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Retour À Jacques Brel Thierry Bissonnette

Retour À Jacques Brel Thierry Bissonnette

Document généré le 26 sept. 2021 21:28

Nuit blanche

Retour à Jacques Brel Thierry Bissonnette

Numéro 77, hiver 1999–2000

URI : https://id.erudit.org/iderudit/19373ac

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Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique)

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Citer cet article Bissonnette, T. (1999). Retour à Jacques Brel. Nuit blanche, (77), 23–25.

Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 1999 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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Par Thierry Bissonnette

Difficile héritage artistique que celui de Jacques Brel. Presque indépassable sur son propre terrain, l'homme s'est construit en donnant un exemple d'originalité et d'intensité qui renvoie chacun à l'aigre-douce complexité de faire de même. On le voit, ne serait-ce qu'à la difficulté qu'ont les interprètes de ses chansons à les réactualiser sans l'imiter ou le caricaturer, Brel a soufflé les « flonflons de la valse musette et de l'accordéon » vers un avenir à inventer. Ce qui n'enlève pas la pertinence, bien au contraire, de revenir sur le parcours de Jacques Brel pour bien comprendre où cet artiste nous a projetés.

'est ce qu'a fait Marc la rigueur à la passion tout en mettant en Robine, lui-même auteur- relief de nombreux aspects d'une person­ compositeur-interprète et nalité tumultueuse. La parution de cet animateur du magazine ouvrage l'an dernier, 20e anniversaire Chorus, les cahiers de la de la mort de Brel, a coïncidé avec deux Cchanson. Dans son essai sur Brel, Grand rééditions : le Jacques Brel, une vie2, Jacques, Le roman de Jacques Brel1, à ma du journaliste Olivier Todd, référence connaissance la plus volumineuse bio­ obligée, et L'œuvre intégrale3 du poète et graphie brélienne, il a étonnamment allié chanteur.

