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Gradhiva Revue d'anthropologie et d'histoire des arts

31 | 2020 L’idéal du musicien et l’âpreté du monde

Yehudi Menuhin à l’Unesco, la musique pour ambassade at UNESCO, Music as Embassy

Anaïs Fléchet

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/gradhiva/5007 DOI : 10.4000/gradhiva.5007 ISSN : 1760-849X

Éditeur Musée du quai Branly Jacques Chirac

Édition imprimée Date de publication : 2 septembre 2020 Pagination : 74-91 ISBN : 978-2-35744-131-6 ISSN : 0764-8928

Référence électronique Anaïs Fléchet, « Yehudi Menuhin à l’Unesco, la musique pour ambassade », Gradhiva [En ligne], 31 | 2020, mis en ligne le 31 mars 2021, consulté le 03 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/ gradhiva/5007 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gradhiva.5007

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8899_CC2018_05_GRADHIVA_31-FLECHET_52Lp074.indd 74 08/07/2020 12:23 Dossier Yehudi Menuhin à l’Unesco, la musique pour ambassade

Mots clefs : Unesco, musique, diplomatie, Menuhin, guerre froide, humanisme, Israël Anaïs Fléchet 75

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« N’oubliez jamais que nous ne sommes pas des délégués représentant des États politiques, mais des musiciens représentant les cultures de l’humanité. […] Nous sommes des hommes libres, nous sommes musiciens. » En 1975, dans son dernier discours en tant que président du Conseil international de la musique, une organisation non gouvernementale affi liée à l’Unesco, Yehudi Menuhin appelait à résister aux « eff ets diviseurs de la compétition des nationalismes ». Quatre ans plus tôt, il combattait pour les mêmes idéaux à Moscou, en dénonçant le sort des artistes dissidents. À partir des archives privées du musicien, des fonds du CIM, de l’Unesco, des sources diplomatiques américaines et des Archives russes d’État de la littérature et des arts, cet article retrace l’action de Menuhin à l’Unesco et interroge l’invention d’une diplomatie musicienne au tournant des années 1960 et 1970.

1. Sur la manière dont ces diff érentes scènes peuvent Par sa foi en un humanisme musical transcendant représentant les cultures de l’humanité. se recouvrir, on se reportera les frontières, par sa fascination pour l’Inde et le succès […] Nous sommes des hommes libres, aux travaux récents sur musique et diplomatie : Fléchet et Marès du disque enregistré avec le sitariste nous sommes musiciens. Au moins pour 2013 ; Ahrendt et al. 2014 ; , par son action diplomatique au sein ce déjeuner, nous sommes en mesure de Gienow-Hecht 2015 ; Mikkonen et Suutari 2016 ; Ramel de l’Unesco, Yehudi Menuhin a pu apparaître comme composer une fédération des cultures et et Prevost-Thomas 2018. un parfait exemple des utopies libérales, faisant de la des peuples du Moyen-Orient, dont j’ap-

2. Foyle Menuhin Archive, musique un facteur d’harmonie universelle et de rappro- pelle l’avènement sur le plan politique Royal Academy of Music chement entre les peuples. Son action ne saurait dans un avenir pas trop lointain, mais (ci-après FM) et al. , Toronto, 27-29 septembre 1975. Traduit toutefois se limiter à « l’humanité du dimanche » dénon- qui peut déjà être à notre portée sur le de l’anglais par l’auteure. cée par Theodor Adorno dans son Introduction à la plan humain et musical 2.

3. Je remercie chaleureusement sociologie de la musique (2009 [1962] : 159), tant Silja Fischer, la secrétaire le discours s’incarne, chez ce violoniste virtuose, L’enquête menée dans les archives privées générale du CIM, et Davide Grosso de m’avoir ouvert sur des scènes et dans des pratiques – musicales, de Menuhin, conservées à la Royal Academy of Music ces archives et soutenue tout diplomatiques, médiatiques 1. Si l’idéalisme n’en de Londres, dans les fonds du CIM 3 et de l’Unesco, au long de cette recherche. est pas absent, c’est bien la confrontation à l’âpreté ainsi que dans les archives du Département d’État 4. Grâce à l’aide précieuse du monde, largement éprouvée durant la Seconde américain et les Archives russes d’État de la littérature d’Alexander Golovlev, 4 qui a transcrit et traduit Guerre mondiale, mais aussi la conscience des enjeux et des arts (RGALI) , montre toute l’étendue des activités les documents originaux stratégiques de la guerre froide et l’articulation entre menées par le musicien au sein de l’Unesco et l’ampleur du russe au français. le sens du devoir et l’ambition personnelle qui de ses réseaux internationaux – tant artistiques fondent son engagement en faveur de la musique que politiques –, auxquels s’ajoutent de nombreuses et de la paix. réfl exions sur les usages diplomatiques de la musique, Dès la fi n des années 1950, ces convictions parsemées au fi l de ses notes de lecture, de sa l’amènent à se rapprocher du Conseil international correspondance et de ses interventions médiatiques. de la musique (CIM), une organisation non gouverne- Cet article propose d’évaluer l’action menée par Menuhin mentale associée à l’Unesco (Fléchet 2013), dont il à l’Unesco et de retracer la genèse d’une diplomatie assume la présidence entre 1969 et 1975. Au terme musicienne – non gouvernementale, portée par de son dernier mandat, le discours qu’il adresse des musiciens, au service d’une cause internationale à l’assemblée générale du CIM organisée à Toronto et d’un idéal humaniste –, dont Daniel Barenboïm témoigne du sens de son engagement, alors que ou Yo-Yo Ma seraient aujourd’hui les héritiers (Spritzer de vives tensions opposent Israël aux États arabes 2015, Ramel et Jung 2018). Deux épisodes retiendront et à l’Unesco : particulièrement notre attention : le soutien apporté par Menuhin aux dissidents soviétiques lors du congrès Notre but est de résister à la compétition du CIM organisé à Moscou en 1971 ; et la crise ouverte que se livrent les nationalismes, d’en- par la condamnation d’Israël par l’Unesco en 1974. courager le respect des cultures et de Bien comprendre le positionnement du musicien récolter les fruits de cet enrichissement au cours de ces années suppose toutefois d’opérer mutuel. […] N’oubliez jamais que nous un retour en arrière sur sa carrière de virtuose et ne sommes pas des délégués représentant sur l’expérience matricielle qu’a constituée pour lui des États politiques, mais des musiciens la Seconde Guerre mondiale.

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Portrait de Yehudi Menuhin avec Charlie Chaplin, Los Angeles, décembre 1928. Royal Academy of Music, Collection Foyle Menuhin Archive, 2008.2843.

5. « Les grands concerts », ITINÉRAIRE dépassent ceux des acteurs de Hollywood et dont Le Ménestrel, 11 février 1927 : D’UN ENFANT PRODIGE les médias exposent à loisir la vie privée – de ses jeux 60-61. 6 d’enfant au mariage avec l’Australienne Nola Nicholas . 6. Voir, entre autres, côté Né à New York en 1916 de parents juifs d’origine Lorsque la guerre éclate, il tourne en Amérique français : « Yehudi Menuhin (15 ans) dans sa villa de Ville- russe, Menuhin passe les premières années de sa vie du Sud, réside un temps en Australie, puis rejoint d’Avray avec ses deux sœurs », à San Francisco, où il commence l’apprentissage les États-Unis. Il n’est pas mobilisé, à l’égal d’autres série de dix photographies de presse, Agence Mondial du violon auprès de Louis Persinger. Enfant prodige, musiciens ayant charge de famille, mais participe Photo-Presse, 1932 ; Henry il poursuit sa formation en Europe, d’abord à Paris, activement à l’effort de guerre. À partir de 1941, Cossira, « Ce que valent les vedettes américaines », avec le compositeur et virtuose roumain Georges il donne sans relâche des concerts pour les soldats, Le Monde illustré, Miroir du Enesco, puis à Bâle avec Adolf Busch (Burton 2000 ; stationnés à l’arrière ou déployés sur les terrains monde, 12 mars 1938 : 12.

