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La Nouvelle Droite : Le Dossier Du Procès

La Nouvelle Droite : Le Dossier Du Procès

La Nouvelle Droite Dans la même série :

Faut-il brûler les nouveaux philosophes, par Sylvie Bouscasse et Denis Bourgeois. Julien Brunn

La Nouvelle Droite

Le dossier du «procès»

Nouvelles éditions Oswald ISBN 2-7304 - 0027 -3 @ Nouvelles éditions Oswald, 1979 38, rue de Babylone - 75007 Paris Communiqué aux lecteurs de ce volume

Conformément à l' ordonnance de référé rendue le 4 octobre 1979 par Madame Simone Rozès, Président du Tribunal de Grande Instance de Paris, les demandeurs étant l'association G.R.E.C.E. dont le siège est à Paris 9e, /, square La Bruyère, représentée par son président, Monsieur Roger Lemoine, assisté de Me Patrick Moureu, avocat, et les défendeurs les Nouvelles éditions Oswald, assistées de Me Xavier de Roux, avocat, nous portons à la connaissance de nos lecteurs les lignes suivantes : "Les Nouvelles éditions Oswald se doivent d'attirer l'atten- tion du lecteur sur l'article de Michel Grémillon paru dans l'Express du 21 mars 1977, reproduit en pages 46 à 51, sous le titre ' 'Albert Spaggiari et ses amis' ', et présenté en page 41 de ce livre. Cet article, qui accusait le G.R.E.C.E. d'appartenir, sous couvert d'une activité culturelle, à une organisation internationale fasciste utilisant des moyens d'action criminels : où se mêlent gangsté- risme et politique, et d'avoir bénéficié, à ce titre, d'une partie du butin du cambriolage de la Société Générale de , commis par le délinquant Albert Spaggiari, a fait l'objet d'une décision de condamnation pour diffamation de la 1 Chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris, en date du 31 mai 1978. "Cette décision a estimé que ces accusations constituaient à l'égard du G.R.E.C.E. des allégations mensongères et de fausses imputations de nature à porter atteinte à son honneur et à sa répu- tation. "C'est donc sous ces très expresses réserves que l'article de M. Grémillon est porté à la connaissance des lecteurs".