IM° 77 . NUIT BLANCHE . 23 Évidemment, on ne saurait trop une Anthologie de la chanson recommander l'écoute attentive de française qui valut à Marc Robine l'œuvre discographique avant le Prix Charles-Cros. S'il est vrai toute aventure poussée dans le que la biographie consiste pour domaine du commentaire : traver­ une grande part dans un travail ser un coffret de Brel provoque d'empathie, on peut dire que ce toutes sortes d'étonnements et de livre est celui qui va le plus loin fascinations, tout en étant une dans le contact indirect avec le étape indispensable pour faire chanteur, en plus d'apporter quel­ naître les questions et une saine ques rectifications et de nuancer curiosité... Je suggérerais ensuite certaines idées reçues. de réfléchir sur la manière, propre e au XX siècle, de survaloriser la Brel, moi figure du chanteur ou de la chan­ et les autres teuse populaires, manière dont participent un peu, indirectement, D'au moins deux cents pages de les ouvrages de Marc Robine et plus que celui d'Olivier Todd, d'Olivier Todd. Sauf que, comme l'ouvrage de Marc Robine est aussi Ferré, Brassens, Leclerc et quelques très détaillé. La différence se situe autres, l'homme dont on parle a su cependant dans l'ampleur du creuser en lui jusqu'à atteindre une traitement. Sans chercher à creuser véritable universalité, qu'il a exagérément certains événements, modifié et revitalisé ce qu'était, et l'auteur s'emploie à entrecroiser sera, le chanteur, l'artiste scénique. toutes les sources disponibles, dont Plus encore, il a accédé à ce qui la biographie d'Olivier Todd, pour dans la figure du troubadour nous restituer l'humain derrière la per­ concerne tous un peu beaucoup, sonne publique en s'appuyant sur au cœur de la mythologie du désir le caractère passablement autobio­ et de la désespérance. graphique des textes et sous-textes bréliens. Si Olivier Todd avait eu Premiers témoins un accès privilégié aux sources premières, on peut dire que Marc Olivier Todd, journaliste de 3 Robine fait quant à lui partie de profession, auteur de maints 3 la « famille », du fait qu'il a déjà romans et biographe de Camus en \ rédigé nombre de documents 1996, a eu l'avantage de rencontrer % « officiels » dont quelques livrets à plusieurs reprises Jacques Brel * discographiques. Ce qui explique dans les années 60. Patiemment, il | entre autres la discographie, la plus a su reconstituer, avec une exhaus- Q élaborée jusqu'à ce jour, que l'on tivité et une exactitude inégalées, le retrouve à la fin de son livre et parcours du personnage. Si quel­ qui concourt à le distinguer. La ques failles mineures ont pu être recension y est si poussée techni­ décelées depuis sa parution en quement qu'elle est davantage affaire de collectionneurs, ses 1984, Jacques Brel, une vie, avec Jacques Brel à l', 1964. son titre neutre, peut être con­ quatre rubriques rassemblant aussi sidéré comme un portrait de base très intermédiaire de choix. Son texte cite bien les rééditions que les musiques de réussi. Ce livre a bien vieilli ; ceux qui évidemment certaines chansons qui films et les interprétations. veulent approfondir des détails, ou encore rappellent la synchronicité de l'œuvre et Petit cadeau introductif : un mot de laisser libre cours à leur sensibilité de la vie, mais il échappe à la superficialité quelques pages de l'ami Pierre Perret, lui artistique et s'investir dans une rencontre de bon nombre de commentaires concoc­ si bien placé, avec sa longue expérience en complète et puissante avec le Belge tés pour accompagner des albums de chanson avec et depuis Brel, pour présen­ chantant y trouvent leur compte. photos. ter la légende sous un jour intime et La biographie n'est littéraire en effet On a dit d'Olivier Todd qu'il avait fait humain : « On pourrait se demander si que si elle échappe à l'encyclopédique, si de sa biographie un roman d'aventures. l'écriture instinctive de ce pourfendeur de sa précision colporte avec elle un peu du C'est le genre de commentaire passe­ matrones vicelardes n'était pas un chouia montage artistique qui permet d'inter­ partout qu'on entend souvent, même s'il imprégnée de misogynie » (ce à quoi peller l'imaginaire du lecteur. Le docu­ est plutôt rare qu'on associe véritable­ Pierre Perret n'est pas prêt à répondre par ment d'Olivier Todd, d'ambition diffé­ ment les ressources du documentaire et l'affirmative). De tempérament bien rente et frôlant de peu l'hagiographie, celles de la fiction. Marc Robine, lui, différent, Pierre Perret nous ouvre donc évite tout de même un trop grand lyrisme exploite ouvertement ce lien qui existe, une fenêtre privilégiée sur le fameux et fournit des balises utiles. En prime, des dans l'opinion, entre récit de vie et fiction Quichotte. Marc Robine nous le présente annexes originales, telle une liste de livres romanesque, encadrant son projet par le ensuite en refaisant presque sa généalogie ayant appartenu à Jacques Brel. Ayant titre même : , Le roman de (qu'un admirateur a, de toute façon, déjà profité de contacts, autant avec l'offi­ Jacques Brel. Entrepris presque au commise il y a quelques années !) et en cielle « Madame » Brel qu'avec Maddly moment où paraissait l'ouvrage d'Olivier consacrant d'abord de longs dévelop­ Bamy, dernière compagne des îles Todd, le livre aura mis une dizaine d'an­ pements à sa famille et à son enfance. Marquises, l'auteur semble être un nées à voir le jour, précédé, en 1994, par C'est alors qu'on tente à nouveau de classer les bribes d'imaginaire qui font produit, avec l'aide des compositeurs et comme la foi, probablement. Du cœur, en survivre Brel en nous. arrangeurs François Rauber et Gérard tout cas, mais sur un plan plus universel Fils d'un bourgeois ayant fait fortune Jouannest, certaines des meilleures chan­ que particulier. Hybride de Saint-Ex et de au Congo belge, Jacques Brel est pour sons du siècle. Cette œuvre, disons-le, n'a Gauguin, l'abbé Brel n'a pu pour sa part toujours marqué par quelques expé­ rien à voir avec le travail d'orfèvrerie et de vivre d'amour stable qu'en le provoquant riences vécues dans sa jeunesse : les patience d'un Brassens, puisque la passion chez les autres, en exaltant les capacités fraternalismes chrétien et scout, les prend littéralement tout le champ chez cet amoureuses de l'homme sans pouvoir participations théâtrales quand il était Espagnol nordique. Chez lui les défauts s'employer à les