Brown 2016). En février 1927, il emporte ses premiers d’opération, pour le compte de l’United Service succès devant le public parisien, en interprétant Organization (USO). Ses motivations sont complexes, la Symphonie espagnole de Lalo avec l’orchestre tenant du zèle patriotique, de la responsabilité civique, des Concerts Lamoureux salle Gaveau. En novembre, mais aussi d’un certain sentiment de culpabilité pour il joue le concerto de Beethoven à Carnegie Hall sous ne pas avoir été appelé en dépit de son jeune âge et d’une la direction de Fritz Buch. L’année suivante, il enre- excellente santé (Fauser 2013 : 43). gistre son premier disque et, en 1929, il fait ses débuts Dans ses Mémoires, le musicien revient longue- à Berlin sous la direction de Bruno Walter. Partout, ment sur son expérience de guerre : le public se presse et la critique s’enthousiasme 5. Sa réputation s’affi rme dans les années 1930 : installé Entre 1942 et 1944, je fi s ce que je savais avec sa famille à Ville-d’Avray près de Paris, il enchaîne faire le mieux, donnant des centaines de tournées et enregistrements aux États-Unis et en Europe, récitals pour les troupes alliées et les mais aussi sur des terrains plus lointains – en Australie, organisations de secours, d’abord dans les en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud. Menuhin deux Amériques, puis sur le théâtre des est dès cette époque une vedette, dont les cachets opérations du Pacifi que, enfi n en Europe.

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7. National Archives and Ce faisant, je sortis du cocon dans lequel diplomatiques de son temps. Il entretient des rapports Records Administration, College Park, Maryland j’avais jusque-là vécu. […] Je n’avais réguliers avec le Département d’État américain, [ci-après, NARA]/RG59/ jamais joué dans les cafés, dans les ca- où il compte des amis proches, dont Robert D. Murphy, Menuhin 1958-1961/Lettre de R. D. Murphy à Y. Menuhin, barets ni […] dans des bordels, et jamais sous-secrétaire d’État aux affaires politiques sous la 23 juillet 1956. Traduit je n’avais été obligé de séduire mes au- présidence d’Eisenhower, et n’hésite pas à mettre son art de l’anglais par l’auteure. diteurs pour me faire écouter. Or, je devais au service de la propagande culturelle des États-Unis, 8. Il tente ainsi, en vain, maintenant complaire à des hommes qui dont la diplomatie musicale connaît de rapides déve- de jouer avec le Philadelphia Orchestra lors de l’Exposition n’avaient jamais assisté à un concert, loppements dans le contexte de la guerre froide internationale de Bruxelles. qui en ignoraient les conventions ; on ne (Fosler-Lussier 2015). Si son nom ne fi gure pas parmi NARA/RG59/Menuhin 1958-1961/Lettre de pouvait compter sur leur patience ni a les milliers de musiciens envoyés en tournée dans Y. Menuhin à « Bob » Murphy, fortiori sur leur jugement éclairé. Ce fut le cadre offi ciel du Cultural Presentations Program 11 août 1957. Traduit de l’anglais par l’auteure. une expérience utile, porteuse d’humilité mis en place en 1954 pour accroître le prestige du pays et fi nalement de joie. (Menuhin 1977 : 202 sqq.) à l’étranger, les concerts qu’il donne à titre privé servent 9. NARA/RG59/Menuhin 1958-1961/Memorandum bien souvent les intérêts de Washington. De 1956 de Richard B. Finn, 1er août Si le succès n’est pas toujours au rendez-vous à 1958, il se produit à Leipzig, Varsovie, Budapest 1956. Traduit de l’anglais par l’auteure. – à Honolulu, il donne l’un des concerts « les plus et Bucarest avec le soutien offi cieux du Département déprimants » de sa carrière devant de jeunes Marines d’État. En témoigne cette lettre envoyée par Robert 10. Réduisant en conséquence l’impact du soft power. NARA/ en partance pour le front, totalement insensibles D. Murphy en août 1956 à propos d’une tournée en RG306/P27/« USIS Music à sa musique –, l’accueil est le plus souvent positif, Allemagne de l’Est : Program – A Review », 04 juin 1962. comme dans les îles Aléoutiennes où les patients d’un hôpital militaire, toutes origines sociales confondues, Ce voyage aura un mérite considérable. écoutent avec ferveur un programme de Bach pour Si tu acceptes les invitations à Dresde et violon seul. La diversité des scènes et des publics Leipzig, il faut affi rmer très clairement est pour lui un choc : la guerre rompt le cérémonial qu’il ne s’agit pas d’un voyage offi ciel – ce du concert, mais elle lui permet aussi de rencontrer qui, bien sûr, reviendrait à reconnaître des jeunes Américains de son âge, dont sa vie d’enfant la juridiction d’un gouvernement que prodige l’avait écarté, et le conduit à réévaluer nous ne reconnaissons pas. […] Notre sa pratique musicale, à laquelle il associe désormais politique est celle de l’amitié vis-à-vis de une « dimension sociale ». la population d’Allemagne de l’Est En 1944, Menuhin joue dans l’Europe libérée : (ce qui doit bien être distingué de notre à Londres, Anvers et Paris dans le sillage des armées attitude face au régime fantoche que leur alliées, puis en Allemagne, pour les survivants du camp impose l’Union soviétique). Nous souhai- de Bergen-Belsen, avec le compositeur britannique tons encourager les Allemands de l’Est , et à Moscou, où il se lie d’amitié à maintenir leur esprit de résistance avec le violoniste soviétique David Oïstrakh. En 1946, contre ce régime communiste étranger, il fait son retour à Berlin à l’invitation du gouvernement en renforçant leur sentiment d’identifi - militaire américain. Prônant la réconciliation et mû cation avec l’Ouest 7. par le désir de jouer sous la direction de celui qu’il considère comme le plus grand chef d’orchestre de En retour, Menuhin utilise le Département d’État son temps, il prend la défense de Wilhelm Furtwängler pour promouvoir sa carrière. À plusieurs reprises, lors de son procès en dénazifi cation. Une fois ce dernier il demande à Murphy de le programmer avec les grands disculpé, les deux hommes réalisent une série de orchestres américains envoyés en Europe (Boston concerts à l’été 1947, à Salzburg et Berlin, créant Symphony Orchestra, Philadelphia Orchestra) pour de vives polémiques parmi la communauté juive locale le Cultural Presentations Program 8. Il sollicite aussi et de fortes réactions à l’international (Frühauf 2013 ; des services personnels, ce qui provoque un certain Thacker 2007 : 103-104). agacement parmi les fonctionnaires de Washington. Les années d’après-guerre signent également « Il semble que Yehudi ait l’intention d’utiliser des bouleversements dans sa vie personnelle : il se le Département non seulement comme une agence sépare de sa première femme pour épouser la danseuse de publicité, mais aussi comme une entreprise de anglaise Diana Gould, qui lui ouvre les portes de la traduction », lit-on dans une note de 1956 9. Ces consi- haute société britannique. Le couple vit entre l’Angle- dérations n’entament pas toutefois les bonnes relations terre et la Suisse, où Menuhin créée le Festival entre le musicien et les responsables de la diplomatie de Gstaad en 1957, avant d’adopter la citoyenneté américaine, qui regrettent simplement qu’il soit souvent helvétique en 1970. Au cours de ces années, il s’initie considéré comme un « Juif européen » à l’étranger et à la direction d’orchestre, donne des master classes non comme un citoyen des États-Unis 10. au Conservatoire américain de Fontainebleau à ` l’invitation de Nadia Boulanger et fonde une école DE L’INDE de musique dans une petite ville du Surrey, au sud À L’UNESCO de Londres. Soliste recherché, directeur artistique de deux Parallèlement, Menuhin se rapproche de l’Unesco festivals (Bath, Gstaad) et d’une école, Menuhin est dans le cadre du « Projet majeur relatif à l’appréciation au sommet de sa carrière au début des années 1960. mutuelle des valeurs culturelles de l’Orient et de C’est également une personnalité sensible aux enjeux l’Occident », lancé en 1957 à la demande des États

