Volume ! La revue des musiques populaires

12 : 2 | 2016 Special Beatles studies Beatles Studies Special Issue

Olivier Julien et Grégoire Tosser (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/4703 DOI : 10.4000/volume.4703 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 22 mars 2016 ISBN : 978-2-913169-40-1 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Olivier Julien et Grégoire Tosser (dir.), Volume !, 12 : 2 | 2016, « Special Beatles studies » [En ligne], mis en ligne le 22 mars 2019, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ volume/4703 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.4703

Ce document a été généré automatiquement le 10 décembre 2020.

L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Près d'un demi-siècle après l'adoubement des Beatles par Luciano Berio, ce numéro de

Volume ! propose un tour d’horizon de la recherche scientifique sur le groupe dont affirmait qu'il était encore « plus populaire que Jésus ». Outre une imposante bibliographie couvrant les 50 premières années de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les « Beatles Studies », on y découvrira entre autres que la British Invasion est passée par Paris, que les popular music studies ont débuté par l'étude musicologique des musiques populaires, que la théorie des vecteurs harmoniques peut s’appliquer à la musique pop ou encore que l’album Abbey Road mérite d’être analysé à la lumière des concepts développés par Marshall McLuhan.

Nearly half a century after Luciano Berio praised in his “Commenti al Rock” (1967), this special issue of Volume! surveys the research carried out on that was, according to John Lennon, “more popular than Jesus”. In light of an impressive bibliography covering the first 50 years of what we now call “Beatles Studies”, one learns, for example, that the British Invasion originated in Paris, that Popular Music Studies began with the musicological study of popular music, that the theory of harmonic vectors can help analyze pop music or that Marshall McLuhan's concepts shed an interesting light on albums such as Abbey Road.

NOTE DE LA RÉDACTION

Avec le soutien du laboratoire SLAM (axe RASM) de l'université d'Évry-Val-d'Essonne.

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SOMMAIRE

Introduction

« Musicological Fields Forever » ? Les Beatles et la musique au programme Grégoire Tosser

50 ans de Beatles studies Olivier Julien

Les Beatles dans l’histoire

Les Beatles, un « objet d’Histoire » Bertrand Lemonnier

Les Beatles et la naissance de la culture jeune en Grande-Bretagne Sarah Pickard

« » : les Beatles et la gauche britannique Jeremy Tranmer

L’histoire, l’endroit et le moment : le déclenchement de la British Invasion Ian Inglis et Charlotte Wilkins

Sgt. Pepper : paroles et musique

« Tangerine trees and marmalade skies » : bouleversement culturel ou simple besoin d’évasion ? Sheila Whiteley

L’utilisation du studio d’enregistrement dans Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band Matthieu Thibault

Que peut la musicologie ?

Une approche mosaïque d’Abbey Road Thomas MacFarlane

A Mosaic Approach to Abbey Road Thomas MacFarlane

Hey Maths ! Modèles formels et computationnels au service des Beatles Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi et Franco Fabbri

La nostalgie chez les Beatles : vers une application de la théorie des vecteurs harmoniques à la musique pop Philippe Cathé

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Tribune : enseigner les Beatles

Le Master The Beatles, Popular Music and Society Ou comment rapprocher l’université et l’industrie du tourisme liée aux Beatles Michael Brocken

Hommage à Sheila Whiteley

Sheila, Take a Bow Derek B. Scott, D. Ferrett, Ian Inglis, Nicola Spelman, Christian Lloyd, Deborah Finding, Simon Warner, Shara Rambarran, Tom Attah et Gérome Guibert

Notes de lecture

Simon CRITCHLEY, Bowie Richard Mèmeteau

Lee MARSHALL et Dave LAING (eds.), Popular Music Matters, Essays in Honour of Simon Frith Jérémy Vachet

Nick CROSSLEY, Networks of Sound, Style and Subversion: the Punk and Post-punk Worlds of Manchester, and Sheffield, 1975-1980 Loïc Riom

Deena WEINSTEIN, Rock’n America: A Social and Cultural History Russel Reising

Ryan EDWARDSON, Canuck Rock: A History of Canadian Popular Music Craig Jennex

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Introduction

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« Musicological Fields Forever » ? Les Beatles et la musique au programme “Musicological Fields Forever”? The Beatles and Music on the Programme

Grégoire Tosser

L’auteur adresse ses plus vifs remerciements à Inès Taillandier-Guittard et aux collègues du département Arts-Musique de l’université d’Évry-Val-d’Essonne et du laboratoire SLAM (Synergies Langues Arts et Musique), ainsi qu’à Emmanuel Parent.

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1 QUAND, EN MAI 2014, paraît le programme des épreuves du concours littéraire d’admission à l’École normale supérieure pour la session 2015, la nouvelle question de l’option musique en khâgne, qui doit s’inscrire dans l’ère chronologique « de 1750 à nos jours », prend de court les enseignants comme les étudiants. Simplement libellé « The Beatles », assorti de la mention de deux « albums de référence1 » (en lieu et place des habituelles « partitions de référence »), Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band et Abbey Road, le thème retenu succède à la problématique « Schubert après Beethoven (mars 1827 – novembre 1828) » et côtoie une question intitulée « Le chromatisme : 1550-17502 ». Il n’a échappé à personne que, depuis quelques années, les programmes des examens et des concours de musique et d’éducation musicale et chant choral (baccalauréat, CAPES, agrégation…) proposent, de plus en plus fréquemment, des questions et des thématiques qui induisent un élargissement des zones géographiques, historiques, mais aussi stylistiques d’ordinaire fréquentées par la musicologie3. Certes, les objets d’étude de la musicologie universitaire se font aujourd’hui plus variés et ne concernent plus seulement ce que l’on a coutume de nommer la « musique savante occidentale », qui correspondait auparavant (et il y a encore peu) au domaine de la quasi-totalité des questions de concours, mais aussi des articles, des mémoires de master, des thèses de doctorat, etc. Cependant, le programme « musique » des CPGE (Classes Préparatoires aux Grandes Écoles) faisait figure de dernier bastion où le blues, le jazz, le rock, le rap, la chanson, le chant pygmée (liste non exhaustive) et même, faut-il le préciser, la musique immédiatement contemporaine, n’avaient pas encore pénétré. Loin de moi la volonté d’examiner ici la teneur et la portée politiques ou idéologiques qui sous-tendraient le fait même d’inclure les Beatles dans un programme de concours, loin de moi le désir de reprendre le combat de la « basse culture » contre la « haute culture » : le fait est que l’affichage dont la question « Beatles » jouissait dans un programme de concours remettait sur la table la question, non pas tant de sa légitimité, mais de sa perception par les enseignants de musique et musicologie dans leur approche pédagogique, même s’il n’y avait pas à rechercher longtemps une bibliographie sur la question, certes récente et marquée par les universitaires anglophones, mais abondante et substantielle4.

2 Néanmoins, devant le désarroi manifeste des préparateurs, et face à l’absence d’une bibliographie scientifique francophone conséquente, c’est, dans un premier temps, pour aider les étudiants de khâgne à préparer le concours d’entrée qu’a été organisée, le 6 novembre 2014, une journée d’étude, à l’université d’Évry-Val-d’Essonne. Intitulée « The Beatles : approches historiques, sociologiques et musicologiques », elle a réuni des collègues chercheurs et universitaires qui abordent la musique des Fab Four selon trois angles principaux : l’histoire, la civilisation britannique et la musicologie5. Le contexte institutionnel d’une question de concours a permis de mobiliser les chercheurs sur ces trois axes – ce qui montre que la situation française, même si elle

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reste assez éloignée de celle qui permet l’ouverture d’un master estampillé « Beatles » tel que le décrit Michael Brocken dans ce dossier, est riche d’une recherche qui, certes, n’accorde pas une place décisive à la musicologie, mais revendique en revanche, à la manière des popular music studies depuis le début des années 1980, un fort ancrage pluridisciplinaire et est ainsi parcourue par des études universitaires qui tendent à s’accroître et à se diversifier (études anglophones, langues et littératures étrangères, histoire culturelle, histoire sociale, fan studies, sociologie de la réception, etc.6).

3 Le présent dossier, « spécial » à plus d’un titre, est donc né de la volonté de produire un outil de référence, collectif et en langue française, sur les Beatles. Animée par le dialogue avec le champ des Beatles studies, la recherche qui se donne à lire ici emprunte des chemins qui sont ceux d’une musicologie consciente des enjeux des études culturelles contemporaines et requérant pleinement son inscription dans les sciences humaines. Décision fut prise de s’appuyer sur les contributions de la journée « Beatles » de 2014 en les assortissant d’articles issus du monde anglophone, écrits et/ou traduits pour l’occasion. La recherche sur les Beatles se heurte à ce constat paradoxal, relevé par de nombreux auteurs : il s’agit d’une musique connue de tous, mais dont l’étude scientifique a tardé à se construire. Cela tient en partie au fait que les musiques appartenant à une « tradition phonographique7 » constituent encore pour la musicologie un champ d’investigation récent – loin d’être inédit, mais pourtant encore inhabituel, dans lequel l’analyse de la partition et de la trace écrite laisse place à une focalisation sur le son. La difficulté d’appréhension du corpus est d’autre part souvent combinée à la nécessité d’une légitimation scientifique de l’objet d’étude « Beatles ».

4 L’introduction d’Olivier Julien met en perspective la problématique de la légitimation et de l’accréditation scientifiques dans le panorama historiographique de « 50 ans de Beatles studies » ; pour ce faire, il livre et commente une bibliographie dense, actualisée, sur les Beatles, montrant que l’objet d’étude « Beatles » préside à l’émergence des popular music studies et explique l’intérêt suscité pour les musiques populaires, dans le cadre des sciences humaines et de la musicologie. Reprenant cet aspect dans le domaine historique, Bertrand Lemonnier se fait également l’écho de cet aspect, premier et fondamental. Dans son article – dont le titre fait d’emblée apparaître le « H » du mot « Histoire » qui semble bel et bien le symbole d’un bien-fondé majuscule –, il rappelle, en préambule de ce qu’il nomme une « ego-histoire » tout à fait édifiante, que la « légitimation de l’objet historique “Beatles” n’a pas été si évidente à établir ». En coda de cet exercice réflexif, l’étonnante tribune de Michael Brocken revient sur la création d’un master a priori improbable, car intégralement consacré à un groupe de musique : l’objet « Beatles » est alors envisagé comme paradigme des musiques populaires, mais aussi comme institution patrimoniale et véritable ressort économique et touristique à l’heure des villes créatives.

5 Les champs culturels et politiques explorés par les historiens et les civilisationnistes (Guereña, 2007) concernent, dans les années 1960, les transformations et les bouleversements auxquels les Beatles ont pleinement pris part ou qu’ils ont parfois même initiés. Ainsi, Sarah Pickard relie clairement, dans le contexte sociologique des baby-boomers des années 1960, la naissance de la culture des jeunes (teenagers) à l’essor d’une musique qui leur est ouvertement destinée. Dans ce même contexte de Beatlemania, Jeremy Tranmer étudie les circonstances dans lesquelles la gauche britannique s’est vue contrainte de se positionner vis-à-vis des Beatles – ouvrant ainsi la voie aux relations complexes qui relient les instances politiques et les personnalités

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musicales, entre politisation de la production musicale et médiatisation des goûts culturels et musicaux de la classe politique. Ces phénomènes à l’ampleur inédite, et dans lesquels les Beatles ont joué un rôle prépondérant, touchent également la diffusion musicale et commerciale : les Fab Four sont à l’origine de la British Invasion, dont Ian Inglis et Charlotte Wilkins détaillent « l’histoire, l’endroit et le moment », c’est-à-dire le déclenchement « parisien » de janvier 1964. Tout en inondant le marché américain du disque, les Beatles infléchissent fortement le cours de l’histoire musicale des années 1960 – puisque de nombreux groupes anglais s’engouffrent dans la brèche, tandis que la réponse américaine ne se fait pas attendre.

6 Après l’annonce de leur décision de ne plus se produire sur scène, les Beatles se consacrent pleinement, à partir de la fin de l’année 1966, au studio d’enregistrement, considéré comme un outil musical à part entière. Matthieu Thibault en décrit l’utilisation, dans le premier album qui consacre cette nouvelle façon d’envisager la production musicale, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967). Souvent décrit comme la bande son du Summer of Love, cet album majeur a suscité des analyses dans des domaines divers et variés, qui insistent tour à tour sur son aspect contre-culturel ou sur sa portée psychédélique, examinant la véracité de la notion de concept album, etc. S’attachant prioritairement aux paroles des chansons de cet album, Sheila Whiteley8, dans un article de 2008 dont est proposée ici la traduction, s’interroge sur la perception de Pepper en tant que « tournant culturel » ou manifestation d’un « simple besoin d’évasion » tout en jetant un regard rétrospectif sur sa première analyse du disque (1992).

7 Enfin, la dernière section du dossier propose des perspectives analytiques qui montrent plusieurs facettes de la musicologie adossée aux sciences humaines ou aux mathématiques. Se donne ici à lire un défrichage méthodologique pluriel dans lequel est plongée la musicologie depuis plusieurs années9. Le plus souvent, les chercheurs mettent en œuvre les outils analytiques adaptés à la musique savante (et généralement tonale) pour les appliquer aux musiques populaires. Le saut épistémologique, inhérent à toute pratique interdisciplinaire dès lors que l’objet observé est neuf, est d’une certaine manière domestiqué par un cadrage critique et scientifique serré. S’inspirant des lois des médias de Marshall McLuhan, Thomas MacFarlane nous invite à une « approche mosaïque » d’Abbey Road (1969), et notamment à l’examen de la place dans l’album de la chanson « Because », considérée comme un prélude au célèbre medley qui constitue l’essentiel de la face B du 33-tours. En matière d’analyse musicale, la théorie schenkérienne, exploitée notamment par Walter Everett (2009), a déjà prouvé son efficacité sur l’objet « Beatles » ; Philippe Cathé propose, quant à lui, une analyse de quelques chansons des Beatles à partir de la théorie des vecteurs harmoniques10, ce qui l’amène à évaluer « le poids de la nostalgie » dans des logiques d’enchaînements harmoniques particuliers. Quant au trio Moreno Andreatta, Mattia Bergomi et Franco Fabbri, ce sont les « modèles formels et computationnels » qu’ils entendent mettre « au service des Beatles », avec pour objectif un décryptage auquel ne parviennent pas toujours les outils de l’analyse tonale.

8 Les frontières des popular music studies, des cultural studies, et de la musicologie sont amenées à se déplacer. Appréhendé de façon diverse par des chercheurs de tous horizons, l’objet « Beatles », qui se pose dans son irréductibilité comme dans sa plus parfaite pertinence pour l’étude des musiques populaires, constitue à coup sûr un

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exemple symptomatique d’une nécessaire redéfinition et d’une joyeuse extension du champ musicologique.

BIBLIOGRAPHIE

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LATOUR Marion (2009), La Réception des Beatles en France (1960-2009), mémoire de recherche de Master 2, Université Panthéon-Sorbonne – Paris I.

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MIDDLETON Richard (1993), « Popular Music Analysis and Musicology : Bridging the Gap », Popular Music, vol. 12, no 2, mai, p. 177-190.

PIRENNE Christophe (2011), Une histoire musicale du rock, Paris, Fayard.

TAGG Philip (1982), « Analysing Popular Music: Theory, Method and Practice », Popular Music, vol. 2, janvier, p. 37-67.

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NOTES

1. Dans le champ d’investigation des popular music studies, l’enregistrement est précisément considéré comme premier. Sur cette question, voir notamment Tagg, 1982 ; Middleton, 1993 ; Butler, 2010. Cet aspect est également abordé au sujet de l’œuvre de jazz dans Cugny, 2009. 2. Le sujet de l’épreuve de l’option musique au concours, le 20 avril 2015, porte sur les Beatles et s’appuie sur une longue citation tirée de l’Histoire musicale du rock (2011 : 120) de Christophe Pirenne, qui enseigne les politiques culturelles et l’histoire de la musique à l’université de Liège et a été, suite à sa thèse sur le rock progressif anglais, un des premiers enseignants-chercheurs à légitimer scientifiquement le domaine des musiques populaires dans la musicologie francophone. 3. À titre d’exemple, voici quelques entrées et thématiques récentes : pour le baccalauréat, , Tutu de Miles Davis, Richard Galliano ou la thématique « Jazz et Orient » ; pour l’agrégation, « La chanson de variété en France à l’ère du microsillon », ou « L’ethnomusicologie en France des années 1920 aux années 1980 ». 4. Olivier Julien revient sur cette large bibliographie dans son article ici présent : « 50 ans de Beatles studies ». 5. Le programme de la journée est disponible à l’adresse http://www.univ-evry.fr/fr/recherche/ les_laboratoires/slam/rasm_recherche_arts_spectacle_musique/the_beatles.html [18-01-2016]. Les intervenants étaient : Sarah Pickard, Jeremy Tranmer, Bertrand Lemonnier, Christophe Pirenne, Guillaume Gilles, Moreno Andreatta, Matthieu Thibault et Olivier Julien. Cinq articles figurant dans ce numéro de Volume! sont directement issus des communications prononcées lors de cette journée d’étude. 6. Voir notamment Lemonnier, 1995 ; Le Bart, 2000 ; Latour, 2009. 7. Pour la définition de cette expression, et l’explicitation de ce concept : Julien, 1998 ; Julien, 2008. 8. Le décès de Sheila Whiteley, survenu en juin 2015 pendant la constitution de ce dossier, nous a amenés à solliciter un texte pluriel en forme d’hommage, placé en « Tribute » en fin de ce numéro – qui lui est naturellement dédié. 9. C’est en ce sens que l’on pourra lire avec profit la récente traduction française de l’article précurseur, sinon fondateur (1984) d’Alf Björnberg (Björnberg, 2015). 10. Une page personnelle du site géré par Nicolas Meeùs recense de nombreux articles ayant trait aux vecteurs harmoniques – http://nicolas.meeus.free.fr/NMVecteurs.html [25-01-2016]. Parmi ceux-ci, le texte adapté d’une conférence prononcée en 2005 à Dublin, sous le titre « Théorie des vecteurs harmoniques et théorie néo-riemannienne », donne quelques exemples éclairants de l’usage de cette théorie qui se révèle, nous dit l’auteur, « plus performante aux marges de la tonalité » (Meeùs, 2005 : 2) et donc peut-être apte à rendre compte des harmonies modales ou qui s’éloignent un peu de la tonalité dans les chansons pop.

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INDEX

Mots-clés : bibliographie, chercheurs, institutionnalisation, légitimation, études / étudiants Thèmes : pop music, savante / classique / art music, nomsmotscles Beatles (the) Index chronologique : 1960-1969, 2000-2009, 2010-2019 Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain Keywords : bibliography, institutionalization, legitimization, researchers, studies / students

AUTEUR

GRÉGOIRE TOSSER

Grégoire TOSSER enseigne la musicologie à l’université d’Évry-Val-d’Essonne (laboratoire SLAM / axe RASM) et en classe préparatoire littéraire au Lycée Corot de Savigny-sur-Orge. Son travail de recherche et ses publications concernent principalement les musiques américaine, russe et hongroise des XXe et XXIe siècles. Parmi ses publications figurent un essai sur Les dernières œuvres de Dimitri Chostakovitch : une esthétique musicale de la mort (L’Harmattan, 2000) et un ouvrage collectif sur György Kurtág (Ligatures : la pensée musicale de György Kurtág, Presses Universitaires de Rennes, 2009, en co-direction avec Pierre Maréchaux).

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50 ans de Beatles studies 50 Years of Beatles Studies

Olivier Julien

L’auteur tient à exprimer ses remerciements à Alf Björnberg (Université de Göteborg), Mike Brocken (Liverpool Hope University), Robert Fink (UCLA), Yrjö Heinonen (Université de Turku), Ian Inglis (Northumbria University), Gary Kendall (Northwestern University), Richard Middleton (Université de Newcastle), Terence O’Grady (University of Wisconsin-Green Bay), Juliana Pimentel, André Rottgeri (Universität Passau), Naphtali Wagner (Université hébraïque de Jérusalem) et Melody Ziff pour les souvenirs, les connaissances et les compétences linguistiques qu’ils ont accepté de partager avec lui dans le cadre de la préparation de cet article.

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1 CRÉÉ L’ANNÉE de la parution de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, le magazine américain publiait la première édition de sa fameuse encyclopédie du rock ’n’ roll 16 ans plus tard, en 1983. Le premier numéro un britannique des Beatles avait tout juste 20 ans, John Lennon, Paul McCartney, et étaient séparés depuis 13 ans à peine, pourtant, l’auteur de l’entrée qui leur était consacrée évoquait déjà un groupe dont l’impact […] – non seulement sur le rock ’n’ roll, mais sur l’ensemble de la culture occidentale – est […] incalculable. En tant que musiciens, ils ont démontré que le rock & roll pouvait embrasser une variété illimitée d’harmonies, de structures et de sons. Pratiquement toutes les expérimentations du rock ont un précédent sur les disques des Beatles. (s.n., 1983 : 32)

2 Naissance du rock progressif, invention du concept album, psychédélisme et contre- culture, ouverture à la musique savante et aux musiques extra-européennes : de fait, parmi toutes les évolutions qu’ont connues les musiques populaires dans les années 1960, rares sont celles auxquelles les Beatles ne furent associés1. Or, parmi ces évolutions, il en est une qui concerne au premier chef les lecteurs de cette revue. Comme le rappelait Dave Laing en 1987 : On peut penser que sans l’avènement des Beatles, un journal comme Popular Music n’aurait jamais vu le jour. Pour des raisons qui mériteraient d’être étudiées au-delà de la vague référence à l’« esprit » des années 1960, la musique des Beatles s’est avérée un véritable catalyseur pour l’étude sérieuse et universitaire des musiques populaires anglo-américaines. (Laing, 1987 : iii)

3 Étant donné le rôle qu’ont joué les cultural studies et l’étude des subcultures dans le développement de ce que l’on appelle aujourd’hui les popular music studies (Hesmondhalgh & Negus, 2002), certains lecteurs auront sans doute du mal à croire que la musique d’un groupe aussi grand public (pour ne pas dire aussi consensuel) que les Beatles ait servi de catalyseur pour l’essor de cette discipline. Le cas échéant, ils seront d’autant plus étonnés d’apprendre que les origines de cette même discipline remontent à la publication d’un article intitulé « What Songs the Beatles Sang… » dans le Times du 17 décembre 1963. Dès les premières lignes, l’auteur avertissait le lecteur qu’il n’entendait pas s’« intéresser au phénomène social de la Beatlemania, qui se traduit par la commercialisation de sacs à main, de ballons et d’autres articles » à l’effigie des Fab Four, mais aux Beatles en tant que « phénomène musical2 ». Il insistait ensuite sur « le caractère indigène » des chansons de Lennon et McCartney avant d’évoquer les « clusters pandiatoniques » de « This Boy », « l’intérêt [de] leurs chansons plus rapides […] dont certaines donnent l’impression […] que les accords de septième et de neuvième majeures sur tonique sont […] inclus dans leurs airs », leurs « modulations à la sus-dominante » ou « la cadence éolienne à la fin de “Not a Second Time” (l’enchaînement d’accords sur lequel se termine Le Chant de la Terre de Mahler) » (s.n., 1963 : 4). Cet article a beau avoir été qualifié depuis d’« article le plus célèbre dans l’histoire de la pop music » (Pedler, 2011), le commentaire qu’a inspiré à Lennon

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l’expression de « cadence éolienne » est, aujourd’hui, peut-être plus célèbre encore : « je n’ai pas la moindre idée de ce dont il s’agit. On dirait le nom d’un oiseau exotique. » (Sheff, 2000 : 87) Il n’en reste pas moins que l’enchaînement ré majeur-mi mineur auquel faisait référence le critique du Times était bien une « cadence éolienne » et que cette façon d’envisager les musiques populaires était promise à un bel avenir – des années plus tard, le biographe Philip Norman irait jusqu’à déplorer que ce journal ait lancé une mode consistant à « ensevelir quelque chose de direct et de plaisant sous un charabia technique ennuyeux » (Norman, 1981 : 287).

4 Avant que les chroniques de ce type n’en viennent à se multiplier dans la presse grand public (Cooke, 1968 ; Mann, 1967 ; Rorem, 1968), voire dans des médias plus spécialisés (Eger, 1968), les Beatles allaient toutefois bénéficier de soutiens encore plus inattendus dans le monde de la haute culture. Considérant que « les choix doivent toujours une part de leur valeur à la valeur de celui qui les fait » (Bourdieu, 1979 : 100), on peut même supposer que leur adoubement, au milieu de la décennie, par des personnalités du monde de la musique savante fut l’élément le plus déterminant dans le processus qui devait conduire à leur légitimation (et, au-delà, à celle des musiques populaires) en tant qu’objet d’étude pour les universitaires. Le plus spectaculaire de ces adoubements eut lieu le 25 avril 1967, à l’occasion de la diffusion du « premier documentaire consacré au rock », Inside Pop : The Rock Revolution, à la télévision américaine (Nagelberg, 2010 : 424). Réalisé par David Oppenheim pour la chaîne CBS, ce film mettait en scène le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein. Assis à un piano, ce dernier s’adressait au téléspectateur en cherchant à lui faire partager sa « fascination » pour « cette musique étrange et irrésistible que l’on appelle la pop music », commentant certains enregistrements, en reprenant d’autres sur le clavier de son instrument, s’attardant sur certaines subtilités rythmiques comme les changements de mesure dans « Good Day Sunshine » ou « She Said She Said » et vantant les qualités mélodiques de « Got to Get You into My Life » en des termes plutôt inhabituels. Songez seulement à l’originalité d’un air des Beatles comme celui-ci, qui n’utilise que les ressources les plus élémentaires de la pop music : « I was alone, I took a ride, I didn’t know what I would find there… » Cela pourrait presque être de Schumann ; c’est si expansif, si romantique ! (Oppenheim, 1967)

5 Pour remarquable qu’elle fût, cette accréditation des Beatles par une grande figure de la musique savante n’était pourtant pas la première. Le 25 octobre de l’année précédente, la cantatrice Cathy Berberian avait déjà conclu un récital au Carnegie Hall en reprenant, à la surprise générale, trois chansons de John Lennon et Paul McCartney arrangées dans un style baroque (en l’occurrence, « Michelle », « Ticket to Ride » et « Yesterday3 »). Elle devait par la suite « collaborer avec [le compositeur néerlandais Louis] Andriessen […] et d’autres compositeurs [contemporains] sur les arrangements d’autres chansons des Beatles, qu’elle continuerait d’interpréter jusqu’à la fin de sa carrière » (Meehan, 2014 : 169). Quant à son époux, Luciano Berio, quelques semaines à peine après que son arrangement de « Michelle » avait été créé au Carnegie Hall, il mettait le point final à un article intitulé « Commentaires au rock » (1967 ; 1971). Là encore, il était beaucoup question d’harmonie, celle-ci étant décrite comme essentiellement basée sur des tierces majeures et mineures, nues et crues, sans clins d’œil à l’harmonie huileuse et sophistiquée des cocktail lounges post-gershwinniens […] le rock abandonn[ant] la routine des [degrés] I, IV, V […] plus ou moins incrustés des 7e et 9 e au profit de la tierce dans la basse harmonique, avec une saveur élisabéthaine que l’on ne peut pas confondre. (Berio, 1971 : 60)

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6 Et, là encore, la part belle était faite aux Fab Four, le compositeur allant jusqu’à réaliser une transcription sommaire de « » (Berio, 1971 : 61) après avoir observé, dans l’introduction de son texte, qu’au regard du « désir ardent et diffus d’une histoire, d’une généalogie identifiable » qui caractérise la musique américaine, il n’est […] pas sans signification qu’aujourd’hui même, le phénomène du rock (dont les ingrédients ont été pour la plus grande partie préparés dans le chaud creuset de la musique populaire américaine) ait eu besoin, pour exploser, d’un groupe anglais : les Beatles. (Berio, 1971 : 56)

7 Évidemment, il n’est pas anodin non plus que les premiers travaux scientifiques consacrés aux Beatles datent de la même période. Loin de poursuivre dans la voie ouverte par Bernstein, Berio et Berberian, ils se contentaient d’aborder le groupe sous l’angle du phénomène de masse et des manifestations d’hystérie associées à la Beatlemania. Publié en 1966 dans le British Journal of Social and Clinical Psychology, le premier de ces textes se proposait ainsi de « démêler certains des facteurs complexes qui sous-tendent le stimulus Beatle et la réaction “Beatlemania” » en se basant sur les résultats d’une série de tests effectués sur « 341 sujets âgés de 15 à 20 ans » (Taylor, 1966 : 81). Moins clinique dans son approche du « phénomène Beatles », un autre de ces travaux constatait « l’ampleur sans précédent de leur succès » tout en préconisant la prise en compte des « aspects techniques de la performance des Beatles, de nombreuses raisons à l’acceptation psychologique du divertissement qu’ils proposent ayant trait aux facettes qui constituent ce divertissement » (Davies, 1969 : 273). Au vu des pages suivantes, le facteur psychologique n’était cependant qu’un vague prétexte, le reste de l’article consistant en une analyse textuelle et musicale plus ou moins informée de chansons comme « A Hard Day’s Night », « I’m a Loser », « If I Fell », « All My Loving », « No Reply » ou « Things We Said Today » dans un jargon qui n’était pas sans rappeler le texte fondateur de William Mann (« What Songs the Beatles Sang…4 »).

8 En mai 1967, Luciano Berio concluait ses « Commentaires au rock » en écrivant : « J’espère sincèrement que [l]e moment [du Rock at the Philharmonic] n’arrive pas, parce qu’il est clair que le sens de cette révolution polymorphe rock va très au-delà des chansons qui l’illustrent. » (Berio, 1971 : 62) Entrevue sous cet angle, la chronique dans laquelle Richard Goldstein affirmait, quelques mois plus tard, qu’« en substituant le conservatoire du studio au public, les Beatles avaient cessé », avec Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, « d’être des artistes populaires » (Goldstein, 1967), apparaît sous un jour nouveau. Car s’il fallait ne retenir qu’un seul album pour situer l’entrée des musiques populaires non pas au Philharmonique, mais dans le monde tout aussi institutionnalisé de la recherche et de l’enseignement supérieur, ce serait celui-ci. L’année même de sa parution, alors que les chroniques dithyrambiques ne cessaient de se multiplier des deux côtés de l’Atlantique (Julien, 2008b : 8-9), Richard Poirier publiait un texte de 20 pages intitulé « Learning from the Beatles » dans une revue universitaire alors connue pour son hostilité à la culture de masse : la Partisan Review (Gendron, 2002 : 1). Professeur de littérature anglaise et américaine à la prestigieuse Université Rutgers, Poirier annonçait, dès la fin du premier paragraphe : Il n’est plus possible aujourd’hui de traiter les Beatles avec condescendance, ce dont je me réjouis, m’étant longtemps demandé combien de temps encore les arbitres universitaires et les lettrés allaient pouvoir prétendre prendre les arts au sérieux en se contentant de promouvoir deux grands romans, quelques films, quelques poèmes, peut-être aussi une exposition et, si nous avons vraiment de la chance, une pièce de théâtre par an. (Poirier, 1967 : 527)

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9 À l’automne, c’était au tour de Joan Peyser de publier « la première tentative d’analyse » de Sgt. Pepper (Peyser, 1995 : 100) dans le Columbia University Forum (Peyser, 1967) tandis que le musicologue Wilfrid Mellers – qui s’employait, depuis le milieu de la décennie, à faire entrer les musiques populaires dans le cursus du département de musique qu’il avait créé à l’Université de York – publiait un recueil de textes dans lesquels il affirmait, exemples à l’appui, que « les évolutions dans le domaine de la pop music ne peuvent être isolées de ce qui se produit dans la musique “sérieuse” » (Mellers, 1967 : 178). Au tournant des années 1970, alors que les tout premiers travaux de recherche sur les Beatles étaient soutenus dans les départements de sociologie et de communication d’universités américaines (Pawlicki, 1969 ; Smith, 1970), la question de leur reconnaissance dans les départements de lettres et de musique de ces mêmes universités se posait avec une telle acuité qu’elle fut au centre d’une série d’articles publiés dans le Journal of Popular Culture entre l’été 1969 et l’hiver 1970. Intitulé « Taking the Beatles Seriously : Problems of Text », le premier de ces articles était signé par l’angliciste Geoffrey Marshall. L’auteur commençait par noter que le sérieux de la musique classique transparaît […] dans l’attention avec laquelle la musique est enregistrée et présentée en vue de sa commercialisation. Certaines compagnies, par exemple, font preuve d’un souci […] comparable à celui qui caractérise les éditions littéraires sérieuses. (Marshall, 1969 : 28)

10 Il observait aussi qu’à l’inverse, « les musiques populaires contemporaines ne sont pas traitées comme si les questions de “texte” (noms des musiciens, date d’enregistrement, paroles) étaient importantes » avant de donner plusieurs exemples de ponctuations manquantes ou de coquilles relevées dans les reproductions de paroles des Beatles sur différents supports (pochettes de disques, affiche, recueil imprimé – Marshall, 1969 : 28-33). On en conviendra, l’argument était pour le moins léger, Marshall évitant le texte à proprement parler pour se concentrer sur ce que Gérard Genette appellerait le « paratexte » (Genette, 1982 : 10-11 ; 1987). Ce n’était pourtant pas ce que lui reprochait le folkloriste Neil Rosenberg dans la réponse qu’il publia, l’année suivante, dans les pages de la même revue. Au lieu de cela, Rosenberg mettait en avant le manque de pertinence des critères retenus par Marshall pour juger du sérieux des musiques populaires, préfigurant ainsi l’une des questions qui seraient au centre des popular music studies dix à quinze ans plus tard. Marshall semble considérer que les techniques auxquelles sont accoutumés les étudiants en musique et en littérature savantes peuvent être appliquées à la culture populaire, à supposer que la culture populaire veuille bien se conformer aux règles. Mais pourquoi le devrait-elle ? […] La mission des Beatles est de divertir leur public. Ils le font par le biais de disques présentés dans des emballages colorés. Point. […] Pour prendre la culture populaire au sérieux, il convient d’utiliser des techniques de recherche adaptées au médium. (Rosenberg, 1970 : 53-55)

11 Dans le numéro suivant, George Lyon, professeur d’anglais à l’Université du Texas, revenait à son tour sur l’article de Marshall en reconnaissant que son collègue mettait le doigt sur « quelques difficultés réelles dans l’étude des musiques populaires et, en particulier, dans l’étude de la musique des Beatles ». Mais il s’empressait d’ajouter qu’ exception faite, peut-être, de , les Beatles sont les musiciens contemporains dont la chronique est la plus à jour et la plus complète. Il serait [donc] sage que les universitaires travaillant sur la musique contemporaine se penchent sur ces questions, alors que l’information est encore disponible. (Lyon, 1970 : 549-550)

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12 Enfin, dans le numéro daté de l’hiver 1970, le sociologue Richard Peterson clôturait le débat en accusant Marshall de « confondre sérieux et pédanterie ». Tout en se défendant de toute attaque personnelle, il rappelait que l’étude des musiques populaires n’avait rien à voir avec le « culte intellectuel du grand art » : elle s’apparentait au contraire à « l’étude d’une forme d’art dynamique » (Peterson, 1970 : 590, 593). Quitte à s’intéresser aux pochettes de disques, il convenait donc de les examiner en privilégiant les informations significatives au regard de la façon dont ces musiques avaient évolué depuis l’ère du jazz. Aujourd’hui, dans la musique classique, le compositeur est souvent dévalorisé par rapport au chef […], au soliste […] ou à l’orchestre. Il est significatif que les pochettes des albums de rock accordent de plus en plus d’importance aux « producteurs », reflétant ainsi l’importance du mixage et de l’enregistrement dans la création du son final. […] La musique des groupes psychédéliques de hard rock les plus avancés dépend tellement des effets électroniques obtenus en studio que cette musique, née […] dans les salles de danse et les salles de spectacle, peut difficilement être reproduite en public. (Peterson, 1970 : 591)

13 Quant aux paroles, dont Marshall regrettait que les versions chantées ne correspondissent pas toujours aux versions imprimées qui pouvaient accompagner les disques, il soulignait qu’« une telle exigence aurait été raisonnable si les paroles [en question] étaient considérées comme de la poésie – écrite, fixée, immuable. Dans une tradition orale, en revanche, les mots et les formulations sont en perpétuelle évolution » (Peterson, 1970 : 591). En somme, on retrouvait sous sa plume les critiques émises quelques mois plus tôt par Rosenberg, à ceci près que Peterson, annonçant les travaux de chercheurs comme Philip Tagg (1982), prônait une approche axée non plus seulement sur la production, mais encore sur la réception des musiques populaires. Le sens des paroles dépend autant de ce que le public entend que de l’intention de ces paroles. […] Nous, qui prétendons étudier sérieusement les musiques populaires, devons assumer jusqu’à la façon dont les modes sont lancées et fabriquées. Il nous faut pour cela prendre en compte les nombreuses facettes de l’industrie du disque, les mass media, les carrières, la psychologie du public, des évènements sociaux plus généraux, etc. (Peterson, 1970 : 592-593)

14 Si, comme le prétend Bernard Gendron, « l’histoire de l’accréditation culturelle du rock débute […] avec l’“invasion” de l’Amérique du Nord par les Beatles en 1964 pour culminer avec la parution de Sgt. Pepper » (Gendron, 2002 : 162-163), on pourrait être tenté d’affirmer qu’elle prend fin trois ans après que Richard Peterson mettait en garde ses collègues contre le fait de « prendre les musiques populaires trop au sérieux » (1970). Non pas que l’année 1973 vît la fin d’un engouement passager des universitaires pour les musiques populaires : au contraire, cette année fut celle de la publication du premier ouvrage entièrement consacré par un musicologue reconnu à des musiciens issus de cette tradition. Le musicologue en question n’était autre que Wilfrid Mellers et, cette fois encore, les « musiciens rock-pop » dont il se proposait d’étudier la musique à grand renfort de « commentaires analytiques » (Mellers, 1973 : 15, 16) n’étaient autres que les Beatles. Intitulé Twilight of the Gods : The Beatles in Retrospect, ce « premier traitement de l’œuvre du groupe comme si elle appartenait à la tradition de la musique occidentale “sérieuse” » (Hicks, 2010 : 1) devait, selon Yvette Bader, marquer « un jalon dans le domaine de l’investigation musicologique » (1975). Naturellement, il créa aussi un certain émoi. D’un côté, il y avait ceux qui affichaient leur mépris pour ce qu’ils considéraient comme une mode universitaire, tandis que, de l’autre, des musiciens pop, des journalistes et des sociologues unissaient leurs forces pour reprocher [à

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Mellers] d’avoir osé penser écrire sur les subtilités structurelles de ces célèbres chansons des années soixante – la pop music n’était pas faite pour être analysée par des professeurs d’université. (Paynter & Mellers, 1997 : 3)

15 Cette même année 1973 démontra pourtant le contraire, puisqu’elle vit William Cockrell soutenir le premier mémoire de master jamais consacré aux Beatles dans un département de musique américain (en l’occurrence, la School of Music de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign – Cockrell, 1973). L’auteur devait par la suite signer l’entrée « Beatles » dans la première édition du New Grove Dictionary of Music and Musicians (Cockrell, 1980) avant de se spécialiser dans les musiques populaires américaines et de terminer sa carrière comme directeur de la School of Popular Music de l’Université Vanderbilt5. La première thèse en musicologie fut quant à elle soutenue en 1975 à l’Université du Wisconsin par Terence O’Grady (1975). Elle fut suivie de près par un nouveau master au Département de Théorie musicale de l’Eastman School of Music de l’Université de Rochester (Stetzer, 1976), puis par une nouvelle thèse à la City University de New York (Porter, 1979), avant de paraître dans une version remaniée chez Twayne Publishers (O’Grady, 1983). À noter qu’O’Grady fut également le premier musicologue à publier sur les Beatles dans une revue de musicologie de renommée mondiale : Ethnomusicology (O’Grady, 1979).

16 Deux ans avant la parution de cet article, les Beatles avaient fait une entrée discrète dans les départements de musique d’Europe continentale grâce à Eva Dietrich. Moins marquée par l’analyse schenkérienne que ses homologues américains, la chercheuse se proposait de définir ce qu’elle appelait la « pop music » à partir d’un échantillon de 22 chansons illustrant l’évolution des Beatles du rock ’n’ roll à la beat music (Dietrich, 1979 : 35-43), puis de la beat music à un genre empruntant à la « musique classique indienne » (53-56) ainsi qu’à la « musique savante et [à] l’avant-garde » (56-72). Soutenue à l’Université de Vienne, cette première thèse en allemand précédait elle- même de six ans une autre thèse de l’Université de Fribourg-en-Brisgau sur les structures harmoniques et mélodiques des chansons des Beatles (Villinger, 1983). Parallèlement, les premiers cours et les premiers modules consacrés aux Fab Four faisaient leur apparition dans les programmes d’établissements comme l’Université de Cincinnati (où l’association de Walter Everett avec les Beatles débuta en 19816), l’Université de l’Indiana (1982), l’Université de Californie du Sud (1988), Northwestern University (19927) ou l’Université de Rochester (où le cours inauguré par Robert Fink en 1996 servit de cheval de Troie à l’enseignement des musiques populaires à l’Eastman School of Music). Rappelons enfin que la première maîtrise de musicologie française sur les Beatles date de 1993 (Julien, 1993) et qu’elle fut suivie d’une thèse intitulée Le son Beatles en 1998 (Julien, 1998). Coïncidence ou signe des temps : la même année, un doctorant néerlandais déposait une thèse de musicologie avec le même titre à l’Université de Groningue (Tillekens, 1998).