Deux articles sonnèrent la charge. Le 22 juin 1979, publiait à la une celui de Thierry Pfister, sobrement intitulé « La Nouvelle Droite s'installe ». Un silence absolu suivit cependant ce premier coup de semonce. Dix jours plus tard, le Nouvel Observateur entonnait à son tour le clairon en publiant un dossier, monté en couverture : « Les habits neufs de la droite française ». Cette fois, c'était sérieux : le Monde n'est habilité à pointer que des « réalités » qu'on observe en silence, alors que si le Nouvel Observateur s'en mêle, ces réalités deviennent des phénomènes. Et tout le monde s'y est mis. En fait de charge, c'est tout l'inverse qui se produisit. Après ces deux articles, le mal était fait : la Nouvelle Droite existait. Elle avait franchi le mur du son des médias essentiels, ceux qui tissent la trame des faits et des phénomènes. De confiden- tielle, elle était devenue publique. Que ses idées aient droit de cité, c'est exactement ce qu'elle voulait. Et c'est maintenant, et pas avant, tant qu'elle restait confinée dans son ghetto doré, que la Nouvelle Droite est dangereuse. On se trompe lorsqu'on répète qu'elle est dangereuse parce qu'elle a l'oreille de quel- ques dirigeants bien placés : elle ne sera vraiment dangereuse que lorsqu'elle aura l'oreille des masses. Pour aux masses, il faut de puissants haut-parleurs. Ces haut-parleurs, la Nouvelle Droite les a trouvés chez ses ennemis. Ils ont crié très fort parce qu'ils avaient très peur. Le cercle est vicieux, pourtant, car cette peur est justifiée. La Nouvelle Droite existe depuis plus de dix ans. Elle a ses organisations, ses revues. Elle a sa maison d'édition depuis 1976. Elle est entrée au Figaro en 1977. Certains l'avaient déjà rencontrée, et même dénoncée. L'article le plus ancien la concernant date de 1972. Paru dans le Canard Enchaîné sous la signature de Dominique Durand, il s'intitulait carrément : « Une officine nazie à Paris ? » C'est dire qu'il ne sous-estimait pas l'affaire. Et pourtant, elle ne fit aucun bruit. Même chose en 1974 : le Droit de vivre et le Garah, un groupe de catho- liques, avaient constitué des dossiers, ils avaient essayé de convaincre la presse que l'affaire était importante, qu'on y trou- vait des députés et autres personnes d'influence. Le Point y consacre un petit article et le silence retombe. La droite, à cette époque, n'intéressait personne : la gauche montait, pourquoi s'inquiéter ? Depuis, la gauche ne monte plus. Sa défaite est plus profonde qu'une simple défaite électorale : c'est une vraie débâcle idéologique à laquelle on assiste. Deux articles, en tête de ce dossier, campent assez bien le nouveau décor qui s'est insensiblement mis en place au cours de cette fin des années 70. Ce nouveau décor s'organise autour d'un fait fondamental : la gauche a perdu sa légitimité. L'humanisme qui la fonde est mis à la question : qu'est-ce qui le garantit ? Rien, puisqu'on voit partout dans le monde que qui veut faire le bien peut faire le mal. Une autre question est de savoir si c'est effectivement un trop-plein de morts du socialisme ou de plus subtiles mutations sociales internes qui ont provoqué cette grave crise de confiance qui travaille, à des rythmes divers, tout le corps social. Mais le fait est là. Et en perdant ce droit à l'humanisme, ou au progressisme, comme on voudra, la gauche n'est plus l'unité qui mesure l'universel. Elle ne défendra bientôt plus que des intérêts particuliers, sans préten- dre défendre par là, aussi, l'intérêt général. Or, la gauche imprimait un sens à l'activité sociale et poli- tique. Même loin du pouvoir, elle en régentait les normes. Son culte de l'Etat obligeait l'Etat, même lorsqu'elle n'y était pas, à s'y plier. Et le reste suivait. L'ensemble du corps social était aimanté par elle. On peut le déplorer. Mais sa force d'attraction empêchait les brusques volte-face. Cette époque s'achève. Il n'y a plus d'aimant. L'ensemble du corps social va maintenant tourner comme une girouette au vent. Au gré d'idéologies éphémères, mais qui auront l'allure de bourrasques. Le débat sur la morale et « Dieu », ce n'est pas autre chose : qu'est-ce qui peut, aujourd'hui, servir d'aimant, ou de garde-fou ? En l'état actuel des choses, rien. Alors oui : on a raison d'avoir peur. Davantage aujourd'hui qu'en 1974. La Nouvelle Droite est plus dangereuse sous les projecteurs des médias que dans l'ombre des cabinets ministériels parce que son idéologie est remarquablement bien adaptée au vide : c'est une idéologie fermée, étanche, ne fonctionnant que sur sa propre cohérence interne. En ce sens, contrairement à ce que l'on croit, elle se prête davantage à l'adhésion par le bas qu'à l'action par le haut. Elle relève elle-même avec plaisir que Jurgen Habermas a prononcé, il y a dix ans, cette mise en garde : « Si une nouvelle théorie politique, placée sous les auspices de Carl Schmitt, de et d'Arnold Gehlen devait voir le jour, elle trouverait rapidement audience auprès des masses et deviendrait un " danger " politique. » Habermas avait raison. La séduction que peut opérer une telle théorie politique est double. Parce qu'elle est fermée et cohérente dans sa fermeture, d'une part, et, d'autre part, parce qu'elle induit un ordre. La crise vient alourdir la menace de ce deuxième aspect. Or, il est essentiel. L'aspect biologique des thèses de la Nouvelle Droite fut celui qui frappa le plus violemment les esprits. A bien lire ses textes, cependant, on s'aperçoit qu'en réalité la sociobiologie n'est nullement le point de départ de sa réflexion. Celle-ci ne vient qu'après, en plus, pour servir d'outil, en quelque sorte, à une conception beaucoup plus fondamentale que celle de l'inégalité biologique de l'homme. Et cette notion, c'est « l'ordre ». Pas l'ordre tel que l'entend la vieille droite qui est synonyme de « stabilité » autour de quelques valeurs qu'elle entend préserver. L'ordre de la Nou- velle Droite est un ordre mathématique, absolu. Il est vertical et suppose l'existence d'un Etat auquel rien ni personne ne doit échapper. La Nouvelle Droite est en effet farouchement « planiste ». Le G.R.E.C.E., dans un article-manifeste non signé, termine ainsi la description de ce qu'il appelle « l'économie organique » : « Une telle stratégie économique suppose une redéfinition des rapports entre l'Etat et l'entreprise, selon les critères de l'orga- nicisme politique; fin de la distinction Etat/privé, incitations disciplinaires et politiques de l'Etat, respect des lois du marché, mais à l'intérieur d'un cadre politique et juridique inviolable et ayant force de loi : le plan. » Une fois posée la nécessité de cet ordre, nécessité inspirée par une aversion juvénile pour le « gaspillage » dont la société, surtout capitaliste, offre apparemment le spectacle, reste à élaborer la relation d'ordre : qui fera le plan ? Et parce que la Nouvelle Droite est positiviste en diable, elle ajoute aussitôt cette autre question : comment s'assurer que ce sera le meil- leur ? En prenant les meilleurs, évidemment. Mais comment savoir que les meilleurs sont effectivement les meilleurs ? La science peut nous le dire. Et c'est ainsi que la biologie entre en scène. Le lecteur de ce dossier, habitué à ne voir que la gauche investir le terrain idéologique, sera sans doute étonné devant la proportion considérable des interventions « libérales » contre la Nouvelle Droite. La gauche découvre, dénonce et du même coup fait « exister » le phénomène; les « libéraux » sont beaucoup plus nombreux et acharnés à le combattre. L'angle d'attaque n'est d'ailleurs pas exactement le même. A gauche, on s'attache surtout à mettre en lumière le pouvoir occulte de la Nouvelle Droite, alors que les libéraux se coltinent les principes mêmes de son idéologie, et eux seuls. Notons pour mémoire les interventions de Lionel Stoléru, Bernard Stasi, Jean-François Kahn, Raymond Aron ou Maurice Duverger. Le libéralisme qui unit ces ministres, députés ou polémistes, est extrêmement divers; il ne les conduit pas à des positions poli- tiques identiques, mais chacun d'eux s'est heurté au point crucial des thèses de la Nouvelle Droite auquel nous venons de nous arrêter : l'ordre scientifique. Or, la notion même d'un ordre « scientifique » élaboré et imposé par l'Etat est en opposition évidente et radicale avec l'ordre du libéralisme, qui repose et se légitime sur des « méca- nismes ». On voit bien qu'au cœur du débat la gauche se trouve légèrement en porte à faux : sa conception de l'Etat inclut aussi celle d'un ordre, également élaboré et imposé en dehors de et contre ces mécanismes. Alors qu'il existe quelques points de convergence, au moins méthodologiques, entre l'idéologie de la Nouvelle Droite et celle de la gauche étatiste, il n'en existe aucun avec le libéralisme. La Nouvelle Droite heurte tous ses principes, et les heurte de front. Même les conceptions élitistes de la Nouvelle Droite ne s'accordent pas avec celles du libéralisme. Le libéralisme est élitiste, la Nouvelle Droite est élitiste. La différence de principe est ailleurs : elle réside dans le mode de sélection de ces élites. La Nouvelle Droite, dans son modèle, fait appel à la Science pour la sélection de l'élite : le Quotient Intellectuel, élaboré « scientifiquement », serait la relation d'ordre qui organiserait la hiérarchie de la société. En outre, la biologie, telle qu'elle est comprise par les idéologues de la Nouvelle Droite, n'enseigne pas seulement que les hommes sont inégaux, elle enseigne aussi que ces inégalités sont héré- ditaires. L'ensemble aboutit, au mieux, à une présélection dès l'enfance des élites, et au pire à une transmissibilité par hérédité de l'appartenance à celles-ci. C'est cette conception de l'élitisme prédéterminé qui se trouve en opposition irréductible avec le libéralisme « bour- geois », mâtiné des conceptions « laïques » de la gauche, forme hybride de fabrication des élites façonnée petit à petit depuis maintenant deux siècles. Il y avait d'abord le sang, qui perpétuait l'élite de génération en génération. Puis il y eut l'argent (explicitement : voir les premiers votes censitaires). Actuellement, c'est le savoir qui tend à être à la base de la relation d'ordre qui organise la hiérarchie (au moins la hiérar- chie administrative, en attendant que le savoir organise aussi la hiérarchie économique). Le libéralisme politique prend précisé- ment sa source dans la destruction de cette première relation d'ordre, ancestrale, qu'était le sang. Il fallait poser, pour détruire cette relation, que tous les hommes soient égaux au départ. En réalité, ce n'est pas tant ce principe qui est important que la pratique qu'il institue : un système formel permettant à d'autres qu'aux seuls membres de l'aristocratie de franchir aussi la ligne d'arrivée, c'est-à-dire d'occuper les postes dirigeants. Ce système, fondé d'abord sur l'argent, s'est par la suite trans- formé, en partie sous la poussée de la gauche laïque, pour aboutir enfin au système que nous connaissons aujourd'hui, dont l'école est le rouage essentiel, et dont la légitimité première reste « l'effort », ou le « mérite ». l y a aussi, évidemment, les élections, lesquelles ne président au choix que du personnel politique (elles ne concernent ni les élites administratives, ni les élites économiques). Le libéralisme est historiquement lié, et donc irréductiblement attaché, à ces deux systèmes de sélection (l'école) et de choix (les élec- tions) des élites. Ce sont des moyens, des outils dont la perfec- tion est atteinte sitôt que l'objectif est satisfait : légitimer les élites (« bourgeoises ») qu'ils fabriquent. La gauche, elle, a un rapport sensiblement différent à l'école (et, dans une mesure moindre, aux élections). Ce rapport est trouble car il a deux racines idéologiques distinctes qui se confondent dans le discours politique quotidien. La première tient à ce que la gauche représente, peu ou prou, une autre classe que la bourgeoisie. Le problème qui se pose à elle est donc l'accessibilité de cette autre classe aux postes dirigeants. D'où la critique de gauche à l'école actuelle : le tamis école ne sélectionne pas que le savoir; d'autres critères s'y insinuent, des critères de classe qui prédéterminent la sélection. La seconde racine tient à l'humanisme dont s'est parée la gauche, et qui l'oblige à défendre de façon sous-jacente mais perma- nente une conception radicalement non élitiste de la société. Le problème n'est plus de savoir qui, venant de telle ou telle classe, va accéder à l'élite à travers le tamis de l'école. Le problème change de nature. Il consiste à faire en sorte que l'école abandonne sa fonction hiérarchisante, cesse d'être un mode de production et de sélection des élites. L'école, dans cette conception, n'est plus le « moyen d'arriver », mais une fin en soi; le savoir ne doit plus être l'élément discriminant, mais une richesse à répartir égalitairement. L'idéologie de gauche (communiste et non communiste) n'a pas réellement unifié ces deux thèmes et oscille constamment de l'un à l'autre. Si l'on préfère, le libéralisme n'a qu'une devise, qui assure à la fois sa reproduction et sa légitimité : que les meilleurs gagnent, à l'école comme aux élections. Tandis que la gauche émet deux réserves : d'abord, tout n'est pas fait pour que les meilleurs gagnent; ensuite, l'idée même de « gagnants » heurte sa sensibilité humaniste. L'idée de « gagnants » heurte aussi la Nouvelle Droite. Car elle suppose qu'il y a eu une course. La Nouvelle Droite n'y voit pas, comme la gauche, une spoliation de l'Homme, mais une perte de temps. C'est cela, « l'erreur » de base du libéralisme. Il ne faut donc pas s'étonner que tant de « libéraux » soient montés au créneau dans ce débat. Ni que le terme de « répu- blique », pourtant si vieillot, soit brusquement revenu dans tant de bouches, notamment dans celles des accusés, lorsqu'ils veulent se défendre en niant. C'est ainsi que le Club de l'Horloge n'a cessé, pour tenter de se démarquer du G.R.E.C.E., de se répandre en professions de foi « républicaines ». Beaucoup d'intervenants de gauche, en revanche, ont feint de ne pas comprendre que là se situait le véritable débat. Refusant de voir qu'ils partagent avec la droite libérale — ad minimum — quelques principes élémentaires, ou plus exacte- ment refusant de le souligner, ils ont préféré mettre en lumière les accointances entre cette droite libérale et la Nouvelle Droite, en mêlant pêle-mêle, d'ailleurs, quelques ministres et députés et les Nouveaux Economistes, lesquels se trouvent aux antipodes de la Nouvelle Droite et ne sont d'ailleurs pas ménagés par elle. D'autres encore ont évoqué une « nouvelle gauche », qui n'existe pas encore, mais dont on pressent que les principes seront plus proches de ceux du libéralisme que de ceux de la vieille gauche étatiste. Le Parti communiste, enfin, a le mieux vu le point essentiel du problème, pour aussitôt en faire un point aveugle. Pressentant que toute discussion sur la Nouvelle Droite porterait en fait sur les principes du libéralisme, il a préféré se retirer de la discussion pour ne pas avoir, ne serait-ce qu'incidemment, à les mettre en valeur. Tout cela n'est ni très juste, ni très malin. Car la Nouvelle Droite, au-delà de ces premières considérations sur les prin- cipes, fait un usage technocratique de l'irrationnel. Sans être alarmiste à l'excès, c'est au-delà de cette frontière que droite libérale et gauche se retrouvent dans la même galère : car il ne s'agit plus de convictions mais de races. Tout a été dit ou presque sur le racisme ségrégationniste auquel aboutit la sociobiologie de la Nouvelle Droite. Son amour de l'ordre induit aussi son amour de la pureté raciale. Si la Nouvelle Droite voue le culte que l'on sait aux dieux païens, c'est parce qu'ils symbolisent l' indo-européen à l'état de pureté. Si ces dieux païens n'existent plus, c'est que quelque chose ou quelqu'un a spolié cette pureté. Quoi ? Le monothéisme. Mais qui a introduit le monothéisme ? Quels sont « ces inconnus (qui) ont transformé la maison, nous faisant perdre, dans la nuit du temps qui passe, jusqu'à la conscience même de ce que nous sommes ? » (.) Qui sont ces inconnus, qui est « impur » ? La réponse effleure les lèvres. Elle n'est encore que suggérée : « Nous avons décidé de nous reconnaître dans le passé européen, non dans le mirage oriental. » On reste encore à mots couverts. Mais ce sont des allusions qui ne trompent pas. Ordre, élite, race : les idéologies de la gauche et de la droite libérale peuvent encore réagir différemment aux deux premiers concepts. Mais il n'en sera plus temps lorsque la trilogie se sera inversée : race, élite, ordre. Le décor

