PRÉSENCE DE LA MUSIQUE

ENTRETIEN En étroite collaboration

. PIERRE STRAUCH .

EVUE DES DEUX MONDES - Le violoncelle est un instrument que l'on associe à un répertoire romantique, et même au répertoire baroque. Il est étonnant de voir à quel point cet instrument a R e pu inspirer les compositeurs du XX siècle, et susciter de nombreu­ ses œuvres, surtout dans la seconde moitié de ce siècle. À quoi cela est-il dû ? PIERRE STRAUCH - En effet, le violoncelle a beaucoup inspiré les compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle, qui ont écrit pour cet instrument des partitions majeures, lesquelles sont désor­ mais au répertoire des violoncellistes professionnels. Je pourrais citer notamment Nomos Alpha (1965) de , qui a aussi composé Kottos (1977), et, de , Hommage à Siegfried P. (1971), composé pour le grand violoncelliste Siegfried Palm, ainsi que sa Sonate (i960). Ces partitions, entre autres, utilisent le violoncelle d'une manière radi­ calement nouvelle. Le violoncelle est, comme vous l'avez dit, le plus souvent lié à un répertoire romantique, et était essentiellement un instrument mélodique dont les longues mélodies lentes et sensuelles des concertos du XIXe siècle sont emblématiques. Tout à coup, il est devenu l'objet de l'attention de compositeurs qui en ont fait un instrument tranchant, précis, rude.

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REVUE DES DEUX MONDES - Et ces sons ont la particularité d'avoir un timbre très délicat, une sonorité douce et légère, tout en étant souvent aussi l'expression d'une tension, au sens psycholo­ gique du terme. PIERRE STRAUCH - C'est pourquoi ces sons ne sont pas assimi­ lables aux sons dits réels, soient ceux produits ordinairement avec l'archet et les doigts de la main gauche. La couleur de ces sons dits harmoniques est bien particulière... Ainsi, lorsque j'évoque le registre aigu, je pense à la pro­ duction de notes réelles très aiguës. Jonathan Harvey, qui a joué du violoncelle dans sa jeunesse, a notamment écrit une pièce, Curve with Plateaux (1982) qui utilise en grande partie ce registre suraigu...

REVUE DES DEUX MONDES - C'est en effet une idée originale. On ne peut que penser au septième mouvement du Quatuor pour la fin du Temps d', pour violon, clarinette, violoncel­ le et piano, » Fouillis d'arcs-en-ciel, pour l'Ange qui annonce la fin du Temps ». Ce mouvement commence par une longue mélodie jouée au violoncelle, magnifique mélodie d'un tempo et d'un caractère « infiniment lent, extatique », accompagné d'accord répé­ tés au piano, et qui, associés produisent des sonorités confondan­ tes, étant donné la puissance évocatrice de l'alliage des timbres du violoncelle. PIERRE STRAUCH - C'est vrai, c'est aussi le genre d'impression qui se produit à l'audition de cette pièce de Jonathan Harvey. Mais cette œuvre est plus radicale encore de ce point de vue, car le compositeur utilise un registre plus aigu encore, le registre extrême, celui qui se situe entre le cinquième et le sixième do en partant du grave, et utilise ce registre très largement. On finit par oublier que c'est un violoncelle que l'on écoute. Ce que je trouve particulièrement remarquable dans Curve with Plateaux, c'est que l'on ne reconnaît plus le violoncelle et pourtant, cela ne sonne pas comme un violon.

REVUE DES DEUX MONDES - La perception est comme désorientée... PIERRE STRAUCH - ...oui, et cela est vraiment surprenant, même pour le violoncelliste qui joue.

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REVUE DES DEUX MONDES - Vous pensez à quelle œuvre, précisément ? PIERRE STRAUCH - Kontra-Punkte, de Karlheinz Stockhausen. Nul n'avait jamais écrit comme cela pour le violoncelle, surtout dans le cadre d'une pièce pour dix musiciens.

REVUE DES DEUX MONDES - Mais dans le cas de cette partition, on voit bien que le compositeur utilise le violoncelle « comme il l'en­ tend », pour ainsi dire, soit en fonction de ses propres besoins, même s'il tient compte des possibilités de l'instrument. Les autres voix de cette partition, qui font pourtant appel à d'autres instru­ ments, sont écrites de la même façon. Elles sont écrites en fonction des instruments, mais non pas à partir d'eux. Ce n'est donc pas le violoncelle qui inspire ici le compositeur, mais le compositeur qui transforme, en utilisant le violoncelle, les habitudes d'écriture et de jeu de l'instrument. Autrement dit, il y a une différence, semble-t-il, entre celui qui réfléchit aux ressources de l'instrument et, partant de cette réflexion, exploite cet instrument, compose pour l'instrument, et le compositeur qui développe ses idées propres, et, partant de sa pensée musicale, utilise cet instrument, compose avec cet instrument ? PIERRE STRAUCH - C'est vrai. Xenakis, Zimmermann, Harvey, mais aussi Helmut Lachenmann, par exemple, composent avec l'instrument, soit en partant d'une réflexion sur l'instrument. Mais c'est tout de même leur pensée qui est à l'œuvre. Xenakis, particulièrement, soumet l'instrument aux besoins de sa pensée. C'est au point que la partition de Nomos Alpha est irréalisable telle quelle, puisqu'il y a des sauts mélodiques tels que l'on ne peut tenir les deux notes qu'il souhaiterait que l'on joue simultanément. Je pourrais même dire que l'interprète lui-même doit, pour jouer cette partition, sans jouer sur les mots, composer avec son instrument - et avec les intentions de l'auteur qui sont notées dans la partition ! En ce sens, le compositeur traduit sa pensée avec l'instrument. Cependant, ces œuvres sont vraiment écrites pour cet instru­ ment, au sens où elles seraient strictement injouables sur d'autres. Les œuvres pour violoncelle citées ne pourraient pas être trans­ crites pour l'alto ou le violon.

