuans […] deux jeunes femmes, Ana María et Carolina sont venues nous tenir compagnie, chantant quelques chansons pour ensuite disparaître avec deux de nos camarades, probablement pour converser des choses de la nature et d’autres mystères de l’au-delà. (Edwards 1957 : 18).

Le concours de beauté Miss Chile de l’année 1997, où une jeune femme rapanui remporta le titre23 pour aller représenter le Chili au concours de beauté international, a été le creuset de la réactualisation de l’image stéréotypée de la vahine. Pour la première fois au Chili, une personne dont les traits échappent au canon de beauté à l’européenne, était élue. Elle s’appelle Hetu‘u, elle avait alors 17 ans et le prix lui valut le qualificatif de « beauté brune exotique », sans compter qu’en plus de ses traits, son prénom était pour les Chiliens continentaux tout à fait exotique. Hetu‘u n’a pas pu participer au concours international Miss Univers car il apparut que, à quelques jours près, elle ne remplissait pas les conditions d’âge pour y participer (et c’est sa dauphine du concours Miss Chili qui partit à sa place) mais la marque laissée, aussi bien sur l’île de Pâques que dans les annales des concours de beauté, est présente jusqu’à aujourd’hui. Ainsi à deux autres reprises (2000, 2014) des jeunes femmes insulaires ont participé pour tenter d’être couronnées reines de beauté :

23 Voir quelques plans filmés du concours dans https: https://www.youtube.com/watch?v=2zWnKYv52Wo (à partir de la minute 7:05). Et une compilation des plans séquences durant sa participation dans la compétition : https://www.youtube.com/watch?v=qSM9gF33tlQ

273

Première partie

Au Chili […] nous sommes pourvus de quelques beautés brunes exotiques. En 1997, une authentique native de l’île de Pâques fut élue Miss Chili. Pour notre malheur […] Hetu’u Rapu n’a pas réussi à poser ses pieds bruns sur le sable blanc de Miami […] en 2000, une autre pascuane a presque échangé sa couronne de fleurs contre celle de faux diamants de Miss Viña Chile, Tahira Nahoe, une brunette longiligne d’un mètre 76. (El Mercurio, 7 décembre 2001)24.

Au-delà du contraste de la couleur de la peau avec l’environnement (les pieds bruns sur le sable blanc), le qualificatif « d’exotique » comporte une signification implicite : il agit comme synonyme de « peaux brunes », de « peaux mates ». À plus grande échelle le terme opère comme synonyme des « pays chauds » dont la Polynésie et par-là, l’île de Pâques font partie. En 2014 s’est organisé sur l’île un concours de beauté à l’exemple de l’évènement international. L’intention des organisateurs était de sélectionner la candidate pour représenter l’île lors du concours national Miss Chile, « mettant en valeur la beauté naturelle des candidates » dit Maima Rapu dans un article publié dans un journal local, Mata O Te Rapanui, le 4 juin 2014)25. Du côté des hommes, la rhétorique et l’union de significations entre exotique, brun, polynésien et érotique a été la manière pour Hotuiti Teao, top model rapanui, de s’inscrire tant dans les pages de la presse people nationale que dans les représentations continentales à propos des insulaires. Né à Santiago, de père rapanui et de mère chilienne, il est arrivé dès son enfance à Rapa Nui où il a grandi jusqu’à l’âge de 15 ans. Ensuite, il est revenu à Santiago pour continuer ses études secondaires, puis a suivi des études universitaires en économie, avant de devenir top model pour une émission de télévision. En 2012, Hotuiti a fondé une entreprise de spectacles où il offre des « shows rapanui »26 . En 2013, il a tenté une carrière politique en se présentant aux législatives, sans être élu. Hotuiti s’est rendu célèbre par la télévision, En 2003, il participa à un programme télévisuel de forte audience où il dansait en tenue polynésienne (précédemment évoqué) En raison de tout ce que nous venons d’évoquer concernant les imaginaires érotiques et exotiques, il est devenu le référent des continentaux concernant les Rapanui. Au cours de l’année 2003 la chancellerie du Chili célébra la fête des secrétaires avec un show de

24Voir la première candidate dans l’extrait filmé de cette compétition : https://www.youtube.com/watch?v=BewtiVgGB9g 25 Pour l’émission TV, voir : https://www.youtube.com/watch?v=iym_GWqinQ4 26 On peut en voir des images sur son site web : http://www.hotuiti.cl/hotu/show-rapa-nui/

274

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Hotuiti consistant en son habituelle danse présentée dans le programme télévisuel déjà mentionné. Il a dansé vêtu d’un simple paréo noué sur les hanches et d’une coiffe de plumes, interagissant avec les secrétaires de l’institution par le biais de postures à caractère sexuel (les femmes faisaient exploser des ballons de baudruche en s’asseyant sur lui). Un journal a publié le jour suivant : « Soledad Alvear27 a gratifié 200 secrétaires d’un show érotique de Hotuiti » (Las Últimas Noticias, 4 décembre 2003, souligné par nos soins). Quelques jours après le même journal publie :

Il s’agit de l’homme le plus désiré du moment et également le meilleur ambassadeur que l’île de Pâques pouvait envoyer sur le continent. Il s’appelle Hotuiti Rangi Teao Drago, le top model qui fait soupirer les femmes chiliennes avec ses typiques tenues de Rapa Nui et sa sensualité insulaire. (Las Últimas Noticias, 6 décembre 2003).

Le dévoilement qu’a installé Hotuiti, présenté comme « ambassadeur » rapanui sur le continent a réaffirmé l’ancienne figure d’exotisation, opérant comme une métonymie des Rapanui. Face à n’importe quelle évocation de Rapa Nui sur le continent, l’image qui surgit est celle de Hotuiti vêtu d’un petit paréo, dansant le sausau28. La journaliste chilienne Malú Sierra a publié une série de reportages sur les peuples indigènes du Chili, consacrant un volume entier à Rapa Nui (Sierra 2002). Dans son reportage, nous retrouvons ce que nous venons d’évoquer : d’un côté, tout un corpus de représentations sur la sexualité polynésienne appliquée à ses rencontres avec quelques insulaires ; par ailleurs un discours de quelques insulaires assumant pleinement les représentations érotisées en tant qu’emblèmes identitaires rapanui. Deux chapitres de son ouvrage assimilent le mythe de la liberté sexuelle à la culture rapanui. Le premier « le sexe comme métaphore » (Sierra 2002 : 25-41) est la transcription de ses entretiens avec Lukas Pakarati, personnage connu de l’île pour avoir

27 Soledad Alvear était la ministre des Affaires Étrangères de l’époque. 28 Le sausau est une danse qui a rendu célèbre Rapa Nui sur le continent depuis les années 1960, popularisée par une éminente folkloriste nationale, Margot Loyola qui avait voyagé à Rapa Nui en 1961 et était revenue accompagnée d’un groupe d’artistes rapanui. Présentée aujourd’hui comme la danse la plus représentative de l’île de Pâques, son origine est incertaine. Selon le médecin et ethnomusicologue Ramón Campbell (1988 : 14), le sausau serait d’origine samoane et serait arrivé sur l’île en 1939 lorsqu’un navire allemand fit escale sur l’île et deux membres samoans de l’équipage enseignèrent une balade aux Rapanui qui « l’adoptèrent, lui ajoutant quelques vers en langue pascuane ». Si le terme est d’origine samoane, ce serait la danse « sasa » qui est la danse samoane par excellence pour un grand groupe composé des deux sexes. Même si c’est là l’origine, ce qu’on peut en voir aujourd’hui montre la preuve de l’influence des danses tahitiennes stéréotypées (cf. https://www.youtube.com/watch?v=5HxpJbfIZOY ou encore https://www.youtube.com/watch?v=H1v4Hqfewq8).

275

Première partie

élaboré sa propre interprétation de la signification des moai. Il est curieux que son interprétation ait été en partie intégrée au discours de certains guides de tourisme lorsqu’ils expliquent la signification des statues. Sierra s’est transformée en divulgatrice de ces interprétations phallocentrées :

De tous les sentiments que le moai pouvait m’inspirer, jamais je n’aurais pensé qu’il soit un symbole phallique, et que les inscriptions derrière l’un des moai d’Anakena représentent une chaîne de phallus. Ni que certaines vulves féminines révèlent un culte à la procréation […]. Moai en réalité sont deux mots : mo qui signifie « para » [pour], et ai « copuler ». C’est-à-dire : pour copuler. Et que les moai révélaient les fondements de la culture avec un langage silencieux. (Sierra 2002 : 24).

Dans son chapitre intitulé « le sexe comme aimant », Sierra (2002 : 149-160) décrit quelques histoire de continentaux et autres étrangers et étrangères ayant formé des couples avec des insulaires. Les malentendus provoqués par des notions radicalement différentes sur le plan sexuel n’auraient pas permis de faire prospérer ces unions.

Les jeunes continentaux qui vont à l’île de Pâques dégoutés de la vie dans les grandes villes, convaincus que là-bas ils trouveront la paix et la muse de leurs rêves sans trop d’efforts et qui une nuit banale finissent à l’hôpital, sont des cas paradigmatiques. Jaloux et violents, les Rapanui protègent leurs sœurs et leurs cousines, qui peuvent également être leurs amantes. (Sierra 2002 : 149).

Dans ce chapitre l’auteure présente quelques témoignages des acteurs de Iorana et d’autres personnes qui sont alors en couple avec des insulaires ou l’ont été. Malú Sierra souligne les difficultés pour établir des relations harmonieuses, que ce soit à cause de jalousies ou en raison de la liberté du compagnon/de la compagne insulaire. Sierra raconte que la fidélité n’était pas une attitude à attendre d’un ou d’une Rapanui, point de vue qui apparaît déjà dans la publication de Routledge (1919) ! Il est clair que ces propos sont le reflet des représentations qui ont construit une société rapanui profondément érotisée, depuis l’illusion lors des premiers contacts jusqu’à la configuration d’un imaginaire sur les iorgo et les vahine. L’une des actrices de la série Iorana a expliqué à Sierra (2002 : 150) ses « découvertes » sur l’île :

De mère en fille le savoir est transmis sur une manière de faire l’amour, sur une manière de contrôler le vagin, serrer et relâcher ; la jouissance est quelque chose qui est plongé dans la culture et qui au Chili ne s’enseigne pas […] là-bas on t’éduque au plaisir et à la

276

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

sensualité […] la chose érotique les maintient en vie […] ils ne ressentent pas de culpabilité. J’avais une amie mariée avec un Pascuan qui était à Valparaíso, qui ne perdait pas une occasion de laisser son enfant dormir et partir en boîte toutes les nuits. Avoir des relations sexuelles avec les autres n’était pas condamné, ils n’avaient pas cette morale que nous avons, nous. Ils ne voient pas le mal dans le sexe et par conséquent ils n’ont pas de culpabilité à gérer. La majorité est disposée au sexe : hommes et femmes : le sexe est naturel, c’est comme manger, dormir. (Sierra 2002 : 150-151).

Sierra (2002 : 124) donne également l’exemple d’un homme continental abandonné par son épouse rapanui qui a suivi un touriste européen :

[…] il dit des choses terribles sur la femme rapanui, qui, selon ce qu’il soutient, n’a pas de respect pour le mariage. Elle sort la nuit en discothèques et on ne peut pas lui demander de rendre des comptes de ce qu’elle fait.

Au lieu de déconstruire l’image érotisée de Rapa Nui, Sierra a destiné plusieurs autres pages de son livre à conforter le vieux mythe occidental sur la sexualité polynésienne. Sans préambule, elle suppose qu’à Rapa Nui, parce que ses habitants sont polynésiens, il s’agirait d’un peuple guidé par le sexe (Sierra 2002 : 83):

Quant à la liberté sexuelle – grand thème à Rapa Nui- [Lukas Pakarati] reconnaît que cette culture est effectivement orientée sexuellement dès ses monuments, danses et rites de fertilité. Peut-être parce qu’ils sont peu nombreux, très peu, l’ordre est : procréer ! Qui n’est pas si différent [du commandement] biblique : croissez et multipliez-vous !

Concernant la sexualité rapanui nous pouvons trouver une lecture différente dans les résultats d’une recherche sur les représentations de genre (Delsing et al. 1998). Toutefois cette étude suppose, sans beaucoup de preuves, que dans la culture rapanui pré-contact, la sexualité se vivait librement et que des rituels de fertilité existaient (sans s’éloigner du récit du mythe occidental). La perspective féministe que les auteures adoptent vise à démontrer que la sexualité polynésienne pouvait jouer comme contre-exemple de la sexualité réprimée latino-américaine. Cependant, les entretiens présentés dans leur ouvrage permettent de contester le stéréotype. Pour défendre l’hypothèse sur la sexualité libérée du passé, les auteures ont utilisé deux sources. En premier lieu elles ont étudié les récits des navigateurs européens de la période des premiers contacts où sont décrits les échanges sexuels entre navigateurs et femmes natives. Le contexte est similaire à ce qui est décrit tant pour Hawai‘i (Sahlins 1986) que pour Tahiti ou Samoa (Tcherkézoff 2009). Mais l’interprétation des auteures

277

Première partie est basée sur la lecture de Margaret Mead (1981), qu’elles citent à plusieurs occasions comme référence de la liberté sexuelle polynésienne, alors qu’on sait aujourd’hui à quel point les hypothèses de Mead furent pré-construites et aboutirent, malgré son enquête sur place, à une surinterprétation complète (Tcherkézoff 2001). La seconde source sont les innombrables pétroglyphes qui furent interprétés au début du XXe siècle comme des représentations de vulves, ce qui semblait démontrer un certain culte de la fertilité. Katherine Routledge (1919) et Alfred Métraux (1971) ont recueilli des données relatives à certains rituels d’initiation féminine où les prêtres (tumu ivi ‘atua) « examinaient » les vagins des jeunes femmes neru (Métraux 1971 : 106)29. Ces rituels, dont nous méconnaissons les détails, ont également été interprétés comme des rites d’initiation sexuelle (s’ils étaient publics, la question est ouverte). Cependant et comme le précise à ce propos Seelenfreund (2014 : 69) l’on ignore s’il y avait défloration rituelle. Nous pouvons tirer plusieurs conclusions à partir des informations contenues dans cette étude de Delsing (et al. 1998). Tout d’abord les représentations d’une liberté sexuelle ne sont pas corroborées par les témoignages des vieilles femmes rapanui interrogées. Au contraire, ces dernières disent que la sexualité était une chose dont l’on ne parlait pas et dont on ne connaissait rien. Les chercheuses ont montré que leurs interlocutrices plus âgées ignoraient totalement les cycles biologiques de la femme et particulièrement ignoraient la signification de la première menstruation, méconnaissant totalement les changements propres à la puberté d’une jeune femme. Quelques-uns des témoignages rapportent la peur et le sentiment de honte vécu par les femmes soixante ans auparavant, lorsque leur cycle menstruel débutait, mais également la réaction violente des parents interprétant la menstruation de leur fille comme le signal du début d’une activité sexuelle, entraînant de sévères réprimandes30. Rappelons qu’il y a près de quarante ans, les mariages étaient encore arrangés et que les femmes étaient mariées à un jeune âge, peut- être juste après leurs premières règles.

29 Les neru étaient des filles et des garçons qui demeuraient cachés et protégés du soleil dans des grottes pour conserver leur peau pâle. Ces enfants à la peau pâle étaient présentés lors des célébrations d’Orongo (Métraux 1971 : 104). Lorsque l’on questionne aujourd’hui les Rapanui sur les neru, une certaine emphase est portée sur le fait que c’était de jeunes vierges recluses dans une grotte dans la péninsule du Poike pour maintenir leur peau blanche et qu’elles étaient destinées au taŋata manu. Le fait qu’il y avait aussi des jeunes hommes neru est tombé dans l’oubli (cf. chapitre 1). La valorisation de la peau très claire en maintenant l’adolescente hors des rayons du soleil, en vue de cérémonies et danses rituelles, est en revanche un fait bien attesté pour la Polynésie ancienne (cf. Tcherkézoff 2008 : 18, 121; 2010 : 163). 30 On peut remarquer que cette croyance semble avoir été répandue en Polynésie, sans qu’on sache si elle vient d’un fond pré-contact ou résulte d’influences post-contact mais qui précèdent en tous cas l’époque contemporaine (Tcherkézoff 2003 : 373-375).

278

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

En second lieu, l’étude rassemble des témoignages qui indiquent que bien qu’il y ait eu quelques femmes qui fréquentaient les marins, il ne s’agissait pas d’un comportement généralisé des femmes. Les informatrices de Delsing (et al. 1998 : 79) insistèrent sur le fait qu’en aucun cas il ne s’agissait de jeunes femmes. Par ailleurs, elles ont dit qu’il y a toujours eu un intérêt à échanger des biens avec les visiteurs (les marins en l’occurrence) mais sans aucune intention sexuelle. De plus, selon quelques témoignages, des parents interdisaient à leur fille de sortir de la maison lorsque le navire de la Marine était de passage. Devant ces données sur le fort contrôle parental envers les jeunes femmes et la forte ignorance du cycle biologique, la reconstruction d’une liberté sexuelle défendue par Sierra (2002), bien d’autres chercheurs, et même, sur certains aspects, Delsing (et al. 1998), peut être abandonnée. Les auteures de l’étude l’attribuent à l’influence de l’Église catholique, mais les témoignages des femmes nées dans la décennie des années 30 ayant eu leurs règles dans les années 1945 nous rappellent l’analyse de Serge Tcherkézoff (2003 : 277-412) pour le cas samoan. Indépendamment de toute influence missionnaire, de toute idée de honte et toute moralité post-contact, la sexualité était une chose dont on ne parle pas car elle n’était pas une valeur culturelle, un élément du lien social, mais une chose des plus ordinaires et qui ne donne pas lieu à représentation élaborée ; ce qui n’empêchait en rien une pratique, courante, joyeuse, etc. Et tout cela était encore indépendant de la surveillance étroite des jeunes filles avant le mariage, en raison de croyances sur le rôle du sang, de la virginité, etc., nécessitant une manipulation rituelle particulière que seule la cérémonie de mariage pouvait apporter, pour que la procréation prenne place. Dans quelle mesure ce tableau s’appliquait à toute la Polynésie, dans quelle mesure les attitudes rapanui récentes conservent une part d’un tel fonds ancien, il est évidemment impossible de faire des hypothèses à ce sujet. Mais le cas samoan sert au moins à se souvenir qu’il ne faut pas systématiquement s’attendre à trouver la « liberté sexuelle » au sens occidental dans toute société polynésienne, à l’époque contemporaine comme aux temps anciens. En tous cas, rien ne nous montre qu’à Rapa Nui ait existé une vie sexuelle libre. Au contraire, la vie sexuelle était (et demeure) régie par les principes parentaux et, sans doute, également par l’Église, ce qui est une autre question. Enfin, les rencontres sexuelles entre femmes insulaires et marins se retreignaient seulement à quelques femmes, non célibataires et dans des situations exceptionnelles. On ne peut donc

279

Première partie pas garder grand-chose de l’image de la liberté sexuelle que la littérature et les reportages journalistiques ont relayée pour Rapa Nui.

4.2. Visions rapanui sur le discours importé de l’érotisation

On citera une dernière fois l’étude de Delsing (et al. 1998), avant d’écouter les témoignages que j’ai pu recueillir qui montrent les différentes interprétations des Rapanui sur ces discours et images d’érotisation. Un troisième aspect remarquable de l’étude concerne les discours des jeunes femmes rapanui pour qui l’idée de liberté sexuelle est assumée comme une vérité. Nous y trouvons le transfert des représentations exotisantes vers un discours identitaire.

[…] « les femmes de l’île sont libérées » est une phrase que l’on entend fréquemment sur l’île, et également en dehors, de la part des hommes et des femmes, pour suggérer l’existence d’un mode de vie plus libre chez les femmes pascuanes – quant à la sexualité, spécialement – que celui qui aurait cours en d’autres endroits, surtout au Chili continental. Une caractéristique qui suggérerait non seulement une plus grande autonomie physique des femmes insulaires, dans le sens d’une plus grande autodétermination par rapport à leur propre corps et à l’exercice de leur sexualité – une autonomie qui est loin d’avoir été un patrimoine des femmes chiliennes et latino-américaines en général. Mais également d’une identité de femme qui se détacherait de manière significative de celle qui a été promue et installée comme idéal dans l’Amérique colonisée, celle qui provenait des pays européens qui s’industrialisaient. À grands traits être mère, épouse et maîtresse de maison. (Delsing et al. 1998 : 106).

Les jeunes femmes interrogées réaffirmaient une dichotomie rapanui libre / continental réprimé. L’étude de Delsing (et al. 1998) amène à penser que ce processus lié à la modernisation qu’est la libéralisation des mœurs, a été interprété par les jeunes femmes rapanui comme un élément d’une supposée tradition polynésienne. Il me semble que s’est produite ici une articulation identitaire entre les représentations exotisantes (le mythe occidental) et la configuration de représentations identitaires locales fabriquées pour se différencier des Chiliens. En ce sens, si les chroniques des premiers navigateurs parlent d’échanges sexuels faciles avec les femmes insulaires et que presque tous les spécialistes de Rapa Nui ont supposé qu’auparavant la sexualité se vivait de manière libre, les jeunes femmes rapanui d’aujourd’hui assument l’idée que la liberté sexuelle est un élément culturel polynésien.

280

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Nous avons déjà vu que, lorsqu’ils arrivent à Rapa Nui ou lorsqu’ils rencontrent des insulaires vivant à Santiago, les hommes autant que les femmes continentales activent leur bagage cognitif où l’image des Rapanui comme sujets érotiques tient une grande place. Les femmes continentales voient dans le Rapanui un homme ayant un physique et une attitude envers elles qui différerait de celle qu’un Chilien continental pourrait avoir. L’homme rapanui pour elles n’aurait pas d’inhibitions sexuelles et serait même virtuose en la matière. De son côté, l’homme continental considère la femme rapanui à partir des mêmes préconceptions. Mais les hommes et les femmes rapanui, quant à eux, conçoivent différemment les représentations érotisées qui existent à leur égard. Pour mes interlocuteurs rapanui, la nudité présente dans les danses est la principale raison à cette érotisation du regard extérieur, ainsi que l’idée qu’ils se reconnaissent physiquement attractifs. John Tuki, qui a vécu de longues années à Santiago m’a expliqué à plusieurs reprises qu’on lui a demandé si sur l’île les gens portaient au quotidien les costumes de danse ou encore on l’a interrogé sur la beauté des femmes et des hommes.

Le continental te dit tout de suite que les filles ont l’air jolies, bon les filles qui dansent ici. Ça c’est l’image d’un homme. Ils imaginent que sur l’île elles sont encore dénudées. Les femmes te disent : j’aime ces hommes parce qu’ils ont de beaux corps, vous avez de jolis traits vous. D’un point de vue sexuel, les femmes préfèrent, elles te comparent à un Péruvien, à un Bolivien ou à un Mapuche. Elles te l’expliquent comme ça : si tu vois un Chilien avec un beau corps c’est parce qu’il fait de l’exercice, mais vous – nous disent- elles – vous ne faites pas d’exercice, parce que vous êtes nés comme ça ; c’est ce que disent les femmes. Et les hommes aussi apprécient les femmes de là-bas, ils disent qu’elles sont plus jolies.

On voit que la conception continentale érotisée se fonde d’abord sur une base phénotypique. La peau brune, un corps mince et musclé, marqueraient une supposée différence physique entre un Rapanui quelconque et un autre individu du continent. Cette image entre en corrélation avec la présence dans les médias de nombreux Rapanui dont la physionomie correspond effectivement à cette description, en raison d’un entraînement sportif quotidien dans les salles de musculation (rappelons que Hotuiti était modèle)31.

31 Signalons que depuis qu’une salle de musculation a ouvert en 2002 à Hanga Roa, la physionomie de certains jeunes insulaires a changé. Il est par ailleurs surprenant que selon le témoignage de John les continentales « croient » que la minceur est « naturelle » chez l’homme rapanui, représentation qui fait fi des réels problèmes d’obésité soulignés par les spécialistes de la santé en Océanie (Serra Mallol 2008) ; problèmes sanitaires auxquels Rapa Nui n’échappe pas.

281

Première partie

John m’a raconté qu’entre les Chiliens et les Rapanui il existe une attraction mutuelle qui est fondatrice des relations (ou tentatives d’établir des relations) entre les deux groupes :

Si tu poses des questions à une personne qui a été avec une fille de l’île il va t’en dire des merveilles. Mais du côté de l’homme, on regarde toujours le côté sexuel. Et au contraire, les gens de l’île préfèrent être avec une fille du continent, et d’un autre côté les Chiliens préfèrent les filles de l’île.

Si nous ajoutons à ces idées la nudité dans la danse et les usages du corps au cours des performances, le résultat est l’érotisation des corps. Meherio Rapu, danseuse dans l’un des ballets folkloriques de l’île a tenté de m’expliquer pourquoi les continentaux avaient de telles idées sur les Rapanui en évoquant le climat, la manière de se vêtir et les danses.

Les hommes de l’île sont du style à ne pas porter de T-shirt et avoir un paréo noué aux hanches. Les costumes de danse des hommes sont beaucoup plus dénudés que ceux des femmes. Mais l’idée que beaucoup de gens se font des Rapanui est qu’ils ne portent pas de vêtement. Parce qu’il est vrai qu’avec la chaleur le rapport au corps est différent. Ce qu’il y a c’est qu’au Conti quand nous dansons et que les hommes dansent avec le costume du hami [cache-sexe], les gens sont surpris. Parce qu’on voit une partie de leur postérieur, les gens sont surpris. Alors nous entrons [sur scène] avec un paréo et waouh ! Il y a toujours ce regard sexuel.

L’on peut apprécier qu’un premier regard sur les Rapanui est établi à partir de préjugés raciaux comme « ils sont sveltes par nature ». Deuxièmement, ces représentations trouvent une sorte de cohérence interne avec des aspects de la culture matérielle et la performance identitaire. Les costumes de plumes employés pour la danse, la nudité et les mouvements prononcés des hanches, sont reliés au « mythe de la sexualité polynésienne » dans les imaginaires des continentaux.

Moi j’ai entendu des commentaires – m’a dit Diego Pakarati, l’un de mes interlocuteurs âgés – disant que les filles quand elles dansent elles remuent comme elles remuent au lit, du fait du mouvement des hanches qui est typiquement polynésien. Ça n’est pas bien, mais c’est ce que pensent les continentaux.

Dans la même veine, José Tuki, un jeune homme de 27 ans, m’a expliqué les différences entre les conceptions d’un homme continental et une femme continentale envers les Rapanui. Selon lui le continental voit le Rapanui comme quelqu’un de rustre et un peu cassant au début :

282

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

[…] une personne revêche, bourrue, de difficile accès pour établir une relation ou une conversation. En revanche la femme continentale considère l’homme rapanui comme une personne sexuellement puissante, belle et sympathique.

Selon José, pour les femmes continentales le Rapanui serait :

[…] sexuellement viril, un mâle. Elles voient un homme qui va pouvoir les porter de ses bras, elles savent qu’elles vont être avec un homme qui va savoir leur faire la cuisine, leur donner du plaisir, faire plein de choses. C’est pour cela que les femmes chiliennes viennent à Rapa Nui à la recherche d’hommes.

Dans ce contexte de représentations réciproques, les insulaires (hommes) se montrent accueillants avec les Chiliennes et autres touristes étrangères. Mais il n’en est pas de même avec les hommes chiliens. Selon un commentaire fréquent ces derniers sont concurrents des Rapanui dans les relations de séduction envers les femmes de l’île. Cette tension s’explique par les restrictions pour les insulaires en terme de choix de compagne qui ne soit pas l’une de leur parente classificatoire (cf. chapitre 3). Nous avons vu que c’est la raison invoquée localement pour expliquer que les Rapanui convoitent les femmes non-insulaires, surtout européennes. À ces raisons en rapport aux règles sociales, les hommes rapanui ajoutent l’idée que les femmes étrangères, surtout européennes sont plus libérées en termes de sexualité que les femmes chiliennes. Une superposition de représentations se produit où les hommes rapanui sont à la fois au courant de leur image érotisée et imaginent les femmes étrangères plus disposées au sexe. Par ailleurs, il est vrai qu’entre Rapanui, les relations d’amitié entre jeunes de sexe opposé sont toujours jugées à partir d’une optique sexuelle. Ainsi une simple conversation entre jeunes de sexe différents cacherait une intention séductrice (cf. chapitre 2)32. Plusieurs de mes interlocuteurs rapanui hommes ont reconnu qu’ils s’amusaient à séduire les touristes femmes, conscients qu’elles arrivaient sur l’ile avec en tête l’image d’un rapanui hyper-sexué. Fernando m’a raconté qu’une fois il avait amené une touriste

32 Là encore, ce trait particulier, qui paraît tel aux yeux d’un Occidental, a été noté ailleurs en Polynésie. Dans le cas samoan, selon Tcherkézoff (2003 : 277-443 ; 2017), le trait était particulièrement accentué encore dans les années 1980, même si tout cela a beaucoup changé aujourd’hui. Entre deux jeunes de sexe opposé, la relation possible ne connaît que deux options : soit l’on est parent ou encore l’on va se considérer comme parent par la proximité de résidence, et l’on sera « comme frère et sœur » classificatoire ; soit l’on est nécessairement des partenaires potentiels pour un acte sexuel (il ne s’agit pas du désir personnel, qui peut être totalement absent, mais de la manière dont tout tiers se représente la relation possible entre les jeunes gens) ; en un mot, la simple amitié entre eux semble pratiquement impossible, ou être une valeur très exotique, « européenne »,

283

Première partie allemande dans une grotte mais que celle-ci était déjà occupée par un autre couple. L’île, m’a-t-il dit, « est un lieu parfait pour l’amour ». José va plus loin dans son interprétation des relations avec les femmes étrangères :

Le système social des hommes est que sur l’île il n’y a pas beaucoup de femmes ; alors, quand des touristes arrivent c’est une question de compétition, c’est comme ça : celle-là je vais l’avoir moi, celle-ci toi. L’idée c’est celui qui y arrive [gagne], alors ça c’est une autre forme sociale que l’on m’a inculquée : si je parviens à conquérir la nana la plus belle, la plus sexy, la plus jolie, la plus parfaite, c’est moi qui gagne. Et ça c’est valorisé par les amis. C’est un aspect social bien fou […]. Parce qu’au final tout le monde aime conquérir, nous naissons conquistador, et ça est-ce que c’est bien ou mal ?

Lorsque nous parlions de projets d’avoir une famille, mes interlocuteurs reconnaissaient que leurs échanges avec les touristes étaient toujours passagers : « elles finissent toujours par s’en aller », m’a dit Fernando. Mes interlocuteurs préféraient fonder une famille avec une insulaire, même si tous deux avaient déjà une descendance avec des femmes chiliennes. Fernando a ajouté : « la femme de l’île c’est pour une relation sérieuse et pour procréer et comme il y en a peu, parce que nous sommes tous cousins, alors quand on a le choix on prend ». Les problèmes surgissent lorsqu’une femme étrangère (chilienne y comprise) reste sur l’île, rompant le tacite accord du caractère éphémère de la relation. Pour mes interlocutrices insulaires, les relations avec les hommes étrangers sont également fréquentes, mais quelques nuances surgissent. D’après leurs dires, les touristes leur permettent de réaliser des activités relativement exceptionnelles comme aller dans les restaurants de l’île, recevoir des cadeaux et même voyager en dehors de l’île. Mes interlocuteurs rapanui masculin ont dit faire également des activités exceptionnelles pour les touristes (les amener à la pêche, faire du cheval). Mais pour les femmes insulaires, aller à la pêche ou à la campagne avec leurs amants sont des activités tout à fait quotidiennes et habituelles. D’autres interlocutrices ont évoqué leur préférence à être avec des non-rapanui qui selon elles sont plus sensibles et moins violents que les insulaires. Ana Rapu a connu son futur époux sur l’île au cours des années 90. Il était venu comme touriste. Elle se souvient qu’il était arrivé avec une série d’idées préconçues sur la sexualité des femmes rapanui.

Il avait amené une grande quantité de préservatifs, alors je lui ai demandé : quoi tu viens faire la guerre ?! Et il m’a répondu qu’il pensait que les femmes de l’île étaient plus libérées sexuellement, que c’était l’idée qu’il avait ainsi que beaucoup d’autres. Moi je suis libérée !

284

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie

Mais je ne suis pas libertine à me donner à n’importe qui ! Je suis libre de décider où et avec qui je vais aller, mais c’est tout. C’est une idée fausse. Ensuite il a compris que les choses allaient autrement. Que nous aussi nous aimons être séduites, entourées, traitées avec tendresse.

Meherio m’a dit des choses semblables mais liées à la danse. Selon elle, les mouvements du corps et les costumes de scène stimulent l’imagination sexuelle des touristes. Le fait de laisser découverte une grande partie du corps féminin (le ventre, le dos, les épaules, les jambes) rendrait la danse érotique et par là-même la danseuse et les femmes rapanui en deviendrait une personne sexuallement déshinnibée.

Moi je sens que les gens ont l’image que nous, les femmes rapanui, sommes libidineuses, sensuelles, délurées. Les gens croient qu’à cause de nos danses nous sommes délurées. Il arrive que parfois tu ailles dans un bar boire un coup, tu rencontres quelqu’un et quand il sait que tu es de l’île c’est tout de suite « aaaah ma brunette fais-moi une petite danse ! » Alors il y a des personnes qui ont cette image des gens de l’île, que sur l’île c’est la liberté absolue, la jouissance à fond, le sexe sans frein et que les femmes sont toutes comme ça. Après je ne vais pas te dire qu’il n’y a pas des gens comme ça, mais tout le monde n’est pas comme ça.33

Il est significatif que dans les relations de séduction entre Rapanui et étrangers se produise un effet inversement proportionnel : ce qui pour les femmes rapanui est de l’ordre du quotidien est exceptionnel pour les femmes étrangères (chiliennes y compris). L’homme rapanui les invite à dormir dans des grottes, pêche pour elles, leur prépare du feu. De façon semblable, les femmes rapanui disent qu’avec leur amant étranger elles font des activités exceptionnelles. Mais il y a aussi les touristes non-chiliens. Quand j’ai interrogé quelques-uns d’entre eux leur vision était très différente de celle des Chiliens et Chiliennes. C’était plutôt la surprise de rencontrer que l’île était peuplée, car l’image la plus répandue sur les média internationaux montre une île couverte de plaines d’herbe dénudées et ses moai34. La surprise est redoublée quand les touristes non-chiliens découvrent que les insulaires –

33 La surinterprétation érotique occidentale devant les danses polynésiennes et ce qui paraissaient aux visiteurs êtres des corps « dénudés » est très explicite dès les tous premiers commentaires des visiteurs, au XVIIIe siècle, même avec les visiteurs les plus austères comme les savants des voyages de Cook (Tcherkézoff 2010). 34 Par exemple, le guide de recommandations de voyage de la National Geographic Society, où les seuls éléments relevés importants réfèrent aux vestiges de la société du passé : http://www.nationalgeographic.com/travel/world-heritage/easter-island; ou pour un public français le populaire Guide du routard : http://www.routard.com/guide/code_dest/ile_de_paques.htm

285

Première partie qu’ils croyaient disparus à cause des récits véhiculés dans le monde sur Rapa Nui – se revendiquent d’une identité polynésienne. L’exotisme selon la définition que lui donnait Victor Segalen (1978) semble opérer dans tous les cas. Cet exotisme lance l’objet – matérialisé dans les costumes en plumes, les peaux brunes, les danses, la nudité et l’image d’une île inhabitée – et le sujet – le Rapanui ou l’étranger – dans une ivresse esthétique. L’attraction pour l’étranger, pour l’exceptionnel est déterminante avec la sensation d’éloignement dans le temps (première caractéristique de l’exotisme d’après Segalen), l’image d’un passé universel mythique du « bon sauvage » incarné par les plumes et les corps dénudés, ou encore avec les idées sur le supposé caractère naturel de la beauté rapanui ; sans oublier la distance spatiale (deuxième composant dans la sensation d’exotisme pour Segalen), Rapa Nui étant décrit comme le lieu le plus isolé (éloigné) de la planète. J’ai entendu dire avec humour qu’à Rapa Nui existe une maladie appelée islitis, nom issu d’un un jeu de mots inventé par les Rapanui pour parler de « la maladie que l’île provoque chez les visiteurs ». Le mot est formé par une contraction des mots isla et itis, ce dernier est dérivé du grec qui signifie étymologiquement « inflammation » et qui, en espagnol, apparaît dans les noms des plusieurs maladies courantes, tels que colitis (inflammation du colon) ou bronquitis (inflammation des bronches). Le préfixe « itis » a été assimilé à la « maladie » en général. Selon les dires de mes interlocuteurs, l’islitis est provoquée par la sensation d’éloignement et d’étrangeté, et aurait pour symptôme l’exacerbation des passions. La remarque est intéressante pour deux raisons. D’une part, il s’agit d’une interprétation rapanui sur les attitudes négatives des visiteurs, dont nous avons donné des exemples. D’autre part, dans l’héritage du positivisme occidental, les passions sont vues comme opposées à la pensée rationnelle (Le Breton 2001)35. Et les Rapanui caractérisent comme maladives les attitudes des visiteurs qui espèrent réaliser tout ce qu’ils s’empêchent de faire dans leur pays. Et c’est là que nous trouvons l’un des fondements à cette notion de – selon les cas – « mauvaise mœurs » ou « liberté sexuelle » accolée aux vacanciers par les insulaires et attribuée aux insulaires par les vacanciers. Car finalement, il faut toujours garder à l’esprit que Rapa Nui est un lieu de vacances tout au long de l’année. Et que tous les récits qui ont donné naissance à l’illusion de la liberté

35 David Le Breton (2001 : 94) nous rappelle que « l’opposition entre « la raison » et « la passion », entre une sorte d’affectivité zéro propice à l’intelligence et l’émotion cause d’errement moral ou de perte de lucidité est un fil rouge de l’histoire occidentale de la philosophie ».

286

Chapitre 4. Rapa Nui, terre d’accueil, terre envahie sexuelle ont été produits dans des contextes de rencontres exceptionnels, l’arrivée de bateaux autrefois et aujourd’hui des touristes de tous les coins du monde fascinés par « les mystères de l’île de Pâques » comme une allégorie d’exotisme. L’expression rapanui « mauvaises mœurs » est une appréciation stéréotypée qui agit comme un contre-discours aux représentations chiliennes sur les insulaires. Elle paraît inverser les relations d’hégémonie qui historiquement ont été établies entre administration coloniale et population insulaire. Aujourd’hui, les Rapanui étant les seuls propriétaires de la terre (aux côtés de l’État), contrôlent tant l’accès à l’espace (hôtels, maisons, cases), que la politique locale (le gouvernement local, la mairie et les institutions créées par loi). Ajoutons à cela, la fierté identitaire ressentie du fait des vestiges du passé ancien et la conscience de l’intérêt (érotique) qu’ils éveillent chez les étrangers et continentaux venus comme touristes, les Chiliens non-rapanui étant exclusivement considérés soit comme un visiteur soit un potentiel conjoint. Par ailleurs, Rapa Nui s’étant ouverte comme une terre d’accueil tant pour les touristes que pour les immigrants économiques, se produit alors une superposition de nouveaux bagages cognitifs. La figure de l’insulaire exotique et érotique pour le Chilien, combinée à un processus de renaissance culturelle qui cherche à construire une image de l’autochtonie ancrée dans un passée héroïque confluent dans la configuration d’un discours et de pratiques identitaires qui continuent d’établir des frontières ethniques rigides entre Rapanui et Continentaux selon une modalité binaire : bonnes mœurs/ mauvaises mœurs ; forts/faibles ; exceptionnels/communs.

Ainsi, l’un des paradoxes profonds de la société insulaire contemporaine c’est qu’aujourd’hui elle est inscrite dans un moment historique d’intensification des flux migratoires où l’île est devenue une terre d’accueil pour des Chiliens du continent et pour des visiteurs étrangers. Ces paradoxes sont liés aussi au fait que la société se trouve dans un contexte d’interdépendances d’ordre historique, social, économique et imaginaire entre les différents groupes sociaux qui conforment aujourd’hui la communauté insulaire. Il nous faut ajouter que ces interdépendances apparaissent articulées à différentes temporalités dans lesquelles les relations entre les groupes se configurent selon l’ancienneté de séjour des étrangers, mais qui jusqu’alors n’ont pas fait d’eux des taŋata henua, littéralement « des hommes et des femmes de la terre ». C’est ici qu’on peut

287

Première partie trouver l’explication anthropologique du désir contemporain d’une partie de la population rapanui de contrôler les flux migratoires avec une législation particulière. Cependant, les interdépendances entre les groupes construisent un autre contexte paradoxal, quand les Rapanui eux-mêmes participent aux flux migratoires à grande échelle et constituent une diaspora. Nous allons étudier en détail cet aspect dans les chapitres qui suivent et qui constituent la deuxième partie de ce travail, en regardant successivement les « évasions » à l’époque de l’enfermement, l’installation et la vie des Rapanui à Santiago, mais aussi à Tahiti, puis les formes du retour pour certains, pour finalement analyser les discours d’attachement identitaires des Rapanui en diaspora.

288

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Deuxième partie Itinéraires Rapanui

289

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

290

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 5 Le temps des évasions

Entre 1940 et 1958, après avoir essayé de modifier les conditions politiques avec différents soulèvements (1902, 1914) puis des grèves au cours des années 1930 (Fuentes 2012), les insulaires ont essayé de rompre l’enfermement et de s’enfuir de Rapa Nui. Ces évasions pouvaient mener à des issues différentes : réussir à s’établir sur une nouvelle terre, être rapatrié de force (sur leur île ou au Chili s’ils avaient atteint un autre lieu) ou disparaître en mer. La première alternative pour s’établir sur une nouvelle terre était le Chili continental, accessible en se cachant dans les cales des bateaux de la CEDIP ou de l’Armée. La deuxième alternative – et la plus dangereuse – était la fuite dans de petites embarcations vers la Polynésie française. Seuls quelques travaux ont été consacrés à l’analyse de ces expériences d’évasion, notamment celles réalisées dans de frêles esquifs (Englert 1960b ; Peteuil 2004). Selon ces travaux, le motif des évasions oscillait entre le « goût naturel » des Polynésiens pour le voyage (Englert 1960b) et une action planifiée pour aller chercher de l’aide ailleurs (Peteuil 2004). Les fuites dans les cales des grands bateaux sont un aspect de l’histoire de Rapa Nui qui demeure, encore aujourd’hui, en grande partie dans l’ombre. La comparaison de ces deux types d’évasions nous permet de saisir leur dimension politique et leur effet sur la société insulaire : ce furent des actes de rébellion contre l’enfermement contraint sur l’île et le travail forcé dans l’exploitation de bétail (cf. chapitre 1). Récemment, la journaliste chilienne Patricia Štambuk (2010) a publié une série d’entretiens avec des personnes âgées de Rapa Nui, où quelques passages évoquent ces évènements. Foerster et Montecino (2012) ont traité à juste titre ces évasions comme une contestation du régime carcéral. Sur le terrain, j’ai pu relever plusieurs histoires concernant les tentatives de voyages clandestins qui nous permettent de comprendre ces aspects de rébellion sous plusieurs aspects : défier les autorités, la quête d’aventure, la

291

Deuxième partie

quête de liberté, ainsi que l’envie de connaître soit le Chili continental, car c’était la « patrie » dans un certain discours, soit la Polynésie française parce que certains Rapanui disaient y avoir des parents et des terres. J’ai trouvé aussi d’importantes données dans la presse de l’époque qui, étonnée des prouesses en mer, a dédié quelques lignes à ces évasions. Les journalistes ont aussi profité de ces histoires pour critiquer l’action de l’État sur l’île de Pâques, critique qui n’a pas remis en question le fait colonial car elle défendait une vision nationaliste chilienne sur l’île de Pâques. Même si la nationalité chilienne ne fut accordée aux Rapanui qu’en 1966 (cf. chapitre 1), la vision politique chilienne considérait l’île de Pâques, depuis 1888 (avec l’annexion), comme faisant partie du territoire national. Nous allons reconstituer les itinéraires des insulaires qui sont partis de Rapa Nui sous ces formes d’évasions, la seule manière de quitter Rapa Nui entre 1930 et 1960. Cela nous permettra de comprendre une dimension plus large des évènements, une dimension phénoménologique si l’on suit Epeli Hau’ofa (1993) ou Marshall Sahlins (1986) : les évasions ont été le résultat d’une volonté de rompre avec l’enfermement (d’où leur dimension politique) et leur conséquence a été la connaissance d’un autre monde qui allait servir à comparer avec leur propre monde (dimension phénoménologique). Nous tenterons d’évaluer quelle fut l’importance de ces expériences dans le processus d’ouverture de la société insulaire. Notre reconstitution entrera dans tous les détails : circonstances initiales, noms des navires, date et durée des voyages, noms des évadés et leur liens précis, entre eux, et avec la parenté restée sur l’île ou celle présente à Tahiti. La description pourra sembler parfois pointilleuse à l’extrême et je demande par avance au lecteur son indulgence. Ce travail est la première possibilité de mettre à disposition de la recherche, mais d’abord des Rapanui eux-mêmes (une fois traduit en espagnol) et de leur diaspora aujourd’hui francophone à Tahiti, une part très mal connue de leur histoire intime, où les descendants des héros, – survivants ou malheureux – de ces évasions pourront appréhender leur passé personnel et familial. Ce chapitre est organisé en deux sections. D’abord, nous étudierons les passages clandestins effectués par de jeunes hommes ayant investi les cales des bateaux. Sur un total de six tentatives entre 1940 et 1949, seulement quatre groupes, soit 18 personnes au total, ont réussi à tromper les autorités maritimes et s’échapper de l’île. Quelques-uns se sont installés un temps au Chili continental, et certains ne sont jamais revenus à Rapa Nui.

292

Chapitre 5. Les temps des évasions

Ce sont les premiers Rapanui à venir habiter au Chili continental, du moins les premiers sur lesquels nous avons des informations1. Nous étudierons ensuite le dossier consacré aux évasions réalisées en petites embarcations à voile, sur une période comprise entre 1944 et 1958. J’ai pu relever près de huit de ces évasions (Englert 1960b, McCall 1997b, Peteuil 2004, Štambuk 2010), dont seule la première, celle de 1944, est arrivée au Chili continental. Les sept autres évasions avaient pour destination Tahiti, mais seulement trois sont arrivées en terre polynésienne, après des jours de navigation ; les quatre autres ont abouti à un naufrage. Au total, ce sont 39 personnes qui ont quitté Rapa Nui sur de petites embarcations, « un bilan tragique » selon les termes de Sebastián Englert (1960b : 475) qui fait état de seulement 18 survivants. Un mot pour rappeler le contexte social de Rapa Nui des années 1930-50. L’île était un champ d’élevage de moutons aux mains de l’entreprise anglaise Williamson & Balford, Compañía Explotadora de Isla de Pascua (CEDIP). Nous savons que sortir du village, à cette époque, était interdit aux insulaires – un mur en pierre et des fils de fer barbelé entouraient le village – ; les connexions avec l’extérieur étaient monopolisées par la CEDIP et par la Marine chilienne. Un seul voyage autorisé a été réalisé par un groupe de 15 personnes, à destination de Tahiti, en 1926 (deux des membres du groupe étaient des Européens qui vivaient sur place) et seulement trois femmes rapanui sont parties au Chili continental durant cette période, en tant que domestiques au service de la famille d’un administrateur qui quittait son poste (cf. chapitre 1). Ces deux voyages sont les seuls où des Rapanui ont quitté leur île librement. Dans ce contexte de fermeture, les autres Rapanui qui ont pris la mer clandestinement l’ont fait dans l’espoir d’une tout autre vie.

1. Les passagers clandestins (dans leur propre pays) : à fond de cale vers le Chili

Nous allons présenter quelques fragments des récits de passagers cachés dans les cales des bateaux en partance pour le Chili. On peut dire qu’ils furent d’une certaine manière des clandestins dans leur propre pays, l’île de Pâques subissant alors une interdiction de

1 Nous avons évoqué dans le chapitre 1 les Rapanui qui ont quitté l’île dans les bateaux de guerre chiliens, comme mousse ou matelot, mais nous n’avons pas réussi à reconstruire plus précisément leurs parcours migratoires.

293

Deuxième partie

sortie vers le Chili continental tout en étant annexée par le Chili. Ces histoires sont peu connues, tant des chercheurs que des jeunes générations des insulaires eux-mêmes. La reconstruction des itinéraires repose sur une série d’entretiens que j’ai réalisés entre 2005 et 2007 à Santiago du Chili et sur l’analyse de coupures de presse des journaux de l’époque, documents trouvés aux Archives Nationales de Santiago, aux Archives du Musée Fonck de Viña del Mar et à la Bibliothèque William Mulloy à Rapa Nui. Nous étudierons les itinéraires dans un ordre chronologique selon les évasions et dans la séquence des trois moments migratoires : sortir de l’île, s’installer en dehors et retourner sur l’île. Pour chaque expérience nous nous arrêterons sur des aspects particuliers, éléments relevés soit dans les discours de mes interlocuteurs interviewés, soit dans les extraits de presse, mais aussi en identifiant les liens de parenté entre les évadés, ainsi qu’en cherchant les points en commun entre toutes ces évasions.

1.1. Le voyageur venu d’un « pays tropical »

C’était la fin du mois de novembre 1940. Deux jours avant que le bateau Allipén ne quitte Rapa Nui en direction d’Antofagasta avec sa cargaison annuelle de bestiaux, de cuirs, de laine et de maïs, les autorités maritimes donnent l’alerte sur la disparition de sept jeunes hommes. Quelques heures plus tard, six d’entre eux sont trouvés cachés dans des sacs de maïs rangés dans une cale du bateau. Quelques jours plus tard, le 30 novembre 1940, le journal El Mercurio de Valparaíso, publie une information sur un Rapanui arrivé clandestinement au port d’Antofagasta sur le bateau Allipén. Il s’agit du septième voyageur clandestin recherché sur l’île de Pâques peu auparavant. Il s’appelle Pedro Hito Teau, et dit avoir 20 ans. L’article le décrit de la sorte :

[…] robuste, intelligent, parlant avec une certaine facilité le castillan et ayant de bonnes dispositions, d’après ce que l’on nous dit, pour le chant. Il est élégant et il donne à qui le voit l’impression qu’il s’agit d’un touriste d’un pays exotique […] Des quelques paroles échangées avec lui, nous trouvons un homme éveillé ayant des connaissances de boxe, une bonne expérience comme pêcheur et agriculteur et sachant nager comme un poisson. (El Mercurio de Valparaíso, 30 novembre 1940).

Le 18 décembre 1940, le magazine hebdomadaire chilien Vea (1940) publie un petit reportage sur Pedro Hito Teau, qui dit être venu « en quête d’amis du continent ». Or, le

294

Chapitre 5. Les temps des évasions

journaliste du magazine Vea dit être surpris par le fait que Pedro « parle mieux l’anglais et le français que l’espagnol » et qu’il se montre « méfiant » envers les Chiliens. Pour le journaliste, ces deux faits démontrent la mauvaise administration chilienne sur le territoire insulaire. Le reportage comporte ainsi une critique qui mobilise un discours nationaliste :

En réalité, le Chili, au lieu de prendre des mesures contre le Pascuan venu clandestinement2, devrait mieux s’y prendre pour améliorer les conditions de vie et de chiliennité dans ce lointain coin du Pacifique qui nous appartient et dont nous nous vantons en paroles trop souvent. Le fait que le Pascuan Hito parle mieux les langues étrangères et montre une méfiance envers ses semblables [les Chiliens] « par expérience », révèle que bien que ces natifs veuillent se considérer comme chiliens, notre pays fait fort peu dans son rôle extrêmement sérieux de « mère patrie » de cette charmante et distante possession. (Revista Vea 1940 : sn)

Soit parce que Pedro Hito ne ressemblait pas aux autres Chiliens mais plutôt à un « touriste d’un pays exotique », soit parce qu’il ne parlait pas correctement l’espagnol, Pedro a été vu comme étranger. Dans un sens plus large, Rapa Nui n’a pas été incorporée à l’imaginaire national, au-delà du fait colonial « dont nous nous vantons en paroles trop souvent » selon les termes de l’article du magazine Vea. Les journalistes vont interviewer Alvaro Tejeda un ex-Délégué Maritime sur l’île de Pâques qui avait exercé entre 1937 et 1940. Tejeda, connu à Rapa Nui pour avoir été très sévère envers les insulaires, informe que Pedro Hito « a des mauvais antécédents ». Il recommande « de le remettre à la police d’Antofagasta ou de le transférer à Talcahuano » (important port au sud du Chili) (El Mercurio de Valparaíso, 30 novembre 1940). Quelle était cette supposée mauvaise réputation de Pedro Hito ? J’ai trouvé dans les « Memorias » de Carlos Recabarren, le Sous-délégué Maritime à l’île de Pâques entre 1926 et 1931, que Pedro Hito, était dans sa « liste noire » de l’année 1929, alors signalé comme « voleur » (Intendencia de Valparaíso vol. 919 f 97/49). Cependant Pedro n’avait que neuf ans à ce moment-là ! Les reportages de presse nous informent que Pedro fut placé en garde à vue dans la Capitainerie Générale d’Antofagasta et qu’il exprima l’envie de travailler comme ouvrier agricole ou mineur au nord du pays. Pedro Hito est le premier Rapanui ayant réussi la traversée clandestine vers le Chili continental. Mais, quel a été son destin au Chili ?

2 Le texte d’origine dit « el pascuense que se vino de ‘pavo’ ». L’expression chilienne « pavo » était utilisée pour désigner les personnes qui voyageaient clandestinement dans n’importe quel moyen de locomotion (Academia Chilena de la Lengua 1978 : 162).

295

Deuxième partie

Lorsque j’ai réalisé mes enquêtes ethnographiques parmi les Rapanui vivant au Chili continental en 2006, j’ai connu Lázaro Hotus, âgé de 85 ans à ce moment-là. Il m’a informé qu’il connaissait Pedro Hito et que la première fois qu’il était lui-même venu au Chili, il avait fait comme Pedro. En 1944 Lázaro s’était lui aussi caché dans un bateau. C’est grâce à son récit que nous pouvons connaître aujourd’hui la suite de l’itinéraire de Pedro. Lázaro m’a raconté :

Quand nous sommes arrivés Pedro était déjà mort. J’ai demandé de ses nouvelles parce qu’il était venu avant nous. Il ne vivait pas loin de chez moi à l’île de Pâques. Il était un peu plus âgé que moi. Les marins m’ont dit qu’il est arrivé à Valparaíso et qu’il est resté au Cuartel Silva Palma [Caserne Silva Palma]. Il sortait toutes les nuits, mais il était obligé de rentrer dormir au Cuartel, comme nous. Un jour, m’ont-ils dit, il est tombé malade et il est mort.

Certainement la nouvelle de l’arrivée de Pedro Hito à Antofagasta a été connue à Rapa Nui, et les autorités maritimes ont dû prendre des mesures pour éviter de nouvelles évasions. Tout bateau arrivé sur l’île de Pâques était méticuleusement contrôlé avant son départ. Cependant certains insulaires parvinrent à s’échapper à nouveau.

1.2. Douze insulaires à Valparaíso

Quatre ans après l’arrivée de Pedro Hito au Chili continental, Lázaro Hotus et six autres Rapanui foulent le sol de Valparaíso. Ils s’étaient cachés dans la cale du bateau Lautaro, un bateau loué par la CEDIP à l’Armée de Mer. Il s’agit de la première fuite collective réussie. Lázaro avait vingt-deux ans et l’âge de ses camarades oscillait entre dix-sept et vingt-sept ans. Ils étaient tous célibataires. Quand je l’ai connu en 2006, il se rappelait sa fuite :

Nous sommes montés [sur le bateau] et nous nous sommes cachés dans la cale, dans des barils de pétrole. D’abord, on n’était que quatre, mais après il y en a trois autres qui sont arrivés. Nous étions : Lázaro Hotus Ika, Eugenio Huke, Emilio Paoa, Enrique Araki, Rafael Teao, Rafael Haoa et Carlos Chávez. Un sous-officier nous a vus nous cacher, mais il n’a rien dit à ses supérieurs, et le bateau est parti. [Une fois en mer] ils ont reçu un appel venu de l’île pour avertir qu’il y avait des gens cachés dans le bateau. Mais le sous-officier qui nous avait vus n’a rien dit. Après il m’a dit: « Hotus, je t’ai vu, mais ne dis rien! ». Nous sommes arrivés à Valparaíso le 17 avril 1944.

296

Chapitre 5. Les temps des évasions

Pour éviter d’être découverts, il leur a fallu supporter la chaleur, la soif et la faim pendant trois ou quatre jours dans la cachette. Passé ce délai, quand ils furent repérés, le bateau était suffisamment loin de l’île pour qu’il ne fasse pas demi-tour. Nous allons retrouver cette stratégie dans les autres évasions. Un aspect notable dans cette histoire est la complicité de l’officier qui les avait vus monter et se cacher. Lázaro m’a parlé de la relation d’amitié, sur l’île, entre les militaires de la Navale chilienne (les « marins » dans ses termes) et les insulaires, ce qui nous permet de comprendre l’éventuelle complicité à bord :

Avec le temps on devenait amis avec les marins, on faisait des échanges avec eux, une sculpture en bois contre des vêtements, on leur prêtait aussi des chevaux pour qu’ils aillent faire un tour dans l’île. Des fois aussi, les marins se mettaient en couple avec nos sœurs, donc on devenait amis.

Nous reviendrons sur cet aspect des rapports entre les insulaires et les personnels militaires. Mais reprenons l’itinéraire des évadés. Une fois arrivé à Valparaíso, le groupe est placé en garde à vue, puis laissé à l’Hôpital Naval pour des examens de dépistage de la lèpre. Lázaro m’a raconté qu’à l’hôpital ils ont rencontré les cinq insulaires qui deux mois avant eux avaient quitté Rapa Nui dans un petit bateau (nous étudierons les détails de cette évasion dans la section suivante) :

[Les marins] nous ont tous réunis à l’hôpital pour voir si nous avions la lèpre. Tous les jours ils nous piquaient les bras pour prendre des échantillons de sang. Ils nous ont laissé à l’hôpital parce qu’on était malades, mais pas de lèpre ! À cause du climat bien sûr. Les mois d’avril, de mai et juin ont passé et ensuite les marins nous ont transféré à Iquique [au nord du pays] mais les examens ne se sont pas arrêtés.

À Iquique et une fois terminée la recherche d’une contamination par la lèpre, les douze Rapanui sont encore placés en garde à vue, cette fois dans un Régiment Militaire, dans l’attente du bateau qui faisait la liaison annuelle et pourrait les rapatrier sur l’île. En fait, le groupe des douze voyageurs clandestins (dans leur propre pays !) n’ont pas pu quitter le Régiment, ils ont vécu tout ce temps en régime de semi-liberté. Lázaro se rappelle :

Quand un officier est venu nous interroger, je lui ai parlé. Je lui ai dit : ‘Monsieur, écoutez- moi. Je veux qu’on apprenne une profession, suivre des études, pour retourner après sur l’île et travailler là-bas. C’est pour ça que nous sommes venus. C’est pour ça que nous nous sommes sacrifiés et nous sommes échappés dans le Lautaro’. Il m’a dit que j’avais raison

297

Deuxième partie

et qu’il voulait nous aider. Nous avons donc vécu dans le régiment. On pouvait sortir, mais on devait rentrer dormir toutes les nuits au régiment.

En décembre 1944, l’Allipén étant prêt à faire route vers l’île pour l’approvisionnement annuel du petit magasin de l’île et pour rapporter la production de laine et de cuirs de la CEDIP, les Rapanui reçoivent l’ordre d’embarquer pour revenir chez eux. Nous ne connaissons pas les conditions du voyage ni comment a eu lieu cette procédure. Cependant, nous savons que cinq d’entre eux se sont échappés à nouveau. La nouvelle fut rapidement connue par la presse et le 20 décembre 1944 le journal El Mercurio de Valparaíso publie :

L’Allipén a appareillé, laissant à Valparaíso cinq natifs, qui optèrent pour continuer à vivre sur le continent une année supplémentaire, car, comme nous l’avons expliqué, les voyages comme celui qu’effectue le bateau ramenant leurs camarades n’a lieu qu’une fois par an. D’après nos informations, des cinq natifs fugitifs, deux se sont volontairement présentés hier matin à la caserne Silva Palma, c’est-à-dire quand l’Allipén naviguait depuis plusieurs heures déjà. Quant aux trois autres, malgré les recherches effectuées nous n’avons pas encore retrouvé leur trace. (El Mercurio de Valparaíso, 20 décembre 1944).

Pourquoi insister sur leur rapatriement ? Pourquoi fallait-il les rechercher après qu’ils ne se soient pas présentés au moment du départ ? Il était donc hors de question de les laisser en liberté. Cette interdiction à la libre-circulation nous amène à penser que la peur de la lèpre n’était pas la seule raison pour empêcher les insulaires de quitter Rapa Nui ; rappelons-nous que les examens médicaux ont rapidement écarté l’éventualité de la maladie chez les douze clandestins. Il faut plutôt faire l’hypothèse que la CEDIP considérait les insulaires comme sa propriété et sa main d’œuvre. Mais par ailleurs, cet encadrement conduit à penser que les autorités chiliennes cherchaient à éviter toute mauvaise propagande relative à l’administration de l’île, comme cela avait été le cas avec Pedro Hito quatre ans auparavant. Il ne fallait pas que de nombreux insulaires puissent raconter ce qu’était la vie dans la colonie. Lázaro Hotus figurait parmi les trois fugitifs de décembre 44. Il raconte son parcours :

Je me suis à nouveau échappé le jour où l’Allipén est parti. Je suis allé me cacher à la maison d’un communiste qui avait pris contact avec nous lorsqu’on était à Valparaíso. Il m’a dit que je ne devais pas accepter d’être rapatrié, parce que je voulais recevoir une éducation avant de rentrer, pour contribuer à mon île. Il m’a dit qu’il allait nous aider. Donc, nous sommes restés chez le communiste : Andrés Paté, Rafael Haoa et moi. Après Andrés

298

Chapitre 5. Les temps des évasions

et moi sommes parti à La Cruz, un domaine de Federico [le communiste]. Emilio Paoa et Enrique Araki sont restés [à Valparaíso] parce qu’ils avaient connus des filles.

Le communiste en question était Federico Felbermayer. En 1947, celui-ci fonde avec Humberto Molina Luco, l’Intendant de Valparaíso (le préfet de la région), et d’autres notables de Valparaíso, la Sociedad de Amigos de Isla de Pascua (Société des Amis de l’île de Pâques SADIP). Cette organisation va mener différentes actions pour améliorer les conditions de vie des insulaires et, aussi, elle va être un important canal des protestations contre l’administration de l’île opérée par la CEDIP et l’État. Parmi les actions les plus significatives de la SADIP on peut mentionner la récolte de fonds pour la réalisation de différents travaux, notamment l’amélioration de la léproserie, l’appel de charité à Valparaíso pour récolter des vêtements et des médicaments et encore, dans les années 1950, un soutien pour faire venir au Chili continental de jeunes insulaires afin qu’ils y fassent des études (Barahona 1951 ; SADIP 1952). Cette Société va conjointement mener des actions de charité adoptant une posture paternaliste, et tenir un discours nationaliste et d’intégration de l’île de Pâques à la vie sociale du pays, tout en élaborant un discours critique contre l’État et son administration de l’île. Cependant le fait colonial n’est pas remis en question ; au contraire, la colonisation est perçue positivement dans une dimension civilisatrice. Lázaro va rester à Valparaíso près de quatre ans, le temps de se perfectionner comme mécanicien. Rafael Haoa, quant à lui, convainc les autorités de l’Armée et obtient l’autorisation de suivre des études d’infirmier. Sa demande a été acceptée en partie grâce au soutien de Federico Felbermayer, mais aussi, parce que Rafael était un enfant non- reconnu d’un ex-employé de la CEDIP et qu’en tant que métis il était considéré comme plus responsable que ses compagnons. Quant à Andrés Paté, Lázaro m’a dit qu’on lui a diagnostiqué la lèpre, et qu’il fut rapatrié à l’île de Pâques en 1947. Nous savons qu’une fois à Rapa Nui, Andrés a été enfermé dans la léproserie (Foerster & Montecino 2012). Sebastián Englert (1960b) nous informe qu’il y est décédé en 1949. Lázaro est retourné à Rapa Nui en 1948 et Rafael le fera en 1949 accompagné de l’Intendant de Valparaíso, Humberto Molina Luco. Rafael sera le premier infirmier autochtone à l’île de Pâques et, grâce au soutien de la SADIP, les malades de la lèpre vont commencer à recevoir des traitements plus efficaces contre la maladie. Lázaro va travailler à la fin des années 1950 avec Thor Heyerdahl et William Mulloy à la restauration des centres cérémoniels ahu-moai. Il sera l’une des figures politiques des

299

Deuxième partie

années 1960, l’un des fondateurs de l’antenne locale du parti Démocrate et Chrétien (parti dans lequel Federico Felbermayer militait en réalité). Nous le retrouvons comme candidat à différents processus électoraux (cf. Foerster et al. 2012b). En somme, on peut dire que la politique de partis a fait son entrée à Rapa Nui avec les rapatriés des évasions de 1944.

1.3. Une rumeur sur le quai

À la fin janvier de 1948 une rumeur circule à Valparaíso : dans l’Allipén qui rentrait de Rapa Nui des voyageurs clandestins se cacheraient. « Où sont les trois Pascuans qui manquent à l’île de Pâques ? » titrait la Une du journal La Estrella de Valparaíso du 27 janvier 1948. Le lendemain, le même journal rapporte : « le mystère des trois pascuans est levé, ils étaient à bord de l’Allipén. Ils souhaitent seulement connaître leur patrie et apprendre une profession ». Le matin du 28 janvier 1948, les trois jeunes gens font la connaissance du Chili continental. Ils se nomment Napoleón Paoa Rangitopa, âgé de quinze ans, Joaquín Rapu Pua, dix-huit ans (la presse lui en donne seize) et Daniel Chávez Tepihi, âgé de vingt ans. Dans le même bateau le Père Sebastián Englert rentrait aussi au Chili après un séjour de dix années ininterrompues sur l’île de Pâques. La nouvelle des jeunes Rapanui fut rapidement relayée par la presse qui va s’intéresser à cette aventure. « Pourquoi ont-ils quitté l’île de Pâques ? Qui va les accueillir ? Que vont-ils faire à Valparaíso ? » Telles sont, entre autres les questions posées par la presse et quelques articles vont être rédigés à ce sujet, grâce auxquels nous pouvons reconstruire l’itinéraire des trois jeunes gens. Un long article intitulé « L’odyssée des trois Pascuans » fut publié par le magazine Vea le 11 février 1948. Il donne plusieurs détails du voyage et des premières semaines de vie des Rapanui à Valparaíso. L’article commence en disant que « les Pascuans » sont arrivés « pieds nus, mal vêtus et corvéables à merci », ces derniers mots faisant référence aux peines données pour avoir voyagé comme des clandestins. Le texte espagnol dit qu’ils arrivent au port « pelando papas », littéralement « en train de peler des pommes de terre », c’est-à-dire en train de réaliser les corvées du bateau. Peler les pommes de terre était dans l’armée chilienne l’une des tâches données en guise de punition, d’où l’expression entrée dans le vocabulaire. L’article continue :

300

Chapitre 5. Les temps des évasions

Sur le pont, observant émerveillés le magnifique spectacle que présentait pour eux la baie de Valparaíso et la myriade de maisons multicolores des collines semblables à de gigantesques papillons posés sur le port, ainsi nous trouvâmes les trois Pascuans. Tout en parlant un timide castillan, se présentèrent alors ces Chiliens dont les visages sont marqués du sceau typique du continent polynésien. (Revista Vea, 11 février 1948)

Après cette introduction qui fait appel à une sorte d’exotisme insulaire, comme dans le cas de Pedro Hito qualifié d’« étranger d’un pays tropical », les journalistes demandent aux trois jeunes leurs raisons pour « s’échapper » de l’île. Ils vont répondre qu’à l’île de Pâques « il n’y a rien à faire » et qu’ils « voulaient connaître leur patrie ». Voici leur dialogue :

– Pourquoi êtes-vous venus ? – Parce que nous voulions connaître le Chili, notre patrie. Le continent nous attirait comme un puissant aimant. Nous n’avions aucun moyen pour voyager ; l’on nous interdit de quitter l’île. Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Nous évader et voyager cachés dans le bateau. Nous voulons travailler, avoir une profession, apprendre un métier qui soit utile pour notre communauté (Revista Vea, 11 février 1948)

À part la revendication nationaliste, nous trouvons les mêmes intentions que celles rapportées par Lázaro : connaître le Chili (ce qui leur était interdit !) et avoir un métier. Même si deux d’entre eux se disent agriculteurs et l’autre pêcheur, ils expliquent qu’à l’île de Pâques les pluies ne sont plus abondantes depuis quelques années et donc, l’agriculture est moins productive qu’avant. Ensuite, ils disent que la pêche « ne propose aucun avenir ». Dans le même article, nous trouvons un commentaire du Père Englert qui sert à valider l’opinion des évadés :

L’île traverse actuellement une étape de crises. Il manque de l’eau et des vivres. Les médicaments manquent dangereusement pour le standard sanitaire des gens. (Revista Vea, 11 février 1948)

Il nous faut rappeler deux éléments pour comprendre ces explications. Comme nous l’avons signalé, les Rapanui qui n’étaient pas employés par la CEDIP ont trouvé dans la culture du maïs une entrée dans le circuit économique de l’élevage, mais ce dernier ne permit aucun développement aux Rapanui. En effet, en vendant du maïs servant à nourrir les cochons de la CEDIP, les Rapanui gagnaient de l’argent qu’ils dépensaient dans le magasin de la CEDIP – donc un cycle économique fermé. En deuxième lieu, aucun bateau ne pouvait être mis à l’eau sans l’autorisation des trois institutions locales : le Sous-

301

Deuxième partie

délégué Maritime, l’Administrateur de la CEDIP et le Prêtre. De ce fait, si quelqu’un avait une mauvaise réputation au regard de ces trois institutions, il ne pouvait pas sortir pêcher (rappelons-nous des listes noires de Recabarren). C’est donc dans ces conditions que les trois jeunes expliquent leur décision de se rendre à Valparaíso. Pour les journalistes, toute une « aventure » :

Les garçons entrent en confiance avec nous et nous racontent les détails de leur aventure : « Nous avons profité d’un moment de distraction des officiers pour nous cacher dans une cargaison de laine qui était rangée dans la cale de poupe de l’Allipén. La cachette était sûre, mais pas très confortable. La laine produit beaucoup de chaleur et a une odeur forte et piquante, vraiment insupportable […] ». (Revista Vea, 11 février 1948).

Quelques jours après, la presse commence à spéculer sur leur lieu d’habitation. Selon elle, ils auraient été placés en garde à vue à la caserne Silva Palma, comme cela a déjà été fait pour les cas précédents, et la presse s’interroge sur leur rapatriement par le prochain bateau. Cependant l’Intendant de Valparaíso, Humberto Molina Luco, dément les rumeurs, dans une interview publiée par le magazine :

[À partir] d’aujourd’hui les Pascuans auront quelqu’un pour s’occuper d’eux pendant leur séjour à Valparaíso. La Société Des Amis de l’Île de Pâques veillera à ce qu’ils ne manquent ni de pain, ni d’un toit, ni d’abri […]. (Revista Vea, 11 février 1948).

Rappelons-nous, l’Intendant de Valparaíso est aussi le présidant de la SADIP, et le Père Sebastián Englert était à Valparaíso. En fait, l’Intendant lui-même va assumer le séjour et l’éduction des trois jeunes à Valparaíso. De son côté, le Père Sebastián n’a pas insisté sur leur rapatriement. Il semble bien que ces deux personnages ont agi comme protecteurs des trois jeunes. Le magazine Vea continue avec son reportage sur les trois Rapanui. Une des sections du reportage s’intitule « Les trois Pascuans se civilisent », démentant les rumeurs d’incarcération mais montrant aussi quel était le point de vue des journalistes sur les insulaires. On y lit qu’ils sont logés dans une maison de retraite et qu’ils ont commencé des études. Interrogé le directeur de la maison explique que « les trois jeunes pascuans sont propres, ordonnés et qu’ils ont de bonnes manières. Ils sont travailleurs et responsables envers leurs obligations » (Revista Vea, 11 février 1948). « Propres, laborieux et de bonnes manières » : comme l’indique le titre de l’article, ces Rapanui servent d’exemple pour la campagne civilisatrice que le Chili mène depuis des années à l’île de Pâques et qui va continuer jusque dans les années 1960. Le même article

302

Chapitre 5. Les temps des évasions

signale que Napoleón Paoa et Joaquín Rapu suivent des cours de charpenterie et menuiserie, alors que Daniel Chávez est apprenti mécanicien. Humberto Molina Luco s’est exprimé aussi dans le reportage en disant : « je veux qu’ils soient utiles à l’île ». Les trois Rapanui ont donc été intégrés à un réseau qui venait d’être formé : la SADIP. Grace à l’étude généalogique que j’ai menée, nous savons que tous les trois se sont mariés à des femmes du Chili continental. Napoléon Paoa Rangitopa s’est marié avec Mariana Muñoz, ils ont eu huit enfants ; Joaquín Rapu Pua s’est marié avec Isabel Briones, ils ont eu cinq enfants ; enfin Daniel Chávez s’est marié avec Marta Briones et ont eu deux enfants. De plus, l’étude nous permet de savoir qu’Isabel et Marta étaient des sœurs et que tous se sont mariés à Valparaíso. Enfin, j’ai pu établir aussi que Joaquín Rapu, sa femme et leurs enfants sont revenus à Rapa Nui pendant les années 1960 et que leurs enfants se sont mariés avec d’autres Rapanui ou avec des Chiliens du continent. Les enfants de Napoléon, tous nés à Valparaíso y sont restés et se sont mariés avec des Chiliens, mais ils voyagèrent régulièrement à Rapa Nui. Daniel Chávez n’est pas retourné sur l’île et ses deux enfants, restés également au Chili continental, se sont mariés sur place. Daniel est décédé à Valparaíso en 1994, sans être jamais revenu sur l’île de Pâques. (Détails dans l’annexe G : G5, G6 et G8). Ce qui nous intéresse est le fait que le mariage d’hommes de l’île de Pâques avec des femmes du Chili continental deviendra une véritable norme dans les années suivantes, et, comme nous le verrons plus loin, avec des effets notables sur les migrations rapanui au Chili continental (cf. chapitre 6). À l’évidence, ces mariages avec des femmes du Chili continental permettaient d’établir un lien d’enracinement avec ce nouveau territoire à découvrir. Ce modèle va s’élargir par la suite, les Rapanui des deux sexes étant encouragés à rechercher un conjoint à l’extérieur (cf. chapitre 3).

1.4. La jeune femme et les sept fugitifs

En janvier 1949 le bateau Allipén jette l’ancre en face d’Hanga Piko, l’embarcadère principal de Rapa Nui. Dans ce voyage, Rafael Haoa, le jeune infirmier qui a étudié à Valparaíso après son évasion de 1944, revient sur l’île. Il est accompagné, nous l’avons déjà signalé, d’Humberto Molina Luco. Sur place, Molina Luco décidera de ramener avec lui à Valparaíso une jeune femme rapanui, Ana Rapahango. La jeune femme était,

303

Deuxième partie

comme Rafael, une métisse, née de la liaison d’un ex-administrateur de la CEDIP et d’une femme très respectable de l’île, Victoria Rapahango. Durant son enfance Ana avait connu Henri Lavachery, l’archéologue de l’expédition franco-belge et compagnon d’Alfred Métraux (1934-35). Lavachery avait voulu l’amener en Europe avec lui, mais sa mère avait refusé au dernier moment avant le départ (Lavachery 1936 ; Lavachery 2005). Cette fois-ci, Ana part avec Molina Luco pour suivre des études de sage-femme. Mais, elle n’est pas la seule Rapanui à bord, car sept insulaires se sont cachés pour arriver avec elle à Valparaíso. Ainsi le 2 février 1949 le journal El Mercurio de Valparaíso informe ses lecteurs :

[…] la première femme pascuane qui vient étudier est arrivée à Valparaíso hier […] Il s’agit d’Anita Rapahango, 18 ans, qui suivra une formation de sage-femme ; les sept jeunes gens insulaires qui sont arrivés clandestinement nous ont confié que depuis 1946 ils avaient essayé plusieurs fois de venir au Chili, mais que les fois précédentes ils avaient échoué dans leurs tentatives. Ils étudieront la menuiserie, la cordonnerie et d’autres métiers. (El Mercurio de Valparaíso, 2 février 1949).

Le reportage va s’intéresser aux sept jeunes et, comme auparavant, mobiliser un discours nationaliste:

Ils sont simples, très patriotes et indubitablement aiment le Chili comme leur chère patrie. Ils ne viennent pas seulement pour connaître leur patrie mais aussi pour étudier, car ils veulent retourner sur leur île pour être des citoyens utiles aux leurs. Nous avons parlé avec eux à bord de l’Allipén et nous avons pu apprécier leur envie d’être agriculteurs pour les uns, mécaniciens pour d’autres, menuisiers et cordonniers pour d’autres encore. Ils parlent un castillan parfait, savent lire et écrire. Ils nous ont dit qu’ils avaient tout appris à l’école de l’île, où on leur a enseigné que le Chili est leur patrie à laquelle ils doivent donner leur vie si c’est nécessaire. Ils connaissent l’histoire du pays, sa production et tout ce qui peut s’apprendre dans les cours primaires. De toute évidence, ces jeunes gens sont fiers d’être chiliens et il est admirable de constater la ferveur avec laquelle ils parlent de leur patrie. (El Mercurio de Valparaíso, 2 février 1949).

Quelques éléments à noter. D’abord, l’article nous informe qu’ils avaient essayé deux fois de quitter l’île antérieurement, et qu’ils ont été découverts. Nous avons trouvé en effet un reportage daté de 1946 qui informait que douze insulaires avaient été retrouvés dans la cale de l’Allipén avant de quitter l’île (La Estrella de Valparaíso, 14 janvier 1946). Ensuite, selon le reportage de 1949, ils se sentent « fiers » d’être chiliens. L’effet

304

Chapitre 5. Les temps des évasions

nationaliste du récit revient, comme s’il s’agissait d’un besoin de la part de la presse de relever (ou pas) le processus d’assimilation – disons même de chiliennisation – de l’île de Pâques. María Haoa Pakomio, l’une de mes amies et guides à Rapa Nui et Tahiti, m’a présenté Alberto Hotus Chávez, aujourd’hui âgé de 85 ans. Dans la cour de sa maison à Hanga Roa, il m’a expliqué qu’il était parti au Chili quand il avait dix-huit ans avec six autres insulaires âgés de quatorze à dix-neuf ans. Il s’était caché dans la cale de l’Allipén. Nous trouvons son nom en légende d’une photographie publiée dans le journal La Unión de Valparaíso le 2 février 1949, à leur arrivée à Valparaíso.

Figure 5.1: « Heureux retour depuis l’île de Pâques »

En haut: l’intendant de la Province M. Humberto Molina Luco, accompagné de son épouse et l’ambassadeur du Canada au Chili, Monsieur Frasr Elliot [sic] et son épouse, et la jeune Anita Edmanson [sic] Rapahango, venue suivre ses études à Valparaíso. En dessous apparaissent Luis Paoa Paté, Miguel Paoa Huki, Ventura Chávez Hito, Valentín Hiroroko Tukui [sic], Florentino Hey Hiroroko [sic], Pedro Noraco Hiroroko [sic] et Alberto Hotus Chávez, les sept « clandestins »3 qui se sont embarqués sur l’Allipén pour revenir sur le continent. Ils désirent recevoir une éducation et être utiles à leur île quand ils y reviennent.

Alberto Hotus et Valentín Riroroko ont raconté leur périple à d’autres chercheurs (cf. Štambuk 2010). Alberto a lui-même publié son récit (Hotus 2011). Grâce à cela nous savons qu’il est resté au Chili jusqu’en 1952, qu’il est revenu à Rapa Nui marié avec une femme du Chili continental et comme infirmier naval pour travailler dans l’asile de lépreux (Hotus 2011). Quant à Valentín, il raconte être entré à l’école agricole de Laguna Verde pour y finir son deuxième cycle (Štambuk 2010). Dans les récits cités nous trouvons des éléments ressemblants aux autres évasions, notamment la complicité d’un

3 Le texte original en espagnol dit : « los siete ‘pavos’ » voir note numéro 2.

305

Deuxième partie

membre de l’équipage et l’action des institutions étatiques comme l’Armée, l’Intendance et une partie de la société civile avec la SADIP. Alberto raconte :

Le mardi 19 janvier 1949, un groupe de jeunes se réunit sur le quai de Hanga Piko. Malgré le caractère hasardeux de la réunion, tout le monde était venu avec la même chose à l’esprit : profiter du bateau Allipén et se cacher dedans pour voyager dans le but de rejoindre le Chili continental. Et il en fut ainsi [...] Pour arriver jusqu’au bateau il n’y avait aucune sorte d’interdiction. Nous y sommes arrivés et y sommes montés. Comme nous portions avec nous des choses à vendre, des œufs et autre, personne à bord ne se préoccupa de nous. Là- dessus nous descendîmes dans la cale et commençâmes à chercher un endroit pour nous cacher. Les journaliers, en nous voyant, se mirent à rire et nous dirent que les endroits pour se cacher étaient prêts, qu’il y avait un tunnel fait de ballots de laine à transporter au continent qui était presque complet. Nous commençâmes à inspecter les lieux et arrivâmes tous les six à la conclusion qu’il s’agissait d’un piège. Nous continuâmes à chercher. Alors nous arrivâmes à la cale numéro trois. Nous vîmes qu’elle était inoccupée et levâmes une grosse planche qui servait de couvercle à la sentine. Personne ne suspecterait qu’il y eût des personnes cachées dans cette eau sale, où il y avait du pétrole, en plus du risque de se noyer. Pour éviter tout accident nous revînmes à la cale de nuit, quand les journaliers étaient déjà partis du bateau. […] Chez le sous-officier Figueroa je m’étais lié d’amitié avec ses enfants, Luis, Angela et Marilu. Luis criait tous les jours dans la cale. Il disait que depuis la terre on avait informé que sept personnes manquaient sur l’île, ce à quoi le pilote répondait qu’elles ne se trouvaient pas sur le bateau. […] Luis, la nuit, descendait dans la cale nous laissait des bouteilles d’eau. Ainsi nous passâmes cinq jours : la journée dans l’eau sale de la sentine, et la nuit nous sortions chercher à manger. Le samedi 23 janvier, à minuit, nous sentîmes que le navire entrait en mouvement, c’est-à-dire qu’il commençait à naviguer. Vous pouvez imaginer comme nous étions contents car nous sentions que nous partions pour le continent. (Hotus 2011 : 280).

Valentín Riroroko, qui avait planifié son évasion avec l’autre groupe, raconte sa stratégie : quand le bateau est arrivé, un de ses cousins travaillait à charger la cargaison, Valentín lui a demandé d’occuper sa place. Deux jours avant le départ, il s’est caché dans la sentine avec les autres.

Nous n’avions rien à manger, mais nous étions amis du veilleur de nuit du navire et lui nous descendait du café par un trou qu’il y avait dans la planche de l’écoutille. La nuit nous sortions, mais pas sur le pont, mais à un autre niveau, où se trouvaient les bœufs et les ballots de laine. Le quatrième jour ils descendirent dans la sentine et nous trouvèrent. Nous savions déjà à ce moment-là que nous n’étions pas que deux, comme nous le croyions au

306

Chapitre 5. Les temps des évasions

début mais que nous étions sept […] Nous avons mangé de la viande faisandée que le gringo Saunder, l’administrateur de la ferme de Vaitea avait en bas, et des passagers nous ont donné des ananas et des bananes. (Valentín Riroroko, in Štambuk 2010 : 216).

Le jour de notre rencontre Alberto m’a expliqué ses motifs pour s’échapper : « je voulais dénoncer comment on vivait à Rapa Nui ». Ainsi, ses raisons étaient loin d’être proprement nationalistes et de faire l’apologie de la « patrie » chilienne. Il s’est rappelé du moment où les journalistes sont montés sur le bateau pour les interviewer, moment où, selon lui, il en a profité pour exprimer ses raisons :

Des journalistes sont venus sur le bateau, de différents medias. Ils nous ont demandé « pourquoi vous êtes-vous échappés ? » Et moi, je leur ai dit : « parce que j’ai appris qu’au Chili il n’avait pas d’esclaves, n’est-ce pas ? » – « Oui, c’est comme ça ! » ont-ils dit. Alors, j’ai répliqué : « eh bien, nous sommes encore des esclaves à Rapa Nui. »

La revendication d’Alberto « nous sommes encore des esclaves » n’apparaît pas dans les reportages publiés à l’époque, qui exaltent en revanche la motivation nationaliste (chilienne). Mais il est aussi fort possible qu’il s’agisse d’une explication a posteriori avancée par Alberto Hotus. Il faut se souvenir que depuis les années 1970 Alberto Hotus est une figure politique locale très importante : militant pour les droits et la protection des terres pendant la dictature militaire au Chili (1973-1990), représentant de l’ethnie en face de l’État jusqu’à 2007, fondateur et président du Conseil des Anciens depuis 1976. L’itinéraire des jeunes gens après leur arrivée : nous le connaissons déjà. Ils ont été amenés à la préfecture, où ils ont séjourné quelques jours, en attendant que la SADIP trouve un endroit pour les héberger. Alberto m’a dit que la SADIP les avait pris en charge et qu’elle leur avait cherché du travail et soutenus pour entreprendre des études :

Deux sont resté dans la préfecture de Viña del Mar : Pedro Teao comme charpentier et Luis Paoa comme cordonnier. Ventura Chávez fut embauché dans la Compañía Chilena de Tabacos. Et les plus jeunes, Florentino et Valentín Riroroko, ont été envoyés à la Escuela Agricola de Laguna Verde et Miguel Paoa à l’internat Patrocinio de San José. Moi, je suis allé à la Compañía Chilena de Tabacos avec Ventura Chávez.

Alberto a de bons souvenirs de son arrivée au Chili parce qu’ils ont noué une amitié avec les gendarmes : « ils nous ont prêté une guitare » écrit-il (Hotus 2011 : 281). Cependant leur installation au Chili continental fut bien contrôlée. Deux de ses compagnons sont restés dans une préfecture, les autres à la Compagnie Chilienne du

307

Deuxième partie

Tabac, entreprise dont Federico Felbermayer, l’un des fondateurs de la SADIP, était le président ; et les trois plus jeunes ont été placés dans des écoles. Quant à Alberto, il est finalement rentré à l’École Navale, suivant les pas de Rafael Haoa (l’un des évadés de 1944). Autrement dit, les adultes n’ont pas quitté le cercle institutionnel lié à l’Armée ou à la SADIP. En 1953, le contrat de CEDIP avec l’État arrive à expiration et n’est pas renouvelé. La Marine reprend donc l’administration de l’île. Pendant ces années, quatre des échappés de 1949 vont retourner à Rapa Nui : Valentín Riroroko, Luis Paoa, Ventura Chávez et Alberto Hotus. De tous les quatre, Alberto est le seul qui s’est marié avec une femme non- rapanui. Valentín et Alberto vont être embauchés par l’Armée pour aider aux travaux menés par les religieuses dans la léproserie. Valentín se souvient :

Quand je suis revenu [sur l’île] on m’a dit que l’Armée m’embaucherait, mais moi je ne connaissais rien à toutes ces choses, et je n’étais pas trop versé en plantes, et en plus ils m’ont envoyé à la léproserie travailler avec les religieuses. Ils ne payaient même pas 250 pesos, et ne donnaient pas à manger. Je plantais des légumes pour les malades et nous devions les surveiller pour que les femmes et les hommes ne se rejoignent pas. La nuit, lorsque j’arrivais, ceux du tour de garde antérieur les avaient déjà enfermés [dans les chambres] avec cadenas. (Valentín Riroroko, in Štambuk 2010 : 217).

Des trois qui sont restés au Chili, Miguel Paoa est parti en Argentine, puis en Israël, sans jamais retourner à Rapa Nui. L’un de ses fils israéliens est venu à Rapa Nui en 2009 et j’ai eu l’opportunité de le rencontrer. Il m’a dit que son père ne voulait pas revenir sur l’île. Pedro Teao est revenu et a travaillé dans une entreprise de transport maritime. Florentino Hey, quant à lui, est décédé au Chili. Ana, quant à elle, a vécu dans le bâtiment de l’Intendance de Valparaíso, résidence aussi de l’intendant Molina Luco. À Valparaíso elle a fait une rapide formation de sage- femme, car (selon Molina Luco) c’était un métier indispensable à Rapa Nui pour éviter la mort des nouveau-nés. En 1951 Ana est retournée à Rapa Nui pour travailler dans le petit hôpital. Cette même année elle se marie avec Rafael Haoa, l’infirmier naval et évadés de 1944.

308

Chapitre 5. Les temps des évasions

1.5. Quelques éléments communs

Pour finir cette section, je voudrais signaler quelques éléments communs à ces évasions pour mieux appréhender le processus d’ouverture qui s’est alors mis en marche. Cinq points me semblent remarquables. D’abord, il semble clair que les évasions furent une réaction aux conditions de vie sur l’île de Pâques des années 1930 et 1940. Cet enfermement de la population dans le village et dans l’île a poussé les jeunes hommes célibataires à tenter de quitter l’île. Ainsi, sur une période de dix ans, nous avons enregistré six tentatives d’évasion dont quatre sont bien arrivées à destination. Les raisons pour s’échapper ont été relatées par les journalistes qui ont interviewé les clandestins. Celles-ci oscillent entre une envie de connaître « la patrie » et « avoir une éducation » et – comme on l’explique aujourd’hui – une intention de dénoncer les abus commis par la CEDIP. Les trois explications sont complémentaires. Deuxièmement, les évasions ont un caractère collectif. Même si certains témoignages parlent de la coïncidence de se retrouver à plusieurs dans la cachette, les évasions semblent toutefois représenter un désir collectivement partagé par les jeunes hommes. Il faut noter également qu’il n’y a pas eu d’évasions féminines. La seule hypothèse que nous pouvons avancer à ce sujet est que les mécanismes de contrôle social ont été plus efficaces sur les femmes. Ainsi, si hommes et femmes vivaient sous un régime de trois enfermements simultanés – l’île, le village et la parenté étendue –, les femmes quant à elles vivaient au moins dans un quatrième enfermement : le groupe domestique, donc un contrôle de la part du père, de la mère, des oncles, des tantes et même des frères et cousins. Les rapports de parenté sont aussi devenus une sorte d’enfermement. Pendant les années 1930 les difficultés à trouver une potentielle partenaire était d’une grande complexité et elles se sont certainement aiguisées au cours des années 1940. En 1932, un groupe de jeunes Rapanui formulait une demande particulière à un capitaine de navire : transporter trente jeunes filles du Chili pour qu’ils les épousent.

Comme la population est réduite, les Pascuans se heurtent à d’autres problèmes du fait de la parenté entre eux. Pour le résoudre, un groupe de trente jeunes hommes ont formellement demandé au commandant du [navire] Rancagua, le capitaine Carlos Torres, qu’il fasse en sorte que le gouvernement du Chili leur envoie trente jeunes femmes qui seraient disposées à se marier avec eux, étant donné qu’eux ne pouvaient [se marier] ni avec leurs cousines ni avec leurs tantes. Le commandant du transport de guerre entendit cette requête orale sur le quai de Hanga-Roa. (La Unión de Valparaíso, 12 septembre 1933).

309

Deuxième partie

À ce sujet, il faut relever que l’ensemble des évadés avaient des liens de parenté étroits : il s’agit de fratries et membres de quelques familles rapanui, et presque tous étaient célibataires. Très probablement parmi les jeunes demandeurs d’épouses se trouvaient les frères ainés des évadés ou même leurs pères. Ainsi, par exemple, deux des évadés de 1949, Pedro Teao Riroroko et Luis Paoa Paté, étaient des frères cadets des échappés de 1944, Rafael Teao Riroroko et Emilio Paoa Paté (Annexe G : G7 et G8) Aussi, l’un des fugitifs de 1948, Daniel Chávez Tepihi, était le frère cadet d’un des clandestins de 1944, Carlos Chávez Tepihi (Annexe G : 5). Nous comprenons donc que les fratries concernées par ces évasions sont en majorité les Chávez, les Riroroko, les Teao et les Paté. Ce constat nous conduit plus loin dans les histoires familiales : les Chávez sont les enfants et petits-enfants de Daniel Teave, le déporté d’après la révolte de 1914 ; les Riroroko sont les petits-enfants de l’ariki Riro ‘a Ngaure, décédé à Valparaíso en 1898 ; et les Teao, les petits-enfants d’un déporté de 1902. Le troisième élément qui mérite d’être souligné est la réaction des médias et des autorités chiliennes. Ils ont exalté un supposé sens patriotique des échappés. Vrai ou faux, le corollaire de ce discours médiatique et étatique fut la création de la Société des Amis de l’île de Pâques. Cela aura, à notre avis, deux effets importants sur la société rapanui. D’abord, une amélioration des conditions de vie de la population et surtout des lépreux, grâce aux campagnes de charité ; mais aussi, la propagation des tentatives d’évasion dans les cales des bateaux. Ainsi, une fois la SADIP fondée en 1947, nous trouvons des essais d’évasions dans les bateaux de 1947, 1948 et 1949. Si les évadés avaient la chance de ne pas se faire découvrir, ils savaient qu’au moins ils pourraient rester un an dans une ville du Chili en attendant leur rapatriement. Ils savaient aussi qu’ils seraient, certainement, accueillis par la SADIP. Quatrième caractéristique des évasions : les échappés ont reçu l’aide de quelques employés de l’Armée. Dans tous les récits (sauf celui de Pedro Hito) nous trouvons un élément de collaboration d’un ami de l’Armée. En effet, il faut souligner un aspect fondamental des relations sociales sur l’île : les relations d’amitié et solidarité, disons, de réciprocité, entre certains agents coloniaux et insulaires existaient bel et bien et se sont manifestées lors de ces évasions. L’action des individus – leurs sentiments et engagements auprès des insulaires –, était distincte de l’action des institutions qui sur l’île de Pâques ont eu un rôle fortement répressif.

310

Chapitre 5. Les temps des évasions

Les itinéraires décrits nous montrent que ceux qui sont revenus n’ont pas repris l’activité économique qu’ils occupaient avant leur départ. La traversée est devenue le moyen de trouver une activité différente de la culture du maïs, de la pêche (très contrôlée) ou des activités liées à l’élevage de moutons, comme la tonte. Mais de plus, elle a représenté l’opportunité de trouver une épouse – avec la certitude qu’elle ne sera pas apparentée – et grâce à elle, de se lier à une famille non-rapanui en dehors de l’île. Ce point est d’une importance capitale pour comprendre les migrations postérieures des Rapanui vers le Chili continental et ailleurs. Ainsi, petit à petit se sont formées des enclaves rapanui que l’on peut identifier, surtout à Valparaíso et dans les communes voisines, enclaves fondées par ces couples d’un homme rapanui échappé et d’une femme chilienne. Aujourd’hui les insulaires se souviennent que les premières familles à s’installer dans la région du port sont les Rapu, les Chávez, les Paoa et les Haoa. Les trois premières familles formées par les évadés de 1948 et leur épouse chilienne, et la quatrième famille fondée par Rafael Haoa (évadé de 1944) et Ana Rapahango (sage-femme formée en 1949). Dans les années 1960, d’autres familles se sont installées dans les communes proches de Valparaíso, comme les familles Atan dans le village de Quilpué et les artistes de la famille Pakarati à Valparaíso (cf. chapitre 6).

2. Vers le soleil couchant : à voile vers Tahiti

L’envie de quitter l’île de Pâques a sans doute été un sentiment généralisé parmi les habitants de Rapa Nui à l’époque dont nous parlons. Une envie qui s’est accentuée dans les années 1950, sans nul doute sous l’influence des compatriotes de retour du Chili continental dont les récits soulignaient que leur séjour au Chili continental a changé leur statut dans la communauté insulaire (avoir plusieurs emplois salariés, avoir établi des liens avec des familles du Chili et avoir acquis de nouvelles connaissances). L’analyse de ce progressif processus d’ouverture de la société insulaire et de la réaction face aux conditions de vie sur l’île doit inclure également la seconde stratégie d’évasion : partir vers le soleil couchant sur de petites embarcations, afin de rejoindre Tahiti. Le Père Sebastián Englert (1960b) a compilé les histoires de ces évasions-là et il en a tiré une petite étude. Il nous donne des détails sur les évadés tels que leur groupe de parenté, leur âge et leur état civil, ainsi que les durées de voyage et les provisions

311

Deuxième partie

emportées. Il explique que seul l’« instinct de voyage chez les Polynésiens » (Englert 1960b : 465) serait la raison pour tenter une telle expédition et parle des « aventures en mer » sans évoquer les véritables causes des évasions. Grant McCall (1997b) nous apporte aussi quelques éléments dans sa réflexion plus large sur les expériences diasporiques des Rapanui, sans ajouter de nouvelles données par rapport au travail d’Englert. Nous avons aussi trois articles consacrés respectivement à la deuxième évasion (Jacquier 1948), à la quatrième (Laguesse 1954) et à la cinquième (Laguesse 1956), ainsi qu’un livre entièrement consacré à la quatrième évasion (Nègre 1956). Ces écrits s’intéressent surtout à la question de la navigation traditionnelle. Plus tard, en 2001, Marie-Françoise Peteuil redécouvre ces événements lors d’un voyage touristique à Rapa Nui. Quelque temps après et suite à une enquête bibliographique et quelques entretiens auprès de Rapanui ayant émigré en France, et de quelques autres sur place à l’île de Pâques, elle publie une étude historique (Peteuil 2004). Malgré les écueils d’un travail qui comporte des erreurs de contexte historique et une surinterprétation des raisons qui ont conduit des Rapanui à tenter une évasion, cette étude d’une non-spécialiste des sciences sociales ni de Polynésie est importante pour trois raisons. D’abord elle systématise toute l’information existante sur le sujet ; deuxièmement, elle nous apporte des extraits d’entretiens qui nous permettent de saisir la façon dont ces évènements sont conçus a posteriori et mis en mots aujourd’hui et, troisièmement, son étude apporte une autre explication aux voyages, laquelle jusque-là n’avait pas été exprimée en ces termes : les Rapanui ont quitté l’île de Pâques car ils étaient en quête de liberté. Une recontextualisation critique de ces témoignages serait nécessaire car Peteuil interprète les entretiens comme une émanation des conceptions de l’époque, sans prendre en compte le demi-siècle séparant les évasions et ses entretiens, temps au cours duquel les acteurs ont pu reconceptualiser leur évasion. Patricia Štambuk (2010) a aussi publié des entretiens qui portent sur ce sujet. Les deux auteures ont interviewé des survivants de ces événements ou alors les enfants des protagonistes, conférant une approche intime et affective aux récits de ces évasions. J’ai moi-même connu des survivants et leurs enfants, lors de mes enquêtes au Chili continental et à l’île de Pâques, et j’ai pu ajouter à leurs récits des informations issues des archives de presse et de la reconstruction des liens généalogiques. Toutes ces données permettent de reconstruire ces histoires d’évasion avec précision, et de comprendre les modalités d’action déployées lors de ces trajets.

312

Chapitre 5. Les temps des évasions

Il existe bien entendu des différences avec les évasions réalisées dans les cales des grands bateaux, mais elles ont un lien évident, relevant du même phénomène d’ouverture de la société insulaire et avec le même effet de créer des brèches dans l’enfermement.

2.1. Au Chili ou à Tahiti, naufrage ou évasion ?

Le 2 janvier 1944, cinq jeunes hommes, âgés de 19 à 25 ans, dont un récemment marié, ont pris la mer dans un bateau de sept mètres de longueur. Après quelques jours d’une navigation compliquée, ils ont été secourus par un bateau américain4 et conduits à Antofagasta, ville portuaire du nord de Chili. Le 26 janvier, les cinq Rapanui furent hospitalisés. Leur histoire est alors racontée par la presse. La question ici est de savoir si, comme cela a été publié par la presse, il s’agissait d’un naufrage ou d’une évasion. Selon la presse, « l’odyssée » des cinq insulaires aurait été produite par un accident en mer après une grosse tempête. Le journal El Popular de Antofagasta du 27 janvier 1944 reproduit une version de l’histoire :

Nous avons eu des informations selon lesquelles cinq habitants de la lointaine île de Pâques avaient fui il y a peu dans un bateau et sans alimentation. Hier nous avons su qu’ils se trouvent à Antofagasta et internés dans une salle de l’hôpital El Salvador. L’un de nos reporters s’est rendu là-bas pour constater la véracité de ces informations. Elles étaient exactes. Nous les y avons trouvés, se reposant sur des lits de la salle San Vicente. Nous avons pu nous entretenir avec eux et obtenir les informations suivantes : Andrés Pate Tuke [sic], 25 ans, célibataire, sachant lire et écrire ; Belisario Lapu Ito [sic], 22 ans, célibataire, lit et écrit ; Luis Pacomio [sic], 17 ans, célibataire, ne sachant pas lire, et Martin Paté Pacos [sic], 22 ans, marié depuis quatre mois avec une Française plutôt sympathique selon les Pascuans. Celui-ci pleure à son souvenir et celui de sa famille [Il manque les informations relatives au cinquième évadé].

Suite à cette présentation l’article continue avec « l’histoire racontée par les natifs ». Voici l’extrait rapporté par la presse :

Nous sommes partis le matin du 8 janvier pour pêcher dans un bateau à voile avec l’équipement pour cette journée. À une distance pas si lointaine de l’île une tempête de vent

4 Selon Englert (1960b : 466) le bateau venait des îles Salomon. Selon Peteuil il s’agissait d’un bateau de guerre américain qui patrouillait dans le Pacifique en quête de bateaux japonais. Il faut se rappeler qu’en 1944 le Pacifique était le théâtre d’un conflit armé mondial dont il constituait l’une des scènes de confrontation.

313

Deuxième partie

nous a surpris et emportés à de nombreux milles de distance. Nous avons perdu la voile du bateau et quatre des sept rames du bateau. La nourriture et l’eau se sont épuisées. Nous étanchions notre soif avec l’eau de la pluie. Nous gardions l’eau dans une toile de bâche. Nos forces diminuaient chaque jour, cela faisait déjà 13 jours et le bateau se cassait à plusieurs endroits. Il fuyait abondamment au niveau de la proue et lorsque nous n’attendions plus que le naufrage nous avons aperçu un vapeur nord-américain. Nous lui avons fait des signes avec un drapeau chilien pour qu’il ne nous prenne pas pour des Japonais ou des Philippins. Lorsque le navire s’est approché pour nous prendre notre bateau s’est brisé comme une coquille de noix. Après être montés sur le vaisseau, les Nord- Américains nous ont alimentés, et nous ont offert des vêtements, des cigarettes et d’autres objets. Cela faisait déjà 13 jours que nous étions partis de l’île et les marins nous ont dit que nous nous trouvions à 120 milles [nautiques] de l’île de Pâques ». Notre reporter tente de faire parler les Pascuans afin qu’ils confirment si en réalité, comme l’annonçait la presse il y a quelques temps, ils avaient fui. Ils répondirent négativement alléguant qu’ils n’avaient jamais pensé abandonner leur foyer. En leur demandant ce qu’ils feraient plus tard ils manifestèrent le désir de connaître cette île qui s’appelle Antofagasta. Voir les trains, le cinématographe, et les autres choses ignorées par eux. Ensuite ils souhaitent retourner sur leur terre. (El Popular de Antofagasta, 27 janvier 1944).

Or, selon les autres sources que nous connaissons, la question du naufrage ne se pose pas. Il s’agit bel et bien d’une évasion. Cependant il n’y a pas de consensus sur la destination : certains disent qu’ils voulaient aller au Chili (El Popular de Antofagasta 27 janvier 1944 ; Englert 1960b et Štambuk 2010) ; alors que Peteuil (2004) affirme que l’objectif était d’aller à Tahiti. Mêmes les insulaires avec qui Peteuil avait réalisé des interviews en 2002, les mêmes qui ont été les informateurs de Štambuk, contredisent l’information que Lázaro Hotus (évadé de 1944 de l’Allipén) m’avait rapportée en 2006. Luis Avaka, l’interlocuteur privilégié de Štambuk et frère cadet d’un des évadés, lui a raconté ce qui suit :

C’était le 1er janvier 1944, jour de la nouvelle année. J’avais 19 ans et mon frère 24. Il s’était marié peu de temps avant, et avait certainement eu des problèmes avec sa femme car il a beaucoup souffert et ensuite ils se sont séparés. Je l’avais vu en train de préparer de la nourriture avec d’autres jeunes : de la viande de porc, de la viande sèche, des bananes, beaucoup de choses. « Nous allons manger tout cela pour fêter la nouvelle année, va te coucher, quand ce sera l’heure nous te réveillerons » […] mon frère Martin voulait aller sur le continent, à Santiago, Valparaíso, connaître le Chili, parce que ici on ne les laissait aller nulle part, c’est pour ça qu’ils sont partis. (Štambuk 2010 : 135-136).

314

Chapitre 5. Les temps des évasions

Lázaro m’a raconté une histoire semblable. Rappelons-nous que Lázaro a rencontré ces cinq Rapanui à Valparaíso.

Ils ont pris un petit bateau pour venir au Chili. Comme nous, ils voulaient voir le Chili, parce que là-bas [sur l’île] on était enfermés, on ne pouvait pas sortir. Tous à l’île de Pâques nous voulions connaître ce pays appelé le Chili.

Notons déjà que les dates du départ rapportées par la presse (8 janvier) et celle du récit de Luis Avaka (2 janvier) ne concordent pas (Englert 1960b donne la même date de départ). Cependant la différence la plus importante concerne les motivations rapportées par Luis Avaka et par Lázaro Hotus : il ne s’agit pas d’un naufrage après une sortie de pêche. Un autre argument pour défendre l’hypothèse de l’évasion, est les mesures et les provisions prises avant le départ. Englert (1960b : 466) rapporte à ce sujet:

Comme provision les cinq jeunes ont amené un baril de 50 litres de l’eau, une bonne quantité de patates pour les manger crues, des bananes et des oranges. Ils avaient calculé des vivres qui, mangés en petites quantités chaque jour, devaient être suffisants pour 30 jours, jusqu’à ce qu’ils arrivent sur le continent.

S’il s’agissait d’une évasion, quelle en était la destination ? À ce sujet les informateurs de Peteuil, Luis Avaka et Lázaro Hotus ne sont pas d’accord : le Chili ou Tahiti ? Peteuil décrit son entretien avec Marco Rapu5, fils de Belisario Rapu Hito, l’un des échappés, qui défend l’hypothèse de Tahiti :

Son père et les autres étaient partis à Tahiti, sur un bateau avec des rames, dit-il. Ils l’avaient construit eux-mêmes. Mais il y a eu une tempête, et ils ont été déportés vers le Chili. Ils se dirigeaient de nouveau vers Tahiti quand un bateau les a attrapés [geste de menottes]. Ils sont restés trois mois au Chili, vers Antofagasta. Ils se sont sauvés, et ont marché le long de la côte. Ils voulaient faire un autre bateau pour repartir, mais ils ont été repris à Iquique, et ont dû faire deux ans de service militaire (Peteuil 2004 : 210) 6.

L’explication n’est pas très claire et laisse penser qu’après la tempête ils sont arrivés au Chili, mais comment ? Peteuil ne l’explique pas. Ensuite, ils auraient essayé de s’enfuir à Tahiti et ils ont été repêchés par le bateau américain. À l’île de Pâques, Peteuil rencontre

5 Peteuil nous explique qu’elle maîtrise mal l’espagnol (2004 : 175) mais que la majorité de ses entretiens ont été faits avec l’aide d’un interprète qui traduisait de l’espagnol en français. Cependant, l’entretien avec Marcos Rapu n’a pas reçu ce soutien. 6 Ici un autre élément de discorde. Selon Luis Avaka le bateau fut volé cette nuit-là. Sa propriétaire était María Nahoe. Le père de Martín et Luis a dû lui construire un bateau similaire en compensation (Štambuk 2010 : 136).

315

Deuxième partie

aussi Esteban Pakarati Hito, à ce moment-là le seul survivant de cette évasion. Elle écrit : « il le dit très nettement. ‘Je voulais voir ma famille à Tahiti’ » (Peteuil 2004 : 215). Nous ne pouvons pas tirer de conclusion finale concernant la destination de cette évasion de début 1944, même si Esteban, soixante ans après cette expérience, dit qu’il voulait aller à Tahiti pour rencontrer sa famille (sujet fondamental et sur lequel nous reviendrons plus loin). Cependant, la presse de l’époque veut croire que la destination était plutôt le Chili et cite à l’appui le fait de la présence d’un drapeau chilien. Sebastián Englert (1960b), qui a connu tous les évadés, avant et après leur fuite, nous propose une solution. Il nous dit que, pendant la tempête, ils ont dû se débarrasser de leurs provisions pour alléger le poids du bateau et comme le vent n’était pas favorable pour continuer la course vers le Chili, ils ont changé de trajectoire, cette fois-ci, avec le vent dans le dos, en direction de Tahiti.

Ils ont supporté la faim et la soif et ont continué quelques jours vers l’Est utilisant une boussole, deux paires de rames et une voile, lorsque le vent le permettait, mais au bout de quelques jours ils changèrent de cap, voyant que le fort vent de nord-est ne leur permettait pas d’atteindre le continent et ils décidèrent alors d’aller à l’Ouest, à Tahiti. (Englert 1960b : 466).

D’après les récits recueillis par Englert (1960b) et la version de Luis Avaka, les jours ont passé sans que les voyageurs ne voient aucune terre. En plein désespoir, alors réduits à manger un cuir de vache qu’ils avaient conservé pour se protéger du soleil et du froid de la nuit, ils ont finalement été repêchés par le bateau américain et transportés au port chilien d’Antofagasta. Luis Avaka raconte:

Dans un journal du continent qu’ils envoyèrent ensuite ici l’information parut : les Américains avaient trouvé cinq voyageurs clandestins pascuans. Depuis Antofagasta on les a envoyés à Valparaíso et là-bas ils furent aidés par Humberto Molina Luco et Federico Felbermayer, [fondateurs de la future Société des Amis de l’île de Pâques]. Ils étaient heureux ! Parce qu’ils découvraient ce qu’ils souhaitaient découvrir. On les amena à Quilpué et on leur donna du travail à tous les cinq pendant une année afin de rester tranquilles en attendant l’opportunité du trajet d’un bateau vers l’île. (Luis Avaka, in Štambuk 2010 : 137).

C’est à ce moment que l’histoire des cinq évadés croise celle des sept Rapanui arrivés en 1944 à Valparaíso cachés à bord du Vapor Lautaro, histoire que nous avons retracée dans la section antérieure grâce au récit de Lázaro Hotus.

316

Chapitre 5. Les temps des évasions

Quelle est donc l’importance historique de cette évasion ? Il ne s’agit pas seulement du débat sur la destination que ces évadés avaient en tête. À nos yeux le plus important est qu’ils ont montré au reste des habitants de l’île que quitter Rapa Nui dans un petit bateau était possible.

2.2. Un étrange jour de pêche

Pendant que d’autres Rapanui essaient de se cacher dans les cales de bateaux et que certains des échappés de 1944 sont revenus sur l’île de Pâques pour y raconter leur périple, un groupe de sept insulaires a pris la mer le 25 décembre 1947. Après 37 jours de navigation et 1200 milles nautiques parcourus, ils sont arrivés sur l’atoll de Reao, au Sud- est de l’archipel des Tuamotu. C’est la première fois qu’un groupe de Rapanui réussit une traversée pareille, et de plus sans aucun instrument de navigation ! Le groupe initial de sept personnes s’est réduit à six car l’un d’entre eux est retourné sur l’île dans un petit bateau annexe pour alerter qu’ils se trouvaient à la dérive. Les personnes étaient membres de la famille Pakarati, famille très proche de l’Église et du prêtre Sebastián Englert. Et l’un des aspects étonnants de ce voyage c’est que parmi les voyageurs se trouvaient deux enfants de 11 et 9 ans respectivement. Les navigateurs étaient : Agustín Pakarati Rangitaki l’aîné de la fratrie, de 55 ans, marié et père de cinq enfants ; Domingo Pakarati Rangitaki de 53 ans, déjà veuf ; José Pakarati Rangitaki de 48 ans, marié et père d’un fils et Leonardo Pakarati Rangitaki de 35 ans marié et le père des deux enfants présents à bord, Diego Pakarati Atamu de 11 ans et Mariano Pakarati Atamu de 9 ans, et Santiago Pakarati Atamu de 36 ans, celui qui retournera sur l’île dans l’annexe. Est-ce que le voyage a été planifié comme une évasion ? Que s’est-il passé après leur arrivée à Reao ? Tentons de reconstruire l’histoire avec les travaux d’Englert (1960b), Peteuil (2004), Štambuk (2010) et des données de ma propre enquête de terrain. Sebastián Englert (1960b : 467) nous rapporte qu’en 1945 Domingo et ses frères ont commencé à construire une « sorte de goélette » qu’ils ont achevée en 1947 et qu’ils ont appelé María Pascua :

[Elle] était haute, bien fabriquée, de 9 mètres de long, avec un pont et mâts pour les voiles : artimon, trinquet et foc. Sous le pont il y avait un grand espace pour y mettre des lits et ranger des provisions.

317

Deuxième partie

Englert avait entendu dire qu’ils voulaient aller à Tahiti, ce pourquoi la mise à l’eau fut interdite. Malgré cela, le matin du 25 décembre 1947, les frère Pakarati ont pris la mer. Selon Englert ce jour-là ils voulaient aller à la pêche et non tenter le voyage à Tahiti, lequel fut une décision imprévue une fois l’équipe emportée au loin par des vents contraires. Il décrit les événements :

Ils sont arrivés à la baie d’Anakena mais ils n’ont pas pu pêcher. Un fort vent s’est levé et les a poussés peu à peu, selon un probable calcul, à environ 25 ou 30 milles de l’île. Après une semaine ils n’avaient plus à manger, même pas la peau des courgettes. Santiago [Segundo] Pakarati a demandé à son oncle de lui prêter le canot [attaché à la María Pascua] pour aller pêcher. Mais au lieu de partir à la pêche, craignant qu’à cause du fort et persistant vent d’Est la goélette [la María Pascua] ne puisse pas revenir sur l’île il partit à la rame [vers l’île] et arriva vers minuit à la côte de Vai Mata […] quand il arriva au village d’Hanga Roa il informa les autorités de la situation de l’endroit où se trouvait l’embarcation, on envoya trois bateaux dans trois directions différentes [mais] ils revinrent sans résultats […]. [Entretemps, sur la María Pascua] Comme le fort vent d’Est persistait, Domingo a pris finalement, vers mi-janvier, la résolution de mettre les voiles pour suivre la direction de Tahiti […] (Englert 1960b : 467).

Cette version des faits a été certainement rapportée par Santiago Pakarati quand il est revenu sur l’île avec le canot, après avoir laissé les siens sur la María Pascua. Mais la version va être ratifiée par Leonardo une fois qu’il est arrivé à Tahiti. Le 13 avril 1948 à Papeete, il déclare:

Avant le 25 décembre 1947, je suis allé de mon village à Rapa Nui à la pêche à l’autre bout de l’île, accompagné de mes trois frères et de mes deux fils, en cotre. En cours de route, nous avons eu un mauvais temps, un grand vent qui nous a éloignés de la terre ; il a duré 10 jours. Au 11ème jour, la terre a disparu de notre vue. Nous avons laissé notre cotre à la dérive en attendant un meilleur temps, cela a duré 6 jours, après quoi le vent a changé, et a été en notre faveur, nous avons hissé les voiles dirigeant notre bateau vers la terre. Le vent favorable a duré deux jours, et le vent des premiers jours a repris, nous poussant à nouveau au grand large en dérive. Après 36 jours de navigation, nous sommes arrivés à l’île Reao [aux Tuamotu, Polynésie française] à bout de force. Nous sommes restés 30 jours sans nourriture ni eau [...] » (Extrait du Procès-verbal du 13 avril 1948, in Peteuil 2004 : 256- 257).

318

Chapitre 5. Les temps des évasions

Mariano Pakarati, le fils de Leonardo, qui à l’époque avait neuf ans, va ratifier cette version soixante ans plus tard, quand il raconte ses souvenirs à Štambuk. De son récit nous concluons qu’elle ne s’agit pas d’une évasion planifiée :

Cela faisait deux ou trois mois que nous partions à La Pérouse7 avec ce bateau, ils étaient passionnés de pêche, mais tout ce qu’ils prenaient était pour la consommation familiale, en ce temps-là personne ne vendait. Le bateau María Pascua était très confortable pour naviguer […] Entre frères ils discutaient et disaient qu’ils voulaient aller à Taparoi, une zone qui est en haute mer depuis Poike8, parce que là-bas il y avait plus de thons. Les Pakarati savaient où il fallait pêcher, à quelle profondeur, avec quels hameçons, quels poissons ; à Haka Nononga, à Apora, à Taparoi9, où que ce soit. C’était des spécialistes. Nous étions en train de naviguer dans cette direction lorsque le vent s’est levé et la mauvaise mer a commencé. Nous avons fait demi-tour et le vent a continué à souffler. Quand nous étions plus ou moins à la hauteur du Motu Tautara10, le cousin Santiago est descendu dans le bateau [l’annexe] et il est parti en ramant jusqu’à la terre. Nous, nous sommes restés à bord du María Pascua. » (Mariano Pakarati, in Štambuk 2010 : 140).

Les Pakarati, tout le monde le sait à Rapa Nui, sont une famille de la mer, c’est pour cela que ce jour-là, les gens pensaient qu’ils étaient partis vers Tahiti. Cependant ils n’avaient pris ni vivres ni eau douce et de plus, deux enfants étaient à bord. Personne n’aurait tenté une traversée avec des enfants, dit Englert (1960b : 467-468) :

[Il] paraît miraculeux qu’ils aient pu vivre trente jours sans manger et vingt jours sans boire de l’eau. Ils étaient si maigres que leurs corps étaient squelettiques […] Le matin du 30 janvier ils ont finalement aperçu […] les pointes des arbres. C’était des cocotiers de l’atoll Reao.

J’ai fait la connaissance de Diego Pakarati, le frère aîné de Mariano, à Santiago du Chili en 2007 quand il avait 73 ans. Il m’a raconté le voyage. À Reao ils sont restés trois mois, le temps de se rétablir physiquement. Diego se souvenait qu’à cette époque Reao était beaucoup plus développée que Rapa Nui en terme d’infrastructures, car il raconte

7 Il s’agit d’une baie sur la côte nord-est de l’île, à 15 kilomètres environ du village. Son nom en langue rapanui est Hanga Ho‘onu (baie de la tortue). 8 Le Poike est le volcan qui fait partie de la pointe est de l’île. 9 Les haka nononga sont des aires en mer reconnues pour l’abondance du thon. 10 Un îlot au pied d’une falaise, non loin du village d’Hanga Roa. À l’époque il marquait la limite de la clôture du village.

319

Deuxième partie

qu’il y avait un hôpital11, une école et l’autorité était exercée par des Polynésiens et non des Français.