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Les violonistes David Oïstrakh et Yehudi Menuhin en répétition pour le concert des Nations Unies, octobre 1958. Photo de Loomis Dean/The LIFE Picture Collection via Getty Images.

membres asiatiques (Wong 2008 ; Maurel 2010). Je crois que la musique est le meilleur 11. « Yehudi’s . He tries twists to help him as a violinist », Le violoniste nourrit en effet une grande admiration moyen permettant d’arriver à comprendre Life, 09 février 1953 : 93-96. pour les musiques classiques indiennes depuis les autres peuples précisément parce que L’importance accordée par Menuhin au yoga (pour sa première tournée en Inde en 1952. C’est aussi l’on n’est pas induit en erreur par des la formation, la préparation un adepte du yoga, auquel il s’initie auprès du maître mots ou symboles souvent trompeurs, des interprètes, la lutte contre la douleur) s’affi rme ensuite B.K.S. Iyengar, qui devient un pilier de sa pratique qui ont déjà acquis tant de sens différents. tout au long de sa carrière instrumentale 11. J’ai vu par exemple des auditoires amé- (Murray 2017). On retrouve ainsi de nombreuses asanas De retour à Londres, il prend la tête de l’Asian ricains secoués d’enthousiasme au rythme dans ses ouvrages à vocation Music Circle, créé au sortir de la guerre pour promou- des tambours indiens, ce qui a plus fait pédagogique. (Menuhin 1971 ; voir les musiques et les danses asiatiques en Grande- pour l’établissement de contacts entre 1986) Bretagne. C’est par cet intermédiaire qu’il est amené les spectateurs que tous les mots que l’on 12. CIM/DOC47/Projet de programme du Conseil pour la première fois à collaborer avec l’Unesco. Pour aurait pu dire ou les livres que l’on aurait international de la musique répondre aux directives du projet Orient-Occident, pu distribuer et dont on n’est jamais sûr concernant l’appréciation des valeurs mutuelles des valeurs le CIM établit en effet un partenariat avec l’Asian qu’ils seront lus. La musique a quelque culturelles de l’Orient et de Music Circle en avril 1957, qui prévoit des concerts, chose d’irrésistible. l’Occident, 02 avril 1957. (Menuhin 1957) une anthologie discographique, des émissions de 13. CIM/DOC97/Réunion radio et des fi lms documentaires mettant en scène partielle du comité exécutif, des musiciens orientaux présentés par des musiciens Dans les réunions privées, il se montre toutefois maison Unesco, 27-28 mai 1958. occidentaux, « par exemple Ravi Shankar présenté attentif aux modalités d’introduction des musiciens par Yehudi Menuhin, et vice-versa 12 ». Menuhin asiatiques auprès des publics occidentaux, qui doivent participe à plusieurs discussions sur le sujet à l’Unesco, selon lui être « présentés dans des conditions normales où il reprend à son compte le discours – alors largement de public et de cachet », en évitant « de sacrifi er à la partagé dans les arcanes de l’organisation – sur la tendance occidentale d’ajouter un attrait visuel à l’attrait musique comme langage universel : purement musical 13 ». Se méfi er de toute tentation

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Yehudi Menuhin chez lui, avec son maître de yoga Shri Bks Iyengar, vers 1954. Photo © AGIP / Bridgeman Images.

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exotisante pour mieux préserver la « pureté d’une Shankar et le compositeur Pierre Schaeffer à l’occasion 14. CIM/DOC97/Réunion 14 e partielle du comité exécutif, musique qui est le fruit d’une longue tradition » : du 20 anniversaire de l’Unesco. Toujours dans le cadre maison Unesco, 27-28 mai 1958. l’équation n’est pas sans équivoque et fait écho aux du projet Orient-Occident, il tourne le fi lm documen- 15. CIM/3.15/Programme débats qui accompagnent alors l’essor de l’ethnomu- taire A Bridge in Music, produit par l’Unesco, avec les des Semaines musicales sicologie (Gérard 2015 ; Amselle 2019). La dénoncia- musiciens de l’Asian Music Circle, dont il est le prota- internationales de Paris 1958. 20 tion des dérives de l’exotisme se fait ici au nom goniste . Sur un ton pédagogique et violon à l’appui, 16. On compte quarante-huit d’une conception essentialiste de l’autre, mais aussi il évoque les différences entre musiques « de l’Est » comités nationaux en 1969, auxquels s’ajoutent des – et ce n’est pas contradictoire – en vertu d’une vision et « de l’Ouest », explique les quarts de tons, le système délégués individuels. CIM/ commune du métier de musicien et de la performance modal et l’importance de l’ornementation dans la DOC436 : Liste des membres adoptés par la 12e assemblée scénique. musique indienne. Puis, il rappelle l’infl uence des générale du CIM. Ces idées, Menuhin est invité à les incarner musiques orientales en Europe au Moyen Âge et alerte 17. Suivent ensuite Anthologie sur scène lors du concert organisé pour la Journée sur la « menace d’extinction » que font peser sur les de la musique classique de des Nations unies, salle Pleyel, le 24 octobre 1958, musiques traditionnelles non écrites les industries l’Inde du Nord (Bärenreiter Musicaphon), Atlas musical lors de la première édition des Semaines musicales culturelles. (Philips) et Sources musicales internationales de Paris 15. Dans la soirée de gala, Ces considérations sont au centre de la conférence (EMI), soit un ensemble de cent trente disques édités diffusée en triplex à partir de New York, Paris et sur « L’éducation musicale dans les pays de l’Orient » sous la direction d’Alain Genève, il interprète le Concerto pour deux violons organisée à Téhéran en septembre 1967 par le CIM Daniélou, réunis sous le titre générique « Collection Unesco en ré mineur de Jean-Sébastien Bach en compagnie et l’Asian Music Circle, avec le soutien de l’Unesco de disques de musique de David Oïstrakh, après une performance de Ravi et de l’Iran – qui est alors un appui stratégique du bloc traditionnelle ».