Il n'y a pas de génération spontanée. La Nouvelle Droite n'a pas surgi du néant tel un deus ex machina. Le G.R.E.C.E., sa « base » de départ, s'est constitué en janvier 1969. Six mois après mai 68. Ses idées sont cependant restées pratiquement clandestines pendant plus de dix ans, malgré quelques dénon- ciations par voie de presse (voir le chapitre suivant). Dix années pendant lesquelles le décor politique et idéologique s'est profondément modifié. 1968 : ce n'était pas si bête. Si une grande partie de la jeu- nesse tournait le dos à la gauche traditionnelle, c'est qu'il y avait une fêlure idéologique quelque part. Le reflux du gau- chisme et la montée de la gauche traditionnelle, « réunie », ont pu, pendant quelques années, masquer cette fêlure. Mais dix ans plus tard, elle est réapparue, plus béante encore. Les Nouveaux Philosophes, « pub » ou pas « pub », ont mis le doigt sur la plaie, qu'élargirent encore la désunion et l'échec. C'est dans un contexte de crise idéologique qu'émerge donc la Nouvelle Droite. Nous avons choisi trois articles pour dessiner une esquisse de cette crise dont les effets n'ont pas fini de se faire sentir. L'article de Pierre Billard, paru dans le Point en septembre 1978, presque un an avant que n'éclate la polémique sur la Nouvelle Droite, était presque prémonitoire. Presque : car en recensant les droites qui relèvent la tête, il ne prédisait qu'un petit avenir à celle de et Alain de Benoist. Il n'empêche : son article dresse assez bien la liste des tour- ments politiques de cette fin de décennie. Bien qu'il s'achève sur un appel électoral, celui de Lionel Stoléru, la « stupiditsia », également paru avant la polémique, laisse percer l'angoisse de ce que les intellectuels (de gauche) ne soient pas à la hauteur de leur tâche et laissent à la droite le monopole du renouvel- lement des idées. Enfin, celui de Jacques Tamero fait l'in- ventaire des vieux habits que la gauche française, ancienne ou nouvelle, s'obstine à porter. Pierre Billard

Idées : la grande lessive

(Le Point, 11 septembre 1978)

Notre époque confuse, notre société convulsive marchent, paraît-il, au tombeau. Nous vivrions (on nous le chante de toutes parts) les derniers feux de la décadence... Possible. Mais si, au contraire, nous vivions l'aurore de temps nou- veaux, le début du début d'une nouvelle aventure de la pensée humaine ? Le moment où l'humanité, soûlée des discours, théories, mensonges, crimes, guerres, tyrannies, génocides engendrés par trois mille ans de culte de l'homme et trois cents ans de culte de la raison, entreprend de faire table rase de ses errements pour reconstruire son discours et remodeler sa pensée ? Ce n'est pas assuré. Mais ce qui est certain, c'est qu'en les idées craquent, les idéologies explosent, la chasse aux maîtres à penser est ouverte, les cloisons intellectuelles s'effondrent, l'idéologie dominante se transforme, les intellec- tuels de gauche perdent leur monopole sans que ceux de droite le récupèrent. Une grande remise en question, une grande les- sive, le « grand chambardement » annoncé par le chanteur Guy Béart transforment le paysage des idées, des arts, des mœurs. Valéry Giscard d'Estaing disait récemment à un visi- teur : « Nous assistons à un extraordinaire effondrement d'idées reçues. » Convulsions de l'agonie ou du renouveau ? C'est à voir... Au départ, un constat : la gauche perd parmi l'intelligentsia sa fonction d'idéologie dominante. On a soulevé le lourd cou- vercle de la marmite marxo-socio-freudienne. On respire enfin dans les jardins de la pensée. Il faut dire qu'elle en a avalé, des couleuvres, l'intelligentsia de gauche, depuis vingt ans ! Elle a vu l'écrivain soviétique Soljenitsyne devenir le Dante du Goulag et les crimes de Staline échapper aux modérations du rapport Khrouchtchev pour apparaître comme le moteur d'un système, d'un régime, d'un Etat. Elle a vu — tout le monde a vu — les guerres de libération anticolonialistes déboucher sur les luttes tribales, l'empire fou d'Amin Dada, le génocide du Cambodge, l'asservissement du Viet-nam du Sud. Elle a vu les tanks russes à Prague écraser le Printemps et Castro devenir le « flic » de Brejnev. Elle a vu un Allende liquidé à Santiago et Franco tué non par la lutte des masses mais par la maladie de Parkinson. Elle a vu sans cesse surgir de nouveaux tailleurs pour les habits neufs du président Mao et pour ceux de sa momie; elle a admiré une révolution culturelle qui fit régresser Pékin jus- qu'au gouffre, et elle regarde aujourd'hui la Chine, redevenue l'Empire du Milieu, voler au secours du chah d'Iran et traiter avec Tokyo en attendant Formose.

Le fiasco de l'espérance

Dans le même temps, elle a vu le paradis du socialisme suédois révoqué par ses électeurs, et l'eurocommunisme se fabriquer des compromis historiques à idéologie variable. Elle a vu les droits de l'homme célébrés à Helsinki et bafoués par les tribunaux et les asiles de toutes les Russies. Et des dis- sidents de tout bord dénoncer dans le socialisme un « rêve de cristal » (Boukovsky). En France même, le rêve de mai 68 n'a laissé que des fleurs ambiguës et des cicatrices. Et l'Union de la gauche — ce moteur et ce masque — s'est dis- soute dans la trahison à la veille d'une échéance électorale capitale. Comment n'aurait-elle pas changé, la gauche, sous cette avalanche de démentis à son credo ? Et comment son intelli- gentsia conserverait-elle sa position dominante, contrainte qu'elle est à une révision de ses principes et de son action ? Les livres, les films, tous les produits culturels marquent le virage. Les devantures des librairies s'emplissent de souvenirs d'hom- mes veufs de l'histoire ou orphelins de leurs rêves, qui pleurent, enragent ou ricanent sur le fiasco de leur espérance. Aux « enfants de Marx et de Coca-Cola » dont parlait le cinéaste Jean-Luc Godard avant mai 68, ont succédé les enfants « aventureux et désenchantés d'André Malraux et de Drieu La Rochelle » qu'évoque Dominique Desanti à propos du livre de Jean-Claude Guilbert Ils ont tué tous les héros. Par où commencer pour décrire, troublés dans leur confort, « les intellectuels en chaise longue » dont nous parlait Geor- ges Suffert ? Le meilleur moyen est d'aller voir un peu du côté de Freud, Marx, Sartre ou Mao comment résistent ou s'écroulent les vieilles idoles.