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Ce qui est écrit, en l'occurrence, est aussi et avant tout un défi lancé à l'interprète. Cependant, ce défi n'est pas un défi purement technique, mais un défi qui a des raisons musicales, même si, par voie de conséquence, il pose des difficultés techniques à l'interprète.

REVUE DES DEUX MONDES - Je comprends votre point de vue. Si l'interprète comprend l'idée musicale du compositeur, il se doit de tout faire pour la réaliser, même si ce qui est écrit relève de l'utopie, et que son interprétation ne peut que se rapprocher de ce qui est écrit sur la partition ? PIERRE STRAUCH - Exactement.

REVUE DES DEUX MONDES - On dit souvent, du reste, qu'une collaboration entre les interprètes et les compositeurs est souhaita­ ble, justement pour résoudre les difficultés liées à la réalisation de l'idée - que ce soit les difficultés liées à la notation de l'idée ou celles induites par l'exécution même de l'écrit, étroitement dépen­ dantes des premières. Qu'est-ce que l'interprète peut apporter au compositeur, et réciproquement ? L'interprète peut-il lui transmettre un savoir établi, une expérience acquise ? Ou est-ce plutôt le compositeur qui doit pousser l'interprète dans ses retranchements, l'entraîner dans les chemins inexplorés qui sont les siens ? PIERRE STRAUCH - Je crois que l'interprète doit encourager le compositeur à poursuivre son rêve, à aller jusqu'au bout de l'idée. Le compositeur peut avoir besoin de l'interprète pour connaître certains détails techniques, certaines difficultés pratiques, mais l'interprète doit aussi se montrer prêt à se dépasser, à ne pas suivre ses habitudes. Bien sûr, il peut lui indiquer certaines limites comme certai­ nes possibilités, mais le compositeur expérimenté n'a pas besoin de ces indications, car il connaît le plus souvent très bien l'instru­ ment. Il lui arrive même de révéler de nouvelles possibilités à l'interprète, comme une certaine sonorité. Cela vient du fait qu'il mène sa propre recherche. Mais en général, l'apport est mutuel. Par exemple, Lachenmman est d'une exigence folle. Il n'avancera pas dans la partition tant qu'il n'aura pas obtenu l'attaque, l'intensité, la sonorité PRÉSENCE DE LA MUSIQUE En étroite collaboration

tensités. Il faut donc savoir déceler ce qui est principal et ce qui est secondaire, distinguer ce qui doit être précis, ce qui est objec­ tif, de ce qui peut être plus spontané, subjectif. À ce propos, l'exemple le plus frappant est celui de Messiaen. Alors que la partition est extrêmement claire et précise, et que son utilisation de l'instrument est d'ailleurs pour ainsi dire classique, traditionnelle, sans surprise, en somme, il demandait beaucoup de choses qui ne sont pas écrites, essentiellement de l'ordre du phrasé, relative à la respiration comme au tempo. Il demandait par exemple des ralentis qui sont parfois énormes, mais pas notés. Il appartenait en ce sens à la « grande tradition ». Aujourd'hui, les compositeurs sont en général beaucoup plus pré­ cis, dans la mesure où ils notent presque tout. Pour cette raison, il est vrai qu'ils ont intérêt à consulter un interprète.

REVUE DES DEUX MONDES - C'est donc plutôt le compositeur qui doit être pragmatique ! PIERRE STRAUCH - Voilà, car aucun interprète ne peut prétendre avoir la réponse à tous les problèmes des compositeurs. Tel inter­ prète peut trouver une solution à un problème donné du composi­ teur que tel autre, ni meilleur ni moins bon, n'aurait pas trouvée. En aucun cas, donc, un interprète ne devrait fixer la limite du rêve du compositeur, ni le compositeur s'arrêter à la réponse d'un inter­ prète. La collaboration entre le compositeur et l'interprète doit être avant tout une rencontre. Si cette rencontre est une rencontre d'ordre artistique, et que les deux protagonistes ont des idées musicales qui se rejoignent, tout est possible.

Propos recueillis par Philippe Lierdeman

• Pierre Strauch est violoncelliste et compositeur. Son répertoire soliste comprend, entre autres, des oeuvres de Zoltàn Kodaly, Bernd Alois Zimmermann et lannis Xenakis. Il crée à Paris Time and Motion Study II de et Ritorno degli Snovidenia de . Il a notamment écrit la Folie de Jocelin, commande de l'Ensemble Intercontemporain (1983), Preludio imaginario (1988), Siete poemas pour clarinette seule (1988), Allende los mares (1989), et une série de pièces solo pour violon, violoncelle, contrebasse, piano (1986-1992).