Shankar, dans un double symbole de rapprochement occidental dans la région. Des délégués de vingt-neuf 18. Selon l’expression utilisée entre les blocs et d’ouverture vers l’Asie. pays y participent et la présence de Menuhin « rehausse communément dans les 21 documents de l’organisation. L’image illustre parfaitement la réorientation grandement le prestige de la réunion ». La renom- Voir, par exemple, CIM/ des activités du CIM qui s’opère à la fi n des années 1950. mée internationale du musicien a en effet atteint DOC395 : « La famille du CIM : un guide pour les comités Fondé en 1949 pour mettre en œuvre le programme un nouveau sommet depuis son concert en duo avec nationaux », 1967. musical de l’Unesco, le CIM a en effet pour mission Ravi Shankar au Festival de Bath 1966 et la sortie 19. Le CIM compte alors trois de promouvoir un idéal de paix et d’harmonie univer- du disque West Meets East en juin 1967. Alors que types de membres : les membres selle, indépendamment des frontières culturelles le s’introduit dans la musique pop-rock à la suite individuels choisis en raison de leur prestige ou des services et des rivalités politiques entre les nations, et contri- des Beatles, l’association avec le musicien indien ouvre rendus à l’organisation, buer à la structuration internationale du secteur à Menuhin de nouveaux publics. Numéro un des les comités nationaux de la musique représentant musical. Cet apolitisme de façade masque cependant ventes de musique classique aux États-Unis durant des États et des organisations un alignement idéologique très net sur les États-Unis dix-huit semaines consécutives, West Meets East fait internationales représentant dans le contexte des débuts de la guerre froide. une entrée remarquée dans le classement général la diversité du secteur musical. En témoignent les bilans fi nanciers, le choix du person- des ventes d’albums (Billboard 200). Les deux hommes 20. Documentaire de 26 minutes, archives de nel permanent, la volumineuse correspondance échan- reproduisent la performance sur la scène de l’Assem- l’Unesco [en ligne], disponible gée avec le Département d’État américain ou les liens blée générale des Nations Unies le 10 décembre 1967 sur : https://digital.archives. unesco.org/en/collection/ étroits établis avec le Congrès pour la liberté de la pour la Journée des droits de l’homme. Menuhin, fi lms-and-videos/detail/ culture, une organisation privée fi nancée en sous-main assis en tailleur et vêtu d’une longue chemise blanche, f02bcefa-d839-11e8-9811- d89d6717b464/me dia/ par la CIA pour combattre « l’infi ltration marxiste » joue avec Shankar un raga que ce dernier a composé d01faf0e-1f4b-55ed-3cf6- dans les milieux culturels européens (Scott-Smith 2002). spécialement pour l’occasion. Les répétitions fi lmées c310125bc96f?mode=deta il&view= horizontal &q=menu L’emprise des États-Unis s’atténue toutefois à la fi n montrent la complicité entre les interprètes et le rôle hin&rows=1&page=3 des années 1950, avec l’entrée de l’URSS à l’Unesco d’initiateur joué par Shankar (il marque les rythmes, 22 21. CIM/DOC419/Rapport (1954), puis au CIM (1960), l’intégration des républiques reprend le violoniste, lui indique les transitions, etc.) . d’activité 1966-1968, asiatiques et africaines issues des décolonisations Lorsqu’en mai 1968, le comité exécutif du CIM juillet 1968 : 7.

conduisant par ailleurs à l’affi rmation d’un nouveau évoque pour la première fois le nom de Menuhin 22. United Nations Audiovisual paradigme multiculturel au sein de l’organisation pour la présidence de l’organisation, le but poursuivi Library/Human Rights Day Concert at the General (Maurel 2010 : 253 sqq.). De petit club occidental est clair : « Accroître le prestige du CIM pour le renfor- Assembly Hall in New York, comptant à peine cinq pays membres à sa création, cer dans ces négociations avec les États et le siège 10 décembre 1967. 23 le CIM devient une véritable organisation internationale de l’Unesco . » Consulté par Jack Bornoff, secrétaire 23. CIM/DOC414/Partial représentée dans plus de cinquante pays à la fi n des exécutif du CIM depuis 1952 et véritable pilier de meeting of the Executive 16 Committee, Paris, 24 mai 1968. années 1960 . Ses activités se diversifi ent, associant l’organisation, Menuhin donne son accord. Il est élu Traduit de l’anglais par l’auteure. conférences, concerts, tribunes radiophoniques, lors de la 12e assemblée générale, qui se tient à New York commandes d’œuvres et publications, et s’ouvrent en septembre 1968, entre en fonction en janvier 1969 aux musiques extra-occidentales, avec le lancement pour un mandat de deux ans, puis est réélu à deux des collections de disques Unesco Anthologie musicale reprises en 1971 et 1973. Dans la mémoire du CIM, de l’Orient (1961) et Anthologie de musique africaine cette période est souvent considérée comme un « âge (1966) sous le label Bärenreiter Musicaphon 17. d’or », mais de fortes tensions demeurent au sein de C’est dans ce contexte d’expansion que Menuhin l’organisation. intègre la « famille du CIM 18 ». Élu membre individuel lors de la 9e assemblée générale en 1962 19, il participe régulièrement aux activités de l’organisation à Paris, au siège de l’Unesco, ou dans les États membres. En 1966, il intervient dans une table ronde sur les relations musicales entre l’Orient et l’Occident avec

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24. RGALI/2077/1/1822/4-5/ AU CŒUR DE LA GUERRE FROIDE, Une bataille de télégrammes s’engage au printemps Lettre au Comité central du Parti communiste de l’Union LE SOUTIEN AUX DISSIDENTS 1970. Le 16 mai, Menuhin adresse un ultimatum à la soviétique concernant l’adhésion SOVIÉTIQUES ministre de la Culture Ekaterina Fourtseva : « Je m’op- au Conseil international de la musique, mars 1960. Traduit du poserai à ce que le congrès du CIM soit organisé en russe par Alexander Golovlev. La première crise éclate au printemps 1970 octobre 1971 en Russie, dans le cas où vous ne permet-