Les fils de Freud sont fatigués

Freud, justement, sera le héros d'un roman de la rentrée. Dans Bildoungue, de Catherine Clément, nous assisterons aux aventures à la Zazie du brave Sigmund. Auteur déjà des Fils de Freud sont fatigués, Catherine Clément est un bon exemple de ce nouveau type d'intellectuels de gauche jaillis de leur chaise longue. Agrégée de philosophie, communiste, anima- trice des pages culturelles du Matin, elle ressent, à 40 ans, l'oppression des clichés culturels français. « Nous en som- me3 au moment, dit-elle, où l'on s'est rendu compte que la Révolution française était devenue la Terreur. Epris de liberté, Beethoven et les romantiques allemands s'en sont alors détour- nés... » Contre la terreur (intellectuelle), Catherine Clément a choisi une arme bien significative : l'ironie, la dérision. « Plus de références, plus de jargon ! », supplie-t-elle. Freud, bien sûr, affronte des ennemis plus radicaux. Dans sa Lettre ouverte aux parents des petits écoliers, Pierre Debray- Ritzen poursuit son combat contre la scolastique freudienne en s'appuyant sur l'expérience de son laboratoire des Enfants Malades. Son appel angoissé à une vision plus expérimen- tale et biologique que théoricienne et psychique résonne avec une tragique conviction. Notre médecine n'est-elle pas parfois, elle aussi, victime de la mode ? L'alarme est sonnée. Du côté de Sartre... il n'y a rien à dire. Vous le savez sans doute : Sartre est mort un dimanche de mai dernier, assassiné par un enfant. C'est ce que nous a conté avec talent Jean- Pierre Enard dans son joli roman à succès Le dernier dimanche de Sartre : il arrive que les mythes meurent plus vite que les hommes. Marx aussi serait mort, si l'on en croit le livre de Jean-Marie Benoist, tout de même en avance sur l'événement : c'est peu de dire que le cadavre de Marx bouge encore... Marx reste un philosophe considérable. Mais ceux qui parlent pour lui ne peuvent plus, comme ils l'ont fait si longtemps, « dire la loi » et canaliser la pensée. Une scolastique s'est effondrée, aussi raide que celle d'Aristote au Moyen Age. C'est cette petite révolution de l'intelligence, cette notable victoire de la liberté qu'a annoncées le tintamarre de ces trente derniers mois autour des « nouveaux philosophes ». Le marxisme ne sera plus jamais comme avant. Et pas seu- lement le marxisme en tant que philosophie : quand Bernard- Henri Lévy dénonce dans le socialisme une « barbarie à visage humain » ou qu'André Glucksmann lui reproche d'avoir donné le pouvoir non à la cuisinière, comme le voulait Lénine, mais aux assassins (La cuisinière et le mangeur d'hommes), ils abattent la superbe de tous ceux qui donnaient le ton à l'histoire au nom du modèle qu'ils croyaient détenir.

La révolution n'est plus ce qu'elle était

De cette mise en question des dogmes tabous, le jour- naliste Jean Daniel donne une vigoureuse illustration dans son éditorial de rentrée de l'hebdomadaire de gauche le Nou- vel Observateur. Il dénonce le respect empaillé des vaches sacrées, refuse de proclamer « que l'Union de la gauche resplendit, éternelle et immuable, tels les archétypes platoni- ciens ou la substance cartésienne », constate « le grand les- sivage » intellectuel et recommande à la gauche « d'em- prunter ces étapes réformistes dont l'enchaînement constitue... une social-démocratie ». Ainsi ce mot obscène qui fait frémir les vitres du bel immeuble de la place du Colonel-Fabien d'où le P.C. lance ses excommunications majeures est prononcé, écrit, sans que la terre tremble. Cette social-démocratie, chargée de tous les péchés, honnie, déshonorée, est soudain proposée comme modèle à la gauche française : c'est déjà une révolution. Cette révolution culturelle, on en trouve d'autres signes pit- toresques. Au cinéma, Jean-Luc Godard, qui annonce tou- jours le vent avec le génie d'un précurseur ou la précision d'une girouette, met fin à ses dix années de cinéma éducatif et mili- tant : il prépare un film de fiction avec Vittorio Gassman, consacré à Bugsy Siegel, un mafioso qui, dans les années trente, contrôla Hollywood, puis fit de Las Vegas ce qu'elle est devenue. C'est une façon comme une autre de tirer la leçon d'un échec. Sur un autre plan, le cinéaste Chris Marker a fait le bilan des espérances mortes dans un film de montage — Le fond de l'air est rouge — dont les deux parties (avant 68, après 68) s'appelaient à juste titre « Les mains fragiles » et « Les mains brisées » : pour lui aussi, comme pour le phi- losophe marxiste Henri Lefebvre (qui intitule ainsi son dernier livre) : La Révolution n'est plus ce qu'elle était. Lorsque, dans Les routes du Sud, Yves Montand, interprétant un vieux communiste espagnol, dit : « Nous avons perdu nos certitudes, mais nous avons gardé nos illusions », il exprime l'état d'esprit de la gauche il y a deux ans : l'idéologie vacillait, mais on se cramponnait à l'espérance. Voici venue l'heure de la lucidité. Ou du repli — fût-il provisoire. Ils ne manquent pas, les signes de désengagement ! « Jamais, depuis trente ans que j'enseigne, écrit, parmi bien d'autres, un professeur de Ren- nes au journaliste du Monde Pierre Viansson-Ponté, je n'ai connu une génération aussi complètement dépolitisée. » A la tête de l'Agora d'Evry, Emile Herlic, un ancien compagnon de théâtre de Jean Dasté, recommande — conseil inouï — « de penser à la satisfaction immédiate de la population »... Autre pionnier de la décentralisation, Philippe Tiry, qui a ouvert la Maison de la culture d'Amiens et dirige aujourd'hui l'Office national de diffusion artistique, cherche « à relancer le marché ». Nous sommes loin des accents messianiques du vieux discours culturel qui proposait comme méthode « la conquête du non-public » et comme but de « changer la vie » : la modestie est venue avec le temps. La très contesta- taire chanteuse Catherine Ribeiro vient d'enregistrer douze chansons d'Edith Piaf. Le réalisateur Stellio Lorenzi, à qui l'on doit L'affaire Rosenberg, L'affaire Dreyfus, prépare pour la télévision Les mystères de Paris. Au Palais des sports, où Robert Hossein monta Le cuirassé Potemkine, il nous proposera la semaine prochaine Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. On vous le disait bien que la révolution n'est plus ce qu'elle était... Le « putsch » de la droite Si la pensée de gauche s'affaiblit, n'est-ce pas tout naturel- lement que la pensée de droite se renforce et prépare d'écla- tantes revanches ? Assurément. Charlie Hebdo ne s'y est pas trompé qui annonce dans son dernier numéro un pseudo- « putsch » de droite. Ses collaborateurs ont consulté avec désolation les collections d'hiver que nous préparent nos couturiers. Adieu, les robes gitanes, les saris, les oripeaux, les tee-shirts, le n'importe quoi qui vous habillait librement n'importe comment ! Voici revenues les modes strictes et obli- gatoires, carrures accentuées, ligne droite, style officier ou style vamp, en fourrures ou en escarpins, dans un confor- misme sérieusement contrôlé. « La haute couture veut à nou- veau imposer sa dictature de fer, tempête Cavanna. Finie la rigolade, fini le Grand Magic-Circus... la droite a gagné ! » L'outrance et l'humour n'empêchent pas Charlie Hebdo d'être souvent perspicace. Sur le plan des modes et des usages, on assistera, on assiste déjà, en effet, au mouvement pendu- laire des opinions et des pratiques, qui tend à contester, ou à inverser, les excès. Ainsi peut-être de la couture ? Ainsi sûre- ment du libéralisme des mœurs. Déjà dans un sondage publié par le Nouvel Observateur en janvier dernier, on remarquait que 46 % des Français trouvaient les mœurs trop libérales (10 % pas assez); 76 % considéraient que le gouvernement était trop libéral avec les délinquants (4 % pas assez). Si beaucoup de tabous sexuels ont bel et bien sauté, on observe un retour très net aux sentiments dans la vie affective des couples. Au « La vie, c'est l'orgasme » de Wilhelm Reich répond aujourd'hui l'humour triste de Woody Allen : « Si la vie à deux dépend d'un orgasme, c'est qu'il ne reste rien de la vie à deux. » Un nouvel ordre moral ? Depuis 1946, l'éducation des enfants a été fortement influencée par les idées et le livre de Benjamin Spock Com- ment soigner et éduquer votre enfant (vingt-trois millions d'exemplaires vendus en vingt-six langues). Mais cette édu- cation permissive n'a fait des enfants ni meilleurs ni plus heureux et, en 1974, Benjamin Spock a reconnu : « Je me suis trompé, une gifle a parfois du bon. » La femme, ce champ des plus vives batailles de la dernière décennie, marque un début de lassitude dans cette guérilla dont elle est à la fois l'héroïne et l'enjeu. D'après le sondage publié par F Magazine ce mois-ci, 68 % des lectrices se sen- tent bien dans leur peau et 80 % déclarent avoir une vie de couple satisfaisante : on est loin de ces « Frustrés » qui ont fait la renommée de la dessinatrice Claire Bretécher. On est loin des femmes martyres du M.L.F. Si l'écologie, la préoccupation de l'environnement ont désor- mais forcé toutes les portes, un choc en retour, là même, com- mence à s'amorcer. C'est ainsi que fin septembre se tiendra un grand colloque international consacré à la réhabilitation du béton. Ou que 10 % des consommateurs s'indignent qu'on fasse payer plus cher des produits dits naturels considérés comme des attrape-nigauds. On pourrait multiplier les exemples de réactions aux grands courants de la dernière décennie, du retour à la notation sco- laire à celui des cheveux courts. Mais enfin, le martinet, l'aspi- rateur, la tendresse et le béton ne sont pas l'apanage de la droite. En fait, ces comportements effectivement « en réac- tion » allument les rétro-freins d'évolutions jugées excessives ou trop rapides : ils n'annoncent guère, pour le moment, les rigueurs casquées d'un nouvel ordre moral. Cette droite musclée qui pourrait remplacer la gauche ébran- lée et méditative, c'est peut-être du côté du Bon Dieu qu'on la voit pointer le nez. L'Eglise s'était habituée à être contestée sur sa gauche : seule subsiste aujourd'hui une contestation de droite, et notamment celle des traditionalistes conduits par Mgr Lefebvre. Après une période post-conciliaire particulière- ment active, l'Eglise de France semble ressentir le besoin d'une pause. Parallèlement, le glissement à gauche des élec- teurs catholiques, qui était apparu important aux cantonales de 1976 et aux municipales de 1977, est stoppé ou régresse pour les législatives de 1978. Sur le plan des idées, au « ras-le-bol » de la gauche, le raz de marée de la droite n'a pas répondu. Certes, on a vu Louis Pauwels se lancer avec pugnacité dans l'animation du Figaro- Dimanche, rassembler autour de lui quelques plumes acérées et donner au supplément du Figaro du samedi une vigueur pamphlétaire oubliée depuis le Candide d'avant guerre. On voit s'agiter des revues comme Nouvelle Ecole ou Question de, naître des groupes de « résistance culturelle » comme le G.R.E.C.E. (Groupe de recherche et d'étude par la civili- sation européenne). Le plus souvent, on retrouve mêlé à ces initiatives ou les inspirant un écrivain de 34 ans, Alain de Benoist, qui défend sans complexe une idéologie proclamée de droite. Mais cette hirondelle suffit-elle à assurer le printemps de la Nouvelle Droite ? Rien ne l'indique. Ce que tout indique au contraire, c'est que, dans le « remue- méninges » universel qui agite la France des idées, cette fron- tière de droite et de gauche sur laquelle ont combattu farou- chement les intellectuels du xx6 siècle est en train de voler en éclats. D'abord parce qu'il y a eu un échange de valeurs tel que nul n'y reconnaît plus son saint. Le gauchisme inspire un nouveau romantisme, reprend le thème de la décadence, mé- prise les intellectuels, pratique la critique des « lumières », prône le retour à la nature : autant de thèmes empruntés à la panoplie de la droite traditionnelle. Les ambiguïtés à vrai dire viennent de loin : on s'est acharné à les gommer pour qu'appa- raisse plus éclatante la césure entre la droite et la gauche. Mais qui a écrit : « Nous sommes la sainte canaille de 1789, de 1830, de 1848, celle de la Commune, l'immortel défi du peuple à ses oppresseurs » ? C'est Maurice Barrès, maître à penser de la droite nationaliste. Et qui a écrit : « Le Juif est l'ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l'exterminer » ? C'est Proudhon, l'un des pères les moins contestables du socialisme français... Gauche-droite : le grand remue-méninges