Nous sommes arrivés au sud de Reao. Alors nous avons suivi la côte pour voir si elle était habitée ou non. Lorsque nous sommes arrivés à un endroit où nous avons vu le drapeau français alors les vieux ont jeté l’ancre. Un monsieur est arrivé avec un de ces bateaux à rames et comme les vieux savaient parler le paumotu, parce que ma grand-mère le parlait tout le temps – elle venait de l’île Maru Pua, qui appartient aux Tuamotu –, ils ont pu communiquer avec les gens. Nous sommes arrivés et ces gens nous ont fait des gestes depuis la terre et des embarcations plus grandes sont venues. Je me souviens que dans l’île il n’y avait aucun français, le gouverneur était insulaire, le policier insulaire, le médecin était autochtone [nativo]. Ensuite on nous a amenés à terre avec une embarcation et on nous a conduits à l’hôpital. Le médecin nous a auscultés, on nous a lavés et après surs les brancards les médecins nous ont à nouveau auscultés. Tu peux t’imaginer la faim que nous avions ! Et ils nous donnaient de la soupe avec des nouilles et de la sauce tomate, c’est tout, rien d’autre! Ensuite on nous a amenés à la chambre et on nous a couchés et toutes les demi-heures on nous donnait un quart ou moins d’un quart [de litre] de lait.

L’arrivée des frères Pakarati à Reao, après presque une quarantaine de jours de navigation sans aucun instrument pour s’orienter en mer, a suscité bien des questions aux spécialistes de la navigation en Polynésie. Henri Jacquier, membre de la Société des Études Océaniennes à Tahiti, a rencontré Leonardo Pakarati à Papeete, qu’il a interviewé. Jacquier publie alors un article au sujet de cette « aventure en mer » (Jacquier 1948). Il nous informe que Leonardo parlait le tahitien avec un « léger accent » ; nous savons que les Rapanui ont été évangélisés dans cette langue, et le père de la fratrie, Nicolás Pakarati Ure Potahi était le catéchiste de l’île, et leur mère venait des Tuamotu. Ensuite, deux des adultes avaient déjà fait un voyage à Tahiti. Domingo et José figuraient sur la liste des voyageurs de la goélette Moana de 1926 (cf. chapitre 1 Tableau 1.5). Mais, supposer qu’ils se soient guidés avec les étoiles, à la manière des anciens Polynésiens, semblait peu probable à Jacquier :

[…] leurs idées étaient très vagues sur la position des îles et leurs distances. D’ailleurs le manque complet d’instruments ne permettait pas de suivre une direction à peu près

11 Selon Jacquier (1948 : 497) Reao était l’atoll où le gouvernement français envoyait les lépreux des Tuamotu.

320

Chapitre 5. Les temps des évasions

constante. Leur seule conduite fut de s’en remettre littéralement « à la grâce de Dieu ». (Jacquier 1948 : 496-497 ).

Concernant l’hypothèse d’un éventuel voyage guidé par des étoiles, la discussion est moins claire. Peteuil va la défendre avec l’argument que les Pakarati étaient de bons pêcheurs et donc « fins connaisseurs de la navigation traditionnelle » (Peteuil 2004 : 96). Cependant elle ne trouve pas de témoignages directs à ce sujet. Elle soutient cette hypothèse grâce au discours d’autres Rapanui, notamment ceux qui ont eu une très riche expérience en Polynésie et qui ont redécouvert la navigation dite traditionnelle12. On peut légitimement supposer que ce discours ait été récupéré par des intellectuels locaux dans les années récentes. Mais nous pouvons supposer aussi que Domingo et ses frères aient appris la route lors du voyage de 1926. J’ai discuté à ce sujet avec Leonardo Pakarati Quiróz, le fils de Mariano Pakarati Atamu. Il pense que son grand-père et ses grandes-oncles ont appliqué ce qu’ils auraient entendu, peut-être, de leur mère, Elizabeth Rangitaki. Le fait que les frères Pakarati parlaient autant le paumotu que le rapanui, montre bien qu’un certain savoir leur a été transmis par leur mère immigrée.

Je suis persuadé que nua Tapeta [le surnom d’Elizabeth] a dû leur transmettre des choses de chez elle. La langue, cela va de soi, les vieux parlaient le paumotu ! Je pense que dans quelques histoires qu’elle leur a racontées, ou dans des chansons qu’ils ont entendues, apparaissait que telle étoile montre le chemin à Tahiti : Matamea, Te Pou, par exemple. Sauf qu’ils n’avaient pas eu l’occasion, avant leur voyage sur le María Pascua de l’essayer.

Leonardo ne mentionne pas le voyage de ses grands-oncles de 1926. Mais, nous l’avons vu, Judith Hereveri, petite-fille de Domingo, savait que son grand-père était venu à Tahiti sur une goélette. Le voyage de la goélette Moana en 1926 a été le seul moment où Domingo et José auraient pu vérifier leurs savoirs ; ou, au moins, avoir eu une première expérience de la traversée (cf. chapitre 1, section 6.4). Ce qui est certain c’est que les autres Rapanui qui quitteront l’île de Pâques ultérieurement vont apprendre la route des frères Pakarati.

12 Parmi les collaborateurs de Peteuil nous trouvons Marcos Rapu, fils de Belisario Rapu, un des évadés de 1944 en petit bateau. Marcos était en 2002 le directeur du ballet culturel Kari Kari et selon Peteuil (2004 : 210), il avait connu les gens de la pirogue hawaïenne Hōkule‘a, arrivée à Rapa Nui en 1999 (cf. Low 2001 ; Delsing 2009). Son autre collaborateur était Joël Huke, un artiste local reconnu et l’un des leaders du mouvement de renouveau culturel rapanui des années 1970 (cf. Huke 1995).

321

Deuxième partie

Une fois rétablis, Leonardo et ses deux enfants vont s’embarquer dans le bateau Orohena pour rejoindre Tahiti, alors que ses trois frères vont rester à Reao quelque jours de plus pour réparer leur bateau (Jacquier 1948). Diego m’a raconté que l’Orohena parcourait les îles pour récolter le coprah, un marché très développé à cette époque en Polynésie. Ils sont arrivés à Papeete en avril 1948. L’arrivée des trois Rapanui à Papeete sans papiers d’identité (car le Chili ne délivrait pas de carte d’identité aux insulaires de l’île de Pâques et encore moins un passeport) provoque une affaire diplomatique. Le Gouverneur de Colonies, Pierre-Louis Maestracci, selon le récit de Leonardo Pakarati Rangitaki, entame les démarches de rapatriement au Chili. Peteuil (2004) recueille les télégrammes échangés entre le Gouverneur et l’Ambassade de France au Chili, où nous trouvons des informations remarquables. Un premier document daté d’avril 1948 informe d’un « bateau échoué » à Reao et de la présence de survivants ; le Gouverneur demande d’en informer la famille13. Dans un deuxième télégramme, daté du 13 septembre 1948, Maestracci informe de la procédure et des obligations du Chili pour le rapatriement:

Ambassade de France, Santiago, Chili 6 ressortissants chiliens famille Paka [sic] 4 hommes 2 enfants venant de l’île de Pâques par cotre pêche échoué Réao [sic] archipel Tuamotu 31 janvier dernier-stop-faute autre possibilité envisage leur rapatriement compte Chili sur Panama prochain paquebot français vers nov. 1948-stop-reconnaissant demander accord autorités Chili cette solution et les inviter virer banque Indochine Papeete somme 76 890 francs métropolitains représentant prix transport intéressés Tahiti Panama-stop-télégraphier réponse. P. Maestracci. (In Peteuil 2004 : 258).

Un autre télégramme adressé à l’Ambassade française au Chili informe que les six naufragés ont été embarqués sur le bateau Eridan le 16 mars 1949 en direction du port de Cristobal au Panama (Peteuil 2004 : 263). C’est-à-dire qu’entre l’arrivée des Pakarati à Papeete et leur rapatriement 11 mois se sont écoulés. Pendant ce temps les Rapanui ont établi un contact avec la famille de leur mère paumotu. Diego Pakarati m’a expliqué : « ma grand-mère, Tapeta, était de la Polynésie française, et quand on est arrivé on est resté chez un oncle de mon père. Nous y avions

13 Avant d’avoir eu des nouvelles du sort des Pakarati et alors que le gens disaient qu’ils étaient certainement morts, Raquel, la fille hāŋai (adoptive) de Leonardo a fait un rêve. Elle a vu son père et ses frères assis à table pour manger (Englert 1960b). Elle a dit au Père Sebastián Englert que son père était vivant. Le monde onirique à Rapa Nui est encore aujourd’hui une éminente source d’information et de prémonitions.

322

Chapitre 5. Les temps des évasions

des oncles et des cousins ». Diego se rappelle aussi que son père travaillait comme gardien d’une maison à Punaauia, alors que son frère et lui ont commencé à aller à l’école :

En Polynésie aucun enfant ne devait être dans la rue, et nous nous y étions avec mon frère ! Un jour un policier nous a trouvé et nous a demandé pourquoi nous n’étions pas à l’école. Il a compris que nous n’étions pas des Tahitiens, mais que l’on était quand-même des Polynésiens. Ce policier-là nous a mis à l’école, parce que c’était obligatoire.

Pendant 11 mois, la vie des six Rapanui avait changé, surtout celle des deux enfants. Diego et Mariano vont se rappeler qu’ils ont reçu ce qui à Rapa Nui n’existait pas. Leonardo (le fils de Mariano) m’a fait part d’une réflexion à ce sujet:

Ils ont connu ce qu’était la liberté, rappelle-toi qu’à cette époque-là les Rapanui avaient l’interdiction de quitter l’île, ils devaient demander une autorisation pour sortir du village, ils n’avaient pas accès à la mer sans autorisation. Imagine le monde qu’ils ont connu à Tahiti. Et après, quand ils sont revenus, connaître le Canal de Panama, un petit gamin comme était mon père qui ne connaissait que Rapa Nui… ça te change la vie, ça te change la façon dont tu vois le monde.

Le 24 mars 1949, les frères Pakarati arrivent au port de Cristobal, du côté atlantique du Canal. Le consulat chilien les a pris en charge et quelques jours après ils ont été embarqués dans un voilier en direction de Coquimbo, ville portuaire du littoral centre- nord du Chili. Diego m’a raconté le trajet :

De Papeete nous sommes arrivés au Panama, nous avons traversé le Canal et de ce côté-là l’ambassade chilienne a pris des contacts pour nous embarquer dans un voilier qui allait au Chili. Mon père et mes oncles ont travaillé sur le bateau pour payer notre voyage, et mon frère et moi nous avons aidé à la cuisine. Nous sommes passés par l’Équateur, Callao [Pérou] jusqu’à Coquimbo. Là-bas l’Intendant connaissait mon père et mes oncles, parce qu’il était allé à Rapa Nui auparavant.

Une fois à Valparaíso, l’histoire se répète. Ils ont été amenés à l’hôpital et puis à la caserne Silva Palma en attendant d’être rapatriés sur l’île. Encore une fois, l’Intendant de Valparaíso et la SADIP vont aider les Rapanui. Il faut se rappeler qu’en 1949, quelques mois avant l’arrivée des frères Pakarati, la SADIP avait accueilli le groupe des sept Rapanui arrivés clandestinement sur l’Allipén. Les frères Pakarati sont retournés à Rapa Nui le 9 septembre 1949 (la date à laquelle l’Armée commémore l’annexion de l’île par le Chili). Elizabeth Rangitaki, la mère et grand-mère du groupe les attendait sur le quai. Diego m’a raconté ce moment :

323

Deuxième partie

Toute la famille à l’île de Pâques croyait que nous étions morts, pour quelle raison ? Parce que là où nous sommes arrivés il n’y avait de communication avec aucun endroit, alors après trois mois… sans aucun moyen de donner des nouvelles… lorsque nous sommes arrivés à Papeete, il fallait envoyer au Chili un télégramme pour qu’ils sachent que nous étions en vie. Mon père en envoya un au monsieur qui était intendant de Valparaíso. Alors l’intendant de Valparaíso envoya un télégramme à l’île de Pâques qui disait que les frères Pakarati allaient tous bien, et là ils l’apprirent, au bout de huit mois. Alors lorsque nous sommes revenus ce fut une joie immense pour les gens de l’île. Ma grand-mère m’a demandé comment nous avaient reçus ses parents.

La principale conséquence de ce voyage fut de montrer aux autres Rapanui deux faits. D’abord, qu’arriver à Tahiti était possible, maintenant que la route avait été essayée. Ensuite, qu’en dehors de l’île de Pâques il y avait un monde radicalement différent où les gens avaient des droits, choisissaient leurs autorités, recevaient un salaire pour leur travail et pouvaient se déplacer dans tout le territoire grâce à leurs papiers d’identité. Finalement, et là Peteuil a tout à fait raison, les frères Pakarati ont – très vraisemblablement – transmis la connaissance de la route aux autres Rapanui.

2.3. Quatre hommes perdus en mer. Le premier échec

Avant que la nouvelle de l’arrivée des frères Pakarati à Reao soit connue sur l’île, la seule certitude était le rêve de la fille hāŋai de Leonardo. Sans autre preuve de la possibilité d’arriver sain et sauf à Tahiti, un nouveau groupe prend la mer. C’est à l’aube du 24 avril 1948. Pour Englert (1960b : 469), il n’y avait aucun doute qu’ils voulaient rejoindre Tahiti. Le bateau, baptisé Neptuno, avait été construit par les voyageurs eux-mêmes et une partie de leurs parents. Selon Englert, il ressemblait au María Pascua des frères Pakarati et était très bien équipé pour un trajet d’un mois. Le prêtre signale que dans le plan original cinq personnes devaient partir, mais l’un d’entre eux s’est désisté à la dernière minute. Englert (1960b : 469) nous informe que le bateau mesurait :

[…] 11 mètres de long, 2,25 de large, 1,50 de point pour le foc ; mâts : artimon, trinquet et deux focs ; une annexe de 5,50 mètres de long ; 4 rames ; sous le pont il y avait des étagères pour ranger les provisions et installer des matelas. [Ils ont amené] 2 barils et 2 dame-jeannes d’eau ; de la viande salée d’un grand bœuf et une jambe fraiche ; 16 régimes de bananier, un à moitié mûr et l’autre vert ; 1 sac d’ananas; 25 kilos de sucre ; 1 kilo de café, du bois

324

Chapitre 5. Les temps des évasions

et un seau sans fond et des morceaux de planches de laiton pour fabriquer une cuisinière pour chauffer de l’eau.

Englert signale qu’ils ont quitté le quai d’Hanga Roa et qu’ « on n’a plus jamais eu de nouvelles d’eux » (Englert 1960b : 469). Raquel, la voyante, lui dira plus tard qu’ils se sont noyés vers Mata Te Pari, « une zone pas loin du cap Sud-est du Poike » (Englert 1960b : 469). Les infortunés membres de cette évasion furent: Andrés Teave Manuheuroroa, âgé de 43 ans et père de cinq personnes ; Guillermo Teao Riroroko, 40 ans, David Haoa Teao, 25 ans ; et le mineur Hipólito Ika, seulement 15 ans. Tous, sauf le mineur, étaient mariés. Un élément à retenir concerne les liens de parenté des évadés. Andrés était un des fils du déporté de 1914 (Daniel Teave) et aussi le père de deux des passagers clandestins des années précédentes : Carlos Chávez Tepihi du bateau de 1944 et Daniel Chávez Tepihi du bateau de 1948 (cf. Annexe G : G 5). Quant à Guillermo, c’était un frère de Rafael Teao Riroroko, l’un des échappés de 1944 et aussi l’oncle de David Haoa (cf. Annexe G : G7). La présence du jeune Hipólito reste un mystère. D’après le témoignage de Juan Chávez, un neveu d’Andrés, Peteuil conclut que cette évasion fut la première à avoir une orientation politique. Selon Juan, « ils allaient chercher de l’aide à Tahiti, car c’était l’esclavage ici » (Peteuil 2004 : 105). Peteuil ne se trompe pas quand elle identifie les liens de parenté d’Andrés avec le leader de la révolte de 1914, mais cela n’est pas suffisant pour justifier un but politique de cette évasion, même si avec les années les mémoires des différentes évasions vont adopter cette dimension politique.

2.4. Le tournant des années 1950

Un des effets des évasions précédentes sera la prise de conscience de la part de certaines autorités coloniales que les conditions d’enfermement étaient devenues intolérables pour la population. Les évasions ont mis en évidence un problème politique interne. D’un côté, les autorités coloniales (le sous-délégué maritime, le prêtre et l’administrateur de la CEDIP) chercheront dorénavant à contrôler et inspecter de près chaque bateau mis à l’eau. De l’autre côté, les insulaires vont voir dans ces dangereuses expéditions un moyen de trouver de meilleures conditions de vie ailleurs, au risque d’y laisser leur vie.

325

Deuxième partie

En 1950, suite au naufrage de la Neptuno, le capitaine de l’Angamos, bateau de la Marine chilienne, écrit dans un rapport officiel son opinion au sujet des interdictions des déplacements et évoque quelques solutions :

Aujourd’hui les insulaires souffrent d’une véritable claustrophobie qui, je crois, affecte leur manière d’être et est la cause de leur absence de désir de progresser, de travailler et d’apprendre, car ils se sentent prisonniers sur leur propre île et sans espoirs d’en sortir, ce qui constitue leur principal désir. C’est cela qui explique les véritables odyssées qu’ils ont menées pour tenter de rejoindre le continent sans mesurer les risques ni les difficultés, ayant même à déplorer la mort de quatre d’entre eux, survenue dans une goélette en 1948. J’estime que leur permettre de sortir de façon contrôlée fera que le désir s’amoindrisse, une fois que le continent aura cessé d’être le « tabou » qu’il est aujourd’hui pour eux – en même temps cela leur servira à se détromper et se convaincre qu’ils vivent plus heureux et d’une façon beaucoup plus simple et dans de meilleures conditions générales que leurs compatriotes continentaux. L’on peut également leur permettre de construire des embarcations de type goélettes, avec une autorisation et une inspection préalables du chef militaire pour leur donner la permission de se rendre à Tahiti où ils ont de la famille et des intérêts. Ainsi, nous pourrions commencer un échange commercial qui n’a rien d’utopique, en effet j’ai eu l’occasion de voir des lettres d’un commerçant de cette île intéressé à commercer avec l’île de Pâques. (Tapia de la Barra 1950).

Dans les années 50 trois évènements importants vont changer les rapports de la petite communauté insulaire avec l’extérieur. D’abord, concernant le pouvoir administratif, la CEDIP cessera d’être l’institution qui administre le territoire et ses habitants : ce sera désormais la Marine, à partir de 1953. Ensuite, concernant les liaisons avec l’extérieur, la communauté insulaire connaît la première liaison aérienne Chili-île de Pâques en 1951, marquant le début de la fin de la dépendance aux bateaux. Enfin, d’un point de vue économique, l’expédition norvégienne dirigée par Thor Heyerdahl en 1955 va marquer le début de l’incorporation du travail salarié au domaine de l’archéologie (cf. chapitre 2).

2.5. À la rencontre des parents

Six ans après le naufrage du Neptuno, trois jeunes hommes ont quitté l’île. C’était le 7 novembre 1954. Cette nuit-là, Pedro Chávez Tepihi âgé de 26 ans (le fils d’Andrés Teave, mort en mer en 1948), Felipe Teao Arancibia de 36 ans et Aurelio Pont Hill de 20 ans, ont chargé un bateau de sept mètres de longueur baptisé San Pedro avec des provisions

326

Chapitre 5. Les temps des évasions

pour tenir environ un mois de navigation. Ils ont pris la mer depuis Hanga Kao Kao (Englert 1960b), cap au nord-ouest, selon ce qu’un Pakarati leur aurait expliqué, d’après Joël Huke (in Peteuil 2004 : 180). Après 29 jours de navigation et très affaiblis par la manque de nourriture et d’eau, ils sont arrivés sur l’atoll de Kauehi, dans le nord de l’archipel des Tuamotu. C’était la deuxième fois que des insulaires réussissaient la traversée. C’était le 6 décembre 1954, à la nuit tombante. Jeannine Laguesse, membre de la Société des Études Océaniennes de Tahiti (qui rencontrera l’équipée du San Pedro à Papeete), résume bien quelques aspects de cette expédition. Concernant les provisions elle nous informe que les Rapanui ont emporté :

[…] un mouton salé, 2 sac de maïs non égréné [sic], 1 sac de canne à sucre, ½ sac d’oranges, 2 régimes de bananes, ½ drum et 4 bouteilles d’eau, environ 7 litres de pétrole, un primus qu’ils ne devaient utiliser que deux fois (par suite des difficultés qu’ils avaient à l’allumer avec le vent), un coffre de bois appartenant à Aurelio et contenant deux chemises, deux pantalons et le cahier de Pedro […] (Laguesse 1954 : 355).

À Kauehi, les trois voyageurs ont été accueillis, nourris et soignés par le prêtre et les villageoises du seul hameau de l’atoll. Le père picpucien François Régis, qui parlait l’espagnol et qui avait été à Rapa Nui quelque jours en 1926 et 1927 (Englert 1996 : 110), a informé les autorités de Tahiti puis chiliennes de l’arrivée des insulaires « qui disent venir de loin » (Nègre 1956 : 149). Les trois navigateurs y sont restés huit jours en attendant le bateau institutionnel Tamara pour continuer leur route jusqu’à Tahiti. Le Tamara fera escale à Kauhura et Makatea, deux autres atolls de petite taille, avant de se rendre à Papeete, trajet pendant lequel les trois Rapanui prendront connaissance des deux activités économiques dans lesquelles les habitants des Tuamotu se sont investis : la perliculture et la production de coprah. Selon Nègre, qui les a rencontrés à bord du Tamara, les petits atolls n’ont pas éveillé la curiosité des voyageurs qui ne s’intéressaient qu’à Tahiti : « les seuls questions qui revinssent sur leurs lèvres concernait les conditions de vie dans cette île » (Nègre 1956 : 182). À Papeete ils ont été hospitalisés car les autorités de l’île de Pâques avaient informé que Pedro suivi un traitement contre la lèpre. Aurelio Pont, le dernier survivant de cette expédition racontera à Štambuk ce qui suit :

Quand nous sommes arrivés à Papeete, on nous a mis dans une ambulance et conduits à l’hôpital par réaliser des frottis du nez, des examens d’urine, de sang, nous ausculter tout

327

Deuxième partie

le corps et le septième jour nous faire des rayons X. Ils examinaient tout particulièrement Pedro, parce que le docteur Meneses, lieutenant de la Marine, avait dit qu’il avait la lèpre. Il était sain, il n’avait rien, ils ne nous ont rien trouvé du tout. Le consul nous a dit que nous devions aller au commissariat. Moi j’avais fait la connaissance d’une fille à l’hôpital et elle est venue avec nous. Je suis resté avec elle pendant que Pedro parlait aux autorités, déclarant que l’on nous avait volé nos moutons sur l’île et je ne sais quoi, il m’a raconté après. (In Štambuk 2010 : 210).

Le groupe est resté à Tahiti quelques années avec leurs parents tahitiens (sujet que nous allons développer plus loin). Apparemment les autorités chiliennes avaient trouvé que le coût du rapatriement était très élevé, donc elles n’avaient pas insisté (Peteuil 2004). Ensuite, chacun des voyageurs a suivi un parcours différent. En 1958 Felipe Teao est retourné à Rapa Nui embarqué sur la Esmeralda, un navire-école de la Marine chilienne. Quant à Aurelio, en 1957 il s’est enrôlé sur un bateau marchand et il a voyagé de par le monde : Atlantique, Méditerranée, Mer Rouge, Inde et Argentine. Il est rentré à Rapa Nui en 1959 (Štambuk 2010). Pedro Chávez, quant à lui, s’est marié avec une Tahitienne (il était déjà marié à l’île de Pâques) et il est resté à Tahiti jusqu’à sa mort en 1998, sans jamais revenir sur l’île. Il aurait des enfants à Rapa Nui et à Tahiti. Cette expédition soulève bien des interrogations alors qu’elle est la plus étudiée. Nous avons deux livres (Nègre 1956, Peteuil 2004) et deux articles (Laguesse 1954, Englert 1960b) qui narrent les évènements et avancent des hypothèses. Les questions que les auteurs se posent portent sur trois sujets : d’abord la navigation dite traditionnelle, c’est- à-dire sans instruments et guidée par des étoiles (Laguesse 1954, Peteuil 2004) ; ensuite un supposé but politique de demande de protectorat français (Nègre 1956 et Peteuil 2004) et finalement, l’existence d’un tōmite14 qui aurait permis à Pedro de rester à Tahiti. Ajoutons une quatrième question digne d’intérêt : qui sont les parents tahitiens chez qui ils ont demeuré ? Par rapport au supposé voyage guidé par des étoiles, Englert nous explique la façon dont ils se sont orientés pendant la traversée et évoque sans hésitation un guidage astronomique, mais ajoute qu’ils se sont quand même aidés d’une boussole :

14 Les tōmite sont une sorte de titre de propriété foncière reconnue par l’administration coloniale française à Tahiti. Il s’agit en effet des conclusions d’un comité, d’où le mot tōmite, censé étudier les occupations de terres, procédure réalisée entre les années 1852 et 1887 quand la norme change (cf. Coppenrath 2003).

328

Chapitre 5. Les temps des évasions

Pedro Chávez emporta une petite boussole de poche, un couteau, une montre et un cahier et un crayon pour prendre des notes sur le cours de leur navigation. Tout d’abord ils se sont orientés avec la boussole, mais au bout de dix jours Pedro Chávez la brisa, lorsqu’une nuit, montant la garde, il se cogna brusquement la main contre le bord du bateau. Dès lors ils s’orientèrent la journée avec le soleil, la nuit avec les étoiles, en particulier grâce à Sirius, nommée « Te Pou » en ancien rapanui, observant son mouvement vers l’Ouest, et à l’aube grâce à Vénus, nommée « Hetuu Popohanga. » (Englert 1960b : 469).

André Nègre parle aussi de la manière de s’orienter, d’abord avec une carte en très mauvais état, puis grâce à des repères astronomiques :

Les seules instructions nautiques qu’ils possédant étaient les suivantes, précieusement données par un vieux Pascuan : « Suivez toujours le soleil dans sa course ; après 30 jours environ, vous le verrez se coucher derrière deux îles qui se regardent. (Tahiti et Mooréa [sic]); la plus grande c’est Tahiti.» (Nègre 1956 : 13).

Plus loin il ajoute:

Ces vieux Pascuans avaient ajouté : « Pendant la nuit, basez votre route sur la ligne qui va de Mars à Jupiter ». Après leur débarquement à Papeete les trois Pascuans héros de l’aventure confièrent même à certains que les anciens leur avaient également appris à se repérer sur les Pléiades et sur les trois étoiles du baudrier d’Orion […] Ces quelques vagues notions d’astronomie, qui feraient sourire beaucoup de marins, jettent peut-être un certain jour sur les procédés de navigation des anciens Polynésiens.(Nègre 1956 : 54 ).

Peteuil (2004) adopte une posture défensive : ce ne sont pas là de « vagues notions d’astronomie » mais bien les instructions d’une avai‘e, un chemin d’étoiles. Ce qu’elle interprète comme un « savoir ancestral » :

Ils savaient, d’après les dires des Pakarati, qu’ils devaient faire cap au Nord en quittant l’île pour éviter un courant déportant. Puis qu’ils devaient, pour se diriger, suivre les points de lever et de coucher de certaines « étoiles », Vénus et le Soleil : partant de Rapa Nui en novembre ou décembre, la direction pour Tahiti est effectivement proche de celle où apparaît Vénus le soir, elle-même voisine du lieu où se couche le Soleil. Ils savaient également que les trois étoiles du Baudrier d’Orion indiquaient toujours cette même direction est-ouest. Ils savaient aussi qu’ils devaient arriver sous le zénith de Sirius (Te Pou), ce qui indique effectivement la latitude exacte de Tahiti. Ils connaissaient enfin la durée approximative du trajet (trente jours). Non, ce ne sont pas de vagues notions astronomiques mises bout à bout, c’est précisément la description d’un avei‘a, un chemin d’étoiles, pour une destination donnée […]. (Peteuil 2004 : 111).

329

Deuxième partie

Or, ce que les auteurs ne relèvent pas (soit parce qu’ils n’étaient pas au courant, sauf Englert, soit pour d’autres raisons), c’est que Pedro Chávez, comme les autres, avaient suivi une formation militaire dans la Marine à l’île de Pâques, donc leur connaissance n’était ni ancestrale comme le dit Peteuil (2004) ni intuitive comme l’affirmaient Englert (1960b) et Nègre (1956). Aurelio Pont nous éclaire à ce sujet :

Pedro Chávez [qui] était le capitaine […] était en train de suivre une formation de navigateur avec le personnel de la Marine. Il y avait des marins, des sergents, mais la première place c’est Pedro qui l’a obtenue, il était très intelligent le bandit, c’est ce qu’a dit le capitaine qui nous enseignait […] Moi je ne connaissais rien à la navigation. Au cours de notre voyage Pedro m’a dit : « prends la boussole, tant de degrés au nord pendant la nuit, tant au sud, parce que pendant la nuit le courant va plus vers le sud alors il faut réduire notre vitesse ». Quand Pedro a aperçu la terre il a fait une carte : « le bateau doit aller par là jusqu’à arriver à Kauehi », et il nous a dit à Felipe et à moi : « si quelqu’un demande si l’on a utilisé les cartes et la boussole vous dites que non, que nous nous sommes guidés avec les étoiles et le soleil. » (In Štambuk 2010 : 207).

Guidés avec les étoiles ou avec une boussole ? Pourquoi pas avec les deux. L’important n’est pas là, mais, si l’on en croit Peteuil (2004 : 108), c’est que les évadés auraient appris la route par les frères Pakarati. Il y aurait donc eu une coopération dans cette évasion. D’abord, un savoir de la route maritime, savoir à notre avis pratique et non ancestral, a été partagé ; mais de plus la préparation du voyage a été soutenue par une partie de la famille étendue. C’est avec l’argument de cette participation communautaire que Peteuil (2004) va défendre avec force la thèse du but politique de cette évasion. Certes, elle avait lu chez Nègre (1956 : 45) que les voyageurs avaient une « mission », que ce dernier qualifia d’« utopique et amusante ». Nègre écrit avec beaucoup de sarcasme :

Le trois Pascuans partaient pour Tahiti afin d’y trouver des conditions de vie meilleures, du travail, des facilités. C’était là le but avoué, réaliste et certainement le plus important. Mais il y en avait un autre, politique, utopique et amusant ; nos amis Chiliens ne nous en voudront pas d’en dévoiler l’amusante candeur. […] Quoi qu’il en soit de l’opportunité des plaintes pascuanes certains indigènes avaient chargé l’équipage du « San Pedro », après son arrivée à Tahiti, de demander aux autorités françaises, et surtout au Gouverneur, de faire le nécessaire pour que le drapeau chilien soit remplacé sur l’île, désormais, par notre pavillon tricolore [...] On devine que les premiers Français auxquels les passagers du « San Pedro » firent part de ces fermentations politiques ne prirent pas ce complot au sérieux. Ils

330

Chapitre 5. Les temps des évasions

firent comprendre aux Pascuans, sans circonlocutions superflues, qu’il leur fallait abandonner ce projet pour si flatteur qu’il fût pour notre amour propre et notre pavillon ; ils leur dirent que le Gouverneur de Tahiti était un homme paisible, pacifique ; qu’il accepterait certainement une partie de pêche dans les environs de Rapa Nui, mais qu’il se refuserait catégoriquement à prendre le sentier de la guerre, à la tête de la flotte et de l’armée stationnées à Papeete [...]. (Nègre 1956 : 47-48).

Si Nègre se moque des Rapanui avec un ton colonial, Peteuil va surinterpréter ce commentaire comme une véritable démarche politique. Selon elle, les Rapanui voulaient demander à la France un statut de protectorat pour l’île de Pâques (Peteuil 2004 : 109). Peteuil soutient son interprétation en disant que ce serait la cinquième fois que les Rapanui font cette demande à la France (Peteuil 2004 : 109). Or, cette hypothèse comporte quelques erreurs historiques. Nous l’avons discutée dans le chapitre 1, nous ne connaissons que deux réelles tentatives réalisées pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, la première par le colon français Dutrou-Bornier et la deuxième par sa femme Koreto. Mais Peteuil prend comme une vérité historique l’information, rapportée par Caillot (1910 : 485) et signalée par McCall à plusieurs reprises, sur le supposé cortège formé par un chef et vingt-et-un ressortissants venus à Tahiti en 1881, qu’aucun document ne nous permet d’attester ; ensuite elle se trompe en affirmant qu’il y a eu une autre demande formulée en 1914. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, Pedro Chávez fut en effet accusé par le consul chilien à Tahiti de mener des activités anti chiliennes et de rejoindre un groupe indépendantiste tahitien, ce qui montre que Pedro avait un intérêt politique à dénoncer la situation coloniale vécue sur l’île de Pâques, mais cette action, rejoindre un groupe de la cause indépendantiste tahitienne semble tout à fait contradictoire avec l’idée d’une demande de rattacher Rapa Nui à la France. Le consul chilien de l’époque envoie une lettre au ministère des Relations extérieures du Chili, où il explique la nature des activités de Pedro Chávez et demande son rapatriement sur l’île dans le prochain voyage du navire-école la Esmeralda. Selon le consul : « Pedro a exprimé plusieurs fois ici [à Tahiti] que [l’île de] Pâques devait appartenir aux EEUU de A[mérique] ou à [la] France et que les conditions de vie sur l’île sont déplorables ». (Lettre en date du 30 juin 1955, Arch. du ministère des RE, vol. 4096 n°21). Il faut penser que Peteuil surinterprète les actions de Pedro, comme s’il s’agissait d’une démarche pro-française, même si ces actions furent bien anti-coloniales. La lettre du

331

Deuxième partie

consul nous donne une autre interprétation : Pedro a dénoncé, lors de réunions avec un groupe d’indépendantistes tahitiens, les conditions de vie sur l’île de Pâques. Il est vrai que les trois insulaires se sont échappés car les conditions de vie à Rapa Nui étaient intolérables, et ils cherchaient une vie meilleure, et aussi que Pedro, selon les dires du consul, a participé à un groupe politique anti-colonial ; mais il n’est nullement question d’un projet collectif ou communautaire de demande d’annexion à la France. Concernant le troisième sujet de cette évasion, nous l’avons vu, les trois voyageurs ont informé qu’ils avaient des parents à Tahiti et, selon leurs témoignages, ils ont été accueillis chez ces parents. Mais en outre Peteuil reprend les dires de Nègre selon lesquels Pedro Chávez était en possession d’un tōmite, un « titre de propriété » à Pamatai, hérité de ses grands-parents. Selon elle ce document lui aurait permis d’habiter à Tahiti (Peteuil 2004 : 115). Pourtant cette affirmation est erronée. D’abord, notre étude de l’histoire de la diaspora rapanui en Polynésie française, que nous présentons de façon aussi exhaustive que possible au chapitre 7, montre que les terres de Pamatai, celles qui ont été achetées à la mission catholique en 1887 par 25 Rapanui survivants du grand exode de 1871, n’ont pas été cadastrées par la procédure du tōmite. Donc aucun tōmite ne pouvait exister à cette époque concernant ces terres. Ensuite, de tous les documents que nous avons consultés à Tahiti, dans les archives des terres à la DAF (Direction des Affaires Foncières), ainsi qu’aux archives de l’Évêché à Papeete, nous avons trouvé que Pedro n’avait qu’un bail de location sur une parcelle appartenant, effectivement, à un grand-oncle qui vivait à l’île de Pâques ; daté en 1959 (TfaPam 78-8). Ce grand-oncle était un descendant direct d’un des anciens Rapanui propriétaires de Pamatai. Enfin, et par rapport aux éventuels parents des Rapanui à Tahiti, Nègre (1956 : 193) nous informe que les trois navigateurs vivaient chez un « vieux Pascuan devenu tahitien ». Effectivement, j’ai pu vérifier que Felipe et Aurelio avaient des parents descendants de la diaspora de 1871. Aurelio l’explique avec plus de précision à Štambuk :

La police de Papeete nous a demandé si nous avions des proches, j’ai dit que oui et ils ont appelé un cousin germain de mon père. – Tu es Juan, m’a-t-il dit. – Non, je suis Aurelio, le huitième. Il m’avait confondu avec mon frère [ainé] qui était allé à Tahiti avec mon père et ma mère quand il avait trois ou quatre ans, parce qu’avant, lorsque l’île de Pâques était une colonie française, les bateaux allaient et venaient, c’est pour cela

332

Chapitre 5. Les temps des évasions

que mon grand-père Vicente Pont est arrivé sur l’île. Mon oncle avait voulu adopter Juan mais ma mère n’a pas accepté et ils sont repartis. Ils nous ont amenés tous les trois chez eux. Ensuite Pedro et Felipe sont partis avec leur famille et moi je suis resté chez mon oncle. Je suis resté à Tahiti presque trois ans. Mon oncle ne voulait pas que je travaille, mon travail était que je sorte la nuit pour m’amuser, et la seule chose que le vieux m’interdisait était de dormir dehors : « ici c’est chez toi, tu peux amener ta femme », me disait-il. (In Štambuk 2010 : 210).

Qui est ce cousin-germain du père d’Aurelio ? Mon étude des liens généalogiques des Rapanui contemporains avec ceux de la diaspora de 1871, réalisée à partir d’archives et enquêtes de terrain, à Rapa Nui et à Tahiti, apporte une réponse. Le père d’Aurelio, Vicente Pont Make, était le fils du Vincent Pont colon français, arrivé à Rapa Nui vers 1895 et qui s’était marié avec une femme rapanui, Heremeta Make. On peut déterminer qu’Heremeta est née à Tahiti en 1874 et que ses parents étaient dans la liste des travailleurs rapanui de Brander en 1871. Le père d’Heremeta apparaît plus tard dans la liste de propriétaires de Pamatai : Kinitino Make. Un frère d’Heremeta, Petero Raharoa, aurait eu cinq enfants à Tahiti dont deux sont revenus sur l’île de Pâques vers 1898 alors que trois sont restés à Tahiti, dont un certain Emilio Paoa Make. Le père d’Heremeta, Kinitino Make, a aussi eu un autre enfant à Tahiti qui n’est jamais venu sur l’île de Pâques et s’appelait Hotu ‘a Make. Ce dernier a eu un fils qui a été élevé par Petero Raharoa. L’enfant fā‘amu15 de Petero, donc frère fā‘amu d’Emilio, est le père d’un certain Pierre Hotu Make (cf. Annexe G : G 9). Par ailleurs, Heremeta Make, son époux le français Vincent Pont ainsi que leur fils Vicente Pont Make, son épouse et quatre de leurs enfants sont sur la liste du voyage de la goélette Moana 1926 (cf. chapitre 1, tableau 1.5). Finalement, j’ai pu déterminer qu’Emilio et Pierre Make étaient encore vivants en 1954 quand les trois Rapanui sont arrivés à Tahiti. Il faut penser que le « vieux pascuan tahitianisé » de Nègre était Emilio Paoa Make, neveu d’Heremeta Make et âgé à cette époque de 62 ans. Les liens généalogiques de Pedro, Felipe et Aurelio son encore plus étendus. Il se trouve que la femme de Pierre Hotu Make, Marie Henriette Paeamara, est une petite-fille d’Eneriko Tori, le Rapanui émigré à Mangareva en 1898 (cf. chapitre 1). Eneriko est aussi le frère aîné de la grand-mère paternelle de Felipe Teao et grand-mère maternelle de Pedro : Catalina Tori. Ainsi, le mariage formé par Pierre Hotu Make et Marie Henriette

15 Le terme tahitien fā‘amu veut dire « alimenter » mais, comme c’est aussi le cas à Rapa Nui avec le terme hāŋai, est utilisé pour faire référence à l’adoption.

333

Deuxième partie

Paeamara a créé des liens étendus de parenté avec Pedro Chávez, Felipe Teao, Aurelio Pont et Emilio Paoa Make. De plus, Felipe Teao a dit à Englert (1960b : 470) que ses parents, c’est-à-dire Pierre et Margarita, vivaient à ce moment-là à Mangareva. En effet nous trouvons que Pierre et Margarita se sont mariés à Rikitea le 2 janvier 1954 (cf. Annexe G : G 9). Pour cette évasion, nous ne pouvons pas affirmer qu’il a existé une démarche politique collective ou une mission ni même l’existence d’un document tōmite qui aurait permis à Pedro d’y rester. Mon apport aux recherches antérieures est d’avoir démêlé les liens étendus de parenté des évadés avec les descendants de la diaspora Rapanui de 1871. Cela a des implications importantes dans les rapports des Rapanui avec Tahiti et les terres de Pamatai. C’est la réactivation des liens familiaux coupés depuis 1926, ainsi que la reconnaissance de Tahiti comme un endroit riche et prospère, par opposition à une île de Pâques misérable et où règne l’injustice.

Figure 5.2: Pedro Chávez, Felipe Teao et Aurelio Pont sur le San Pedro dans la rade de Papeete (1956)

(Extrait de Nègre 1956 : 26)

334

Chapitre 5. Les temps des évasions

2.6. Des fleurs de maïs sur l’horizon

Selon Peteuil (2004 : 117), l’évasion réussie de ces trois jeunes en 1954 provoqua une véritable vague de tentatives. Tout jeune homme de l’île devint soupçonné de planifier une évasion. C’est pour cela que, selon le témoignage de Valentín Riroroko (in Štambuk 2010 : 214-222), le contrôle des bateaux de pêche fut encore plus strict et au moins deux tentatives ont été découvertes après l’évasion de 1954 (Englert 1960b). En parallèle à ce contrôle très étroit, la SADIP et le ministère de l’Éducation Nationale ont mis en place un projet permettant aux jeunes Rapanui d’aller au Chili continental pour continuer leurs études. Projet qui aboutit le 5 mars 1955 quand un groupe de 19 insulaires arrive à Valparaíso, cette fois-ci sur le pont et non pas cachés dans la cale du bateau. Une porte avait été ouverte et le cours de l’histoire moderne de Rapa Nui changera radicalement au cours des années suivantes16. Or, malgré les mesures prises par l’Armée et cette nouvelle politique de migration contrôlée des bons élèves, un groupe de cinq jeunes gens a quitté l’île le 5 octobre 1955, dans un bateau de 7 mètres de longueur et 2 de large. Parmi les protagonistes nous trouvons Valentín Riroroko Tuki, alors âgé de 22 ans et déjà marié. Rappelons-nous, Valentín était dans le groupe de passagers clandestins de 1949. Avec lui sont partis ses frères Jacobo Riroroko Tuki de 25 ans, lui aussi marié ; et Ambrosio Riroroko Tuki célibataire de 19 ans ; ainsi que Gabriel Tuki Hereveri, célibataire de 30 ans et Orlando Paoa Rangitopa, 18 ans (selon Englert 1960b). La présence de Valentín nous fait penser qu’en fait les conditions de vie sur l’île de Pâques n’avaient pas vraiment changé. À cette époque, Valentín était l’un de rares Rapanui qui connaissait le Chili continental et qui avait fait un peu plus d’études. Comme nous l’avons vu plus haut, il avait un contrat de travail avec l’Armée pour s’occuper des malades de l’asile de lépreux, donc il n’était pas soupçonné d’être quelqu’un qui voulait s’échapper. Cependant deux ans après être revenu sur l’île, il la quitte à nouveau.

16 La liste de ces premiers migrants fut publiée par la presse de l’époque (El Mercurio de Valparaíso, 5 mars 1955). Le groupe était formé par : Benito Rapahango et Guido Hey Paoa qui seront inscrits à l’École de Mousses de la Marine ; Felipe Pakarati Tuki, Domingo Araki Larahoa et Jorge Hey Paoa (frère de Guido), seront inscrits dans l’école du Seminario [Séminaire] ; Arsénio Rapu Púa (frère de Joaquín l’évadé de 1948), Lucía Tuki Macke, Irene Pakomio Paoa, Juan Laharoa, Marcelo Pont Hill (un frère d’Aurelio, l’un des évadés de 1954), Macabeo Tepano Kature [sic], Irma Atan Paoa et Emilia Pacomio, sous la responsabilité du ministère d’Éducation; María Pont Hill (sœur de Marcelo et Aurelio), Lucas Pakarati Tepano, Alfonso Rapu Haoa et Diego Pakarati Atan (le jeune arrivé à Reao en 1948), seront inscrits dans l’école el Arsenal; et María Haoa avec Gustavo Hey seront inscrits comme étudiants à l’Hôpital Naval.

335

Deuxième partie

Aujourd’hui il est présenté par sa famille et d’autre gens de l’île comme le leader de cette expédition. Ce voyage a été couronné de succès et étonne en raison du temps de navigation et de la distance parcourue : 54 jours et plus de 3 000 milles (5 mille kilomètres) ! Mais aussi, parce qu’ils ne sont pas arrivés sur les atolls des Tuamotu comme leurs prédécesseurs, mais sur l’île d’Atiu, dans l’archipel des Îles Cook. Valentín raconte que le bateau avait été récupéré par lui et un cousin dans le dépôt de l’Armée et peu à peu remis en état par les cinq insulaires avec l’intention de partir pour Tahiti. Ils se sont munis d’une grande voile, d’un gouvernail et des provisions pour tenir entre 30 et 40 jours en mer : un demi-quintal de farine, vingt kilos de sucre, une boite de saindoux, un porc salé, des choux, et quelques kilos de pomme de terre. Selon Englert (1960b) la nuit du départ, Valentín avait pris le mât de la place publique où battait le pavillon chilien pour l’utiliser comme mât pour la grand-voile.

Le jour du départ était un mercredi et il n’y avait pas de vent. Nous sommes montés sur le bateau et vers minuit nous nous sommes éloignés en ramant au-delà des motu (îlots) vers un lieu qui s’appelle A’poro, c’est là où nous étions à l’aube du jeudi et nous avons continué de ramer vers Tongariki. Vendredi, vers cinq heures du matin, une brise légère s’est levée. J’ai réveillé mon frère Ambrosio, nous avons mis les voiles et le bateau a commencé à avancer doucement. Vers neuf ou dix heures du matin, nous étions en face de Mataveri à nouveau ; le vent était favorable, c’était un bon vent. (Valentín Riroroko, in Štambuk 2010 : 218).

Englert (1960b) explique ensuite que la route qu’ils ont suivie n’était pas la même que celle des frères Pakarati (de 1947). Selon lui, un changement dans la direction du vent après quelques jours de navigation, les aurait fait passer pas loin des îles Australes.

Ils tâchèrent de garder toujours le cap ouest-nord-ouest vers Tahiti, en se guidant avec le soleil, ‘Hetuu-Ahiahi qui est Vénus et principalement grâce à la boussole. Mais au bout d’un mois ils n’aperçurent aucune île et virent des bouts de bois et de branchages d’arbre flottant sur la mer, ils se rendirent compte que le courant et un fort vent qui soufflait depuis le nord-est les avait déviés vers le sud-ouest. Probablement ils se trouvaient entre l’archipel des îles de la Société et des îles Tubuai. (Englert 1960b : 471)

Après un mois de navigation, la nourriture a commencé à manquer, mais quelques tempêtes sur la route leur avaient permis de récupérer de l’eau. Selon Valentín, ils ont mélangé de l’eau avec du sucre pour avoir de l’énergie. Le cochon, qui avait commencé

336

Chapitre 5. Les temps des évasions

à pourrir a fini en mer et ils ont attrapé quelques petits poissons volants. Après une quarantaine de jours ils ont commencé à voir des indices d’une terre proche : des noix de coco à la dérive qu’ils ont récupérées, des morceaux de bois et « des fleurs de maïs » sur l’horizon.

Cela faisait près de vingt jours que nous ne mangions pas, quand un matin, très tôt, Jacobo qui était de quart nous a réveillés et nous avons vu l’île. Les grands-parents, spécialement le vieux Domingo Pakarati nous avait dit que lorsque l’on voit de loin les palmiers, on dirait une fleur de maïs, allongée. Nous avancions et elle s’agrandissait jusqu’à voir la plage, c’était l’île Mauke. Nous étions à la voile et le courant nous a attrapés, les fleurs sont redevenues petites à nouveau, c’était la journée encore lorsque nous nous sommes éloignés. (Valentín Riroroko, in Štambuk 2010 : 220).

Après, Valentín a su qu’ils ne sont pas passés très loin de Miritaro, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent une nouvelle petite île. Ils ont modifié la disposition des voiles, pour mieux contrôler le vent et pour ne pas perdre de vue « les fleurs de maïs » qui apparaissaient sur l’horizon. Après 5 jours de tentatives ils sont finalement arrivés à terre.

À cinq heures de l’après-midi le courant nous a attrapés à nouveau et au lieu de nous rapprocher nous nous éloignions de l’île ; nous avons mis Orlando à la barre et Ambrosio à la proue et le bateau a repris le vent correctement. Nous avions positionné les voiles de différents côtés pour l’alléger, Haka kará manu comme nous disons, une s’ouvre du côté gauche et une autre du côté droit, comme un oiseau en vol. Le vent soufflait dans notre dos. Avant la tombée de la nuit, avons vu Atíu [sic], toute petite, incroyable, nous n’avions pas la moindre idée de quelle île il s’agissait. Il était quatre heures du matin, nous étions déjà plus près et le vent s’est arrêté. Nous pouvions voir des lueurs de torches dans la baie. Nous avons commencé à ramer et nous avons touché le corail à quelque cinq mètres de la côte […] (Valentín Riroroko, in Štambuk 2010 : 220).

Atiu est une petite île volcanique faisant partie du protectorat de la Nouvelle Zélande sur l’ensemble des Iles Cook. En 1956 elle était peuplée par à peu près 1 307 habitants (Ward 1961). Elle était organisée en 5 chefferies, mais il y avait un gouverneur néo- zélandais et un chef du territoire connu sous le titre d’Ariki Rongomatane. En 1955 l’Ariki Rongomatane s’appelait Maka Kea, il décèdera en 1956 à Rarotonga lors d’un voyage (Russell 1957 : 166). L’économie insulaire dépendait de la production du coprah (Ward 1961). Valentín raconte:

Ils attachèrent le bateau et débarquèrent toutes les choses. Ils sont allés chercher du taro et nous en ont donné à manger, cela nous fit l’effet de pierres dans l’estomac. Nous sommes

337

Deuxième partie

restés sur la plage jusqu’au petit matin. Le gouverneur est arrivé, qui était anglais, comme dans toutes les îles Cook, le médecin natif et un policier maori, il y avait trois ou cinq rois dans l’île […]. Nous sommes tombés sur Rongo Matangi. Il nous a demandé pourquoi nous étions venus jusqu’ici, nous leur avons dit que nous allions vers Tahiti, mais comme nous étions habillés avec des capes militaires que nous avaient données des jeunes pascuans qui avaient fait le service militaire sur l’île, ils croyaient que nous étions des déserteurs. Nous leur avons dit que non. Ils ont appelé l’île de Pâques pour demander. Ensuite ils nous ont amenés à la maison d’un médecin natif qui nous a regardés et a dit « vous allez bien » et il nous a donné une aspirine à chacun. (In Štambuk 2010 : 221).

À Atiu ils sont logés chez l’ariki Rongo Matane qui à cette date, semble être en effet Maka Kea. Valentín se rappelle que l’ariki avait offert un banquet et qu’il avait trouvé des liens généalogiques avec les Rapanui : un certain Ngarue qui serait parti à Rapa Nui plusieurs générations auparavant et que Valentín avait pris pour un ancêtre à lui17. Bien accueillis, ils y sont restés six jours avant de devoir partir à Rarotonga, l’île capitale du protectorat, pour y commencer les démarches de rapatriement. L’ariki les avait accompagnés. À Rarotonga ils ont été mis en garde à vue dans la prison. Selon Valentín ils n’étaient pas considérés comme prisonniers et l’ariki avait demandé l’autorisation pour les loger chez lui à Rarotonga. Malgré cela, ils sont restés quinze jours en prison avant d’être envoyés sur l’île d’Aitutaki, pour prendre l’avion qui allait les amener à Tahiti.

Nous sommes restés quinze jours à Rarotonga et l’on nous a envoyés à Aitutaki pour continuer à Tahiti. Nous y avons passé une nuit et l’on nous a menés le lendemain à une île d’où est parti un hydravion et lorsque nous avons amerri à Tahiti, on nous a enfermés du vendredi au dimanche, parce que nous n’avions pas de papiers d’identité ! Et on nous a renvoyés aux îles Cook des Anglais, et des îles Cook de nouveau à Aitutaki où nous sommes restés trois mois, jusqu’en mars. Le gouverneur nous donnait de la nourriture à tous les cinq, c’était des boîtes de conserve de riz, de viande et de poisson [...] Nous avions des vêtements, et elle n’était pas chère, en plus ils nous donnaient quelques pennys chaque mois pour nous acheter le nécessaire. (Valentín Riroroko, in Štambuk 2010 : 222).

17 En effet le grand-père paternel de Valentín était Siméon Riro ‘a Ngaure, s’est à dire « Riro, le fils de Ngaure ». Siméon Riro est né vers 1867 et il a eu un frère et une sœur. Son frère aîné, Hakarevareva ‘a Ngaure, selon nos estimations est né en 1854 (cf. Annexe G7 et G34). La ressemblance entre le nom du père de Riro et de Hakarevareva avec celui du voyageur parti d’Atiu pour Rapa Nui des générations auparavant est frappante.

338

Chapitre 5. Les temps des évasions

Expulsés de Tahiti, ils sont rentrés à Aitutaki début janvier 1956. Valentín pensait qu’ils allaient rester pour toujours dans cette île où la seule chose à faire était « de planter des cocotiers, les ramasser et les envoyer en Nouvelle Zélande, la vie était pire que sur l’île de Pâques », a-t-il dit à Štambuk (2010 : 222). Cependant trois mois plus tard, le consul chilien à Tahiti avait achevé les démarches administratives pour les rapatrier. En mars ils sont finalement arrivés à Tahiti, mais seulement pour quelques jours. Voici ce que Valentín a dit à Peteuil :

Je pensais que nous ne pourrions pas revenir à Tahiti. Nous avions donné comme argument que nous avions de la famille, là-bas. Un cousin, il était capitaine du port. Ma grand-mère, la sœur de ma maman, Sophia Smith […] Mais le consul du Chili, Garcia Palacios s’est occupé de nous faire des papiers pour pouvoir rester quelques jours à Tahiti. Et il nous a invités dans sa maison, 12 jours. Nous avons pu alors voir nos parents, mais en fait, ma grand-mère ne s’est pas occupée de moi. Vu aussi le frère de Leonardo, et aussi Pedro Chávez qui était parti avant nous. Le consul s’occupait de nous pour la nourriture, mais à Tahiti, c’est différent des autres îles. Là, il fallait payer les cocos, il fallait de l’argent. 12 jours. Ensuite, ils nous ont fait embarquer sur un bateau français qui allait à Panama. (In Peteuil 2004 : 234).

Ce dernier commentaire nous semble important car il invoque le même argument que Felipe Teao et Aurelio Pont lorsqu’ils sont arrivés à Tahiti en 1954 : ils ont de la famille sur place. Dire qu’ils avaient de la famille à Tahiti semblait être suffisant aux yeux des Rapanui pour envisager une installation sur place : une remarquable activation /création des liens de parenté. Comme l’avait fait l’ariki Rongomatane de l’île Atiu avec les navigateurs, Valentín parle d’un cousin à Tahiti lié à une certaine Sophie Smith. Sophie Smith est une des filles de Christian Schmidt (ou Smith), un Danois employé de Brander et collaborateur de Dutrou-Bornier en 1869, et de Mercedes Salas, son épouse chilienne (O’Reilly & Teissier 1975 : 514-515). Selon McCall (1976a : 299) Schmidt serait arrivé à Rapa Nui en 1868 où il est resté jusqu’à 1875. O’Reilly et Teissier (1975 : 514), par contre, disent qu’il est arrivé en 1870. En juin 1875, en profitant d’un voyage de Dutrou-Bornier à Tahiti sur le bateau Indiaman, Mercedes et Sophie quittent l’île de Pâques (McCall 1976a : 303). Schmidt les rejoint à Papeete quelques mois plus tard (la date n’est pas claire). Ils vont s’installer quelques années aux Tuamotu et vers 1880 Schmidt deviendra propriétaire à Rikitea (O’Reilly & Teissier 1975 : 515). Sophie serait née en 1871 et décédée en 1935 à Rikitea (O’Reilly & Teissier 1975 : 515). Certes, Christian a eu une autre fille appelée Cecilia Kaituoe, avec une femme rapanui, Rufina

339

Deuxième partie

Renga Kaituoe. Cecilia serait née en 1869 selon McCall (1976a : 316). Selon ces dates Sophie serait aussi née à l’île de Pâques. Curieusement à Rapa Nui il se dit que Sophie est aussi la fille de la femme autochtone de Schmidt, Rufina Renga Kaituoe. Si cette interprétation rapanui est correcte, il est curieux que Sophie soit partie à Tahiti avec Mercedes, alors que Cecilia serait restée à Rapa Nui18. Christian et Mercedes auront 13 autres enfants à Rikitea (O’Reilly & Teissier 1975). Cecilia Kaituoe, la fille du danois resté à Rapa Nui, est la grand-mère maternelle de Valentín Riroroko. Quant à Sophie, elle se mariera avec le colon suédois Carl Carlson le 14 de décembre 1889 à Mangareva où ils auront trois enfants. Lors de mon enquête à Tahiti en 2013 j’ai connu Auguste Carlson, prêtre de la paroisse de Pamatai, qui se revendique d’origine rapanui. Il m’expliqué la généalogie qui relierait la famille Carlson de Mangareva avec les familles Kaituoe, Tuki, et Riroroko de l’île de Pâques, dont celle de Valentín Riroroko Tuki.

Je sais que ma famille est de Rikitea, mais que mon arrière-grand-mère, Sophie Schmidt, est née à Rapa Nui de Renga Kaituoe, la femme de Christian. À Rikitea se sont formées trois branches Carlson et l’une de ces trois est restée là-bas jusqu’à aujourd’hui. Mon grand- père Louis Carlson est venu à Tahiti, après mon père et moi.

Auguste n’évoque pas la possibilité que Sophie soit une fille de Mercedes plutôt que de la femme rapanui de Schmidt, Renga Kaituoe. L’interprétation de Valentín et celle d’Auguste portent cependant le même sens : la fabrication d’un lien généalogique qui relie Valentín à Tahiti et Auguste à Rapa Nui. La presse chilienne de l’époque s’est rapidement intéressée à l’odyssée des Rapanui, et a publié des articles quelques jours après le départ des fugitifs. Une première publication date du 15 octobre 1955 (9 jours après qu’ils aient quitté l’île de Pâques) : « 5 Pascuans sont partis le 6 [octobre] à Tahiti sur une petite chaloupe ; leur quête a été inutile » (El Mercurio de Valparaíso, 15 octobre 1955). Puis, le 24 mai 1956 un autre article informait que les cinq navigateurs avaient quitté Tahiti en avril 1956 sur le bateau Résurgence et qu’au cours du mois de mai, ils seraient à Panama (La Estrella de

18 Pierre Loti, lors de son passage à île de Pâques en 1872, informe que le seul Européen sur l’île était un « vieux Danois » arrivé deux ans auparavant (circa 1869). Il vivait avec une femme avec « un léger tatouage qui orne ses lèvres» (Loti 1872 [2006]: 45) ce qui nous invite à penser qu’il s’agit de la femme rapanui, Rufina Renga Kaituoe. Dutrou-Bornier était à ce moment-là en voyage en Australie. Le rapport du capitaine du Navire chilien O’higgins, daté en 1875, signale que Christian Schmidt vivait avec son épouse chilienne (López 1875), c’est-à-dire Mercedes Salas. Le fait que Mercedes quitte Rapa Nui avec Sophie et que Cecilia reste à Rapa Nui nous invite à penser que Mercedes était en effet la mère de Sophie.

340

Chapitre 5. Les temps des évasions

Valparaíso, 24 mai 1956). En juin ils sont au port chilien d’Arica, au nord du pays (El Mercurio de Valparaíso, 5 juin 1956). Finalement les journaux du 11 juin 1956 informent que les cinq navigateurs sont arrivés au port de Valparaíso. Un reportage complet sera publié par le journal El Mercurio de Valparaíso du 11 juin 1956. L’histoire racontée diffère de celle que nous venons de décrire sur deux points : la destination et la motivation. Par ailleurs, cette comparaison nous permet d’interpréter les stratégies rapanui pour s’installer soit à Tahiti soit au Chili. Ainsi, si pour justifier leur passage à Tahiti, les Rapanui ont fabriqué un lien généalogique ; pour rester au Chili, comme le verrons, ils vont manipuler un discours chauvin.

Une véritable odyssée que le plus imaginatif des écrivains aurait voulu avoir pour ses romans, c’est ce qu’ont réalisé les cinq Pascuans qui sont arrivés hier à bord du vapeur Copiapó à Valparaíso. L’exploit en substance est le suivant : désireux de connaître le continent, 5 hommes de l’île de Pâques embarquèrent le 5 octobre de l’année dernière dans une chaloupe de 7 mètres de long et deux mètres de large, avec des vivres pour trente jours, mais ils en ont passé cinquante-quatre au milieu de l’océan. Après avoir parcouru 2800 milles dans cette petite embarcation, subissant les assauts de violents orages et de la pluie, ils arrivèrent aux îles Cook, où on leur réserva un accueil magnifique avec de belles natives grattant de mélancoliques accords sur des guitares tandis que les marins épuisés se livraient à un sommeil réparateur. Après de nombreuses péripéties, ils furent envoyés à Tahiti d’où ils embarquèrent pour le Panama pour arriver enfin au port de Valparaíso, objet de tous leurs désirs et s’exclamer à la vue des deux tours de l’entrée des douanes « on croirait un songe, nous voilà enfin arrivés dans notre Patrie ». (El Mercurio de Valparaíso, 5 Juin 1956).

De la même manière que les articles relatant les évasions des années 40 qui avaient effectivement pour destination le Chili continental, la presse présente une raison au voyage de nature nationaliste : les Rapanui souhaitaient ardemment venir au Chili continental au péril de leur vie, mus par une curiosité patriotique : l’envie de connaître « leur patrie ». Pas une ligne sur les injustes conditions de vie des insulaires dans leur île. Nous pouvons supposer que les Rapanui, en comprenant bien le chauvinisme des journalistes et des autorités nationales, ont manifesté que leur intention était de connaître la « patrie », mais selon tous les détails qui nous avons reconstruits, la raison nationaliste était loin d’être cohérente avec un périple orienté vers l’ouest du Pacifique. L’argument chauvin était certainement nécessaire pour recevoir l’accueil de la SADIP à Valparaíso. Et cela a bien fonctionné ! Valentín restera vingt ans au Chili continental.

341

Deuxième partie

Ses compagnons rentreront sur l’île lors des différents voyages. À cette époque-là, comme nous l’avons évoqué, une petite communauté rapanui commence à voir le jour à Valparaíso et à Santiago, formée par les étudiants venus avec l’aide de la SADIP, ceux venus faire le Service Militaire et ceux arrivés dans les années 1940.

2.7. Trois tragédies en mer

Trois autres évasions se sont soldées par un naufrage. Dix jours après le départ de Valentín, ses frères et amis, c’est-à-dire le 16 octobre 1956, un véritable drame social s’est tragiquement terminé. Julio Hotus Atamu de 24 ans et Eufemia Teao Ika de 34 ans ont pris la mer pour échapper aux jugements et à l’interdiction qui pesait sur eux. Comme se rappellent quelques Rapanui aujourd’hui, Julio et Eufemia ont voulu se marier, mais la société dans l’ensemble le leur avait interdit car Eufemia était une cousine-germaine du père de Julio, donc pour les Rapanui, sa tante. Deux mois avant le départ, Julio avait été marié – conformément à la coutume de l’époque – à une jeune femme choisie par son père. Si les autres évasions que nous avons décrites ont été réalisées comme des actes de rébellion contre le régime colonial sur place, nous nous trouvons ici en présence d’une contestation d’un troisième type d’enfermement, celui des rapports de parenté. Selon Englert (1960b : 472), Julio n’était pas membre d’une famille qui connaissait la mer et il n’avait jamais participé à la pêche en haute mer comme c’est le cas des frères Pakarati. En plus, leur bateau était trop petit et lourdement chargé de provisions. Vraisemblablement ils ne pouvaient pas tenir une traversée jusqu’à Tahiti. Une grosse tempête la nuit même du départ aurait causé leur naufrage. Après le tragique destin de Julio et Eufemia, Sebastián Englert (1960b) nous rapporte que deux grands et beaux bateaux avaient été mis à l’eau en octobre 1955, mais quand les matelots de la Marine ont fait une inspection, ils ont découvert une grande quantité de provisions dans les cales. Sans doute s’agissait-il d’une préparation d’évasion. Quelques jours après cet incident, Rapa Nui accueillera l’expédition de Thor Heyerdahl. Cette arrivée aura pour effet de soulager les autorités maritimes car son grand bateau sera utilisé pour patrouiller les côtes. « Si seulement je pouvais leur dire que désormais, en cas de fuite, nous pourrions les rattraper avec votre bateau, je serais débarrassé de cette surveillance » lui aurait dit le gouverneur militaire (Heyerdahl 2013 :

342

Chapitre 5. Les temps des évasions

63). Cette mesure a bien fonctionné car aucune autre évasion ne s’est produite tant que l’expédition était à Rapa Nui. Mais, selon Heyerdahl (2013 : 63) tout le monde dans l’île savait qu’une évasion s’organisait en silence. Heyerdahl quitte l’île le 6 avril 1956. Le 11 août de la même année, un groupe d’hommes prendra la mer dans l’un des bateaux interceptés dix mois auparavant. Parmi les voyageurs nous trouvons quelques collaborateurs rapanui de l’expédition de Heyerdahl. Ils ne reviendront jamais. Englert signale (1960b : 473) :

[…] huit d’entre eux n’abandonnèrent pas l’idée de partir d’ici, mais ils repoussèrent simplement leur départ. Il s’agit des natifs : Federico Riroroko, 40 ans, marié, 1 enfant ; Esteban Atan, 33 ans, marié, 8 enfants ; Enrique Teao, 29 ans, marié, 5 enfants ; José Bernardo Veriveri, 27 ans, marié, 3 enfants ; Rafael Teao, 37 ans, marié ; Alberto Pakomio, 23 ans, marié, 1 enfant ; Juan Agustín Atan, 26 ans, célibataire. Eugenio Hey, 22 ans, célibataire.

Selon Heyerdahl, Esteban Atan était l’organisateur de l’évasion avortée avant son arrivée, le gens du village l’appelaient «le capitaine du bateau». Dans une de ses rencontres, Heyerdahl lui demande de lui révéler le secret d’une grotte familiale, soupçonnée de cacher des objets anciens. Esteban en profite alors pour lui poser des questions concernant la célèbre traversée du Kon-Tiki19. Heyerdahl a alors compris qu’Esteban organisait encore une évasion :

Estevan [sic] Atan était un homme que je n’avais jamais rencontré, le seul des quatre frères à ne pas travailler pour moi. Il était, Atan Atan [Adán Atan, un frère cadet d’Esteban] me le confia naïvement, le patron de l’équipe qui avait construit un bateau pour se sauver à Tahiti. Le nouveau venu parut un peu gêné, mais reconnut que c’était vrai. Il n’avait jamais navigué, mais il avait tout appris sur les étoiles auprès des vieux insulaires, et il savait exactement comment il trouverait son chemin sur la mer. J’avais donc devant moi le futur patron de bateau du village qui filerait vers Tahiti à la première occasion […] Estevan [sic] Atan, « le skipper du village », était avide de savoir, il voulait tout apprendre sur le voyage du radeau Kon-Tiki et sur le monde au-delà de l’horizon. (Heyerdahl 2013 : 281).

19 Kon Tiki était le nom donné par Thor Heyerdahl à son radeau de troncs qu’il a construit en 1947 pour démontrer que la Polynésie avait été peuplée par des navigateurs venus des sociétés des Andes. Sa traversée se termina en naufrage aux Tuamotu mais il a montré qu’en se laissant porter par les courants marins un radeau quittant le Pérou pouvait rejoindre la Polynésie sans aucun instrument de navigation. Le livre sur cette expérience est rapidement devenu un succès de vente (Heyerdahl 2011 [1948]).

343

Deuxième partie

Les enfants de ces évadés avaient entre 8 et 20 ans à cette époque-là : parmi eux, Cecilia Cardinali, l’une des filles de Rafael Teao, racontera à Štambuk (2010) que son père, son frère et ses oncles, sont tous partis dans le bateau disparu :

Il souffrait […] c’est pour cela qu’ils ont persisté dans le plan de s’évader de l’île. Et à mesure que la construction du bateau avançait, ils parlaient entre eux, ils discutaient à la maison et moi je les écoutais. « Nous allons faire le bateau, nous allons demander l’autorisation, qu’ils nous autorisent à embarquer, et si on n’a pas le permis, on s’en va quand même, parce que quelqu’un doit nous écouter, une porte doit s’ouvrir, on ne peut pas continuer avec ces injustices, avec cette discrimination, ces abus, ils doivent connaître la situation de vie sur l’île. (In Štambuk 2010 : 255).

Berta Hey avait 8 ans à l’époque, elle se souvient d’avoir accompagné son père au départ du bateau car parmi les voyageurs se trouvait aussi son oncle. Ella a raconté à Štambuk :

Il était minuit lorsqu’est arrivé chez nous le cousin de mon père, José Veriveri Hey, pour lui demander de lui donner du goudron. Mon père travaillait pour la Compagnie et il avait plusieurs mètres d’une toile bien épaisse. Moi j’étais là et j’avais huit ans. – C’est pour quoi faire ? dit-il à son cousin. – On va partir ce soir pour essayer le bateau. – Et où allez-vous cette fois-ci ? – Nous allons nous perdre. Si tu veux, viens nous voir vers six heures du matin. À cette heure-là, mon père est sorti de la maison, et moi, comme je dormais avec lui, je l’ai suivi, en me cachant, tout le long de la rue Atamu Tekena, pour qu’il ne me renvoie pas à la maison, mais quand il m’a vue il m’a dit « allez, on y va ». Nous sommes allés au Poko – là où aujourd’hui il y a une piscine [dans la mer] et des palmiers – et sur la partie haute nous nous sommes assis pour regarder. La nuit était claire, sans nuages, avec seulement des étoiles, et le bateau est parti, tout droit, tout droit. Mon papa était en train de réciter un rosaire et soudain il m’a dit : « Ils vont se perdre ! » J’ai regardé et j’ai vu au-dessus d’eux, directement sur le bateau, un grand nuage, un tourbillon de pluie et d’éclairs […]. (In Štambuk 2010 : 256).

À la lueur des témoignages de Berta Hey et Cecilia Cardinali, cette évasion est la seule qui, jusqu’à présent, nous semble comporter un projet clairement énoncé de dénonciation. Cecilia Cardinali a gardé le souvenir des derniers mots de son père au moment de son départ évoquant cette intention :

344

Chapitre 5. Les temps des évasions

Mon papa est venu nous voir vers onze heures du soir […] il a enlevé son t-shirt et l’a donné à José mon petit frère […] il lui a dit de bien se tenir avec maman et qu’il partait chercher des solutions pour tous les gens de l’île car ce n’était pas juste ce qui était en train de se passer ici sur l’île, mais qu’il reviendrait. Nous étions enfants, alors nous sommes restés dans notre lit, peut être les adultes sont partis dire au revoir sur la plage. (In Štambuk 2010 : 256).

Cette hypothèse peut être confirmée aussi par les histoires personnelles et les liens de parenté entre les évadés. Il nous semble très révélateur qu’au moins un des voyageurs avait déjà quitté l’île en 1944 caché dans la cale du vapeur Lautaro : Rafael Teao Riroroko, le père de Cecilia. Nous le trouvons cette fois-ci, avec son frère Enrique Teao Riroroko et avec un des fils de sa femme, Alberto Pakomio. Également révélateur est le fait qu’Esteban Atan soit un des frères du chef du village : Pedro Atan. Finalement il faut signaler que José Veriveri était le beau-frère de Rafael et Enrique Teao (et fils du matelot de la Baquedano, Mateo Veriveri). C’est à dire que les voyageurs étaient liés aussi bien par des liens de parenté étroits, que par des histoires de migration et d’évasion. Englert conclut le récit avec le commentaire qui suit :

Pendant longtemps, les familles de ces huit aventuriers n’ont pas perdu l’espoir qu’ils aient pu atteindre, sinon Tahiti, du moins une île inhabitée. Car il en existe trois, Ducie et Henderson à l’Est, et Oeno au nord de Pitcairn. Mais il est impossible de supposer qu’ils soient là-bas du fait des mauvaises conditions de leur goélette et car une fois arrivés là-bas ils l’auraient réparée et auraient continué leur voyage. Humainement parlant, il n’y a aucun doute sur leur destin final. (Englert 1960b : 474).

Cecilia Cardinali a rapporté à Štambuk (2010 : 258) qu’un jour était arrivée la nouvelle de 7 ermites qui vivaient sur une île déserte, à Rapa Nui le gens ont pensé que c’était les évadés de 1958. La dernière tentative d’évasion date du 16 septembre 1958. Les protagonistes de cette fugue étaient sept hommes qui vivaient enfermés dans l’asile de lépreux. Selon Englert (1960b) ils avaient essayé de s’enfuir l’année précédente, mais ils avaient été repêchés par la Marine. Selon les témoignages recueillis auprès des parents des échappés ainsi que des autres personnes qui ne sont pas montées sur le bateau, Englert conclut qu’ils voulaient aller à Tahiti pour chercher des soins ou mourir.

Ils avaient donc l’illusion obstinée qu’en arrivant à Tahiti ils recevraient là-bas un traitement meilleur et des médicaments plus efficaces « et si nous mourons en mer, disaient-

345

Deuxième partie

ils, cela n’a pas d’importance ; au moins cette vie si triste que nous avons ici, enfermés dans la léproserie, sera terminée.» (Englert 1960b : 474).

La mort en mer aurait donc eu un sens. En 1958 il y avait encore quelques malades ou ex-malades dans la léproserie. Parmi eux, Luis Avaka qui était venu cette nuit-là pour aider ses camarades à charger leur bateau. Son témoignage recueilli par Štambuk (2010) nous permet de comprendre leur intention finale : sauver Rapa Nui du stigmate de la lèpre. Luis Avaka a expliqué à Štambuk (2010 : 263) :

Je crois qu’ils sont morts le jour même où ils sont partis, car lorsque le jour s’est levé, la mer était blanche de vagues, avec un fort vent, très mauvais. Le bateau était plein, ils savaient déjà qu’ils ne pourraient pas se sauver, mais Napoléon Hotu, leur a dit, de la voix forte qu’il avait : « Allons-y, que cette histoire de lèpre se termine, qu’elle s’achève, qu’on en finisse avec les malades ». Il a levé son bras avec le poing serré et leur a dit en criant : « ¡Ka eke mai ta’atoa ki runga ki te vaka! / Montez tous sur le bateau ! ¡ki oho ki haka mate tahi!, / Allons vers la mort ! ¡mo mamate tahi roo ia tatou! / Que nous mourions tous ! Mo va’ai o te ora mo te kainga, mo te henua / Pour redonner la vie à notre terre ¿Mo aha? / Pourquoi ? Mo keore o te ingoa ena he pepera / Pour que disparaisse la lèpre Mo oti roo ai mai runga ia tatou / Pour qu’elle s’éloigne et disparaisse! Mo iti iti roo ai / Pour qu’elle rapetisse He oti mau roo atu ai / et que tout s’achève finalement. ¡Mate! / Mort ! »

Englert (1960b : 475) signale qu’il avait envoyé des lettres adressées à l’évêque de Tahiti ainsi qu’au consul chilien sur place en février 1959. Il voulait savoir si un bateau avec des gens de l’île de Pâques était arrivé. La réponse fut négative. Ces derniers évadés de l’île de Pâques furent : Jorge Teao Riroroko, 46 ans, marié et père d’une fille ; Napoleón Hotu Ika, 43 ans, veuf et père de trois filles ; Aquiles Pakarati Ika, 29 ans, marié et père d’une fille ; Pedro Sino Hito, célibataire de 34 ans ; Ernesto Pakomio, célibataire de 30 ans ; Juan Lorenzo Teao, célibataire de 19 ans et Ismael Tuki Chávez, célibataire de 32 ans. De la même façon que dans les autres évasions, on peut repérer que ces malheureux protagonistes avaient des liens de parenté étroits avec les autres évadés, ce qui conduit à penser que les évasions ont été organisées surtout par certaines familles. Ainsi, Jorge Teao est un frère de Rafael Teao, échappé en 1944 et 1956 (Annexe G : G7) ; Napoléon Hotu,

346

Chapitre 5. Les temps des évasions

qui semble avoir été le leader de cette évasion, était un frère ainé de Lázaro Hotus, échappé en 1944 (Annexe G : G5), Pedro Sino Hito, cousin du premier échappé de l’île, Pedro Hito (1940) ; et finalement un autre membre de la famille Pakarati et encore un autre Chávez (Teave). En tous cas, le fait le plus révélateur de cette dernière évasion est sa signification altruiste d’en finir avec le régime d’exclusion et de stigmatisation qui pesait sur Rapa Nui comme sur un endroit maudit à cause de la lèpre.

3. Conclusion : la perspective historique des évasions

Parvenus au terme de notre reconstitution des diverses « évasions » qui ont conduit certains Rapanui au Chili ou à Tahiti, une brève synthèse est possible sur la dimension sociale du phénomène. Nous avons discuté en détail le point de vue qui y voit des actes politiques. Il ne faut pas aller trop loin. Peteuil (2004) y a vu l’intention de demander le rattachement de Rapa Nui à la France et nous avons suggéré que cela était une surinterprétation issue des récits contemporains. Mais ces évasions furent sans aucun doute des actes de rébellion contre le régime de fermeture et une quête de liberté, une quête obstinée qui valait la peine de mettre sa vie en danger. Dans la même ligne, il nous semble révélateur que les Rapanui aient manipulé le sentiment chauvin de certain Chiliens quand ils sont arrivés au Chili lors de leur rapatriement depuis la Polynésie française ; et qu’en Polynésie ils ont évoqué des liens généalogiques pour essayer d’y rester. La destination de la Polynésie française, et particulièrement de Tahiti, ne s’explique pas en raison d’une supposée conception par les Rapanui de la France comme une patrie salvatrice, mais plutôt, en raison des différents types de liens unissant quelques familles rapanui à ce lieu. Des liens mémoriels et religieux : les Rapanui ont été évangélisés par des prêtres venus de Tahiti et ces prêtres ont dispersé la population rapanui entre Mangareva et Tahiti (cf. chapitre 1, section 4). C’est pour cela que les Rapanui ont pris la mer en direction du soleil couchant : car ils y avaient de parents et des terres (gardons en mémoire le voyage de 1926). Cela explique aussi le fait que les évasions n’aient impliqué que certaines familles et non pas l’ensemble du groupe de parenté rapanui. Le corollaire de ces évasions est la possibilité d’actualiser et recréer des liens de parenté entre les échappés (et derrière eux leur famille de l’île) et les descendants de la diaspora rapanui de 1871 à Tahiti.

347

Deuxième partie

En retour, l’arrivée à Tahiti ainsi que sur d’autres îles a montré aux Rapanui différentes manières de vivre en Polynésie. Les Rapanui ont (re)découvert la Polynésie et les Polynésiens : un espace à la fois autre et reconnaissable, le travail sur les atolls pour la production de coprah et un Tahiti urbain où l’on avait besoin d’argent pour vivre. Mais ils ont aussi découvert un régime de droits et de libertés : les Polynésiens, aux îles Cook, aux Tuamotu, avaient leurs autorités plus ou moins reconnues par les régimes coloniaux, comme l’ariki d’Atiu ou le chef de Kauehi. Ces découvertes ont permis de constituer des preuves empiriques qu’il existait bel et bien des inégalités à Rapa Nui. L’ensemble des expériences d’évasion, dans les cales des bateaux en direction du Chili continental et dans les petites embarcations vers les îles de Polynésie, au-delà de leurs aspects évènementiels (comme la durée du voyage) et contextuels (comme les conditions de voyage) ont conduit ce monde insulaire à commencer à s’agrandir. Comme le suggère Epeli Hau’ofa (1993 : 11) les insulaires ont rompu avec leur confinement et ils ont créé les conditions de cette rupture. Au Chili, l’intérêt montré par la presse et la réaction de l’élite de Valparaíso avec la fondation de la Société des Amis de l’île de Pâques ont permis de rompre avec l’isolement planifié et le monopole des contacts de la CEDIP. La critique de la SADIP contre ce régime d’enfermement, plutôt par intérêt économique nationaliste que par un véritable intérêt pour les droits du peuple rapanui, a signifié un changement dans les rapports des insulaires et le régime de fermeture. Un glissement s’est produit peu à peu : d’une rébellion rapanui sous forme d’évasions par voie maritime à une immigration contrôlée des bons élèves. C’est à partir de la critique nationaliste de la SADIP que les Rapanui au Chili continental ont été considérés comme des patriotes, même si « mal chiliennisés » parce qu’ils ne parlaient pas bien l’espagnol. C’était la faute de l’État et de sa mauvaise administration coloniale. Quant aux Rapanui, l’accueil qu’ils ont reçu suite à leur périple a montré qu’ils avaient des alliés sur le continent. La SADIP a joué un rôle déterminant comme institution d’accueil et de soutien. En Polynésie, les Rapanui ont connu surtout la manière de vivre, sur de petits atolls et encore les soucis d’une vie urbaine et de la bureaucratie franco-tahitienne. Mais ils ont aussi réactualisé leurs liens de parenté avec les descendants de la diaspora, liens coupés depuis 1926. Ils ont connu un monde polynésien plus vaste, économiquement plus diversifié que la seule agriculture du maïs ou que la tonte des moutons, et politiquement

348

Chapitre 5. Les temps des évasions

plus égalitaire. Ce fut le début d’une prise de conscience que leur mode de vie n’était pas une norme et pouvait être modifié, ce qui conduira entre autres à la rébellion de 1964 que nous avons signalée auparavant (cf. chapitre 1, section 6.5), où les Rapanui gagnent leur droit à se déplacer, et à la construction de liens plus stables avec le Chili continental ainsi que le début des futurs rapports avec Tahiti.

349

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

350

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 6 Les Rapanui dans la métropole chilienne

La migration rapanui au Chili continental s’est intensifiée à partir des années 1960. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les évasions vers le Chili dans les soutes des navires ont permis de mettre fin à l’enfermement et de créer un premier réseau de soutien à l’immigration, qui a inclus une partie de l’élite de Valparaíso. Pour les générations suivantes, le monde insulaire s’est peu à peu articulé avec le Chili continental, que ce soit par le biais de la SADIP et de ses plans d’aide aux Rapanui, ou du fait de la présence des quelques insulaires qui n’avaient pas été rapatriés suite à leur entrée clandestine sur le continent. Ma recherche ethnographique dans la métropole chilienne1 m’a permis de recueillir des témoignages sur les migrations qui ont suivi les débuts de l’ouverture de l’île et de comprendre ainsi comment ces déplacements ont contribué à ouvrir davantage encore le monde insulaire en relation avec la diaspora. La complexité de ces nouvelles articulations s’explique par un aspect temporel, par les modes de vie développés en contexte urbain et par le fait du maintien des relations de la part des expatriés avec la communauté d’origine. Concernant le premier point j’ai récolté des récits comprenant quatre générations de migrants, ce qui permet de comprendre l’ancrage dans le temps de ces migrations. En second lieu, les expériences migratoires compilées m’ont aussi permis de comprendre l’importance que mes interlocuteurs attribuent à la revendication de l’origine rapanui dans le déroulement de leurs vies urbaines. Et en troisième lieu, l’analyse des expériences migratoires m’a permis d’identifier et de conceptualiser les mécanismes d’articulation entre les membres de la diaspora et la société insulaire.

1 Mes observations sur place datent surtout de 2006-2008, mais ont continué sporadiquement. L’ethnographie de ces années est présentée au passé et ce que je désignerai par « aujourd’hui » dans ce chapitre correspond à la situation des années 2014-2015, observée ou dont j’ai entendu parler.

351

Deuxième partie

L’articulation se produit à travers quatre modalités, d’abord comme un produit des transformations dans la parenté, notamment ce qui concerne le choix du conjoint et le lieu de résidence. Ensuite, j’ai identifié un processus progressif de formation d’enclaves rapanui dans certaines villes du Chili continental, lesquelles ont avec le temps eu un rôle de lieux d’accueil de nouveaux migrants. En troisième lieu, la création d’un réseau de coopération qui relie les migrants installés en dehors de Rapa Nui avec la société insulaire. Enfin, l’expérience urbaine des immigrants rapanui a impliqué un processus de création identitaire lorsqu’ils se sont vus en face d’une société chilienne curieuse de connaître la lointaine Rapa Nui. Dans ce chapitre j’analyse les raisons qui ont poussé une partie de la génération des années 1960-1980 à quitter l’île et s’installer au Chili continental, les modalités d’intégration au milieu urbain et les modes de vie que les Rapanui ont créés dans cet espace métropolitain. À la fin du chapitre, je présente les réflexions que mes interlocuteurs ont élaborées à propos des sentiments d’identification et de la valorisation d’une culture et d’une histoire qu’ils éprouvent désormais comme la leur. La vie dans le Chili continental a mis en question leurs appartenances, et les a poussés à une nécessaire réflexion sur une identité qui n’allait plus de soi, à la différence de la période précédente où la vie se passait sur le territoire d’origine. Nous allons voir aussi de quelle manière la migration vers le Chili continental est devenue structurante pour la société insulaire contemporaine.

1. Quitter Rapa Nui

Dans les années 60, émigrer de Rapa Nui n’était plus interdit. Les insulaires ont acquis la citoyenneté complète et un processus accéléré de modernisation a été mis en place par l’État (cf. chapitre 4). Peu à peu, quelques familles rapanui ont commencé à s’installer dans le port de Valparaíso et dans les communes voisines. Le choix de ces lieux n’était pas dû au hasard, bien entendu. Á Valparaíso se trouvait la très active SADIP, qui sur l’île proposait un programme d’aide médicale, envoyant des médicaments pour l’hôpital naissant et pour la léproserie. La SADIP poursuivait également un programme éducatif, soutenant la venue de jeunes Rapanui au Chili continental. Par ailleurs, le port de Valparaíso, le principal du pays, permettait à l’époque une liaison de plus en plus fréquente avec l’île, fluidifiant les circulations de biens et de personnes. Ajoutons à cela

352

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

que l’ouverture de la ligne aérienne en 1967 a radicalement changé les liaisons entre Santiago et Rapa Nui (cf. l’annexe A). Toutefois, les liens entre la SADIP et la communauté ne concernaient pas l’ensemble des insulaires, mais un groupe réduit de personnes liées soit en raison de leur emploi antérieur dans la Marine ou dans la compagnie d’élevage, soit simplement en raison de liens amicaux ou autres avec les agents étrangers sur l’île. Pour les autres Rapanui, la seule manière d’arriver au Chili continental demeurait la tentative de partir en passagers clandestins dans les bateaux d’approvisionnement ou s’enrôler dans les forces de l’Armée. La première option était sanctionnée comme auparavant et les individus découverts risquaient un rapatriement ou quelques jours d’enfermement en prison. Un seul groupe de onze insulaires est arrivé à Valparaíso en 1965 (El Mercurio, 7 avril 1965) et, en 1970, deux Rapanui furent mis en garde à vue pour avoir tenté un voyage clandestin (El Clarín, 3 janvier 1970). La seconde option, celle du service militaire, devint ainsi la meilleure des opportunités pour quitter l’île. Mais l’option était ouverte seulement aux hommes.

1.1. Souvenirs des premiers arrivants

Les récits émanant des premiers Rapanui à avoir vécu quelque temps au Chili continental furent suffisamment enthousiastes pour que, au cours des années 1970-80, la société rapanui connaisse un véritable boom migratoire. Certains revinrent sur l’île et racontèrent leur vie, d’autres restèrent au Chili mais certains de leurs amis et parents revenus sur l’île racontèrent ce qu’ils avaient entendu. Leopoldo Ika Pakarati est arrivé à Valparaíso en 1961 à 17 ans. Il avait tenté auparavant un voyage clandestin, avait échoué et finalement il a opté pour l’engagement dans le service militaire. Je l’ai connu à Santiago en 2006 pendant un grand rassemblement rapanui (voir plus loin). Je lui ai rendu plusieurs visites entre 2006 et 2008 pendant lesquelles il m’a raconté plusieurs passages de sa vie. Voici celui de son arrivée à Valparaíso.

Je voulais faire le service militaire dans la Marine, dans l’infanterie de marine. C’était mon rêve. Je suis venu pour faire mon service à la caserne Silva Palma, à Valparaíso. J’y suis resté sept ans parce que j’étais engagé volontaire. À Valparaíso existait cette opportunité et à cette époque un seul bateau venait sur l’île, le Transporte Pinto, donc j’ai dû attendre quatre mois environ avant d’être appelé pour me présenter. Un commandant m’a permis de

353

Deuxième partie

rentrer, mais il m’a dit que j’allais y mourir. Pour quoi ? lui ai-je demandé. « Parce que vous allez faire le service militaire pendant sept ans ». Alors que d’autres ne le font que pendant deux ans.

Avec Leopoldo, vingt autres Rapanui ont prêté solennellement leur serment d’allégeance de 1967 : c’était la deuxième fois que de jeunes insulaires intégraient l’armée chilienne2, et après eux d’autres viendront. Leopoldo n’est pas revenu sur Rapa Nui depuis lors.

Figure 6.1: La famille de Leopoldo (1974) Figure 6.2: Leopoldo et María (1975)

Photograp hie prise sur la Plaza de Armas à Photographie prise à la Estación Mapocho à Santiago. Luisa Pakarati, Carlos, Jorge (en Santiago. Cliché donné par Leopoldo avec

tenue de policier) et Elisa Ika Pakarati. autorisation de l’utiliser ici.

Cliché donné par Leopoldo avec autorisation de l’utiliser ici.

Peu à peu, toute ma famille est arrivée à Valparaíso, du côté des Pakarati. Mon oncle, du côté de ma maman, Pedro Atan était déjà à Quilpué et mon cousin Policarpo Ika à Valparaíso. Un jour je suis allé le voir et tous les Pascuans nous nous sommes réunis chez lui pour jouer de la guitare. Après ma mère est venue s’installer à Santiago avec une de mes

2 Rappelons-nous des trois compagnons du Kin Riro en 1898 (cf. chapitre 1).

354

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

sœurs et pour des questions de santé elle est y restée. Mon papa venait de temps en temps, mais après il rentrait sur l’île, il n’a jamais aimé Santiago. Et de là jusqu’à maintenant... je ne sais pas de quoi a l’air aujourd’hui la vie sur l’île, je n’ai aucune idée, car je n’y suis plus jamais revenu.

Lenky Atan avait six ans quand elle est montée sur le bateau Transporte Antofagasta avec ses parents hāŋai (adoptifs). C’était en 1968 quand ses parents biologiques l’ont fait venir à Valparaíso pour la réintégrer dans la famille qui s’était installée au village de Quilpué quelques années auparavant. Malgré son jeune âge à l’époque, Lenky garde quelques souvenirs de son arrivée au Chili continental :

Mes oncles m’ont dit que je venais pour faire connaissance avec mes parents, car ils m’ont toujours dit qu’ils n’étaient pas mes vrais parents. Je ne sais pas si la séparation fut traumatisante pour moi, j’étais petite. Mais je me souviens bien quand je suis arrivée à Valparaíso. Cela oui ! Je pense que je l’ai vécu comme un traumatisme. Quand je suis montée sur le pont je me suis dit : « mais pourquoi y a-t-il tellement de fumée ? » ; j’avais mal aux yeux. Après j’ai compris que c’était le brouillard et la pollution. Je me souviens aussi des petits cubes de couleurs que je voyais de loin et qui ont attiré mon attention, de petits carrés de couleurs. Après j’ai compris que c’était des maisons sur les collines. Les énormes bâtiments, les tours m’ont impressionnée, parce que sur l’île il n’y a pas de bâtiments comme ça, même aujourd’hui il n’y en a pas ! Tout me semblait immense ! Mais ce qui m’a choqué c’est qu’il y avait un monsieur et une dame que je ne connaissais pas et que je devais appeler papa et maman. Et en plus il y avait des enfants, j’avais des frères plus âgés et des frères et sœurs plus jeunes que je ne connaissais pas. Et moi, je parlais une autre langue, je ne parlais que le rapanui alors qu’eux, ils parlaient le castillan. Cela fut traumatisant.

Lenky est arrivée à Quilpué, village proche de Valparaíso, où la famille Atan était installée, près de la maison de Federico Federmayer, l’un des membres de la SADIP ; et de Rafael Haoa, l’ancien clandestin de l’Allipén devenu infirmier naval (cf. chapitre 5). Le père de Lenky, Juan Atan, était arrivé comme policier avec son épouse et ses enfants, sauf Lenky qui était restée sur l’île. Entretemps trois autres enfants étaient nés en ville. Juan m’a expliqué que devenir policier avait été la seule manière qu’il avait trouvée pour partir pour le Chili continental. Il avait fait une tentative auprès de la SADIP, mais, déjà trop âgé pour bénéficier de la bourse et ayant une réputation de fauteur de troubles, il n’a pas été accepté : « la Société d’Amis aidait des gens plus jeunes et beaucoup de jeunes filles, j’ai une sœur qui est venue avec eux », m’a dit-il.

355

Deuxième partie

Le commentaire de Juan doit être nuancé pour éviter des sous-entendus. Quand on regarde la liste des noms des jeunes pris en charge par la SADIP de 1955, on voit que, sur les 19 étudiants, 13 sont de sexe masculin et 6 de sexe féminin. Par ailleurs, la SADIP informe dans ses rapports annuels que l’objectif est d’« octroyer des bourses aux meilleurs élèves » (El Mercurio de Valparaíso, 5 mars 1955)3. Aucune préférence pour les jeunes filles n’est relevée dans la documentation de la SADIP, et l’octroi de bourses est lié aux résultats académiques. Pedro Atan, qui avait été le maire désigné par l’administration coloniale lors des années 30, vivait maintenant à Quilpué avec son fils Juan. Ils avaient aménagé un atelier d’artisanat et vendaient des moai en bois aux différents marchés de Valparaíso. Avec le temps la maison des Atan fut appelée « l’école », car d’autres Rapanui qui arrivaient à Valparaíso y ont appris à sculpter le bois. La vente de statuettes sera une importante activité économique des Rapanui installés au Chili continental à partir de 1970. Lenky se rappelle l’ambiance familiale de l’époque :

Je me souviens que mon grand-père faisait des barbecues de poisson immenses et qu’il invitait les autres Rapanui. Je voyais mon grand-père et mes oncles tailler des moai, j’entendais mon grand-père chanter, il jouait de l’accordéon, il était le meilleur accordéoniste de l’île ! D’autres Rapanui partaient aussi à la pêche, avec des amis du port. La sensation que j’ai c’est qu’ils ont continué à vivre comme s’ils étaient sur l’île. Mon grand-père a été l’un de grands continuateurs de la culture rapanui ici sur le continent.

Raquel, une cousine de Lenky, est arrivée peu après, quand elle avait 10 ans. Comme Lenky, elle a quelques souvenirs de la maison de Quilpué et de la figure de son grand- père Pedro Atan :

Dès que nous sommes arrivées avec ma mère, la maison avait l’air d’une caserne, car les Rapanui étaient nombreux à y arriver pour apprendre avec mon grand-père, c’est pour cela que la maison fut alors appelée l’école. Mon grand-père accueillait tous les Rapanui qui arrivaient à Valparaíso et les invitait à venir chez nous. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de gens qui nous rendaient visite. Nous avons vécu plusieurs années à Quilpué et la maison de mes grands-parents existe encore, maintenant c’est un oncle qui y habite.

Avec le temps, la maison de Quilpué s’est transformée en un vrai centre d’accueil pour les Rapanui qui voyageaient au Chili continental, comme ce fut le cas d’autres foyers qui

3 Pour la liste des noms cf. chapitre 5, section 2.6, note en bas de page n° 16.

356

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

existaient dans le port. C’est à ce moment que la connexion entre les Rapanui qui n’avaient pas été rapatriés sur l’île et les Rapanui qui commençaient à arriver sur le continent s’est produite. Une première phase dans un processus qu’on peut appeler d’enracinement : un lieu considéré comme à soi a commencé à se structurer. Lenky se souvient aujourd’hui de ces maisons où les Rapanui arrivaient et qui ont recréé une sorte de communauté rapanui sur le continent.

Mon grand-père était super patriarcal et il a voulu garder tous ses petits-enfants près de lui. Il a acheté la maison où après tous les neveux arrivaient pour étudier et où il recevait tous ceux qui venaient. C’était une autre époque, je parle de la fin des années 60. Le sens communautaire était beaucoup plus fort qu’aujourd’hui. Il y avait d’autres Rapanui qui ont fait comme mon grand-père, je me souviens d’un koro [désignation respectueuse d’un ancien] Rapu qui vivait à Valparaíso et qui s’est marié avec une femme d’ici [du Chili continental]. Ma grand-mère aussi, elle avait un petit frère arrivé caché dans un bateau et qui était à Valparaíso.

Lenky a vécu à Quilpué jusqu’à quatorze ans, moment où toute la famille est revenue à Rapa Nui. C’était 1974, le Chili connaissait une crise politique et économique d’envergure et Pedro Atan, le grand-père, venait de décéder. C’est à partir de ce moment, se rappelle Lenky, qu’elle a commencé à voyager, à aller et à revenir de l’île au continent jusqu’à la fin de ses études secondaires. En 1980 elle viendra à Santiago pour continuer des études universitaires. Ce sera la modalité migratoire qui caractérisera les déplacements rapanui jusqu’à aujourd’hui. Beatriz Tuki, un peu plus âgée que Lenky et Raquel, se souvient d’une autre manière de venir au Chili continental pendant les années 1970, quand le tourisme débutait sur l’île. Certains visiteurs offraient aux familles rapanui de recevoir chez eux les enfants quand ils auraient besoin de voyager au continent. Comme la SADIP l’avait fait pendant les années 1950, quelques familles bourgeoises du Chili continental ont accueilli des jeunes insulaires. Les relations d’amitié entre insulaires et continentaux ont contribué à l’immigration.

En ce temps-là, il n’y avait rien sur l’île. Les parents n’avaient pas de quoi envoyer leurs enfants au Chili [continental]. Mais en même temps, les gens d’ici ont commencés à aller sur l’île. Là-bas ils ont connu des gens de l’île et quand ils partaient ils leur disaient : « si un jour tu envoies ton fils là-bas pour qu’il étudie appelle-nous, nous allons nous occuper de lui ». Alors les parents ont récolté de l’argent pour nous payer le billet, pour payer le

357

Deuxième partie

collège. Ainsi, une famille de Santiago te recevait et après quand ces gens de Santiago voulaient aller sur l’île nos parents les recevaient. (Beatriz Tuki, 2006).

Ainsi les migrants des années 1970 pouvaient activer deux modalités. La première en ayant recours aux enclaves déjà constituées, comme la maison de la famille Atan et Haoa à Quilpué ; ou celle des Pakarati et les Rapu à Valparaíso. L’autre modalité fut de faire appel aux amitiés du Chili continental. Cela a impliqué que seules les familles qui ont été liées de bonne heure au tourisme, ainsi que celles qui avaient déjà certains liens avec la SADIP ou avec la Marine, ont commencé un processus d’émigration à la recherche de meilleures opportunités. Selon Goñi (1983), l’activation de ces liens a produit une intégration différenciée des immigrants au monde urbain. D’un côté, un groupe qui va continuer à reproduire des schèmes culturels rapanui, comme l’indiquent les souvenirs de Lenky et Raquel. Et d’un autre côté, des Rapanui intégrés directement dans un milieu social urbain, comme ce fut le cas des quelques étudiants qui ont été accueillis au sein de familles bourgeoises de la capitale. Cela semble expliquer en partie les représentations négatives que certains Rapanui ont aujourd’hui à propos des Chiliens continentaux arrivés à l’île de Pâques pour travailler comme ouvriers : une partie de la population insulaire s’était habituée au contact avec une élite chilienne qui était liée soit à l’Armée, soit aux milieux intellectuels du port de Valparaíso, loin de tout contact avec les classes populaires (cf. chapitre 4).

1.2. Les motivations pour quitter l’île

Quand j’ai posé des questions sur leurs motivations pour émigrer au Chili, mes interlocuteurs ont indiqué deux raisons : le désir de continuer des études et la difficulté qu’ils ont eue pour trouver un(e) conjoint(e) accepté(e) par leurs parents. Ces deux raisons montrent le type de changement social que la société insulaire connaissait au moment de son ouverture au monde. D’un côté, un changement portant sur la vision de l’avenir pour les nouvelles générations : non plus la possession d’une parcelle de terre pour y cultiver du maïs et le vendre à la compagnie d’élevage de mouton, mais la réussite d’études universitaires, à la manière des continentaux. De l’autre côté, le changement dans l’organisation des rapports de parenté (cf. chapitre 3). J’ai connu John Tuki en 2005, il habitait à Santiago depuis vingt ans sans avoir voyagé entre-temps sur l’île. Son récit évoque les motifs de départ, liés à la parenté ; le grand

358

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

contraste créé à Rapa Nui après l’arrivée des fonctionnaires ; et la parenthèse de la grande base américaine qui montrait quelle richesse pouvait exister ailleurs (cf. chapitre 4).

Je me souviens des premiers qui sont venus ici ; quand ils sont revenus sur l’île, ils ont eu une profession. Ils sont devenus avocats ou professeurs, certains ont choisi d’être juges : dans ce temps-là ! Je parle des années 70. Ils ont très bien choisi leur profession, juste pour revenir sur l’île et pour la pratiquer. Mais le problème pour eux c’est qu’il restait encore la sueur des temps de la Marine, de la maltraitance. Alors ces gens-là ont eu des problèmes pour travailler dans ces professions parce que des gens du continent étaient déjà venus. Mais ils connaissaient le système d’ici. Orlando par exemple, il avait déjà son hôtel, il avait des plantations d’ananas, il avait plus de possibilités que nous parce qu’il avait étudié ici au Chili. Après, à l’époque des Nord-Américains, les gens qui étaient déjà venus ici savaient comment négocier avec eux, là ils demandaient de l’aide : « comment faire pour avoir un tracteur », par exemple. Et là, ils ont donné des idées. Les personnels de l’Armée de l’Air, ils leur disaient ce qu’ils pouvaient faire. Ils avaient plus d’idées. À cette époque il y avait déjà des gens de l’île qui ont commencé à avoir ces choses. En regardant toutes les choses qu’ils avaient, j’ai eu l’envie de venir. Je me disais : « si j’avais l’opportunité de venir ici, je n’allais pas la rater ».

Quand John réussit à voyager à Santiago, il ne le fit pas seulement pour chercher un meilleur emploi, mais aussi du fait d’une pression sociale sur l’élection d’une épouse. John m’explique qu’à ce moment (pendant les années 1980) il était en couple avec une femme de l’île, mais au bout de peu de temps, ils ont été empêchés de continuer parce que, selon les personnes âgées, ils étaient cousins. Cette expérience semble commune pour la génération de John. Cette raison pour émigrer est passée inaperçue dans les recherches des années 1980 (Goñi 1983 et Santibáñez 1986) ; nous avons déjà analysé cette version locale amplifiée de la notion d’inceste (cf. chapitre 3).

Quand je suis venu j’avais ce problème avec elle parce qu’on est des parents proches. Mais le problème c’était les gens. Il y a des gens de cette époque qui maintenaient encore cette idée, les personnes âgées surtout. Alors j’ai été choqué par cela, mais j’ai dépassé ce problème. Ma maman ne m’a pas fait de problème, le problème a été les autres familles. Ma maman ne m’a pas obligé à la quitter, mais quand je suis arrivé au Chili je me suis séparé. Elle est venue après, mais je savais déjà que nous allions nous séparer parce que j’avais décidé que je n’allais pas revenir sur l’île.

Vitorio Haoa est de quelques années plus jeune que John et il a connu le Chili continental jeune homme, quand il a voyagé avec l’une de ses tantes artistes en 1990. De

359

Deuxième partie

ce voyage, il se rappelle l’enthousiasme qu’il a ressenti après avoir vu la quantité de « femmes » qu’il y avait, parce que « dans l’île c’est cela le grand problème », m’a-t-il expliqué. À une autre occasion, nous avons pu approfondir ce sujet :

J’avais vingt-trois ans et j’étais encore célibataire, mais j’avais quelque chose avec une femme de l’île. Mais nous avons eu des problèmes parce qu’on était parents. Dans l’île nous sommes tous parents. Ma maman ne m’a pas approuvé, car nous étions comme des cousins, mais des cousins de quart, de la quatrième génération ! Là-bas on respecte même le fils que ma maman a élevé, il est mon frère. Pour eux nous sommes tous parents. On devait chercher ailleurs. C’est pour ça que je suis venu au Chili. On était super amoureux, mais les vieux de l’île nous ont interdit de rester ensemble, d’abord ma maman et après le papa de la fille. Nous savions que nous pouvions avoir des problèmes, donc on est resté presque quatre ans cachés. Mais les commentaires des gens ont commencé à être entendus, ma mère a su. Après elle m’a dit qu’on ne pouvait pas continuer ensemble, et en plus, elle était terrorisée par son papa. C’était ma crainte, pour elle je me suis éloigné et j’ai décidé de venir ici.

Les histoires conjugales de Lenky et de Beatriz coïncident aussi à ce sujet. Une fois arrivées à un certain âge, tout rapprochement avec les garçons a été très surveillé par les parents plus âgés, et toutes les deux se sont mariées avec des hommes du Chili continental et ont fini par s’installer à Santiago. Lenky me raconte :

J’ai connu Carlos en 1986, quand il est venu lors de travaux d’agrandissement de la piste [de l’aéroport]. Et après nous sommes venus au Chili [continental]. Après, je viens et je vais, je suis entre l’île et le continent. Mais je viens maintenant avec Carlos, donc je me suis sentie plus protégée à Santiago, pas si seule, car avant, les Rapanui, nous étions tout seuls entre nous, on n’avait pas beaucoup de relations avec d’autres gens. Mais après, mariée avec un Chilien j’ai senti qu’il me protégeait des autres continentaux. Et à la fin on s’est établis à Santiago.

Quand j’ai connu Beatriz, en 2006, elle habitait à Santiago depuis 34 ans, avec son époux, un Chilien continental et ses trois enfants, tous nés à Santiago. Lors d’un de nos entretiens, Beatriz a fait une réflexion qui m’a montré comment la migration s’est incrustée dans les vies insulaires de toute une génération de personnes : « On grandit en sachant qu’un jour on devra quitter l’île. Nos parents nous ont incité à le faire ; jusqu’au jour où ils vont pratiquement t’expulser de l’île ». Ces témoignages recueillis à Santiago montrent de quelle manière les modifications de la parenté dont nous avons parlé au chapitre 3 ont favorisé l’immigration. Nous avons

360

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

vu que la conception rapanui du mariage comme une alliance entre des familles a incité les parents à vouloir établir des nouvelles alliances avec des étrangers arrivés sur place en mariant leurs enfants (rappelons qu’à l’époque le mariage était arrangé). Avec ces nouvelles alliances, des familles tout entières se voient favorisées par un lien parental avec l’extérieur. Les hunoŋa (beaux-fils) étrangers permettaient en théorie que les familles rapanui aient accès aux richesses du continent. En second lieu, la métamorphose concerne la résidence où un nouveau modèle néolocal s’est adapté facilement à la notion de paepae keke, qui veut dire que les femmes devaient partir vivre chez leur conjoint (cf. chapitre 3). Le mariage avec des Chiliens a constitué un nouveau type de diaspora rapanui, celle qui restera attachée par des liens familiaux au Chili continental. C’est alors qu’un chez-soi en dehors de l’île de Pâques est créé. Par ailleurs et en fonctions de la temporalité de l’installation sur le Chili continental, ces migrants vont créer de nouvelles sortes d’enracinement et de nouveaux types de lien avec Rapa Nui. L’expérience insulaire devient fragmentée pour les générations rapanui qui vont commencer à naître en métropole. Pour les jeunes Rapanui d’aujourd’hui, dont plusieurs sont des enfants de ces couples dits « mixtes » (formés par un père continental et une mère rapanui ou vice-versa), les motifs de migration varient entre les désirs de continuer des études universitaires, la quête de liberté et des aventures amoureuses, comme certains me l’ont fait savoir. Voici quelques exemples. Honiti Paoa, avait 19 ans quand j’ai fait sa connaissance à Santiago en 2007. C’était son séjour le plus prolongé en métropole, car auparavant elle était venue seulement en vacances ; cette année-là, elle s’est installée à Santiago pour continuer des études :

Je suis venue pour étudier, parce que sur l’île il n’y a pas d’université et donc on est obligé de venir pour terminer les études. J’ai fait le secondaire là-bas, mais comme à Rapa Nui il n’y pas énormément de choix pour trouver un bon travail, j’ai décidé de venir pour faire mes études. Je ne voulais pas faire comme d’autres jeunes qui travaillent dans n’importe quoi pour avoir des sous. Nous sommes plusieurs à vouloir faire des études, mais pour ça on est obligé de quitter l’île.

Kisha, une autre jeune femme, considère que la vie sur l’île est plutôt « facile » si l’on compare au temps de sa mère quand le tourisme n’était pas encore la principale activité économique. L’argent est aujourd’hui à portée de main. Cependant, cela a eu pour effet que les jeunes qui ont décidé d’abord de continuer des études universitaires n’arrivent pas à les terminer parce que la vie au Chili est plus compliquée que sur l’île, mais aussi parce

361

Deuxième partie

que finalement, « on n’a pas besoin de faire des études pour gagner de l’argent sur l’île, avec le tourisme il suffit de construire une cabane et la louer », m’a-t-elle dit. Cependant, pour Kisha, quand on vit plusieurs années sur l’île, sortir de temps en temps est une expérience libératrice :

Il est vrai qu’aujourd’hui il y a de l’argent à Rapa Nui, mais j’ai besoin de sortir de l’île de temps en temps. Des fois la situation devient tellement étouffante, parce que les vieux sont tout le temps en train de nous regarder, qu’on sent la nécessité de venir soit au Chili, ce qui est le plus facile, soit à Tahiti, pour se sentir un peu plus libre.

Parmi mes jeunes interlocuteurs hommes, on reconnaît la même explication que chez les adultes concernant les difficultés pour trouver une conjointe sur l’île. Au moins dans leurs récits, le rêve de la rencontre amoureuse est une des raisons pour venir au Chili continental. Mais, ce qui m’a intéressé c’est le fait qu’une intention de migrer est alimentée par les récits de la vie au Chili continental, rapportés par ceux qui arrivent sur l’île. Regardons quelques exemples. Iovani avait 20 ans quand je l’ai connu en 2006, il était étudiant dans une université à Santiago. Il m’a raconté qu’à l’âge de 15 ans environ il a commencé à entendre parler des libertés que les jeunes qui étaient partis au Chili continental connaissaient sur place, dues au fait d’être loin du contrôle parental. Pour plusieurs jeunes Rapanui le monde féminin de la capitale devenait l’objet d’un grand espoir.

Je suis venu étudier ici surtout parce que j’avais quelques amis qui sont venus faire des études et que chaque été ils revenaient avec plein d’histoires de filles. Le fait qu’on est livré à nous-mêmes très tôt pour venir au Chili nous permet de connaître une liberté qu’on n’a pas sur l’île. Avec les histoires de mes amis, j’avais très envie de venir. Or, je savais que de toute manière j’allais venir, car mon papa m’a toujours mis dans la tête la question des études, je suis arrivé donc pour terminer le secondaire. Mais, à vrai dire j’étais motivé pour venir par les histoires avec les filles que j’entendais.

Un autre jeune homme évoque plus largement ce sujet :

Je pense que s’il y avait plus de femmes rapanui ce serait très intéressant parce que j’aurais pu rester dans l’île, faire leur connaissance et continuer au sein de la race. Mais on ne peut

362

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

pas parce que nous sommes tous plus ou moins parents. C’est pour cela qu’on vient sur le continent, ici on peut trouver plusieurs femmes.4

Nous voyons donc aujourd’hui une situation qui demeure semblable à celle racontée par la génération née lors des années 1960. Les difficultés de trouver un (e) conjoint (e) dans la société insulaire sont une des motivations principales (avec le désir d’études ou l’accès aux soins médicaux) qui déclenchent et justifient l’émigration.

2. S’installer au Chili continental : l’exemple de Santiago

La même continuité avec les années 1970 concerne le rôle de la loyauté familiale dans l’accueil des nouveaux migrants. Le processus d’installation pourrait se résumer ainsi : quand la décision de migrer a été prise, chacun utilise ses contacts pour s’installer en ville. Ces contacts, comme nous venons de le voir, peuvent être un ou une ami/e continental/e rencontré/e sur l’île, ou des parents déjà en ville et aisément identifiables par la longue mémoire généalogique. On conçoit l’importance du rôle que jouent les relations d’amitié et de parenté lors de l’accueil des Rapanui migrants, pour leur fournir un foyer, mais aussi pour l’intégration dans un réseau de connaissances qui ouvriront les portes du monde urbain. Ces relations se reproduisent aussi dans le temps, car celui qui fut accueilli dans le passé accueillera un jour un autre Rapanui. Tous mes interlocuteurs adultes ont été reçus par un Rapanui déjà installé en métropole et aujourd’hui ce sont eux qui reçoivent les nouvelles générations. Ce cycle migratoire compte déjà quatre générations et continue à se reproduire.

Mon foyer est cyclique, m’explique Lenky, j’ai reçu mes frères, qui aujourd’hui sont déjà mariés. Ils sont grands, ils ont terminé leurs études et ils sont retournés sur l’île. Maintenant, je suis dans le deuxième tour, c’est-à-dire, avec les enfants de mes frères qui sont venus pour continuer leurs études. Mais en plus d’eux, j’accueille mes autres parents quand ils viennent chez le médecin, les parents qui viennent pour faire une formalité. Cette maison est un bien communautaire.

En effet, en 2006 Lenky accueillait depuis quatre ans sa nièce Hani Atan de 14 ans, qui était venue à Santiago pour terminer le lycée. Dès que les parents de Hani ont décidé

4 Cette information est aussi corroborée par l’étude sur le comportement sexuel à l’île de Pâques que nous avons citée au chapitre 4 (Sadler & Obach 2006). Selon ce rapport, l’initiation sexuelle d’aujourd’hui chez plusieurs jeunes Rapanui se fait au cours de l’immigration au Chili continental.

363

Deuxième partie

de revenir en métropole, à la fin 2007, elle est partie avec eux. Aujourd’hui Hani vit avec ses parents dans un appartement au centre de Santiago et vient de finir ses études universitaires. Entretemps, Lenky avait aussi accueilli son fils aîné Paori et sa compagne Tamara, qui sont venus en métropole chercher des meilleures conditions médicales pour l’accouchement de Tamara. J’ai pu observer ce même type de relations d’accueil dans le contexte familial de Julia Hotus. En 2006 elle vivait avec son époux (un Chilien continental arrivé sur l’île lors des années 1960), ses trois filles, la fille de l’une d’elles et son père, Lázaro Hotus. Julia m’a expliqué qu’elle a toujours reçu ses parents de l’île venus pour des raisons médicales ou pour faire des achats. Ces exemples montrent l’adaptation contextuelle des relations de type hāŋai (adoption) et la reproduction du hua‘ai (groupe de descendance) dans une version étendue non seulement en ce qui concerne les membres du groupe, mais aussi en ce qui concerne l’espace : un hua‘ai avec au moins deux foyers où ses membres habitent et entre lesquels ils se déplacent. Il s’agit là d’une grande transformation de la société rapanui contemporaine. Vitorio Haoa évoque les difficultés quand il n’y a pas de parents pour recevoir le nouvel arrivant, et l’importance d’avoir des parents déjà installés :

J’ai toujours voulu venir m’installer en métropole, mais mon problème c’était que je n’avais aucun moyen de rester ici. D’abord ce fut mon parrain qui m’a reçu, après je suis resté chez un ami, mais j’étais comme un visiteur, je ne pouvais pas y rester. Mais quand mon frère a commencé à vivre ici, je lui ai dit que j’allais venir. Je n’avais pas l’intention de rester à ce moment-là, je voulais venir à Santiago et si je pouvais, je resterais. Quand je suis arrivé, mon frère louait à Nataniel Cox [au centre-ville de Santiago]. Je me suis dit : je suis ici, je ne rentre plus sur l’île. Mon frère pensait que je venais pour une semaine, mais la semaine s’est terminée et je ne suis pas parti. J’avais le billet d’avion à la main et mon frère m’a dit: et alors tu ne pars pas ? Il m’a dit ensuite que je devais commencer à travailler et il m’a amené avec lui à son travail et c’est ainsi que je suis resté.

Les jeunes qui étudient sur le continent reçoivent aussi des pairs dans les appartements qu’ils louent. Ils les accueillent et les aident à s’installer à l’université et dans la ville même. Plusieurs jeunes Rapanui étudient dans la même université et plusieurs vivent ensemble. Iovani et José, que j’ai connus en 2006, étaient étudiants à ce moment-là et membres d’un groupe de musique et de danse rapanui, leur principale source de revenu.

364

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Iovani m’a dit qu’il a reçu José chez lui pendant toutes ses études « car c’est la façon rapanui de traiter les amis ». José, de son côté, m’a raconté :

Quand je suis arrivé, j’ai loué une chambre dans un appartement d’un ami de mon frère. Mais le problème c’était que je ne les connaissais pas. Ce sont des gens bien, mais ils ont une manière de vivre très différente de la mienne, je ne me suis pas habitué. J’ai demandé donc à mon meilleur ami s’il pouvait m’aider et il m’a aidé pendant ces deux ans, c’est grâce à lui que je me suis senti moralement soutenu ici.

José fait référence à l’importance des liens d’amitié, de confiance et de parenté pour pouvoir s’installer à Santiago, mais il remarque aussi les différences perçues entre ce qu’il appelle « manières de vivre insulaires » et « manières de vivre continentales » qui motivent les Rapanui à rester dans un milieu urbain où se trouvent déjà d’autres Rapanui.

Depuis que je suis arrivé, j’ai préféré rester seulement avec [des gens] rapanui. Quand je suis arrivé au foyer de Viña del Mar, c’était plus facile parce que nous étions tous ensemble, maintenant, l’appartement nous coûte plus cher parce qu’ici c’est Santiago. Mais nous sommes proches d’autres Rapanui parce que nous étudions tous dans la même université. Ça nous plaît de rester proches.

L’étude réalisée par Santibáñez (1986) auprès d’un groupe d’étudiants rapanui lors des années 1980, identifiait déjà l’importance des foyers collectifs (dans son cas, le foyer de Viña del Mar, financé par le ministère de l’Éducation) dans les processus d’intégration des jeunes insulaires dans la vie urbaine. Mais nous constatons que trente ans plus tard, les jeunes Rapanui préfèrent vivre avec d’autres Rapanui. Des sortes de cercles de connaissance rapanui se sont formés en métropole, où les Rapanui qui voyagent au Chili continental sont intégrés (on y reviendra). Mais parfois les relations sont difficiles et, au bout d’un temps, évitées. Comment se passe alors l’intégration dans le milieu urbain ? John se souvient qu’il a été accueilli d’abord par des cousins de sa mère. Mais au bout de quelques mois il a décidé de partir, a établi d’autres relations avec des Rapanui, puis à nouveau une rupture :

Je suis arrivé sans rien savoir. Pour dire, j’ai pris l’avion et je me suis trouvé ici sans connaître personne, et sans personne qui savait que j’étais ici pour me recevoir. Mais après je suis allé avec des gens de l’île. Mais des gens que je ne connaissais pas, qui étaient des cousins de ma mère. Ils m’ont accueilli, mais je ne me suis pas adapté très bien à eux parce qu’ils étaient plus âgés et leurs idées ne me plaisaient pas… Donc je me suis approché des plus jeunes, de gens de mon même âge, des Rapanui mais nés à Santiago. Ils avaient l’idée d’aller boire des bières tous les soirs et je me suis accroché à ça, et là, je me suis dit que si

365

Deuxième partie

je ne les quittais pas, j’allais tomber dans d’autres choses. D’ailleurs, c’était un quartier où habitaient deux familles de l’île qui avaient de problèmes avec les voisins, ils n’étaient pas très contents avec eux et comme ils ont grandi ici, ils connaissaient toutes les tricheries de la ville. J’ai décidé alors de m’éloigner d’eux et de couper tous les ponts. Après des années je ne connaissais pas les Rapanui de la ville et eux ne me connaissaient pas non plus.