17 Dans l’ensemble, les années 1980 et 1990 ont donc confirmé l’intérêt des chercheurs et des étudiants américains pour les Beatles tandis que, dans le sillage de la Déclaration de Tanglewood, les enseignants membres de la MENC (Music Educators National Conference) s’employaient à ouvrir leurs programmes à l’ensemble des « musiques populaires […] écoutées par les adolescents, [à] la musique d’avant-garde, [à] la folk music […] et [aux] musiques des autres cultures » (Choate, 1968 : 139). Les réticences furent inévitablement plus fortes en Europe, où l’enseignement de « l’histoire de la musique savante occidentale » était institutionnalisé, depuis le tournant du XXe siècle, dans de nombreuses universités germanophones (Kerman, 1985 : 268). À l’inverse,

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aux États-Unis, une tradition substantielle de musique savante nationale n’a[vait] commencé à voir le jour qu’à l’ère moderne. Bristow et MacDowell auraient difficilement pu entretenir un intérêt [historique] comparable à celui qu’avaient suscité Josquin et Sweelinck, ou Bach et Beethoven, ou Glinka et Moussorgski. (Kerman, 1985 : 39)

18 La raison pour laquelle je m’attarde sur ce point est que le caractère récent, voire l’absence relative de tradition nationale de musique savante pourrait bien être l’un des facteurs qui expliquent l’effervescence des pays scandinaves autour des Beatles studies dans les années 1990. Au-delà du cas particulier des Beatles, cet argument est en tout cas l’un de ceux qu’avance Philip Tagg pour expliquer le développement précoce des popular music studies en Suède. Pour dire les choses simplement, les Suédois n’étaient pas encombrés par l’héritage de personnalités comme Bach, Bacon, Beethoven, Descartes, Debussy, Dante, De Vinci, Galilée, Goethe, Haydn, Hegel, Mozart, Pascal, Purcell, Sartre, Schiller ou Shakespeare : ils n’avaient que Strinberg, pour ainsi dire, et l’expérience récente d’une nation rurale qui était l’une des plus pauvres d’Europe. (Tagg, 1998 : 220)

19 Combiné à l’intérêt séculaire de pays comme la Finlande pour les musiques « non écrites » (Mantere, 2015 : 59), ce « manque de repères historiques dans le domaine de la haute culture » (Tagg, 1998 : 220) est peut-être finalement ce qui a favorisé le développement d’une tradition de popular music studies, mais aussi, pour paraphraser Derek Scott et Stan Hawkins (Scott, 2009 : 1), d’une véritable « popular musicology » scandinaves. Après un premier mémoire soutenu à l’Université de Lunds sur l’évolution stylistique des Beatles (Svend, 1973), les universités suédoises ont ainsi ajouté trois masters et deux thèses de doctorat à la liste des travaux de recherche consacrés aux Fab Four entre 1994 et 1999 (Edlund, 1998 ; Johansson, 1998 ; Malmberg, 1994 ; Persson, 1995 ; Wollin, 1999). Le Danemark a pour sa part enrichi cette liste d’une nouvelle thèse sur « les caractéristiques harmoniques et mélodiques du rock à travers l’exemple des Beatles » en 1994 (Hørlyk, 1994). Quant à la Finlande, on lui doit, pour les seules années 1990, pas moins de six mémoires de master (Makelä, 1995 ; Eerola, 1997 ; Kätkä, 1998 ; Isola, 1999 ; Korvenpää, 1999 ; Niemi, 1999) et une thèse de doctorat (Heinonen, 1995a). À l’instar des travaux danois et suédois susmentionnés, ces travaux étaient, pour la plupart, des travaux de recherche en musicologie, trois d’entre eux ayant été dirigés par un jeune maître de conférences du nom de Yrjö Heinonen (Eerola, 1997 ; Kätkä, 1998 ; Niemi, 1999). Auteur, entre 1992 et 2001, d’une quinzaine d’articles scientifiques sur les Beatles (Heinonen, 1992 ; 1994 ; 1995b ; 1996a ; 1996b ; 1997 ; 1998a ; 1998b ; 1998c ; 1999 ; 2000a ; 2000b ; 2001 ; Heinonen & Eerola, 1998 ; 2000 ; Heinonen & Koskimäki, 2001), initiateur de la première conférence internationale organisée autour du groupe en juin 2000 (Beatles 2000), Heinonen peut être considéré comme l’un des principaux promoteurs des Beatles studies dans les années 1990. En 1998, son engagement dans ce champ de recherche l’a même conduit à créer une publication annuelle dans laquelle Carys Wyn Jones voit l’un des exemples les plus remarquables de tentative de canonisation dans le champ des musiques populaires (Jones, 2008 : 112). Le texte publié en introduction du premier numéro ne laissait d’ailleurs aucun doute quant à l’ambition de cette série de recueils et de monographies consacrés à la musique des Beatles, d’où son titre – Beatlestudies 1. Si le lecteur reconnaît une certaine ressemblance entre ces mots et ceux qu’utilisait Alan Tyson dans sa préface aux Beethoven Studies, il y a un quart de siècle, ce n’est pas une simple coïncidence […]. Les éditeurs de Beatlestudies 1 espèrent que ce volume et les prochains volumes de Beatlestudies

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aideront à promouvoir la recherche sur les Beatles et, plus généralement, sur les musiques populaires de la même façon que les publications de la série Beethoven Studies ont aidé à promouvoir la recherche sur Beethoven et d’autres compositeurs classiques. (Heinonen, Eerola, Koskimäki & Nurmesjärvi, 1998 : i, iv)

20 Étant donné « la place particulière, à part » des Beatles dans l’histoire des musiques populaires, ce n’était pas la première fois qu’un chercheur évoquait à leur sujet Beethoven et la place occupée par ce dernier « dans (à défaut d’une expression plus satisfaisante) la musique classique » (Sheinbaum, 2002 : 112). Pour autant, Beethoven n’est pas la seule figure « classique » à laquelle les Beatles se sont vus comparés depuis les années 1960. En plus du compositeur dont « l’image […] fait partie de l’iconographie populaire du génie » (DeNora, 1995 : xi), on pourrait évoquer Gounod, « la ressemblance entre le Credo de la Messe Sainte-Cécile et “I Want to Hold Your Hand” » étant, selon Richard Freed, tellement évidente qu’il n’est « plus nécessaire de la souligner » (Freed, 1965 : 57). On pourrait aussi mentionner Schumann (Mann, 1967), Monteverdi, Poulenc et Hindemith (Rorem, 1968), James Joyce (Poirier, 1967 : 535), Wagner ou T. S. Eliot (Goldstein, 1967), sans oublier, bien sûr, l’auteur « le plus central dans la culture anglophone des 400 dernière années » (Dobson & Wells, 2001 : vii) : William Shakespeare. Dans tel ouvrage, le dramaturge sera qualifié de « plus célèbre produit d’exportation culturelle de l’Angleterre jusqu’à l’arrivée des Beatles » (Schneider, 2008 : 185) ; dans tel autre, on lira que la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de 2012 « align[ait] Shakespeare et les Beatles – deux manifestations de la grandeur culturelle britannique – dans une tradition nationale continue ouverte aux gens ordinaires » (Morra, 2014 : 21) ; dans tel autre enfin, les Beatles et Shakespeare seront décrits comme « les deux icônes d’une nation se transformant sous les règnes de deux Elizabeths » (Hansen, 2010 : 11). En d’autres termes, dans un pays où l’histoire se conçoit comme une succession de règnes, il est probable que les Beatles resteront à Elizabeth II ce que Shakespeare est à Elizabeth Ire en termes d’incarnation de la culture britannique et de contribution à son rayonnement à travers le monde. Mais alors, comment expliquer le peu de travaux universitaires dont ils ont fait l’objet au Royaume-Uni même ? Dès les années 1980, ils étaient certes présents en toile de fond dans la recherche de Sara Cohen sur la scène rock du Merseyside (Cohen, 1987) ou dans celle de Sheila Whiteley sur les rapports entre le rock progressif et la contre-culture britannique (Whiteley, 19899). En revanche, pour ce qui concerne les thèses qui leur ont été spécifiquement consacrées, le RILM (Répertoire International de Littérature Musicale) n’en dénombre que trois10, toutes soutenues dans les années 2000 (Inglis, 2003 ; Piotrowski, 2008 ; Tessler, 2009). Qui plus est, aucune de ces thèses n’envisage le groupe sous l’angle de l’analyse musicale. On peut certes y ajouter deux autres thèses, respectivement soutenues à Huddersfield et à Leeds en 2009 et en 2010 (King, 2009 ; McGrath, 2010), mais ces dernières ne font que confirmer le désintérêt des doctorants britanniques pour ce que j’appelais plus haut la popular musicology ainsi que l’emprise persistante d’une façon d’aborder la culture populaire héritée du CCCS (Centre for Contemporary Cultural Studies) de Birmingham. Dans cette tradition de pensée, « les musiques populaires sont envisagées comme un moyen […] pour les opprimés » de s’opposer à un environnement où « la culture est vécue comme une contrainte, quelque chose d’imposé d’en haut, ce qui se traduit de façon assez évidente dans le désœuvrement des adolescents, la tension raciale et l’exploitation sexuée » (Bennett, 2008 : 420). On comprend bien qu’un tel présupposé s’accorde difficilement avec la

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« respectabilité culturelle » à laquelle les Beatles avaient accédé dès le milieu des années 1960 (Gendron, 2002 : 184).

21 D’un point de vue plus général, il est probable que cette façon d’envisager l’articulation entre culture savante et culture populaire soit aussi à l’origine du peu d’intérêt manifesté par les popular music scholars britanniques pour l’analyse musicale. Évoquant l’influence de la « Critical Musicology britannique » sur le développement de la « “new” musicology » américaine, Allan Moore ne dit pas autre chose quand il rappelle que la théorie féministe, la théorie postcoloniale et la cultural theory […] sont […] marquées par le souci des individus sous- (voire non) représentés. Ainsi, pour certains des universitaires les plus radicaux, le « texte » s’est vu de plus en plus associé aux auditeurs plutôt qu’aux sons musicaux auxquels ces auditeurs prêtent attention. (Moore, 2007 : ix)

22 En résumé, l’absence de travaux de musicologie parmi les rares thèses de doctorat qui ont été soutenues sur les Beatles au Royaume-Uni ne tiendrait pas tant au « manque d’une grande tradition nationale de théorie et d’analyse » (Kerman, 1985 : 223) qu’à la façon dont les sciences humaines britanniques ont évolué, au cours des années 1970 et 1980, sous l’influence des cultural studies. De ce point de vue également, le CCCS de Birmingham semble donc avoir joué un rôle certes indirect, mais néanmoins déterminant dans le faible développement des Beatles studies au pays qui a pourtant vu naître le groupe.

23 À en juger par l’entrée récente des Beatles au programme du département de musique d’Oxford (Little, 2009) ainsi que par l’ouverture du master « The Beatles, Popular Music and Society », annoncé par Liverpool Hope University comme « le premier du genre au Royaume-Uni et “probablement dans le monde” » (s.n., 2009), la situation décrite ci- dessus est sans doute appelée à évoluer dans les années à venir. Toujours est-il que, pour l’heure, c’est en réalité dans le domaine de l’édition commerciale que la contribution des Britanniques aux Beatles studies s’est avérée la plus déterminante. Prenons l’exemple des biographies qui font aujourd’hui autorité parmi les chercheurs du monde entier : basée sur une série d’entretiens réalisés avec Paul McCartney, John Lennon, Ringo Starr, George Harrison et leurs proches, la première d’entre elles est l’œuvre d’un journaliste du Sunday Times de Londres, . Comme il l’expliquait lui-même en 1985, À l’époque, il n’y avait que deux livres sur les Beatles, et aucun d’eux n’était satisfaisant. Il y avait un livre de fan club, une sorte de livre de poche, intitulé The True Story of the Beatles, qui avait été publié en 1964 […]. Et il y avait un livre écrit par un jeune Américain, Michael Braun, intitulé Love Me Do […]. Ce livre datait aussi de 1964. Les Beatles avaient tellement évolué depuis, pourtant, personne ne s’était donné la peine d’examiner l’ensemble de leur carrière, que ce soit en les interrogeant, en parlant à leur famille ou à leur amis, en essayant de découvrir ce qui s’était passé à Hambourg ou même à l’époque où ils étaient encore lycéens. (Davies, 1985 : 8)

24 Publié en 1968 en tant que « biographie autorisée » (Davies, 1968), réédité 17 ans plus tard avec le sous-titre « La seule biographie autorisée » (Davies, 1985), puis, en 2009, avec la mention « La seule biographie jamais autorisée » (Davies, 2009), The Beatles reste, d’après Elizabeth Thomson et David Gutman, comme le livre « qui a lancé le genre [de la biographie rock britannique] » (Thomson & Gutman, 1987 : xiv). À quelques réserves près (Riley, 1989 : 390-391 ; Thomson & Gutman, 1987 : xiv), il représente aussi une source d’information précieuse pour ce qui concerne le début de la période studio du groupe – l’auteur a personnellement assisté à l’écriture et à l’enregistrement de

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chansons comme « With a Little Help from My Friends » (Davies, 1985 : 345-349), « Getting Better » (349-353) ou « Magical Mystery Tour » (353-355).

25 Écrite par un autre journaliste du Sunday Times, la biographie qui devait finalement s’imposer comme « la biographie de référence » (Skinner Sawyers, 2006 : 23) date quant à elle de 1981. Intitulée Shout ! (Norman, 1981), elle complète utilement la biographie de Davies en ce sens qu’elle accorde « davantage d’importance aux débuts des Beatles ». Mais elle présente aussi un inconvénient majeur, l’auteur, Philip Norman, affichant son hostilité au groupe « dès les premières pages » (Riley, 1989 : 395). Dans la même catégorie, on pourrait mentionner les monographies consacrées par deux autres auteurs britanniques, et Ray Coleman, à John Lennon (Coleman, 1984a ; 1984b) et à Paul McCartney (Miles, 1997) ; on pourrait aussi évoquer des ouvrages plus récents, comme le McCartney de Christopher Sandford (un ancien étudiant de Cambridge aujourd’hui spécialisé dans les biographies de musiciens de rock et de joueurs de cricket – 2005), cependant, pour qui souhaite développer une approche des Beatles centrée sur l’étude des « sons musicaux » (ce fameux « texte premier » cher à Allan Moore – Moore, 1993 ; 2007 : ix), l’intérêt de telles publications ne peut être comparé à celui des mémoires publiés par ceux qui furent les collaborateurs du groupe en studio.

26 Au premier rang de ces collaborateurs figure l’incontournable , dont l’autobiographie, All You Need Is Ears, a elle aussi inauguré un genre11. En plus d’offrir un regard historique sur l’évolution de l’industrie du disque britannique depuis le début des années 1950 (l’association de Martin avec EMI date en effet d’une époque où la compagnie croyait encore que le public préfèrerait « s’en tenir aux singles 78 tours » plutôt que de « s’embêter avec des disques très longue durée » – Martin & Hornsby, 1979 : 40), le livre regorge d’informations de première main sur le travail du producteur avec le groupe qui a fait sa renommée. On y apprend notamment que la version de « Love Me Do » sur laquelle Andy White remplace Ringo Starr à la batterie fait néanmoins entendre ce dernier au tambourin (126) ; on y apprend également comment les formats d’enregistrement utilisés par les Beatles ont contribué à modeler leur son (141-157), comment Martin s’est laissé convaincre de les laisser enregistrer leur propre matériel (128), comment il a directement contribué à la structure de chansons comme « Please Please Me » ou « Can’t Buy Me Love » (132-133) et comment il est parvenu à combiner non pas deux prises, mais deux versions de « Strawberry Fields Forever », profitant du fait que « la version la plus lente était un demi-ton plus bas que la version la plus rapide » (201).

27 À la différence de la biographie de Norman (et, à certains égards, de celle de Davies), All You Need Is Ears s’apparente à ce qu’un historien appellerait une source primaire, l’auteur ayant été un acteur des faits qu’il relate. Sur certains points, il est pourtant souhaitable de compléter sa lecture par celle d’un autre livre publié par Martin dans le sillage d’une émission qu’il a produite, en 1992, pour la chaîne de télévision britannique ITV (Benson, 1992). Comme le laisse entendre son titre (Summer of Love : The Making of Sgt. Pepper – Martin & Pearson, 1994), ce livre traite essentiellement de l’enregistrement de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band et des deux singles qui l’encadrent (« Strawberry Fields Forever »/« Penny Lane », « All You Need Is Love »/« Baby You’re a Rich Man »). Au point de vue du chercheur, il constitue en outre une invitation à la prudence dans le maniement de telles sources, le producteur revenant sur ce qu’il appelle « le montage du siècle » pour évoquer cette fois un écart « d’un ton » entre les

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deux versions dont le montage a abouti à la version finale de « Strawberry Fields Forever » (Martin & Pearson, 1994 : 22).

28 Un peu oublié aujourd’hui, l’ouvrage collectif dirigé par Martin en 1984 s’avère tout aussi utile pour qui souhaite « non pas se tenir à l’écart de l’histoire sociale et des cultural studies », mais « au moins redonner à l’analyse musicale la place qui lui revient » (Headlam, 1997 : 86) dans l’étude des Beatles (et, plus généralement, des musiques populaires). Intitulé Making Music : The Guide to Writing, Performing & Recording (1984a), ce livre regroupe, en plus d’une « introduction historique » de Simon Frith (1984), pas moins de 70 chapitres écrits par des professionnels de l’industrie de la musique en rapport avec leurs spécialités respectives. Martin y aborde des sujets comme la production de disques (Martin, 1984c) ou l’écriture d’arrangements (Martin, 1984b), révélant au passage la façon dont le solo de guitare de « Nowhere Man » fut conçu. Une autre idée […] de M. Bach consiste à prendre un bout de mélodie et à le modifier en le retournant de haut en bas, en commençant par la fin, voire en divisant ou en multipliant par deux la durée des notes. Au moment de mettre au point le solo de « Nowhere Man », nous avons procédé en renversant l’air du thème principal (descendant quand l’original montait, et ainsi de suite), mais en choisissant évidemment des intervalles qui correspondaient à l’harmonie. (Martin, 1984b : 79)

29 Parmi les contributeurs dont les noms apparaissent au sommaire figurent aussi Paul McCartney (1984a ; 1984b) et celui qui fut l’ingénieur du son attitré des Beatles de 1966 à 1969 : Geoff Emerick (1984). 23 ans après, ce dernier publiait à son tour une autobiographie sous-titrée « Une vie passée à enregistrer la musique des Beatles » (2007). Plus technique que Martin dans son évocation de ces nuits passées avec les Beatles dans leur « repaire […] – le Studio Deux [d’Abbey Road] » (Emerick & Massey, 2007 : 168), il y dévoilait l’origine des huit secondes de guitare flamenco qui introduisent « The Continuing Story of Bungalow Bill » sur l’Album Blanc (Emerick & Massey, 2007 : 135) et celle, non moins surprenante, des deux mesures de fanfare qui précèdent le deuxième refrain dans « Yellow Submarine ». Dans les nombreuses interviews qu’il a accordées au fil des ans, George [Martin] parle de l’idée qu’il a eue pendant […] l’enregistrement de « Being for the Benefit of Mr. Kite ! », quand nous avons fait une descente dans la collection d’effets sonores d’EMI pour y prélever des petits fragments d’enregistrement d’orgues à vapeur, que nous avons ensuite montés de façon totalement aléatoire, certains à l’endroit, d’autres à l’envers. Tout ceci est parfaitement exact, et cela a fonctionné à merveille. Mais George semble avoir oublié que nous avions fait la même chose près d’un an auparavant avec l’enregistrement de fanfare que nous avons utilisé pour le solo de « Yellow Submarine ». (Emerick & Massey, 2007 : 122-123) Quant au « montage du siècle » sur « Strawberry Fields Forever », il évoquait pour sa part « un écart d’un demi-ton » (Emerick & Massey, 2007 : 139).

30 On pourrait ajouter à ces quelques références les entretiens accordés par Lennon au magazine Rolling Stone au lendemain de la séparation des Beatles (Wenner, 2000) et, trois mois avant sa mort, à Playboy (Sheff, 2000), l’histoire officielle des studios d’Abbey Road (Southall, Vince & Rouse, 1997), l’autobiographie de l’ingénieur du son Ken Scott (Scott & Owsinski, 2012) ou des sources secondaires comme les enquêtes et les reconstitutions minutieuses de Mark Lewisohn (1988), Ian MacDonald (1994), Mark Hertsgaard (1995), Andy Babiuk (2002), Kevin Ryan et Brian Kehew (200612). Quoi qu’il en soit, plutôt que de tenter une impossible synthèse de ces publications, je me

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contenterai de préciser qu’au fil des ans, elles ont servi de base à un nombre toujours plus important de livres qui, pour être destinés au grand public, n’en sont pas moins lus et régulièrement cités par les Beatles scholars du monde entier. En 1985, Carol Terry évaluait à « plus de 600 » le nombre de ces livres, « toutes variantes confondues – titres, traductions, éditions, reliures » (Terry, 1985 : xiii). En 2012, Melissa Davis et Michael Brocken en dénombraient près de trois fois plus (Brocken & Davis, 2012).

31 Selon l’historien Marcus Collins, « la difficulté des universitaires à se situer par rapport à ces ouvrages de vulgarisation » tient à ce qu’« aucun [d’eux] ne peut rivaliser avec Lewisohn en termes de maîtrise des données factuelles », sans parler de « l’érudition et [du] degré de compréhension des travaux » d’autres auteurs grand public comme « [Ian] MacDonald, [Steve] Turner [(2006)], [Jonathan] Gould [(2007)] et [Peter] Doggett [(2009)] », qui leur permet de « supporter la comparaison avec n’importe quel livre savant sur les Beatles » (Collins, 2014 : 93). C’est sans doute pourquoi il aura fallu attendre un quart de siècle avant qu’un musicologue de l’envergure d’Allan Moore ne se décide à reprendre le flambeau de Wilfrid Mellers en publiant, dans la fameuse collection des « Music Handbooks » de Cambridge University Press, une monographie sur Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (Moore, 1997). Paru à l’occasion des 30 ans de l’album, ce volume a marqué « l’irruption de la pop music […] dans une collection connue pour aborder des œuvres importantes (et, jusqu’alors, exclusivement classiques) en leur appliquant une approche qui mêle l’analyse, l’histoire et la sociologie » (Kennett, 2000 : 262). Suivi de près par le premier tome de la somme de Walter Everett sur « les Beatles en tant que musiciens » (1999), il semble par ailleurs avoir ouvert une nouvelle ère dans l’étude musicologique (et, plus généralement, scientifique) des Beatles au plan mondial. Les années 2000 ont ainsi vu la liste des monographies consacrées à leurs albums s’enrichir de quatre nouvelles références écrites ou éditées par des chercheurs américains et français pour Ashgate (Reising, 2002 ; Julien, 2008a), Continuum (Matteo, 2004) et The Scarecrow Press (MacFarlane, 2007). Elles ont aussi vu la publication d’un Cambridge Companion to The Beatles (là encore, les Fab Four furent les premiers musiciens populaires à intégrer la collection – Womack, 2009), d’une biographie de Lennon écrite par un historien du Département d’Histoire culturelle de l’Université de Turku (Mäkelä, 2004), d’une histoire du Romantisme anglais de William Blake aux Beatles écrite par un professeur du Département d’Anglais de l’Université Chapman (Schneider, 2008), d’une biographie écrite par un autre professeur d’anglais de l’Université de Monmouth (Womack, 2007), d’une autre biographie écrite par un maître de conférences en communication de l’Université d’Elon (Frontani, 2007) et de plusieurs ouvrages collectifs parus aux Presses universitaires de la State University of New York (Womack & Davis, 2006), à celles de l’Université de Łódź (Jarniewicz & Kwiatkowska, 2010), aux éditions scientifiques de Trèves (Helbig & Warner, 2008) ou chez Palgrave Macmillan (Inglis, 2000) et Open Court (Baur & Baur, 2005).

32 Dans la préface du livre auquel Collins attribue ce nouvel essor des Beatles studies (Collins, 2014 : 85-86), Allan Moore revient sur un volume publié, en 1992, dans la même collection (Moore, 1997 : ix). Le volume en question est celui qu’un autre musicologue britannique, Jonathan Dunsby, a consacré au Pierrot Lunaire de Schönberg. Quant aux lignes qui y ont retenu l’attention de Moore, elles correspondent à ce passage où l’auteur se demande, au moment de conclure son livre, ce qu’il restera d’une telle œuvre dans notre « société occidentale d’abondance », où

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l’idée même de “courant dominant” semble tirée dans toutes les directions imaginables – directions que Schönberg lui-même n’aurait jamais imaginées […] Est-ce la micro-électronique qui dessine l’avenir de la musique ? À moins qu’il ne s’agisse des “musiques populaires” – autrement dit, un futur dictionnaire de la musique proposera-t-il une entrée “Sergeant Pepper” quelque part entre “Schoenberg” et “Sprechstimme” ? (Dunsby, 1992 : 74)

33 À l’heure où je m’apprête moi-même à conclure cet article, le New Grove Dictionary of Music and Musicians ne propose toujours pas d’entrée « Sergeant Pepper ». En revanche, on y trouve, depuis plus de 35 ans, une entrée « Beatles ». Intercalée entre un terme de solfège (s.n., 1980) et une trobairitz du XIIe siècle (Parker, 1980), cette entrée tenait, en 1980, sur un peu moins de deux pages. En 2001, elle en occupait pas moins de quatre (MacDonald, 2001) ; elle était désormais suivie d’une entrée « Beat Music » (dans laquelle étaient également mentionnés Gerry and the Pacemakers, les Searchers et, par ricochet, les Rolling Stones ou les Kinks – Moore, 2001b) tandis que, à la façon de ces formations qui s’étaient engouffrées dans la brèche ouverte par les Fab Four sur le marché du disque américain au milieu des années 1960, des dizaines de nouvelles entrées consacrées à des groupes, des genres et des musiciens comme les Hollies (Moore, 2001c), les Animals (Moore, 2001a), l’art rock (Walser, 2001), les Small Faces (Moore, 2001e), Procol Harum (Covach, 2001), Jeff (Fast, 2001a), le rock progressif, (Moore, 2001d), Jimi Hendrix (Piccarella, 2001), les Yardbirds (Fast, 2001d), (Fast, 2001b) ou (Fast, 2001c) faisaient leur apparition dans le dictionnaire. En somme, 13 ans après que Dave Laing affirmait que « la musique des Beatles s’[était] avérée un véritable catalyseur pour l’étude sérieuse et universitaire des musiques populaires anglo-américaines » (Laing, 1987 : iii), leur contribution à la légitimation de ces musiques parmi les musicologues ne faisait déjà plus de doute dans le monde anglophone. 15 ans plus tard, alors qu’ils figurent depuis six ans au programme du Département de musique d’Oxford, qu’ils viennent de rejoindre Marc-Antoine Charpentier au programme du concours littéraire d’admission à l’École Normale Supérieure (option « Histoire de la musique ») et que certains chercheurs n’hésitent pas à les décrire comme « la force la plus importante dans la musique du vingtième siècle » (Millard, 2013 : vii), la question posée par Jonathan Dunsby quant à « l’avenir de la musique » est, semble-t-il, plus que jamais d’actualité.

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NOTES

1. Voir, entre autres, Macan, 1997 : 15-29 ; Moorefield, 2005 : 26-35 ; Pirenne, 2005 : 70-81 ; Porterfield, 1967 ; Reck, 1985 ; Whiteley, 1992. 2. Annoncé par le journal comme un article « de notre critique musical », ce texte a depuis été attribué à William Mann (s.n., 1963 : 4). 3. Comme en témoignent les disques Eine Kleine Beatle Musik (Barock-and-Roll Ensemble, 1965) et The Beatles Baroque Book (Rifkin, 1965), ces reprises s’inscrivaient elles-mêmes dans une tradition relativement récente d’adaptation des Beatles à la manière de compositeurs du XVIIe et du XVIIIe siècle. 4. Parmi les nombreuses approximations qui émaillaient l’article sur le plan de l’analyse, on peut notamment évoquer le mode myxolydien de « She’s a Woman », résultant, selon l’auteur, de la présence d’un « accord de septième majeure sur tonique suivi d’un accord de septième majeure sur la sous-dominante » (Davies, 1969 : 274). Indépendamment du fait que si les deux accords susmentionnés dessinaient un mode, il s’agirait en réalité du mode « ionien » (soit de la gamme majeure), les accords en question n’étaient pas des accords de septième majeure, mais des accords de septième de dominante. 5. L’entrée « Beatles » de la MGG est beaucoup plus tardive puisqu’elle ne date que de la deuxième édition de la fameuse encyclopédie allemande (Middleton, 1999). 6. Auteur d’une thèse sur le figuralisme dans le Voyage d’hiver de Schubert (Everett, 1988), Walter Everett devait par la suite s’imposer avec Naphtali Wagner comme l’un des plus grands spécialistes de l’analyse schenkérienne appliquée aux chansons des Beatles (Everett, 1992 ; 1995 ; Wagner, 1999a ; 1999b). On lui doit par ailleurs une somme de plus de 800 pages sur les Beatles « en tant que musiciens » publiée, au tournant des années 2000, chez Oxford University Press (Everett, 1999 ; 2001). 7. Ouvert aux étudiants de la School of Music ainsi qu’aux étudiants dits « non spécialistes », le cours de l’Université Northwestern sur les Beatles demeura le cours le plus demandé dans toute l’histoire de l’université de sa création jusqu’au départ de l’enseignant responsable, Gary Kendall, en 2008. 8. À en croire l’historien Bertrand Lemonnier, ces réticences ne furent pas limitées aux départements de musique, ni même aux universités germanophones (Lemonnier, 1995 : 5). 9. Dirigée par Richard Middleton à l’Open University, la thèse de Sheila Whiteley inscrivait déjà son auteur dans une longue filiation de Beatles scholars puisqu’elle fut soutenue devant un jury composé, entre autres, de Middleton et de celui qui avait été son propre directeur de thèse à l’Université de York : Wilfrid Mellers. 10. https://www.ebscohost.com/academic/rilm-abstracts-of-music-literature [10-08-2015]. 11. Voir, par exemple, les autobiographies de Tony Visconti (Visconti & Havers, 2007), Bruce Swedien (2009), Daniel Lanois (Lanois & Kalfin, 2010) ou Glyn Johns (2014). 12. Ces ouvrages sont basés sur des centaines d’entretiens exclusifs avec des personnes qui furent les témoins directs des séances d’enregistrement des Beatles, voire, dans le cas de Lewisohn, MacDonald et Hertsgaard, sur l’écoute d’une partie ou de l’intégralité des bandes multipistes correspondantes.

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RÉSUMÉS

Cet article revient sur un demi-siècle de Beatles studies, dont l’histoire est ici envisagée à la lumière de l’essor de l’étude universitaire des musiques populaires depuis les années 1960. Tout en insistant sur la contribution des Fab Four à la légitimation de ce champ de recherche, l’auteur s’interroge sur le biais musicologique qui a longtemps caractérisé les travaux sur le groupe et sur la façon dont il a influencé le développement des popular music studies aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Europe continentale et en Scandinavie.

This article reviews half a century of Beatles studies, the history of which is examined here in the light of the academic research carried out on popular music since the 1960s. While focusing on the Fab Four’s contribution to legitimize this field of study, the author investigates the musicological bias that was long characteristic of research on the band, and the way it influenced the development of popular music studies in the United States, the United Kingdom, continental Europe and Scandinavia.

INDEX

Keywords : album covers, avant-garde, bibliography, counterculture / resistance, institutionalization, legitimization, lyrics, paratext (musical), perceptions / representations (cultural), researchers, analysis (musical) nomsmotscles Beatles (the), Emerick (Geoff), Harrison (George), Lennon (John), Martin (George), McCartney (Paul), Starr (Ringo), Dylan (Bob), Hendrix (Jimi), Kinks (the), Led Zeppelin, Procol Harum, Rolling Stones (the) Thèmes : actuelles / musiques amplifiées / contemporary popular music, art / experimental rock, expérimentale / experimental music, psychedelic / acid rock, rock progressif / prog rock, folk / folk revival, rock music Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain, Allemagne / Germany, Danemark, États- Unis / USA, Europe, Finlande / Finland, Suède / Sweden Mots-clés : avant-garde, bibliographie, chercheurs, contre-culture / résistance, institutionnalisation, légitimation, paratexte, paroles, perceptions / représentations culturelles, pochettes de disques, analyse musicale

AUTEUR

OLIVIER JULIEN

Olivier JULIEN enseigne l’histoire et la musicologie des musiques populaires à l’Université Paris- Sorbonne. Il a soutenu une thèse de doctorat sur le son Beatles en 1999 et contribué depuis à plusieurs publications spécialisées en France et à l’étranger (Musurgia, Les Cahiers de l’OMF, Analyse Musicale, Revue de musique des universités canadiennes, British Journal of Music Education, Popular Music, The Continuum Encyclopedia of Popular Music of the World, Music in the Social & Behavioral Sciences : An Encyclopedia, The SAGE Encyclopedia of Music and Culture, etc.). Membre du comité de lecture d’Audio/Visual : Journal of Cultural Media Studies (Université de Göteborg), expert pour la Commission « Arts » du CNL (Centre National du Livre), le FnRS (Fonds de la Recherche Scientifique belge) et le FQRSC (Fonds Québécois de la Recherche sur la Société et la Culture), il a

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dirigé l’ouvrage collectif international Sgt. Pepper and the Beatles : It Was Forty Years Ago Today (Ashgate, ARSC Award for Best Research in Recorded Rock and Popular Music 2009).

Volume !, 12 : 2 | 2016 39

Les Beatles dans l’histoire The Beatles in history

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Les Beatles, un « objet d’Histoire » The Beatles as a “Historical Object”

Bertrand Lemonnier

« Les Beatles sont arrivés et tout a changé. » Eric Idle (Monty Python)

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1 L’HISTORICITÉ DES BEATLES ne fait a priori pas débat, au sens où le groupe natif de Liverpool a marqué profondément son époque, jusqu’à l’incarner pleinement. Impossible en d’autres termes d’écrire une histoire culturelle et sociale des années 1960 sans mentionner les Beatles et rappeler au passage leur succès planétaire. Toutefois, pour l’historien, la légitimation de l’objet historique « Beatles » n’a pas été si évidente à établir et cela pour au moins trois raisons.

2 Tout d’abord, la « culture de masse » n’est sérieusement étudiée par les historiens que depuis une vingtaine d’années1. Ceux-ci ont longtemps délaissé une culture jugée de façon péjorative ou ils l’ont abandonnée aux spécialistes des médias ou aux sociologues. Faire des recherches historiques sur les musiques populaires, sur la bande dessinée, sur les séries télévisées ou sur la presse du cœur : autant de parcours universitaires hasardeux et encore assez peu reconnus sur le plan académique. Ensuite, par bien des aspects, l’aventure des Beatles est apparue comme une plaisante illustration de la fantaisie des années 1960, sans qu’il semble nécessaire d’aller chercher plus loin. On a longtemps privilégié des aspects anecdotiques – la Beatlemania, les déclarations provocatrices de John Lennon, l’antagonisme Beatles/Stones – tout en reprenant une série de clichés éculés sur les jeunes des classes populaires britanniques et sur « l’âge d’or » des années soixante. Enfin, les « rock studies » ont largement satisfait les besoins de connaissances érudites d’un public amateur de musique pop ou de rock2. Pour prendre un exemple, les ouvrages de Mark Lewisohn, incontestable « spécialiste » des Beatles, permettent de savoir heure par heure ce qu’ont accompli les Beatles dans leur carrière ou de connaître dans le détail toute leur histoire familiale3. En réalité, des milliers de livres ont été publiés sur le groupe depuis les années 1960, des centaines de documentaires diffusés, des chiffres à la mesure des centaines de millions de disques vendus dans le monde4.

3 Afin de mieux comprendre cet « objet d’Histoire » si familier et en même temps si étrange, je ferai un petit détour d’« ego-histoire », afin de faire comprendre pourquoi les Beatles sont devenus pour moi un véritable objectif – ou plutôt un impératif – de recherche. Né en 1959, je suis issu d’une génération post-Beatles et aussi post-68, celle des années 1970, où la culture rock s’est imposée comme une évidence et avec une intensité peu commune entre les années collège et les années lycée5. Le rock, ce fut la découverte de l’Angleterre et des États-Unis (et on y est allé, bien sûr6), l’apprentissage de la langue anglaise par les chansons, la formation de groupes éphémères, la fréquentation des concerts pour rattraper le temps perdu des sixties (voir les Rolling Stones, les Who, les Kinks, Bob Dylan et tant d’autres…). Étudiant en Histoire, je fus sincèrement consterné par le traitement – ou l’absence de traitement – de la culture pop dans les histoires contemporaines du Royaume-Uni, voire du monde anglo-saxon7. Il est vrai que les chercheurs manquaient singulièrement de recul.

4 Au début des années 1980, lorsque j’entrepris un peu en solitaire des recherches sur la « révolution pop » (Lemonnier, 1986), j’avais la certitude que l’on ne pouvait pas

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étudier l’histoire de la Grande-Bretagne depuis 1945 sans les Beatles et que les Beatles n’étaient pas seulement des épiphénomènes – au demeurant talentueux et sympathiques – de la société des loisirs des Trente Glorieuses et des Swinging Sixties britanniques8. J’ai poussé alors un peu plus loin le questionnement. Peut-on faire l’histoire du second XXe siècle occidental sans les Beatles ? Peut-on écrire une histoire (économique, sociale et surtout culturelle) sans y intégrer l’histoire du rock, et tout particulièrement celle des années de formation (1955-1970) ? Est-il envisageable de ne parler d’Elvis Presley, de Bob Dylan ou de John Lennon qu’à titre de citation marginale ou en note en bas de page ? Si l’on s’en tient à ces trois figures et à ce qu’elles ont représenté des années 1950 aux années 1970, un certain nombre de champs historiques ne peuvent être cultivés sans intégrer au second XXe siècle une dimension rock : l’histoire des sixties (et tout particulièrement celle de mai 68), l’histoire de la musique populaire et des industries culturelles, l’histoire des médias, l’histoire sociale et culturelle des jeunes (de la jeunesse occidentale, certes, mais aussi de la jeunesse du monde entier).

5 À partir de là, mon travail historique sur l’objet Beatles ne s’est pas construit sur le modèle des cultural studies anglo-saxonnes, ni sur celui de la sociologie des jeunes, mais à partir d’un postulat de la nouvelle histoire culturelle française (qui émerge dans les années 1990 sous l’influence de Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli et Pascal Ory – Rioux & Sirinelli, 19969) : la culture est un objet d’histoire totale, aux dimensions politiques, sociales, technologiques, dans un cadre largement mondialisé depuis la fin du XIXe siècle.

6 La deuxième moitié du XXe siècle est marquée par une accélération de transformations qui remontent, pour certaines, au siècle précédent, au temps du phonographe et du cinématographe. Ce sont les « 3M » (pour médiatisation, massification, mondialisation). Dans ce contexte, les années 1960 ne sont pas plus un « âge d’or » qu’il y eut une véritable « Belle Époque » avant 1914 : si la période apparaît certes exceptionnelle, avec la forte croissance économique et le plein emploi (très relatifs en Grande-Bretagne), elle est marquée par des crises majeures. La guerre du Viêt-Nam pèse lourdement sur la société américaine et alimente une contre-culture très revendicative. Le mouvement de mai 68 apparaît ainsi comme une crise globale – politique, sociale et culturelle – que l’on ne peut dissocier de la révolution rock qui la précède, sinon l’accompagne – du moins dans le monde anglophone.

7 Cette révolution doit aussi être appréhendée sur un plan démographique. Le baby- boom de l’après-guerre se traduit par la « montée de sève » d’une jeunesse qui se sent vite à l’étroit dans les cadres sociaux et moraux hérités de l’avant-guerre, une jeunesse qui entre en conflit – parfois en rébellion – contre les structures d’autorité (Sirinelli, 2007). Les phénomènes générationnels prennent après 1945 une importance historique décisive : les générations nées un peu avant la guerre (Elvis Presley, en 1935) ou pendant la guerre (Dylan, en 1941, Lennon, en 1940, Jagger, en 1943) sont celles qui vont réinventer la musique populaire dans les années 1950-1960.

8 L’épicentre des musiques populaires issues du blues et du rock‘n’roll se déplace au milieu des années soixante et au début des années soixante-dix des États-Unis vers l’Angleterre, tout en prenant avec les Beatles et bien d’autres formations et musiciens des colorations « pop » – une contraction de popular qui renvoie aussi au Pop Art. Les raisons en sont multiples et complexes : liens transatlantiques étroits depuis 1941, présence des bases américaines sur le sol britannique, bonne connaissance du jazz, du

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blues et du rock‘n’roll dans la plupart des milieux sociaux, naissance de syncrétismes musicaux (ainsi le très populaire skiffle à la fin des années 1950), dynamisme musical des villes britanniques. La jeune Angleterre blanche et populaire se réapproprie – sans le dénaturer pour autant – une partie de l’héritage de la musique afro-américaine (blues, rhythm & blues).

9 À partir de ces données, les Beatles deviennent un peu plus lisibles sur le plan historique, mais cela n’explique pas pour autant leur incroyable épopée. Ce qui a permis aux Beatles de passer en quelques années (1961-1964) de la renommée locale à la gloire internationale ne procède ni de la magie ou d’une improbable alchimie, ni d’une opération concertée de la publicité, des médias et du show business (même s’il ne faut évidemment pas sous-estimer le rôle des industries culturelles). À la base de ce succès, il y a d’abord une extraordinaire attente de la jeunesse (filles et garçons confondus, surtout dans les milieux populaires), une jeunesse qui s’identifie aux chanteurs et aux musiciens qu’elle écoute. Sur ce plan, Elvis Presley a ouvert la voie aux États-Unis, mais les imitations anglaises d’Elvis n’ont qu’à demi satisfait les teenagers, particulièrement les garçons habillés en Teddy Boys10. De plus, après une formidable vague déferlante de 1956 à 1959, le rock‘n’roll s’essouffle et perd la spontanéité de ses débuts, à l’image d’Elvis revenant assagi de son service militaire (1958-1959). Parmi les cohortes générationnelles des 12-20 ans qui ont découvert les Beatles en 1963-1965 (ils sont presque tous nés après la guerre), combien ont vu leur vie basculer du jour au lendemain, avec le sentiment que rien ne serait plus comme avant ? Il faut aussi insister sur l’ambition et la certitude qu’ont toujours eues les Beatles de connaître le succès, malgré les épreuves et les années de « galères » passées sans argent, à jouer dans des conditions parfois sordides, notamment à Hambourg. John Lennon a souvent rappelé qu’il n’avait jamais douté du succès : dès 1956, il ne pensait plus qu’à devenir « aussi célèbre qu’Elvis Presley » et cette perspective lui servit de motivation jusqu’à la reconnaissance mondiale. Les Beatles n’étaient certes pas les seuls à vouloir s’imposer, mais ils l’ont fait au meilleur moment possible, profitant aussi de quelques rencontres déterminantes : en 1961, avec Brian Epstein, jeune notable local à la tête du plus grand magasin de disques de Liverpool ; puis en 1962, avec George Martin, directeur artistique de Parlophone, petite filiale de la multinationale EMI. Ces personnages, très différents les uns des autres, vont « polir » (sinon policer) l’image et le son des Beatles – nouvelle coupe de cheveux et costumes sur mesure, qualité inédite des enregistrements faits en studio, notamment à partir de 1964.

10 Ces rencontres correspondent aux différents niveaux d’ascension du groupe : le niveau local, où la notoriété ne dépasse guère Liverpool, ce qui oblige les Beatles à tenter leur chance hors d’Angleterre ; le niveau régional, qui fait des Beatles les vedettes beat montantes du Nord de l’Angleterre ; le niveau national, concrétisé par la sortie d’un disque classé au hit-parade ; puis le niveau international, qui prend la forme de tournées en Europe et aux États-Unis. La machine est lancée à toute allure et la Beatlemania des années 1963-1965 apparaît comme un phénomène inédit, que certains observateurs paniqués n’hésitent pas à comparer aux manifestations de masse du IIIe Reich ! Ce phénomène de masse dépasse très largement le cadre européen et même occidental. Les Beatles et avec eux d’autres groupes britanniques célèbres – les Kinks, les Who, les Rolling Stones, puis Cream, Led Zeppelin – parcourent désormais les capitales du monde entier. Des dizaines de millions de jeunes gens ont alors des références communes, au-delà des frontières et d’une culture « nationale » apprise à l’école. Il serait très réducteur d’en faire un avatar du marketing capitaliste :

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l’événement doit être appréhendé dans toute sa dimension, historique et géographique, celle d’une transformation planétaire et transnationale de la culture de masse.