L'actuelle confusion des thèmes, un livre qui paraîtra dans deux semaines aux Editions du Seuil la met spectaculairement en valeur : Qui n'est pas de droite ? d'Harris et Sédouy. Il est révélateur, ce livre, d'abord par le trajet personnel de leurs auteurs. André Harris, fils de la gauche laïque, et Alain de Sédouy, enfant de la vieille droite monarchiste, ont bourlingué de conserve sur toutes les eaux agitées de la conscience fran- çaise. Leurs livres, films, émissions de télévision titillent les malaises nationaux. Ils produisirent Le chagrin et la pitié, pre- mier retour sur la vérité de l'Occupation; tournèrent le très discuté Français, si vous saviez...; cheminèrent ensemble vers la gauche et publièrent deux livres sur les patrons et le P.C. Ils découvrirent vite que leur Voyage à l'intérieur du P.C. avait été une duperie. « Ils nous ont roulé dans la farine », reconnaît André Harris. D'où la mise en chantier d'un nou- veau livre destiné à circonscrire ce qui séparait la droite et la gauche sur les thèmes essentiels, par exemple en faisant répondre au même questionnaire des personnalités des deux bords. Or, en étudiant les réponses obtenues, Harris et Sédouy découvrirent que les interviewés répondaient le plus souvent la même chose : c'était le cas, notamment, pour les interviews de Jacques Attali, dirigeant du parti socialiste, et d'Alain de Benoist, philosophe de droite. Un autre livre, prévu chez Albin Michel — sous le titre : Etre de droite —, aboutit aux mêmes conclusions au terme d'une enquête comparable. Son auteur, Jean-Pierre Appareu, après avoir interviewé soixante- cinq leaders d'opinions de toutes tendances, reste saisi par l'éclatement de la pensée et l'échange permanent de valeurs entre droite et gauche : rien de plus proche que les réponses d'un Michel Debré et d'un Jean-Pierre Chevènement, par exemple. C'est sans doute qu'au-delà des frontières idéologi- ques traditionnelles s'organise une nouvelle pensée sans tabous ni préjugés. Une nouvelle pensée On peut retracer les cheminements essentiels de cette nou- velle pensée qui se cherche. Sous le signe du bon sens recon- quis, elle s'organise à travers une recherche de l'enracinement, une conquête d'autonomie, une exigence de morale et un retour au concret. L'ENRACINEMENT. Les lendemains déchantent et le pré- sent est oppressant. Alors, puisque « l'avenir, c'était plus beau hier », comme le chante Guy Béart, que « l'avenir est en retard », comme le proclame Gérard Guégan (c'est le titre de son prochain livre), que « le présent ferme boutique », comme le chante Serge Reggiani, il reste le passé à conquérir, à préserver. Pour y recueillir enfin la vérité de l'histoire et pas l'un de ces contes éveillés que barbouillent en trompe l'œil les idéologues. Pour y retrouver les signes d'identification de la vie individuelle, collective et nationale. Ce retour au passé, cette recherche des racines revêtent les formes les plus diverses, depuis la multiplication des livres de souvenirs et de témoi- gnages jusqu'à l'invasion des livres, films, revues, émissions de télévision consacrés à l'histoire. Ce n'est évidemment pas par hasard si quatre des livres qui ont remporté le plus grand succès de librairie ces dernières années furent Au plaisir de Dieu, de Jean d'Ormesson; Le cheval d'orgueil, de Jakez Helias; La nostalgie n'est plus ce qu'elle était, de Simone Signo- ret, et La Billebaude, d'Henri Vincenot : quatre témoignages passionnants dans leur diversité sur la France du xx" siècle vécue dans la profondeur de sa sensibilité. Ce que disent les rescapés des systèmes totalitaires, c'est que le mensonge, le « gommage » ou le dérèglement de l'histoire constituent la perversité première de la tyrannie. A leur manière, parfois futile, les Français ont choisi de fuir le mensonge et le déra- cinement en ramassant à grandes brassées les rameaux épars de leur mémoire collective. L'AUTONOMIE. L'évocation des grands paradis collectivis- tes, la réalité d'une nation abusivement centralisée, le besoin de retrouver une réalité à échelle humaine ramènent le Français vers les petites dimensions, l'autonomie, voire la solitude. Ainsi prospèrent dans une apparente incohérence les communautés locales, l'esprit régional ou provincial, la vie associative (24 000 associations créées en 1976 contre 12 000 en 1964), le goût des villes moyennes et des maisons individuelles. Beaucoup d'actions d'ordre civique, para-politique (actions écologiques, radios libres) sont animées par des « autonomes » qui refu- sent les allégeances mais aussi la marginalisation. Partout nais- sent de nouvelles petites entreprises, révélant un sens nouveau de l'initiative et le goût de l'innovation. Sur les petites scènes — et parfois sur les grandes — s'épanouit le one man show, où, après Coluche, Rufus, Jacques Villeret, Bernard Haller, des comédiens réchappés de la discipline contraignante des troupes viennent dire leur propre texte et prendre les risques à leur compte. Beaucoup d'ex-révolutionnaires de mai 68 ont abandonné tout goût de l'action collective, tel Jean-Edern Hal- lier qui proclame : « La rébellion individuelle est un devoir culturel et le romantisme quotidien est la dernière conduite possible. » LA MORALE. Le rejet du politique comme ordonnateur des fins dernières est général. Au-dessus ou à côté de la science, au-dessus du politique, il doit y avoir autre chose qui donne un sens à l'action, la justifie, lui redonne sa dimension humaine : une foi, une ambition, un idéal. Disons, pour simplifier, une morale. Les savants sont de plus en plus nombreux à rejeter l'idée que la science pourrait constituer l'alpha et l'omega de la pensée. Le professeur de médecine Jean Hamburger évo- que, pour la ridiculiser, la suggestion d'Auguste Comte d'éti- queter la morale comme la « science numéro sept » et rappelle que la science n'est que curiosité, découverte, connaissance : d'autres valeurs doivent décider de l'usage que l'on fait de cette connaissance. En politique, on voit revenir au grand galop l'influence d'Albert Camus, « Camus, rappelle Bernard-Henri Lévy, c'est le politique soumis à l'éthique. La seule forme d'en- gagement valable, c'est de s'engager dans l'histoire en considé- rant que la morale doit juger l'histoire. » Ce sont de telles préoccupations qui ont conduit, en juin dernier, à la création du C.I.E.L. (Comité des intellectuels pour l'Europe des libertés), où l'on a retrouvé réunis des hommes aussi divers que Louis Pauwels, Philippe Sollers, Arrabal, Jean- Marie Domenach, Ionesco, Raymond Aron, Emmanuel Le : Roy Ladurie, Jean-François Revel, et bien d'autres intellec- tuels que les guerres des salons parisiens ont longtemps opposés. « Ensemble, nous sommes arrivés à la conclusion, précise Domenach, que la culture ne doit plus jamais servir de mar- chepied au totalitarisme. » De leur côté, les catholiques français cessent de se passion- ner pour les réformes de structures (tel le statut des prêtres) afin de s'interroger essentiellement sur la foi. Le mouvement qui s'est le plus développé ces dernières années est le mouvement charismatique, tout entier tourné vers la prière. Dans Esprit d'octobre 1977, Jacques Julliard dénonce « la prétention insensée des partis politiques à se comporter comme des ordres spirituels ». L'assujettissement au politique est rejeté sur le plan des fins dernières. Il l'est aussi au nom du concret. LE CONCRET. Le retour au réel, le pied de nez aux idées reçues, le courage de retourner vérifier la réalité des choses au lieu de brasser les mots et les idées, voilà le changement fondamental de la « nouvelle pensée ». Si les « nouveaux philosophes » ont occupé l'estrade ces derniers temps, dans d'autres secteurs, des chercheurs ouvrent dans l'ombre des voies à la réflexion. C'est le cas, par exem- ple, des « nouveaux historiens », dont certains (Georges Duby, Pierre Chaunu, Emmanuel Le Roy Ladurie) ont atteint une sorte de célébrité. Collant à la matérialité des archives énormes qu'ils explorent, ils mettent au jour une nouvelle réalité his- torique. Bien que souvent de gauche (comme on disait naguère), ils affirment l'indépendance de leur recherche : laissant les idéologues exalter le sens de l'histoire, ils se refusent à flécher le parcours. Dans une ombre plus épaisse, voici que surgissent mainte- nant les « nouveaux économistes », rassemblés autour de leur chef de file, Jean-Jacques Rosa, professeur à Paris. Ils ouvrent cette semaine, à Aix-en-Provence, leur première université d'été sur le thème « La science économique existe-t-elle ? ». Oui, répondent-ils : ils veulent réhabiliter cette science contes- tée en lui rendant son efficacité opérationnelle, en pratiquant un libéralisme authentique et concret, hors des schémas théori- ques qui pervertissent si souvent la réflexion économique. Devra-t-on parler aussi de « nouveaux sociologues » ? L'un des événements de cette année fut la publication du Fait fémi- nin, un livre où Evelyne Sullerot rapporte les travaux sur la femme de trente généticiens, anthropologues et historiens. D'un seul coup, ce furent des montagnes d'idées reçues qui s'écrou- lèrent. En partant de cette autre idée fort simple, confirmée par la recherche scientifique : c'est que la femme dans sa con- formation biologique est différente de l'homme ! Beaucoup de comportements féminins, découvre-t-on, ne sont imposés ni par une « société méchante » ni par des « hommes exploiteurs », mais découlent d'inégalités biologiques et de dispositions héré- ditaires. Ce fut un sacré pavé dans la mare aux canards que ce retour aux faits scientifiques après dix ans de phraséologie théoricienne sur la condition du deuxième sexe. La démarche d'Evelyne Sullerot est ici exemplaire de la révolution actuelle de la pensée. Elle est pragmatique, et non destinée à confirmer une théorie préalable. Elle est empreinte d'esprit de modération et d'ouverture : elle n'exclut rien des diverses explications possi- bles. Elle progresse non en inventant de nouvelles hypothèses, mais en modifiant la méthode de raisonnement : c'est ce vers quoi tend toute nouvelle recherche scientifique sérieuse. Il n'est pas négligeable que cet exemple important vienne de la sociologie, discipline singulièrement ravagée, au premier rang des sciences humaines, par les bulldozers de la bigoterie marxo- moderniste. Mais le virage est pris. Michel Crozier, directeur du Centre de sociologie des organisations, qui s'acharna, parfois solitaire, à une recherche non partisane, constate l'évolution des ensei- gnants, et celle des étudiants. « Ils viennent maintenant nous demander qu'on leur " apprenne des choses raconte-t-il. Cer- tains m'ont même dit, en souriant : " Nous avons besoin d'un lavage de cerveau ! "... »