Après la rupture, John s’est écarté du réseau de solidarité que les Rapanui ont tissé pendant ces années de migration. Ce cas semble plutôt exceptionnel et nous verrons qu’en fin de compte John lui aussi n’est pas resté définitivement dans la solitude. Les autres ont utilisé ces réseaux pour être logés, être reçus et eux-mêmes recevoir, être épaulés pour trouver du travail et rester en compagnie avec des liens affectifs qui aident à surmonter les sentiments de solitude et de déracinement. Les récits de Vitorio et de son frère qui l’amène travailler avec lui, de Lenky qui accueillait sa nièce ou encore de José qui s’est inscrit dans la même université que d’autres Rapanui, nous l’ont montré. Desirée Tuki, une jeune femme qui vivait depuis près de dix ans au nord du Chili, m’a rappelé l’importance des familles rapanui comme instances auprès desquelles on est certain de trouver appui :

Pour nous, pour tous les Rapanui, la famille est très importante, c’est fondamental. Surtout quand nous sommes loin de notre terre, parce que nous nous manquons et comme nous nous manquons, quand nous nous voyons nous sentons une joie très profonde. Nous nous cherchons, nous aidons en tout. Je suis venue exprès à Santiago pour rendre visite à ma cousine.

Au contraire John, après avoir quitté la maison où il était arrivé, n’a pas eu les autres soutiens. Il n’avait pas quelqu’un pour l’aider à trouver un travail, il a dû chercher et payer une location pour se loger, ce qui a été problématique du fait de sa situation de non salarié. John se rappelle avoir éprouvé une profonde solitude. Cela a commencé à se dissiper quand il a connu Eugenia, une professeure engagée dans des cours d’alphabétisation pour adultes. Tout de suite, à son incitation, John reprend des contacts avec quelques Rapanui résidants et commence à participer aux activités communautaires. John pense aujourd’hui que le fait de s’être éloigné des autres Rapanui peut expliquer ses difficultés pour s’installer à Santiago.

Il a été difficile de m’adapter ici. Après j’ai eu de la chance. J’ai voulu terminer le secondaire, parce que j’avais quitté le collège, et j’ai profité de me mettre à étudier pendant la nuit. C’est à ce moment que j’ai fait connaissance d’Eugenia, Kena comme je l’appelle.

366

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Kena donnait des cours pour les adultes, on a sympathisé et finalement on s’est mis ensemble. C’est grâce à elle que j’ai compris comment les choses fonctionnaient ici. Elle avait ses deux fils encore petits. Quand on s’est connu, j’avais plein de problèmes, j’avais peur, je vivais au jour le jour, sans travail, sans rien, je n’avais personne. J’avais perdu la confiance en moi-même, j’étais loin de moi-même comme aliéné, comme si j’étais privé de communication. Ma famille de l’île, ma mère et ma sœur ne savaient pas que je m’étais éloigné de ces cousins, elles ne savaient pas que j’étais en souffrance. Mais après quand je suis revenu à eux, aux gens de Rapa Nui, j’ai été accueilli à nouveau. C’est pour cela que je dis que ça a été difficile pour moi la vie à Santiago, maintenant ça va mieux.

Ces itinéraires nous font comprendre les raisons pour lesquelles plusieurs jeunes Rapanui suivent leurs études dans la même université, ou se sont mis à l’artisanat dans les premiers moments de la diaspora en métropole. Mais restons encore un peu en compagnie de John. Quand j’ai connu John, il vendait des bonbons dans les transports en commun. Ce travail de survie lui a été suggéré par une cousine qui tenait un petit commerce de vente de journaux. Ils se sont rencontrés par hasard, mais les conseils de sa cousine ont été écoutés par John qui se rappelle aujourd’hui avec mélancolie :

Quand j’ai rencontré une cousine je ne m’y attendais pas, je ne savais pas qu’elle était à Santiago. C’était une très grande joie. Ma cousine a vu mon malheur et m’a posé des questions. Vous savez cousine, je ne suis pas bien, je lui ai dit, alors elle m’a dit que si je voulais travailler elle allait me donner la clé. Elle m’a dit : « mais dans ce job, tu es ton propre chef ». Comment ça ? Je lui ai demandé. – « Regarde, prends cette caisse de chocolats, monte dans ce bus et vends-les ».

John se rappelle qu’il a eu honte de faire cette activité, mais après avoir essayé et connu les règles, les espaces d’action, les formes de commercialisation et d’approvisionnement de ressources, il en a fait son travail : « Je sais maintenant où acheter moins cher, j’ai un parcours défini où je vends et avec les autres vendeurs on s’entend bien ». Après la rencontre avec sa cousine, John a voulu retrouver ses nièces qui vivaient à Viña del Mar, près de Valparaíso. Lors du grand rassemblement rapanui du 9 septembre (voir plus loin), il a rencontré plusieurs autres Rapanui. En 2007 John accueillit chez lui de nouveaux étudiants arrivés à Santiago :

Je suis plus tranquille maintenant et je sens que j’aide les gens de l’île. Quand il y a quelqu’un de l’île qui arrive et qui ne sait pas où aller je lui dis de venir chez moi. Je n’ai pas envie qu’il arrive à d’autres Rapanui la même chose que moi.

367

Deuxième partie

En fin de compte, l’expérience de John rejoint celles des autres et nous montre l’importance des liens familiaux et d’amitié lors de l’installation rapanui à Santiago. Les Rapanui ne sortent pas d’un cercle de personnes connues et de stratégies éprouvées pour vivre en ville. Après cette évocation de l’installation, nous allons observer ce qui contribue à créer l’enracinement en métropole. Nous essayerons d’identifier des facteurs qui ont empêché ou différé un retour sur l’île. Nous verrons aussi comment certains faits de parenté, tels que le mariage et la résidence, ainsi que l’acquisition de propriétés agissent comme structures d’enracinement.

3. Les formes de l’enracinement

Les récits précédents ont montré à nouveau le lien étroit entre parenté et migration, avec la difficulté de trouver un(e) conjoint(e) à l’intérieur de la société insulaire et en conséquence une forte motivation pour sortir de l’île et, ensuite, le mariage et les obligations familiales de loyauté qui facilitent l’installation en métropole. Il en résulte une double expérience d’enracinement : un attachement à la métropole où l’on construit un nouveau couple mais aussi un rapport nostalgique à la société insulaire entretenu par les liens de solidarité. Rester en métropole pour une longue durée est expliqué par mes interlocuteurs par les liens sociaux qu’ils ont consolidés : le mariage et l’achat d’une propriété. Ces deux éléments font qu’une famille rapanui-continentale est en possession d’un lieu à la fois possédé en propre et ouvert à la famille étendue. La présence du conjoint continental, les enfants nés de cette union et les propriétés acquises renforcent les liens d’attachement à la métropole. En même temps, ces séjours prolongés créent un sentiment nostalgique par rapport à la société insulaire.

3.1. La valeur du lien conjugal et filial

J’ai demandé à Desirée Tuki : « qu’est-ce qui devrait arriver pour te décider à rester de façon définitive en métropole ? » Sa réponse a évoqué les liens amoureux : « pour

368

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

laisser mon île derrière moi, il faudrait que je sois très amoureuse de quelqu’un ». Plus tard, j’ai posé la même question à Meherio Rapu et sa réponse fut similaire : « je devrais faire la connaissance de quelqu’un vraiment spécial pour décider de rester pour plus de temps ». J’ai continué à poser ce type de question et les réponses de mes interlocutrices ont toujours évoqué le conjoint comme la principale raison pour rester en métropole. Lenky par exemple m’a signalé que son époux, Carlos, avait une position très élevée dans l’entreprise où il travaillait ; par conséquent s’ils revenaient sur l’île « il ne pourrait pas travailler car dans l’île il n’y a pas des bureaux de son domaine». Mais elle a ajouté : « nous avons l’intention, lorsque Carlos prendra sa retraite, de retourner là-bas ». De même, Ana Rapu, qui était installée à Santiago depuis vingt ans, considérait que son époux ne pouvait pas faire le même travail dans l’île et même s’adapter à la manière de vivre insulaire :

Revenir à l’île je ne le crois pas possible pour le moment. Il faut se dire qu’ici mon mari a un bon poste, un bon salaire. Qu’est-ce qu’il pourra faire à Rapa Nui s’il est un homme de bureau ? Là-bas il faut savoir pêcher, travailler la terre. Peut-être on peut travailler dans le tourisme, mais à Rapa Nui il faut s’adapter à la manière de vivre.

On pourrait penser que la scolarisation des enfants est un autre facteur d’enracinement de la famille en métropole, étant donné que les jeunes de l’île se déplacent pour cette raison. Cependant, j’ai connu quelques cas où un fils ou une fille en âge scolaire décide de passer une saison à Rapa Nui, sans qu’on y oppose un argument lié à la scolarisation. Nous verrons plus tard les mécanismes sociaux permettant d’intégrer dans la société insulaire les enfants rapanui nés en métropole (cf. chapitre 8). La fille d’Ana, qui en 2007 avait 15 ans, était partie vivre à l’île de Pâques chez ses grands-parents et bien que sa mère me dise qu’elle voulait que sa fille revienne à Santiago, elle l’explique par un sentiment de mélancolie dérivée de l’absence et par les arguments issus de la parenté, plus que par le désir d’une meilleure éducation scolaire. Ana m’explique :

Une cousine m’a dit que ma fille sortait avec un cousin. Alors je me dis que je la veux où mes yeux peuvent la voir. Avec la distance on ne sait jamais avec qui les enfants vont se lier.

D’après les témoignages de mes interlocuteurs, le retour devient un projet plus réel lors des séparations, ce qui confirme le lien entre amour conjugal et enracinement. Beatriz, par exemple venait de divorcer quand j’ai fait sa connaissance en 2007 et elle était en train de planifier son retour à l’île.

369

Deuxième partie

Je suis partie l’année dernière et j’ai dit à mes enfants que ma vie ne me plaisait pas comme elle était, je sentais que mon mari ne m’aimait plus et en plus sa famille ne m’a jamais acceptée. Donc j’ai dit : non!, je m’en vais pour rester avec les miens. Et je suis revenue à l’île. Après, mon mari est allé me chercher et nous avons essayé à nouveau, mais ça n’a pas marché.

Mes interlocuteurs ont aussi évoqué les possibles problèmes de travail pour leurs épouses en cas de retour. Ils m’ont signalé que les seules possibilités de travail sur l’île sont aujourd’hui les activités liées au tourisme, mais qu’elles semblent saturées. Dans certains cas pourtant, c’est ce secteur qui motive le retour, nous y reviendrons. John m’a expliqué « comme aujourd’hui l’île progresse dans le tourisme, je pense revenir, mais on va voir ce que peut faire ma femme.»

3.2. Les acquisitions

Un aspect matériel vient s’ajouter aux liens qui s’établissent entre les membres de la famille émigrée : l’acquisition d’une propriété familiale. Ces propriétés permettent d’activer et maintenir les liens entre des parents installés en métropole et ceux qui vivent sur l’île. Ce sont les lieux par excellence pour recevoir la parenté et pour entourer ceux qui traversent les périodes d’arrivée puis d’installation en métropole. Beatriz se rappelle que son père, l’un des premiers fonctionnaires rapanui, a décidé d’acheter une maison à Santiago afin d’éviter une dispersion de la famille quand ses douze enfants ont commencé à venir en métropole. La possession d’un lieu propre était alors imaginée comme nécessaire au rassemblement du groupe de parenté. Même souvenir chez Leo Pakarati : son grand-père et son père ont investi dans un terrain sur une commune qui à l’époque était en pleine expansion urbaine, et ils y ont construit une maison en bois. Plus récemment, Ana m’expliquait qu’elle voudrait acheter un appartement au centre- ville pour améliorer les conditions matérielles de sa famille et pour aider ses enfants et neveux quand ils commenceront leurs études : « il faut penser à l’avenir des enfants pour qu’ils aient un lieu ici quand commenceront leurs études à l’université », m’a- t-elle dit. En 2008, John a fait l’achat d’une maison et sa réflexion fut :

Comme maintenant nous avons acheté cette maison, je suis plus tranquille parce que maintenant je pourrai inviter sans problèmes mes parents à venir. Parfois ils viennent de

370

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

l’île pour des formalités administratives, pour aller chez le médecin ou pour d’autres choses, et je les recevrai.

On constate que l’importance attribuée à l’acquisition de propriétés en métropole ne se limite pas aux conditions matérielles pour la famille rapanui qui y séjourne, mais comprend aussi la famille étendue, l’accès étant ouvert aux membres du hua‘ai. C’est-à- dire que les droits de propriété (et d’usage) connectent la fraction d’une famille résidante en métropole avec la fraction qui réside à Rapa Nui. Ces maisons sont des micro-enclaves et se transforment en lieux de réception, d’accueil et de compagnie, pour les membres des familles rapanui qui sont devenues bilocales. Si à Rapa Nui l’accès à la propriété des terres génère et démontre un lien affectif de l’individu au groupe, sur la métropole ce lien se produit à travers la possibilité d’accueillir des parents chez soi. L’existence des propriétés permet que plusieurs Rapanui aient un parent qui pourra les recevoir lors d’un voyage ou lors d’une installation en métropole. Les témoignages nous rappellent l’importance de la loyauté familiale dans le processus d’installation rapanui en métropole. La famille rapanui, la conception de sa structure (étendue et en extension contextuelle) et la loyauté de l’amour filial permettent une installation non problématique et qui facilite – grâce à ces mêmes structures de loyauté – le séjour prolongé en métropole. Malgré ces formes concrètes d’enracinement, mes interlocuteurs signalaient qu’ils se sentent seulement de passage, même si cela fait plus de cinquante ans qu’ils ont quitté l’île de Pâques. Reflétant l’opinion de la plupart, Beatriz m’a dit : « on sent qu’on n’est pas d’ici, parce qu’on pense toujours qu’on va revenir sur l’île ». En d’autres termes, mes interlocuteurs vivaient leur quotidien en métropole, avaient formé leurs familles, trouvé du travail et ils avaient acheté des propriétés, mais Rapa Nui restait vécue comme le lieu de l’attachement affectif avec un sentiment d’attente constante du moment du retour. Au regard de l’éventail des expériences vécues dont nous avons pu lire le récit, on peut dire que la diaspora rapanui en métropole a connu quatre formes historiques. Il y eut d’abord ces Rapanui qui se sont installés en métropole après une évasion. Parmi eux, nous en avons identifié certains qui ne sont plus jamais revenus sur l’île, mais qui n’ont pas rompu pour autant certains liens avec la communauté d’origine, car ils reçoivent les nouveaux migrants. Ensuite, nous avons vu que la composition des familles a changé avec le recrutement de membres venus du dehors de la communauté insulaire. Ces familles constituées par un homme du Chili continental et une femme rapanui se sont installées en métropole. Avec cette nouvelle composition familiale, certains hua‘ai ont donc articulé Rapa Nui à la métropole. Dans ces cas, la mobilité d’aller et de retour est caractérisée par

371

Deuxième partie

un enracinement matériel dans la métropole, mais sentimental dans la société insulaire. Puis sont venues les années 1960. Les migrations ont provoqué un changement important dans la société rapanui : à partir de ces années 1960 des Rapanui commencent à naitre en métropole et à grandir en dehors du contexte social insulaire. C’est une première dislocation entre espace et société, car ces enfants seront peu à peu incorporés dans un nouveau tissu social qui ne concerne pas seulement l’île de Pâques. Enfin, nous trouvons dans les mêmes années une génération de Rapanui nés sur l’île de Pâques, mais qui seront encouragés à quitter l’île. Les arguments pour les convaincre sont des contraintes liées à la parenté et de nouvelles expectatives d’avenir où les études universitaires sont conçues comme nécessaires. Ces quatre formes historiques de la diaspora rapanui ont créé une relation particulière à la ville et à la vie urbaine, une « rapanuisation » de la vie urbaine si l’on peut dire. Dans le contexte de la ville mes interlocuteurs communiquent leur origine rapanui par le biais de différentes actions de manipulation de signes identitaires et cette communication devient une stratégie pour vivre en ville. Nous allons maintenant voir de plus près ces aspects.

4. La « rapanuisation » de la vie urbaine

Mes interlocuteurs en métropole insistaient pour que je reconnaisse les différences entre ce qu’ils appelaient la manière de vivre rapanui et la manière de vivre continentale. Ces différences agissent comme des catégories exclusives qui définissent des frontières entre les deux groupes et le contraste était même quotidien. Dans cette section nous observerons les contextes où les dites « manières rapanui» étaient soulignées : le contexte familial, les moments de rassemblement et les manifestations identitaires dans l’espace public. C’est dans les déplacements d’un contexte à l’autre qu’on peut identifier comment mes interlocuteurs activaient (ou démontraient) des « diacritiques culturels » et des « signes manifestes » – selon les termes de Frederik Barth (1995) – pour marquer une rapanuité affirmée vis-à-vis des autres habitants de la ville. En m’inspirant des travaux de l’anthropologue suédois Ulf Hannerz (1980) sur l’anthropologie urbaine et ce qu’il a appelé les « modes d’existence urbaine », j’ai tenté d’observer les familles rapanui en métropole dans leurs dynamiques externes et internes, c’est-à-dire leurs relations à l’intérieur du groupe domestique comme en dehors de celui-

372

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

ci. Hannerz (1980 : 255) définit quatre « ideal types » qui nous permettent de saisir les types de relation des Rapanui dans l’espace urbain, « ideal types » qui ne se présentent jamais à l’état pur, bien entendu, mais croisés et superposés. Un premier mode d’existence urbaine est appelé par Hannerz (1980 : 256) « concentration » [encapsulation], et correspond au cas où un « ego » privilégie ses relations avec un secteur de la population avec lequel il partage plusieurs critères d’appartenance. Par contre, Hannerz emploie le terme « ségrégation » [segregativity] (1980 : 258) quand « ego » maintient des rapports différenciés et des mondes séparés en fonction d’affiliations à plusieurs groupes distincts. Entre ces deux modes d’existence, Hannerz (1980 : 259) positionne celle où « ego » inclut dans son réseau de nouveaux « alter » élargissant son réseau de relations. Dans ce cas Hannerz parle d’ « intégration » [integrativity]. Enfin, le quatrième mode d’existence urbaine selon Hannerz (1980 : 259- 269) est la « solitude » où la caractéristique principale est qu’« ego » est en manque des relations significatives pour construire et se sentir partie prenante d’un collectif. Cet exposé étant en français, nous traduirons les trois premiers termes de Hannerz, tout en étant conscients que la traduction par « concentration », « ségrégation » et « intégration » peut créer des distorsions. Pour la notion de solitude, la traduction ne pose pas de problème5. Mes interlocuteurs disent privilégier largement les relations avec d’autres Rapanui, mais j’ai aussi identifié certains contextes, comme celui du voisinage ou celui des situations festives, où des individus non-rapanui étaient invités à participer. Ici les relations relèvent évidemment davantage de l’intégration que de la ségrégation. Également, dans les occasions de rassemblement, c’est-à-dire les moments où différentes familles et personnes d’origine rapanui se réunissent, un espace social considéré comme leur étant propre se met en place ; c’est dans cette expérience de concentration que certains aspects culturels tels que l’art culinaire, les danses, la musique et la religiosité sont évalués comme formes particulières d’identification, qui sont considérées par ailleurs différentes des formes supposées chiliennes, ce qui rejoint la ségrégation. Nous

5 Dans l’édition française du livre d’Hannerz (1983), solitude a été traduit par « isolement » (1983 : 320). Dû au fait que dans cette thèse l’« isolement » a été analysé pour le contexte de la société insulaire avant les années 1960, je préfère utiliser dans ce chapitre la traduction littéraire : solitude. Laquelle par ailleurs semble plus proche du sens donné par Hannerz pour ce type d’expérience urbaine : l’isolement évoque le manque de relations, alors que la solitude réfère plutôt aux relations intimes existantes entre « ego » et « alter ». D’autre part, si j’ai gardé les traductions de ségrégation et intégration utilisées dans la traduction française, je n’ai pas conservé la traduction choisie pour encapsulation « enclavement », traduction du sens propre au plan géographique mais inadaptée au propos sociologique d’Hannerz.

373

Deuxième partie

centrerons l’attention finalement sur la façon dont les Rapanui, en s’identifiant les uns les autres et se différenciant des Chiliens continentaux, tentent de rompre avec la solitude laquelle est, bien entendu, un important composant de leurs vies urbaines.

4.1. Ces foyers où on vit comme à Rapa Nui

À Santiago du Chili, il n’existe pas un quartier ou un secteur qui serait reconnu par une présence ou une histoire liées aux Rapanui, comme cela peut être le cas du village de Quilpué ou, comme nous verrons plus loin, le cas du quartier de Pamatai à Tahiti. Cependant, mes interlocuteurs font une association entre communes et familles, formation qui rappelle le lien entre familles et quartiers à Hanga Roa (cf. chapitre 2). Cette distribution des familles en ville répond, selon Lenky, à une logique rapanui d’occupation de l’espace :

À Santiago habitent les familles Atan et Pakarati, comme dans un clan, c’est-à-dire tous ensemble entre eux. Il y a aussi quelques membres de la famille Tuki, mais ils sont dispersés. J’ai l’impression que les Tuki ne sont pas du genre à rester dans leur clan comme nous les Atan. Dans la commune de Peñalolén, il y a deux frères nommés Haoa et dans la commune de Maipú certains Teao et Manutomatoma. Eux aussi comme s’ils étaient un clan. Les Teao sont du genre à rester toujours ensemble entre eux. Et même à Rapa Nui ils font comme ça !

On voit que les membres d’un même groupe de parenté se sont installés dans des lieux proches, ce qui permet des relations semblables aux « visites » que nous avons décrites pour la société insulaire (cf. chapitre 2). Après avoir rendu visite à plusieurs familles rapanui, j’ai identifié trois configurations récurrentes qui constituent un foyer. En premier lieu, des groupes de frères habitant à proximité. Comme c’était le cas de Leopoldo Ika qui vivait à moins de cinq cents mètres d’une sœur ou le cas de Lenky et son frère Hugo qui étaient voisins. En second lieu, j’ai reconnu quelques familles étendues, comme c’était le cas des familles Hotus, Teao et Atan, toutes constituées par quatre générations vivant ensemble. Une troisième composition est du type de la colocation, configuration commune aux jeunes étudiants qui partageaient des appartements. Par ailleurs, j’ai relevé une série de liens entre familles, qui configurent une sorte de communauté d’appartenance situationnelle. Selon Lenky, même si les familles vivent éparpillées dans toute la grande ville, elles restent connectées :

374

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Entre nous il existe un réseau, et si tu perds ces réseaux c’est comme si tu coupes les racines à un arbre. Ici à Santiago nous nous connaissons presque tous, les Rapanui. Nous sommes séparés, mais en communiquant toujours entre nous, pour nous organiser, pour ne pas perdre notre sens communautaire. Nous essayons de savoir qui est arrivé récemment, ou qui est parti. C’est super important pour nous, car cela nous permet aussi de ne pas nous détacher de l’île. Si quelqu’un y va, nous pouvons envoyer des choses avec lui.

Avant d’être de retour sur l’île de Pâques en 2011, John Tuki vivait dans la commune populaire de Puente Alto, au sud de la ville de Santiago. Sa maison se trouvait dans un étroit passage où toutes les maisons se ressemblent. Elle était construite en briques et son intérieur s’organisait en deux chambres, une salle de bain et un salon cuisine. Le salon avait été divisé en deux par une natte végétale, comme celles qu’on trouve aussi à Rapa Nui, un espace servant de chambre à coucher et l’autre de salon. Les murs de chaque chambre étaient décorés par des colliers de coquillages et certaines sculptures en bois inspirées de la statuaire ethnographique de l’île de Pâques, l’image du taŋata manu (homme-oiseau) et du makemake (l’un des divinités préchrétiennes lié à la fertilité) y étaient présentes. Les appareils électroménagers étaient peu nombreux : un téléviseur et un équipement de musique, une machine à laver et un four à micro-ondes. En 2006 John venait d’acheter un lecteur de dvd. John vivait avec sa compagne Eugenia, leur fils Dante âgé de huit ans et Felipe, un fils d’Eugenia. Nous avons déjà noté que John vendait des bonbons dans les transports en commun, travail très précaire. Eugenia, quant à elle, était enseignante de primaire6. Dans les activités périscolaires, Eugenia avait créé un atelier de danse rapanui et John aidait à la confection de vêtements et à l’interprétation des chants. Cette initiative avait motivé John à se réunir avec d’autres Rapanui, ceux qui participaient d’une démarche plus politique de reconnaissance et de valorisation d’une identité rapanui. John m’a expliqué comment il voyait la vie urbaine de Santiago, en attirant l’attention sur les contrastes avec la forme de vie insulaire. Dans sa description, John nous rappelle de manière très précise les concepts proposés par Hannerz (1980).

La vie d’ici, je la trouve meilleure que celle de l’île, mais seulement pour les choses matérielles, dans la nourriture, les vêtements. Mais pas par rapport aux gens. Les gens d’ici se meuvent tous de leur côté. Il n’y a pas de temps pour s’amuser. Par contre, les gens de

6 Au Chili les enseignants ne sont pas fonctionnaires comme c’est le cas en France. Ils sont payés à l’heure et ne sont pas forcément attachés à une institution d’enseignement avec un contrat à durée indéterminée. Un professeur peut donc travailler pour plusieurs établissements scolaires et avoir un bas salaire.

375

Deuxième partie

l’île, avec de l’argent ou sans, s’amusent quand même. Mais il est vrai que sur l’île on a l’espace pour le faire, parce qu’ici il faut toujours payer quelque chose. Je dis à certains Rapanui d’ici qu’on peut aussi le faire. Nous avons la tête que pour travailler, c’est ça le problème d’ici. On travaille, on fait que ça, nous ne pensons jamais à une autre chose. Pourquoi ne pas prendre 20 mille ou 30 mille pesos [30 ou 40 euros environ] pour partir un weekend à la plage ? Mais c’est justement le travail qui ne te permet pas de faire quoi que ce soit et finalement on n’a pas le temps pour se réunir avec les gens.

La manière de vivre urbaine, qui selon John est seulement centrée sur le travail, produit une sensation profonde de solitude. Il en est ainsi malgré la diversification des contacts avec d’autres personnes, car de nombreux rapports sociaux se déroulent dans un cadre social anonyme. Dans ce contexte, John concevait une séparation radicale entre la vie domestique – caractérisée par une collectivité, la famille – et la vie publique au travail, organisée par des relations impersonnelles éphémères.

C’est étrange, car même si ici il y a des milliers d’individus qui habitent, tu ne connais pas beaucoup de gens. Tu connais seulement les gens de ta maison. Ou bien les gens où tu travailles, tu connais la personne qui t’a embauché, mais le reste, il n’existe pas, tu ne le prends pas en compte. Cette manière de vivre ne me plaît pas. Je n’ai pas l’habitude, elle n’a rien à voir avec la façon dont nous sommes nous les Rapanui, car nous nous connaissons tous.

Eugenia a joué un important rôle auprès de John, qu’il s’agisse du plan familial, de celui du travail et de la fierté identitaire, grâce en particulier au groupe de danse qu’elle a formé à l’école. Avec le temps, John est devenu un expert en confection de vêtements « traditionnels ». Je le trouvais souvent en train de fabriquer des vêtements de plumes ou cherchant des chorégraphies dans des dvd que sa sœur lui envoyait sur la fête Tapati, pour les enseigner aux élèves d’Eugenia. Pendant les weekends, John restait en famille. Le téléviseur restait allumé, pendant que John continuait à confectionner des vêtements en plumes. « De temps en temps, m’a-t-il dit, on trouve des émissions sur l’île, il faut être attentif pour les trouver ». Le téléviseur devient un outil important pour actualiser l’information sur l’île, soit par le biais des chaînes d’information soit par des documentaires qui sont programmés de temps en temps. Toute la semaine, sauf les samedis et les dimanches, John partait vendre dans la rue ; il avait un circuit défini à parcourir durant toute la journée. À une occasion où je l’ai

376

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

accompagné, il m’a dit : « il n’est pas facile d’arriver à la fin du mois, mais je résiste. Je me demande si ce n’est pas mieux de revenir sur l’île. » J’ai connu Julia Hotus en 2006 par l’entremise de Lenky. À l’époque toutes les deux travaillaient dans l’artisanat. Julia habitait dans une commune populaire de Santiago, vers le nord de la ville. Sa famille était la seule d’origine rapanui de la commune. La famille vivait dans une vaste maison construite de briques et de bois avec une cour intérieure qui avait été transformée en atelier. Julia était locataire d’un emplacement dans un lieu touristique du centre-ville, la caverna [la grotte] de la colline Santa Lucía. Une bonne partie des recettes monétaires provenait de la vente des objets d’artisanat rapanui, l’autre partie venait du loyer de quelques propriétés à Rapa Nui et à Tahiti. Le père de Julia, Lázaro Hotus était propriétaire d’un terrain à Pamatai (Tahiti). Nous retrouverons de plus près cette présence à Pamatai au chapitre 7. Un jour, j’ai frappé à la porte ; de l’autre côté du mur, j’ai entendu : « j’arrive ». Une très vieille personne est venue m’ouvrir, c’était Lázaro, le père de Julia. « Iorana » - m’a- t-il dit, en me serrant la main. Il me fit entrer, nous avons traversé la cour et arrivés à la porte d’entrée Lázaro appela à haute voix : « ‘e vovo, na ‘e tahi tane ai kimi koe » (ma fille, un jeune homme te cherche). Julia me reçut avec entrain, comme si on se connaissait de toujours. « Rentrez, rentrez », me dit-elle, en me tirant par le bras. Lázaro est resté dans la cour, car le jour était ensoleillé et il était en train de finir une statuette en bois. Le salon était vaste, il y avait un grand téléviseur, une grande table à manger et un fauteuil de coin en cuir. En entrant j’ai vu un grand masque taillé en bois, d’environ un mètre cinquante de hauteur sur un mètre de largeur. Il avait la forme d’un visage formé par la conjonction d’icônes rapanui : la figure d’un taŋata manu, d’un makemake et du reimiro (un ornement pectoral en forme d’un croissant avec deux visages aux extrémités). Chaque icône était disposée de telle façon qu’ensemble elles formaient le visage : le reimiro formait le menton, makemake les yeux et les ailes du taŋata manu, les sourcils.

« Le masque a été fait par Lázaro ? », ai-je demandé. « Non, c’est mon mari qui l’a fait. Il travaille le bois aussi, c’est mon père qui lui a appris. »

Le mari de Julia était arrivé à Rapa Nui dans les années 1960 comme policier, mais dans les années 1980 il a été muté à Santiago. C’est donc le moment où la famille s’y est installée. Plus tard il a été licencié et s’est mis à travailler avec son beau-père.

377

Deuxième partie

Ça fait presque dix ans que nous avons le local dans la colline de Santa Lucía – m’explique Julia. Nous sommes deux familles de l’île qui avons ces locaux, la mienne, Hotu Tuki et la famille de Juan Pakarati.

Lázaro m’invita à découvrir son atelier. « J’ai de l’artisanat pour donner au monde [entier] [para regalar al mundo]» me dit-il, en sortant d’une caisse des statuettes en bois : des moai. Sous le lit il prit un grand bâton en bois en forme de pagaie : un ao, signe d’autorité dans la société ancienne, et d’un autre sac il prit des reproductions des moai kavakava, ces statuettes anthropomorphes squelettiques qui représentaient des esprits des morts. Lázaro m’offrit deux moai en bois et commença à m’expliquer :

La partie la plus difficile à faire c’est le cou. Les anciens ne savaient pas comment la faire, donc Heke leur a dit : « quand vous regarderez en bas de vous, vous allez avoir la réponse ». Mais les jeunes n’ont pas compris. Plus tard l’un d’eux a eu envie d’uriner et là il a vu son ure [pénis] et là il a compris comment on fait le moai.

Le récit de Lázaro est similaire à l’histoire compilée par Sebastián Englert en 1936 dans laquelle il explique que le moai a la forme du pénis (ure)7. Histoire qui aujourd’hui sert aux guides touristiques de l’île pour donner une signification phallique aux statues (cf. chapitre 4). Tout de suite Lázaro prit sur une étagère un livre et me dit : « ici on trouve l’inspiration, des choses qu’ont fait les ancêtres ». Le livre était celui de Stephen Chauvet « l’île de Pâques et ses mystères », édition en espagnol de 1946, l’une des premières synthèses d’information publiée en castillan et d’une diffusion massive. La particularité du livre de Chauvet c’est qu’il y reproduit un nombre important de photographies de pièces archéologiques et ethnographiques anciennes déposées dans différents musées d’Europe et de sa collection privée8. Ces photographies sont utilisées par les artistes rapanui pour produire des répliques des objets anciens. Lázaro me dit qu’il était fatigué et qu’il allait faire une sieste, je restai donc avec Julia. Elle alluma le téléviseur et versa sur la table le contenu d’un sac en plastique. C’était plusieurs petits coquillages noirs que Julia commençait à percer pour en faire des colliers. Cette scène s’est répétée à chaque fois que je me suis trouvé avec des femmes rapanui, à l’île de Pâques, à Santiago ou à Tahiti.

7 Pour les détails de cette histoire se rapporter à Englert (2006 : 91-96). 8 En 2005 le Musée d’anthropologie d’île de Pâques a publié des copies facsimilaires. Cette action a permis de populariser à nouveau cet ouvrage parmi les nouvelles générations de l’île. Même si sa valeur scientifique est minimale par rapport au travail d’Alfred Métraux (1971), l’ouvrage continue d’être une source de référence au moins en ce qui concerne le corpus iconographique.

378

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Quand j’ai connu Lenky en 2005, elle était l’une des militantes rapanui pour les droits des peuples autochtones la plus active de Santiago. En 2006 elle travaillait comme animatrice interculturelle d’un programme d’éducation bilingue du ministère de l’Éducation et organisait avec sa famille l’une des grandes réunions annuelles des Rapanui en métropole. Jusqu’à 2011, date de son retour à Rapa Nui, elle habitait dans la commune de Macúl avec son époux Carlos, ses filles Karla, Mareva, Mahani et sa nièce Hani. Paori, son fils ainé, était de retour avec sa compagne en 2007. Carlos travaillait dans une entreprise minière et voyageait souvent au nord du Chili. Lenky savait que sa position économique était plutôt aisée en comparaison à la situation des autres familles rapanui de Santiago, et pour la même raison elle se consacrait à organiser des rassemblements pour les Rapanui. Leur maison était composée de quatre chambres, un salon, salle à manger et une petite cour intérieure aménagée en atelier. Les murs du salon, comme j’ai pu observer dans d’autres maisons rapanui, étaient décorés avec des images et objets de l’île : des statuettes en bois (moai), des pagaies (ao) et des colliers en coquillage, certains d’entre eux étaient considérés comme des reliques de la famille du fait que la personne qui les avait confectionnés était décédée plusieurs années auparavant. En 2011, quand j’ai visité Lenky à Rapa Nui, les mêmes objets décoraient alors sa maison de l’île. En ce qui concerne les images qui décoraient les murs, elles avaient été sélectionnées d’un corpus connu et qui apparaît dans plusieurs livres sur Rapa Nui. « L’homme de l’île de Pâques », gravure faite à partir des dessins de William Hodges (l’artiste de l’expédition de James Cook), était placé au centre du mur. À ma question sur sa place privilégiée, Lenky m’a expliqué qu’il était un ancêtre de la famille : le dernier « longues oreilles »9, m’a-t-elle dit. Dans le salon il y avait une petite bibliothèque avec quelques livres sur l’île de Pâques : Aku Aku de Thor Heyerdahl, où son père et grand-père apparaissent dans plusieurs photographies ; La tierra de Hotu Matu‘a du Père Sebastián Englert et La isla

9 Les « longues oreilles » (hanau epe) sont – selon la tradition orale rapanui – un peuple arrivé sur l’île lors d’une deuxième migration. Ils étaient très belliqueux, et selon la tradition ils auraient obligé les hanau momoko (ceux de la première migration) à jeter les pierres dans la mer. Ces derniers se seraient soulevés et auraient exterminé les hanau epe en laissant un seul survivant, un dénommé Ororaine. Ororaine apparaît dans la tradition enregistrée par Sebastián Englert (2006 [1936]) dans les généalogies de la famille Atan (Englert 1948 : 54-55). Sur la traduction de hanau epe comme « longues oreilles », Englert (1948 : 88- 89) nous explique qu’il s’agit d’une mauvaise traduction : epe signifierait « corpulent » alors que « oreille » est e‘epe. Ainsi hanau epe serait les « gens corpulents », manière métaphorique de faire référence à la classe de dirigeants (les taŋata honui) dans un passé pré- missionnaire.

379

Deuxième partie

de Pascua y sus misterios traduction en espagnol du livre de Stephen Chauvet déjà évoqué. Quelques tissus pareo ornaient les canapés et les lits. Au centre du salon il y avait une grande table qui était souvent couverte de caisses de matériaux pour confectionner des vêtements en plumes et des colliers en coquillage. Lenky m’a expliqué que Paori, son fils ainé, lui envoyait depuis l’île les coquillages pour confectionner les colliers que Lenky vendait dans des foires d’artisanat. Le travail artisanal n’était pas seulement développé par Lenky, toutes ses filles y contribuaient. Les plus petites sélectionnaient les matériaux, en groupant les coquilles selon la taille. Karla aidait à perforer et à confectionner les colliers. Lenky dirigeait tout le processus. Quand Tamara, la compagne de Paori, est arrivée en 2007 elle a tout de suite été intégrée dans ce travail familial. Pendant les trois ans où j’ai fréquenté la famille de Lenky à Santiago, je me suis aperçu que la langue rapanui n’était pas parlée, sauf quand les frères de Lenky lui rendaient visite ou après l’arrivée de Tamara. Quand j’ai exprimé cette remarque devant eux, Lenky m’a expliqué combien il était difficile de trouver un contexte où pouvoir s’exprimer dans sa langue :

Mes enfants me disent toujours qu’ils veulent l’apprendre, mais ici cela devient difficile, parce que je vis dans un mariage rapanui-continental, donc quelle est la langue qui prévaut ? Celle du continent. Quand mes frères viennent ou quand j’accueille des gens qui viennent de l’île je leur demande de me parler en rapanui.

Malgré cet évident changement linguistique où les enfants des Rapanui nés en métropole et dont l’un des parents n’est pas rapanui ne parlent pas la langue autochtone, les enfants de Lenky connaissent des aspects de l’histoire de l’île et un savoir-faire relatif à l’artisanat et certaines histoires portant sur l’origine de la famille. Mahani, qui avait dix ans quand je l’ai connu m’a dit :

Selon ma mère nous sommes descendantes d’un roi de l’île. Car avant dans l’île il y avait des rois, mais pas un roi comme ceux qui apparaissent dans les contes, mais des rois quand même. L’un des derniers rois de l’île s’appelait Atan, comme ma mère. Mon grand-père dit aussi tout le temps que nous sommes descendants d’Ororaine, le dernier longues oreilles.

Un jour, Paori me récita par cœur sa généalogie :

Le premier est Ororaine, le dernier longues oreilles. L’histoire raconte qu’il a été le seul survivant après une guerre où les autres longues oreilles ont été exterminés. Il s’est caché dans une grotte et après il s’est marié avec une femme Haoa. Ils ont eu plusieurs enfants.

380

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Parmi eux Ure a Pea. Après lui vient Pea ko te Motuha et après Inaki Uhi. D’Inaki Uhi est né Aoŋatu, le père d’Atamu Hare Kai Hiva. D’Atamu Hare Kai Hiva est né Atamu Tuputahi, le père de José Atamu, qui est le père de mon arrière-grand-père, Pedro Atan Pakomio. Et de lui mon grand-père Juan Ho‘onu, ma mère et puis moi. Et maintenant avec Tau a Hiro, mon fils, on en est à la quatorzième génération.

Dans un appartement situé dans la commune aisée de Providencia vivait un groupe de trois étudiants rapanui : Iovani, José et Petero. L’espace était vaste et distribué en un salon-cuisine et trois chambres à coucher. À l’intérieur ils partageaient une table, quatre chaises, deux fauteuils, un téléviseur, une console de jeux et un ordinateur sans connexion à internet ; et dans chaque chambre il y avait un lit, une armoire et une table de nuit. Comme je l’avais déjà remarqué dans d’autres foyers rapanui, les murs étaient décorés avec des objets de l’île : une couronne de plumes marron et blanches, quelques colliers de coquillages et quelques peintures et des dessins de José. Celles-ci évoquaient toujours des paysages et des scènes « de l’île » – comme il me l’a expliqué à plusieurs reprises. On voyait aussi des représentations d’hommes musclés, à demi-nus et portant des couronnes de plumes, ainsi que d’autres objets connus du répertoire iconographique rapanui10, ainsi que des paysages lumineux, des silhouettes des moai ou des dessins inspirés des pétroglyphes de l’île. Les scènes étaient plutôt des représentations de la manière dont José (et d’autres artistes rapanui) s’imaginait les hommes et femmes du passé et qui correspondaient à la performance artistique des groupes de danse contemporaine. Le matin, l’appartement restait sans habitants, car tous les trois suivaient des études universitaires et chacun avait un horaire différent de sortie. Certains soirs, comme m’a expliqué Iovani, ils recevaient la visite d’autres Rapanui et des camarades d’université où, de temps en temps, ils réalisaient des petites soirées musicales. Dans les soirées où j’ai été invité, j’ai pu observer que la proportion d’hommes continentaux et de femmes continentales n’était pas équilibrée, il y avait toujours plus de femmes continentales que d’hommes continentaux. La réponse que m’a donné Iovani à ma question sur cette différence fut : « c’est parce que on aime bien échanger avec elles ». Je n’ai pas

10 Parmi les sources du répertoire iconographique sur Rapa Nui on peut citer les images publiées dans les journaux de James Cook (1774), de La Pérouse (1768), de Louis Choris (visite en 1816 au bord du navire russe Rurik) ou celles de Pierre Loti (1872 [2006]). Ce dernier livre fut republié à l’île de Pâques en 2007 ce qui a contribué à diffuser les dessins de Loti.

381

Deuxième partie

d’information qui me permettrait de comparer avec une situation où ce serait des jeunes femmes rapanui vivant ensemble qui inviteraient davantage des hommes continentaux. C’était dans ces types de rencontres que des relations amoureuses, qui seraient interdites à l’île de Pâques, s’établissaient entre les jeunes Rapanui. En général ils étaient conscients de la transgression que cela signifiait, mais en métropole, loin du regard des plus âgés, ces relations étaient assumées dans le cercle d’amis. « Si mon grand-père me voyait, il me tuerait », m’a dit une jeune femme rapanui qui sortait avec un autre rapanui. Ce commentaire a provoqué des rires dans l’assistance. On trouve ici un effet important des migrations : le relâchement du contrôle parental sur l’élection d’un (e) partenaire. Cependant, même si les jeunes vivaient ces couples comme des secrets urbains, à Rapa Nui le fait était connu. J’ai entendu dire sur l’île que l’un des problèmes d’envoyer les jeunes étudier au Chili continental était précisément qu’ils construisaient des relations amoureuses entre parents considérés comme proches. Le seul fait d’imaginer la situation provoquait la honte parmi mes interlocuteurs âgés de l’île. Ils se doutaient bien mais me disaient préférer « ne pas savoir ». Iovani et Petero faisaient partie d’un groupe de danse rapanui. Le premier jouait du ukulélé alors que le deuxième était l’un des danseurs. Un jour où je leur ai rendu visite, ils étaient en train de se préparer pour aller à une représentation. Hineva, l’une des danseuses, venait les chercher. Au téléphone, Hineva leur annonçait qu’elle serait là dans cinq minutes, ils ont pris les ornements qui pendaient des murs, j’ai alors compris qu’il ne s’agissait pas seulement des ornements de la maison, mais d’une partie de la tenue de danse. Petero s’est attaché les cheveux avec la coiffure de plumes et Iovani a descendu les escaliers en jouent du ukulélé. Dans la rue, Iovani continuait à jouer et Petero le suivait avec quelques pas de danse. Les gens qui passaient les regardaient et s’arrêtaient pour leur demander s’ils étaient de l’île de Pâques. Hineva arriva, elle gara la voiture et descendit rapidement pour ouvrir le coffre (elle était en stationnement interdit). Très vite, Iovani déposa le ukulélé et un sac à dos avec le reste de la tenue. Avant de quitter le lieu, j’ai pu voir que les sièges de la voiture étaient, comme le voit dans l’île, recouverts d’un tissu imprimé de motifs végétaux, un pareo. Dans les dynamiques familiales que je viens de décrire, on identifie deux configurations de la vie urbaine telle quelle a été définie par Ulf Hannerz (1980). En premier lieu, des familles avec des expériences de concentration c’est-à-dire orientées

382

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

vers le groupe domestique ; et d’un autre côté, certaines dynamiques ouvertes vers l’intégration, surtout envers d’autres Rapanui mais aussi certains continentaux. Nous avons aperçu le travail domestique d’artisanat, qui implique la participation de toute la famille. D’un autre côté, les relations s’élargissent à d’autres Rapanui, surtout vers des insulaires récemment arrivés en métropole et nous avons vu que les maisons rapanui sont ouvertes aux insulaires en déplacement. Par ailleurs, on identifie certaines relations sélectives et ouvertes à d’autres Rapanui, mais spécialement à certains continentaux, en particulier des voisins et des amis. Ce type de relations a été défini par Hannerz (1980) en étant de type à fois intégratives et ségrégatives comme celles du groupe de jeunes tournées vers d’autres Rapanui et fermées aux hommes continentaux, mais ouvertes aux jeunes femmes continentales. Précisons aussi qu’il s’agit de milieux de jeunes, parfois étudiants, souvent encore célibataires. Ces relations différenciées nous ramènent aux interdictions de la parenté dans l’établissement de relations amoureuses, du moins celles qui ont cours dans le contexte insulaire. Bien que, dans la situation urbaine continentale, le contrôle parental se voie réduit, l’information circule rapidement entre les familles de Santiago et peu de temps après elle arrive sur l’île. Comme nous l’avons évoqué, les personnes âgées sont très choquées mais disent qu’elles ne peuvent rien faire, parce qu’elles sont loin. Mais du côté des jeunes, j’ai entendu des histoires où un seul appel téléphonique d’avertissement, ou pour signaler que la nouvelle était arrivée sur l’île, suffisait pour faire peur et faire réfléchir à la situation. Si c’était le cas, quand l’été arrivait et les étudiant rentraient sur l’île, ils s’attendaient aux réprimandes, lesquelles pouvaient à l’occasion être violentes. Mais ils espéraient et tentaient de faire en sorte que les rumeurs n’arrivent pas aux oreilles de leurs parents ou grands-parents. Nous voyons aussi comment l’espace rapanui est devenu plus vaste à travers la circulation d’informations entre le Chili continental et l’île. Les relations de concentration et d’intégration configurent des cercles de connaissance, de compagnie et de protection. Mais il y a davantage. Même si le quotidien est caractérisé par ces relations, les Rapanui ont créé des instances de rassemblement dans des lieux, avec des activités concrètes, et certaines deviennent véritablement des situations de congrégation rituelle. L’une de mes questions quand j’ai commencé à connaître les Rapanui de Santiago a été : où pouvais-je faire la connaissance d’autres Rapanui ? Les réponses que j’ai obtenues m’ont permis d’identifier et de dessiner une liste précise de lieux et de situations où les Rapanui se réunissaient. Ces lieux et situations, vues de

383

Deuxième partie

manière analytique dessinaient des « itinéraires » et des « carrefours », qui, selon les termes de Marc Augé (1992 : 74):

« […] constituent en quelque sorte les formes élémentaires de l’espace social […] concrètement, dans la géographie qui nous est quotidiennement plus familière, on peut parler d’une part d’itinéraires, d’axes ou de chemins qui conduisent d’un lieu à un autre et ont été tracés par les hommes, d’autre part, de carrefours et de places où les hommes se croisent, se rencontrent et se rassemblent ».

Il est donc pertinent de se demander quelles sont ces « formes élémentaires » de l’espace social rapanui en métropole.

4.2. Des lieux, des situations et des rassemblements rituels

Mes interlocuteurs avaient la certitude qu’ils allaient rencontrer un autre Rapanui s’ils fréquentaient certains lieux de la ville. Ces lieux peuvent être les maisons des Rapanui mais aussi des endroits en lien avec l’île de Pâques comme l’est l’aéroport de Santiago. Ce qui pourrait être qualifié de « non-lieu » classique au sens de Marc Augé (1992) est au contraire pour les Rapanui un lieu de connexions et de contact. Mes interlocuteurs m’ont signalé qu’avant la popularisation d’internet, ils allaient à l’aéroport les jours où les avions faisaient la liaison avec l’île, dans l’intention de rencontrer des gens de l’île. Aujourd’hui l’aéroport n’est plus le seul lieu de réunion, mais il demeure important pour envoyer des marchandises vers l’île (cf. chapitre 2). Nous verrons quels sont les autres lieux de rassemblement, également les lieux de travail et encore les associations culturelles et les activités qu’elles réalisent. C’est une diversité de lieux que j’ai tenté de cartographier (ci-dessous figure 6.3). Dans la carte de la ville de Santiago je souligne les endroits où mes interlocuteurs avaient la certitude de rencontrer d’autres Rapanui, ces « carrefours » comme le dit Augé (1992). Ce sont les associations rapanui urbaines (pentagone orange), les lieux où se réalisent les activités de congrégation (triangle bleu), les lieux où les Rapanui vendent de l’artisanat (étoile jaune) et les lieux où ils achètent le matériel pour fabriquer les costumes traditionnels (comme les plumes), les coquillages et les pareo (étoile rouge).

384

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Figure 6.3: Lieux de rassemblements rapanui à Santiago

Collage fait à partir des images de Google Earth.

4.2.1. Les associations Commençons par les associations culturelles. Il s’agit de groupes de personnes reconnues par la loi 19.253 comme « indigènes », dans notre cas, comme rapanui, et qui déclarent s’organiser formellement pour des activités diverses, mais généralement liées à ce qu’ils appellent la « culture rapanui ». La loi 19.253, approuvée en 1993, permet l’octroi de fonds pour financer à la fois la constitution de ces associations et les activités qu’elles réalisent sous la forme de projets. Dans le cas rapanui, lors de mes enquêtes en 2006-2008, il existait trois associations culturelles et quatre associations produisant des biens (je dirai « association productive »). Deux de ces associations productives étaient les micro-entreprises de production artisanale locataires de locaux de la colline Santa Lucía, et dans les deux cas la base sociologique des associations était la famille étendue. L’une d’entre elles était en effet la famille de Lázaro Hotus et l’autre celle de Juan Pakarati. Les deux autres associations productives étaient formées par des musiciens et danseurs, déclarés auprès de la Corporation National de Développement Indigène [CONADI] comme micro-entreprises indigènes qui offraient des spectacles rapanui de danse, de musique ou des dégustations culinaires. Leurs clients étaient généralement des municipalités, des lycées-collèges ou la CONADI elle-même.

385

Deuxième partie

En ce qui concerne les associations culturelles, j’en ai connu trois. Composées majoritairement de membres d’une même famille, ces associations organisaient une fois par an de grands rassemblements rapanui autour des umu (ou curantos), ces fêtes de don d’aliments préparés avec la cuisson au four enfoui sous terre (dont nous avons déjà parlé pour l’île au chapitre 2 et que nous retrouverons plus loin pour les activités à Santiago). Signalons aussi une autre association, appelée Paepae here taina (« La maison de la fratrie »), qui au cours de mes recherches voulait rassembler l’activité culturelle des groupes familiaux et être aussi un lieu de rencontre pour d’autres Rapanui vivants en ville mais qui n’étaient pas membres des associations. Cette association siégeait dans le quartier de El Salto dans la commune de Recoleta, au nord de la ville. L’association Paepea here taina (connue aussi comme la « Casa del Salto » [la maison de « El Salto »]) était très active lors de mes enquêtes de terrain entre 2005 et 2007. Pendant ces années, cette association, organisait des cours de langue, de danse et d’artisanat pour les enfants nés en métropole. Clemente Hereveri, son premier président, qui avait suivi des cours d’archéologie à l’Université du Chili, donnait des conférences grand public sur l’histoire et l’archéologie rapanui. L’objectif de Clemente, comme lui-même me l’a expliqué, était d’empêcher que « la culture et le savoir du peuple rapanui se perdent par le fait de quitter l’île ». Miha Hereveri, un autre membre actif, était considéré comme un des sages, de par son âge, mais surtout par sa connaissance des chants anciens. Florentino Hei, musicien et sculpteur sur bois, convoquait des jeunes pour différents travaux d’amélioration de la maison et pour les récompenser, il préparait soit de grands barbecues soit des umu. Cependant, après le décès inattendu de Clemente à la fin de 2007, les activités de l’association ont fortement diminué. Elle continue à exister et Florentino, maintenant son président, continue d’organiser des réunions à différentes fins, par exemple recueillir des fonds pour aider des Rapanui dans le besoin. Lors d’un des derniers rendez-vous auxquels j’ai assisté (décembre 2008), ils cherchaient à recueillir de l’argent pour payer le billet d’avion pour un Rapanui âgé qui voulait rentrer sur l’île ; et tous les ans, l’association participe à l’organisation de l’umu du 15 août (voir plus loin).

4.2.2. Le curanto de Maipú Au cours de l’année, les moments de rassemblement étaient les curantos avec umu ta‘o (les fêtes avec dons de nourriture autour d’une grande cuisson au four enterré). J’ai pu participer à trois curantos, ceux de Maipú, de Macúl et de Peñalolén. On a déjà décrit

386

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

les phases de préparation d’un umu ‘atua à Rapa Nui (cf. chapitre 2), et le fait que le même type de fêtes a lieu à Santiago est révélateur du processus de « rapanuisation » de la vie urbaine. Nous verrons que les Rapanui ont créé un rassemblement rituel autour d’une commensalité et de pratiques religieuses propres. Autrement dit, en métropole les Rapanui reproduisent, avec quelques variations, les umu ‘atua de l’île. Le curanto de Maipú est une fête ancienne. Elle a lieu depuis quarante ans et est aujourd’hui l’instance de congrégation rapanui la plus importante par la quantité de Rapanui qui y assistent : il y vient des personnes de différentes régions du pays, les étudiants de Valparaíso et Viña del Mar et plusieurs familles de Santiago. Elle se déroule dans une des cours du grand Sanctuaire de Maipú, la deuxième semaine du mois de septembre. Ce curanto est, depuis vingt ans, organisé par la famille Teao Terongo et Vásquez Teao qui sous la loi « indigène » de 1993 ont formé une association « indigène » : He reka ‘o Ietu (« La joie de Jésus »), et depuis 2005 ils travaillent en association avec la mairie de Maipú11. Toute la préparation du curanto est faite par la famille étendue, y compris la fraction résidente à Rapa Nui. Il faut signaler qu’il s’agit de la même famille qui à Rapa Nui, organise le curanto de la semaine Sainte que nous avons déjà analysé (cf. chapitre 2). Quelques vieillards se souviennent que cette célébration a commencé après qu’un groupe d’artistes rapanui a donné au Sanctuaire de Maipú une statue du Christ sculptée en bois pour commémorer l’annexion de l’île. Cette origine est aujourd’hui contestée par les plus jeunes qui rappellent les accords que l’État n’a pas respectés (cf. chapitre 1). Parmi les fondateurs de cette fête, nous trouvons des Rapanui liés aux forces armées, comme Diego Pakarati, ce qui permet de comprendre le lien de la célébration avec l’annexion. Il y eut aussi l’initiative des artistes installés en métropole, comme Lázaro Hotus, qui ont participé à la réalisation de la figure du Christ. Mais pourquoi ont-ils choisi la commune de Maipú et son énorme Sanctuaire catholique pour célébrer l’annexion ? Il semble que la génération aînée rapanui a de nouveau manipulé le discours nationaliste pour attirer la sympathie des Chiliens continentaux et se montrer intégrée à la vie nationale. Maipú est un lieu emblématique pour l’histoire du Chili et l’immense Sanctuaire a été construit pour commémorer l’une des batailles décisives de la guerre d’indépendance

11 La municipalité de Maipú fut pionnière dans l’application du droit « indigène » en ville. En 2002 elle mit en place un « bureau des affaires indigènes » dans le but de coordonner localement l’application des plans et programmes de la politique « indigène » nationale.

387

Deuxième partie

(1818)12. Par ailleurs, la statue d’un Christ rapanui symbolisait une chrétienté partagée entre les Chiliens et les insulaires. Mais aussi, célébrer un curanto était la manière que les Rapanui en métropole ont trouvée pour se réunir et démontrer qu’ils pouvaient être Chiliens (rappelons qu’ils n’ont été reconnus citoyens qu’en 1966) tout en « maintenant nos coutumes » – comme me l’a dit Lázaro :

Le curanto de Maipú a été organisé par nous selon la coutume de l’île et pour réunir tous les Rapanui. Deux prêtres sont allés à Rapa Nui pour construire ce Christ et après sont venus au Sanctuaire de Maipú. Quand je suis venu, vers 1980, un parent à moi est arrivé et il m’a dit de faire un curanto avec les prêtres. Il voulait réunir les prêtres avec les gens de l’île qui vivaient ici [à Santiago]. On a appelé alors les autres Rapanui. Il y avait Pablo Tuki, Diego Pakarati, Juan Laharoa et d’autres. Après ils m’ont appelé pour les aider et j’y suis allé et j’ai fait moi-même ce curanto. Mais ces années-là, je n’avais pas grand-chose à donner. Donc je me suis mis à faire des moai pour les vendre et avoir de l’argent. Après j’ai acheté un cochon et j’ai dit au curé qu’avec ça on allait faire le curanto. Je me souviens que près de cent personnes sont arrivées et aussi les gens de Valparaíso. Pour 1981 je l’ai préparé en mon nom et c’est depuis là que les Rapanui font ce curanto. Mais maintenant ce n’est pas seulement un curanto pour offrir de la nourriture de l’île, maintenait il y a des chants, une messe, toute une fête comme si l’on était à Rapa Nui.

Pour les curantos auxquels j’ai assisté (entre 2005 et 2008), près de 1 000 personnes étaient attendues, Rapanui et Chiliens continentaux ; et de la même manière que le curanto pour la semaine Sainte à l’île de Pâques, la préparation de la nourriture à offrir prenait trois jours. Mais évidemment tout commençait déjà quelques mois plus tôt quand la famille doit organiser toute la logistique et la récolte de fonds. Repassons au présent narratif. La distribution de la nourriture (de la viande de bœuf et de cochons ainsi que le poe de banane, de courge et parfois de manioc) commence après une messe célébrée à l’intérieur du Sanctuaire de Maipú. La messe est centrée sur la statue du Christ rapanui, une imposante sculpture en bois aux caractéristiques iconiques inspirées des pétroglyphes de l’île et ornée d’une couronne de plumes, de colliers de coquillage et d’une cape de tapa et de plumes (figure 6.4). Au cours de la messe, les Rapanui font leurs vœux de bonne santé et consacrent quelques mots aux morts rapanui

12 Appelé « Templo [le mot signifie simplement lieu de culte] Votivo de Maipú », ou « Santuario Nacional de Maipú », consacrée à la Vierge Marie, l’énorme sanctuaire est un projet de 1818 pour commémorer l’indépendance acquise en 1810. Terminée bien plus tard, détruite par un tremblement de terre au début du XXe siècle, elle fut reconstruite au milieu du siècle.

388

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

de l’année, ceux décédés au Chili et ceux décédés à Rapa Nui. La liste de leurs noms est lue par le prêtre à la fin de la messe, signifiant la connexion spirituelle avec la communauté insulaire.

Figure 6.4: Ko Ietu dans le Sanctuaire de Maipú.

Lors de l’umu réalisé le 11 septembre 2016. Source : http://santuarionacional.cl/misa-mesa-y-baile-rapa-nui/

Une fois que l’umu pae (four enterré) est ouvert par le groupe de jeunes, la musique commence à retentir. Lorsque la distribution de nourriture débute, chaque groupe se place dans la cour en fonction de groupes d’affinités : familles, groupes d’amis, groupes d’âge. En deux occasions il y avait aussi une table pour les autorités invitées : le prêtre, le maire, des autorités venues de l’île et des anciens. Le reste prenait place sur la pelouse en utilisant des pareos et de nattes pour s’asseoir. Lors des deux dernières fêtes auxquelles j’ai assisté, des groupes de jeunes avaient amené des appareils de musique (boomblaster). En 2006 deux groupes de danse se sont présentés. Un groupe venu du sud du Chili et organisé par une femme rapanui qui y vit, et le groupe organisé par Eugenia et John. Pour les années 2007 et 2008, le groupe formé par des étudiants de Santiago a offert un spectacle ; et en deux occasions (2005 et 2007) les jeunes qui ont travaillé les jours précédents ont dansé des séquences hoko, danse inspirée des haka māori et considérée aujourd’hui comme traditionnelle. Imaginons près de trente jeunes hommes dansant et chantant cinq hoko : scène symboliquement forte étant donné que leurs vêtements urbains et leurs ornements rapanui tels que les coiffures de plumes, les tatouages et les colliers de coquillage, expriment une des facettes de l’identité rapanui en métropole comme une mise

389

Deuxième partie

en action des symboles qu’ils considèrent propres à leur identité (nous reviendrons sur cet aspect). Quand la nuit commence à tomber, les familles quittent peu à peu l’endroit, le volume de la musique descend, et la famille qui a convoqué la fête commence à tout ranger. Les jeunes ferment l’umu pae de telle manière que l’année suivante ils y trouveront les mêmes pierres. Certains jeunes, les plus proches de la famille Teao Terongo et Vásquez Teao, restent en profitant de la nuit pour allumer à nouveau un feu et partager des commentaires sur la fête.

4.2.3. Le curanto de la Vierge María Rapanui Le deuxième curanto est organisé depuis près de vingt ans par Lenky Atan et sa famille étendue avec d’autres familles rapanui-continentales de Santiago et des provinces, lors de la fête de l’assomption de la Vierge Marie du 15 août. Depuis quelques années ces familles se sont constituées en une « association indigène » qui a tissé des liens avec la mairie de Macúl. Les familles concernées sont : Atan Hito (Lenky et ses frères), Salinas Atan (Lenky, son époux et ses enfants), Atan Cigaroa (Hugo, son épouse et ses enfants), Atan Concha (Juan, son épouse et ses enfants), Atan Soto (Petero, son épouse et ses enfants) et des amis de la famille tels que : Juan Pakarati, John Tuki, Vitorio Haoa, Florentino Hei et la famille Ika Cifuentes de Puerto Natales (Patagonie). Lenky m’a expliqué comment tout a commencé et quel est l’objectif de la fête :

C’était l’idée d’un koro, qui avait taillé l’image de la Vierge. Il m’a dit que je devais rassembler notre peuple. Dans un premier temps, je n’ai pas compris de quoi il parlait. Mais j’ai senti une énorme responsabilité sur mes épaules. Après à chaque fois que j’allais sur l’île ce koro me disait à nouveau de faire le curanto. Mais je me demandais, à quoi cela servait-il ? J’étais plus jeune et je n’étais pas non plus liée au monde des associations indigènes. Ce koro me le répétait, mais pour moi, faire seulement une messe n’avait pas de sens. Mais juste avant qu’un koro très important pour moi ne décède, il m’a chanté une chanson. C’était une chanson qui parlait des temps de guerres, où après les batailles le peuple restait divisé, déprimé et personne n’était uni à un autre. Ils étaient éparpillés. Dans la chanson il avait deux personnages, un koro qui parlait à un jeune, mais le koro était en réalité un esprit qui lui disait : « il faut ressembler le peuple ». Quand il a fini la chanson il m’a dit : « Lenky regarde à ton tour, les Rapanui sont à Santiago, mais ils sont tous éparpillés, c’est pour ça qu’il faut que tu réalises la María. Je t’ai observé et tu fais un joli évènement, mais il faut qu’il soit plus que ça ». Et c’est là que j’ai compris, et avec le décès

390

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

de koro Toteva, celui qui arrivait à nous ressembler, ce curanto est plus important que jamais. Il devient un moment où les familles qui ne se sont pas vues, ou qui étaient séparées, peuvent se rassembler, se pardonner et partager entre nous, entre Rapanui loin de chez nous. Il est là le sens.

Le récit de Lenky date de 2006. Entre-temps elle et sa famille sont rentrées à Rapa Nui, mais depuis 2011 ils font régulièrement le voyage à Santiago pour continuer à célébrer le curanto. L’engagement de sa famille envers cette fête est vécu pour Lenky comme signe d’affection pour les deux personnes fondatrices de la fête : les koro Juan Haoa Hereveri (1924-2002) et Toteva Rapu Tuki (1948-2005). Cette sculpture de la Vierge Marie mérite quelques commentaires. Comme nous le signalait Lenky, elle a été taillée par koro Juan Haoa Hereveri avec l’objectif de servir à rassembler les Rapanui qui vivent au Chili continental. Selon l’histoire qu’elle m’a raconté plus tard, ce fut au cours des années 1980 que koro Juan a eu l’idée de réaliser l’image en s’inspirant des sculptures déjà présentes dans l’église de Rapa Nui, lesquelles avaient été taillées aussi par lui. Juan l’a appelée alors « María Rapanui », comme sa plus jeune fille. Selon Lenky, koro Juan était très dévot et « comme d’autres koro avaient déjà taillé le Christ, il manquait María ». Ces images, celles du Christ et de Marie, sont particulières à une chrétienté rapanui car elles reprennent des formes qui rappellent la statuaire ancienne de Rapa Nui. Ainsi, les icônes catholiques sont en quelque sorte « rapanuisées » et deviennent des symboles identitaires (figure 6.4 et 6.5). À cette fête participent entre 200 et 400 personnes, des familles rapanui-continentales de Santiago et d’autres régions. Avec le temps, ce curanto est devenu la deuxième instance de rassemblement rapanui en métropole. À la différence de celui de Maipú, il n’a aucun lien avec l’histoire des rapports avec le Chili, mais c’est une fête attachée à la religion catholique dans sa version rapanui13.

13 La religiosité rapanui est un sujet qui mérite une étude en profondeur. Pour le moment nous soulignerons quelques éléments fondamentaux de cette forme autochtone de christianisme. D’abord il faut se rappeler que les Rapanui ont été évangélisés dans un premier temps par les Sacré Cœurs de Picpus et dans un second temps, surtout par l’action des catéchistes polynésiens. Englert (1996) nous rappelle aussi qu’entre 1888 et 1935 aucun prêtre ne résidait à Rapa Nui et l’enseignement de la doctrine était aux mains des Rapanui (après la mort du catéchiste Pakarati en 1927 c’est son fils qui l’a remplacé). L’interprétation de ces catéchistes va donner lieu à une forme syncrétique où les anciens esprits de clans (appelés autrefois akuaku et aujourd’hui varua) sont présents comme entités de la nuit, jaloux et vindicatifs. Les croyances rapanui octroient au christianisme le pouvoir de contrôler et de dominer ces esprits pré-chrétiens, mais la conversion ne les a pas supprimés de la croyance. Par exemple, aujourd’hui les mères ne vont jamais dans le secteur rural de l’île avec leurs enfants nouveaux-nés s’ils n’ont pas été baptisés, car c’est dangereux à cause des esprits. En outre, après avoir été baptisés, les enfants sont présentés aux esprits qui résident à la campagne.

391

Deuxième partie

Pendant la veille du 15 août, les personnes qui ont participé à la préparation du four enterré, des aliments et de l’organisation du lieu se donnent rendez-vous dans une petite pièce de la paroisse où l’image de la « Vierge María Rapanui » a été installée. C’est un moment de recueillement où un silence de quelques minutes est respecté. Je ferai référence ensuite aux discours prononcés lors de la célébration de 2006 car à ce moment- là plusieurs thèmes en relation au sens de la fête et au contexte urbain ont été évoqués.

Figure 6.5: Vierge María Rapanui (2007)

Cliché de l’auteur.

Hugo, un de frère de Lenky, qui à cette époque avait repris ses études de droit, prit la parole le premier :

Un an de plus que nous nous réunissons ici pour fêter María, mais ce n’est pas que pour la fêter, elle, mais c’est aussi grâce à elle que nous nous réunissons. Et c’est là où je trouve son importance, car c’est l’émanation de la spiritualité rapanui qui nous invite à nous réunir comme des Rapanui. Il est vrai que notre spiritualité est le résultat d’un syncrétisme où María est devenue une vierge insulaire. Et pourquoi dis-je que c’est une María Rapanui ? Parce qu’elle a le mana pour nous réunir et nous faire travailler ensemble pour elle. C’est

Ces actes rituels ont lieu dans les anciens territoires du clan, en faisant brûler de la nourriture. Les esprits sont invités à manger en humant la fumée. Les curantos urbains ont maintenu cette pratique : les premières vapeurs qui sortent du four ouvert sont destinées à Dieu et aux esprits de l’île.

392

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

ça l’enseignement de nos koro et de nos nua qui nous ont précédés : travailler ensemble pour réunir notre peuple.

Après ce discours qui mobilise des termes polynésiens comme mana pour parler de la capacité de devenir un collectif et qui rappelle l’exemple des anciens, la parole fut prise par un membre non rapanui de l’association Paepae here taina pour parler de l’accueil. Il a remercié koro Toteva, décédé l’année d’avant, qui lui avait enseigné l’art du travail du bois. Lenky a pris ensuite la parole pour remercier les jeunes qui sont venus aider et grâce à qui tout a été fait en temps voulu. Ensuite c’est Sergio, un des jeunes étudiants à Valparaíso qui prit la parole :

Merci tía Lenky merci tío Hugo14. Il est vrai que nous avons travaillé dur et avec beaucoup de courage parce que nous comprenons l’importance de cette fête. Nous sommes des agneaux qui avons besoin d’un pasteur qui nous guide, et ces pasteurs, c’est vous et les anciens avant vous. Nous sommes la continuité de tout, de votre effort et de l’effort des anciens pour nous réunir ici, loin de chez nous, c’est vous qui nous apprenez à vivre la vie comme des Rapanui que nous sommes.

Le dernier à prendre la parole fut John Tuki, qui a évoqué l’importance que cette fête avait pour lui :

Vous savez, vous me connaissiez d’ici et de l’île, vous savez que quand je suis arrivé sur le continent je suis resté tout seul pendant des années. Mais une fois que j’ai entendu parler de cette fête je ne me suis plus jamais senti seul, parce que je sais qu’une fois par an, au moins, je vais rencontrer mes frères et sœurs rapanui. Je suis très reconnaissant que cette fête existe.

Les termes mobilisés (spiritualité, mana, respect, coopération, l’évocation des anciens et de « l’île ») témoignent des sentiments d’appartenance ressentis par mes interlocuteurs lors de ces rassemblements festifs. Ceux qui participent aux umu, ces fêtes rapanui de dons d’aliments, se disent participants de valeurs considérées comme issues d’une manière de vivre rapanui. Par ailleurs la désignation de la condition urbaine avec l’expression « loin de chez nous », nous rappelle que ces actes de rassemblement sont une tentative de recréer un « chez soi » en ville. Cette création d’un lieu propre aux Rapanui en ville s’est concrétisée en 2009 avec le don d’un terrain par la municipalité de Macúl. Toutes les « associations indigènes » de la commune (mapuche, aymara et rapanui) se

14 Ici les mots « tía » et « tío », est à dire « tante » et « oncle », sont utilisées comme signe d’affection et de respect.

393

Deuxième partie

sont vues impliquées et peu à peu elles ont commencé à investir le lieu. Depuis 2009 le curanto de María Rapanui est fait sur ce terrain.

4.2.4. Autres rassemblements Un troisième curanto était fêté lors de ma recherche en métropole, mais à l’heure actuelle il n’a plus lieu. Cette fête était organisée par le bureau des affaires indigènes de la municipalité de Peñalolén qui avait reçu en 2003 en prêt un moai de 2,5 mètres sculpté en basalte. Installé dans la cour du bâtiment municipal, la figure fut investie comme point de réunion rapanui. Ainsi à la fin du mois de novembre, un umu était organisé aux pieds du moai. L’histoire de ce moai est particulière et mérite quelques lignes.

Figure 6.6: « Moai de la paix » devant la Municipalité de Peñalolén (2006)

Cliché de Pedro Tobar Morales

Le moai en question était une réplique du Hoa hakananai‘a, la sculpture qui est aujourd’hui au British Museum (cf. chapitre 1). J’ai entendu sur place que le moai de Peñalolén avait été sculpté à Rapa Nui durant les années 1990 (plus précisément en 1992) pour l’échanger contre l’original et obtenir son rapatriement sur l’île, mais que, suite au refus du musée de Londres, le moai appelé pour l’occasion « moai de la paix » est resté quelques années dans un dépôt du ministère de l’Éducation. Mais en 1997 le moai fut utilisé par le ministère de l’Éducation pour accompagner une délégation diplomatique en France et fut exposé au Trocadéro quelques jours. Ensuite, il a été exposé aussi à

394

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Lisbonne. De retour au Chili en 2003, le moai fut alors confié à la responsabilité de la Municipalité de Peñalolén. Le dernier umu aux pieds du moai eut lieu en 2007, car le « moai de la paix » partait à nouveau en voyage, cette fois-ci au Japon (El Mercurio, 04 septembre 2007) avant d’être finalement rapatrié à Rapa Nui, faute d’avoir obtenu le rapatriement de l’original. L’histoire de ce moai concentre plusieurs éléments importants à retenir liés au processus de la construction identitaire rapanui contemporaine. En premier lieu, comme nous l’avons évoqué auparavant (cf. chapitre 2), les moai sont aujourd’hui appropriés avec force par les Rapanui, dans un sens patrimonial et identitaire, ce qui explique en partie l’initiative de vouloir la rapatriation du moai Hoa hakananai‘a15. Ensuite, ce moai fut investi dans le milieu urbain de Santiago comme objet et symbole de rassemblement communautaire. Enfin, nous trouvons à nouveau un exemple d’appropriation étatique des symboles identitaires rapanui, comme patrimoine de la nation chilienne. Si les curantos sont des moments de rassemblement familial et trans-générationnel, il existe aussi d’autres situations de rassemblement, cette fois-ci organisés par des jeunes. Il s’agit des fêtes qui, comme ses créateurs me l’ont expliqué, entendent reproduire « une atmosphère insulaire » – comme certain amis rapanui m’ont dit: « avec la musique qu’on y entend, avec les danses de l’île » et surtout avec les insulaires qui habitent Santiago. Entre 2002 et 2005 deux étudiants ont commencé à organiser les fêtes connues à l’époque comme operación moke, nom qui provoquait des sourires parmi les jeunes étudiants. Le nom est en effet un jeu de mots. D’abord operación (opération) était employé au sens militaire d’opération secrète, et ces années-là des Rapanui participaient à une émission de télé-réalité qui simulait un entraînement militaire (cf. chapitre 4). La fête devenait une mission secrète. Moke, de son côté, est le mot rapanui (issus de l’anglais smoke) pour les cigarettes de marijuana. On supposait donc que dans ces fêtes il était permis de fumer de l’herbe, pratique qui à l’île de Pâques est davantage tolérée qu’au Chili continental, bien que la consommation soit interdite par la loi. Ainsi, les « opérations moke » évoquaient l’idée de faire la fête comme si l’on était à Rapa Nui et fumer de l’herbe. Les fêtes avaient lieu dans un quartier populaire du centre-ville dans le local d’une association pan-indigène militante des droits des peuples autochtones.

15 Ce n’est pas le sujet de cette thèse, mais il me semble important de signaler qu’en 2014 à Rapa Nui s’est organisé un groupe d’étude (formé par des Rapanui et des chercheurs du Chili continental) appelé Ka haka hoki mai te mana tupuna, qui a initié un travail d’inventaire de tous les objets rapanui et restes humains des anciens Rapanui qui sont dans les dépôts de nombreux musées dans le monde. Le but du groupe est la rapatriation sur l’île de tout objet et ossement humain des Rapanui.

395

Deuxième partie

En 2006, le centre de fêtes des jeunes rapanui s’est déplacé de ce quartier populaire vers le quartier plus bohème de Bella Vista. Deux des caractéristiques de l’ancien local n’ont pas été appréciées par la nouvelle vague d’étudiants rapanui : le caractère populaire du quartier et les activités politiques qui se développaient à l’intérieur. La dernière « opération moke » a eu lieu fin 2005 pour céder ensuite son rôle de rassemblement de jeunes aux nouvelles fêtes taote ‘o te zouk c’est-à-dire, « spécialiste du zouk » (désormais taote tout court). Deux changements ont été significatifs. En premier lieu, les opérations moke, selon l’un de ses organisateurs, essayaient de reproduire l’atmosphère rustique des discothèques de l’île et on pouvait y danser sur la même musique que celle qu’on entendait à Rapa Nui. Les taote, quant à elles, étaient le reflet des changements des goûts musicaux sur l’île avec la popularisation du rythme zouk, mais aussi une sorte d’embourgeoisement des étudiants qui sont arrivés à Santiago, ce qui explique en partie la volonté de changer de quartier. La nouvelle mode musicale mérite un commentaire à part. Le zouk est arrivé à Rapa Nui via Tahiti avec de jeunes Rapanui revenus après un voyage. Ainsi même si le rythme est originaire des Antilles des années 1980, à Rapa Nui il est considéré comme « polynésien ». Il semble qu’il soit arrivé depuis les Antilles jusqu’en Nouvelle-Calédonie et plus tard, du Nouvelle-Calédonie aux discothèques de Papeete où il a été écouté par de jeunes Rapanui. Très rapidement adopté par la jeunesse de l’île, le style musical fut aussi importé au Chili continental. L’endroit choisi pour les taote était un bar-discothèque similaire à d’autres du quartier, mais en quelques mois, les organisateurs des fêtes se sont appropriés l’espace en utilisant une iconographie inspirée du répertoire archéologique de l’île. Ils ont décoré les murs intérieurs avec les peintures qui évoquaient un paysage insulaire où le complexe archéologique ahu-moai avait une place importante. Les tables et le bar avaient été entaillés aussi de signes connus du répertoire de pétroglyphes de l’île. L’espace est devenu rapanuisé et avec le temps, le bar est aujourd’hui reconnu comme un lieu de fréquentation de Rapanui et des personnes qui ont voyagé à l’île de Pâques comme touristes. Il est promu sur internet et devenu une escale obligatoire des étudiants rapanui en ville. Les taote commencent vers 23 heures le vendredi, deux fois par mois. Les fêtes peuvent être séparées en trois moments. D’abord un moment d’atmosphère tranquille où

396

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

différents groupes de personnes interagissent dans des sphères plutôt fermées et concentrées sur eux-mêmes : des groupes de femmes continentales, des groupes d’hommes rapanui, des groupes de femmes continentales accompagnées de femmes rapanui, des groupes de femmes rapanui et d’hommes rapanui, des groupes d’hommes et femmes rapanui avec des hommes continentaux ; et des couples, le plus souvent formés par une femme rapanui et un homme continental. En général, dans ce premier moment on peut assister aux projections de films sur Rapa Nui (documentaires de vulgarisation scientifique ou des documentaires sur la fête Tapati Rapanui réalisés par la mairie de l’île de Pâques pour faire la publicité touristique). Le deuxième moment est consacré aux petits concerts de groupes soit venus de l’île soit formés par des étudiants. Il s’y produit un premier moment de danse. Les groupes vont jouer des chansons que les Rapanui appellent fusion, rythmes pop chantés en langue rapanui, et des chansons qu’ils appellent folkloriques ou traditionnelles. Nous avons déjà fait référence aux danses nommées traditionnelles et nous avons relevé leur influence tahitienne (tamuré, ori). Les danses de la musique fusion reprennent certains éléments du code, mais elles ne sont pas chorégraphiques comme c’est le cas des danses folkloriques, mais plusieurs mouvements, notamment ceux des hanches des femmes et ceux des jambes des hommes, sont inspirés des danses du premier type. Après chaque représentation, les membres des groupes ont l’habitude d’inviter à danser des personnes du public, qui selon qu’ils sont Rapanui ou non se monteront plus ou moins à l’aise avec les mouvements du corps. Quand les spectacles finissent, un DJ prend la place en face d’un ordinateur et d’un mixeur de son et le zouk se fait entendre. Le zouk est une danse serrée, où le contact physique est étroit. Le couple, en position l’un contre l’autre, réalise des tours, descendant et se déplaçant sur la piste de danse. Hanu, un jeune rapanui, m’explique ce qu’on regarde quand un couple danse : « pour danser, il faut que le couple sente quelque chose, une complicité, parce qu’on danse pour courtiser sa partenaire ». Sur la piste on peut identifier les Rapanui par la manière de s’habiller, plusieurs hommes sont vêtus à la mode des iorgo (cf. chapitre 4) et les femmes portent soit des rubans de plumes soit des paréos en guise d’écharpes, d’autres sont habillées avec des jupes faites de tissus semblables à ceux des robes missions tahitiennes. Mais on peut aussi les identifier par les danses : quand on entend des rythmes polynésiens, le nombre de gens sur la piste se réduit.

397

Deuxième partie

Les fêtes finissent selon les règles édictées par la mairie : de lundi à jeudi toute activité nocturne doit finir au plus tard à quatre heures du matin ; les vendredis et les samedis entre cinq et six heures du matin. Le lendemain des fêtes, on peut trouver des commentaires écrits sur des forums d’Internet. Ce sont en général des informations, sous la forme de rumeur, sur les couples formés ou dissous pendant la nuit. D’une certaine manière le format du « correo del moai », « le courrier du moai », le contrôle social sur l’île par la circulation de rumeurs (cf. chapitre 2), était réactivé dans le milieu urbain grâce à l’utilisation des nouvelles technologies16.

4.3. Un chez soi rapanui en métropole

L’approche ethnographique de différentes situations urbaines, celle de l’intimité, de la composition des foyers et des activités économiques de mes interlocuteurs (artisans, ouvriers, commerçants), celle des instances associatives ainsi que celles des rassemblements rituels et festifs, nous permet de mieux comprendre comment un espace social rapanui en ville s’est constitué et continue à s’élargir. Le processus est double : d’un côté ce sont les tentatives rapanui de construire un « chez soi » en ville, un espace du sentiment d’appartenance communautaire. Et d’un autre côté, ces situations deviennent des espaces d’expression identitaire en face d’un autrui non-Rapanui. Ces faits sociaux produisent un lien affectif envers un collectif, mais un collectif qui se constitue seulement dans ces moments et dans ces lieux. En effet, la communauté rapanui urbaine n’existe pas à proprement parler en dehors de ces situations, car les Rapanui vivent dispersés en métropole. Une réflexion d’un jeune rapanui né en métropole permet de mieux saisir cet aspect.

C’est pendant ces instances telles que les curantos que les personnes se rencontrent, qu’ils vont se voir à nouveau, qu’ils vont chanter et entendre leur musique. C’est là qu’ils se sentent touchés du fait de partager, de se parler. Si ces instances n’existaient pas, chacun ferait sa vie de son côté et on oublierait notre origine ou on le recommencerait seulement quand on est à Rapa Nui. Sans elles on serait perdu dans la grande métropole, parce que les gens qui viennent ici pour des longues périodes de temps sans avoir de contact avec d’autres

16 Entre 2006 et 2008 le forum virtuel www.kitemate.net était la plateforme de communication des jeunes rapanui en métropole, cela permettait aussi de communiquer avec ceux de l’île de Pâques. Avec la popularisation du réseau social Facebook ces dernières années le premier forum a disparu, mais les débats, l’information et les photographies des fêtes continuent de circuler sur le web.

398

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Rapanui vont se perdre et vont commencer à faire partie des gens du continent. C’est pour cela que je trouve que les curantos sont une bonne chose pour nous parce qu’ainsi l’identité de chacun se maintient et le fait que les gens rapanui se réunissent va être bon, parce qu’ils vont rester rapanui.

En parallèle à ce sentiment de partage, les curantos deviennent aussi des instances de transmission d’un savoir-faire entre les générations. Les jeunes hommes chargés du travail physique (creuser la terre pour faire des fours, déposer et retirer les aliments du four encore très chaud, tout nettoyer avant et après la distribution d’aliments, etc.) et les jeunes femmes chargées de préparer les paquets de nourriture (de viande, de poe, et la préparation à manger pour toutes les personnes qui assistent aux préparatifs de la fête), sont tous guidés et surveillés par les anciens, considérés comme experts. Tout est réglé par une division du travail, selon l’âge et le sexe, comme s’ils étaient à Rapa Nui. Ionavi m’explique l’importance des curantos pour lui :

Ils sont l’occasion que nous les jeunes, nous avons de partager avec les personnes âgées, car ici, nous nous réunissons qu’entre des jeunes, dans les taote. Mais grâce aux curantos, nous pouvons partager avec eux et apprendre de choses de l’île, par exemple des chants anciens. C’est ça que j’aime dans les curantos, la possibilité de partager avec eux, c’est là que se trouve la richesse de ces fêtes.

Ces rassemblements construisent des itinéraires dans le temps, car ils ont lieu tous les ans, et dans l’espace, car ils provoquent un rassemblement dans des lieux particuliers. Ils se transforment donc en moments d’identification à l’intérieur du temps quotidien. Bien que dans le temps ordinaire l’identification soit centrée sur l’appartenance à un groupe de parenté, dans les instances de rassemblement on est membre d’un peuple avec une histoire et avec des pratiques propres, à l’écart des formes de vie urbaine fondées sur des relations éphémères avec des inconnus. John Tuki m’explique l’importance des curantos dans la vie urbaine des Rapanui :

Quand je participe à des curantos ce n’est pas seulement que je me sens davantage rapanui, mais je suis revenu quinze ou vingt ans en arrière et je me trouve à Rapa Nui. Je me sens sûr de moi-même, je me sens en connexion avec les autres, c’est comme une sorte d’aimant vers les tiens. Participer à des curantos, y être, c’est se retrouver en retrouvant la signification d’être Rapanui. Là on se souvient que les Rapanui sont les gens qui sont arrivés sur l’île, qui ont navigué jusqu’à là et tu te dis : « mais comment ont-ils fait ? » On pense à ces gens qui ont laissé tout ça pour qu’on n’oublie pas, ils nous ont laissé les moai. Donc, tu te sens identifié à nouveau et tu te souviens que tu es rapanui. Tu te souviens de

399

Deuxième partie

tous les gens qui sont venus avant toi jusqu’à ta génération et celle des plus petits. Pour dire, dans les curantos on se rencontre avec le varua de l’île, avec ses esprits. Là, on se rencontre avec les histoires, avec l’arrivée des premiers Rapanui, avec ceux qui ont été réduits en esclavage, de tous ces gens et tu te dis… « On est encore ici » et tu te sens fier.

4.4. De la reconnaissance et de la manipulation de signes identitaires en ville

L’espace urbain a été décrit comme un non-lieu, un espace de non-identification (Augé 1992) où les rapports sociaux sont éphémères (Delgado 1999) et basés sur des signes conventionnels ou étiquettes (Park 1999) tels que les manières de s’habiller, les façons de parler et aussi selon les quartiers de fréquentation. L’ethnographie que j’ai conduite à Santiago avec mes interlocuteurs rapanui n’aboutit pas à cette description. Mes interlocuteurs s’efforçaient de démontrer une rapanuité dans l’espace public. En premier lieu, ils avaient la relative conscience qu’en manipulant des signes identitaires leurs rapports avec d’autres personnes pouvaient être positifs. Ces contextes d’interaction, disaient-ils, provoquaient la curiosité des continentaux pour Rapa Nui. En second lieu, quand mes interlocuteurs acceptaient de répondre aux questions posées, ils formulaient un discours identitaire portant sur l’origine culturelle, sur une histoire héroïque et en mettant en avant des pratiques qui aux yeux des Chiliens continentaux semblent étrangères. Ainsi, pour de nombreux Rapanui, l’espace urbain se montre manipulable pour la création de moments de reconnaissance identitaire au lieu d’être un lieu d’effacement identitaire. Meherio m’a signalé que si elle met en évidence son origine rapanui l’attitude d’un interlocuteur devient plus attentive et cordiale envers elle :

Les gens d’ici [Santiago] aiment l’île de Pâques et quand tu les rencontres ils ont plein de questions à te poser et sont très contents que tu leur répondes. J’ai l’impression que montrer que tu es Rapanui est quelque chose de très positif pour nous, cela nous ouvre des portes.

Pau Hito m’a raconté qu’il avait suscité la curiosité de son interlocuteur pour atteindre un bénéfice, et cela plusieurs fois dans sa vie :

Je sais que les gens du continent aiment Rapa Nui, donc quand je dois faire des démarches, par exemple d’aller à la banque, je m’habille avec quelque chose de l’île, un collier de coquillage ou quelque chose que les gens identifient avec l’île. Ainsi quand je parle avec

400

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

quelqu’un, je peux lui demander par exemple si je peux passer avant lui dans la queue, et s’il me dit oui, je lui donne le collier. Cela fonctionne toujours.

Diego Pakarati, beaucoup plus âgé que Pau, m’a raconté des situations semblables :

Quand tu arrives dans les bureaux [des services publics] et tu montres tes documents d’identité, tout de suite la personne te dit : « ah vous êtes Pascuans ». Donc je dis tout de suite que non, qu’on ne dit pas Pascuans on devrait dire Rapanui. Alors, avec l’explication tu fais la différence et bien sûr que tu notes un traitement diffèrent quand la personne que tu as en face se rende compte que tu es Rapanui. Il va t’aider à faire tes démarches.

Dans le contexte des études universitaires, mes interlocuteurs m’ont aussi dit qu’ils se sont sentis favorisés par leurs professeurs quand ceux-ci apprennent que l’étudiant est Rapanui. Ces différences étaient vues par mes interlocuteurs comme des moments de discrimination positive, laquelle pouvait amener à l’octroi d’une bourse ou pouvait faciliter les rapports quotidiens avec certains professeurs. Par exemple, Iovani m’a raconté :

Quand je dis que je suis rapanui tout va mieux. J’ai eu une bourse, j’ai fait la connaissance de gens importants, qui un jour pourront m’aider. Avoir ces contacts est très important aujourd’hui. Donc le fait de dire qu’on est rapanui te permet d’avoir plus de possibilités qui vont te faciliter la vie ici [à Santiago].

Ces contacts provoquent – si nécessaire, comme a remarqué Iovani – l’aide qu’un Chilien du continent peut prêter à un Rapanui car il l’imagine récemment arrivé en ville et complètement désorienté. Hani Atan m’a raconté quelque chose de similaire : quand elle est arrivée à Santiago, ses camarades de classe imaginaient qu’elle ne connaissait rien de technologique, que la vie moderne lui était étrangère. Ainsi, ils essayaient toujours d’expliquer comment certaines machines fonctionnaient :

Au début ils me voyaient comme quelqu’une qui ne connaissait rien, que toutes les choses étaient une nouveauté pour moi, les voitures, l’internet, les ordinateurs. Mais je leur disais que l’endroit d’où je venais n’est pas un endroit très isolé non plus.

L’un des effets de cette curiosité continentale et des réponses des Rapanui c’est que ces moments de rencontre deviennent un contexte de reconnaissance et de fabrication identitaire. Lenky m’a donné l’exemple suivant :

Nous savons, et c’est super important pour nous que nous soyons visibles ici [au Chili continental] et le fait d’être différents est une valeur. Tu vas dans la rue, dans un bus et tu sais que tu es différent. Il y a des gens qui te reconnaissent, parce que tu portes des plumes

401

Deuxième partie

ou parce que tu es en pareo ou parce que tu parles fort ou dans une langue qu’ils ne connaissent pas, et même par le physique. Par exemple, les hommes sont grands, ils portent d’habitude une longue chevelure et des fois ils se mettent des plumes ou le paréo comme écharpe. Et chez les femmes on les voit plus, parce qu’on cueille des fleurs pour les mettre à côté de l’oreille. Les jeunes étudiantes aiment beaucoup se mettre en pareo pour aller à la fac.

Selon Pau, les questions posées par les continentaux sont toujours liées aux « mystères de l’île de Pâques » ou à la signification de certaines pratiques telles que la danse ou les paroles de tel ou tel chant. Il est important de voir comment certains récits sur l’archéologie de l’île sont peu à peu devenus connus du grand public. Selon Pau, il doit souvent répondre à la question des moai : comment ont-ils été fabriqués ? Comment a-t-on fait pour les transporter ? Quelle est leur signification ? Et aussi des questions liés à sa biographie : quand est-il arrivé en ville, combien de temps va-t-il rester ? La conversation va finir avec des commentaires sur la « beauté de l’île » et l’envie d’y aller. En ce qui concerne ce jeu de reconnaissance, certains jeunes se rendent compte du contraste. Dans l’île l’affiliation identitaire est une sorte d’évidence, la question ne se pose pas, mais en situation urbaine et dans les rapports avec un autrui curieux, les savoirs sur l’île prennent une valeur identitaire. Andrés, que j’ai connu en 2007 quand il était âgé de 15 ans, m’a signalé que quand il était à Rapa Nui il n’accordait pas beaucoup d’importance à être rapanui ou à parler la langue, mais que dès qu’il s’est installé à Santiago il a considéré que son origine culturelle (historique) était importante. L’expérience urbaine génère un processus de valorisation de l’origine rapanui, ce qui active un processus d’identification, de recherche et de création de signes culturels pour remplir de sens un sentiment d’appartenance et pour pouvoir à la fois communiquer cette appartenance. C’est dans ce contexte que les jeunes nés en métropole vivent l’expérience urbaine comme un paradoxe : ils valorisent une histoire et une culture qu’ils sentent propres ; mais ils n’ont pas grandi en son sein. Par ailleurs, certains jeunes sont conscients que la situation urbaine et migratoire a produit des changements culturels importants. Hani, par exemple, se référe à l’usage de la langue.

Je crois qu’ici [au Chili continental] j’ai appris à valoriser beaucoup plus ma culture. Je me suis rendu compte que le fait que je ne parle pas la langue est un signe qu’on est en train de la perdre. Je comprends des mots, mais je ne les parle pas. Cela est dû à ce que mon père ne m’a pas appris, je lui ai demandé dès que j’étais petite. Ma maman ne pouvait pas parce qu’elle est continentale.

402

Chapitre 6. Les Rapanui dans la métropole chilienne

Les expériences signalées ci-dessus nous montrent que d’un côté, la manipulation de certains signes identitaires fabrique un contexte d’interaction cordiale. Le goût des continentaux pour l’exotisme sert aux Rapanui à en tirer des avantages durant leurs expériences urbaines. Nous voyons aussi que dans le déploiement de ces signes les continentaux les reconnaissent comme véritablement des Rapanui, comme des individus appartenant à un ailleurs, comme si les Rapanui devaient rester toujours sur l’île de Pâques ou comme s’ils devaient toujours avoir un savoir académique portant sur le passé de l’île. En somme, dans leurs rencontres avec des continentaux, les Rapanui sont inscrits dans une altérité généralisée. Or, il existe d’autres signes plus exclusifs que les Rapanui déchiffrent cette fois pour se reconnaître entre eux. Mes interlocuteurs disaient savoir identifier un autre Rapanui dans une foule et pour cela, ils disaient chercher des indices, des traces qui permettent l’identification, surtout dans des rencontres entre générations différentes. À la suite de l’intensification du processus diasporique, aujourd’hui les Rapanui ne se connaissent pas tous entre eux, comme ce pouvait être le cas jusqu’aux années 1970. Le fait qu’il existe maintenant des enfants nés au Chili continental produit un effet d’étrangeté entre générations. Cependant dans les contextes d’interactions, tels que les curantos, certains traits de la personne permettront aux anciens de l’inscrire dans des catégories d’affiliation familiale. Lenky m’a raconté :

Avant les jeunes utilisaient les maŋai [hameçon en pierre ou en os] comme un collier, c’était typique. Pour nous c’était la manière de les reconnaître. Mais maintenant c’est aussi devenu une mode pour des gens qui sont allés à Rapa Nui et qui ont aimé le style. Maintenant quand je vois le maŋai et après leur visage, je me dis : « non il n’est pas rapanui ». Nous savons nous identifier entre nous. Même si cela fait des années qu’on habite ici, il y a des traits qu’on reconnaît selon les familles. Certains jeunes, je les ai connus encore bébés, mais je les regarde et je trouve les ressemblances avec leurs parents. Les traits du visage, la forme des yeux, donc je peux dire : celui-là est un Paoa, ou un Pakarati, l’autre peut être est un Ika. Après je m’approche et lui demande « fiston qui est ta nua (grand-mère) ? » Et après, de qui il est enfant, et là je l’ai situé. Ceux qui sont adultes, de ma génération nous nous connaissons tous, car nous n’avons pas été nombreux, mais certaines personnes âgées ne nous connaissent pas parce qu’on a grandi sur le continent, mais elles peuvent aussi nous reconnaître par nos traits. Cela m’est arrivé plein de fois… certaines nua qui s’approchaient de moi et me disaient, « e vovo [fille] es-tu la fille de Juan Atan ? » Et moi je lui répondais : « mais nua comment le saviez-vous ? » ; « C’est à cause

403

Deuxième partie

de tes yeux, de la couleur de ta peau » – elles me répondaient. Et maintenant je me rends compte que nous faisons pareil avec les enfants d’aujourd’hui.

On termine avec cet exemple la présentation de la vie des Rapanui à Santiago. Dans ce chapitre nous avons suivi d’aussi près que possible leurs itinéraires en métropole. D’abord, en interrogeant les expériences de mobilité, l’accueil puis la manière dont plusieurs générations de migrants ont construit un enracinement matériel et affectif en métropole, un « chez soi ». Ensuite, en suivant le processus de configuration identitaire, on a vu que la création de traits distinctifs en face de la société métropolitaine devenait une stratégie pour s’adapter la vie urbaine « comme si l’on était à Rapa Nui ». Enfin, on a reconnu des instances dans lesquelles une communauté situationnelle pouvait lier les Rapanui à des expériences collectives, de partage d’expériences et de savoir-faire. La diaspora en métropole est un fait social de valorisation et de création culturelle où s’exprime et se fabrique une rapanuité en métropole qui n’est pas indépendante d’une rapanuité insulaire. La diaspora a créé aussi des moyens pour incorporer ses enfants, nés en métropole, dans un savoir sur l’origine, permettant ainsi que des sentiments d’appartenance envers la société rapanui puissent aussi être transmis. Il faut remarquer qu’aujourd’hui on en est à une quatrième et même une cinquième génération de Rapanui qui connaissent au moins deux mondes, la métropole et Rapa Nui. L’identité rapanui aujourd’hui est dans la mobilité entre ces deux mondes.

404

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 7 Les Rapanui en Polynésie française

Nous avons vu que lors des années 1960 nombreux sont les insulaires partis vivre au Chili continental et comment cette migration a modifié la configuration de la société rapanui en créant une articulation île-continent. Nous allons analyser maintenant l’extension des migrations rapanui vers la Polynésie française, processus qui provoqua d’autres d’articulations sociales et identitaires1. Les raisons qu’ont eu les Rapanui pour partir en Polynésie, et plus particulièrement à Tahiti, sont bien différentes de celles qui ont déterminé le départ vers le Chili, même si elles font partie du même processus d’ouverture et d’articulation de la société insulaire avec l’extérieur. La migration rapanui au Chili fait suite à une modification conjoncturelle de la parenté pour trouver un conjoint, une volonté d’association avec les familles du Chili (après la première période des « évasions ») et un changement dans les perspectives d’avenir, en particulier pour les études. Le départ vers la Polynésie française s’explique par des motivations d’ordre économique, dans la mesure où le Tahiti des années 1970 était en plein développement urbain et attirait de très nombreux Océaniens vers son marché du travail bouleversé par l’implantation du Centre d’Expérimentation du Pacifique [CEP]. Mais il s’explique aussi par une réactualisation d’une mémoire de diaspora qui relie les Rapanui à Tahiti à travers des liens généalogiques et de propriété foncière. J’ai identifié deux moments de la migration rapanui en Polynésie française lors de la seconde moitié du XXe siècle. Le premier débute avec la liaison aérienne de l’île de Pâques en 1967. Il est lié à la revendication des terres de Pamatai, le domaine acheté à la mission catholique en 1887 par un groupe de vingt-cinq Rapanui ; l’histoire est complexe

1 Mes observations sur place datent de 2012-2013 (en plus d’un très court séjour en 2009) et c’est ce que je désignerai par « aujourd’hui » dans ce chapitre.

405

Deuxième partie et nous y reviendrons en détail. Le deuxième moment est celui des années 1980. Il est la conséquence à l’île de Pâques de la première migration. Les Rapanui qui se sont installés à Tahiti seront vus depuis l’île de Pâques comme un exemple de réussite économique. De nombreux Rapanui partiront en Polynésie pour trouver les richesses de cette sorte de terre promise. Pour y parvenir, d’une manière très semblable à celle qu’on a étudiée pour les migrations vers le Chili continental, les Rapanui vont faire appel à leurs rapports de parenté pour s’installer à Tahiti, pour trouver un travail et même pour obtenir la nationalité française. Un troisième moment migratoire se déroule en ce début du XXIe siècle et correspond au processus de retour des Rapanui sur l’île de Pâques, sujet qui sera analysé au chapitre suivant, mais dont il est important de signaler ici quelques éléments. Il s’agit d’abord d’un processus motivé, du moins en partie, par les expectatives que le développement économique récent de l’île de Pâques suscite chez les Rapanui expatriés, grâce à l’essor du tourisme ; mais aussi par la crise économique que connaît aujourd’hui la Polynésie française dont le taux de chômage entre 2012 et 2014 s’élève à 21,8 % (ISPF 2011). Il est important de préciser les conditions légales du retour. Même si un Rapanui a habité cinquante ans en dehors de l’île de Pâques, il a la possibilité de se réinstaller sur l’île, mais à condition d’avoir conservé la nationalité chilienne. En revanche, s’il a acquis la nationalité française et perdu la nationalité chilienne, des difficultés surgissent. Ce phénomène, imprévu pour les Rapanui et surtout pour leurs enfants nés à Tahiti, donc français de nationalité, pose de nouveaux problèmes aujourd’hui que nous étudierons plus loin. Avec la question des Rapanui en Polynésie française, j’ouvre ici un dossier jamais exploré en profondeur dans la littérature spécialisée sur Rapa Nui : le devenir de la diaspora de 1871 et les liens contemporains des Rapanui avec cette histoire. Comprendre les raisons qu’ont eues des Rapanui pour aller à Tahiti une fois que l’île est devenue un espace ouvert nous renvoie évidemment à l’histoire d’exode et d’enfermement social que nous connaissons (cf. chapitre 1). Mais s’y ajoute une raison particulière et déterminante pour la migration contemporaine : les liens mémoriels et affectifs que les Rapanui ont construits envers Tahiti tout au long du XXe siècle.

406

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

1. Tahiti vue de Rapa Nui : la terre des rêves

Le 12 février 1968 un avion Catalina DC6 piloté par le capitaine chilien Roberto Parragué, celui qui depuis 1951 tentait de persuader les autorités chiliennes de relier Rapa Nui par avion, atterrit sur la piste de l’aérodrome de Faa‘a2 à Tahiti. Son avion venait de Santiago du Chili en faisant escale sur l’île de Pâques. Cette année-là, Parragué réalisera seize vols aller-retour entre Santiago du Chili et Faa‘a en passant toujours par l’île de Pâques. Pour 1969 cette route atteint les vingt-et-une connexions jusqu’à ce que la liaison commerciale devienne régulière en 1970 (O’Reilly 1974)3. Pour les Rapanui la connexion aérienne va impliquer la possibilité de se rendre à Tahiti et vérifier de leurs propres yeux ce qu’ils ont entendu dire toute leur vie de cet endroit appelé Tahiti. Un nombre important de Rapanui vont embarquer et rester à Tahiti plusieurs années.

1.1. Un endroit « merveilleux »

Pendant tout le XXe siècle, l’île de Tahiti fut pour les Rapanui un lieu chargé d’imaginaire. Certains Rapanui l’ont connu et d’autres avaient perdu leur vie en tentant de le rejoindre. Sur l’île de Pâques, certains disaient qu’à Tahiti ils étaient propriétaires de terres, en un endroit appelé Pamatai. C’est là que leurs grands-parents, disaient-ils, étaient arrivés avec les missionnaires pour y travailler et, fruit de leurs efforts, y avaient acheté des terres. Mais comme, depuis 1902 et jusqu’en 1966, les autorités chiliennes ont interdit aux Rapanui de quitter l’île (un seul voyage à Tahiti en 1926), les contacts entre les habitants de l’île de Pâques et les descendants des expatriés d’antan furent radicalement interrompus. Le résultat fut qu’en 1960 personne à l’île de Pâques ne connaissait avec certitude l’état dans lequel se trouvaient les terres de Pamatai. Mais chacun y rêvait. Le tout petit nombre de chanceux et de téméraires Rapanui qui ont connu

2 J’utilise l’orthographe courante, utilisée par la Mairie de cette commune et de nombreux documents officiels, même si l’orthographe recommandée par l’Académie tahitienne est différente et correspond à la prononciation : Fa‘a‘ā. 3 Roberto Parragué réalise une toute première liaison la Serena (ville au nord du Santiago) - île de Pâques en 1951 sur un hydravion Catalina. En 1963 il répète l’odyssée avec succès. Cette année-là, il voyage avec une commission qui étudiera la faisabilité du projet d’aérodrome à Rapa Nui. En 1965 il réalise un vol expérimental reliant Santiago du Chili-Faa‘a (Tahiti), en passant par l’île de Pâques ; un Rapanui l’accompagne. En 1967 commencent les vols commerciaux entre Santiago et l’île de Pâques.

407

Deuxième partie

Tahiti ont fait savoir tout le bien qu’ils pensaient de cette terre. Ces histoires circulaient mais elles étaient la seule information disponible. Quand Mateo Veriveri est revenu de son voyage en 1927, il avait raconté que ses parents vivaient à Pamatai et qu’ils s’occupaient des terres des Rapanui. Mais Mateo et les autres ont aussi rapporté de Tahiti des cadeaux exceptionnels pour l’époque. À la suite de ce voyage, Tahiti est devenu le lieu de l’abondance. Lisons un extrait du récit de voyage de Mateo Veriveri rapporté en 1936 au père Sebastián Englert :

À Pamatai nous avons coupé du bois [qui ensuite] a été séché pour le vendre aux Chinois. On a fait la récolte des noix de coco pour les sécher et les vendre. Quand les noix de coco ont été sèches, nous sommes allés les vendre à Papeete. On les a vendues cinquante centimes le kilo […] j’avais gagné quatre-vingt-dix centimes4 […] quand nous sommes revenus de Tahiti [à Rapa Nui] nous avions acheté des vêtements pour nos femmes, pour nos enfants et pour nos amis […] nous avons eu la chance d’aller à Tahiti. (Mateo Veriveri, in Englert 1948 : 402-407).

Aujourd’hui, quand mes interlocuteurs à Tahiti (mais aussi à Rapa Nui) se rappellent ce qu’ils ont entendu à propos de Tahiti, la même image de prospérité revient à leur esprit. Moisés Hereveri, un des neveux de Mateo, et qui m’a acueilli chez lui à Tahiti5 les trois fois où j’y suis allé, m’a raconté :

Je me souviens que mon grand-père Domingo6 nous racontait la fois où il est venu à Tahiti. Je ne sais pas en quelle année, mais il nous racontait que les bateaux arrivaient jusqu’aux portes des maisons. Comment, pensais-je ? Je regardais l’île [de Pâques] et je ne le croyais pas. C’était impossible ! Il nous disait aussi qu’il y avait des boutiques, de tout, qu’on pouvait acheter plein de choses. Tout petit déjà j’ai entendu dire que Tahiti était comme le paradis, qu’il y avait de tout... jamais je n’aurais pensé que j’allais vivre quarante ans ici [à Tahiti]. (Moisés Hereveri, Tahiti 2009).

Mireya est née en 1964 à Quilpué, un village proche du port chilien de Valparaíso, et en 1998 elle s’est installée à Tahiti. De la même manière que Moisés, elle a entendu toute

4 À cette même époque le salaire des insulaires venait exclusivement de la tonte des moutons qui avait lieu deux fois par an. L’autre source d’argent venait de la vente de maïs à la CEDIP. En 1927 seulement sept rapanui étaient des employés réguliers de la CEDIP avec un salaire de vingt à quarante centimes par mois (pour plus de détails cf. Foerster 2013). 5 Pour mon premier sejour à Tahiti, en 2009, j’ai demandé à mon ami Miguel Hereveri Pakarati, qui vit à Santiago, s’il pouvait demander à son frère, Moisés, de m’acceuillir chez lui à Tahiti. La réponse de Moisés fut : « les amis de mon frère sont aussi mes amis ». 6 Il s’agit de Domingo Pakarati Rangitaki, celui qui a aussi fait le voyage de Tahiti en 1926 à bord de la goélette Moana avec Mateo Veriveri, l’oncle de Moisés et d’autres Rapanui (cf. chapitre 1). Domingo est aussi celui qui en 1948 est arrivé sur l’atoll de Reao avec ses frères et deux neveux. (cf. chapitre 5).

408

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

son enfance des récits qui donnaient une description paradisiaque de Tahiti, Quand je la rencontre à Tahiti en 2012, elle me raconte :

J’ai toujours entendu dire à ma mère qu’à Tahiti on pouvait trouver de l’argent ; que les terrains de Pamatai gardaient beaucoup d’argent et que pour cela il fallait y aller pour les récupérer. Ma mère fut la dernière à récupérer un terrain. Je ne connais pas cette histoire, mais je sais que pendant ces années-là dire qu’on venait à Tahiti était comme dire : « je vais au paradis ». J’entendais de la part de ceux qui étaient allés [à Tahiti] que les gens vivaient bien, qu’ils gagnaient de l’argent. J’avais quatorze ans environ, mais Tahiti ne m’intéressait pas trop jusqu’un jour où une amie à moi est allée [à Tahiti]. Quand elle est revenue à Rapa Nui elle nous a dit que c’était un endroit merveilleux, qu’il y avait des palmiers, des plages, des fruits partout. Tout cela vers 1977 ou 1978. Avec tout ça, on commence à avoir l’envie de venir connaître.

Aujourd’hui selon mes interlocuteurs, Tahiti est vu comme une terre de prestige. Moisés m’explique qu’il accueille souvent les jeunes Rapanui qui viennent à Tahiti. Quand je lui ai posé la question sur les activités qu’ils font, Moisés m’a expliqué qu’ils ont envie d’aller acheter des choses :

Je suis allé la dernière fois avec un groupe qui est venu pour le festival d’arts, ils voulaient tous aller chercher le fameux boomblaster7. C’est typique des Rapanui qui viennent, ils vont acheter ce fameux boomblaster. Je lui ai dit qu’à Santiago on peut aussi le trouver... mais ils m’ont dit que ce n’était pas la même chose d’acheter à Tahiti que d’acheter à Santiago. « C’est Tahiti ! » Ils parlaient comme ça. Une fille s’est achetée une chemise qui coûtait, genre, cinquante dollars, vingt-cinq mille francs. Je lui ai dit qu’à Santiago elle pouvait trouver vingt chemises d’une meilleure qualité. Elle m’a dit « mais tonton, cette chemise vient de Tahiti. À Rapa Nui je pourrai dire que cette chemise vient de Tahiti, personne ne s’intéresse si elle vient de Santiago, celle-ci a plus de valeur parce que j’ai l’achetée à Tahiti ». J’ai l’impression qu’ils sont fanatiques de tout ce qui vient de Tahiti et ils se sentent fiers de dire qu’ils sont venus à Tahiti.

Pour comprendre la profondeur historique et expérientielle de cette image de Tahiti comme terre de rêves, d’abondance et de prestige, étudions maintenant comment les Rapanui se souviennent de ces moments de migrations des années 1970.

7 Il s’agit de puissantes chaînes monobloc radio-CD transportables.

409

Deuxième partie

1.2. La bonne nouvelle

Moisés Hereveri se rappelle qu’en 1966, à Rapa Nui, une étrange lettre fut lue par le Père Sebastián Englert après la messe du dimanche. La lettre était signée par l’évêque de Tahiti Paul Mazé et demandait de trouver les descendants de trois Rapanui au nom desquels la mission possédait des autorisations pour gérer des terres placées sur la colline de Pamatai. Le nom de l’arrière-grand-père de Moisés y figurait : Akunito Hereveri. Dans la lettre étaient aussi mentionnés un certain Matia Temanu et un certain Antonio Aringa. L’évêque souhaitait réactualiser les anciennes procurations qu’il avait. Regino Tuki Hotus, âgé de soixante-dix ans quand je l’ai rencontré à Tahiti en 2012, se souvient de l’impact de la nouvelle ce jour-là :

Les gens étaient très enthousiastes parce que finalement ils avaient la preuve que les histoires qu’ils avaient entendues dans leur jeunesse à propos des terres étaient vraies. Mais d’autres personnes se sont montrées méfiantes, « ils veulent nous voler nos terres », j’ai entendu dire. Mais il y a eu un problème. Dans la lettre apparaissait seulement trois noms et les descendants de ces trois personnes sont allés après la messe pour dire au Père Sebastián qu’ils voulaient aller à Tahiti pour récupérer ces terres. Parmi ces gens se trouvaient mon père Benjamin Tuki Hereveri, mon oncle Lázaro Hotus Ika et moi-même, et encore Miguel Hereveri Vaka et Victoria Rapahango Tepuku.

En 1968, quand les vols reliant Rapa Nui et Tahiti sont devenus hebdomadaires, les Rapanui pouvaient embarquer, mais encore fallait-il se procurer un billet d’avion et prévoir chez qui on irait loger une fois arrivé à Tahiti. L’affaire n’avait rien de simple, non seulement à cause du prix du billet, mais aussi parce que les terres de Pamatai sont devenues une source de conflits entre les familles, qui ne sont pas encore résolus. La décision familiale était difficile : qui envoyer pour faire les démarches à Tahiti et tout payer ? Ces conflits, on le verra, sont liés à la succession de la propriété et la légitimité des droits revendiqués. Les Rapanui qui jouissaient d’un salaire fixe ou ceux qui avaient des rapports privilégiés avec les fonctionnaires de la Marine réussirent à faire le voyage rapidement. Ce fut le cas de Victoria Rapahango8. Elle avait été la compagne d’Henri Perci Edmunds, administrateur de la compagnie d’élevage entre 1905-1929, avec qui elle

8 Selon l’opinion d’Alfred Métraux (1941) Victoria Rapahango était considérée comme la femme la plus riche de l’île et une détentrice de la sagesse de la société du passé. Son grand-père maternel, Andrés Tepuku, fut un des Rapanui revenus à l’île de Pâques après l’exode de 1871.

410

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

a eu quatre enfants. Victoria était aussi la belle-mère de l’infirmier naval et l’un des échappés de 1944, Rafael Haoa. Victoria est l’une des premières Rapanui à être arrivée à Tahiti. Lors de ce voyage, Victoria portait trois lettres adressées à l’évêque : deux écrites dans un mélange de rapanui et de tahitien, signées l’une par Miguel Beriberi Vaka et l’autre par Marina, Lázaro et Germán Hotus Ika ; et la troisième lettre, écrite en français et signée par Victoria elle-même. Dans ces lettres les Rapanui se déclaraient être les descendants et par conséquent, les héritiers d’Akutino Hereveri, Matia Temanu et Antonio Aringa, les trois noms qui selon les registres de l’église de Tahiti, étaient ceux des propriétaires de terres à Pamatai. Cependant quand Victoria est arrivée à Tahiti en 1968, elle a trouvé que les terres qu’elle supposait de propriété rapanui étaient habitées par des familles tahitiennes qui affirmaient, elles aussi, être les propriétaires. Victoria et les autres Rapanui qui sont allés plus tard à Tahiti ont dû s’engager dans des procès. Or le Code civil français ne reconnaissait pas les mémoires généalogiques qui pour les Rapanui justifiaient la propriété des terres. Ainsi, la revendication d’un héritage était une affaire complexe. D’abord, parce que la grande majorité des noms de famille de ceux qui ont commencé à réclamer les terres ne coïncidait pas avec ceux des anciens acheteurs rapanui, et donc établir la filiation n’était pas évident. Ensuite, parce que la propriété avait été transférée à d’autres personnes par des procédures légales ; et enfin parce qu’au sein d’un même groupe de parenté rapanui certains membres réclamaient une place privilégiée dans l’accès à la propriété en fonction de la place généalogique d’ainé. Les Rapanui arrivés à Tahiti ont ainsi été confrontés à une mémoire de diaspora qui se révélait confuse. Victoria est retournée à Rapa Nui quelques mois plus tard avec un document qui sera la pièce-clé dans les liens que les insulaires vont établir avec une mémoire de diaspora liée à ces terres. Il s’agit de la carte indiquant le partage du domaine de Pamatai qui a été fait en 1888, carte officielle qui a accompagné la vente établie par la Mission (nous y reviendrons longuement ci-dessous section 2.4). Sur cette carte on voit signalés les noms et les prénoms des vingt-cinq acheteurs, ainsi que les bornages de chaque parcelle : vingt- cinq étroites parcelles placées sur une colline pas très loin de Papeete. Cette carte est devenue la seule preuve tangible de l’histoire qui relie les Rapanui à Tahiti. Très vite, les Rapanui se sont mis à établir leurs généalogies pour se relier aux noms qui y apparaissaient, mais ils n’ont pas pu le faire dans tous les cas. Plus tard, nombreux sont

411

Deuxième partie ceux qui ont réussi à épargner de l’argent pour acheter le coûteux billet, se rendre à Tahiti et revendiquer des droits théoriques sur des terres qu’ils imaginaient encore à eux. Plusieurs questions se sont donc posées par rapport à cette histoire : qui étaient les héritiers légitimes de ces vingt-cinq propriétaires ? Y avait-il encore des descendants de ces Rapanui à Tahiti qui vivaient toujours sur ces terres ? Qui étaient les Rapanui apparentés et vivant sur l’île de Pâques ? Pourquoi y avait-il des familles tahitiennes sur les terrains qui appartenaient aux Rapanui ? Pour répondre à ces questions, quelques Rapanui ont entrepris l’aventure d’aller à Tahiti et de tenter une revendication. Il reste à ce jour des procès sans solution.

1.3. L’arrivée des Rapanui à Pamatai

La première grande vague migratoire depuis Rapa Nui en direction de la Polynésie, au XXe siècle, a donc eu comme arrière-plan la volonté de récupérer les propriétés que ce groupe fondateur de vingt-cinq Rapanui avaient achetées aux missionnaires à la fin du XIXe siècle, en plus de l’intérêt pour découvrir une île de Tahiti imaginée comme la terre de toutes les richesses. Parmi ces premiers Rapanui qui sont venus à Tahiti se trouve Regino Tuki Hotus, qui en 2012 habitait au fond de la vallée de Pamatai sur un terrain réclamé comme héritage par sa femme, elle aussi Rapanui. Ils avaient déposé une requête auprès du juge de Papeete en 2005 réclamant la propriété du terrain. Je lui ai demandé de m’expliquer ses raisons pour venir s’installer à Tahiti. Après m’avoir expliqué qu’il était parti d’abord au Chili pour faire le service militaire à vingt ans, il ajouta qu’il avait décidé d’accompagner son père dans les démarches de réclamation d’un terrain à Pamatai. Il avait alors trente ans.

Je suis venu pour l’affaire de terres qui appartiennent aux Pascuans et qui sont venus vers 1870, par là. Ils sont arrivés à Tahiti et ils ont acheté vingt-cinq parcelles de terre, d’un total de 118 hectares. Tout ce que tu vois, [me dit-il en indiquant du bras le haut de la colline], appartient à vingt-cinq Pascuans. Mais la plupart des terres ont été volées. Il n’y en a pas beaucoup que nous avons pu récupérer. C’est pour cela que je suis venu à Tahiti en 1973. Mon grand-père, le père de ma mère est né ici à Tahiti, il s’appelle Matias Hotu. Cet homme est né ici à Pamatai, il était le fils d’une femme pascuane, Kava a Matia et d’un homme d’ici de Tahiti, Gustave Hennebuise. Le père de Kava avait acheté le terrain, il s’appelait Matia Temanu.