11 Sur le plan musical, la relative simplicité rythmique et mélodique des premiers tubes (« From Me to You », « I Want to Hold Your Hand », « Please Please Me », etc.) risque de masquer l’essentiel de la révolution musicale pop : les Beatles forment un vrai groupe et génèrent un « son » jamais entendu auparavant, quelque chose de noisy, mais aussi de très mélodique, qui puise aux meilleures sources de la musique populaire américaine (noire et blanche) et des traditions populaires britanniques. Les Beatles composent en autodidactes leurs propres morceaux dès 1963 (le duo Lennon/McCartney, mais aussi George Harrison, qui a longtemps été sous-estimé), ils chantent à l’unisson et ils dégagent sur scène une énergie extraordinaire. En dépit d’une technique instrumentale limitée, leur évolution musicale entre 1963 et 1968 apparaît tout à fait singulière dans l’histoire des musiques populaires. Loin de rester figé dans un style, le groupe se nourrit de toutes les influences, qu’elles soient musicales, esthétiques ou poétiques, au point qu’il parvient, en un peu plus de cinq ans, à écrire une œuvre devenue universelle, un classique du second XXe siècle. Le tournant se situe probablement au milieu des années 1960 avec la chanson « Yesterday » (en 1965), qui révèle de nouvelles ambitions mélodiques. On peut certes souligner le travail effectué en studio par l’ingénieur du son Geoff Emerick (Emerick & Massey, 2006 : 107) et par le producteur de Parlophone George Martin (Martin & Hornsby, 1979 : 133, 166-167). On peut bien sûr rappeler l’ambiance exceptionnellement créative qui régnait dans le Swinging London du milieu des années soixante, mais cela n’enlève rien au génie créatif du groupe, tout particulièrement entre l’album Revolver (1966) et l’album Abbey Road (1969). Leurs disques sont de fait devenus des « classiques » et il n’est plus du tout absurde de considérer leur œuvre sur le même plan que celle d’un Bach, d’un Mozart ou d’un John Coltrane.

12 À ce stade de la réflexion, on admettra sans peine que les Beatles sont un fascinant objet d’histoire, bien plus qu’une manifestation spectaculaire de la société du spectacle et de la culture de masse mondialisée et américanisée. Ils sont littéralement au cœur des transformations des années 1960. Par leurs chansons, par le mythe de la jeunesse et du succès qu’ils incarnent, par leur vedettariat planétaire, ils ont contribué à façonner l’histoire dans toutes ses dimensions, qu’elles soient économique, sociale, culturelle ou internationale. Les Beatles ont été des acteurs de l’Histoire – autant qu’ont pu l’être un De Gaulle, un Kennedy ou un Fidel Castro – et non des pantins habilement manipulés par le show-business et l’industrie des loisirs. On pourra toujours objecter qu’il s’agit là d’une amplification liée au prisme déformant des médias et que l’historien perd tout sens critique et tout relativisme, aveuglé qu’il est par son amour du rock. Je prendrai un exemple pour mieux comprendre cette approche globalisante du phénomène : l’influence des Beatles dans le monde communiste, en pleine guerre froide.

13 Même s’il paraît aujourd’hui curieux de voir dans les Beatles la cause principale de la chute du communisme (qui serait mort noyé non dans le Coca Cola, mais dans le rock‘n’roll !), l’évolution est sensible sur ce sujet délicat. Lorsque je soutenais que mai 68 était sans aucun doute une « révolution rock » (Lemonnier, 1995), au sens d’une influence décisive du rock dans la mondialisation de la culture contestataire des jeunes, mon hypothèse était jugée au mieux audacieuse, au pire très fantaisiste. Elle ne l’est plus aujourd’hui. Pour preuve, un film de Leslie Woodhead, Les Beatles à l’assaut du

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Kremlin (200911), a même défendu la thèse iconoclaste selon laquelle les Beatles sont les premiers responsables de la chute du communisme. Qu’en penser ?

14 Il est certain que pour un certain nombre de jeunes Tchèques, Polonais, Hongrois ou Soviétiques, le mouvement pop a été d’emblée perçu comme une contre-culture fortement subversive, ne serait-ce que par son origine occidentale et par les grandes difficultés à y avoir accès. Malgré leurs extrêmes réserves, les autorités ne parviendront jamais à empêcher la musique pop de franchir le rideau de fer. Les disques, les photos, les journaux sont l’objet d’un marché noir florissant dès 1963-1965 et les 45 tours des Beatles constituent à Moscou, à Prague ou à Budapest une marchandise convoitée et largement négociable par les étrangers. La Tchécoslovaquie voit émerger au milieu des années soixante des dizaines de groupes beat (parmi lesquels les « Red Beatles » !) tandis que les observateurs sont frappés dès 1966 par les tenues vestimentaires des jeunes gens12. Les jeans, les magazines, les disques passent la frontière avec les touristes et les commerçants, les cheveux s’allongent en dépit – ou à cause – d’une chasse policière aux « champignons » (appellation locale des tignasses Beatles). En Pologne, le film Help ! (pourtant un gentil divertissement tourné par Richard Lester en 1965) devient un film-culte, tandis que la réception des ondes de la BBC et de Radio Luxembourg, ainsi que des stations allemandes et françaises (l’émetteur d’Europe 1 se trouve en Sarre) ou des stations des forces américaines, mobilise tous les bricoleurs d’antennes. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie investissent Prague après le « printemps » libéral de Dubček et sont médusées par ce qu’elles découvrent : des jeunes filles en minijupes, des jeunes garçons aux cheveux très longs et en jeans, la guitare à la main, chantant des airs pop. En quelques mois, Prague a pris des allures de Swinging London. En somme, elle s’est occidentalisée. La « normalisation » ne pourra jamais totalement arrêter cette évolution. Cette même année 1968, les Beatles évoquent l’Union soviétique dans la chanson « Back in the USSR » qui connaît un énorme succès grâce au « recopiage » des musiques, des textes et aux disques plus ou moins piratés qui circulent dans le pays du socialisme. Bien que les Beatles ne soient jamais allés en Union soviétique, et bien que la chanson ne soit qu’une anodine parodie d’un vieux rock américain, « Back in the USSR » a sans doute contribué au développement d’une culture rock alternative dans la « patrie du socialisme ». Le système D (enregistrement sur bandes magnétiques d’émissions de radio, gravures de « flexidisques » que l’on peut facilement cacher sur soi et revendre à la sauvette) est utilisé pour diffuser le rock hors des canaux officiels, qui le répriment.

15 De toute évidence, le rock a créé des brèches dans le rideau de fer et sapé les fondements culturels de la société socialiste, en particulier pendant la sinistre ère brejnévienne. Et, si l’on poursuit l’analyse, c’est en grande partie grâce aux Beatles que la musique pop/rock a durablement et profondément transformé la culture de masse, bien au-delà de ses bases géographiques anglo-américaines. Le rock a ainsi contribué à une mondialisation qui ne pouvait plus s’accommoder d’une « guerre froide » entre deux systèmes idéologiques antagonistes.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Voir, par exemple, l’ouvrage de Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (1996), véritable manifeste pour une histoire globalisante du culturel, qui intègre notamment la culture de masse et les médias. 2. Le terme de « rock » s’impose au début des années 1970 pour désigner l’ensemble des musiques populaires anglo-américaines issues du rock‘n’roll ; celui de pop renvoie alors à des chansons accessibles mais de nature plus commerciale. 3. Publié chez Little Brown en 2013, le premier volume de The Beatles : All These Years (Lewisohn, 2013) fait près de 1 000 pages et 1 728 pages pour la version « augmentée ». 4. À titre d’exemple, plus de 100 000 exemplaires de l’intégrale « remasterisée » des Beatles ont été vendus en France en 2009. 5. Voir à ce sujet les biographies de Bob Dylan et Led Zeppelin par François Bon (2007, 2008). Bien que Jean Rouaud, né en 1952, appartienne à une génération antérieure, voir également le deuxième volume de la Vie poétique (2012). 6. À la suite de nos « glorieux » aînés comme Alain Dister, journaliste et critique à Rock & Folk, photographe de rock et « sur la route » dès la fin des années 1960. Il côtoiera , Jimi Hendrix, le et des bandes de Hells Angels. 7. Je me souviens notamment d’un livre de Monica Charlot, publié en 1981 à l’Imprimerie Nationale et dans lequel une photographie d’un certain Jack Lennon [sic]… figurait en réalité George Harrison. Un excellent livre par ailleurs (Charlot, 1981).

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8. Il existe aujourd’hui de bonnes synthèses historiques sur les Swinging Sixties, notamment celle de Dominic Sandbrook (2007). 9. Ces trois historiens ont – sans réserve – considéré les Beatles comme un « objet d’histoire » et soutenu toutes mes tentatives d’historicisation de la culture de masse. 10. Les Teddy Boys découvrent en 1955-1956 le rock‘n’roll et s'identifient alors aux modèles américains du cinéma et de la musique tout en revendiquant leurs origines britanniques (en témoignent notamment leurs costumes édouardiens). 11. Diffusé en 2009 sur Arte et plusieurs fois rediffusé depuis. https://www.youtube.com/watch? v=1pc6Hy8V9bk [01-08-2015]. 12. La presse de l’époque, que j’ai consultée, en a largement rendu compte, non sans un certain étonnement.

RÉSUMÉS

Les Beatles sont aujourd’hui considérés comme une donnée historique essentielle et irréductible des années 1960 en ce sens qu’ils signent l’acte de naissance de la culture jeune dans un contexte révolutionnaire et de Guerre froide au sein duquel la musique pop joue un rôle prépondérant. Cet article examine la façon dont les travaux de ce que l’on a appelé la « nouvelle histoire culturelle française » sur la culture de masse ont contribué, au-delà des éléments anecdotiques ou les aspects réservés aux rock studies, à légitimer les recherches sur le groupe parmi les historiens.

Given their embodying the rise of youth culture in a Cold War and revolutionary context in which pop music played a major role, the Beatles are widely regarded as a key figure of the 1960s. This essay examines the way research carried out on mass culture by so-called “new French cultural history” scholars contributed, beyond anecdotal elements or aspects usually restricted to rock studies, to legitimate the band as a worthy subject amongst historians.

INDEX

Keywords : counterculture / resistance, institutionalization, legitimization, consumerism / mass culture, media, perceptions / representations (cultural), politics / militancy, researchers, youth Thèmes : pop music, rock music nomsmotscles Beatles (the), Emerick (Geoff), Harrison (George), Lennon (John), Martin (George), McCartney (Paul), Starr (Ringo) Index chronologique : 1960-1969 Mots-clés : chercheurs, contre-culture / résistance, consumérisme / culture de masse, institutionnalisation, jeunes / jeunesse, légitimation, médias, perceptions / représentations culturelles, politique / militantisme Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain, URSS / USSR

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AUTEUR

BERTRAND LEMONNIER

Né en 1959, Bertrand LEMONNIER est historien, spécialiste d’histoire culturelle, de l’histoire contemporaine de la Grande-Bretagne et de l’histoire du rock. Agrégé de l’Université en 1982, il a soutenu 12 ans plus tard une thèse de doctorat intitulée Les Transformations culturelles dans l’Angleterre des années 1960. Aujourd’hui professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires au Lycée Louis-le-Grand de Paris, il a publié plusieurs livres, parmi lesquels L’Angleterre des Beatles (Kimé, 1995), Culture et société en Angleterre depuis 1939 (Belin, 1997) et Un Siècle d’histoire industrielle du Royaume-Uni, 1873-1973 (SEDES, 1997). Depuis 2006, il est également un collaborateur régulier de l’Encyclopædia Universalis.

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Les Beatles et la naissance de la culture jeune en Grande-Bretagne The Beatles and the Birth of Youth Culture in Great Britain

Sarah Pickard

1 LE ROCK‘N’ROLL AMÉRICAIN traverse l’Atlantique au milieu des années 1950, tout comme le nouveau phénomène du teenager. Au même moment, la musique skiffle émerge en Angleterre, et à Liverpool se forme le groupe les Quarry Men1, qui comprend à la fin de la décennie John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Stuart Sutcliffe. Le groupe change de nom plusieurs fois pour devenir les Beatles en 1960, mais sa composition définitive ne se fixe que lors de l’arrivée de Ringo Starr en 1962. C’est l’année où les enfants nés pendant le baby- boom d’après-guerre deviennent un groupe démographique très visible : les teenagers. Le premier album des Beatles Please Please Me sort en mars 1963, faisant entendre des chansons pop. Sur sa pochette figure une photographie des quatre jeunes hommes, rasés et souriants, vêtus de costumes assortis. Leur dernier 33 tours, Let it Be, qui voit le jour en mai 1970, est marqué par un style musical et visuel très différent : la pochette montre quatre hommes barbus aux cheveux longs et à l’air pensif. Les sept années qui séparent les deux disques témoignent de l’essor de la culture jeune en Grande-Bretagne, à laquelle les Beatles sont profondément associés.

2 Par culture jeune, nous entendons une culture populaire appréciée surtout par la jeune génération, qui est distincte de la culture aimée principalement par les générations plus âgées. La culture jeune est centrée sur les loisirs et le divertissement, et sa

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popularité traverse les classes sociales (voir Coleman, 1962 ; Brake, 1980 ; Davis, 1990). Par ailleurs, il existe de nombreuses sous-cultures de jeunes, où la musique et les vêtements occupent une place primordiale. Dans la très ample littérature sur le groupe de Liverpool, les avis divergent quant au lien entre les Beatles et la naissance de la culture jeune en Grande-Bretagne. Certains attribuent au groupe la « transformation » ou la « révolution » de l’histoire sociale de la Grande-Bretagne, notamment la culture populaire et surtout la culture jeune (Laurie, 1965 ; Evans, 1984 ; Marwick, 1999). D’autres affirment que les Beatles incarnaient et symbolisaient les nouvelles valeurs des jeunes sans pour autant en être à l’origine2 (Davies, 1968 ; Inglis, 2000 : 20).

3 Cet article explore les relations entre les Beatles et la naissance du teenager et de la culture jeune pendant les années 1950 et 1960 en Grande-Bretagne. Il se propose d’examiner notamment la dimension sociologique du groupe au sein de la population britannique, en particulier sa jeunesse. Pour ce faire, nous replacerons dans un premier temps les Beatles dans le contexte socio-économique, politique et démographique de l’époque au sein duquel le pays vit l’avènement de la culture jeune. Ensuite, nous regarderons les nouvelles formes musicales de la période en question, et leur impact. Nous examinerons enfin dans quelle mesure les Beatles sont en phase avec la jeunesse britannique.

Les jeunes : premiers bénéficiaires de la prospérité d’après-guerre

4 En octobre 1951, après six ans au pouvoir, le parti travailliste perd les élections législatives. Le parti conservateur dirigé par Winston Churchill obtient la victoire, promettant d’amener la « prospérité pour tous » et de « libérer la population » ; les conservateurs entendent par là sortir le pays de la morosité ambiante, notamment en supprimant les contrôles instaurés par le parti travailliste à la fin de la guerre, tout en renforçant le nouvel État-providence qui offre une protection sociale « du berceau à la tombe ». Winston Churchill arrive au 10, Downing Street au moment où le pays entre tout juste dans une nouvelle ère de prospérité. L’évolution significative du Produit intérieur brut (PIB) en est un excellent signe : en 1945, il s’établit à 8 837 millions de livres sterling, en 1955 il passe à 17 006 millions, soit une augmentation en dix ans de 192 % (8 169 M£.), puis en 1965, à 31 478 millions de livres sterling. En l’espace de vingt ans, le PIB du Royaume-Uni croît de 356 % (Halsey, 1988 : 143). Dans le même temps, la balance des paiements devient positive à partir de 1955 et ce pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale (CSO, 1967 : 242). Cette croissance économique génère de nombreux emplois et contribue à maintenir le taux de chômage à un niveau très bas ; celui-ci est en effet inférieur à 2,5 % pendant toutes les années 1950. L’offre d’emploi dépasse même la demande de 1944 à 1964 : le pays connaît alors une phase de plein emploi (Pinto-Duschinsky, 1970 : 55). De cette situation résulte une augmentation des salaires réels, les rémunérations s’élevant continuellement pendant les années 1950. Les travailleurs bénéficient, en parallèle, de l’allongement de la durée des congés payés annuels, de l’instauration de la semaine de travail de cinq jours et de la diminution des heures dans la semaine de travail (Halsey, 1988 : 178 ; Hopkins, 1963 : 430).

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5 Les ménages britanniques de tous milieux connaissent donc une nette amélioration du pouvoir d’achat et du niveau de vie. Le Premier ministre conservateur Harold Macmillan proclame alors (dans sa désormais célèbre déclaration) au cours de la campagne électorale de 1959 : « Soyons francs à ce sujet, la majeure partie de notre population n’a jamais eu la vie aussi belle3. » En effet, la fin des années 1950 connaît « l’avènement de la version britannique de la “société d’abondance” » (Marwick, 1982 : 115) et l’émergence d’une société de consommation. Celle-ci est marquée par la diffusion généralisée de nouveaux biens manufacturés et par une consommation de masse dans l’ensemble de la population (Marwick, 1982 : 122). Les ventes de postes de télévision explosent (surtout avec le couronnement de la reine Elizabeth II en 1953) et le radio transistor portatif apparu en 1954 se développe largement.

6 Les jeunes connaissent un taux de chômage encore plus bas que celui des autres tranches de la population (CSO, 1971 : 174). À l’époque, Kate Liepmann (1960 : 64) affirme que les employeurs britanniques sont obligés de « faire les fonds de tiroirs » pour trouver de jeunes employés. Cette situation de plein emploi, ainsi que la plus grande qualification des jeunes, modifient le marché du travail. Ils peuvent alors se montrer exigeants en matière de salaires. Comme le constate Mark Abrams dans son étude-clé The Teenage Consumer (1959), on recherche pour la première fois des jeunes hommes et des jeunes femmes, et ceux qui les poursuivent, veulent et peuvent les payer (Abrams, 1959 : 2). En effet, si pendant les années 1950, les salaires sont plus élevés qu’avant la guerre (en monnaie constante), ce sont les jeunes qui en profitent le plus. Les statistiques émanant du ministère du Travail montrent qu’en 1938, les jeunes travailleurs entre 15 et 20 ans gagnaient en moyenne 26 shillings par semaine, et les jeunes filles 18 shillings et 6 pence. En comparaison, au milieu de l’année 1958, les jeunes hommes du même âge gagnent en moyenne 8 livres sterling par semaine, et les jeunes filles 5 livres sterling 10 shillings. Ainsi, en 1958, les revenus réels (en monnaie constante) des jeunes des deux sexes sont en moyenne 50 pour cent plus élevés qu’avant la guerre (Abrams, 1959 : 9).

7 Par ailleurs, la restructuration et la modernisation du pays après 1945 modifient la nature du travail et créent une plus grande diversité des emplois. Le recensement britannique de 1931 montre qu’une majorité de jeunes occupait à cette époque des emplois non qualifiés, sans perspectives de carrière : livreurs, coursiers, domestiques, etc. La même année, une jeune fille de moins de 25 ans sur trois travaillait comme employée de maison (domestique). Vingt ans plus tard, le recensement de 1951 indique que de plus en plus de jeunes occupent des emplois qui nécessitent des compétences spécifiques : techniciens, infirmières, secrétaires, vendeurs, etc. (Fyvel, 1961 : 132). Mieux formés, plus ouverts sur le monde et plus diplômés, les jeunes sont mieux équipés que leurs parents pour ce nouveau monde du travail.

8 Selon Mark Abrams (1959 : 7), au total en 1957, les 4 200 000 jeunes britanniques qui ont un travail gagnent à peu près 1 480 millions de livres sterling par an. Il ajoute à ce chiffre les 50 millions de livres sterling supplémentaires que représente l’argent de poche des 800 000 jeunes qui ne travaillent pas encore. Il en conclut qu’une fois déduits les obligations fiscales et l’argent cédé aux parents, l’ensemble des jeunes dispose en 1957 d’un pouvoir d’achat de 900 millions de livres sterling. En termes réels, cela représente deux fois plus que pour la période d’avant-guerre (Abrams, 1959 : 9). En moyenne, un jeune homme dispose donc approximativement de cinq livres sterling et une jeune femme d’environ trois livres sterling par semaine, à dépenser à leur guise4

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(Hopkins, 1963 : 424). C’est ainsi que des disparités financières se produisent entre les générations ; par exemple, un jeune ouvrier spécialisé travaillant dans une nouvelle industrie en pleine croissance peut gagner autant, voire plus, que son père artisan qui a de longues années d’expérience derrière lui (Fyvel, 1961 : 132). Par ailleurs, grâce à la conjoncture économique favorable, les jeunes, qui connaissent aussi la quasi-garantie de l’emploi, peuvent alors changer facilement de poste et revendiquer de meilleures conditions salariales ; il s’agit de tous les milieux sociaux, mais surtout celui de la classe ouvrière5 (Hopkins, 1963 : 171-172).

9 Si les jeunes travailleurs gagnent davantage d’argent, ils en ont donc davantage à dépenser. En outre, ils sont rarement concernés par les charges habituelles à caractère familial, telles que le logement, les assurances, les biens d’équipement ménager. La plupart du temps, les jeunes ne contribuent que de façon modeste au budget familial. Pour les autres charges, ce sont le loyer et la nourriture, soit d’après Mark Abrams (1959), entre une et trois livres sterling par semaine. S’ajoute le fait que la plupart des parents ont également un niveau de vie plus élevé qu’auparavant. Par conséquent, ils n’ont pas besoin d’un soutien financier important de la part de leurs enfants6.

10 Pour la première fois, les jeunes disposent alors de revenus disponibles importants et de temps libre. Les jeunes peuvent alors participer pleinement à la nouvelle société d’abondance (Hopkins, 1963 : 427). Émancipés financièrement avec un excellent pouvoir d’achat, ils deviennent alors des consommateurs potentiels et réels de premier ordre. Les jeunes représentent « UNE AFFAIRE EN OR », comme le déclare le journal populaire Daily Mirror dans son édition du 4 novembre 1958. Le monde commercial va profiter de cette nouvelle conjoncture pour créer et vendre des produits visant ce nouveau marché, appelé alors teenager. En effet, le terme teenager est une création du marketing américain d’avant-guerre pour démarquer un nouveau groupe distinct, un segment de la population qui n’existait pas avant : les jeunes jouissant de temps et d’argent à dépenser7. La grande majorité de cet argent est consommé en loisirs, notamment l’achat de vêtements et la musique (Abrams, 1959 ; Leech, 1973 : 1).

11 Dans le même temps, après l’influence de l’ère victorienne et l’austérité de la période de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne connaît des changements sociaux profonds (Mays, 1961 : 23). Ce bouleversement contribue à l’émergence d’une société plus ouverte qui tend vers un relâchement et une libération des mœurs, vers une évolution des idées, des attitudes, des mentalités et des comportements, (Marwick, 1999). Le respect des autorités et des traditions s’émousse, au profit d’un sentiment modéré de refus des anciennes valeurs. Apparaît dès lors une société plus tolérante, mais également marquée par la contestation et l’anticonformisme (Booker, 1969). De manière concomitante, les lois votées pendant la période travailliste (1964-1970), par exemple, sur la censure, l’avortement (1967) et le divorce (1969) sont plus libérales. La naissance de cette nouvelle société, conjuguée au souvenir douloureux de la guerre, fait que beaucoup de parents font preuve d’une indulgence accrue envers leurs enfants, assouplissent les règles et exercent moins de contrôle sur leur progéniture. Par ailleurs, une autre source de nouvelle autonomie est l’abrogation du service militaire obligatoire en 1960 qui libère les jeunes hommes d’une charge et en même temps d’une expérience de l’autorité.

12 Enfin, il faut également prendre en considération l’influence sur le pays de l’augmentation constante du nombre de naissances dès le début de la Seconde Guerre mondiale (CSO, 1967 : 24). Les naissances atteignent un sommet en 1947. Cette

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explosion démographique fait que la population jeune ne cesse d’augmenter pendant les années 1960. En 1958, déjà, le ministère de l’Éducation recense 6 450 000 individus âgés de 15 à 25 ans en Grande-Bretagne. Selon Mark Abrams (1959 : 3), en 1958, il y a donc approximativement quatre millions et demi de célibataires civils entre 15 et 25 ans, ce qui représente environ 13 % de la population du pays. Ce groupe démographique est donc nettement plus important qu’auparavant, et atteint progressivement environ 20 % de la population avant la fin des années 1960. En même temps, les jeunes semblent plus précoces. Les statistiques officielles indiquent que garçons et filles se développent physiquement beaucoup plus rapidement que par le passé : ils sont plus grands, pèsent davantage et les jeunes filles ont leurs règles plus tôt (Chesser, 1961 : 15).

13 Plus riches, plus libres, plus nombreux, plus précoces, les jeunes peuvent participer activement à cette nouvelle société d’abondance et de tolérance dans une société où les loisirs occupent une place croissante (Hopkins, 1963 : 430).

Rock‘n’roll, skiffle et pop : les nouvelles formes d’expression musicale spécifiques aux jeunes

14 Pendant la période d’austérité d’après-guerre en Grande-Bretagne, une continuité intergénérationnelle s’observe dans les pratiques musicales, cinématographiques et vestimentaires. Les différentes générations écoutent le même genre de musique8 : principalement la variété (par exemple, Vera Lynn, Gracie Fields, Andrew Sisters ou George Formby) et la musique classique diffusées par la BBC sur le poste de radio familial ou le tourne-disque du foyer, mais aussi le jazz (importé des États-Unis) sous ses différentes formes – traditionnel, revivaliste, moderne (Melly, 1989 : 21 ; Shuker, 2005 : 245-246). En parallèle, parents et enfants regardent les mêmes films au cinéma et ils ont tendance à s’habiller de la même façon, le rationnement et les coupons pour les vêtements perdurant jusqu’en 1949.

15 En Grande-Bretagne au milieu des années 1950, émerge un autre style musical qui puise ses racines dans le folk américain, le jazz traditionnel (Chambers, 1985 : 47) et le blues du début du siècle, mais qui a la nouveauté d’être britannique dans sa forme contemporaine : le skiffle (Melly, 1989 : 26). C’est une musique aux rythmes simples, accessible et fourre-tout, concourant à la démocratisation de la pratique musicale9. À partir de presque rien, tout un chacun peut fabriquer divers instruments improvisés et souvent bricolés avec des accessoires domestiques, tels que les planches à laver qui servent de batterie, ou une caisse à thé, tandis qu’un balai se transforme en instrument à une seule corde, auxquels on ajoute les guimbardes et les mirlitons10 (McDevitt, 2013). Très vite, ce style contemporain en vogue inspire la création spontanée de nombreux groupes amateurs jouant dans divers endroits comme les nouveaux cafés (coffee shops) qui font leur apparition à travers le pays à la même période et attirent les jeunes avec leurs juke-boxes. L’interprète principal en est le Britannique Lonnie Donegan, le « King of Skiffle », qui sort plusieurs 45 tours à partir de 1955 et un 33 tours à la fin de l’année 1956, Showcase. Selon James Perone (2008 : 8), le skiffle a influencé quasiment tous les rockers britanniques nés vers la fin des années 1930 et/ou au début des années 1940.

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16 En effet, le pays va bientôt faire la connaissance de la musique rock‘n’roll, qui traverse l’Atlantique dans un film américain destiné directement aux jeunes : The Blackboard Jungle (Graine de Violence) sorti aux États-Unis en 1955 et en Grande-Bretagne en 195611. Glenn Ford y joue le rôle d’un professeur dans un lycée professionnel de New York qui doit affronter une classe très dure. Ni l’autorité ni la patience ne viennent à bout de leur fureur. Pour les amadouer, il apporte quelques disques de sa collection personnelle : du swing. Mais les lycéens ne l’apprécient guère et se mettent à chahuter en criant : « on veut de la vraie musique. » Ils entendent par là la chanson principale de la bande sonore Rock Around the Clock. Ce morceau de l’Américain Bill Haley appartient à un nouveau genre musical, le rock‘n’roll, marqué par un rythme qui incite les jeunes à danser. Le disque connaît un énorme succès et contribue à celui du film, passage obligé du cinéma moderne.

17 L’année suivante, Bill Haley figure dans un autre film du même genre – Rock Around the Clock (Rock and Roll) – dont le titre reprend celui de la désormais célèbre chanson. Celui- ci est programmé pour la première fois en Grande-Bretagne en septembre 1956 au Trocadero Cinema dans le quartier Elephant and Castle de Londres et fait le tour du pays avec un succès exceptionnel. Mais son importance va bien au-delà des très importantes recettes enregistrées ; il popularise la musique rock‘n’roll auprès d’un public encore plus large et exerce une influence inédite sur les jeunes, marquant une étape sans équivalent dans leur culture12. On se délecte de cette musique des Américains , Eddie Cochran, Little Richard, Gene Vincent et Elvis Presley, qui incarnent l’esprit anticonformiste, subversif, contestataire et rebelle de l’époque13. Selon le Times du 11 septembre 1956, les jeunes de Londres et de Liverpool dansent dans les allées des salles de cinémas pendant la projection de Rock Around the Clock, jettent des cigarettes allumées et des ampoules électriques du balcon sur les rangs plus bas, aspergent la salle d’eau, lancent des pétards et participent à de violentes bagarres. Après quoi, ils continuent de danser dans la rue et bloquent la circulation. Enfin, à la fin de la semaine, le film est interdit dans plusieurs villes du pays.

18 La popularité du rock‘n’roll et le succès des films où figure cette musique reflètent les changements sociaux de l’époque. En effet, le rock‘n’roll et ses idoles sont considérés comme rebelles. Pour Richard Mabey (1969 : 46), « en définitive, le rock‘n’roll […] représen[te] un antidote à la frustration tout en étant l’expression de celle-ci14 ». On voit les Teddy Boys s’approprier cette musique, puis l’avènement d’une autre sous- culture jeune composée de Rockers habillés tout en cuir et arborant une banane soigneusement gominée. Le rock‘n’roll représente alors un moyen pour les jeunes d’exprimer leur nouvelle liberté, d’affirmer leur indépendance et de se différencier des adultes15. Le rock‘n’roll matérialise le fossé qui commence à se creuser entre les générations : les jeunes affirment leur identité en écoutant des musiques plus rythmées que celles qu’écoutent leurs parents.

19 Vers la fin des années 1950, le rock‘n’roll américain, jugé plutôt subversif et « dangereux » par certains, est éclipsé par la nouvelle musique pop, abréviation de l’expression popular music. Cette musique16 est plus accessible, plus conservatrice et plus commerciale17 ; elle accorde beaucoup de place aux mélodies et aux refrains faciles à retenir et aux thèmes romantiques (Shuker, 2005 : 20118). La pop plaît à un public jeune plus large et notamment le teenager (Mabey, 1969 : 2119). Très vite, les premières stars britanniques du rock‘n’roll telles que Tommy Steele ou Cliff Richard se mettent à interpréter des chansons nettement moins osées musicalement et aux paroles moins

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audacieuses20. Des vedettes de la pop plus respectables et « convenables » dominent dès lors le hit-parade, dont les disques plaisent à un maximum de jeunes21. Cet adoucissement semble être dû, essentiellement, à un grand effort d’adaptation de la part des maisons de disques, désireuses d’attirer un plus grand nombre de jeunes consommateurs : les teenagers. Pour profiter de leur pouvoir d’achat, il faut alors développer des valeurs plus « édulcorées » que celles du rock‘n’roll. Selon le sociologue Simon Frith : Les maisons de disques britanniques cherchaient à produire des chansons fades, bien conçues pour le marché des teenagers ; à former leurs artistes dans le but de distraire les teenagers. L’objectif était de donner aux nouveaux chanteurs la bonne image, afin de créer des idoles qui avaient le « look » qui convenait aux teenagers. (Frith, 1983 : 188)

20 La tactique s’avère très efficace, puisque la production et la vente de disques atteignent un pic durant l’été 195722 (BPI, 1976), l’année où, selon Mark Abrams, les teenagers dépensent 15 millions de livres sterling pour acheter des disques23 (Abrams, 1959 : 10). Cette année-là, John Lennon a 17 ans, tout comme Richard Starr, tandis que Paul McCartney et George Harrison ont respectivement 15 et 14 ans.

Les Beatles en phase avec la culture jeune

21 John Lennon joue de la guitare dans un groupe de skiffle, les Quarry Men, qu’il forme en 1956, à Liverpool où il habite. Il rencontre Paul McCartney pour la première fois lors d’un petit concert à l’église de Saint Peter, Woolton Parish, dans la même ville, le 6 juillet 1957 et Paul finira par intégrer le groupe après l’été. George Harrison est membre d’un groupe de skiffle, les Rebels, pendant un court moment en 1957 puis il rejoint les Quarry Men l’année suivante, suivi de Stu Sutcliffe en janvier 1960 et Pete Best en août 1960. Après avoir changé de nom plusieurs fois (Beetles, Silver Beetles, Long John and the Silver Beatles, Silver Beats), ils optent pour les Beatles, en 1960, en hommage à la musique rythmée – beat music24 – et en clin d’œil au groupe américain Buddy Holly and The Crickets. De son côté, Richard Starkey joue lui aussi dans plusieurs groupes de skiffle (Eddie Clayton Skiffle Group, Raving Texans, Rory Storm and the Hurricanes), avant de devenir Ringo, le batteur des Beatles, en juin 196225. Tous les membres définitifs des Beatles font donc partie d’un groupe de skiffle issu de Liverpool à la fin des années 195026. Ils sont dans le vent, suivant la mode chez les jeunes branchés, sans être les créateurs de cette forme de musique, ni de simples consommateurs passifs. Cependant, on note la continuité intergénérationnelle vestimentaire (voir Pickard, 2000) avec un look sans danger : ils s’habillent en costume.

22 Pendant l’année 1961, les Beatles jouent régulièrement au Cavern, à Liverpool ; leurs cachets augmentent progressivement, mais leur public reste régional. Les cinq jeunes quittent leur ville et se rendent donc à Hambourg, en Allemagne ; ils jouent de façon prolifique dans divers lieux d’août 1960 à décembre 1962 (initialement sans Ringo27). Pendant cette période, leur style de musique, leur présence sur scène et leur apparence se modifient de manière significative. Ils interprètent une musique plus rock‘n’roll qui est à la mode en Grande-Bretagne et on les encourage à être plus « spectaculaires » sur scène (Marwick, 1982 : 169). Puis, en accord avec la musique rock‘n’roll, ils s’habillent avec des vêtements en cuir et ils se coiffent avec les cheveux gominés en banane. Cette nouvelle allure est inspirée d’une sous-culture jeune en Allemagne à l’époque – les

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Exis – les existentialistes, un look contestataire (anti-establishment), intellectuel et étudiant importé de France. Pour Paul McCartney, il est subtilement différent du « look » américain rock‘n’roll associé plutôt à la classe ouvrière28.

23 Cette nouvelle allure reflète un sentiment réfractaire et contestataire grandissant en Grande-Bretagne qui figure dans la littérature des jeunes auteurs britanniques nommés les « jeunes hommes enragés » (Angry Young Men), tels que Colin Wilson (The Outsider, 1956) et John Osborne (Look Back in Anger, 1957). Ces auteurs s’inspirent des personnages révoltés qui refusent de ressembler aux adultes qui les entourent dans des films américains de 1953 à 1955, tels que The Wild One (L’Équipée sauvage) et On the Waterfront (Sur les quais) avec Marlon Brando, ou East of Eden (À l’est d’Eden) et Rebel Without a Cause (La Fureur de vivre) avec James Dean. Pendant cette période, néanmoins, les Beatles imitent des styles musicaux américains comme le rhythm and blues (R&B) ou le rock‘n’roll, et interprètent exclusivement les chansons d’autres compositeurs. Ils ne composent pas encore leurs propres chansons dans leur propre style et leur propre son. De même, leur « look » ne fait qu’imiter une mode jeune déjà existante. Ainsi, ils sont de nouveau activement en phase, mais pas à l’origine de la culture jeune liée au rock‘n’roll et les Exis.

24 Fin 1961, lorsqu’ils rentrent en Grande-Bretagne, John et Paul arborent une nouvelle coiffure coupe au bol (ou coupe champignon) avec les mèches brossées vers l’avant29. Inspirée du style moderne – mod – de l’époque en Grande-Bretagne, la coupe va devenir un élément essentiel de l’image des Beatles par la suite et ils en lancent la mode chez de nombreux jeunes. Le changement de coiffure est bientôt accompagné d’une modification radicale de style vestimentaire car le groupe abandonne le cuir peu après son retour en Grande-Bretagne.

25 Cet assagissement est largement dû à Brian Epstein, devenu leur nouveau manager en décembre 1961, qui s’engage dans une promotion vigoureuse des Beatles. Celle-ci s’avère payante, car le groupe se produit à la radio en direct devant un public, pour l’émission Teenager’s Turn (Here We Go) au BBC Playhouse Theatre, à Manchester. Sous l’influence de Brian Epstein, ils portent des costumes de Beno Dorn, afin de renvoyer une image « propre » qui plaît au marché des teenagers en plein essor (Pickard, 2013). Ringo en fera de même lorsqu’il deviendra membre du groupe.

26 En août 1962, la version définitive du groupe prend forme : John Lennon à la guitare rythmique et au chant, Paul McCartney à la guitare basse et au chant, George Harrison à la guitare solo et au chant, et Ringo (Richard) Starr à la batterie et au chant. Lorsque les Beatles sortent leur premier 45 tours Love Me Do / PS I Love You le 5 octobre 1962, sous la direction de leur nouveau producteur chez EMI George Martin, ils passent du statut d’amateur à celui de professionnel et de teenagers à jeunes adultes. Outre leur image, leur musique a changé de style pour se trouver en phase avec la culture jeune à la mode. En ce sens, ils sont comme de nombreux autres jeunes musiciens de l’époque.

27 Pour Dave Harker (1980 : 40), quand Brian Epstein obtient un contrat d’enregistrement chez EMI pour les Beatles, John, Paul, George et Ringo se plient aux exigences commerciales pour devenir « respectables » et donc prospères ; ils adoptent un uniforme vestimentaire et laissent derrière eux le rock‘n’roll pour une musique plus douce30 et optimiste : la pop31. En 1971, John Lennon commente rétrospectivement leur transformation radicale ainsi : Il a fallu aller jusqu’à l’humiliation totale en tant que membres des Beatles et cela m’ennuie énormément. Je ne le savais pas, je ne l’ai pas vu venir. Tout s’est passé

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petit à petit, graduellement, jusqu’au jour où ça a été la folie totale autour de nous et où nous nous sommes retrouvés à faire précisément ce que nous ne voulions pas faire, avec des gens que nous détestions dix ans avant.

28 Le 11 janvier 1963, les événements se précipitent avec la sortie d’un deuxième 45 tours Please Please Me qui se retrouve à la première place dans le hit-parade à peine plus d’un mois plus tard. En avril, leur premier album du même titre connaît également un grand succès et devient numéro 1 le 11 mai, pour rester en tête du palmarès des 33 tours pendant plus de six mois ; il est finalement délogé par With the Beatles, le deuxième album des Fab Four qui conserve cette place au classement pendant encore 21 semaines (Gillett, 1972 : 76-77). En novembre 1963, le cinquième single I Want to Hold Your Hand est commandé à plus d’un million d’exemplaires avant même sa sortie (Booker, 1969 : 214). Les Beatles battent tous les records de vente de disques et d’audience.

29 C’est l’heure de la Beatlemania, terme né fin 1963 pour décrire la frénésie autour du groupe de Liverpool. Le phénomène est lié au fait que les Beatles sont un des rares groupes appréciés à la fois par les jeunes filles et les jeunes garçons32. Ils rendent de nombreuses adolescentes hystériques (voir Ehernreich, Heiss & Jacobs, 1992) et le look instantanément reconnaissable de Paul, John, George et Ringo est copié par les adolescents du monde entier ; certains forment des groupes à leur image33. Mais une différence importante chez les Beatles, à partir de leurs années pop, réside dans la composition de leurs propres chansons ; sous leur influence il n’est plus à la mode pour les groupes de simplement reproduire des chansons américaines34.

30 La notoriété des Beatles traverse les frontières. En 1964, pour la première fois, ils partent à la conquête des États-Unis, où ils sont accueillis avec un enthousiasme sans borne. Chaque ville qu’ils visitent connaît des scènes d’hystérie collective chez les jeunes que personne n’avait provoquées jusqu’alors. À leur retour de leur tournée aux États-Unis, ils sont accueillis en Angleterre par des foules de jeunes filles dans un état second.

31 Les retombées commerciales sont spectaculaires : les ventes de disques, tee-shirts, badges, gadgets, vêtements, perruques et par la suite des films (A Hard Day’s Night [Quatre garçons dans le vent], 1964, et Help ! [Au secours !], 1965) dépassent les prévisions les plus optimistes. Ainsi, le Premier ministre conservateur Alec Douglas-Home déclare que le groupe est « notre meilleure exportation » et « contribue à la stabilité de notre balance des paiements35 ». Le 12 juillet 1965, les Beatles apprennent qu’ils vont être décorés par le nouveau Premier ministre travailliste, Harold Wilson, qui profite de leur popularité36. La décoration – MBE (Member of the Order of the British Empire) – l’équivalent de la Légion d’honneur en France – est une haute distinction nationale qui récompense ceux qui ont « servi la Couronne » ; elle leur est remise à Buckingham Palace le 26 septembre 196537. De cette façon, les Beatles sous l’égide de Brian Epstein sont devenus des produits pop par excellence et profitent pleinement du marché très commercial des teenagers qui suivent la nouvelle culture jeune.

32 La deuxième moitié des années 1960 est caractérisée par un nouveau départ chez les Beatles, largement sous l’influence, non pas de Brian Epstein, mais de la drogue. Au début de l’existence du groupe, ses membres avaient déjà pris des amphétamines, plutôt répandues à l’époque (Miles, 2001). En 1964, par le biais de Bob Dylan, ils découvrent la marijuana et fument du cannabis, activité qui demeure encore rare chez les jeunes dans ces années-là. La pochette du 33 tours Rubber Soul (1965) suggère une

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influence des hallucinogènes ; les Beatles sont donc des précurseurs de l’univers psychédélique qui est en train d’émerger sur la côte ouest des États-Unis. Les références psychédéliques chez les Beatles deviendront bien plus communes lors du Summer of Love de 1967 (Miles & Perry, 1997). Selon Barry Miles (1997 : 184), la consommation de drogues au milieu des années 1960 crée un grand changement dans la musique et l’attitude de John, Paul, George et Ringo.