Un lavage de cerveau

Ce salutaire lavage de cerveau, le monde de la pensée tout entier en est menacé, si profonde est la remise en question des évidences de naguère. Par exemple, il était admis, depuis Jean-Jacques Rousseau, que les hommes naissent égaux. Or les dernières découvertes de la génétique, renforcées par les études de certains laboratoires de pédagogie, tendent à prouver que l'intelligence serait, dans une large mesure, héréditaire. Ce n'est pas le milieu mais la carte chromosomique qui engendre- rait les différences individuelles. Les hommes naîtraient origi- naux et inégaux. Ce serait, si elle est confirmée, une décou- verte majeure qui met en question, par exemple, tout le système égalitaire de l'enseignement. Il faut s'apprêter à affronter de telles évolutions. Voici le moment où apparaissent, comme le proclame le titre du livre de René Girard, « des choses cachées depuis la fondation du monde ». Voici que sonne l'heure de « la révision des idées dominantes en France », à laquelle s'attaque le dernier livre, prophétique, de Jean Fourastié. L'homme constate que la grille qu'il avait posée sur le monde ne décrypte pas le mystère de l'univers et ne maîtrise pas la conduite de l'humanité. Il lui faut inventer une autre approche de la réalité et une autre manière de raisonner. C'est peut-être ce qu'annonce le formidable bric-à-brac d'au- jourd'hui, où se télescopent les mutations les plus diverses. Pour le moment, c'est vrai, ce qu'on remarque le plus, sur le sable du désenchantement, ce sont les carcasses des idoles abandonnées, les débris des statues déboulonnées, les vestiges des idéologies dévastées. Mais souvenez-vous... Quand il s'at- telle à cet extraordinaire effort de clarification qui va boule- verser la pensée, quand il commence son Discours de la méthode, Descartes, d'abord, fait table rase : « Je jugeai que tout le reste de mes opinions, je pouvais librement entreprendre de m'en défaire. » Plus tard, Paul Valéry, lapidaire, dira : « Otez toutes choses, que j'y voie. » Pourquoi cette grande lessive des idées en France ? Peut- être pour y voir mieux. Lionel Stoléru