25. CIM/Menuhin-USSR/ entre Menuhin, le CIM et l’Union soviétique. Depuis triez pas à mon célèbre collègue David Oïstrakh et à Lettre de Y. Menuhin à Izvestia, 1960, l’URSS est représentée au CIM par le biais son épouse d’être mes invités 30. » Khrennikov répond 31 août 1970. de l’Union des compositeurs soviétiques, dirigée par par un câble du 24 juin adressé au CIM et au secrétariat 26. RGALI/Союз Tikhon Khrennikov. Afi n « d’exercer une infl uence de l’Unesco : « Comité national soviétique considère композиторов СССР. créative et organisationnelle plus forte sur le dévelop- comme absolument inadmissible de faire dépendre Между съездами: 1968-1974. М: Советский композитор, pement de la vie musicale contemporaine 24 », la convocation du congrès à Moscou avec l’activité 1974 : 16. Traduit du russe par Alexander Golovlev. les autorités soviétiques s’investissent pleinement concertante de Monsieur Menuhin qui n’était jamais dans l’organisation. Dès 1962, le compositeur et chef discriminé par Comité national soviétique [sic] 31. » 27. ibid. p. 17. d’orchestre Otar Taktakichvili est élu au comité exécutif La controverse se poursuit par voie de presse, avec la 28. 2077/1/3303/Direction du CIM. L’année suivante, l’Union des compositeurs parution d’un article à charge dans le grand quotidien de l’Union des compositeurs de l’URSS/Matériaux concernant soviétiques propose d’organiser l’assemblée générale Izvestia, intitulé « À qui profi te le crime ? À propos la préparation et la tenue de la du CIM à Moscou. Les dates de 1964 (Hambourg), des démarches entreprises par Yehudi Menuhin 32 », 14e assemblée générale et du 7e congrès du CIM. Traduit 1966 (Rotterdam) et 1968 (New York) étant déjà qui dénonce une vaste opération de « propagande du russe par Alexander Golovlev. réservées, la proposition soviétique est fi nalement antisoviétique ». Les journaux occidentaux relaient 33 29. ibid. La longue liste de retenue pour 1970, puis reportée à 1971. C’est donc quant à eux la version du musicien . Mais le duel 223 délégués comprend tous à Menuhin, président fraîchement élu, qu’il revient se joue aussi dans les couloirs de l’Unesco, où Bornoff les noms connus du monde musical soviétique de l’époque, de suivre les préparatifs du congrès de Moscou et de active ses relations pour trouver une issue à la crise. dont 101 pour Moscou et l’inaugurer. Or, le musicien ne fait pas secret de son Dans une longue note confi dentielle envoyée à René la direction centrale, 33 pour Leningrad et la Fédération soutien aux artistes soviétiques dissidents – en raison Maheu, il dénonce la campagne de diffamation menée de Russie, 13 pour l’Ukraine, des valeurs humanistes qu’il défend avec ferveur, par les autorités soviétiques, rappelle que Menuhin 11 pour l’Ouzbékistan et entre 2 et 9 pour les autres mais aussi de solides amitiés musicales nouées au-delà a joué en Israël et à Londres au bénéfi ce des réfugiés républiques soviétiques. du rideau de fer. Aussi se voit-il opposer un refus sec arabes après la guerre des Six Jours et s’inquiète

30. FM/Box IMC-MIDEM/ du Goszkontsert, l’agence de concerts d’État, lorsqu’il de l’avenir du CIM : Télégramme de Y. Menuhin tente d’inviter David Oïstrakh au Festival de Gstaad au ministre de la Culture 25 de l’URSS, Paris, 16 mai 1970. en 1970 . Offi ciellement, le violoniste soviétique Étant donné les répercussions très graves Traduit de l’anglais par l’auteure. est déjà pris à cette période de l’année. Offi cieusement, que pourrait avoir cet incident sur nos

31. CIM/Menuhin-USSR/ selon des propos rapportés par l’ambassadeur suisse relations avec l’URSS, puis-je invoquer Télégramme de Khrennikov, à Moscou, Menuhin est déclaré persona non grata par vos bons offi ces auprès du gouvernement 24 juin 1970. le régime car c’est « un ami d’Israël ». soviétique pour le persuader de revenir 32. CIM/Menuhin-USSR/ Un bras de fer s’engage alors entre le musicien, sur sa décision de ne pas autoriser Transcription en anglais de l’article paru le 25 juillet 1970. qui refuse de participer au congrès du CIM à Moscou M. Oïstrakh à se produire au festival de dans ces conditions, et les autorités soviétiques qui M. Menuhin 34 ? 33. Voir, entre autres, « Menuhin en colère », souhaitent préserver la manifestation. L’Union des L’Express, 25 mai 1970 ; « L’URSS compositeurs multiplie en effet ses activités interna- Dans les semaines qui suivent, le sociologue interdira-t-elle à David Oïstrakh de participer au Festival de tionales à partir des années 1960 : à l’été 1970, Moscou Richard Hoggart, qui occupe alors le poste de sous-di- Gstaad ? », Le Figaro, 28 mai organise la conférence de la Société internationale recteur général pour les sciences sociales, les sciences 1970. Ce dernier communiqué est publié par Bernard Gavoty pour l’éducation musicale, qui accueille mille quatre humaines et la culture, intervient en ce sens auprès à la demande expresse de Jack cents délégués venus de quarante et un pays 26. de Vadim Sobakine, délégué permanent de l’URSS Bornoff . Voir FM/Box IMC- MIDEM/Lettre de B. Gavoty à L’assemblée générale et le congrès international à l’Unesco, qui transmet sa demande à Moscou. Y. Menuhin, Paris, 29 mai 1970. du CIM sur les « Cultures musicales des peuples » Les résultats de ces négociations ne sont pas connus.

34. CIM/Menuhin-USSR/ doivent servir les mêmes objectifs de propagande et En revanche, les informations recueillies en marge Lettre de J. Bornoff à René consolider les liens avec les « musiciens progressistes d’un voyage offi ciel par le Finlandais Kaj Kauhanen, Maheu, « confi dentiel », Paris, 27 21 mai 1970. du monde entier ». Outre les réunions, prévues du département de la Culture de l’Unesco, confi rment dans la salle des colonnes de la maison des syndicats, les craintes de Bornoff : « Refuser de tenir notre congrès 35. CIM/LC515/Lettre de J. Bornoff aux membres haut lieu du pouvoir soviétique, là même où ont été en URSS pourrait porter préjudice au CIM lors de du comité exécutif du CIM, exposés les corps de Lénine et Staline, le programme la prochaine Conférence générale de l’Unesco. » 35 Paris, 16 juillet 1970. comprend une série de concerts au Conservatoire C’est donc désormais la subvention de l’Unesco 36. CIM/DOC615/« Bilan 1971 ». et à la salle Tchaïkovski, des projections de fi lms qui est en jeu, soit plus de 80 % du budget annuel Pour l’année 1971, la subvention 36 de l’Unesco s’élève à 36 000 $, musicaux et une exposition sur « La culture musicale du CIM . Ce qui fait dire à Bornoff dans une corres- auxquels s’ajoutent 10 420 $ des républiques soviétiques » au musée Glinka 28. pondance privée : alloués par contrats à des projets spécifi ques et 4080 $ À cette démonstration de prestige destinée aux invités pour la mise à disposition des étrangers, s’ajoutent des considérations internes rela- L’affaire Menuhin-Oïstrakh est devenue locaux, soir 82,5% des recettes totales du CIM. tives à la représentation des républiques soviétiques, une menace pour le bon fonctionnement dont témoigne la longue liste des délégués convoqués du CIM. L’Unesco est inquiète et j’ai reçu pour le congrès 29. l’ordre d’informer le sous-directeur gé- On le voit, les enjeux sont de taille pour l’Union néral de tous les développements […]. des compositeurs et le ministère soviétique de la Culture, Notre président, que j’ai à nouveau ren- qui entendent garder la main sur l’événement. contré la semaine dernière à Londres,

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Concert organisé par les Nations Unies pour les « Semaines musicales de Paris » réunissant Yehudi Menuhin, Ravi Shankar et David Oïstrakh, 24 octobre 1958 © UN Photo/Louis Falquet.

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Manuscrit extrait du discours prononcé par Yehudi Menuhin lors du Congrès du CIM à Moscou le 6 octobre 1971. Photo Royal Academy of Music Museum / © Menuhin IP.