33 À partir de la fin de leurs tournées en août 1966 (après avoir été les premiers à jouer dans les grands stades), après la mort de Brian Epstein en 1967 et à la suite leur transfert chez Apple en 1968, les Beatles deviennent progressivement plus autonomes, plus sûrs d’eux et plus libres (Frith, 1978 : 103-104). Ils deviennent ainsi de moins en moins conventionnels. D’abord, ils sont bien plus originaux dans leur musique, comme en témoigne Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Selon Charlie Gillett (1983 : 267), l’impact des Beatles atteint son sommet avec cet album38. Ensuite, leur apparence est moins convenue : ils portent les cheveux plus longs et une barbe, et des vêtements inspirés de l’Inde et de leurs rencontres avec Maharishi Mahesh Yogi en 1967 et en 1968 (Davies, 1968). Enfin, ils sont plus introspectifs dans leur façon de voir le monde et ils s’intéressent à la spiritualité orientale, y compris la méditation et le .

34 La relation plutôt « osée » des Beatles avec le cannabis puis avec le LSD n’influence pas seulement leur musique et leur aspect physique. Elle annonce aussi des changements importants dans la culture jeune dont les Beatles sont cette fois les précurseurs et les avant-coureurs. À partir de 1965, physiquement et métaphoriquement, les Beatles laissent derrière eux leur propre jeunesse et vivent leur passage à l’âge adulte ; quand Let it Be sort, John Lennon est loin de ses années teenage – il a 30 ans.

Conclusion

35 Le teenager puis la culture jeune émergent en Grande-Bretagne pendant les années 1950 pour des raisons politiques, économiques, sociales et démographiques spécifiques. Les Beatles font partie intégrante de ces deux phénomènes. Au cours des années 1950, de plus en plus de jeunes découvrent leur mode d’expression artistique dans une musique différente de celle de leurs parents : le skiffle et le rock‘n’roll américain où s’expriment à la fois leurs revendications et leurs espoirs. John, Paul, George et Ringo sont alors des teenagers, ils suivent ces tendances musicales et visuelles de l’époque.

36 Ensuite, la musique pop bien plus commerciale apparaît en Grande-Bretagne comme l’affirmation non-verbale de l’identité de la jeunesse liée à l’exubérance, à l’effervescence et au plaisir pur39. Lorsque les Beatles entrent dans les studios d’enregistrement et composent leurs propres chansons, ils se transforment en visages souriants coiffés au bol, avec des refrains et paroles plus doux et commerciaux ; ils sont de parfaits produits pop destinés au teenager40. Les Fab Four sont chéris et copiés par des jeunes à travers le monde41. Ils incarnent la culture jeune : la jeunesse, l’optimisme et la créativité des années 196042. Créatifs, ils ne sont pas pour autant à l’origine de la culture jeune de l’époque qu’ils imitent. Paul McCartney lui-même déclare en 1964 : « Pitié, ne dites pas que nous sommes la nouvelle jeunesse, parce que c’est n’importe quoi43. » Énergiques, drôles, terre-à-terre et anticonformistes dans leur comportement, les Beatles personnifient les nouvelles valeurs des jeunes44 et soulignent le fossé des générations. Lors d’une conférence de presse à New-York en août 1965, un journaliste pose la question suivante : « Pensez-vous lancer la mode dans la pop et le

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pop art ? » George répond : « Peut-être inconsciemment », avant que Ringo ne réplique avec un jeu de mots : « Oui, nous sommes toujours inconscients45. » Ils reflètent parfaitement les importants changements sociaux vécus par le pays entre la fin de la période conservatrice et le début de la période travailliste46.

37 Enfin, de tous les groupes qui ont vu le jour en Grande-Bretagne, les caméléons musicaux que sont les Beatles sont certainement les plus célèbres. Mais ce n’est que lorsqu’ils approchent de la trentaine qu’ils deviennent des musiciens plus expérimentaux, plus autonomes, plus révolutionnaires et plus originaux. C’est donc à la fin des années 1960, après avoir été au cœur de la culture jeune depuis leur adolescence, que les Beatles sont le plus novateurs.

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NOTES

1. Le nom du groupe est parfois orthographié Quarrymen. John Lennon fréquentait l’école Quarry Bank High School for Boys à Liverpool. 2. Hunter Davies (1968 : 287-288) : « The pundits decided the Beatles were of social significance, symbolizing all the frustrations and ambitions of the new emergent, shadow-of-the-Bomb, classless, unmaterialistic, unphoney teenagers. » 3. Harold Macmillan, le 20 juillet 1957, à Bedford : « Let’s be frank about it, most of our people have never had it so good. » 4. Harry Hopkins (1963 : 424) : « Mere shillings of free spending money before the war were transformed into pounds, creating a new ‘jeunesse dorée’ able to enjoy in these years between leaving school and marriage. A freedom and opulence which many would never know again in their lives. » 5. La littérature de l’époque se fait l’écho de cette conjoncture favorable. Citons à titre d’exemple Albert Conroy, l’un des jeunes personnages du roman A Kind of Loving de Stan Barstow (1960, 118), lorsqu’il crie à son supérieur : « Vous pouvez me virer si vous voulez. J’emmène mon savoir-faire

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ailleurs. Et je n’aurai pas longtemps à chercher ; il y a plein de boîtes qui se désespèrent de trouver des gars. » 6. Richard Hoggart (1992 : 140) affirme en 1957 que, d’habitude, les familles ouvrières n’attendent pas du tout une contribution de leurs enfants qui travaillent. 7. Pour une analyse de l’émergence et l’évolution du terme teenager, voir Pickard, 2000. 8. Simon Frith (1978 : 187) : « From the 1920s to the early 1950s the music industry aimed its products at the family audience; records reached the public on family radio and on the family phonograph—most homes had only one of each. To be popular a song had to transcend all the differences between listeners: it had to appeal to all ages, classes, races and religions, to both sexes, to all moods, cultures and values. […] Such ‘nice’ music was determined too by the technological limits of early radio and recording. Subtlety of tone, harmony or melody was impossible to reproduce; nothing too long, discordant or intricate could survive the primitive recording techniques; song writers were advised to stick to the notes in the middle range of the piano. » 9. Iain Chambers (1985 : 45-46) : « Skiffle’s instrumentation, consisting of acoustic guitar, and a largely home-made rhythm section of washboards and tea-chest string bass, with optional guitars, kazoo, banjo and piano, was a duplication of the New Orleans’s ‘Spasm Bands’ of the turn of the century and the black Memphis bands of the 1930s (The Memphis Jug band, The Mississippi Sheiks). Between 1956 and 1958, it popularised many of the elements of US white and black popular music in Britain for the first time. […] Above all, it offered a major democratisation of music-making. With little money and limited musical skill it became possible to be directly involved in a popular music. By 1957, there were numerous amateur skiffle competitions being regularly held everywhere in Britain and literally thousands of groups. » 10. Iain Chambers (1993 : 157-158) : « Skiffle involved simple rhythms with lyrics drawn from black and white American folk music and the repertoires of singers like Huddie Ledbetter (‘Leadbelly’) and Woody Guthrie. In Britain it was originally heard in the Trad jazz revival in the early 1950s. Derived from the black ‘spasm’ bands of the 1920s and ‘30s, where a simple line-up of guitars, washboards, kazoos, and tea-chest basses provided the sounds. […] Skiffle became a popular craze in Britain in the years 1956-58. Its accessibility offered to a wide range of young people the possibility of approaching some of the excitement and novelty associated with rock‘n’roll. An acoustic guitar, broom-stick bass, and improvised percussion, and you were away. It was the first American-derived music to be brought home and spread on a large scale. There were skiffle groups everywhere, in schools, housing estates and coffee bars; future members of the Shadows and the Beatles started out playing skiffle. » 11. Film de Richard Brooks, d’après le roman du même nom d’Evan Hunter. 12. Roy Shuker (2005 : 233) : « Bill Haley and the Comets made ‘Rock Aroud the Clock’. The record was a hit in America, then worldwide, eventually selling 15 million copies. It represented a critical symbol in the popularization of the new musical form. » 13. Pour une analyse des origines noires, voir Chambers (1975 : 157-166). 14. Richard Mabey (1969 : 46) : « Ultimately, rock‘n’roll […] was an antidote to frustration as well as an expression of it. » 15. Gordon Thompson (2008 : 17) : « The generation that created the British beat boom had neither fought in the war nor played any role in establishing the postwar economic policies that seemed ready to entomb it in the late forties and early fifties. Britain’s considerable economic and cultural duress led this generation of war babies to believe that the wheels had come off the system. Born both during the war and in the years immediately following, they were determined to do better than their parents, or at least to do things differently. » 16. Richard Mabey (1969 : 41) : « There was no pop ‘scene’ in the early fifties. »

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17. Roy Shuker (2005 : 201) : « Musically pop is defined by its general accessibility, its commercial orientation, an emphasis on memorable hooks or choruses, and a lyrical preoccupation with romantic love as a theme. The musical aesthetics of pop are essentially conservative. » 18. Simon Frith (2001 : 94-96) : « It is music produced commercially for profit, as a matter of enterprise not art. […] It is about providing popular tunes and clichés in which to express commonplace feelings—love loss and jealously. » 19. Gammond Peter (1991 : 457) : « The abbreviation ‘pop’ was not in use as a generic term until the 1950s when it was adopted as the umbrella name for a special kind of musical product aimed at a teenage market. » 20. George Melly (1989 : 21) : « Few people would quarrel with the proposition that British pop music in the true sense dates from the rise of Tommy Steele. » 21. Pour des résumés évocateurs des deux premières décennies de la musique rock‘n’roll et pop en Grande-Bretagne, voir Nik Cohn (1970), George Melly (1970), Simon Frith (1978). 22. Chiffres compilés par le ministère du Commerce (Board of Trade) et le ministère de l’Industrie (Department of Trade and Industry). 23. L’importance prise par les teenagers sur le marché de cette musique se mesure au nombre de chansons de la fin des années 1950 dont les titres incluent « teen » et « teenage » : Teen Age Crush de Tommy Sands, A Teenager’s Romance de Ricky Nelson, Ballad of a Teenage Queen de Johnny Cash et Sweet Little Sixteen de Chuck Berry. De même, le monde teenage est omniprésent, par exemple dans les titres suivants : Rubber Sole Shoes et Lipstick and Candy de Julius Larosa, Bobby Sox to Stockings de Frankie Avalon, A Rose and Baby Ruth de George Hamilton IV, ALL SHOOK UP D’ELVIS PRESLEY, QUEEN OF THE HOP DE BOBBY DARIN, RAUNCHY DE BILL JUSTIS, SHORT SHORTS DE ROYAL TEENS ET THE STROLL DE THE DIAMONDS. 24. Roy Shuker (2005 : 20) : « Beat music. A music style, and loose genre characterized by a simple, strong beat. The term beat music was applied to the music of The Beatles and other English groups in the early 1960s: Gerry and the Pacemakers, the Dave Clark Five, the Searchers, the Hollies. Accordingly, the form is sometimes referred to as ‘British Beat’. These performers had a repertoire grounded in rock‘n’roll and rhythm & blues. Initially encouraged by the simplicity of skiffle, beat groups characteristically had a line-up of drums, lead guitars, bass and rhythm guitars, and a lead vocalist (sometimes, as with the Beatles, this would be one of the instrumentalists). Strong regional versions were present, with Liverpool (Merseybeat) the major focus. The beat bands were central to the British invasion of the American charts in the early 1960s. » 25. Ringo Starr rencontre les Beatles lorsqu’il joue à Hambourg en octobre 1960. 26. Voir Philip Norman (2004 : 18-54), pour un récit détaillé sur les années skiffle des Beatles. 27. Selon Barry Miles (2001) ils passent plus de 800 heures sur scène à Hambourg. 28. Paul McCartney décrit les similarités et les différences entre les deux looks dans le chapitre 2 du livre que son ami Barry Miles (1997) lui a consacré. 29. The Beatles (2000) : « JOHN: Jürgen had a flattened-down hairstyle with a fringe in the front, which we rather took to. We went over to his place and there and then he cut—hacked would be a better word—our hair into the same style. (1967). PAUL: He had his hair Mod-style. We said, ‘Would you do our hair like yours ?’ We’re on holiday—what the hell! […]. He said, ‘No, boys, no. I like you as Rocker ; you look great.’ But we begged him enough so he said « all right ». […] (1963) RINGO: What a sight they looked when they arrived back! PAUL: When we got back to Liverpool it was all, ‘Eh, your hair’s gone funny.’ – ‘No, this is the new style.’ […] Everyone thought we had started it, so it became ‘the Beatle hairdo’. » 30. Dave Harker (1980 : 84) : « When Brian Epstein finally got them a recording contract, these happy little rockers accepted the uniforms, submitted to stylized version of long hair, made sweeter music and became an even greater musical success. They became, in short, thoroughly

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respectable […] and parents learned to adapt to the new phenomenon almost as quickly as did the rag trade. » 31. Gordon Thompson (2008 : 14) : « If anything characterized British pop music between 1962 and 1964, optimism seemed to underlie even the most tragic songs, and the Beatles came to play the principals jesters in the court of teenage anxiety. » 32. Charlie Gillett (1983 : 265) : « They were one of the few popular music acts to have more or less equal support from male and female admirers, and one of the few who were as interesting musically as they were visually. » 33. Christopher Booker (1969 : 213) : « In the last month of 1963, it became apparent that the Beatles were a phenomenon like nothing that pop music had ever known before. Already in their wake there were an estimated three hundred and fifty further pop groups in Liverpool alone. » 34. James Perone (2008 : 144) : « Already by 1963 it was clear that a new paradigm for rock bands was becoming established: in the wake of the Beatles no longer would it be fashionable to turn exclusively to covers of American song. » 35. Alec Douglas-Home (1964) : « Our best exports. » « A useful contribution to the balance of payments. » 36. Simon Frith (1988 : 73) : « The most repulsive of the Lennon friends (‘I knew him well’) was Harold Wilson, who explained on ‘The World At One’ that he gave John an MBE ‘because he got the kids off the streets’. ‘But wasn’t he a bad example’, snapped Robin Day. ‘Didn’t he encourage youngsters to take drugs ?’ ‘Ah yes’, agreed Wilson, ‘he did go wrong, later.’ » 37. Simon Frith (1978 : 102-103) : « The most important effect of the Beatles’ success had been to spread rock appeal from its traditional working-class teenage base. The general appeal of the Beatles and Stones and other groups, the development of cheap stereo record players, the opening of pirate radio and the college and club circuit, meant the development of a youthful music market with attitudes and an ideology that the major record companies did not understand. » 38. Charlie Gillett (1983 : 266-267) : « Whatever the Beatles did, or drew attention to, inspired a legion of followers. Their impact reached its peak following the release of Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band in 1967. » 39. John Crabtree (1957 : 109) : « Pop music emerged as a curiously non-verbal affirmation of youth identity. Mixed in with a sheer exuberance and enjoyment was an element of identity searching and a large element of rejection of adult values. Escapism. » 40. Ian Inglis (2000 : 20) : « The Beatles were much more than just a pop phenomenon, and second only to their timeless music appeal was visual. Their image—while continually changing—was constant, instantly recognisable, universal. » 41. John Mays (1965 : 178) : « In Britain too the pop star has soared into the ascendant and, following the transatlantic lead, we are busy in the creation of a new kind of subcultural royalty of which perhaps the Beatles are a prototype. » 42. Ian Inglis (2000 : 20) : « From 1963 to 1970 and beyond, after the group as such ceased to be, the four Liverpudlians came to represent all that was young, optimistic and creative in the heady times now nostalgically recollected as the ‘swinging sixties’. » 43. Paul McCartney : « Don’t for heaven’s sake say we’re the new youth, because that’s a load of old rubbish. » Cité dans Michael Braun (1964 : 35). 44. John Davis (1990 : 193) : « At the height of Beatlemania the universally known figures of John, Paul, George and Ringo seemed to define in one way or another most of the positive qualities of the supposed new youth of the late 1950s and early 1960s : energy, wit, lack of time for hypocrisy and pomposity, refusal to bow before the worn-out conventions of class society, etc. » 45. Conférence de presse, New-York, 13 août 1965. QUESTION: « Do you think you’re setting styles in pop and pop art ? »; GEORGE: « Maybe unconsciously »; RINGO: « Yeah, we’re always unconscious. »

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46. Ian MacDonald (2008 : 14) : « The Beatles’ appearance in 1962-63 coincided with the fall of Conservatism in Sixties Britain. »

RÉSUMÉS

Le nouveau phénomène du teenager émerge en Grande-Bretagne pendant les années 1950 en raison de facteurs contextuels bien spécifiques. John Lennon crée en 1956 le groupe skiffle les Quarry Men qui devient les Beatles au début des années 1960. L’arrivée de Ringo Starr confère au groupe sa composition définitive en 1962, année où les enfants nés du baby-boom d’après-guerre deviennent une entité démographique très visible avec de l’argent à dépenser dans la culture jeune. Les premiers disques des Beatles délaissent le skiffle et le rock’n’roll de leurs concerts au profit de chansons pop très commerciales qui visent les teenagers. Cet article explore les Beatles et leurs liens avec la naissance du teenager et de la culture jeune en Grande-Bretagne post-guerre. Il examine surtout la place sociologique que les Beatles occupent dans la société britannique afin de juger à quel point le groupe lance ou suit la culture jeune en Grande-Bretagne.

The teenager emerged as a new phenomenon in Britain in the 1950s due to specific contextual factors. John Lennon formed the skiffle band The Quarry Men in 1956 and it would evolve into the Beatles at the start of the 1960s. By the time Ringo Starr joined the group in 1962, the children born during the post-war baby boom—“the bulge”—were a burgeoning and highly visible demographic entity with money and time to spend on leisure and youth culture. The Beatles first records left behind skiffle and rock‘n’roll in favour of very commercial pop songs aimed at the teenage market. This article explores the Beatles with regard to the group’s links to the birth of the teenager and youth culture in post-war England. It examines primarily the sociological place of the Beatles in English society, in order to ascertain to what extent the group were instigators or followers of English youth culture.

INDEX

Keywords : youth, age / generation, mainstream / commercialism / commodification Thèmes : pop music, rock‘n’roll / rockabilly, skiffle (UK), rock music nomsmotscles Beatles (the), Emerick (Geoff), Harrison (George), Lennon (John), Martin (George), McCartney (Paul), Starr (Ringo) Index chronologique : 1960-1969 Mots-clés : jeunes / jeunesse, âge / génération, mainstream / commerce / marchandisation, identité individuelle / collective Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain

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AUTEUR

SARAH PICKARD

Sarah PICKARD est maître de conférences en civilisation britannique à la Sorbonne nouvelle et membre de l’équipe d’accueil CREW/CREC (EA 4399). Son doctorat portait sur la naissance de la culture jeune au Royaume-Uni et sur les réactions politiques à cette dernière. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur les jeunes Britanniques, parmi lesquels Phénomènes sociaux en Grande-Bretagne aujourd’hui (Ellipses, 2009) et, en tant que directrice d’ouvrage, Anti-Social Behaviour in Britain : Victorian and Contemporary Perspectives (Palgrave Macmillan, 2014).

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« Within You Without You » : les Beatles et la gauche britannique “Within You Without You”: The Beatles and the British Left

Jeremy Tranmer

1 LES TRAVAUX QUI S’INTÉRESSENT à l’impact des Beatles sur la vie politique britannique sont relativement rares1. Or, dans les années 1960, la montée des Beatles provoque des débats et des questionnements à droite, mais surtout à gauche de l’échiquier politique. Cet article étudie les rapports complexes entre les Beatles et la gauche britannique au cours de cette période. Il examine les déclarations et les actions politiques du groupe, ainsi que les réactions de la gauche face à sa réussite ; il compare l’opportunisme passager des travaillistes, les hésitations des communistes et l’enthousiasme de certains trotskistes tout en cherchant à expliquer pourquoi ces familles politiques réagissent de manière différente ; enfin, il tente de mesurer l’impact que les interactions entre les Beatles et la gauche ont sur l’engagement politique des musiciens britanniques dans les années 1970.

Les Beatles et la gauche

2 En 1963, la Beatlemania déferle sur le Royaume-Uni, et le groupe est courtisé par les deux principaux partis politiques. Le nouveau premier ministre conservateur Sir Alec Douglas-Home affirme apprécier la musique des Beatles et leur demande en plaisantant de se présenter sous la bannière de son parti aux prochaines élections

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législatives (Lemonnier, 1995 : 133). Cependant, les déclarations d’amour adressées par Douglas-Home aux Beatles sonnent faux car c’est la première fois que cet aristocrate de 60 ans, diplômé des plus grandes écoles privées et de l’Université d’Oxford, fait part de son intérêt pour la culture populaire. Douglas-Home s’attire ainsi les moqueries de la presse (Sandbrook, 2005 : 673). Le dirigeant travailliste Harold Wilson, fraîchement élu à la tête de son parti, semble plus crédible lorsqu’il loue les qualités des Beatles. Âgé de 48 ans et issu de la petite classe moyenne, il semble incarner un changement de génération et de milieu social. Cette impression est renforcée par l’importance centrale qu’il accorde à la modernisation du pays dans ses discours.

3 L’existence d’une certaine proximité entre les Beatles et les travaillistes peut paraître inévitable, voire naturelle. Dans les années 1960, le parti travailliste est avant tout le parti des classes populaires, dont les Beatles sont issus. Les travaillistes sont élus en 1964 (en pleine Beatlemania), ils sont réélus deux ans plus tard et quittent le pouvoir en 1970 (année de la séparation du groupe), après avoir perdu les élections législatives. Les années 1970 sont donc dominées politiquement par les travaillistes et musicalement par les Beatles. Le bilan économique des travaillistes est mitigé, mais des réformes sociales d’envergure sont adoptées lors de leur deuxième mandat : dépénalisation partielle de l’homosexualité masculine (1967), légalisation de l’avortement (1967), abolition de la censure au théâtre (1968), assouplissement de la législation régissant le divorce (1969), abolition de la peine de mort (1969), et législation pour interdire la discrimination raciale (1965 et 1968). Les années 1960 constituent donc une période de libéralisation des mœurs. À leur manière, les Beatles incarnent cette libéralisation et promeuvent d’autres changements sociaux et culturels dans les domaines de la sexualité, de la drogue, des codes traditionnels de la masculinité, etc. Néanmoins, à l’époque, la relation entre les travaillistes et les Beatles ne va pas de soi en raison de l’attitude traditionnelle du mouvement ouvrier britannique à l’égard de la culture. Depuis ses origines, celui-ci revendique la démocratisation de la culture et l’accès de tous à des formes de culture qui sont souvent réservées aux élites (ballets, opéras, concerts de musique classique, etc. (Tranmer, 2010 : 107-109). Par conséquent, il a tendance à souligner l’importance et la qualité de la haute culture et à minimiser celles de la culture populaire. Il est frappant que, dans un article publié dans le journal Daily Express en 1963, le leader adjoint du parti travailliste affirme ne pas écouter de musiques populaires car « les chansons se ressemblent toutes » (Gildart, 2013 : 82).

4 Wilson fait donc abstraction de cette tradition en cherchant délibérément à se rapprocher des Beatles. Il bénéficie d’un atout majeur, qu’il n’hésite pas à mettre en avant : il est député d’une circonscription de Liverpool, ville dont les Beatles sont originaires. En mars 1964, le leader travailliste se fait même photographier au Cavern Club avec ses « amis » les Beatles alors qu’il leur remet un prix pour récompenser leur domination du show-business britannique tout au long de l’année précédente (Variety Club Show Business Personalities of the Year). Lors de la campagne électorale d’octobre 1964, les deux partis cherchent à s’attirer le soutien des Beatles. La concurrence entre eux est tellement féroce que la presse parle de la « bataille des Beatles », les partis finissant par conclure un accord tacite afin de laisser les Beatles en dehors de l’élection (Lemonnier, 1995 : 134). Bien que les Beatles refusent de lui apporter leur soutien, Wilson remporte l’élection et devient premier ministre. L’année suivante, Wilson renchérit. Malgré l’hostilité d’une partie importante de l’establishment,

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il décerne aux quatre Beatles la distinction honorifique de Membres de l’Empire Britannique (MBE) en raison de l’impact positif de leur réussite commerciale sur l’économie britannique. Il continue ainsi de se faire passer pour un leader proche de la jeunesse, dont il partagerait les centres d’intérêt. En 1966, Wilson est réélu, mais les Beatles sont nettement moins présents dans la campagne électorale qu’en 1964.

5 Durant l’année 1966, qui marque un tournant dans l’attitude des Beatles à l’égard de Wilson, ils enregistrent la chanson « Taxman » (« Le Percepteur »), écrite par George Harrison, qui critique le taux d’imposition auquel les Beatles sont assujettis et vise nommément Wilson ainsi que le nouveau leader conservateur, Edward Heath. Il s’agit de la seule chanson du groupe qui dénonce ouvertement la politique du gouvernement. Lors d’une conférence de presse aux États-Unis avant le début de leur tournée américaine, ils s’expriment pour la première fois sur la guerre du Viêt-Nam. Contre l’avis de leur manager Brian Epstein, ils répètent tous ensemble, l’air sérieux : « On n’aime pas la guerre. La guerre c’est mal », « On y pense tous les jours. On ne l’aime pas. On n’est pas d’accord. On pense que c’est mal. » Bien que ces remarques (certes assez sommaires) passent pratiquement inaperçues en raison de la déclaration controversée de Lennon quant à la popularité des Beatles2, elles sont importantes pour trois raisons. Premièrement, les années 1960 voient rarement des musiciens britanniques prendre position publiquement sur une question politique3. Deuxièmement, il s’agit de l’unique circonstance où les Beatles s’expriment tous les quatre sur la guerre du Viêt-Nam. Par la suite, le sujet sera surtout abordé par Lennon dans ses entretiens ou dans des chansons telles que « Give Peace a Chance » (Wiener, 1991 : xvii). Enfin, les Beatles critiquent non seulement le gouvernement américain, mais aussi, indirectement, le gouvernement travailliste britannique. En effet, Wilson soutient la politique américaine au Viêt-Nam, malgré son refus de participer activement à la guerre en envoyant des militaires britanniques (Wiener, 1991 : 17). En 1966, les Beatles commencent également à se rapprocher progressivement du mouvement hippy et à épouser les valeurs de la contre-culture telles que l’émancipation individuelle (grâce à la Méditation transcendantale, aux religions orientales ou à des substances illicites), ainsi que l’opposition à tout ce qui incarne l’autorité, y compris les partis politiques et les gouvernements. Il est évident que les Beatles et Wilson (qui incarne pour sa part la modération et le pragmatisme) évoluent dorénavant dans des univers très différents et peu compatibles.

6 Néanmoins, l’extrême gauche prend le relais des travaillistes et commence à s’intéresser aux Beatles. Depuis la fin de la guerre, l’extrême gauche britannique est un phénomène assez marginal au Royaume-Uni4. Cependant, en 1968, la gauche révolutionnaire se sent portée par un mouvement international : les événements de mai 68 font vaciller l’état en France tout en donnant l’impression, pendant quelques semaines, qu’une révolution est possible dans un pays industrialisé ; en Chine, Mao lance la révolution culturelle, qui mobilise les jeunes et ébranle les élites et la bureaucratie ; au Viêt-Nam les Américains essuient des revers militaires face aux communistes. Et l’extrême gauche gagne en visibilité : en mars, elle réussit à rassembler 30 000 personnes à Londres contre la guerre du Viêt-Nam ; six mois plus tard, ce seront 100 000 manifestants qui défileront, menés par le jeune Pakistanais Tariq Ali, dans les rues de la capitale britannique.

7 C’est dans ce contexte que les Beatles enregistrent « Revolution », réaction de John Lennon face à la montée de l’extrême gauche. Lennon dénonce cette dernière,

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s’interrogeant sur sa stratégie et s’opposant à la violence révolutionnaire : « tu peux te passer de moi » (« you can count me out »). Pourtant, dans la version de la chanson qui figure sur l’Album Blanc, il refuse de trancher en chantant : « you can count me out / in. » Les ambiguïtés et les hésitations de Lennon agacent l’extrême gauche. Des articles publiés dans le journal Black Dwarf critiquent la naïveté de « All You Need Is Love » et le réformisme de « Revolution » (Hoyland, 1968 : 6), ou déclarent leur préférence pour « Street Fighting Man » des Rolling Stones (Muldoon, 1968a : 1). Piqué au vif, Lennon réagit en publiant une réponse dans Black Dwarf (Lennon, 1968). Il entame aussi un dialogue avec Tariq Ali, avec qui il converse régulièrement au téléphone (Ali, 2005 : 330-335). Il l’invite même chez lui, leur entretien étant par la suite publié dans un autre journal d’extrême gauche (Ali, 2005 : 361-381). Parallèlement, Lennon milite à sa manière contre la guerre du Viêt-Nam : en 1969, il organise des bed-ins, restant au lit avec sa femme Yoko Ono dans une chambre d’hôtel pendant une semaine et convoquant la presse pour parler de la guerre. Dans des endroits stratégiques de plusieurs grandes villes occidentales, il fait coller des affiches géantes avec le message suivant : « La guerre est finie ! Si vous le voulez. John et Yoko vous souhaitent un Joyeux Noël. » Il renvoie enfin sa médaille de MBE pour protester contre l’engagement britannique dans la guerre du Biafra en Afrique, contre le soutien apporté par Wilson à la stratégie américaine au Viêt-Nam et… contre les ventes décevantes de son single « Cold Turkey5 ».

8 On peut donc distinguer deux phases dans la relation des Beatles à la gauche : la première concerne la gauche modérée (Wilson et les travaillistes), tandis que dans la seconde a trait à l’extrême gauche. Mais cette seconde phase concerne davantage Lennon, les trois autres Beatles ne semblant pas partager son intérêt pour la politique6. Dans les deux cas, cette relation est assez complexe. Pour mieux comprendre les raisons de cette complexité, il convient donc de procéder à une analyse approfondie de la gauche britannique.

Une relation complexe

9 La relation entre les travaillistes et les représentants de la culture populaire des années 1960 ne peut qu’être distante et superficielle. De nombreux historiens marxistes britanniques ont montré que le parti travailliste établit des objectifs limités dans le cadre des structures sociales, économiques et politiques existantes7 : il n’est pas contre l’abolition de la monarchie ; il évite le conflit ouvert ou direct avec la classe dirigeante et cherche à se présenter comme une force modérée, raisonnable et compétente ; il accorde une grande importance à la notion de respectabilité, se conformant aux normes et aux mœurs dominantes de la société britannique. De 1962 à 1966, les Beatles véhiculent une image plutôt respectable de jeunes gens polis, drôles et inoffensifs. Certes, ils ont les cheveux plus longs que la plupart des garçons de leur âge (d’où les moqueries de la presse), mais ils sont souvent habillés en costume cravate et respectent globalement les codes vestimentaires en vigueur (Millward, 2013 : 44). Cependant, leur image commence à changer dès 1966 et, en 1967, ils ont les cheveux nettement plus longs qu’auparavant, les costumes ont été jetés à la poubelle et ont été remplacés par des vêtements plus exotiques et colorés. En résumé : les Beatles ont adopté le look psychédélique des hippies. Parallèlement, avec des morceaux comme « Tomorrow Never Knows » (1966), « A Day in the Life » (1967), « Strawberry Fields Forever » (1968),

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ou « I Am the Walrus » (1968), leur musique devient plus sophistiquée et novatrice, ce qui est en partie dû à la consommation de substances illicites comme le cannabis et le LSD. Par conséquent, les Beatles ne correspondent plus aux critères de respectabilité des travaillistes, qui, dès 1966, ne peuvent plus être associés au groupe.

10 L’extrême gauche ne se soucie guère de la respectabilité car elle cherche à incarner la rupture avec les valeurs dominantes de la société britannique. Mais elle fait face à d’autres obstacles qui l’empêchent de créer des liens avec les représentants de la musique populaire. L’attitude du parti communiste (PC) à l’égard de cette musique est assez ambiguë. Il a une nette préférence pour le folk qui, à ses yeux, constitue un genre musical authentiquement populaire, en révolte contre le système capitaliste (Porter, 1998 : 171-191). Dans le contexte de la guerre froide et de l’affrontement Est-Ouest, le PC se montre ouvertement hostile à la culture populaire de masse (musique, cinéma) en raison des liens qu’elle entretient avec les États-Unis. Néanmoins, au début des années 1960, la Ligue des Jeunes Communistes réserve un accueil favorable aux groupes de jeunes issus de la classe ouvrière. Elle cherche maladroitement à se servir de la culture de masse afin de communiquer efficacement avec les jeunes. Par exemple, elle publie une photo des Beatles en première page de sa revue Challenge et, en 1967, elle invite les Kinks à se produire sur scène lors de son congrès (Andrews, 1998 : 34-36). Les tentatives de la Ligue de s’approprier certains éléments de la culture des jeunes divisent ses militants et rencontrent l’hostilité de leurs aînés (Davis, 1966 ; Milligan, 1966). Les militants communistes plus âgés se méfient des nouvelles formes de musique, parce qu’ils les associent aux États-Unis, grande puissance impérialiste et grand rival de l’Union Soviétique, et ils ont peur que leur passion pour la musique éloigne les jeunes du militantisme traditionnel et du mouvement ouvrier. Les communistes partagent ainsi certaines caractéristiques avec les travaillistes : ils cultivent une certaine respectabilité et insistent pour que les adhérents communistes se conforment aux normes et aux codes de la classe ouvrière traditionnelle (Thompson, 1993 : 18). Mais le PC ne fait pas seulement partie du mouvement ouvrier britannique ; il s’agit aussi d’une section du mouvement communiste international dominé par l’Union Soviétique. Le comportement des communistes britanniques doit donc correspondre aux attentes de l’Union Soviétique et ne pas se montrer gênant pour cette dernière. Autrement dit, le conservatisme social du mouvement ouvrier britannique est renforcé par celui du mouvement communiste international, ce qui conduit le PC à envisager la nouvelle culture populaire des années 1960 avec une certaine méfiance et une certaine hésitation.

11 En revanche, la Nouvelle Gauche (New Left) se montre plus intéressée par la culture des jeunes. Elle est composée de nombreux groupements et de partis créés en dehors du parti travailliste et du parti communiste. Leurs références idéologiques sont nombreuses et variées : ils se réclament du trotskisme, du maoïsme, du socialisme libertaire, voire de l’anarchisme. La composante la plus influente et la plus visible de la Nouvelle Gauche est le Groupe Marxiste International (IMG). L’IMG fait souvent parler de lui car il compte parmi ses adhérents Tariq Ali, organisateur des grandes manifestations contre la guerre du Viêt-Nam de 1968 (Green, 1999 : 242). Pour l’IMG, la jeunesse britannique est une force révolutionnaire capable d’ébranler la société bourgeoise en créant une situation révolutionnaire comme celle qu’a connue la France en mai 68. La Nouvelle Gauche ne manque ni d’ambition ni de culot : elle essaie, par exemple, d’attirer vers elle Mick Jagger des Rolling Stones et l’invite à la première

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grande manifestation organisée à Londres contre la guerre du Viêt-Nam. Les deux premiers numéros du journal Black Dwarf débattent de la chanson « Street Fighting Man », et les paroles de la chanson sont publiées dans ce journal (Muldoon, 1968a : 1 ; Muldoon, 1968b : 8). Le flirt de Mick Jagger avec la gauche révolutionnaire est de courte durée, mais Lennon, quant à lui, se rapproche petit à petit de l’IMG.

12 Quels sont les facteurs qui contribuent à rapprocher les militants révolutionnaires et des musiciens de premier plan ? Les deux groupes font preuve d’un certain opportunisme. La Nouvelle Gauche veut se servir de la culture des jeunes et de ses principaux représentants pour promouvoir ses idées et dénicher de nouveaux adhérents. Mais il est important de se rappeler que la moyenne d’âge des militants de la Nouvelle Gauche n’est pas très élevée (Tariq Ali n’a que 25 ans en 1968), et que ces formations réussissent à attirer vers elles de nombreux étudiants (Callaghan, 1987 : 122). Le jeune âge des militants pousse la Nouvelle Gauche à s’intéresser à la culture populaire et à investir ce milieu. La culture politique de la Nouvelle Gauche est plus fluide que celles du parti travailliste et du parti communiste. Les groupes qui la composent ne se réclament pas d’idéologies fixes ou figées et n’ont pas de traditions et de pratiques militantes bien établies. Leur approche de la culture populaire est donc plus ouverte et plus pragmatique. Certains militants influents font partie des deux milieux (j’évoquerai plus loin le cas de Dave Widgery). Pour certains musiciens, comme Mick Jagger, le fait de s’afficher avec la gauche révolutionnaire contribue à entretenir une réputation sulfureuse. Le cas de John Lennon est assez différent dans la mesure où, à la fin des années 1960, il s’intéresse de plus en plus à la politique. Il n’abandonne pas complètement la vision hippie du monde mais, à l’instar d’une frange de la jeunesse britannique, il commence à se radicaliser pour des raisons politiques.

13 À la fin des années 1960, des liens se tissent entre la Nouvelle Gauche et des musiciens de premier plan comme Lennon et Jagger ainsi que des groupes moins connus comme les Deviants de Mick Farren et l’Edgar Broughton Band. Comme cela avait déjà été le cas avec Wilson, les forces politiques en question font preuve d’un certain opportunisme. Mais, contrairement à ce que l’on avait pu observer à l’époque, certains musiciens, parmi lesquels John Lennon, se politisent et cherchent à établir le dialogue avec des partis d’extrême gauche. Afin de déterminer l’impact de ces deux épisodes sur la relation entre la gauche et les musiciens au Royaume-Uni, évoquons, pour finir, un exemple ultérieur de collaboration entre des musiciens et des militants politiques.

La gauche et la musique populaire dans les années 1970

14 Quelques années après la séparation des Beatles, des musiciens et des militants politiques collaborent à nouveau. Il ne s’agit plus de remporter une élection ou de fomenter une révolution, mais de lutter contre le racisme et l’extrême droite. Depuis la fin des années 1960, la situation économique se dégrade, les idées racistes ont de plus en plus cours dans la société britannique, les agressions à caractère raciste sont en hausse et le National Front connaît des scores importants dans les élections partielles et les élections municipales (Beckett, 2009 : 445). Lors d’un concert à Birmingham en 1976, le guitariste Eric Clapton affiche son soutien à Enoch Powell, un homme politique conservateur connu pour ses prises de position racistes. Suite aux propos de Clapton, un collectif se met rapidement en place afin de combattre le racisme et le Front

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National. Dans les années qui suivent, Rock Against Racism (ou RAR) organise des dizaines de concerts locaux qui rassemblent des groupes punks et des groupes de reggae, symbolisant l’unité raciale. RAR organise également deux carnavals nationaux à Londres auxquels participent notamment les Clash, les Buzzcocks, Elvis Costello, Steel Pulse et Aswad. Ces carnavals attirent entre 80 000 et 100 000 personnes.

15 Au sein des fondateurs de RAR, on retrouve des militants d’extrême gauche passionnés de musique. Parmi eux, Dave Widgery semble assez emblématique. Adhérent de la Nouvelle Gauche à la fin des années 1960, il écrit des articles sur le rock dans la presse underground et donne des conférences sur les musiques populaires (Renton, 2006 : 48). Il apprécie la musique de John Lennon et souligne le rôle de pionnier de Lennon dans ses tentatives de mariage entre musique et politique (Widgery, 1989 : 69). Mais il regrette que ce dernier évolue dans un univers très éloigné de celui de la classe ouvrière et qu’il ne s’implique plus dans des organisations politiques (Widgery, 1989 : 74). Widgery poursuit ses activités dans les années 1970 et participe activement à la création et à la vie quotidienne de RAR. Il incarne donc une relation étroite entre la politique et la musique ainsi qu’une certaine continuité entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970. Cependant, dans le journal de RAR et dans ses tracts, on ne trouve aucune référence aux Beatles et à John Lennon. Au sein de RAR, Widgery collabore étroitement avec des punks issus de la génération suivante. Or le mouvement punk se construit en partie en opposition à des groupes comme les Beatles. Ce n’est pas un hasard si, dans leur chanson « 1977 », les Clash chantent « plus d’Elvis, de Beatles ou de Rolling Stones / en 1977 », ou si le New Musical Express publie, le 14 janvier 1978, un article intitulé : « Commencez la révolution sans John Lennon » (Spencer, 1978 : 22). En fait, les Beatles incarnent tout ce que détestent les punks : les paroles niaises de certaines chansons (par exemple, « I Wanna Hold Your Hand », « She Loves You »), la musique excessivement sophistiquée (par exemple, « I Am the Walrus »), et la distance entre le groupe et ses fans (distance physique lors des concerts, mais distance financière également). Pour les punks, les Beatles sont l’incarnation des hippies qu’ils exècrent. Il est donc impensable qu’un mouvement auquel adhèrent des punks se réclame ouvertement des Beatles ou de Lennon8. De surcroît, les formes d’activité politique épousées par Lennon à la fin des années 1960 ne correspondent absolument pas à celles de militants de RAR, qui mettent l’accent sur le militantisme de base (distribution de tracts, réunion publiques, manifestations, etc.).

16 À travers Widgery, en particulier, RAR s’inspire d’une manière très générale de John Lennon et des événements musicaux-politiques de la fin des années 1960, mais ce mouvement est façonné par le rejet de l’approche politique de Lennon et de la musique des Beatles9. Dans les années 1980, de nombreux musiciens (parmi lesquels Billy Bragg, Paul Weller et Jimmy Somerville) soutiennent activement le parti travailliste et lancent le mouvement Red Wedge (coin rouge 10), mais ils prennent ouvertement RAR pour modèle (Bragg, 2006 : 198) et l’on ne trouve aucune référence aux Beatles dans les documents qu’ils publient11.

17 Aujourd’hui, le fait que les hommes politiques cherchent à s’attirer le soutien de musiciens connus n’a rien de surprenant. Nous sommes également habitués à entendre des musiciens se prononcer sur des thèmes politiques et sociétaux. Pourtant, dans les années 1960, cela ne va pas de soi. Au Royaume-Uni, les Beatles sont par exemple les premiers musiciens de premier plan à rencontrer un premier ministre, ou à émettre un avis sur une question d’actualité. Lennon, quant à lui, intervient dans des débats

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politiques, utilise sa notoriété à des fins politiques et promeut des formes iconoclastes d’action politique. Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, les Beatles font figure de pionniers. Les actions politiques de Lennon sont marquées par l’élitisme et l’individualisme. Dans une certaine mesure, RAR représente une réponse aux limites de ces actions dans le sens où il voit des musiciens rompre leur isolement en côtoyant leurs fans et des militants de base, mais aussi en s’impliquent véritablement dans des combats collectifs.