412

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

L’explication de Regino résume bien les enjeux de la migration rapanui des années 1970 : leur arrivée pour revendiquer des terres, la transmission d’une mémoire sur l’origine de la famille dont un aïeul était né à Tahiti, et le sentiment que les terres, qu’ils imaginent comme leur propriété, auraient été appropriées d’une façon indue par d’autres personnes. Regino m’explique aussi que quand ils sont arrivés, naturellement, ils n’ont pas récupéré rapidement la propriété du terrain en question, mais l’évêque les avait mis en contact avec la famille Hennebuise qui vivait encore à Pamatai. Cela a signifié la mise en relation de deux familles apparentées, mais qui ne se connaissaient pas. Regino m’a raconté :

On est resté d’abord avec les cousins de mon grand-père, les Hennebuise. Ils nous ont montré le terrain qui était à mon grand-père, le numéro 10. Ils savaient parce que Kava a Matia est restée sur ce terrain jusqu’à sa mort. Les Hennebuise vivaient en ce temps-là sur un terrain à côté.

À Tahiti j’ai aussi connu des personnes âgées qui se souvenaient du temps où les Rapanui sont arrivés. Une femme, Serafina Tikare, âgée de quatre-vingt-sept ans en 2013, est devenue une de mes interlocutrices principales sur l’histoire de Pamatai. Elle était considérée comme la mémoire vivante et l’une des femmes les plus âgées du quartier. Elle m’a dit qu’elle avait accueilli chez elle « tous » les Rapanui quand ils sont arrivés. Je lui ai indiqué quelques prénoms que j’avais trouvés dans les documents d’archives pour savoir si elle pouvait me donner d’autres détails :

Victoria Rapahango, oui je la connais !… elle est restée ici quand elle est venue avec Parragué, mais après elle est partie avec sa famille à elle à Punaauia. Après c’est Mihaera [Miguel] qui est venu chez moi pour récupérer son terrain. J’ai connu sa cousine, on l’appelait Pépé Hereveri. Ioana Manu Avaka c’était son vrai prénom et son papa Anatarea [Andrés]. Elle vivait ici à côté, c’est elle qui s’est occupée de moi quand j’étais petite. Pépé a gardé le terrain de son cousin.

Comme on l’a remarqué en étudiant l’époque des évasions, l’arrivée des Rapanui à Tahiti va provoquer la rencontre avec les branches familiales enracinées sur cette île. À l’arrivée de Miguel Beriberi en 1973, Ioana Manu Avaka était déjà décédée, mais Serafina, qui avait été elle-même une fille adoptive d’Ioana, a accueilli Miguel9. On trouve ici le même procédé d’accueil identifié dans les migrations au Chili mais avec une

9 Rappelons-nous : Ioana est signalé par Mateo Veriveri lors de son voyage de 1926 (cf. chapitre 1).

413

Deuxième partie autre dimension : un parent accueille un autre parent, mais dans le cas de Tahiti une notion très étendue de la parentèle a été mise en action. Ainsi, lors de ces premières migrations rapanui des années 1970 vers Tahiti, des rapports de parenté dans un sens élargi et des rapports de propriété foncière se sont côtoyés. D’un côté des rapports dans une parenté étendue, déployés pour l’accueil et pour les revendications de la propriété, d’un autre côté des conflits sur les différentes versions des généalogies et les occupations des terres. Regardons cela de plus de près avec quelques témoignages. Matias Hotus Hey est arrivé à Tahiti en 1973, son père Germán et son oncle, Lázaro Hotus (le même qui était arrivé au Chili caché dans un bateau en 1944), étaient venus à Tahiti en 1972 pour expliquer à l’évêque qu’ils étaient les descendants de Matia Temanu, celui dont le nom, sur la carte récupérée par Victoria Rapahango, figurait sur le terrain numéro 10. Quand je l’ai connu en 2012, Matias habitait dans une maison construite sur ce terrain numéro 10, car ils ont pu récupérer la propriété. Il m’a expliqué plus en détail l’affaire :

Quand mon père et mes oncles sont arrivés en 1972, ils sont partis tout de suite se présenter chez l’évêque. Ils l’ont dit : « nous sommes les descendants de Matia Temanu et nous voulons récupérer le terrain 10 ». À ce moment, l’évêque de Papeete leur a rendu tous les documents et ils sont allés ensemble au ministère des terres10 pour récupérer la propriété. Mais ils ont attendu la régularisation presque vingt ans ! Et ils sont allés au tribunal. Ce qui est arrivé c’est que Matia Temanu a eu beaucoup de descendants à Rapa Nui et on a dû diviser le terrain entre tous ses descendants.

Miguel Beriberi et son épouse Viviana Pakarati ont pu faire le voyage en 1974. Leurs enfants les plus jeunes sont arrivés petit à petit. La première à le faire fut Judith, alors âgée de vingt-huit ans. Judith avait habité plusieurs années au Chili où elle avait fait des études, elle comprenait très bien comment faire des démarches auprès des institutions bureaucratiques. Judith s’est alors mise à compiler tous les antécédents pour aider son père à rentrer dans les droits du terrain numéro 12, au nom d’Akutino Hereveri. Miguel, Moisés et José, les trois plus jeunes enfants de Miguel et Viviana, sont arrivés en 1975 à l’âge de 17, 15 et 13 ans respectivement. Comme les membres de la famille Hotus, Miguel

10 Matias emploi ici le terme utilisé à Rapa Nui pour faire référence au bureau de terres dépendant du ministère des Biens Nationaux. En Polynésie française cela correspond à la Direction des Affaires Foncières [DAF].

414

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

est allé se présenter chez l’évêque comme étant le petit-fils d’Akutino Hereveri. Moisés m’a raconté :

Mon père est allé voir l’évêque et il lui a rendu le terrain. Je ne sais pas s’ils ont fait des papiers ou d’autres choses, mais mon père avait beaucoup de documents à lui montrer, des papiers qui disaient que ce terrain était à son aïeul. Mon père avait recueilli toutes les preuves, par exemple un papier qui disait qu’il était bien le petit-fils du monsieur du terrain. Le problème fut que sur le terrain il y avait des gens qui y vivaient, parce que l’évêque avait fait des locations, on ne pouvait pas jeter dehors ces gens. Je pensais que le terrain était à mon père à part entière, mais non... il a fallu le diviser entre les frères et sœurs de mon père, même si à cette époque il était le seul vivant.

Judith, la sœur aînée de Moisés, m’explique plus tard que le grand problème de son père fut que son nom de famille n’était pas le même que celui de son grand-père Akutino. Des erreurs dans l’inscription à l’état civil du Chili avaient modifié l’orthographe du patronyme « Hereveri » pour « Beriberi », « Veri Veri » ou encore « Veriveri ». Judith a dû réaliser ce qu’on appelle à Rapa Nui une « rectification de nom de famille » pour modifier l’orthographe dans le sens de celle qui est considérée comme la véritable, dans son cas : « Hereveri ».

C’est pour cela que mon père n’a pas pu venir en 1972 avec les autres, car il n’était pas Hereveri. Pour récupérer ce terrain, il fallait avoir le même nom de famille de ce monsieur, et nous étions Beriberi. Moi je lui disais à mon papa, mais papa, pourquoi nous avions ce nom de famille ? Et il ne savait pas. On a parlé avec des avocats et avec des vieux de l’île jusqu’à qu’on ait pu changer le nom. Mon arrière-grand-père s’appelait Hereveri et donc nous devions porter ce même nom.

À part le problème avec les noms de famille, les Rapanui vont se confronter à d’autres situations inattendues. D’après leurs récits, on sait qu’un souvenir des exilés de 1871 existait encore, et aussi que certains des exilés sont revenus sur l’île de Pâques avec leurs enfants nés à Tahiti. Ces mémoires rapportent notamment que Matias Hotu est né à Pamatai et est revenu encore enfant à Rapa Nui. Regino m’a expliqué : « mon grand-père Matias Hotu est revenu sur l’île de Pâques petit, à 8 ou 10 ans, je pense. Il est revenu avec sa grand-mère ». Aux archives de Tahiti j’ai trouvé son acte de naissance daté de 1886 et

415

Deuxième partie son nom apparaît sur la liste des enfants baptisés à Faa‘a en 1897. Cette information nous permet de déduire que son retour à Rapa Nui a dû se produire en 189811. Une mémoire semblable est conservée par Judith Hereveri concernant son grand-père Moisés Tu‘u Hereveri, le fils d’Akutino Hereveri. De Moisés on a déjà donné plusieurs éléments biographiques (cf. chapitre 1)12. D’autres détails sont rapportés par Judith :

Je n’ai pas connu mon grand-père, mais mon oncle Mateo m’a expliqué qu’il était né ici à Tahiti. Je ne sais pas en quelle année, mais selon mon oncle, son père Akutino lui a dit d’aller à Rapa Nui parce qu’il voulait qu’il se marie avec une femme rapanui, pas avec une femme tahitienne. Alors, mon grand-père est arrivé à Rapa Nui quand il avait 15 ans environ. C’est ce que m’a dit mon oncle. À Rapa Nui il s’est marié avec Parapina Ukai A Vaka Tukuonga. Elle était la sœur d’Andrés Manu Avaka qui était lui aussi à Pamatai et qui travaillait avec mon arrière-grand-père Akutino. C’est grâce à lui qu’après nous avons pu récupérer le terrain.

Dans les archives de l’évêché j’ai étudié les livres de baptême de la paroisse de Haapape entre 1872 et 1900 et j’ai trouvé le nom de Moisés Jacob Tu‘u Hereveri, âgé de vingt et un jours dans la liste des enfants baptisés en 1873. Quand j’ai montré ce document à Judith elle m’a dit : « tu vois mon oncle avait raison, mon grand-père est né ici à Tahiti ». D’autres familles à Rapa Nui ont aussi conservé le souvenir d’un lien de parenté avec des Rapanui nés à Tahiti. Mais d’autres avaient oublié ou omis le fait que les Rapanui de la diaspora de 1871 ont certainement eu des descendants, sans jamais avoir remis les pieds sur l’île de Pâques. On reprendra ce dossier plus loin quand on étudiera les revendications de terres faites après les années 1970. Les nouveaux arrivants de 1970 vont entendre que certains des anciens Rapanui auraient vendu leurs terres et aussi certaines terres qui ne leur appartenaient pas, et encore que la réglementation foncière à Tahiti n’était pas la même que celle de l’île de Pâques. À Tahiti, par exemple, une occupation continue sur un même terrain pendant au moins trente ans légitime un droit de propriété, ce droit existe dans le Code civil français et il est connu comme « prescription trentenaire » (Davio & Tavane 1997) ; il sera le plus grand obstacle à franchir pour les Rapanui lors des revendications des années 1970.

11 J’ai indiqué le voyage fait par George Eich en 1898 comme un des moments de fort retour des Rapanui sur l’île de Pâques après le grand exode de 1871 (cf. chapitre 1). 12 Rappel : Moisés Tu‘u Hereveri fut déclaré roi de l’île en 1901 et avant cette date il avait été matelot sur un bateau de guerre chilien. En 1901 il organise une rébellion contre l’administration du ranch d’élevage de moutons installé sur l’île de Pâques. Des sources missionnaires (Estella 1920) signalent qu’il a fait un tour du monde sur le navire-école chilien General Baquedano. Il décède dans l’asile des lépreux en 1925.

416

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Enfin, les nouveaux arrivants ont vu que l’évêque était en possession des vieilles procurations signées par des gens de l’île de Pâques aux termes desquelles la Mission catholique avait été autorisée à mettre en location les terres, ce qui a ouvert la porte aux conflits familiaux et à la jalousie parmi les Rapanui. Ainsi, le père de Judith et Moisés découvre que son frère aîné, Mateo Veriveri, avait administré le terrain depuis 1926 sans informer ses autres frères et sœurs, et aussi que de temps en temps il avait reçu d’importantes sommes d’argent envoyées par la Mission. Mateo, il faut se rappeler, avait été matelot sur le navire chilien General Baquedano entre 1916 et 1918, et il avait déjà été à Tahiti en 1926. Étant un ancien matelot, il a pu profiter de ses amitiés dans la Marine pour maintenir des échanges de lettres avec les évêques de Tahiti. Une découverte de même genre fut faite par les frères et sœurs Hotus : leur père Matias Hotu (décédé en 1951) avait reçu le paiement de la location du terrain de son grand-père Matia Temanu plusieurs fois dans le passé. Matias Hotu était l’un des employés réguliers de la CEDIP, ce qui peut expliquer qu’il ait eu un contact plus direct avec les capitaines des bateaux chiliens pour envoyer ses lettres. Alfred Métraux (1941 : 50) informe aussi que quand il a quitté Rapa Nui en janvier1935, il a emporté des lettres que les Rapanui ont adressées à leurs parents de Tahiti. Il semble que l’affaire des terres avait été traitée secrètement. Le Père Célestin Maurel13, prêtre chargé de l’église de Pamatai à partir de 1925, avait rédigé un journal de la paroisse où il décrivait les états de comptes des terrains des Rapanui à Pamatai jusqu’en 1942 (ArchÉvêché Tfa Pam 6-28). Il indique par exemple qu’en 1919 le terrain numéro 2 était loué par « Terai » et que deux cent francs ont été envoyés à Rapa Nui. En 1931 il a reçu cent francs de la part de « Temiro » qui loue le terrain numéro 10. Selon le Père Célestin cet argent avait été envoyé à l’île de Pâques. Il signale encore qu’en 1926, l’année du voyage des Rapanui sur la goélette Moana, « Mateo et Gabriel laissent un terrain à Andrés et le reste à Tupuraa ». Quand j’ai montré les lettres trouvées dans l’archive de l’Évêché qui informaient des échanges entre son oncle Mateo et l’évêque, Judith s’est montrée surprise. Elle m’a dit n’avoir jamais entendu parler de cet argent. Cependant elle a tout de suite trouvé une explication valable :

13 Le Père Célestin Maurel a participé à l’évangélisation des îles d’Huahine et de Borabora (1906), de Tubuai (1908), de Rurutu (1928). À partir de 1925 il est le responsable de l’évangélisation de la population chinoise de Tahiti (Hodée 1984).

417

Deuxième partie

Mon père m’a dit qu’il ne connaissait pas l’histoire de ce terrain parce qu’il n’a pas vécu avec ses vrais parents. Il a grandi chez une autre famille. Il m’a dit qu’il avait 10 ans environ quand il a connu son vrai père, un peu avant qu’il décède. Là, selon mon père, il lui a dit d’aller avec son frère à Tahiti. Mais il n’a pas écouté… il était encore petit. C’est pour ça que son frère, qui était beaucoup plus âgé que lui, s’est occupé du terrain du grand-père. Mais ce terrain n’est pas à mon oncle Mateo ! C’est de son grand-père Akutino. C’est après, quand la lettre de l’évêque est arrivée, que mon oncle a dit à mon père de s’occuper lui maintenant du terrain. Le problème est venu après, quand mon père a récupéré le terrain, parce que ses neveux et ses nièces lui ont fait un procès et le terrain fut divisé.

Il importe de noter dans ces histoires familiales qu’une mémoire de diaspora s’est vue actualisée. À partir de ces premières installations rapanui à Tahiti, les obscurs souvenirs gardés par un nombre restreint d’anciens de l’île, comme c’est les cas de Matias Hotu, qui maintenait une correspondance écrite avec les évêques de Tahiti, ou Victoria Rapahango, considérée une des grandes sages de l’île, ne furent plus un savoir caché, mais une source de légitimité pour revendiquer les terres de Pamatai. Ainsi, entre 1970 et 1980 nombreux furent les Rapanui que se sont présentés au bureau de l’évêque à Papeete pour lui expliquer qu’ils étaient les descendants des individus qui avaient achetés des terres ; beaucoup de lettres ont été envoyées avec les mêmes propos. Plus tard, d’autres représentants des familles sont aussi arrivés et ont tenté des revendications, la plupart sans succès, car les liens entre les anciens propriétaires et les Rapanui d’aujourd’hui sont difficiles à authentifier. Parmi ces gens on trouve des membres des familles Atan, Hito, Huke, Ika, Laharoa, Pakarati, Paté, Rapu, Riroroko, Roe, Teave et Tepihi. Cela veut dire qu’un nombre important de groupes de parenté rapanui se sont vus concernés par les revendications de la propriété des terres de Pamatai. On verra plus loin les manières dont la revendication a été conduite et les raisons de son échec. Les terres de Pamatai évoquent aujourd’hui la fierté d’une mémoire de diaspora. Lorsque Judith et son frère Moisés pensent aux anciens Rapanui qui sont venus à Tahiti et qui ont légué des terres à leur descendance, Judith exprime avec chaleur ses sentiments :

Je me pose la question : comment ils ont eu cette terre ? Vous savez ? Les Rapanui sont arrivés ici pour travailler et pour avoir quelque chose à eux. Dans n’importe quel pays où tu vas, tu ne vas pas pour te promener, ils sont venus pour avoir quelque chose, c’est pour ça qu’ils ont acheté tout ça, pour les autres, pour le futur. Les Rapanui ne sont pas comme les Farani [Français], qui vont louer… Nooon ! Les Rapanui ont voulu être propriétaires. Mon neveu me disait à moi, tu sais Tati, les Rapanui sont arrivés en Amérique pour

418

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

travailler, pour les faire travailler [il parle des raids du Callao]. Les Rapanui ne vont pas partir pour avoir une aventure, je lui ai dit, c’est pour avoir quelque chose. S’ils ont quitté Rapa Nui, c’est parce qu’il faut avoir quelque chose. Ces Rapanui sont venus ici pour avoir cette terre.

Moisés ajoute en critiquant les Rapanui qui, une fois récupérée la propriété des terrains, les ont vendus :

Ceux qui maintenant vendent leurs terres ne connaissent pas le sacrifice que ces vieux ont fait pour nous, de venir ici, de travailler et d’acheter tous ces terrains. Ces terrains, je pense qu’ils ont pensé à nous quand ils les ont achetés, ils ont pensé à leurs enfants, à leurs petits- enfants. Nous, nous sommes la quatrième génération, d’Akutino jusqu’à moi et ma sœur il y a quatre générations. C’est pour lui que nous sommes ici, pour reconnaître son sacrifice.

1.4. L’insertion rapanui dans un Tahiti bouleversé

Mes interlocuteurs rapanui de Tahiti se souviennent que lors des années 1970, malgré les idées circulant à l’île de Pâques sur les richesses de Tahiti, Pamatai en particulier était « très pauvre ». Cependant, ils savaient qu’une meilleure vie les attendait à Tahiti. Si à Pamatai il allait falloir débroussailler les terrains pour y vivre, à Papeete ils allaient trouver une vie moderne, avec beaucoup de biens de consommation et avec des travaux rémunérés. Rappelons-nous, Rapa Nui venait de s’ouvrir au monde alors que Tahiti passait par un moment de profonds changements sociaux. Voyons quelques éléments du contexte économique et social que mes interlocuteurs ont connu lors des années 1970, ainsi que les effets que cette installation tahitienne a eus à Rapa Nui par rapport à l’imaginaire sur Tahiti. Pour cela, écoutons quelques souvenirs de mes interlocuteurs qui remontent au temps de l’installation à Pamatai. Leurs récits évoquent très souvent le changement radical qui s’est produit dans l’espace habité au cours des années. Mais aussi la déception à l’arrivée, parce que Pamatai ne correspondait pas aux images reçues à l’île de Pâques à son propos. Judith Hereveri se souvient d’un espace vide et précaire, le quartier de Pamatai n’était pas la ville de Papeete.

Quand nous sommes arrivés en 1974, il n’y avait rien ici. Rien du tout ! Il y avait une seule maison en bas qui avait été construite par l’assistance sociale. C’était une maison pour accueillir des personnes âgées. Cette maison, c’était pourri, ça valait rien ! Le quartier n’était pas comme il est aujourd’hui, qui est plein des gens! À côté, où se trouve aujourd’hui

419

Deuxième partie

la maison de mon frère, il y avait une grande maison que l’évêque avait fait construire, elle avait une seule pièce. Nous étions six ou sept familles à y dormir. C’est dans cette maison où nous sommes arrivés et nous y sommes restés jusqu’au cyclone de 1986 qui l’a mise par terre.

Matias Hotus se souvient du faible nombre de maisons du quartier, mais il signale que Pamatai était densément peuplé. Selon lui, en 1973 les Tahitiens vivaient près de la mer, tandis que des Chinois étaient sur la colline et sur de meilleurs terrains.

À cette époque ici il avait trois maisons et rien d’autre. Plus bas, il y avait quatre autres maisons. Il n’y avait pas non plus de télévision, car ici c’était très pauvre. C’était que nous qui en avions une. Les gens qui habitaient dans d’autres secteurs venaient chez nous pour regarder les émissions de télé. Ici il y avait plusieurs Tahitiens qui habitaient, pas comme aujourd’hui bien entendu, mais ce sont les mêmes familles qui sont encore là aujourd’hui. Dans la maison qui est juste ici [Matias m’indique une maison contiguë à la sienne] et là- bas, au carrefour d’en bas de la rue, il y avait cinq maisons où vivaient des Tahitiens. Après, vers le secteur qui s’appelle Hotuarea il y avait plein de gens. Vers le haut, par contre, il y avait que des Chinois.

Cette division entre, d’un côté, une population polynésienne et de l’autre, une population d’origine chinoise a été analysée par des ethnologues comme une division ethnico-sociale (Ringon 1971) où les Polynésiens seraient les moins favorisés14. La description de Pamatai que Matias m’a donnée amène à la même conclusion. Les Rapanui sont arrivés à Tahiti au même moment que d’autres Polynésiens venus des autres archipels (Rignon 1971, Fages 1974). Un nombre important se sont installés dans la commune de Faa‘a, dans les différentes vallées et sur les collines. Pamatai fut donc un des secteurs mis sous pression démographique. En d’autres termes, les Rapanui sont arrivés dans un district qui connaissait un important bouleversement urbain. Cette première migration rapanui est l’articulation entre une mémoire de diaspora et le développement urbain de Tahiti, sans rapport de causalité, mais par une coïncidence d’époque où des évènements globaux vont affecter les localités qui avaient été considérées jusque-là comme plus ou moins isolées de l’histoire globale. Au cours des années 1960-1970, la Polynésie française connaît une série de changements sociaux et économiques inédits dus à l’implantation du Centre

14 Je connais trois ouvrages consacrés à l’histoire de la diaspora chinoise à Tahiti. Le premier écrit par Gérald Coppenrath (1967) qui porte un regard historiographique, celui de Bruno Saura (2002) qui développe la question de l’intégration, et le travail historique d’Anne Christine Trémon (2011).

420

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

d’Expérimentation du Pacifique (désormais CEP). Le géographe François Ravault (1985 : 176-177) décrit trois types de déséquilibres qui en ont résulté : budgétaire, démographique et économique. La Polynésie connaît une augmentation inédite des dépenses publiques militaires et civiles qui vont établir un très haut standard de vie, mais qui ne sera pas distribué de façon homogène dans la population. En parallèle, il se produit un déséquilibre démographique à cause de l’exode des îles et des atolls vers Papeete et ses alentours, et de l’arrivée des militaires et des techniciens venus de France métropolitaine, ainsi que des Calédoniens nés en Nouvelle-Calédonie mais avec une origine européenne (ou « Caldoches »15). Selon Ravault (1985 : 177), en 1967, 80% de la population de l’île de Tahiti habitait dans l’agglomération de Papeete. Pour l’auteur, les conséquences directes de ce grand exode venu des îles sont d’un côté la spéculation foncière, et de l’autre, le déclin des activités économiques qui avaient soutenu l’économie des îles auparavant : la production du coprah, de la vanille et du café. Le résultat de ces trois grands déséquilibres provoque une grande dépendance économique du territoire aux dépenses militaires françaises. Le premier grand ouvrage d’infrastructure pour l’implantation du CEP fut la construction de l’aéroport international de Faa‘a. Il s’agit d’un projet qui dormait depuis les années 1940 dans les tiroirs des autorités et qui fut très rapidement activé en 1958 quand la situation politique de l’Algérie n’était plus favorable à la France ni à ses essais nucléaires au Sahara (Ravault 1985, Regnault 1997). D’autres ouvrages d’ampleur ont été réalisés, tels que la construction des bâtiments et des routes, l’amélioration du port de Papeete qui devint une sorte de forteresse militaire et l’installation d’infrastructures militaires sur les trois atolls utilisés pour les essais nucléaires : Hao, Fangataufa et Mururoa. L’effet direct sur la population de Tahiti a été que les Polynésiens arrivés en nombre ont été embauchés comme ouvriers et payés avec des salaires élevés (Blanchet 1985). Il est important de mettre en lumière cette connexion France-Algérie, car elle va affecter directement la Polynésie française et indirectement Rapa Nui tout en montrant l’ingérence sur de petits territoires locaux de questions relevant d’une échelle bien plus large. Selon Regnault (1997), la guerre d’indépendance de l’Algérie et la subséquente reconnaissance par la France de son nouveau statut, un État indépendant, ont poussé le

15 Les descendants des colons et des condamnés au bagne d’origine européenne arrivés en Nouvelle- Calédonie lors du XIXe siècle (cf. Pauleau 1997, Carteron 2015).

421

Deuxième partie général Charles De Gaulle à concevoir la Polynésie comme un territoire stratégique, notamment pour y poursuivre les essais nucléaires16. Rappelons-nous aussi l’installation d’une base militaire nord-américaine à Rapa Nui qui est venue rejoindre l’ensemble des installations militaires nord-américaines dans le Pacifique et ses effets sociaux et économiques sur place (cf. chapitre 4). Rapa Nui et la Polynésie française entrent ainsi dans un même enjeu international où le Pacifique sud devient un théâtre dans la course aux armements. Ainsi, sans la construction de l’aéroport de Faa‘a pour accueillir l’installation de CEP, l’arrivée des Rapanui à Tahiti aurait été une tout autre histoire. Dans le contexte d’implantation du CEP, Gérard Ringon (1971) signale que le district de Faa‘a connaît en permanence les plus brusques changements par rapport aux autres districts de Tahiti. Ainsi, entre 1962 et 1967 la population de Faa‘a a doublé, passant de 3 700 à 6 800 habitants pour arriver en 1971 à l’étonnant chiffre de 11 000 habitants. Cette augmentation est nettement due à l’exode depuis les autres archipels. Avec les nouveaux arrivants s’installe un processus accéléré d’urbanisation au détriment de l’agriculture. Auparavant riche en cocotiers, l’agriculture à Faa‘a est devenue résiduelle (de consommation domestique) et les Polynésiens sont devenus dockers, employés de travaux publics et maçons. En parallèle aux changements démographiques et économiques Rignon constate que le district connaît des changements dans l’usage du sol et dans l’aménagement urbain. D’un côté, une classe bourgeoise demi et des Popa‘ā17 participent d’un marché foncier spéculatif qui va favoriser le lotissement des anciens terrains agricoles et provoquer des conflits fonciers entre les anciens occupants et les nouveaux propriétaires. D’un autre

16 Tahiti, qui avait été depuis 1880 le centre de la colonie dénommée Établissement français d’Océanie [EFO], change de statut en 1957 avec la loi-cadre Defferre. La prise de pouvoir par le Général De Gaulle en 1958 signifie une série de changements dans le statut des colonies. Dans la modification constitutionnelle pour fonder la Ve République, De Gaulle envisage que les anciennes colonies formeront une Communauté au sein de laquelle ils disposeront des régimes d’autonomie interne. C’est à partir de ce moment que le territoire sera appelé Polynésie française (cf. http://histoire.assemblee.pf/index.php). 17 À Tahiti généralement les enfants issus d’un couple formé par un étranger non-polynésien et une femme polynésienne (et vice-versa) sont appelés « demi ». Le concept porte une longue histoire. Les premiers colons européens : Anglais, Français, Allemands, Suédois, en majorité des hommes, ont fondé leurs familles avec des femmes tahitiennes. Leurs enfants vont épouser plus tard et avoir des enfants aussi avec d’autres « demi » ou des Tahitiens, provocant un processus de « tahitianisation » des familles des colons (cf. Panoff 1989). Un processus qui est très semblable à ce que nous avons analysé dans notre chapitre 5 concernant les premiers Chiliens à s’installer sur Rapa Nui. Le mot « Popaa » [Popa‘ā], est utilisé aujourd’hui pour faire référence aux Européens sur place. (Pour une analyse de la signification du mot dans les temps des premiers contacts voir Tcherkézoff 2008). Selon le contexte « Popa‘ā » désigne les Français métropolitains de « peau claire » et parfois le terme devient un mot péjoratif pour marquer des différences culturelles entre les autochtones et les étrangers européens y compris des Français. Pour une analyse de l’usage contemporain des catégories qu’on pourrait dire « ethniques » à Tahiti cf. Saura (2004a).

422

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

côté, la spéculation foncière provoque une accumulation de la propriété dans des mains non-tahitiennes. Ringon explique que les Polynésiens nouveaux arrivants vont s’installer de façon « anarchique » sur les espaces18 qui n’ont pas attiré l’attention des spéculateurs fonciers, en formant des bidonvilles :

Les migrants habitent souvent dans des zones d’accès difficile qui n’ont subi aucun aménagement préalable : ils sont aussi venus s’intercaler dans les anciens quartiers, là où l’habitat n’était pas très dense. Sur le bord de mer, entre la pointe Hotuarea et l’aéroport, on trouve plusieurs quartiers de migrants qui viennent des différents archipels ; cette zone est marécageuse, et surtout très bruyante en raison de la proximité de la piste aérienne qui longe le bord de mer. Les migrants ont aussi colonisé les vallées, Papehaua, Tavararo, Piafau et quelques collines. Pour aller dans ces quartiers il faut emprunter des chemins ou des petits sentiers de terre difficilement praticables en période de pluie. (Ringon 1971 : 22)

Avec ces données on comprend trois caractéristiques contextuelles de l’installation et de l’intégration des Rapanui à la société tahitienne des années 1970. En premier lieu, les Rapanui venus pour réclamer les anciens titres de propriété s’inscrivent bien dans le contexte d’essor migratoire et de tensions foncières ; en second lieu, on comprend la description faite par mes interlocuteurs quand ils qualifient Pamatai comme un endroit « pauvre » ; et en troisième lieu, les Rapanui se sont intégrés dans les mêmes activités économiques que les autres Polynésiens migrants. Comme l’explique Moisés, ils sont devenus des ouvriers et les femmes des artisanes :

Il y avait du travail ! Quand je suis arrivé à l’âge de 15 ans je suis allé tout de suite travailler avec mon père, il était charpentier. Après, la Mairie a commencé à faire beaucoup de travaux : à bétonner les chemins et à construire des maisons. Les réservoirs d’eau de là- haut [au sommet de la colline] c’est nous qui les avons construits. Après avec mon père et mon frère on est allés travailler dans la construction de la RDO [Route de Dégagement Ouest]. Tous les gens de Pamatai on y travaillé, on a tout construit ici !

Je l’ai interrogé sur le travail que faisait sa mère. Moisés m’a dit qu’elle vendait de l’artisanat au marché, qu’elle confectionnait des colliers en coquillage et qu’elle achetait aussi des pareo pour les revendre au marché. Matias Hotus qui est arrivé à âge de 18 ans

18 Ce commentaire doit être contesté dans le cas de Pamatai. D’après notre analyse comparative des photographies aériennes et la carte de division foncière du XIXe siècle nous concluons que l’occupation de la colline de Pamatai respecte assez bien les anciennes divisions des parcelles. Je vais approfondir ce sujet plus loin dans ce chapitre.

423

Deuxième partie s’est aussi intégré aux travaux publics avec son père alors que sa mère, comme celle de Moisés, est devenue commerçante sur le marché de Papeete.

Quand je suis arrivé, mon père avait tout préparé avec son cousin. Lui, il était venu avant nous dans un bateau, il s’appelait Pedro Chávez19. Il travaillait à la mairie de Papeete dans le service de nettoyage. Donc, deux semaines après que je sois arrivé, j’ai commencé à travailler avec eux. J’y suis resté près de dix-neuf ans. Après la Mairie a changé d’entreprise, elle a fait une sous-traitance avec une entreprise internationale. Là deux cents travailleurs environ sont allés dans cette entreprise. J’y suis resté jusqu’au jour de ma retraite.

Moisés et Matias m’ont affirmé qu’ils sont arrivés juste au moment où l’économie de Tahiti était en hausse grâce au CEP, qui était déjà opérationnel. Selon Moisés le travail d’artisanat était rentable grâce aussi à la présence des militaires français : « c’était eux qui achetaient de l’artisanat », m’a-t-il expliqué. Regnault (1997 : 55) décrit ces années- là, avec sarcasme, comme « les trente glorieuses années de la Polynésie ». Ecoutons encore Moisés :

Moi par exemple, j’étais payé 5 000 francs pendant la construction de la RDO [inaugurée en 1975] mais pas à la fin du mois… à la semaine ! C’était beaucoup d’argent ! Avec cela, on pouvait acheter beaucoup de choses. Je me souviens, j’allais à Papeete regarder des choses que je voulais et je pouvais les acheter ! Des chaussures, des chemises, des cadeaux pour ma mère… des choses que jamais je n’aurais eues à Rapa Nui à cette époque.

L’impact des salaires des Rapanui immigrés va se sentir rapidement dans l’île de Pâques, quelques années après ce premier exode. Les Rapanui qui avaient réussi à rester à Tahiti, ceux qui ont été reconnus comme propriétaires de terres après des litiges pour les sorties d’indivisions et qui ont mis en locations des maisons ou même vendu des lots de terre, ont commencé à faire des visites à leurs familles restées sur l’île de Pâques. Ils sont arrivés avec des cadeaux exceptionnels pour l’époque, des articles de technologie comme des machines à laver, des téléviseurs, des chaînes hi-fi, des instruments de musique, et des vêtements à la tahitienne tels que les chemises pour les hommes imprimées avec des dessins de fleurs et les robes mission pour les femmes. Ainsi, si pour les expatriés la vie à Tahiti était consacrée au rude travail d’ouvrier, à Rapa Nui ils ont été vus comme des riches.

19 Pedro Chávez est le Rapanui qui s’est installé à Tahiti après son évasion en bateau en 1954 (cf. chapitre 5).

424

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Hernán est arrivé à Tahiti quand il était encore un nourrisson en 1974. À l’âge de dix- sept ans il est allé pour la première fois à Rapa Nui, il ne connaissait personne, mais il savait que toute sa famille l’attendait. Hernán m’a expliqué qu’il est resté « choqué » du traitement qu’il a reçu de la part de la famille de sa mère, car il a reçu beaucoup de demandes, auxquelles il ne pouvait pas répondre. Mais ses parents n’arrivaient pas à croire qu’il ne pouvait satisfaire à toutes les demandes, puisqu’il venait de Tahiti :

Mon père était maçon et de temps en temps il travaillait comme mécanicien, il réparait des camions. Il est décédé le lendemain de sa retraite, quand j’avais 14 ans. J’ai dû travailler à partir de cet âge pour aider ma mère, d’abord dans un magasin et après j’ai commencé à conduire des poids lourds. J’ai eu une vie de sacrifice pour arriver à avoir ce que j’ai maintenant : ma maison, ma voiture et un bon collège pour mes enfants. J’ai beaucoup travaillé, mais quand je suis allé à Rapa Nui les gens pensaient que j’étais riche, comme je venais de Tahiti, j’étais riche ! Et ma famille de là-bas m’a souvent demandé de l’argent.

Les Rapanui qui n’ont pas pu rester en Polynésie à cause des visas (il faut se rappeler que les Rapanui à Tahiti qui ne sont pas nés sur place sont des Chiliens), mais qui ont bénéficié des sorties d’indivision des parcelles récupérées, ont mis en location des bouts de terre. La conséquence directe de cela est qu’ils ont commencé à accumuler de petites fortunes qui ont vite permis d’acquérir de grandes voitures et de réaliser des maisons en béton ou de nouvelles chambres pour les hôtels qui commençaient à proliférer à Rapa Nui dans le village d’Hanga Roa. Les terres de Pamatai en effet sont devenues pour certains – comme elles l’étaient dans l’imaginaire – une source de richesse. Mais rapidement elles sont devenues aussi une source de jalousie :

Le problème qu’a eu mon père [m’explique Moisés], fut que d’abord il a mis en location une maison à Rapa Nui pour avoir de l’argent pour pouvoir venir récupérer son terrain. Mon père a dépensé beaucoup d’argent pour le terrain. Et c’est ma sœur qui a tout payé : le billet d’avion, les papiers, le géomètre, tout. Ses neveux ne l’ont pas aidé, dans aucune démarche. Il est arrivé et il est resté sur le terrain. Après il a mis en location des parcelles et peu à peu nous sommes venus. Mais ses cousins et ses neveux sont venus réclamer leur part... quand le terrain avait été déjà récupéré par mon père ! Ils lui ont fait un procès et le terrain a dû être divisé sur l’ordre d’un juge.

425

Deuxième partie

1.5. La deuxième vague : richesse et nationalité

Mes interlocuteurs reconnaissent une deuxième vague migratoire depuis l’île de Pâques. Si la première est expliquée par la motivation de venir récupérer des terres achetées il y a longtemps par un groupe de Rapanui, la deuxième vague a eu une motivation nettement économique. Nous verrons par la suite que les manières de s’installer sur place nous renvoient au même principe identifié pour les migrations au Chili, c’est-à-dire le soutien par les parents déjà installés. Or, une autre explication va être aussi rapportée par certains de mes interlocuteurs : le fait d’appartenir à une famille dont un aïeul est un Français. Ainsi une partie de ces migrants vont venir à Tahiti pour y réclamer la nationalité française et profiter grâce à elle d’un mode de vie « à la française » en Polynésie. Quand j’ai connu Edmundo Pont Chávez en 2009, il habitait Tahiti depuis vingt ans, car comme il me l’a dit : « il y a de très bons salaires et je peux parce que j’ai la nationalité ». Jorge Paté, un cousin de Moisés, est aussi venu vivre à Tahiti pendant les années 1980, son père qui travaillait comme chauffeur de truck20« gagnait un salaire équivalent de quatre cent mil pesos chiliens » (cinq cent euros environ), m’a-t-il expliqué. Il a ajouté aussi que : « à cette époque Tahiti c’était bien, pas comme maintenant ». À Tahiti j’ai aussi connu Francisco Pont Ika, un frère d’Edmundo qui travaillait comme gardien de nuit dans un chantier pas loin du port de Papeete. Dans son opinion, Tahiti avait beaucoup changé ces derniers temps, et avant « c’était mieux ». Il m’a raconté :

Je suis arrivé en 1985 quand j’avais vingt-trois ans. Je suis venu parce qu’à cette époque il n’y avait pas de travail à l’île de Pâques, et d’ailleurs, il y avait beaucoup de gens qui voulaient venir ici. On entendait qu’ici c’était comme le paradis. Il fallait inventer la manière pour venir. Et moi j’ai profité d’un voyage qu’on a fait. À cette époque je faisais partie d’un groupe de musique et en 1985 nous sommes venus pour représenter Rapa Nui dans un festival d’art. Le groupe est revenu après sur l’île, mais moi et un autre, on est restés. En 1989 je suis parti aux Tuamotu pour travailler dans la plongée de perles qui à ce temps-là était un très bon business. Mais aujourd’hui ça rapporte quatre fois moins. Quatorze ans, j’y suis resté et j’ai gagné beaucoup d’argent, mais tout cela c’est fini aujourd’hui !

20 Il s’agit d’un camion dont l’arrière a été aménagé pour le transport de passagers.

426

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Ces commentaires qui rendent glorieux le passé proche expriment une sorte de nostalgie du temps du CEP. Dans ce contexte, les Rapanui ont connu l’essor et l’euphorie créées par l’argent du nucléaire puis la subséquente crise économique que la fermeture du CEP a provoquée. Le sociologue Gilles Blanchet résume la situation :

Dès l’achèvement des grands travaux, s’amorce un mouvement de repli et commence une période plus contrastée, rythmée par les campagnes de tirs et le fonctionnement en dents de scie du Centre. À l’euphorie succède une morosité qu’alimentent l’incertitude du lendemain et les difficultés amplifiées par une croissance non maîtrisée. (Blanchet 1995 : 59).

À Rapa Nui j’ai entendu dire que c’est la famille Pont qui est venue s’installer en Polynésie lors des années 1980 parce qu’ils étaient français. Ce sont les petits-enfants de Vincent Pont, le Français arrivé sur l’île de Pâques vers 1895 et d’Heremeta Make, femme rapanui née à Tahiti. Edmundo Pont m’a expliqué que son père, Francisco Pont Hill, n’est pas venu à Tahiti pour l’affaire des terres de Pamatai, comme les autres Rapanui, mais pour réclamer la nationalité française :

Mon père est venu avant moi, il avait déjà deux frères installés à Pamatai mais mon père n’est pas venu pour les terres, il est venu pour rencontrer son côté français, pour faire les démarches pour devenir français, et il a réussi. Un jour, il est venu me voir. À ce moment- là j’habitais à Concón [au Chili continental] et il m’a demandé de lui payer un billet pour venir à Tahiti. « Fils, m’a-t-il dit, j’ai envie de récupérer ma nationalité française, car tu sais qu’on est des Français ». Pour le payer, j’ai pris un crédit à la banque, neuf cent mil pesos [mille trois cent euros environ], et il est venu. Ses deux frères avaient déjà été naturalisés français, tous des petits-enfants de Vicente Pont, le breton qui a vécu à Rapa Nui21. Après pour nous cela a été plus facile. Le jour où j’ai reçu mon passeport français, je suis venu m’installer… sinon ils [les gendarmes] ne m’auraient pas laissé passer parce qu’ils savaient que les Rapanui viennent s’installer et ils y restent même de façon illégale.

L’acquisition de la nationalité française n’est pourtant pas une affaire simple ni automatique. Mes interlocuteurs m’ont expliqué les deux manières dont ils l’ont obtenue. La première est un calcul politique efficace ; et l’autre, plus évidente, est le mariage avec des Français (Polynésiens ou métropolitains). Voyons la première modalité. Selon Jorge Paté, dans les années 1980 les Rapanui ont formé un groupe de soutien politique au candidat à la présidence du territoire : Gaston Flosse. Ce candidat, en plus

21 Les Rapanui utilisent le prénom de ce breton dans sa forme espagnole : « Vicente ».

427

Deuxième partie d’avoir promis de renouveler leurs maisons, avait promis de les aider à se faire naturaliser. Judith Hereveri évoque, elle aussi, la figure de Gaston Flosse comme celui qui avait permis la naturalisation de plusieurs Rapanui :

C’était en 1982… on était mal à ce moment-là, nous avions reçu une lettre de la préfecture disant que nous devions quitter le territoire. Il y avait des élections à ce moment et on a formé, tous les Rapanui de Pamatai, un groupe pour soutenir Gaston Flosse. Nous avons entendu dire qu’il avait donné des visas aux Chinois donc nous avons promis aux gens du parti nos voix si on était naturalisés. Ainsi peu de temps après nous avons reçu nos passeports et nous avons pu voter.

Elsa, une autre Rapanui résidant à Tahiti, m’a donné une explication semblable à propos de sa naturalisation française, où la figure de Flosse est centrale : « j’ai obtenu la nationalité quand [des gens du parti politique] ont demandé des voix pour Gaston Flosse… c’est lui qui m’a donné mon passeport français. Gaston Flosse a beaucoup fait pour nous à Pamatai ». Même si les Rapanui à Tahiti ne sont pas nombreux et que leur poids électoral est presque nul par rapport à l’importance de la communauté chinoise, il semble que les Rapanui ont réussi à négocier et manipuler cette politique de naturalisation mise en place pour les futurs électeurs d’origine chinoise et destinée à bloquer la montée des indépendantistes22. Les Rapanui ont réussi à s’intégrer dans ce mouvement de naturalisation23. Une anecdote indique ce que mes interlocuteurs ont défini comme « la meilleure manière » pour rester à Tahiti et se faire naturaliser français: se marier. Miguelina Hotus, une vieille dame rapanui de Pamatai, ne comprenait pas mon intérêt pour l’histoire des migrations rapanui à Tahiti, elle pensait que mon intention était de savoir comment je pourrais faire pour y rester. Son conseil nous apporte un regard particulier sur le mariage, la nationalité et la résidence :

22 D’après Rudy Bessard : […] au début des années 1970, les autorités gaullistes cherchaient les moyens de diminuer l’influence des autonomistes, dominateurs dans l’espace politique local. Elles offrent la possibilité de voter aux mille cinq cents Chinois, non encore naturalisés et non inscrits sur les listes électorales, aux législatives de mars 1973. Si cette ressource électorale ne suffit pas à assurer la victoire de Gaston Flosse, Francis Sanford avoue que sans ce « coup politique », il aurait été élu au premier tour. En effet, il est certain que les Chinois ont majoritairement voté pour Flosse, parce que la mairie de Papeete installe un bureau de vote spécifique où sont inscrites les personnes récemment naturalisées. (Bessard 2013 : 185-186). 23 Paradoxalement, un groupe de Rapanui récemment naturalisés pour avoir soutenu un candidat non indépendantiste et considéré pro-Français ont envoyé ensuite une lettre à l’ONU demandant l’indépendance de l’île de Pâques. Par ailleurs, le discours sur un rattachement de Rapa Nui à la France revient de temps en temps à l’occasion des disputes entre autochtones et l’État chilien (cf. chapitre 1).

428

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Pour habiter ici vous devez vous marier avec les Tahitiens, avec les gens qui vivent ici, c’est la seule manière pour réussir à le faire. On ne doit pas arriver comme ça, pour après demander le visa, cela ne vaut pas la peine. Si vous voulez rester ici, il faut se marier et après faire les démarches pour pouvoir travailler. Mais, venir comme vous l’avez fait, on ne fait pas comme ça. Vous allez beaucoup dépenser pour vivre ici, il faudra que vous cherchiez quelqu’un avec qui vivre. Il faut que vous cherchiez une jeune femme pour rester ici, pour qu’elle vous fasse les démarches pour que vous restiez. Ici, je connais plusieurs Chiliens qui vivent ici et qui se sont mariés à des femmes tahitiennes, à des femmes paumotu, des gens qui ont déjà construit leurs maisons et qui ont déjà fait les démarches pour être naturalisés Français. C’est la seule manière.

Avoir la nationalité française permet l’installation à Tahiti ; c’est une condition pour profiter de la « bonne vie à la française » en Polynésie – comme m’a expliqué l’un de mes interlocuteurs. Mais le mariage établit un enracinement des Rapanui en Polynésie française. Or, comme c’est aussi le cas à Santiago du Chili, ces formes d’enracinement produisent un double attachement problématique : affectif et mélancolique. D’un côté, l’envie de revenir vivre sur Rapa Nui, quand Tahiti a cessé d’être vue comme la terre de rêves, et d’autre part, la difficulté de revenir due aux affects construits à Tahiti, notamment le fait d’avoir fondé une famille. Matias Hotus m’a fait part de son ressenti par rapport aux années vécues à Tahiti et au sentiment d’obligation d’y rester. Un sentiment lié à la mémoire de diaspora déjà évoquée et à la force d’enracinement par les liens familiaux :

Je pense à ma famille qui est à Rapa Nui et elle me manque. J’ai envie d’aller passer mes derniers jours là-bas, mais mon problème c’est que moi-même j’ai fait ma famille ici, mes enfants et mes petits-enfants, je ne veux pas les obliger à aller à Rapa Nui, ils ont leur vie ici, et je ne peux pas les abandonner. Du coup, ils n’ont pas la nationalité [chilienne] et ça c’est un problème… je leurs ai dit de faire les démarches parce qu’un jour ils vont vouloir aller à Rapa Nui, comme nous qui sommes venus à Tahiti pour nos aïeux, là-bas ils ont aussi des terres.

Les enjeux liés à la nationalité sont importants à signaler dans la mesure où ils ont produit deux phénomènes de dislocation. En premier lieu, la dislocation entre la nationalité, comme concept porteur de certains droits comme celui de la résidence dans un territoire national ou dans le cas des Rapanui, pour être sujet de droit indigène au Chili. En deuxième lieu, entre la résidence et l’affiliation identitaire. C’est le cas du grand nombre d’enfants rapanui nés à Tahiti qui n’ont pas la nationalité chilienne. Cette double

429

Deuxième partie dislocation a un effet concret : quand ces Rapanui nés à Tahiti se rendent à l’île de Pâques, ils sont considérés par l’État chilien comme des étrangers. De ce fait, ils sont soumis à la réglementation du séjour des étrangers sur le territoire national, ce qui restreint la résidence sur l’île de Pâques. Ainsi, quand ils vont à Rapa Nui pour rendre visite à leurs familles, ils peuvent y rester seulement quatre-vingt-dix jours et pas un de plus, comme tous les étrangers arrivés au Chili. Pour mes interlocuteurs cette dissociation entre, d’un côté être rapanui, par le fait qu’un des deux parents l’est, et de l’autre, subir des restrictions à la résidence sur la terre de leurs ancêtres à cause de la nationalité, est inconcevable – mais c’est la réalité contemporaine. Ces deux dislocations génèrent une manipulation stratégique des nationalités. Ainsi, si la nationalité française permet de rester à Tahiti, la chilienne permet de le faire à Rapa Nui. Mais surtout, la nationalité chilienne permet à ces enfants rapanui nés à Tahiti d’être considérés sujets du droit « indigène » chilien consacré dans la loi 19.253, ce qui a des conséquences très concrètes : la possibilité de recevoir des subventions pour la construction de maison, de bénéficier de bourses d’études et, très important, d’avoir le droit d’acquérir des terres sur Rapa Nui (nous reviendrons sur ce sujet au chapitre 8). Le problème se produit quand les enfants rapanui nés à Tahiti acquièrent la nationalité française automatiquement mais pas la nationalité chilienne, principalement par la négligence de leurs parents qui n’ont pas fait la démarche juste après la naissance. Même si à Tahiti le Chili est représenté par un consul honoraire24, la demande est faite trop tardivement et les jeunes Rapanui sont obligés d’entreprendre plusieurs démarches administratives : demander et faire traduire en français les actes de naissance de leurs parents au Chili et, pour leur prope acte de naissance, le faire traduire en espagnol. Ajoutons à cela qu’aucun des jeunes Rapanui nés à Tahiti que j’ai rencontrés n’avait fait la démarche pour acquérir la double nationalité. Nous verrons plus loin qu’avoir la nationalité chilienne est devenu important récemment, compte tenu des nouvelles volontés de mobilité. En effet les enjeux liés à la nationalité sont liés au processus contemporain de retour à Rapa Nui, lequel devient problématique. Dans un contexte de crise économique tahitienne et d’un essor de l’économie touristique à l’île de Pâques, les enfants rapanui nés à Tahiti, donc de

24 Le Chili n’est représenté que par un consul honoraire qui dépend de l’Ambassade chilienne de Paris. Ce n’est pas un fonctionnaire du Ministère des Relations Extérieures chilien et son rôle se limite à la transmission des dossiers.

430

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

nationalité française, ne sont pas sujets de droit indigène chilien, et n’étant pas membre d’une « ethnie chilienne » reconnue par la loi 19.253, ils ne peuvent pas acquérir de terres à Rapa Nui que ce soit par achat ou par désaffection étatique, mais seulement par don de leurs familles. Étant étrangers, ils connaissent des limitations à la résidence. Ainsi, ni la résidence, ni les droits consacrés aux populations indigènes du Chili ne peuvent être exercés par ces Rapanui de nationalité française. Récemment, dans le cadre de la discussion d’une loi pour contrôler l’immigration des Chiliens continentaux venus à Rapa Nui, quelques familles rapanui qui ont eu une longue expérience à Tahiti, ont signalé ce nouveau problème et ont demandé à l’État l’urgence de « régulariser tous les Rapanui qui ont perdu la nationalité chilienne » en signalant expressément ceux qui sont « Tahitiens et Français » (CONADI 2015, 28 décembre 2015). Ce concept étatique d’identité, comme l’est la nationalité, aura d’importants effets sur cette nouvelle génération de Rapanui de nationalité française, parmi lesquels une possible valorisation instrumentale de la nationalité chilienne, étant celle qui permettra de retourner vivre à Rapa Nui et d’y acquérir de terres. Nous y reviendrons plus tard (cf. chapitre 8).

2. Mémoires de la diaspora : oublis et transmissions

Les témoignages qu’on a présentés et analysés précédemment montrent que les Rapanui ont tissé un lien mémoriel envers les terres de Pamatai, qui s’est manifesté chez eux par un désir persistant de se rendre à Tahiti. On a vu comment ils ont réussi à voyager au cours du XXe siècle, quel fut le rôle que les terres de Pamatai ont joué dans la migration des années 1970 et de quelle manière une « mémoire de diaspora » justifiait un attachement affectif à ce passé. Or, comme l’a suggéré Maurice Bloch (1995), une mémoire sociale est composée de souvenirs, mais aussi d’oublis. Nous savons que 1871 fut l’année où, pour la première fois, des Rapanui sont arrivés en Polynésie française, à Mangareva avec le missionnaire Hippolyte Roussel et à Tahiti (Haapape) sur la plantation de John Brander (cf. chapitre 1, section 4). Quand j’ai voulu questionner mes interlocuteurs, à Rapa Nui ou à Tahiti, sur le devenir de ces premiers déplacés en Polynésie, une sorte de « trou de mémoire » (Bastide 1970) s’imposait. Certes, ils avaient entendu parler des Rapanui qui étaient partis en Polynésie, ils savaient aussi qu’ils étaient arrivés à Tahiti et qu’ils ont travaillé pour les missionnaires, mais ici

431

Deuxième partie la mémoire devenait floue. Le passage sur les terres de Brander n’a jamais été évoqué par mes interlocuteurs ; parfois l’arrivée à Tahiti a été expliquée comme une conséquence du trafic des esclaves depuis le port du Callao et le rapt opéré sur Rapa Nui (qui eut lieu en 1862-63, cf. chapitre 1, section 2). Malgré cela, mes interlocuteurs, comme on l’a vu, connaissaient l’existence de ce groupe de vingt-cinq Rapanui devenus propriétaires à Pamatai, et savaient que certains des enfants nés à Tahiti avaient été envoyés à l’île de Pâques plus tard pour y fonder une famille. Il est vrai aussi que les Rapanui arrivés à Tahiti en 1970 ont fait leurs propres recherches dans des archives pour justifier leurs demandes auprès des juges, ils ont compilé toutes sortes de documents pouvant servir à montrer qu’ils étaient les héritiers de ces vingt-cinq anciens acheteurs, et pour montrer aux juges que les terres avaient été « volées ». C’est ainsi qu’une mémoire s’est vue recomposée. Cependant, il y a eu des évènements de la diaspora rapanui en Polynésie oubliés et d’autres qui n’ont même jamais été connus. Les terres de Pamatai sont l’élément d’ancrage mémoriel le plus fort et qui a persisté dans le temps parce que Tahiti a été vu et imaginé, tout au long de l’histoire rapanui de contacts et d’isolement, comme un lieu de richesses et d’abondance. Mais les noms de ceux qui sont partis et sont décédés, et aussi de ceux qui sont nés à Tahiti, à Mangareva ou encore à Moorea, n’ont été connus qu’après 1970 et d’une manière très confuse. Certes, comme mes recherches l’ont révélé, un petit groupe de Rapanui de l’île de Pâques a eu un contact sporadique avec les évêques de Tahiti et avec quelques descendants des Rapanui vivant à Tahiti. Mais tout lien plus étendu a été empêché par la politique chilienne d’enfermement. Dans la littérature spécialisée au sujet de la diaspora rapanui résultant de l’exode de 1871 vers la Polynésie française, il existe un travail remarquable de l’historienne franco- chilienne Patricia Anguita (1986), un mémoire de DEA jamais publié. Dans ce travail, l’auteure explore particulièrement l’installation des Rapanui à Tahiti et à Mangareva et donne de précieux détails à propos des lieux d’installation des expatriés, ainsi que les épouvantables chiffres de mortalité. Anguita est la première à remarquer l’importance des terres de Pamatai dans la migration moderne des Rapanui, mais elle ne fait qu’évoquer le sujet. Dans sa conclusion, elle invite à tenter de reconstuire les généalogies des survivants, une recherche qu’elle n’a pas pu mener à bien, faute de données d’archive. Un autre ouvrage qui donne quelques éléments sur la diaspora rapanui en Polynésie est la thèse de doctorat de Corinne Raybaud (1993). Cependant, à la différence du travail d’Anguita,

432

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Raybaud consacre peu de pages à l’analyse de l’insertion des Rapanui en Polynésie et le lecteur y trouve exactement les mêmes documents que ceux cités par Anguita. Grant McCall (1976a) est le premier à comprendre l’impact démographique de ce grand exode en Polynésie, et aussi le premier à essayer de comprendre les liens entre les Rapanui d’aujourd’hui et ceux de l’exode. Comme Anguita l’a fait, McCall a eu l’opportunité de se rendre à Tahiti et compiler un premier corpus de documents. Néanmoins, tant pour Anguita (1986) que pour McCall (1976a), l’impact de l’isolement de l’île de Pâques aurait rompu à jamais les liens des Rapanui avec ceux qui se sont installés en Polynésie. Les conclusions de ces deux travaux expliquent que le manque de liens entre les deux communautés aurait provoqué l’assimilation des descendants des Rapanui à la société et à l’identité tahitienne et mangarevienne. Pour Anguita (1986), les rares survivants se sont « confondus » dans la population polynésienne et selon McCall (1976a : 350), lors des années 1960, seul un des Rapanui de la diaspora avait encore des descendants à Pamatai. En fait, mon enquête montre qu’une mémoire de diaspora portant sur l’origine rapanui a bien été transmise dans certaines familles qu’on rencontre aujourd’hui à Pamatai et que la question de la propriété foncière semble l’élément primordial dans la transmission du souvenir de cette origine. En outre, une documentation, certes éparse et lacunaire, permet de reconstituer ce qui s’est passé après l’arrivée, quand un premier groupe de 168 Rapanui a débarqué à Mangareva avec le missionnaire Roussel, et qu’un deuxième groupe de 109 personnes a continué le trajet vers Papeete et la plantation Brander à Haapape. Commençons par Mangareva, la première destination.

2.1. Mélancolie et intégration à Mangareva

À partir des lettres des missionnaires des Sacrés-Cœurs de Picpus compilées par le Père Amégiro Cools (1973), on peut reconstituer que les Rapanui furent installés principalement à Rikitea et puis à Taku, Taravai et Akamaru, c’est-à-dire dans les principaux centres peuplés de l’archipel des îles Gambier. Je n’ai pas trouvé d’information sur la distribution numérique des Rapanui dans l’archipel, mais il est certain, si on considère les données démographiques de l’époque, que l’arrivée de près de 168 Rapanui a dû être un évènement important dans la vie des Mangareviens. Jean-Paul- Marie Le Borgne (1872 : 12), médecin de la Marine française, a recensé un total de 936

433

Deuxième partie habitants pour les îles Gambier en janvier 1871, distribués de la façon suivante : 650 à Mangareva, 130 à Taravai, 129 à Akamaru et 27 seulement à Aukena. Dans les lettres des missionnaires, on trouve un document écrit par le Père Bernabé Castan et envoyé au (Très Révérend) Père Bousquet à Paris daté de 1872 (sans autre précision de date). Il y explique que l’accueil donné par les Mangareviens aux Rapanui fut d’abord enthousiaste, mais qu’en peu de temps il est devenu très hostile. La raison de ce changement d’attitude s’explique, selon Castan, par le fait que les Mangaveriens ont entendu des histoires parlant des Rapanui comme les responsables de la disparition de l’évêque Étienne (Tepano) Rouchouze, premier Vicaire Apostolique de l’Océanie Orientale, qui serait tombé entre leurs mains lors d’une mystérieuse visite à Rapa Nui25. Citons le fragment de la lettre du Père Castan :

Avant de vous parler de Mangareva, je désire vour dire une nouvelle qui intéressera beaucoup tous les membres de la Congrégation et surtout les anciens. Je veux parler du massacre de Mgr de Nilopolis [Rouchouze était évêque titulaire de Nilopolis] et ses compagnons par les sauvages de l’île de Pâques. Nous avons des détails très circonstanciés sur ce grand événement. Faites faire les recherches avec prudence, car les habitants de Rapanui [sic] ont été intimidés par ceux de Mangareva qui les ont menacés de mort pour avoir mangé leur évêque. J’ai été obligé, à Taravai et à Akamaru, de leur imposer silence en leur disant qu’eux aussi avaient eu l’intention de brûler les PP. Caret et Laval, quand ils étaient encore païens. Il y a encore à Mataveri (Rapanui) [sic] trois ou peut-être plus témoins oculaires ou complices du massacre des missionnaires et de tout l’équipage du Marie-Joseph […] [les] Rapanui intimidés et honteux que leurs pères ou grands-pères aient mangé des missionnaires, on ne peut plus arracher une parole que par ruse là-dessus. En retournant de Rapanui à Valparaíso, le 11 octobre 1864, le fr. Eugène [Eyraud] m’avait raconté que ces insulaires avaient pris un petit navire et l’avaient démoli, mais il n’en savait pas plus, et je n’en faisais pas grand cas, mais maintenant ayant entendu tant de personnes qui m’ont donné des détails. […] Je crois que le brick Marie-Joseph et tout le personnel des missionaires et son équipage ont été la proie des sauvages de Rapanui [sic], j’ai des

25 Etienne Rouchouze (1798-1843) arrive à Mangareva le 9 mai 1835 où il rejoint les Pères Honoré Laval et François d’Assise Caret, pour approfondir l’évangélisation des insulaires. Selon Yannik Essertel (2001 : 215) sa méthode d’évangélisation fut de faire « table rase » c’est-à-dire, détruire les sanctuaires et brûler des « idoles » pour convaincre les autochtones que leurs croyances étaient fausses (cf. aussi Newbury & O’Reilly 1968). Sa trace se perd en février 1843 quand il était en route pour rentrer à Mangareva après une tournée en Europe. Le bateau, Marie-Joseph, qui le transportait avec six autres prêtres, sept religieux et dix religieuses n’arrivera jamais au port. Une dernière lettre de la part de Rouchouze à ses supérieurs date du 12 février 1843, elle a été écrite lors du passage aux îles Sainte Catherine au Brésil (Newbury & O’Reilly 1968 : 1 ; O’Reilly & Teissier 1975 : 497-498). Selon l’interpretation de Castan le bateau Marie-Joseph aurait été détruit à Rapa Nui et son équipage « mangé » par les Rapanui.

434

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

détails sur le combat à bord du navire entre l’équipage et les sauvages, et des détails sur le séjour de Mgr et ses compagnons à Papatekena [un lieu de la côte nord de Rapa Nui], où ils avait dressé une tente […] où ils furents assommés à coup de pierres, les mains liées derrière, et où ils furent transportés à Anakena pour être mis tous ensemble dans un grand four […]. Très Révérent Père, voilà ma croyance : les restes de Mgr de Nilopolis […] sont à l’île de Pâques. (Bernabé Castan, in Cools 1973 : 183-184, ms 470).

L’interprétation de Castan et des Mangareviens, est importante car elle mobilise des idées préconçues des Mangareviens, déjà fiers catholiques, envers les nouveaux arrivants. Ces idées vont agir comme des barrières sociales dans un contexte de forte baisse démographique. Le Père George Eich, missionnaire à Haapape, Tahiti, a été alerté de la version entendue à Mangareva. Pour éviter que les hostilités augmentent il mène une enquête parmi les Rapanui installés dans la plantation de Brander. Ses conclusions sont éloquentes : les insulaires qu’il a consultés se souviennent d’un missionnaire appelé Tepano qui s’est rendu à Rapa Nui quelques années avant l’arrivée du Père Roussel et qui, selon ses dires, a été blessé à la tête (mais il n’a pas été « mangé »). Citons ci-dessous le résultat de l’enquête du Père Eich :

Il y a environ 30 ans depuis l’arrivée du navire de Tepano, car mon narrateur est un homme dans la force de l’âge, et il dit qu’il a été tout petit enfant alors. Tepano descend à terre en habit long comme celui que je porte, rouge comme celui de Tepano de Pepeete [Tepano Jaussen] lors de la confirmation. Tepano avait un livre sous le bras, et un bâton dans sa main [...] les indiens accourent et lui lancent des pierres. On le prend pour un dieu d’une terre étrangère […] lui ôtent le chapeau et un le blesse la tête. Les « temutas » [charpentiers] se sauvent vite dans l’embarcation. Tepano de même s’y rend. Un coup vise les cordes, et voilà l’embarcation qui file très vite […] Je leur demande alors s’ils [n’] ont jamais parlé de ce Tepano à metua Rute [Père Roussel] et à metua Larepere [Père Gaspard]. Ils me répondent que rarement […] Je leur demandais alors, s’ils n’offraient jamais des hommes à leurs divinités pour les manger ensuite ? Ils me répondirent que oui, qu’ils ont fait cela pour les gens de Rapanui [sic] même, mais jamais pour les ‘papaa’ […] » (Lettre du Père Eich à Mgr. Jaussen à Papeete. 22 juin 1872. In Cools 1973 : 184-185, ms 472).

L’histoire de la disparition de Tepano Rouchouze sera encore entendue en 1917 par le Père capucin Bienvenido de Estella en visite à Rapa Nui. Intrigué par une histoire qu’il a entendue sur place portant sur le « crâne d’un évêque », il a posé des questions : les insulaires lui ont expliqué qu’ils ont été injustement accusés d’avoir « mangé » l’évêque et qu’il s’agissait d’un mensonge inventé par les Mangareviens.

435

Deuxième partie

Ce fait date d’environ 14 ans avant l’arrivée des Péruviens sur l’île [...] quarante ans après cet évènement de nombreux kanakas pascuans sont allés à Tahiti et ils ont été surpris de l’accusation portée par les kanakas tahitiens [plutôt les Mangareviens]: vous avez tué et mangé un évêque, disent-ils d’un ton réprobateur. Alors [les Rapanui] se défendent : ce n’est pas vrai, nous avons ôté leurs chapeaux, c’est tout, et d’autres leur ont jeté des pierres, mais ils se sont enfuis vers leur navire et nous ne les avons plus jamais vus. (De Estella 1920 : 70).

La disparition de l’évêque Rouchouze sera évoquée plusieurs fois pour expliquer les tensions entre les Mangareviens et les Rapanui aux îles Gambier. Ainsi, en 1897 le Père Castan insistera sur la culpabilité des Rapanui alors que le Père Eich soutiendra leur innocence26. Cet évènement, vrai ou faux, marquera le début des rapports entre les deux groupes. D’autres situations vont accentuer les différences entre eux. Un exemple est donné par un rapport publié dans le Messager de Tahiti [MT] datant du 23 décembre 1871. L’auteur se montre très critique envers le régime d’isolement installé par les missionnaires et informe de la mauvaise situation des immigrés :

La mission a introduit à Mangareva un certain nombre d’indigènes de l’île de Pâques. Cet essai ne parait pas avoir eu d’heureux résultats. La plupart de ces immigrants sont faibles et maladifs ; aussi la mortalité est-elle grande parmi eux. Ils se trouvent dans un état plus mauvais encore que les Mangaveriens, n’ayant pu sans doute s’habituer à la nourriture du pays. Ils se font remarquer par leur maigreur et leurs tatouages […] L’air de misère et de tristesse qui distingue cette population présente un contraste frappant avec l’apparence de bien-être et de gaieté des habitants de Tahiti, de Moorea et d’Anna. (MT 1873, 23 décembre : 195).

Ainsi les Rapanui ont connu une mauvaise réputation lors de leur installation à Mangareva, et cette réputation a persisté loin dans le XXe siècle comme le montre le récit du Père Bienvenido. Accusés d’être des cannibales, des faibles et d’être (encore) tatoués, dans un monde catholique dans lequel l’évêque Rouchouze et les Pères Laval et Caret avaient transformé le passé mangarevien en époque démoniaque, les Rapanui étaient, avec leurs tatouages et la responsabilité imputée de la disparition de l’évêque, des représentants de ce monde païen et dangereux du passé.27

26 Pour les détails de cette discussion, pour l’argument de Castan, cf. Cools (1973 : 183 & 215) et pour l’argument d’Eich, cf. Cools (1973 : 184 & 187). 27 Cette histoire donne encore lieu à des commentaires. Cette année 2017, le journaliste Daniel Pardon, bien connu à Tahiti, revient longuement sur le sujet dans la presse en ligne (Tahiti-infos : http://www.tahiti- infos.com/Carnet-de-voyage-Mgr-Rouchouze-devore-a-l-ile-de-Paques_a157226.html [cosulté le 11 avril

436

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Aux difficultés dans les rapports initiaux entre Rapanui et Mangarevien il faut ajouter qu’au moment où les Rapanui sont arrivés, l’archipel des Gambier connaissait de graves difficultés sanitaires. Le Borgne rapporte à cet égard que les affections tuberculeuses et scrofuleuses étaient nombreuses, il ajoute que :

[…] si la situation sanitaire de l’archipel des îles Gambier ne subit pas de promptes, profondes et heureuses modifications, dans quelques années, les missionnaires catholiques prêcheront dans le désert. (Le Borgne 1872 : 30).

Le rapport publié par le Messager de Tahiti informe aussi qu’une grande mortalité touche particulièrement la population d’immigrés et pour l’auteur de ce rapport, le climat des Gambier étant privilégié, les causes de la grande mortalité des Rapanui devaient être cherchées ailleurs, dans la nourriture, dans la misère ou même dans la mélancolie. Tout semble indiquer qu’un sentiment de nostalgie a poussé les Rapanui à la mort. Grâce aux écrits inédits du naturaliste russe Nikolaï Mikloukho-Maclaï 28, de passage à Mangareva quelques mois après le grand exode rapanui, on apprend que les expatriés désiraient rentrer à l’île de Pâques. Mikloukho-Maclaï rencontre le Père Hippolyte Roussel et quelques Rapanui installés à Mangareva, et comme cette rencontre est très proche du temps de l’exode, les propos du naturaliste russe sont particulièrement importants :

Je leur ai demandé s’ils étaient heureux de leur nouvelle résidence à Mangareva. Ils m’ont répondu qu’ils voulaient rentrer à Rapa Nui. Leur langue est semblable à celle des Mangareviens, ils arrivent à se comprendre. S’ils restent ici, peu de temps après, ils vont s’assimiler aux indigènes de Mangareva. (Mikloukho-Maclaï 1872 : sn.)

Avec les rares documents donnant des informations sur les Rapanui installés à Mangareva (lettres des missionnaires compilées par Cools 1973, quelques fragments dans des rapports d’explorateurs et quelques actes de l’État-civil), on peut distinguer trois aspects qui vont caractériser cette installation et qui vont marquer des différences importantes par rapport à l’expérience des Rapanui arrivés à Tahiti.

2017]). Le journaliste accrédite sans nuances la thèse de la mort par cannibalisme à Rapa Nui et dit s’appuyer sur le travail d’une « historienne française », Corine Raybaud (j’ai évoqué son travail au début de ce chapitre car il est l’un des rares à évoquer l’exode de 1871, après celui d’Anguita déjà cité). Mais toutes les affirmations publiées sur la disparition de l’évêque ne sont jusqu’à ce jour que des hypothèses appuyées sur une tradition de rumeurs sans un examen critique des sources. 28 Mikloukho-Maclaï fut le naturaliste de l’expédition russe de la corvette Vityaz dans les mers du Sud, qui a visité Mangareva (du 26 juin au 8 juillet 1872). Ses carnets de voyages ont tous été transcrits sur le site internet russe : http://www.azlib.ru/m/mikluhomaklaj_n_n/index.shtml. Je tiens à remercier Ivan Valderrama de m’avoir aidé avec la traduction du paragraphe ici utilisé.

437

Deuxième partie

D’abord, comme le montre aussi Anguita (1986), les hommes rapanui vont s’intégrer dans l’activité économique la plus importante de l’archipel : ils vont être plongeurs et pêcheurs de nacre. Paul-Émile Lafontaine (2006 : 227 & 240), officier du navire français Seignelay29, dira que les missionnaires ont transporté les Rapanui dans le seul but de leur « faire pêcher des perles ». Ce dernier détail nous permet de comprendre pourquoi les Rapanui à Mangareva ne sont pas devenus des propriétaires des terres, ils ne sont pas devenus agriculteurs. Certes, ils ont eu un accès à la propriété, mais pas par le biais de l’achat comme ce sera le cas à Tahiti ou Moorea, mais par le mariage. Quant aux femmes, elles ont participé aux mêmes activités que les femmes du pays, elles sont devenues domestiques des colons, couturières ou blanchisseuses. Un deuxième élément important est la demande des expatriés à revenir sur l’île de Pâques, comme le rapporte Mikloukho-Maclaï. Quelques années plus tard, on trouve un groupe de Rapanui qui fait auprès du Père Roussel une réclamation concernant des propriétés de terres à l’île de Pâques. On peut donc penser que les Rapanui avaient intérêt à ce que leurs droits fonciers sur l’île de Pâques soient reconnus et donc, en conclure que les liens n’ont pas été rompus par l’exode. Citons la lettre de Roussel où il traite cette affaire :

Les quelques indiens de Rapanui [sic] qui sont à Taravai, m’ont supplié de réclamer pour eux, à qui de droit, tout secours que Votre Grandeur pourrait leur accorder dans la protestation qu’ils ont fait du vivant de feu Dutrou-Bornier, et qu’ils renouvellent aujourd’hui, touchant leurs propriétés qu’ils n’ont jamais vendues et dont ils ont été injustement dépossédés par lui, malgré leur légitime protestation adressée au dit Sieur Dutrou-Bornier et au conseil d’administration alors existant dans le pays qui appuya inutilement leur protestation. (Lettre de Hyppolite Roussel adressée à Mgr. Tepano Jaussen le 2 février 1879, Taravai. In Cools 1973 : 193 ms 497).

La lettre continue avec les noms de neuf Rapanui dont deux sont des enfants mineurs et quatre sont des femmes. Cette liste nous donne des informations sur l’emplacement des terres réclamées et nous permet de reconnaître aussi que certains Rapanui de Mangareva vont se déplacer plus tard à Tahiti et à Rapa Nui.

29 Il faut rappeler que le Seignelay a fait escale à Rapa Nui entre le 1 et 6 avril 1877 ; Alphonse Pinart rapporte le nombre de 111 habitants (cf. chapitre 1). Le navire français continue sa route vers Tahiti où le capitaine, Théophile Aube, et l’officier Paul-Emile Lafontaine, vont faire savoir la mort de Dutrou-Bornier, déclenchant les procès pour son héritage. Un intéressant échange de lettres qui défendent les supposés droits de Koreto, la femme rapanui de Dutrou-Bornier, pour son héritage, figure dans Lafontaine (2006).

438

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

À Mangareva, certains Rapanui vont recevoir une importante formation religieuse de la part d’Hippolyte Roussel, qui avait l’idée de les renvoyer plus tard à Rapa Nui (in Cools 1973 : 195, ms 501), ce qui nous permet de penser que l’exode n’avait pas été pensé comme une installation définitive à Mangareva. En effet, on constate un important mouvement de retour à Rapa Nui quelques années plus tard. Ce retour n’est pas important par ses seuls aspects démographiques, mais aussi par ses répercussions politiques et religieuses, dont l’exemple emblématique est le cas de María Angata Veri Tahi. María Angata revient à Rapa Nui comme catéchiste, elle avait été formée par Roussel et dans un manuscrit autochtone datant du début de XXe siècle – récupéré en 1955 par l’expédition de Thor Heyerdalh (Barthel 1965)30 – elle est signalée comme future cheffesse de l’île. María Angata, on l’a signalé, sera la guide spirituelle de la grande révolte rapanui de 1914 et elle fait aujourd’hui l’objet d’une vénération collective à Rapa Nui (cf. chapitré 1). Une troisième caractéristique de l’expérience Rapanui à Mangareva concerne l’hypothèse proposée par Mikloukho-Maclaï sur le fait que les Rapanui connaîtront une rapide assimilation aux Mangareviens. Cette hypothèse n’était pas complètement erronée, mais la réalité semble plus complexe. Anguita (1986) arrive à montrer que, les deux groupes étant de confession catholique, les enfants des Rapanui nés à Mangareva vont se marier avec des Mangareviens ou même avec des migrants des Taumotu, eux aussi de confession catholique. Plus tard, et quand une politique de naturalisation fut mise en place par le gouverneur français suite à l’annexion des Gambier en 1881, plusieurs Rapanui vont devenir Mangareviens. Dans ce cas, le nom de l’île de Pâques ne figurera plus comme lieu de naissance dans les actes de décès. Anguita (1986 : 144) explique :

Dans les registres de l’état civil de Rikitea en date de 1895, nous trouvons les documents intitulés « remplacement des actes de naissance ». Ainsi : « l’année 1895, le 10 novembre, en face de nous, membres de la Commission chargée de la régularisation de l’état civil des individus nés à l’Île de Pâques, a comparu le nommé Rikueno o Tino (naturalisé Mangarevien) né à l’Île de Pâques en 1845 ». Dans trois autres cas de « remplacement des actes de naissance » il est signalé « naturalisé mangaverien ». Malheureusement, dans les futurs recensements ils ne seront plus considérés comme étrangers, mais habitants de l’archipel […] ce qui rend difficile au chercheur leur identification, les Pascuans n’apparaîtront plus dans les listes.

30 Connu aujourd’hui comme « Manuscrit A ».

439

Deuxième partie

J’ai cherché dans les archives de l’évêché à Papeete des listes des baptêmes, des mariages et des actes de décès des Rapanui installés à Mangareva pour y identifier des noms et essayer de reconstruire des généalogies. Les résultats ont été très succincts : pour les premières années qui ont suivi l’installation (1872-1879), j’ai trouvé seulement cinq actes de mariage et pas plus de deux actes de baptême. Sans doute, les fonds d’archive que j’ai consulté à Tahiti sont incomplets. Concernant les registres de l’État-civil conservés aux archives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence, j’ai identifié quinze actes de personnes liées à Rapa Nui par leur lieu de naissance signalé (Rapa Nui ou Pamatai) datant entre 1886 et 1906 : ce qui correspond à huit actes de naissance et sept actes de décès. Ces faibles données, indiquent que, soit du fait de la grande mortalité que les Rapanui ont connue en arrivant, soit du fait de la nouvelle migration qui a eu lieu vers Tahiti et le retour à l’île de Pâques, le nombre des Rapanui qui ont pu faire souche à Mangareva fut minime. Malgré tout, l’information recueillie nous permet de démontrer l’existence de contacts entre les Rapanui de Tahiti et ceux de Mangareva, et de noter qu’il reste une famille à Mangareva qui est aujourd’hui reconnue d’origine rapanui, fondée par un descendant des Rapanui restés à Tahiti et un Rapanui arrivé à Mangareva vers 1898 (cf. annexe G : G9 et G12).

2.2. Mortalité et survie à Haapape

La deuxième destination des Rapanui fut la plantation du colon écossais John Brander située à Haapape (Mahina). En suivant le nombre de Rapanui déplacés à Tahiti entre mars et octobre 1871 nous estimons à 241 les Rapanui embauchés (cf. chapitre 1, tableau 1.1). John Brander était l’un des plus puissants hommes d’affaires du territoire et sa plantation l’une des plus importantes de Tahiti (Gossler 2005). Entre 1860 et 1870, Brander contrôle une grande partie du commerce entre Papeete, San Francisco et Valparaíso (ou Coronel) grâce à sa flotte de huit bateaux, ses concurrents ne possédant que deux ou trois navires (Toullelan 1984)31. Il produit et exporte du coton, des oranges, de la vanille, du coprah et il exploite aussi le nacre aux Tuamotu. Par ailleurs, Brander,

31 Le principal bateau de Brander est l’immense Paloma de 295 tonneaux, suivi du Vini de 100 tonneaux, du Marion de 56 tonneaux, de l’Elgin de 42 tonneaux, du Dracy de 23 tonneaux, du Rapanui, du Magellan et du Tuamotu. (Toullelan 1984 ; O’Reilly & Teissier 1975).

440

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

qui s’est marié à l’une des filles d’Alexander Salmon (secrétaire de Pomare Vahine), est aussi un important homme politique. Pourtant, sa réputation parmi les missionnaires catholiques n’est pas la meilleure. Il est accusé d’être « un joueur acharné et un producteur sans scrupules » (O’Reilly & Teissier 1975 : 65), par exemple avec l’importation de la main d’œuvre rapanui pour sa plantation. Les conditions de vie des expatriés rapanui ont été suivies de près par le Père George Eich, religieux responsable de l’église de Haapape, située tout près de la plantation. Eich va baptiser les Rapanui et leurs enfants, célébrer leurs mariages et assister aux enterrements de leurs morts. Très critique des conditions de travail dans la plantation, Eich sera la personne la plus proche des expatriés. Grâce à une lettre qu’il envoie au TRP Bousquet à Paris datée du 21 juin 1872, on connaît certains détails de la vie des Rapanui dans la plantation.

À 20 minutes d’ici est une grande plantation de coton où travaillent tous les habitants de l’île de Pâques qui ont été transportés l’année dernière à Tahiti. Il y a environ 210 de transportés. Une grande mortalité qui a éclaté soit à cause du changement de climat, soit à cause du peu de nourriture et des mauvais traitements les a décimés plusieurs fois. Il y a 52 morts depuis leur arrivée. » (In Cools 1973 : 182, ms 468).

Comme à Mangareva, les Rapanui de Tahiti connaissent une très grande mortalité. Eich informe qu’en octobre 1873, soit à peine 16 mois après son décompte précédent (sa lettre de juin 1872), le nombre de morts a pratiquement doublé pour atteindre 95 victimes (in Cools 1973 : 187, ms 477). Aux archives de l’Évêché existent aussi deux listes avec les noms des Rapanui morts à Haapape entre juin 1871 et février 1872 indiquant un total de 44 décédés (ArchÉvêché N°1 24-1-09 et N°1 24-1-10). D’autres noms sont donnés par les bilans mensuels de l’État-civil publiés par le Messager de Tahiti, ce qui nous permet de compléter les chiffres donnés par George Eich. Ainsi, entre juin 1871 et novembre 1873 (le registre du Messager de Tahiti s’arrête à cette date) j’ai pu estimer un total de 120 Rapanui morts sur la plantation de Haapape, ce qui correspond à plus de la moitié (57 %) des travailleurs. Les trois listes de noms nous permettent aussi d’envisager l’impact de ces morts dans la plantation32 : entre début juin 1871 et le 31 décembre de la même année, nous comptabilisons 40 morts, c’est-à-dire une moyenne de 6 décès par mois. Pour 1872, la mortalité baisse, mais elle continue à être forte : on compte un total de 56 morts et on

32 Pour la liste complète des décédés se reporter à notre annexe E.

441

Deuxième partie découvre qu’il y a des décès tous les mois, avec une moyenne de quatre par mois. Le registre du Messager de Tahiti s’arrête en novembre 1873 en nous rapportant un total de 23 Rapanui morts à Haapape, c’est-à-dire, 2 décès par mois. Finalement, le Messager de Tahiti nous informe de quelques naissances dans la plantation, mais les chiffres sont dérisoires : cinq enfants nés de couples rapanui.

Tableau 7.1: Liste des enfants rapanui nés à Haapape selon le Messager de Tahiti Prénom et Nom Sexe Père Mère Date Source Maui Tukiiti M Tukiiti Kirikino 04-08-1872 MT 07-09-1972: 138 Paula Metua Oranga Viriviri F Oranga Viriviri Konangi 27-09-1872 MT 05-10-1872: 150 Verihoki F Orupano Verihoki 13-10-1872 MT 02-11-1872: 166 Manuera M Kopaunogo Kotita 02-03-1873 MT 04-04-1873: 58 Joseph Auguste Paehahati M Petero Paehahati María Turu 05-04-1873 MT 09-05-1873: 76

Lors de ma recherche dans les archives à Tahiti, j’ai consulté les livres de baptêmes et de mariages de l’église de Haapape entre 1871 et 1876. J’ai pu ainsi identifier plusieurs noms des Rapanui installés là-bas et compléter un premier corpus généalogique. Cette démarche a été possible grâce à la rigueur des registres des missionnaires qui ont pris soin de noter quand les personnes concernées étaient d’origine rapanui. J’ai trouvé aussi une liste écrite par Tepano Jaussen avec les Rapanui qui ont reçu la confirmation en 1871 et 1872 (ArchÉvêché N°1-24-1-10)33. Ces données permettent de tracer certains parcours migratoires des travailleurs embauchés par Brander que nous trouverons plus tard en dehors de la plantation, cette fois-ci sur les terrains appartenant à la Mission catholique. L’identification des mêmes noms associés à des endroits différents nous indique que les survivants de la plantation de Brander se sont rapprochés des missionnaires. Les listes de baptêmes et de confirmations nous ont permis d’identifier aussi certains faits communautaires, notamment ce qui concerne les relations entre enfants baptisés et leurs parrains.

33 Il est important à signaler que la confirmation de 1871 a eu lieu le 28 mai 1871, donc il s’agit du premier groupe des Rapanui arrivés à Tahiti avec Brander, ceux qui ont quitté Rapa Nui entre le 9 et 18 mars 1871 ; cette première liste comporte 24 noms. Les confirmés du 18 février 1872, c’est-à-dire après le grand exode, ont été 67 Rapanui (cf. annexe F, pour les détails).

442

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Tableau 7.2: Enfants rapanui baptisés à Haapape et leurs familles (1871-1876) Date Prénom Nom Père Mère Naissance Parrains 17-05-1871 M Thèrese Manuhiva Tekava 6 mois Rega 20-08-1871 Joachin Pagoa Mateino Aguaagu Tita Enfant Roma Etienne 10-09-1871 Apollonie Rengamauraki Mourake Chrétien Rengakahire 8-09-1871 Rere Apolline Dorothée 15-10-1871 Dominique Koneo Rengavaruvaru Veri Rupeni Karava Dominique 28-11-1871 Fulgance Temanu Harekirangi Jean Gauha Margerite 6 mois P. Eich (Hutatia) 11-09-1872 Lin Maui Tukiiti Lin Verinapo Mati Pierre (Fakahina) Christine (Rapanui) 20-10-1872 Louise Mathilde Hotea Urbain Tekavaui 14-10-1872 Loise Catherine 07-02-1873 Antoine Pagoa Materne Aguaagu Tita Aopero Gaspard 04-05-1873 Moise Jacob Hereveri Auguste Tevai M 21 j Jacques (Rapanui) 13-07-1873 Véronique Keremuti Keremuti Eugène Haka M 08-07-1873 Veriorai Anieta 13-07-1873 Domitille Make Quintin Pua M 08-07-1873 Domitille 03-01-1874 Bebe Ragaviri Anatole Regopua 03-01-1873 Antoniette 22-02-1874 Adrien Hinapote Urbain Otehava Makerina 01-02-1874 Pua Adrien & Veri Louise 29-04-1874 Pierre Tamaeha Pierre Tairinga 25-03-1874 Korotea Hute & Veronique Verihoraai Anieta 07-06-1874 Conrad Pita Rega M. Dorothée 30-05-1874 Tahi Ora & Conrad 18-10-1874 M.Etienne Rengavaruvaru Veri Rupeni 11-10-1874 Mati Pierre Remi 10-01-1875 Domitille Rengakumi Make Quintin Pua M 01-01-1875 Mohute Veronique 14-02-1875 Veronique Ohititeairagi Punahae Terevine Fakahira Marate 08-02-1875 Keremuti Eugene & Haka Korenika 07-03-1875 Michel Michel Christine Enfant Veri Rupeni 07-03-1875 Daniel Fabien Tuhi M.Raquel 11-02-1875 Make Quintin & Marito Louise 01-11-1875 Jean Keremuti Eugène Haka M 4 jours Taki Honoré 26-02-1876 Pancrace Regavaru Rengavaru Veri Rupeni 4 jours Paorongo Pancrace Jeremie 01-04-1876 Venance Tapore Make Quintin Opua M 23-03-1876 Tekena Leon Source : Livres de baptêmes de Tahiti et Moorea 1862-1900. ArchEvêche, Tahiti.

Avec ces données on peut conclure que tous les enfants nés à Haapape dont les parents sont d’origine rapanui ont eu au moins l’un de leurs deux parrains de la même origine. Ce constat nous indique la reproduction d’une communauté à la fois ethnique, quant à l’origine, et religieuse par ce groupement catholique de fidèles. George Eich indique à ce sujet :

Torometi et Roma34 […] tristement célèbres du temps du bon fr.Eugène [Eyraud] d’heureuse mémoire, sont assez bons garçons. Ils [ne] manquent jamais à la Sainte Messe le dimanche. Aucun ne meurt sans recevoir le sacrement de pénitence et d’extrême Onction

34 Il s’agit des deux chefs qui se sont fait la guerre lors de l’évangélisation de l’île de Pâques (cf. chapitre 1).

443

Deuxième partie

[…] Le dimanche je les réunis deux fois, c’est-à-dire pour la grand’Messe, et le soir pour le salut. Je leur fais alors une instruction en langue rapanui car ils ne comprennent pas encore assez le tahitien. Plus de la moitié vient de recevoir le sacrement de la confirmation. (Lettre de Père George Eich au TRP Bousquet, 21 juin 1872. In Cools 1973 : 182, ms 468).

Après avoir identifié les noms des enfants baptisés par leurs parents et leurs parrains, j’ai essayé de reconstruire les généalogies des enfants nés à Haapape. Les résultats permettent d’affirmer qu’au moins dans six cas (signalés sur le tableau 7.1 et le tableau 7.2) des Rapanui ont atteint l’âge adulte, se sont mariés et ont eu des enfants. Il s’agit de Moisés Jacob Hereveri, Véronique Keremuti, Véronique Ohititeairangi, Pancrace Rengavaru et Joseph Paehahati. J’ai également identifié que tous leurs conjoints étaient aussi des Rapanui. Finalement, j’ai pu déterminer que deux parmi eux ont encore aujourd’hui une descendance à Rapa Nui : il s’agit de Moisés Jacob Hereveri (cf. annexe G : G22) et Véronique Ohititeairagi (cf. annexe G : G7 et G34). Selon le Père George Eich, les travailleurs rapanui de la plantation de Brander étaient embauchés avec des contrats de trois à cinq ans (in Cools 1973 : 182, ms 468). Patricia Anguita (1986 : 154), pour sa part, nous indique que l’employeur, parmi les responsabilités qu’il avait, devait payer le rapatriement des travailleurs une fois les contrats terminés. Cependant Anguita n’a pas réussi à déterminer avec exactitude combien de ces travailleurs sont retournés à Rapa Nui. Mais McCall (1976a : 310-317), quand il a étudié le recensement que Salmon a réalisé à Rapa Nui en 1886, identifie le retour de 11 Rapanui. À partir de 1872 certains Rapanui signèrent des contrats de travail avec la Mission catholique. Aux archives de l’Évêché à Papeete sont conservés les contrats de 11 Rapanui qui entre 1872 et 1875 ont été recrutés pour réaliser « tous les travaux qui [leur] seront ordonnés », à la résidence de Tepano Jaussen à Papeete ou chez le Père Honoré Laval à Papeuriri. Les temps d’engagement varièrent entre un et trois ans et chaque Rapanui était payé « 20 francs avec la nourriture et le logement » (Tableau 7.3).

444

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Tableau 7.3: Rapanui engagés par la Mission catholique (1872-1875)

Nom Date Engagé par Durée Source Raki Eutopio 24-06-1872 Tepano Jaussen 3 ans ArchÉvêché N°1 24- 1-4-1 Tatahi Otone Teogiva Otone Teopu Janario Teroki Benetito Vaitiorama Apereto Davida 29-12-1873 Tepano Jaussen 12 mois ArchÉvêché N°1 24- 1-4-2 Teamanea Tuangaruheruru 19-05-1874 Tepano Jaussen 18 mois ArchÉvêché N°1 24- 1-4-5 Petero Tepuku 30-06-1874 Honoré Laval 12 mois ArchÉvêché N°1 24- 1-4-4 Petero a Kitina 16 -06-1875 Tepano Jaussen 12 mois ArchÉvêché N°1 24- 1-4-6 Otone Tehiugaro 18-06-1875 Tepano Jaussen 12 mois ArchÉvêché N°1 24- 1-4-7

La Mission est devenue plus tard la principale institution d’accueil des Rapanui au fur et à mesure qu’ils se libéraient de leurs obligations envers la maison Brander. À cette période, on peut énumérer trois caractéristiques de la mobilité des Rapanui. D’abord, un non-retour à Rapa Nui : je n’ai pas trouvé d’information me permettant de penser que les Rapanui sont revenus nombreux sur l’île de Pâques. Les chiffres démographiques que nous connaissons pour l’île le confirment (111 habitants en 1877). Ensuite, et grâce aux contrats de travail et de location de terres appartenant à la Mission, on peut voir que les Rapanui se déplacent de la plantation de Brander aux domaines de la mission à Faa‘a (Tahiti) et à Haapiti (Moorea). Finalement, l’installation des Rapanui sur des terres de la Mission catholique va permettre la constitution d’enclaves où une communauté rapanui va se structurer permettant la survie des expatriés et un maintien d’une mémoire sur l’origine. C’est ici qu’apparaît l’importance des terres de Pamatai pour comprendre les futurs déplacements des Rapanui à Tahiti.

445

Deuxième partie

Figure 7.1: Groupe de travailleurs Rapanui à la Mission catholique (28 août 1873)

Figure 7.2: Carte du partage du domaine de Pamatai (1888)Figure 7.3: Groupe de travailleurs Rapanui à la Mission catholique (28 août 1873)

[Photographie de C.B Hoare]. À gauche on trouve le père George Eich assis, et au milieu avec une longue barbe blanche le frère Théodule Escolan. Les identités des Rapanui sont inconnues. Original : Archives des Padri dei Sacri Cuori Rome.

2.3. Installation à Pamatai (Tahiti) et à Haapiti (Moorea)

Vers la fin du mois de mars 1872, l’évêque Tepano Jaussen, le représentant de la Mission catholique, achète (pour 21 766 francs) un domaine d’environ 118 hectares qui avait appartenu à l’homme d’affaires et homme politique Alexandre Faucompré, ruiné et en fuite35. Ce domaine connu sous le nom de Pamatai se trouve dans le district de Faa‘a, à cinq kilomètres environ à l’ouest de Papeete. C’est à cet endroit que le Père Gilles Collette envisage l’installation d’une école de catéchistes et qu’une importante plantation

35 Entre 1867 et 1869 Alexander Faucompré avait acheté 122,47 hectares de terre à Faa‘a, dont deux parcelles sont appelées Pamatai : l’une, vendue le 5 juin 1867 pour 1 250 francs par trois Tahitiens nommés Poura, Vitote et Peita Motare (ArchÉvêché Tfa Pam 2-3bis) ; et l’autre vendue le 9 septembre 1869 par le roi de Tahiti lui-même, Ariiaue Pomare V (ArchÉvêché Tfa Pam 2-2). Alexander Faucompré était à ce moment le chef du Service d’enregistrement des Domaines, Secrétaire-Trésorier de la Caisse Agricole et gendre du Commissaire Impérial et Gouverneur des Établissements Français de l’Océanie, le comte Émile de la Roncière. En 1868 Faucompré est poursuivi pour détournement d’argent sur un montant de 28 945 francs (Danielsson 1979 : 295), mais il quitte Tahiti (date incertaine) et s’installe à San Francisco avec sa famille (Hort 1891).

446

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

de cocotiers, de coton et de maïs sera exploitée par des travailleurs embauchés par la Mission, parmi lesquels plusieurs Rapanui. Cette même année, le Père Hippolyte Roussel vient à Tahiti avec un groupe de 14 séminaristes mangareviens, et peut-être avec un nombre indéterminé des Rapanui qui seront installés aussi à Pamatai. On peut trouver aux archives de l’Évêché de Tahiti des documents qui montrent que déjà en 1872 quelques Rapanui travaillent pour l’évêque, c’est-à-dire bien avant que les contrats avec Brander n’aient expiré. Ainsi, entre 1872 et 1880, moment où les contrats avec Brander sont tous terminés, on constate que les Rapanui louent des terres à Pamatai (Tahiti) (tableau 7.4) et que d’autres se sont installés à Haapiti (Moorea). En 1886, 43 Rapanui travaillent les terres de la mission à Pamatai et à Moorea, dont 31 apparaissent sur les terres de Pamatai et 12 à Moorea (tableau 7.5)36. Ces listes de noms permettent d’analyser la mobilité des Rapanui car j’ai identifié quelques noms déjà vus sur les documents de la plantation de Brander ainsi que de nouveaux noms. Par ailleurs, ces listes m’ont servi comme point de départ pour les reconstructions généalogiques que nous allons discuter plus loin37. Regardons de près l’installation des Rapanui sur les terres de Pamatai. D’abord, ci-dessous la liste des locataires de terres entre 1882 et 1884.

36 Aux archives de l’État-civil j’ai trouvé d’autres informations. Pour le district de Faa‘a 36 actes de naissances entre 1879 et 1906 concernant des enfants dont au moins un des parents était rapanui, et 55 actes de décès de Rapanui nés à l’île de Pâques. Concernant Haapiti, j’ai identifié 30 actes de naissance et 31 actes de décès concernant des Rapanui. Ce qui veut dire que le nombre des immigrants rapanui à Pamatai et Haapiti est supérieur au nombre de potentiels acheteurs. Pour la période entre 1879 et 1906, j’ai identifié les noms rapanui d’un total de 67 décès (dont 55 furent des personnes nées à Rapa Nui) et 66 naissances. 37 Cependant comme ces listes informent de l’occupation de terres exploitées je n’ai aucune donnée concernant les femmes rapanui à ce moment. Je trouverai cette information dans les registres de mariage et les actes de décès.

447

Deuxième partie

Tableau 7.4: Noms des locataires des terres à Pamatai (1882-1884) Nom Terre louée Dette Observation (ArchÉvêché Tfa Pam 6-3) Source (15p hct) accumulée Gaspare 4 h 430p À payé tout pendant 5 ans ArchÉvêché Tfa Pam 6-2 Juliano 4 h 200p Lazaro 4 h 550p Roma 4 h 520p Hukihiva 4 h 880p Les nommés Matia et Leone inscrits en différents endroits, sont chez Hukihiva et n’ont pas de terre en location. Adriano 2 h 400p Eukenio 2,5 h 407p Jean Baptiste 2 h 350p Samuere 4 h 980p Papiano 2 h 295p Il n’a rien payé l’an dernier Mateo 1 h 175p Il n’a rien payé depuis 2 ans Petero 1 h 157,50p Il remplaça Madalene. Jeremias 2 h 450p Il commence de Laument. [?] Mikaere 45p Paie 3 piastres par an pour l’emplacement de sa maison. Petero a Kitina N’est encore inscrit, il commença à l’aferites [ ?] ArchÉvêché Tfa Pam 6-3

J’ai souligné en gras les noms de ceux déjà identifiés chez Brander, ce qui vient corroborer le déplacement des Rapanui d’une plantation à l’autre. On identifie que dans ce groupe tous ne sont pas des locataires de terres et que certains d’entre eux habitent sur une même parcelle, comme l’indique le cas de Hukuhiva avec lequel habitent Matia et Leone. Autre indication concernant l’installation des Rapanui à Pamatai : on identifie quelques aspects de l’administration des terres par les missionnaires. En premier lieu, le prix à payer par hectare (15 piastres) et en deuxième lieu l’obligation de s’inscrire comme locataire ou habitant de l’endroit, comme c’est indiqué pour le cas de Petero qui remplaça Madalene et celui de Petero a Kitina qui apparemment venait d’arriver sur la plantation, car il n’était pas encore inscrit ; ou le cas de Mikaere qui payait seulement pour le terrain où il avait construit sa maison. Ajoutons que Petero a Kitina avait un contrat de travail avec Jaussen depuis 1874 (tableau 7.3) et que dans un autre document il est encore signalé comme remplaçant d’un Mangarevien qui était récemment décédé (ArchÉvêché Tfa Pam 6-4). Finalement, ces documents nous montrent que les Rapanui avaient accumulé une importante dette d’argent qui s’élève à 5 639 piastres soit 28 195 francs en 188438,

38 Dans les Établissements français d’Océanie (EFO) circulaient à cette époque diverses monnaies métalliques, l’une des plus importantes et qui donnera plus d’un problème à l’administration coloniale française était la piastre chilienne (Toullelan 1984). À cette époque 1 piastre forte chilienne équivalait à 5 ou 5,50 francs (O’Reilly 1975).

448

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

situation qui va générer des problèmes avec les missionnaires. Un document missionnaire cité par Anguita (1886 : 166) signale à ce sujet :

Les Rapanui de Pamatai se moquent de nous, depuis trois ans ils n’ont rien payé. Cependant, en plus du coton, ils ont une quantité considérable de cocotiers en pleine production, qui ont été plantés auparavant par la mission.

Malgré les problèmes financiers avec la Mission, les Rapanui de Pamatai sont apparus de temps en temps dans la presse locale où ils sont individualisés et félicités de leur travail remarquable. Ils sont reconnus pour être de bons maçons, pour entretenir de belles plantations et pour être d’excellents bâtisseurs. Par exemple, un certain Gregorio « Rapanui apprenti de la Mission catholique » reçut un prix pour une bibliothèque qu’il avait construite dans l’atelier de la Mission et un autre Rapanui, Timothée, est aussi félicité pour un piédestal fait en corail (MT : 24-09-1875 : 156). Plus tard, en 1878, au cours d’une visite de la Commission d’Agriculture, une mention honorable est donnée à « Roma le chef de la société Rapanui de Pamatai » (MT 07-02-1879 : 24). Concernant l’installation des Rapanui à Moorea, l’information est moins abondante. Anguita (1986 : 160) nous rappelle que la Mission de Moorea fut une initiative de Tepano Jaussen qui en 1871 acheta un terrain sur le district de Haapiti et ouvrit, en 1872, une école de catéchistes. C’est là que nous identifions quelques Rapanui installés déjà en 1879. La commission qui avait fait l’éloge de la plantation de Pamatai fait de même au sujet d’un groupe rapanui de Haapiti ; son commentaire nous apporte quelques données :

Romepo et autres, association de huit indigènes de l’île de Pâques, dont quatre mariés, établis à Varari, district de Haapiti, depuis trois ans, sur un terrain de 30 hectares qu’ils ont pu payer par leur travail et 2 hectares loués. Cette plantation présente 8 hectares de coton de 1 à 3 ans en bon état et de bonne qualité, 2.000 cocotiers environ, bien espacés, dont une partie nouvellement plantée par eux ; 500 sont en plein rapport. Ils ont aussi un champ de taro. (MT 07-02-1879 : 24).

Le document nous informe que les Rapanui de Haapiti étaient déjà en 1878 propriétaires d’un domaine de trente hectares et qu’ils avaient formé une association d’agriculteurs. Nous connaissons certains de leurs noms grâce à la liste préparée par Tepano Jaussen au cours du projet de vente du domaine de Pamatai en 1886 (tableau 7.5). Ainsi dans les deux endroits les Rapanui deviendront des propriétaires de terres. Finalement, les Rapanui de Moorea laisseront jusqu’à aujourd’hui le souvenir de ceux qui ont bâti l’église de la Sainte Famille de Haapiti.

449

Deuxième partie

Ce document a une importance capitale, il nous permet d’individualiser certains Rapanui installés à chaque endroit et aussi de déterminer le parcours de certains Rapanui depuis leur arrivée à Tahiti en 1871 jusqu’en 1887 quand Pamatai est finalement acheté par eux. Dans le tableau 7.5 je souligne en gras les noms des Rapanui identifiés dans la plantation de Brander et avec un astérisque (*) ceux qui étaient locataires à Pamatai depuis 1882. Le résultat de cette comparaison nous montre que les Rapanui se sont déplacés depuis Haapape à Pamatai et Moorea (19 cas) et aussi entre Pamatai et Moorea (2 cas). Plus tard, avec la liste des propriétaires de Pamatai, nous verrons que des individus initialement notés à Pamatai seront inscrits à Moorea et vice-versa, ce qui montre un déplacement continu entre les deux endroits.

Tableau 7.5: Liste de Tepano Jaussen 1886 : « Acquéreurs » Rapanui de Pamatai Karepare Aopero*, Hute Tera, Tepano Hakarevareva, Onorato Takiora, Joane Pua Kava, Rataro Tuumatahi, Tepano Roma*, Nikodemo Pova, Naporeo Puna, Adriano Pua*, Tamirao Amoaha, Petero Mati, Mateo Tahuaga*, Jeremi Rengavaruvaru*, Mikaere Hinanironiro, Leon Tekena*, Tamuera Teiva*, Papiano Tupahotu*, Mikaere Tarahiva*, Timione Veruauka*, Anatonio Aringa, Matia Manu*, Ruka Ago, Makere Tage, Juliano Tupa*, Petero Tepuku*, Joane Harekirangi, Joane Torometi, Kinitino Make, Akutino Hereveri, Petero Araua* Rapanui de Moorea Romepo Apotea, Timoteo Manueono, Mareko Anakena, Tavero Moho, Kinitino Hukihiva, Hiripa Puruaara, Eukenio Keremuti*, Anatarea Tepuku, Tavara Haupako, Reimuta a Raki, Kinitino Temanu* (ArchÉvêché Tfa Pam 6-9)

Prenons un exemple pour montrer ce type de parcours. Nous identifions un Rapanui appelé Eukenio Keremuti, une première fois noté sur la liste de baptêmes de 1873 à Haapate où est aussi notée sa fille Veronike Keremuti (tableau 7.2). Plus tard Eukenio est noté comme locataire d’une parcelle de 2,5 hectares à Pamatai (tableau 7.4) et puis en 1886 il est noté sur la liste de futurs propriétaires à Moorea (tableau 7.5). Cela montre aussi qu’entre les deux communautés il y a des mariages. En effet, sa fille, Veronike Karemuti va se marier en 1891 avec Andrés Manu Avaka, Rapanui qui va acquérir un terrain par héritage à Pamatai. Leur fille, Ioana Manu Avaka, est celle qui avait accueilli ses cousins, Mateo et Gabriel Veriveri en 1926 (cf. chapitre 1, le présent chapitre plus haut, et annexe G : G22).

450

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Dans une lettre en date du 8 avril 1885, le Père Rogatien Martin informe le TRP Bousquet à Paris des nouveautés de la colonie rapanui de Moorea :

Le R.P George [Eich] retourne cette semaine à Moorea où il va s’occuper un peu de former quelques catéchistes qu’on lui enverra des Tuamotu. Son district de Haapiti verra désormais une réunion nombreuse de catholiques ; outre les quelques indigènes de Moorea même, il y a eu une petite immigration d’une vingtaine de Rapanui qui s’y étaient établis. Ils sont maintenant mariés et ont des enfants. De plus, la semaine dernière, 29 personnes ont été emmenées de Fangatau [Tuamotu] où elles mouraient de faim, et ont été portées à Moorea. Ce sera toute une réunion… » (In Cools 1973 : 198, ms 512).

Le commentaire du Père Martin nous permet d’envisager la composition sociale des habitants de Haapiti. D’abord, tous sont de confession catholique, agriculteurs et, au moins de trois origines géographiques différents : Moorea, Tuamotu et l’île de Pâques. On verra par la suite que le cas de Pamatai est particulier en ce qui concerne les origines des habitants, car on y trouve une présence plus marquée des Rapanui qui, comme à Haapape, vont se marier entre Rapanui et devenir des parrains des Rapanui nés à Pamatai. Cette cohésion communautaire est, nous semble-t-il, l’explication première du fait que ces expatriés et survivants deviendront propriétaires des terres. Mais cette cohésion communautaire n’explique pas par elle-même pourquoi la Mission décida un jour de vendre le domaine de Pamatai. Nous allons voir maintenant ce qu’il en est.

2.4. La vente de Pamatai (1887) et la carte historique de 1888

En 1882 la Mission catholique connaît une crise financière : l’évêque Tepano Jaussen reconnaît un déficit de 20 000 francs. De plus, il constate qu’aucun des projets productifs ne rend les fruits que les missionnaires attendaient, et que les investissements fonciers, qui s’étendent de Tahiti, Moorea, Gambier, Marquises jusqu’à l’île de Pâques, ne permettent pas d’établir une économie d’autosubsistance (in Hodée 1983 : 361). Le Père Rogatien Martin écrit en 1882 que :

À part la propriété de Papenoo, je ne vois aucun bien d’une certaine valeur qui ne soit pas39 très utile « au but pour lequel nous sommes en Océanie », si ce n’est Pamatai ; mais le P. Collette lui-même désire garder Pamatai à cause de la colonie rapanui qui y est établie.

39 La tournure est curieuse mais c’est bien ce qui est écrit.

451

Deuxième partie

À Rapanui (île de Pâques), Monseigneur cherche à se débarrasser de ce que la Mission y possède ; mais la succession Brander est embrouillée40... [sic]. À Mangareva, les pères ont des moutons et des chèvres ; ils passent pour avoir de l’argent. Des explications avec le P. Nicolás seraient utiles. Il ne refusera pas de rendre compte et de se défaire d’une source d’envie et de chicanes de la part des Résidents […] Nos églises et chapelles de districts sont pauvres en ornements. Nos presbytères sont encore plus pauvres. Un demi-verre de vin par repas, un morceau de lard et du riz sont la nourriture des missionnaires. Une natte sert de lit. Pourquoi ? Par économie et non par avarice. La Mission me paraît sur un bon pied ; elle peut marcher. Qu’elle ne cherche pas à acquérir davantage. Mais elle a pu, sans manquer de confiance en la Providence, prendre les mesures qu’elle a prises. (In Hodée 1983 : 362-363).

Nous comprenons que le père Martin cherche à se défaire de quelques propriétés et cela nous rappelle ce que nous avions vu dans l’histoire de la Mission à Rapanui, quand elle vendit ses terres au capitaine chilien Policarpo Toro (cf. chapitre 1). Cependant, l’évêque Tepano Jaussen n’est pas convaincu de faire de même avec les terres de Pamatai en 1882 car, il écrit : « elles nous donnent quelque chose » (in Hodée 1983 : 350). Par ailleurs, l’action du père Collette semble un élément central en faveur des Rapanui. Selon la correspondance missionnaire publiée par Paul Hodée (1983), le père Collette avait un fort conflit avec l’évêque Tepano Jaussen et le critiquait ouvertement. Paul Hodée (1983 : 344-345) explique :

[…] le P. Collette quitte la Mission pour s’installer en ville en septembre 1881. Il peut d’autant mieux le faire qu’étant curé de Papeete, il reçoit un traitement de l’administration. Lorsque Mgr Verdier est nommé coadjuteur de Mgr Jaussen en septembre 1882, l’opposition du P. Collette à l’égard de ses confrères devient radicale ; en 1889, il soutient ouvertement le président du conseil de Fabrique qui empêche l’évêque de venir célébrer les offices dans sa cathédrale […] C’est dans ce contexte que le P. Collette dénigre systématiquement la Mission en ville en dénonçant sa richesse et en traitant Mgr Tepano Jaussen de tous les noms : « despote, avare, diviseur, haineux, retombé en enfance, scandaleux, mauvais évêque... ». Sa fonction de curé de Papeete, ses liens privilégiés avec la Marine qui le considère comme aumônier militaire, sa façon de se faire passer comme victime du « despotisme de l’évêque » en font un personnage populaire. Dans l’ambiance anticléricale de ces années 1880 à 1900, les propos du P. Collette sont repris et amplifiés par la population européenne qui le soutient […].

40 Rappelons les affaires foncières qui ont précédé l’annexion chilienne (cf. chapitre 1)

452

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Dans ce contexte, on comprend que le père Collette ait finalement préféré que Pamatai soit vendu aux Rapanui, ceux qui habitaient et travaillaient depuis des années sur ces terres, plutôt que laisser le domaine à un autre acheteur choisi par Tepano Jaussen. De ce fait, le 26 septembre 1887, vingt-cinq Rapanui (et non trente et un comme il était prévu en 1886) achètent ce domaine pour la somme de 25 000 francs, somme qu’ils ne finiront jamais de payer complètement. En 1888 le Père Martin écrit à Paris :

[…] Quant à Pamatai près de Papeete, vendu l’an dernier aux Rapanui établis sur ce terrain, il y a un peu à craindre que le paiement ne s’effectue pas. Ils ont fait le premier paiement de 5 000 francs ; le second qu’ils avaient l’intention de faire en juillet dernier, n’a pas encore eu lieu. (In Cools 1973 : 199, ms 513).

S’agit-il d’une mauvaise affaire pour la Mission ? D’un point de vue économique, sans doute. Mais du point de vue de l’enracinement du catholicisme sur un territoire de confession protestante comme l’est Tahiti, il s’agit d’une réussite. Antoine Mativet41, directeur de l’Intérieur du Territoire depuis 1886, écrit au sujet des Rapanui occupants de Pamatai :

Les Rapanui […] convertis au catholicisme et amenés à Tahiti par Tepano, l’évêque […] On leur a cédé une vallée près de Papeete et ils font des merveilles, cultivant le coton, les patates douces, les melons, le maïs et tirant de leur travail des gains élevés. [Ils] sont gouvernés […] par un catéchiste qui exerce une autorité presque absolue. (Mativet [Monchoisy] 1888 : 278).

L’opinion du directeur de l’Intérieur du Territoire, même si elle exagère un peu l’autorité du catéchiste, permet de conclure qu’en effet les Rapanui vont organiser une sorte d’enclave catholique sur un territoire protestant. D’ailleurs, on peut penser que c’est ici l’une des raisons principales des missionnaires, avec le besoin financier, pour clore l’affaire de ce domaine en le vendant aux fidèles rapanui. Pourtant, un aspect important de l’achat de Pamatai est que la propriété du domaine ne restera pas indivise. Cinq mois plus tard, le 25 février 1888, le domaine est divisé en vingt-cinq étroites parcelles du côté montagne et vingt-cinq autres du côté de la vallée. Cette division est reportée sur une carte précisant chaque parcelle avec un numéro, le nom et prénom du nouveau propriétaire et en donnant un nom à chaque parcelle de terre. C’est donc là l’origine du fameux document que Victoria Rapahango obtiendra et rapportera à

41 Antoine Mativet écrit La Nouvelle Cythère (1888) sous le pseudonyme Monchoisy. Son nom apparaît dans d’autres travaux de recherche écrit comme Méthivet (cf. Toullelan 1984).

453

Deuxième partie

Rapa Nui (cf. supra section 1.2). L’initiative vient sans doute de la Mission qui se réserve ainsi deux lots pour les bâtiments qu’elle va gérer. En effet, l’acte de division consigne aussi que :

La parcelle du domaine située entre la route de ceinture et la mer restera commune entre tous les comparants, les sources qui s’y trouvent seront entretenues à frais communs [et] la parcelle indiquée au plan ci-annexé par le lettres ABCD sera également commune, pour recevoir l’église, l’école, le cimetière et la maison de réunion des comparants. (Lejeune 1888 : 4).

Notons tout de suite que même si les Rapanui deviennent propriétaires par le biais de l’achat, une parcelle est consignée pour y recevoir des bâtiments de la Mission : une église, une école et même un cimetière, bref les trois composants de tout village dans une communauté chrétienne. Notons aussi que la parcelle nommée « ABDC » où seront placés les bâtiments de la Mission est le sommet de la colline. Elle fera office de point de division des parcelles individuelles entre le côté montagne et le côté vallée. Une sorte d’urbanisation sacrée vient donc dominer l’espace. Cette carte nous apporte d’autres informations importantes car elle permet d’identifier les propriétaires et chaque parcelle a reçu un nom. Ce détail n’est pas insignifiant si nous pensons que ce sont les Rapanui eux-mêmes qui ont donné ces noms. D’abord, parce que les noms correspondent à des endroits bien définis de la toponymie de Rapa Nui et ensuite, parce que ces noms, d’après l’explication que Victoria Rapahango a donnée à l’anthropologue Grant McCall, correspondraient aux lieux d’origine de chaque propriétaire (McCall 1976a : 354). L’importance de cette interprétation c’est qu’elle permet de lier les propriétaires aux origines mata, comme l’a suggéré McCall.

454

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Figure 7.4: Carte du partage du domaine de Pamatai (1888)

Figure 7.5: Cadastre de terres de Pamatai (2013)Figure 7.6: Carte du partage du domaine de Pamatai (1888)

Carte redessinée par moi-même sur la base de la carte originale conservée aux Archives de l’Evêché de Tahiti (pour les noms des Rapanui et des parcelles) et d’une copie conservée à la DAF.42

Il me semble que l’acte de nommer précisément avec ces noms-là révèle les modalités d’appropriation mises alors en action par les Rapanui. D’abord une appropriation d’ordre physique car ce sont des terres qu’ils habitent et travaillent ; ensuite, une appropriation d’ordre juridique par le fait que de nouveaux droits de propriété sont inscrits à la manière occidentale, sur des papiers, ce qui est une ressource de validité d’un point de vue colonial ; et finalement, une appropriation d’ordre symbolique à travers la nomination par

42 Pour les noms des deux auteurs de la carte, indiqués en tête, je n’ai pu trouver des informations que sur Henri Courtet, français venu à Tahiti en 1883, qui a publié dans ces années des travaux sur la terre et l’agriculture et qui est signalé un peu plus tard, au Journal Officiel (2 janvier 1902), comme « dessinateur au service des travaux publics ».

455

Deuxième partie des termes issus la toponymie de Rapa Nui. D’une manière plus large, cet acte de nommer montre que les Rapanui en diaspora ont activé ce que James Clifford (2001 : 481), quand il commente les situations d’individus vivant en exil, appelle une « mémoire de la terre », une référence « territorialisée [grounding] » qui donne un sens au nouveau lieu d’habitation. Autrement dit, ce qui permet de créer un « chez soi » à l’étranger. Patricia Anguita (1986) explique que les Rapanui une fois devenus propriétaires vont s’organiser en deux coopératives agricoles pour produire du coton et du coprah. Dans les archives de l’évêché, j’ai trouvé des documents montrant qu’ils ont aussi loué certaines terres aux immigrants chinois et à d’autres Rapanui. Mais, malgré cette image de prospérité, la colonie rapanui sera connue pour sa pauvreté. Certes les Rapanui qui ne sont pas devenus propriétaires vont travailler dans la culture, mais ils deviendront aussi dockers à Papeete. L’ethnologue Hjalmar Stolpe (1999 [1899] : 99) a rencontré un certain Tepano, un Rapanui qui avait le visage complètement tatoué et qui semblait avoir une vie « assez agitée, travaillant sur le port et dans les entrepôts ». En 1897 Arthur Baessler, le fameux voyageur allemand, photographie cinq Rapanui de Pamatai. Ses photographies nous montrent deux petites filles au visage triste, la maison en paille d’un vieux rapanui torse nu et deux agriculteurs pieds et torse nus. Les images contrastent avec d’autres clichés pris par Baessler dans d’autres districts de Tahiti où la propreté des maisons et les femmes habillées en robes mission sont mises en valeur comme un signe de progrès. Finalement, le rapport de Jean Nadaud, médecin naval en résidence à Tahiti entre 1896 et 1898, recense quinze Rapanui malades de lèpre (McCall 1976a : 350). Baessler (1900 : 84) indique que seulement « 20 hommes, 11 femmes et 13 enfants » habitaient Pamatai en 1897 et parmi eux, plusieurs « semblaient être malades de lèpre ». Le devenir de la colonie rapanui de Pamatai semble à cet égard incertain, et les maladies et une mortalité élevée continueront à décimer la population43. Anguita (1986) conclut qu’en 1922, quand un cadastre des terres a été réalisé, la trace des Rapanui avait disparu. Inévitablement, dit-elle, ils se sont mélangés avec la population tahitienne. De plus, l’auteur d’un manuscrit trouvé aux archives de l’évêché à Papeete conclut que les Rapanui se seraient dispersés en abandonnant leurs terres (ArchÉvêché Tf Pam 1-1).