37. CIM/Menuhin-USSR/ Lettre de J. Bornoff à Egon a été prié de ne mener aucune action sup- En retour, Menuhin accepte de se rendre à Moscou Kraus, 17 juillet 1970. Traduit plémentaire tant que les négociations sont pour inaugurer le congrès du CIM. Mais il décide de l’anglais par l’auteure. en cours 37. d’utiliser la manifestation comme une tribune pour 38. CIM/ dénoncer le sort des dissidents. Son intention apparaît DOC524/« Concerning relations of the USSR towards Après plusieurs mois de blocage, une solution très clairement dans l’épais dossier d’archives conser- Yehudi Menuhin », réunion de compromis s’esquisse fi nalement à l’automne 1970. vées à la Royal Academy of Music : alors même que sa à Moscou avec T. Khrennikov et B. Yarustovsky. Le Comité exécutif du CIM, qui a réaffi rmé dès l’été participation au congrès est encore incertaine, il travaille sa volonté de tenir son prochain congrès à Moscou, à son futur discours d’ouverture, qui se veut un éloge 39. RGALI/3162/1/1234 / Télégramme de Miasoedov obtient de l’Union des compositeurs soviétiques de la liberté artistique contre toute tentative d’embri- du Goskontsert à Y. Menuhin, un premier geste de conciliation envers Menuhin 38. gadement dogmatique. Les multiples versions manus- 19 mai 1971. Il faut toutefois attendre encore de longs mois crites de son allocution, qui mêlent son écriture à celle pour que la situation se débloque. En mai 1971, de sa femme Diana ; les articles découpés dans le Times le Goskontsert autorise Igor Oïstrakh, le fi ls de David, sur la situation des intellectuels et des artistes en qui est également violoniste, à jouer au Festival URSS ; les lettres envoyées à son ami, le musicologue de Gstaad 39. britannique Denis Stevens, pour obtenir des références

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savantes sur « la longue histoire des peurs relatives L’UNESCO ET ISRAËL : 40. FM/IMC-File1/Folder: Speech for IMC Congress à l’infl uence morale de la musique » et l’interdiction DISSONANCES Moscow/Lettre de Y. Menuhn du triton au Moyen Âge 40 en témoignent. Ainsi que à Denis Stevens, Londres, les traductions du texte en français, allemand, espagnol, On aurait tort cependant de conclure à un aligne- 16 janvier 1971. portugais et hébreu destinées à être distribuées lors ment systématique de Menuhin sur les États-Unis. 41. CIM/DOC578/Discours de Y. Menuhin au 7e congrès du congrès. C’est toutefois en russe, une langue qu’il À plusieurs reprises, le violoniste affi rme son indépen- du CIM, 06 octobre 1971. a apprise enfant avec sa mère, que Menuhin décide dance au nom des mêmes valeurs humanistes qui le 42. Voir « IMC Congress in de s’exprimer. Pour échapper à la tutelle des interprètes portent à soutenir la dissidence soviétique. Moscow », World of Music 13 ( 4 ), soviétiques, il répète son discours auprès d’une journa- Outre les tensions liées à la guerre froide, le confl it 1971 : 48-54.

liste du service russe de la BBC et tient son projet dans israélo-palestinien pèse sur le devenir de l’Unesco 43. FM/IMC File 1/1975 le plus grand secret (Burton 2000 : 426). (Maurel 2010 : 167-168). Après une première contro- Closed/Lettre de Y. Menuhin Quand il prend la parole devant les représentants verse sur les manuels scolaires distribués par l’Unesco à J. Bornoff , 11 janvier 1974. du ministère de la Culture, du Soviet de Moscou et de dans les écoles de la bande de Gaza au lendemain 44. Voir notamment In the Name of Music : documentaire l’Union des compositeurs soviétiques réunis à la tribune de la guerre des Six Jours, les tensions éclatent en 1974 de 26 minutes réalisé de la maison des syndicats le 6 octobre 1971, la surprise quand l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) par l’Unesco à partir des captations des concerts et est totale. « C’est avec une grande émotion que je est admise comme observateur à l’ONU et à l’Unesco. d’interviews de musiciens m’adresse à vous aujourd’hui non seulement en tant Le 13 novembre, Yasser Arafat prononce un discours [en ligne], disponible sur : https://digital.archives.unesco. que musicien, mais en tant que Juif russe, dont les phare sur la Palestine à la tribune de l’ONU. Quelques org/en/collection/fi lms-and- parents sont nés sur cette terre 41. » Ce qui devait être jours plus tard, la Conférence générale de l’Unesco videos/detail/f04d318a-d839- 11e8-9811-d89d6717b464/ un simple mot de bienvenue se transforme en critique adopte trois résolutions à l’initiative des pays arabes media/de98989e-c3ac- acerbe du régime : Menuhin compare les bureaucrates et communistes (Wells 1987 : 2-5 et 19-20) : les deux fd32-e818- 4d89d233ce f6?mode=detail&view= soviétiques aux gauleiters nazis, apporte un appui premières condamnent Israël pour sa politique éduca- horizontal&q=internati vibrant aux dissidents et conclut en regrettant l’absence tive et culturelle dans les territoires occupés et pour onal%20music%20 du violoncelliste Mstislav Rostropovitch, récemment des fouilles archéologiques effectuées à Jérusalem-Est ; council&rows=1&page=1 tombé en disgrâce en raison de son soutien la troisième rejette la demande de rattachement 45. FM/4/6/3 /« 80 Musicians Will Boycott Unesco over Israel à Soljenitsyne (Samuel 1983 : 102 sqq). d’Israël au groupe régional européen. En réaction, Vote », The Times, s.d. Selon le délégué canadien John Roberts, qui Israël et les États-Unis lancent une grande campagne 46. Voir notamment : l’écoute en traduction simultanée, ce discours fait contre la « politisation de l’Unesco ». Les États-Unis The Times, 11 décembre 1974 ; l’effet d’une bombe : suspendent le paiement de leur contribution à l’Unesco New York Times, 19 janvier (soit 25 % du budget total de l’agence) et la France et 23 février 1975. L’interprète avait une voix tendue, comme et la Suisse revoient à la baisse leur participation. si elle ne pouvait en croire ses oreilles. De nombreux intellectuels et artistes appellent à boy- […] Tout le monde se demandait si les cotter l’Unesco, en France et aux États-Unis notam- Soviétiques allaient répondre aux com- ment, où le milieu musical se mobilise derrière le mentaires de Yehudi. Mais, considérant compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein 45. son immense réputation internationale Entre la défense d’Israël et la présidence du CIM et l’affection que lui vouaient les publics Menuhin hésite. Si son premier instinct est de démis- russes, les offi ciels sont restés silencieux. sionner, il décide fi nalement de se battre de l’intérieur (Cité dans Burton 2000 : 428) pour mieux défendre Israël contre des sanctions qu’il estime largement infondées. Interpellé par son Les Soviétiques décident en effet d’étouffer ami Leonard Bernstein, qui le presse publiquement l’affaire : le discours de Menuhin, qui devait paraître de rompre avec l’Unesco, il explique sa position dans dans la Pravda, est censuré et tous les comptes rendus plusieurs lettres, télégrammes et tribunes parues de l’événement vantent la réussite de l’organisation 42. dans le Times, le New York Times et Le Monde entre Le texte circule cependant en samizdat à Moscou dès décembre 1974 et mars 1975 46. Ses arguments le lendemain. reposent sur la conviction que le dialogue est indis- Lors de son deuxième mandat à la tête du CIM, pensable à la paix ; sur la confi ance que lui inspire Menuhin reprend la stratégie qu’il a élaborée avec le directeur général de l’Unesco ; mais aussi sur une foi Oïstrakh. Sans relâche, il invite Rostropovitch à jouer bien ancrée en ses propres capacités de médiation. dans des concerts organisés à l’Unesco et dénonce le veto de Moscou. En janvier 1974, la crise atteint son Je ne me suis pas joint à l’appel au boycott paroxysme avec la préparation du 25e anniversaire total de l’Unesco lancé par mes collègues du CIM. Une fausse rumeur selon laquelle Rostropovitch car j’ai estimé pouvoir servir davantage aurait eu une attaque cardiaque, divulguée trop tôt l’Unesco et Israël en apportant mon sou- par Moscou, est déjouée par Menuhin, qui envoie trois tien au nouveau directeur général, télégrammes à Brejnev 43. L’URSS proteste auprès Amadou M’Bow, dans son projet de rejeter du secrétariat général de l’Unesco, mais Rostropovitch les résolutions prises lors de la dernière reçoit fi nalement un visa et sa participation aux soirées session de la Conférence générale. Tant de gala des 8 et 9 janvier, maison de l’Unesco et salle que je serai convaincu que le nouveau Pleyel, est largement médiatisée 44. Son passage à directeur général […] protégera l’Unesco l’Ouest, quelques mois plus tard, met un terme au débat, des pressions politiques […], je conti- mais l’incident atteste la prégnance des tensions nuerai de coopérer de bonne foi avec une entre les deux blocs au sein de l’Unesco.