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NOTES

1. Voir par exemple, l’ouvrage de Bertrand Lemonnier (1995) ou deux articles de l’universitaire britannique Marcus Collins « The Beatles’ Politics » (2014) et « “The Age of the Beatles” : Parliament and Popular Music in 1960s Britain » (2013). 2. Lors d’un entretien avec la journaliste anglaise Maureen Cleave, Lennon parle du christianisme et va jusqu’à affirmer que les Beatles sont plus populaires que le Christ. Cette remarque provoque un tollé aux États-Unis, surtout dans les états conservateurs du Sud où les disques des Beatles sont brûlés. 3. Les protest singers américains comme Bob Dylan ou Phil Ochs n’avaient pas fait d’émules au Royaume-Uni. Il est assez révélateur que Lennon chante à la façon de Dylan sur la chanson « You’ve Got to Hide your Love Away » (1965). Il ne signe son premier texte engagé, « Revolution », qu’en 1968. 4. Le parti communiste perd ses derniers sièges au parlement en 1950, tandis que les trotskistes hésitent entre l’entrisme au parti travailliste et l’existence en tant que force politique indépendante. 5. Il poursuit ses activités politiques après la séparation des Beatles. Par exemple, il enregistre des chansons politiques comme « Power to the People » (1970), « Imagine » (1971) ou « Working Class Hero » (1970), et il apporte son soutien au révolutionnaire noir Michael X ainsi qu’à la militante noire américaine Angela Davis. Il cesse de s’engager publiquement en 1972 car il craint son expulsion des États-Unis où il vit depuis août 1971. 6. Depuis quelques années, Paul McCartney remet en cause cette vision des Beatles et affirme avoir sensibilisé les autres Beatles à l’horreur de la guerre du Viêt-Nam suite à une rencontre avec le philosophe Bertrand Russel (Leach, 2008). Mais force est de constater que McCartney, Harrison et Starr ne cherchent pas à protester publiquement contre la guerre du Viêt-Nam. Les activités politiques de Lennon de la fin des années 1960 et du début des années 1970 sont toujours sujettes à controverse car il est accusé d’avoir accordé un soutien financier à l’Armée Républicaine Irlandaise (Bright, 2000). Cependant, selon son dernier assistant personnel, vers la fin des années 1970, Lennon évolue en reniant son passé politique, et il dit même admirer le futur président républicain Ronald Reagan (Gardner, 2011). 7. Ralph Miliband est le premier historien à élaborer une analyse approfondie de la spécificité du réformisme travailliste dans son livre Parliamentary Socialism. A Study in the Politics of Labour, publié pour la première fois en 1961. 8. Il est révélateur que dans son livre sur l’histoire de RAR (Beating Time : Riot ‘n’ Race ‘n’ Rock ‘n’ Roll), Widgery ne parle pas du tout des Beatles ou de Lennon et que des fondateurs soixante- huitards de RAR (Red Saunders et Roger Huddle) renoncent à l’idée d’inviter Lennon à se produire lors d’un concert national de RAR (Richardson, 2005). 9. RAR se saborde au début des années 1980 suite au score désastreux du Front National aux élections législatives de 1979. 10. Le nom du mouvement renvoie à l’affiche de propagande du peintre soviétique El Lissitzki, « Battez les Blancs avec le coin rouge ». 11. Malgré tout, les Beatles ne sont pas complètement absents des élections législatives de 1987 car leur fan club appelle ses membres à voter travailliste, en rappelant que John Lennon avait prôné la paix, l’amour et le socialisme (s.n., 1987).

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RÉSUMÉS

Cet article aborde les rapports complexes entre les Beatles et la gauche britannique dans les années 1960. Il examine les actions politiques du groupe ainsi que les réactions de la gauche face à sa réussite, et compare l’opportunisme passager des travaillistes, les hésitations des communistes et l’enthousiasme de certains trotskistes. Prenant en compte les spécificités de la vie politique et culturelle britannique, il cherche à déterminer l’impact des interactions des Beatles avec la gauche sur l’engagement politique des musiciens britanniques dans les années suivantes. Il prend comme exemple l’organisation politique Rock Against Racism.

This article deals with the complex relationship between the Beatles and the British left in the 1960s. It examines the political actions of the group as well as the left’s reactions to its success, comparing the short-lived opportunism of the Labour Party, the hesitations of the Communist Party and the enthusiasm of some Trotskyists. Taking into account the singularities of British politics and culture, it attempts to determine the impact of the interactions between the Beatles and the left on the political commitment of British musicians in the following years. It takes as an example the political organisation Rock Against Racism.

INDEX

Thèmes : rock music, pop music, psychedelic / acid rock nomsmotscles Beatles (the), Rolling Stones (the), Lennon (John) Keywords : protest / transgression / revolt, politics / militancy, counterculture / resistance, left / far left, concert / live / festival, venue / club Mots-clés : contestation / transgression / révolte, politique / militantisme, contre-culture / résistance, gauche (extrême-), concert / live / festival, salle de concert / club / scènes de musiques actuelles (SMAC) Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain

AUTEUR

JEREMY TRANMER

Jeremy TRANMER est maître de conférences en civilisation britannique à l’Université de Lorraine, où il enseigne l’histoire politique, sociale et culturelle du Royaume-Uni. Sa thèse portait sur l’évolution politique et idéologique du parti communiste de Grande-Bretagne face aux gouvernements Thatcher. Il a publié de nombreux articles sur la gauche radicale et travaille actuellement sur les rapports entre la gauche britannique et les musiques populaires, en particulier dans les années 1970 et 1980.Cet article aborde les rapports complexes entre les Beatles et la gauche britannique dans les années 1960. Il examine les actions politiques du groupe ainsi que les réactions de la gauche face à sa réussite, et compare l’opportunisme passager des travaillistes, les hésitations des communistes et l’enthousiasme de certains trotskistes. Prenant en compte les spécificités de la vie politique et culturelle britannique, il cherche à déterminer l’impact des interactions des Beatles avec la gauche sur l’engagement politique des musiciens britanniques dans les années suivantes. Il prend comme exemple l’organisation politique Rock Against Racism.

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L’histoire, l’endroit et le moment : le déclenchement de la British Invasion History, Place and Time: the British Invation Begins

Ian Inglis et Charlotte Wilkins

L’arrivée des Beatles à l’aéroport John F. Kennedy de New York, le 7 février 1964, marqua le début officiel de la British Invasion, qui allait changer drastiquement le visage de la musique rock au milieu des années 1960. (Cateforis, 2007 : 53) Lorsque les Beatles réussirent à enchaîner une série de tubes dans les hit-parades américains, au début de l’année 1964, ils initièrent ce que l’on appelle communément la British Invasion. (Fitzgerald, 2000 : 53) British Invasion : terme utilisé par la presse grand public, puis par les historiens des musiques populaires, pour désigner l’impact des groupes britanniques sur la scène musicale américaine et leur domination dans les hit-parades américains du début de l’année 1960 jusqu’en 1964-65. (Shuker, 1998 : 34) C’était la British Invasion et les Beatles en étaient les leaders incontestés […]. Cela a commencé le 25 janvier, avec l’entrée d’« I Want to Hold Your Hand » dans le Top 40 du classement Billboard. (Puterbaugh, 1988 : 80) Les Beatles vont apparaître sur le plateau du Ed Sullivan Show. Quelque 6 000 personnes parviennent à entrer, trouvant une place debout, là où ils peuvent, parmi les 700 sièges disponibles.

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La scène est totalement anarchique. La British Invasion a commencé. (Assayas & Meunier, 1996 : 26) La première semaine d’avril 1964 vit les Beatles occuper les cinq premières places du classement des meilleures ventes de singles aux États-Unis. L’Amérique était désormais atteinte de Beatlemania. Surfant sur la vague de leur succès, d’autres groupes britanniques suivirent le mouvement : un élan qui fut qualifié de British Invasion par la presse américaine. (Dettmar, 2006 : 138)

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1 AVEC UN DEMI-SIÈCLE DE RECUL, il n’est guère surprenant que les événements entourant le phénomène de la British Invasion, et le rôle qu’y ont joué les Beatles, aient généré des versions si différentes quant à son origine. En effet, l’histoire n’existe pas dans une forme pure : elle se construit à partir de l’imagination, des interprétations et de l’inventivité de l’historien, parfois même à l’insu de ce dernier. Il est impossible d’isoler et de disséquer un événement de façon objective en dehors de son époque et de son contexte. Comme l’a noté C. Wright Mills : « ce n’est que par un acte d’abstraction, violant inutilement la réalité sociale, que l’on peut espérer capturer un instant charnière. » (Mills, 1959 : 168) Pourtant, compte tenu de l’importance objective de la British Invasion, qui dévia puissamment le cours des musiques populaires dans la seconde moitié du XXe siècle, on ne peut manquer de constater une absence surprenante dans le récit de son origine. En effet, outre les témoignages rapportés ci-dessus, certains commentaires semblent mettre en cause jusqu’à son statut de fait historique, la décrivant comme un événement « plus symbolique qu’effectif » (MacDonald, 1994 : 78) ou comme « un climat » (Bangs, 1992 : 202). Nous ne cherchons pas, dans cet article, à contester la légitimité de ces points de vue : nous espérons plutôt offrir notre propre vision de la British Invasion, qui en situerait le commencement non pas à l’Aéroport international John F. Kennedy, ni même sur le plateau du Ed Sullivan Show, mais, plus curieusement, dans une chambre d’hôtel parisienne, quelques semaines auparavant.

Le Royaume-Uni

2 La plupart des récits sur la British Invasion commencent en insistant sur les difficultés rencontrées par les musiciens populaires britanniques qui cherchaient à s’imposer aux États-Unis dans les années 1950 et au début des années 1960. En dépit de quelques tubes isolés (par exemple, « Rock Island Line » de Lonnie Donegan, « He’s Got the Whole World in His Hands » de Laurie London, « Stranger on the Shore » d’Acker Bilk, « Let’s Get Together » de Hayley Mills ou « Telstar » des Tornados), qui avaient laissé entrevoir, de façon ponctuelle et attrayante, la possibilité d’un succès transatlantique, aucun de ces artistes n’était parvenu à y mener une carrière cohérente et pérenne. Les vedettes britanniques qui assortirent leurs enregistrements d’apparitions en personne furent tout aussi déçues : la tournée américaine de Cliff Richard, en 1960, n’eut que peu d’impact, et son premier tube aux États-Unis (« Devil Woman ») n’arriva qu’en 1976. Frankie Vaughan, qui avait pourtant partagé l’affiche avec Marilyn Monroe dans Let’s Make Love de George Cukor (1960), n’impressionna pas davantage le public américain. À l’inverse, à la même époque, l’hégémonie des musiciens américains semblait perdurer dans les hit-parades britanniques. Elvis Presley en tête, des artistes comme Buddy Holly, Roy Orbison, Del Shannon, Brenda Lee, les Everly Brothers, Connie Francis, Ricky Nelson ou Bobby Vee enchaînaient les tubes avec une facilité déconcertante.

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3 Étrangement, cette situation ne suscitait guère de frustration ou de ressentiment au sein de l’industrie des musiques populaires britannique. En 1961, le New Musical Express affirmait, comme une évidence, que le style de la musique pop actuellement en vogue au Royaume-Uni est autant dominé par les États-Unis que l’OTAN. C’est le cas depuis plus de quarante ans, et il est fort probable que l’influence de l’Amérique sur les musiques populaires se poursuive dans le monde anglophone, à l’instar de celle des films hollywoodiens. (s.n., 1962 : 60)

4 Ce type de propos illustre la complaisance et le manque d’ambition internationale de l’industrie du divertissement dans le Royaume-Uni de l’après-Seconde Guerre mondiale. L’institution du Concours Eurovision de la chanson en 1956 donna certes l’occasion au public britannique de se familiariser avec les musiques populaires jouées et composées en dehors du cadre auquel il était habitué, mais le nombre restreint de tubes dans une langue autre que l’anglais ne permettait pas d’atténuer le rapport de dépendance absolue, et apparemment inévitable, vis-à-vis des produits et des styles américains. Le promoteur et agent britannique Bunny Lewis en concluait que « la domination américaine est assez naturelle… la musique populaire est une tradition américaine et, croyez-moi, celui qui affirme le contraire ne fait que se taper la tête contre un mur » (Lewis, 1962 : 69).

5 Face à de tels obstacles, une stratégie de carrière tripartite s’était plus ou moins installée, au début des années 1960, chez les musiciens britanniques : ils se concentraient tout d’abord sur le marché intérieur avec des disques, des tournées nationales, des apparitions radiophoniques et télévisuelles ; puis ils effectuaient de courts séjours dans les États majoritairement blancs du Commonwealth (Australie, Canada, Afrique du Sud), dont la population, fraîchement immigrée des îles britanniques, restait culturellement attachée au Royaume-Uni ; enfin, ils pouvaient connaître quelques succès ponctuels sur le territoire européen. Les musiciens britanniques n’aspiraient guère à davantage. Les États-Unis étaient pour eux une destination incroyablement prestigieuse et lointaine, de fait exclue – pour des raisons aussi bien financières que logistiques – du marché potentiel pour les produits extérieurs. En plus des avantages commerciaux que lui conféraient son expertise et ses ressources, ce pays était également perçu, à juste titre, comme le berceau de nombreux genres musicaux reconnus, au XXe siècle, dans le monde entier – le jazz, le blues, le gospel, la country music, et le rock‘n’roll. Qui plus est, les musiques populaires n’étaient pas les seules productions cultuelles à se trouver dans un rapport de dépendance vis-à-vis des modèles américains. Limité par la frugalité économique de l’après-guerre et par l’humiliation politique sous-jacente au démantèlement grandissant de son empire, le Royaume-Uni voyait à vrai dire dans les États-Unis une source d’inspiration pour l’ensemble de sa culture populaire. Bradley a souligné la tendance croissante, à cette époque, « des biens culturels américains à prendre de la valeur au Royaume-Uni pour la simple raison qu’ils étaient américains […]. “Américain” devenait presque synonyme d’“excitant par sa nouveauté” » (Bradley, 1992 : 87-88). De nombreux aspects de la télévision, du cinéma, de la mode, de l’alimentation et même du langage s’inspiraient de modèles transatlantiques, qui en arrivaient à imprégner presque tous les domaines de la vie quotidienne. La contagion extraordinaire des images américaines, que l’on voyait partout, des supermarchés à l’adoption d’un vocabulaire américanisé, du rock‘n’roll à l’introduction des bandits manchots, tout représentait une reconnaissance du rêve

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américain [comme étant] « l’image de vitalité » la plus puissante au monde. (Booker, 1969 : 79)

6 Tout ceci était particulièrement vrai au sein de cette culture émergente qu’était la jeunesse. Dans la description qu’il fit des adolescents britanniques issus de la classe ouvrière au milieu des années 1950, Hoggart soutenait que « beaucoup – comme le montrent leurs vêtements, leurs coiffures, leurs expressions faciales – vivent en grande partie dans un monde mythique composé de quelques éléments isolés qu’ils prennent pour être ceux du mode de vie américain » (Hoggart, 1957 : 248).

7 En résumé, les États-Unis étaient des exportateurs nets en termes de produits culturels, mais des importateurs récalcitrants, et toute tentative d’inversion de cette tendance était, inexorablement, vouée à l’échec. C’est dans ce contexte que l’homme d’affaires liverpuldien Brian Epstein commença à assumer le contrôle gestionnaire des Beatles au début de l’année 1962. Ses assertions répétées, prédisant que leur célébrité dépasserait même celle d’Elvis Presley, passaient pour absurdes ; pour les cadres de Decca, qui rejetèrent l’enregistrement effectué par le groupe lors de leur audition pour la maison de disques, « c’était de l’hérésie pure et simple… comparer un groupe inconnu de Liverpool avec le roi du rock‘n’roll ne faisait que confirmer qu’Epstein avait perdu la raison » (Coleman, 1989 : 97). Chez les Beatles eux-mêmes, on devinait quelques doutes quant à leur capacité à connaître le succès aux États-Unis. Paul McCartney : Comme les États-Unis avaient toujours tout eu, de quel droit irions-nous là-bas pour y faire de l’argent ? Ils ont leurs propres groupes. Qu’allons- nous leur apporter qu’ils n’ont pas déjà ? (Braun, 1964 : 91)

8 Après avoir achevé leur cinquième et dernière saison dans les boîtes de nuit de Hambourg, les Beatles commencèrent l’année 1963 par une brève tournée en Écosse. Sorti en octobre 1962 sur un petit label d’EMI, Parlophone, leur premier single, « Love Me Do », avait fait une entrée discrète dans les hit-parades, et ils espéraient capitaliser sur ce succès. Leurs ambitions furent rapidement devancées par la tournure que prirent les événements. Avant la fin de l’année, ils avaient vu quatre de leurs singles (« Please Please Me », « From Me to You », « She Loves You », « I Want to Hold Your Hand ») et deux de leurs albums (Please Please Me, With the Beatles) se placer en tête des charts britanniques ; ils avaient aussi effectué quatre tournées nationales, animé leur propre émission de radio pour la BBC (Pop Go the Beatles) et approuvé la parution mensuelle du Beatles Book (très vite diffusé à plus de 300 000 exemplaires) ; le Variety Club les avait nommés personnalités de l’année dans le domaine du spectacle ; leur participation à Sunday Night at the London Palladium avait été le clou de la prestigieuse émission de télévision de la chaîne ITV ; ils avaient fondé leur propre société d’édition musicale, Northern Songs ; le nombre d’inscriptions à leur fan club officiel avait littéralement explosé jusqu’à atteindre le chiffre de 80 000 adhérents ; ils avaient également fait une apparition à la Royal Variety Performance et signé un contrat pour trois films avec United Artists ; ils s’étaient produits devant plus de 100 000 fans lors d’une série de seize soirées à l’Astoria de Londres dans le cadre du Beatles Christmas Show ; et ils avaient même donné leur nom à une nouvelle forme d’hystérie collective : la « Beatlemania ». Quant à Lennon et McCartney, tout en composant les singles et la plupart des titres qui figuraient sur les albums du groupe, ils avaient fourni des tubes à Billy J. Kramer & the Dakotas (« Do You Want to Know a Secret », « Bad to Me », « I’ll Keep You Satisfied »), Cilla Black (« Love of the Loved »), les Fourmost (« Hello Little Girl », « I’m in Love ») ou les Rolling Stones (« I Wanna Be Your Man »), tandis que de nombreuses autres versions de leurs chansons étaient enregistrées par des artistes

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comme Kenny Lynch, Duffy Power et Del Shannon. Ces exploits leur valurent de décrocher trois prix Ivor Novello et deux prix Carl Alan avant de remporter, dans le sondage annuel des lecteurs de la revue New Musical Express, les catégories « Ensemble vocal britannique » et « Ensemble vocal mondial » tout en occupant les quatre premières places dans la catégorie « Single britannique » avec « She Loves You », « Twist and Shout », « Please Please Me » et « From Me to You ».

9 Constatant ce succès, les maisons de disques, qui ne s’étaient jusque-là jamais intéressées aux artistes qui s’écartaient des critères habituels (parce que leur musique était différente, qu’ils n’étaient pas à Londres ou qu’ils ne correspondaient pas à la formule du chanteur soliste accompagné d’un groupe) se mirent à arpenter le pays à la recherche de nouveaux candidats. Pour des raisons évidentes, les premiers groupes à bénéficier de ce revirement furent des groupes de Liverpool Gerry & the Pacemakers, les Searchers, les Big Three, the Merseybeats, Billy J. Kramer & the Dakotas, les Swinging Blue Jeans, les Fourmost ou encore les Mojos. Rapidement, l’intérêt des maisons de disques pour Liverpool s’étendit à d’autres villes du nord, parmi lesquelles Manchester (les Hollies, Herman’s Hermits, Freddie & the Dreamers, Wayne Fontana & the Mindbenders), Birmingham (le Spencer Davis Group, les Moody Blues), Newcastle (les Animals) et Belfast (Them). Enfin, dans la région de Londres, des groupes comme les Rolling Stones, les Kinks, les Who, les Dave Clark Five, Manfred Mann, les Zombies, les Small Faces, les Pretty Things et les Yardbirds se virent, eux aussi, proposer des contrats par de grandes maisons de disques.

10 L’accumulation de ces groupes créa une dynamique en apparence inexorable qui menaça (et, dans certains cas, finit même par supplanter) les grands artistes solistes de l’époque – Adam Faith, Cliff Richard, Billy Fury, Helen Shapiro, Craig Douglas. La musique populaire britannique cessa d’être considérée comme appartenant à une branche mineure de l’industrie du divertissement pour devenir le genre le plus controversé et le plus influent du moment. Pour les consommateurs de disques, c’était une période passionnante […]. Dans les années 1950 et au début des années 1960, la musique pop avait été largement accusée d’être creuse, futile, voire corrompue ; mais voilà qu’elle était soudainement devenue un exemple de créativité culturelle et une source de fierté nationale. (Sandbrook, 2006 : 118-119)

11 En se plongeant dans les classements du New Musical Express, on peut trouver des preuves de ce changement radical dans l’engouement pour la musique américaine ou britannique. Sur les 20 singles arrivés en tête des hit-parades britanniques en 1961, 12 étaient américains ; en 1962, il y en avait six sur 16. En revanche, en 1963, aucun des 17 singles ayant occupé la première place n’était américain, la proportion passant à trois sur 21 l’année suivante.

12 Quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, le phénomène Beatles était d’une ampleur considérable et inégalée, bien qu’en grande partie limité au Royaume-Uni. « She Loves You » connut un succès honorable en Europe, en grande partie grâce à l’intérêt suscité par les témoignages de plus en plus sensationnels qui décrivaient la Beatlemania dans la presse britannique. Mais, aux États-Unis, l’accueil réservé aux Beatles était sensiblement différent. Capitol Records (la filiale nord-américaine d’EMI) avait décidé de ne sortir aucun des quatre premiers singles des Beatles, qui furent ensuite récupérés par des labels de moindre envergure (Tollie, Vee-Jay et Swan), c’est- à-dire ne disposant pas des ressources nécessaires pour mener une campagne de promotion à l’échelle nationale. Il est important de souligner que la décision n’était pas

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simplement due à un manque d’estime pour la musique du groupe – bien que Dave Dexter, chef de la division « Artistes internationaux & Répertoire » du label, ait reconnu plus tard que « lorsque [il avait] entendu Lennon jouer de l’harmonica [sur “Please Please Me”], [il avait] pensé que c’était la pire chose qu[’il eût] jamais entendue » (Womack, 2014 : 81) – mais aussi, et surtout, au scepticisme traditionnel du label quant à la viabilité de la musique britannique. En effet, telle avait été la réaction par défaut de Capitol envers presque tous les disques britanniques qui lui avaient été envoyés par la maison-mère depuis son acquisition par EMI, en 1955. Toutes les deux semaines, EMI envoyait des colis à Capitol contenant leurs dernières nouveautés, et quelques jours plus tard, ces colis leur revenaient avec la même réponse laconique : « Ne convient pas au marché américain. » […] Par courtoisie, ils signaient parfois un artiste anglais afin de satisfaire leur maison- mère, mais il s’agissait là d’un simple geste sans conséquences. (Spitz, 2006 : 387)

13 Si le marché américain demeurait hors de portée, l’intérêt croissant des Européens pour les Beatles offrit en revanche à Epstein l’occasion de tester leur potentiel commercial en dehors du Royaume-Uni. En octobre 1963, il décida ainsi de programmer une tournée d’une semaine en Suède, avec des concerts dans une école de Karlstad, un passage dans un magasin de disques à Boras, ainsi que plusieurs apparitions dans des émissions de télévision et de radio. Le succès de cette expérience fut suffisant pour convaincre Epstein que les ambitions internationales qu’il nourrissait pour les Beatles étaient légitimes. Malgré une couverture médiatique discrète et la retenue des spectateurs suédois en comparaison avec leurs homologues britanniques, quelques indices laissaient déjà entrevoir la popularité naissante du groupe : « Le vacarme se répandit […] à Stockholm, les garçons et les filles se précipitaient vers la scène, brisant une chaîne humaine de plus de quarante policiers, piétinant même un instant George Harrison. » (Norman, 1981 : 190)

14 Ironiquement, le retour de Suède des Beatles et leur arrivée à l’aéroport londonien de Heathrow furent peut-être encore plus déterminants pour leur avenir que la tournée elle-même. Le groupe fut en effet accueilli par quelque 2 000 fans, qui perturbèrent temporairement les procédures de sécurité de l’aéroport et occasionnèrent de petits retards à d’autres voyageurs. De telles scènes étaient évidemment monnaie courante en 1963 ; toutefois, parmi les passagers témoins de ce chaos se trouvait le présentateur- télé américain Ed Sullivan, dont l’émission hebdomadaire sur la chaîne CBS avait, depuis sa création en 1948, programmé la plupart des artistes-phares aux États-Unis. Intrigué par ce qu’il vit, Sullivan commença alors à réfléchir à la possibilité de proposer une première partie aux Beatles, peut-être en tant que nouvel espoir étranger, dans l’une de ses émissions.

La France

15 En juillet 1963, alors que la popularité des Beatles n’avait pas encore atteint les sommets exubérants qu’elle connaîtrait à la fin de l’année, Brian Epstein et le promoteur français Bruno Coquatrix avaient convenu que les Beatles se produiraient, en janvier de l’année suivante, à l’Olympia, pour une période de trois semaines. À ce moment de leur carrière, un contrat prolongé sur une scène prestigieuse, au cœur de la plus sophistiquée des capitales européennes, rendait la proposition particulièrement alléchante pour les Beatles. Un tel contrat représentait en outre une sorte de tour de force pour leur imprésario. Et si, au cours des six derniers mois, la célébrité et la

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notoriété des Beatles avaient connu une croissance exponentielle, l’éthique commerciale d’Epstein ne lui permettait pas d’annuler cet engagement.

16 En vérité, les Beatles étaient heureux de pouvoir retrouver une ville qui les avait longtemps fascinés, pour diverses raisons, et qui occupait une place particulière dans l’esprit de nombreux jeunes hommes à travers le monde. Lorsque Bob Dylan, dans les paroles de sa chanson « I Shall Be Free », déclarait que les problèmes économiques des États-Unis seraient résolus par « Brigitte Bardot, Anita Ekberg, Sophia Loren », il ne faisait que verbaliser une perception répandue, qui voyait les femmes européennes comme des femmes belles, exaltantes et désirables. De fait, cette vision était partagée par les quatre Beatles – en février 1963, lorsqu’on leur demanda de citer leurs actrices préférées, leurs goûts étaient évidents. « John Lennon : Juliette Gréco, Sophia Loren ; Paul McCartney : Brigitte Bardot, Juliette Gréco ; George Harrison : Brigitte Bardot ; Ringo Starr : Brigitte Bardot. » (Smith, 1963 : 9) L’aura intellectuelle de Gréco et le charme séduisant de Bardot représentaient les deux faces du stéréotype idéalisé, et largement reconnu, de la femme française.

17 Mais les sentiments des Beatles allaient au-delà de l’admiration distante du cinéphile. Norman rapporte par exemple que lorsqu’ils étaient adolescents, McCartney et Lennon imposaient, l’un comme l’autre, des règles strictes à leurs petites amies de Liverpool, dont « une vénération totale, la fidélité, la disponibilité, et l’ajustement de leur apparence et de leur garde-robe afin de ressembler le plus possible à Brigitte Bardot » (Norman, 2008 : 165-166). Cynthia Lennon confirme d’ailleurs que, « pour John, Bardot était la femme idéale » (Lennon, 1978 : 23). Si, aujourd’hui, ce comportement et ces exigences peuvent sembler puérils et égoïstes, il faut avoir à l’esprit que, dans le contexte culturel du début des années 1960, les conventions patriarcales étaient souvent renforcées et rarement contestées, a fortiori chez les jeunes hommes issus de la classe ouvrière. La promotion des actrices françaises, italiennes et scandinaves en tant que sex-symbols constituait l’une des caractéristiques fondamentales d’une industrie du spectacle participant d’une idéologie spécifique, et à laquelle étaient aussi exposés les Beatles. Brigitte Bardot incarnait un idéal mythique de liberté sexuelle pour les jeunes hommes de la génération des Beatles, et elle lui donna même une image : de longs cheveux blonds, un jeune corps de gamine et un style vestimentaire insouciant […]. Elle devint l’icône de la sexualité féminine pour l’ensemble d’une génération : les femmes voulaient lui ressembler, les actrices imitaient son style, et les hommes voulaient que leurs petites amies lui ressemblent. (Miles, 1997 : 68-69)

18 Des années plus tard, George Harrison parla avec franchise des attentes des Beatles en 1964 : « Nous avions des images de toutes ces femmes françaises, avec leurs “Oh, là, là” et tout ça […], mais nous n’avons vu aucune des Brigitte Bardot auxquelles nous nous attendions. » (Beatles, 2000 : 112) Lennon fut tout aussi direct dans ses propos : J’avais toujours rêvé d’une femme qui serait une artiste, belle, aux cheveux foncés, aux pommettes hautes et à l’esprit libre, comme Juliette Gréco. […] Évidemment, mes fantasmes d’adolescent étaient peuplés d’Anita Ekberg et des déesses nordiques habituelles. En tout cas, avant que Brigitte Bardot ne devienne l’amour de ma vie à la fin des années 1950. Toutes mes petites amies subissaient une pression constante pour devenir Brigitte. (Beatles, 2000 : 10)

19 La réalité des femmes françaises était, à leurs yeux, tout aussi attirante. Lors d’une interview télévisée avec Antoine de Caunes en 2007, McCartney décrivit à quel point la vision inhabituelle d’une splendide serveuse française aux aisselles poilues – chose que

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ni lui, ni Lennon n’avaient encore jamais vue – avait « réveillé l’animal qui sommeillait » en eux (De Caunes, 2007).

20 Le penchant des Beatles pour la France ne se limitait pourtant pas aux femmes, aussi exotiques et exaltantes fussent-elles. En avouant qu’il faisait « semblant de savoir parler français, car tout le monde voulait être comme Sacha Distel » (Miles, 1997 : 273), en reconnaissant, des années après, qu’adolescent, il avait mis au point une chanson faussement française qu’il « jouait de façon énigmatique, dans son coin », pour tenter d’attirer les femmes lors des soirées organisées par Lennon et ses amis des Beaux-Arts (De Caunes, 2007), McCartney apporte une preuve supplémentaire de la perception qu’avaient les Britanniques de la France en tant que destination romantique et élégante, aux antipodes de l’autorité ennuyeuse et du conservatisme qui définissaient le Royaume-Uni à la fin des années 1950 et au début des années 1960.

21 Indépendamment de ces puissantes constructions mentales, Paris était appelée à jouer un rôle décisif dans l’histoire des Beatles. Lors de son premier séjour à Hambourg, à l’automne 1960, le groupe (qui comprenait alors Lennon, McCartney, Harrison, Stuart Sutcliffe et Pete Best) s’était lié d’amitié avec une bande de jeunes artistes et photographes allemands (dont Astrid Kirchherr, Jürgen Vollmer et ) qui s’étaient plus ou moins auto-baptisés les « exis », ou « existentialistes ». Leur apparence faisait délibérément référence aux représentations que l’on se faisait alors des étudiants et des intellectuels de la Rive gauche de Paris. Sutcliffe les décrivit comme « le plus beau trio qu[’il] avai[t] jamais vu » (Sutcliffe & Thompson, 2001 : 98) et leur style décontracté et bohême fut avidement copié par les Beatles, qui laissèrent dès lors tomber leurs vestes en velours de Teddy Boys et leurs pantalons cigarette pour adopter des tenues en cuir, en daim, en velours côtelé et en jean.

22 Kirchherr persuada Sutcliffe d’abandonner ses cheveux peignés vers l’arrière, tels que les affectionnait le groupe. Il laissa Kirchherr le coiffer à la mode « exi » (vers l’avant, avec une raie montante sur le côté) alors arborée par des acteurs français comme Jean- Claude Brialy dans Le Beau Serge (Claude Chabrol, 1958) ou Jean Marais dans Le Testament d’Orphée (Jean Cocteau, 1960). Dans un premier temps, les autres Beatles furent réticents à l’idée de suivre l’exemple de Sutcliffe. Mais, en octobre 1961, Lennon et McCartney firent le voyage de Liverpool à Paris pour passer deux semaines avec Vollmer, qui venait de s’y installer pour travailler avec le photographe américain William Klein. Au cours de ce séjour, ils changèrent d’avis et autorisèrent Vollmer à leur couper les cheveux dans le style qu’avait déjà adopté Sutcliffe à Hambourg, posant ainsi la première pierre d’une transformation visuelle qui occuperait un rôle central dans la création et la diffusion de leur image à travers le monde. Guidés par Vollmer, ils arpentèrent les friperies et les marchés à la recherche de modes authentiquement françaises, dont des pantalons à pattes d’éléphant, des polos à col roulé et des vestes sans col. Ces vestes servirent de modèle à ce qui allait devenir le « costume Beatles ». En 1960, Pierre Cardin avait dessiné un costume sans col, élégant et innovant, dans des matériaux légers, qui convenait parfaitement à une image de jeune intellectuel. Le couturier londonien Dougie Millings, qui conçut la quasi-totalité des costumes de scène du groupe entre 1963 et 1966, concilia l’admiration des Beatles pour les vestes de Cardin avec l’enthousiasme d’Epstein pour les uniformes portés par les officiers de marine afin de parvenir à un costume caractéristique, que la postérité a définitivement assimilé aux premières apparitions publiques des Beatles (Wilkins & Inglis, 2015 : 210-214).

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23 Dans une interview accordée à la télévision française en 1975, Lennon souligna l’importance de la mode parisienne dans l’élaboration de l’identité visuelle des Beatles : J’ai toujours été déchiré entre le fait d’être artiste et de ressembler à un rockeur […]. Cela, ajouté au fait d’avoir séjourné à Hambourg, et via Hambourg, d’avoir été influencé par Paris (j’étais allé à Paris en 1961, c’était mon premier voyage à l’étranger) et d’y avoir vu ces styles capillaires et vestimentaires. Du coup, nous avons adopté la soi-disant « coupe Beatles », tout en essayant, en vérité, de faire une coiffure à la française. […] Mais puisque nous sommes devenus célèbres, tout le monde a dit que nous étions des pionniers de cette mode. (Vallée, 1975)

24 Les quartiers parisiens chics et cosmopolites contrastaient fortement avec les paysages tristes et largement endommagés par les bombardements de Liverpool et de Hambourg, les deux seules villes que les Beatles connaissaient bien. Quoique peu impressionnés par leur virée à l’Olympia pour écouter Johnny Hallyday, ils nourrissaient une affection réelle et grandissante pour la ville et ses habitants : John et Paul adoraient Paris, John ayant décidé lors de cette semaine sur place qu’il s’agissait de sa ville préférée au monde. Elle le resterait toute sa vie, son ambiance lui plaisant à tous points de vue, notamment au plan artistique. (Lewisohn, 2013 : 02)

25 Par ailleurs, en septembre 1963, lorsque John et Cynthia Lennon trouvèrent enfin le temps pour une lune de miel tardive (13 mois après leur mariage), c’est à Paris, à l’Hôtel George V, que le couple décida de séjourner. Là encore, le contraste avec leur environnement anglais habituel était époustouflant, comme le révéla plus tard Cynthia Lennon. Notre chambre était magnifique, la vue de notre fenêtre, à couper le souffle. La salle de bain était immense. Du marbre blanc du sol au plafond […]. Nous avons joué aux touristes avec délectation – la Tour Eiffel, Montmartre, L’Arc de Triomphe […]. C’était merveilleux ; nous vivions véritablement. (Lennon, 1978 : 91)

26 Compte tenu de ces associations positives, il n’est guère surprenant que les Beatles aient envisagé leur séjour prolongé à l’Olympia (séjour à l’occasion duquel ils devaient également descendre à l’Hôtel George V) avec enthousiasme. Cela étant, il y avait une autre raison à cet emballement. Au mois de novembre 1963, après des mois d’inactivité, Epstein était parvenu à persuader Brown Meggs, un cadre dirigeant de Capitol, de débloquer un budget jusque-là inégalé de 50 000 $ pour la promotion d’« I Want to Hold Your Hand » à l’occasion de sa sortie imminente aux États-Unis. Lorsqu’Epstein réussit à obtenir en plus trois passages pour les Beatles au Ed Sullivan Show, en février, la date initialement prévue pour la sortie du single (le 13 janvier) fut avancée au 26 décembre. Leur passage à Paris ne serait donc pas seulement une occasion de tester la capacité des Beatles à plaire à un nouveau public européen : il devait aussi leur fournir les signes annonciateurs d’un possible succès aux États-Unis.

27 L’arrivée des Beatles à Paris, le 14 janvier, fut cependant nettement moins encourageante. Alors que des milliers de personnes les attendaient à chaque départ et chaque arrivée au Royaume-Uni, ils ne furent accueillis, à l’aéroport du Bourget, que par 50 ou 60 fans, tout au plus. Le lendemain, leur séance photo sur les Champs-Élysées ne suscita pas non plus la curiosité des passants. Ce n’était à vrai dire guère surprenant car, malgré leur renommée grandissante, les musiciens britanniques n’étaient pas encore très appréciés en France, où « la musique d’outre-Manche était généralement peu considérée » (Sandbrook, 2006 : 109). Après des décennies de construction du goût musical français autour de la chanson, dominé par des personnalités telles qu’Édith

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Piaf, Charles Trenet, Yves Montand, Charles Aznavour ou Guy Béart, au début des années 1960, le rock‘n’roll allait bientôt devenir aussi populaire en France qu’aux États- Unis et au Royaume-Uni. Des chanteurs comme Johnny Hallyday, Sylvie Vartan et Eddy Mitchell étaient à l’avant-garde du rock‘n’roll français et leurs styles scéniques et vocaux étaient évidemment largement inspirés de modèles américains. Pour le public français, l’attrait était autant idéologique que musical : C’était un nouveau mode de vie pour toute une génération. La musique rock‘n’roll représentait, en France, une tendance politisée, d’une génération jeune et majoritairement issue de la classe ouvrière ; pour eux, il s’agissait d’une libération sociale et individuelle. (Poulet, 1993 : 201)

28 Les Beatles partagèrent la scène de l’Olympia avec Vartan et le Texan Trini Lopez, dont le récent single, « If I Had a Hammer », avait été un tube mondial – y compris en France, où il était arrivé en tête des classements avant de donner lieu, quelques semaines plus tard, à une version française chantée par Claude François (« Si j’avais un marteau »). Parmi les autres artistes programmés lors de ces représentations se trouvaient l’Orchestre de Daniel, le gymnaste comique Larry Griswold, l’auteur-compositeur Pierre Vassiliu, un trio d’acrobates suédois appelé Les Hoganas, ainsi que les imitateurs musicaux Gill Miller et Arnold Archer. Si les Beatles étaient habitués à ce type de programmation éclectique (que l’on retrouvait aussi dans la formule de l’émission de variété), elle reflétait en réalité une façon d’envisager les musiques populaires comme s’inscrivant dans le cadre plus général du monde du spectacle, plutôt que comme une forme d’activité autonome, ayant sa légitimité propre.

29 Avant que ne débutent les trois semaines à l’Olympia, le 16 janvier, une répétition générale se tint au Cinéma Cyrano de Versailles. Elle ne suscita pas non plus beaucoup d’intérêt de la part du public, qui ne comptait que 2 000 personnes environ. Quant à la première de l’Olympia (où l’on put noter la présence bienveillante de Johnny Hallyday, Françoise Hardy, Petula Clark ou encore Richard Anthony), elle fut ternie par des dysfonctionnements de haut-parleurs et par des altercations avec des photographes et des agents de sécurité en coulisses, ce qui conduisit Brian Somerville, l’attaché de presse d’Epstein, à menacer de rapatrier les Beatles au Royaume-Uni (Braun, 1964 : 77) tandis que France-Soir les traitait de « délinquants » et de « has-been » (Norman, 1981 : 207). Ce découragement ne fut toutefois que passager. Quelques heures après le spectacle, Epstein reçut un télégramme à l’Hôtel George V : Brian Epstein : Un télégramme arriva de New York, disant simplement : Beatles numéro 1 dans le classement des ventes de disques de Cashbox, New York avec « I Want to Hold Your Hand ». Nous n’arrivions pas à y croire. Des années durant, les Beatles, comme tous les autres artistes britanniques, avaient regardé les hit- parades américains de loin, avec envie […]. Les États-Unis semblaient trop grands, trop vastes, trop lointains et trop américains. J’ai dit à John Lennon, « Il ne peut rien y avoir de plus important que ceci », en ajoutant un « n’est-ce pas ? » de principe. (Epstein, 1964 : 11-12)

30 Dopés par cette nouvelle – McCartney reconnaîtra avoir « mis plus d’une semaine à atterrir » (Beatles, 2000 : 114) – les Beatles se rendirent aux studios Pathé-Marconi afin d’enregistrer des versions allemandes de « She Loves You » (« Sie liebt dich ») et « I Want to Hold Your Hand » (« Komm, gib mir deine Hand »). Lors de ces mêmes séances, et sous la surveillance de George Martin, ils enregistrèrent « Can’t Buy Me Love » et le playback de « You Can’t Do That ». Lennon et McCartney finirent également de composer « One and One Is Two », une chanson initialement destinée à Billy J. Kramer, mais qui fut en fin de compte enregistrée par les Strangers avec Mike Shannon.

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31 Avant que les Beatles ne rentrent au Royaume-Uni, ils se rendirent toutefois à l’ambassade des États-Unis à Paris pour remplir leurs demandes de visas et de permis de travail. La nouvelle de leur succès retentissant outre-Atlantique avait bien sûr exacerbé l’intérêt du public français, mais, alors qu’il étaient sur le point de quitter le pays, Paris n’en demeurait pas moins une déception, le public et les médias s’avérant obstinément « insensibles au charme des Beatles et d’une indifférence chauvine » (Gould, 2007 : 220). Certains n’en reconnurent pas moins le potentiel du groupe. Après la diffusion d’un extrait du concert de l’Olympia dans l’émission Musicorama (Europe 1), le 19 janvier, le présentateur Robert Marcy avait ainsi déclaré : Tout compte fait, ces Beatles, coiffure à part, sont très convenables. De jeunes gentlemen, pleins de gaîté, d’humour et de dynamisme. Ils sont très sympathiques, c’est trépidant, c’est vif, ils se déchaînent, par moments ils font des blagues, sans jamais rien perdre de leur maîtrise car c’est du très bon travail, ils dansent autant que le leur permet un jeu de guitare savamment réglé, enfin, quoi qu’il arrive, ils gardent une singulière aisance et ce n’est pas une défaillance de micro qui peut leur faire perdre leur contenance. Ils sont comme chez eux, sur n’importe quelle scène, fût-elle la première de France. C’est ça, les vedettes internationales. (Liesenfeld, 2005 : 84)

32 Malgré l’affirmation de Lennon quant à l’origine française de la coiffure des Beatles, les médias français n’eurent de cesse de pointer du doigt cette coiffure, la décrivant comme une curiosité – au point, d’ailleurs, qu’immédiatement après le séjour du groupe à Paris, des « perruques Beatles » commencèrent à faire leur apparition dans des boutiques et dans des magasins partout en France.

33 Les Beatles ne devaient revenir qu’une fois à Paris, à l’occasion de la tournée européenne qui les conduisit, en juin 1965, à Paris, à Lyon et à Nice. Pour autant, la fascination romantique de John Lennon pour la ville demeura inchangée. En mars 1969, devant l’impossibilité de mener à bien son projet de mariage avec Yoko Ono à Paris en raison d’obligations de résidence, les noces furent célébrées à Gibraltar, mais le couple vint passer les premiers jours de la seconde lune de miel de Lennon à l’Hôtel Plaza Athénée, à quelques minutes de marche du lieu de son premier voyage de noces, six ans auparavant. Cette fois, l’événement fut même immortalisé en chanson, « The Ballad of John and Yoko », enregistrée deux semaines plus tard, racontant le soulagement des jeunes mariés arrivant à Paris (« finally made the plane into Paris, honeymooning down by the Seine » – « enfin arrivés à Paris en avion, passant notre lune de miel au bord de la Seine »).