La stupiditsia

(Le Monde, 20-21 mai 1979)

Chacun sait que l'évolution politique suit la loi du balancier : va-t-on trop loin dans une direction que le balancier nous ramène avec d'autant plus de vigueur dans l'autre direction. Olof Palme, en Suède, il y a quelques années, James Callaghan ces derniers jours en Angleterre, en ont fait encore l'expérience. Mais, pense-t-on souvent, l'évolution idéologique est, au contraire, moins fluctuante, suit un « sens de l'histoire » qui, par-delà les vicissitudes quotidiennes du politique, imprime à la société une dynamique continue dont le nom est « progrès de civilisation ». Or, voici que notre boussole s'affole, que l'aiguille magné- tique qui orientait nos idées perd le nord et fait des tours de cadran sans savoir vers quel pôle se fixer. Tout était pourtant, comme eût dit Verlaine, si beau, si calme. Marx gouvernait notre vie politique et Freud notre vie psychique. Une classe intellectuelle sans états d'âme reprodui- sait fidèlement ces modèles dans cette béatitude des idées reçues qui permet la méditation sans fatigue. Puis vint mai 68. Daniel Cohn-Bendit, en plein boulevard Saint-Germain, se permit de dire à Jean-Paul Sartre que celui-ci ne comprenait rien à ce qui se passait. Quelques yeux se dessil- lèrent, dont ceux de Maurice Clavel, malheureusement fer- més ces jours derniers pour une éternité qu'il avait toujours quêtée. Les nouveaux philosophes vinrent dire à voix haute ce que beaucoup pensaient tout bas : Marx avait vécu et le terrorisme intellectuel qui en était issu pourrait utilement faire place à une réflexion positive sur l'avenir de nos sociétés. Un grand espoir naquit : les intellectuels français allaient enfin regarder le monde tel qu'il est. Peut-être allaient-ils même reprendre la grande tradition de l'Encyclopédie pour dessiner les courants porteurs de notre civilisation. C'est là que les choses ont commencé à se gâter. Quelques zélés, voire quelques zélotes, lisant dans leurs gazettes que la philosophie n'était plus de gauche, ont voulu en déduire qu'elle serait forcément de droite, et l'on en voit aujourd'hui de curieux résultats. Voici, d'un côté, qu'un professeur de médecine réunit ses étudiants pour se vanter d'être fasciste, voici qu'on ressort Nietzsche, Maurras et Céline pour leur faire dire ce qu'ils n'ont pas dit; voici que les nouveaux économistes, croyant, mais à tort, emboîter le pas aux nouveaux philosophes, remontent d'un siècle en arrière pour exalter les vertus du libéralisme à l'état pur. Voici, de l'autre côté, que l'on cherche à reconstruire un pouvoir intellectuel pour combler le vide laissé par Marx, sur sa gauche, et que des mouvements extrémistes vont chercher chez Trotski ou Gramsci des alibis à leur terrorisme anti- démocratique. Voici, des deux côtés, des médias et des journaux présen- tant des thèses pour le moins ambiguës, encensant tout à tour le religieux et le païen, l'ordre et le désordre, le droit à la diffé- rence et le racisme, comme si l'histoire ne montrait pas assez ce qu'il peut y avoir de redoutable derrière ces mots. Dans le même temps, Régis Debray accuse les intellectuels d'avoir presque tous cédé à la tentation des médias. Avons-nous à ce point perdu le sens de la création que nos intellectuels ne puissent construire hors des sentiers battus ? Avons-nous à ce point perdu le sens de la mesure que nous ne puissions quitter Marx sans tomber chez Maurras ? N'avons- nous déboulonné une intelligentsia que pour la remplacer par une stupiditsia ? Non, non et non ! Le combat mené ces dix dernières années ne peut connaî- tre une aussi triste issue. Il ne sera pas dit que la lutte contre un certain extrémisme n'aura pour effet que de servir un autre extrémisme, que la dénonciation d'une barbarie à visage humain n'aura servi qu'à présenter un humanisme à visage barbare. Notre démocratie mérite mieux que cela. Notre tradition intellectuelle mérite mieux que cela. Nous devons être capables de déceler celles de nos valeurs qui, aujourd'hui, sont porteuses d'avenir et de construire un modèle de société qui s'y soumette. Les intellectuels accusent le pouvoir de gouverner sans idéal. Mais le pouvoir a-t-il charge d'âme dans un monde où les intellectuels eux-mêmes n'ont plus d'idéal à proposer ? Et n'y a-t-il pas place, dans une démocratie digne de ce nom, pour une recherche commune qui fasse table rase des méfiances réciproques ? Ce discours, c'est aujourd'hui qu'il faut le tenir, aujour- d'hui où nous construisons l'Europe et où nous avons le sentiment que nous pouvons conduire notre destin. Chaque jour qui passe, chaque pierre qui s'ajoute à l'édifice risque de rendre plus difficile, si nous n'y prenons garde à temps, la maîtrise architecturale d'ensemble et la recherche d'une har- monie sociale. Certes, comme disait Leibnitz, « le temps résout les contradictoires », mais il les dissout plus qu'il ne les résout, alors que la construction d'une civilisation ne peut, au contraire, que procéder de manière consciente. Je ne sais si nous, Français, parviendrons à nous mettre d'accord pour savoir si l'Europe que nous voulons est celle des marchands ou des marchés, des travailleurs ou des consom- mateurs, des fédéraux ou des confédéraux. Mais peut-être pour- rions-nous nous accorder au moins sur ce point : construisons l'Europe de l'intelligence et non l'Europe de la stupidité.

Jacques Tarnero Les habits vieux de la gauche française (Le Monde, 1 août 1979

La presse dénonce subitement la renaissance de la droite néo-nazie française. Elle relève et dénonce ce discours triste- ment célèbre de l'eugénisme biologique, de l'élitisme génétique et des vertus aryennes. L'humanité a déjà suffisamment fait les frais des projets prométhéens ou des surhommes nietzs- chéens pour que l'on se rende, enfin, compte du combat impé- ratif et catégorique contre toute résurgence d'un néo-nazisme, désormais affublé de parures scientifiques ou énarques plutôt que de la chemise brune. Cette dénonciation est impérieuse mais elle n'est pas suffi- sante. Si une droite aussi haïssable refleurit en 1979 il est tout aussi impérieux de s'interroger sur le pourquoi de son retour et le cheminement de ce retour. Si un discours néo-nazi réappa- raît au grand jour, c'est aussi que la gauche a singulièrement cédé en crédibilité sur le terrain idéologique. Si la droite intellectuelle renaît c'est peut-être parce que la gauche intellec- tuelle s'est trop souvent discréditée dans des combats douteux. C'est que « quelque part » son discours ne tient plus. Dans cette renaissance de la droite, la gauche n'est pas tout à fait innocente. L'indignation ne sert à rien si elle ne s'accompagne pas simultanément d'un impitoyable regard critique. Les incanta- tions de gauche n'ont que trop duré. Il est grand temps, il est encore temps, de substituer les armes de la critique à la fri- volité des modes intellectuelles. Depuis une année, un an après son échec aux législatives de mars 1978, l'image de la gauche nous donne tragiquement le spectacle de la dérision. Vide de projet, victime de son incapacité à tenir un discours vrai autre que politicien, coin- cée entre une parole toujours stalinienne d'une part et d'autre part une lutte personnelle pour le pouvoir, incompréhensible dans ses débats de tendances, le discours de la gauche institu- tionnelle est devenu inaudible. Partons des symptômes récents : un million trois cent mille chômeurs, des régions entières ravagées par le chômage, mais le grand débat intellectuel à la mode de ce temps se situe entre polythéisme et monothéisme. Le sacré est de retour, paraît-il. Six mois plus tôt, avec un million deux cent cinquante mille chômeurs, le romantisme était aussi de retour, suivi de près par un grand débat sur les charmes discrets des écrivains de la collaboration et du pétainisme. Longwy nous envoyait en vain des signaux de détresse. Ne sachant plus à quel saint se vouer, la gauche intellectuelle, fascinée par la révolution iranienne, anticipera imprudemment sur les vertus du « socia- lisme chiite » pour le rejeter ensuite comme un fruit amer. L'invasion du Cambodge et la guerre sino-vietnamienne feront un sort définitif aux espérances tiers-mondistes des révo- lutionnaires de la rive gauche. Le goulag est partout. L'oppres- sion règne sur le monde. La seule lutte vraie apparaît, peut apparaître, comme la défense des droits de l'homme. Quel rapport tout cela a-t-il avec la renaissance de la Nou- velle Droite ? La trame est complexe, essayons de la démêler. De Gaulle n'est plus au pouvoir; après la période affairiste de la régence pompidolienne, on ne retrouve plus dans la société libérale avancée de M. Giscard d'Estaing la morale autoritaire, patriarcale et nationaliste du vieux grand chef. La restructuration économique nécessaire au projet européen du président demande un consensus idéologique minimal, où la place de chacun est assignée. Le pouvoir lance une O.P.A. sur la bourgeoisie intellectuelle de gauche. Qui partagera le pain de l'Elysée pour envisager le troisième millénaire ne rompra pas de lances. De Gaulle était l'homme de la Résistance. Cette histoire-là est close. A quoi bon perpétuer ces vieilles rengaines. Le pré- cédent président n'a-t-il déjà pas dit sa répugnance pour ces moments ? L'inconscient collectif de la mauvaise conscience nationale s'exprime alors dans le retour du rétro sous toutes ses formes. Le rétro banalise l'horreur, il rend l'histoire dérisoire en la réduisant au psychologique et à l'esthétique. Les collabos le deviennent par hasard (Lacombe Lucien, Louis Malle). Les camps de la mort deviennent le dernier salon sado-maso, où l'on jouit (Portier de nuit, L. Cavani). Leni Riefensthal fait les plus belles photos du monde, L.-F. Céline et Drieu la Rochelle •sont des succès en librairie et font les délices des critiques. Les eaux troubles de l'ambivalence font que « quelque part » bourreaux et victimes 's'annulent. Les esthètes de l'intelligentsia parisienne se pâment d'admiration devant l'Ombre des anges (D. Schmidt), film innocemment antisémite, remake moderne du Juif Süss. Une nouvelle virginité