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47. FM/Unesco III/Lettre de institution qui, en dépit de ses insuffi - aux accusations de « politisation » de l’Unesco 52. Y. Menuhin à L. Bernstein, 26 février 1975. Traduit sances, est le dernier et le meilleur espoir Ce dernier accepte avec enthousiasme, mais l’expé- de l’anglais par l’auteure. de l’humanité 47. rience s’avère vite décevante.

48. FM/Unesco I/Lettre d’A. Rubinstein à Y. Menuhin, Sans convaincre toutefois. Envoyées par Nous parlons de la paix alors que nous New York, 10 février 1975. Reprise dans The New York des musiciens célèbres ou de simples anonymes, sommes en guerre ; nous avons à la Times, 16 février 1975. les réactions d’indignation pleuvent à son domicile. bouche des phrases idéales, des concepts Traduit de l’anglais par l’auteure. Le pianiste Arthur Rubinstein, qui ne l’apprécie idéaux, complètement à l’opposé de ce 49. FM/Unesco I/Lettre guère, saisit l’occasion pour régler ses comptes : qui se passe. Il n’y a pas de réel sentiment de Ruth G. Friedmann à Y. Menuhin, 20 février 1975. d’urgence ; nulle part on ne trouve d’im- Traduit de l’anglais par l’auteure. En tant que Juif, vous auriez dû être le pératif moral ; nulle part n’est mentionné

50. FM/Unesco I/Lettre premier à démissionner de votre poste à que la survie de l’Unesco, des Nations de Judith Drucker, directrice la tête du département de la musique de unies, de notre monde est menacée 53. artistique du Temple Beth Solomon de Miami, au critique l’Unesco […]. Le monde entier, indifférent, musical du Miami Herald, sourit à l’injustice faite à Israël, tout en Avec l’accord de M’Bow, Menuhin mobilise James Roose, 28 mars 1975. Traduit de l’anglais par l’auteure. sachant bien qu’il ne s’agit que d’une également ses réseaux personnels. Le 6 mars 1975, question de pétrole. Le monde veut faire il envoie un message aux principales autorités israé- 51. FM/Unesco I/Lettre d’A. M’Bow à Y. Menuhin, plaisir aux riches Arabes et sacrifi er une liennes : Teddy Kollek, maire de Jérusalem, qui Paris, 21 février 1975. fois encore les Juifs. […] Je dénonce et est aussi son ami ; Yigal Allon, ministre des Affaires

52. FM/Unesco III/Lettre regrette votre attitude, tout comme j’ai étrangères ; et le Premier ministre Yitzhak Rabin. de Jean Knapp à Y. Menuhin, regretté votre réconciliation trop rapide 8 avril 1975. avec les Allemands, quand vous avez Je reviens tout juste de Paris où j’ai eu 53. FM/Unesco III/Lettre couru à Berlin vous faire photographier l’occasion de m’entretenir avec le direc- de Y. Menuhin à A. M’Bow, 9 août 1975. avec M. Furtwängler, qui a travaillé du- teur général de l’Unesco. Puis-je vous rant tout le régime d’Hitler avec les meur- communiquer le désir de M. Amadou 54. FM/Unesco I/Lettre de Y. Menuhin à Y. Rabin, Londres, triers allemands. Vos déclarations hin- M’Bow de vous rencontrer ou d’autres 6 mars 1975. Traduit de l’anglais dou-messianiques ne m’ont jamais membres du gouvernement israélien au par l’auteure. convaincu. Je suis désolé d’avoir à dire plus vite ? Si vous le jugez envisageable, 55. FM/Unesco II/Lettre cela à l’homme dont le jeu m’a fait pleurer il est prêt à ce que cette rencontre se tienne de Y. Allon à Y. Menuhin, 48 54 Jérusalem, 23 mars 1975. lorsqu’il avait 13 ans . dans le plus grand secret .

56. FM/Unesco I/Lettre de T. Kollek à Y. Menuhin, Bien au-delà de l’Unesco et d’Israël, c’est l’en- Les réponses sont sèches : Allon lui rappelle que, Londres, 11 mars 1975. Traduit semble des engagements internationaux de Menuhin pour lui parler, le directeur général doit passer par les de l’anglais par l’auteure. que Rubinstein balaie d’un revers de main, l’accusant circuits offi ciels 55 ; Kollek refuse de discuter de « résolu- 57. FM/Unesco III/Lettre d’un carriérisme sans scrupule. La publication de sa tions immorales 56 ». Mais elles permettent d’établir d’Hector Wynter, président du conseil exécutif de l’Unesco, lettre dans le New York Times provoque des annulations un dialogue, qui est suivi de près par le secrétariat à Y. Menuhin, Paris, 18 avril en série pour le concert de Menuhin à Carnegie Hall de l’Unesco 57, et évolue de manière positive jusqu’à 1975. prévu le 23 février : l’été 1975. 58. FM/Unesco I/Lettre S’il est diffi cile de mesurer l’impact de son action, de Y. Menuhin à A. M’Bow, Londres, 6 mars 1975. « Comment pourrons-nous apprécier cette le musicien se trouve alors engagé pleinement dans la expérience musicale en sachant que l’in- diplomatie internationale. Sa position n’est pas exempte 59. FM/Unesco II/Télégramme envoyé par Y. Menuhin à terprète est un Juif qui a tourné le dos à de contradictions. Dans sa correspondance avec M’Bow, Y. Rabin, Y. Allon, Abba Eban ses frères juifs et un représentant de la il considère que les fouilles archéologiques ne sont et le président d’Israël, 14 mars 58 1975. haute culture qui s’est aligné sur les forces qu’un prétexte agité par les « ennemis d’Israël ». de la barbarie 49 ? » Mais, à ses interlocuteurs israéliens, il demande un geste 60. CIM/DOC782/Lettre de Y. Menuhin à tous les membres de conciliation (arrêter les fouilles, accepter la venue du CIM, janvier 1975. « De même, le Temple Beth Solomon de d’une délégation d’experts internationaux à Jérusalem 59)