Les États-Unis

34 L’ampleur de la domination des Beatles sur la scène musicale américaine suite à la percée décisive d’« I Want to Hold Your Hand » a été largement documentée. En février, le premier passage du groupe au Ed Sullivan Show généra une audience record de plus de 73 millions de téléspectateurs – soit 60% de la population nationale. Fin mars, alors que paraissaient de nouveaux disques des Beatles et que d’autres, plus anciens, étaient réédités, le groupe se retrouvait à occuper les cinq premières places des charts américains avec les singles « Can’t Buy Me Love », « Twist and Shout », « She Loves You », « I Want to Hold Your Hand » et « Please Please Me », sans oublier les deux premières places du classement des meilleures ventes d’albums avec Meet the Beatles et Introducing the Beatles. Au même moment, six de leurs singles figuraient parmi les

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10 singles les plus vendus sur le marché canadien et, avant la fin de l’année, trois autres de leurs singles arrivaient en tête des classements nord-américains (« Love Me Do », « A Hard Day’s Night », « I Feel Fine »), de même que trois de leurs albums (The Beatles’ Second Album, A Hard Day’s Night, Something New). En août, le film Quatre Garçons dans le vent (Richard Lester, 1964) sortit simultanément en salle dans 500 cinémas, et la première tournée américaine du groupe, effectuée d’est en ouest, en août et en septembre, fut saluée comme la tournée la plus phénoménale et la plus rentable dans l’histoire du show business, établissant non seulement un nouveau record pour le groupe, mais encore consolidant sa place dans l’histoire du rock. Elle les avait catapultés vers un point de non-retour […]. Au bout du compte, les Beatles gagnèrent plus d’un million de dollars. (Rayl & Gunther, 1989 : 229-230)

35 L’importance et l’intensité de la Beatlemania en Amérique éclipsèrent rapidement la portée de celle que l’on avait observée au Royaume-Uni, et ce pour le plus grand plaisir de l’imprésario du groupe, qui alla jusqu’à déclarer : « J’espère que les foules des Beatles continueront à s’époumoner de cris dans une frénésie jubilatoire. » (Epstein, 1964 : 81) Des licences commerciales furent accordées à quelques centaines de fabricants afin de satisfaire la demande du public pour des produits dérivés toujours plus incongrus, dont du bain moussant, des torchons, des chemises de nuit, des boîtes-repas, des oreillers, des mannequins gonflables, des masques, des jeux de plateau, des confiseries, du talc et même des conserves d’air respiré par les Beatles.

36 Dans de nombreux témoignages sur l’impact des Beatles aux États-Unis, ils sont décrits comme un remède au sentiment de morosité et de détresse nationale qui faisait suite à l’assassinat du président John F. Kennedy en novembre 1963. Quels que soient les termes qu’ils emploient, de tels commentaires insinuent que « le sortilège de peur et de mirage était enfin rompu » (Gould, 2007 : 221), que « le vide était comblé » (Perone, 2008 : 75) ou que « la transe était brisée » (Booker, 1969 : 232). Toutefois, la désignation d’un événement (quel qu’il soit) pour expliquer la Beatlemania omet l’existence de plusieurs facteurs qui, une fois combinés, fournissent un contexte plus détaillé et plus plausible. Au premier rang de ces facteurs figure la musique des Beatles, dont la dette évidente envers les styles transatlantiques (la country, le rock‘n’roll, Motown, les ballades, la pop du Brill Building) la rendait à la fois familière et rafraîchissante pour les Américains ; comme l’a noté Weinstein, la musique du groupe était « saturée d’intertextualité » (Weinstein, 1998 : 141). Deuxièmement, les tendances régressives de l’industrie des musiques populaires américaines avaient, au début des années 1960, restauré un sentiment d’équilibre à la fois économique et stylistique suite aux perturbations causées par le rock‘n’roll – ce que Friedlander décrit comme « le côté bien habillé, bien élevé de la musique rock [qui] contenait peu ou pas de rythme, des arrangements édulcorés et une multitude de messages non sexuels, romantiquement salubres » (Friedlander, 1996 : 71). Troisièmement, l’arrivée des Beatles sur le marché américain coïncidait avec une importante mutation démographique dans le pays : les « baby-boomers » nés à la fin des années 1940 et au début des années 1950 représentaient, en 1964, la plus grande part de la population américaine. « Du fait de son nombre et de son pouvoir d’achat […] la décennie de la jeunesse était ouverte au marché » (McCabe & Schonfield, 1972 : 62-63). Un quatrième facteur tient au fait que les Beatles, en tant que groupe, jouissaient d’un avantage structurel par rapport à un chanteur soliste : ces quatre individus autonomes, regroupés dans un ensemble plus large, permettaient une multiplicité de points de contact pour le public.

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Il n’était pas nécessaire de les aimer tous pour aimer le groupe, mais on ne pouvait pas en aimer un sans aimer le groupe, et c’est pour cette raison que les Beatles sont devenus plus grands qu’Elvis : c’est justement cela qui ne s’était jamais produit auparavant. (Marcus, 1992 : 215)

37 Cinquièmement, l’attrait nouveau de la sexualité joueuse des Beatles ébranlait à la fois les divisions, les hiérarchies et les sagesses conventionnelles de la sexualité contemporaine, mettant en évidence des alternatives possibles. Cela contrastait fortement avec la menace sexuelle incarnée par l’agressivité assumée du rock‘n’roll, ainsi qu’avec l’absence frustrante d’une quelconque forme d’intérêt sexuel caractérisant les « idoles adolescentes » de l’époque. Ehrenreich et al. ont souligné que les Beatles « semblaient offrir du sexe innocent, pétillant et ludique […]. Leur vision était celle d’une sexualité libérée du spectre de l’inégalité des genres » (Ehrenreich et al, 1992 : 102). Sixièmement, il n’y a pas de doute sur le fait que la manière dont les Beatles se présentaient, individuellement et de façon collective, les distinguait de la plupart, si ce n’est de tous les artistes qui étaient leurs contemporains : « Les États-Unis étaient moins habitués que ne l’avait été le Royaume-Uni aux chanteurs drôles et intelligents, qui tournaient en dérision les conventions sociales. » (Gillett, 1971 : 313) Enfin, les multiples facettes de la stratégie promotionnelle appliquée à l’échelle nationale par Capitol pour présenter les Beatles aux États-Unis permit au groupe d’y devenir l’un des principaux événements médiatiques de l’année 1964 : « Les États-Unis ne se sont pas laissés prendre au hasard par les Beatles […]. Il s’agissait là d’une immense campagne de battage médiatique. Pour une fois, le jeu en valait la chandelle. » (Connolly, 1981 : 63)

38 Un autre aspect essentiel de leur réussite réside sans doute dans le fait qu’elle fut à l’origine d’opportunités américaines pour nombre de leurs compatriotes. De la même manière que les promoteurs et les maisons de disques britanniques s’étaient tournés vers Liverpool et sa région en 1963 pour trouver des groupes qui sauraient imiter les Beatles, en 1964, l’industrie musicale américaine se tourna vers le Royaume-Uni, à la recherche d’artistes qui leur permettraient de profiter du boom commercial que le groupe avait provoqué. Tandis que cette « invasion » musicale gagnait du terrain en 1964 et 1965, des cohortes d’artistes britanniques purent ainsi doubler leurs succès national avec des tubes, des tournées et des apparitions télévisées aux États-Unis. Parmi les groupes et les artistes ayant pris part à cette première vague, on retrouvait les Dave Clark Five, Manfred Mann, Billy J. Kramer & the Dakotas, Peter & Gordon, les Honeycombs, Dusty Springfield, les Animals, Gerry & the Pacemakers, Chad & Jeremy, les Bachelors, les Kinks, les Searchers, les Rolling Stones, Petula Clark, Herman’s Hermits, Tom Jones, Wayne Fontana & the Mindbenders, Freddie & the Dreamers, les Yardbirds, les Moody Blues, les Zombies, et les Fortunes. Avant la fin de l’année 1964, 25 groupes de la British invasion avaient fait leur entrée au classement Billboard, avec un total de 93 tubes, dont 60 furent classés dans le Top 40 pendant au moins une semaine. L’année suivante, ce nombre grimpa à 108, établissant ainsi un record historique. (Carosso, 2014 : 137)

39 Après des décennies où les contributions britanniques avaient été ignorées, négligées et rejetées, le point de mire des musiques populaires dans le monde entier ne se trouvait plus aux États-Unis, mais au Royaume-Uni. Il s’agissait là d’une mutation considérable et tout à fait imprévue : Arthur Howes, qui fit la promotion de la plupart des tournées nationales des Beatles entre 1963 et 1965, en déduit même que « la chose la plus importante que firent les Beatles, c’est d’avoir ouvert le marché américain à l’ensemble

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des artistes britanniques. Personne n’avait jamais réussi à y entrer avant les Beatles. Eux seuls y sont parvenus » (Davies, 1968 : 230).

40 De plus, les avancées britanniques aux États-Unis concernaient un vaste éventail d’approches musicales. Tandis que les Animals, les Rolling Stones et les Yardbirds citaient les musiciens de blues américains parmi leurs principales influences, des groupes comme Herman’s Hermits ou Freddie & the Dreamers reprenaient les traditions du music-hall. Dusty Springfield et les Moody Blues s’inspiraient, quant à eux, de la musique soul, tandis que les Bachelors, Chad & Jeremy, Tom Jones et Petula Clark incarnaient un style de variété pop qui visait directement un marché adulte ou familial. Et si l’élan initial de la British Invasion commençait à s’essouffler à la fin de l’année 1965, la variété des genres musicaux qui connurent le succès aux États-Unis en 1966 et en 1967 n’en était que plus prononcée : le New Vaudeville Band, les Troggs, Donovan, les Hollies, Crispian St Peters, Lulu, Engelbert Humperdinck, Van Morrison, les Bee Gees, Procol Harum, les Who et le Spencer Davis Group proposaient une musique teintée de country, de folk, de rhythm ’n’ blues, de vaudeville et de musique classique, qu’ils présentaient chacun à leur façon.

41 La présence des artistes britanniques aux États-Unis a souvent été présentée comme un phénomène continu, cohérent, mais il y eut, de fait, des divisions considérables, à la fois personnelles et professionnelles, parmi les musiciens eux-mêmes. L’affirmation de Jeff Beck selon laquelle « Lulu, Herman’s Hermits et toutes ces bouses étaient tout bonnement des plaies […]. Je ne pouvais pas supporter ces disques » (Palmer, 1995 : 117) illustre de manière flagrante le manque de cohésion au sein de l’apparente unité historique de la British Invasion. Malgré tout, pour les musiciens qui aspiraient à faire carrière en Amérique, le démantèlement des barrières traditionnelles en raison de la British Invasion était une source d’inspiration. Pour beaucoup d’artistes et de compositeurs américains, la menace représentée par ces étrangers inconnus (dont la plupart écrivaient leurs propres chansons) était d’ailleurs immense. Jay Siegal, le chanteur principal des Tokens, remarqua par exemple qu’« il était impossible de faire passer un disque [en radio] à moins d’avoir un accent anglais » (Emerson, 2006 : 195). Le compositeur Ellie Greenwich déclara : Nous sommes tous prêts à dire, « Écoutez, c’était sympathique [mais] il n’y a plus de place pour nous ». Je crois qu’une peur mortifère s’était installée chez les auteurs, de sorte que nous ne savions plus quoi écrire […]. Chacun de nous a paniqué, nous avons pris peur. (Betrock, 1982 : 173)

42 Et Elvis Presley lui-même fut contraint de réfléchir aux éventuelles conséquences pour la suite de sa carrière : Il voyait les Beatles et toute la British Invasion comme une menace, et cela l’exaspérait d’être largement perçu comme dépassé. […] Force était de constater que ses disques ne se vendaient plus comme par le passé, qu’ils n’avaient plus la même importance qu’auparavant. Il admirait les Beatles, il se sentait menacé par les Beatles […]. Plus que tout, il leur enviait la liberté qu’ils semblaient manifestement ressentir et afficher. (Guralnick, 1999 : 207)

43 L’amélioration drastique du statut des productions culturelles britanniques aux États- Unis dans les années 1960 ne se limitait pas aux musiques populaires. Dans la continuité de l’impact des Beatles et de la British Invasion, on peut citer l’exemple de films à succès, dont beaucoup étaient en réalité britanniques dans leur forme, leur contenu ou leur origine. En plus de l’extraordinaire succès commercial des James Bond, des films comme Lawrence d’Arabie (David Lean, 1963), Tom Jones (Tony Richardson, 1964), My Fair

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Lady (George Cukor, 1965), Un Homme pour l’éternité (Fred Zinnemann, 1966) et Oliver ! (Carol Reed, 1968) furent primés aux Oscars. Les acteurs britanniques Rex Harrison, Peter O’Toole, Paul Scofield, Albert Finney, Julie Andrews, Julie Christie, Maggie Smith et Glenda Jackson remportèrent quant à eux des Oscars en tant que « meilleurs acteurs principaux ». Dans l’univers de la mode, la réputation internationale de Carnaby Street permit de faire connaître aux États-Unis des stylistes comme Mary Quant, Barbara Hulanicki ou Zandra Rhodes et, à Broadway, des comédies musicales britanniques comme Oliver !, Ah Dieu ! Que la guerre est jolie, Stop the World I Want to Get Off et Half a Sixpence étaient à l’affiche. Après que l’américanité avait été vue, pendant des années, comme un élément désirable, voire essentiel de la culture populaire au Royaume-Uni, l’identité britannique s’imposait désormais comme la composante-clef de la portée culturelle aux États-Unis.

44 À mesure que les États-Unis retrouvaient un certain contrôle sur leur propre musique, de nombreux musiciens qui avaient été influencés par la musique des Beatles et la British Invasion se retrouvèrent projetés sur le devant de la scène. Certains (les Monkees, les Beau Brummels) furent sciemment recrutés pour imiter le son et l’apparence des groupes de la British Invasion ; d’autres (les McCoys, Paul Revere & the Raiders) abandonnèrent ou modifièrent leur personnalité scénique antérieure afin d’exploiter au mieux les opportunités commerciales correspondantes ; d’autres encore (les Byrds, les Lovin’ Spoonful) mirent au point des stratégies musicales authentiques, inspirées par l’énergie et l’innovation des groupes britanniques ; certains artistes et auteurs-compositeurs-interprètes (Bob Dylan, les Beach Boys) changèrent assez radicalement leur parcours musical en réaction à ces nouvelles tendances ; d’autres enfin (Grateful Dead, Buffalo Springfield) décidèrent de se tourner vers la musique après avoir constaté le potentiel de créativité qu’y avaient introduit les Beatles, les Rolling Stones et leurs homologues.

45 Lorsque, à la fin des années 1960, la relative simplicité de la pop céda le pas aux complexités du rock, la diversité des styles et des influences caractéristiques de la musique des groupes britanniques comptaient parmi ses principes fondamentaux. Carosso soutient que « c’était là son principal facteur habilitant […]. La British Invasion fut déterminante dans l’émergence d’une scène rock dans la seconde moitié des années 1960, ce qui guida la musique populaire américaine dans de très nombreuses et nouvelles directions transatlantiques » (Carosso, 2014 : 138). De plus, une fois acceptée l’idée que les artistes britanniques pouvaient être compétitifs sur le marché américain, de nombreux musiciens des décennies suivantes – Led Zeppelin, , , , , , Rod Stewart, Police, Queen, , , One Direction – continuèrent de recueillir les fruits de la percée initiale réussie par les Beatles dans les années 1960.

Conclusion

46 L’annonce de nouveaux mouvements culturels met souvent en exergue l’importance d’un moment donné – la chorégraphie du Sacre du Printemps de Stravinsky par Nijinski au Théâtre des Champs-Élysées en mai 1913, la première exposition publique des Demoiselles d’Avignon de Picasso au Salon d’Antin en juillet 1916, la première du Chanteur de Jazz d’Alan Crosland au Théâtre Warner de New York en octobre 1927, etc. Dans le domaine des musiques populaires, on pourrait citer la première diffusion

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radiophonique de « That’s Alright Mama » d’Elvis Presley sur une radio de Memphis, WHBQ, en juillet 1954, ou l’apparition de Bob Dylan au Newport Folk Festival en juillet 1965. Pour ces exemples, comme pour d’autres, la validité historique du moment dépend de l’association de deux réactions : la sensation, de la part de ceux qui étaient présents, d’avoir assisté à un événement inhabituel, radical, voire choquant (et ce, indépendamment des jugements de valeur immédiats) ; et la conscience, de la part du créateur, d’avoir produit quelque chose qui soit à la fois innovant et durable.

47 Lorsque les Beatles apprirent le succès d’« I Want to Hold Your Hand » aux États-Unis, ces deux conditions étaient remplies. Pour ceux qui ne faisaient pas partie de l’environnement immédiat des Beatles, le fait même qu’un single passe, aussi rapidement, de la quarante-troisième à la première place des hit-parades américains, était quelque chose d’extraordinaire. Pour le groupe et son entourage, il s’agissait de revendiquer une politique musicale osée, rodée pendant plusieurs années dans les clubs de Liverpool et de Hambourg, et volontairement maintenue malgré les réactions à chaud des industries de la musique britannique et américaine. Les Beatles avaient confiance en leurs propres capacités, non pas en raison d’une quelconque arrogance, mais en raison de leur expérience, comme l’expliquera plus tard Lennon au magazine Rolling Stone. Nous étions vraiment des professionnels lorsque nous sommes arrivés ici. Nous avions appris les règles du jeu, nous pouvions tout gérer. Nous étions bien. Je sais que dans l’avion, je m’étais dit : « Nous n’y arriverons jamais » […]. Mais c’est un trait de mon tempérament. Nous savions que nous pouvions vous écraser si nous pouvions simplement avoir une emprise sur vous. (Wenner, 1971 : 12)

48 Une fois que les Beatles eurent cette emprise sur les États-Unis, il était inévitable que d’autres artistes britanniques suivent et soient promus de la même façon. Le Ed Sullivan Show joua à nouveau un rôle crucial dans la présentation de ces artistes au public américain. Au cours des 12 mois qui suivirent la première apparition des Beatles dans cette émission, elle accueillit, parmi ses invités, les Dave Clark Five, les Searchers, Dusty Springfield, Gerry & the Pacemakers, Billy J. Kramer & the Dakotas, Helen Shapiro, les Animals, les Rolling Stones, et Peter & Gordon.

49 Quelques années avant le déclenchement de la British Invasion, l’écrivain Doris Lessing avait souligné l’importance d’un autre bouleversement dans le domaine des arts. Se référant à une nouvelle espèce d’auteurs anglais (les angry young men des années 1950), elle avait affirmé que « lorsqu’une classe jusqu’ici muette est mise en parole, cela provoque une poussée de vitalité en littérature » (Maschler, 1957 : 22). La comparaison avec les Beatles est évidente. Lorsque leur musique finit par se frayer un chemin dans le discours culturel contemporain, elle généra une impulsion qui en emporta d’autres. Et cet élan ne fut pas déclenché par la parution d’« I Want to Hold Your Hand », ni par l’arrivée des Beatles à New York, ni même par la réaction des 73 millions de spectateurs dans les foyers américains à l’occasion de leur premier passage télévisé. La prise de conscience des Beatles, de Brian Epstein et de George Martin devant l’immensité de ce qui allait suivre et du rôle qu’ils allaient jouer ne pouvait se produire qu’après qu’ils furent informés du succès du disque. Or c’est à Paris, à l’Hôtel George V, que cette information leur parvint. À ce moment, dans ce lieu précis, « l’Amérique était tombée » (Martin & Hornsby, 1979 : 13) et la British Invasion était née.

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RÉSUMÉS

Après une année ponctuée de succès retentissants au Royaume-Uni, les Beatles connurent, en 1964, un succès encore plus considérable aux États-Unis. Non seulement les ventes de leurs disques et leur popularité atteignirent des niveaux sans précédent, mais encore, l’acceptation du groupe par le public américain marqua le début de ce que l’on appelle aujourd’hui la British Invasion, des vagues d’artistes britanniques leur emboîtant le pas pour se lancer à la conquête du marché américain. Si l’accès des Beatles à une renommée internationale a été largement documenté, peu d’auteurs se sont intéressés aux circonstances de l’engagement de trois semaines qu’ils ont honoré en France en janvier 1964. En effet, quand les Beatles arrivèrent à Paris pour se produire à l’Olympia, ils n’étaient guère connus en dehors du Royaume-Uni. Quand ils quittèrent la ville, trois semaines plus tard, ils avaient amorcé la conquête de l’Amérique (et du reste du monde) qui allait bouleverser le cours des musiques populaires pour les décennies à venir. Dans cet article, nous cherchons à comprendre en quoi cet épisode parisien peut être considéré comme une étape essentielle dans l’évolution des Beatles, mais aussi dans le basculement qui allait s’ensuivre en termes du jeu imprévu des influences musicales entre les États-Unis et le Royaume- Uni.

After a year of spectacular musical achievements in Britain through 1963, the Beatles enjoyed even greater success across the US in the following year. Not only were their record sales and personal popularity there unprecedented, but the group’s acceptance by US audiences signalled the beginnings of what became known as the British Invasion, as waves of performers followed in their footsteps to dominate the lucrative American market over the next few years. Although the Beatles’ transition from domestic to international fame has been well documented, little attention has been paid to the circumstances of the group’s three-weeks engagement in France in January 1964. When the Beatles arrived in Paris to appear at the Olympia Theatre they were little known outside Britain. When they left the city, three weeks later, they had begun a triumphant conquest of America (and the world) that would substantially shift the trajectory of popular music for decades to come. In this paper, we argue that the role of Paris in this process was not incidental, but that it provided a crucial bridging point in the evolution of the Beatles, and in an unforeseen shift of musical influence.

INDEX

Mots-clés : tournée / booking, groupe, mainstream / commerce / marchandisation, concert / live / festival, diffusion / circulation / transferts, salle de concert / club / scènes de musiques actuelles (SMAC) nomsmotscles Beatles (the), Lennon (John) Keywords : tour / booking, band, mainstream / commercialism / commodification, concert / live / festival, dissemination / circulation / transfers, venue / club Index chronologique : 1960-1969, 1970-1979 Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain, États-Unis / USA, France, Paris / région parisienne Thèmes : rock music, pop music, psychedelic / acid rock

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AUTEURS

IAN INGLIS

Ian INGLIS est chargé de cours à l’Université de Northumbrie, Newcastle upon Tyne (Royaume- Uni). Il a abondamment publié sur l’histoire, la description et la représentation des musiques populaires. Parmi ses dernières publications, on peut mentionner Popular Music and Television in Britain (Ashgate, 2010) et The Beatles in Hamburg (Reaktion, 2012). Son prochain ouvrage, The Beatles, paraîtra en 2016 chez Equinox.

CHARLOTTE WILKINS

Charlotte WILKINS est historienne de l’art. Après des études à l’École du Louvre, elle a obtenu un Master International d’Histoire de l’Art et Muséologie en partenariat avec l’Université de Heidelberg (Allemagne). Aujourd’hui chargée de mission à la direction des études de l’École du Louvre et chargée de cours en art moderne et contemporain, elle a notamment publié sur les costumes des Beatles et l’évolution de leurs identités visuelles successives (Intellect Limited, 2015).

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Sgt. Pepper : paroles et musique Sgt. Pepper: lyrics and music

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« Tangerine trees and marmalade skies » : bouleversement culturel ou simple besoin d’évasion ? “Tangerine Trees and Marmalade skies”: Cultural Agendas or Optimistic Escapism

Sheila Whiteley Traduction : Olivier Julien

Nommée Professeur émérite de l’Université de Salford en 2010, Sheila Whiteley (1941-2015) a occupé la première chaire de Popular Music britannique créée en 1999 dans cette même université. Véritable pionnière dans l’étude des musiques populaires, auteur de plusieurs livres et d’une trentaine d’articles scientifiques sur le sujet, elle était une spécialiste mondialement reconnue des questions de genre, du psychédélisme et de ce que l’on appelle, dans la sphère anglophone, les Beatles studies. Nous publions ici la traduction française d’un texte de 2008 dans lequel elle revenait, 16 ans après The Space Between the Notes, sur sa première analyse de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. (NdT)

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1 AVEC LE TEMPS, il a peut-être été supplanté par Revolver en tant que « meilleur album des Beatles », mais pour celles et ceux d’entre nous qui ont vécu cette époque, il ne fait aucun doute que Sgt. Pepper était le disque qui résumait notre état d’esprit. Paru au beau milieu du « Summer of Love », il représentait, selon Allen Ginsberg, « une exclamation de joie, une découverte de la joie et de ce que cela signifiait d’être en vie » (Sheppard, 1987). Malgré le meurtre de Che Guevara, en dépit des émeutes raciales à Detroit et de la révolte qui grondait dans les universités américaines et britanniques, il portait « un regard enjoué sur le monde – je dirais même que c’était la première fois qu’une telle chose se produisait à une si grande échelle » (Shepphard, 1987). Sgt. Pepper semblait corroborer l’idée selon laquelle les choses étaient en train de « s’améliorer » [« getting better »]. Des « trous » [« holes »] étaient réparés [« fixed »], l’amour serait toujours là à 64 ans, et le groupe promettait de nous « brancher » [« turn you on »].

2 Évidemment, je suis plus âgée aujourd’hui que je ne l’étais en août 1967. Je suis aussi plus âgée que lorsque j’ai publié mon premier travail sur Sgt. Pepper, en 1992, et je reconnais qu’avec le temps, je me sens gagnée par la nostalgie. Malgré tout, si l’on en croit George Harrison, L’été 1967 a été, pour nous, le Summer of Love […] Beaucoup de cela était du baratin ; pour l’essentiel, c’était en fait une invention de la presse. Il n’en reste pas moins qu’il y avait indéniablement une vibration : on pouvait sentir que quelque chose était en train de se passer avec nos amis – et des gens qui avaient des ambitions similaires en Amérique – même s’ils se trouvaient à des kilomètres. Tu pouvais vraiment sentir les vibrations, mec. (Beatles, 2000 : 254)

3 Dans The Space Between the Notes (Whiteley, 1992 : 39-60), j’attribuais ces vibrations à l’ambiance psychédélique du disque et, en un sens, le présent article consiste en une relecture de ma première analyse. Non pas que j’aie eu une soudaine révélation, en dépit du nombre important de travaux qui ont été publiés sur le sujet au cours de la décennie passée. J’ai simplement entrepris de réécouter l’album (avec une oreille, certes, pas si innocente que cela) en me demandant si les plages qui le composent constituent une sorte d’échappatoire optimiste à la réalité ou si elles fixent le programme d’un bouleversement culturel et politique à venir, exprimant ainsi l’idée plus grave et plus générale qu’une page est en train de se tourner.

4 À l’époque déjà, il était évident que les Beatles occupaient une place à part dans le monde de la pop. De fait, quand ils exprimaient une opinion sur un problème d’actualité, ils pouvaient être entendus par leurs milliers de fans du monde entier. La pochette imaginée pour l’album par l’artiste pop Peter Blake semble même indiquer qu’ils en étaient arrivés à incarner l’esprit socio-politique de leur époque, de leur génération. Sur cette pochette, ils apparaissaient, sous les traits du groupe du Sgt. Pepper, entourés de silhouettes en carton découpé sur lesquelles étaient représentées en grandeur nature des personnalités historiques et contemporaines (philosophes, artistes, peintres, écrivains, vedettes de cinémas, comédiens et, à la demande d’Harrison, quelques gourous indiens). Les statues de cire des Beatles (prêtées

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par le Musée Tussaud) confirmaient quant à elles leur propre statut de célébrités tout en laissant entrevoir leur importance historique. Ils n’avaient « pas seulement changé la pop music : ils avaient aussi transformé la façon dont nous la percevions et, au sens propre du terme, dont nous nous percevions nous-mêmes » (Dowlding, 1989 : 152). Dans les trois mois qui avaient suivi sa parution, Sgt. Pepper s’était écoulé à deux millions et demi d’exemplaires aux États-Unis, imposant dans l’humeur estivale son évocation de la « musique militaire du début de siècle » (Mellers, 1973 : 87) et lançant, par la même occasion, la mode des uniformes militaires qui serait bientôt reprise par Biba, à Carnaby Street, puis par les fans à travers le monde. Le personnage pseudo-militaire de Sgt. Pepper n’était d’ailleurs pas sans rappeler Lord Kitchener sur la tristement célèbre affiche de recrutement de l’armée britannique pendant la Guerre 14-18. La nostalgie aidant, me reviennent en mémoire les bons moments, l’optimisme qui émanait du son d’un groupe en train de s’accorder, mais aussi Lucy, suspendue dans le ciel, au milieu de diamants, l’amitié de ces gens depuis longtemps disparus et le « hup, hup, hup » final de Sgt. Pepper en personne, alors qu’il entraînait le groupe dans la reprise de la chanson-titre du disque. Mais alors, quel sens donner à la coda d’« A Day in the Life » ? Pourquoi conclure l’album sur cette vision apocalyptique, évoquant le chaos et l’anarchie ? Cette coda saisissante jette-t-elle un éclairage particulier sur la philosophie qui sous-tend l’ensemble du disque ? À moins qu’elle ne fasse simplement partie, pour paraphraser Richard Goldstein, de ces « trucs et [de ces] astuces » de production en raison desquels Sgt. Pepper aurait aussi bien pu s’intituler « les Beatles baroque » (reproduit dans Heylin, 1992 : 542) ?

5 Si l’on peut opposer à la remarque de Goldstein les innombrables chroniques dans lesquelles les Beatles ont été décrits comme des « porte-étendards dans la longue marche qui a vu la pop accéder à de nouvelles dimensions dans les années 1960 » (Connolly, 1983 : 24), sa référence à « la magie frauduleuse de la production » permet de prendre la mesure du chemin parcouru entre Please Please Me (1963), dont l’enregistrement s’était étalé sur une vingtaine d’heures, et Sgt. Pepper, dont l’enregistrement en avait nécessité plusieurs centaines. Quant à ce qu’il décrit comme le dangereux sens du chic qui émane de l’album, il ne peut manquer de rappeler l’été 1967, alors que tant d’aspects de la contre-culture étaient récupérés par les boutiques du « swinging London », tandis que des groupes aussi emblématiques de l’underground que Cream, Pink Floyd et le Jimi Hendrix Experience étaient à l’affiche de l’émission . De toute évidence, les Beatles n’étaient plus ce groupe naïf qui, quatre ans plus tôt, avait fait les gros titres avec « Love Me Do », puis réuni six millions de téléspectateurs britanniques lors de son passage à Thank Your Lucky Stars avec « Please Please Me » (13 février 1963) avant de se lancer à l’assaut des États-Unis dans le sillage de sa participation au Ed Sullivan Show (février 1964). On percevait désormais chez eux une sorte de « savoir », qui transparaissait autant dans leurs expérimentations avec les drogues hallucinogènes que dans le désenchantement qui avait commencé à se faire jour deux ans plus tôt dans les paroles de chansons comme « Nowhere Man » ou « Taxman » – et que l’on devinait aussi dans Sgt. Pepper, en dépit de son apparente gaieté. Cela étant, le groupe témoignait aussi d’une certaine constance, ne serait-ce que dans son insistance à se montrer insolent envers l’establishment.

6 L’esprit mordant de John Lennon est, bien sûr, abondamment documenté. En novembre 1963, lors de la retransmission télévisée de la Royal Command Performance, il avait introduit « Twist and Shout » en déclarant :

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Les gens assis aux places les moins chères sont invités à taper dans leurs mains ; quant aux autres, si vous voulez bien agiter vos bijoux… (Beatles, 2000 : 105) Son attitude envers le Premier Ministre était tout aussi provocante. Quand les Beatles s’étaient vu remettre le Silver Heart Award du Variety Club au Royal Variety Show de 1964, il avait ainsi lancé à Harold Wilson : « Merci pour les purple hearts, Harold1 ! »(Beatles, 2000 : 145). L’âge de la déférence aveugle était bien en train de toucher à sa fin. En 1965, leurs titres de Membres de l’Empire britannique n’en furent pas moins perçus par beaucoup comme déplacés, certains récipiendaires allant jusqu’à renvoyer leurs médaille en signe de protestation. En répliquant que les médailles étaient « pour les exports », Lennon cultivait évidemment une certaine ambiguïté, sa réponse pouvant être interprétée comme une analyse relativement fine de ce qu’était la valeur réelle des Beatles pour le Royaume-Uni ou, plus simplement, comme un refus d’accepter cette « reconnaissance quelque peu condescendante » de son mérite artistique. Dans un cas comme dans l’autre, ces médailles préfiguraient le monde contemporain, où des célébrités sont récompensées pour services rendus à la Reine et à leur pays, mais aussi l’effacement de la distinction entre haute culture et culture populaire, qui semblait elle-même annoncée par la sophistication musicale de l’album qui avait immédiatement précédé Sgt. Pepper, Revolver (lequel avait été unanimement salué par la critique).

7 En 1967, les Beatles étaient pleinement conscients de leur importance en tant que musiciens et faiseurs de modes. Les paroles de leurs chansons étaient empreintes d’un certain sérieux, auquel s’ajoutait le sens de la retenue de Martin, qui était assez éloigné des conventions pop/rock, sans parler de ses nombreuses trouvailles en matière d’enregistrement (overdubbing, mixage) et d’arrangement (cor de chasse, quatuor à cordes, , collages de sons électroniques et effets relevant de la musique concrète, etc.). Pour Cass Elliott, des Mamas and Papas, ils étaient intouchables […]. Peu importe le cœur que vous y mettiez, peu importe votre talent, tout ce que vous faisiez ne pouvait être qu’une pâle copie des Beatles. (cité dans Shaw, 1969 : 81)

8 Malgré cela, la difficulté croissante à reproduire leur musique sur scène signifiait qu’en concert, ils devaient essentiellement se contenter de reprendre des chansons de la période 1963-1964 (chansons qu’ils avaient de toute façon toutes les peines du monde à entendre en raison des cris de leurs fans). Leur dernière tournée, qui les avait conduits, en juin-août 1966, en Allemagne, au Japon, aux Philippines et aux États-Unis, avait en outre été perturbée par des tensions internes et des controverses2, ce qui avait amené John Lennon à déclarer : les concerts des Beatles n’ont plus rien à voir avec la musique, il ne s’agit que de foutus rituels tribaux. (Beatles, 2000 : 229)

9 Entrevue sous cet angle, la confidence qu’il avait faite quelques mois plus tôt à la journaliste Maureen Cleeve, lui expliquant que les Beatles étaient « plus populaires que Jésus3 », jette un éclairage particulier sur l’hystérie qui accompagnait la soi-disant Beatlemania tout en témoignant d’une conscience aiguë de ce à quoi pouvait conduire ce type d’adoration. Un soir, lors d’un concert dans le sud [Memphis], quelqu’un a allumé un pétard alors que nous étions sur scène. Il y avait eu ces menaces d’attentat, le Ku Klux Klan organisait des bûchers de disques des Beatles et beaucoup de ces jeunes avec les cheveux en brosse y avaient pris part. Quand le pétard a éclaté, […] nous nous sommes tous regardés, pensant que l’un ou l’autre d’entre nous avait reçu une balle. Voilà où nous en étions arrivés. (Beatles, 2000 : 227)

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10 Sgt. Pepper voit donc les Beatles se retirer à l’abri des studios d’EMI, leur passé étant symbolisé par les statues de cire chevelues sur la pochette du disque et leur présent par les uniformes colorés du « Groupe des Cœurs solitaires ». La conscience des vicissitudes de la gloire transparaît jusque dans ce monde imaginaire, Jésus Christ, le Mahatma Gandhi et Hitler ayant dû être retirés de la pochette imaginée par Blake (étant donné les menaces de mort et les alertes à la bombe, leurs images auraient évidemment été encore plus sujettes à controverse). Pour autant, cela n’empêche pas Lennon de se montrer irrévérencieux envers l’establishment, le gouvernement américain y compris, sa philosophie anti-guerre et son humour caractéristique transparaissant, de façon plus ou moins évidente, tout au long de l’album – que l’on interprète son attitude comme du « sarcasme se faisant passer pour de la légèreté », du cynisme, de l’esprit ou que l’on y voie l’expression d’une conscience aiguë des inégalités sociales et politiques est, au fond, une question d’appréciation personnelle.

11 La première question qui se pose est cependant : pourquoi Sgt. Pepper ? Quel est le sens de ce personnage edwardien et de son Groupe du Club des Cœurs Solitaires ? Le concept de l’album avait été imaginé par McCartney, le recours à un alter ego étant caractéristique de son goût pour les personnages pittoresques et l’invention de petites histoires. Ici, il abandonne la troisième personne pour s’immerger dans la personne d’un chef de fanfare qui joue pour les personnes solitaires, les personnes aliénées dans ce music-hall imaginaire (et typiquement anglais) qui pourrait tout à fait s’appeler le Palace of Varieties4. Les collages sonores (des bruits de foule, un orchestre en train de s’accorder) fonctionnent à la fois comme une source narrative et comme un déclencheur psychologique, créant pour le public (tant imaginaire que réel) une ambiance festive alors qu’il se voit invité à « profiter de la soirée […], à s’installer dans son fauteuil et à se laisser aller ». Mais, pour les auditeurs les plus perspicaces, les uniformes colorés et ces paroles badines évoquaient aussi la politique culturelle des hippies qui avaient abandonné leurs études et celle des activistes, qu’ils soient d’ailleurs diplômés ou non : « Éradiquer l’éthique victorienne du sacrifice vertueux et rappeler au monde que l’amour devait être un mot continuellement divin et nouveau. » (Gillett, 1970 : 352) La guitare puissante et la basse syncopée (qui n’est pas sans rappeler celle de « Taxman ») introduisent des références extérieures à cette ambiance superficielle de vieille camaraderie ; en portant des uniformes du passé dans le contexte d’un album rock marqué par le psychédélisme, Sgt. Pepper sape les valeurs traditionnelles, la connotation militaire s’avérant, comme le confirme le producteur George Martin, « une parodie des États-Unis au Viêt-Nam » (cité dans Moore, 1997 : 21).

12 En 1967, la Guerre du Viêt-Nam en était à sa sixième année, ses atrocités étant chaque jour relayées dans le salon familial par la télévision. La protestation prenait de l’ampleur, se traduisant par des manifestations d’étudiants, des teach-ins et des veilles silencieuses organisées sur les campus américains, mais aussi par des immolations par le feu particulièrement effrayantes5 ou des émeutes à Paris, à Rome, à Berlin et au Royaume-Uni. Soutenant ouvertement les Nord-Vietnamiens dans leur guerre contre les États-Unis, les étudiants commençaient à afficher un certain extrémisme. Ainsi, en juillet 1968, une marche de 3 000 militants de la VSC (Vietnam Solidarity Campaign) sur l’Ambassade américaine de Grosvenor Square (Londres) avait dégénéré en émeute après qu’une jeune fille de 18 ans s’était retrouvée coincée sous un cheval de la police.

13 Il serait erroné de croire que les Beatles étaient directement impliqués dans la protestation politique contre la Guerre au Viêt-Nam. Contrairement à Mick Jagger, qui

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était présent à la manifestation de Grosvenor Square, et dont la chanson « Street Fighting Man » faisait directement écho à ce qu’il avait vécu ce jour-là, les Beatles étaient en accord avec la philosophie de l’amour qui caractérisait les hippies. Pourtant, si l’on en croit Steven Fielding, malgré la visibilité de Tariq Ali et de la VSC dans les médias, les motivations des étudiants protestataires étaient plus proches des sentiments des Beatles que de ceux de Mick Jagger6. Leur chanson de 1968, « Revolution », exprimait d’ailleurs cette idée tout à fait clairement : « Nous voulons tous changer le monde. Mais quand tu parles de destruction, n’as-tu pas compris qu’il était inutile de compter sur moi ? » La solution qu’ils préconisaient (« change ta tête […] libère ton esprit ») et l’importance de l’amour comme moteur du changement (« All You Need Is Love », 1967) sont, il me semble, à la base de la philosophie qui sous-tend Sgt. Pepper, un album directement inspiré par la culture de la drogue7, la métaphysique8 et le « flower power » – un slogan utilisé par les hippies à la fin des années 1960 et au début des années 1970 pour symboliser leur idéologie non-violente, enracinée dans leur opposition à la guerre du Viêt-Nam9.

14 D’un point de vue général, la phrase « twenty years ago today » semble donc difficilement s’accorder avec l’optimisme affiché par Sgt. Pepper, alors qu’il promet à l’auditeur une soirée d’amusement et de légèreté en le ramenant aux années 1940, c’est-à-dire à une époque où la paix semblait pour le moins fragile. 1945 avait vu la fin de la Seconde Guerre mondiale, la reddition des forces allemandes, le suicide d’Hitler, l’arrestation et l’exécution de Mussolini, la libération des camps de concentration de Buchenwald et de Dachau, et le lancement de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki (qui avait mis un terme au conflit entre les États-Unis et le Japon). Cette année avait aussi été celle du déclenchement de la Guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, les premiers refusant de partager leurs secrets nucléaires, les seconds vivant dans la peur d’une attaque américaine. Le 25 juin 1950, cette guerre avait connu une escalade soudaine. L’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord avait amené les Nations Unies à monter une opération contre les agresseurs, ce qui avait conduit à l’intervention navale et militaire des États-Unis. Si personne ne s’attendait à ce que la tâche soit aisée, bien peu imaginaient alors que cette intervention durerait plus de trois ans. Dans les années 1950, les Américains étaient aussi engagés militairement au Viêt-Nam, bien que l’on situe généralement le déclenchement du conflit à l’envoi par John F. Kennedy de 400 soldats des Forces spéciales (« Bérets verts ») pour assister les Sud-Vietnamiens dans une « contre- insurrection contre les guérillas communistes au Sud Viêt-Nam » en 1961. Quand Kennedy fut assassiné, en novembre 1963, on dénombrait 16 000 soldats américains au Sud Viêt-Nam et plus d’une centaine d’Américains étaient déjà morts au combat. En 1968, le nombre de soldats américains engagés dans le conflit s’élevait à 550 000, un millier d’entre eux étant tués chaque mois. Pendant ce temps, la CIA avait encouragé, financé et participé à une tentative d’invasion de Cuba fomentée par des exilés anticastristes en avril 1961. Cette opération avait échoué lamentablement, ce qui avait grandement embarrassé Kennedy. En septembre 1961, Castro avait de son côté demandé (et obtenu) l’aide de la Russie, qui lui avait fourni des armes pour se défendre contre l’Amérique. Avec la poursuite de la guerre au Viêt-Nam et le fantôme de la bombe atomique omniprésent dans les médias (voir Nuttall, 1970), la Guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis (soit entre le communisme et le capitalisme) rendait la menace d’une nouvelle guerre mondiale terriblement réelle. Sgt. Pepper avait donc pour son public un programme un peu plus sérieux qu’il n’y paraissait au

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premier abord ; les cœurs solitaires étaient certes là pour se distraire, mais il n’était pas exclu qu’ils aient une mauvaise surprise à l’issue du spectacle. Quoi qu’il en soit, pour l’heure, réconfortés par l’annonce du numéro de « Billy Shears », les voilà invités à s’installer dans leurs fauteuils et à « profiter du spectacle » [« enjoy the show10 »].