43 Il faut se rappeler que la maladie de la lèpre est arrivée à l’île de Pâques avec certains Rapanui revenus de Tahiti (cf. chapitre 1)

456

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

2.5. La composition des familles rapanui et les résultats de l’enquête généalogique

Je vais maintenant concentrer l’attention sur la composition des familles rapanui, question qui deviendra capitale quand presque un siècle plus tard de nouveaux immigrants de l’île de Pâques seront arrivés à Tahiti pour réclamer les terres. La reconstruction généalogique montre que, même si la mortalité a été élevée, on reconnaît aujourd’hui à Pamatai des familles d’origine rapanui. Par ailleurs, en étudiant les documents du cadastre des terres tels que les procès-verbaux de bornage et les transcriptions hypothécaires, on arrive à la conclusion que les terres ne furent pas abandonnées, comme l’indique le rapport de la Mission cité plus haut, mais vendues, échangées et héritées selon des procédures qui vont mélanger des logiques de la parenté étendue et des procédures légales. La reconstruction généalogique m’a permis aussi d’identifier que parmi les acheteurs de Pamatai se tissaient des rapports de parenté étroits : des groupes de frères et de sœurs, des couples avec des enfants et des liens de parenté religieuse si l’on peut dire. En de compte, mes données montrent que les membres d’un même groupe de parenté vont vivre, depuis 1871, séparés entre Rapa Nui, Mangareva, Tahiti et Moorea, situation qui au fil des ans et des nouveaux mouvements migratoires rapportera à l’île de Pâques l’information sur la propriété des terres de Pamatai et maintiendra vivant le souvenir de ces terres dans une Rapa Nui fermée légalement aux contacts avec Tahiti mais ouverte à un imaginaire débridé sur ce ce même Tahiti. Dans les archives de l’État-civil à Papeete et à la Direction des Affaires Foncières j’ai trouvé des actes de décès, de naissance et de mariage d’une grande partie des Rapanui signalés dans la liste de Tepano Jaussen de 1886 et des vingt-cinq acheteurs de 1887. J’ai confronté ces informations avec les reconstructions généalogiques que les Rapanui eux- mêmes ont publiées sous la responsabilité du Conseil des Anciens (Hotus et.al 1988) et celles que Grant McCall (1986) a pu aussi systématiser. J’ai réussi à estimer les années de naissance et de décès d’environ cent cinquante-deux Rapanui de Tahiti et Moorea entre 1886 et 1906, ainsi que l’identité des conjoints, les années de naissance, de mariage et de décès. J’ai aussi identifié les couples qui ont eu des descendants. Dans certains cas, on peut tracer cette descendance jusqu’à nos jours. Voici sous forme synthétique l’enseignement à tirer de cette étude généalogique.

457

Deuxième partie

Pour commencer : ci-dessous mon estimation des années de naissances des Rapanui qui apparaissent sur la liste de Jaussen de 1886 ; sont indiqués en gras ceux qui sont propriétaires de terres en 1887. Il faut signaler que dans cinq cas, je n’ai pas réussi à trouver un quelconque document qui permet d’établir une estimation.

Tableau 7.6: Estimation de l’année de naissance des Rapanui de la liste de Jaussen (1886) 1830-1839 (4 personnes) 1840-1849 (9 personnes) 1850-1859 (16 personnes) 1860-1869 (4 personnes)

Tepano Roma (1830) Antonio Aringa (1840) Timione Veroauka (1850) Leon Tekena (1860 )

Remuto a Raki (1831) Terea Hute (1845) Kinitino Temanu (1850) Nikodemo Pova (1861)

Ioane Harikirangi (1835) Joane Puakava (1845) Tavara Haupako (1851) Petero Raharoa (1860)

Lataro Tuumatahi (1836) Mareko Anakena (1846) Akutino Hereveri (1851) Onorato Maurata (1865)

Karepare Aopero (1846) Petero Tepuki (1853)

Matia Temanu (1847) Petero Mati (1853)

Kinitino Hukihiva (1848) Naporeo Puna (1853)

Kinitino Make (1849) Papianao Tuupahotu (1853)

Timoteo Manueono (1849) Mateo Tauahanga (1853)

Iope Hotononoi (1853)

Tepano Hakarevareva (1854) Adriano Pua (1854)

Eukenio Keremuti (1855)

Hiripa Puruuara (1856)

Tavero Moho (1857)

Jeremia Rengavaruvaru (1858)

À partir ce tableau on comprend deux choses : d’abord que les survivants du grand exode de 1871 sont surtout une population adulte mais jeune, principalement née entre 1840 et 1860 inclus (27 personnes sur un total de 33), c’est-à-dire qu’au moment de la grande migration elle était âgée de 10 à 30 ans avec une majorité, dans ce groupe, de personnes de plus de 18 ans (19 personnes nées entre 1840 et 1853). Seuls deux des Rapanui qui deviendront propriétaires de terres étaient nés avant 1840. Ces informations nous permettent aussi de mettre en lumière qu’une bonne partie de ces migrants sont arrivés à Tahiti déjà mariés et avec des enfants. Les plus jeunes trouveront une épouse ou un époux parmi les Rapanui nés à Tahiti ou à Moorea, ou dans la population polynésienne de ces îles. Dans les tableaux 7.7 et 7.8 je présente les couples existants en 1886.

458

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Tableau 7.7: Couples de Rapanui à Pamatai (1886) PAMATAI

Deux conjoints rapanui Conjointe rapanui- Conjointe polynésienne Sans conjointe connue tahitienne Hute Terea m.a Ruko Ago m.a Tepano Hakarevareva m.a Karepare Aopero Parapina Hulatarina Louise Ahupotu Puna Marie Rima One (I. Cook) Lataro Tuumatahi Joane Puakava m.a Timione Veroauka m.a María Tevai (déjà Veri a Marite (I. Cooks) décedée) Adriano Pua m.a Petero Mati m.a Tamirao Amoaha Marita Rukoviku a Maika Marceline Anaterau (I. Marquises) Mateo Tauahanga m.a Petero Tepuku m.a Mikaere Hinanironiro Marcelina Vero María Matututeao (Tahiti) Jeremias Rengavaruvaru m.a Naporeo Puna m.a Leone Tekena Veri Maori Rereao Taumihua (Tahiti) Matia Manu avec Onorato Maurata m.a Mikaere Tearahiva Marate Hakahire Rereao Amutiheva (Tahiti) Joane Harikirangi m.a Petero Raharoa m.a Anatonio Aringa Uka Renga Hopuhopu Teuna Tape (Tahiti) Kinitino Make m.a Papiano Tuupahotu m.a Makere Tage María Pua Vave Celina Tupakitaki a Uraei (Taumotu) Akutino Hereveri m.a Tamuera Teiva m.a Juliano Tupa Margarita Vaiatare Alexandra Apuarii (demi chinoise) Joane Torometi

Tepano Roma [veuf ?]

Nikodemo Pova

9 couples 1 couple 9 couples 12 non-maries [?]

Tableau 7.8 : Couples de Rapanui à Haapiti (1886)

HAAPITI

Deux conjoints rapanui Conjointe rapanui- Conjointe polynésienne Sans conjointe connue tahitienne Timione Manueono Romepo Apotea m.a Kinitino Hukuhiva m.a Anikete Harikirangi Victorine (Taumotu) Mareko Anakena m.a Tavero Moho m.a Hiripa Puruara Victorine Terehu Anne Tapai (Tuamotu) Eukenio Keremuti m.a Iope Hotononoi m.a Tavara Haupako Marie Haka Teotahi a Taki (Moorea) Raimuto a Raki m.a Kinitino Temanu Aka Viri (déjà décédé) Anatarea Tepuku m.a Rua a Varunga

5 couples 3 couples 4 non-maries [?]

J’ai signalé en gras les couples de Rapanui qui deviennent propriétaires en 1887. Notons déjà qu’il manque trois individus de la liste du partage de 1888 : Bruno Oreare

459

Deuxième partie signalé comme le propriétaire du terrain « numéro 5 » ; Mariu Nikonore, le propriétaire du terrain « numéro 11 » et Reone Terongo propriétaire du terrain « numéro 17 ». D’après mes reconstructions généalogiques, seul Bruno Oreare s’est marié à Tahiti et son épouse était une fille de père européen et mère tahitienne (cf. annexe G : G14). Cette reconstruction des liens de mariage mérite d’autres commentaires. D’abord et par rapport aux origines des conjointes, on reconnaît neuf cas (soit la moitié des couples) où les mariés sont tous les deux d’origine rapanui ; et si on considère les années de naissance (toutes entre 1840 et 1851) il est possible qu’il s’agisse de couples mariés à l’île de Pâques, hypothèse renforcée par le fait que je n’ai pas trouvé d’actes de mariage rédigés à Tahiti. Ensuite, dans neuf autres cas (soit l’autre moitié des couples), les épouses sont toutes polynésiennes, mais venues de seulement trois endroits différents : une originaire des îles Marquises, deux des îles Cook (territoire qui a connu aussi un fort déplacement de population vers Tahiti) ; quatre originaire de l’île de Tahiti et une des Tuamotu (originaire de Fangatau). On identifie aussi un nombre élevé d’hommes (onze sur un ensemble de trente et un hommes) pour lesquels je n’ai pas trouvé d’information concernant leur conjointe ou un acte de mariage. Malgré cela, il y a au moins un individu parmi eux qui a eu une descendance à Rapa Nui (Tepano Roma) et un autre qui se mariera aux îles Marquises en 1903 (Nicodemo Pova). Un cas est particulièrement intéressant en ce qu’il révèle des liens étroits de parenté des Rapanui de Pamatai : le mariage de Kerekorio Tuteao Ruko et Louise Ahupotu Puna. Il s’agit ici d’un mariage entre un Rapanui immigrant et une Rapanui née à Tahiti, de père Rapanui et de mère tahitienne. Ce mariage va lier dans des rapports de parenté (beau- père/beau-fils) deux propriétaires de terres dont Tuteao Ruko qui est le propriétaire du terrain numéro 2 et Naporeone Puna, le père de Louise, propriétaire du terrain numéro 24. Ensuite, ce type de mariage, c’est-à-dire entre descendants des Rapanui propriétaires, va se répéter parmi les enfants rapanui nés à Tahiti ou à Moorea comme le montre le cas de Joseph Paehahati, Rapanui né à Haapape en 1873 et Marie Tupuraa Puna, une autre fille de Naporeone Puna (annexe G : G11 et G33) ; ou encore, entre Kaupari Arotea, né à Pamatai en 1896 (de deux parents rapanui) et Anikete Faarii née à Moorea en 1907 (dont la mère était une Rapanui née à Moorea) (annexe G : G18 et G21). Concernant les couples à Moorea j’identifie le fait que cinq sont formés par deux conjoints rapanui, dont quatre possiblement mariés à Rapa Nui avant le grand exode et

460

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

un couple dont les deux conjoints sont des Rapanui mariés à Moorea : Mareko Anakena et Victorine Terehu, mariés le 2 mai 1889 à Haapiti (annexe G : G18). Un cas qui nous montre les liens de parenté tissés entre la communauté rapanui de Pamatai et celle de Moorea est le mariage de Timoteo Manueono et Anikete Harekirangi, car le père de celle-ci, Joane Harekirangi, apparaît dans la liste de Pamatai alors qu’au même moment son beau-fils, Timoteo Manueono, apparaît inscrit à Moorea (annexe G : G 21). Cela peut impliquer que les familles, devenues bilocales, ont accès aux deux lieux d’habitation et de travail, reliant Pamatai et Haapiti. Concernant les trois autres couples mariés à Moorea, on identifie deux cas où les couples sont formés par un homme rapanui et une femme venue des Tuamotu et en particulier de l’atoll de Fangatau. Dans le troisième cas, la femme est originaire de Moorea. Il semble que les mariages entre Rapanui et Paumotu de Fangatau furent récurrents à Moorea44. Pour résumer : des vingt-huit couples mariés de Pamatai et Moorea, 53% sont formés par deux conjoints d’origine rapanui ; et 47% dont les femmes sont originaires d’autres îles polynésiennes : Tahiti (cinq cas), Tuamotu (trois cas) îles Cook (deux cas), îles Marquises (un cas). J’ai identifié parmi les Rapanui qui ont acheté les terres des rapports de germanité. Cela implique que les terres, même si elles ont été partagées avec des titres individuels, auront pu être exploitées et habitées par des groupes de frères avec leurs familles. Ce constat aura des importants effets dans les transferts de droits dans les années qui vont suivre l’achat et après la mort des titulaires, surtout s’ils n’ont pas eu une descendance. J’ai identifié les cas suivants de liens de germanité : o Kinitino Make, du terrain 3, s’est déclaré frère de Lataro Tumatahi, du terrain 21, lors d’une affaire de succession. Kinitino Make apparaît aussi lié en étant l’oncle (et beau-père à la fois) de Petero Raharoa (Petero Auaroa de la lista de Jaussen). Ce dernier sous le nom de Petero Make revendiquera plusieurs terrains dans les premières années de 1900. Petero Raharoa et Kinitino Make sont les fondateurs de la famille Make de Pamatai et Mangareva ainsi que des familles Laharoa (Terongo) et Pont de Rapa Nui (annexe G : G 12).

44 Le cas plus connu de ce type de mariage à Rapa Nui est celui du catéchiste Nicolás Pakarati Ure Potahi, arrivé à Moorea en 1886 avec George Eich et marié en février 1888 avant de revenir à l’île de Pâques, avec Elizabeth Rangitaki. Il s’agit des fondateurs de la famille Pakarati de Rapa Nui.

461

Deuxième partie

o Matia Temanu, du terrain 10 et Karepare Aopero du terrain 8. Matia Temanu est le fondateur de la famille Hotu (Hotus) de Rapa Nui (annexe G : G 17). o Terea Hute du terrain 9 et Mareko Anakena noté à Moorea (annexe G : G18). On constate que les relations de germanité s’étendent vers Rapa Nui dans au moins cinq cas : o Atiriano Pua ‘a Paina (selon l’acte de décès), propriétaire du terrain numéro 6, semble être un frère de Roman Hei ‘a Paina, car la particule « ‘a » peut être traduite comme « fils de », donc tous les deux sont fils d’un certain Paina. Selon les informateurs de McCall (1976a : 311-312) Roman Hei était parti à Tahiti avec les missionnaires (annexe G : G15). o Antonio Aringa, propriétaire du terrain 16 semble être un frère de Veri Ta’e Pu, grand-mère paternelle de Victoria Rapahango (annexe G : G27). o Mateo Tauahanga, du terrain 20 avait une sœur à Rapa Nui appelée Parapina Pua ‘a Tauahanga qui aura une descendance à Rapa Nui. En plus, il apparaît comme un frère de la mère de Kinitino Make, propriétaire du terrain 3 (annexe G : G 30). o Raimuto ‘a Raki (ou Tuputahi) propriétaire du terrain 22, apparaît dans les généalogies de McCall (1986) comme frère de Daniel Huki, tous les deux avec une grande descendance à Rapa Nui (annexe G : G 32). o Tepano Hakarevareva du terrain 25, est nommé sur son acte de décès comme Hakarevareva ‘a Mure (Ngaure). Il semble qu’il avait laissé à Rapa Nui un frère, Simeone Riro ‘a Ngaure (l’ariki post-annexion décédé à Valparaíso) et une sœur, María Karo ‘a Ngaure. Simeone Riro a laissé une nombreuse descendance à Rapa Nui (annexe G : G 34). Finalement les généalogies construites nous apportent d’abondantes informations concernant la descendance des Rapanui propriétaires de Pamatai, qui donnent une autre dimension aux conclusions de Grant McCall (1976a). McCall, on l’a dit, identifie un seul Rapanui propriétaire qui avait des descendants dans la population de Pamatai des années 1960. Mon enquête conduit à identifier que cinq groupes de parenté vivant actuellement à Pamatai sont des descendants des Rapanui qui ont acheté des terres en 1887. De plus, il est important de constater que ces groupes de parenté se relient aussi aux terres de Moorea et Mangareva, ce qui montre l’extension de la diaspora rapanui en Polynésie. Cela veut dire qu’une mémoire de diaspora concernant une terre d’origine et une nouvelle terre

462

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

d’enracinement s’est transmise jusqu’à nos jours, malgré la rupture des liens entre Rapa Nui et la Polynésie pendant une bonne partie du XXe siècle. Regardons de près encore quelques enseignements livrés par mon étude généalogique, d’abord en ce qui concerne la descendance des Rapanui de Pamatai, et ensuite à propos d’autres Rapanui identifiés, mais qui n’ont pas été signalés comme des propriétaires. J’ai relevé que sur les vingt-cinq acheteurs, onze n’ont pas eu une descendance. Je ne suis pas en mesure de déterminer les causes de ce fait, mais il semble pertinent de dire que sur les onze Rapanui concernés, sept semblent n’avoir pas été mariés (en gras ceux qui ont une épouse). Voici la liste de noms : o Keretino Hukihiva du terrain 1; o Bruno Oreare du terrain 5 ; o Petero Mati du terrain 7 ; o Karepare Aopero du terrain 8 ; o Mariu Nikonore du terrain 11 ; o Reone Tekena du terrain 13 ; o Mikaera Tearahiva du terrain 14 ; o Antonio Aringa du terrain 16 ; o Reone Terongo du terrain 1745 ; o Timione Veroauka du terrain 18 et ; o Mikaere Hinanironiro du terrain 23. J’ai déterminé que sept des Rapanui propriétaires à Pamatai ont eu une descendance, mais celle-ci n’en a pas produit à son tour. Ainsi, les lignes de succession se sont achevées lors de la troisième génération. Voici les noms : o Onorato Maurata du terrain 4 (annexe G : G 13) ; o Atiriano Pua du terrain 6 (annexe G : G 15) ; o Terea Hute du terrain 9 (annexe G : G 18) ; o Jeremias Rengavaruvaru du terrain 15 (annexe G : G 25). o Mateo Tauahanga, du terrain 20 (annexe G : G 30) ; o Lataro Tuumatahi du terrain 21 (annexe G : G31) ;

45 Il faut dire que le cas de Reone Terongo est différent car il est un de ceux qui sont retournés à Rapa Nui, possiblement en 1898, où il s’est marié. Par ailleurs, selon les mémoires de la famille Laharoa de l’île de Pâques, il serait revenu avec deux enfants adoptifs nés à Tahiti : León Laharoa et Rómulo Laharoa, tous les deux enfants de Petero Raharoa qui est resté à Tahiti avec d’autres enfants (annexe G : G28 et G12).

463

Deuxième partie

o Tepano Hakarevareva, du terrain 25 (annexe G : G34). Par ailleurs, en 1922, quand les terres de Pamatai ont été cadastrées, on identifie que trois des Rapanui propriétaires de 1887 avaient des descendants à Pamatai, ainsi que deux autres qui n’étaient pas propriétaires, mais qui sont notés dans la liste de Jaussen de 1886. Ces cinq Rapanui de Pamatai et de Moorea ont laissé une descendance jusqu’à nos jours. Voici les détails : o Kinitino Make du terrain 3 et Petero Raharoa sans terrain assigné sont les fondateurs de la famille Make de Pamatai et de Mangareva (annexe G : G12). o Petero Tepuku du terrain 19 est le fondateur d’une branche de la famille Robson de Pamatai (annexe G : G29) ; o Naporeone Puna du terrain 24 qui apparaît comme ancêtre des Puna et des Paehahati de Pamatai (annexe G : G33). o Timoteo Manueono, Rapanui inscrite à Moorea dont les trois filles vont fonder des branches des familles Tikare, Faarii et Tekurarere tant à Pamatai qu’à Moorea (annexe G : G21). Un dernier enseignement des liens généalogiques dans la diaspora rapanui concerne les familles à Rapa Nui qui sont liées par une descendance directe aux propriétaires de terres de Pamatai. Il s’agit des cas suivants : o Une des filles de Kinitino Make et Marie Pua Vave du terrain 3 : Heremeta Make. Elle est née à Tahiti à Faa’a 1874 et rentrée à Rapa Nui entre 1888 et 1898 où elle se maria avec le Français Vincent Pont ; ils fondent la famille Pont Make (annexe G : G12). o Kerekorio Tuteao Ruko du terrain 2, marié à Louise Ahupotu Puna, une de filles de Naporeone Puna du terrain 24. Ils ont eu quatre enfants qui sont tous rentrés à Rapa Nui possiblement en 1898. Seule une fille, Margarita Ruko, a laissé des descendants jusqu’à nos jours (annexe G : G11). o La fille de Matia Temanu, propriétaire du terrain 10, Catalina Tekava, née à Rapa Nui, a eu un enfant à Pamatai qui est rentré à Rapa Nui certainement en 1898, appelé Matias Hotu, dont on a déjà parlé. Matias Hotu est le fondateur de la famille Hotu(s) Ika de Rapa Nui, dont nos interlocuteurs Lázaro Hotus Ika, Regino Tuki Hotus et Matias Hotus Hey sont descendants (annexe G : G17 et G5).

464

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

o Akutino Hereveri et Margarite Vaiatare ont eu un fils, Moisés Jacob Tu‘u Hereveri, né à Haapape en 1873. Moisés est un de ces Rapanui qui sont revenus à île de Pâques en 1888. À Rapa Nui il s’est marié à Parapina Ukai ‘a Vaka et a fondé la famille Hereveri Vaka (Beriberi, Veriveri) dont l’informateur de Sebastián Englert, Mateo Veriveri et mes interlocuteurs Moisés et Judith Hereveri sont descendants (annexe G : G 22). o Finalement, la famille Hito de Rapa Nui est descendante de Remuta Tuputahi ‘a Raki, propriétaire du terrain 22, qui avait laissé, vraisemblablement, un fils à Rapa Nui : Ricardo Hito Rangi (annexe G : G32). Faisons alors le lien avec les migrations des années 1970 : les deux groupes de parenté qui sont arrivés à Tahiti en 1970, c’est-à-dire les Hotus et les Hereveri, sont les descendants des Rapanui nés à Tahiti mais qui sont partis vivre à Rapa Nui où ils ont fondé leurs familles sans pourtant oublier l’existence des terres de Pamatai. Ce lien mémoriel qui relie les terres aux familles est l’explication première de la migration rapanui à Tahiti des années 1970. Pour comprendre toute la complexité des conflits qu’ont connus les Rapanui des années 1970 quand ils ont tenté de revendiquer la propriété des terres il faut ajouter aux généalogies l’historique dans les mutations de la propriété. C’est l’objet de la section suivante.

3. L’historique de la propriété des terres de Pamatai

La question posée est de savoir ce qui s’est passé avec les vingt-cinq parcelles au cours du XXe siècle pendant que les contacts entre Rapa Nui et Tahiti se sont réduits au minimum. Rappelons-nous les dires de mes interlocuteurs Rapanui : les terres de Pamatai ont été « volées ». Avec cette interprétation, les nouveaux arrivants des années 1970 vont réclamer une propriété qu’ils imaginent figée dans le temps et dans la liste des vingt-cinq acheteurs de 1887. Sur le terrain j’ai étudié les documents du cadastre tels que les procès-verbaux de bornage des années 1922 et 1956 et les inscriptions hypothécaires concernant les 25 terrains de Pamatai (cf. annexe H pour plus des détails). En comparant l’information conservée dans le cadastre avec ma reconstruction généalogique, j’ai réussi à tracer une partie de l’historique de la propriété des terres et surtout à identifier les modalités selon

465

Deuxième partie lesquelles les droits de propriété ont été transférés entre différents individus. L’analyse nous montre qu’un processus d’accumulation de la propriété a eu lieu en impliquant un groupe réduit d’individus, parmi lesquels nous trouvons certains descendants des Rapanui. Une seconde conclusion est que la propriété des terres fut transmise aussi bien par des ventes, par des échanges, par des dons et par l’occupation en ce qui concerne l’application de procédures légales, que par le biais de liens de parenté étendue et de parrainage, selon des logiques qui lient les groupes de parenté aux terres. Cette reconstruction historique des transferts de propriété nous permet de comprendre dans quel état se trouvait la propriété des terres lors de la migration rapanui des années 1970 et aussi les problèmes rencontrés par les Rapanui arrivés en 1970 pour revendiquer ces terres, problèmes qui persistent jusqu’à aujourd’hui.

3.1. Les mutations de la propriété : parenté et procédures étatiques

J’ai déterminé que trois parcelles furent divisées et transmises, dans un premier temps comme héritage de père aux enfants ; dans un deuxième temps, certaines de ces parcelles ont été vendues par les héritiers. o La parcelle numéro 3, signalée dans le partage de 1888 au nom de Kinitino Make décédé en 1902, a été divisée en trois lots en 1926 et inscrits comme héritage : un lot au nom de Petero Raharoa, déjà décédé et représenté à ce moment par son fils Emilio Paoa Make. Emilio divise cette parcelle en quatre lots dont les bénéficiaires sont ses deux sœurs Vahinetau et Meta Make, son frère résidant à Rapa Nui, Reone Make [Laharoa] et lui-même. Un second lot issu du terrain 3 fut attribué à Heremeta Make, fille de Kinitino et mariée à Rapa Nui avec Vincent Pont. Ce lot fut vendu par Heremeta, lors de son voyage à Tahiti en 1926, à Petero Peckett (de père demi et mère tahitienne). Le troisième lot a été attribué à Hotu Make, fils de Kinitino, mais administré par son frère Emilo Paoa Make (Hypothèque Vol 243 n°39) (annexe G : G12). o La parcelle numéro 15 signalée lors du partage de 1888 au nom de Jeremias Rengavaruvaru a été héritée par son fils Pakarati Rengavaruvau en 1902. J’ai identifié que Pakarati Rengavaruvaru n’a pas eu de descendance, mais il a été le parrain de Pakarati Nuihiva Taurita (1893)

466

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

fils de Ruone Tauripa (née à Rapa Nui) et d’Elizabeth Pori (née aux Tuamotu). Nuihiva a eu cinq enfants, mais aucun d’eux n’a eu par la suite de descendants (annexe G : G 25). o La parcelle numéro 19 attribuée lors du partage de 1888 à Petero Tepuku fut divisée par lui-même et léguée à ses deux enfants. Le lot 1 au nom d’Atiapoe ‘a Rehu et le lot 2 au nom de Turu ‘a Rehu. Le lot 1 est plus tard hérité par María Rehu, fille d’Atiapoe et épouse de John Robson. Aujourd’hui y habitent des enfants, des petits-enfants et des arrière-petits- enfants de María Rehu (annexe G : 29). En ce qui concerne le lot 2, il fut vendu par Atiapoe à Gustave Hennebuise après la mort de son frère. Gustave Hennebuise va léguer ce lot à sa nièce Uratua Puiti Henenbuisse en 1936. Cinq autres parcelles furent léguées par testament au bénéfice d’autres Rapanui ou à la Mission. Dans le premier cas, cet acte nous permet d’envisager les liens communautaires impliqués dans les transferts ; dans le second cas, il nous indique l’attachement des Rapanui à leur nouvelle religion. Dans le premier cas, il a impliqué les Rapanui sans descendance et a permis que ces terres aient continué d’être aux mains des Rapanui ; dans le second cas, il a permis à la Mission de récupérer une partie de ses anciennes possessions foncières, comme si les Rapanui n’avaient fait que garder les biens de l’Église. o Le terrain numéro 17, inscrit lors du partage de 1888 au nom de Reone Terongo apparaît lors du procès-verbal de bornage de 1927 habité par Emilio Paoa Make, fils de Petero Raharoa. Rappelons-nous que Reone Terongo est revenue à Rapa Nui à la fin du XIXe siècle avec deux enfants de Petero Raharoa, le père d’Emilio. Reone et Petero avaient donc des liens de parenté par adoption. o Le terrain numéro 20 fut divisé en deux lots qui furent légués par son premier propriétaire, Mateo Tauahanga, à Petero Raharoa [Make] et à Andrés Manu Avaka (Actes Civils Publiques Vol 16 f 58 n°2). La descendance de Petero continue à y habiter alors que la fille d’Andrés, Ioana Manu ‘a Vaka, est décédée en 1951 sans descendance. Sur ce lot il y a une revendication en cours faite par deux familles rapanui qui se réclament parentes d’Andrés Manu Avaka (annexe G : G22).

467

Deuxième partie

o Le terrain 21 enregistré au nom de Lataro Tuumatahi en 1888 fut héritier par Kinitino Make. Selon l’inscription hypothécaire (Vol 32 f39 c17) Kinitino est désigné comme le « frère » de Tuumatahi. Les descendants de Kinitino Make et Petero Raharoa se sont partagé ce terrain en 1976 (Hypothèque Vol 842 n°7 et Hypothèque Vol 99 n°179). o Le terrain numéro 22 qui a été assigné à Remuta Tuputahi ‘a Raki, décédé en 1901, fut divisé en deux parts léguées par son propriétaire à Atiriano Pua et à Bruno Oreare, tous les deux signalés comme « ses cousins germains » (ArchÉvêché TfaPam 6-18 bis). En 1909 Atiriano vend sa part à Bruno (ArchEvêche TfaPam 6-17) qui la lègue en 1911 à la Mission catholique (Hypothèque Vol 147 n°99). Lors des années 1960, quand Pamatai vit un rapide processus d’urbanisation, la Mission vend ce terrain au gouvernement local pour la construction des logements sociaux, mais elle garde les droits sur le terrain du côté de la vallée. Ce lot sera revendiqué par la famille Hito de Rapa Nui dans les années 1980 et récupéré en 1986. o En 1898, Mikaera Hinanironiro dicte son testament au notaire Gustave Vincent et signale qu’étant « malade du corps, mais sain d’esprit », il lègue une partie de son terrain numéro 23 à Bruno Oreare et l’autre partie à Pakarati Rengavaruvaru (ArchÉvêché TfaPam 6-14). Le testament est exécuté en 1900. Onze ans après Bruno donne sa part à la Mission catholique (Hypothèque Vol 147 n°99) et Pakarati lègue la sienne à son filleul Pakarati Nuihiva Tauripa, puis ce dernier vend la parcelle en 1926 (Hypothèque Vol 242 nº47). Les cas d’occupation de terres concernent quatre terrains sur lesquels des Rapanui, après le décès du propriétaire, vont vivre et travailler. Dans deux cas les occupants, ou leurs descendants, vont acquérir les droits de propriété grâce à la procédure de « prescription trentenaire » : o Le terrain 2 fut occupé par Anne Marie Tupuraa Puna, la belle-sœur de Kerekorio Tuteao Ruko, le propriétaire lors du partage de 1888. Au moment du cadastre de 1951 c’est la fille de Tupuraa Puna, Marie Tupuraa Paehahati qui l’habite. En 1963 elle obtient le bénéficie d’une prescription trentenaire (Hypothèque Vol 461 n°45).

468

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

o Le terrain 9 fut occupé par un frère de Terea Hute, appelé Mareko Anakena (noté auparavant à Moorea). À sa mort, le terrain sera habité par Kaupari Arotea, son fils. Kaupari vend le terrain en 1928 (annexe H : PVB n°23). o Le terrain 11 sera occupé par Catalina Tekava (fille de Matia Temanu et propriétaire du terrain contigu après la mort de Mariu Nikonore, ou Nikonore Manu. En 1901 Catalina tente une vente, mais le terrain sera réclamé par Anikete Harekiriagi, Rapanui de Moorea et mère des trois sœurs de nom Manueono. Les deux femmes se sont alors affrontées devant les tribunaux de Papeete. Toutes les deux se réclament héritières de Nikonore et chacune présente au juge des généalogies. Dans le premier cas, Catalina se réclame cousine germaine de Mariu [Manu], alors qu’Anikete Harekiragi déclare que c’était son mari, Timoteo Manueono, le cousin germain de Mariu [Manu]. La résolution du tribunal donne raison à Harekirangi et ses trois filles seront reconnues propriétaires du terrain en 1901 (Transcription de jugement 1901, Vol 73 n°13). Le terrain est encore habité par les descendants d’Anikete Herekirangi et Timoteo Manueono, mais en 2003 le terrain fut réclamé par une famille rapanui (Audience 10 mars 2004)46. o Après le décès de Tearahiva en 1894, le terrain 14 fut occupé par Petero Tepuku et plus tard par son fils Atiapoe Tekupu ‘a Rehu. En 1971 la fille d’Atiapoe, María Rehu bénéficie d’une prescription trentenaire (Audience du 3 février 1971) alors que le terrain sera réclamé par une famille de Rapa Nui en 1976. Dans tous les cas qu’on vient d’analyser la propriété de ces terres est restée dans les mains des Rapanui et ce n’est qu’à la deuxième ou troisième génération née à Tahiti (ou Moorea) que des ventes se sont produites. Mais, dans sept autres cas, j’ai relevé que les

46 Dans l’affaire qui a opposé Catalina Tekava et Anikete Harekirangi, toutes les deux ont argumenté le lien de parenté en signalant le vocable « manu » (oiseau) qui apparaît dans le nom du père de Catalina, Matia Temanu [Te Manu : l’oiseau] et dans le nom de l’époux d’Anikete, Timoteo Manueono [Manu ‘e Ono : six oiseaux]. Cette donnée nous invite à penser que le nom « Mariu Nikonore » peut être une écriture erronée du nom « Nikonore Manu ». Si nous faisons une comparaison de tous les noms et prénoms des Rapanui arrivés à Tahiti, nous reconnaissons qu’ils sont composés par une formule « prénom catholique + prénom rapanui ». Généralement le prénom catholique comportait la forme en latin mais modifié par la phonétique polynésienne et qui a été respectée par les missionnaires au moment d’inscrire les actes de baptême, de mariage ou de décès. Le cas de « Mariu Nikonore » est, à cet égard, le seul qui ne comporte pas un prénom rapanui, ce qui semble une anomalie dans les registres. Ajoutons à cela que nous avons trouvé un seul acte de décès où il y le prénom « Mariu » (pour un certain Mariu a Aroauau).

469

Deuxième partie

Rapanui propriétaires ont vendu leurs terrains. Il est important de signaler que dans ces derniers cas les Rapanui en question semblent ne pas avoir eu une descendance à qui léguer leurs terres, ce qui pourrait expliquer la vente. Par ailleurs, on reconnaît que les acheteurs sont tous des « demis » tahitiens et des membres des familles de Faa‘a. En outre, dans deux cas les acheteurs sont des fonctionnaires de l’administration coloniale française. o Onorato Maurata vend une partie de son terrain (numéro 4) en 1903 à Taahitua Maihitu (Hypothèque Vol 93 n°53) ; et le reste à Leonard Alexander en 1909 (Hypothèque Vol 171 n°105). o Bruno Oreare, sans descendance, vend le terrain numéro 5 à Petero Pekette en 1917 (annexe H : PVB n°23). o Petero Mati vend deux lots issus de la parcelle numéro 7 en 1904 à Atia Tikare, l’époux de Cécile Manueono, une Rapanui née à Moorea (Hypothèque Vol 173 n°72). o Atiriano Pua ‘a Paina vend son terrain (numéro 6) à Edouard Atger en 1909 (Hypothèque Vol 132 n°105). o Karepare Aopero vend son terrain (numéro 8) en 1897 à Louis Tinau Luta (Hypothèque Vol 320 n°21). o Reone Tekena vend son terrain numéro 13 à Gustave Hennebuise en 1905. Hennebuise vend en 1924 à Paul Rouaud (Hypothèque Vol 221 n°70). Le terrain est encore indivis et au nom de Rouaud, mais plusieurs familles polynésiennes y habitent. o Timoteo Veroauka vend le terrain numéro 18 à Jean-Marie Cadasteau en 190547 (Hypothèque Vol 178 n°56). D’autres ventes se sont produites au cours des années. J’ai identifié que dans cinq cas les personnes qui ont vendu se sont déclarées « fēti‘i » du propriétaire décédé, c’est-à- dire parentes dans un sens large. Cette procédure nous montre que, d’un côté, les droits théoriques de succession ont été revendiqués et puis récupérés par des parents affins et latéraux des propriétaires ; et de l’autre côté, que la catégorie mobilisée pour faire valoir ce droit théorique inscrit les personnes dans des relations de parenté étendue. Ainsi, parce que les propriétaires n’ont pas eu une descendance, les droits de propriété sont passés

47 Jean-Marie Cadastrau (1855-1916), de père français et mère tahitienne, fut interprète pour le gouverneur et selon O’Reilly & Teisser (1975 : 88) son père fut un des principaux artisans du rattachement de Tahiti à la France.

470

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

théoriquement vers les parents les plus proches. Dans les cas étudiés la catégorie polynésienne « fēti‘i » embrasse une diversité de relations généalogiques telles que : frère, cousin(e)-germain(e), neveux. Ces actes de vente seront contestés par les Rapanui arrivés à partir de 1970. o Un certain Poko ‘a Repe vend en 1898 le terrain numéro 1 en se déclarant « fēti‘i » de Keretino Hukihiva. Dans la transcription hypothécaire bilingue (français-tahitien) « fēti‘i » a été traduit comme « frère » (Hypothèque Vol 57 n°41). Dans son acte de décès Poko ‘a Repe (1901) est reconnu comme un Rapanui de Pamatai et les deux témoins qui déclarent son décès sont aussi des Rapanui propriétaires. o La terre originairement au nom de Petero Mati (numéro 7) a été divisée en trois parties dont deux ont été vendues par Mati (vu plus haut). Mais le troisième lot fut vendu en 1930 par une certaine Marie Carmel Hanateina. Dans la transcription hypothécaire de cette vente, Hanateina se déclare « fēti‘i », de Marceline Atereau, l’épouse de Petero Mati, sans descendants « dont elle était unique héritière à défaut d’ascendant, de descendant, de frère ou sœur.» Ici « fēti‘i » est traduit comme « cousine germaine » (Hypothèque Vol 272 nº 58). o Après la mort de Terea Hute, propriétaire du terrain numéro 9, le terrain fut occupé par Mareko Anakena, vraisemblablement son frère. En 1925 le lot fut vendu par Kaupari Arotea, le fils de Mareko. Dans la transcription hypothécaire, Kaupari s’est déclaré neveu de Terea Hute (Hypothèque Vol 256 n°11). o En 1912, les enfants de Naporeone Puna : Amaru Reoni, Anne Marie Tupuraa et Luise Ahupotu vendent à Ernest Aubry48 le terrain numéro 24 (Hypothèque Vol 157 n°67). Cette vente sera contestée par un groupe de Rapanui en 2005. o Ernest Auvy devient aussi propriétaire du terrain 25 quand une certaine María Tepano, se déclarant veuve de Tepano Hakarevareva, lui vend le lot l’année 1900 (Hypothèque Vol 106 n°9). Cette vente sera aussi contestée en 2005 par un groupe de Rapanui.

48 Ernest Auvry (1876-1958) fut une figure politique et religieuse importante dans le district de Faa‘a. En 1899 il est le catéchiste de la paroisse de Faa‘a et en 1918 il est élu conseiller du district (O’Reilly et Teisser (1975 : 24) jusqu’à sa mort en 1958 (Rignon 1972).

471

Deuxième partie

Il reste à considérer les deux lots attribués en propriété commune, celui placé « entre la route et la mer » et celui indiqué par les lettres « ABCD ». Anguita (1986) trouve un document qui signale que les profits de ces deux terrains ont généré de conflits entre les Rapanui et qu’un juge a dû décider le paiement des dettes d’une communauté agricole à l’autre. La dispute entre consorts sera finalement résolue par l’action de l’Église. Rappelons-nous qu’une des parcelles a reçu des bâtiments de la Mission. En 1916 Bruno Oreare, le dernier survivant du groupe de vingt-cinq acheteurs, ainsi que les nouveaux propriétaires tels qu’Aubry, Cadasteau et Hennebuise vendent ces deux lots à la Mission catholique (Journal du Père Célestin Maurel, ArchÉvêché TfaPam 6-28). En ce qui concerne les terrains numéro 10, 12 et 16, j’ai trouvé que la mission catholique avait des procurations envoyées depuis l’île de Pâques et signées par les descendants des propriétaires. Ce qui explique pourquoi ces terres ont été les seules à être récupérées lors de la vague migratoire des années 1970. Mais de plus l’échange de lettres entre certains Rapanui avec les évêques de Tahiti montre que les terres ont été administrées secrètement par certains membres de ces familles rapanui. À ce sujet pour le terrain numéro 10 j’ai trouvé des procurations datant de 1926 et 1951 ; signée la première par Matias Hotu et la deuxième par Marina Hotus Ika, sa fille aînée. Pour le terrain 12, des procurations rédigées en 1926, 1948 et 1959 signées par Mateo Veriveri. Il faut signaler que de la fratrie Hereveri (Veriveri) Avaka seuls Mateo et Miguel étaient encore en vie dans les années 1960. Mateo, par rapport à Miguel, était l’aîné. En ce qui concerne le terrain numéro 16, j’ai trouvé des procurations datant de 1926, 1927, 1954, 1959, 1960 et 1966, signées par Victoria Rapahango. Dans ces trois cas, la Mission catholique a désigné comme administrateur des terres une femme appelée Anne-Marie Tupuraa Puna (fille du propriétaire du terrain 24) puis, en 1951, sa fille Marie Tupuraa Paehahati. Ainsi, d’après ma reconstruction généalogique, on peut conclure que ceux qui ont gardé les droits des Rapanui retournés à l’île de Pâques ont été des descendants des Rapanui restés sur place. C’est ce qui montre aussi qu’il a existé un respect envers les droits de propriété malgré l’absence des héritiers directs. Aucune appropriation n’a été faite sur ces trois terrains de la part de l’administrateur ou de la Mission. Par ailleurs, les échanges de lettres entre Mateo Veriveri ou Victoria Rapahango, les évêques de Tahiti et les personnes que les prêtres ont choisies pour l’administration des terrains, sont indicateurs d’une transmission d’une mémoire sur les origines des propriétaires tant à Rapa Nui qu’à Tahiti.

472

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Cependant, malgré l’échange de lettres entre Victoria et les évêques, le terrain 16 a été objet d’un jugement où Victoria a dû démontrer être la descendante d’Antonio Aringa. Miguel Beriberi, le frère cadet de Mateo, a été interpellé par ses neveux en 1976 et un juge a déclaré la sortie d’indivision ; les frères et sœurs Hotus Ika ont fait rapidement la sortie d’indivision et certains d’entre eux ont vendu leurs lots. Finalement en 1984 Eliana Hito réussit à démontrer qu’elle et ses cousins sont les descendants par ligne directe de Remuta Tuputahi ‘a Raki et un juge a reconnu leurs droits sur le lot 22 du côté de la vallée (Hypothèque Vol 1833 n°13) qui, comme les lots 10, 12 et 16, était sous administration de la Mission catholique. Ainsi on peut dire que, durant la vague de revendications des années 1970, l’action de la Mission catholique et l’acction des descendants des Rapanui nés à Tahiti qui ont agi comme garants des terres ont permis la récupération des quatre lots signalés ci-dessus.

3.2. Les revendications de la propriété et la confusion généalogique

Au cours de mes recherches, j’ai trouvé la formulation de 16 revendications de terres depuis 1968, dont quatre ont été admises par les tribunaux, sept ont été refusées et cinq sont encore en procès. Les deux groupes de parenté rapanui qui ont réussi à se faire reconnaître propriétaires l’ont fait grâce à la démonstration d’une filiation exclusive avec l’un des anciens acquéreurs, mais aussi parce que les droits de propriété ont été administrés par la Mission catholique. C’est les cas des Hereveri et des Hotus comme nous l’avons vu au début de ce chapitre. Le cas de Victoria Rapahango, qui a réussi à être reconnue comme propriétaire du terrain 16, a reposé d’abord sur le maintien d’un contact prolongé avec la Mission de Tahiti, comme nous l’avons vu, mais elle a réussi aussi à être reconnue héritière parce qu’elle a très tôt démontré être la parente le plus proche du propriétaire du terrain 16. Des récits généalogiques vont donc être mis en avant pour justifier la revendication des droits de propriété, propriété qui est imaginée immuable, hors du temps et figée sur les vingt-cinq Rapanui de 1887. Ainsi chaque personne qui revendique a tenté d’établir un lien généalogique avec les anciens propriétaires, sans toujours réussir à le faire reconnaître et valider par les tribunaux franco-tahitiens. Par ailleurs, j’ai identifié quelques contradictions et confusions dans certains récits généalogiques présentés lors

473

Deuxième partie des procès de revendication, ce qui montre aussi les ruptures dans la transmission du savoir généalogique et la manipulation de ce même savoir. Dans sa première lettre, écrite en un français rudimentaire, Victoria Rapahango explique sa généalogie, laquelle sera validée par les missionnaires et plus tard par les juges de Papeete, où elle se présente comme la vraie héritière d’Antonio Aringa. Voici la transcription :

18 de septembre 1926 A Athanase [Hermel] Evêqu[e], Vicaire Apostolique de Tahiti Papeete-Faaa. O quelle joie, bonjour Monsieur : Quelle joie, bonjour, en cette rencontre qui est [la] notre, par [cette] lettre petite, en notre affection pour le Père Divin Seigneur qui nous a créés pas sa Toute jouissance, dans les Sacres Cours de Jesus et de Karie Iomaculee [sic]. Amen [.] Ici, c’est moi Victoria, la fille de papa A RINGA, sa fille A Ringa. C’est pourquoi je vous demande [à] vous notre Père la Terre de Papa a Ringa, est-elle en bon état ? C’est moi, ici, la vrai[e] sang de papa a Ringa. Voici comment: C’est Paoa le père ; Paoa a engendré deux enfants, URE a Ringa, le matahiapo et VERITAEPU, la sœur. Ure a Ringa engendra Huri, papa a Aringa ; Papa a Ringa n’eut pas d’enfants [sic] Alors HAE VIRITEEPU engendra Vitorio ; Vitorio engendra Rapahango. Rapahango engendra Victoria ; Victoria engendra Rike, descendant de Vitotia [sic], de Rapahango, de Uita de Veritaepu de Paoa... Voil[à] notre généalogie. Il n’y en a pas d’autre. Une autre serai mensongère, menteur celui qui vous la rapporterait. Après [d’] avoir enumméré [énuméré] les occupants de PAMATAI, tous des demis, c’est pourquoi il y a des peapea (difficultés, dissensions) il y a là des demi-tahitiens, des demi-perssiens [ ?], des demi-paresseux (ou mieux des demi fagatau, des demi-anglais, des demis-chinois [)]. Allez y vous-même à Pamatai, Votre personne sacrée sur nos terre de Pamatai, al[l]ez y [a]vec le mutoi [gendarmes], le Conseil de District et le Chef Popa [Français], allez tous ensemble les chasser les bouter au fond de la mer... Que pas un oiseau n’habite désormais sur notre terre de Pamatai pour un autre que de sang rapanui, afin qu’ils puissent y recevoir les h[ô]tes nouveaux qui iraient [iront] à Tahiti. (ArchÉvêché N° I 24 -7-1)

Cette lettre résume à grands traits le type de lien que les Rapanui ont construit en rapport aux terres de Pamatai : par le biais de la descendance et par l’idée que la propriété

474

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

n’avait pas muté. À partir de ces présupposés, seuls les descendants des Rapanui, mais seulement ceux connus par les Rapanui à l’île de Pâques, ceux qui portent le « vrai sang », pourraient y habiter. La propriété devient une affaire de substance liée aux conceptions de la parenté rapanui. La propriété étant figée dans l’imaginaire de cette manière consubstantielle, d’autres Rapanui essayeront de la revendiquer avec des argumentaires identiques à ceux utilisés par Victoria Rapahango en 1926 : les habitants de Pamatai n’ont pas le « vrai sang », en conséquence, aucun droit de propriété ne peut être valable. La stratégie utilisée par les Rapanui repose donc sur la fabrication d’un récit généalogique devant être cohérent et pour cela tous les liens de filiation ont été revendiqués, ce qui répond à une logique de filiation indifférenciée. Le cas de Victoria le montre aussi, elle se revendique « la fille de Papa ‘a Ringa » alors que dans son récit généalogique elle est la petite-fille d’une sœur du père de « Papa ‘a Ringa » (cf. annexe G : G26 et 27). Regardons de près quelques cas dont les droits n’ont pas été reconnus par les juges car les généalogies n’ont pas été convaincantes, mais surtout parce que les demandes ont été faites sur des droits théoriquement déjà expirés du fait du principe de prescription trentenaire. Dans ces cas nous avons aussi relevé des confusions généalogiques sur les identités de personnes assimilées à d’autres Rapanui. En 1998 María Carmela Rapu Pua, femme rapanui résidente à Tahiti, a fait une revendication des parcelles 6 et 6bis originairement au nom d’Atiriano Pua. Dans cette affaire elle est confrontée aux consorts Rattinassamy qui avaient acheté le terrain lors des années 1960. María argumente être l’« arrière-petite-fille d’Atiriano Pua » et donc, la vraie et unique héritière et propriétaire des biens d’Atiriano (Requête n°1251-340/97). Pour valider son interprétation, elle utilise des témoignages des anciens de l’île de Pâques qui vont expliquer une version de sa généalogie :

Ont comparu devant le juge M. Juan Tuki Tuki, natif de l’île de Pâques, marié […] et Mme Laura Pakarati Atanu [sic] native de l’île de Pâques […] qui déclarent : Premièrement : M. Pua Atriano, né à l’île de Pâques, en 1801, s’est marié en 1821 à Hanga Roa avec Mme Ngagi Matariva Muita Aniare et finalement décédé en 1891. Deuxièmement : que du mariage de M. Pua Atiriano et Mme Ngagi Matariva Muita Aniare sont nés les enfants suivants : Enrique Pua, marié avec Mme Luisa Pakomio. Troisièmement : Que du mariage de Enrique Pua et Luisa Pakomio sont nés les enfants suivants : Filomena Pua Pakomio, Paiano Pua Pakomio et María Pua Pakomio.

475

Deuxième partie

Quatrièmement : que M. Pua Atiriano, est la même personne qui dans les registres de la Paroisse de Sainte Croix de l’île de Pâques apparaît inscrit sous le nom de Pua Mikere (Michael). Cinquièmement : que Mme Maria Moire Ragi, inscrite sous ce nom à la Paroisse de Sainte Croix de l’Île de Pâques est bien la même personne que Ngagi Matariva Muita ». (Requête n°1251-340/97).

Dans cette reconstruction généalogique le prénom rapanui (te iŋoa) « Pua » d’Atiriano Pua ‘a Paina, a été vu comme le nom de famille rapanui « Pua » d’Enrique Pua, grand- père de María Rapu Pua. Les témoins – tous nés au XXe siècle – ont donc assimilé Atiriano Pua ‘a Paina à Miguel Pua ‘a Tetono, deux individus qui ont vraiment existé. On a vu qu’Atiriano a eu une fille, née à Pamatai et décédée jeune, et aussi qu’Atiriano est mort à Faa‘a en 1910 en étant lui-même celui qui a vendu le terrain, alors que selon les témoignages présentés par María Rapu Pua, Miguel Pua ‘a Tetono est décédé à Rapa Nui vers 1891. Cette confusion généalogique se produit quand les anciens prénoms rapanui de l’époque préchrétienne, dont Pua, ont été pris comme des noms de familles rapanui actuels. Ce qui est sous-jacent à cette confusion est la rupture de la transmission du savoir sur la descendance des Rapanui expatriés. Une autre stratégie pour construire un récit généalogique cohérent a été la modification des actes de naissance pour changer l’orthographe des noms de famille. Il s’agit d’une démarche menée auprès de l’État-civil chilien, dont le but fut de rendre les patronymes existants similaires à ceux qui sont indiqués sur la carte de domaine de 1888. C’est le cas du changement de noms qu’ont fait les membres de la famille Laharoa et Paté pour inscrire les noms Terongo et Avaka respectivement. Ces deux noms sont associés à des terres à Pamatai. Ci-dessous la transcription d’une déclaration faite dans ce but :

Hanga Roa, le 5 mai de l’an mil neuf cent soixante dix sept [sic]. Vu que : Il a été présenté dans le présent decret [sic] des renseignements ayant pour objet de constater certains faits intéressant la généalogie du comparant Napoleon Paoa A Vaka, eu [sic] égard aux terres situées à Pamatai, Tahiti, Polynésie française. Qui pour accréditer ces divers faits, il a été soumis des renseignements de témoins, consistant en la déclaration de deux anciens résidants de l’île, connus par le tribunal, qui peuvent vraisemblement [sic] avoir connaissance de par leur âge des divers faits relatifs à sa déclaration. Considérant :

476

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

[…] que le grand-père maternel du demandeur qui est inscrit sur les registres de l’État Civil sous le nom de Pate a Vaka, doit être donné et inscrit en réalité sous le nom de Timoteo a Vaka Tearahiva, parce qu’il était le fils légitime de DOMINGO A VAKA TUKE ONGE et de Margartita Tearahiva […] […] Que Timoteo a Vaka Tearahiva ou Timoteo Paté a Vaka, né en 1870, a contracté mariage à l’île de Pâques le 2 aout 1916, et a été déclaré être agé alors de 46 ans ; il a contracté mariage sur la fiche indiquée avec Maria Magdalena Pakomio […] […] que du mariage formé entre Domingo a Vaka Tuku Onge et Margarita Tearahiva est née en plus une fille appelée Ukaui A Vaka Tearahiva, de qui Miguel Be-iberi [Beriberi] es[t] le descendant direct ». (Document en posession de Judith Hereveri, Pamatai, qui m’a autorisé à le copier et à le citer).

Deux stratégies sont ici révélées : d’un côté, la rectification du nom de famille, ce qui dans l’intérêt de Napoleon Paoa Paté lui permettrait de réclamer le terrain numéro 20 qui est resté sous le nom d’Andrés Manu Avaka, lequel selon sa déclaration était le frère de Timoteo Paté et Ukaui Vaka. De plus, cette déclaration lie les frères et sœurs « Avaka Tearahiva » au propriétaire du terrain numéro 14 : Mikaera Tearahiva aussi bien par le biais d’une relation de filiation, dans ce cas maternel car la mère de la fratrie Avaka Tearahiva serait une sœur de Mikaera Tearahiva, qui est décédé sans descendance. D’après cette version de la généalogie, la revendication des terrains 20 et 14 concerne les familles Avaka/Paté, Hereveri et Rapu, toutes liées à Andrés Manu Avaka et Mikaere Tearahiva par de liens de parenté étendus (cf. annexe G : G23 et G24). Le cas de la famille Laharoa est encore plus complexe, car il va impliquer la revendication d’un lien d’adoption coutumière (hāŋai en rapanui, fā’amu en tahitien). En 1983 Pedro Laharoa Hey, Rapanui immigré à Tahiti, dépose la demande de reconnaissance de la propriété du terrain 17, qui en 1888 a été inscrit au nom de Reone Terongo. À l’époque où Pedro fait la démarche, le terrain 17 avait été déjà divisé par la famille Make de Pamatai en trois lots correspondant aux petits-enfants de Petero Raharoa (aussi connu comme Petero Make) concernant les familles Make, Topa et Ganapragassam. J’ai pu démêler les liens généalogiques entre la famille Make de Pamatai et la famille Laharoa de Rapa Nui et comprendre qu’en effet il s’agit du même groupe de descendance, sauf qu’à Tahiti le nom Raharoa fut changé en Make (annexe G : G 12). Malgré cela, Pedro Laharoa réclame la totalité du lot 17 avec l’argumentaire que son père, León Laharoa, était le fils adoptif de Reone Terongo, le propriétaire selon la carte de 1888 (annexe G : G 28). Lors du procès une partie des frères et sœur Laharoa Hei et ses enfants,

477

Deuxième partie les branches Teao Laharoa et Araki Laharoa, changent leur nom de famille pour la forme Terongo. La procédure va aussi impliquer le nom de leur père, déjà décédé. Pendant le procès, le juge, en plus d’expliquer qu’une adoption coutumière est difficile à valider, met en doute la pertinence de la demande en raison du temps écoulé. Il se demande alors pourquoi les demandeurs n’ont pas réclamé leurs droits théoriques avant 1983 et pourquoi ils n’ont pas maintenu de correspondance avec la Mission catholique de Tahiti. En conséquence, le juge va contester la validité de l’argument de Pedro portant sur l’interdiction de quitter l’île de Pâques, car il y a eu d’autres familles qui ont réussi à maintenir un contact. Le juge décide alors que les droits théoriques de León Laharoa, devenu arbitrairement León Terongo, avaient expiré en raison d’une prescription trentenaire en faveur des consorts Make, Topa et Ganapragasam (Audience du 28 avril 1983 n°144-57). La question qu’on se pose est alors : pourquoi Pedro Laharoa Hey n’a-t-il pas essayé de montrer qu’en effet son père León Laharoa était aussi un fils de Petero Raharoa [Make] qui a bénéficié d’un supposé testament de Reone Terongo ? Cette affaire nous montre la méconnaissance des Rapanui à propos des familles formées à Tahiti. Elle montre aussi que la revendication des droits exclusifs en fonction d’un lien de parenté considéré comme le plus proche envers le premier propriétaire n’a pas toujours été validée pour les juges franco-tahitiens. Nous voyons que le principal inconvénient de ces revendications est que les demandeurs ont essayé de revendiquer un droit théorique à partir d’un système de filiation indifférenciée : ils ont déclaré que le propriétaire de 1888 n’aurait pas eu une descendance, mais que ses supposés frères ou sœurs en auraient eu à Rapa Nui. D’autres ont aussi revendiqué un lien biologique (le « vrai sang ») ou adoptif (hāŋai) pour justifier la demande. Ces principes issus d’un principe de filiation indifférenciée semblent logiques pour les Rapanui et pour d’autres Polynésiens, comme l’a bien montré Tamatoa Bambridge (2009). Dans notre cas, les Rapanui se voient eux-mêmes les seuls héritiers des Rapanui de la diaspora de 1871, mais cette opinion n’est pas la même pour les juges de Tahiti qui doivent appliquer le Code civil français. À ces deux interprétations, celles des Rapanui et celle des juges, il faut ajouter le fait que certains des Rapanui de la diaspora de 1871 ont eu des descendants et que ces descendants habitent encore sur les terres de Pamatai et revendiquent aussi une origine rapanui pour justifier leurs droits de propriété, mémoire à la fois généalogique et foncière.

478

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Quand j’ai mené mon enquête ethnographique à Tahiti, j’ai connu Serafina Tikare, femme alors très âgée (née en 1926). Sa mère était Cécile Manueono, l’une de filles de Timoteo Manueono et Anikete Harekirangi dont on a déjà parlé. Serafina est donc une des descendantes de la diaspora rapanui. Les souvenirs de Serafina nous donnent une approche intime concernant le lieu avant le bouleversement provoqué par le CEP, et nous permettent de comprendre certains enjeux liés à la propriété des terres et aux familles qui aujourd’hui sont considérées comme originaires de Pamatai. Par rapport à ces deux sujets, Serafina, se rappelle qu’à Pamatai il y avait deux personnes qui étaient considérées par les riverains comme « les propriétaires de tout Pamatai », des noms que j’ai aussi trouvés dans les documents que m’ont servi pour reconstruire les généalogies et l’histoire des transferts des droits vus plus haut. Il s’agit aussi de deux Rapanui nés à Tahiti, à savoir : Emilio Paoa Make, connu aussi comme Emilio Laharoa et Marie Tupuraa Paehahati. Je lui ai demandé d’abord de me parler de Marie Tupuraa, et Serafina m’a expliqué ce qui suit :

Ah Tupuraa !, oui, elle a beaucoup de terrain à Pamatai. Je ne sais pas s’ils sont vraiment à elle, mais tout le monde croyait ça. C’est elle qui a entretenu tous les terrains des Rapanui à Pamatai. En ce temps-là, c’est elle qui s’en occupe et avant elle, sa maman. Mais tout le monde disait que c’était tout à Tupuraa. Les gens disaient « il faut toujours demander à Tupuraa ».

Quant à Emilio, Serafina se rappelle :

J’ai bien connu Emilio ! C’est un vieux, quand j’avais 15 ans. Ils sont gentils cette famille, la famille Make, on s’entend bien. On le connaît bien. Celui-là des fois il s’occupe bien de nous et des fois il nous dit ‘démerdez-vous, moi je me suis démerdé moi-même’. Des fois il est gentil avec nous, il n’a pas d’enfants, mais il a adopté une fille et sa fille habite à Pamatai aussi, elle s’appelle Teuna.

Elvina Robson, elle aussi une femme âgée de Pamatai, m’a dit un jour : « ma mère disait qu’elle était pascuane ». Quand je lui ai demandé le prénom de sa mère, Elvina m’a répondu : « elle s’appelait María ‘a Rehu et mon grand-père Atiapoe Tepuku ‘a Rehu ». Elle m’a expliqué tout de suite qu’elle était enfant fā‘amu de Tupuraa. Encore une fois la figure de Tupuraa apparaît dans les mémoires des actuels descendants de la diaspora rapanui comme une figure importante. Elvina me raconte :

Je suis arrivé vivre avec ma grand-mère Tupuraa quand j’avais deux semaines de vie, toute petite encore. Elle était la sœur de mon grand-père Atiapoe, différent papa mais de la même

479

Deuxième partie

maman. Mais il y a que ma grand-mère qui s’en occupe de moi. Elle travaillait au quai à Papeete, avec mon grand-père et mon père : John Robson. Ils font du coprah à cette époque. Alors, quand ma maman elle est toute seule, elle m’a raconté : « ma maman est pascuane » ; et moi, je lui ai dit, c’est quoi les Pascuans ? Alors elle me dit, « bah, les Rapanui ». Alors je suis fière. À part qu’aujourd’hui, les gens me disent « ah tu es Pascuane »… et je dis oui, parce que ma maman est Pascuane.

Elvina vivait sur un bout de terre du côté droit du chemin de Pamatai, je lui ai demandé si le terrain lui appartenait et elle m’a dit qu’il était à son grand-père, Atiapoe Tepuku ‘a Rehu et à sa grand-mère Tupuraa, car ils étaient les seuls propriétaires de tout Pamatai.

Il y a que ma grand-mère qui était propriétaire ! Même nous… la terre n’est pas à la famille Robson, n’est pas à eux, c’est à ma maman du côté Tepuku, de Tepuku a Rehu, le grand- père s’appelle Petero Rehu, Tepuku. Selon m’a dit ma grand-mère, il est venu de Rapa Nui pour travailler avec le Monseigneur, c’est lui qui a acheté, avec d’autres gens de Rapa Nui. Pour ça je te dis, la terre n’est pas à Robson, elle est à Tepuku ‘a Rehu et à ma maman Tupuraa.

Cette mémoire de diaspora installe donc un récit légitimant par rapport à la propriété des terres de Pamatai, l’origine d’un aïeul, l’achat de la terre grâce à son travail et sa descendance qui habite encore aujourd’hui une partie de Pamatai. Ces mémoires vont se voir contestées quand les Rapanui commencent à arriver à Tahiti à la fin des années 1960 pour revendiquer la propriété des terres de Pamatai.

4. Pamatai, Tahiti et les familles rapanui d’aujourd’hui

Aujourd’hui Pamatai est un quartier populaire touché fortement par le chômage avec un taux de 11% pour l’ensemble de la population, mais concentré surtout dans la population jeune, dont 26,3% dans la tranche d’âge de 20-29 ans (ISPF 2012). À Papeete quand je parlais avec d’autres Polynésiens – au marché, en attendant le bus ou dans les bureaux publics – ils se montraient surpris qu’un étranger leur dise qu’il habitait à Pamatai. De même, quelques Rapanui résidant dans d’autres districts de Tahiti (Mahina ou Paea) m’ont dit qu’ils n’aimaient pas s’y rendre, car c’était un endroit dangereux « surtout si on n’a pas la tête d’un Polynésien », m’a dit une femme. Ce qui renvoie à une image stéréotypée tant du quartier, quartier populaire, que des rapports supposés tendus entre Polynésiens et Français métropolitains. Toutefois, les habitants de Pamatai ont toujours été disponibles pour répondre mes questions concernant l’histoire du quartier et

480

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

c’était seulement quand j’évoquais l’affaire de titres de propriété des terres que leurs réponses étaient plutôt fuyantes, mais jamais agressives. Une réponse commune à ce type de question était de dire qu’ils étaient des locataires, cependant l’identité du propriétaire n’a jamais été explicitée. J’ai pu comprendre ces réponses après avoir étudié le cadastre actuel. Je me suis aperçu qu’en effet plusieurs parcelles étaient simplement occupées, ce qui expliquait aussi le manque d’investissement dans certaines maisons, ce qui aux yeux de mes interlocuteurs rapanui qui n’habitent pas à Pamatai était un signe de précarité. « Pourquoi dépenser de l’argent si ils ne savant pas si un jour ils vont se faire virer du terrain », fut l’explication que m’a donné María Haoa en réponse à mon commentaire sur les constructions précaires qu’on trouve à Pamatai. Un contraste frappant existe par rapport aux maisons de ceux qui sont propriétaires de leur terrain : des maisons en dur, en béton ou préfabriquées comme on en trouve dans les quartiers aisés de Tahiti. En 2012, les anciennes 25 parcelles rapanui sont devenues 471 lots, dont 369 se placent dans le secteur « côté montagne », c’est-à-dire, entre la route de ceinture et l’église ; 102 lots se placent sur le « pae uta », ce qui montre le fractionnement de la propriété à cause des sorties d’indivision (figure 7.3). Cette année-là, j’ai recensé 910 maisons environ, dont 817 étaient sises du « côté montagne » et 93 à « pae uta ». Selon le recensement officiel effectué la même année 2012, 5 069 personnes habitent dans le secteur de Pamatai, ce qui correspond à 17 % de la population de tout le district de Faa‘a (29 719 selon l’ISPF). Cependant, en considérant les anciennes frontières du domaine de Pamatai (figure 7.4), on peut estimer à 4 500 environ les personnes qui habitent sur les anciens terrains rapanui, concentrées surtout dans le secteur connu comme « côté montagne ». Une conclusion s’impose : même si une partie des habitants de Pamatai ne sont pas propriétaires, que leurs maisons ont été construites sur des terres classées inconstructibles par la Mairie, ou sur les seuls espaces disponibles de terrains, et malgré tous les changements – en particulier la fragmentation de la propriété que j’ai identifiée en étudiant le cadastre – le placement des maisons respecte l’ancienne division parcellaire.

481

Deuxième partie

Figure 7.7: Cadastre de terres de Pamatai (2013)

Figure 7.8: Pamatai à vol d’oiseau (2016)Figure 7.9: Cadastre de terres de Pamatai (2013)

(Source : bureau du cadastre, Direction des Affaires Foncières, Papeete. Le tracé de la limite en gras est de mon fait).

482

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Figure 7.10: Pamatai à vol d’oiseau (2016)

Figure 9.11: Te Fe‘e, la pieuvre mythiqueFigure 7.12: Pamatai à vol d’oiseau (2016)

Collage fait à partir des images de Google Earth. J’ai ajouté le tracé des contours de la carte de 1888.

Concernant la population actuelle d’origine rapanui issue de la migration des années 1970, j’ai estimé un total de 126 personnes pour l’ensemble de la Polynésie française, dont 56 habitent à Pamatai sur les terres dites historiques ; et plus particulièrement sur les terres qui correspondent aux terrains numérotés 10 et 12 de l’ancienne carte de 1888. Cela veut dire que 44% des Rapanui en Polynésie française habitent à Pamatai. En outre, j’ai déterminé que sur les 56 Rapanui de Pamatai, 32 sont nés à Tahiti, donc de nationalité française. Finalement, j’ai déterminé que seulement sept jeunes personnes de Pamatai ont leurs deux parents d’origine rapanui.

Tableau 7.9: Lieu de naissance des Rapanui de Pamatai Lieu de naissance Rapa Nui Tahiti Total Hommes 14 16 30 Femmes 10 16 26 Total 24 32 56

Aujourd’hui, et dans ce qui correspond aux anciennes frontières du domaine de Pamatai, on trouve 70 maisons, dont 18 sont habitées par des familles rapanui, toutes les autres sont des maisons en location, où habitent des Rapanui non-propriétaires.

483

Deuxième partie

Concernant les foyers rapanui, j’ai identifié que six sont des familles conjugales, c’est- à-dire, un couple et leurs enfants ; trois sont des familles élargies composées d’un grand- père ou grand-mère, leurs enfants et leurs petits-enfants (deux cas) et dans un seul cas on a une femme âgée qui habite avec un fils et une fille qui a elle-même des petits-enfants. D’autres familles sont composées par un frère et une sœur (un cas) et une famille conjugale qui a accueilli un cousin. Dans seulement quatre familles, le couple de parents est composé de deux personnes d’origine rapanui, ce qui montre la prédominance des familles mixtes, rapanui-non rapanui. En 2012 j’ai estimé aussi à 70 le nombre de personnes rapanui qui habitent en dehors de Pamatai, dont 48 étaient nées en Polynésie française. Ce groupe est constitué de 21 familles dont certaines caractéristiques méritent d’être commentées, concernant les lieux d’habitation et les origines des conjoints. Dans le tableau 7.10 j’indique le nombre de personnes d’origine rapanui en précisant les lieux de naissance : les natifs de Tahiti sont deux fois plus nombreux que les natifs de Rapa Nui. Ces natifs de Tahiti sont les enfants et petits- enfants des Rapanui nés à l’île de Pâques et venus à Tahiti lors de la migration des années 1970.

Tableau 7.10: Lieu de naissance des Rapanui en Polynésie française (hors Pamatai) Lieu de naissance : Rapa Nui Tahiti Total Hommes : 12 35 47 Femmes : 10 13 23 Total : 22 48 70

En ce qui concerne les lieux d’habitation des familles rapanui, j’ai identifié que des vingt et une familles où un des deux parents est d’origine rapanui, seulement six habitent en dehors de l’île de Tahiti. Cela nous montre que les Rapanui ont eu préférentiellement Tahiti comme destination et non pas d’autres îles de Polynésie. Ensuite, cela nous permet d’identifier que les autres lieux d’habitation sont des îles où la principale activité économique est le tourisme. Ainsi, on trouve quatre familles à Moorea, une à Borabora et une autre à Raiatea. Dans le tableau 7.11 j’indique le nombre de familles (non des individus) dans les différents districts de Tahiti.

484

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

Tableau 7.11: Lieu d’habitation des familles rapanui à Tahiti District Nombre de familles District Nombre de familles Mahina 5 Papeari 1 Pirae 2 Puurai 1 Arue 2 Papara 1 Taravao 1 Paea 1 Mataiea 1 Faa‘a (hors 1 Pamatai)

L’information présentée dans le tableau ci-dessous nous permet de conclure que les Rapanui habitent préférentiellement dans les secteurs les plus urbanisés de Tahiti et notamment à Faa‘a si nous considérons les familles rapanui de Pamatai ; et à Mahina. Aucune famille n’habite à Papeete et deux parmi les familles rapanui habitent dans les districts les plus aisés de Tahiti. En somme, les Rapanui immigrés se sont intégrés dans les secteurs urbains de Tahiti, mais Pamatai reste le lieu le plus important d’installation des Rapanui, en concordance avec le lien affectif identifié dans ce chapitre. Un détail intéressant ressort de notre recensement quand on compare les familles rapanui de Pamatai avec celles qui habitent en dehors de Pamatai. Ces dernières n’appartiennent pas aux groupes de parenté rapanui qui ont été reconnus comme des propriétaires de terres, à l’exception de deux cas : celui d’un homme rapanui qui vit sur le terrain de la famille de son épouse à Mahina et qui loue son terrain de Pamatai, et celui d’une femme rapanui qui loue à un autre Rapanui un terrain à Pamatai. En ce qui concerne les conjoints des Rapanui qui habitent en dehors de Pamatai on ne trouve aucun couple formé par deux Rapanui, comme c’est le cas à Pamatai, ce qui montre que la formation de familles dites mixtes est l’une des caractéristiques principales dans l’installation en Polynésie française des Rapanui qui ne sont pas propriétaires à Pamatai. Examinant les origines des couples des Rapanui, on identifie que des dix femmes rapanui, la moitié a pour compagnon un Français métropolitain. Ce qui n’est pas le cas à Pamatai où aucun couple de ce type n’a été identifié. Par rapport aux hommes rapanui, quatre ont comme épouses des femmes métropolitaines et huit ont des épouses polynésiennes (y compris demi-chinoises). On peut ajouter un rapide commentaire sur les activités économiques pratiquées par mes interlocuteurs. En 2009, quand j’ai fait mon premier séjour à Tahiti, Moisés et Judith Hereveri étaient des employés d’une petite entreprise de fabrication de sandales, mais Moisés travaillait aussi comme peintre dans une autre petite entreprise appartenant à un

485

Deuxième partie

Rapanui, Juan Tuki, considéré parmi mes interlocuteurs comme un exemple de réussite : Juan habitait à Papara et il était le chef de sa propre entreprisse. D’autres Rapanui, comme j’ai l’évoqué précédemment, étaient des ouvriers. C’était le cas de José, le frère de Moisés et Judith et de Miguel Pakomio, un fils de Miguelina Hotus. Mais entre 2012 et 2013 ils n’ont pas trouvé de nouveaux chantiers pour y être embauchés. Quant à Miguelina, elle avait quité son emploi de femme de ménage à cause d’une maladie grave détectée peu de temps avant mon arrivée en 2012. Sa fille, Anicia (qui était aussi sa voisine) a quitté son travail pour les mêmes raisons. Moisés Tuki travaille comme gardien dans un hôtel à Moorea alors que José Tepihi est le jardinier de la paroisse de Pamatai. Mireya Tuki, une sœur de Juan Tuki, est vendeuse dans la boutique de perles Wan de Papeete, travail qu’elle fait depuis 15 ans. María Haoa préfére l’indépendance, elle achète du monoi, des pareo et d’autres produits tahitiens pour les vendre à Rapa Nui où elle peut doubler ou tripler le prix. En 2012, à cause de la crise économique que connaît la Polynésie française après la fermeture du CEP, l’entreprise de sandales a fait faillite et Moisés et Judith sont en procès pour obtenir les indemnités. Ces difficultés conduisent certains à envisager un retour. En 2012, Moisés, encore trop jeune pour prendre sa raitraite anticipée, commence à réfléchir à son retour à Rapa Nui.

La dernière fois que j’y suis allé, j’ai vu que les choses vont bien, je me dis alors que je pourrai y aller et m’occuper de ma mère. Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à ma famille, à ma mère. Elle est très âgée et je ne sais pas si mes frères s’occupent bien d’elle. J’ai déjà parlé avec ma sœur et je lui ai dit que si je rentre, j’allais m’occuper de ma mère. Elle est d’accord… je rêve toutes les nuits de l’île.

Moisés est retourné à Rapa Nui finalement en 2013 et très vite il a commencé à travailler comme chauffeur dans une agence de tourisme. Quand je le retrouve en 2014, il me dit que revenir à Rapa Nui a été la meilleure décision. Il est en couple et en train de régulariser un titre de propriété sur un terrain qui était au nom de son père, où il veut construire sa maison. Judith, par contre, m’a dit qu’elle préfère rester à Tahiti pour garder le terrain de son arrière-grand-père Akutino. L’île de Pâques, après bien des années durant lesquelles les habitants voulaient la quitter pour chercher une vie meilleure ailleurs, connaît aujourd’hui un processus migratoire de retour. Petit à petit les Rapanui ont commencé à retourner à l’île de Pâques, processus qui n’a pas été exempt de tensions, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

486

Chapitre 7. Les Rapanui en Polynésie française

5. Conclusion : mémoires de diaspora

L’expérience de diaspora rapanui en Polynésie française est partie d’une longue histoire de liens tant mémoriels qu’imaginaires qui relient les Rapanui à Tahiti. L’identification de ces liens nous a permis de comprendre les motivations qui les ont poussés à se rendre à Tahiti et les stratégies déployées pour s’installer sur place. On retiendra quelques caractéristiques de la diaspora rapanui en Polynésie. D’abord, nous avons relevé l’importance que l’histoire des terres de Pamatai a encore aujourd’hui et qui apparaît comme l’une des principales raisons de la mobilité contemporaine rapanui : lien mémoriel qui fonde le désir de se rendre à Tahiti et la composante principale d’une longue durée des rapports que les Rapanui ont tissés avec Tahiti. Ensuite, l’installation des Rapanui à Tahiti au cours des années 1970 se présente comme une expérience fondamentalement conflictuelle dans la confrontation des mémoires et oublis de cette longue durée de diaspora. Les constantes mutations dans la propriété des terres, la méconnaissance des Rapanui à ce sujet et les trous de mémoire par rapport aux généalogies sont sources de multiples confrontations parce que les anciennes familles de Pamatai ont de leur côté conservé des souvenirs qui les lient aux terres habitées et qui légitiment leurs droits de propriété sur Pamatai. Du côté des Rapanui arrivés après 1970 l’histoire des terres de Pamatai a pris la forme d’une narration mythique dans un régime héroïque (Sahlins 1979) qui met en exergue le rôle prévoyant des aïeux. Dans ces récits ils se seraient « sacrifiés » pour avoir des terres et pouvoir donner un héritage à leur descendance. Dans cette conception, les vingt-cinq premiers acquéreurs sont encore, dans le discours et l’imaginaire des Rapanui, les véritables et les uniques propriétaires. De ce point de vue, n’importe quel Rapanui qui peut invoquer un lien généalogique avec l’un d’eux, pourrait réclamer des droits de succession et se déclarer propriétaire d’une terre à Pamatai. Pour les Rapanui, après les déportations faites par les missionnaires et par des commerçants, Tahiti a été vue comme une sorte de terre promise : elle a permis le salut des catholiques à ceux qui ont fui la guerre lors de l’évangélisation et sont arrivés sur cette terre d’abondance, pour vivre la vie moderne d’une Polynésie à la française, image utopique de Tahiti en contraste avec le contexte d’enfermement de la société rapanui dans son île. Plus tard, quand Rapa Nui est devenue ouverte vers l’extérieur suite à la

487

Deuxième partie reconnaissance des Rapanui comme citoyens du Chili, gagnant avec cela le droit de voyager, les Rapanui sont arrivés dans un Tahiti bouleversé par les dépenses militaires françaises, connaissant une abondance de travail et d’argent, permettant l’accès à des biens modernes et façonnant une image qui se projette jusqu’à aujourd’hui. De plus, tout cela est auréolé d’une atmosphère culturelle « polynésienne » qui agit comme source d’inspiration pour une société rapanui en quête de repères afin de déployer des signes d’une identité véritablement « autochtone » et « polynésienne ». Dans ce contexte la récupération de la propriété des terres de Pamatai a été considérée comme la porte d’entrée à tous les espoirs que Tahiti promettait, mémoires de diaspora qui, même confuses et lacunaires, attachent jusqu’à nos jours les Rapanui à Tahiti.

488

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 8 Les formes du retour

Après les années de mobilité vers l’extérieur, dont les chapitres précédents ont rendu compte, la société insulaire connaît aujourd’hui un véritable mouvement de retour de ces migrants et leurs familles. Parmi mes interlocuteurs, qu’ils habitent au Chili continental ou à Tahiti, la réflexion sur le moment où l’on reviendrait sur l’île de Pâques a toujours été fréquente et imprégnée d’émotion. Le désir de retour organise une bonne partie de leurs vies à l’extérieur de l’île de Pâques. C’est l’achèvement d’un parcours de vie au point que parfois la réflexion sur le retour se confond avec une réflexion sur l’organisation de la fin de vie et de la mort. Le retour est conceptualisé et vécu de manière différente selon l’âge, selon que la personne est née et a grandi au Chili continental ou à Tahiti ou sur l’île de Pâques avant de partir. Mais, au-delà de ces différences, bien des réflexions sont partagées. L’un des paradoxes de l’expérience diasporique rapanui est l’écart entre les formes empiriques d’enracinement dans l’émigration et l’envie de revenir vivre sur l’île de Pâques. En effet, dans la mesure où les années passent, que des enfants naissent, qu’on trouve un nouveau travail, qu’on acquiert de nouvelles propriétés, le retour se voit reporté à une date indéterminée, mais on n’arrête pas pour autant de l’espérer. L’envie du retour est une composante essentielle, affective et mélancolique, de l’expérience diasporique (cf. Clifford 1997 ; Dufoix 2003). Dans ce chapitre nous étudierons comment le retour est vécu ou a été vécu par mes interlocuteurs, quels sont les mécanismes d’incorporation de ces migrants dans la communauté insulaire, laquelle n’a jamais cessé d’être vue comme celle de l’origine, mais aussi les barrières auxquelles ils se heurtent parfois. Nous verrons les attentes des Rapanui qui reviennent, mais aussi leurs déceptions, leurs sentiments d’appartenance identitaire et l’évaluation qu’ils font de la nouvelle société qui les accueille, car la société insulaire

489

Deuxième partie

qu’ils trouvent ou retrouvent a vécu d’énormes changements dont plusieurs ont eu pour causes premières précisément les flux migratoires passés ou récents. Nous sommes en présence d’au moins deux générations de Rapanui nés en dehors de l’île de Pâques. Il s’agit donc de comprendre leur sentiment d’appartenance à une entité historique et culturelle dans laquelle ils n’ont pas grandi, mais qu’ils considèrent être la leur ou parfois à laquelle ils sont assignés par autrui avec l’imposition d’une identité « ethnique » pas toujours voulue ou revendiquée d’emblée. Aujourd’hui (mon dernier séjour date de 2014), Rapa Nui traverse un moment inédit dans son histoire, dans la mesure où elle est devenue une terre d’accueil de migrants économiques (cf. chapitre 4), tout en continuant à être conceptualisée comme la terre d’origine des Rapanui nés à l’extérieur. Ce nouveau contexte social crée des tensions dans les consensus que la communauté insulaire avait établis pour exister en tant que société, par rapport à l’appartenance, à l’accès à la terre, à la résidence et à la localité.

1. Pourquoi revenir ?

Mes interlocuteurs expliquent souvent le retour comme une conséquence de l’essor économique insulaire dû au tourisme. Mais à la différence des Chiliens continentaux arrivés pour les mêmes raisons (cf. chapitre 4), les Rapanui ne se voient pas comme des immigrants économiques, mais comme des « rapatriés », et cela même s’ils n’ont jamais habité à l’île de Pâques, comme c’est le cas des enfants rapanui nés ailleurs. Le retour a toujours été conçu comme une option possible malgré les nombreuses années vécues ailleurs parce que la migration a toujours été interprétée, malgré le temps, comme une césure temporaire (cf. chapitre 6). En outre, la société insulaire a établi au cours des années des formes de liaison au sein des familles bilocales, ainsi que des formes d’intégration des nouveaux membres nés ailleurs.

1.1. « On peut toujours revenir »

En 2011, lors de mon deuxième séjour à l’île de Pâques, une partie de mes interlocuteurs faisaient le constat suivant : plusieurs des Rapanui qui vivaient au Chili continental ou à Tahiti étaient de retour sur l’île. Ensuite, ils expliquaient ces choix par rapport à l’essor économique de l’île. Ce constat était cohérent avec les intentions

490

Chapitre 8 Les formes du retour

inspirant le retour, que j’avais enregistrées lors de mes recherches au Chili continental. En 2007, par exemple, Desirée Tuki était d’avis que, si les Rapanui rencontrent des problèmes, ils peuvent toujours revenir sur l’île :

Si tu n’as pas l’option d’être bien ici [au Chili], tu sais que là-bas [sur l’île] la nourriture ne va pas te manquer. Tu peux aller à la pêche, tu manges ces poissons ou tu les vends et avec, tu te fais de l’agent. Tu peux aussi aller à la mer et récolter des coquillages, faire des colliers et les vendre. La vie à Rapa Nui est plus simple qu’au Chili [continental].

Desirée évoquait sans doute une vision idéalisée de la société insulaire où le travail semble facile. Néanmoins, en 2014, l’opinion de certains de mes interlocuteurs était très positive par rapport à leur choix d’avoir quitté le Chili continental suite à des problèmes économiques :

Je suis revenu en 2010 parce que je me suis rendu compte que je n’avais plus rien à faire à Santiago. Mes frères me disaient de revenir, car ici il y avait du travail, et comme c’était un vrai problème pour moi là-bas [à Santiago], on a décidé de revenir. Et à partir de là jusqu’à maintenant j’ai vu que mon frère avait raison. (John Tuki, Rapa Nui 2014).

L’expérience de Vitorio est semblable à celle de John, mais il ajoute un élément qui vient vérifier l’une des formes d’enracinement – la fondation d’une famille – que nous avons identifiées auparavant (cf. chapitre 6). C’est une fois séparé de sa femme que Vitorio a décidé de revenir sur Rapa Nui. Quand je l’ai rencontré en 2011, il m’a expliqué sa décision en ces termes :

Quand nous avons rompu avec Claudia, je me suis dit que je n’avais plus rien à faire à Santiago, donc je me suis dit que c’était le moment pour moi de revenir à l’île. Comme j’avais vécu près de 20 ans au Chili, j’ai trouvé que c’était suffisant. Et ça été une très bonne décision, car ici il y du travail ! Plus qu’au Chili ! Maintenaient j’ai des projets pour gagner beaucoup d’argent.

Le travail lié à la demande touristique est la niche économique où les Rapanui revenus sur l’île s’inscrivent, notamment dans la construction et dans les services des circuits touristiques. Nous avons déjà analysé l’articulation économique entre la hausse inédite de l’arrivée de touristes et le boom immobilier à la suite duquel les Rapanui sont devenus propriétaires d’hôtels, de bungalows ou de flottes de taxis (cf. chapitre 2 et 4). Le contrôle territorial sur les terres de l’île a permis que les opérateurs de l’industrie touristique soient les Rapanui eux-mêmes.

491

Deuxième partie

Quand j’ai rencontré Vitorio à Rapa Nui en 2011, il attendait que sa mère lui donne un morceau de terre pour pouvoir y construire sa maison. En 2014, quand je le retrouve, il a déjà sa maison et envisage de construire trois bungalows pour les louer. Manu, qui avait habité près de trente ans au Chili continental où il avait une micro-entreprise de pâtisserie, est revenu sur l’île en 2009 et très rapidement il a commencé à travailler comme chauffeur de taxi. En 2011 il était le patron d’une flotte de six véhicules et en 2014 il contrôle quinze autres véhicules.

1.2. La question de la terre

1.2.1. La pression foncière

Malgré leur interprétation qui voit l’essor économique comme une réussite, un sentiment généralisé parmi mes interlocuteurs revenus vivre sur l’île est qu’ils se sentent moins favorisés quand il s’agit d’accéder à la propriété de la terre. Dans plusieurs cas, la terre avait été divisée entre les frères et sœurs restés sur l’île ou qui étaient revenus quelques années avant le processus massif de retour. La question du rapport à la terre et la configuration du droit à la terre apparaissent dans les expériences du retour comme un sujet déterminant à la fois dans la prise de décision du retour et dans les conflits qui en résultent ensuite sur place. En effet, la pression sur l’espace à partager est grande, avec l’immigration venue du Chili continental (cf. chapitre 4). En parallèle à ce constat empirique, j’ai entendu, de la part des Rapanui qui se définissent comme n’ayant pas bougé, des discours critiquant les attitudes et les opinions exprimées par les Rapanui revenus. Le contexte de la pression démographique et foncière trouve ici une autre connotation. D’un côté, les Rapanui reconnaissent de façon publique que tout Rapanui a le droit de vivre sur l’île de Pâques. Mais d’un autre côté, ceux qui se revendiquent comme ceux qui ont « toujours » vécu sur l’île – même si aujourd’hui il n’y a aucun Rapanui qui ne soit jamais parti de l’île –, reprochent à ceux revenus de se mettre « du jour au lendemain » à demander des terres (et à donner leur avis sur les enjeux locaux). Entre 2009 et 2014 Rapa Nui a connu une série de tensions sociales liées d’une part à la propriété foncière, avec des occupations de places publiques, de maisons assignées aux fonctionnaires et d’autres terrains comme celui où se situe le Musée Anthropologique ou

492

Chapitre 8 Les formes du retour

bien encore du chantier d’un nouvel hôtel de luxe, et d’autre part à la pression démographique due à une immigration non contrôlée depuis le Chili continental (cf. chapitre 4). C’est dans ce contexte que des tensions se sont produites entre les Rapanui arrivants et ceux qui disent être restés. Un homme très respecté par son âge m’a donné son avis concernant les perturbations que l’île connaissait pendant mon séjour :

Tous ces problèmes qu’il y a maintenant sont dus à tous ces Rapanui qui sont revenus, ceux qui ont vécu plusieurs années au Chili. Ils arrivent maintenant à occuper des terrains, à demander à l’État de terrains, à nous dire que c’est notre faute si l’État n’accorde plus de terrains. Je dis à ces gens : « taisez-vous, parce que c’est nous ceux qui sont restés ici et qui se sont battus pour que l’île soit comme elle est aujourd’hui, pendant que vous grossissiez au Chili, pendant que vous grossissiez à Tahiti. C’est eux qui viennent maintenant mettre le bordel.

Un autre exemple de ce type de reproche envers les Rapanui revenus :

J’ai entendu à la radio ce matin1 la parole de [X]. Tu sais ? Il a vécu plusieurs années à Tahiti, il est parti quand ici on était mal. Il est parti pour son bien-être personnel et maintenant que là-bas les choses ne vont pas très bien, il est revenu se plaindre. Maintenant il dit qu’il va se battre pour l’indépendance de l’île, pour la sortie de tous les Chiliens. Il dit ça maintenant, parce qu’avant, quand il a fallu vraiment se battre pour quelque chose, il est parti d’ici. Ça ne va pas ! Non ?

Les opinions des Rapanui revenus concernant ces reproches étaient variées, entre une attitude d’écoute et justification ou d’indifférence, ou la formulation de contre-arguments en impliquant que l’état de la société insulaire est de la responsabilité de ceux qui sont restés (nous y reviendrons). L’un de mes interlocuteurs m’a raconté :

Oui, j’ai entendu dire cela, et d’un côté ils ont raison, mais c’est aussi vrai que nous sommes partis, c’est-à-dire les gens de ma génération, parce que nos aïeux nous ont presque obligés à le faire, avec cette histoire qu’ici nous sommes tous parents. Mais, ce n’est pas grave, ils ont pensé que cela était la meilleure manière d’assurer notre avenir, en quittant l’île. Moi, je vois quand même qu’il y a eu des gens qui ont trompé nos aïeux, regarde les problèmes que nous avions avec la terre. Je l’ai dit l’autre jour à une cousine qui me disait que je ne devrais pas demander de terres, je lui ai dit : « regarde, tu me dis que nous sommes partis pour vivre la belle vie ailleurs et je te dis oui ! Mais le problème c’est que je t’ai laissée,

1 Il fait référence à l’émission de Radio Manukena du 16 avril 2014 où un des militants de l’organisation « Parlement Rapanui » évoquait les accords non respectés par l’État chilien en commençant par le traité d’annexion de 1888.

493

Deuxième partie

toi, ici pour garder nos terres et j’arrive et je vois que tu n’as pas seulement vendu nos terres, mais aussi tu t’es laissé voler notre terre.

Ces discours nous indiquent que, dans l’expérience du retour, l’un des éléments centraux qui agit aussi bien comme une structure d’accueil que comme un enjeu de conflit est la propriété foncière.

1.2.2. Les conceptions rapanui de l’accès à la terre

Le retour est possible parce que les Rapanui disent avoir une sorte de droit de réinstallation, droit qui est soutenu à la fois par les conceptions de la parenté rapanui sur l‘héritage de la terre, et par des modalités étatiques concernant l’accès à celle-ci. Pour être bref : toute personne d’origine rapanui, ce qui veut dire ayant au moins un parent d’origine rapanui, a des droits légitimes sur les terres de l’île. En 2007, quand je lui ai posé la question sur un éventuel retour sur l’île, Lenky Atan m’a répondu en évoquant le sujet de la propriété foncière :

J’ai l’intention de revenir et de m’installer, mais il faut attendre que mon mari prenne sa retraite. Ma fille Karla a déjà son terrain, depuis qu’elle a cinq ans, Mahani aussi elle a son terrain, depuis qu’elle a trois ans. Il manque encore la petite, Mareva, mais j’ai déjà entendu parler d’un terrain en dehors du village que je vais essayer d’avoir. Ce n’est pas un terrain de la famille, mais un de ceux que l’État a commencé à rendre. Paori est dans la liste d’attente pour un terrain.

Le commentaire de Lenky met en évidence d’un côté, le rôle que la propriété foncière joue à l’heure d’envisager un retour, mais aussi que la possession d’un terrain est évoquée comme un atout. De l’autre côté, il met en lumière certains consensus rapanui sur la propriété de la terre. Regardons cela de plus près. Le premier de ces consensus est que les Rapanui se considèrent comme les propriétaires légitimes de toutes les terres de l’île. Nous l’avons vu, l’un des effets dans la longue durée de la situation coloniale chilienne, que nous avons désignée comme colonisation sans colons, est que les Rapanui ont négocié une reconnaissance tacite de la propriété des terres d’Hanga Roa et, malgré les années d’enfermement, ils ont fini par modifier le modèle de résidence des groupes de parenté sur les anciens territoires mata, ils ont su transmettre la mémoire qui relie les vivants aux ancêtres et à leurs terres. Ces généalogies relient les Rapanui actuels aux quartiers du village, et aussi aux anciens

494

Chapitre 8 Les formes du retour

territoires mata. Nous l’avons dit, chaque nom de famille moderne peut être associé à un ou plusieurs anciens mata (cf. chapitre 1 tableau 1.3, section 5.1 et chapitre 2 section 1.2). On trouve ici un ancien principe rapanui sur la tenure foncière. Selon Métraux (1971 : 142), les insulaires reconnaissaient une sorte de « souveraineté de clan » contenue dans l’expression henua poreko ranga, qui signifiait : « la terre où les ancêtres sont nés ». Ajoutons aussi que selon Englert (1948) et Métraux (1971), les Rapanui des années 1930 conservaient la mémoire de leurs terres en dehors de Hanga Roa, en raison d’une sorte de « patriotisme local » pour Englert (1948 : 52) et de « patriotisme tribal » pour Métraux. Ce dernier explique :

Si l’on demande à n’importe quel habitant du village de Hanga-roa [sic]: « Quelle est ta tribu? », il répondra sans hésiter : «Marama, Tupahotu, Nga-ure [sic] ou Miru », et cela même si son père est anglais ou chilien. Continuez l’enquête et vous saurez sans peine la tribu de ses parents et même de ses grands-parents. Si vous emmenez votre interlocuteur dans une promenade à travers l’Ile, il vous montrera sur le terrain les limites exactes du territoire ancestral […] La concentration des survivants dans le village de Hanga-roa [sic], après leur conversion [au christianisme] […] le patriotisme tribal a dû être tenace pour s’être maintenu, même sous forme atténuée dans la mémoire des indigènes modernes. (Métraux 1941 : 73).

Ce lien mémoriel fait de toute l’île une sorte de kaiŋa généralisé, un immense groupe parental de résidence au sens de lieu de vie et de subsistance (cf. chapitre 2). Cependant, la définition du type de propriété dans cette île-kaiŋa n’est pas claire, car il n’existe pas encore de consensus à propos des liens entre les filiations et les patronymes et les anciens mata. Mais aussi, parce que dans la tenure foncière il y a des conceptions et procédures étatiques en vigueur qui définissent les droits à la terre comme une question uniquement de propriété individuelle (on y reviendra). La propriété de la terre est un élément d’enracinement aussi bien pour les titres de propriété possédés à Hanga Roa et ses alentours (cf. chapitre 2), que pour les terres pour lesquelles les Rapanui conçoivent un droit théorique d’ancestralité comme sont celles aujourd’hui classées comme Parc national et d’autres comme bien public. C’est donc par l’activation des liens mémoriels sur les origines des groupes de parenté et les mécanismes sociaux qui ont créé ces liens que tout Rapanui est vu, dans la communauté, comme propriétaire théorique de terres. L’idée que la terre s’hérite vient former un second consensus. Celui-ci s’est formé à partir de principes de parenté qui impliquent en partie des aspects de comportements

495

Deuxième partie

considérés étant corrects ou incorrects (cf. chapitre 3), ainsi que par un héritage post- mortem qui inclut les principes du Code civil chilien où les enfants héritent sans distinction les biens de leurs parents décédés. En outre, dans les conceptions rapanui de la propriété foncière, la terre peut être un objet de don offert en fonction des rapports d’affection (aroha) entre un donneur et un récepteur qui ne sont pas forcément liés par des rapport de parenté. Ainsi, les terres ont été données par le père, par la mère, un grand- père ou une grand-mère, et la terre a aussi pu être un cadeau venant d’un oncle ou d’un père ou d’une mère d’adoption (hāŋai). Très exceptionnellement, les terres dont il était question ont été achetées. Cependant, cette procédure est de plus en plus fréquente car les terres sont devenues un bien de marché et certains Rapanui ont acquis un important pouvoir d’achat. Il est commun qu’en expliquant l’origine de la propriété, mes interlocuteurs fassent la distinction entre les parcelles acquises par héritage du père ou de la mère (ou un autre membre de la famille) et ce qu’ils appellent « parcelles de mariage », c’est-à-dire, des parcelles qu’un nouveau foyer demandait à l’administration coloniale. On m’a dit aussi que certains enfants pouvaient bénéficier de la part de leurs parents de terres de plus grande extension que leurs frères et sœurs, car ils étaient considérés comme de « bons enfants » (poki haŋa rahi) ou encore, que d’autres enfants pouvaient être châtiés et privés d’héritage. Enfin, certains m’ont expliqué qu’il était commun que les femmes reçoivent des portions de terre plus petites que leurs frères, car on savait qu’elles iraient vivre avec leurs époux sur la parcelle de leurs beaux-pères. Cependant ces normes se sont vues modifiées avec l’application du Code civil qui règle l’héritage au Chili et ne distingue pas entre les enfants d’une personne décédée, et qui est venu se loger dans les conceptions rapanui de l’accès à la terre. Ce dernier point est capital pour comprendre la relative facilité qu’ont les Rapanui à revenir sur l’île. Bene, un homme rapanui proche de la cinquantaine, me fit remarquer cette évolution :

Aujourd’hui les enfants de l’île naissent avec un terrain sous le coude. Quand moi j’étais enfant, il fallait travailler pour gagner son terrain. Aujourd’hui non ! À dix-huit ans les enfants veulent déjà leur terrain, leur maison, leur subvention [pour la construction].

496

Chapitre 8 Les formes du retour

1.2.3. Les procédures d’accès à la terre

L’accès à la terre sur l’île de Pâques dépend aussi des normes étatiques. Faisons une parenthèse pour comprendre l’ingérence des normes étatiques sur la tenure foncière à Rapa Nui. Malgré la transmission des mémoires qui reliaient la population de Hanga Roa avec les terres des mata de l’époque pré-missionnaire, il se trouve que, en 1917, lors d’un litige entre l’État et le bailleur de l’île, Henri Merlet, une commission de notables détermina que, depuis l’annexion, l’État n’avait pas établi de « domaine particulier » sur les terres (Moreno Pakarati 2012b). C’est en raison de cela que Merlet avait tenté d’inscrire la totalité de l’île à son nom (Vergara 1939). Cette commission recommanda alors de faire valoir l’article 590 du Code Civil selon lequel « sont biens de l’État toutes les terres qui étant situées dans les limites territoriales sont dépourvues de propriétaire » (Rochna 1996 : 40). Ainsi, seize ans plus tard, le 11 novembre 1933, l’État chilien inscrivit les terres de l’île sous le régime du domaine public, par l’entremise d’une simple inscription au Bureau des Biens Immobiliers de Valparaíso [Oficina de Bienes Raíces de Valparaíso] (Rochna 1996). De ce fait, le principe de terra nullius du colonisateur s’imposa sur celui de henua poreko ranga des Rapanui. Dans ce contexte, l’État procèdera plus tard à l’octroi des différents types de titres (« provisoires » ou « de domaine ») pour régulariser la tenure foncière des Rapanui. À cet égard, les Rapanui connaissent trois procédures étatiques qui ont été utilisées au fil du temps pour assigner des droits fonciers. La première fut une politique qui reconnaissait des droits d’usage sur des parcelles habitées par les Rapanui après l’enfermement de 1902. Dans cette politique, les insulaires ne devenaient pas – du point de vue de la logique coloniale – des propriétaires, mais une sorte de colons2. La reconnaissance du droit d’usage a été inscrite dans des documents connus comme « titres provisoires [títulos provisorios] » qui ont été remis sur demande des insulaires quand un nouveau foyer se constituait, ou quand un insulaire demandait une parcelle de terre pour la cultiver (cf. chapitre 2, section 1.3). Ce fut à partir de 1979 qu’un décret-loi a défini les

2 Rolf Foerster (et al. 2014) explique que l’État chilien disposait de deux formules pour résoudre les questions relatives à la propriété des « naturels de l’île de Pâques ». La première formule, considérant les « naturels » comme des colons, ce sont les lois créées pour la colonisation du sud du Chili par des étrangers qui s’appliqueraient ; la deuxième formule consistait à appliquer la Loi de réduction [radicación] de 1866, loi visant à créer des réserves indigènes dans les aires à coloniser. Cependant, aucune loi ne fut promulguée avant celle de 1979, à laquelle une partie de la communauté insulaire opposa une forte résistance. Pour Foerster (et al. 2014 : 74) « la remise de titres provisoires fut une sorte d’amalgame entre le système de réduction et l’établissement de colons ».

497

Deuxième partie

critères des assignations de terres comme propriété individuelle par le biais des « titres de domaine [títulos de dominio] ». Ainsi entre 1979 et 2008, près de 973 titres de propriété individuelle ont été concédés, dont seulement 9% ont été remis entre 1990 et 2005 lors de la dénommée « première étape de restitution des terres à l’ethnie rapanui », plan étatique de restitution de la propriété foncière (Ministerio de Bienes Nacionales 2011 : 1). À cette occasion, l’État a remis 350 hectares à 62 ayants droit dans différents secteurs hors du village d’Hanga Roa. Le processus de délivrance de « titres de domaine » fut arrêté entre 2007 et 2010 lorsque le Sénat a discuté un nouveau Statut d’administration de l’île, lequel n’a pas encore vu le jour. Mais en 2010, le président de la République du moment, Sebastián Piñera, a remis 26 titres de propriété, avec une couverture médiatique retentissante (El Mercurio de Valparaíso, 15 septembre 2010) et, vers la fin de son mandat en 2013, il en a remis 60 autres (Radio Universidad Católica de Valparaíso, 6 août 2013). En 2012, l’État voulut entreprendre une seconde étape de restitution de terres, mais les leaders politiques de l’île s’y sont opposés. Cette opposition est expliquée par les autorités locales par deux raisons. D’abord, car la politique d’octroi de titres de propriété sous la forme de titres de domaine individuels implique la transgression de la tenure collective considérée être la forme « traditionnelle ». Ensuite, car l’État n’a pas remis en question l’inscription des terres de l’île comme domaine public de 1933, alors que pour les Rapanui l’île a toujours eu des propriétaires : les ancien mata et les actuels groupes de parenté. Ainsi, les associations de base communautaire telles que le Conseil des Anciens ou le « Parlement Rapanui » se sont opposés à la proposition de restitution. En 2014, l’État voulut mettre en œuvre à nouveau un plan qui prendrait en compte la désaffectation de près de 25% des terres du domaine public disponible pour les transformer en 256 parcelles de 2,5 hectares. De nouveau l’initiative a connu une forte opposition de la part de la communauté rapanui qui a demandé alors l’annulation de l’inscription de 1933 et la reconnaissance du domaine Rapanui sur la totalité de l’île3.

3 Foerster et al. (2014 : 103-106) apporte aussi quelques détails. « Les bénéficiaires [du programme de désaffection de terres] seraient en premier lieu ceux qui n’avaient pas été bénéficiaires de terres auparavant et ceux qui auraient besoin de terres […] 1200 personnes se sont inscrites comme demandeurs. Tout allait bien pour la suite de la procédure, jusqu’à ce que différentes institutions nationales et locales […] ont exigé que la restitution des terres soit précédée d’une consultation sous le format considéré dans la Convention 169 de l’OIT. La consultation a eu lieu, même si il y eut le refus de plusieurs Rapanui [d’y participer]. Le résultat de la consultation fut que, sur à peine 391 votants [pour un corpus électoral de plus de 1400 Rapanui], 49,10% furent contre le transfert de terres versus 42,97% qui se sont manifestés en faveur du transfert. »

498

Chapitre 8 Les formes du retour

Finalement, les Rapanui utilisent une troisième procédure pour distribuer les terres dont ils possèdent des titres, au croisement entre les pratiques de don de terres et les critères liés à la parenté avec les procédures étatiques. Il s’agit des « cessions de droits [cesiones de derechos] » qui pour les Rapanui correspondent à la mise par écrit des dons faits par avance de manière orale. Entre 1966 et 2011, 1 579 cessions de droits ont été rédigées (Ministerio de Bienes Nacionales 2011 : 10)4. Les cessions de droits sont venues remplacer, dans la pratique, les titres de propriété, laissant la notion de propriété individuelle dans une sorte de parenthèse juridique car, pour certaines aides de l’État ou pour la définition de l’héritage, ces cessions possèdent la même valeur juridique qu’un titre de domaine, sans être pour autant des titres de propriété. Par exemple, pour postuler à une subvention de l’État pour la construction d’un logement (subsidio), l’État exige que le demandeur soit reconnu comme le détenteur (poseedor) de la parcelle où sera réalisée la construction, statut que le demandeur obtient par le biais d’un « titre de domaine » ou par le bénéfice d’une « cession ». Enfin, les cessions de droit ont été utilisées pour dissimuler des actes de vente de terres, car les terres sont aujourd’hui un bien de marché. Cependant, il convient de signaler qu’en vertu de la loi 19.253 (article 13), les terres considérées comme « indigènes » ne peuvent être ni vendues ni même louées à des personnes non « indigènes » ; de ce fait, le marché foncier sur l’île de Pâques ne concerne donc que les personnes d’origine rapanui. Cependant il faut donner quelques éclaircissements concernant ces terres considérées « indigènes ». En premier lieu, elles concernent seulement celles attribuées par « titres de domaine » c’est-à-dire, les terres octroyées par le biais de la politique étatique, laquelle, comme on l’a vu ci-dessus, est fortement critiquée par les associations communautaires. Ensuite, elles ne concernent pas les terres attribuées par « titres provisoires » car elles sont de jure encore de domaine public, mais reconnues depuis 1902 comme des terres utilisées par les insulaires. Ainsi, les terres qui concernent Hanga Roa sont de facto des terres Rapanui. Enfin, les terres d’Hanga Roa ont échappé à la menace d’être vendues car le domaine légal n’est pas dans les mains des Rapanui, mais aussi parce que, si l’État avait poursuivi l’idée de vendre, les conséquences politiques auraient été immenses.

4 Selon le ministère des Biens Nationaux (Ministerio de Bienes Nacionales 2011) il existe 1 320 cessions, cependant la lecture de l’integralité de ces documents m’a permis d’identifier que le total des cessions est en réalité de 1 579 cessions. Cet écart est dû à ce que dans certains cas un même document comporte plusieurs actes de cessions de terres.

499

Deuxième partie

L’un des faits marquants de toute la configuration de la propriété à Rapa Nui est qu’elle se trouve soit entre les mains de l’État, après l’inscription de 1933, soit sous possession rapanui (avec l’exception d’un terrain où se trouve un hôtel de luxe, terrain réclamé depuis 1976 par une famille de l’île). Les terrains sous le contrôle de l’État relèvent du domaine public. La liste est la suivante : le « domaine d’expérimentation agricole Vaitea » (27,69% de la surface), les terres relevant de l’administration de la Direction aéronautique [DGA] (1,75% de la surface), des bureaux des services publics (0,40% de la surface), de l’Armée (chiffres non comuniqués), et du Parc national (41,64% de la surface), ce qui dans son ensemble représente 71,48% de la superficie de l’île. Il faut ajouter 6% environ des terres correspondant au bord de mer et les îlots. Pour les terrains sous contrôle rapanui : il s’agit de près de 22% de la superficie de l’île, dont 13,65 % de la surface est inscrite sous « titres provisoires » (Ministerio de Bienes Nacionales 2011).

1.2.4. Les cas de « cession »

J’ai entrepris d’analyser l’ensemble des 1 579 documents de cession afin de déterminer le type de lien de parenté existant entre le cédant et le cessionnaire. Pour cela je me suis basé d’abord sur une systématisation des données préalablement réalisée par les fonctionnaires du bureau du ministère des Biens Nationaux de l’île de Pâques, lequel range les documents par ordre de noms de famille des intéressés et par date de cession ; puis j’ai procédé à la lecture de chaque document pour identifier les acteurs impliqués et finalement établir, avec l’aide de l’État-civil, un corpus généalogique pour identifier les rapports de parenté impliqués. La conclusion qui en ressort est que, jusqu’à nos jours, les cessions de droits ont été réalisées en étroite relation avec des liens de parenté. Cela avait préalablement été signalé par d’autres chercheurs (cf. McCall 1976a, Delsing 2009) sans qu’aucun n’ait déterminé précisément les liens de parenté concernés. Mon analyse avait donc pour but de rendre compte avec précision du type de lien généalogique impliqué dans les cessions de terres. Voici un tableau résumant les résultats :

500

Chapitre 8 Les formes du retour

Tableau 8.1: Rapport de parenté et cessions de droits de terres (1966-2011) Rapport de parenté Termes Génération par Pourcentage Sous-total rapport à ego Korohua G+3 0,1 % Nuahine Descendance Matu‘a ru‘au G+2 7,2 %

Matu‘a 56,2 % G+1 47,8 %

Hāŋai (Rapport d’adoption 1,1 % coutumier)

Papatio G+1 8,3 % Collatéralité Mamatia 82,8 %

Taina 24,5 % G0 13,8 %

Taina ke‘e G0 2,4 %

Huŋavai G+1 0,2 % Alliance

Kenu Conjoint(e) 1,4 % 2,1 % Vi‘e

Taokete G0 0,5 %

Autres liens 8 % généalogiques Sans rapport de parenté 14,3 % 6,3 % connu

Achats et ventes 2,8 % 2,8 % déclarés

Total 99,9 % 99,9 %

À partir du tableau, il apparaît que les relations prédominantes sont celles de descendance, avec 56% des cessions de droit, ces relations ne se limitant pas au type matu‘a –gnapoki (père-enfants ou mère-enfants) mais englobant un déploiement sur trois générations depuis un Ego cessionnaire. Il faut souligner que les relations de collatéralité sont aussi récurrentes. Elles concernent les matu‘a keke (les oncles et les tantes) et le groupe de taina (fratrie), révélant ainsi que les terres peuvent être cédées de manière latérale, depuis les frères et sœurs du couple parental. Le résultat se complexifie lorsque l’analyse englobe les cessions sur plusieurs générations, car plusieurs des terres cédées selon le principe de descendance ont été

501

Deuxième partie

transmises dans un deuxième temps de manière latérale entre les frères et sœurs (taina). Un modèle est récurrent dans les relations que j’ai étudiées : un frère ou une sœur dans une fratrie a reçu la cession d’un terrain, de la part de ses parents, ou de ses grands-parents ou d’un oncle ou tante, et des années après il ou elle procède à une nouvelle division et cession de terre à l’un de ses frères ou sœurs cadets ou bien à l’un de ses neveux. Enfin, bien que moins fréquentes, il y a des cessions réalisées au sein des relations d’alliance, ce qui montre l’extension que peut atteindre l’imbrication de l’accès à la terre et des relations de parenté. Au total, les relations de parenté, qu’elles soient de descendance, de collatéralité ou d’alliance, concentrent 82,8% des cessions entre les années 1966 et 2011. Il nous faut alors répondre à la question des achats-ventes de terres. Deux commentaires méritent d’être énoncés à ce sujet. En premier lieu, les ventes ne sont pas toujours déclarées dans les cessions ; ainsi sur l’ensemble des documents étudiés j’ai seulement trouvé 41 déclarations de ventes, soit 2,8% du total des cessions. Néanmoins on peut détecter une augmentation progressive, à partir de 1998, de cessions entre personnes généalogiquement éloignées (pour 8% des cessions), et entre des personnes n’ayant aucun lien au-dessous du 4e ou 5e degré généalogique (dans 6.3 % des cas). Notre analyse nous indique donc que 14,3% des cessions ont été réalisées entre des personnes éloignées généalogiquement. Si nous appliquons à cela le critère des fonctionnaires du Bureau des Terres de l’île de Pâques, l’on peut supposer qu’il y ait eu vente. Cependant en l’absence de preuves formelles nous ne pouvons affirmer que la totalité de ces cessions de terres soient des transactions de ventes.

1.2.5. Conclusion : tensions et confusions dans la vision de la propriété foncière

Malgré l’apparente adaptation et l’usage des différents types de titres et de la documentation étatique pour définir la propriété, l’évocation du thème des titres de propriété lors de nos entretiens sur le terrain a pourtant donné lieu à des réponses confuses. Certains de mes interlocuteurs me disaient posséder un titre de propriété, d’autres que le terrain leur avait été donné « oralement » et d’autres refusaient simplement de reconnaître que l’État ait un quelconque pouvoir à remettre un titre. Pour mes interlocuteurs, les terres étaient à leurs parents et avant cela à leurs grands-parents, donc aujourd’hui, logiquement, elles sont à eux. Or, les modalités de distribution de terrains au sein des familles génèrent aujourd’hui des tensions et c’est dans ce contexte de pression foncière que le processus de retour des Rapanui s’inscrit. Nous trouvons là une

502

Chapitre 8 Les formes du retour

explication, en partie, aux sentiments négatifs que plusieurs d’entre eux éprouvent quand ils se voient mis en cause par leurs parents à l’heure de revendiquer un bout de terre. Manuel m’explique qu’il avait vécu de nombreuses années au Chili continental et qu’à son retour sur l’île en 1993, il était arrivé trop tard pour le partage de terres. C’est pour cela qu’il a eu un petit terrain qui faisait partie d’un lot au nom de sa mère, qui elle-même l’avait hérité de sa propre mère.

Ces terrains avaient été partagés pour les filles de ma grand-mère, et celui-là est à ma grand- mère. Le terrain d’à côté appartient à une cousine, mais son frère l’a acheté. Aujourd’hui j’ai un conflit avec lui parce qu’il a déplacé la clôture et m’a pris une partie de mon terrain.

Moisés est revenu de Tahiti en 2013 après y avoir habité 40 ans. Il m’a raconté que sa mère allait lui donner un terrain par le biais d’une procédure étatique pour qu’il puisse solliciter la subvention de l’État et grâce à celle-ci construire une maison. Selon Moisés le document étatique était nécessaire pour éviter de possibles problèmes avec ses frères, comme cela avait été le cas entre un ainé et un cadet. Un frère cadet, qui vit encore à Tahiti, était venu sur l’île pour réclamer une terre, mais les autres frères et sœurs n’ont pas été d’accord car il comptait continuer à vivre à Tahiti. Par ailleurs un des ainés de la fratrie occupait déjà le terrain de sa mère dans un secteur rural de l’île, sans que celui-ci n’ait été partagé entre les frères. « Il reste encore les terrains de mon papa à Ivi Tahi, mais il faut bien les partager entre les frères et sœurs maintenant que tout le monde est en train de revenir sur l’île », m’a dit Moisés. Le commentaire de Moisés laisse pressentir une tension latente au sein de la fratrie concernant la division des terrains, tous fondés sur des « titres provisoires » donnés par les fonctionnaires de l’État plusieurs années auparavant (cf. chapitre 2, section 1.3). Cette tension touche également la question de la résidence. Comme une partie des frères vit encore à Tahiti ou à Santiago du Chili, ils sont exclus de facto des partages des terrains, partages qui ont été exercés par l’acte d’occupation ou légitimés par des autorisations orales de la part du détenteur d’un titre « provisoire » ou « de domaine ». Cependant, Moisés insiste sur un point important : en revenant vivre sur l’île, lui autant que ses frères ont des droits sur la terre de leurs parents. En ce sens, les droits théoriques sur la terre sont devenus effectifs maintenant que les Rapanui sont en train de revenir sur l’île. On retiendra que les Rapanui ne perdent pas leurs droits théoriques sur les terres familiales, mais l’exercice de ces droits dépend d’autres facteurs, comme l’historique des liens qu’ils ont maintenus avec la famille qui

503

Deuxième partie

est restée sur l’île (nous y reviendrons dans le chapitre suivant). À l’heure où de nombreux Rapanui reviennent sur leur île, le conflit entre les fratries pour l’accès aux terres est à l’ordre du jour. Cela a entrainé parmi mes interlocuteurs qui ont fait le retour un sentiment de déception par rapport à l’accueil reçu, et surtout une critique des changements qui se sont produits ces dernières années dans la société insulaire.

1.3. La déception de ceux qui ont fait le retour

Les tensions liées au retour, telles que la pression foncière et les reproches reçus, ont généré parmi mes interlocuteurs un sentiment de déception devant l’état des relations à l’intérieur de la communauté insulaire. Certains de mes interlocuteurs interprètent les changements comme un dilemme : il est évident que les conditions matérielles de vie sur l’île sont meilleures que celles des années 1960, quand la migration a commencé, mais d’un autre côté, les changements ont produit une fracture dans les engagements communautaires qui avaient cours précédemment. Dans ce contraste entre une mémoire qui évoque une communauté solidaire dans un passé récent et une communauté d’aujourd’hui en conflit quotidien, les Rapanui qui sont revenus sur l’île sont très critiques de la société qu’ils trouvent. En outre, selon d’autres Rapanui, beaucoup de ces changements sont le produit même des flux migratoires de retour. Bref, chacun se renvoie la responsabilité. Lenky, qui a été l’une de mes plus proches collaboratrices dans mes recherches, est revenue à Rapa Nui en 2010, après vingt-trois ans de vie au Chili continental. Elle a été témoin de changements dans la société insulaire, car elle n’a jamais coupé les liens avec l’île. Elle recevait chez elle des Rapanui qui arrivaient sur le Chili continental, comme l’a fait aussi son père lors des années 1970 à Quilpué (cf. chapitre 6) ; et elle a aussi fait de fréquents des voyages pour rendre visite à sa famille restée sur l’île. Son retour lui a montré un visage inattendu de la société insulaire. En 2014 elle me raconte :

Je suis revenue il y a 4 ans déjà [2010] et cela n’a pas été facile. Je pense que j’ai eu le syndrôme de ceux qui sont revenus, car nous avions idéalisé l’île. Nous avions idéalisé l’île, car durant tout ce temps que nous avons vécu au Chili [continental] nous avons vu seulement des petites choses de l’île, nous avons vécu de petits moments de joie parce que nous n’y étions pas au quotidien, nous étions des visiteurs. Quand nous venions, c’était en vacances, tout était joli, sympathique et nous essayions d’en profiter au maximum parce qu’on savait que les vacances allaient finir et on allait retourner à Santiago, à notre vie

504

Chapitre 8 Les formes du retour

quotidienne de citadin. Mais c’est maintenant, que notre quotidien est ici, qu’on se rend compte que la communauté a changé, ce n’est pas comme avant. Je sais que peut-être j’ai idéalisé la communauté que j’ai connue quand j’étais petite, mais le problème que j’ai eu une fois réinstallée a été le reproche qu’on peut recevoir de la part des gens qui n’ont pas quitté l’île.

Moisés Hereveri regarde les changements récents de la société insulaire comme une série de contradictions où l’amélioration matérielle des conditions de vie a entrainé une détérioration de la mentalité des gens. Ces changements semblent incontrôlables, inévitables et demeurent inachevés :

Le monde a changé et il se trouve qu’ici les gens ont aussi changé. C’est d’abord l’île et après les gens, ils sont suivi le mouvement. Mais l’île n’a pas changé en bien. Dans certaines choses oui, par exemple avant ma mère devait aller au volcan pour récupérer de l’eau pour boire ou pour faire son linge et maintenant on a l’eau qui sort du robinet à la maison, ou on a la machine à laver. Ça c’est un changement énorme ! Quand j’étais petit, on devait aller chercher du bois pour faire le feu et maintenant on n’a qu’à ouvrir la valve du gaz. C’est le bon côté. Le mauvais côté c’est que les gens sont devenus matérialistes. Je pense que les gens ne se sont pas encore rendus compte, mais ces changements peuvent tuer la culture, peuvent changer la personnalité d’être Rapanui.