61. Les archives relatives Miami décide d’annuler un récital prévu pour que l’Unesco lève ses sanctions. Et publiquement aux Nations unies sont pour 1976 « en raison de son soutien à il réitère son soutien à l’Unesco, tout en rappelant classées pour cette période, 50 mais plusieurs télégrammes l’Unesco ». que le CIM est une organisation non gouvernementale mentionnant Menuhin ont été indépendante, dont Israël demeure un membre à part divulgués par WikiLeaks et 60 sont désormais accessibles Menuhin poursuit toutefois son travail de lobbying entière . Les rares sources du Département d’État sur le site de NARA. à l’Unesco, où M’Bow cultive son amitié. Il le reçoit américain dont nous disposons pour cette période

62. FM/Unesco II/Lettre de à déjeuner, assiste à son concert au Théâtre des Champs- confi rment le rôle positif joué par Menuhin pour rétablir Y. Menuhin à M’Bow, 18 juillet Élysées le 9 février, lui fait part de ses émotions : le dialogue entre l’Unesco et les autorités israéliennes 1975. « En vous écoutant interpréter cette magnifi que avant la réunion du conseil exécutif de l’Unesco 63. FM/Unesco II/Lettre symphonie de Beethoven, j’avais l’intime sensation en mai 61. Mais en juillet la situation semble à nouveau de M’Bow à Y. Menuhin, Paris, 26 juillet 1975. que vous traduisiez à la fois les angoisses et les espoirs bloquée et le musicien écrit une longue lettre pour de l’homme 51. » Car M’Bow l’a bien compris : le soutien annoncer sa démission du CIM en cas de futures attaques d’une personnalité artistique de confession juive est contre Israël 62. M’Bow le convainc d’en suspendre pour lui un atout majeur. En avril 1975, il propose à la diffusion pour ne pas compromettre les discussions Menuhin de participer au groupe de réfl exion sur les en cours avec Israël, que Menuhin semble ignorer 63. grands problèmes mondiaux, mis en place pour répondre À cette date, il n’est déjà plus au centre des négociations

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et le reste de la crise (qui atteint son apogée avec la Je vous ai donné beaucoup de travail 64. FM/Unesco II/Lettre deJ. Bornoff à Y. Menuhin, résolution assimilant le sionisme au racisme, adoptée avec les Russes et, en dépit de tout cela, Paris, 8 septembre 1975. en décembre 1975, et s’apaise suite au rattachement j’ai vraiment apprécié ce mandat, grâce Traduit de l’anglais d’Israël au groupe Europe lors de la Conférence générale à votre orientation, votre efficacité par l’auteure. de l’Unesco en 1976) se joue sans lui. et votre discrétion. Cela a été une 65. Voir supra p. 76, le discours cité dans l’introduction de cet Au CIM cependant, les tensions demeurent fortes. expérience des plus intéressantes, article. Alors que l’assemblée générale doit avoir lieu en une de celles que je n’oublierai jamais. 66. FM/Unesco I/Lettre de septembre à Toronto, le secrétariat est interpellé pour Mon premier (et peut-être dernier) poste S. Hammami à Y. Menuhin, que soit adoptée une « résolution anti-Unesco » en de si haute portée internationale 69. Londres, 9 décembre 1974 ; 64 Lettre de Y. Menuhin défense d’Israël . À la demande de Bornoff, Menuhin à S. Hammami, Londres, parvient toutefois à écarter le sujet des débats. Dans Son seul regret au moment de quitter le CIM : 13 décembre 1974 ; Lettre de S. Hammami à Y. Menuhin, son discours inaugural, il mobilise une fois encore ne pas avoir réussi à imposer comme son successeur Londres, s.d. ; Lettre de le motif de l’universalité de l’art, contre la division celui qu’il pensait le plus apte à poursuivre son action Y. Menuhin à S. Hammami, politique : « Nous sommes des hommes libres, nous et dont il avait obtenu l’accord – 70. Londres, 15 janvier 1975. sommes musiciens 65 »… Mais en coulisse il mène Car Menuhin le croyait fermement : seul un musicien, 67. NARA/Electronic Telegrams 1974/RG59/1974 une intense activité diplomatique. Il invite tous les interprète ou compositeur, pouvait présider cette CAIRO 00484/Off er of Yehudi délégués des pays du Moyen-Orient à un déjeuner « assemblée d’hommes épris de musique » et espérer Menuhin to give concert in Cairo, privé dans sa suite du Sheraton Hotel, où (exception infl uer sur le cours du monde 71. 30 janvier 1974. faite du représentant irakien qui n’a pas souhaité 68. FM/3/1/262. Université Paris-Saclay, UVSQ venir) il arrive à les persuader de ne pas faire éclater 69. FM/IMC-Unesco/Lettre le CIM. Son aura, secondée par la vigilance et l’entre- Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines à J. Bornoff , Londres, 06 juillet 1971. Traduit de l’anglais par anais.fl [email protected] gent de Bornoff, joue ici un rôle de premier plan. l’auteure. Mais Menuhin peut aussi faire valoir un engagement 70. CIM/DOC778/Rapport de longue date en faveur de la paix, dont témoignent de la réunion du comité ses déclarations publiques comme sa correspondance exécutif, Paris, Unesco, privée avec Said Hammami, le représentant de l’OLP 16-17 novembre 1974. à Londres, qui milite pour la solution des deux États 71. Unesco/Archives 66 audiovisuelles/A09604/ et meurt assassiné quelques années plus tard . Yehudi Menuhin interviewed Surtout, le musicien n’a pas hésité à utiliser as president of the International Music Council, la scène pour incarner un message de paix : en 1967, 22 octobre 1969. Traduit après la guerre des Six Jours, il donne des concerts de l’anglais par l’auteure. au bénéfi ce des réfugiés palestiniens ; et, après la guerre du Kippour, il propose au Département d’État américain de jouer au Caire. Sa demande arrive trop tôt, comme le souligne l’ambassadeur Herman Eilts dans un télégramme de janvier 1974 67, mais elle témoigne d’une volonté de mettre en pratique, par la musique, le dialogue politique qu’il appelle de ses vœux. Un quart de siècle plus tard, le pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboïm et l’intellectuel Edward Saïd, avec lequel Menuhin correspond à la fi n de sa vie 68, mettront en œuvre ce programme avec la création de l’orchestre West-Eastern Divan composé de jeunes musiciens israéliens et palestiniens, reprenant le fl ambeau d’une diplomatie musicienne, au croisement de la pratique artistique et de l’action internationale. Quel bilan retenir de l’action menée par Menuhin à la tête du CIM ? Au-delà du prestige qu’il confère à cette organisation, l’engagement du musicien montre bien l’importance de l’Unesco comme tribune interna- tionale durant la guerre froide, mais permet aussi de saisir, dans ce moment spécifi que de la première moitié des années 1970, la convergence entre deux universels : celui des droits de l’homme, qui s’imposent alors comme programme d’action collective, et celui de la musique classique, en tant que vecteur d’émotion et projet d’éducation esthétique et morale (Buch et Fléchet 2017). À titre personnel, le sens qu’accordait le musicien à son action est moins facile à cerner. Il transparaît toutefois dans sa correspondance privée, comme au détour de cette lettre adressée à Bornoff :

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