15 Les personnages que l’on croise tout au long de l’album offrent un aperçu des swinging sixties et, tout particulièrement, du soi-disant « Summer of Love ». Le timide Billy Shears et la jeune fille anonyme de « She’s Leaving Home » sont en quête d’amour et de réconfort en un temps où les love-ins, la pilule (plus de grossesses non-désirées) et les Rapports Kinsey11 (dans lesquels étaient abordés des sujets jusque-là considérés comme tabou comme la masturbation et l’orgasme féminin) annonçaient une ère de plaisir sexuel sans limite. Confronté à des lois désuètes, le Parlement avait voté l’Homosexual Reform Act (1967) et la Loi sur l’avortement (« Abortion Act », 196712), tandis que l’attraction exercée par le Londres des années 1960 en tant qu’épicentre de la « swinging scene » offrait une perspective dont le charme l’emportait, pour beaucoup, sur la sécurité du foyer parental. En tant que capitale européenne de la mode, des arts, du design, de la musique et du théâtre, Londres était bien « l’endroit où il fallait être vu », ses restaurants et ses boîtes de nuit accueillant des personnalités comme Allen Ginsberg, Julie Christie, Mick Jagger, Michael Caine ou David Bailey – pour ne citer que quelques noms. Capturée par Peter Whitehead dans le documentaire Tonite Let’s All Make Love in London (1967), mais aussi par l’hebdomadaire américain Time (qui, en 1966, consacra un numéro entier à la « Swinging City »), Londres représentait alors la quintessence de la culture urbaine moderne. Dès lors, il n’est pas surprenant que l’arrangement luxuriant de cordes de Mike Leander, qui soutient la valse non moins traditionnelle de « She’s Leaving Home », semble si curieusement démodé en comparaison avec l’arrangement onirique de « Lucy », la fille dont les « yeux kaléidoscope » rappellent ces mannequins à la mode comme Twiggy. Pourtant, pour la majorité des Britanniques de l’époque, les années 1960 étaient bien plus conventionnelles qu’ils n’auraient voulu le laisser croire, la vision perspicace qu’offre McCartney de la vie quotidienne en banlieue mettant l’accent sur l’isolement des individus tout en rappelant le point de vue des tabloïds de l’époque sur le prétendu « relâchement des mœurs ».

16 Au début des années 1960, par exemple, le fait d’avoir des relations sexuelles avant le mariage pouvait avoir de lourdes conséquences. Il y avait encore des mariages forcés : John Lennon lui-même avait épousé Cynthia Powell, qu’il fréquentait depuis 1958, au prétexte qu’elle était enceinte13. Sa possessivité et sa jalousie sont bien documentées, et, à cet égard, « Getting Better » nous rappelle la condition de nombreuses femmes à l’époque : « J’étais cruel avec ma femme, je la battais et je la maintenais à l’écart de tout ce qu’elle aimait. » La violence domestique n’était pas encore un motif de divorce et le mariage, tel qu’il était sanctifié par l’Église et autorisé par l’État, ne pouvait être dissous qu’au prétexte d’un adultère avéré. Cette institution était malgré tout considérée par beaucoup comme oppressante et déconnectée de la réalité – une institution sociale qui avait à vrai dire bien peu à voir avec l’amour et (historiquement) tout à voir avec la propriété privée –, aussi, le divorce « par consentement mutuel » introduit par Roy Jenkins (Ministre de l’intérieur travailliste de 1965 à 1967) fut accueilli comme un cadre légal qui garantissait aux femmes davantage de liberté dans leur vie sociale et dans leurs relations14. Malgré cela, quand Cynthia Lennon demanda le divorce en 1968 pour infidélité, arguant de la liaison de John avec Yoko Ono, Lennon accusa à son tour Cynthia d’avoir brisé leur mariage, ajoutant que son image publique souffrirait s’il était

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reconnu comme « le coupable ». À cet égard, une ligne en apparence aussi désinvolte que « cela ne peut pas aller plus mal » [« it can’t get any worse »] et la réponse badine (« je ne peux pas me plaindre » [« I can’t complain »]) suggèrent une ironie sous- jacente, qui se voit d’ailleurs renforcée musicalement par les « better, better, better » chantés, en voix de fausset, à la façon d’un barbershop quartet. Toujours est-il qu’avec l’entrée en scène de Yoko Ono15, la vie s’améliorait de jour en jour [« getting better since you’ve been mine »].

17 En accord avec le thème des cœurs solitaires, il convient toutefois d’affronter certaines craintes, à commencer par le fait de vieillir ensemble. Ainsi, l’incantation rimée de « When I’m Sixty-Four » – « auras-tu toujours besoin de moi, continueras-tu de me nourrir » [« will you still need me, will you still feed me »] et « donne-moi ta réponse, remplis un formulaire » [« give me your answer, fill in a form »] – s’apparente à une parodie du bureau des cœurs solitaires, ce qui peut relier la chanson au jeune homme en colère de Lennon [« angry young man »], à la jeune fille anonyme de « She’s Leaving Home » et au timide Billy Shears. On retrouve également ces liens avec le music-hall dans le balancement ternaire de l’introduction jouée par le duo de clarinettes, dans la ligne vocale relativement simple et dans le soin avec lequel les paroles sont mises en musique. « When I’m Sixty-Four » est à la fois nostalgique et enfantine, avec un contraste touchant entre la première phrase, naïvement pentatonique en dépit de notes de passages chromatiques, et la seconde, pimentée par des chromatismes ascendants et descendants. La section médiane (des tierces mineures pour le cottage à l’Île de Wight, des blanches tenues dessinant une mélodie en arche qui culmine sur un sol aigu au moment de reconnaître que « tu seras vieille également ») laisse, quant à elle, entrevoir un pathos à la fois dérangeant et mélancolique. (Mellers, 1973 : 95-96)

18 Écrite par Paul comme un hommage à son père vieillissant, James, cette chanson est empreinte de nostalgie. Cette nostalgie est toutefois contrebalancée par l’ironie avec laquelle est exprimée l’idée selon laquelle les temps ont changé. Demander une garantie, que ce soit sous la forme d’une carte postale [« postcard »] ou d’un formulaire [« form »] sur lequel serait écrit « mienne pour toujours » [« mine for evermore »] est évidemment irréaliste. Les années 1960 représentent une époque de changement générationnel, et le style badin, les « ho », « hum », « ouh » ainsi que le contrechant de la clarinette tournent gentiment en dérision le besoin de certitude du chanteur – référence possible à l’aventure de McCartney avec Linda Eastman, qu’il avait rencontrée en mai 1967 au Bag O’Nails, où elle était venue photographier les Beatles pour le livre Rock and Other Four Letter Words16.

19 On retrouve ce souci du détail biographique dans « Fixing a Hole », où le « Hey, hey, hey » qui précède le solo de guitare pourrait bien être une autre de ces piques sarcastiques de Lennon à McCartney. Paul McCartney fut en effet le dernier Beatle à expérimenter le LSD, sa prudence et sa réticence finissant par céder au moment où le groupe commençait à enregistrer son chef-d’œuvre inspiré par l’acide, Sgt. Pepper, début 1967. […] Lennon manquait rarement une occasion de rabaisser McCartney […] parce qu’[il] avait été plus lent que lui à succomber au pouvoir hallucinogène de la drogue. Une chose est en tout cas certaine : après ses premières expériences avec le LSD, Paul McCartney fut convaincu que Sgt. Pepper, avec ses nombreuses références à la drogue, était une œuvre d’une grande importance sociale et artistique. (McCabe & Schonfield, 1972 : 80)

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20 Comparable à « Lucy in the Sky with Diamonds » en ce sens qu’elle explore, elle aussi, la capacité du LSD à altérer la perception, « Fixing a Hole » flotte au-dessus d’une base diatonique rassurante, l’esprit étant libre d’errer « là où il veut aller » [« where it will go »]. Les deux chansons font référence à des modifications dans la vision : « les yeux fermés, on voit souvent […] des couleurs kaléidoscopiques et toutes sortes de formes géométriques. » (Fort, 1969 : 182) Pour les initiés, les connotations dans les paroles sont loin d’être subtiles. Des « trous » ont été comblés [« “holes” have been “filled” »], des « fissures réparées » et des barrières érigées entre les initiés et l’establishment qui se demande « pourquoi ils ne franchissent pas [s]a porte » [« why they don’t get in my door »]. Comme dans « Lucy », où des « chevaux à bascule vivants » [« rocking horse people »] flottent aux côtés de « mandariniers » dans des « cieux de marmelade » [« tangerine trees and marmalade skies »], ceux qui sont au parfum sont libres d’explorer leur esprit, de profiter des sensations exacerbées lors du trip et de « planer avec un peu d’aide de [leurs] amis », comme le chantait précédemment Ringo. Car l’acide n’était pas seulement un plaisir privé : il représentait aussi un outil révolutionnaire pour inspirer pléthore de poèmes, d’humeurs, de peintures et de musique […]. Il avait le pouvoir d’unir le monde et de permettre l’accès au Nirvana. L’acide était un raccourci dans la quête d’une solution au vieux problème occidental de l’aliénation. Le LSD disait : « Nous sommes un » (Nuttall, 1970 : 211)

21 Selon l’analyse que je proposais dans The Space Between the Notes (Whiteley, 1992 : 39-60), les références aux drogues hallucinogènes sont présentes tout au long de l’album. La manipulation électronique des sons (y compris des voix), les timbres brouillés, clairs, superposés, les mouvements ascendants (et le parallèle avec la « montée » psychédélique), les harmonies oscillantes (pour ne pas dire vacillantes) et les collages étranges contribuent à créer une métaphore musicale de l’expérience psychédélique. Même lorsque l’on est confronté à une allusion explicite à la réalité (comme avec ce poster de cirque du dix-neuvième siècle, « For the Benefit of Mr. Kite », acheté par Lennon dans une boutique d’antiquités alors que le groupe tournait la vidéo promotionnelle pour « Strawberry Fields Forever »), de telles connotations ne sont pas à exclure dans les rythmes de plus en plus fluctuants et dans la manipulation électronique de sons de foire comme les va-et-vient chromatiques de l’orgue de Barbarie qui semblent envahir la coda de la chanson sur un accompagnement plus ou moins improvisé17. En résumé, s’il existe un lien avec la première plage de Sgt. Pepper dans son évocation du passé et de l’univers du spectacle vivant, des manèges, des trapèzes, des hommes et des chevaux, des cerceaux et des fixe-chaussettes du Circus Royal de Pablo Fanque se produisant au profit de Mr. Kite, « Being for the Benefit of Mr. Kite ! » présente aussi une analogie plus contemporaine avec le Spontaneous Underground qui se tenait au Marquee Club de Wardour Street, à Soho. Là, des groupes, des poètes, des jongleurs, des cracheurs de feu transformaient, avec l’aide de la marijuana et du LSD, « les hommes en Houdinis de la défonce qui parvenaient à se libérer de la camisole de la logique aristotélicienne ». Comme le rappelle Richard Neville, « les adeptes de la pensée latérale, les mystiques à la dérive se mêlent rarement aux autres » (Neville, 1970 : 142).

22 Cette remarque pourrait également s’appliquer à la chanson mystique de George Harrison, « Within You Without You », qui propose une approche différente et complémentaire du changement de conscience : Quand tu auras vu au-delà de toi […]. Le moment viendra où nous ne ferons qu’un, et où la vie s’écoulera en toi et en dehors de toi. [When you’ve seen beyond yourself

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[…]. The time will come when you see we’re all one, and life flows on within you and without you.]

23 Chaque Beatle semble proposer sa propre solution aux problèmes du monde, or, au moment d’entamer la production de l’album, George était « convaincu que l’acide n’était pas la réponse » (Poirier, 1969 : 174). À la place, il s’était tourné vers les enseignements de Krishna et du Maharishi Mahesh Yogi18, approfondissant sa connaissance de la spiritualité orientale à travers l’étude de la musique classique indienne auprès de son ami, le virtuose du sitar . Le mélange des tournures mélodiques modales/pentatoniques caractéristiques des Beatles avec les sonorités orientales du sitar peut donc être interprété comme la solution d’Harrison aux problèmes de l’aliénation et de la solitude qui traversent l’album (« l’espace entre nous tous […] les gens qui conquièrent le monde mais perdent leur âme » [« the space between us all […] the people who gain the world and lose their soul »]). La couleur orientale est [quant à elle] recréée de telle sorte qu’elle évoque l’innocence retrouvée des Beatles […], la libération de l’esprit fait littéralement voler en éclats le cadre temporel, la mesure alternant, sur un bourdon sans fin, entre des mesures à quatre, à cinq et à trois temps. (Mellers, 1973 : 94)

24 Mais si les motifs de raga et l’instrumentation indienne (tamburas, , et sitar) renforcent l’atmosphère de contemplation, le rire dubitatif sur lequel se termine la chanson laisse une nouvelle fois entrevoir une forme de cynisme sous-jacent19. « […] si la religion est l’opium du peuple, les Hindous sécrètent leur propre drogue. » (Alan Watts, cité dans Neville, 1970 : 215) Considéré comme « le guide céleste » qui « apaise les chagrins » (Fort, 1969 : 15-16), le cannabis s’imposa, aux côtés du LSD, comme la drogue favorite de l’époque. Il favorise la concentration et vous aide à tout faire un petit peu mieux […]. Un pays sous haschisch est une nation puissante. Vous croyez que le projet lunaire de la Zambie est une plaisanterie ? Attendez de les voir atteindre Mars en premier. Possibles effets indésirables : Une sensation de nonchalance, une sensation de conscience accrue, des jaillissements d’introspection, une attitude douce et bienveillante envers votre prochain (en particulier s’il est défoncé et s’il se tient près de vous) ainsi qu’un sens extraordinaire de contemporanéité. » (Neville, 1970 : 127-128)

25 Il est probable que le rire de Lennon exprime son cynisme vis-à-vis de l’expérience des Beatles avec le Maharishi, comme si ce dernier n’avait fait que leur proposer une autre version de ce qu’ils savaient déjà – « tu sais, un peu comme ces gens qui sont plutôt EMI, alors que d’autres sont Decca, mais, au bout du compte, il s’agit toujours de disques. » (Poirier, 1969 : 176) Malgré tout, l’association du mysticisme avec le « flower power » et les drogues fut relevée par la presse tabloïd, avec cette indignation ménopausique qui ne manque jamais d’attirer les Anglais comme des mouches autour d’un sujet, que ce soit comme participants ou comme simples touristes. Neuf mois après le premier rassemblement à Haight Asbury, des ouvrières et des employés de bureaux étaient en train d’errer sur les bords de mer de Brighton et de Blackpool, agitant leur colliers de prières, traînant derrière eux leurs dessus de lit à motif cachemire, brandissant des jonquilles et faisant de leur mieux pour avoir l’air sous l’emprise des drogues. Les Beatles s’étaient mis au « flower power » et c’était à présent aux jeunes de faire de leur mieux pour les suivre. (Fort, 1969 : 130).

26 À la lumière de cette citation, le strident « good morning, good morning » sonne comme un réveil destiné aux derniers « cœurs solitaires ». Il est l’heure de se mettre au

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diapason et d’oublier l’ennui et la répétitivité de la vie quotidienne – « rien à faire […] rien à dire » [« nothing to do […] nothing to say »], « rien n’a changé, c’est toujours pareil » [« nothing has changed, it’s still the same »]. Les divertissement passagers [« regarder les jupes », « aller voir un spectacle » [« watching the skirts », « go to a show »] font eux-mêmes partie de la routine, apparaissant comme autant de moyens d’échapper, le soir venu, au train-train (« aller au travail, je ne veux pas y aller, me sentant au plus bas » [« going to work, don’t want to go, feeling low down »]). C’est aussi le monde de Rita, dont l’uniforme de contractuelle résume entièrement la personnalité, avec ce « sac sur l’épaule qui lui donne un peu l’air d’un militaire », le tout soutenu par une mélodie qui évoque, précisément, une sonnerie militaire. Simple, prédictible, la chanson semble rebondir et, avec elle, Rita, « assise sur le sofa avec une ou deux sœurs » [« sitting on the sofa with a sister or two »]. Dans une certaine mesure, les deux chansons préfigurent le conformisme de la « foule » dans « A Day in the Life », la masse informe des gens qui « se tenaient debout, le regard fixe » [« stood and stared »] ou qui « se détournaient » [« turned away »]. Néanmoins, la vie pouvait, comme l’avaient découvert les Beatles, être plus mouvementée que cela. Ainsi, la coda de « Good Morning » prend une tournure inattendue au moment où les chiens, les chats, les coqs et les oiseaux envahissent la musique – et, par la même occasion, la vie de tous les jours. Il s’agit d’un vol entre deux réalités, ou plutôt une réalité et une non réalité, la banalité de l’existence quotidienne cédant progressivement la place aux sensations de l’expérience hallucinogène20.

27 À ce moment du disque, le contraste entre, d’une part, la monotonie de la vie quotidienne et, d’autre part, les couleurs rehaussées et les perceptions exacerbées du trip, préfigure le codage psychédélique d’« A Day in the Life ». Comme le fait très justement remarquer Richard Neville, « si le chien de Pavlov avait pris du LSD, il n’aurait pas salivé : il aurait dansé au son de la cloche » (Neville, 1970 : 144). Le coq symbolisant la vie, la renaissance de chaque jour, la coda de « Good Morning » annonce donc l’avènement d’une nouvelle forme de conscience. Dans le contexte de l’acid rock, cette coda confirme aussi qu’après l’expérience hallucinogène, « il est probable que vous atterrirez en toute sécurité […] mais pas nécessairement à l’endroit d’où vous avez décollé » (Neville, 1970 : 143-134). C’est ainsi que la reprise de « Sgt. Pepper » se voit légèrement modifiée, le « hup, two, three, four » de McCartney fixant un tempo plus rapide, alors que le groupe se prépare pour le traditionnel rappel : « nous approchons de la fin » [« it’s getting very near the end »]. Pourtant, cette reprise ne débouche pas sur un finale conventionnel, enlevé, mais sur les premiers accords de guitare acoustique de « A Day in the Life », qui se mettent à résonner alors que les paroles du couplet décrivent un suicide avec une concision comparable à celle qui caractérisait déjà « Eleanor Rigby » : « j’ai lu les nouvelles aujourd’hui, oh, mon pauvre » [« I read the news today, oh boy »].

28 Structuré par l’alternance de passages émouvants, contemplatifs, et de moments où la musique semble s’emballer, le compte rendu totalement détaché des événements (« sa tête a explosé dans une voiture » [« he blew his mind out in a car »]) est renforcé par la simplicité de la narration, tant sur le plan de la musique que du texte. Ce dernier ne donne aucun détail superflu, la mélodie globalement pentatonique se contentant de suivre les inflexions naturelles des paroles. L’absence de modulation contribue aussi à renforcer les images dans le sens où elle fait écho à la répétition monotone des nouvelles et à la lecture de ces événements épouvantables qui sont généralement

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consommés passivement et aussi vite oubliés. Ces titres « à propos d’un homme chanceux qui avait réussi » [« about a lucky man who made the grade »] confrontent l’auditeur au matérialisme, la réponse (« Eh bien, je n’ai pu qu’en rire » [« Well I just had to laugh »]) reliant la chanson au plus métaphysique « Within You Without You » de George Harrison et à ces « gens qui conquièrent le monde et perdent leur âme21 ». L’auditeur est ensuite brusquement projeté dans une dimension expérimentale, le refrain, « I’d love to turn you on », précipitant l’entrée du crescendo électronique, une sorte de métaphore musicale de la « montée » sous l’emprise de la drogue, alors que le public est entraîné vers une idée qui est codée différemment (quoique liée sur le plan thématique). À l’issue de ce passage, une rupture se produit, la musique se faisant soudain plus nerveuse alors que la batterie se mêle à une sorte de souffle haletant. Mais, là encore, l’ensemble aboutit à un relâchement induit par la drogue (« Je suis allé en haut et j’ai fumé une cigarette, quelqu’un a parlé et je me suis mis à rêver » [« Found my way upstairs and had a smoke, somebody spoke and I went into a dream »]). Le rêve, cependant, s’apparente à un cauchemar alors que l’ultime « I’d love to turn you on » débouche sur une véritable cacophonie, qui suggère à la fois le chaos et l’anarchie.

29 En tant que dernière plage de l’album, « A Day in the Life » fait monter à bord « les gens esseulés » et, avec esprit, tendresse et l’un des arrangements les plus pointus de George Martin, elle remet en question le sens de la société contemporaine. Le fait d’ignorer cette vision n’empêche pas d’évoquer sa conséquence, le crescendo instrumental final dessinant un scénario-catastrophe qui se voit seulement contrebalancé par l’invitation de Lennon à l’expérience psychédélique (« J’aimerais te brancher » [« I’d love to turn you on »]).

30 Pour en revenir à ma question de départ, elle pouvait se résumer en ces termes : Sgt. Pepper constitue-t-il une simple échappatoire à la réalité ou fixe-t-il le programme d’un bouleversement culturel ? Comme le suggère Eric Hobsbawm, les années 1960 s’inscrivent dans « une sorte d’Âge d’Or », qui commença avec le redressement de l’Europe occidentale à la suite de la Seconde Guerre mondiale, au début des années 1950, et prit fin avec une récession mondiale deux décennies plus tard. Cette période a « changé la société humaine plus profondément que n’importe quelle autre période d’une durée aussi brève » (Hobsbawm, 1994 : 6). Le fait que les Beatles aient entamé leur carrière musicale au début de cette décennie pour y mettre un terme en 1970 en fait, pour beaucoup, les porte-parole de leur génération (la chaîne UKTV History est même allée jusqu’à surnommer la génération des années 1960 « la Génération Beatles »). Mais les Beatles étaient-ils vraiment les instigateurs d’un changement culturel ? N’avaient-ils pas simplement un sens aigu des bouleversements idéologiques qui étaient alors à l’œuvre et une certaine capacité à inscrire ces changements dans « une suite de numéros étroitement liés » (Mellers, 1973 : 86) ?

31 Envisagé dans son ensemble, l’album offre une photographie de l’Angleterre à la veille du « Summer of Love », enregistrant des images du monde extérieur, sur lequel il porte un regard fin et souvent critique, ou campant des personnages seuls et aliénés dans des monologues dramatiques. Le travail, l’argent et le statut social sont présentés comme aveugles et destructeurs, tandis que le public de cœurs solitaires est, à l’image de ce monde extérieur, plein de gens qui se cachent derrière un mur d’illusions22. Les piques aux conventions n’en sont pas moins faites dans le respect des techniques d’écriture caractéristiques des Beatles : Lennon écrit, à la première personne, des témoignages souvent cyniques, McCartney élabore plutôt des histoires, crée des personnages, tandis

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qu’Harrison fait sa première véritable tentative de raga-rock avec « Within You Without You » – quoique sa présence soit aussi manifeste dans les accents de « Taxman » qui caractérisent la première plage de l’album. Néanmoins, comme je me le demandais au début de cet article, pourquoi une fin aussi chaotique à « A Day in the Life » ?

32 De tous les problèmes associés aux années 1960, la peur de la guerre était probablement le plus terrifiant. Les ravages de la Seconde Guerre mondiale étaient encore dans les mémoires, leur souvenir étant entretenu par la vision de ces bâtiments détruits par les bombardements, mais aussi par les conséquences de l’endettement sans fin du Royaume-Uni vis-à-vis des États-Unis. Quant à la menace d’une apocalypse nucléaire, omniprésente en toile de fond, elle sous-tendait une grande partie de la politique contre-culturelle de l’époque. Les manifestations contre la guerre, les révoltes étudiantes et l’expérimentation sociale et artistique s’inscrivaient dans une seule et même dynamique, le livre perspicace de Jeff Nuttall, Bomb Culture (1968), sur la couverture duquel sont représentés Fidel Castro, Elvis Presley, Marilyn Monroe, Marlon Brando, un étudiant contestataire et un moine s’immolant par le feu, mettant bien l’accent sur les liens qui existaient alors entre culture et protestation. En tant que porte-parole de leur génération, les Beatles, étaient, d’une certaine façon, dans l’impossibilité d’échapper à leurs responsabilités23. Par la suite, Harrison a d’ailleurs défendu le groupe des accusations selon lesquelles il cherchait à esquiver la réalité (Northcutt, 2006 : 140). Ainsi, bien que l’essentiel de l’album puisse être interprété comme l’exploration et la célébration d’une sorte d’état second de la conscience (que cet état second soit métaphysique ou induit par le LSD et la marijuana), la dernière chanson, avec sa coda cacophonique, laisse entrevoir une certaine gravité liée à la peur de la guerre. Cette coda, qui « décrit le monde “réel” comme une construction rétrograde qui faiblit, diminue et, au bout du compte, se détruit » (MacDonald, 1994 : 181), aligne les Beatles sur la philosophie de ces hippies qui avaient laissé tomber leurs études et prônaient « l’amour, pas la guerre24 ». Entrevus sous cet angle, les liens entre les drogues hallucinogènes et la religion visionnaire n’en sont que plus évidents : il ne s’agissait finalement que de deux voies complémentaires dans la quête d’une réalité proposant une alternative aux atrocités de la guerre. Comme le fit remarquer Timothy Leary à l’époque, l’album « exprima l’idée qu’une page se tournait […]. Il parut au bon moment, durant le bon été » (cité dans Gillett, 1970 : 353), mettant en évidence un besoin de changement culturel et fixant, pour ce changement, un programme basé sur l’amour.

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NOTES

1. Le purple heart est une médaille militaire décernée aux personnes blessées ou décédées au service de l’armée américaine. (NdT) 2. Lors de cette tournée, les Beatles avaient été accusés d’avoir snobé la femme du président philippin. Aux États-Unis, la pochette du premier album qu’ils avaient publié en 1966, Yesterday… and Today, avait, quant à elle, créé une certaine controverse en raison d’une photo sur laquelle le groupe posait au milieu de « pièces de viande crue et d’un bébé décapité » (O’Grady, 1983 : 89). 3. Cette déclaration provoqua un véritable scandale dans le sud des États-Unis. 4. Bien que rien ne confirme ma salle « imaginaire », le format de l’album et la présentation de Billy Shears sur le cliché harmonique -VI--VII-I, typique du music-hall (ce qui fait, par la même occasion, de McCartney le maître de cérémonie), suggèrent bien un « Palace of Varieties », comme de nombreux music-halls britanniques étaient alors appelés.

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5. Parmi les plus spectaculaires de ces immolations, on peut mentionner celle d’Alice Herz, une rescapée des camps de concentration âgée de 82 ans, qui s’immola par le feu à Detroit peu après que le Président Johnson eut annoncé l’envoi de troupes supplémentaires et le déclenchement des bombardements sur le Nord-Viêt-Nam (15 mars 1965) ; celle du Quaker Norman Morrison, qui se donna la mort devant le bureau du Secrétaire de la défense Robert McNamara au Pentagone (2 novembre 1965) ; et celle du travailleur catholique Roger Laporte, qui eut lieu en face du bâtiment des Nations Unies. 6. Discussion avec Steven Fielding, Professeur d’Histoire politique contemporaine à l’Université de Salford (voir Fielding, 2002). 7. Une majorité d’auteurs considèrent aujourd’hui leur album de 1966, Revolver, comme le disque qui a transformé le vocabulaire des musiques populaires, « Tomorrow Never Knows » figurant en tête des titres représentatifs du psychédélisme britannique (Savage, 1997 : 61) en raison de son aptitude à « recréer, en sons, l’expérience du trip » (Reising, 2002 : 238). 8. En 1966, les Beatles s’étaient mis légèrement en retrait, s’immergeant dans l’hindouisme, dans la Méditation transcendantale et adoptant le Maharishi Mahesh Yogi comme guide spirituel. Ils avaient en outre reconnu qu’ils avaient tous pris des drogues – y compris du LSD. 9. L’engagement de l’Amérique au Viêt-Nam se traduisait naturellement par les bombardements massifs de B52, mais aussi par les manœuvres de Robert McNamara et de Lyndon B. Johnson pour amener le Royaume-Uni à y envoyer des troupes. En raison du refus du Premier Ministre Harold Wilson, les États-Unis retirèrent leur soutien à la livre sterling, ce qui entraîna une dégradation de la situation économique. Les salaires durent même être gelés et le gouvernement travailliste commença à s’effondrer. 10. Le format ne pouvait être inconnu des Beatles, et encore moins de George Martin, ne serait-ce qu’en raison de l’attention prêtée par les médias à la fermeture de nombreux music-halls qui faisaient partie de la chaîne du Moss Empire, mais aussi de la popularité dont ces salles continuaient de jouir dans le nord de l’Angleterre. À Manchester, les premiers concerts des Beatles comprenaient toujours une première partie qui était confiée à un comédien résident, comme le voulait alors la tradition. La BBC programmait aussi régulièrement une émission consacrée au music-hall, A Night at the Music Hall, et, en 1963 et 1964, les Beatles avaient donné plusieurs concerts au fameux London Palladium. 11. Les Rapports Kinsey – Sexual Behavior in the Human Male (1948) et Sexual Behavior in the Human Female (1953) – sont deux rapports sur la sexualité humaine écrits par Alfred C. Kinsey et Wardell Pomeroy. Fondateur de l’Institute for Sex Research, Kinsey était zoologiste à l’Université de l’Indiana. Ses découvertes remirent en question beaucoup d’idées reçues sur la sexualité et d’autres sujets jusque-là considérés comme tabou (parmi lesquels la masturbation, l’orgasme féminin, l’homosexualité et le sadomasochisme). 12. La loi de 1967 légalisait l’avortement par des praticiens diplômés et offrait une assistance médicale gratuite grâce au National Health Service. La proposition de loi fut soumise par le libéral David Steel, mais elle fut soutenue par le gouvernement travailliste avant d’être adoptée, au terme d’un débat enflammé, le 27 octobre 1967. Elle entra en application le 27 avril 1968. 13. Le mariage avait eu lieu le 23 août 1962. John Lennon devait par la suite révéler qu’il avait épousé Cynthia par devoir car elle était alors enceinte de Julian. 14. Roy Jenkins est aussi à l’origine de l’abolition de la censure des théâtres. En tant que Ministre de l’intérieur, il avait apporté son soutien à la proposition de loi de David Steel pour la légalisation de l’avortement et au projet de loi de Leo Abse pour la dépénalisation de l’homosexualité. 15. John avait rencontré Yoko Ono en 1966. 16. Paul McCartney et Linda Eastman se marièrent le 12 mars 1969, soit huit jours avant John Lennon et Yoko Ono.

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17. La chanson fut interdite par la BBC, vraisemblablement en raison de sa référence à « Henry the Horse » (l’association des deux termes était alors courante pour désigner l’héroïne). 18. Harrison visita l’Inde avec sa femme Patti en 1966, après la fin de la dernière tournée des Beatles. À leur retour au Royaume-Uni, elle le présenta au Maharishi Mahesh Yogi, auprès de qui il développa son intérêt pour la mystique indienne et, en particulier, pour la Méditation transcendantale. Le goût d’Harrison pour la culture indienne date probablement de l’année 1965, après que son ami David Crosby (The Byrds) l’eut initié à la musique classique indienne et à l’œuvre du maître du sitar Ravi Shankar, auprès de qui il étudia par la suite. Harrison devait finalement se convertir à l’hindouisme, auquel il resta fidèle tout au long de sa vie. 19. Si certains auteurs assimilent ce rire au relâchement d’un public accablé par l’atmosphère contemplative de la chanson, il ne faut pas oublier que les numéros avec un thème indien – ou, plus généralement, oriental – n’étaient pas tout à fait étrangers à l’univers du music-hall – il suffit, par exemple, de songer à la fameuse danse du sable de Wilson, Keppel et Betty dans les années 1930. 20. Comme le confirme Richard Neville, le LSD affecte « la perception des sons, des odeurs, des couleurs, des saveurs, mais aussi le toucher et les expériences du quotidien » (Neville, 1970 : 144). 21. En 1967, après avoir donné environ 300 concerts à travers le monde, les Beatles avaient abandonné la scène pour ne plus se consacrer qu’au studio. Ils s’étaient aussi mis à la Méditation transcendantale et avaient adopté le Maharishi Mahesh Yogi comme gourou. George Harrison devait rester fidèle à l’hindouisme jusqu’à la fin de ses jours, allant jusqu’à faire don de son manoir de Watford au mouvement Krishna. 22. Comme le note MacDonald, « la vision inclusive des Beatles permettait notamment de désamorcer les tensions qui pouvaient naître du fossé entre les générations » (MacDonald, 1994 : 185). 23. De l’aveu de Mick Jagger, « les Stones pouvaient parler à quelqu’un de sa condition comme les Beatles étaient incapables de le faire, mais les Beatles étaient universels » (Schofield, 1983 : 130). 24. Leur refus de prendre parti dans « Revolution » et leur conscience des horreurs de la guerre font écho au refus courageux du Premier Ministre Harold Wilson d’envoyer des troupes britanniques au Viêt-Nam en dépit de l’insistance de Robert McNamara (Secrétaire à la Défense des États-Unis, plus connu sous le surnom de « Mac the Knife ») et du gouvernement américain.

RÉSUMÉS

Cet article examine les paroles de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band en cherchant à comprendre si elles traduisent un désir de fuir la réalité ou si elles expriment au contraire l’idée qu’une page est en train de se tourner, ouvrant ainsi la voie à la contre-culture britannique.

This essay examines the lyrics from the Beatles 1967 album, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, and raises the question as to which it constituted optimistic escapism, or whether it gave voice to a feeling that the old ways were out, so setting the agenda for the counterculture in Britain.

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INDEX

Thèmes : pop music, rock music, psychedelic / acid rock, musique hindoustanie / carnatique Keywords : counterculture / resistance, drugs / alcohol, lyrics, contemporary / pop art, war / military Mots-clés : contre-culture / résistance, drogues / alcool, paroles, guerre / armée, art contemporain / pop art nomsmotscles Beatles (the), Rolling Stones (the), Harrison (George), Lennon (John), McCartney (Paul), Ono (Yoko) Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain, Londres / London Index chronologique : 1960-1969

AUTEURS

SHEILA WHITELEY

Nommée Professeur à l’Université de Salford (Greater Manchester) en 1999, Sheila Whiteley a occupé la première chaire de Popular Music jamais créée dans une université britannique. Secrétaire général de l’IASPM (The International Association for the Study of Popular Music) de 1999 à 2001, responsable des publications de cette même association de 2002 à 2005, elle a publié The Space Between the Notes : Rock and the Counter-Culture (Routledge, 1992), Sexing the Groove : Popular Music and Gender (Routledge, 1998), Women and Popular Music : Sexuality, Identity and Subjectivity (Routledge, 2000), Too Much Too Young : Popular Music, Age and Gender (Routledge, 2005) et Christmas, Ideology and Popular Culture (Edinburgh University Press, 2008), sans oublier Music, Space and Place : Popular Music and Cultural Identity (Ashgate, 2004), Queering the Popular Pitch (Routledge, 2006) et Countercultures and Popular Music (Ashgate, 2014 – version anglaise des deux numéros “contre-culture” de Volume !), qu’elle a codirigés avec Andy Bennett, Stan Hawkins, Jennifer Rycenga et Jedediah Sklower.

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L’utilisation du studio d’enregistrement dans Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band The Use of the Recording Studio in Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band

Matthieu Thibault

1 LA MUSIQUE DU XXE SIÈCLE vit une période de grands changements durant les années 1960 et la carrière des Beatles. Le groupe impose l’Angleterre dans le paysage pop et rock et, sur une échelle plus large, apporte une crédibilité musicologique aux musiques populaires. Après une courte décennie de domination américaine, le rock‘n’roll devient rock au début des années soixante et la British Invasion concurrence même les succès du label soul Motown aux États-Unis. Les Beatles transforment profondément le genre par un style de composition sophistiqué, empreint de tradition folk anglaise, et l’usage privilégié du studio d’enregistrement. Le chemin parcouru par le groupe entre ses débuts discographiques en 1963 et sa période dite « studio » à partir de 1966 impressionne à plusieurs niveaux. Les compositions se montrent plus ambitieuses, la palette d’interprétation s’enrichit, des instruments inhabituels apparaissent. L’abandon progressif des fondations originelles du rock – musique de divertissement dédiée à la danse et aux thèmes exclusivement adolescents – divise : les Beatles mettent un terme1 au rock‘n’roll autant qu’ils ouvrent une nouvelle ère pour le genre. Les albums Revolver et Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, en particulier, élèvent

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le statut de l’album pop à celui d’une œuvre d’art façonnée par les apports du studio d’enregistrement.

2 La sortie de Revolver le 5 août 1966 marque un tournant dans la carrière des Beatles. Septième album en à peine plus de trois ans, ce recueil de quatorze chansons reçoit, certes, les louanges critiques et le succès public escompté de la part du groupe pop le plus célébré d’Angleterre, mais déstabilise à plus d’un titre. Les quatre membres John Lennon (voix, guitare), Paul McCartney (voix, basse), George Harrison (guitare, voix), Ringo Starr (batterie, voix) puisent désormais leur inspiration dans un champ plus vaste que le mélange de rock’n’roll et de rhythm ’n’ blues à l’œuvre sur leurs premiers enregistrements. Cette ouverture esthétique influence l’écriture, la forme, les arrangements et la production des chansons qui gagnent autant en ambition qu’en diversité. « Here, There and Everywhere » ou « I’m Only Sleeping » comportent des accords de passage et des modulations harmoniques rarement utilisés par les groupes de rock de l’époque. Les métriques impaires et irrégulières de « Good Day Sunshine » et la structure répétitive de « Tomorrow Never Knows » surprennent inévitablement les oreilles habituées aux singles directs des années 1963 et 1964. Aux traditionnelles guitares électriques, basse électrique et batterie s’ajoutent des instruments indiens sur « Love You To », un double quatuor à cordes sur « Eleanor Rigby » et un quintette à vent sur « Got to Get You into My Life ». Outre les nombreux musiciens additionnels que ces arrangements impliquent, les Beatles reçoivent l’aide de leur fidèle producteur George Martin. Martin endosse le rôle d’intermédiaire entre la technique autodidacte des Beatles et la direction de musiciens de formation classique. Il écrit sur partition bon nombre d’arrangements et joue ponctuellement quelques claviers2, notamment du piano sur « Good Day Sunshine » et de l’orgue Vox Continental sur « Got to Get You into My Life ». Enfin, le temps inhabituellement long passé en studio – trois cents heures réparties sur deux mois et demi – laisse libre cours aux manipulations électroniques assistées par l’ingénieur du son Geoff Emerick. Le collage de bandes magnétiques d’archives sonores sur « Yellow Submarine » ou « Tomorrow Never Knows » teinte le rock des Beatles d’une couleur expérimentale et électronique qui trouvera de nombreux échos américains et anglais avec le mouvement psychédélique naissant.

3 L’ambition des nouvelles chansons proposées par les Beatles s’adapte mal à la configuration live des concerts promotionnels qui accompagnent la sortie de Revolver. Le groupe effectue plusieurs courtes tournées préparatoires en Allemagne, au Japon et aux Philippines de mai à juillet 1966 avant d’embarquer pour une quinzaine de dates aux États-Unis le mois suivant. Alors que Revolver occupe la première place des charts3 en Grande-Bretagne et aux États-Unis, la consécration attendue outre-Atlantique tourne au fiasco. L’instrumentation du groupe réduite au seul quatuor avec guitares, basse et batterie ne permet pas de jouer les chansons du nouvel album dont la personnalité tient beaucoup aux arrangements indiens, classiques et soul de cordes et vents. Seuls le single hors album « Paperback Writer » (1966) et la ballade « Yesterday », extraite de Help! (1965), évoquent timidement les nouvelles expérimentations du groupe, au milieu d’un répertoire de reprises rock‘n’roll et singles de jeunesse. Les systèmes de sonorisation impuissants contre l’immensité des stades américains couplés aux cris hystériques des fans accentuent la frustration des musiciens4. Le voyage devient franchement pénible lorsqu’un bon mot typique de l’humour provocateur de Lennon choque l’Amérique puritaine. Interrogé sur ses idées à propos de la religion par Maureen Cleave, Lennon explique :

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Christianity will go, […] It will vanish and shrink. I needn't argue about that; I'm right and I will be proved right. We're more popular than Jesus now; I don't know which will go first – rock 'n' roll or Christianity5.

4 La déclaration entraîne des vagues de protestations aux États-Unis, notamment des autodafés d’anciens fans brûlant des centaines de disques des Beatles. L’atmosphère agressive de cette tournée américaine d’août 19666 convainc définitivement le groupe de s’éloigner de la scène pour se consacrer à la création en studio. Le retour en Angleterre au début de l’automne marque donc la fin définitive des concerts des Beatles et le début d’une nouvelle période centrée sur l’enregistrement studio.

5 La décision radicale des Beatles d’abandonner les concerts choque l’entourage du groupe, mais son statut privilégié de meilleur vendeur pop lui permet tous les écarts. Les responsables anglais de la firme EMI, dont la succursale américaine Capitol Records publie les disques des Beatles depuis leur cinquième single « I Want to Hold Your Hand » en décembre 1963, préfèrent laisser les musiciens libres de leurs choix. Les expérimentations musicales de Revolver n’ont, en effet, nullement empêché son succès financier. Les Beatles, débarrassés de toute pression médiatique et obligation promotionnelle, peuvent occuper les studios londoniens d’EMI situés à Abbey Road autant de temps qu’ils le désirent afin de confectionner le successeur de Revolver, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. L’absence de tournée leur permet de créer des chansons impossibles à reproduire en situation de concert.

6 Le paysage pop en cette fin d’année 1966, en Angleterre comme aux États-Unis, se transforme bien au-delà des Beatles. De nombreux groupes et artistes de la même génération présentent à leur public des albums dépassant la simple compilation de succès complétés de reprises de standards rock ’n’ roll. Aftermath des Rolling Stones, Face to Face des Kinks, Freak Out de Frank Zappa et Pet Sounds des Beach Boys, tous publiés en 1966, proposent des compositions originales reliées avec une cohérence stylistique et thématique jusque dans leur pochette travaillée. La complexité nouvelle des compositions, la diversité des arrangements et les innovations technologiques de production ouvrent une ère plus adulte pour le rock. Ouvert à toutes les influences musicales (musique classique et contemporaine, musique électronique, musiques du monde, jazz et folk) et portant le studio d’enregistrement et les effets sonores au rang de véritable instrument, ce nouveau rock psychédélique cherche aussi bien à traduire les effets des drogues hallucinogènes aux États-Unis que les réminiscences enfantines au parfum de paradis perdu en Angleterre. Les artistes s’inspirent des auteurs de la beat generation comme Jack Kerouac7 ou Allen Ginsberg et du surréalisme de Lewis Carroll8. Steve Jones, dans son étude Rock Formation : Music, Technology, and Mass Communication, montre que l’usage du studio à l’œuvre dans le rock de la fin des années 1960 influence un grand nombre d’artistes durant la décennie suivante, notamment Teo Macero sur les albums électriques de Miles Davis ou les collaborations entre Brian Eno et David Bowie. Jones conclut que « la combinaison de la musique populaire et des techniques d’enregistrement avant-gardistes, […] a montré que le studio devenait un instrument de musique » (Jones, 1992 : 170). Depuis les années 1980, les producteurs de rap montrent qu’une telle affirmation reste d’actualité en composant à partir de samples et de machines.