Vitorio Haoa relève les changements qu’il considère comme négatifs et les classe en deux types. D’abord, ceux d’ordre familiaux ; et ensuite ceux d’ordre économique. Tous les deux vont donner lieu à ce que Vitorio appellerait une « folie » pour avoir des choses matérielles :

Ma mère a changé, elle n’était pas comme ça avant. C’est comme une folie, maintenant, le seul intérêt que les gens ont, c’est de gagner de l’argent et c’est vrai qu’aujourd’hui il est facile de se faire de l’argent. Moi, par exemple, à Santiago je travaillais pour quatre cent mille pesos par mois [six cent euros environ] et ici pour le même travail je gagne deux millions [trois mille euros environ]. C’est pour cela que maintenant les gens veulent des choses matérielles, des voitures, des appareils de télé, des maisons à deux étages, alors qu’avant le rêve des gens était d’avoir une maison en béton. Le problème est que maintenant les gens se sont mis à vendre leurs terrains, c’est le plus facile pour avoir de l’argent. C’est la folie. Quand je suis revenu, Miguel [un propriétaire d’hôtel] est venu tout de suite m’offrir d’acheter mon terrain. Je lui ai dit : « mais toi, tu as beaucoup de terres maintenant, laisse-moi ce petit terrain pour moi ».

505

Deuxième partie

Si pour Lenky, Moisés et Vitorio, les changements négatifs sont attribués à un changement dans la mentalité, devenue dans ses mots une mentalité matérialiste, d’autres personnes de l’île vont argumenter que cette mentalité est précisément celle des Rapanui qui sont revenus d’ailleurs et qui l’apportent sur l’île. Prenons deux exemples de ce type de réflexion. Manu qui est rentré il y a presque sept ans m’explique :

Je suis revenu après avoir vécu trente-deux ans à Santiago. Quand je suis arrivé, je me suis mis rapidement à faire le taxi et à ramasser de l’argent. Je pense que toutes ces années que j’ai passées au Chili m’ont rendu capitaliste. L’île a changé de la mauvaise manière, il n’y a que de l’intérêt pour l’argent. Avant, malgré toutes les pénuries que nous avons connues, les gens vivaient d’une façon simple, on partageait ce que l’on avait, maintenant il n’y a que des disputes. Mais ceux qui ont laissé arriver tous ces changements, c’est nous-mêmes, on n’a pas su contrôler les changements, l’argent nous a plu.

Concernant le malaise que génère le marché foncier, certains de mes interlocuteurs pensent aussi que ce sont des valeurs apportées par ceux venus d’ailleurs. Comme les Rapanui qui sont revenus ont été plus ou moins exclus du partage des terres, le seul moyen d’en avoir fut pour eux d’en acheter ; ce sont eux la cause de la bulle foncière. Dans cette explication, la représentation de l’ailleurs comme source de richesse est transposée au supposé pouvoir d’achat de ceux qui vivaient ailleurs. Une femme qui venait d’acheter un terrain m’a dit :

Tu sais, ce sont les Rapanui eux-mêmes qui viennent t’offrir des terres. Ils pensent que comme toi, tu habites Tahiti, tu as de l’argent et eux voient maintenant que l’argent facile est dans les terres. C’est pour cela qu’aujourd’hui il y a cinq ou six Rapanui qui ont beaucoup de terres, ils ont bien capté qu’il y a des gens disponibles pour vendre.

Il semble aussi que les représentations sur la richesse se sont inversées. Si auparavant c’était l’ailleurs, aujourd’hui c’est Rapa Nui qui se présente comme une terre d’opportunités. Il faut donc inscrire les expériences du retour dans ce basculement dans l’ordre de représentations. Les Rapanui reviennent sur l’île car ils peuvent le faire : ils sont en principe propriétaires de terres, reconnus par leurs familles, parfois à contrecœur, mais aussi par la politique « indigène » de l’État chilien qui met en place des procédures de transferts de droit. Mais on ne peut limiter à une seule explication – la volonté de maximisation des bénéfices – pour comprendre les expériences de retour, car d’autres principes ont aussi

506

Chapitre 8 Les formes du retour

agi dans le temps. Ce que nous constatons est que la migration de retour n’est pas un phénomène récent, mais il semble que l’esprit qui l’accompagne s’est modifié et ses valeurs se sont intensifiées ces dernières années. Nous verrons par la suite de quelle manière les enfants nés en dehors de l’île de Pâques sont incorporés dans la société rapanui. Écoutons d’abord la mémoire du retour pour identifier ces procédés sociaux d’incorporation de nouveaux membres à la communauté insulaire.

2. Te Poki Hiva « l’enfant d’ailleurs » : le retour vers l’origine

Nous avons vu précédemment que l’un des effets de la migration rapanui au Chili continental et à Tahiti a été la naissance d’enfants en dehors de la communauté insulaire et que, dans la plus grande majorité des cas, il s’agissait d’enfants nés de couples mixtes, c’est-à-dire où l’un des deux parents n’était pas un Rapanui. Ces enfants, quand les conditions économiques de leurs parents l’ont permis, ont commencé à voyager à Rapa Nui et peu à peu à s’intégrer dans un cadre parental plus large, faisant ainsi en quelque sorte un « retour vers l’origine ». Nous avons déjà dit que dans les années 1970 les premiers Rapanui nés au Chili continental sont venus à l’île de Pâques. Chez certains Rapanui qui s’étaient échappés de l’île entre 1940 et 1960 et qui avaient fondé leur famille au Chili continental (cf. chapitre 5), il n’y a pas eu nécessairement une rupture de leur part avec la communauté d’origine. Bien au contraire, les premiers Rapanui (métis) nés au Chili continental sont revenus avec la grande migration des fonctionnaires de 1966. Dans la liste de passagers du premier voyage du navire de transport Navarino (août 1966), j’ai identifié onze Rapanui qui sont revenus pour occuper des postes dans l’administration, dont trois mariés à des femmes non-rapanui, et trois enfants nés au Chili continental. Dans le voyage de décembre 1966, un autre groupe de vingt-sept Rapanui fut de retour (quinze hommes et douze femmes) dont deux hommes mariés à des femmes non-rapanui5. En ce qui concerne le mouvement migratoire depuis Tahiti on peut noter quelques différences. Le retour débute plus tardivement, il concerne un plus petit nombre de personnes à cette époque ; et aujourd’hui, où il prend de l’ampleur, il est limité tant par des facteurs économiques que des questions de nationalité.

5 Pour plus de détails se rapporter au chapitre 4 et à l’annexe D pour la liste des passagers.

507

Deuxième partie

Au-delà du nombre d’enfants revenus dans ce premier moment de retour, voyons les procédures sociales que les familles, qu’elles soient installées sur le Chili continental ou sur l’île, ont mises en action pour intégrer ces enfants dans la communauté insulaire. Nous avons déjà noté que, pour les familles des fonctionnaires chiliens ou rapanui, une différenciation sociale était liée aux salaires et à l’accès aux biens venus du Chili continental (cf. chapitre 4). Les souvenirs de mes interlocuteurs nés pendant ces années évoquent l’image que les insulaires se faisaient du Chili et les manières dont la communauté insulaire intégrait les Rapanui récemment revenus. Commençons avec deux cas qui nous font revenir aux années 1970, avant de voir quelques exemples plus contemporains. Mireya fut appelée une « enfant d’ailleurs », une poki hiva, quand elle est arrivée à Rapanui6. Elle est née à Quilpué, village proche du port chilien de Valparaíso en 1964, ses parents étaient un couple de Rapanui migrants. Mireya est allée à l’île de Pâques la première fois à l’âge de douze ans (1976), moment où ses parents ont décidé de revenir sur place, après avoir vécu quinze ans au Chili continental.

Je me souviens de la première fois que je suis allé sur l’île, les gens m’appelaient « poki hiva », c’est à dire, des enfants qui sont nés sur le continent et que, quand ils sont arrivés sur l’île, les gens ne les connaissaient pas. Les gens de l’île connaissaient nos parents, mais pas leurs enfants. Chez moi à Quilpué j’ai entendu toute mon enfance la langue, le rapanui, donc quand nous sommes venus, je pouvais parler aux gens dans la langue. D’autres gens non, d’autres personnes n’ont pas appris la langue parce que leurs parents ne leur ont pas appris. Je pense que cela fut important pour être acceptée au retour, mais aussi dans mon cas, parce que mon père et mon grand-père étaient très connus sur l’île.

Moisés se souvient du moment où sa cousine Mónica venait rendre visite à sa famille de l’île. Mónica était la fille d’un archéologue chilien et d’une femme de l’île qui était partie vivre à Santiago. Mónica avait à ce moment-là quatre ans et Moisés presque neuf.

Nous savions que notre cousine venait, on était très émus. Nous l’imaginions belle, blonde, très élégante, car son papa était quelqu’un qui avait beaucoup d’argent. C’est ça ce que l’on entendait dire par les plus âgés. Le jour où le bateau est arrivé, nous sommes tous allés la chercher à Hanga Piko. Nous l’avions cherchée du regard et on ne la voyait pas. Tout à coup, notre tante arrive et elle était là, notre cousine… mais on ne la voyait pas… « Elle

6 Nous avons commenté en détail ce terme de la langue rapanui, aux origines quelque peu mystérieuses (cf. chapitre 1 note 4).

508

Chapitre 8 Les formes du retour

est là », nous a dit notre tante ; et là, on l’a vue, c’était une paumotu7 de plus ! Elle n’était pas comme nous l’imaginions, elle était comme nous.

Ainsi, certaines familles des enfants nés au Chili ont fait en sorte que leurs enfants puissent faire connaissance avec la parenté restée sur place. Le récit de Moisés montre aussi quelle était la représentation qu’il se faisait de sa cousine inconnue : belle, blonde et riche, ce qui nous rappelle plus largement les imaginaires construits sur le Chili continental, comme un lieu de richesses, pendant l’ère d’enfermement (chapitre 1 et chapitre 6). De leur côté, les souvenirs de Mireya évoquent un contexte social plus large où les migrations ont provoqué une fracture dans le champ de l’interconnaissance communautaire : les poki hiva étaient des Rapanui inconnus des autres. On se souvient comment l’idéal d’interconnaissance est valorisé et vécu aujourd’hui sur l’île de Pâques (cf. chapitre 2). Mais la vague d’exode des années 1960-1970 a délocalisé les membres des familles rapanui, d’où les tentatives de retour, même sous la forme d’une visite, afin de retrouver une place au sein des familles localisées sur l’île. Mireya pointe aussi deux autres aspects qui touchent à l’intégration dans la communauté insulaire. Elle évoque comment le fait de parler la langue lui a permis de communiquer avec les adultes et les autres enfants qui ont grandi dans le contexte linguistique autochtone. Mais aussi, elle signale l’importance du fait que son père et son grand-père ne s’étaient pas détachés des cercles d’interconnaissance communautaire, au contraire, ils en avaient élargi l’espace. Il faut rappeler que, en plus de Santiago, il existait une véritable enclave rapanui à Quilpué où de nouveaux migrants arrivaient vivre chez la famille Atan (cf. chapitre 6). La fracture dans l’interconnaissance communautaire deviendra plus complexe quand deux générations consécutives vont naître en dehors de l’île de Pâques. Dans ces cas, le maintien prolongé des contacts au sein de la famille sera la clé pour un éventuel retour. Si nous laissons maintenant les années 1970 pour nous tourner vers les expériences contemporaines, nous reconnaissons des continuités dans le ressenti d’étrangeté des

7 Moisés appelle sa cousine « paumotu » pour deux raisons. La première raison fait référence à l’origine de la famille Pakarati, dont Mónica faisait partie. Nous l’avons dit, les Pakarati sont de temps en temps appelés « Paumotu » à cause de l’origine de l’épouse de Nicolás Pakarati Urepotahi, le fondateur du nom de famille. L’autre fait remarquer les traits polynésiens du visage de Mónica, qui même si elle était la fille d’un Chilien d’origine européenne, ressemblait plutôt à sa mère polynésienne.

509

Deuxième partie

enfants revenus sur l’île de Pâques et aussi quelques éléments du processus d’intégration dans la société insulaire. Le récit de Meherio Rapu, fille d’un mariage mixte et aujourd’hui une jeune femme, évoque de quelle manière le retour fut vécu à partir des années 1990, bien avant que la pression démographie ne soit un enjeu considérable. En 2007, elle m’a raconté ses premières vacances sur l’île, un voyage qu’elle a qualifié de quête identitaire, de reconnaissance et d’incorporation dans une société qui n’était pas la sienne jusque-là, mais à laquelle elle était identifiée par son entourage.

Quand je suis arrivée la première fois, j’avais douze ans et bien que j’aie un prénom et un nom de famille rapanui, personne ne me connaissait. Ils me demandaient d’où j’étais […] Je ne connaissais personne, même pas ceux de ma famille. Mais en fait il y avait ma grand- mère, il y avait environ dix-huit oncles, une cinquantaine de cousins germains. Et je ne les connaissais pas ! […] À cette époque, je savais parler seulement l’espagnol, je ne savais pas parler le rapanui parce que j’ai grandi avec ma mère qui est d’ici, du continent, mes parents se sont séparés quand j’étais petite. Dans l’île, tout à coup les gens me parlaient en rapanui ! Ils me disaient : « ah bon, mais vous êtes d’ici et vous ne savez pas le parler !? » – J’ai ainsi compris que savoir parler est comme synonyme d’être rapanui. Si tu sais parler, tu es Rapanui pour les gens ! Et j’ai appris. Je crois que cela a été possible parce que j’ai participé au groupe de danse, je me suis rendu compte qu’avec la danse on pouvait tout apprendre. Les chansons racontent des histoires, des légendes ; les chansons elles-mêmes sont dans la langue rapanui. En plus, les gens du groupe parlaient tous en rapanui et les directeurs du groupe, mes oncles, essayaient de ne pas parler en espagnol. Alors cela m’a provoqué des problèmes d’abord, parce que parfois ils donnaient les instructions et je ne comprenais pas, mais peu à peu, je ne sais pas comment, peut-être par besoin, j’ai appris […]. Je savais qu’en vivant sur le continent, j’avais un prénom et un nom de famille étrange. Je savais que j’étais rapanui parce que ma maman me disait que mon papa était rapanui et que j’avais des cousins sur l’île, mais je n’en savais pas davantage. J’ai voulu aller rechercher cela, j’ai voulu savoir ce que signifiait avoir un prénom et un nom de famille rapanui, je voulais savoir ce que cela signifiait et heureusement je l’ai trouvé. Peut-être que c’est grâce à la danse, mais à la fin j’ai connu ma famille et j’ai connu les coutumes de ma culture.

Pour Meherio, l’expérience du voyage a impliqué une immersion sociale consistant à apprendre certains savoirs techniques et mémoriels qui construisent, pour elle, sa propre identité rapanui et qu’elle résume comme les « coutumes de ma culture ». À Santiago, Meherio avait un sentiment d’étrangeté, car son prénom, qui n’est pas commun dans la

510

Chapitre 8 Les formes du retour

classe moyenne chilienne où les noms catholiques abondent, la plaçait dans une sorte de hors-lieu, mais lui conférait aussi une aura d’exotisme en la reliant à une lointaine origine rapanui. En parallèle, son nom de famille la connectait à une histoire sociale qu’elle connaissait à peine, mais dont elle savait qu’existait. À Rapa Nui, son expérience a commencé avec l’inclusion dans le groupe de parenté où elle a été initiée aux règles et interdits de la famille et avec cela à un stéréotype familial. Rappelons-nous que dans le système de parenté rapanui chaque groupe a un caractère distinctif et reconnu par les autres groupes de parenté (cf. chapitre 3). Dans le cas de Meherio, sa branche de la famille Rapu est considérée donner des artistes et de bons musiciens. Ainsi, Meherio amorçait un processus d’immersion à travers sa participation au groupe d’arts scéniques que sa famille dirige. Elle y apprenait les chants et avec cela quelques usages linguistiques, elle domestiquait son corps avec les mouvements de la danse et enfin, comme la musique rapanui et surtout les chants comportent des narrations, des mythes, des toponymes et des noms des personnages héroïques, Meherio a acquis des ressources mémorielles. Akivi Atan partage avec Meherio l’expérience du voyage comme une forme de retour aux sources. Comme elle, Akivi était conscient que son prénom n’était pas commun au Chili continental et c’était, d’une certaine manière, un prénom avec une histoire dans sa famille rapanui-continentale : Akivi c’est le nom de l’ahu (plate-forme cérémonielle qui supporte les grandes statues moai) que son grand-père et son arrière-grand-père ont contribué à restaurer lors des années 1960. Mais, à la différence de Meherio, Akivi a fait son voyage quand il avait dix-huit ans. Je l’ai connu à Santiago en 2007, quelques mois après son retour de voyage, et il m’a fait partager ses impressions.

Tout a changé pour moi après y être allé. Moi, j’imaginais que j’allais être traité différemment par le fait d’avoir grandi toute ma vie au Chili, j’avais une image un peu négative et je pensais que j’allais être discriminé pour cela. J’étais plus au moins préparé à éviter un coup trop fort. Mais je me suis rendu compte que j’étais moi aussi Rapanui et pour les gens, du moment où ils ont appris ça, tout a commencé à être différent. Les gens se sont ouverts en me disant que j’étais comme eux. Ils m’ont accueilli, ils ont été chaleureux. J’ai alors comparé cela avec ma vie au Chili et elle était très différente. Au Chili, les gens ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, ils sont plus froids. À Rapa Nui par contre, à chaque fois que je rencontrais des gens qui me saluaient, « iorana! » Alors qu’à Santiago les gens restent très enfermés dans leurs affaires. Ce traitement m’a plu. J’avais peur de la discrimination par le fait que je sois métis, mais grâce à ce voyage je me suis rendu compte

511

Deuxième partie

que non. Mes cousins me disaient, « ce n’est pas grave si tu es métis, tu as aussi du sang rapanui ». Ou quand les gens plus âgés me demandaient mon nom de famille, ils me disaient « mon fils, je suis ton oncle », « tu es mon neveu », « je suis ton cousin », car ils connaissaient tous ma famille. Après ces gens me disaient que si j’avais besoin de quelque chose ils étaient là pour m’aider. Je suis très heureux de cette expérience.

De la même manière que Meherio, Akivi fut incorporé dans un groupe de parenté grâce à la reconnaissance de l’origine d’un de ses parents. Et, avec cette reconnaissance, il bénéficia d’une inclusion affective, de la possibilité de se revendiquer membre du groupe et donc d’être dans le réseau de solidarité et de loyauté qui anime chaque groupe (cf. chapitre 3). Cette incorporation dans le groupe produit aussi une réflexivité qui relève les différences perçues entre la société chilienne du continent et la société rapanui. La première est fondée selon Akivi sur des relations individualistes, alors que dans la seconde, les rapports sociaux se fondent sur l’affection (aroha) : représentations idéelles de la société rapanui par rapport à la représentation de la société métropolitaine, vues chacune comme l’opposée de l’autre. Cette opposition, nous le verrons plus loin, est centrale dans les discours identitaires rapanui contemporains qui séparent l’île de l’entité nationale chilienne (cf. chapitre 9). Après son voyage Akivi a cherché à s’intégrer et à participer aux groupes et aux fêtes que les jeunes rapanui organisent à Santiago, ainsi qu’aux moments de congrégation rituelle (cf. chapitre 6). Meherio, quant à elle, est revenue à Santiago pour faire ses études universitaires et elle a intégré un groupe de danse et de musique formé par de jeunes étudiants rapanui. Entre 2009 et 2011, tous les deux se sont installés à Rapa Nui. En 2009, quand je l’ai rencontrée sur l’île, Meherio avait déjà construit sa maison sur un terrain donné par sa grand-mère dans le terrain familial à Hanga Roa. En 2011, Akivi attendait l’aide de l’État pour commencer à construire la sienne sur un terrain donné par son père. Nous retrouvons ici l’importance de l’accès à la terre dans les expériences contemporaines du retour. J’ai pu connaître quelques cas de Rapanui qui ont grandi à Tahiti et qui sont venus sur l’île : pour eux aussi un voyage de « retour ». Dans ces cas, l’expérience d’incorporation dans le groupe de parenté a eu lieu de la même manière que pour les poki hiva du continent, mais les enjeux de la nationalité ont fait obstacle à une installation durable (cf. chapitre 7). Pour ces enfants des Rapanui arrivés en Polynésie au cours des années 1970, donc Français de nationalité, le voyage reste fragmenté dans le temps et l’installation sur place est limitée par les visas dans la majorité des cas rapportés.

512

Chapitre 8 Les formes du retour

Viviana Hereveri, aujourd’hui âgée de vingt-huit ans est née à Tahiti, son père est un Rapanui qui est arrivé enfant à Tahiti et sa mère est une femme des îles Marquises. Aussi loin qu’elle se souvienne elle a voyagé à Rapa Nui. C’est pour cela qu’elle parle espagnol et rapanui. Elle m’a raconté d’autres cas où le fait de ne pas parler espagnol a fait que ces jeunes Rapanui nés à Tahiti ont été vus comme des touristes tahitiens quand ils sont allés rendre visite à leurs familles de l’île. José, son père m’a expliqué un jour :

Je n’ai pas voulu que Viviana rompe avec ma famille de l’île, elle est très attachée à sa grand-mère. Je l’ai envoyée presque tous les ans la voir et pour qu’elle fasse aussi la connaissance de ses cousins. C’est pour cela que les gens la connaissant, là-bas [à Rapa Nui] personne ne lui demande : « qui es-tu ? », car ils savaient qu’elle est la petite fille de nua Viviana.

Judith, la tante de Viviana, m’a apporté d’autres éléments sur l’importance de se faire connaître à Rapa Nui en ce qui concerne l’accès à la terre. Il faut garder à l’esprit qu’au Chili les terres considérées comme « indigènes » sont protégées par une législation particulière.

Viviana n’aura pas de problèmes si elle veut vivre à Rapa Nui car les gens la connaissent. Comme famille, nous nous sommes préoccupées de l’envoyer souvent là-bas. Mais il y d’autres familles ici à Tahiti qui ne l’ont pas fait. La question de la terre est très compliquée dans ce cas. Un fils de Silvia [une autre Rapanui de Pamatai] est allé comme ça, sans avoir été avant, sans connaître l’île. Les gens ont raison quand ils se demandent comment un Tahitien, qui est un Français, va arriver à Rapa Nui et demander un terrain. Les gens de l’île ne l’ont pas bien accueilli. Il faut justifier de qui ont est enfant, à quelle famille on appartient pour après demander des terres.

L’expérience d’Hernan Tupua, qui est arrivé à Tahiti quand il était encore un nourrisson, nous apporte plusieurs éléments pour comprendre les sentiments générés lors ce type de voyage et pour mieux saisir les enjeux liés aux appartenances identitaires de certains Rapanui qui ont grandi ailleurs.

J’ai toujours su que j’étais rapanui, que j’avais un papa, une maman, des frères et des sœurs à Rapa Nui, et aussi que j’étais un fils adopté par ma mère. Mais aussi parce que quand j’étais petit à l’école mes camarades de cours se moquaient de moi parce que j’étais le « Pascuan ». Mais je ne savais pas ce que ça voulait dire, être pascuan. Une sœur de ma mère adoptive m’a offert un billet quand j’avais dix-sept ans et je suis allé pour connaître ma famille rapanui. Je suis resté neuf mois. Après je suis allé encore une autre fois et je suis resté trois ans. À Rapa Nui j’ai senti mes vraies origines, je marchais à certains endroits

513

Deuxième partie

et je sentais qu’ils étaient à moi, j’ai ressenti une sensation de bien-être, de revenir aux sources, j’étais en face de ma vraie culture. Mon problème fut que je ne parlais ni l’espagnol ni le rapanui, je parlais par contre le français et le tahitien, donc pour les gens j’étais un Tahitien, les gens ne me connaissaient pas. Après quand j’ai appris la langue, je pouvais dire « he poki ‘a Verónica Paoa » [je suis enfant de Verónica Paoa]. Et là, j’ai été vu comme un Rapanui de plus.

Hernan n’est pas resté à Rapa Nui, il est rentré à Tahiti où il a fondé sa famille. Il habite à Pamatai avec son épouse, ses trois enfants et sa vieille mère. Il imagine un jour aller à Rapa Nui pour réclamer son héritage de terres. Quand je l’ai connu à Tahiti en 2012 il voulait demander la nationalité chilienne, avec elle, m’a-til dit, « je pourrai aller et revenir sans trop de problèmes. Je rentrerai à Rapa Nui avec mon passeport chilien et à Tahiti avec mon passeport français ». À nouveau, nous voyons que l’expérience du retour met en tension les deux notions de l’enracinement que nous connaissons. D’un côté, celle de la résidence, car les Rapanui vont établir une mobilité régulière entre l’endroit d’habitation (Chili continental ou Tahiti) et l’endroit considéré comme la terre d’origine (île de Pâques). Les temporalités dans le déplacement constituent ce que Marshall Sahlins (2007) appelle « migration circulaire », des allers et des retours entre les « enclaves à l’étranger » et la « terre d’origine ». En parallèle, les identités vont se reconfigurer dans les temporalités de déplacement. D’après nos quatre exemples, les logiques d’affiliation étaient un élément central dans la quête d’une identité contestée par le contexte urbain ou délocalisé. Les poki hiva se voyaient rappeler par leurs prénoms et leurs noms – davantage que par leur aspect physique – qu’ils devaient appartenir à une société particulière, une société qui, nous l’avons vu, mobilise au Chili une série de représentations exotisantes, où la dimension du mystère demeure encore active. D’un autre côté, ces affiliations renvoient ces poki hiva à une société qu’ils ne connaissaient pas. L’expérience de retour, vue comme un voyage aux sources, agit donc comme une sorte d’instance sinon de re-culturation, au moins d’incorporation dans le tissu social insulaire. Les poki hiva deviennent membres de familles rapanui désormais bilocales. Dans ce sens, comme l’a suggéré James Clifford (1997) le « voyage » crée des « signifiants culturels », comme la transmission des connaissances pratiques, des liens mémoriels, d’appartenance identitaire. Pour les poki hiva connaître Rapa Nui est l’expérience légitimante pour commencer à se dire Rapanui et, pour la société insulaire, il s’agit de connaître les nouvelles générations nées en dehors de l’île de Pâques et les incorporer dans le tissu

514

Chapitre 8 Les formes du retour

social. Ces deux processus de création de sens culturel sont la manière dont la société rapanui se perpétue dans le changement. Cette reproduction agit au moins dans trois domaines liés : d’abord, dans la démographie, bien entendu. L’incorporation de nouveaux membres a été l’un des plus grands enjeux de la société rapanui pour survivre depuis la chute démographique du XIXe siècle. On touche là à une différence importante par rapport au cas tahitien : les enfants issus de couples mixtes ne sont pas vus comme à moitié seulement Rapanui, aucune catégorie du type « demi » n’est mobilisée sur place. Ensuite, c’est la reproduction- création de logiques d’affiliation, pour faire des nouvelles générations une partie du collectif ; les identités familiales demeurent cruciales pour inscrire les enfants dans l’espace insulaire et dans la mémoire généalogique du groupe (cf. chapitre 3). Finalement, c’est la reproduction-transmission d’un ensemble de savoirs culturels (pratiques et symboliques) et mémoriels (l’histoire héroïque, les généalogies) qui vont lier de façon affective les nouvelles générations à la société et au territoire insulaire.

3. Le dernier voyage : « les os de nos morts sont ici »

Pour les Rapanui nés au Chili continental ou à Tahiti et encore jeunes, le retour est souvent un séjour de quelques mois pour ensuite revenir sur leur lieu d’habitation quotidien, le Chili continental, entre autres pour continuer leurs études, ou Tahiti cette fois par obligation à cause des restrictions de séjour liées à la nationalité. Mais pour les personnes âgées les expériences de retour sont bien différentes. D’abord, parce qu’elles évoquent un profond sentiment de mélancolie, surtout quand le retour est vu comme la fin d’une attente. Mais aussi, parce que de nombreux anciens vont manifester à leurs enfants le désir d’être inhumés à Rapa Nui. Le temps d’attente peut être vécu avec une anxiété croissante. Nous allons raconter quelques expériences de ce genre. En 2001, Diego Pakarati Atamu a dû revenir à Santiago à 65 ans à cause d’une complication cardiaque difficile à guérir dans l’hôpital d’Hanga Roa. Il s’agissait alors d’un départ forcé, car il avait décidé de rester à l’île de Pâques après une vie marquée par les déplacements : évasion à Tahiti en 1947 (cf. chapitre 5), installation au Chili continental en 1955 (cf. chapitre 6), retour à Rapa Nui en 1973 et plusieurs allers-retours jusqu’en 1998. En 2007, au Chili, il m’a expliqué qu’il aurait aimé « vivre la vieillesse

515

Deuxième partie

dans cette tranquillité que procure l’île, la vie simple et paisible ». L’année où je l’ai rencontré, Diego pensait avec beaucoup de nostalgie à son éventuel retour :

Pour être sincère, je ne trouve pas l’heure de revenir à mon île. Il est très douloureux de quitter sa terre natale où on a toujours vécu. Partir de là pour longtemps comme je l’ai fait dans ma vie, je suis nostalgique. J’écoute la musique rapanui et je me mets à pleurer, les larmes coulent. J’ai beaucoup d’enregistrements de l’île, mais je ne les ai pas ici, parce ce qu’il ne me plaît pas de les écouter, cela me fait la peine, cela m’attriste et m’affecte beaucoup. J’attends le moment de partir.

Leopoldo Ika n’est jamais retourné à Rapa Nui depuis qu’il a quitté son île en 1961 pour le Chili. Quand je l’ai connu, il voulait y aller « pour y voir comment elle avait changé ». À ma question portant sur son éventuel projet de retour, Leopoldo m’a expliqué :

La vérité c’est que j’ai envie d’y aller et je vais essayer de le faire à la fin de l’année [2007]. Mais je ne veux pas y rester, si j’y vais ce sera pour voir seulement. Peut-être qu’après je voudrai y rester, mais pas maintenant. Mon désir est quand même d’y aller avant qu’il m’arrive quelque chose ici [à Santiago], j’ai envie de sentir l’air de ma terre avant de partir vers l’autre monde. Après, c’est à ma fille de décider si je reste ici ou si elle m’envoie avec ma mère sur l’île. C’est pour cela que j’ai envie d’aller. Mon problème c’est que si je voyage tout seul, je sais que je vais rester là-bas, je le sais, mes frères m’appellent par téléphone et me disent d’y revenir.

Ces confidences émouvantes montrent la complexité de prendre une décision. Mais une chose est certaine : l’anxiété que provoque chez mes interlocuteurs âgés le fait d’imaginer qu’ils vont décéder en dehors de l’île de Pâques. Arrivées un certain âge, il est courant que les personnes âgées manifestent à leurs enfants le désir de retourner à Rapa Nui. Ou encore ils demandent qu’une fois morts leur corps soit mis en terre à Rapa Nui. Après le décès, ce sera la responsabilité des enfants de répondre au désir de leurs parents défunts. La mère de Leopoldo est décédée de bronchite à Santiago, en 1998, à l’âge de 74 ans. Son corps fut transféré et mis en terre à l’île de Pâques. Selon Leopoldo, c’est elle-même qui avait demandé à ses enfants d’agir ainsi. L’an 2000 ce fut le tour de son père ; comme Leopoldo m’a raconté :

Mon père s’est blessé un pied avec un fer et il est tombé malade, quand nous l’avons hospitalisé, le médecin nous a dit qu’il était probable qu’il allait décéder à cause de la maladie du sang. Donc, notre père nous a appelés, tous les enfants qui vivaient à Santiago,

516

Chapitre 8 Les formes du retour

pour nous demander notre avis. Il nous a demandé si nous voulions l’enterrer ici [à Santiago] ou à Rapa Nui. Je lui ai dit : « papa, vous devez voyager et mourir là-bas, allez- y et décédez là-bas ». J’ai vu dans ses yeux qu’il était content parce que ma mère était déjà là-bas. Ainsi nous lui avons payé son billet et il est parti, il est décédé très content là-bas [à Rapa Nui].

Les récits de Diego et de Leopoldo peuvent être complétés avec le cas de Lázaro Hotus. Il est revenu à Rapa Nui en juillet 2008 à 85 ans. Sa fille, Julia qui s’est occupée de lui pendant son séjour à Santiago, m’a dit quelque mois après que Lazaro soit rentré à Rapa Nui: « mon papa était déjà très fatigué, Santiago le fatiguait, on s’est dit que là-bas [sur l’île] il irait mieux. À Rapa Nui il y a mes autres frères, toute la famille et des gens de son âges et aussi ma maman qui y est enterrée ». La décision du retour de Lázaro rejoint les intentions de Diego : vivre la fin de sa vie dans la tranquillité de l’île. Lázaro est décédé en 2014 et a été enterré à côté de sa femme, morte il y a une quinzaine d’années. Diego Pakarati, quant à lui, est décédé à Santiago en 2010 mais ses enfants, qui étaient tous à Rapa Nui, l’ont fait venir pour l’enterrer dans le cimetière d’Hanga Roa. Du côté de mes interlocuteurs de Tahiti, les cas que j’ai pu connaître sont plus variés. Parmi mes interlocuteurs les plus âgés, il est vrai qu’une sorte de mélancolie leur venait à l’esprit quand nous évoquions le sujet d’aller à Rapa Nui. Cependant, dans leurs récits, il existait des liens affectifs et matériels à Tahiti, mais aussi, une sorte d’interdiction auto- imposée de revenir à Rapa Nui. Regino, par exemple, m’a expliqué son cas :

Je suis allé l’année dernière [2011] et j’ai vu que l’île a beaucoup changé, elle va maintenant très bien, le gens ont du travail et de l’argent, mais à cause de ça, il y a trop de disputes. Moi j’ai vu ça, mes frères et sœurs tous en conflit pour le terrain. J’ai décidé de revenir à Tahiti pour m’occuper des terrains de nos ancêtres, il y a beaucoup de travail encore à faire ici pour récupérer et je ne peux pas revenir sans avoir récupéré les autres terrains.

D’autres avaient l’envie de revenir, comme Miguelina Hotus, alors âgée de soixante- dix-sept ans. Elle voulait aller passer ses derniers jours avec ses petits et arrière-petits- enfants. Cependant, elle était très malade ces dernières années et préférait rester à Tahiti car elle pouvait y recevoir de meilleurs soins. Ofelina Pakarati, quant à elle, m’a dit ne pas vouloir revenir sur l’île, et elle m’a expliqué ses raisons. Celles-ci nous renvoient à des faits historiques qui nous montrent comment l’époque de l’enfermement pèse encore profondément dans la mémoire de mes interlocuteurs les plus âgés.

517

Deuxième partie

C’est pour toutes les choses que j’ai connues là-bas du temps des marins, le seul fait de m’en souvenir je suis triste. Nous étions très pauvres là-bas et cela fait plus de quarante ans que je suis partie de l’île, qu’est-ce que je pourrais y faire maintenant ? Rien. En plus à Tahiti je suis bien, j’ai ma maison, ma pension et mes petits-enfants.

J’ai eu connaissance d’autres cas où des Rapanui décédés à Tahiti ont été enterrés à Rapa Nui. Ces cas sont moins fréquents que ceux que j’ai connus au Chili, mais ils portent la même logique : un désir manifesté de leur vivant et la responsabilité des enfants d’exaucer ce désir. Judith Hereveri m’a parlé de son père Miguel Hereveri Vaka.

Mon père est décédé ici à Tahiti, sur le terrain de son papa. Il savait parce que son père lui avait dit quand il était petit. Selon mon père, mon grand-père lui aurait dit qu’il allait vivre plusieurs années sur son terrain de Tahiti jusqu’à ce qu’il meure. Et comme mon papa le savait, un jour il nous a dit à nous trois : « quand je mourrai je veux que vous m’envoyiez à Rapa Nui’ ! ». Et c’est ce qu’on a fait. Il a vécu ici trente ans et nous l’avons enterré à l’île de Pâques. Après j’ai dit à ma mère : « maman si vous décédez en Polynésie nous allons vous envoyer à Rapa Nui, ne vous inquiétez pas, nous allons faire comme nous l’avons fait avec papa ».

Quand je suis arrivé à Tahiti en 2013 pour mon dernier séjour de recherche, trois de mes interlocuteurs avaient trouvé la mort, dont Ofelina qui en 2012 m’a dit ne pas vouloir revenir à Rapa Nui et Matias qui voulait vivre sa retraite à l’île de Pâques. Ils ont été enterrés à Faa‘a. Quand j’ai demandé à Judith pour quelle raison Matias n’avait pas été envoyé sur l’île, elle m’a expliqué que cela avait été une décision de ses enfants, mais aussi, parce que Matias, semble- t-il, n’avait pas demandé d’agir de cette manière. Ainsi, énoncer sa volonté du retour est un acte préalable pour que les enfants agissent en conséquence ; sinon, par défaut, les morts resteront à proximité de leurs descendants, en l’occurrence leurs enfants qui habitent tous à Tahiti. Judith réaffirma cette interprétation :

Il faut le dire avant, il faut manifester l’envie, comme l’a fait mon père. Matias savait qu’il allait être enterré ici parce que c’est ici qu’il a ses enfants et ses petits-enfants. À Rapa Nui il y a ses frères et sœurs, mais ici, tous ses enfants et petits-enfants, il ne pouvait pas s’en aller comme ça. C’est la même chose avec Ofelina, elle avait toute sa famille ici.

Miguelina a trouvé la mort lors d’un voyage sur l’île et fut enterrée à Rapa Nui. En 2012 elle m’avait dit vouloir aller à Rapa Nui pour dire « au revoir » à ses petits et arrière- petits-enfants. « Elle a fait comme elle le désirait », me dira plus tard Pahu, l’un de ses fils qui habite à Tahiti. À partir des faits décrits nous pouvons ajouter qu’enterrer les morts à Rapa Nui est aussi une forme de retour. C’est une préoccupation qui a été

518

Chapitre 8 Les formes du retour

récurrente parmi mes interlocuteurs âgés, et elle a été verbalisée comme un désir qui provoquera plus tard l’acte de transférer le corps du mort à l’île de Pâques. Paradoxalement, ce « retour » à l’origine a pu se produire même quand la personne âgée habitait déjà Rapa Nui. Englert (1948), le prêtre ethnologue raconte :

[Au début du XXe siècle] il y avait encore quelques personnes âgées qui, au moment de se sentir proches de la mort, ont essayé de revenir et reposer sur la terre de leurs aïeux [...] un seul de ces vieux, un certain Andrés Teave – le grand-père de ceux qui ont adapté le nom de famille Chávez – a réussi à accomplir son désir. Il est sorti une nuit de sa maison et on n’a plus jamais trouvé la moindre trace de lui. Sa famille l’a cherché en vain dans les parages d’Hanga Oteo, la zone de son clan. (Englert 1948 : 52-53).

Le dernier cas rapporté de ces cheminements vers la mort date de 1996. Une vieille femme s’est échappée de chez elle à deux occasions, lors de la première elle a été trouvée cachée dans une grotte située dans l’ancien district du mata auquel son nom de famille serait lié. La deuxième fois on ne la retrouva pas. Encore une fois nous reconnaissons ce lien généalogique entre les vivants, les noms de famille et les territoires de l’île. On peut penser que le désir d’être enterré à l’île de Pâques demeure aujourd’hui une réactualisation de ces pratiques et croyances, comme l’est la présence des esprits des morts, protecteurs et jaloux des leurs, agressifs et parfois maléfiques envers les étrangers au groupe de parenté (varua, cf. chapitre 2). Ces désirs et pratiques indiquent la force du lien émotif à Rapa Nui comme lieu de l’ultime repos. Pour les Rapanui, la décision du lieu où enterrer les morts, sur l’île, au Chili continental ou à Tahiti, implique une articulation entre la parenté, le politique et l’identitaire en lien à la terre. En ce qui concerne la parenté, nous constatons que dans la majorité des cas la décision du lieu d’enterrement est prise lors de discussions entre les frères et sœurs du défunt avec la descendance de ce dernier, mais, dans le cas où les défunts avaient donné des instructions, celles-ci sont respectées. Il s’agit donc de l’action du hua‘ai qui prend en charge l’enterrement du mort. Ensuite, en termes politiques, il s’agit de la revendication de l’île comme le seul lieu d’appartenance pour les Rapanui, malgré leurs biographies de déplacement : le fait d’enterrer ses morts dans l’île possède une fonction sémantique de souveraineté. Ici la place des morts est centrale dans l’affirmation identitaire et de l’enracinement dans le temps. L’expression qu’on entend souvent à Rapa Nui – « les os de nos morts sont ici » – est peut-être la métaphore qui décrit le mieux ce lien généalogique des Rapanui envers le lieu. Ce retour à la terre est la dernière étape des parcours migratoires qui configurent la diaspora rapanui.

519

Deuxième partie

Il nous reste à voir comment cette île qui représente l’origine d’où l’on vient et l’éternité où l’on retourne est animée aujourd’hui par une reformulation culturelle et identitaire où la référence à la Polynésie a pris une grande importance.

520

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Chapitre 9 Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être « mā‘ori » : la référence identitaire polynésienne

1. L’agrandissement du monde jusqu’à la Polynésie

Epili Hau’ofa (1993), dans un essai pionnier, montre comment les sociétés de l’Océanie sont sorties de leurs petits espaces insulaires, dans lesquels elles ont été emprisonnées par les régimes coloniaux sous une forme d’enracinement géographique. Il suggère que presque toutes les sociétés océaniennes ont construit un monde plus vaste par le biais des liens de parenté, d’échange et de réciprocité trans-insulaire, un processus qu’il dénomme « agrandissement du monde ». L’agrandissement du monde renvoie au franchissement des frontières physiques et géopolitiques à travers les migrations d’aller-retour, dont tous nos chapitres précédents ont rendu compte en ce qui concerne les Rapanui, et renvoie aussi à la mise en circulation de marchandises qui relient les Océaniens qui sont dans leurs îles avec ceux qui sont dans les grandes villes des métropoles, circulation que nous observerons dans la deuxième section du présent chapitre. Pour Hau’ofa (1993 : 12 ) :

Le monde de l’Océanie [...] englobe certainement les grandes villes d’Australie, de Nouvelle-Zélande, des États -Unis et du Canada. Et c’est au sein de ce monde étendu que l’ampleur des ressources des peuples doit être appréhendée.

Nous avons vu de quelle manière les expériences de mobilité des Rapanui engendrent une connaissance empirique de deux mondes distincts, celui du Chili continental et celui de la Polynésie. Cette distinction permet aux Rapanui de réfléchir aux particularités de chaque lieu de résidence et d’établir une comparaison. Cette comparaison entre le Chili et Tahiti (avec une référence à toute la Polynésie) nous occupera dans la majeure partie du chapitre (sections 3 et 4).

521

Deuxième partie

Quand j’ai demandé à Lenky quelles étaient les conséquences des déplacements, elle m’a répondu :

C’est que je connais principalement deux mondes. Pour moi il est facile de comprendre le monde continental et d’y voir le positif afin de le comparer à mon monde, l’île. Et aussi de mieux percevoir ce qui est positif ici pour les miens.

José Tuki, l’un de mes interlocuteurs dans la ville de Santiago du Chili, pense que la société insulaire est mise en danger par l’affluence d’étrangers et par l’irruption de la modernité, mais aussi que les expériences de mobilité permettent de contraster les mondes et définir des modèles pour penser la protection de la communauté insulaire idéalisée:

Lors des voyages, j’apprends, j’apprends une autre forme de vie. Maintenant, la décision d’adopter radicalement ces formes de vie, je ne la prends pas. Par contre, j’ai déjà compris certaines choses, et c’est positif. Il faut affronter le monde, parce que l’île est petite et fragile et elle n’est plus isolée comme avant. Si tu réussis à voyager, tu apprends beaucoup ! Alors quand tu arrives sur l’île – c’est ce que je pense maintenant – je vais pouvoir me défendre de n’importe quelle personne du dehors qui arrive et qui veut s’imposer lourdement aux gens qui sont sur place vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois-cent- soixante-cinq jours par an ; ces gens qui ne vont pas dans les bibliothèques, qui vivent au jour le jour et qui vivent de façon traditionnelle, qui vont pêcher, cultiver. Les choses matérielles ne les intéressent pas, le marché et les affaires ne les intéressent pas. J’ai connu cet autre monde, j’ai vu ces choses négatives et ces choses positives.

Tant que les Rapanui expatriés resteront liés à leurs parents dans l’île et maintiendront les réseaux d’échanges, les sentiments d’une appartenance communautaire centrée sur l’île, comme lieu d’enracinement affectif, réussiront à reproduire leur société, qu’on peut alors considérer comme une totalité, dans les mots de Marshall Sahlins :

Comme totalité, la société translocale est centrée sur ses communautés indigènes et orientée vers elles. Les immigrants s’identifient à leurs parents de la région d’origine, et c’est à cette identification qu’ils s’associent transitivement entre eux à l’étranger. Ces habitants de la ville et du monde extérieur restent liés à leurs parents sur la terre natale, spécialement parce qu’ils comprennent que leur propre avenir dépend des droits qu’ils conservent dans leur lieu d’origine. De cette façon, la circulation de biens matériels favorise en général ceux qui sont chez eux : ceux-ci bénéficient des gains obtenus et des articles acquis par leurs parents dans l’économie commerciale extérieure. […] la société translocale peut parfaitement persister quand existe une différence culturelle entre le rural et l’urbain, ou, d’une manière plus générale, entre la terre natale indigène et

522

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

les foyers métropolitains à l’extérieur. Les deux secteurs resteront interdépendants et culturellement centrés sur la terre natale. Mais il est vrai aussi, que la fraction de la population émigrée peut dilater ses connexions avec la communauté d’origine. Mais elle sera substituée par de nouveaux groupes. (Sahlins 1997 : 115-116, 121).

À propos du rural et de l’urbain, Miha, un sage rapanui vivant depuis plusieurs années à Santiago du Chili, m’a fait savoir son mécontentement par rapport à un programme étatique qui voulait reconnaître la condition d’« indigènes urbains ». Ce projet, préparé entre 2006 et 2008, auquel des associations indigènes reconnues elles-mêmes comme associations indigènes urbaines ont participé, reconnaît « leurs besoins économiques, politiques et culturels pour le respect et la promotion de leurs identités indigènes » (CONADI 2008). Pour Miha, même si les demandes des associations indigènes urbaines étaient légitimes (les difficultés pour transmettre des traits culturels valorisés : langues, rituels, connaissances médicales, parmi d’autres), la promotion d’une division au sein des peuples était sous-jacente. En d’autres termes, parler d’indigènes urbains et d’indigènes ruraux revenait à établir la négation du principe de totalité des sociétés indigènes :

Depuis le début de cette discussion sur la loi [pour les indigènes urbains], il y avait une chose qui me gênait. Parce que moi, je suis Rapanui, et ça, c’est indépendant du lieu où j’habite. Je ne suis pas moins Rapanui par le fait de vivre à Santiago. Ce que ces mots d’urbain et de rural cherchent, c’est que nous perdions notre force d’identité. Moi en tant que mā‘ohi, je ne peux pas accepter un tas de propositions qui vont bénéficier à une seule partie de mon peuple, c’est pour tous ou pour personne. Nous sommes Rapanui si nous vivons sur l’île ou dans n’importe quel autre endroit du monde.

Ces mots de Miha évoquent aussi une dimension qui sera la discussion principale de ce chapitre : « moi en tant que mā‘ohi… », bref la référence identitaire à la Polynésie. Les liens dans la diaspora rapanui ont dépassé aussi bien les frontières géographiques de l’île de Pâques que les frontières nationales (chiliennes), pour inclure fortement à la fois une référence historique à l’île de Tahiti, comme nous l’avons vu au chapitre 7, mais aussi une référence à la culture tahitienne et « polynésienne » contemporaine et à une identité « mā‘ohi - mā‘ori » qui vient s’opposer au statut officiel de population « indigène chilienne ». Le déplacement dans l’espace et l’installation des Rapanui au Chili continental et en Polynésie française sont vécus comme un paradoxe. D’un côté, les années passées en dehors de l’île de Pâques sont interprétées comme les facteurs qui, générant un contexte

523

Deuxième partie

nouveau, expliquent les changements culturels sur place. Selon mes interlocuteurs, les mentalités ont changé, les enfants ne grandissent plus dans le cadre de la communauté insulaire protectrice et aujourd’hui, la communauté de connaissance est fragmentée. Mais de l’autre côté, avec le déplacement et les rapports sociaux avec autrui – Chilien continental ou Polynésien de Tahiti en l’occurrence – l’appartenance identitaire est questionnée et reformulée. C’est dans ce contexte d’altérité quotidienne que de nombreux traits culturels sont valorisés et qu’est imaginée et construite une culture rapanui susceptible d’être exprimée par la danse, la langue, les récits de l’histoire héroïque. C’est en réponse à la curiosité d’autrui que la culture rapanui est pensée, mise en valeur et inventée comme un discours. La situation touristique crée les regards de l’autre sur les Rapanui, suscitant alors les regards des Rapanui sur eux-mêmes. Nous l’avons vu aux chapitres 2 et 4, et nous le retrouverons ici dans la confection des habits « traditionnels » avec les objets envoyés sur l’île par la parenté émigrée. Sur ce point-là, nous rejoignons Marshall Sahlins (1993) quand il affirme qu’une des tendances contemporaines dans le monde global est qu’une grande majorité des peuples sont de plus en plus conscients d’appartenir et de représenter une culture. Sahlins précise que cette prise de conscience d’une culture propre devient le fondement de discours et de pratiques politiques et identitaires insérés dans l’histoire, donc faits de changements, d’innovations et d’ajustements. En ce qui concerne le Pacifique, certains peuples dans leurs mouvements nationalistes ou indépendantistes l’ont appelée kastom, comme c’est le cas à Vanuatu ; ou coutume, comme en Nouvelle-Calédonie : un vaste ensemble de manières de faire, de valeurs, de croyances et d’institutions considérées comme traditionnelles par les acteurs eux-mêmes. Pour les Rapanui, il s’agit de la « culture vivante » (cultura viva). Nous avons déjà évoqué la manière dont, après 1966, la « culture » est devenue sur l’île à la fois un discours identitaire et, graduellement, une marchandise à vendre aux touristes (chapitre 2, section 4). L’expérience diasporique des Rapanui a élargi les références et a produit une réflexion sur l’identité, l’appartenance, la culture et l’avenir de la société selon deux directions. Le Chili continental est conceptualisé comme un opposé géographique, culturel et identitaire. Tahiti, au contraire, en étant le lieu polynésien le plus connu, est devenu un point de repère et de rencontre avec un monde historique et culturel ressenti comme un chez-soi. Le Chili offre l’intégration à une catégorie d’autochtonie dans le cadre des communautés « indigènes » du Chili, catégorie

524

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne que les intéressés rejettent car ils revendiquent leur attachement à une communauté « polynésienne ». La Polynésie évoque l’origine et l’éternité de la culture. Avant d’en venir à cette discussion principale sur le rejet de la catégorie chilienne de l’indigène et la volonté d’une identité « polynésienne », on présentera rapidement la manière dont déjà la circulation des objets de dons montre la prégnance de la référence à la Polynésie.

2. La circulation des objets et la référence polynésienne

Les chapitres précédents ont montré la manière dont les familles rapanui se sont étendues dans l’espace de la diaspora et sont devenues translocales. Mais la circulation des personnes produit aussi une circulation de biens, dont nous pouvons voir quelques exemples : d’abord sur un plan commercial sans référence identitaire, ensuite et surtout sur le plan des objets qui permettent d’affirmer une identité rapanui, mais aussi élargie à la « Polynésie ».

2.1. En provenance du Chili continental

Quand je suis rentré dans la cour de la maison de Julia Hotus à Santiago, j’ai vu un amoncellement d’une centaine de pneus, avec, à leur côté, un cric semi-industriel et plusieurs autres pièces de rechange pour des automobiles, comme des rétroviseurs, des batteries, des disques de frein. Il s’agissait de la marchandise qu’un frère de Julia, de passage à Santiago, avait achetée pour la ramener sur l’île de Pâques où il possède un atelier de réparation de voitures. De plus, le frère de Julia avait acheté des appareils électroménagers : un grand téléviseur et une machine à laver. Selon Julia, il y avait encore d’autres marchandises que son frère avait achetées, mais qui n’étaient pas encore arrivées. J’ai demandé à Julia comment son frère avait payé ces achats et elle m’a répondu qu’il utilisait des cartes de crédit. Julia m’a ensuite expliqué que c’est le moyen d’acquérir des biens au Chili continental : « on achète à crédit et après mes frères qui sont à Rapa Nui me font des virements sur mon compte en banque, et s’ils n’ont pas la possibilité de venir, c’est moi alors qui fais les achats pour eux ». D’abord, Julia a accueilli chez elle son frère venu à Santiago faire des achats pour son atelier de réparation de voitures. Ensuite, ces marchandises sont transportées par le frère

525

Deuxième partie

de Julia vers l’île de Pâques où elles sont vendues pour des réparations. Concernant les flux financiers, ces sont les moyens contemporains qui y pourvoient : les cartes de crédit individuelles pour un usage familial et les virements bancaires. Un autre jour, Lázaro, le père de Julia, m’indiqua un autre exemple des flux financiers, cette fois venus de Tahiti. Il attendait un virement depuis Tahiti : « c’est le loyer d’une maison que j’ai là-bas ».

2.2. Des biens du Chili continental pour le costume « traditionnel »

Mais laissons cette circulation commerciale et voyons d’autres circulations qui ont une grande importance symbolique, comme les pareo, ces morceaux de tissu de couleurs vives imprimées et décorées avec des motifs végétaux et/ou avec de l’iconographie locale, les coquillages pour fabriquer des colliers que les femmes vendent à la sortie de l’aéroport, et la majeure partie des plumes avec lesquelles les Rapanui confectionnent leur vêtement traditionnel pour les danses. Fredrik Barth (1995) précise, à propos de la définition de « groupe ethnique » :

Les traits [culturels] dont on tient compte ne sont pas la somme des différences « objectives », mais seulement ceux que les acteurs eux-mêmes considèrent comme significatifs [...] Les contenus culturels des dichotomies ethniques sembleraient être analytiquement de deux ordres: 1) des signaux ou des signes manifestes — les traits diacritiques que les individus recherchent et affichent pour montrer leur identité, tels que le costume, la langue, l’habitat, ou le style de vie en général ; et 2) des orientations de valeurs fondamentales: critères de moralité et d’excellence par lesquels les actes sont jugés. (Barth 1995 : 211).

Les pareo et les coquillages sont achetés dans un quartier de Santiago nommé Patronato. On y trouve plusieurs magasins de vente de tissus, de vêtements et de produits importés de l’Asie et du Moyen-Orient. Patronato est un quartier de Santiago connu aussi pour la présence d’immigrés d’origines chinoise, coréenne, palestinienne et turque. Dans ce quartier, les Rapanui achètent des tissus fabriqués en Chine ou en Thaïlande et des coquillages récoltés au Vietnam ou à Taiwan. Ensuite, les tissus sont décorés avec une iconographie inspirée des objets archéologiques et des pétroglyphes de l’île pour enfin être envoyés, avec les coquillages, à Rapa Nui et être vendus. Les plumes méritent un commentaire particulier pour deux raisons. D’une part, elles sont un élément fondamental pour la fabrication des costumes traditionnels. Les Rapanui qui habitent Santiago achètent les plumes dans les usines d’élevage de volailles ou dans

526

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne les usines de fabrication d’oreillers et de couettes pour les envoyer en grande quantité à leurs familles de l’île. Ces derniers en font alors des jupes, des couronnes, des soutien- gorge et d’autres objets à utiliser et porter lors des danses ou d’autres performances. Ainsi, le vêtement traditionnel rapanui est le résultat et le reflet d’une série de flux de personnes, d’argent et marchandises. On constate aussi une flexibilité quant à la manière dont les Rapanui se situent par rapport à ces signes identitaires : l’origine exogène de certaines matières premières n’est pas une source de remise en question. On le sait, les constructions identitaires touchant aux questions de l’autochtonie et de l’identité dite « indigène » sont bien souvent figées par des discours essentialistes (Wittersheim 1999). En tous cas, ces exemples montrent que, dans la création des signes nécessaires pour se donner une image identitaire, la participation de la famille translocale demeure centrale. D’un autre côté, il faut aussi se rappeler que Rapa Nui est dans une situation touristique, et doit donner à voir aux visiteurs un rapport au passé et au présent de la société qui soit suffisamment « exotique » (cf. chapitre 4). Dans ce contexte, les touristes ne se demandent pas, par exemple, d’où proviennent toutes ces plumes avec lesquelles les Rapanui confectionnent leur vêtement traditionnel, alors que sur l’île on ne trouve pas d’énormes quantités de poules utilisables à cette fin. Toutefois, la fabrication de ces emblèmes ne s’arrête pas à la seule création de costumes qui se veulent traditionnels, avec des plumes venues du Chili continental. La place des marchandises arrivées depuis la Polynésie française est également centrale.

2.3. Des objets « polynésiens »

« Les choses qui viennent de la Polynésie nous plaisent beaucoup », m’a dit Karo Rapu, une jeune fille de l’île. Elle m’explique qu’en général les objets de Tahiti sont très appréciés parce qu’ils « sont beaux » et parce qu’ils « ne sont pas comme les choses qui viennent du continent ou encore les choses de l’île ». Ainsi les marchandises venues de Tahiti, en plus de leur valeur esthétique, portent une valeur identitaire. Ces marchandises sont fortement désirées par les Rapanui, car elles permettent la création d’une ambiance polynésienne avec certains types de vêtements et d’objets, et mettent en évidence l’appartenance des Rapanui à un monde polynésien où la culture tahitienne est la référence principale. Parmi ces objets, on note l’importance des pareo, du monoi, des chemises à fleurs et des robes mission. Ces marchandises arrivent sur l’île de trois manières : apportées par des Rapanui ayant voyagé en Polynésie, par des membres de la

527

Deuxième partie

famille qui habitent Tahiti ou plus récemment importées par des commerçants qui ont bien saisi l’importance d’une « tahitianisation », si l’on peut dire, de l’île de Pâques. Durant mes séjours sur l’île, j’ai identifié trois magasins qui importent des marchandises de Tahiti. Ces magasins mettent en vente les mêmes objets et il s’agit généralement d’un marché pour les femmes de l’île, qui reproduit l’image de la vahine tahitienne : une femme habillée en pareo et coiffée d’une couronne de fleurs. En me rendant dans ces magasins, j’ai trouvé tous les objets que mes interlocuteurs disaient être originaires de Polynésie. Cependant, j’ai constaté qu’ils venaient de bien plus loin. Les objets d’origine polynésienne les plus abondants sont les pareo. Et les pareo tahitiens sont considérés comme plus beaux que ceux de Rapa Nui. Selon mes interlocuteurs, ils sont rares et donc exclusifs. C’est pourquoi un pareo tahitien sera utilisé par les insulaires comme vêtement personnel, alors que ceux de Rapa Nui seront plutôt considérés comme une marchandise à vendre aux touristes. « Regarde ça ! », me dit Tiare, une jeune femme rapanui au prénom évocateur (car tiare est le nom tahitien d’une fleur devenue le symbole touristique de Tahiti), en m’accompagnant dans les magasins de Hanga Roa. Elle me montre un tissu jaune avec des dessins de fleurs en noir et blanc. « Il est beau et voilà ! Il n’y en a pas de pareils dans l’île ». Je lui demande alors : « d’où vient ce pareo ? », et sa réponse immédiate est : « de Tahiti ! ». Aussitôt, j’ai regardé l’étiquette et j’ai été surpris de constater que le lieu de fabrication était la Thaïlande. Fort de cette expérience, j’ai inspecté chacun des pareo dans le magasin et, plus tard, dans d’autres magasins : presque tous avaient été fabriqués en Thaïlande. De la même façon que pour les coquillages achetés dans le quartier Patronato de Santiago, le circuit matériel implique de fait un espace mondial, même si la vision identitaire demeure à l’échelle de la « Polynésie ». De Tahiti arrive aussi le monoi, l’huile de bronzage à l’odeur de fleurs. Les femmes de l’île l’utilisent beaucoup et, en général, selon leurs dires, il aurait de grands pouvoirs sensuels. En effet, les odeurs sont considérées comme caractéristiques de la Polynésie. « Sens ceci ! me dit Tiare, la vanille et une fleur de Tipanie, c’est l’odeur de la Polynésie »1. Les commerçants ont également introduit la mode pour les femmes de porter des reproductions de fleurs en plastique. L’image de la femme polynésienne qui orne son

1 Le monoi est aussi une appellation d’origine protégée. L’une des usines la plus importante à Tahiti appartient cependant à deux frères habitant à Aubagne en France. Un journal français leur a consacré un reportage en 2013 (La Provence, 10 juin 2013). Selon la presse tahitienne, le monoi est le produit d’exportation plus important du pays (Tahiti infos, 12 janvier 2011).

528

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne visage avec une fleur à l’oreille est aujourd’hui imitée par les femmes rapanui, bien qu’elles utilisent aussi des fleurs naturelles. Dans cette dynamique, un marché de plumes commence à voir le jour. Des commerçants chiliens, mais surtout des Rapanui qui ont des parents en Polynésie, ont identifié une potentielle niche de marché. Karo m’expliquait en 2009 qu’une tante qui habite à Hawai‘i lui avait proposé de lui envoyer des plumes pour en faire un commerce. En 2010, le site internet d’un magasin de l’île, administré par une jeune femme chilienne, signalait la possibilité de commander des plumes d’Hawai‘i2. En 2011, lorsque Kimi est rentrée de Tahiti après un séjour de quelques mois, elle a apporté quelques échantillons de plumes achetés au marché de Papeete pour tester si elles se vendaient bien. En cas de succès, elle prévoyait de demander à sa mère, qui habite Tahiti, de lui acheter ces échantillons en plus grandes quantités. Il est remarquable qu’en 2009 on ne trouvait ce type de plumes ni dans les magasins de Rapa Nui ni dans la confection des vêtements traditionnels. Cependant, lors de mes séjours de 2011 et 2014, des plumes de diverses sortes ont été incorporées aux vêtements utilisés pour les danses. En plus des classiques plumes blanches du Chili continental, on peut trouver aujourd’hui des plumes rouges, jaunes et noires venues principalement de Tahiti ou de Hawai‘i, ainsi que des coquillages plus variés pour la confection de colliers et d’autres ornements. Enfin, une boutique tenue par une femme d’origine marquisienne, installée depuis presque quinze ans à Rapa Nui, tient une place particulièrement importante. En effet, selon mes interlocuteurs, c’est grâce à elle qu’aujourd’hui « l’île a ses couleurs », expression qui évoque à la fois la vitalité et la joie de la représentation d’une Polynésie heureuse. De plus, cette commerçante aurait un contrat avec la marque tahitienne Hinano dont elle serait la seule à pouvoir vendre les vêtements à Rapa Nui. Il se trouve que les vêtements Hinano sont très recherchés par les Rapanui. Quand certains amis ont su que je m’apprêtais à me rendre à Tahiti pour continuer mes recherches, ils m’ont demandé des t-shirts en précisant qu’ils les voulaient avec la griffe de cette marque. À ma question concernant l’importance de cette griffe, leurs réponses renvoyaient au fait qu’elle est faite d’un dessin stylisé représentant une femme polynésienne à la longue chevelure, habillée

2 www.vairua.cl. Site consulté le 10 juillet 2010. En 2014, le magasin utilisait la plate-forme Facebook pour faire de la publicité.

529

Deuxième partie

d’un pareo et d’une couronne de fleurs sur la tête : « Parce qu’elle représente une Polynésienne ! », m’ont-ils dit. Les Rapanui qui ont de la famille à Tahiti ou qui y ont voyagé ont rapporté d’autres objets et d’autres idées à répliquer sur place. Les tifaifai (quilts)3 constituent un bon exemple de la mise en relation entre migration et circulation d’idées. Production « tahitienne » par excellence, elle résulte d’une technique de collage de tissus appris par les femmes tahitiennes auprès des femmes de missionnaires protestants au XIXe siècle (de Chazeaux & Fremy 2012). Ensuite, les femmes rapanui des dernières années du XXe se sont mises à en confectionner aussi pour orner leurs lits, leurs fauteuils ou même les murs de leurs maisons4. Le même phénomène se produit avec les robes mission et les chemises estampées de fleurs, aujourd’hui considérées comme l’habit traditionnel dans presque tout le Pacifique et qui sur l’île de Pâques, sont utilisées comme tenue formelle lors des mariages, des funérailles et pour assister à la messe du dimanche. Ensuite, dernière étape du circuit, les robes mission, les chemises à la tahitienne et les tifaifai, désormais fabriqués aussi à Rapa Nui, sont mis en vente en tant que souvenirs « rapanui » pour les touristes. D’autres marchandises arrivent, qui sont liées à des critères particuliers de statut social car fortement associées au pouvoir d’achat : les perles noires. En général, un collier de perles noires sera très apprécié tant pour les femmes que pour les hommes. Ces perles sont devenues en peu de temps, à partir du moment où elles ont commencé à arriver, des objets de dons et de prestige. En 2009, Karo m’a dit que sa mère lui a promis un grand collier lorsqu’elle sortira du lycée. Les mariés le porteront avec fierté lors de la cérémonie religieuse, d’autres fabriqueront des chapelets qui seront plus tard transmis aux enfants ou aux petits-enfants préférés. Une belle perle sera aussi commentée dans la rue. En 2011 par exemple, Kimi avait ramené de Tahiti une grande perle d’une rondeur parfaite qu’elle voulait vendre. Or, en raison du prix assez élevé de cette perle, elle rencontra des difficultés à la vendre. Quelques mois plus tard, elle m’a dit :

3 Michel de Chazeaux et Marie-Noëlle Frémy (2012 : 10) s’interrogent sur la signification du mot tahitien tifaifai. « Rien d’étrange dans la définition [selon l’Académie tahitienne] du nom commun tifaifai, couverture faite d’un drap sur lequel on a cousu des appliques ou encore couverture faite de morceaux de tissus […] tifa, un verbe transitif qui signifie joindre, assembler plusieurs choses ensemble […] tifai quant à lui, est un nom servant à désigner une pièce d’étoffe destinée à rapiécer un vêtement ». 4 Si on trace l’histoire des tifaifai tahitiens on peut aller encore plus loin dans la circulation de cet objet et de cette idée. De Chazeaux et Frémy (2012 : 19) signalent que la première mention de la confection des tifaifai date de 1820, à Hawai‘i, sous la plume de Lucy Goodale Thurston, une des femmes appartenant à l’American Board of Missions, et les premières mentions pour Tahiti remonteraient à 1850.

530

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

Le problème c’est que les gens de l’île ne valorisent pas les belles perles, ils préfèrent en acheter plusieurs moins parfaites, pour se fabriquer un long collier avec, plutôt que d’avoir une vraie belle perle noire.

Il existe aussi des marchandises qui témoignent des voyages au-delà de Tahiti, comme les portefeuilles et sac à mains faits de tapa5 ou de tissus de pareo, sur un tissage de pandanus, que les participants au festival d’art à Samoa de 2008 ont apportés et qui, en 2009, étaient le sujet de nombreux commentaires dans les rues de Hanga Roa. Deux ans plus tard, en 2011, plusieurs magasins locaux présentaient ce type d’objets à la vente. Les produits polynésiens sont particulièrement appréciés, car ils évoquent le lien avec une Polynésie qui devient proche et avec laquelle les Rapanui se sentent liés. Alors que les rapports avec le Chili sont définis comme une responsabilité de l’État dont les effets relèvent en grande partie d’une dépendance alimentaire (cf. chapitre 2), les rapports avec la Polynésie se façonnent par un assemblage identitaire et affectif. Dans les deux cas cependant, le rôle de la famille translocale, plus précisément bilocale, est le fait social marquant.

2.4. Les objets rapanui qui circulent : souvenirs touristiques et cadeaux pour la famille

Pour compléter la revue des objets qui circulent, regardons à présent la circulation de marchandises produites à Rapa Nui vers l’extérieur. On y retrouve à l’occasion, sans surprise, la référence « polynésienne » mais surtout la spécificité locale, « le goût de l’île » comme le disent certains Rapanui expatriés. La production d’objets rapanui se répand dans le reste du monde, alors que la matière première arrive de l’extérieur. De l’île sont exportées toutes sortes de souvenirs touristiques, tels que les colliers fabriqués avec des coquillages venus du Chili continental et du sud-est asiatique, les pareo d’origine thaïlandaise qui repartent en tant que vêtements polynésiens et l’ensemble de l’artisanat produit par les insulaires, notamment les statuettes en bois. On l’a signalé auparavant, l’une des activités économiques qui s’est particulièrement bien articulée au tourisme contemporain, mais qui avait été déjà bien exploitée lors de la

5 Le Tapa est un textile végétal fabriqué avec de l’écorce de mûrier à papier (Broussonetia papyrifera, selon le classement botanique) caractéristique de l’Océanie. À Rapa Nui, la plante, tout comme le textile fabriqué, est appelé mahute. Pour une étude détaillée sur le monde du textile rapanui, se référer à Seelenfreund (2013).

531

Deuxième partie

longue période d’enfermement, est la fabrication des statues en bois. Avant l’ouverture de l’île, elles ont toujours été échangées contre des objets apportés par les visiteurs : une statuette contre du savon, un chapeau, ou un manteau. Henri Lavachery (1936), l’archéologue de l’expédition franco-belge de 1934-35, est le premier à relever l’importance que cette activité avait chez les insulaires. D’abord, elle a permis l’échange avec les étrangers, car ces derniers ont toujours été intéressés par ces statuettes ; mais c’est cette valeur d’objets d’échange qu’avaient ces statuettes qui a permis la survie des techniques et des formes venues du passé. Concernant ce dernier point, Lavachery relève aussi que les sources d’inspirations des artistes de l’époque se trouvaient non pas dans les enseignements des anciens, mais dans les ouvrages au sujet de l’île qui contenaient des images des collections consignées dans des musées. Lavachery raconte que l’un des Rapanui qui occupait une position d’autorité de l’époque avait reçu en cadeau le livre de Katherine Routledge (1919), contenant quelques images des moai kavakava – statues anthropomorphes d’aspect famélique – et qu’il demandait de l’argent aux artistes désireux de regarder ces images pour les imiter. Nous avons déjà vu à quel point les livres continuent d’être une source de référence pour reproduire des formes traditionnelles (cf. chapitre 6). Aujourd’hui, ces objets d’échange sont intégrés dans le commerce pour les touristes. Dans ce contexte, l’image sur-représentée que l’on trouve sans cesse au marché d’artisanat de l’île est bien entendu celle du moai, au détriment de la variété des formes et des figures d’antan. L’archéologue Francisco Torres (2012) signale à juste titre que la prolifération des reproductions similaires aux objets ethnographiques conservés dans des collections muséales du monde a empêché le développement de nouvelles formes de création artistique. D’après son opinion, les artistes rapanui ne se sont pas encore affranchis de la tendance à vouloir imiter strictement à l’identique les objets du passé, considérant que ce sont les seuls susceptibles d’être vendus. À côté de ce circuit par lequel Rapa Nui apparaît comme incorporée dans les flux globaux du tourisme, émergent d’autres circulations davantage liées à des obligations sociales envers les membres de la famille translocale, notamment des marchandises qui éveillent des sentiments d’affection. Lorsque les jeunes rapanui partent dans les villes du Chili continental pour continuer leurs études, il est très commun qu’ils emportent avec eux des cadeaux pour leurs parents : des objets-cadeaux comme des paréos ou statuettes en bois, mais aussi des fruits ou des poissons. Et quand ils reviennent sur l’île ils rapportent aussi d’autres cadeaux.

532

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

Un pareo fabriqué en Thaïlande, acheté par un Rapanui à Tahiti et apporté comme cadeau à l’île de Pâques, peut se trouver plus tard utilisé comme couvre-lit dans une maison rapanui à Santiago du Chili. Quand j’allais rendre visite à Lenky chez elle à Santiago, nous avons souvent mangé du thon, des patates douces et des ananas. Les cadeaux ont « le goût de l’île », me dit-t-elle. Moisés m’a expliqué aussi avoir reçu des ananas de Rapa Nui car « ils sont meilleurs que les ananas de Tahiti. » Le goût de l’île évoque et manifeste un profond sentiment d’attachement avec l’expérience insulaire et une mémoire sociale associée et ancrée à l’île de Pâques. Quand Lenky, Julia ou John à Santiago, ou Moisés, Judith ou Regino à Tahiti, dégustaient les ananas qu’ils recevaient, ils se sentaient comme chez eux. Tout au moins, ils décrivaient cette expérience en ces termes :

Quand je mange ces ananas, c’est comme si j’étais transporté sur l’île. Je me vois assis à côté de mes frères en train de croquer l’ananas qu’on vient de récolter. Je sens ce goût qui n’a rien à voir avec celui des ananas d’ici. Il est unique. (Moisées Hereveri, Pamatai 2012).

Ici, vous êtes habitués à manger le thon en boîte, mais pas nous. Nous avons le vrai thon. Ce goût me manque toujours, c’est pour cela qu’à chaque fois qu’un parent vient de l’île, je lui demande de me ramener un morceau de thon. Des fois il n’y a pas de thons, car il faut qu’il soit frais, donc en échange, ils vont me ramener d’autres poissons qu’on ne trouve pas ici. (Julia Hotus, Santiago 2006).

Les Rapanui arrivent aussi avec des matériaux emblématiques de l’identité. C’est par exemple les cas du ki‘ea, les pigments pour dessiner sur le corps, des petits morceaux de tapa et des statuettes en bois pour décorer leurs maisons ou pour payer des services (cf. chapitre 6). Le plus important c’est que ces objets en circulation sont considérés comme des cadeaux. Comme nous l’avons remarqué précédemment, se faire des cadeaux est un signe d’affection (aroha) et d’appartenance aux groupes de parenté (cf. chapitre 3). Ainsi, il ne suffit pas que les membres d’une communauté s’éloignent de leur lieu d’origine pour établir une communauté translocale. Ce qui importe, c’est de maintenir les liens malgré la distance : recevoir et aider les parents qui voyagent, mais aussi la circulation de marchandises pour soutenir une économie locale et faire des cadeaux à haute valeur identitaire. L’analyse du filtre culturel mis en place est indispensable pour comprendre de quelle façon Rapa Nui entre dans le système monde selon des intérêts et souhaits spécifiques. Marshall Sahlins (2007) a dénommé ce processus « indigénisation de la modernité » pour

533

Deuxième partie

expliquer que les marchandises sont domestiquées selon un ensemble de valeurs culturelles. Par conséquent, l’origine étrangère des plumes ou des pareo n’est pas significative, ce qui l’est, en revanche, est la transformation de ces objets transformés en symboles identitaires. Les plumes ne sont pas importantes en soi, ce qui l’est, c’est la jupe ou la couronne fabriquée avec elles, précisément parce qu’elles évoquent la société imaginaire du passé. Les pareo s’ils évoquent une esthétique polynésienne contemporaine globalisée, une fois parvenus à Rapa Nui témoignent aussi du lien « familial » avec la Polynésie.

3. L’opposition au Chili

3.1. Images du Chili urbain

Les liens avec la communauté d’origine tant réels, dans le cas des Rapanui nés à l’île de Pâques, qu’imaginaires dans le cas des Rapanui nés ailleurs, génèrent des représentations sur les lieux qui circulent comme des récits de voyage et engendrent des interprétations sur l’extérieur de l’île et aussi sur l’île elle-même quand on demeure à l’extérieur. Sur le terrain, j’ai constaté que mes interlocuteurs interrogés font une différence catégorique entre le Chili et Tahiti, ainsi qu’entre l’île de Pâques et ces deux derniers territoires. D’abord, dans le discours posant la distinction entre l’île de Pâques et le Chili, le Chili est systématiquement une entité nationale distincte qui n’inclut pas l’île de Pâques. C’est pour cette raison que mes interlocuteurs rapanui, quand ils parlent du Chili continental, disent seulement « Chili » ou « continent ». Ce clivage est aussi créé par l’opposition à Santiago, vue comme une ville dangereuse. Selon les dires de mes interlocuteurs, l’atmosphère urbaine est associée à l’agressivité, à la sauvagerie, à la souffrance. Selon eux, le temps y défile plus vite et les personnes sont tristes et anonymes. Cette évaluation résulte sans doute du contraste avec les représentations et les perceptions de la vie insulaire, caractérisée par une communauté de connaissance idéelle (cf. chapitre 2). Desirée Tuki, l’une de mes interlocutrices à Santiago, rend bien compte de ces contrastes :

Dans l’île, nous nous habillons avec des vêtements avec des dessins de fleurs, une chemise et un pantalon blanc, parce que tu viens d’un lieu vivant, ou bien avec des plantes, des

534

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

animaux, des fleurs, avec de la joie. Tu ne viens pas d’un lieu désagréable. Tu viens avec une mentalité positive, avec l’appétit de partager. Cela nous peine de voir les gens mendier, parce que dans l’île, tu ne vois pas cela, dans l’île il y a une humilité, mais il n’y a pas de pauvreté, le plus démuni de l’île a sa maison, on a un lieu où mourir, mais à Santiago, non !

José Tuki a le même point de vue :

Quand je suis venu à Santiago, j’ai vu toute la différence, le bus roulait très vite, les gens étaient plus pressés aussi. J’ai vu beaucoup de visages tristes, tous les jours je vois des visages comme ça. À Santiago, les gens sont sauvages parce qu’ils ne se connaissent pas, il y a de l’insécurité, ils te bousculent, il y a beaucoup de choses qui se passent autour d’eux, ils espèrent juste qu’il ne leur arrive rien.

Cette perception est largement partagée chez les Rapanui. Lorsqu’ils vont au Chili, ils craignent d’être dévalisés. Les médias renforcent cette idée parce qu’ils donnent la priorité à ce type d’information : le Chili continental, et particulièrement la ville de Santiago, est associé à une image de dangerosité. Mais cette idée est aussi vérifiée par l’expérience. Dans la communauté rapanui, chacun se souvient de la triste histoire d’un jeune rapanui assassiné suite à un vol au centre-ville. Cette information est restée inaperçue au Chili continental, noyée parmi bien d’autres faits divers de la presse. En revanche pour les Rapanui résidents à Santiago et même sur l’île de Pâques, cette nouvelle a suscité un choc émotionnel important. À l’île de Pâques, elle fut reçue comme la preuve irréfutable de la dangerosité de la ville et renforça l’impression négative que les Rapanui ont d’elle. « Pourquoi penses-tu que Santiago est dangereuse ? », ai-je demandé à Sergio, un jeune étudiant rapanui qui habitait Viña del Mar, ville proche du Port de Valparaíso.

Parce que j’ai connu Paul, celui qui a été assassiné il y a quelques années. J’étais encore à Rapa Nui quand nous avons appris sa malheureuse histoire. C’était un mec bien, je l’ai connu, il ne méritait pas de mourir comme ça, dans une rue et loin de chez lui. Tous les jeunes de ma génération ont entendu parler de lui quand nous avons voulu venir poursuivre des études, c’était une manière de nous dire : « fais attention au Chili, parce que c’est pas comme ici [sur l’île] ».

535

Deuxième partie

3.2. Le refus d’être « indigène »

À la vision négative du Chili urbain s’ajoute une vision politique sur l’identité culturelle ou « ethnique » si l’on veut. Il s’agit du refus des Rapanui d’être dans la catégorie proposée (imposée) par l’État chilien, celle d’ « indigène ». Rappelons rapidement ce qu’on a vu au chapitre 1 (section 7). La loi de 1966 (loi 16.411), quand elle reconnaît aux insulaires le statut de citoyens chiliens, place ipso facto ces derniers dans une assimilation au Chili : prohibition de parler rapanui, imposition de l’espagnol comme langue officielle, autorité aux mains de fonctionnaires chiliens envoyés sur place, même si ensuite des insulaires occuperont ces postes, mais la fonction de ces postes reste néanmoins définie par l’État chilien. Ensuite, avec la chute en 1989 de la dictature et la transition démocratique au Chili, la loi de 1993 (19.253) a reconnu les « indigènes du Chili » et leur accorde certains droits. Intitulée « Protección, Fomento y Desarrollo de los Indígenas », appelée communément « Loi indigène », elle reste une loi d’un État-nation qui, depuis son indépendance en 1810, eut constamment une politique d’assimilation des populations locales. La loi s’applique à tout « le territoire national » et donc aussi aux Rapanui, ce qui ne fait que recréer une assimilation forcée à une catégorie exogène, celle du territoire national chilien et de « ses » populations autochtones. Citons l’article 1 qu’on n’avait pas cité précédemment :

« L’État reconnaît que les indigènes du Chili sont les descendants des groupes humains qui existent dans le territoire national depuis les temps précolombiens, qui conservent des manifestations ethniques et culturelles propres, la terre étant le fondement principal de leur existence et de leur culture. » (CONADI 2011 : 15)6.

L’assimilation comme « indigène » a été fortement contestée par les Rapanui lors de la discussion de cette loi de 1993, pour au moins trois raisons. D’abord, la résistance provient de l’héritage sémantique du mot « indigène ». Ensuite, cette catégorie n’avait jamais été utilisée auparavant pour se référer aux habitants de l’île de Pâques, elle était donc hors du contexte de référence historique. Finalement, elle ne reconnaît pas les

6 Pour une analyse critique de la loi indigène chilienne (cf. Bello 2004, Boccara & Seguel-Boccara 2005 [1999], Vergara et.al 2006). À grands traits la loi chilienne est loin de considérer les recommandations internationales concernant les droits des peuples autochtones. D’où le fait que l’État ne reconnaît pas des peuples mais des ethnies, catégorie qui fait référence aux affiliations identitaires et non pas aux droits politiques.

536

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne catégories et expressions de l’autodéfinition identitaire que les Rapanui ont mobilisées à l’époque, celle de Polynésiens en l’occurrence. Regardons de près ces aspects. En 1993, l’appellation « indigène » (indígenas) et sa forme plus courante indio avait encore une connotation d’« arriéré », « non civilisé », « inculte » et rappelait une catégorie de discrimination sociale issue de la pensée évolutionniste du XIXe siècle et de l’indigénisme latino-américain du début du XXe siècle7. Les contenus sémantiques de ces catégories justifiaient toutes les politiques d’assimilation que les peuples autochtones du continent se sont vu imposées : spoliation foncière, cantonnement dans des réserves, imposition de l’espagnol comme langue commune, incorporation dans des systèmes d’exploitation économique (Briones 1998). Or, même si la catégorie fut resémantisée en devenant une catégorie de fierté et de dignité pour d’autres peuples autochtones du continent après les années 1990 (Bengoa 2000), le sens négatif continue à dominer, pour de nombreux Rapanui, dans la manière dont ils entendent ce terme. Sur ce sujet on peut faire un parallèle avec les interprétations d’une partie de la population tahitienne à propos du terme « autochtone », entendu là aussi avec un sens négatif. Natacha Gagné relève:

[…] pour plusieurs [Tahitiens], être Autochtone, c’est être un sous-homme, c’est-à-dire un citoyen de seconde zone. Ce qui vient spontanément à l’esprit des Mā’ohi en entendant le mot « autochtone » c’est le statut inférieur et les droits restreints des « indigènes » de

l’Empire colonial français entre 1887 et 1946. Les indigènes étaient des sujets et étaient soumis à des codes de lois particuliers, par opposition aux citoyens français qui se prévalaient de pleins droits. (Gagné 2016 : 15)

La contestation de la catégorie promue par la loi de 1993 se réfère aussi au fait qu’elle attache les Rapanui au continent américain, en en faisant une « ethnie indigène du Chili ».

7 La littérature anthropologique latino-américaine est riche au sujet de la construction nationale et de la place des peuples indigènes dans sa formation. On appelle indigenismo, tout un champ de réflexion au sujet de la mise en place des « politiques d’acculturation planifiée » visant les peuples autochtones dans le continent (Ramos 1998). Selon les premiers anthropologues latino-américains, les questions de la place sociale de l’« indio » (indigène) dans la société nationale et celle du processus de métissage de cette population avec les Européens étaient les fondements des identités nationales. Dans ce contexte, l’indigène a été envisagé comme un élément d’altérité interne dans le projet de création d’une identité nationale (Bonfil Batalla 1972), mais aussi comme un élément rhétorique pour créer un récit sur l’origine des nations (Mariategui 2007, Arguedas 1977). Lors des années 1960-70 et parallèlement aux processus de décolonisation dans le monde, la réflexion de l’anthropologie latino-américaine bascule du paradigme de l’assimilation (l’indigénisme étatique) (Warman et.al 1970) vers le paradigme du multiculturalisme (ou indigénisme nativiste) (Bengoa 2000). À partir de ce moment historique, la participation des intellectuels autochtones dans les débats sur l’identité, sur les questions de droit des peuples autochtones et la décolonisation du savoir (Lander 2000), est devenue centrale pour la production d’une anthropologie dite du « Sud » (Krotz 1993).

537

Deuxième partie

Cela veut dire que les Rapanui seraient une entité sociale et historique « à l’origine » de la nation chilienne, comme le consigne l’article 1 de la loi cité plus haut. Cette application du mot « origine » qualifiant le statut d’ « indigène » nie le fait colonial de l’annexion. Pour les Rapanui, la catégorie étatique d’« indigène » porte alors trois négations : celle de l’origine, celle de l’appartenance culturelle et celle de la vérité historique. Je peux citer deux témoignages que m’ont exprimé des Rapanui et qui explicitent ce sentiment négatif :

Pour nous, ce fut très compliqué quand le gouvernement du Chili nous a mis comme indigènes. Les gens qui arrivent sur l’île disent alors que nous sommes des indigènes, mais nous sommes des polynésiens. Je ne sais pas si les ethnies du Chili s’identifient comme indigènes, mais nous ne sommes pas comme ça. Nous venons des Mā‘ori, nous sommes comme les Tahitiens, comme les Hawaïens, comme les Fidjiens. Que les Chiliens nous aient donné ce nom est un problème qui n’est pas compris par tout le monde. Si tu parles avec un koro [un ancien] et que tu lui dis : « vous êtes indigènes », il va te répondre : « mais de quoi tu parles ! Nous sommes Mā‘ori ». (Beatriz Tuki, Santiago 2006).

Quand je participe à des réunions avec les autres peuples originaires, avec les Mapuche8 ou les Aymara9, je vois que nous sommes différents. Eux-mêmes le disent. Donc, nous sommes sous une loi qui nous a mis comme peuple originaire, mais la réalité est différente, parce que nous serons toujours différents, car nous sommes polynésiens. La situation est bien bizarre, car ils nous ont reliés à ce côté [en se référant au continent américain] alors que nous appartenions à l’autre côté [en indiquant l’Océanie]. Peut-être que nous appartenons au pays, mais ça c’est une question politique, car le Chili a planté son drapeau chez nous. Mais nous n’avons rien qui nous relie aux autres peuples. Par exemple, ils parlent de la terre, de la Pachamama [de l’aymara qui veut dire : « terre mère »] et nous, nous parlons du moana, de la mer, de notre migration depuis Hiva. Si je parle de la mer avec un Aymara qui vit dans la cordillère, qui ne connaît pas la mer et si moi-même je ne connais pas la cordillère, il n’y a pas de connexion, il n’y a pas une chose commune. Au moins, la cordillère [au Chili] va du Nord au Sud, il s’agit du même morceau de terre, donc au moins l’Aymara et le Mapuche ont ça en commun, mais avec nous, il n’y a pas ce lien. (Lenky Atan, Santiago 2007).

8 Les Mapuche sont l’une des neuf ethnies reconnues par la Loi indigène. Par ailleurs, il s’agit de l’ethnie la plus nombreuse du Chili avec 604 349 membres recensés en 2002 ce qui correspond à 87,31% de la population indigène du pays (cf. Gundermann et.al 2005). 9 Les Aymara sont l’une des neuf ethnies reconnues par la Loi indigène.

538

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

On voit aussi comment la référence contemporaine à la Polynésie et la revendication de l’origine « polynésienne » des Rapanui est le résultat d’un processus réflexif dans lequel le rapport à l’Histoire et le récit mythique donnent du sens au sentiment d’appartenance. Ce processus réflexif permet d’inscrire les expériences de mobilité dans la durée, au-delà d’une histoire récente et subie qui a apporté l’assimilation sous une identité « chilienne » d’abord et « indigène » ensuite.

3.3. Le refus d’être « canaca »

Il faut ajouter un mot sur une autre catégorie utilisée lors du XXe siècle au Chili pour faire référence aux habitants de Rapa Nui, c’est la catégorie de « canaca ». Quand les États du continent et leurs agents coloniaux employaient le mot indio ou « indigène » pour se référer aux populations non européennes descendant des peuples qui vivaient dans le territoire au moment de la colonisation espagnole, à Rapa Nui c’est le terme canaca qui fut mobilisé par la colonisation chilienne. Cette différence est importante, car elle montre que les agents coloniaux ont reconnu une particularité dans la population de l’île par rapport à celle du continent américain et par rapport aux Chiliens. Les habitants de l’île n’ont pas été assimilés aux « indiens », au contraire ils ont été incorporés dans le monde océanien. Par ailleurs, le mot canaca était moins étranger pour les Rapanui que celui d’indio, même si ce terme signifie également que les individus ainsi classés occupaient un statut d’infériorité dans la société. Le lecteur francophone aura reconnu le mot colonial français « canaque » qui fut appliqué aux habitants la Nouvelle-Calédonie (avant d’être transformé par Jean-Marie Tjibaou en « Kanak » pour porter l’identité unitaire anti-coloniale), francisation du mot hawaïen kanaka, comme canaca en est la castillanisation. Il signifie simplement « homme » dans les langues polynésiennes (cf. POLLEX entrée : kanaka) – et la langue rapanui a ce mot taŋata pour le même sens –, mais il fut exporté par les baleiniers du XIXe siècle, dans les pidgin utilisés dans le Pacifique, pour désigner de manière générique et condescendante les autochtones locaux du Pacifique, plutôt que les anciens termes de « naturels », « indiens » etc. des premiers voyageurs qui n’apportaient pas une connotation océanienne10.

10 On n’a pas de preuve sur le tout début de l’histoire. On peut penser (Serge Tcherkézoff, communication personnelle) que les matelots hawaiiens employés sur les baleiniers auraient crié ce mot en apercevant des

539

Deuxième partie

Le mot « canaca » est répertorié dans le Diccionario Etimológico de las Voces Chilenas Derivadas de las Lenguas Indígenas Americanas (Dictionnaire étymologique des mots chiliens dérivés des langues indigènes d’Amérique) préparé par l’intellectuel chilien Rodolfo Lenz (1905 : 171), comme étant le seul mot « importé de l’Océanie » dans le castillan parlé au Chili et au Pérou. Toutefois, le mot était utilisé de façon péjorative pour se référer à la population « asiatique » qui habitait les villes portuaires du pays11. Contrairement à d’autres situations coloniales dans le Pacifique, le mot canaca ne fut pas resémantisé par les Rapanui en y injectant un sens porteur d’une fierté identitaire, comme ce fut le cas des populations autochtones de la Nouvelle-Calédonie qui, en s’emparant et en se réappropriant le mot issu du pidgin colonial, ont créé une catégorie identitaire globale « Kanak » aujourd’hui revendiquée (cf. Bensa 1995, Angleviel 2002, Saura 2004b). Le seul souvenir qu’il reste de ce mot est encore attaché à son sens dérogatoire. Certains anciens de Rapa Nui s’en souviennent. Deux de mes interlocuteurs âgés m’ont dit par rapport au mot : « être canaca voulait dire que nous n’avions droit à rien », se rappelle Valentín Riroroko. Leopoldo Ika, quant à lui, m’a dit : « quand j’étais petit, les gens de l’Armée nous traitaient de canacas, et pour moi c’était comme une grande insulte, c’était un mot très méprisant car il était toujours prononcé accompagné d’un gros mot : sale canaca ! Des choses comme ça ».

habitants sur les côtes où les navires arrivaient, pour dire qu’on voyait « des hommes », mais capitaines et officiers européens-américains y ont entendu une appellation comme « les sauvages du lieu » et l’ont utilisée et propagée. 11 Lenz (1905 : 171) donne la définition suivante : […] canáca est une dénomination dédaigneuse pour les Chinois qui, dans les ports chiliens et aussi à Santiago, sont souvent propriétaires de cocinerías [gargote], des petits restaurants, des bordels « café des Chinois ou des asiates ». […] Étymologie : c’est l’unique mot importé de l’Océanie, puisque kanaka signifie « homme » dans la langue polynésienne d’Hawaï [sic] et est le nom avec lequel les habitants sont désignés […] Dans les îles Sandwich il y a beaucoup de Chinois, c’est pour cela peut-être que les marins chiliens, qui arrivent fréquemment à cet archipel, ont employé la dénomination des primitifs insulaires pour des travailleurs chinois des ports […]. La transformation vers le sens indiqué par Lenz du mot est peut être le résultat d’un malentendu dérivé de l’application de la loi péruvienne de 1861 d’exportation de travailleurs chinois qui a donné lieu au trafic d’esclaves polynésiens. Les « recruteurs » ont quitté le port pour revenir avec des colons chinois, mais ils sont revenus avec des Polynésiens kidnappés et réduits en esclavage (cf. chapitre 1).

540

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

4. Identité mā‘ori : La Polynésie, un monde en commun

4.1. Tahiti : un jugement ambivalent

En contraste avec l’image devenue négative du Chili urbain, Tahiti, comme nous l’avons signalé, est considéré comme un lieu prospère malgré la crise économique d’aujourd’hui (cf. chapitre 7). Selon un ami né à Tahiti, mais revenu sur Rapa Nui : « Tahiti est arrivé au point le plus haut de son développement, là-bas tu ne manqueras de rien ! ». Cependant, ces dernières années, les récits de la crise ont fait changer certaines représentations de Tahiti. D’une part, la crise est la raison pour laquelle les Rapanui ont commencés à revenir sur l’île (cf. chapitre 8). D’autre part, il existe aujourd’hui chez certains Rapanui une vision pessimiste du régime politique de l’autonomie de la Polynésie française. Un ami rapanui qui a vécu plusieurs années à Tahiti ajoute sans plaisanterie que c’est le cas « depuis que la France est partie » :

Le problème de Tahiti c’est que, avec l’autonomie, la France est partie. C’est-à-dire, elle donne encore de l’argent, moins qu’avant, mais il est mal administré. Les politiciens sont tous corrompus et agissent seulement pour le profit de leurs familles. La France ne peut rien faire, car il y a un gouvernement local avec un président et une monnaie. Je dis que l’autonomie est une bonne chose, mais le problème c’est que les gens de Tahiti se sont habitués aux cadeaux de la France, et maintenant qu’elle est partie et qu’il a fallu travailler, les Tahitiens ont eu mal à la tête.

Le point de vue est loin d’être anecdotique, car l’idée d’une mauvaise administration de l’autonomie tahitienne se répercute aussi sur certains discours rapanui concernant l’éventuelle évolution administrative de l’île de Pâques sous forme d’autonomie. Nous y reviendrons dans le chapitre de conclusion quand nous évoquerons l’avenir politique de Rapa Nui. Sur un autre plan, l’image de la modernité associée à Papeete est considérée par certains comme révélatrice du fait que Tahiti a perdu ses traditions, par rapport à Rapa Nui qui les aurait conservées. Pour Lenky, par exemple, Tahiti représente une antithèse de Rapa Nui. Bien que les deux sociétés soient polynésiennes, la première est une métropole avec un mode de vie urbain qui a démantelé une vie communautaire, alors qu’à Rapa Nui elle y a été préservée.

541

Deuxième partie

Tahiti ne me plaît pas, parce que là-bas je vais être une autre personne dans une grande ville. Dans l’île je suis inscrite dans ma communauté, j’ai un nom et les gens me connaissent. Tahiti ne me plaît pas parce qu’il n’y a que des grands hôtels.

Lenky décrit aussi l’impact de la modernité sur ce qu’elle appelle « l’identité tahitienne », fortement façonnée par le tourisme. Pour Lenky, tout sonne un peu faux, et est devenu inauthentique :

Les Tahitiennes se produisent pour les touristes, les Rapanui continuent d’être eux-mêmes et les touristes voient ce qu’ils veulent voir. En revanche, les Tahitiens non, ils portent leurs pareo. Alors, ils se trouvent jolis, mais dans le fond c’est fait pour les touristes. Après, tu sais, tout est plus sophistiqué là-bas, alors qu’à Rapa Nui c’est plus pur. À Tahiti, il y a des grandes installations hôtelières pour les touristes. Cela fait que l’île de Tahiti est plus sophistiquée, elle est plus urbaine en fait, c’est comme une ville-île. Rapa Nui se débrouille encore comme un village et évidemment, dans un village tout est plus pur.

Nous avons longuement discuté la manière dont la situation touristique de Rapa Nui se construit dans un contexte social et économique dans lequel des expressions spectaculaires de la culture sont créées. Dans ces commentaires, l’installation d’un processus qu’Eriksen (1993b) a dénommé « dichotomisation » est particulièrement intéressant. Il s’agit de l’identification, de la définition et de la création de différences qui construisent en miroir les notions de « nous » et des « autres ». À partir de leurs expériences sur le Chili continental et à Tahiti, les Rapanui ont identifié les caractéristiques les plus importantes de chacun des lieux, mais on peut voir aussi que, dans ce processus de « dichotomisation », des représentations idéalisées sur la société insulaire sont mises en avant. Ce qu’Arjun Appadurai (2005) a appelé le « travail de l’imagination » va à présent retenir notre attention. Le travail de l’imagination tel qu’il l’entend recouvre les manières dont sont créés des mondes imaginaires par l’influence des moyens de communication et des images qu’ils font circuler, mais aussi comment ces derniers sont mis à l’épreuve par l’expérience. Dans leurs déplacements, les Rapanui créent et communiquent toute une série de récits de voyage. La mobilité est le contexte de production dans lequel émergent des représentations sur le monde extérieur. À partir de ces mondes imaginaires les Rapanui revendiquent des sentiments de proximité avec les Tahitiens.

542

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

4.2. Etre polynésien, être mā‘ori

Aujourd’hui, quand les Rapanui parlent d’eux-mêmes, et qu’ils ne se limitent pas à dire qu’ils sont « rapanui », ils se définissent comme étant « polynésiens » (polinésicos, prononcé « porinetico ») ou plus souvent « mā‘ori » (on peut trouver le mot écrit « maori ») même si ceux qui ont vécu à Tahiti préfèrent utiliser le terme « mā‘ohi ». Ces deux catégories sont employées pour s’intégrer dans un univers culturel et historique qui est considéré plus proche, plus englobant, plus intégrateur et qui pose de facto une démarcation absolue envers les Chiliens continentaux. Le terme mā‘ori est mobilisé à Rapa Nui depuis quelques années pour faire référence au peuple rapanui. Son emploi est attesté à Rapa Nui au moins depuis l’époque de l’évangélisation mais en un sens spécialisé. Selon Englert (1948 : 469) il réfère aux hommes sages et intelligents, mais aussi à un des noms de la terre mythique originaire (cf. chapitre 1). Son usage pour désigner le peuple rapanui semble très récent et lié aux débats lors de l’adoption de la Loi indigène de 1993 et à la mise en contact avec d’autres sociétés polynésiennes. C’est dans la contestation des catégories d’affiliation étatique – Chilien, comme nationalité et droit citoyen, Indigène comme sujet des droits particuliers et définition identitaire en tant qu’ « ethnie originaire du pays » – que les catégories mobilisées par les Rapanui ont acquis un sens identitaire et politique. Les catégories d’affiliation telles que Polynésien puis Mā‘ori et plus récemment Mā‘ohi (parmi ceux qui ont vécu à Tahiti) sont le résultat de la réflexion rapanui sur l’appartenance collective à une entité sociale, culturelle et historique déterminée. Il faut préciser que Mā‘ori et Mā‘ohi sont en effet le même mot, le deuxième étant la variante tahitienne (Saura 2004b : 132)12 :

Le terme mā‘ohi est la forme tahitienne d’un mot désignant la vérité, l’authenticité entendue dans un double sens : matériel et moral (c’est -à-dire, au sens propre et figuré). L’idée d’autochtonie ou le caractère de ce qui est indigène ne semble pas être le sens premier, puisque la signification fondamentale de maa-qoki, maqoli et maqoni est l’ancrage dans la durée et la stabilité (par opposition à la nouveauté).

12 Saura (2004b : 131- 132) fait un bilan de linguistique comparative sur les mots mā‘ohi, maori, maqoli, maoli, pour montrer leur pertinence pour désigner les « hommes ».

543

Deuxième partie

4.2.1. Rapa Nui, l’une des pointes du « triangle polynésien »

Mais comment la catégorie mā‘ohi/mā‘ori acquiert-elle du sens pour les Rapanui dans l’acception d’autochtonie ? Les déplacements des Rapanui vers la Polynésie n’ont pas seulement concerné ceux qui ont des terrains à Pamatai ou ceux qui ont fondé une famille avec des Français (Polynésiens ou pas) (cf. chapitre 7). La participation des groupes de danse rapanui – appelées couramment « délégations culturelles » – aux festivals d’arts du Pacifique a établi un autre type de liens entre les Rapanui et les Polynésiens. Leur importance se trouve dans l’effet de construction d’un monde commun. C’est au cours des quarante dernières années qu’un sentiment d’appartenance communautaire s’est peu à peu formulé par la participation des diverses délégations rapanui à ces différentes réunions culturelles. En effet, lors de ces rencontres, un exercice intellectuel de comparaison des arts, des coutumes mises en performance et des discours sur l’identité a eu lieu. De ces échanges fructueux, des similitudes et des différences sont ressorties entre les différentes délégations culturelles. De plus, les manifestations artistiques de différentes délégations ont été comprises comme les métonymies d’ensembles socioculturels. Pour mes interlocuteurs rapanui, la présence d’une délégation rapanui dans la première rencontre de pirogues polynésiennes à Raiate‘a en 1995 a été emblématique de ce processus. Par la suite, des délégations rapanui ont participé au festival des arts de 2005 à Hiva Oa, aux îles Marquises, puis au Samoa américain en 2008, et plus récemment au festival Te Moana Nui a Kiva organisé à Tahiti en août 2016. Dans le premier cas cité, il s’agit d’une rencontre des associations culturelles venues de Hawai‘i, Tahiti, Rarotonga et de la Nouvelle-Zélande qui ont cherché à revitaliser la navigation guidée par les étoiles dans de grands catamarans polynésiens. Pendant le mois de mars 1995, se sont donnés rendez-vous sur le marae Taputapuātea – considéré déjà en 1833 comme ayant été dans le passé un marae international (Henry 1951)13 – plusieurs catamarans : Te ‘Aurere de la Nouvelle-Zélande, Te Au o Tonga et Takitumu de

13 La cheffesse d’Utoroa de Raiatea informe le Pasteur Orsmond : « le grand marae international appelé Taputapu-atea à Opoa est le plus ancien de tous les marae royaux dans l’Archipel de la Société. La tradition rapporte qu’il fut construit sous l’égide de la plus haute royauté à l’époque la plus reculée de l’histoire de l’île. Sa renommée était très étendue et la plupart des peuples de la Polynésie orientale le considéraient comme le siège de la Connaissance, de la Religion, et de l’Adoration (Henry 1951 : 126). On trouvera la totalité du récit où sont signalées les îles qui formaient une alliance étendue de Raiatea à Aotearoa (Nouvelle-Zélande) dans Henry (1951 : 126-130).

544

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

Rarotonga ; Hawai‘i Loa, Hokule‘a et Makali‘i d’Hawai‘i ; et A‘a Kahiki-Nui et Tahiti Nui de l’île de Tahiti qui représentait la Polynésie française (Finney 1995). Pour comprendre l’importance de cet événement pour les Rapanui, il faut signaler que, parmi les navigateurs des pirogues venues de Tahiti, il y avait quelques Rapanui résidant à Tahiti et que l’événement a produit à Rapa Nui des discours et des images qui ont créé un effet d’intégration dans un monde polynésien. Une image publiée par le journal La Dépêche de Tahiti (mars 1995) deviendra emblématique. En s’inspirant sans doute de l’un des chants de création de Raiate‘a, La Dépêche symbolise la connexion des îles dans un monde polynésien commun en représentant Tumura‘ifenua, la grande pieuvre qui, dans la mythologie, retenait le ciel (Raŋi) rattaché à la terre (Pāpā) avec ses tentacules. Dans le chant de création recueilli par le Pasteur Orsmond en 1822 il est dit :

« Lorsque la terre devient la terre et qu’elle devint ferme, la grande pieuvre, tumu-rara’i- fenua […] y était accrochée ; un tentacule était au Nord, un autre au Sud, un autre à l’Est, un autre au Sud » (Henry 1951 : 346).

Dans la publication de La Dépêche, une pieuvre apparaît en reliant les trois extrémités d’un triangle dessiné sur une carte du Pacifique : vers le Nord, un tentacule arrive aux îles de Hawai‘i, vers l’Ouest un autre arrive à Aotearoa-Nouvelle-Zélande et un troisième vers l’Est arrive à Rapa Nui. La tête est située en Polynésie française signalant Raiate‘a au centre14. Cette actualisation du mythe renvoie à l’appropriation réalisée par une partie des intellectuels, artistes et politiciens du concept du triangle polynésien. Cette notion a été inventée au XIXe siècle à la suite de la discussion savante du découpage cartographique des sociétés de l’Océan Pacifique. On sait que ce découpage fut fait en partie sur des critères racialistes et sexistes, d’où la critique nécessaire, en particulier pour ce qui concerne la Mélanésie (Tcherkézoff 2008), mais la Polynésie et son triangle ont une réalité culturelle et linguistique. Quoi qu’il en soit, l’actualisation de l’ancien chant de création au travers d’une image qui représente un monde polynésien commun, connecté et bien délimité sous la forme géométrique d’un triangle dont Rapa Nui est l’une des pointes, semble être bien enracinée aujourd’hui parmi les Rapanui comme fondement identitaire.

14 Dans le chant de création, la tête de la pieuvre deviendra Tubuai (Henry 1951 : 426)

545

Deuxième partie

Figure 9.1: Te Fe‘e, la pieuvre mythique

Figure 9.2: Jeunes femmes rapanui lors du festival d’art à Samoa (2008)Figure 9.3: Te Fe‘e, la pieuvre mythique

Source : La Dépêche de Tahiti, mars 1995

4.2.2. « Nous sommes le même peuple »

En 2013, à Moorea, j’ai rencontré Kanko Haoa, un jeune rapanui qui a participé à la traversée Rapa Nui-Moorea sur l’une des pirogues doubles Waka Tapu, sorties de Nouvelle-Zélande en 2012 pour parcourir différentes îles du Pacifique. Il a évoqué Tumura‘ifenua dans sa nouvelle version, quand je lui ai demandé son ressenti par rapport au voyage :

Faire ce voyage m’a marqué à vie, surtout car je suis en train d’apprendre à naviguer à la façon ancestrale. Maintenant, j’ai compris notre origine, j’ai compris vraiment que nous, les Rapanui, nous sommes mā‘ohi. Je sens que c’est ici que tout a commencé. J’ai vu les matamua [ancêtres] sur la colline. Koro Alain [un ancien de Papetoai qui hébergeait l’équipage des Waka Tapu] m’a expliqué que l’Ao Mā‘ohi est un heke [pieuvre en rapanui] et que Moorea est sa tête et ses extrémités sont les chemins qu’ont pris les matamua pour peupler l’Ao Mā‘ohi : un bras va à Rapa Nui, un autre à la Nouvelle-Zélande et l’autre à Hawai‘i. C’est fort de se rendre compte que nous sommes le même peuple.

La description par Kanko de ce qu’il appelle l’Ao Mā‘ohi [l’Univers des Mā‘ohi] est très proche de l’image publiée par la Dépêche de Tahiti en 1995 et cristallise l’actualisation (adéquation) d’un mythe ancien à des circonstances contemporaines où Rapa Nui est liée à une aire culturelle bien délimitée : le triangle polynésien. Par ailleurs,

546

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne et en considérant l’information rapportée par Bruno Saura (2008 : 115), l’expression Te Ao Mā‘ohi est le terme que le parti politique tahitien Tāvini Huira‘atira, de la mouvance indépendantiste, propose pour remplacer le nom Polynésie française. Mais pour certains Rapanui, le terme est devenu une catégorie identitaire fédératrice et englobant les autres identités polynésiennes, fondées sur les origines géographiques des habitants, tels que les ta‘ata tahiti, ta‘ata moorea, taŋata rapanui, etc. Les festivals d’arts de 2005 à Hiva Oa et à Samoa en 2008 ont été évoqués par mes interlocuteurs plus jeunes comme une découverte emblématique d’autres réalités polynésiennes plus ou moins proches de celle de Rapa Nui. Fernando, un jeune rapanui qui a participé au festival de 2005 m’a raconté son ressenti par rapport aux Marquisiens :

Quand je suis allé aux Marquises, j’ai senti un lien, qu’on est du même peuple. Ce sont les mêmes gens qui ont peuplé l’Océan ! Ça tu le vois dans la danse, les histoires, le physique, la langue. Il y a même des gens qui ressemblent aux gens d’ici de Rapa Nui ! Je connaissais déjà Tahiti, mais les frères des Marquises sont vraiment proches de nous.

Ceux qui ont participé au festival à Samoa parlent d’une expérience de découverte sans précédent, car évidemment cet archipel ne figure pas dans les itinéraires migratoires rapanui. Loin de la Polynésie que les Rapanui connaissaient, c’est-à-dire Tahiti, Moorea, Mangareva, les îles Samoa sont alors devenues un lieu possible de comparaisons, sur les aspects communs mais aussi sur les différences. Par exemple, mes interlocuteurs ont été particulièrement surpris en ce qui concerne les critères de nudité samoans. À leurs yeux, les Samoans se montraient singulièrement pudiques lorsqu’il s’agissait d’exposer leur corps et même leur peau lors de ses présentations artistiques. À l’inverse, les Rapanui ont fait de la nudité une valeur culturelle et identitaire (cf. chapitre 4). Tiare qui y a participé en tant que danseuse a fait la description suivante :

Samoa, c’est un lieu incroyable, tous les gens étaient très semblables à nous, dans le physique et un peu dans la langue, moins que par rapport aux Tahitiens ou les Mā‘ori, mais on se sentait quand même face à des Polynésiens. Mais ce qui m’a frappé, c’est que les Samoans sont toujours très couverts, pas comme nous qui montrons beaucoup de peau quand nous dansons.

Meherio m’a aussi signalé ce contraste en me disant : « bien que les Samoans soient polynésiens comme le sont les Tahitiens et les Rapanui, ils sont un peu différents, car la coutume des gens est très pudique ».

547

Deuxième partie

On voit comment les déplacements contemporains des Rapanui dans le Pacifique, à l’occasion des rencontres culturelles, a des effets importants sur la vision d’une appartenance à « la Polynésie », avec les affinités et les dissemblances, ici la grande affinité avec les habitants des Marquises en raison de la langue, du tatouage et même des ressemblances physiques, là une interrogation sur les différences d’exposition du corps avec les Samoans. S’est ainsi forgée pour les Rapanui l’image d’une Polynésie commune et un sentiment puissant de leur appartenance à un monde plus vaste, avec la proximité linguistique, des ressemblances mythologiques et de formes d’organisation sociale dans ce « triangle polynésien ». Aujourd’hui, cette Polynésie commune est fortement revendiquée par les associations culturelles rapanui. Rappelons que la plate-forme cérémonielle ahu vaka, construite par un artiste rapanui pour accueillir la pirogue double Hōkūle‘a en 1999 a été conçue à dessein sous la forme d’un triangle (cf. chapitre 2).

Figure 9.4: Jeunes femmes rapanui lors du festival des arts à Samoa (2008)

Figure 9.5: Jeunes femmes rapanui lors du festival d’art à Samoa (2008)

Cliché de Tiare Aguilera, donné par Tiare avec autorisation de l’utiliser ici

Tout récemment, en 2016, un grand festival d’arts du Pacifique s’est déroulé à Tahiti et fut nommé Te Moana Nui a Kiva, terme qui, selon le ministre de la Culture tahitienne, Heremoana Maamaatuaiahutapu, était le nom par lequel les anciens polynésiens avaient appelé l’Océan Pacifique (La Dépêche de Tahiti, 26 août 2016). Le même article de La Dépêche explique que :

[Le festival est un] événement culturel et artistique inédit, organisé par la Maison de la culture sous l’égide du ministère de la Culture, [qui] se tiendra du 12 au 17 septembre à Te

548

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

Fare Tauhiti Nui et à To’ata, en présence de délégations venues des trois pointes du triangle polynésien (Hawaii [sic], Nouvelle-Zélande et Rapa Nui) et de nos cinq archipels (La Dépêche de Tahiti, 26 août 2016, souligné par moi-même).

Luis Hormazabal Araki, tatoueur rapanui participant aussi au festival, a exprimé les conséquences de ce type de réunions dans la création d’un monde polynésien commun. Il s’est appuyé, dans le même sens que le journaliste de La Dépêche, sur l’image du triangle polynésien pour développer sur le registre de la métaphore ce monde commun auquel Rapa Nui appartient :

Ce festival est une très bonne idée, parce que c’est la seule façon pour chacun d’entre nous de montrer notre culture respective, celle de Tahiti et ses archipels, celle de Nouvelle- Zélande, celle de Hawaii [sic]… C’est très bon pour nous parce que ça nous permet de confronter par exemple certaines légendes qui peuvent se recouper entre elles, ou tout simplement de partager nos cultures qui, à un moment ou à un autre, se rejoignent de toute façon. Rapa Nui est une pointe du triangle polynésien, Hawaii [sic] et la Nouvelle-Zélande sont les deux autres pointes, et Tahiti est au centre. Nous sommes tous des frères ma’ohi [sic]. (La Dépêche de Tahiti, 10 septembre 2016, souligné par moi-même).

À l’image du mythe de Tumura‘ifenua repris et adapté aux circonstances contemporaines –le renouveau de la navigation guidée par les cartes astrales – le terme Te Moana Nui a Kiva fait l’objet d’un réinvestissement sémantique pour doter la démarche politique d’une cohérence mythologique. Le terme peut-être traduit comme : « le grand océan de Kiva », sachant que Kiva ou Kiwa apparaît dans la mythologie des Mā‘ori de la Nouvelle-Zélande sous le visage de l’une des divinités gardiennes de l’océan (Tregear 1891 : 151). Le remaniement de ce terme par un mouvement royaliste hawaïen doit aussi retenir notre attention : The Polynesian Kingdom of Atooi, qui revendique le triangle polynésien en tant que royaume ancestral et la base d’une nouvelle nation en formation.

Le royaume polynésien de Atooi est le royaume de Hawaii, à la tête de l’Union Royale du Pacifique, qui compte plus de 6000 ans, qui est appelée Te Moana Kui A Kiva. Atooi est une nation indigène pacifique, légale, multiculturelle, multi-dénominationnelle, avec une grande force spirituelle. Atooi est ici pour faire vivre et développer une communauté permanente et diverse pour les enfants du Pacifique et pour le monde, fondée sur des pratiques naturelles, respectueuses de la bio-diversité et du développement durable. (http://kingdomofatooi.com/about-us/)

549

Deuxième partie

4.2.3. La valeur de la notion Mā‘ohi pour les Rapanui

À partir de la création d’un ensemble appelé triangle polynésien, traduit et réapproprié sous le terme Te Ao Mā‘ohi à Tahiti ou Te Moana Nui a Kiva à Hawai‘i, certains Rapanui expriment un discours identitaire qui efface les frontières nationales ainsi que les frontières ethniques. Pour certains Rapanui le mot mā‘ohi fonctionne comme une identité originelle et une connexion à une Polynésie englobante, notamment pour ces Rapanui qui vivent ou ont vécu à Tahiti. Le déplacement de sens est remarquable car, il faut se rappeler que, comme l’explique Bruno Saura (2008), le terme mā‘ohi fut resémantisé15 par des intellectuels tahitiens pour s’opposer aux images exotisantes européennes de Tahiti et pour dépasser les identités de la Polynésie française, basées sur les origines régionales (ta‘ata tahiti, ta‘ata moorea par exemple) « au profit d’une identité globale » (Saura 2008 : 121) mais, qui a eu Tahiti comme lieu de production. Cependant le terme mā‘ohi a connu une rapide expansion lors des années 1980. Dans un autre texte, Saura signale :

L’utilisation du terme mā’ohi, pour désigner les originaires de Polynésie française et ce qui se rattache à eux, n’apparaît pas soudainement dans les années 1970, à la faveur du « renouveau culturel » de l’époque. Ce que l’on constate en revanche à partir de cette époque, c’est la généralisation très rapide de l’emploi de ce terme, dans une société où il était bien peu répandu. Par ailleurs, dès la décennie 1980, soit en l’espace de quelques années à peine, le terme mā’ohi est dépouillé de la dimension politique contestataire dont l’investissaient certains de ses partisans des années 1970. (Saura 2004b : 121).

En 2013, lors de mon enquête à Tahiti, Pahu Pakomio, l’un de mes interlocuteurs rapanui m’a signalé ce qui suit et qui montre de quelle manière le terme mā‘ohi ne concerne pas que les seuls Tahitiens dans la configuration d’une identité globale, mais que peu à peu cette catégorie englobe d’autres identités régionales en dehors de la Polynésie française. Dans le cas de Rapa Nui l’utilisation du terme mā‘ohi permet de dépasser les affiliations identitaires imposées par les États, mais aussi d’autres formes historiques :

15 Bruno Saura (2004b & 2008) consacre une analyse détaillée des propos de Duro Raapoto quand ce dernier propose le terme mā‘ohi pour dire l’autochtonie à Tahiti et propose de voir dans le mot une étymologie où « l’addition de ma et de ori est dite signifier vrai, entier, libre, celui qui « refuse l’éparpillement » ». (Saura 2008 : 122)

550

Chapitre 9. Le refus d’être « indigène du Chili » et la volonté d’être mā‘ori : la référence identitaire polynésienne

Quand les gens me demandent si je suis Chilien ou Français, je dis que je suis mā‘ohi, un local. Quand je dis local c’est Tahitien, Paumotu, Austral ou Rapanui, peu importe. Je te dis, c’est Mā‘ohi. Tahitien ou Rapanui, non ! C’est Mā‘ohi le mot correct.

Moisés Hereveri, quant à lui, donne ses raisons pour estimer que le terme mā‘ohi est correct pour nommer l’unité produite par les ressemblances culturelles des Polynésiens :

Quand on arrive à Tahiti, on voit que c’est ici que tout a commencé, que les Rapanui sont Mā‘ohi. Avec les Tahitiens, on a la même peau, la même manière de vivre. Quand on arrive à Tahiti, on se sent très rapidement intégré, parce qu’on est la même chose, le même peuple. Personne ne te demande d’où tu viens, pour ton visage et la couleur de la peau. Au Chili, c’est direct. Les gens t’arrêtent dans la rue pour te demander si tu viens de Rapa Nui.

Ce sentiment d’appartenir à une collectivité plus vaste n’est pas seulement un discours de la part des Rapanui engagés dans une démarche identitaire et culturelle de rapprochement à la Polynésie, mais aussi un discours politique et identitaire de la classe politique tahitienne contemporaine. Le Te Ao Mā‘ohi semble devenir un projet politique à construire. Lors du festival « Te Moana Nui a Kiva » de 2016, le président de la Polynésie française, Édouard Fritch a fait appel à l’unité historique et culturelle des Polynésiens, ainsi qu’aux déterminants historiques qui les ont séparés :

L’histoire a fait de nous des Français, des Américains, des Chiliens, des Anglais… Malgré cela, nous restons profondément attachés à nos valeurs polynésiennes, à notre identité et nos racines communes. Nous sommes un seul et même peuple, nous nous comprenons, nous partageons des valeurs et des attentes communes… Ce festival prolonge ce souhait de réunir la grande famille polynésienne… de nous reconnaître de nous rencontrer, d’échanger, de valoriser, ou encore de partager et, s’il le faut, de débattre, mais aussi et surtout de préserver ce qui constitue la richesse de la plus vaste unité culturelle et linguistique qui ait jamais existé à la surface du globe : la culture polynésienne, notre culture. (La Dépêche de Tahiti, 14 septembre 2016).