réaliser. Exilé avec étudiant, la lecture du voyageur philan­ font partie de l'édifice, l'asymétrie trouve Maddly Bamy aux Marquises, le vertige de thrope que fut Saint-Exupéry. On aura son chemin et sa justification dans l'ur­ l'accomplissement le prend. Ou peut-être beau lui réserver un poste confortable de gence et le totalitarisme du désir. Les ana­ la peur du repos, de l'envers du mouve­ cadre à l'usine paternelle, jamais il ne lyses que Marc Robine réserve à chacun ment sans cesse alimenté depuis vingt ans. pourra se transformer en bon élève et se des disques réjouissent les lecteurs : elles La vieillesse, elle, n'aura été que chantée, résigner à des voies déjà tracées. Bifurquer sont sans complaisance et procèdent d'un alors que « Grand Jacques » s'en va, deviendra donc la Loi d'or sur laquelle il sens indubitable de la signification globale atteint aux poumons, à une vitesse fou­ fondera toutes ses décisions. de l'œuvre, aussi contradictoire que droyante. Un jour, après des débuts artistiques l'homme. Plus que des adieux, ces deux bio­ peu fructueux en Belgique, Brel laisse graphies sont des accompagnements de momentanément femme et enfants à Scènes suivantes choix. Difficile de choisir entre les deux, Bruxelles et débarque à Paris avec sa mais nécessaire puisqu'elles se recoupent guitare et une valise. Les chansons de cette Ce qu'on connaît peut-être moins de sans arrêt. Un mot sur L'œuvre intégrale : période sont caractérisées par une naïveté Jacques Brel, ce sont les différentes les textes inédits sont plutôt hétéroclites et sentimentale que n'atténue pas la soutane activités auxquelles il se consacrera au n'ont rien de joyaux ésotériques, ce qui médiévale qu'il arbore. Moustache même rythme et avec la même frénésie, fait du livre un missel pour accompagner étrange, dentition chevaline, rien ne le immédiatement après son retrait de la l'écoute. •« prédispose à conquérir la sympathie du scène. Acteur respectable, réalisateur milieu des variétés de l'époque. Georges inspiré à qui l'appui et les enseignements Brassens, déjà bien établi, l'affuble, après 1. Grand Jacques, Le roman de Jacques Brel, par de ne feront pas épouser Marc Robine, Anne Carrière/Chorus, Paris, 1998. un concert reçu de façon mitigée, d'un le cinéma à long terme, pilote d'avion et 2. Jacques Brel, une vie, par Olivier Todd, Robert sobriquet dont il mettra des années à se de navire de calibre professionnel, il Laffont, Paris, nouvelle édition, 1998. défaire, mais qui lui révèle un aspect de sa n'aura jamais vraiment cessé de zigzaguer 3. L'œuvre intégrale, par Jacques Brel, Robert personnalité qu'il lui faudra retoucher : autour des montagnes. Quelque chose Laffont, Paris, édition revue et corrigée. 1998. Tiens, voilà l'abbé Brel\ Ironie mordante mais perspicace, qui n'empêchera pas le bon Georges de lui apporter une aide précieuse dans les mois qui suivront. Maddly Bamy quelques dizaines de pages, le sentiment Peu à peu, après quelques 78 tours au TU LEUR DIRAS s'en tire tout de même intact, pour peu succès incertain, il passe chez le barbier et Fixot, Paris, 1999, 222 p. ; 26,95 $ qu'il suffise. le dentiste (sur le conseil de Jacques Un des partis pris a été de faire Canetti) et se déleste les mains de sa Objet de voyeurisme aux motivations « parler » Brel le plus souvent possible. guitare pour développer une forme de douteuses... ou document indispensable Des pages entières reproduisent donc des présence toute théâtrale, beaucoup plus pour bien comprendre les dernières conversations, des réflexions à voix haute, ample, qui correspond bien à la mutation années du géant belge ? Et pourquoi ce qui donne un peu l'impression d'un à l'œuvre dans ses compositions. Il n'en toutes ces années avant la publication documentaire. Mais tout est tellement traverse pas moins une période difficile, d'un témoignage qui dit s'appuyer sur des centré autour de la relation avec Maddly véritable calvaire, années de doute notes (ou enregistrements ?) datant de Bamy qu'on a un peu l'impression que pendant lesquelles il lui arrive de jouer plus de vingt-cinq ans ? Ce complément c'est d'elle qu'il s'agit de tout savoir. On dans trois cabarets différents le même biographique, entièrement basé sur les pourrait peut-être même parler de la soir, qui se terminait, histoire de demeu­ dernières années de Brel passées en biographie d'un couple plutôt que d'un rer dans les bonnes grâces de la proprié­ compagnie de Maddly Bamy, suscite témoignage sur les derniers jours de Brel. taire, à faire la vaisselle en compagnie plusieurs questions quant aux intentions Comme la suite des événements est d'un qui partageait le de son auteure. relativement brouillée par divers retours même sort. Autant le dire, le style et l'organisation en arrière et l'entrecroisement de mo­ Par la suite, la carrière musicale de de l'ouvrage laissent grandement à ments très divers, on se retrouve avec Jacques Brel prendra l'allure d'une ascen­ désirer. La suite un peu décousue des l'équivalent d'un ensemble de fragments sion fulgurante, au cours de laquelle les souvenirs aura peu de chances d'intéresser de notes, d'un journal de bord, morceaux nuits blanches, l'alcool et les femmes d'autres personnes que celles qui se enrichis d'un discours sur la divinité de feront le relais entre de constantes pres­ passionnent déjà pour le sujet, même s'il l'amour et le caractère vraiment excep­ tations dans les salles les plus prestigieuses est difficile de n'être pas touché par les tionnel du célèbre chanteur. du monde. En treize ans à peine il bâtira cartes postales amoureuses qui font S'il ne constitue pas une porte d'entrée une carrière parfaite, traversée en mara­ découvrir le Jacques Brel d'après les idéale, ce livre, juste assez court, donne un thonien et parsemée de chansons qui n'en grands bouleversements scéniques, celui aperçu complémentaire sur la vie de Brel, ont pas fini de diffuser leur force. Si son qui s'accorde enfin quelque répit, en en particulier sur la nébuleuse relation répertoire n'a pas l'homogénéité que pos­ partie à cause du cancer qui le ronge à une symbiotique qui a marqué ses années de sède sa trajectoire scénique, plusieurs vitesse folle. En optant pour le flux maladie. r« pièces étant discutables et d'autres injus­ brouillon et irrégulier de la mémoire vive, tement méconnues, il demeure qu'il a l'auteure peut décevoir, mais au bout de Thierry Bissonnette