Il ne s'agit pas là d'un complot, mais d'un processus collectif donnant une nouvelle virginité politique et morale à ceux qui subissaient encore un monde partagé entre le bien et le mal. Désormais « nous sommes tous des salauds » se substitue à « la France a été un pays de résistants ». La morbidité devient le lieu de prédilection de l'intelligentsia. Désespérée de n'avoir pu transformer le monde, l'intelligentsia se vautre dans l'inter- prétation. La séduction se substitue à l'argumentation, à la preuve. Au bien se substitue le beau; au réel, l'ineffable; à la science, l'ésotérisme; au démocrate, l'aristocrate. Cette même perte de mémoire, ce fonctionnement sur un rythme d'amnésies successives, ce narcissisme exacerbé semblent être l'élément moteur du fonctionnement intellectuel de ceux qui, au contraire, ont pour tâche la critique, la mise en garde, la vigilance, la mémoire. C'est ainsi, par exemple, que toutes les dénonciations récentes des manifestations antisémites servent trop facilèment d'alibi et d'excuse à tous les discours antisionistes, anti-israéliens, quand ils se confondaient trop souvent avec un discours antisémite. Toute l'extrême gauche a fonctionné dans ce glissement séman- tique. Il faut se souvenir de la haine de l'époque pour compren- dre qu'il n'y avait pas que du politique dans les écrits de la presse maoïste ou de Témoignage chrétien. Que se passe-t-il alors ? Les « nouveaux résistants populaires marxistes-léninistes- staliniens » et leurs amis quittent le « chemin de l'honneur » pour des voies moins certaines, mais tout aussi bruyamment nar- cissiques. La pensée « moi-je » succède à la pensée « Mao- zedong ». Si l'illusion politique s'effondre, la certitude « quant à soi »... demeure. On est toujours dans le vrai. L'usage poly- morphe du « goulag » devient le Confiteor rédempteur des égarements prolétariens. Les établis quittent les usines pour les divans lacaniens. On passe de la citadelle ouvrière à la cathé- drale de Vézelay par une métamorphose dont Maurice Clavel fut le grand ordonnateur. La conjointe oraison funèbre de Serge July et de Louis Pauwels symbolise avec éloquence l'évo- lution des apôtres du père des nouveaux gourous.

Anciens et nouveaux jeunes gens

Ce chemin de Damas a des laudateurs. Valeurs actuelles, qui ne se réclame pas de la gauche, applaudit à deux mains le nouveau romantisme des anciens directeurs de l'organe maoïste, la Cause du peuple, J.-P. Le Dantec y déclare pêle- mêle sa conception esthétique du monde inspirée du « Gilles » de Drieu et des héros de Malraux, et M. Le Bris relève les symptômes de la résurgence romantique dans l'intérêt actuel pour le roman feuilleton, dans la vogue des thèmes diaboliques ou fantastiques... mais également et plus encore dans une remise en cause générale d'une certaine idée de la science fondée sur la raison. C'est aussi d'une oreille attentive que le journal de M. Bourgines écoute sa différence bretonnante. « Barrès ne disait pas autre chose », conclut l'article. En effet. En quoi cela nous intéresse-t-il ? Quelle connexion y a-t-il entre ces anciens jeunes gens en manque et ces nouveaux jeunes gens en mal de pouvoir ? 1" Il n'y a plus de référent moral, puisque le système libéra- teur, le marxisme, égale goulag. Puisque les masses ne nous ont pas entendus, laissons Billancourt là où il est, désespéré ou pas. Retirons-nous dans nos maisons d'édition. Les héros sont fatigués. Raison égale goulag, progrès égale enfer. 2° Il n'y a plus d'outils de compréhension du monde. Maté- rialisme rimant avec totalitarisme, le spiritualisme (nouveau) devient le système élu. La psychanalyse tombe dans la même poubelle réservée au marxo-freudisme. 3° Les infrastructures ont disparu avec le reste. La division internationale du travail, le pillage du tiers-monde, sont oubliés. Les économistes nouveaux du giscardisme se réclament allé- grement de l'esprit de mai 68 : « L'homme avant le pouvoir de la hiérarchie... la convivialité... l'amour, l'amitié, l'esprit de La race 300 biologistes bousculent les idees en vogue, par Alain de Benoist 70 Race et intelligence : les differences, par Jean-Pierre Hebert 79 Differents, mais inegaux, par Alain de Benoist .... 90 L'amelioration de la race : l'eugenisme L'eugenisme : survol historique, par Jean-Jacques Moureau 97 Questions de morales Fondements nominalistes d'une attitude devant la vie (Nouvelle Ecole, juin 1979) 135 Les petits copains allemands Une Nouvelle Droite allemande, par Francois Dirksen 152

La salve 159

La Nouvelle Droite s'installe, par Thierry Pfister .. 160 Les habits neufs de la droite frangaise, par le Nouvel Observateur : • Les rendez-vous des strateges, par Kathleen Evin 167 • Quand la droite pense, par Mona Ozouf et Jean-Paul Enthoven 173 La Nouvelle Droite, par Frangois-Henri de Virieu. 181 Les territoires des nouveaux ideologues, par Jean Bothorel 185 Les origines et le cerveau, par Pascal Krop 193 De la vieille droite a la nouvelle, par Catherine Clement 196

La gauche 203 Pour une « nouvelle gauche » messagere de diver- site, par Jacques Attali ...... 204 Petites querelles doctrinales et grandes menaces politiques, par Alain Touraine 208 A quoi sert la Nouvelle Droite, par Gilbert Wasser- man 212 La filiation avec la Nouvelle Philosophie, par Yvon Quiniou 215

Liberaux, giscardiens, chiraquiens et chrétiens ... 219

L'idealisme piégé, par Christian Zimmer 220 Nouvelle reflexion sur une droite dite « nouvelle », par Jean-Frangois Kahn 225 L'illusion de la science, par Maurice Duverger .. 230 La Nouvelle Droite, par Raymond Aron 234 La nouvelle jungle, par Andre Fontaine 241 C'est la faute a Clovis, par Jacques Fauvet 248 Pour ou contre la République ?, par Lionel Stoleru. 250 Une incompatibility de nature, par Bernard Stasi. 252 Trois responsables du Parti Republicain denoncent la Nouvelle Droite 254 Un giscardien : « Ils sont dangereux », interview de Dominique Bussereau 255 Democrate un peu sceptique, liberal ironique, admi- rateur de Soljenitsyne et judéo-chrétien, la Chro- nique du Temps qui passe, par Jean d'Ormesson. 257 Marxisme, gaullisme et Nouvelle Droite, essai sur un été nerveux, par Annie Kriegel 261 « Un mouvement qui peut devoyer le courant natio- nal comme il l'avait été avant 1940 », interview de Michel Debre 264 La Nouvelle Droite et les chrétiens, par Philippe Warnier 271 Visionnaires en delire, par Etienne Borne ...... 273