Des intellectuels rapanui ont aussi avancé des théories pour expliquer et donner du sens à l’utilisation du mot mā‘ohi dans le discours identitaire contemporain. Mes interlocuteurs ont fait usage de la tradition orale et des liens généalogiques pour définir le sens de l’autochtonie rapanui attachée à cette nouvelle notion de Te Ao Mā‘ohi. Dans ces réflexions, nous retrouvons l’importance que la tradition de Hotu Matu‘a, les traditions généalogiques et le contexte de déplacement contemporain ont pour alimenter un discours identitaire rapanui détaché du processus d’étiquetage étatique et connecté au Ao Mā‘ohi.

551

Deuxième partie

Edmundo Pont, grand sculpteur sur bois, qui a vécu plusieurs années au Chili continental et à Tahiti, et qui a voyagé sur plusieurs îles du Pacifique, m’explique le fondement de la connexion entre Rapa Nui et la Polynésie comme une évidence historique :

Hotu Matu‘a, notre premier roi est venu ici depuis la Polynésie, cela tout le monde le sait. Il est parti de Marae Renga un lieu placé sur une île nommée Hiva. Il est arrivé sur Rapa Nui parce que son prêtre et conseiller spirituel Haumaka avait rêvé de cette île. Cela nous le savons. Hotu Matu‘a est venu donc avec deux vaka [pirogues doubles] avec près de 200 personnes chacune. C’est de ces gens, de leurs enfants et petits-enfants que viennent tous les Rapanui. Or, ce que nous ne connaissons pas, c’est le nom actuel de cette île qui dans l’histoire est appelée Hiva, ni le nom actuel du lieu de naissance d’Hotu Matu‘a, qui serait Ariane. L’histoire raconte qu’Hotu Matu‘a, avant de mourir, a demandé à deux esprits de faire chanter le coq d’Ariane, son lieu de naissance. Hotu Matu‘a leur a demandé depuis Orongo, au soleil couchant. C’est-à-dire qu’il regardait vers la Polynésie. Après, une autre histoire dit que Hotu Matu‘a avait sept frères, tous rois. Ce sont ces rois qui ont peuplé toute la Polynésie, ils sont partis d’un lieu qui s’appelait Tumu te varovaro, l’arbre d’où sont nées toutes les familles. Tumu te varovaro c’était l’ancien nom des îles Cook. Là se trouve l’origine de tous les Mā‘ohi.16

Avec Hotu Matu‘a comme ancêtre fondateur (cf. chapitre 1), les Rapanui revendiquent donc un lien de parenté généralisée avec les autres Polynésiens. Cependant, être polynésien n’empêche pas d’affirmer des différences, même avec les Tahitiens dans certains contextes. Mes interlocuteurs relèvent que ceux-ci ont un mode de vie urbain très moderne en termes technologiques, alors que les Rapanui revendiquent l’appartenance à une communauté où tout le monde se connaît encore. Cette inter-connaissance devient l’une des causes à défendre aujourd’hui à Rapa Nui, depuis que l’île est devenue un espace ouvert et traversé par des flux de différents ordres (touristiques, migratoires, économiques). Les Rapanui cherchent à s’intégrer à ce monde polynésien tout en continuant à donner une grande valeur à la spécificité de leur vie sociale et culturelle à Rapa Nui.

16 Dans certains mythes de Rarotonga, Tumu te varovaro est présenté comme le premier nom de l’île (Jonassen 1981 : 24), ou comme le nom d’une des divinités de Rarotonga (Craig 1989 : 299).

552

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Conclusion

553

Conclusion

554

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Quel avenir politique ?

Ce travail a conjugué une approche ethnographique détaillée pour analyser la société locale ainsi que ses itinéraires migratoires et une approche historique pour comprendre la temporalité de ces itinéraires. Je voudrais évoquer ici des pistes de recherche sur un autre plan. Il s’agira de suivre de près les conséquences en pleine évolution, sur le plan politique, international d’une part et local d’autre part, des reformulations identitaires que nous avons retracées, celles produites depuis l’ouverture en 1966, jusqu’aux étapes les plus récentes de l’affiliation « polynésienne » et du rejet des catégories chiliennes de l’« indigène ». Il y a désormais, avec une accélération depuis 2015-2016, une discussion politique ouverte, d’une part sur une « décolonisation » en rapport au Chili, où le statut d’autonomie de la Polynésie française fait référence, et d’autre part sur de nouvelles institutions locales qui veulent se voir reconnues, alors que jusqu’ici on ne trouvait qu’un Conseil des Anciens et un « parlement » réduit à n’être qu’une association – même si elle se nomme Parlamento Rapanui, « Parlement Rapanui ». Tout cela concerne un avenir en discussion, que je ne pourrai qu’évoquer ici et que j’espère étudier de plus près lors de futures recherches. L’ethnographie historique mise à contribution dans ce travail a montré de quelle manière la société rapanui, après deux siècles de brutalité exercée par les étrangers, a pu renaître à la fois localement et comme diaspora. Durant la période 1860-1960, l’île a perdu plus de la moitié de sa population et fut ainsi réduite à moins de cent cinquante habitants à la suite de raids esclavagistes, de maladies importées et de l’exode organisé par la Mission. Lorsque Rapa Nui a été annexée par le Chili, elle est devenue une entreprise agricole aux mains de locataires étrangers et en 1933 ses terres ont été inscrites dans le domaine public. Enfin, les habitants ont été littéralement enfermés de force dans une réserve – et sont devenus pour ainsi dire apatrides chez eux, puisque la citoyenneté chilienne leur a été donnée seulement en 1966, quand l’île s’est enfin ouverte aux déplacements. La dimension diasporique de la société rapanui a été largement ignorée par la recherche, alors que, selon les estimations de l’INE [Institute National des Statistiques],

555

Conclusion

60% des Rapanui habitent aujourd’hui en dehors de l’île de Pâques. Il était donc important de mettre en lumière les rapports économiques, politiques et identitaires qui animent cette diaspora, dans sa recherche d’une réussite ailleurs et aussi bien dans sa volonté de garder toute sa place sur l’île, et de rendre compte de la complexité des rapports de parenté et d’accès à la terre que les retours impliquent. Il importait aussi de voir de près comment ces rapports s’inscrivent dans des biographies personnelles avec leur part intime et affective. Je l’ai dit au début de cette thèse et ne le répèterai jamais assez : ce travail doit tant à la confiance des nombreux Rapanui qui ont bien voulu partager leur vécu avec moi. Les Rapanui sur l’île ou expatriés font partie d’une société qui est devenue translocale. Cette translocalité implique des enjeux qui prennent aujourd’hui une dimension politique nouvelle : le rapport à la nationalité, avec une volonté nouvelle de contrôle de l’immigration, mais aussi le rapport à des identités plus globales, comme se définir Mā‘ohi ou « Polynésien » au-delà des frontières étatiques. Ces processus introduisent un jeu complexe de rapports entre la société insulaire, l’État chilien et une référence à la Polynésie française, notamment à son statut d’autonomie lié aux discours sur les « droits des peuples autochtones ». En même temps, cette dimension translocale conduit à de nouvelles constructions institutionnelles et politiques au plan local qui se mettent en place depuis 2016 : un « Conseil des clans » censé regrouper les « trente-six familles ancestrales » et une co-administration du Parc national, entre l’État chilien et la communauté rapanui, représentée par un millier de personnes qui constituent le mouvement « Pour la protection de la terre ». On abordera tour à tour ces deux perspectives politiques : le rapport à l’international puis les mutations institutionnelles locales. Auparavant, on rappellera d’un mot l’importance à suivre l’évolution sur la question du flux touristique et de l’immigration.

1. Altérité et immigration : une loi controversée

Aujourd’hui, dans un contexte de tensions sur l’île pour le contrôle des ressources extérieures – le tourisme en général et l’accès aux sites archéologiques en particulier –, et une pression sur les ressources locales de base (eau, électricité, internet, etc.), une importante partie de la population rapanui de l’île demande un contrôle des flux migratoires venus du Chili continental. L’île connaît désormais un processus d’installation de population non-rapanui, en plus du mouvement de retours d’une partie

556

Conclusion

des Rapanui qui sont nés ou qui ont vécu plusieurs années en dehors de l’île. Dans ce contexte inédit, on veut instaurer de nouvelles réglementations. Il s’agit d’un processus politique en cours et radicalement nouveau. Nous avons mentionné la création de ce projet de contrôle migratoire, par le biais d’une loi controversée (cf. chapitre 4). Son application future mérite un travail à part entière. Il s’agira aussi de suivre les discussions parmi les Rapanui sur l’altérité en général, au- delà du seul cadre législatif. Johannes Fabian (2006) rappelle l’importance de la place de la reconnaissance de l’autre dans la construction du sens culturel :

La reconnaissance de l’autre = alius en tant qu’autre = alter est une condition de communication et d’interaction, et donc une condition pour pouvoir prendre part aux pratiques socio-culturelles (ou à toutes les catégories sociologiques, du groupe à la société, qui s’appliquent), ou, pour partager un Lebenswelt (« monde vécu »). Sans altérité, pas de culture, pas de Lebenswelt. (Fabian 2006 : 307).

Il faudra aussi tenir compte de l’avertissement lancé par Bernard Rigo (1997), central pour comprendre les relations historiques des Rapanui avec les « étrangers » arrivés sur leur île et celles des Rapanui en métropole et à Tahiti:

« […] l’altérité est toujours dérangeante en tant qu’elle ne permet pas de penser en simple terme de différence –, la différence n’étant qu’une variation, qu’un écart par rapport à la ressemblance. Avec le concept de différence, se résoud le problème de l’identité qui est, dans le même mouvement, posée et éliminée […] ». (Rigo 1997 : 164).

Ces différences, nous l’avons vu, sont créés dans l’intersection, dans la confrontation de ces « mondes vécus » et non pas dans l’exclusion de ceux-ci. Rigo (1997) relève comment les Polynésiens (principalement les Tahitiens) ont été l’ « objet de spéculation » occidentale sous la forme de stéréotypes (de la sauvagerie, de la liberté sexuelle, de la dépendance enfantine) et le cas des Rapanui nous montre de quelle manière ces stéréotypes – qui ont été appliqués communément à toute la Polynésie – sont contestés avec des discours sur l’identité et sur la culture. Ce discours ont ainsi basculé d’un processus d’assimilation de ce qui était interprété comme chilien, à un processus de différentiation avec ce qui serait chilien par la mise en scène de symboles identitaires crées dans un rapport héroïque à l’histoire (cf. chapitre 4). Le basculement se montre inversé dans la connaissance d’une Polynésie vue alors comme un monde commun et dans lequel les Rapanui s’incorporent à une catégorie identitaire globale « polynésienne, mā‘ori, mā‘ohi » (cf. chapitre 9).

557

Conclusion

Nous avons vu comment les années 1960 ont vu l’arrivée des habitants du Chili continental et le passage des militaires Nord-Américains (cf. chapitre 4). Les relations quotidiennes entre les groupes ont donné lieu à la cristallisation de différences, fortement ressenties par les Rapanui à l’époque, mais qui, par la suite, ont donné lieu à l’incorporation d’une partie des Chiliens continentaux comme membres affins des familles rapanui. Ce changement a ouvert l’île aux migrations et à l’installation d’une nouvelle population tout en provoquant des métamorphoses dans les rapports de parenté et sur les lieux de résidence (cf. chapitre 3, chapitre 6, chapitre 7). Par ailleurs, l’affiliation des Chiliens dans les obligations familiales au sein des hua‘ai (groupes de parenté) a aussi impliqué l’incorporation des Rapanui dans un cadre national nouveau. L’intégration des Rapanui à la vie nationale se produit davantage par les rapports de parenté établie avec des Chiliens du continent que par le seul biais d’une politique assimilationniste de l’État. On s’intéressera à un aspect comparatif au sein des unions mixtes. Les interdépendances entre les groupes et la place occupée dans la filiation rapanui (soit patrilinéaire, soit matrilinéaire) comme l’élément par excellence pour définir l’identité (cf. chapitre 3 et chapitre 4) n’ont pas donné lieu à des catégories identitaires du type « métis » ou « demi », comme c’est le cas en Polynésie française ou avec le projet nationaliste des États-nations latino-américains et leur traitement des populations indigènes. Cependant, aujourd’hui, les interdépendances entre les groupes ont changé : les Chiliens du continent ne sont plus considérés uniquement comme des potentiels partenaires pour fonder une famille, mais comme de la main d’œuvre. En parallèle, dans une théorie consubstantielle de l’identité (liée alors à la parenté), les parents rapanui sont moins drastiques qu’auparavant pour définir l’inceste et interdire les unions entre Rapanui (cf. chapitre 3). Enfin, on l’a souligné amplement, le tourisme prend une ampleur accélérée (cf. chapitre 4) sur une île dont le patrimoine est inscrit à l’UNESCO. Une représentation particulière de la culture en découle, composée par des traits visibles (danse, langue, tatouage) pour être déployée sous forme de spectacle. Le tourisme et ses touristes sont incorporés dans les processus de création culturelle où certains Rapanui impliqués cherchent dans des sources anthropologiques et historiques des images emblématiques d’un passé imaginé pour être à même de le reproduire dans le présent (cf. chapitre 1 ; chapitre 2).

558

Conclusion

C’est tout cela qui est en jeu avec le tourisme, l’immigration nouvelle et la résistance d’une population qui à la fois tient à une ouverture gagnée au prix fort après un siècle d’enfermement contraint et veut protéger ce qui est vu désormais comme le bien le plus précieux, l’identité culturelle.

2. Le droit des peuples autochtones : regards vers le Chili et la Polynésie française

Les migrations vers la Polynésie française, bien au-delà des raisons économiques, nous ont conduits vers les liens historiques qui existent entre les Rapanui et l’île de Tahiti (cf. chapitre 7), liens qui sont à la fois mémoriels, affectifs, identitaires et de propriété foncière. Mémoriels, car le désir des Rapanui de se rendre à Tahiti est liée à l’évangélisation, à l’expérience d’exode et au souvenir des ancêtres devenus propriétaires de terres à Tahiti. Affectifs dans deux sens : le premier concerne les sentiments que l’évocation de cette mémoire d’exode génère chez mes interlocuteurs les plus âgés, mémoire qui a pour protagonistes leurs arrière-grands-parents et arrière-arrière-grand- parents ; le second concerne la reconnaissance d’une proximité culturelle avec une population, en établissant des affinités linguistiques, la similitude de certaines croyances et tout un partage historique-mythologique. Il s’en suit aujourd’hui un sentiment identitaire affirmé, que nous venons de présenter dans le dernier chapitre : les Rapanui se sentent plus proche des Tahitiens et des autres Polynésiens que des Chiliens. En Polynésie française même, un processus de configuration et création identitaire à la recherche des racines culturelles a activement lieu (Saura 2008, Alevêque 2015), semblable à celui qui se produit à Rapa Nui avec la quête de sources sur les temps anciens et le lien à la Polynésie originelle (cf. chapitre 1 et chapitre 9). Ces sociétés partagent des histoires coloniales dont les Rapanui discutent. L’empreinte historique de l’empire colonial français qui a annexé presque toute la Polynésie orientale, excepté Rapa Nui, est encore aujourd’hui un sujet de débat à l’île de Pâques. À cet égard, certains Rapanui qui militent pour les droits culturels et politiques, conçoivent l’expérience tahitienne et son régime d’autonomie politique contemporaine comme exemplaire. D’autres au contraire pensent que le modèle d’autonomie tahitien peut mettre en péril le développement économique de l’île. On a évoqué le thème, mentionné par certains Rapanui, d’une mauvaise administration de l’autonomie

559

Conclusion

tahitienne. Cela se répercute aussi sur certains discours rapanui concernant l’avenir administratif de l’île de Pâques sous forme d’autonomie et je suivrai de près ce dossier. Nous avons vu auparavant (cf. chapitre 1) qu’un projet de changement de statut administratif de Rapa Nui a commencé à être discuté en 2006, par le Parlement chilien et toutes les associations communautaires rapanui, mais avec des divergences parmi ces dernières au sujet de la nature de cette autonomie. Certaines revendiquent une autonomie administrative qui ferait de Rapa Nui une région spéciale du pays avec un gouvernement local et un budget propre, alors qu’elle est pour le moment simplement une « province » – et une commune – relevant d’une région ordinaire, la « région de Valparaíso ». D’autres proposent une renégociation du traité d’annexion de 1888 afin que l’île devienne une sorte d’État en libre association avec le Chili ou réclament la sécession de l’île qui deviendrait alors un « royaume polynésien ». Cependant, ceux qui ne sont pas impliqués dans les discussions politiques expriment la crainte que Rapa Nui devienne un territoire autonome, quelle qu’en soit la forme, conduisant possiblement vers une crise économique similaire à celle de Tahiti (rappelons que pour certains Rapanui, la crise économique de Tahiti est la conséquence de l’autonomie). Il faut suivre de près l’évolution des discussions en cours et à venir sur le changement de statut. Dans ce processus d’agrandissement du monde – pour évoquer une fois encore Epeli Hau’ofa (1993) et Marshall Sahlins (1997, 2007) – il faut noter le langage particulier qui est mobilisé par une certaine élite politique rapanui qui a connu ou même souvent fréquenté soit le Chili continental soit Tahiti. Ce langage est celui du « droit international des peuples autochtones ». La situation coloniale de l’île est mise en question par le biais des nouveaux outils du droit international, ce qui, dans le cas de Rapa Nui, fait écho à la Polynésie française dans la mesure où certains leaders politiques sont également engagés dans une quête de souveraineté. Ces leaders rapanui regardent du côté de l’inscription de la Polynésie française au comité de décolonisation de l’ONU en 2013. Sur ce plan, toute une histoire joue un rôle. Il faut rappeler l’affaire de 1955, où un des « évadés » rapanui a rejoint un groupe de militant anticoloniaux tahitiens, ce qui avait fortement inquiété les autorités chiliennes (chapitre 1, section 7 et chapitre 5). Il faut évoquer à nouveau l’affaire internationale des années 1960, longtemps restée confidentielle, qui a incité l’État chilien à vite incorporer à la pleine citoyenneté chilienne les insulaires de l’île de Pâques, pour empêcher que le comité de décolonisation de l’ONU n’inscrive l’île dans sa liste de territoires non-autonomes (cf. chapitre 1, section 7). Enfin, rappelons les nombreuses déclarations dans la presse nationale et internationale du

560

Conclusion

président du « Parlement Rapanui », Leviante Araki, évoquant un rattachement politique de Rapa Nui à la Polynésie française (cf. chapitre 1, section 7, in fine). À ces questions sur le statut de l’île, s’ajoutent d’autres questions qu’il faudra suivre de près. Nous savons que les Rapanui sont considérés par la loi comme membres d’une « ethnie indigène » chilienne. Mais certains Rapanui, ceux nés à Tahiti, n’ont pas la nationalité chilienne et donc ne peuvent revendiquer les droits consacrées par l’État chilien aux « ethnies chiliennes». De quelle manière va évoluer cette question ? Certains de ceux concernés revendiquent stratégiquement la nationalité chilienne pour pouvoir rester sur l’île de Pâques et être sujet de droit autochtone chilien. Nous avons vu au dernier chapitre la place nouvelle d’une revendication identitaire « mā‘ohi » comme catégorie fédératrice, et non pour « dire l’autochtonie » comme c’est le cas à Tahiti (Saura 2004b). Cette identité transnationale où l’on se revendique Polynésien, Mā‘ori ou Mā‘ohi déborde le cadre national chilien pour rejoindre un monde polynésien, lequel est pourtant aussi divisé par des frontières nationales. En même temps, dans ce contexte, les Rapanui assument ce que Natacha Gagné (2016) appelle une « stratégie autochtone », c’est-à-dire, l’appel au discours sur les droits des peuples autochtones récemment reconnus par l’ONU. Alors, les Rapanui peuvent vouloir partager et créer des stratégies avec les autres « ethnies indigènes » du Chili (Mapuche, Aymara, etc.) définies comme telles par la loi chilienne de 1993. Nous allons citer la déclaration commune, reproduite dans la presse nationale, rédigée par un leader politique rapanui et un avocat aymara. Mais nous savons aussi que certains Rapanui ne ressentent pas d’affinité avec ces autres groupes « indigènes » du Chili. Nous avions entendu dans le dernier chapitre les propos de Lenky. C’est pourquoi les Rapanui s’évertuent aussi à négocier directement avec l’État les espaces de prise de décisions. Une part de mon programme de recherches sera de suivre ces deux stratégies. Les Rapanui regardent de près, on l’a dit, vers la Polynésie française et son statut. Quand, en 2013, Oscar Temaru, alors président de la Polynésie française, réussit à trouver les parrainages nécessaires pour inscrire le territoire dans la liste de décolonisation de l’ONU, et ouvrir un cycle de négociations avec la France (Le Monde, 17 mai 2013), des leaders politiques rapanui se sont alors sentis impliqués par cette démarche, parce qu’une éventuelle indépendance de la Polynésie française provoquerait un nouveau cadre de relations entre les Rapanui et les Tahitiens. Ainsi, deux ans après l’inscription de la Polynésie française sur la liste onusienne, un groupe de Rapanui a tenté la même voie et demandé un parrainage à la Bolivie (El Mostrador, 25 octobre 2015 ; Qué Pasa, 25

561

Conclusion

octobre 2015). La Bolivie, quant à elle, est un pays emblématique de la prise de pouvoirs par les peuples autochtones, en raison du fait que son président en exercice depuis 2006 est un célèbre leader indigène. Le gouvernement bolivien n’a cependant pas donné suite à la demande des Rapanui (mais cette décision renvoie à une autre question qui déborde largement notre sujet : les relations diplomatiques tendues entre le Chili et la Bolivie pour des raisons géo-stratégiques)1. Ce qui nous importe ici est le fait que, depuis lors, le sujet de la décolonisation commence à prendre de l’ampleur dans les discours des leaders politiques rapanui. Rafael Tuki Tepano, le représentant des Rapanui dans le conseil de CONADI (la Corporation Nationale pour le Développement Indigène) et l’avocat aymara Ariel León Basial, publient en 2015 un article dans la presse où ils rappellent que l’État chilien s’est engagé dans des instances internationales qui reconnaissent des droits aux peuples autochtones. En vertu de ce cadre-là, l’État chilien doit initier un processus de décolonisation de Rapa Nui. Ils écrivent :

Le colonialisme continue de nos jours : les terres et les eaux de Rapa Nui n’ont pas été restituées à ses habitants ; le Parc Rapa Nui a servi à isoler les autochtones [nativos] de l’usage cérémonial de cimetières et de lieux sacrés. [Les Rapanui] n’ont pas les facultés d’un gouvernement propre, qui a été reconnu dans le traité de 1888. La langue rapanui s’éteint en vertu des politiques éducatives assimilationnistes et du manque de budget [pour la protéger]. [Les Rapanui] connaissent un désordre administratif caractérisé par l’overlapping (transferts de compétences) et l’absence de contrôle comme le reconnaît le projet du gouvernement sur un statut [d’administration] spéciale [pour l’île]2. Le gouvernement a réalisé des consultations frauduleuses auprès des indigènes3 sur [le sujet du] contrôle migratoire, qui sont au-dessous d’un standard international pour les territoires insulaires à caractère patrimonial. Ajoutons à cela la répression policière et la persécution judiciaire de nos leaders quand on a réalisé des mobilisations pour réclamer nos droits.

1 Elles sont tendues depuis que la Bolivie demande l’arbitrage de la Haye pour négocier un accès souverain à l’océan Pacifique, que le Chili lui dénie. En effet, suite à la grande guerre de 1879 qui a confronté le Chili au Pérou et à la Bolivie, le Chili annexa une grande partie de territoire côtier qui, jusque-là était sous la souveraineté bolivienne. L’occupation chilienne a enclavé l’État bolivien, empêchant leur accès à l’océan Pacifique. La stratégie des Rapanui, qui consiste à demander le soutien à la Bolivie pour l’inscription au comité de décolonisation de l’ONU, mobilise cette tension historique. 2 En discussion entre la communauté rapanui et l’État depuis 2006 (cf. Escobar & Lagos 2009). 3 Rappelons qu’en 2008, l’État chilien souscrit à la Convention 169 de l’OIT qui oblige les États à prendre en compte, consulter et informer les peuples autochtones des projets qui concernent leurs territoires (cf. Convention 169 OIT). Pour les controverses de l’application de cette convention au Chili cf. IWGIA (2015, 2016).

562

Conclusion

Les normes internationales disent que l’État colonialiste doit prendre des mesures pour « libérer » du colonialisme les territoires non autonomes, en respectant ses droits et la volonté collective, et [aussi, il a le devoir] d’informer l’ONU de telles mesures [de décolonisation]. Pour décoloniser, l’ONU propose trois alternatives que les peuples colonisés peuvent choisir : l’assimilation, l’indépendance, et l’État en libre association (un régime spécial d’autogouvernement à l’intérieur de l’État). Le Chili participe au Comité des 24, connu aussi comme Comité de Décolonisation, organisme créé par les Nations-unies pour surveiller la décolonisation de tout territoire colonisé ou « non autonome ». Par conséquent, si le Chili est [un État] qui surveille les puissances coloniales, il doit savoir très bien ce qu’est le colonialisme et [que le colonialisme] existe à Rapa Nui. Sauf si le Chili est un État colonialiste infiltré dans le Comité de Décolonisation […]. Nous croyons que l’État du Chili devrait avoir honte d’appartenir au Comité de Décolonisation. Avec cette demande, que nous avons présentée à plusieurs ambassades, nous activons simplement un mécanisme qui requiert le soutien d’un État membre de l’Assemblée Générale de Nations-unies. Nous sommes les premiers à le faire. Nous avons connu pendant des décennies des annonces [...] mais aucune n’est arrivée à terme. (Tuki Tepano et León Basial 2015).

Si cette demande est prise au sérieux par l’État, une nouvelle ère verra le jour dans les relations entre le peuple rapanui et l’État chilien. Pour l’instant, rien n’a abouti.

3. Nouvelles institutions locales

Cependant, d’autres scénarios politiques prennent forme à Rapa Nui, qui semblent être davantage locaux que globalisés, tout en étant guidés et inspirés par ces principes du droit à l’auto-détermination. Regardons deux transformations politiques d’une importance majeure dans la société insulaire qui méritent aussi des études en profondeur sur leur évolution. La première concerne la création d’une nouvelle institution autochtone qui se veut représentante de la communauté rapanui et qui, en quelque sorte, absorbe le Conseil des Anciens et le « Parlement Rapanui ». La seconde correspond à un changement dans l’administration du Parc national, actuellement en cogestion entre les autorités étatiques et une nouvelle institution autochtone. Ces deux changements impliquent un nouveau contexte de négociation relatif à la souveraineté et à la gestion de la propriété des terres.

563

Conclusion

3.1. Les institutions existantes

Rappelons d’abord brièvement quelles sont les institutions en place, dont nous avions évoqué l’existence à la fin du chapitre 1 et ajoutons des précisions. La Loi indigène de 1993 a reconnu le « Conseil des Anciens » qui avait été organisé localement en 1979 pour faire face à la politique foncière de l’État chilien. Pendant les années 1990, le Conseil des Anciens est divisé entre une tendance moderniste en faveur d’un régime foncier de propriété privée et une tendance traditionnaliste en faveur d’un régime de terres coutumières collectives. De cette deuxième tendance est née une association qui s’est nommée « Parlement Rapanui » et qui vise en outre à créer les conditions pour une autonomie ou même une souveraineté sous le régime de la royauté. Le « Parlement » nomme un Chef suprême (Ariki), rédige des « lois » foncières (évidemment non reconnues), confectionne une « carte d’identité », parlent des Rapanui comme un « peuple mā‘ohi », etc. Le Conseil des Anciens et le « Parlement » ont un président, un secrétaire, un trésorier et des membres adhérents. Le président du Conseil des Anciens n’est pas élu ; il est, depuis la création du Conseil, Alberto Hotus (aujourd’hui âgé de près de 90 ans). Pendant la dictature chilienne (1973-1989), le Conseil des Anciens a fait entendre sa voix dans la défense de la terre, et ensuite dans les négociations de la Loi indigène. C’est ainsi que ce Conseil a été reconnu dans la loi comme une institution « traditionnelle ». Il faut se souvenir que en 1989, pour le referendum qui a abouti au départ de Pinochet, plusieurs communautés indigènes se sont mobilisées et ont négocié avec les partis politiques d’opposition la reconnaissance des droit politiques, économiques et culturels (appelés ensuite les accords de Nueva Imperial). Ainsi, pour le retour à la démocratie (1990), les partis politiques d’opposition se sont engagés à la création d’une loi de reconnaissances des peuples indigènes, ce qui a abouti à la Loi indigène de 1993 (Bengoa 2000). Le « Parlement » a une direction qui est élue tous les quatre ans, mais il a connu un seul président : Leviante Araki. Conseil et « Parlement » ont une légitimité au sein de la communauté rapanui. Le Conseil est aujourd’hui vu comme plus enclin à négocier avec l’État, le Parlement comme plus « radical » et enclin davantage à l’action. Très actif ces dernières années, il fut en première page dans les médias du Chili lors du blocage de l’aéroport en 2009, mais ses actions ont commencé déjà vers 2003, après la scission dans le Conseil.

564

Conclusion

Du côté des institutions étatiques, on trouve au Chili (et cela s’applique donc à Rapa Nui), les chefs de « région » (Intendente) et de « province » (Gobernador, donc le « Gouverneur »), nommés par le président de la République. Tous les deux sont les représentants du président dans les régions. Les maires et les conseillers municipaux sont élus par les habitants des communes. Une mairie inclut le maire et un conseil municipaux (entre 6 à 10 membres). Dans le cas de Rapa Nui, qui est une « province », le Gouverneur a toujours été un Rapanui, mais aucune loi ne dit qu’il faut qu’il en soit ainsi. Le fait est notable : l’État a toujours choisi un Rapanui pour le représenter dans le territoire insulaire – ce qui n’est pas le cas pour d’autres régions ayant pourtant un important nombre de populations « indigènes ». En 2007, Rapa Nui a été reconnu comme un territoire « spécial », ce qui ouvre la voie à la discussion au Sénat (toujours en cours) pour un régime administratif particulier. Par exemple, on parle de la possibilité que le Gouverneur soit élu par les habitants, mais à partir de trois candidats qui eux resteraient nominés par l’État. Rapa Nui comporte une seule « commune » et un seul village, Hanga Roa. Du fait que le corpus électoral est majoritairement composé de Rapanui, le maire est un Rapanui ; il faut préciser que, jusqu’à aujourd’hui, jamais un non-Rapanui ne s’est présenté pour la charge de maire (alors que c’est évidemment autorisé). C’est n’est pas le cas pour les conseils municipaux, il y a des Chiliens non-rapanui qui ont été élus, mais on peut relever que tous ces derniers sont des conjoints des Rapanui (même si aucune loi ne dit que, pour se présenter aux élections, il faut être conjoint de Rapanui). Enfin, nous l’avons mentionné (cf. chapitre 1), à Rapa Nui existe la CODEIPA (Commission de Développement de l’île de Pâques), institution qui rassemble tous les chefs de service, le gouverneur, le maire, le président du Conseil des Anciens et cinq membres élus représentant le peuple rapanui. Cette institution locale veille à l’application des plans et des programmes sur le territoire et, depuis que l’État a souscrit aux conventions internationales, son rôle de médiatrice entre le peuple Rapanui et l’État a été renforcé.

3.2. Les initiatives en cours

Le 30 avril 2016, Rafael Tuki Tepano, le représentant des Rapanui au sein de CONADI, et Valentín Riroroko Tuki, déclaré ariki en 2011 par le « Parlement Rapanui », adressent une lettre à Michelle Bachelet Jeria, la Présidente du Chili. Dans cette lettre, ils

565

Conclusion

annoncent la constitution d’un « conseil de clans ». Ce conseil de clans, appelé désormais Honui, est formé par : « […] les représentants des 36 familles ancestrales […] descendantes de la Monarchie de nos Rois Hotu Matua et Avareipua [sic] ». Le Honui est ainsi signalé comme « l’autorité supérieure qui doit obédience et subordination au peuple, sa Nation représentée par tous les Rapanui est une émanation de la volonté populaire ». Notons d’emblée le langage employé et sa rhétorique étatique : le Honui est l’ « émanation du peuple ». On voit aussi l’articulation à l’histoire héroïque : est convoquée la figure du couple royal au fondement de la société et de la revendication de l’autochtonie, elle-même assumée sous la forme de 36 noms de familles. Notons aussi que le terme Honui apparaît dans le traité d’annexion de 1888 comme « nga Honui tavana o te kainga » c’est-à-dire : « conseil de chefs du territoire » (cf. chapitre 1). On commentera ci-dessous les connotations de ce terme ancien. Mais retenons d’abord que cette qualification souligne l’actualisation du vocabulaire ancien dans un contexte politique nouveau. La notion « Honui » n’avait pas été mobilisée jusqu’ici, et le Conseil des Anciens établi dans les années 1980 s’appelait aussi Te Mau Hatu o Rapa Nui (cf. chapitre 3 pour une interprétation de ce nom), et non pas Honui. En quelque sorte, le Honui institue la fondation d’une nouvelle structure politique soutenue par des représentants des familles alors conçues comme clans tout en étant rattachées à la quête d’une autonomie politique et de gestion du territoire. À cette réactualisation contextuelle d’une institution politique, il faut ajouter quelques éléments sur le choix de ce mot. Le terme honui est un adjectif qui se réfère « aux personnes âgées de respect, d’autorité » et aussi « au fondement, aux choses de valeur qui servent à gagner sa vie, l’héritage. » (Englert 1948 : 441). Le champ sémantique du mot est donc politique, son emploi renvoie à la fois à son apparition dans le traité d’annexion et à sa signification qui se rapporte à l’autorité des plus âgés. Par là même, employé dans ce nouveau contexte, la notion de honui gagne en légitimité en rejoignant la parenté. Ce dernier point est important car, l’actuel Conseil Honui repose sur des identités familiales devenues structures politiques : chaque famille rapanui qui a un représentant au sein du Honui se revendique membre des mata (clans d’autrefois), ce qui participe à une réactualisation des liens entre les noms de famille et les anciens clans. Comment cet ajustement a-t-il été négocié ? Comment un nouveau consensus sur ces affiliations a été formulé ? Ces questions constituent aussi un contenu de la future recherche. La lettre adressée au président du Chili se poursuit en présentant les compétences du Honui :

566

Conclusion

Pour tenir sa parole, le Honui, représentant du peuple, pourra créer des institutions, des corporations, des communautés et d’autres institutions compétentes, selon les besoins de gestion, d’administration et de protection.

On voit la volonté bureaucratique d’administration du territoire. Ainsi le Honui conçu sous cette forme (structure d’autorité, rôle bureaucratique) se superpose (sans pour autant le diluer) au Conseil des Anciens (rôle d’autorité traditionnel) et au « Parlement Rapanui » (qui vise à une autorité législative et bureaucratique). Tuki et Riroroko terminent leur lettre avec le rappel des quatre sujets majeurs à négocier avec l’État, qui est maintenant dénommé « un allié » dans le processus d’auto- détermination du peuple rapanui. Le fait d’appeler l’État « un allié » évoque ce que les anciens Rapanui attendaient du Chili (Tire) au moment de l’annexion : la protection, car le Chili se présentait comme « mau te hoa koka », un ami de l’endroit (cf. chapitre 1). Cette lettre soulève quatre sujets à négocier : un premier point concerne l’administration du Parc national dénommé alors « sites cérémoniels et sacrés », ce qui montre la cristallisation du processus d’appropriation patrimoniale dont on a parlé auparavant (cf. chapitre 2). Un second point questionne le projet de loi de résidence et de contrôle migratoire, déjà signalé à plusieurs reprises, qui implique – peut-être – la configuration d’un nouveau type de contrôle territorial, ce qui mettrait en jeu certains principes de la constitution chilienne (cf. chapitre 4). En troisième lieu, la question de la protection de la mer est soulevée, en prônant la gestion d’une aire d’exploitation économique exclusive (les 200 milles nautiques du droit international). Enfin, le quatrième point se réfère à la négociation d’un statut d’autonomie pour l’île de Pâques. Par cette lettre, un premier pas a été franchi en ce qui concerne les négociations. Il y a un an, l’administration du Parc national a été placée sous un régime de co-administration entre l’État et une communauté « indigène ». Cette communauté est constituée sous les prérogatives de la Loi indigène de 1993, c’est-à-dire constituée en une communauté qui devient un sujet juridique et regroupe 1000 membres environ : le Ma‘u Henua. Encore une fois, les mots ne sont pas neutres. Le nom de cette communauté juridique se traduit comme la protection (ma‘u) de la terre (henua) ou comme ce qui « protège la matrice ». Ma‘u signifie « soutenir, tenir quelque chose avec fermeté » (Englert 1948 : 471), et henua, comme partout en Polynésie, désigne « la terre sur laquelle vivent les hommes mortels », mais aussi « le placenta » (Englert 1948 : 437). Henua (fenua, enua selon d’autres langues polynésiennes) est un mot étymologiquement puissant, car le placenta est lié aux

567

Conclusion

procédures rituelles qui attachent les Polynésiens à la terre. Bruno Saura signale, par rapport au mot fenua et à la pratique, répandue en Polynésie, de la mise en terre du placenta, qu’il faut :

[…] revenir au vocabulaire, et malgré les précautions qui s’imposent dans l’appréhension de la terminologie autochtone, il peut paraître doublement fructueux de s’interroger sur ce rapport d’intimité entre l’homme et la terre que semblent manifester tant l’étymologie du terme placenta que les pratiques de mise en terre qui lui sont liées. Le placenta se présente aux Polynésiens avec les apparences d’un « noyau de terre » (Saura 2005 : 15)4.

Les mots choisis pour nommer cette communauté légale qu’est le Ma‘u Henua évoquent donc la métaphore du lien de protection réciproque entre les hommes et la terre, envisagée comme lieu de vie. Le Ma‘u Henua travaille depuis lors avec le Honui, à qui il doit rendre des comptes annuels sur la gestion du parc. En janvier 2017, à l’occasion du premier état de compte, la gestion fut qualifiée comme une grande réussite par l’État, la municipalité de l’île et la communauté rapanui (El Mercurio de Valparaíso, 12 février 2017 ; El Clarín, 25 mars 2017). Le phénomène politique du Honui mérite une plus ample attention anthropologique que cette esquisse. Plusieurs aspects appellent à être approfondis : la formation du Honui, les biographies de ses leaders, les discours pour être légitimement membre et représentant d’une famille, les affiliations créées entre nom de famille et mata, le langage mobilisé, ainsi que le modèle de cogestion du Parc. Ces nouvelles formes politiques nous rappellent que les Rapanui font partie d’un monde connecté à différentes échelles. Le Honui et le Ma‘u Henua sont deux réponses actuelles pour articuler ces différentes échelles où se cristallisent les identités dans toutes leurs dimensions : familiales, ethniques, nationales, transnationales, ainsi que le lien au territoire et à la mémoire (nom de familles, anciens mata).

*

4 À Tahiti, comme dans d’autres sociétés polynésiennes, le placenta d’un nouveau-né est mis en terre, pratique appelée pūfenua. D’après Saura (2005), il s’agit de la preuve métaphorique du lien intrinsèque des Polynésiens à leur terre. Je n’ai pas de données de première main pour affirmer que cette pratique est encore réalisée à Rapa Nui, comme cela semble être le cas dans d’autres sociétés polynésiennes. Toutefois, l’anthropologue Paulina Torres (2010) signale que certaines familles de l’île continuent à la pratiquer. En tous cas, d’après mon expérience à Rapa Nui, le traitement et le soin du cordon ombilical semblent très importants. En effet, les mères rapanui, mêmes les plus jeunes, continuent à garder enveloppés dans des morceaux de tissus, les nœuds des cordons ombilicaux de leurs enfants, ce qui montre une continuité des pratiques si l’on s’en réfère à l’exergue du chapitre 1.

568

Conclusion

Les développements qu’on a pu lire dans cette Conclusion esquissent le contenu d’un programme de recherches. En restant en contact avec plusieurs de mes amis et interlocuteurs rapanui, je suis régulièrement informé des événements, des conjonctures politiques de l’île et aussi des nouvelles au niveau des familles (les naissances, les mariages ou les décès). Grâce à eux, je sais par exemple que le Honui se réunit maintenant chaque semaine et que, progressivement, les habitants de l’île lui accordent de plus en plus de visibilité et de légitimité. Rapa Nui ne cesse de changer, mais ces transformations sont aujourd’hui mises en œuvre pour que la société rapanui – translocale – continue à exister et le nom Rapa Nui continue à être l’emblème intégrateur de l’identité. Rapa Nui rejoint les autres sociétés polynésiennes, comme Samoa avec le faa-Samoa, la Polynésie française avec l’identité mā‘ohi et d’autres société océaniennes avec leur kastom, dans leur manière d’être ouverte aux changements tout en trouvant à leur donner sens sous les appellations identitaires inchangées.

***

569

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

570

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Bibliographie

571

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

572

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Bibliographie

Archives

Archives de l’Évêché de Papeete, Tahiti [ArchÉvhêché] Archives Hypothécaires de la Direction des Affaires Foncières, Papeete, Tahiti. Archives des Frères Capucin, Santiago du Chili. Archives historiques du ministère des Relations Extérieurs (Arch.du ministère des RE), Santiago du Chili. Archives Nationales, Santiago du Chili. Archives du Musée Fonck, Viña del Mar, Chili. Archives de la Bibliothèque William Mulloy (Arch.Mapse) île de Pâques, Chili. Archives Nationales d’outre-mer, Aix-en-Provence, France.

*** Ouvrages

Abélès, Marc 2008. Anthropologie de la globalisation. Paris: Éditions Payot & Rivages.

Academia Chilena de la Lengua 1978. Diccionario del habla chilena. Santiago du Chili: Editorial Universitaria. 2010. Diccionario del habla chilena. Santiago du Chili: Editorial Universitaria.

Académie de la langue tahitienne Fare Fana‘a Dictionnaire en ligne: http://www.farevanaa.pf/dictionnaire.php

573

Bibliographie

Agassiz, Alexander 1906. Albatross eastern tropical pacific expedition. Harvard: Memoirs of the Museum of Comparative Zoology Harvard College.

Alarcón, Arturo 2008. Pua A Rahoa. La historia de la migración del primer Rey Hotu Matu‘a. Santiago du Chili: Editorial Pehuén.

Alévêque, Guillaume 2015. Le lever des pléiades : les associations culturelles et les enjeux socio-politiques de la ritualisation de l'identité en Polynésie Française. Thèse de doctorat. Paris: EHESS.

Alvear, Alejandra 2014. Isla de Pascua, ¿voracidad o resistencia alimentaria? Reconstitución des sistema alimentario rapanui desde su anexión al territorio chileno. Thèse de licence en anthropologie. Santiago du Chili: Universidad de Chili.

Andrade, Pablo 2004. Artífices del imaginario. La puesta en escena, una aproximación a la construcción de identidad Rapa Nui. Thèse de licence en anthropologie. Santiago du Chili: Universidad Academia de Humanismo Cristiano.

Andreassen, Olaug 2008. When home is the navel of the world. An ethnography of young Rapa Nui between home and away. Thèse de doctorat. University of New South Wales.

Andueza, Pablo 2000. « Hacia el reconocimiento de los derechos políticos de los pueblos originarios. El modelo de cogestión en Isla de Pascua ». Estudios Atacameños 19 : 113-120.

Angleviel, Frédéric 2002. « De Kanaka à Kanak : l’appropriation d’un terme générique au profit de la revendication identitaire ». Hermès 32-33 : 191-195.

574

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Anguita, Patricia 1986. La migration Rapanui vers Tahiti et Mangaréva (1871-1920). Mémoire DEA. Université de Paris.

Anonyme 1898. « Le R.P Roussel, Apôtre de l’île de Pâques ». Annales de la Congrégation des Sacre Cœurs de Jésus et Marie. NS 5 : 269-274

Appadurai, Arjun 2005. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris: Éditions Payot & Rivages.

APRIF [Association Polynésienne de Recherche, Intervention et Formation] 1992. Regards sur l’enfant fa‘a‘amu. L’adption en Polynésie entre tradition et modernité. Papeete: APRIF.

Araki, Leviante & Eriti Teave 2013. « Documento del Parlamento Rapanui ». In Fuentes, Miguel (ed.). Rapa Nui y la Compañía Explotadora. Île de Pâques: Rapanui Press.

Arancibia, Violeta (comp.) 2009. Rapa Nui: iorana te ma‘ohi. Dilemas estrategicos. Santiago du Chili: Ediciones Universidad Católica de Chile.

Aravena, Andrea 2014. «Identidad indígena en Chile en contexto de migración, urbanización y globalización». Les Cahiers ALHIM 27. En ligne: http://alhim.revues.org/4942 [Accès : 21 octobre 2014].

Armada de Chile 1979. Anuario Hidrográfico de la Marina de Chile Tomo 39 (1947-1951). Santiago du Chili: Imprenta de la Armada.

575

Bibliographie

1983. Anuario Hidrográfico de la Marina de Chile Tomo 41 (1957-1963). Santiago du Chili: Imprenta de la Armada. 1984. Anuario Hidrográfico de la Marina de Chile Tomo 42 (1964-1969). Santiago du Chili: Imprenta de la Armada. Santiago du Chili.

Arguedas, José María 1977. Formación de una cultura nacional indoamericana. Mexico D.F.: Editorial Siglo XXI.

Augé, Marc 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Lonrai : Éditions du Seuil. 2009. Pour une anthropologie de la mobilité. Paris: Éditions Payot & Rivages.

Ayres, William 1971. « Radiocarbon dates from Easter Island». Journal of the Polynesian Society 80 (4) : 497-504.

Babadzan Alain 1993. « Préface : Teuira Henry et Tahiti ». In Henry, Teuira. Mythes tahitiens. Paris: Gallimard. 2009. Le spectacle de la culture. Globalisation et traditionalisme en Océanie. Paris: L’Harmattan.

Baessler, Arthur 1900. Neue Südsee-Bilder. Berlin: Verlag Von George Reiner.

Baker, David 2014. « The Effects of Terrorism on the Travel and Tourism Industry ». International Journal of Religious Tourism and Pilgrimage 2 (1) : 58-67.

Bambridge, Tamatoa 2004. « Mobilité et territorialité en Océanie ». L’information géographique 68 (3) : 195- 211.

576

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2009. La terre dans l’archipel des Australes. Étude du pluralisme juridique et culturel en matière foncière. Pirae: Au vent des îles.

Bambridge, Tamatoa (éd.) 2009. Le foncier en Polynésie française. Comment réconcilier légalité et légitimité ? Papeete. Pirae: Éditions Univers Polynésien. 2016. The Rahui : Legal pluralism in Polynesian traditional management of resources and territories. Canberra: Australian National University Press.

Bambridge, Tamatoa & Jacques Vernaudon 2013. « Espace, histoire et territoire en Polynésie : une appropriation foncière de l’espace terrestre et marin ». In Le Roy, Etienne. L’homme et la terre. Paris: Édition Karthala.

Barahona, Alfredo 1951. « Actividades de la Sociedad Amigos de la Isla de Pascua de Santiago ». GeoChile 1 (1) : 39-40.

Baré, Jean-François 1987. Tahiti. Les temps et les pouvoirs. Pour une anthropologie historique du Tahiti post-européen. Paris: Éditions d’ORSTOM.

Barth, Fredrik 1995. « Les groupes ethniques et leurs frontières ». In Poutignat, Philippe & Jocelyne Streiff-Fenart. Théories de l’ethnicité. Paris: Presses Universitaires de France.

Barthel, Thomas 1958. Grundlagen zur Entzifferung der Osterinsulaner. Hambourg: Universität Hamurg. 1965. « Native documents from Easter Island. Reports of the Norwegian Archaeological Expedition to Easter Island and the East Pacific». In Heyerdahl, Thor et Edwin Ferdon [ed.]. Miscellaneous Papers Vol. 2. Stockholm: Monographs of The School of American Research and The Kon-Tiki Museum.

577

Bibliographie

1978. The Eighth Land. The Polynesian Discovery and Settlement of Easter Island. Honolulu: The University Press of Hawaii.

Basterrica, Tania & Batty Haoa 2015. «The 1946 trip to Rapa Nui through the photographs of Gerstmann, Helfritz and Felbermayer». Rapa Nui Journal 29 (2) : 23-38.

Bastide, Roger 1970. « Mémoire collectives et sociologie du bricolage ». L’Année sociologique 21 : 65- 108.

Bate, Tomás 1903. « Descripción de la Isla de Pascua ». Revista de Marina 4 : 369-384.

Beckett, Jeremy 1988. «The Past in the Present, the Present in the Past: Constructing a National Aboriginality ». In Beckett, Jeremy (ed.). Past and Present. The Construction of Aboriginality. Camberra : Aboriginal Studies Press.

Behrens, Carl Friedrich 1739. Histoire de l’expédition de trois vaisseaux, envoyés par la Compagnie des Indes Occidentales des Provinces-Unies, aux Terres Australes. La Haye: Aux Dépens de la Compagnie.

Beighton, Peter 1966. « Easter Island People ». The Geographical Journal 132 (3) : 347-357.

Bellier, Irène 2009. « Usages et déclinaisons internationales de l’‘autochtonie’ dans le contexte des Nations unies ». In Gagné, Natacha, Thibault Martin & Marie Salaün. Autochtones. Vues de France et du Québec. Quebéc: Presses de l’Univesité de Laval. 2013. « Peuples autochtones : un construit pratico-heuristique ? Le concept à l’épreuve d’un terrain globalisé ». In Gaudez, Florent (dir.). Transversalités de l’altérité,

578

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Comment peut-on être socio-anthropologue aujourd’hui ? Autour de Pierre Bouvier. Paris: L’Harmattan.

Bello, Álvaro 2004. Etnicidad y ciudadanía en América Latina. La acción colectiva de los pueblos indígenas. Santiago du Chili: CEPAL.

Bengoa, José 2000. La emergencia indígena en América Latina. Santiago de Chili: Fondo de Cultura Economica. 2004. La memoria olvidada. Historia de los Pueblos Indígenas de Chile. Santiago du Chili : Cuadernos Bicentenario.

Benoist, Jean-Marie 1981. « Facettes de l’identité ». In Levi-Strauss, Claude. L’identité. Paris: Presses Universitaires de France.

Bensa, Alban 1995. Chroniques Kanak. L’ethnologie en marche. Paris : Ethnies Survival International 10 (18-19).

Benson, N.P. (Capitan) 2001 [1914]. « Capitan Bensons’s Own Story The log of the El Dorado». Rapa Nui Journal 15(1): 31-49.

Bertram, Geoffrey & Ray Watters 1985. «The MIRAB economy in South Pacific microstates ». Pacific Viewpoint 26(2) : 497-519.

Berthe, Patrice 2008. « Escale à l’île de Pâques ». En ligne : http://pberthe.unblog.fr/2008/11/20/escale- a-lile-de-paques-chili/ [Accès : 15 mars 2015].

579

Bibliographie

Bessard, Rudy 2013. Pouvoir personnel et ressources politiques. Gaston Flosse en Polynésie française. Thèse en Sciences Politiques. Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Biblioteca Nacional del Congreso de Chile (BNC) 2012. Reportes estadísticos comunales: Isla de Pascua. En ligne : http://reportescomunales.bcn.cl/2012/index.php/Isla_de_Pascua [Accès : 24/11/2012] 2013. Reportes estadísticos comunales: Isla de Pascua. En ligne : http://reportescomunales.bcn.cl/2013/index.php/Isla_de_Pascua [Accès : 02 avril 2015]

Boccara, Guillaume et Ingrid Seguel-Boccara 2005 [1999]. « Políticas indígenas en Chile (siglos xix y xx) de la asimilación al pluralismo -El Caso Mapuche- ». Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne] : http://nuevomundo.revues.org/594 [Accès : 02 avril 2017].

Bonfil-Batalla, Guillermo 1972. « El concepto de indio en América: una categoría de la situación colonial ». Anales de la antropología 9 : 105-124.

Bonnemaison, Jöel 1979. « Les voyages et l’enracinement. Formes de fixation et de mobilité dans les sociétés traditionnelles des Nouvelles-Hébrides ». L’Espace Géographique 4 : 303-318. 1989. Le sens de la route. Les valeurs de l’enracinement et du voyage en Mélanésie. Publication de l’Université Française du Pacifique 1 (2) : 113-116.

Bouquet, Mary 1996. « Family Trees and Their Affinities: The Visual Imperative of the Genealogical Diagram ». The Journal of the Royal Anthropological Institute 2 (1) : 43-66.

Blanchet, Gilles

580

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1985. L’économie de la Polynésie française de 1960 à 1980. Un aperçu de son évolution. Papeete: Éditions de l’ORSTOM. 1995. « Le Centre d’Expérimentation du Pacifique et son impact ». In Chesneaux, Jean (sous la dir.). Tahiti après la bombe. Quel avenir pour la Polynésie? Paris: L’Harmattan.

Bloch, Maurice 1995. « Mémoire autobiographique et mémoire historique du passé éloigné ». Enquête 2 : 1-14. En ligne : http://enquete.revues.org/309 [Accès : 16 novembre 2016].

Bravo Valdivieso, Germán 2005. « Recuerdos de un viaje a Rapa Nui ». Revista de Marina 2 : 186-193

Brettell, Caroline 2008. « Theorizing Migration in Anthropology. The social construction of networks, identities, communities, and globalscapes ». In Brettell, Caroline & James Hollifield (ed.). Migration Theory. Talking across Disciplines. New York: Routledge.

Briones, Claudia 1998. La alteridad del cuarto mundo. Una deconstrucción antropológica de la diferencia. Buenos Aires: Ediciones del Sol.

Briones, Ramón 1900. Glosario de colonización exposición de las leyes, decretos y demás antecedentes relativos al despacho de colonización, hasta el 1° de enero de 1900. Santiago du Chili: Imprenta nacional.

Brubaker, Rogers 2005. «The ‘diaspora’ diaspora ». Ethnic and Racial Studies 28 (1) : 1-19.

Burguière, André

581

Bibliographie

1986. Dictionnaire des sciences historiques. Paris : Presses Universitaires de France. 1999. « L’anthropologie historique et l’école des annales ». Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques 22. Mis en ligne le 17 janvier 2009. [Accès : 18 mars 2017].

Caillot, Eugène 1910. Histoire de la Polynésie Orientale. Paris: Ernest Leroux Éditeurs.

Calderón, Carlos & Pedro O’Ryan 2011. « Desafios y oportunidades de desarrollo sostenible para isla de Pascua basadas en el turismo ». In OREALC/UNESCO. Rapa Nui. Pasado, presente, futuro. Santiago du Chili: Alfabeta arte gráfica.

Campbell, Ramón 1974. La Heréncia Musical de Rapanui. Etnomusicología de la Isla de Pascua. Santiago du Chili: Editorial Andrés Bello. 1988. « Etnomusicologia de la Isla de Pascua ». Revista Musical Chilena 170 : 5-47.

Campos, Luis 2008. Relaciones Interétnicas en Pueblos Originarios de México y Chile. Santiago du Chili: Colección Investigación UAHC.

Camus, Daniel 1950. «La lepra en Isla de Pascua». Revista Médica de Chile 68 (2) : 135-140. 1951. « Biografía humana en la Isla de Pascua ». GeoChile 1 (1) : 24- 38.

Carteron, Benoît 2015. « La quête identitaire des Caldoches en Nouvelle-Calédonie ». Ethnologie française 45 (1) : 155-166.

Casey, Robert 1932. Easter island, home of the scornful gods. Londres: Elkin Mathews & Marrot.

Castelain, Jean-Pierre

582

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2004. « Insularités ». Ethnologie française 34 (1) : 99-100.

Castro, Nelson 2006. El Diablo, Dios y la profetisa. Île de Pâques: Rapanui Press.

CELR [Comisión para la estructuración de la lengua rapanui] 1996. Gramática fundamental de la lengua Rapanui. Santiago du Chili: Empresa periodistica La Nación SA. 2000. Diccionario etimológico Rapanui-Español. Valparaíso: Editorial de la Universidad de Playa Ancha.

CEPAL [Comisión Económica para América Latina y el Caribe] 1998. El impacto de la Crisis Asiática en América Latina. Santiago du Chili : UNESCO.

Chailloux, Steve 2011. L’évangile de la terre polynésienne : la théologie contextuelle de Duro Raapoto en perspective (Tahiti) : parcours historique, revendications politiques et comparaisons océaniennes. Mémoire de Master 2. EHESS : Marseille.

Chauvet, Stephen 1935. La Isla de Pascua y sus misterios. Santiago du Chili: Editorial Zigzag.

Charola, Elena 1997. Isla de Pascua. Su patrimonio y conservación. New York: World Monuments Fund.

Clifford, James 1997. Routes: travel and translation in the Late Twentieth Century. Harvard University Press. 2001. « Indigenous Articulations ». The Contemporary Pacific 13 (2) : 468–490.

Cloud, Leslie

583

Bibliographie

2012. « ¿Cuáles son los derechos que el gobierno está dispuesto a reconocernos como Pueblo Rapa Nui? (R. Tucki Tepano) ». En ligne: http://www.sogip.ehess.fr/spip.php?article422&lang=fr [Accès: 18 août 2012]

Comisión de Verdad Histórica y Nuevo Trato 2003. Informe de la Comisión de Verdad Histórica y Nuevo Trato con los Pueblos Indígenas. Santiago du Chili: Gobierno de Chile.

CONADI [Corporación Nacional de Desarrollo Indígena] 2008. Informe final: consulta nacional indígena urbana. Propuesta participativa de una política indígena urbana. Santiago du Chili: Gobierno de Chili. 2011 [1993]. Ley Indígena N°19.253. Establece normas sobre protección, fomento y desarrollo de los indígenas, y crea la Corporación Nacional de Desarrollo Indígena. Temuco: Gobierno de Chili. 2015. Consulta rapanui sobre anteproyecto de ley de residencia, permanencia, traslado desde y hacia el territorio especial de Isla de Pascua. Actas de entrega de información. Ensemble de documents non publiés.

Conte, Jesús 1994. Isla de Pascua: horizontes sombríos y luminosos. Santiago du Chili: Centro de investigación de la imagen.

Cools, Amégiro 1973. L’île de Pâques et la Congrégation des Sacrés Cœurs. Documentation. Rome : Inédite. 1981. Annexe I. L’île de Pâques et la Congrégation des Sacrés Cœurs. Documentation. Rome : Inédite.

Coppenrath, Gérald 1967. Les Chinois de Tahiti. De l’aversion à l’assimilation, 1865-1966. Paris: Société des Océanistes. 2003. La terre à Tahiti et dans les îles. Histoire de la réglementation foncière. Perspectives d’avenir. Papeete: Haere Pō.

584

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Coutau-Bégarie, Hervé 1987. Géostratégie du Pacifique. Paris: IFRI/Economica.

Craig, Robert 1989. Dictionary of Polynesian Mythology. Londres: Greenwood press.

Cravatte, Céline 2009. « L’anthropologie du tourisme et l’authenticité. Catégorie analytique ou catégorie indigène ? ». Cahiers d’études africaines 1 (93-194) : 603-620.

Cristino, Claudio, Andrés Recasens, Patricia Vargas, Lilian Gonzaléz & Edmundo Edward 1984. Isla de Pascua: Procesos, alcances y efectos de la aculturación. Facultad de Arquitectura y Urbanismo e Instituto de Estudios Isla de Pascua. Santiago du Chili: Universidad de Chile.

Cristino, Claudio & Miguel Fuentes (ed.). 2011. La Compañía Explotadora de Isla de Pascua. Patrimonio, memoria e identidad en Rapa Nui. Concepción: Ediciones Escaparate.

Cruz-Coke, Ricardo 1963. « Ecología humana de la Isla de Pascua ». Revista Médica de Chile 91 (10): 773- 779.

Dakhlia, Jocelyne 2002. « Pour l’anthropologie historique ». Revue d’histoire moderne et contemporaine 5 (49-4bis) : 85-89.

Danielsson, Bengt 1979. Le mémorial polynésien. Tome III. Papeete: Hibiscus Editions.

David, Gilbert

585

Bibliographie

1999. « Application de la notion de capacité de charge au contexte insulaire : mythe ou réalité ? ». International Journal of Island Affairs (N° spécial) : 7-12.

Davio, Marc & Maco Tavane 1997. « Le problème foncier en Polynésie française ». Tahiti-Pacifique Magazine 77.

De Chazeaux, Michel & Marie-Noëlle Frémy 2012. Le Tifaifai. Arts et artisanat de Polynésie française. Pirae: Au vent des îles.

De Estella, Bienvenido 1920. Los misterios de la Isla de Pascua. Santiago du Chili: Imprenta Cervantes 1921. Mis viajes a Pascua. Santiago du Chili: Imprenta Cervantes.

Delgado, Manuel 1999. El animal público. Barcelone: Editorial Anagrama.

Delsing, Riet 2009. Articulating Rapa Nui: Polynesian Cultural Politics in a Latin American Nation State. Thèse doctoral. Santa Cruz: Université de California.

Delsing, Riet, Eliana Largo & Ana María Arredondo 1998. Relaciones de género en Isla de Pascua. Una sociedad multicultural en cambio. Rapport de recherche non publié. FONCECYT N°1960146

Del Sol, Patricio, Pedro Pablo Edmunds, Sergio Godoy, Ignacio Irarrázabal & Carlos Williamson 2009. « Estrategia de desarrollo: principales disyuntivas. Volver al pasado para competir por el futuro. In Arancibia, Violeta (comp). Rapa Nui : iorana te ma‘ohi. Dilemas estratégicos. Santiago du Chili: Ediciones Universidad Católica de Chile.

Diamond, Jared 2006. Colapso: por qué unas sociedades perduran y otras desaparecen. Barcelone: Random House Mondadon.

586

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Di Castri Francesco 1999a. « Tahitian and French Influences in Easter Island, or Zoopal Mystery Solved Thanks to Grant McCall ». Rapa Nui Journal 13 (3) : 100-106. 1999b. « Scenarios of tourism development in Easter Island ». INSULA, International Journal of Island Affairs 8 : 27-39.

Domínguez, Lorenzo 1961. Diario de Isla de Pascua 1960-1961. Journal non-publié

Dousset, Laurent 2003. « Indigenous modes of representing social relationship: a short critique of the ‘genealogical concept’ ». Australian Aboriginal Studies 1: 19-29. 2013. « From consanguinity to consubstantiality: Julian Pitt-Rivers’ ‘The Kith and the Kin’». Structure and Dynamics: e-Journal of Anthropological and Related Sciences 6 (1). http://www.escholarship.org/uc/item/4fr203tx

Du Feu, Veronica 1996. Rapanui. Descriptive grammers. New York: Routledge.

Dufoix, Stéphane 2003. Les diasporas. Paris: Presses Universitaires de France.

Drapkin, Israel 1935. « Contribución al estudio antropológico y demográfico de los pascuenses ». Journal de la Société des Américanistes de Paris 27 : 256-302.

Easter Island Foundation 1990. «What’s new in Hanga Roa ? ». Rapa Nui Journal 4 (4) : 49, 52 & 61. 1995. «What’s new in Hanga Roa ? ». Rapa Nui Journal 9 (3) : 88-91. 1996. «What’s new in Hanga Roa ? ». Rapa Nui Journal 10 (1) : 2-26. 2000. «What’s new in Hanga Roa ? ». Rapa Nui Journal 14 (1) : 20-26. 2006. «What’s new in Hanga Roa ? ». Rapa Nui Journal 20 (1) : 86-87.

587

Bibliographie

Edmunds, Henri Perci s/d. « Germans/Alemanes». In Conte, Jesús 1994. Isla de Pascua: horizontes sombríos y luminosos. Santiago du Chili: Centro de investigación de la imagen.

Edwards, Arturo 1957. « Potpurri sobre la Isla de Pascua ». Revista Eva 634 : 18-19 & 32.

EMAZA [Empresa de Abastecimiento de Zonas Aisladas] 2008. Memoria anual. Santiago du Chili: Ministerio de economía, Gobierno de Chile. 2009. Memoria anual. Santiago du Chili: Ministerio de economía, Gobierno de Chile. 2010. Memoria anual. Santiago du Chili: Ministerio de economía, Gobierno de Chile. 2011. Memoria anual. Santiago du Chili: Ministerio de economía, Gobierno de Chile. 2012. Memoria anual. Santiago du Chili: Ministerio de economía, Gobierno de Chile.

Englert, Sebastián 1948. La Tierra de Hotu Matu‘a. Historia, etnología y lengua de la Isla de Pascua. Padre las Casas: Imprenta San Francisco. 1955. Informe solicitado por el Gobernador Militar de la Isla de Pascua. Inédit, Document dactylographié de 29 pages conservé aux Archives des Frères Capucins. Santiago du Chili 1960a. Impresiones de Orafara. Manuscrits du 9 pages. Conservé aux Archives des Frères Capucins, Santiago du Chili. 1960b. « Aventuras marinas de nativos de Rapa Nui ». Revista de Marina 76 : 465-475. 1996. Primer siglo cristiano de la Isla de Pascua 1864-1964. Madrid: Americana Eystettensia. 2006 [1936]. Leyendas de Isla de Pascua. Île de Pâques: Rapanui Press.

Englert, Sebastián & Ricardo Cruz-Coke 1975. « Estructura genealógica de la población tribal de Isla de Pascua ». Revista Médica de Chile 103 : 340-343.

Eriksen, Thomas

588

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1993a. « In Which Sense do Cultural Island Exist? ». Social Anthropology 1 (18) : 133- 147. 1993b. Ethnicity and nationalism. Anthropological perspectives. Londres: Pluto press.

Escobar, Bárbara & Ximena Lagos 2009. Voces del Pacífico. Una comunidad en búsqueda del reconocimiento autonómico. Thèse de licence en anthropologie. Santiago du Chili: Universidad Academia de Humanismo Cristiano.

Essertel, Yannik 2001. L’aventure missionnaire lyonnaise, 1815-1962. Paris: Éditions du CERF.

Fabian, Johannes 2006 [1983]. Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet. Toulouse: Anacharsis.

Fages, Jean 1972. « La communauté tahitienne de Nouvelle-Calédonie. » Cahier OSTROM 9 (1) : 75-86. 1973. « Les migrations humaines en Polynésie Française. » Cahier OSTROM 10 (2/3) : 289-293. 1974. « Migrations et urbanisation en Polynésie Française. » Cahier OSTROM 11 (3/4) : 243-258.

Fajreldin, Valentina 2002. La medicina herbolaria en Isla de Pascua. Un acercamiento antropológico a la cultura médica contemporánea en Rapanui. Mémoire de licence en anthropologie. Santiago du Chili: Universidad de Chile.

Ferdon, Edwin 1957. « Notes on the Present-Day Easter Islanders ». Southwestern Journal of Anthropology 13 (3) : 223-238.

589

Bibliographie

Ferrié Jean-Noël & Gilles Boëtsch 1992. « L’immigration comme domaine de l’anthropologie ». In Boëtsch, Gilles & Jean- Noël Ferrié (dir). Anthropologie de l’immigration. Aix-en-Provence : Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman.

Finney, Ben 1964. « Un souvenir tahitien de la ‘traite des oiseaux noirs’ ». Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes 12 (9-10) : 146-147. 1965. « Les Ta‘ata Harora‘i et la traite des oiseaux noirs ». Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes 13 (150) : 471-482. 1995. Na ‘Ohana Holo Moana: Gathering of Eight Voyaging Canoes at Taputapuatea March 1995. En ligne: http://archive.hokulea.com/holokai/1995/taputapuatea_events.html [Accès : 16 novembre 2016].

Firth, Raymond 1957. « A note on descendent groups in Polynesian ». Man 57 (2) : 4-8.

Fischer, Steven Roger 1991. « Has the British Museum a ‘stolen friend’ from Rapa Nui? ». Rapa Nui Journal 5 (4) : 49-51 1994. « Rapanui’s Tu‘u ko Iho versu Mangareva’s ‘Atu Motua. Evidence for multiple reanalysis and replacement in Rapanui settlement traditions, Easter Island». The Journal of Pacific History 29 : 3-18. 1997a. : The Easter Island Script: History, Traditions, Texts. Oxford: Clarendon Press. 1997b. «Preliminary evidence for multiple reanalysis and replacement in Rapanui settlement traditions ». Rapa Nui Journal 11 (3) :109-111. 2005. Island at the End of the World: The Turbulent . Londres: Reaktion books. 2010a. «The German-Chilean Expedition to Easter Island (1957-58) (part one) ». Rapa Nui Journal 24 (1) : 11-19 2010b. « The German-Chilean Expedition to Easter Island (1957-58) (part two) ». Rapa Nui Journal 24 (2) : 47-57.

590

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Flenney, John & Paul Bahn 2002. The Enigmas of Easter Island. Island on the Edge. Oxford: Oxford University Press.

Foerster, Rolf 2010. « Voluntary Trip or Deportation? The Case of King Riroroko and Policies of Deportation on Easter Island (1897-1916) ». Rapa Nui Journal 24 (2) : 36-46 2012a. Rapanui, primeras expediciones europeas. La construcción dialógica de Isla de Pascua (Siglo XVIII). Île de Pâques: Rapanui Press. 2012b. « Bautista Cousin, su muerte violenta y los principios de autoridad en Rapa Nui 1914-1930 ». Cuadernos de Historia 36 : 67-84. 2013 «Rapa Nui 1903-1953. La Compañía Explotadora de Isla de Pascua, una aproximación a su economía ». In Fuentes, Miguel (ed.). Rapa Nui y la Compañía Explotadora. Île de Pâques: Rapanui Press. 2015a. Rapa Nui. El colonialismo republicano chileno cuestionado (1902-1905). Santiago du Chili: Editoral Catalonia. 2015b. « Informe del delegado en visita de inspección a la Isla de Pascua efectuada por el capitán de Corbeta (EM.SM) Jorge Tapia de la Barra, enero de 1950 ». Cuadernos de Historia 43 : 183-215. 2016. « Una aproximación a la rebelión de 1964-1967». In Foerter, Rolf & Cristian Moreno Pakarati. More Manava. ‘O Aŋata ararua ko Porofe. Île de Pâques: Rapanui Press.

Foerster, Rolf & Sonia Montecino 2012. « Rapa Nui: La lepra y sus derivados (estado de excepción, cárcel…)». En ligne: http://escriturasamericanas.cl/revista/revista01/02_03_rapa_nui.pdf [Accès: 17 janvier 2013]. 2016. « A 100 años de la rebelión de Angata: ¿resistencia religiosa o secular? Las complicidades Tire y los múltiples sentidos de la revuelta de 1941 en Rapa Nui ». Revista Chungara 48 (1) : 91-101

Foerter, Rolf & Cristián Moreno Pakarati.

591

Bibliographie

2016. More Manava. ‘O Aŋata ararua ko Porofe. Île de Pâques : Rapanui Press.

Foerster, Rolf, Sonia Montecino & Cristián Moreno Pakarati (comp.) 2012a. Documentos sobre Isla de Pascua. Santiago du Chili: Biblioteca Nacional, Universidad Católica de Chile & Cámara Chilena de la Construcción.

Foerster, Rolf, Jimena Ramírez & Camila Zurob 2012b. « Un acercamiento a la historia reciente de Rapa Nui. Bases contextuales para una interpretación del presente ». Apuntes del Museo 1 : 36-52.

Foerster, Rolf, Cristián Moreno Pakarati & Jimena Ramírez 2014. Cartografía y conflicto en Rapa Nui. Île de Pâques: Rapanui Press.

Friedman, Jonathan 2002. « Y-a-t-il un véritable Hawaien dans la sale? Anthropologues et ‘indigènes’ face à la question de l’identité ». In Hamelin, Christine & Éric Wittersheim. La tradition et l’État. Paris: L’Harmattan.

Fuentes, Jordi 1960. Diccionario y gramática de la lengua de la Isla de Pascua: pascuense-castellano, castellano-pascuense. Santiago du Chili: Editorial Andrés Bello.

Fuentes, Miguel 2012. « Strikes, insubordination, theft and disobedience. Between the rebellion of Angata and Rapanui struggles for civil rights. Forms of indigenous resistance on Rapa Nui (1917-1936) ». Rapa Nui Journal 26 (1) : 43-56. 2013. « Entre el colapso rapanui y la lucha por los derechos civiles: contextualización histórica del ciclo ganadero en Isla de Pascua (1862-1966) ». In Fuentes Miguel (Ed.) Rapa Nui y la Compañia Explotadora (1895-1953). Île de Pâques : Rapanui Press.

Gagné, Natacha 2016. « Identité et stratégie autochtones. Leurs complexités et (im)possibilités en Polynésie française ». Cahiers du CIÉRA 13 : 6-33.

592

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Gagné, Natacha & Marie Salaün 2009. « Présentation ». In Gagné, Natacha, Thibault Martin & Marie Salaün. Autochtones. Vues de France et du Québec. Quebéc: Presses de l’Univesité de Laval.

Gallaher, John S/d. Traida del moai desde Isla de Pascua. Document dactylographié. Viña del Mar: Museo Arqueológico Francisco Fonck.

Gana, Ignacio 1903. « Descripción de la Isla de Pascua ». Revista de Marina 5 : 489- 500.

Geertz, Clifford 1998. « La description dense ». Enquête 6 : 73-105.

Gershon, Ilana 2012. No family is an island. Cultural expertise among Samoan in diaspora. New York: Cornell University Press.

Gill (Pseudonyme) 2015. De Bretagne en Polynésie. http://associationplaisirdecrire.blogs.midilibre.com/archive/2015/09/index.html [Accès : 12 décembre 2016].

Godelier, Maurice 1984. L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés. Paris: Fayard. 2007. Au fondement des sociétés humaines. Paris: Flammarion Champs. 2010. Métamorphoses de la parenté. Paris: Flammarion Champs.

Godoy, Sergio & Pedro Edmunds 2009. « Comunicación estratégica para convocar a una dinámica virtuosa». In Arancibia, Violeta (comp.) Rapa Nui : iorana te ma’ohi. Dilemas estrategicos. Santiago du Chili: Ediciones Universidad Católica de Chile.

593

Bibliographie

Goodenough, Ward 1955. « A Problem in Malayo-Polynesian Social Organization ». American Anthropologist 57 (1) : 71-83.

Gouëset, Vincent & Odile Hoffmann 2002. « Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème dans la géographie française ». Espaces Géographiques et Sociétés 17 : 13-21.

Goñi, Adriana 1983. «El migrante pascuense en el continente: 1968-1971». Arqueología y Ciencia, Primeras jornadas. Santiago du Chili: Museo Nacional de Historia Natural.

Gordon, Lewthwaite, Christiane Mainzer & Patrick Holland 1973. «From Polynesia to California: Samoan migration and its sequel». The Journal of Pacific History 8 (1) : 133-157.

Goodrich, Jonathan 2002. « September 11, 2001 attack on America: a record of the immediate impacts and reactions in the USA travel and tourism industry ». Tourism Management 23 : 573-580.

Gossler, Claus 2005. « The Social and Economic Fall of the Salmon/Brander Clan of Tahiti ». The Journal of Pacific History 40 (2) : 193-212

Gluckman, Max 1960. « Tribalism in modem British Central Africa ». Cahiers d’études africaines 1 (1) : 55-70. 1978. Política, derecho y ritual en la sociedad tribal. Madrid: Akal.

Green, Roger

594

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1998. « Rapanui origins prior to European contact, the view from Eastern Polynesia ». In Vargas, Patricia (ed.). Easter Island and East Polynesian Prehistory. Santiago du Chili: Instituto de Estudios Isla de Pascua.

Grifferos, Alejandra 1997. La otra cara del paraíso. Comunidad, tradición y colonialismo en Rapanui 1864- 1964. Mémoire de Licence en Histoire. Valparaíso: Universidad de Valparaíso. 2000. « Entre palos y piedras: la reformulación de la etnicidad en Rapanui (Isla de Pascua 1966) ». Estudios Atacameños 19 : 121-133.

Grove, Jorge 1933. Descubriendo el velo. Episodio de los doce días de la Republica Socialista. Valparaíso: Editorial Aurora de Chile.

Gruzinski, Serge 2002. « Histoire et anthropologie, une question inactuelle ? » Revue d’histoire moderne et contemporaine 5 (49-4bis) : 89-92.

Gundermann, Hans, Jorge Vergara & Rolf Foerster 2005. « Contar a los indígenas en Chile. Autoadscripción étnica en la experiencia censal de 1992 y 2002 ». Estudios Atacameños 30 : 91-115.

Hannerz, Ulf 1980. Exploring the city. Inquiries toward an urban anthropology. Columbia University Press. 1982. Explorer la ville. Éléments d'anthropologie urbaine. Paris: Éditions de Minuit.

Hau’ofa, Epeli 1993. « Our sea of islands ». In Waddell, Eric, Vijay Naidu & Epeli Hau’ofa. A new Oceania: Rediscovering our Sea of Islands. Suva: University of South Pacific.

Hartog, François

595

Bibliographie

2012. Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris: Éditions du Seuil.

Heyerdahl, Thor 2011 [1948]. L’Expédition du Kon-Tiki : sur un radeau à travers le Pacifique. Lonrai: Éditions Libretto. 2013 [1957]. Aku-Aku. Le secret de l’île de Pâques. Lonrai: Éditions Libretto.

Heyerdahl, Thor & Ferdon, Edwin (ed.) 1962. Reports of the Norwegian Archaeological Expedition to Easter Island and the East Pacific, vol. 1. Archaeology of Easter Island. Monograph of the School of American Research and the Museum of New Mexico, no. 24, part 1. Londres: Allen and Unwin. 1965. Reports of the Norwegian Archaeological Expedition to Easter Island and the East Pacific. Volume 2: Miscellaneous Papers. Stockholm : Monographs of The School of American Research and The Kon-Tiki Museum, no 24, Part 2.

Henry, Teuira 1951. Tahiti aux Temps Anciens. Paris : Société des Océanistes. 1993. Mythes tahitiens. Paris: Gallimard.

Hersh, Seymour 1982. « The price of power. Kissinger, Nixon and Chile ». The Atlantic 12. En ligne: http://www.theatlantic.com/magazine/print/1982/12/the-price-of-power [Accès: 20 janvier 2015].

Hito, Santi 2004. « Vaai Hanga Kainga giving care to the Motherland: conflicting narratives of Rapanui ». Journal of Intercultural Studies 25 (1) : 21-34.

Hodé, Paul 1983. Tahiti 1834-1984. 150 ans de vie chrétienne en Église. ArchÉvêché de Papeete, Paris-Fribourg: Editions Saint-Paul.

596

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Horley, Paul 2012. « Name list connected with the birdman cult of Easter Island on the field note of Katherine Routledge ». Rapa Nui Journal 26 (2) : 55-74.

Horley, Paul & Georgia Lee 2009. «Painted and carved house embellishments at ‘Orongo village, Easter Island ». Rapa Nui Journal 23 (2) : 106–24

Hort, Dora 1891. Tahiti: the garden of the pacific. Londres: T. Fisher Unwin.

Hotus, Alberto 1998. « Histórica violación de los derechos humanos del pueblo Rapa Nui ». Revista Española del Pacífico 8 : 159-179. 2011. « Dos relatos en la vida de un isleño: el salir de la isla y la lepra en Rapa Nui ». In Cristino, Claudio & Miguel Fuentes (ed.). La Compañía Explotadora de Isla de Pascua. Patrimonio, memoria e identidad en Rapa Nui. Concepción: Ediciones Escaparate.

Hotus, Alberto & el Consejo de Jefes Rapanui 1988. Te Mau Hatu o Rapa Nui: los soberanos de Rapa Nui, pasado, presente y futuro. Santiago du Chili: Editorial Emisión. 2007. Te Mau Hatu o Rapa Nui: los soberanos de Rapanui. Sans maison d’édition.

Huke, Paloma 1995. Mata Tu‘u Hotui Iti. Revelando misterios. Santiago du Chili : Ediciones tiempo nuevo.

Hunt, Terry & Carl Lipo 2008. « Evidence for a shorter chronology on Rapa Nui (Easter Island) ». Journal Island Coastal Archaeol 3 : 140–8. 2009. «Revisiting Rapa Nui (Easter Island) ‘Ecocide’». Pacific Science 63 (4) : 601-616.

597

Bibliographie

INE [Instituto Nacional de Estadísticas] 1992. Resultados Generales Censo de Población y Vivienda Chile 1992. Santiago du Chili: Instituto Nacional de Estadísticas. 2002. Censo de Población y vivienda 2002. Base de données consultable en ligne: http://espino.ine.cl/cgibin/RpWebEngine.exe/PortalAction?&MODE=MAIN&B ASE=CPCHL2KREG&MAIN=WebServerMain.inl 2005. Estadísticas Sociales de los pueblos indígenas en Chile. Censo 2002. Santiago du Chili: Ministerio de Planificación Nacional.

ISEE [Institut de Statistique et des Études Économiques Nouvelle-Calédonie] 2013. Les populations légales de Wallis et Futuna en 2013. En ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2121443?sommaire=2121453 2014. Recensement 2014. Base de données consultable en ligne: http://www.isee.nc/population/recensement

ISPF [Institut de la statistique de la Polynésie française] 2011. Polynésie française en bref. Papeete : ISPF. 2012. Recensement de la population. Base de données consultable en lige : http://www.ispf.pf/bases/Recensements/2012/Donnees_detaillees.aspx

IWGIA [International Work Group for Indigenous Affairs] 2015. El mundo indígena. Copenhague: IWGIA. 2016. El mundo indígena. Copenhague: IWGIA.

Jacquier, Henri 1948. « À la dérive de l’île de Pâques aux Tuamotu ». Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes 83 : 495-498.

Jaussen, Stephanus (Tepano) 1893. « L’île de Pâques: histoire et écriture ». Bulletin de géographie historique et descriptive 2 : 240-270.

Johnson, Irving

598

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1939. Sailing to See (Picture cruise in the schooner Yankee). Washington: W. W. Norton & company.

Jonassen, Jo 1981. Cook Island Legends. Suva: University of South Pacific.

Kirch, Patrick 1984. The Evolution of the Polynesian Chiefdoms. Cambridge University Press.

Kirch, Patrick & Roger Green 2001. Hawaiki: Ancestral Polynesia: An Essay In Historical Anthropology. Cambridge University Press.

Knoch, Walter 1912. « Tres notas sobre la Isla de Pascua ». Revista Chilena de Historia y Geografía 2: 442-466.

Krotz, Esteban 1993. « La producción de la antropología en el Sur: características, perspectivas, interrogantes ». Revista Alteridades 3 (6) : 5-11.

Lafontaine, Paul-Emile 2006. Campagne des mers du Sud fait par le Seignelay de 1875 à 1879. Paris: Mercure de France.

Laguesse, Janine 1954. « Migrations polynésiennes modernes ». Bulletin de la Société des Études Océaniennes 109 (9) 8 : 354-357. 1956. « De l’île de Pâques aux îles Cook ». Bulletin de la Société des Études Océaniennes 110 (10) 1 : 527.

Lapelin, François-Théodore de

599

Bibliographie

1872. « L’île de Pâques (Rapa-Nui) ». Revue maritime et des colonies 35 : 105- 125 et 526-544.

Lander, Edgardo (comp.) 2000. La colonialidad del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas Latinoamerica. Buenos Aires : CLACSO.

Laroche, Marie-Charlotte 1967. «À 25 heures de Paris : une semaine de tourisme à l’île de Pâques ». Journal de la Société des Océanistes 23 (23) : 144 -148. 1990. « Alfred Métraux à l'Île de Pâques, de juillet 1934 à janvier 1935 ». Journal de la Société des océanistes 91 (2) : 175-182.

Laux, Claire 2000. Les théocraties missionnaires en Polynésie au XIXe siècle. Des cités de Dieu dans les mers du Sud?. Paris: L’Harmattan.

Laurière, Christine 2005. « Fictions d’une mission. Île de Pâques 1934-1935. L’Homme 175-176 :321-343. 2014. L’Odyssée pascuane. Mission Métraux-Lavachery, Île de Pâques (1934 -1935). Les Carnets de Bérose: Collège de France.

Lavachery, Henri 1936. Île de Pâques. Paris: Éditions Bernard Grasset.

Lavachery, Thomas 2005. Île de Pâques 1934. Deux hommes pour un mystère. Bruxelles: Éditions Labor.

Le Borgne, Jean-Paul-Marie 1872. Géographie médical de l'archipel des Îles Gambier (Océanie). Thèse de doctorat en médicine. Paris : A. Parent, Imprimeur de la Faculté de Médicine.

Le Breton, David 2001. Passions ordinaires. Anthropologie des émotions. Paris: Armand Colin.

600

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Lee, Georgia & Paul Horley 2013. « The paintings of Ana Kai Tangata cave, Easter Island (Rapa Nui) ». Rapa Nui Journal 27 (2) : 11- 32.

Lejeune, Marcel 1888. Partage du Domaine de Pamatai. N° 52, 25 février 1888. Étude de Me Marcel Lejeune, notaire. Papeete.

Lenz, Rodolfo 1905. Diccionario Etimológico de las Voces Chilenas Derivadas de las Lenguas Indígenas Americanas. Santiago du Chili: Editorial de la Universidad de Chile.

Lockwood, Victoria 1990. « Development and Return Migration to Rural ». The International Migration Review 24 (2) : 347-371. 2004. «The global imperative and Pacific Island societies». Lockwood, Victoria (ed.). Globalization and culture change in the Pacific Islands. New Jersey: Prentice- Hall.

Lockwood, Victoria, Thomas Harding & Ben Wallace (eds.) 1993. Contemporary Pacific Societies: Studies in Development and Change. New Jersey: Prentice-Hall.

López, Juan 1875. « Exploración de las Islas esporádicas al occidente de la costa de chile, por la corveta O’Higgins al mando del Capitán de fragata señor Juan. E. López ». In Foerster et al. 2012a. Documentos sobre Isla de Pascua. Santiago du Chili: Biblioteca Nacional, Universidad Católica de Chile & Cámara Chilena de la Construcción.

Loyola, Margot 1988. « Mis vivencias en Isla de Pascua ». Revista Musical Chilena 170 : 48-86.

601

Bibliographie

Low, Sam 2001. «The gift of the wind. Aboard Hōkūle‘a on her miraculous journey to Rapa Nui ». Hana Hou Magazine. En ligne: http://www.samlow.com/sail-nav/giftofthewind.html. [Accès : 22 mai de 2007]

Loti, Pierre 1872 [2006]. L’île de Pâques. Journal d’un aspirant de La Flore. Joué-lès-Tours: Christian Pirot Éditeur. Lynch Zaldivar, Luis 1870. « Diario de Navegación llevado por el Capitán de Fragata Graduado don Luis A. Lynch Zaldívar y los Cadetes de la Escuela. En viaje de instrucción a la Isla de Pascua y otros puntos 1870 ». In Foerster et al. 2012a. Documentos sobre Isla de Pascua. Santiago du Chili: Biblioteca Nacional, Universidad Católica de Chile & Cámara Chilena de la Construcción.

Macpherson, Cluny 2004. « Transnationalism and transformation in Samoan society ». In Lockwood, Victoria (ed). Globalization and culture change in the Pacific Islands. New Jersey: Prentice-Hall.

Maddock, David 2011. « The first plane flight to Easter island- the Roberto Parragué Singer story ». Rapa Nui Journal 25 (1) : 25-30.

Malinowski, Bronislaw 1965 [1922]. Les argonautes du Pacifique occidental. Paris: Gallimard.

Manuelito, Sandra, Filipa Correia & Luis Jiménez 2009. La crisis sub-prime en Estados Unidos y la regulación y supervisión financiera: lecciones para América Latina y el Caribe. Santiago du Chili: CEPAL-UNESCO.

Mariategui, Carlos

602

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2007. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. Ayacucho: Fundación Biblioteca Ayacucho.

Martinsson-Wallin, Helène 1996. « The Eyes of the Moai, Lost and Re-discovered ». Rapa Nui Journal 10 (2) : 41- 43.

Martinsson-Wallin, Helène & Susan Crockford 2001. « Early Settlement of Rapa Nui (Easter Island). » Asian Perspectives 40 (2): 244- 278.

Martínez, Edgardo 1913. Vocabulario de la Lengua Rapa -Nui. Isla de Pascua. Santiago du Chili: Instituto Central Meteorológico y Geofísico de Chile.

Mativet, Antoine [Monchoisy] 1888. La Nouvelle Cythère. Paris : G. Charpentier et Cie, Éditeurs.

Matisoo-Smith, Elizabeth & José Miguel Ramírez 2010. « Human Skeletal Evidence of Polynesian Presence in South America? Metric Analyses of Six Crania from Mocha Island, Chile ». Journal of Pacific Archaeology 1 (1) : 76-88.

Matthei, Julio. 2008. « Primeros pasos de LAN hacia Isla de Pascua ». En ligne : http://www.pilotosretiradoslan.cl/2008/04/30/primeros-pasos-de-lan-hacia-isla- de-pascua/ [Accès : 21 août 2015.]

Marcus, George 1993. «Tonga’s Contemporary Globalizing Strategies: Trading in Sovereignty amidst International Migration ». In Lockwood, Victoria; Thomas Harding & Ben

603

Bibliographie

Wallace (eds.). Contemporary Pacific Societies: Studies in Development and Change: 21-33. New Jersey: Prentice-Hall. 2001. « Etnografía en/del sistema mundo. El surgimiento de la etnografía multilocal ». Revista Alteridades 22 : 111- 127.

Maude, Henry Evans 1981. Slaves in Paradise: the Peruvian Labor in Polynesia, 1862-1864. Camberra: Austalian National University Press.

Mawyer, Alexander 2016. « Uncanny rights and the ambiguity of state authority in the Gambier Islands». In Bambridge, Tamatoa (éd.). The Rahui: Legal pluralism in Polynesian traditional management of resources and territories. Canberra: Australian National University Press.

McCall, Grant 1975. « Sympathy and antipathy in Easter islander and Chilean relations ». The Journal of the Polynesian Society 84 : 467-476. 1976a. Reaction to Disaster: Continuity and Change in Rapanui Social Organization. Thèses Doctoral. Camberra: Australian National University. 1976b. « European Impact on Easter Island: Response, Recruitment and the Polynesian Experience in Peru ». The Journal of Pacific History 11 (2) : 90-105. 1980. « Kinship and Association in Rapanui Reciprocity». Pacific Studies 3 (2) : 1-21. 1986. Las fundaciones de Rapanui. Île de Pâques: Museo R.P Sebastián Englert. 1988. « Chile’s Bitter Pacific Legacy». Pacific Island Monthly, Novémbre: 43-47. 1990. «Rapanui and outsiders: The early days». In Illius, Bruno & Matthias Laubscher (eds.). Circumpacifica: Festschrift für Thomas S. Barthel. Francfort-sur-le- Main: Peter Lang. 1994. « Little Ice Age: Some Proposals for Polynesia and Rapanui (Easter Island) ». Journal de la Société des Océanistes 98 (1) : 99-104. 1996. « El Pasado en el presente de Rapanui (Isla de Pascua) ». In Hidalgo, Jorge, Virgilio Shiappacasse, Hans Niemeyer, Carlos Aldunate & Pedro Mege (Comps.). Etnografía. Sociedades indígenas contemporáneas y su ideología. Santiago du Chili: Editorial Andrés Bello.

604

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1997a. « Riro, Rapu and Rapanui: Refoundations in Easter Island Colonial History ». Rapa Nui Journal 11 (3) : 112-122. 1997b. « Rapanui wanderings: Diasporas from Easter Island ». In Stevenson, Christopher, Georgia Lee & Frank Morin. Easter Island in Pacific Context South Seas Symposium. Los Osos: Easter Island Foundation. 1998. Rapa Nui. Tradición y sobrevivencia en Isla de Pascua. Los Osos: Easter Island Foudation. 2000. « Rapanui -our own place ». Race & class 41 (3) : 84-90

McMillan Brown, John 1924. The riddle of the Pacific. Boston: Small Maynard and Co.

Mead, Margaret 1981. Sexo y tempramento en las sociedades primitivas. Buenos Aires: Editorial Laja.

Métraux, Alfred 1937. « The Kings of Easter Island ». Journal of the Polynesian Society 16 : 41- 62. 1941. L’île de Pâques. Paris: Gallimard. 1971 [1940]. Ethnology of Easter Island. Honolulu: Bishop Museum Press.

Mendoza, Oscar 2004. Chile, un país colonialista. El caso del pueblo rapanui y el territorio de Te Pito o te Henua (isla de Pascua). Mémoire de licence en droit. Santiago du Chili: Université Bolivariana.

Mikihara, Miki 2005a. «Being Rapa Nui, speaking Spanish. Children’s voices on Easter Island». Anthropological Theory 5 (2) : 117-134. 2005b. «Rapa Nui ways of speaking Spanish: Language shift and socialization on Easter Island». Language in Society 34 : 727-762.

Mikloukho-Maclaï, Nikolaï

605

Bibliographie

1872. Острова Рапа-Нуи, Питкаирн и Mангарева. Manuscrit transcrit. En ligne : http://www.azlib.ru/m/mikluhomaklaj_n_n/text_0020.shtml [Accès : 14 octobre 2015].

Minard, Philippe, Jocelyne Dakhlia, Serge Gruzinski, Jean-Clément Martin, Michel Nassiet & Michel Naepels 2002. « Histoire et anthropologie, novelles convergences? ». Revue d’histoire moderne et contemporaine 5 (49-4bis) : 81-121.

Minguet, Charles 1973. « El concepto de nación, pueblo, estado y patria en las generaciones de la Independencia ». In Aymes, Jean-René (ed.). Recherches sur le monde hispanique au xix siècle. Lille: P.U.L.

Ministerio de Bienes Nacionales 2011. Minuta: situación de la tierra y el trabajo del Ministerio de Bienes Nacionales en Isla de Pascua. Île de Pâques: Oficina Provincial de Isla de Pascua.

Ministerio de Desarrollo Social 2014. Reporte Comunal: Isla de Pascua, Región Valparaíso. Série Informes Comunales 1. Gouvernement du Chili.

Ministerio de Economia 2013. Ley 20.693: Pone téremino a la existencia legal de la Empresa de abastecimiento de zonas aisladas (EMAZA).

Ministerio del Interior 1917. Ley 3220. 1966. Ley 16.441: Crea el departamento de Isla de Pascua.

Mitchell, James 1956. The Kalela Dance. Manchester: Manchester University Press. 1990. « Orientaciones teóricas de los estudios urbanos en África ». In Wolf, Eric. Antropología social de las sociedades complejas. Madrid: Editorial Alianza.

606

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Montecino, Sonia 2010. Fuegos, hornos y donaciones. Alimentación y Cultura en Rapa Nui. Santiago du Chili: Editorial Catalonia.

Moreno Pakarati, Cristián 2011. «Rebelión, sumisión y mediación en Rapa Nui (1898-1915) ». In Cristino, Claudio & Miguel Fuentes (eds.). La Compañía Explotadora de Isla de Pascua. Patrimonio, memoria e identidad en Rapa Nui. Concepción: Ediciones Escaparate. 2012a. « ¿Soldados rapanui en la guerra del Pacifico? Estudio preliminar ». Apuntes del Museo 1 : 11-23. 2012b. «The Land Commission of 1917: Analysis and participation of the Rapanui». Rapa Nui Journal 26 (2) : 29- 41.

Moreno Pakarati, Cristián & Camila Zurob 2012. «Los Rapanui y sus relaciones interculturales». In Durston, John (cord.) Pueblos Originarios y sociedad nacional en Chile. La interculturalidad en las prácticas sociales. Santiago du Chili: PENUD-ONU.

Mulkey, Reed 1997. « A look back: Easter Island in 1967». Rapa Nui Journal 11 (3) : 136-137.

Mulloy, Brigid 2014. One Moai’s trip to New York City. Amazing Story Behind Stunning Photographs of a Moai in New York City 1968. En ligne: https://brigidmulloy.wordpress.com/ [Accès: 20 janvier 2014]

Mulloy, William 1969. « Obituary father Sebastian Englert (1888-1969) ». American Anthropologist 71 (6) : 1109-1111.

Mulloy, William & Figueroa Gonzalo

607

Bibliographie

1966. The archeological heritage of Rapa Nui (Easter Island). Paris: UNESCO.

Mulrooney, Mara 2013. « Report: The voyage of Waka Tapu to Rapa Nui ». Rapa Nui Journal 27 (2) : 87- 89.

Mulrooney, Mara, Thegn Ladefoged, Christopher Stevenson & Sonia Haoa 2007. « Empirical assessment of a pre-European societal collapse on Rapa Nui (Easter Island) ». In Wallin, Paul & Helene Martinsson-Wallin Martinsson-Wallin (Eds.). The Gotland Papers: Selected Papers from the VII International Conference on Easter Island and the Pacific: Migration, Identity, and Cultural Heritage. Gotland: Gotland University Press. 2009. « The Myth of A.D 1680: New Evidence from Hanga Ho‘onu Rapa Nui (Easter Island) ». Rapa Nui Journal 23 (2) : 94-105.

Municipalidad de Isla de Pascua 2004. Informe de gestión anual. Memoria 2004. Île de Pâques. 2012. Isla de Pascua. Destino turistico. Île de Pâques. 2014. Cuenta pública Ilustre Municipalidad de Isla de Pascua. Île de Pâques.

Munizaga, Carlos 1961. Estructuras transicionales en la migración de los araucanos de hoy a la ciudad de Santiago de Chile. Santiago du Chili: Editorial Universitaria.

Naepels, Michel 2010. « Anthropologie et histoire: de l’autre côté du miroir disciplinaire ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 4 : 873-884.

Nègre, André 1956. L’odyssée du « San Pedro ». De l’île de Pâques à Tahiti. Paris : Editions A. Sorel de Neufchateau.

Newbury, Colin & Patrick O’Reilly [éds.]

608

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1968. Honoré Laval : Mémoires pour servir à l’histoire de Mangareva. Ère chrétienne 1834-1871. Paris: Publications de la Société des Océanistes.

OIT [Organisation internationale du travail] 1989. C169 - Convention 169. Convention concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants. En ligne : http://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ INSTRUMENT_ID:312314 [Accès : 19 décembre 2016].

Olivares, Augusto 1968. « La penetración yanqui en la isla de Pascua. Punto final 68, 19 novembre.

OREALC/UNESCO 2011. Rapa Nui. Pasado, presente, futuro. Santiago du Chili: Alfabeta arte gráfica.

O’Reilly, Patrick 1974. Tahiti et l’aviation. Histoire aéronautique de la Polynésie française. Paris : Publications de la Société des Océanistes. 1975. Tahiti au temps de la reine Pomaré. Paris: Publications de la Société des Océanistes.

O’Reilly, Patrick & Raoul Teissier 1975. Tahitiens. Répertoire biographique de la Polynésie française. Paris: Publications de la Société des Océanistes.

Ossandón, Valentín 1903. « El viaje de la corbeta Jéneral Baquedano ». Revista de Marina 202 : 486-497.

Ottino, Paul 1971. Rangiroa. Parenté, résidence et terres dans un atoll polynésien. Paris: Éditions Cujas.

609

Bibliographie

Paini, Anna 2003. « Rhabiller les symboles : les femmes kanak et la robe mission à Lifou (Nouvelle- Calédonie) ». Journal de la Société des Océanistes 117 : 233-253.

Pacific Island Monthly 1983. « Easter Islanders petition the U.N. for a vote on independence ». Septembre 54 (9): 17-18.

Panoff, Michel 1965. « La terminologie de la parenté en Polynésie. Essai d’analyse Formelle ». L’Homme 5 (3-4) : 60-87. 1970. La Terre et l’organisation sociale en Polynésie. Paris : Payot. 1989. Tahiti metises. Paris: Editions Denoël.

Pauleau, Christine 1997. « Calédonien et Caldoche ». In Bonnafous, Simone & Jacqueline Dahlem (sous la dirc). Mots : La Nouvelle-Calédonie après les accords de Matignon. Désignations et identités en Nouvelle-Calédonie 53 : 48-65.

Park, Robert 1999. La cuidad y otros ensayos de ecología urbana. Barcelone: Ediciones del Serbal.

Parkin, Robert 1996. « Genealogy and Category: an operational view ». L’Homme 139 : 87-108.

Parkin, Robert & Mary Bouquet 1997. « Kinship with Trees ». The Journal of the Royal Anthropological Institute 3 (2) : 374- 376.

Parragué, Roberto 1951. « Primer vuelo a la Isla de Pascua ». GeoChili 1 : 6-12.

Parrish, Wayne 1967. « Easter Island Opens up to the flying tourist ». American Aviation 30.

610

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Peteuil, Marie-Françoise 2004. Les évadés de L’île de Pâques. Loin du Chili, vers Tahiti (1944-1958). Paris: L’Harmattan.

Pinart, Alphonse 1999 [1878]. « Voyages à l’île de Pâques ». Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes 281-182 : 51-76.

Pitts, Mike, James Miles, Hembo Pagi & Graeme Earl 2014. «Hoa Hakananai‘a: a new study of an Easter Island statue in the British Museum». Antiquaries Journal 94 : 291-321.

Pochhammer, Hans 1929. La dernière croisière de l’amiral Von Spee. Paris: Playot.

Pollard, Joshua; Alistair Paterson & Kate Welham 2010. « Te Miro o‘one : the archeology of contact on Rapa Nui (Easter Island) ». World Archeology 42 (4) : 562-580.

POLLEX Polynesian Lexicon Project Online. https://pollex.shh.mpg.de/

Porteous, Douglas 1981. The modernization of Easter Island. Western Geographical Series Vol. 19. University of Victoria.

Real Academia de la Lengua Española Diccionario de la lengua espagnola, edición del tricentenario. En ligne: http://dle.rae.es/

Rahm, Gilbert

611

Bibliographie

1932. «Observaciones sobre los grupos sanguíneos en la Isla de Pascua». Boletin de la Sociedad de Biología de Concepción 5- 6 : 59- 64.

Rainbird, Paul 2002. « A message for our future? The Rapa Nui (Easter Island) ecodisaster and Pacific island environments ». World Archaeology 33 (3) : 436- 451.

Rallu, Jean-Louis 1982. «Les Wallisiens à Wallis et Futuna et en Nouvelle-Calédonie ». Population 37 (1) : 167- 175. 1994. «Tendances récentes des migrations dans le Pacifique Sud ». Espaces, populations, sociétés 2 : 201- 212.

Ramírez, José Miguel 2010. Cronología Rapa Nui. Santiago du Chili : Centro de Políticas Públicas y Derecho Indígena. 2011. « Restauración Ahu Tongariki ». In OREALC/UNESCO. Rapa Nui. Pasado, presente, futuro. Santiago du Chili: Alfabeta arte gráfica.

Ramírez, María Francisca 2010. El cambio alimentario en Rapa Nui. Usos, desusos y significados asociados a los alimentos en sus procesos de producción, distribución, preparación y consumo. Thèse de licence en anthropologie. Santiago du Chili: Universidad Academia de Humanismo Cristiano.

Ramos, Alcida 1998. Indigenism. Ethnic Politics in Brazil. Wisconsin: The University of Wisconsin Press.

Raybaud, Corinne 1993. L’île de pâques de 1862 à 1888: 26 années de diaspora pascuane en Océanie Oriental. Thèse de doctorat. Nanterre: Université de Paris X.

Ravault, François

612

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1985. « Polynésie, la bombe et l’indépendance ». Revue Hérodote 37- 38 : 163-180.

Reader, D. H. 1970. « Tribalism and Detribalization in Southern and Central Africa». Journal Zambezia 1 (2) : 55-75.

Redfield, Robert 1930. Tepoztlan, a Mexican village; a study of folk life. Chicago: The University of Chicago Press. 1947. « The Folk Society». American Journal of Sociology 52 (4) : 293-308.

Regnault, Jean-Marc 1997. « Tahiti, avec et sans la bombe ». Vingtième Siècle Revue d’histoire 53 : 55-67.

Reid, Helene 1965. A world away. A Canadian adventure on Easter Island. Toronto: The Ryeson Press.

Richard, Nicolás, Luc Capdevila, Rolf Foerster, Jimena Obregón Iturra & André Ménard 2013. « Micro-histoires des nouvelles formes de conquête des territoires indiens. Le versant colonial des projets nationaux dans le cône sud-américain, 1850-1960 ». Nuevo Mundo Mundos Nuevos. En ligne : https://nuevomundo.revues.org/65022?lang=fr [Accès: 20 février 2014].

Richards, Rhys 2008. Easter Island 1793 to 1861: Observations by Early Visitors before the Slave Raids. Los Osos: Easter Island Foundation.

Rigo, Bernard

613

Bibliographie

1997. Lieux-dits d’un malentendu culturel. Analyse anthropologique et philosophique du discours occidental sur l’altérité polynésienne. Pirae: Au vent des îles.

Ringon, Gérard 1971. Une commune de Tahiti à l’heure du Centre d’Expérimentation du Pacifique: Faaa. Une sociologie du présent. Papeete: ORSTOM. 1972. « Les changements d’une commune de Tahiti entre 1960 et 1970: Faaa ». Cahier ORSTOM 9 (1) : 25-39.

Rivers, William Halse 1910. «The genealogical method of anthropological inquiry ». The Sociological Review 3 (1) : 1-10.

Rojas, Basilio 1902. « Bando del Comandante de la corbeta General Baquedano, Basilio Rojas. 27 de julio de 1902, Hanga Roa ». Santiago du Chili: Archivo del Ministerio de Marina Vol. 1281.

Rochna, Susana 1996. La propiedad de la tierra en Isla de Pascua. Santiago du Chili: CONADI.

Rocuant, Enrique 1916. La isla de Pascua. Estudio de los títulos de dominio, de los derechos y de los contratos de Don Enrique Merlet y de la Compañía Explotadora de Isla de Pascua. Valparaíso: Sociedad Imprenta y Litografía Universo.

Roussel, Hippolyte 1908. «Vocabulaire de la langue d’île-de-Pâques ou Rapanui ». Louvain: Le Muséon, Nouvelle Série IX. 1926 [1869]. « L’île de Pâques ». Annales de la Congrégation des Sacré-Cœur de Jésus et Marie 32 : 305-499

Routledge, Katherine

614

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

1919. The Mystery of Easter Island. The story of an expedition. Londres: Sifton, Praed & Co Ltd.

Ruiz, Julian 1904. Los crimenes de la Isla de Pascua. Valparaíso: Imprenta El Deber.

Russell, G.F. 1957. « Rongomatane Ariki VI : historical Ceremony at Atiu Island ». The Journal of the Polynesian Society 66 (2) : 165-170.

SADIP [Sociedad de Amigos de Isla de Pascua] 1952. Memorias de la Sociedad Amigos de Isla de Pascua. Valparaíso: SADIP.

Sadler, Michelle & Alexandra Obach 2006. En los dominios de la salud y la cultura. Estudio de caracteristicas de los factores de riesgo y vulnerabilidad frente al VIH/Sida en Pueblos Originarios. Ministerio de Salud et Universidad de Chile.

Sahlins, Marshall 1979. « L’apothéose du Capitaine Cook ». In Izard, Michel & Pierre Smith. La fonction symbolique. Essais d’anthropologie. Paris: Éditions Gallimard. 1985. Islands of History. Chicago: The University Chicago Press. 1986. Des îles dans l’histoire. Paris : Haut Études, Gallimard & Le Seuil. 1995. How ‘natives’ think. About Captain Cook, for exemple. Chicago: The University Chicago press. 1993. « Goodby to Tristes Tropes: Ethnography in the Context of Modern World History». The Journal of Modern History 65 (1) : 1-25. 1997. « O ‘pessimismo sentimental’ e a experiência etnográfica: por que a cultura não é um ‘objeto’ em via de extinção. » Revista Mana 3 (1) : 41-73; et nº 3 (2): 103- 150. 2007. La découverte Du vrai Sauvage et autres essais. Paris : Éditions Gallimard.

Sánchez Manterola, Alberto

615

Bibliographie

1921. « Cinco Años en la Isla de Pascua ». In Conte, Jesús. 1994. Isla de Pascua: Horizontes Sombríos y Luminosos. Santiago du Chili: Centro de investigación de la imagen.

Sandoval, Luis & Ottmar Wilhelm 1945. « Comunicación preliminar sobre antropología serológica de los pascuenses». Boletin de la Sociedad de Biología de Concepción 20 : 11-17

Santa Coloma, María Eugenia 2008. El mito perdido. Tradición y modernidad en Rapa Nui (Isla de Pascua). Valladovil: Universidad de Valladolid e Intercambio Editorial.

Santibáñez, Héctor 1986. Migracion pascuense: un análisis de seis historias de vida de estudiantes pascuenses residentes en la ciudad de Viña del Mar. Thèse de licence en anthropologie social. Santiago du Chili : Universidad de Chile.

Sarmiento, Pedro Elías 1938. Descorriendo el velo de los Hermanos Grove en la Isla de Pascua. Valparaíso : Imprenta Victoria.

Saura, Bruno 2002. Tinito : la communauté chinoise de Tahiti, installation, structuration, intégration. Pirae : Au vent des îles. 2003. « Les généalogies de Rurutu sont-elles vraies? Ou comment on écrit l’histoire en Polynésie ». Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes 312 : 37-62. 2004a. Des Tahitiens, des Français. Leurs représentations réciproques aujourd’hui. Pirae: Au vent des îles. 2004b. « Dire l’autochtonie à Tahiti. Le terme mā’ohi : répresentations, controverse et données lingustiques. Journal de la Société des Océanistes 119 (2) : 119-137). 2005. Entre nature et culture. La mise en terre du placenta en Polynésie française. Papeete : Haere Pō. 2008. Tahiti Mā‘ohi. Culture, identité, religion et nationalisme en Polynésie française. Pirae: Au vent des îles.

616

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Scheffler, Harold 1963. « Choiseul Island descent groups ». Journal of the Polynesian Society 72 (3) : 177 -187.

Schmitt, Jean-Claude 2008. « Anthropologie historique ». Bulletin du centre d'études médiévales d’Auxerre BUCEMA. En ligne : https://cem.revues.org/8862 [Accès : 8 mars 2017].

Schuft, Laure 2010. Couples ‘métropolitain’ – ‘polynésien’ à Tahiti. Enjeux de l’ethnicité, du genre et du statut socioéconomique dans un contexte postcolonial. Thèse de doctorat en Sociologie. Nice : Université de Nice-Sophia Antipolis.

SERNATUR [Servicio Nacional de Turismo] 1999-2014. Anuario de turismo. Instituto Nacional de Estadísticas- Servicio Nacional de Turismo. Gobierno de Chile.

Seelenfreund, Andrea 2009. « Patrimonio arqueológico ». In Arancibia, Violeta (comp.). Rapa Nui : iorana te ma‘ohi. Dilemas estrategicos. Santiago du Chili: Ediciones Universidad Católica de Chile. 2013. Haka‘ara o te kahu. Vistiendo Rapa Nui. Santiago du Chili: Editorial Pehue. 2014. Rapa Nui. Santiago du Chili: Editorial Kactus.

Seelenfreund, Andrea, Alejandra Grifferos, Paloma Hucke & José Miguel Ramírez 2004. « Los Rapanui de Te Pito o te Henua ». In Bengoa, José (comp). La memoria olvidada. Historia de los Pueblos Indígenas de Chile. Santiago du Chili: Cuadernos Bicentenario.

Segalen, Victor 1978. Essai sur l’exotisme. Paris : Fata Morgana.

617

Bibliographie

Serra Mallol, Christophe 2008. « Bien manger, c’est manger beaucoup : comportements alimentaires et représentations corporelles à Tahiti ». Sciences sociales et santé 26 (4) : 81-112.

Shackley, Myra 1997. « Cultural tourism and world heritage destination on Easter Island». In Stevenson, Christopher, Georgia Lee & Franck Morin. Easter Island in Context South Seas Symposium. University Of New Mexico.

Shankman, Paul 1993. «The Samoan Exodus». In Lockwood, Victoria, Thomas Harding & Ben Wallace (eds.). Contemporary Pacific Societies: Studies in Development and Change. New Jersey: Prentice-Hall, USA.

Shapiro, Harry 1971. « The Physical relationship of the Easter islander ». In Métraux, Alfred. 1971 [1940]. Ethnology of Easter Island. Honolulu: Bishop Museum Press.

Sierra, Malú 2002. Rapanui: naufragos del planeta. Santiago du Chili: Editorial Persona.

Silva, Erika 2004. Identidad nacional y poder. Quito: Ediciones Abya-Yala.

Simonetti, Marcelo 2011. El último Rey de la Isla de Pascua. Enlace Mapuche Internacional. http://mapuche-nation.org/espanol/html/articulos/art-163.htm. [Accès: 12 de Novembre de 2011].

Sissons, Jeffery 2005. First Peoples: Indigenous cultures and their futures. Londres: Libanus Press.

Skoryna, Stanley

618

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Sd. Preliminary report Medical expedition to Easter Island and HMSC Cape Scott (Novembrer 16, 1964-March 17, 1965). http://www.alsindependence.com/Preliminary_Report_METEI.htm [Accès: 18 août 2015]. 1992. « METEI: an epilogue». Rapa Nui Jornal 6 (4) : 69-72.

Skottsberg, Carl 1920. The Natural History of Juan Fernandez and Easter Island. Upsala: Almcuist & Wiksells Boktryckeri AB.

Spoonley, Paul 2003. Reinventing Polynesia: The Cultural Politics of Transnational Pacific Communities. Transnational Communities Programme – COMPAS Working Paper Series. En ligne: http://www.transcomm.ox.ac.uk/working%20papers/Spoonleywp.PDF [Accès 18 février 2007].

Stevenson, Christopher, Joan Wozniak & Sonia Haoa 1999. « Prehistoric agricultural production on Easter Island (Rapa Nui), Chile ». Antiquity 73 (282) : 801-812.

Stolpe, Hjalmar 1999 [1899]. « Du tatouage des insulaires de l’île de Pâques ». Bulletin de la Société des Études Océaniennes 281-282 : 77-91.

Storey, Alice, José Miguel Ramírez, Daniel Quiroz, David Burley, David Addison, Richard Walter, Atholl Anderson, Terry Hunt, Stephen Athens, Leon Huynen & Elizabeth Matisoo-Smith 2007. « Radiocarbon and DNA evidence for a pre-Columbian. Introduction of Polynesian chickens to Chile ». PNAS 104 (25) : 10335–10339.

Štambuk, Patricia 2010. Rongo: la historia oculta de Isla de Pascua. Santiago du Chili: Editorial Pehuén.

619

Bibliographie

STATS NZ Tautaranga Aotearoa 2013. Census, Ethnic groups. Base de données en ligne: http://nzdotstat.stats.govt.nz/wbos/Index.aspx?DataSetCode=TABLECODE802 1

Tapia de la Barra, Jorge 1950. « Informe del delegado en visita de inspección a la Isla de Pascua efectuada por el capitán de Corbeta (EM.SM) Jorge Tapia de la Barra enero de 1950 ». In Foerster, Rolf. 2015b. Cuadernos de Historia 43 : 183-215.

Tcherkézoff, Serge 2001. Le mythe occidental de la sexualité polynésienne 1928-1999 Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa. Paris : Presse Universitaires de France. 2003. Faa-Samoa, une identité polynésienne (économie, politique, sexualité). L’anthropologie comme dialogue culturel. Paris: L’Harmattan. 2008. First contacts in Polynesia: the Samoan case (1722-1848): western misunderstanding about sexuality and divinity. Camberra: ANU E Press. 2010. Tahiti 1768: Jeunes filles en pleurs: La face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental (1595-1928). Pirae: Au vent des îles. 2017. « The Samoan Village, the Brother-Sister Relationship and the Rule of Exogamy ». Journal of Samoan Studies 7 (2) : 6-36.

Thomson, William 1891. Te Pito te Henua, or Easter Island. Washintong: Smithsonian Institute Museum.

Tiffany, Sharon 1975. « The Cognatic Descent Groups of Contemporary Samoa ». Man 10 (3) : 430-447.

Toro, Pedro Pablo 1893. Informe de la estadía de Pedro Pablo Toro, que hiciera al Ministerio de Colonización. Isla de Pascua. Memoria del Ministerio de Culto i Colonización en 1892. Santiago du Chili: Biblioteca del Congreso de Chile.

620

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Toro, Policarpo 1886. « Importancia de las Isla de Pascua y la necesidad de que el Gobierno de Chile tome inmediatamente posesión de ella ». In Vergara, Victor 1939. La Isla de Pascua. Dominación y dominio. Santiago du Chili: Publicaciones de la Academia Chilena de Historia.

Torres, Francisco 2012. « Situación del arte y la artesanía Rapanui ». Consejo Nacional de la Cultura y las Artes. Estudio diagnóstico del desarrollo cultural del pueblo Rapanui. Gobierno de Chile. En ligne : http://www.cultura.gob.cl/estudios/observatorio- cultural/estudiodiagnósticodeldesarrolloculturaldelpueblorapanui.htm [Accès : 22 août 2013] .

Torres, Paulina 2010. Te kuhane o te kaiŋa: el paisaje y la persona en Rapa Nui. Thèse de licence en anthropologie. Santiago du Chili: Universidad Academia de Humanismo Cristiano.

Toullelan, Pierre-Yves 1984. Tahiti colonial (1860-1914). Paris: Publications de la Sorbonne.

Toullelan, Pierre-Yves & Bernard Gille 1999 De la conquête à l’exode. Histoire des Océaniens et leurs migrations dans le Pacifique. Tome II. Pirae: Au vent des îles.

Tönnies, Ferdinand. 1944. Communauté et société. Paris: Presses Universitaires de France.

Tregear, Edward 1891. The Maori-Polynesian Comparative Dictionary. Washington: Lyon and Blair.

Tremon, Anne-Christinne

621

Bibliographie

2011. Chinois en Polynésie française : Migration, métissage, diaspora. Nanterre : Publications de la Société d’ethnologie.

Tuki Hey, Mario, Tera’i Hucke Atán, Raúl Teao Hey, Antonio Tepano Hito & Makari Zenteno 2003. « Informe preparado por los señores Mario Tuki Hey Tera’i Hucke Atán, Raúl Teao Hey, Antonio Tepano Hito y la señorita Makari Zenteno ». Gobierno de Chile. Informe de la Comisión de Verdad Histórica y Nuevo Trato. Anexo III: 445-482.

Tuki Huke, Tuhiira & Leslie Cloud 2015. « Rapanui, un territoire placé sous régime patrimonial: les défis de sa restitution au peuple maori rapa nui ». In Bellier, Irène. Terres, territoires, ressources : Politiques, pratiques et droits des peuples autochtones. Paris: L’Harmattan.

Tuki Tepano, Rafael & Ariel León Basial 2015. «Colonialismo y descolonización de Rapa Nui». En ligne: http://www.elciudadano.cl/2015/11/27/235814/colonialismo-y-descolonizacion- en-rapa-nui/ [Accès : 27 novembre 2015].

Valera, Rubén 2004. El impacto de la modernidad sobre la población juvenil actual de Isla de Pascua. Mémoire de sociologie. Santiago du Chili: Universidad de Chile.

Valenzuela, Zózimo 1912. « La Isla de Pascua». Revista Católica 259 : 776-786 & 260 : 862-867.

Van Tilburg, Jo Anne 2003. Among Stone Giants. The life of Katherine Routledge and her remarkable expedition to Easter Island. New York: Scribner. 2004. Hoa Hakananai’a. Londres: British Museum Press. 2006. Remote Possibilities: Hoa Hakananai‘a and HMS Topaze on Easter Island. Londres: The British Museum Research Publication N° 158.

622

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2009. « Easter Island’s Ethnographic Triangle: Katherine Routledge (1866-1935), Alfred Métraux (1906-1963) and Juan Tepano (c.1867-1947) ». En ligne: http://www.eisp.org/1853/ [Accès : 02 septembre 2013].

Vargas, Patricia, Claudio Cristino & Roberto Izaurieta 2006. 1000 años en Rapa Nui: arqueología del asentamiento. Santiago du Chili: Editorial Universitaria.

Vergara, Victor 1939. La Isla de Pascua. Dominación y dominio. Santiago du Chili: Publicaciones de la Academia Chilena de Historia.

Vergara, Jorge, Hans Gundermann & Rolf Foerster 2006. « Legalidad y legitimidad: ley indígena, Estado chileno y pueblos originarios (1989-2004) ». Estudios sociológicos 24 (71) : 331-361.

Veriveri, Mateo 1948. « He ohonga ki Tahiti. Un viaje a Tahiti». In Englert, Sebastián. La Tierra de Hotu Matu‘a. Historia, etnología y lengua de la Isla de Pascua. Padre las Casas : Imprenta San Francisco.

Vicuña Mackenna, Benjamin 1885. « El reparto del Pacífico: la posesión de la Isla de Pascua ». Revista de Marina 1: 65-68.

Villalobos, Patricio 1996. « Histórica visita del B.E Esmeralda a Japón, 1955». Revista de Marina 1: s/n

Vio Valdivieso, Horacio 1936. Viajes de Instrucción de la Corbeta ‘General Baquedano’ Tomo I (1897 - 1909) & Tomo II (1910 - 1935). Santiago du Chili: Imprenta J.A. Artega.

623

Bibliographie

Vives Solar, José Ignacio 1916. «Desde isla de Pascua ». Revista Sucesos 12 (702) : s/n 1917. « Una revolución en la Isla de Pascua en 1914 ». Pacífico Magazine 10 (60): 655- 664. 1920. « El último rey de Rapa-Nui ». Revista Sucesos 932: s/n

Ward, Gerard 1961. « A Note on Population Movements in the ». The Journal of the Polynesian Society 70 (1) : 1-10. 1998. « La partie vide de la terre? Les îles du Pacifique au siècle du Pacifique ». In Bensa, Alban & Jean Claude Rivierre. Le Pacifique, un monde épars. Paris: L’Harmattan.

Warman, Arturo, Margarita Armas, Guillemo Bonfil-Batalla, Mercedes Olivera de Vazquez & Enrique Valencia 1970. De eso que llaman antropología mexicana. México D.F.: Editorial Nuestro Tiempo.

Webster, Steven 1975. « Cognatic descent groups and the contemporary Maori: a preliminary. Reassessment ». Journal of the Polynesian Society 84 (2): 121-152.

Wilhelm, Ottmar & Luis Sandoval 1956. « Genealogías y sero-antropología de los pascuenses». Boletin de la Sociedad de Biología de Concepción 31: 119-139.

Wittersheim, Éric 1999. « Les chemins de l’authenticité. Les anthropologues et la Renaissance mélanésienne ». L’Homme 39 (151) : 181-205.

Wolf, Eric 1993. Europa y la gente sin historia. México D.F.: Fondo de Cultura Económica.

Young, Bruce

624

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

2008. With Admiral Byrd’s Second Antarctic Expedition: H.R. (Bob) Young’s Narrative Account of His Experiences Down South & Returning to Civilization. Ontario: Kingston.

Young, Forest 2011. Unwriting “Easter Island”. Listing Rapa Nui. Thèse de doctorat. Université de Mānoa.

Zurob, Camila 2009. Tā’aku Poki. Cambio y continuidad en las estrategias de crianza Rapa Nui: une acercamiento a la transmisión en diferencia. Thèse de licence en anthropologie. Santiago du Chili : Universidad de Chile.

Documents d’archives

Archives de l’Évêché de Papeete, Tahiti [ArchÉvhêché] Tf Pam 1-1. Tfa Pam 2-2. Tfa Pam 2-3bis. Tfa Pam 6-2. Tfa Pam 6-3. Tfa Pam 6-4. Tfa Pam 6-9. TfaPam 6-14. TfaPam 6-17. TfaPam 6-18 bis. TfaPam 6-28 (Journal du Père Célestin Maurel). TfaPam 78-8. N°1 24-1-4-1. N°1 24-1-4-2. N°1 24-1-4-5. N°1 24-1-4-4. N°1 24-1-4-6.

625

Bibliographie

N°1 24-1-4-7. N°1 24-1-09. N°1 24-1-10. N°1 24 -7-1.

Archives Hypothécaires de la Direction des Affaires Foncières. Papeete, Tahiti. Actes Civils Publiques Vol 16 f 58 n°2. Audience du 3 février 1971. Audience du 28 avril 1983 n°144-57. Audience 10 mars 2004. Hypothèque Vol 32 f39 c17. Hypothèque Vol 57 n°41. Hypothèque Vol 93 n°53. Hypothèque Vol 99 n°179. Hypothèque Vol 106 n°9. Hypothèque Vol 132 n°105. Hypothèque Vol 147 n°99. Hypothèque Vol 157 n°67. Hypothèque Vol 171 n°105. Hypothèque Vol 173 n°72. Hypothèque Vol 178 n°56. Hypothèque Vol 221 n°70. Hypothèque Vol 242 nº47. Hypothèque Vol 243 n°39. Hypothèque Vol 256 n°11. Hypothèque Vol 272 nº 58. Hypothèque Vol 320 n°21. Hypothèque Vol 461 n°45. Hypothèque Vol 842 n°7. Hypothèque Vol 1833 n°13. Transcription de jugement 1901, Vol 73 n°13. Requête n°1251-340/97.

Archives Historique du Ministère des Relations Extérieurs, Santiago du Chili.

626

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Arch.du ministère des RE n°669. Arch.du ministère des RE vol. 5687 n°1392: « Posibilidad de transladar 15 leprosos de isla de Pascua al leprosario de Orafara-Mahina en Tahiti ». Arch.du ministère des RE vol.139. Arch.du ministère des RE vol.4180. Arch.du ministère des RE vol.4096 n°21 : Carta [date du 30 juin 1955]. Arch.du ministère des RE vol. 1018 n°72/11.

Archives Nationales, Santiago du Chili. Intendencia de Valparaíso Vol 919. Memorias de Carlos Recabarren (1926- 1931). Ministerio de Marina, vol.1281. Ministerio de Marina, vol.1282. Ministerio de Marina, vol.1404. Ministerio de Marina, vol. 1858, s/n. Ministerio de Marina, vol.2503. Ministerio de Marina, vol.3501. Ministerio de Marina, vol.3675. Informe de Olalquiaga.

Presse de Tahiti La Dépêche de Tahiti, 11 mars 2013. La Dépêche de Tahiti, 26 août 2016. La Dépêche de Tahiti, 10 septembre 2016. La Dépêche de Tahiti, 14 septembre 2016. Messager de Tahiti, 30 mars 1872. Messager de Tahiti, 07 septembre 1972. Messager de Tahiti, 05 octobre 1872. Messager de Tahiti, 12 octobre 1872. Messager de Tahiti 02 novembre 1872. Messager de Tahiti 04 avril 1873. Messager de Tahiti 09 mai 1873. Messager de Tahiti, 23 décembre 1873.

627

Bibliographie

Messager de Tahiti, 22 mais 1874. Messager de Tahiti 24 septembre 1875. Messager de Tahiti, 9 novembre 1877. Messager de Tahiti 07 février 1879. Tahiti infos, 12 janvier 2011.

Presse en France métropolitaine Le Monde 04 janvier 2013. Le Monde, 17 mai 2013: Polynésie : la France dénonce une « ingérence flagrante » de l’ONU. La Provence, 10 juin 2013.

Presse au Chili El Ciudadano, 15 janvier 2015. El Clarín, 3 janvier 1970. El Clarín, 25 mars 2017. El Mercurio de Valparaíso, 30 novembre 1940. El Mercurio de Valparaíso, 20 décembre 1944. El Mercurio de Valparaíso, 2 février 1949. El Mercurio de Valparaíso, 5 mars 1955. El Mercurio de Valparaíso, 15 octobre 1955. El Mercurio de Valparaíso, 5 juin 1956. El Mercurio de Valparaíso, 11 juin 1956. El Mercurio de Valparaíso, 27 juin 2007. El Mercurio de Valparaíso, 15 septembre 2010. El Mercurio de Valparaíso 12 février 2017. El Mercurio, 22 janvier 1953. El Mercurio, 17 août 1963. El Mercurio, 7 avril 1965. El Mercurio, 7 décembre 2001. El Mercurio, 4 septembre 2007. El Mercurio, 4 août 2010. El Mostrador, 25 octobre 2015.

628

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

El Popular de Antofagasta, 27 janvier 1944. La Estrella de Valparaíso, 14 janvier 1946. La Estrella de Valparaíso, 24 mai 1956. La Tercera, 27 décembre 1964. La Tercera, 14 mai 1983. La Tercera, 30 avril 2016. La Unión de Valparaíso, 12 septembre 1933. La Unión de Valparaíso, 2 février 1949. Las Ultimas Noticias, 4 décembre 2003. Las Ultimas Noticias, 6 décembre 2003. Punto Final N°11, septembre 1966. [Base yankee en Pascua]. Punto Final N°20, janvier 1967. [Marines y prostitución en Pascua]. Radio Universidad Católica de Valparaíso, 6 août 2013. Revista Caras 2016, 5 janvier. Desde isla de Pascua. Revista Eva, 1957. El eslabón perdido del Pacífico. Nº 634. Revista Qué Pasa, 25 octobre 2015. Revista Vea, 1940. Llegó a Chile en busca de amigos el habitante de la Isla de Pascua, Hito Teau, viajó de "pavo". Revista Vea, 11 février 1948. La Odisea de tres pascueses. Revista Vea, 7 janvier 1965. El suspenso continúa en Pascua.

Autre journal El País de España, 17 août 1987.

629

630

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexes

DIASPORA RAPANUI (1871-2015) L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française Une ethnographie historique de la mobilité dans une société transnationale

Diego MUÑOZ AZÓCAR

631

Annexes

632

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe A Registre des bateaux (1900-1970)

Grant McCall, dans sa thèse de doctorat (1976a : 296-306), et plus tard, dans un article qui trace l’histoire des contacts entre les Rapanui et les étrangers (1990), présente un bilan détaillé des bateaux arrivés sur l’île de Pâques entre 1722 et 1900. Il indique, dans cet article, les dates de séjours, les noms des capitaines et résume les évènements importants pour chaque visite. On y trouve également une classification par type de bateaux (bateau militaire, bateau baleinier ou négrier) et par nature de leur visite : (inspection, mission scientifique, escales d’approvisionnement). Néanmoins, le XXe siècle n’est pas traité avec la même précision par manque d’archives. Malgré cela, McCall (1976a : 294) signale que les données présentées permettent de « se faire une idée du volume du trafic pendant le XXe siècle ». Ainsi, entre 1901 et 1966, McCall compte un total de 104 bateaux regroupés de la façon suivante : 31 sont des visiteurs étrangers, 30 correspondent aux visites des navires d’approvisionnement envoyés du Chili continental ; 19 visites correspondent aux escales d’inspection du navire-école General Baquedano et 12 autres à des bateaux de guerre chiliens en mission d’inspection. Enfin, 12 navires correspondent à la visite inédite de la flotte impériale allemande en 1914. J’ai voulu combler certains vides dans les données concernant le XXe siècle, et j’ai cherché dans différentes sources des informations complémentaires. Je me suis interrogé sur la fréquence des arrivées, car dans les discours des insulaires, il se dit que l’île recevait la visite d’un seul bateau par an. Pour contraster ces discours et pouvoir comprendre l’importance de l’isolement, qui a été présenté par certains capitaines de l’Armée chilienne comme un état de claustrophobie insupportable (Tapia de la Barra 1950), j’ai essayé de reconstruire le calendrier des visites. J’ai procédé en deux étapes. Tout d’abord, j’ai relevé, de façon systématique et au fur et à mesure de mes lectures, toutes les

633

Annexe A

informations concernant les bateaux qui ont ramené des gens sur l’île de Pâques et qui ont raconté leur voyage. Ensuite, j’ai consulté des ouvrages publiés par l’Armée chilienne concernant ses différentes activités, comme par exemple les voyages d’instruction des cadets et des matelots. J’ai aussi consulté des documents d’archives et la presse écrite. Une fois la collecte des données réalisée, j’ai pu produire le tableau que je présente dans cette annexe. Le tableau sert à la fois de frise chronologique et de base de données à exploiter pour de futures recherches. Par ailleurs, si l’on croise ce tableau avec la liste produite par McCall, nous avons un tableau exhaustif des connexions entre1722 et 1970, exercice jamais réalisé auparavant. J’ai présenté, dans le Chapitre 1, un tableau synthétique (tableau 1.4) du nombre de bateaux arrivés sur l’île entre 1900 et 1965. Ce nombre (144 bateaux) est bien supérieur à l’effectif indiqué par McCall pour la même période (104 bateaux). Et quand on y ajoute les 50 bateaux arrivés entre 1966 et 1970, on comptabilise 194 navires entre 1900 et 1970. Mais il se peut qu’il existe d’autres données dans des archives et des sources encore inconnues pour moi. Je présente, ci-dessous, un graphique indiquant le nombre des visites. J’ai ajouté l’information concernant les premières années de liaisons aériennes pour montrer le grand changement que cela a signifié pour la société insulaire. Le graphique permet aussi de se faire une idée des fluctuations historiques des visites dans la période concernée Par ailleurs, le graphique montre, de manière précise, les années où l’île a été davantage connectée avec le monde, ainsi que les années d’isolement dues à des décisions politiques et économiques. Les bateaux de la CEDIP et de l’Armée, qui ont monopolisé les contacts (cf. chapitre 1), n’ont pas eu besoin d’augmenter la fréquence de leurs visites : deux tontes dans l’année, plus une visite d’inspection annuelle, étaient suffisantes en ce qui concerne leurs intérêts, l’exportation de la laine pour la CEDIP et asseoir son autorité pour l’Armée et l’État chilien. Le changement radical dans la fréquence de connexions, on le voit, est lié à la liaison aérienne, laquelle coïncide avec la fin du cycle d’élevage de moutons, le début du tourisme sur l’île et le positionnement de l’île comme lieu géostratégique (cf. chapitre 4).

634

Registre de bateaux (1900-1970)

1970 - sur l’île de Pâques 1900 de Pâques l’île sur des bateaux arrivés bateaux des : Fréquence Fréquence : 1 Figure A. Figure

635

Annexe A

Notre tableau montre qu’au cours des années 1909, 1913, 1933, 1924 et 1963 aucun bateau, du moins ceux qui devaient approvisionner l’île, n’ont fait escale. Ce manque de connexion ont été suivi par des soulèvements rapanui à deux reprises au moins (car en 1913 comme en 1963 il n’y a pas eu de bateaux d’approvisionnement) (cf. chapitre 1). Cela donne une piste pour interpréter ces moments de crises. Or, les soulèvements de 1914 et 1964 sont les deux rebellions du XXe siècle les plus présents dans la mémoire historique rapanui contemporaine. Enfin, ce graphique permet de déterminer qu’en moyenne, l’île a été visitée par 2,7 bateaux par an, ou par 2,3 si on ne compte pas la flotte impériale allemande de 1914. L’île était donc connectée deux fois par an avec l’extérieur, ce qui permet de comprendre aussi l’envie des Rapanui de quitter l’île (cf. chapitre 5). Le tableau suivant présente toutes les données que j’ai pu recueillir. Y sont indiqués les noms des bateaux, certains évènements importants qui ont eu lieu – soit pendant le séjour, soit dans l’année en question–, les noms des capitaines ainsi que les noms de certains visiteurs. J’ai aussi intégré les essais de liaison aérienne suivis des premiers vols commerciaux. J’indique enfin, les différentes sources consultées qui ont permis de récupérer les détails des évènements (les références ont été incluses dans la bibliographie). J’espère que cette reconstruction des visites sera d’utilité pour d’autres chercheurs intéressés par l’histoire rapanui du XXe siècle. Il faudrait continuer à chercher et à collecter des données pour la suite des années 1970 afin d’étudier, par exemple, la substitution du bateau par l’avion pour permettre l’intégration de Rapa Nui dans le monde global. Nous avons analysé plusieurs aspects de ce changement, mais il peut y en avoir d’autres.

636

Registre de bateaux (1900-1970)

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1900 Premiers María Luisa Enrique Ika est le successeur du kin Siméon Riro a Sánchez Manterola (1921) ; lettre du jours de Ngaure. Il y a trois policiers sur l’île (arrivés en 1897): père Isidore Butaye (18 avril 1900) ; janvier Manuel Vega, José Corrales et Ricardo Chamorro. ArchÉvêché Rome: 61-91 ; Cools Vega épouse Verónica Mahute, la veuve de Riro a (1973 : 580-594) ; Foerster (2015a). Ngaure. Henri Merlet, en visite, ordonne de brûler les plantations des insulaires.

24 janvier-2 Louise-Amélie Visite du père Isidore Butaye. La population de l’île Vicencio Lettre du père Isidore Butaye (18 février est de 213 Rapanui (65 hommes, 64 femmes, 44 Michelli avril 1900) ArchÉvêché Rome: 61- garçons et 41 filles), plus 12 colons chiliens, 2 91 ; Cools (1973 : 580-594). Anglais, 1 Français et 1 Italien. Butaye essaie de persuader les insulaires d’accepter l’autorité chilienne et d’abolir la monarchie.

23-25 mai General Baquedano Inspection des officiers de la Marine. La population de Arturo Wilson El Mercurio de Valparaíso, 8 avril l’île est de 214 « naturels » et « 30 Chiliens et 1900; « Informe del Comandante étrangers ». La population de bestiaux est de 24 000 Montt » in Briones (1900 : 581-584). moutons, 200 chevaux et 4 000 bovins. L’état sanitaire de la population est inquiétant : plusieurs insulaires portent des signes de maladies vénériennes. Les compagnons de voyage de Riro a Ngaure sont de retour : Juan Tepano et José Pirivato (Juan Araki est décédé au village de Los Andes dans la Région de Valparaíso). Les Rapanui dénoncent les actions de Merlet : champs de culture brûlés, châtiments physiques, interdiction de hisser le drapeau rapanui, le non-respect de leur kin.

637

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[Suite Novembre- Goleta Hector Horacio Cooper arrive avec le double poste Sánchez Manterola (1921); De 1900] 10 décembre d’administrateur de la Compagnie Merlet et de Estella (1920) ; Ruiz (1904); représentant de l’État. Cooper installe un régime de Foerster (2015a). terreur. Des témoignages des abus vont apparaître dans la presse en 1903. Après une grande rébellion rapanui un groupe d’insulaires sera déporté au Chili continental.

1901 Juillet-août La Durance Escale du navire de guerre français. L’équipage réalise Chauvet (1935 : 34) ; De Estella des incursions dans l’île. Le médecin de bord, Dr (1920) ; Vives Solar (1920); El Delabaude, recueille du matériel archéologique et des Chileno, 6 juillet 1903 ; Foerster ossements humains. En septembre, les Rapanui (2015a). nomment, comme roi, le jeune Moisés Jacob Tu‘u Hereveri qui a grandi à Tahiti. Il se produit une grande rébellion contre l’administration. D'octobre à décembre, les hameaux de Hanga Roa et de Moeroa sont assiégés. 1902 19-28 juillet General Baquedano Escale d’inspection. À l’arrivée, la maison de Basilio Rojas Ministerio de Marina Vol. 1282; De l’administration (Mataveri) se trouve en état de siège. Estella (1920); Sánchez Manterola Cooper informe de la rébellion qui dure depuis (1921); Foerster (2010); Moreno plusieurs mois. Le capitaine Basilio Rojas rédige un Pakarati (2011); Foerster (2015a). code de loi espérant réguler les rapports entre les insulaires et l’administration : régulation des journées de travail et salaires, reconnaissance des terres rapanui sur Hanga Roa et Moeroa, interdiction de la monarchie et de l’ostentation des signes non chiliens (le drapeau rapanui), imposition d’un cacique [chef indigène du village]. Cooper demande la déportation des six Rapanui accusés d’être des agitateurs : la demande est acceptée. Ils sont mis en garde à vue et

638

Registre de bateaux (1900-1970)

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1900 Premiers María Luisa Enrique Ika est le successeur du kin Siméon Riro a Sánchez Manterola (1921) ; lettre du jours de Ngaure. Il y a trois policiers sur l’île (arrivés en 1897): père Isidore Butaye (18 avril 1900) ; janvier Manuel Vega, José Corrales et Ricardo Chamorro. ArchÉvêché Rome: 61-91 ; Cools Vega épouse Verónica Mahute, la veuve de Riro a (1973 : 580-594) ; Foerster (2015a). Ngaure. Henri Merlet, en visite, ordonne de brûler les plantations des insulaires.

24 janvier-2 Louise-Amélie Visite du père Isidore Butaye. La population de l’île Vicencio Lettre du père Isidore Butaye (18 février est de 213 Rapanui (65 hommes, 64 femmes, 44 Michelli avril 1900) ArchÉvêché Rome: 61- garçons et 41 filles), plus 12 colons chiliens, 2 91 ; Cools (1973 : 580-594). Anglais, 1 Français et 1 Italien. Butaye essaie de persuader les insulaires d’accepter l’autorité chilienne et d’abolir la monarchie.

23-25 mai General Baquedano Inspection des officiers de la Marine. La population de Arturo Wilson El Mercurio de Valparaíso, 8 avril l’île est de 214 « naturels » et « 30 Chiliens et 1900; « Informe del Comandante étrangers ». La population de bestiaux est de 24 000 Montt » in Briones (1900 : 581-584). moutons, 200 chevaux et 4 000 bovins. L’état sanitaire de la population est inquiétant : plusieurs insulaires portent des signes de maladies vénériennes. Les compagnons de voyage de Riro a Ngaure sont de retour : Juan Tepano et José Pirivato (Juan Araki est décédé au village de Los Andes dans la Région de Valparaíso). Les Rapanui dénoncent les actions de Merlet : champs de culture brûlés, châtiments physiques, interdiction de hisser le drapeau rapanui, le non-respect de leur kin.

637

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[Suite Novembre- Goleta Hector Horacio Cooper arrive avec le double poste Sánchez Manterola (1921); De 1900] 10 décembre d’administrateur de la Compagnie Merlet et de Estella (1920) ; Ruiz (1904); représentant de l’État. Cooper installe un régime de Foerster (2015a). terreur. Des témoignages des abus vont apparaître dans la presse en 1903. Après une grande rébellion rapanui un groupe d’insulaires sera déporté au Chili continental.

1901 Juillet-août La Durance Escale du navire de guerre français. L’équipage réalise Chauvet (1935 : 34) ; De Estella des incursions dans l’île. Le médecin de bord, Dr (1920) ; Vives Solar (1920); El Delabaude, recueille du matériel archéologique et des Chileno, 6 juillet 1903 ; Foerster ossements humains. En septembre, les Rapanui (2015a). nomment, comme roi, le jeune Moisés Jacob Tu‘u Hereveri qui a grandi à Tahiti. Il se produit une grande rébellion contre l’administration. D'octobre à décembre, les hameaux de Hanga Roa et de Moeroa sont assiégés. 1902 19-28 juillet General Baquedano Escale d’inspection. À l’arrivée, la maison de Basilio Rojas Ministerio de Marina Vol. 1282; De l’administration (Mataveri) se trouve en état de siège. Estella (1920); Sánchez Manterola Cooper informe de la rébellion qui dure depuis (1921); Foerster (2010); Moreno plusieurs mois. Le capitaine Basilio Rojas rédige un Pakarati (2011); Foerster (2015a). code de loi espérant réguler les rapports entre les insulaires et l’administration : régulation des journées de travail et salaires, reconnaissance des terres rapanui sur Hanga Roa et Moeroa, interdiction de la monarchie et de l’ostentation des signes non chiliens (le drapeau rapanui), imposition d’un cacique [chef indigène du village]. Cooper demande la déportation des six Rapanui accusés d’être des agitateurs : la demande est acceptée. Ils sont mis en garde à vue et

638

Registre de bateaux (1900-1970)

puis transportés au Chili continental : José Pirivato, Remuto Hito, Nicolas Teao, Ruperto Nai. Juan Tepano est nommé cacique. 24 juillet Goleta Hector Bateau de la Compagnie Merlet. Deux autres Rapanui Ministerio de Marina, Vol. 1281; De sont mis en garde à vue et déportés au Chili Estella (1920); Foerster (2010). continental par ordre du commandant du General Baquedado: Esteban Kaiuhi et Ioane Tu’u. Merlet reste sur l’île de Pâques.

1903 1-2 janvier General Baquedano Escale d’inspection. La population se trouve Arturo Cuevas Ossandon (1903); De Estella (1920); « tranquille et dédiée au travail » selon Arturo Cuevas. Vio Valdivieso (1936). Le capitaine se déclare inquiet du faible nombre d’habitants. Le navire commence un tour du monde. Selon certaines sources, le kin Moisés Tu‘u Hereveri s’est enrôlé comme matelot. Merlet crée la Compañia Explotadora de Isla de Pascua (CEDIP) en association avec la transnationale Williamson & Balfour Co. 1904 Décembre Tagliaferro Parti de Melbourne, Australie. Transport de charbon Vio Valdivieso (1936). pour l’approvisionnement du navire Albaross en expédition scientifique dans l’océan Pacifique.

15-19 General Baquedano Escale d’inspection. Suite à l’information qui a circulé Luis Gómez Rocuant (1916: 84); Vio Valdivieso décembre dans la presse au Chili qui dénonce les conditions de Carreño (1936); Foerster (2015a). vie déplorables de l’île de Pâques, le consulat de France demande d’enquêter sur Cooper pour des abus supposés contre des sujets français sur place (des Rapanui nés à Tahiti et un citoyen français). Cooper est donc interrogé. Le médecin de bord ordonne l’isolement des lépreux.

15-22 Albatross Expédition scientifique (géologique et botanique). Alexander Ministerio de Marina, Vol. 1404; décembre Agassiz Agassiz (1906).

639

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1905 Décembre Goleta Sarita Bateau de la CEDIP. Naufrage. Le capitaine et Karström De Estella (1920:154) ; Foerster l’équipage resteront plusieurs mois sur l’île de Pâques. (2015a). Henry Percy Edmunds arrive pour remplacer Cooper dans ses fonctions d’administrateur de la CEDIP et de représentant de l’État. Edmunds fondera deux familles. 1906 Juillet HMS Cambrian et Navires de guerre de la couronne britannique. HMS Evening News (Sydney, NSW), 17 HMS Flora Cambrian transporte à Tahiti deux matelots de la août 1906; Célestin Maurel, lettre en Goleta Sarita. Sur place, ils dénoncent les conditions date du 21 août 1906 (Arch-Rome d’exploitation que connaissent les insulaires. 60-6, in Cools (1973 : 231) ; Vergara Cette année, le catéchiste Pakarati a célébré douze (1939:28). mariages et trente-quatre baptêmes.

[ ?] Bateau sans nom De passage, il est décrit avec cinq mâts. Cinq matelots Evening News (Sydney, NSW), 17 de la Goleta Sarita sont transportés à Valparaíso. août 1906.

1907 [ ?] Falcon Bateau de la CEDIP. Transport de laine et des cuirs De Estella (1920: 154). produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin. Cooper quitte Rapa Nui et Henri Percy Edmunds le relaie dans ses fonctions. Le capitaine Martin restera sur l’île.

Novembre Sea Pearler Pacific Manuscrips Bureau PMB 798 ; McCall 1990.

640

Registre de bateaux (1900-1970)

1908 6-7 mars General Baquedano Escale d’inspection. Le hameau de Hanga Roa compte Agustín Fontaine Vio Valdivieso (1936). 30 maisons et la population est d’environ 200 Calvo insulaires. General Baquedano suit sa route à Tahiti.

1909 Aucun bateau

1910 General Baquedano Escale d’inspection. Le capitaine du bateau Falcon Las Heras De Estella (1920: 157). quitte Rapa Nui.

13 - 20 El Pandora Yacht de pavillon anglais. Le capitaine laisse des sacs C. Arapakis Vives Solar (1916) ; Vergara décembre de farine aux insulaires. (1939:28).

1911 Fin mai Challenger Bateau de pavillon anglais. GR Grant Vergara (1939:28); Cools (1973 : 231). 13-25 avril General Baquedano Escale d’inspection et expédition météorologique Capitán Arturo Valenzuela (1912) ; Knoche (1912) ; chilienne dirigée par Walter Knoche. Viennent aussi Swett-Otaegui Martínez (1913) Englert (1996). Edgardo Martínez, Ignacio Calderón et Francisco Fuente. Le chapelain de bord, Zósimo Valenzuela célèbre les offices. Knoche et Martínez recueillent d’importantes données ethnographiques. Martínez reste sur l’île où il aura une fille avec une femme de l’île. 1912 General Baquedano Escale d’inspection. Le capitaine Larenas écrit dans le Emilio Larenas Vio Valdivieso (1936). rapport d’inspection : « la plupart des adultes m’ont del Río Foerster & Montecino (2016). demandé de les embarquer, mais je n’en ai accepté que quatre, je leur ai promis que lors d’un prochain voyage, d’autres pourront en profiter. J’ai dit cela pour ne pas dépeupler l’île ». (Ministerio de Marina, Vol. 1858, sf). Edgardo Martínez rentre au Chili continental. Les Rapanui recrutés comme matelot et mousses sont : Miguel Morata Antre (Miguel Maurata); Cristián Pajarate Tapeta (Cristián Pakarati Rangitaki); Jeremias

641

Annexe A

Pepé Tejey (Jeremías Ruko) et Andrés Tañeda Matrena (Andrés Tekena).

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1913 13 juin El Dorado Naufrage en haute mer. Le capitaine et l’équipage (dix Cap. Benson Routledge (1919); Ramírez (2010) ; hommes) arrivent sur l’île de Pâques sur un bateau de Benson (2001 [1914]). sauvetage. En octobre, le capitaine et deux membres de l’équipage quittent l’île dans une petite embarcation. Ils arriveront à Mangareva. Deux membres de l’équipage laisseront des enfants sur l’île. Décembre Knight of the Navire de pavillon anglais. Les huit hommes d’El Routledge (1919). [?] Garter Dorado sont transportés à Valparaíso.

1914 29 mars Mana Expédition ethnologique anglaise de Katherine Henry James Routledge (1919); Van Tilburg Routledge et Williams Scoresby. L’expédition va Gillam (2004). séjourner dix-sept mois. Routledge va interroger un groupe de quinze anciens avec l’aide d’un interprète, le « cacique » Juan Tepano. Elle va collecter une immense et inestimable quantité de données ethnographiques : mythes, généalogies, listes de noms des ariki, des taŋata manu, noms des esprits, divisions territoriales, parmi d’autres sujets. Pendant le séjour de l’expédition, se produit la grande rébellion rapanui organisée par Daniel Teave et María Angata, une vieille catéchiste rapanui éduquée à Mangareva qui communique avec Dieu par songe.

5-15 d’août General Baquedano Escale d’inspection. À bord, se trouvent Henri Merlet Cdte. Almanzor Hernández (1914) ; Ministerio de et Ignacio Vives Solar, ce dernier vient comme Hernández Marina Oficio N° 1653; Hotus professeur. Le capitaine et les membres de haut grade (1988). du bateau réalisent un procès sommaire pour les évènements qui ont eu lieu : vol de bétail et d’autres animaux, sacrifices d’animaux, désobéissance à

642

Registre de bateaux (1900-1970)

l’autorité. Douze hommes rapanui sont interrogés et Daniel Teave est déporté au Chili continental. Conséquence de cette rébellion, le représentant de l’État sur l’île ne sera plus l’administrateur de la compagnie.

12- 18 Flote Allemane (12 Il s’agit d’une flotte de la Marine impériale allemande, Almirante von Edmunds (sd) in Conte (1994) ; octobre bateaux) l’Escadre d’Extrême-Orient, qui venait de bombarder Spee Vives Solar (1917) ; Vergara (1939), le port de Papeete. Deux cuirassés Gneisenau et Routledge (1919 : 152), Scharnhorst, les croiseurs Dresden, Leipzing, Pochhammer (1929). Nürnberg et Baden, les transporteurs Yorck et Göttigen. Edmunds leur vend de la viande et du charbon sans être informé de la guerre en Europe et de la situation dans le Pacifique.

1er Arauco Bateau de l’armée chilienne. Edmunds est informé de Edmunds (sd) in Conte (1994). décembre la guerre en Europe.

23-31 Prinz Eitel Croiseur de guerre allemand qui a capturé un bateau Joseph Dillinger Ramírez (2010) ; Edmunds (sd) in décembre Friedrich de guerre français, Jean. Les militaires allemands Conte (1994: 345) ; Vergara (1939) ; installent une antenne sur le Mauŋa Terevaka. Les Fischer (2005). Allemands laissent un groupe de quarante-huit otages français et anglais sur l’île. Certains d’entre eux laisseront des enfants sur l’île.

1915 26 février Nordvik Bateau de pavillon norvégien. Les otages français et Ramírez (2010). anglais sont secourus. Le capitaine Dillinger (du bateau français) et cinq autres hommes restent sur l’île.

Juin General Baquedano Escale d’inspection. Dillinger et ses hommes sont Cdte. Luis Ward Oficio N° 2039 (in Cristino et al. transportés à Valparaíso. 1984).

643

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1916 Juillet General Baquedano Escale d’inspection. Monseigneur Rafael Edwards, Luis Stuven Foerster (2015b). évêque militaire, et le père Zósimo Valenzuela viennent en visite. Edmunds rentre (pour quelques mois) au Chili continental. Luis Stuven accepte Mateo Veriveri comme matelot. À Valparaíso, Merlet tente d’inscrire l’île comme étant sa propriété. À son retour, l’évêque Edwards commence une campagne de dénonciation contre la CEDIP. 1917 15 juin-01 General Baquedano Escale d’inspection. Exequiel Acuña, accompagné de José Toribio De Estella (1920 & 1921); Englert juillet sa famille, arrive comme subdélégué maritime. Merino (1996); Moreno Pakarati (2012b); L’évêque militaire Rafael Edwards vient à nouveau, Skottsberg (1920), Chauvet (1935: accompagné par les pères capucins : Bienvenido de 35); Vergara (1939). Estella et Modesto de Adiós, plus deux familles de colons (Elgueta, son épouse et leurs cinq enfants), Antonia Calderón (comme employée) et Leoncia Rivas comme professeure. Edmunds est de retour comme administrateur de la CEDIP. Une commission de notables vient également pour étudier question de la propriété de l’île, laquelle avait été réclamée dans sa totalité par Merlet. Le botaniste suédois Carl Skottsberg vient aussi. L’État rend l’administration de l’île à l’Armée, dans le cadre des réglementations navales (Loi 3220). 4 octobre Fortuna Bateau concessionnaire de la CEDIP. Transport de Conte (1994:345). laine et de cuirs produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin. Quelques mois auparavant, naufrage du Seeadler, soixante hommes sous la direction du Von Lückner.

Scharnhorst Navire de guerre allemand. Se déclenche une épidémie Beighton (1966). de typhus.

644

Registre de bateaux (1900-1970)

1918 4 mars Falcon Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs Ramírez (2010). produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin. Il transporte à Talcahuano les marins allemands secourus par le Fortuna.

13 avril General Baquedano Escale d’inspection. L’évêque Edwards est de retour. Manuel Oficio N° 525 del Comandante de la Il est accompagné par les pères capucins Bienvenido Montalva Corveta G. Baquedano al Director de Estella et Domingo de Beire. De Estella et Beire Barrientos General de la Armada. Valparaíso séjourne six mois. De Estella recueille d’importantes 20-12-1918; De Estella (1921); données ethnographiques (histoires, documents Lavachery (1934, PMB 529). conservés par certaines familles, vocabulaire) il étudie aussi la distribution ancienne de terres et réalise un recensement complet de la population. Selon une information entendue par Henri Lavachery (1934), le père Beire aurait laissé une fille dans l’île.

Juillet Seeadler Navire de guerre allemand, naufrage. Von Luckner Conte (1994: 345). (début)

Octobre Falcon Bateau de la CEDIP, l’équipage du Seeadler est Arch.du ministère des RE Nº 669 transporté au Chili continental. Letra A, 1918.

29 novembre General Baquedano Les pères De Estella et Beire rentrent au Chili Manuel De Estella (1921). continental. Montalva Barrientos 1919 Mai [?] General Baquedano Escale d’inspection. Le père dominicain Nicolás Arch. del Ministerio de Marina Vol. Correa vient et séjourne huit mois. Selon une 2503. Lavachery (1934, PMB 529) ; information recueillie par Lavachery (1934), il amène Ramírez (2010) ; Englert (1996). de l’alcool et il l’utilise pour payer aux Rapanui les travaux réalisés. Ernesto Perez Acevedo arrive aussi pour installer le bureau de l’État civil. Il décède sur place et laissera un fils sur l’île de Pâques.

645

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1920 14-22 janvier Falcon Bateau de la CEDIP. William Alanson Bryan, http://digicoll.manoa.hawaii.edu/rap zoologue et géologue attaché au Bishop Museum anui/bryan.html. d’Hawai‘i, est de visite. Il rédige un rapport sur la Ministerio de Marina Vol. 2503. qualité du sol pour la CEDIP. Le père Correa rentre à Valparaíso.

1921 23-25 General Baquedano Exequel Acuña, le subdélégué maritime rentre au Chili Felipe Ministerio de Marina Vol. 2503; décembre continental. Luis Zepeda le remplace à ce poste. Wiegand Ognio Vergara (1939: 29); McMillan- Zepeda délivre les premiers titres fonciers. Zepeda Brown (1924); Vio Valdivieso aura des enfants sur l’île. (1936). McMillan-Brown arrive sur l’île et réalise une enquête ethnographique. Juan Tepano, le cacique nommé par l’Armée et collaborateur de Routledge, est son informateur.

1922 Mai General Baquedano Escale d’inspection. McMillan-Brown quitte l’île. Abel Campos Vio Valdivieso (1936). Carvajal

1923 General Baquedano Escale d’inspection. Arrive un nouveau chef de Štambuk (2010). personnel et éleveur d’ovins. C’est un Écossais, nommé Lechln McKinnon, qui laissera des enfants sur l’île.

1924 Aucun bateau

1925 General Baquedano Escale d’inspection. Le baron Von Teuber est en Chauvet (1935) ; Vio Valdivieso visite. (1936); Ramírez (2010).

8-12 mai St George Expédition de Craggs et Koll. Ramírez (2010).

646

Registre de bateaux (1900-1970)

1926 23-28 janvier Araucaria Bateau de la CEDIP. Carlos Recabarren vient prendre T.Langren Memorias de Carlos Recabarren. la fonction de subdélégué maritime et Juan Makaya, Intendencia de Valparaíso Vol. 919. Alejo Baldevenito, Mme Baldevenito, H. et F. Baldevenito viennent en visite. Quittent l’île de Pâques : Henry Edmunds (il reviendra), Exequel Acuña, Rudolina de Acuña, T. e I. Acuña ; ainsi que trois femmes rapanui : María Huke Kaituoe (comme domestique), Inez Huke (fille de María) et Luisa Ruko Aromoai (comme cuisinière).

2 mars Bristishar Bateau de pavillon canadien. John MacTadyer Memorias de Carlos Recabarren. Intendencia de Valparaíso Vol. 919.

15-18 juillet General Baquedano Escale d’inspection. Équipage de 246 personnes. Abel Campos Memorias de Carlos Recabarren. Intendencia de Valparaíso Vol. 919.

14-17 août Goélette Moana Quinze habitants de l’île, dont deux Européens, sont Rickman Memorias de Carlos Recabarren. autorisés à aller à Tahiti : Heremeta Make, son époux Intendencia de Valparaíso Vol 919; Vincent Pont, leur fils Vicente Pont et son épouse Englert (1996). Veriveri (1948). Laura Hill Huki, plus quatre de leurs enfants ; Rafael Cardinali et son fils adoptif Rafael Roe (de 8 ans) ; l’ex-matelot Mateo Veriveri et son frère Gabriel ; deux enfants du catéchiste Nicolas Pakarati : Domingo et José Pakarati Rangitaki et Juan Ruko. Ce dernier était né à Tahiti. 1927 9-16 février Alba Bateau de la CEDIP. Équipage de 31 personnes plus 3 Herbrinch Memorias de Carlos Recabarren. passagers (visiteurs). Transport de laine et de cuirs Intendencia de Valparaíso Vol. 919. produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin.

647

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[Suite 26-27 août Águila Navire de guerre chilien. Équipage de cinquante Juan Polich Memorias de Carlos Recabarren. 1927] matelots et fonctionnaires de l’armée. Cinquante Intendencia de Valparaíso Vol. 919. passagers (visiteurs).

29 novembre Transporte Maule Bateau de la CEDIP. Équipage de quarante personnes, Memorias de Carlos Recabarren. – 7 décembre viennent aussi quatre passagers (visiteurs). Transport Intendencia de Valparaíso Vol. 919. de laine et de cuirs produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin. 1928 28 mars -1 Transporte Escale d’inspection. Au Chili, une tentative de coup Ignacio Suárez. Memorias de Carlos Recabarren. avril Angamos d’état se produit. Elle est déclenchée par un groupe de Intendencia de Valparaíso Vol. 919 ; militaires socialistes et d’autres membres du parti Foerster & Montecino (2013). socialiste. La direction du parti est envoyée à l’île de Pâques comme prisonniers politiques : Eduardo Alessandri Rodríguez, Carlos Millán Iriarte, Roberto Yungue, Manuel Hidalgo Plaza, Florencio Rozas, Luis Prousá y Gaspar Mora. Recabarren rentre au Chili continental et sera remplacé par un des prisonniers politiques : Carlos Millán. Millán continue à délivrer des titres d’occupation de terres concernant Hanga Roa et Moeroa. Il laissera une fille sur l’île.

14 juillet Transporte Le capitaine du bateau ratifie les titres de terres Memorias de Carlos Recabarren. Angamos délivrés par Millán. Intendencia de Valparaíso Vol. 919.

1929 14 mai Abtao Navire de guerre chilien. Les tensions politiques au Francisco Acosta Memorias de Carlos Recabarren. Chili continuent. Un nouveau groupe de prisonniers Intendencia de Valparaíso Vol. 919 ; politiques arrive sur l’île de Pâques : Isaías Iriarte Foerster & Montecino (2012). Volta (Secrétaire général du Parti Communiste), Elías Lafertte Gaviño, Antonio San Martín Verdugo, Maclavio Galdames Toto, Rufino Rosas Sánchez, Aníbal González González, Andrés Escobar Díaz,

648

Registre de bateaux (1900-1970)

Gaspar Vásquez Cifuentes, Miguel Bravo Bravo, Bernardino Donoso Álvarez y Luis Peña. Le capitaine du bateau, Francisco Acosta, impulse des modifications au régime salarial sur l’île : règle les prix du magasin de la CEDIP, établit un salaire minimum et oblige la CEDIP à acheter le maïs produit par les insulaires.

17-23 Vapor Antartico Cupertino Martínez s’installe comme préfet de police, Hipolito Memorias de Carlos Recabarren. décembre avec son épouse et ses deux enfants. Les prisonniers Barrientos Intendencia de Valparaíso Vol. 919. politiques sont transportés au Chili continental : Isaías Iriarte Wolt, Bernardino Donoso Alvares, Aníbal González González, Antonio San Martin Verdugo, Andres Escobar Diaz, Luis Peña Contreras, Gaspar Vazquez Cifuentes, Miguel Bravo Bravo, Elias Laferte Gaviño, Maclovio Galdames y Regino Rosas. Henry Percy Edmunds quitte Rapa Nui (où il laisse sept enfants) et s’installe à Tahiti. Thomas Earl, gendre de Carlos Recabarren, arrive pour le remplacer.

1930 29 janvier-3 General Baquedano Escale d’inspection. Le capitaine installe une modalité Von Schroeders Vio Valdivieso (1936); Fuentes février de travail obligatoire connue sur le nom de lunes fiscal (2013). (lundi pour des travaux publics). Tout Rapanui majeur devait travailler sans salaire pour l’amélioration des biens publics : route, étangs d’eau, places, église.

Décembre Huemul Deuxième tentative de coup d’état au Chili Grove (1933) ; McCall (1997b). continental, quatre prisonniers politiques arrivent : Marmaduke Grove, Enrique Bravo, Pedro León Ugalde et Carlos Vicuña Fuentes. Nouveau gouverneur militaire, Alberto Cupertino, arrive sur l’île.

649

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1931

12 février Goélette Valencia Goélette louée à Tahiti par la famille Grove, pour Grove (1933) ; Štambuk (2010); venir libérer les prisonniers politiques : Grove, Bravo Foerster & Montecino (2013). et León s’évadent à Tahiti. Alberto Cumplido, le gouverneur militaire, se rallie à eux et les rejoint.

Décembre General Baquedano Escale d’inspection. Le journaliste Robert Casey visite Luis Alvares Instituto Hidrográfico de La Armada l’île. Il publie un long article qui dénonce le mur et les (1931 Vol. 8); Casey (1932). fils barbelés qui cantonnent les insulaires

1932 5 juillet Araucano Coup d’état et contre coup d’état au Chili. Sont à Grove (1933) ; Sarmiento (1938) ; nouveau envoyés à Rapa Nui en qualité de prisonniers Foerster & Montecino (2013). politiques : Carlos Millán, Marmaduke Grove et pour la première fois : Carlos Charlín Ojeda, Jorge Grove et Eugenio Matte Hurtado. Charlín laissera une fille à l’île de Pâques.

29 juillet Vapor Rancagua Escale d’inspection. Changement de personnel de Carlos Torres La Union de Valparaíso, 12 l’administration. Eduardo Avalos Sarmientos s’installe septembre 1933 ; Sarmiento (1938). comme préfet de police. Arrivent aussi cinq ouvriers pour construire un nouveau bâtiment pour l’administration et deux infirmiers. Le capitaine du bateau reçoit la pétition d’un groupe de trente jeunes hommes, qui demandent de ramener du Chili trente jeunes femmes pour les épouser.

12 octobre Roussalka Yacht de passage. L’Anglais Lord Moyne et son Grove (1933) ; Sarmiento (1938). épouse en voyage à travers le monde.

19 octobre Castro Bateau concessionnaire de la CEDIP. Matte et Grove Grove (1933). sont libérés et reviennent au Chili continental. Ils arrivent à Valparaíso le 30 octobre.

650

Registre de bateaux (1900-1970)

Décembre General Baquedano Escale d’inspection. À son bord, se trouve le médecin Rahm (1932). Gilbert Rahm qui prend des échantillons de sang de 63 Rapanui qu’il a considérés de « race pure ».

1933 Aucun bateau

1934 26 juillet Rigault de Expédition ethnologique franco-belge. Il s’agit de la Drapkin (1935) ; Métraux (1940 Genouilly plus importante mission ethnologique sur l’île de [1971] ; 1941) ; Lavachery (1934, Pâques. L’ethnologue suisse Alfred Métraux, PMB 529) ; Lavachery (1936) ; l’archéologue belge Henri Lavachery et le médecin Lavachery (2005) ; Laurière (2014). chilien Israël Drapkin séjournent six mois. Métraux réalise une ethnologie de sauvetage, en recueillant un grand corpus de données sur l’histoire orale auprès de Juan Tepano, de Victoria Rapahango, de María Ika, de Simón Riroroko et de bien d’autres. Lavachery fait le premier cadastre des pétroglyphes et Drapkin réalise une étude démographique et sanitaire complète des insulaires.

11 septembre General Baquedano Escale d’inspection. Les médecins Luis Sandoval et Lavachery (1936) ; lettre de Métraux Otto Wilhelm prélèvent des échantillons de sang. datée du 11 septembre (in Laroche L’arrivée du bateau permet à Métraux d’envoyer 1990) ; Laurière (2014). plusieurs lettres adressées à sa famille et à ses amis (Paul Rivet, Henri Rivière, Marcel Mauss) avec des bilans sur les données recueillies.

4 décembre Araucano Bateau concessionnaire de la CEDIP. Transport de Julio Ramírez Ramírez (1935) ; Lavachery (1936) ; laine et de cuirs produits lors de l’année. Sandoval & Wilhelm (1945) ; lettre Approvisionnement du magasin. Deux collectionneurs de Métraux datée du 4 décembre (in en visite, l’un est connu par les Rapanui sous le Laroche 1990). surnom de Cascos, l’autre est l’un des prisonniers politiques de 1930. Métraux adresse une lettre à Marcel Mauss pour lui expliquer que Rapa Nui est une « société à Potlach ».

651

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1935 3 janvier Mercator Navire-école français, départ de l’expédition franco- Lavachery (1936), Laurière (2014). belge. Jhon Fernhout réalise un documentaire sur l’enlèvement du moai, qui se trouve aujourd’hui au Musée Royal de Bruxelles.

Janvier Yacht Zaca Quelques jours après le départ de l’expédition franco- Camberra Times, 13 décembre belge, arrive l’expédition scientifique de Charles 1934 ; Shapiro (1971) ; Fischer Templeton Crockes et Harry Shapiro, qui fait une (2005 : 189). recherche d’anthropologie physique pour l’American Museum of Natural History (New York).

4-6 avril Jacob Ruppert Les habitants de l’île parlent espagnol, n’utilisent pas Amiral Byrd Young (2008). d’argent et échangent des statuettes en bois contre des vêtements.

25 novembre Coyhaique Bateau loué par la CEDIP. Le père capucin Sebastián Ministerio de Marina Vol. 3501. Englert arrive sur l’île. Il est envoyé par l’Universidad Memoria de Olalquiaga Ministerio de Chile pour réaliser des études linguistiques. Arrive de Marina vol. 3675. aussi un nouveau subdélégué maritime : Arturo Olalquiaga. Les autres passagers sont : Amelia Ugarte, Humberto Ferrusola, Herbert R. Harly, Javier Cornejo, Marina Campos de C.[Cornejo], Adolfo Dussant [comme infirmier] Ernestina Guitierrez de D. [Dussant], Raimundo Casas ; Rosa Cuadra de C [Casas], Julio Jara, Sara Durn de J. (enfant), Luis Quiros (enfant de 7 ans), Amelia Campos (enfant de 2 ans). J.B. Cater, britannique ; Ralph Metealf Holy, étasunien ; Hernnann Hartini, allemand ; Humberto Fuenzalida, chilien ; Ricardo Sepúlveda; Pedro Acevedo, Angel Aguilera et Benigno Soto. Le subdélégué maritime Hernan Cornejo abandonne l’île. L’infirmier Dussant laissera des enfants sur l’île.

652

Registre de bateaux (1900-1970)

General Baquedano Escale d’inspection et dernier voyage d’instruction de Enrique Vio Valdivieso (1936). matelots. Cordovez Madariaga

1936 Janvier Allipén Bateau de la CEDIP. Pedro Atan Pakomio est nommé Memoria de Olalquiaga Ministerio Alcalde (Maire) par Olalquiaga. de Marina vol 3675; Foerster Cette année, Englert publie son ouvrage « Leyendas de (2013). Isla de Pascua », important recueil de textes bilingues. Dans cet ouvrage, on trouve une version détaillé de l’histoire de Hotu Matu’a racontée par Arturo Teao Tori.

14 février Maipo Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs Memoria de Olalquiaga Ministerio produits lors de l’année. Approvisionnement du de Marina vol 3675. magasin.

Décembre General Baquedano Olalquiaga est de retour au Chili continental. Lors du Memória de Olalquiaga Ministerio mois de novembre, il a instauré un nouveau de Marina vol 3675. « reglamento de regimen interno y de trabajo de Isla de Pascua » qui modifie plusieurs aspects du code de loi de 1917.

1937 17 février Allipén Arrive Alvaro Tejeda comme subdélégué maritime. Englert (1996). Sebastián Englert rentre au Chili continental.

Avril Maipo Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs Foerster (2013). produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin.

Mai Maipo Bateau de la CEDIP. Foerster (2013).

Décembre Maipo Bateau de la CEDIP, le père Sebastián Englert revient Englert (1996). sur l’île.

653

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1938 Avril Maipo Bateau de la CEDIP. Chapelain en visite, Francisco Englert (1996). Gilmore.

Juin Vapor Rancagua Navire de l’Armée chilienne, visite d’inspection. Foerster (2013). Quelques cales louées par la CEDIP.

Décembre Vapor Viña del Mar Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs Foerster (2013). produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin.

[ ?] Zenteno Navire de guerre chilien, escale d’inspection. El Mercurio de Valparaíso, 13 septembre 1942 (article de Guillermo Koenenkampf).

[ ?] Yankee Deuxième tour du monde. Johnson (1939). 1939 Décembre Allipén Bateau de la CEDIP. Englert revient sur Rapa Nui. Jorge Nebel El Mercurio, 4 janvier 1940 ; Fernández Englert (1996).

18 décembre Naguilan Bateau d’approvisionnement, concessionnaire de la Edgardo Streeter El Mercurio, 4 janvier 1940 ; CEDIP. Foerster (2013).

Yate Die Walkure Yacht de pavillon allemand. Selon l’ethnomusicologue Campbell (1971). Campbell, deux Samoans se trouvent dans l’équipage.et apprennent aux Rapanui une ballade appelée sau sau.

1940 4-20 janvier Yankee Troisième tour du monde. https://yankee3rdworldcruise.blog/ 1er Allipén Bateau de la CEDIP. Pedro Hito s’échappe de l’île El Mercurio de Valparaíso, 30 novembre caché dans une cale. Il arrive au port d’Antofagasta au novembre 1940. nord du Chili.

654

Registre de bateaux (1900-1970)

1941 Décembre Allipén Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs Foerster (2013). produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin.

1942 Octobre Castilla Bateau de la CEDIP. Foerster (2013).

1943 Juin Lautaro Bateau de la CEDIP. Foerster (2013).

Décembre Lautaro Bateau de la CEDIP. Foerster (2013).

Allipén Bateau de la CEDIP.

1944 2 janvier Évasion d’un groupe de cinq insulaires dans un petit Englert (1960b) ; Peteuil (2004). bateau, cap sur le Chili continental.

Mars Lautaro Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs El Mercurio de Valparaíso, 20 produits lors de l’année. Approvisionnement du décembre 1944. magasin. Enquête de terrain 2006. Sept Rapanui se cachent dans une cale et arrivent à Valparaíso : Lázaro Hotus Ika ; Eugenio Huke, Enrique Araki, Rafael Teao Riroroko, Emilio Paoa Paté, Rafael Haoa y Carlos Chávez Tepihi.

Décembre Allipén Sept Rapanui sont rapatriés sur l’île de Pâques. À El Mercurio de Valparaíso, 20 Valparaíso vont rester : Lázaro Hotus Ika, Rafael décembre 1944. Haoa, Andres Paté et deux autres personnes. Enquête de terrain 2006. Carlos Charlín, l’un des prisonniers politiques des années 1930, revient comme chercheur de l’Universidad de Chile.

655

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1945 Avril Lautaro Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs Sandoval & Wilhelm (1945). produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin.

Le médecin Luis Sandoval (qui était venu sur l’île de Pâques dans les années 1930) revient sur l’île. Il prélève des échantillons de sang dans la population.

Décembre Allipén Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs La Estrella, 14 janvier 1946. produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin. Tentative d’évasion d’un groupe de douze insulaires. 1946 Avril Allipén Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs El Mercurio de Valparaíso, 2 janvier produits lors de l’année. Approvisionnement du 1949. magasin. Tentative d’évasion d’un groupe d’insulaires.

Décembre Lautaro Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin.

20-25 Transporte Bateau de l’Armée chilienne. Escale d’inspection. Basterica & Haoa (2015). décembre Angamos Commission scientifique formée par: Charlín, Feldermayer, Gerstman et Helfritz. Deux passagers clandestins sont découverts et ramenés à terre : Jorge Chávez y Napoleón Paoa.

1947 Janvier Transporte Andrés Paté est rapatrié sur l’île. Visite du Dr Camus, El Mercurio de Valparaíso, 2 de Angamos spécialiste de la lèpre. Tentative d’évasion. février 1949. Foerster & Montecino (2012).

656

Registre de bateaux (1900-1970)

Fondation à Valparaíso de La Sociedad de Amigos de Enquête de terrain 2006. Isla de Pascua (SADIP).

25 décembre Les frères Pakarati sortent à la pêche sans Englert (1960b) ; Peteuil (2004). l’autorisation du gouverneur. Les gens de l’île soupçonnent une évasion.

1948 Janvier Allipén Le père Sebastián Englert voyage au Chili continental. La Estrella de Valparaíso, 27 janvier Trois Rapanui se cachent dans une cale et arrivent à 1948 ; La Estrella de Valparaíso, 28 Valparaíso : Napoleón Paoa, Joaquin Rapu Pua y janvier 1948. Revista Vea N°461 11 Daniel Chávez. janvier 1948.

23 avril Évasion d’un groupe de quatre Rapanui, naufrage. Englert (1960b) ; Peteuil (2004).

1949 Janvier Transporte Escale d’inspection. Sebastián Englert est de retour sur Enquête de terrain 2006. Angamos l’île de Pâques, Lázaro Hotus est aussi de retour.

Janvier Allipén Voyage du préfet de Valparaíso et président de la El Mercurio de Valparaíso, 2 février SADIP : Molina Luco. Ana Rapahango (fille 1949. d’Edmunds et Victoria Rapahango) vient à Valparaíso pour suivre des études de sage-femme. Un groupe de sept hommes se cache dans une cale et arrive à Valparaíso : Luis Paoa Paté, Miguel Paoa Huki, Ventura Chávez Hito, Valentín Riroroko Tuki, Florentino Hey Riroroko, Pedro Teao Riroroko et Alberto Hotus Chávez. 9 Septembre Papudo Bateau loué par la CEDIP: rapatriement sur l’île des Enquête de terrain 2006. Pakarati, arrivés dans un voilier sur l’atoll de Reao.

1950 Janvier Transporte Escale d’inspection. Enquête de l’anthropologue Jorge Tapia de la Camus (1950). Angamos physique Marcelo Bormida. Le Dr Camus essaie un Barra Foerster & Montecino (2012). traitement contre la lèpre.

657

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1951 Janvier Allipén Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs Foerster (2013). produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin.

20 Janvier Corveta Covadonga Escale d’inspection. H. Searle Parragué (1951) ; O’Reilly (1974) ; Le premier avion entre le Chili continental et Rapa Armada de Chile (1979). Nui amerrit. C’est un avion Catalina DC6, baptisé Manutara. L’avion n’a pas pu décoller pour revenir sur le Chili et est démantelé en attendant l’arrivée d’un autre bateau pour transporter les pièces au Chili. Le 14 mars et le 20 avril un autre avion amerrit avec succès, il s’agit du vol expérimental du capitaine Patrick G. Taylor qui a relié l’Australie et Valparaíso.

7 juin Presidente Pinto Escale d’inspection et d’approvisionnement. Les Gallaher (s/d). pièces du Manutara sont embarquées. Le « Maire » Pedro Atan autorise la sortie d’un moai comme don au Musée Fonck de Viña del Mar.

1952 31 janvier Presidente Pinto Escale d’approvisionnement. Suite à de mauvaises Bravo Valdivieso (2005). conditions climatiques, il mouille en face d’Ovahe (nord de l’île) en attendant le Transporte Iquique qui est en route.

2-9 février Transporte Iquique Transport au Chili continental des pièces manquantes Mario Espinosa Bravo Valdivieso (2005). du Manutara, démantelé l’année précédente. Gazitúa

Février Allipén Le Dr Camus revient au Chili continental avec León Arch.Mapse fonds Dr Camus Tuki, son « filleul ». Guardian MPR4995.

658

Registre de bateaux (1900-1970)

Avril Presidante Pinto Escale d’approvisionnement. Résidence du Dr Mario Espinoza Revista Ercilla, 27 janvier 1953. Valenzuela. À son retour, la presse résume sa visite : Gacitua « la répression des coutumes a provoqué des perversions ; les femmes contrôlent la natalité avec des plantes, [l’épidémie de] lèpre se termine ; critique de l’administrateur de la CEDIP ».

1953 Janvier Allipén Bateau de la CEDIP. Transport de laine et de cuirs El Mercurio, 22 janvier 1953. produits lors de l’année. Approvisionnement du magasin. Cette année, le contrat de la CEDIP avec l’État arrive à terme. Désormais, ce sera la Marine qui administrera l’élevage de moutons. Le Dr Valenzuela revient sur le Chili continental. Un groupe de sept Rapanui est découvert caché à l’intérieur d’une cale.

Août Tansporte Angamos Visite d’inspection et d’approvisionnement. Transport Foerster (2013). de laine et de cuirs produits lors de l’année.

1954 Avril Presidente Pinto Visite d’approvisionnement. Le Dr Luis Sandoval Wilhelm & Sandoval (1956). revient sur l’île et réalise des analyses sanguines (il était déjà venu en 1934).

Août Transporte Visite d’inspection. Du personnel militaire est installé Cristino et.al (1894). Angamos sur place et le Détachement militaire de Vaitea est créé.

7 novembre Évasion d’un groupe de trois Rapanui, cap sur Tahiti. Englert (1960a) ; Nègre (1956) ; Peteuil (2004). 1955 Avril Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage Víctor Wilson Villalobos (1996) ; Esmeralda d’instruction. Le bateau fait route à Tahiti, puis au Amenábar Arch.du ministère des RE Nº 4096. Japon.

659

Annexe A

Le ministère de la défense français propose au Chili une étude sur la faisabilité d’une liaison aérienne Tahiti- île de Pâques. Le consul chilien à Tahiti dénonce l’action anti- chilienne d’un groupe de Rapanui arrivés dans un petit bateau (le groupe de 1954).

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[Suite Mars Presidente Pinto Visite d’approvisionnement. Reviennent à Valparaíso El Mercurio de Valparaíso, 5 mars 1955] avec le premier groupe d’étudiants rapanui : Benito 1955. Rapahango; Guido Hey Paoa; Felipe Pakarati Tuki; Domingo Araki Larahoa; George Hey Paoa; Donald Arsenio Rapu Púa; Lucía Tuki Macke; Irene Pakomio Paoa; Juan Bautista Laharoa; Marcelo Pont Hill; Macabeo Tepano Kature; Irma Atan Paoa; Emilia del Carmen Pacomio; María Pont Hil; Lucas Pakarati Tepano; Alfonso Rapu Haoa; Diego Edwin Pakarati Atan; María Haoa; Gustavo Hey.

5 octobre Évasion d’un groupe de cinq Rapanui, cap sur Tahiti, Englert (1960a) ; Peteuil (2004). ils arrivent aux îles Cooks. 16 octobre Évasion d’un couple, naufrage. Englert (1960a) ; Peteuil (2004).

26 octobre -6 Chistian Bjelland Expédition archéologique norvégienne : Thor Heyerdahl, Thor & Ferndon, Edwin avril 1956 Heyerdahl, William Mulloy, Edwin Ferdon, Carlysle (1962 & 1965) ; Heyerdahl (2013 Smith, Gonzalo Figueroa, Arne Skjolsvold. Il s’agit de [1957]). la première expédition à réaliser des fouilles archéologiques avec des méthodes modernes. Recueil d’importantes données archéologiques et ethnographiques (les manuscrits rapanui). Un premier moai est levé.

660

Registre de bateaux (1900-1970)

Le subdélégué maritime demande à Heyerdahl de l’aider à patrouiller le long des côtes pour empêcher de nouvelles évasions.

Windjamme Naufrage. Yacht de pavillon étasunien. Arch.du ministère des RE Nº 4180.

1956 Février Presidente Pinto Commission d’État pour étudier la construction d’une Wilhelm & Sandoval (1956) ; piste d’atterrissage : Roberto Parragué, George S. Loyola (1988). Clark (de l’administration civile des États-Unis) et Carl A. Posey, de l’administration aéronautique civile des États-Unis. Le Dr Sandoval refait une étude hématologique.

11 août Évasion d’un groupe de huit Rapanui, naufrage. Englert (1960a) ; Peteuil (2004). 1957 4 juillet Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage Roberto De Barthel (1978) ; Fischer (2010a ; Esmeralda d’instruction. Quatre des cinq Rapanui, qui en 1955 Bonnafos 2010b). sont arrivés aux îles Cooks sur un petit voilier, reviennent sur l’île. Expédition ethnologique de Thomas Barthel qui recoupe le Manuscrit E et Ruperto Vargas qui fait une collecte d’objets ethnographiques.

1958 26 janvier Presidente Pinto Visite d’approvisionnement et d’inspection. À cause R. Barros Armada de Chile (1983) ; Loyola 1er février des découvertes de l’expédition de Barthel, (1988) ; Fischer (2010a ; 2010b). l’Universidad de Chile envoie une mission scientifique : Gustavo Peña, Jorge Urrutia et Wilhelm. Du personnel du musée archéologique de La Serena est envoyé : Jorge Irribarren. Un second groupe de Rapanui vient au Chili continental pour faire des études : Jose Pakomio Abimakera, Gabriel

661

Annexe A

Tuki, Guillermo Nahoe, Rodolfo Paoa et quelques autres. Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[Suite Février Spencer F. Baird, Trois bateaux nord-américains font des études El Mercurio de Valparaíso, 28 1958] Horizon et autre océanographiques. janvier 1958.

Mai Bateau Russe Études océanographiques. La Estrella de Valparaíso, 12 mai 1958.

Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage Raúl Montero Englert (1960b). Armada de Chile Esmeralda d’instruction. Felipe Teao, l’un des Rapanui échappés Cornejo (1983). en voilier en 1954, revient sur l’île après être monté sur ce bateau à Tahiti, dernière escale avant d’aborder l’île de Pâques.

16 septembre Évasion d’un groupe de sept Rapanui atteints de la Englert (1960a) ; Peteuil (2004). lèpre. Naufrage.

Septembre Yacht sans nom Yacht de pavillon étasunien. Fait escale de deux Arch.du ministère des RE 1958 repertorié semaines. Il continue sa route à Tahiti où le capitaine oficio n°68. informe le consul chilien de l’évasion en voilier d’un groupe de lépreux.

1959 Janvier Presidente Pinto Visite d’approvisionnement. Aurelio Pont, l’un des Englert (1960b). évadés de 1954, revient sur l’île. 1960 19-29 janvier Presidente Pinto Visite d’approvisionnement. Expédition archéologique Domínguez (1961) ; Revista Ercilla, de William Mulloy y Gonzalo Figueroa. Première 2 mars 1960. restauration d’un complexe ahu-moai (Akivi).

Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage Patricio Carvajal Arch.du ministère des RE, 1960 nº Esmeralda d’instruction, fait route vers Tahiti. Englert voyage à Prado 5687.

662

Registre de bateaux (1900-1970)

Tahiti et visite la léproserie d’Orafara. Il suggère de Englert (1960a); Armada de Chile transporter les malades de Rapa Nui dans cet asile. (1983).

1961 Presidente Pinto Visite d’approvisionnement. Margot Loyola Revista Zig-zag, 18 octobre 1963; (folkloriste chilienne) est de visite. Leonardo Pakarati Loyola (1988). s’installe à Valparaíso.

Février Zarja Navire russe. La Union de Valparaíso, 16 février 1961.

1962 Janvier Presidente Pinto Visite d’approvisionnement. Le bateau reste neuf Englert (1996). jours. Sont de visite Monseigneur Guillermo Hartl et la famille de Salvador Allende (qui sera président du Chili en 1970). Alfonso Rapu, qui fait ses études à Santiago, est aussi de visite. John Martin arrive comme préfet et Leonardo Pakarati est aussi de retour. L’ingénieur Louis Castex réalise des études pour la construction de l’aéroport.

Fragata Covadonga Navire de guerre chilien. Visite d’inspection. P.Woolvett Armada de Chile (1983).

Corveta Morel Navire de guerre chilien. S. Carvajal Armada de Chile (1983).

Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage Daniel Arellano Armada de Chile (1983). Esmeralda d’instruction. McLoud

1963

Transporte Pinto Le Transporte Pinto réalise des sondages du fond E. O’Reilly Armada de Chile (1983). marin au large de l’île, mais il est resté suffisamment loin des côtes pour ne pas rentrer en contact avec la population.

663

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[Suite Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage H. Cabezas Armada de Chile (1983). 1963] Esmeralda d’instruction.

Le 23 janvier, Parragué réalise un second vol avec un Mattei (2008). avion Catalina. L’avion avait été loué par la Compagnie Nationale de l’Air (LAN) : Jorge Jarpa et Hernán Pérez comme pilotes, Januario Lazo à la communication et Luis Palma comme mécanicien. Dans le vol venait aussi Mauricio Yánquez, vice- président de LAN, et Jorge Maldonado, représentant du ministère de Travaux Publics, plus deux Étasuniens : H. Frauenthal et J. Farrel. La compagnie aérienne nationale [LAN] étudie la possibilité de mettre en place une liaison aérienne Santiago-Papeete.

1964 Janvier Presidente Pinto Alfonso Rapu est de retour. En tant que professeur A. Geiger Armada de Chile (1984) ; d’école, il organise des cours d’alphabétisation pour Grifferos (1997) ; Foerster (2016). des adultes, anime un groupe de scoutisme, organise des coopératives productives, clubs de sport et un groupe de musique et de danse.

2 janvier-5 Yacht Calédonien Expédition archéologique de Francis et Tila Mazière. Mazière (1965) ; Grifferos (1997). novembre Ils sont accusés de promouvoir les idées socialistes et d’inciter les Rapanui à se lier à une supposée Alliance polynésienne.

Mai Buque Escuela L’écrivant chilien Enrique Bunster rencontre Francis Pablo Weber El Mercurio, 12 juin 1966. Esmeralda Mazière. Munnich

664

Registre de bateaux (1900-1970)

16 novembre Cape Scott Expédition médicale canadienne (METEI). Une Raid (1965), El Mercurio, 12 juin -17 mars équipe formée de médecins et d’anthropologues 1996; Foerster (2016). 1965 (trente-quatre personnes au total) est arrivée pour étudier le système immunitaire dans une population en situation d’isolement. Le Cape Scott fait un voyage vers le Chili continental et est à Valparaíso le 21 décembre. Une religieuse transporte, en cachette, une lettre adressée au Président du Chili, écrite par Alfonso Rapu et signée par plusieurs Rapanui.

Le 5 décembre Alfonso Rapu, Germán Hotus et Raid (1965); Grifferos (1997); d’autres rédigent une lettre adressée au Président du Foerster (2016). Chili, Eduardo Frei Montalva, récemment élu. Cette lettre dénonce la situation coloniale, les inégalités entre le Chili continental et l’île de Pâques, et entre les Chiliens continentaux et les Rapanui sur place. Le 8 décembre, Alfonso Rapu est élu Alcalde, mais le préfet, Jorge Portilla ne reconnaît pas l’élection et ordonne la détention de Rapu et du docteur Guido Andrade accusés d’être des « agitateurs sociaux ». Rapu s’enfuit et se cache dans des grottes. Au Chili continental, les actions de Rapu sont considérées comme une démarche politique anti-chilienne et pro- française.

1965 2 janvier Frégate Amiral Frégate de pavillon français, le gouverneur n’autorise Skoryna (1992) ; El Mercurio, 2 Cherner pas le mouillage et la frégate continue sa route en janvier 1965. direction de Valparaíso. La presse spécule qu’elle venait prendre possession de l’île.

5 -18 janvier Escampavía Yelcho Navire de guerre chilien. Il vient pour étouffer la Guillermo Rojas Reid (1965); Štambuk (2010); révolte rapanui. 46 militaires sont transportés. Un Foerster (2016). procureur militaire mène une enquête sur les évènements. Guido Andrade est maintenu en garde à vue dans le Yelcho. Le 8 janvier, Rapu est cité à

665

Annexe A

comparaître et un violent incident éclate entre les militaires et les femmes qui protégeaient Rapu. Le procureur autorise la tenue d’élections et Rapu est élu Maire de l’île.

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[suite 5-17 janvier Transporte Águila L’armée fait venir trois journalistes pour recueillir des La Tercera, 15 janvier 1965 ; La 1965] informations sur les évènements. Dans le bateau, Nación, 01 février 1965; La Nación, partent soixante Rapanui, qui viennent s’installer au 03 février 1965; El Mercurio 27, Chili continental. janvier 1965; El Mercurio de Valparaíso, 19 janvier 1965; Foerster (2016). Fin mars Vapor Antofagasta Quitte Valparaíso le 12 mars. Sont déplacés environ El Mercurio de Valparaíso, 2 mars 1 000 tonnes de vivres, médicaments et outils de 1965; 11 mars 1965; 7 avril 1965. travaux. Viennent : le Dr Ramón Campbell, Fermina Zamorano comme nouvelle professeure, un géologue, quatre ingénieurs, un architecte, un ingénieur agricole, un topographe, l’assesseur de la vice-présidence de LAN Enrique Rogers comme coordinateurs du Plan de développement gouvernemental pour l’île, un nouveau chef militaire, le capitaine Arnt Arentsen. De retour à Valparaíso le 7 avril. Un groupe de onze Rapanui s’était caché dans une cale : Pedro Pakarati Araki, Francisco Tuki Pakarati, Vicente Atán Pakarati, Rosendo Huke Atán, Zorobabel Fati Teao, Ricardo Tepano Pérez, Urbano Tepano Kartuoa (sic), Arturo Tuki Marie, Fernando Hito, Leonardo Pakarati et Isidro Tuki Hey. Sur l’île de Pâques vivent maintenant 143 Chiliens du continent : 19 fonctionnaires civils, 23 militaires et 101 parents.

666

Registre de bateaux (1900-1970)

Août Transporte Águila Déplacement de personnel civil, 89 tonnes de vivres, Arch.Mapse SE C011. et 90 passagers. Parmi eux : Rogers Sotomayor et William Mulloy et 42 Rapanui qui rentrent à l’île de Pâques.

3 décembre Enseigne de Bâtiment de guerre français. Sa dernière escale avant Tailhades Berthe (2008). Vaisseau Henry l’île de Pâques fut le port de Valparaíso. Ils y ont transporté des provisions et le courrier. Une vingtaine de petits bateaux viennent à sa rencontre. Les Rapanui montent sur le pont pour échanger avec l’équipage des statuettes en bois contre des vêtements. Il y a 17 marins chiliens et le gouverneur habite dans un bungalow. Un Rapanui se cache dans un cale et arrive à Papeete.

Le 27 août a lieu le premier vol expérimental île de Mattei (2008) ; Maddok (2011) Pâques-Papeete. Dans le vol viennent quelques Enquête de terrain 2012. Rapanui.

1966 Le Sénat approuve la Loi 16.441 qui incorpore Rapa El Mercurio de Valparaíso, 19 Nui comme Province et Commune de la région de février 1966 ; Valparaíso. Les Rapanui sont reconnus citoyens Seelenfreund (et.al 2004) ; chiliens. Foerster (et.al 2012b).

03 mars Bergensfjord Navire de pavillon norvégien avec des touristes. Arch.Mapse SE C015.

15 mars Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage Roberto Kelly Arch.Mapse SE C015. Esmeralda d’instruction. Vásquez

25 mars Transporte Águila Approvisionnement. Viennent : William Mulloy, El Mercurio, 5 juin 1966. Gonzalo Figueroa et Peterson (comme délégués de l’UNESCO, pour élaborer un plan de développement du tourisme), Mario Bulnes et Baker (vulcanologue).

667

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

[Suite 29 avril BB Maurienne Bâtiment-Base et de Commandement du Centre Servent Gill (2015). 1966] d’essais du Pacifique (France).

02 de juin Wyandot Navire d’approvisionnement de l’Armée étasunienne. Arch.du ministère des RE Vol. 139. Début d’installation d’une base secrète de recherche de satellites. 14 août Transporte Navire national. Les fonctionnaires chiliens Annexe D. Navarino commencent à arriver. La liste de passagers dénombre 345 personnes.

15- 30 août USNS James E. Navire de l’Armée étasunienne. Installation de la base Arch.du ministère des RE Vol. 139. Robinson de recherche de satellites.

Septembre USNS Kelley Navire de l’Armée étasunienne. Installation de la base Arch.du ministère des RE Vol. 139. de recherche de satellites.

8 septembre Transporte Arrivent 170 Chiliens continentaux, parmi eux : El Mercurio de Valparaíso, 1 Navarino Enrique Rogers Sotomayor comme responsable de la septembre 1966. « Corporación de Fomento Profuctivo » (CORFO), agence de développement gouvernementale. Commencent les travaux de construction de l’aéroport, arrivée de premiers ouvriers venus du Chili continental. 14-22 Vapor Antofagasta Bateau d’approvisionnement, arrive avec 12 passagers El Mercurio de Valparaíso 5 & 8 septembre et plus de 508,6 tonnes de vivres et matériaux de septembre 1966. construction. Roggers est de retour à Valparaíso.

11 -12 USNS Kelley & Navires de l’Armée étasunienne. Installation de la Arch.du ministère des RE Vol 139. novembre USNS Frank J. base de recherche de satellites. Petrarca K

668

Registre de bateaux (1900-1970)

Décembre USNS Frank J. Navire de l’Armée étasunienne. Installation de la base Arch.du ministère des RE Vol. 139 Petrarca K de recherche de satellites.

17 décembre Transporte Arrivé des Chiliens continentaux. La liste des El Mercurio de Valparaíso, 01 Navarino passagers comptabilise 110 passagers. Transport de décembre 1966; El Siglo, 4 février machines et de matériaux de construction pour 1967; Grifferos (2000); Foerster l’entreprise LONGHI. Manifestation contre Rogers. (2016); Annexe D.

1967 Janvier Wyandot Navire de l’Armée étasunienne. L’installation militaire Punto Final N°20, janvier 1967 nord-américaine compte un personnel de 120 Porteous (1981). fonctionnaires dont 40 sont des officiers de l’armée.

5-9 mars Vol expérimental de la Force de l’Air chilienne avec, à Foerster (2016). son bord, le ministre de la Défense et trois sous- secrétaires du gouvernement. Rogers est démis de ses fonctions.

11 mars Transporte Transporte 185 passagers et 706 tonnes de vivres et Gobernación de Isla de Pascua. Navarino matériaux de construction.

3-8 avril Premier vol commercial de passagers. 29 touristes Parrish (1967); Mulkey (1997 RNJ). américains et français.

2 -8 mai Deuxième vol commercial de passagers. Groupe de Laroche (1967). touristes français. LAN organise un vol par mois.

Septembre Wyandot Navire d’approvisionnement de l’armée étasunienne. Punto Final N°68, novembre 1968. Sur l’île demeurent entre 80 et 90 militaires étasuniens

USNS Kelley Navire d’approvisionnement de l’armée étasunienne. Porteous (1981).

Novembre Moto Nave Rio Navire d’approvisionnement chilien. Gobernación de Isla de Pascua. Becker

669

Annexe A

Année Séjour Bateau Passagers, évènements importants Capitaine Sources

1968 12 Février Premier vol commercial Santiago-île de Pâques-Faa‘a. Porteous (1981) ; O’Reilly (1974), Victoria Rapahango se rend à Tahiti pour revendiquer Enquête de terrain 2013. un terrain de Pamatai. Cette année, LAN réalise seize vols Santiago- Faa‘a.

Juin Moto Nave Rio Navire d’approvisionnement chilien. Intendencia de Valparaíso caja 1968 Becker n°219-220 f 6011.

Juillet Vapor Antofagasta Navire d’approvisionnement chilien. Intendencia de Valparaíso caja 1968 n°217-218 f 922. Décembre Vapor Antofagasta Navire d’approvisionnement chilien. El Mercurio, 20 novembre 1968.

Cette année 444 touristes visitent Rapa Nui. Porteous (1981) ; Mulloy (2014). Mulloy transporte une tête de moai qui sera exposée à Washington pour faire la promotion touristique de l’île.

1969 13-15 janvier Jeanne d’Arc Visite du porte-avions de l’armée française. www.netmarine.net

Février Vapor Antofagasta Navire d’approvisionnement chilien. La Estrella, 18 février 1969.

Octobre Vapor Antofagasta Navire d’approvisionnement chilien. Deux Rapanui se La Estrella, 13 octobre 1969. cachent dans une cale pour venir au Chili continental, ils sont découverts et mis en garde à vue.

Cette année LAN réalise 21 vols reliant Rapa Nui à Porteous (1981) ; Mulloy (1969). Tahiti. Le 8 janvier, le père Sebastián Englert décède à la Nouvelle-Orleans lors d’une visite scientifique.

670

Registre de bateaux (1900-1970)

1970 27-29 juin Buque Escuela Navire-école de la Marine chilienne. Voyage Christian El Mercurio, 11 janvier 1970. Esmeralda d’instruction. Dernier port avant d’arriver à Rapa Nui, Storaker Pozo Papeete. Mai Vapor Antofagasta Navire d’approvisionnement. Intendencia de Valparaíso caja 1970 s/n f 857-858. Décembre Trasporte Tocopilla La tête de moai, exposée à Washington, est de retour Mulloy (2014). sur l’île. Le 12 mars la route aérienne Santiago-Faa‘a devient régulière. Cette année-là, un Boeing O’Reilly (1974 : 179). 707 assure 90 vols, transporte 4090 personnes, 6 tonnes de fret, 73 kg de courrier.

671

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

672

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe B Familles par maison et secteur, selon recensement 1918

Foyers Familles Parenté & N° Composition Filiation mata selon voisinage habitants du foyer McCall (1986)

1 Pakarati 10 Couple- Tupahotu/Marama Rangitaki, Roe enfants + (visite) mère et fille

2 Pakarati Atamu 5 Couple + Tupahotu-Koro Orongo enfants 3 Pakarati Atamu 5 Couple- Tupahotu-Koro Orongo enfants (1 poki hāŋai) Pakarati Ika, 7 Couple- Tupahotu-Miru 4 Pua (visite) enfants + mère et fille

5 Rapu, Hito 5 1 famille Ngaure Rapu étendue 6 Araki Bornier 2 Mère –enfant Tupahotu 7 Pua Pakomio 5 Mère –enfants Tupahotu-Ure o Hei 8 Pakomio 3 Couple + Ure o Hei-Miru

Hanga Roa Tekena enfant 9 Tuereveri Teave 4 Couple + Miru-Tupahotu enfants 10 Ika Tuki & 8 Frère et sœur Miru Teao Ika mariés + enfants 11 Atamu 11 Couple – Koro Orongo-Ure o Hei Pakomio, Nahoe enfants + (visite) mère-enfants +visite 12 Paoa Teave 9 2 couples + Ure o Hei-Tupahotu enfants 13 Huki & Make 6 Couple- Tupahotu- Ngaruti enfants + visite

673

Annexe B

14 Tuki Kaituoe & 11 Famille Miru/Miru-Tupahotu Tuki Teave étendue + visite 15 Laharoa Teao 2 Couple Ure o Hei-Miru 16 Tepano Ika, Nai 12 Famille & Ruko (visites) étendue + Tupahotu-Miru couple et visite 17 Paté Pakomio, 11 Famille Tupahotu-Ure o Paté Tuki étendue Hei/Tupahotu-Miru 18 Huki & Hito 2 Mère-enfant Tupahotu (hāŋai) 19 Haoa Pakomio, 9 Frère (marié) Ngaruti-Ure o Haoa Araki & sœur Hei/Tupahotu/Huamoana Teave (célibataire) Manuheurora enfants + 2 (visites) frère de visite 20 Tori, visite. 4 Mère-enfants Tupahotu + visite 21 Riroroko Ika & 6 2 frères Miru Riroroko Tuki mariés-enfants 22 Fati & Fati 6 Couple- Marama-Ngaruti Haoa enfant, 1 marié 23 Paoa Rangitopa 7 Couple- Ure o Hei enfants 24 Rangitopa 3 Couple-enfant Ure o Hei 25 Teao Ruko 2 Couple Miru 26 Riroroko Teao 5 Couple- Miru enfants 27 Tori Teao 2 Mère-enfant Tupahotu-Miru 28 Teao Riroroko 9 Couple- Miru enfant

674

Annexe B

Foyer Familles Parenté et N° Composition Filiation mata selon voisinage habitants du foyer McCall (1986)

1 Tori 2 Grand-mère, Tupahotu petit-enfant. 2 Rangitaki Huki 6 2 couples, 1 Tupahotu/Miru & Tuki avec des

Tuereveri enfants (hāŋai) 3 Rapahango 6 2 femmes Miru-Ure o Hei Paoa avec enfants

Moeroa hāŋai 4 Hei, Tuki Hei & 11 Famille Marama/Miru- Laharoa Hei étendue (2 Marama/Ure o Hei- sœurs Marama mariées) 5 Tuereveri Hei 2 Couple Miru-Marama 6 Huki 3 Couple enfant Tupahotu hāŋai

675

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

676

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe C Liste des terres associées aux Rapanui (1942)

Le document présenté ici, est une liste de noms qui accompagne la carte des terres occupées par les Rapanui (carte analysée dans le chapitre 2). Ce document a été constitué en 1942 lors du premier cadastre d’occupations de terres à Hanga Roa. J’ai récupéré cette liste au bureau des affaires foncières (Bienes Nacionales) à Rapa Nui en 2011. À ma connaissance, ce document n’a été publié dans aucun livre ou aucun rapport concernant les occupations de terres de l’île. Pour autant, son analyse se révèle intéressante à plusieurs égards. En effet, quelques faits notables peuvent être relevés quand nous prenons en considération l’identité des occupants. Tout d’abord, on remarque que les terres ont été attribuées dans la majorité aux hommes, soit 86 parcelles sur un total de 122. Parmi le peu de femmes qui apparaissent comme ayants-droit sur des terres, toutes sont ou ont été des concubines des administrateurs de la CEDIP, des épouses ou des mères des employés de confiance de l’administration. Ensuite, concernant ces deniers, on constate que certains d’entre eux occupent des parcelles plus étendues par rapport aux autres Rapanui. À titre d’exemple, on peut citer le cas de Juan Tepano, le cacique de l’Armée, qui bénéficie d’une parcelle de 36 hectares à Hanga Roa ou encore celui de Pedro Atan Pakomio le alcalde, qui, pour sa part, possède des droits d’usage sur trois lots dans différents lieux, accumulant ainsi 12 hectares environ (constatons aussi que Pedro Atan Pakomio est signalé comme l’un des Rapanui qui a aidé au levé du cadastre). Enfin, cette liste nous permet d’écarter l’hypothèse soutenue par d’autres chercheurs (cf. Delsing 2009) selon laquelle l’installation et la distribution de terres dans le village serait la conséquence de la reproduction d’un modèle de résidence basé sur les filiations mata.

677

Annexe C

678

Annexe C

679

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

680

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe D Liste des passager du navire Navarino (1966)

681

Annexe D

Août 19661

1 Je tiens à remercier le professeur Rolf Foerster de m’avoir donné des copies de ces documents qu’il a trouvé dans un dépôt de déchet dans le bâtiment de la Gobernación de l’île de Pâques. 682

Annexe D

683

Annexe D

684

Annexe D

685

Annexe D

686

Annexe D

687

Annexe D

688

Annexe D

689

Annexe D

690

Annexe D

691

Annexe D

Décembre 1966

692

Annexe D

693

Annexe D

694

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe E Rapanui décédés à Haapape (1871-1873)

Nom Age Date de décès Source Pacomius Ritopua Incertaine Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-10 Gabriel Tevai Incertaine Haapape Pancratius Horai Incertaine Haapape Pakarati 02-07-1871 Mahina MT 05-08-1871: 116 Enfant 01-08-1871 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-10 Joachin enfant 20-08-1871 Haapape Hippolytus Hana 01-09-1871 Haapape Peterone Hukihakaevari 04-09-1871 Haapape Kita Tupokakapa 04-09-1871 Haapape María Anna Kaika 17-09-1871 Haapape María enfant 20-09-1871 Haapape Petrus Kohua 05-10-1871 Haapape María Andreas 11-10-1871 Haapape Simon Kokura Incertaine Haapape Dominica Arokava 26-11-1871 Haapape María Kotea 30-11-1871 Haapape Enfant (ex Matte) 02-12-1871 Haapape Catharina Kovai 02-12-1871 Haapape Karoro 02-12-1871 Mahina MT 06-01-1872: 4 Tobia Manumeamea 03-12-1871 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-10 Charles Tukihingake 03-12-1871 Haapape María Tepano Temanu 06-12-1871 Haapape Dogata Kupuhirenga 07-12-1871 Haapape Anaperito Temanu 07-12-1871 Haapape Kotemanoe 07-12-1871 Mahina MT 06-01-1872: 4 Komatai 08-12-1871 Mahina Kotevai 08-12-1871 Mahina Ruperto Matai 09-12-1871 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-10 María Tevai 09-12-1871 Haapape Hippolytus Ngamanuhanga 10-12-1871 Haapape Tomanu 10-12-1871 Mahina MT 06-01-1872: 4 Kopahua 10-12-1871 Mahina Franciscus Ngaharepuru 11-12-1871 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-10 María, enfant (ex. Peremoni 12-12-1871 Haapape Franciscus Tehire 16-12-1871 Haapape

695

Annexe E

Koarikiko 16-12-1871 Mahina MT 06-01-1872: 4 Konere 26-12-1871 Mahina María Magdalene Neru 28-12-1871 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-10 Dominicus Koneo 28-12-1871 Haapape Antonius, enfant 28-12-1871 Haapape María (ex Agustino) 01-01-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Kohupa 06-01-1872 Mahina MT 03-02-1872:22 Rukio Kouva 07-01-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Koehuio 11-01-1872 Mahina MT 03-02-1872:22 Tino Kuriahate 12-01-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Pouroa 16-01-1872 Mahina MT 03-02-1872:22 Paulus Verehere (Kohonga) 17-01-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Ketiova 23-01-1872 Mahina MT 03-02-1872:22 Dorothea Viriohiva 26-01-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Koivati 9-02-1872 Mahina MT 02-03-1872:38 aussi sur ArchÉvêché n°I Katherine Kopua 9-02-1872 Mahina 24-1-09 Kajuto Temanu 9-02-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 aussi sur ArchÉvêché n°I Angata Korengakainui 17-02-1872 Mahina 24-1-09 Mautaki 17-02-1872 Mahina MT 02-03-1872:38 Pacomius Manumaitaki 18-02-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Euparatia Tepua 19-02-1872 Haapape Maternus Koneo, enfant 19-02-1872 Haapape Ouparetia 20-02-1872 Mahina MT 02-03-1872:38 Taboriaui 25-02-1872 Mahina Napoleo Arokoura 25-02-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Pahua 27-02-1872 Mahina MT 02-03-1872:38 Peterone Pahu 28-02-1872 Haapape ArchÉvêché n°I 24-1-09 Jutaro 1 9-03-1872 Mahina MT 06-04-1872: 58 Jutaro 2 9-03-1872 Mahina Koareva 31-03-1872 Mahina Pamapoti 05-04-1872 Mahina MT 04-05-1872: 73 Mikaro 21-04-1872 Mahina Rohohia 23-04-1872 Mahina Aritoka 1-05-1872 Mahina MT 01-06-1872: 90 Roireva 22-05-1872 Mahina Kotavite 24-06-1872 Mahina MT 06-07-1872: 107 Kotumo 26-06-1872 Mahina Otake 13-07-1872 Mahina MT 03-08-1872: 124 Kairaniko 20-07-1872 Mahina Kakoria 02-08-1872 Mahina MT 07-09-1972: 138 Ioane 03-08-1872 Mahina Kamataroa Veriniko 2 ans 20-08-1872 Mahina Georges (chef) 28-08-1872 Mahina Komati 24 ans 28-08-1872 Mahina 696

Annexe E

Idio 23 ans 09-09-1872 Mahina MT 05-10-1872: 150 Kavika 26 ans 17-09-1872 Mahina Tutaiau 23 ans 17-09-1872 Mahina Rapaere 27 ans 28-09-1872 Mahina Oteinie 34 ans 30-09-1872 Mahina Oranga Viriviri 5 jours 30-09-1872 Mahina Oteinio 24 ans 30-09-1872 Mahina MT 02-11-1872: 166 Konangi 23 ans 08-10-1872 Mahina Bruatito 26 ans 10-10-1872 Mahina Konangi 23 ans 10-10-1872 Mahina Irario 27 ans 22-10-1872 Mahina Korata 22-11-1872 Mahina MT 06-12-1872:186 Ramone 27-11-1872 Mahina Araki 5-12-1872 Mahina MT 17-01-1873:11 Kairouiko 14-12-1872 Mahina Kautinana 21-12-1872 Mahina Rukaho 30-12-1872 Mahina Lamio 23 ans 16-01-1873 Mahina MT 07-01-1873: 24 Kokio 27 ans 22-01-1873 Mahina Daniera 26 ans 29-01-1873 Mahina Ureahera 28-02-1873 Mahina MT 07-03-1873 :76 Pukaruhiruhi 26 ans 10-04-1873 Mahina MT 09-05-1873:76 Manoa 26 ans 16-04-1873 Mahina Lonva 12-05-1873 Mahina MT 06-06-1873 : 91 Otaihuru 16-05-1873 Mahina Komauka 26-05-1873 Mahina Joaquin 01-07-1873 Mahina MT 08-08-1873: 127 Hapai 07-08-1873 Mahina MT 05-09-1873: 144 Konera 07-08-1873 Mahina Arekiko 08-08-1873 Mahina Kutano 26 ans 06-09-1873 Mahina MT 03-10-1873: 160 Petero 5 ans 10-09-1873 Mahina Otaro 15 ans 13-09-1873 Mahina Makarai 18-09-1873 Mahina Jacobo 24 ans 22-09-1873 Mahina 5 immigrants 10-1873 Mahina MT 28-11-1873: 192 5 decees [?] 11-1873 Mahina MT 05-12-1873: 196

Total : 120

697

Annexe E

698

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe F Liste des Rapanui qui ont fait la Confirmation (Haapape)

Prénom et Nom Date Source : ArchÉvêché n°I- 24- 1- 10 Raoul Kotehanga 28-05-1871 Raymond Ngakorua Lucas Terea Arari Hiavaka Henri Kuaropa Damien Hika Jacquet Haura Romain Tuave Thomas Teapuoki Jean Huakava Bernabé Manu Marc Anakena Isidore Takiatu Daniel Tupa Pacôme Ritopua Nicodème Paoa Cailus Tepuku Dorothea Viriohiva Denis Rengamaumanu Aniceta Vaiora Balbina Rengatakore María Tevai María Kohinga Ana Katherina Neru

María Tepano Paaa 18-02-1872 Gaius Apatiki Louis Matapia Anatole Rengarivi Hilarion Rengarenga Samuel Toparia Honorat Paoa Jean Harikirangi Dominique Karava 699

Annexe F

Gulstan Paoa Torevine Punahae Nicodème Tori Pierre Paul Tukihekahovari David Taiho Euthyme Horohia Nicaphore Aroitaurenga Pierre Araru Marie Etienne Neru Charles Paro Victor Anahika Adam Natakea Stanislas Tuturu Quintin Tao Bartholomaeus Pau Christian Hikihiva Gavère Maramahotu André Tepuku Jean Havatute Julien Tupa Marie Joseph Temanu Luc Ruonge Palemon Ama Nicanor Kotehuka Agustin Pukuruhire Michel María Pu Coleta Ngangi Antonia Rengapua Macrina Rengaua Veronika Mouta María Aro María Rafaela Tuhi Veronika Tekave-api Eulalia Puarari Renga-api Rufina Veri María Mauku Tita Hanguhangu María Dorothea Rengamaruaki Margarita Ngauka María Tehuru Antonius Rarava Marius Paoa Christinus Temanu Jacobus Maherenga Gaspard Apero 700

Annexe F

Samuel Teiva Ieremia Rengavaruvaru Anania Tugaruheruru Quintinus Cyprianus Hiriva Federicus Haharangatu Theodulus Kahivi Maternus Pungoa Hippolyte Temanuhiva Eustachius Tupa Joachim Terako Mathias

701

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

702

Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe G Carnet Généalogique

Dans cette annexe, je présente un ensemble de trente-quatre généalogies construites progressivement au cours de cette recherche. Elles m’ont permis de comprendre la temporalité des cas de mobilité analysés dans cette thèse et m’ont permis d’identifier plus précisément les familles de l’île de Pâques impliquées dans ces déplacements. L’annexe est organisée en trois sections dans lesquelles chaque généalogie est numérotée et sert à accompagner la lecture de certains chapitres. La première section accompagne le chapitre 1 et fait référence aux trois versions de la progéniture de Hotu Matu‘a, héros culturel rapanui. J’ai transcris et traduit en français le premier paragraphe du « Manuscrit E », document écrit par un groupe d’anciens Rapanui au début du XXe siècle où Hotu Matu‘a apparaît lié aux grandes divinités du panthéon polynésien telles que Tangaroa, Tū, et Tiki te Hatu (Barthel 1978), et qui aujourd’hui est la référence fondamentale dans la fabrication de l’identité polynésienne vue dans le chapitre 9. Le deuxième groupe de généalogies accompagne le chapitre 5. J’ai essayé d’établir les liens de parenté de certains des Rapanui évadés au cours des années 1949-1950. Je note, en tête de chaque schéma généalogique, les noms de famille des personnes impliquées pour identifier les hua‘ai et les branches concernées. Aussi, sous chaque nom je signale la date et le moyen d’évasion employé (voilier, bateau Allipén). La troisième section est consacrée aux généalogies des Rapanui qui ont acheté des terres à Pamatai (Tahiti) et d’autres Rapanui qui apparaissent dans la documentation sur ces terres. Ces schémas accompagnent le chapitre 7 et nous montrent en détails les lignes de descendances fondées par les Rapanui à Tahiti, Moorea et Mangareva ; les familles rapanui qui deviennent bilocales, et les familles à Rapa Nui issues de la diaspora et qui sont rentrées à l’île de Pâques à la fin du XIXe siècle. Ces généalogies et pour certaines, leurs différentes versions, permettent d’appréhender la complexité dans l’identification de liens entre les premiers acquéreurs des terres à Pamatai et leur descendance. Ce problème majeur est apparu quand les Rapanui sont arrivés à Tahiti dans les années 1970 pour revendiquer la propriété de ces terres.

703

Annexe G

L’existence de plusieurs versions pour une même généalogie indique que celles-ci ne se réduisent pas à un discours canonique sur les rapports de parenté, mais peuvent apporter la lumière sur une situation particulière où les liens de parenté doivent être définis et justifiés, comme nous l’avons vu, dans un contexte de litige juridique de revendication foncière. Pour reconstruire ces généalogies, j’ai procédé à la collecte de données à partir de différentes sources. La principale source pour établir les liens des évadés a été collecte systématique préalable réalisée en 1988 par le Conseil des Anciens de l’île de Pâques qui, comme je l’ai signalé dans le chapitre 3, a été publiée comme un livre de généalogies pour demander à l’État la restitution de la propriété des terres de l’île (Hotus et.al 1988 & 2007). J’ajoute à ce travail les dates de naissance et de décès des individus impliqués dans les évasions et, j’ai, dans certains cas, ajouté la descendance qui est restée au Chili continental. Pour déterminer les dates de naissance, j’ai utilisé quatre recensements réalisés à Rapa Nui. Le premier est le recensement de 1918 réalisé par le père capucin Bienvenido de Estella (1920) que j’ai analysé dans le chapitre 2 et dans l’Annexe B. Ensuite, j’ai utilisé le recensement réalisé par le subdélégué maritime Carlos Recabarren en 1929 (Intendencia de Valparaíso vol. 919). C’est ici que l’on trouve les premières données sur les évadés dont plusieurs y sont notés comme enfants. Ensuite, j’ai comparé les données du recensement de 1918 avec celles du recensement réalisé par Israël Drapkin (1935) lors de l’expédition franco-belge de 1934-35. Ce recensement a été d’une énorme utilité pour vérifier les âges estimés des évadés, mais aussi pour compléter des données manquantes du livre du Conseil des Anciens. Finalement, j’ai eu accès au recensement réalisé par l’Expédition Médicale Canadienne (METEI) de 1964-65 (PMB 532- PMB 536), ce qui m’a permis d’actualiser les dates de naissances de plusieurs Rapanui, ainsi que d’identifier la formation de nouveaux groupes de parenté. Concernant les généalogies des Rapanui en Polynésie française, j’ai systématisé un important nombre de documents conservés dans des archives à Tahiti et aux archives d’Outre-mer d’Aix-en-Provence2. Le premier fonds d’archives correspond aux données paroissiales de la mission catholique de Tahiti que j’ai étudiée lors de mes deux missions de terrain (2012-2013). J’ai consulté les livres de baptême, de mariage et de décès des années 1871 à 1900, ainsi que les listes publiées par le journal Messager de Tahiti des années 1871-1873 (Annexe E). Ensuite, j’ai travaillé avec les transcriptions hypothécaires

2 Aujourd’hui consultables en ligne : http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/caomec2/ 704

Annexe G des terres de Pamatai, conservées à la Direction des Affaires Foncières de Papeete (DAF). Dans ces transcriptions, j’ai trouvé plusieurs données éparpillées indiquant des rapports de parenté entre les Rapanui, présents notamment dans les actes de vente ou de sortie d’indivision que j’ai traités dans le chapitre 7. Les documents que mes interlocuteurs de Tahiti ont eux-mêmes collectés m’ont aussi été d’une très grande utilité. Judith Hereveri Pakarati, Matias Hotus Hey et Regino Hotus Tuki ont consacré plusieurs années à chercher des documents dans les archives de la DAF et dans les archives départementales de Tahiti. Finalement, j’ai trouvé un nombre important d’actes d’État-civil conservés aux Archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence. Cette recherche a été très productive quant au recueil des données de naissance, de mariage et de décès des Rapanui qui ont habité en Polynésie (245 actes). J’ai étudié tous les livres correspondant aux communes de Mahina, Papeete, Pare et Faaa entre 1870-1906 ; les livres correspondant à Haapiti (Moorea) entre 1886-1906 et ceux de Rikitea, Akumaru et Taku pour Mangareva entre 1886-1906. Le tableau ci-dessous indique le nombre et le type d’actes trouvés.

Tableau 1: Actes de l’État-civil: Rapanui en Polynésie (1871-1906)

Acte Pamatai Haapiti Papeete Mahina3 Mangareva Total Naissance 36 30 9 3 10 88 Mariage 12 15 1 28 Décès 55 34 27 13 129 Total 103 79 36 3 24 245

Les reconstructions généalogiques réalisées par Grant McCall (1986) m’ont servies à plusieurs reprises. D’abord pour identifier les liens de parenté entre certains Rapanui restés à Tahiti et les Rapanui restés sur l’île de Pâques et ensuite, pour établir un point de comparaison avec les informations que j’ai moi-même recueillies. Dans plusieurs cas, les généalogies que je présente ici complètent le travail réalisé par McCall et par le Conseil des Anciens de Rapanui car plusieurs identités des Rapanui de la diaspora de 1871 et d’une partie de la descendance restée à Tahiti étaient jusqu’alors inconnues à l’île de Pâques. Plusieurs noms, dates et données des lieux de naissance, mariage et décès ont été enregistrés.

3 Il faut comparer cette moindre quantité d’actes de l’État-civil avec l’annexe E où j’indique la quantité des Rapanui décédés à la plantation de Haapape (Mahina) entre 1871 et 1873. 705

Annexe G

Il me faut signaler que pour cette section de l’annexe je ne fais référence qu’aux individus et familles impliqués dans l’histoire de l’achat du domaine de Pamatai et les transferts de la propriété. D’autres généalogies que j’ai réussi à reconstruire, notamment celles des Rapanui installés à Moorea et Mangareva seront publiées dans de futurs travaux.

Convention des symboles

Homme Femme Fratrie Lien de descendance

Lien de mariage Lien de germanité Lien supposé

706

Généalogies de Hotu Matu‘a

707

708

G1. Liste des ariki de Hiva

Ko Otu Uta ariki motoŋi 1 Ko Taŋaroa a Oto Uta ariki motoŋi 2 Ko Tiki Hati a Taŋaroa ariki motoŋi 3 Ko Roroi a Tiki Hati ariki motoŋi 4 Ko Tuu Kuma a Roroi ariki motoŋi 5 Ko Ataraŋa a Tuu Kuma ariki motoŋi 6 Ko Harai a Ataraŋa ariki motoŋi 7 Ko Taana a Harai ariki motoŋi 8 Ko Matua a Taana ariki motoŋi 9 Ko Hotu a Matua ariki motoŋi 10

O maori te ariki nei. etahi te aŋahuru. ko maori te iŋoa o te kaiŋa. ko marae reŋa te iŋoa .o te maara noho o te ariki. nui. ko marae tohia te rua maara noho o te ariki.. [Les dix ariki étaient de Maori. Maori était le nom du pays et Marae Renga le nom de la résidence de l’ ariki nui (le grand ariki). Marae Tohia était la résidence secon- daire de l’ariki.]

D’après le « Manuscrit E » (Barthel 1978: 35)

709

G2. Hotu Matu‘a V.1 G3. Hotu Matu‘a V.2

D’après Arturo Teao (Englert 1936: 59)

G4. Hotu Matu‘a V.3

D’après Englert (1948: 66) D’après Routledge (1919: 280)

710 Généalogies des évadés

711

712

G5. Teave Manuheuroroa, Hotus Chávez & Chávez Tepihi

713

G6. Rapu Briones, Chávez Briones

714

G7. Riroroko, Riroroko Teao, Teao Riroroko, Riroroko Tuki

715

G8. Paoa Rangitopa, Paoa Paté, Paoa Huki

716

G9. Pont Hill ,Teao Arancibia, (Laharoa, Make, Tori)

717

718 Généalogies des Rapanui de Pamatai

719

G10. Keretino Hukihiva et Poko a Repe (Terrain 1)

G11. Kerekorio Tuteao (Terrain 2)

720

G12. Kinitino Make (Terrain 3) & Petero Raharoa

721

G13. Onorato Maurata (Terrain 4)

G15. Atiriano Pua (Terrain 6)

G14. Bruno Oreare (Terrain 5)

722

G16. Petero Mati (Terrain 7) G17. Karepare Aopero (Terrain 8) & Matia Temanu (Terrain 10)

723

G18. Terea Hute (Terrain 9) & Mareko Anakena (Moorea)

724

G19. Mariu Nikonore (Terrain 11) V.1 G21. Timoteo Manueono (Moorea)

G20. Mariu Nikonore (Terrain 11) V.2

725

G22. Akutino Hereveri (Terrain 12), Andres Manu a Vaka & Eukenio Keremuti (Moorea)

726

G23. Mikaera Tearahiva (Naporino Tearahiva) (Terrain 14) V.1

727

G24. Mikaera Tearahiva (Terrain 14) V.2

728

G25. Jeremia Rengavaruvaru (Terrain 15) & Nuihiva Tauripa

729

G26. Antonio Aringa (Terrain 16) V.1 G27. Antonio Aringa (Terrain 16) V.2

730

G28. Reone Terongo (Terrain 17)

731

G29. Petero Tepuku (Terrian 19) G30. Mateo Tauahanga (Terrain 20)

732

G31. Lataro Tumatahi (Terrain 21) G32. Remuto Tuputahi (Terrain 22)

733

G33. Naporeo Puna (Terrain 24) G34. Tepano Hakarevareva (Terrain 25)

734 Diaspora Rapanui (1871-2015). L’île de Pâques, le Chili continental et la Polynésie française

Annexe H Bilan des procès-verbaux de bornage des terres de Pamatai

Propriétaire N° PVB 1921 Côté Route N° PVB 1951 Côté Montagne 1887 Parcel Parcelle le

Keretino 1 Attribué par acquise 1 bis Attribué par acte de vente Hukihiva suivant acte authentique authentique en date du 3 du 3 novembre 1898 à M. novembre 1898 enregistré et Vairoa a Fairua. transcrit le 12 novembre 1898 Signé par : Tuana a Purua vº57 nº41 à M. Vairoa a Tairua. Signé par Pumahago a Tairua Keretorio 2 Signé par : Tupuraa 2 bis Signé par : Tupuraa Petero Tuteao Kinitino Make 3 Lot 3 parcelle 1 Attribué 3 bis […] a) Make Kinitino, décédé. par acquise suivant acte Laisse pour héritiers de partage reçu par M.tre conjointement pour tout et Vincent en date de 25 divisent chacun pour 1/3 : Janvier 1888 à M. Make a 1) Meta a Make épouse Kinitino. Vincent Pont ; 2) Inaria a Signé par : Paoa a Make Make décédé sans postérité ; Lot 3 parcelle 2 domaine 3) Poringo a Make. Attribué par acquise b) Les droits de Meta a Make suivant acte authentique (égaux ½) ont été cédés à la en date de 26 mai 1920 à Pto.S.R. Maxwell par acte M. Petero Peckett. passé le 5/1/27. Cette société a Signé par : Petero Peckett revendu ce droit à Madame Maria a Mataoa par acte du Lot 3 parcelle 3 8/11/34 qui revend par acte du Attribué par acquise 17 juin 1940 transcrit le suivant acte de partage

735

Annexe H

reçu par M.tre Vincent en 31/6/40 vº312 nº45 à M. date de 25 Janvier 1888 à Panapa Manuela (…) M. Make a Kinitino. Sans signature Signé par : Paoa a Make

Onotaro 4 Lot 4 parcelle 1 4 bis Attribué par acte de vente Maurata Attribué par acquise notarié en date du 20 juin 1917 suivant acte authentique transcrit le 22 juin vº 178 nº 7 en date de 19 octobre à Petero Peckett, décédé le 24 1903 à Tahitea a Maihuti. mai 1934 à Faaa. Laisse pour Signé par : Tahitea a seule et unique héritière sa fille Maihuti Taahitua Peckett suivant déclaration de succession en Lot 4 parcelle 2 date du 14 avril 1937, vº 11 Attribué par acquise nº339. suivant acte authentique Signé par : Tahitua Peckett en date 20 juin 1917 à M. Petero Peckett. Signé par : Petero Peckett

Bruno Oreare 5 Attribué par acquise 5 bis Sans information suivant acte authentique en date 20 juan 1917 à Petero Peckett. Signé par : Petero Peckett Atiriano Pua 6 Attribué par acte de 6 bis Attribué par acte de vente notoriété en date du 9 S.S.P de M. Edouard Atger et janvier et 18 février 1909 Melle Jeuri Atger en date du 6 vº132 nº105 à M. son février 1951 enregistré le 13 Edouard Atger. février 1951 vº100 nº 1090 à Signé par : Atger M. Julien Inugnier Signatures illisibles

Petero Mati 7 Lot 7 parcelle 1 7 bis + acte de maintien de Attribué par acquise l’appartenait de ce lot nº7 bis suivant acte authentique du domaine de Pamatai (2º en date des 28 juin 1904 groupe) à Mme Maria Carmel et à M. Atia a Tikare pour Hamatemia Teupoteohihi a été moitié et à la son Tikare a inscrit après présentation du Katia. titre ce jour 25 août 1965.

736

Bilan des procès-verbaux de bornage Pamatai

Signé par : Atia a Tikare Signatures illisibles

Lot 7 parcelle 2 Attribué par acquise suivant acte authentique en date de 28 juin 1904 à Tikare a Katia Signé par : Atia a Tikare

Lot 7 parcelle 3 Attribué par acquise suivant acte notarié en date du 3 février 1930 vendu à Marie Urahutia Ferepo Pohifi du 5 août 1930 Vº272 Nº58 à M.mme Maria Carmel Hamateina Feupo Rohifi. Signé par : Hauatema

Karepare 8 Attribué par acquise 8 bis Attribué par acte de vente Aopero suivant acte notarié en S.S.P en date du 26 juin 1942 date 29 octobre 1897 à M. transcrit le 13/7/42 Vº320 Auguste a Tinau Luta. Nº21 à M. Savariapa Sans signature Raltinassammy, décédé. Signatures illisibles

Terea Hute 9 Attribué par acquise 9 bis Attribué par acte de vente suivant acte de partage authentique par Aneou Lee reçu par M. Vincent nº1203 date du 6 juin transcrit notaire en date du 25 le 14 juin 1928 vº256 nº 11 à février 1888 Vº256-39 et M. Campbell Charles Curtis- M.M Kaupoi a Anakena décédé. Arotea. 4 actes de ventes Sans signature notaire en faveur de Sor Ka Siang Nº3522 par M.mme Sor Anakena Arotea en date 11 Juin 1928 à Enrequisthe le 9 juillet 1928.

737

Annexe H

Signature illisible

Matia Temanu 10 Signé par : Tupuraa 10 bis Singé par : Renga Tikare (en tant que riverain)

Marius 11 Attribué par suivant 11 bis Attribué par : extrait des Nikonore jugement rendu par le registres de transcription d’un [Manu Tribunal de Papeete en jugement rendu le 5 février Nikonore ?] date du 5 février 1901 1901 que le tribunal civil de Vº73 Nº13, 1º à la 1ere instance de Papeete Damme Delphine déclarants les mineurs Manueno Vuve du Sor Manueono propriétaires. 1) Raphaïl Fefakura, 2º à la Delphine 2) Jeanne 3) Honoré Damme Jeanne Manueno, 4) Cecilia Manueono – 3º à la Damme Cecilia Cecilia elle laisse 8 enfants, Manueno épu. Atia Tika. noms : Aoniti, Tepotepou, Signé par : Tupuraa Puteria- Mata- Rakapa- Delphina – Sofimia et Renga a Tikare. Signé par : Renga Tikare

Akutino 12 Signé par : Tupuraa 12 bis Sans signature Hereveri Reone Tekena 13 Attribué par acquise 13 bis Attribué par acte de vente suivant acte notaire en transcrit le 3 mai 1905 Vº120 date du 26 avril 1905 à Nº10 par Tekena a Reone à M. Gustave Hennebuise. Gustave Hennebuise –décédé, Signé par : Gustave a délégué tous ses biens par Hennebuise testament notarié en date du 23 janvier 1930 enregistré le 21/9/35 fº37cº300 à Mme Uratua Puiti dite Hennebuise. Signé par : Uratua Puiti Hennebuise

Mikaera 14 Sans signature 14 bis Signé par : Maria a Rehu Tearahiva Jeremia 15 Signé par: Bonet 15 bis Attribué par acte de vente Rengavaruvaru (chef du service) notarié en date du 27 octobre 1941 transcrit le 31 octobre

738

Bilan des procès-verbaux de bornage Pamatai

1941 Vº317 nº87 par sieur Kong Yon Nº4700 à M. Mu Fin Fook Nº4476. Signé par : Mou Tem Fouk

Antonio Aringa 16 Signé par : Tupuraa 16 bis Attribué par acquisition en commun et partage dressé le 24 septembre 1887 à Aringa Antonio décédé, a laissé pour héritier son fils [sic] Anatonia Ariga demeurant à Rapanui. Pour un écrit en date du 27 février 1927 Antonia Aringa donna pouvoir de gérer et de s’occuper de ses terres à Pamatai a M. Paoa a Poringo, dit Paoa a Make. Signé par : Emilio Make

Reone Terongo 17 Sans signature 17 bis Terongo Reone qui la lègue suivant un écrit déposé au rang des minutes du notoriété de Papeete en date du 19 juin 1923 enregistré le 20 février Vº39 Cª13 à M. Popino [sic] a Make, décédé laisse pour lui suivant déclaration de notarié du 12 janvier 1951- ses enfants : Paoa –Vahinetau et Meta a Make. Signé par : Emilio Make

Timione 18 Lot 18 parcelle 1 18 bis Attribué par acte de vente Veroauka Attribué par acquise transcrit le 10 juillet 1917 suivant acte d’échange Vº178 nº56 par Rose et Marie notarié du 2 juin 1921 à Cadousteau à M. Gustave M. Utiapoi o a Rehu a Hennebuise. Petero. Signé par : Uratua Puiti Sans signature Hennebuise

739

Annexe H

Lot 18 parcelle 2 Attribué par acquise suivant acte d’échange notarié en date du 2 juin 1921 à M. Gustave Hennebuise. Signé par : G.Hennebuise

Petero Tepuku 19 Lot 19 parcelle 1 19 bis Attribué par acquisition en dit Petero Rehu Attribué par acquise commun de Mgr. Tepano suivant acte d’échange Jaussen et Verdier suivant acte notarié en date du 2 juin reçu par M. Vincent et partage 1921 à M. Gustave dressé le 24 septembre 1887 à Hennebuise. M.Tepuku Petero –décédé. Signé par : G. Hennebuise Représenté aux présentes opérations par : Maria a Rehu, Lot 19 parcelle 2 petit fille de Tepuku Petero. Attribué par acquise Signé par : Maria Rehu suivant acte de partage notarié du 21 juin 1921 à M. Utiapore a Rehu a Petero. Sans signature

Lot 19 parcelle 3 Attribué par acquise suivant acte notarié en date du 2 juin 1921 à M. Gustave Hennebuise. Signé par : G. Hennebuise

Mateo 20 Lot 20 parcelle 1 20 bis Attribué par testament Tauahanga Attribué par… Andre authentique du sieur Manu a Vaka a vendu à Tauahanga a Mateo en date du M. Gustave Hennebuise 7 janvier 1904 enregistré le 24 (1ha 60a 14ca) mai 1905 f.58 cº2 Signé par : G. Hennebuise A : M. André Manu a Vaka décédé laisse pour Lot 20 parcelle 2 héritier un fille Ioana a Manu a Vaka (dion YneeM du 12/2/51)

740

Bilan des procès-verbaux de bornage Pamatai

Attribué par acquise M. Petero a Make, suivant acte de partage dit aussi Poringo a Make reçu par M. Vincent décédé laisse pour lui succéder notaire en date du 25 les 3 enfants Emilio Make dit février 1888 à M. Son Paoa, Vahinetau et Meta a Petero a Make et Manu a Make, suivant déclaration de Vaka (1ha 85a 37ca). succession du 12 février 1951. Signé par : Paoa a Make Signé par : Emilio Make et et Manu a Vaka (Ioana) Ioana Manu a Vaka

Lataro 21 Signé par : Paoa a Make 21 bis Tumatahi a Rataro décédé. Tuumatahi Laisse pour héritiers Make a Hinauki –également décédé laissant pour héritiers les consorts Poringo a Make […] acte d’échange en date du 3 mars 1934 transcrit le 26 juillet 1934 Vº287 Nº89. Aussi il y a un autre stipulé en conclusion que l’enfant de Hotu a Make est aussi propriétaire conjointement aussi les consorts Poringo a Make. Signé par : Emilio Make

Remuto 22 Attribué par Corporation 22 bis Attribué par acquisition en Tuputahi Catholique de l’Océanie. commun de Mgr. Tepano Signé par : Hermel Jaussen et Verdier et partage (au nom de la CCAO) dressé le 24 septembre 1887 à M. son Turutahi Remuto –aurait cédé ou légué à Bruno. Voir Mission catholique. Sans signature

Mikaera 23 Lot 23 parcelle 1 23 bis Attribué par acte de vente en Hinanironiro Attribué par Corporation date du 10 novembre 1926 Catholique de l’Océanie transcrit le 19/11/26 Vº242 Signé par : Hermel Nº47 par Nuhiva a Tauripa à (à nom de la CCAO) Tereeraarea a Poheroa.

741

Annexe H

Signé par : Teveraroa a Poheroa

Lot 23 parcelle 2 Signé par : Moena Jon Vong

Naporeone Puna 24 Attribué par acquise 24 bis Acte de vente du 27 mars 1922 suivant acte de partage transcrit le 29 mars 1922 reçu par M. Vincent Vº202 nº 168 par ses droits notaire en date du 25 indivis égaux a moitie à M. février 1888 à M. 1º Puna Tereraaroa a Poheroa. Naporeo 2º Ernest Aubry. Signé par : Teveraroa a Signé par : Tupuraa et Poheroa et Rereao a Puna. Aubry Tepano 25 Attribué par acquise 25 bis Vente notarié par Ernest Hakarevareva suivant actes authentiques Aubry en date du 25 juillet en date des 22 et 29 1907 transcrit le 1er août 1907 novembre 1900 à M. Vº113 Nº41 au profit de Ernest Aubry. Ianahiro a Rui époux de la Signé par : Aubry Damme Roa a Teahu (mariés le 18/9/97). A M. Hakarevareva a Tepano [barré]. Représenté aux présentes opérations par Tereraaroa a Peheroa occupant de la terre suivant promesse de vente du 24 juin 1930 du sieur Fauahoro a Rui. Enregistré le 19 mars 1951 Vº102 Nº83 et un autre écrit en tahitien présenté le 10 août 1951, en date de mois de mars 1951 pour laquelle la veuve Fauatino a Rei

Signé par : Teveraroa a Poheroa

742

Bilan des procès-verbaux de bornage Pamatai

Parcelle Tous les copropriétaires Indivise ABCD Signé par : Tupuraa et Tifaretitaho Parcelle Tous les copropriétaires Indivise route de ceinture Sans signature

743