7 L’enregistrement de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band s’étale sur sept cents heures de studio réparties sur quatre mois et demi, du 24 novembre 1966 au 1er avril 1967. Les Beatles produiront quinze chansons durant cette période, occupant la majorité du

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temps le Studio Deux d’Abbey Road dédié aux enregistrements pop. Classés selon leurs dimensions, les trois studios des locaux EMI peuvent accueillir un orchestre symphonique (Studio Un), un groupe de moyenne formation (Studio Deux) ou un groupe resserré à quatre membres (Studio Trois). Les musiciens se déplaceront ponctuellement dans le Studio Un afin d’enregistrer un orchestre symphonique et dans le Studio Trois, faute de pouvoir utiliser le Studio Deux déjà attribué à une autre formation. Aux quatre membres des Beatles s’ajouteront plus de cinquante musiciens additionnels, parmi lesquels la moitié d’un orchestre symphonique, des instrumentistes indiens de l’association Asian Music Circle, le producteur George Martin aux divers claviers et les assistants, et amis du groupe, Mal Evans et . L’ingénieur du son Geoff Emerick, bien que placé sous l’autorité hiérarchique de Martin, remplira un rôle décisif dans la production de l’album. Il n’hésitera pas à descendre les escaliers qui le séparent de la salle d’enregistrement pour appliquer ses compétences sur le terrain, tout comme les membres des Beatles s’inviteront souvent en cabine de régie pour vérifier le bon déroulement des opérations et discuter des choix à suivre. Le Studio Deux est équipé d’une console et d’un magnétophone analogique quatre pistes. Les magnétophones huit pistes se démocratiseront en 1967 et n’apparaîtront chez les Beatles que durant l’enregistrement de l’album The Beatles en 1968. Cette limitation technologique, opposée aux grandes ambitions d’arrangements du groupe, oblige Emerick à effectuer le mixage d’une chanson au fur et à mesure de son enregistrement. Lorsque les premières prises occupent les quatre pistes du magnétophone, l’ingénieur du son opère un pré-mixage monophonique sur une seule bande magnétique. Les trois pistes libérées permettent aux musiciens d’ajouter d’autres overdubs vocaux ou instrumentaux, mais le procédé nécessite des choix de mixage en amont. Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band illustre l’aboutissement des techniques de mixage monophonique. La majorité du public des Beatles, et des groupes pop et rock en général jusqu’en 1967, écoute ses disques sur des installations monophoniques, encourageant les producteurs et ingénieurs du son à effectuer les mixages monophoniques les plus soignés. Les mixages stéréophoniques des albums des Beatles jusqu’en 1967 sont réalisés plus rapidement et, souvent, en l’absence des musiciens. Cette norme changera avec la démocratisation des installations sonores stéréophoniques, correspondant encore une fois à l’enregistrement de The Beatles en 1968.

8 Les albums de rock psychédélique, et en particulier Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, témoignent d’une implication des artistes à toutes les étapes de leur conception. Jusqu’en 1965, les séances d’enregistrement durent quelques jours, deux semaines tout au plus, et consistent à photographier le plus fidèlement possible les interprétations live de chansons déjà composées, arrangées et répétées9. Les traitements de production se limitent alors à quelques points de montage pour corriger d’éventuelles erreurs et à un mixage cherchant un équilibre valorisant la section rythmique. Revolver annonce ce qui deviendra la norme durant l’enregistrement de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band : composition, arrangement, interprétation et production interviennent à différents moments de la conception d’une chanson et s’influencent mutuellement10. Les Beatles, assistés de Martin et Emerick, deviennent ainsi les compositeurs, arrangeurs, interprètes et producteurs de leurs chansons.

9 Le tandem de compositeurs formé par Lennon et McCartney, responsable de la grande majorité des chansons des Beatles depuis leurs débuts, signe de ses quatre mains douze des treize chansons qui constituent Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, laissant Harrison apparaître avec « Within You Without You ». Lennon et McCartney amènent

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aux premières séances de novembre 1966 quelques ébauches de chansons, parfois incomplètes et limitées à un couplet. La complicité artistique qui unit les deux hommes encourage des échanges fructueux dans leurs appartements londoniens et bien au-delà des horaires de studio. Une ébauche de chanson prend généralement la forme d’une mélodie accompagnée de quelques accords joués à la guitare acoustique ou au piano, sans que cette configuration influence nécessairement son arrangement final. Lennon et McCartney sélectionnent ensuite les idées de chansons à travailler avec le groupe en studio. Lorsque l’une d’entre elles inspire un arrangement ou une structure à un autre musicien, une ébauche, conçue comme un plan de travail, est enregistrée. Même si le réflexe de poser en premier lieu la section rythmique (guitare, basse et batterie) perdure, afin de marquer la pulsation et son tempo, beaucoup de chansons naîtront d’abord du couple basse et batterie, de claviers ou même d’un ensemble traditionnel indien. Les règles implicitement établies par une dizaine d’années d’enregistrement rock se distordent ainsi dès les premières étapes créatives de l’album.

10 À cette première phase d’enregistrement des pistes rythmiques, dites basic tracks, succède l’étape la plus longue consistant à ajouter progressivement les différentes couches instrumentales et vocales. Ces couches successives, appelées des overdubs, influencent tant la personnalité sonore d’une chanson qu’elles consistent très souvent en des tentatives d’arrangement tantôt abandonnées, tantôt développées. Les choix d’overdubs peuvent être déterminés très tôt dans le processus créatif d’une chanson ou, au contraire, se transformer au gré des expérimentations successives. McCartney décide dès la composition de « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » d’une instrumentation rock et réduite11, de même qu’Harrison n’imagine « Within You Without You » qu’avec un ensemble traditionnel indien12. Le trio de clarinettes de « When I’m Sixty-Four », la superposition d’orgues de « Being for the Benefit of Mr. Kite ! » et les textures orchestrales de « A Day in the Life », en revanche, n’apparaîtront qu’au cours des séances d’enregistrement comme des tentatives d’arrangements par overdub.

11 Les Beatles, grâce aux idées et compétences d’Emerick, repoussent les limites et contournent les règles du studio d’enregistrement par des placements de microphones inhabituels, voire contre-indiqués, et un réglage minutieux des amplificateurs. De nombreux effets sonores (compression, égalisation, chambre d’écho, cabine Leslie, Automatic Double Tracking13, Varispeed14, etc.) peuvent être appliqués sur les overdubs, soit en temps réel durant une prise, soit en postproduction. Les possibilités créées par les superpositions d’overdubs permettent aux musiciens de se démultiplier. McCartney joue, par exemple, de trois claviers en plus de la basse sur « Penny Lane15 » et remplace même Harrison au poste de guitariste soliste sur « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band ». Martin, lui, n’assure pas moins de cinq instruments sur « Being for the Benefit of Mr. Kite ! ».

12 Le choix des instruments et l’usage de la postproduction rendent Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band indissociable de son lieu de conception, le studio d’enregistrement. Les Beatles ne joueront au complet et en situation live que sur la chanson titre alors que cette configuration représentait jusqu’ici la norme d’enregistrement d’une chanson rock. Le groupe ne tourne pas totalement le dos aux conventions du genre et dévoile une traditionnelle section rythmique guitare, basse et batterie sur onze des treize pièces de l’album. Des instruments inhabituels apparaissent, soit comme fondations sur « She’s Leaving Home », « When I’m Sixty-Four », « Within You Without You », soit

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comme compléments d’arrangements sur « Good Morning Good Morning » ou « Fixing a Hole ». De nombreux claviers (piano acoustique, piano électrique, orgue électrique Hammond, orgue électronique Lowrey, mellotron, clavecin, harmonium) étoffent le mélange de timbres sur plus de la moitié de l’album. Lennon et McCartney jouent ponctuellement certains d’entre eux, mais laissent souvent Martin s’en charger, notamment sur « Being for the Benefit of Mr. Kite ! » où le producteur superpose piano, harmonium, orgue Lowrey, orgue Hammond. Sa formation classique lui permet de prendre un solo de piano sur « Lovely Rita », d’appréhender le clavecin sans encombre sur « Fixing a Hole » et de compléter « Being for the Benefit of Mr. Kite ! » avec un glockenspiel. Son rôle ne se limite pas à celui d’instrumentiste puisqu’il assure bien souvent le lien entre les membres des Beatles et les musiciens supplémentaires issus de formation classique. Il écrit à partir de mélodies fredonnées par Lennon et McCartney les arrangements sur partition pour orchestre symphonique sur « A Day In The Life », orchestre à cordes sur « Within You Without You », trio de clarinettes sur « When I’m Sixty-Four », section de vents sur « Good Morning, Good Morning ». Mike Leander le remplace exceptionnellement pour arranger « She’s Leaving Home » pour ensemble à cordes et harpe. Les instruments supplémentaires dépassent les spectres rock, classique et jazz puisque « Within You Without You » compte un ensemble indien composé de sitar, tampura, dilruba, et tabla. Cette profusion d’instruments variés imaginée par les Beatles et leur producteur devient possible grâce au temps passé en studio et aux moyens financiers mis en œuvre dans la conception de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.

13 L’influence du studio d’enregistrement sur la musique des Beatles intervient plus directement grâce aux traitements sonores supervisés par Emerick. Contrairement aux règles mises en place par les responsables des studios EMI, celui-ci expérimente avec le placement des microphones, afin de jouer avec la distance à l’instrument, la spatialisation sonore ou l’acoustique naturelle d’un lieu. Il installe les microphones très près des instruments indiens et des instruments d’orchestre sur « Within You Without You », « When I’m Sixty-Four » et « She’s Leaving Home » afin de gagner en présence et de les placer à égalité des habituels instruments rock. La puissance suggérée par les chutes de toms et de grosse caisse de Ringo Starr sur « A Day in the Life » lui donne l’idée de détendre les peaux de frappe et de retirer les peaux de timbre afin de placer les microphones directement dans les fûts. La batterie y gagne une sonorité orchestrale proche de timbales. L’enregistrement de la basse de McCartney montre que les Beatles et Emerick n’obéissent à aucun dogme d’enregistrement. L’ingénieur du son branche tour à tour l’instrument en direct sur la console de régie, place un microphone à même l’amplificateur, ou au contraire, à quelques mètres du haut-parleur afin de profiter de la réverbération naturelle du studio.

14 Dans son livre The Space Between the Notes : Rock and the Counter-Culture, Sheila Whiteley étudie les traitements sonores du rock psychédélique à travers les exemples de Cream, Jimi Hendrix, Pink Floyd et The Beatles. Son analyse de « Purple Haze », single publié en mars 1967 par le Jimi Hendrix Experience, montre que le timbre accompagne l'effet de transe inspiré par la drogue – le terme « Purple Haze » désigne un acide : « L’énergie, l’usage de distorsion, fuzz, wah wah et du volume couplés aux riffs précis et sinueux sur une gamme, sont comparables à “Hey Joe” » (Whiteley, 1992 : 17). Les Beatles, comme le Jimi Hendrix Experience, traduisent cette sensation psychédélique par des effets sonores ajoutés aux prises instrumentales et vocales. Lennon réclame des traitements sonores à Emerick qui rendent le son des instruments et des voix méconnaissable.

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L’effet de cabine Leslie appliquée à la guitare électrique sur « Lucy in the Sky with Diamonds » crée un effet tournoyant, le court écho ajouté à la voix de Lennon sur « A Day in the Life » accompagne son interprétation rêveuse, l’accélération de bande magnétique sur « When I’m Sixty-Four » augmente le caractère adolescent de la voix de McCartney. Les traitements sonores peuvent également apparaître de manière moins évidente et sculpter le son dans le détail. Emerick crée ou accentue des partis pris sonores par différents filtres. L’Automatic Double Tracking spatialise ainsi légèrement les prises vocales par un décalage imperceptible entre une voix et sa copie identique. Les prises vocales et instrumentales sont systématiquement modifiées durant l’étape d’égalisation. Une augmentation des fréquences aiguës sur le riff de guitare introductif de « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » accentue son caractère rêche tandis que celle des fréquences graves sur la basse de « Getting Better » renforce sa présence.

15 Le studio, malgré certaines limitations techniques, permet de transformer la forme d’un morceau enregistré par montage. L’usage du montage dans le rock psychédélique ne se contente pas de corriger les faiblesses, il influence la forme et l’arrangement d’une chanson. « A Day in the Life » consiste en un collage de deux ébauches, l’une de Lennon, l’autre de McCartney, enregistrées lors de séances de studio différentes. Le procédé nécessite patience et minutie puisqu’il s’agit de découper littéralement des sections de bandes magnétiques et de les recoller à l’aide de glu ou de ruban adhésif, le plus précisément possible afin que la tête de lecture du magnétophone lise le point de montage sans encombre, donnant l’impression d’un enchaînement naturel. À la demande du groupe, Emerick ajoute des bruits de foule et l’accord d’un orchestre en guise d’introduction à « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » pour simuler le début d’un concert. Il exauce également les vœux de Lennon en créant un montage de cris d’animaux, puisés dans la bibliothèque d’archives sonores d’EMI, donnant l’illusion que chacun d’entre eux est chassé par le précédent sur « Good Morning Good Morning ». « Being for the Benefit of Mr. Kite ! » présente le collage le plus mémorable. Inspiré par une affiche de cirque du XIXe siècle, Lennon désire en retrouver l’atmosphère surréaliste dans les arrangements. Outre l’orgue Lowrey et le glockenspiel de Martin, Emerick produit un montage aléatoire à partir d’enregistrements d’orgue à vapeur des archives sonores qui, ajouté au pont à trois temps, illustre l’ambiance de fête foraine désirée. L’auditeur peine alors à distinguer les instruments véritables des manipulations électroniques. Cet exemple illustre le rôle essentiel joué par les traitements sonores dans la composition et les arrangements d’une chanson des Beatles. Sa composition ne peut définitivement plus être réduite à une mélodie harmonisée d’une suite d’accords et accompagnée par une section rythmique. Les frontières entre composition, arrangement, interprétation et production se brouillent et rendent les différentes étapes du processus créatif indissociables. Placé en dernière position de Sgt. Pepper’s Lonely Heart Club Band, « A Day in the Life » résume toutes les problématiques suggérées par la vision d’un album rock comme création de studio : instrumentation large et diverse, traitements sonores nombreux et montage compositionnel. Elle symbolise également la réussite de l’association complémentaire de Lennon et McCartney en tant que compositeurs et interprètes.

16 « A Day in the Life » naît de l’alternance d’un couplet mélancolique et d’un refrain mystérieux de Lennon, en sol majeur16, que McCartney contrebalance par une séquence enjouée et énergique de sa composition, en mi majeur. Le groupe enregistre séparément les deux ébauches de chansons dans une instrumentation sobre de piano et

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percussions légères (bongos, maracas). Même si l’idée de relier les deux sections séduit l’ensemble du groupe, sa mise en œuvre est, au départ, incertaine. Les musiciens décident de terminer le refrain de Lennon par vingt-quatre mesures de transition perpétuant le même accord de mi mineur et demandent à leur assistant Mal Evans de compter à haute voix la progression des mesures afin de se repérer. Celui-ci s’exécute et actionne même un réveille-matin en fin de décompte. Martin et Emerick tenteront, en vain, d’effacer de l’enregistrement la forte voix d’Evans et sa sonnerie humoristique. Les Beatles s’en satisferont, appréciant le lien que cette dernière crée avec les premières paroles de la séquence de McCartney : « Woke up, fell out of bed17. » « A Day in the Life » nécessite ensuite plusieurs séances d’overdubs, réparties durant les mois de janvier et février 1967. Qu’il s’agisse des voix, de la batterie, de l’orchestre symphonique ou des claviers, ces ajouts impliquent d’astucieuses manipulations de studio.

17 Lennon n’oublie pas ses racines rock‘n’roll et requiert l’ajout d’un court écho à sa voix durant ses prises. Emerick applique l’effet, évocateur d’Elvis Presley18, en direct durant l’enregistrement afin qu’il puisse influencer l’interprétation du chanteur en temps réel. Celui-ci accentue les consonnes afin de valoriser la répétition de l’effet. Emerick reconstruit ensuite la progression la plus réussie possible en montant les meilleurs passages de chacune des quatre prises enregistrées. L’enregistrement de la voix de McCartney nécessite également un traitement sonore, cette fois durant l’étape de postproduction. Emerick coupe les fréquences aiguës et compresse la dynamique de l’enregistrement. Ces traitements suppriment les reliefs de l’interprétation et illustrent l’indolence du narrateur des paroles.

18 Au cours des séances de janvier, McCartney propose d’inclure un crescendo d’orchestre symphonique sur les vingt-quatre mesures de transition. Martin se charge d’écrire une partition pour une moitié d’orchestre symphonique, soit quarante instrumentistes, durant laquelle chaque musicien démarre de la note la plus grave de son instrument et monte demi-ton par demi-ton. Cette section se termine par un glissando final vers la note supérieure comprise dans un accord de mi majeur19. La séance d’enregistrement au Studio Un du 10 février 1967 présente de nombreuses difficultés. Emerick synchronise deux magnétophones quatre pistes, l’un sert de témoin de lecture, l’autre d’enregistreur. Le léger décalage l’obligera à effectuer quelques fondus sur le volume de certaines pistes afin que toutes les prises démarrent au même instant. Martin, lui, doit convaincre des musiciens de formation classique de « jouer pour eux-mêmes, sans écouter les autres » (Martin cité dans Emerick & Massey, 2006 : 207). Usant de diplomatie, le producteur finit par diriger l’orchestre, dont Emerick enregistre toutes les répétitions et tentatives. L’ingénieur du son repart avec huit prises au total, dont il sélectionne les quatre meilleures afin de créer un mixage donnant l’impression d’un orchestre de cent soixante musiciens. Il augmente artificiellement l’effet de crescendo en baissant le son au début et en l’augmentant à la fin. Ce nouvel arrangement plaît tant aux Beatles qu’ils décident de dupliquer cette partie de transition en conclusion de la chanson.

19 Lennon et McCartney apportent la touche finale à « A Day in the Life » en ajoutant un accord de mi majeur joué au piano. Les musiciens désirent une très longue résonance qui permettrait de relâcher progressivement la tension créée par le crescendo orchestral. Ils rassemblent plusieurs claviers dans le Studio Deux (trois pianos à queue et un harmonium) et enregistrent simultanément le même accord joué aux différents

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instruments. La superposition des claviers leur offre une ampleur quasi orchestrale tandis que le mélange des timbres des pianos et de l’harmonium donne naissance à une texture inédite. Emerick entretient la résonance en appliquant progressivement un effet de compression jusqu’à l’arrêt total des dernières harmoniques. Le procédé n’atteint pas la richesse de l’attaque, mais met en évidence le souffle de l’enregistrement et les bruits parasites.

20 La conception de « A Day in the Life » résume à elle seule le rôle multiple du studio d’enregistrement sur l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles : il devient un outil de composition à part entière. Les sept cents heures de studio encouragent non seulement le groupe à imaginer des superpositions instrumentales ambitieuses, mais également à mêler les timbres grâce à la technique des overdubs. Les traitements sonores influencent autant l’interprétation qu’ils appliquent une couleur psychédélique aux arrangements. Le montage, enfin, permet de contourner certaines limitations techniques et influence la forme des chansons. Tous ces outils ne sauraient se substituer au talent de compositeurs et d’interprètes de John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr, responsables de mélodies et harmonies d’un style hautement reconnaissable. Composition et interprétation se mêlent tant aux arrangements et à la production qu’il devient impossible de les dissocier en étapes successives. Elles deviennent interdépendantes et s’influencent constamment.

21 Cette approche expérimentale et tournée vers les possibilités du studio procure à Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band une grande cohérence sonore, alors que les chansons qui le composent présentent des styles de composition et d’arrangement très divers. Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, depuis sa sortie le 1er juin 1967 et aujourd’hui encore, reste l’archétype de l’album de rock considéré comme véritable œuvre d’art20. Son approche du studio d’enregistrement encourage beaucoup de musiciens et producteurs pop, rock et jazz à l’adopter comme nouvelle norme. Des groupes anglais de rock progressif, King Crimson en tête, intègreront des instruments classiques et électroniques à leur formation rock ; les groupes allemands de krautrock Can ou Neu ! utiliseront les possibilités du montage et des overdubs pour créer des fresques répétitives ; le producteur américain Teo Macero façonnera les excursions électriques et psychédéliques de Miles Davis. Figure pop emblématique et héritier culturel des Beatles et du Velvet Underground, l’Anglais Brian Eno se définira même comme « non-musicien », maniant « le studio comme un outil de composition21 » sur ses propres albums ou en collaborant avec David Bowie. Sgt. Pepper’s Leonely Hearts Club Band annonce donc l’esthétique rock des années soixante-dix centrée sur le studio d’enregistrement et, par influences consécutives, celle des décennies à suivre.

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NOTES

1. « En remplaçant le public par le studio, ils [The Beatles] ont cessé d’être des artistes folk, et ce virage fait de leur nouvel album un monologue » (Goldstein, 1967). Nik Cohn considère que « si on parle d’art, on parle de critères exigeants et de discipline ; les Beatles, eux, ne faisaient pas vraiment le poids » et qu’avec Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, « c’en était fini du rock‘n’roll sauvage et spontané et des bonnes saletés » (Cohn, 1969 : 168-9). Plus récemment, Elijah Wald a intitulé une étude « Comment les Beatles ont détruit le rock‘n’roll » (Wald, 2009). 2. Rubber Soul, le prédécesseur de Revolver sorti le 3 décembre 1965, annonçait déjà la signature instrumentale de Martin. Citons à titre d’exemple le solo de piano inspiré par Jean-Sébastien Bach sur « In My Life ». 3. Revolver reste numéro 1 des ventes en Grande-Bretagne durant sept semaines. ( http:// www.officialcharts.com/chart-news/all-the-number-1-albums__7949/). 4. Bien que capté en 1965, The Beatles at Shea Stadium témoigne de l’expérience d’un concert des Beatles au milieu des années 1960. Le film, supervisé par Andrew Laszlo, co-produit par Sullivan Productions, NEMS Enterprises et Subafilms et diffusé sur BBC1 le 1er mars 1966, retrace le concert au Shea Stadium de New York le 15 août 1965 devant un public dépassant les cinquante mille spectateurs. Malgré les overdubs ajoutés en postproduction, le document montre les dizaines de mètres séparant le groupe du public et fait entendre les cris continus éclipsant la musique. 5. « Le christianisme va disparaître. […] Il va décliner et s'éteindre. Je n’ai pas besoin de le démontrer ; j’ai raison et l'histoire le prouvera. Nous sommes plus populaires que Jésus maintenant ; je ne sais pas ce qui disparaîtra en premier – le rock 'n' roll ou le christianisme. » (Lennon cité dans Cleave, 1966) 6. Le concert au Shea Stadium du 23 août 1966 vend onze mille billets de moins que celui de l’année précédente dans le même lieu : « Le public de 55 600 spectateurs du Shea Stadium de New York [en 1965] éclipsa celui de 17 000 au Hollywood Bowl en 1964 en tant que nouveau record mondial qui attendra le concert de Led Zeppelin au Tampa en 1973 et ses 56 000 pour changer. » (Everett, 2001 : 307) 7. « J’imagine que si Jack Kerouac n’avait pas écrit On the Road, The Doors n’auraient jamais existé. » (Manzarek, 1998 : 68) 8. Grace Slick, chanteuse de , cite des personnages d’Alice's Adventures in Wonderland et Through the Looking-Glass, notamment « Alice », « the White Knight » et « the Red Queen », dans les paroles de « White Rabbit » sur Surrealistic Pillow en 1967. 9. « Au départ, le but des enregistrements était de donner l’illusion d’une interprétation en direct […]. C’était vrai pour tout type de musique, jusqu’à ce que le rock et la pop prennent un virage différent, et deviennent le principal espace d’expression créative du producteur. » (Moorefield, 2005 : XIV) 10. « Au cours de l’histoire du rock – et cela est devenu techniquement et économiquement plus réalisable – un nombre croissant d’artistes a adopté des approches créatives synergiques en procédant simultanément à la composition, l’arrangement et l’enregistrement. » (Zak, 2001 : 30)

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11. « J’ai pensé qu’il pourrait être sympathique de perdre nos identités, de nous immerger dans un groupe fictif. » (McCartney cité dans Goodman, 1984). L’instrumentation rock et directe traduit ainsi ce parti pris faussement scénique. 12. « George était attiré par le son – le son unique produit par les instruments dans le contexte de cette très ancienne tradition [indienne]. » (Martin & Pearson, 1994 : 126) 13. Automatic Double Tracking : doublement d’une piste vocale ou instrumentale, ensuite légèrement décalée par rapport à sa source. 14. Varispeed : modificateur de vitesse de lecture d’une bande magnétique, influant sur la hauteur du son traité. 15. Les Beatles enregistrent « Penny Lane », ainsi que « Strawberry Fields Forever », durant les séances de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band entre novembre 1966 et janvier 1967. Les deux chansons n’apparaîtront pas sur l’album mais sortiront en single double face A le 17 février 1967 en Angleterre. 16. « La chanson démarre dans la tonalité de sol majeur mais son véritable centre de gravité se situe entre les tonalités homonymes de mi mineur et mi majeur. » (Pollack, 1996) 17. « Je me suis réveillé, je suis tombé du lit. » 18. « Il [John Lennon] a dit qu’il voulait sonner comme Elvis Presley sur “Heartbreak Hotel”. » (Martin & Pearson, 1994 : 53) 19. « J’ai commencé par écrire la note la plus basse de chaque instrument au début de la partition, puis un accord de mi majeur à la fin. Et au début de chacune des 24 mesures, j’ai placé une note indiquant grossièrement où les musiciens devaient se situer à cet instant. » (Martin cité dans Lewisohn, 1988 : 97) 20. Christophe Pirenne étudie l’aspect conceptuel de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band inaugurant le mouvement rock progressif, annoncé par le précurseur Pet Sounds de The Beach Boys en 1966, dans Pirenne (2005). 21. Eno, 1983.

RÉSUMÉS

Parmi les nombreuses révolutions musicales opérées par les Beatles en 1967, la vision d’un album rock en tant qu’œuvre d’art cohérente et détachée du recueil de chansons s’est imposée comme un modèle pour l’histoire de la pop. Le processus de création à l’origine de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, unissant les domaines de la composition, de l’arrangement et de l’interprétation, nécessite cinq mois de travail dans les studios anglais d’Abbey Road. Les musiciens se libèrent de la formation rock traditionnelle guitare, basse et batterie, pour inviter des instruments empruntés à l’orchestre classique, à la musique indienne ou au jazz. Assisté par son producteur et son ingénieur du son, le groupe expérimente de nouvelles possibilités sonores et repousse les limites technologiques en manipulant les bandes magnétiques et les effets sonores. Cet article décrit les différentes étapes de conception de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band en étudiant l’apport des techniques du studio d’enregistrement et son usage novateur comparable à celui d’un outil de composition.

The Beatles made some revolutionary changes in the musical world with their 1967 recordings. Among them a new model for pop records stands out: the album is now seen as a work of art beyond the song collection it was before. Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, recorded over five

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months in and released in June 1967, comes from a new creative process where composition, arrangement and performance become one. Freed from traditional rock instrumentation – using only guitars, bass and drums –, the Beatles add classical, Indian and jazz instruments. They experiment new sounds by using studio techniques with the assistance of their producer and sound engineer. This article describes the recording process behind Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band by studying how the recording studio is used as a compositional tool.

INDEX nomsmotscles Beatles (the), Emerick (Geoff), Harrison (George), Lennon (John), Martin (George), McCartney (Paul), Starr (Ringo) Index chronologique : 1960-1969 Keywords : electricity / amplification, effects (electro-acoustic) / feedback, experimentation, invention / innovation, producer / Artist and Repertoire man, sound engineer / editor, studios / home studios, techniques, technologies / devices Mots-clés : électricité / amplification, effets électro-acoustiques / larsen, expérimentation, ingénieur son / monteur, invention / innovation, producteur / imprésario, studios / home studios, techniques, technologies / dispositifs Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain Thèmes : actuelles / musiques amplifiées / contemporary popular music, art / experimental rock, expérimentale / experimental music, psychedelic / acid rock

AUTEUR

MATTHIEU THIBAULT

Diplômé d’un Master d’Ingénierie artistique à l’université d’Évry-Val-d’Essonne, Matthieu THIBAULT est actuellement professeur certifié d’Éducation Musicale et auteur pour les éditions Le Mot et le Reste. Spécialisé dans les musiques populaires des années 1960 à nos jours, ses livres sur Miles Davis, David Bowie, autant que ses articles sur le jazz fusion ou le rock psychédélique étudient le travail des artistes dans le studio d’enregistrement et le rôle de celui-ci dans la création d’une œuvre enregistrée. En tant que multi-instrumentiste (guitare, saxophone, piano, synthétiseurs) et sous le nom d’artiste Duck Feeling, Matthieu Thibault enregistre et publie des albums de rock expérimental au sein du duo The Snobs.

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Que peut la musicologie ? What is musicology capable of?

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Une approche mosaïque d’Abbey Road A Mosaic Approach to Abbey Road

Thomas MacFarlane Traduction : Dario Rudy

Chant du cygne et grandes formes

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1 LES DEUX ANNÉES précédant la parution d’Abbey Road n’avaient pas été faciles pour les Beatles. Les rancœurs personnelles qui avaient émaillé l’enregistrement de l’Album Blanc (1968) n’avaient cessé de s’intensifier pendant l’enregistrement de Get Back, au début 19691. Dans les mois qui suivirent, les Beatles se lancèrent dans une série de séances plus ou moins relâchées tout en réfléchissant prudemment à la prochaine étape. Finalement, Paul McCartney contacta le producteur George Martin pour évoquer la possibilité de travailler une dernière fois avec lui sur un nouvel album. Martin décrit lui-même l’enchaînement d’événements en ces termes : Je pense que nous étions tous conscients qu’Abbey Road serait leur chant du cygne... Nous avions été très malheureux pendant Let It Be... J’ai donc été plutôt surpris que Paul m’appelle pour me demander de produire un autre disque pour eux. Il m’a dit : “Est-ce que tu vas le produire pour de bon ?” Je lui ai répondu : “Si on me laisse le produire pour de bon, alors je le produirai pour de bon. Mais si je dois revenir pour accepter tout un tas de consignes qui ne me plaisent pas, alors je ne le ferai pas.” Paul m’a répondu qu’ils voulaient que je le produise comme autrefois et une fois que nous sommes retournés en studio, tout s’est bien passé. (Buskin, 1999 : 64)

2 Comparées aux séances de Get Back2, les séances d’enregistrement de ce qui allait devenir Abbey Road furent relativement agréables. Par amour de la musique, chacun pensait son égo comme inclus dans un ensemble et, pour la première fois depuis les jours glorieux de 1966-1967, les Beatles jouaient tous les quatre sur la plupart des morceaux. Après une série de titres variés et impressionnants comme « Come Together », « Something » et « Oh ! Darling », Abbey Road se conclut par une série de fragments qui constitue la majeure partie de la face B de l’album. Bien qu’ils soient annoncés comme des morceaux distincts sur la pochette, il est aisé de détecter des éléments musicaux qui suggèrent une unité organique. C’est à cette sensation d’unité que cette séquence doit le surnom officieux de « medley d’Abbey Road ».

La composition sur bande magnétique

3 L’avènement de l’enregistrement a permis à l’auditeur d’accéder aux cheminements intimes du processus compositionnel. Les prises et les mixages alternatifs d’œuvres enregistrées permettent à chacun de suivre l’évolution de la musique au fil des séances d’enregistrement. Ces prises et ces mixages sont comparables aux brouillons préliminaires dont se servent les compositeurs classiques et ils constituent, à différents égards, la véritable partition de l’œuvre enregistrée. Dans The Beatles as Composers : The Genesis of Abbey Road, Side Two, Walter Everett souligne que la méthode employée par les Beatles à la fin de leur carrière (trois à quatre instruments et une voix témoin comme base de travail) rappelle « la façon dont Mozart écrivait ses ébauches de particella pour opéra ou concerto : les voix solos et les lignes de basse étaient couchées sur papier, après quoi les parties intérieures étaient composées et assignées à un instrument »

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(1995 : 174). Les œuvres enregistrées peuvent ainsi fonctionner à la fois comme des œuvres d’art et comme des documents témoins du processus créatif.

4 Dès lors, comment l’analyse d’une telle œuvre doit-elle être structurée ? Par le passé, on a eu tendance à employer des méthodes conventionnelles d’analyse musicale. Mais de telles approches passent inévitablement à côté des propriétés esthétiques de l’œuvre enregistrée. Dans The Beatles’ Abbey Road Medley : Extended Forms in Popular Music (2007), j’ai pour ma part tenté de proposer une solution à ce problème en adoptant une « méthodologie éclectique » telle que formulée par Lawrence Ferrara dans son livre de 1991, Philosophy and the Analysis of Music. Dans cette approche à plusieurs niveaux, basée sur l’exploration d’éléments de son, de forme et de référence, j’ai également choisi d’inclure des données pertinentes sur les techniques d’enregistrement. Il en est ressorti que le medley d’Abbey Road n’avait rien d’un medley : il s’agit en réalité d’une grande forme en trois mouvements (figure 1).

Figure 1 : Modèle pour une analyse structurelle du medley d’Abbey Road

Prélude Because

You Never Give Me Your Money Mouvement I Out of College/That Magic Feeling One Sweet Dream

Sun King-Mean Mr. Mustard Mouvement II Polythene Pam-She Came In Through The Bathroom Window

Golden Slumbers-Carry That Weight Mouvement III The End

Postlude Her Majesty

5 Ce modèle est basé sur la présence de modulations utilisées à des fins structurantes, ainsi que sur les bribes de textes qui relient les morceaux entre eux. L’utilisation des termes prélude et postlude à propos de « Because » et « Her Majesty » vise à souligner le rôle de ces deux chansons, qui encadrent les mouvements à proprement parler. Le terme de « mouvement » sert enfin à désigner les trois grandes sections qui composent le medley d’Abbey Road, mais il ne suppose pas de lien étroit avec les traditions de la pratique musicale occidentale.

6 Mon adaptation de la méthode de Ferrara s’est avérée fructueuse dans le sens où elle m’a permis de mettre en lumière les éléments d’unité organique présents dans le medley d’Abbey Road tout en confirmant que cette unité s’inscrivait dans une stratégie de composition rendue possible par l’enregistrement multipiste. Toutefois, il faut noter que cette étude s’est d’abord fondée sur une transcription intégrale du medley d’Abbey Road. Si de telles transcriptions représentent un point de passage obligé pour l’analyse musicale conventionnelle, l’importance qu’elles accordent au support écrit a fini par entraîner une approche qui s’avérait peu pertinente pour l’étude du son enregistré.

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Les outils d’hier pour les problèmes d’aujourd’hui

7 Les méthodes de l’analyse musicale sont traditionnellement fondées sur l’étude de la partition. Comme le montre Ferrara, la force de telles méthodes tient au fait que des éléments musicaux comme « […] les enchaînements, les rétrogradations, la structure et le développement thématique peuvent être visualisés […]. Ainsi on peut évaluer la validité d’une analyse formelle à l’aune de sa correspondance avec la partition » (1979 : xiv). Pourtant, au même titre que l’écrit et l’imprimerie finissent par s’abstraire du langage humain, la partition imprimée s’abstrait du son musical. De fait, l’analyse traditionnelle d’une musique sous une forme imprimée n’est pas l’analyse d’un son musical, mais l’analyse d’une représentation symbolique abstraite de ce son. En ce sens, les limites de l’analyse musicale conventionnelle appliquée aux œuvres enregistrées trouvent leur origine dans l’écriture alphabétique et dans l’imprimerie, qui mettent chacune l’accent sur le visuel.

8 Comme le livre imprimé, la partition musicale engendre ce que le philosophe Marshall McLuhan appelle « […] un enfermement visuel d’espaces et de sens extra-visuels [...] une abstraction par le visuel de l’interaction des sens ordinaires » (1962 : 43). Ce faisant, elle s’adresse exclusivement à la vue, ce qui contraint les sons à se conformer à la logique de l’espace visuel. McLuhan décrit cet espace comme « l’unique espace qui soit purement mental : il n’est pas ancré dans l’expérience, car il est formé de figures abstraites qui se détachent sur un fond et parce qu’il n’est que l’effet collatéral d’une technologie » (1988 : 40). Dans une biographie de McLuhan publiée en 2003, W. Terence Gordon insiste sur l’importance de la distinction entre figure et fond : La distinction entre figure et fond est d’une grande importance pour prouver le caractère dynamique de la perception. Les figures tendent à être complètes, cohérentes et situées devant le fond, qui est vu avec moins de précision, sur lequel on s’attarde moins facilement et que l’on se représente le plus souvent comme flottant derrière la figure. Lorsque la figure et le fond partagent un contour (comme c’est souvent le cas), le contour est souvent perçu comme faisant partir de la figure. (2003 : 15) Au sein de l’espace visuel, le son vibrant est redéfini comme une figure statique, isolée de son environnement (son « fond »). En d’autres termes, les méthodes d’analyse conventionnelles s’attardent exclusivement sur la figure et, ce faisant, elles considèrent l’œuvre enregistrée comme une figure sans fond. De telles méthodes se révèlent intrinsèquement incapables d’explorer l’interaction dynamique entre la figure (le son) et le fond (l’espace).

9 Les enregistrements multipistes n’enferment pas le son musical dans une représentation visuelle ; au contraire, ils facilitent sa perception et sa manipulation sans recours à des symboles intermédiaires. Par leur insistance sur l’espace sonore, ils possèdent également des qualités uniques en ce qui touche à la perception du temps. Par l’empilement de pistes parallèles synchronisées, le temps n’est plus simplement un phénomène linéaire, il devient également résolument spatial. On pourrait arguer que les partitions imprimées permettent aussi une perception du temps simultané par les multiples parties disposées verticalement. Cependant, comme évoqué plus haut, le médium imprimé étant purement visuel, il oblige à faire abstraction de la simultanéité. L’espace sonore s’y résume à un espace tonal. Par contraste, l’enregistrement multipiste, bien que partiellement visuel dans ses moyens de représentation, permet également une exploration tactile des sons musicaux simultanés. Il encourage par là

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l’interaction entre les différents sens, à l’inverse des partitions basées sur l’imprimerie qui réduisent le son à un phénomène purement visuel.

10 Selon McLuhan, les technologies électriques comme l’enregistrement multipiste ont amorcé un tournant culturel dans la résonance de l’espace acoustique. Dans Laws of Media : The New Science (1988 : 33), McLuhan et son fils et collaborateur Eric décrivaient ainsi les implications perceptives de l’espace acoustique et visuel : L’espace acoustique... est sphérique, discontinu, non homogène, résonant, et dynamique. L’espace visuel est structuré comme une figure statique et abstraite privée de fond ; l’espace acoustique est un flux dans lequel la figure et le fond se frottent et se transforment mutuellement.

11 En tant que forme d’art relativement nouvelle, l’enregistrement multipiste facilite l’exploration de l’espace sonore, que William Moylan (2007 : 54) nomme « environnement perçu de performance » : L’environnement perçu de performance (ou l’environnement de la scène sonore) est l’environnement englobant dans lequel on se représente que la performance (l’enregistrement) a lieu. Cet environnement lie les espaces individuels en une seule zone de performance. L’enregistrement multipiste rend ainsi possible une implication de la figure (le son) et du fond (l’espace) ainsi que l’interaction qui a lieu entre les deux.

Une approche mosaïque de l’œuvre enregistrée

12 L’enregistrement multipiste court-circuite la clôture visuelle propre à l’écriture alphabétique et à l’imprimerie. Il permet une implication de la figure (le son) et du fond (l’espace) ainsi que leur interaction dynamique. Si une telle interaction déborde le champ des méthodes conventionnelles de l’analyse musicale, nous devons nous demander encore une fois comment approcher le médium de l’enregistrement de façon adéquate et efficace. Dans son livre Experiments in Hearing, le biophysicien Georg von Bekesy décrit une possibilité : Il est possible de distinguer deux formes d’approche à un problème. La première, que l’on peut appeler l’approche théorique, consiste à formuler le problème en relation à ce qui est déjà connu, d’opérer des additions ou des extensions à partir de principes acceptés, et ensuite de tester ces hypothèses de façon expérimentale. La seconde, que l’on pourrait appeler l’approche mosaïque, conçoit chaque problème en soi, sans trop se référer au champ dont il est issu, et cherche ensuite à découvrir les relations et les principes qui valent au sein de la zone circonscrite. (1960 : 4) Dans La Galaxie Gutenberg, Marshall McLuhan approuve l’affirmation de von Bekesy selon laquelle « l’approche mosaïque n’est pas seulement “beaucoup plus facile” dans l’étude de la simultanéité qui caractérise le champ auditif ; c’est la seule approche valable » (1962 : 42).

13 Faisant siennes ces recommandations, l’analyse qui suit sera donc structurée comme une mosaïque, conçue pour saisir l’œuvre enregistrée selon ses propres modalités. Ce faisant, elle tentera de prendre en compte l’interaction mentionnée plus haut entre figure et fond : 1) organisation de l’enregistrement multipiste (la figure) ; 2) phénoménologie de l’enregistrement multipiste (le fond par la figure) ; et 3) interprétation de l’enregistrement multipiste (interaction figure/fond). Je me suis pour la première fois intéressé à cette approche dans mon livre The Beatles and McLuhan :

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Understanding the Electric Age (2012). Mon analyse du medley d’Abbey Road ayant précédé ce travail, je limiterai ici l’approche mosaïque à la chanson « Because ».

Organisation de l’enregistrement multipiste (la figure)

14 À ce premier niveau de l’approche mosaïque de l’œuvre enregistrée, les comptes rendus verbaux du processus d’enregistrement peuvent accroître notre connaissance de l’organisation du son (la figure). Ces comptes rendus nous apprennent ainsi que sur la version de base de « Because », George Martin joue du clavecin électrique Baldwin, John Lennon de la guitare électrique et Paul McCartney de la basse. Tous ces instruments ont été enregistrés le 1er août 1969, George Martin décrivant l’arrangement et l’enregistrement en ces termes : Entre nous, nous avons créé un accompagnement avec John qui jouait un riff à la guitare, moi qui doublais toutes ses notes au clavecin électrique, et Paul qui jouait la basse. Les notes du clavecin et de la guitare devaient toutes être jouées ensemble. Comme je ne suis pas le meilleur musicien du monde en terme de timing, je faisais plus d’erreurs que John, du coup nous avons demandé à Ringo de battre la mesure pour nous sur son charleston – on l’entendait dans nos casques. (Buskin, 1999 : 64-65)

15 John Lennon, Paul McCartney et George Harrison complétèrent ensuite ces pistes de base en y ajoutant un chœur dense à trois voix qui n’était pas sans rappeler des titres plus anciens comme « This Boy » (1963) ou « Yes It Is » (1965). Martin guida le groupe à travers les complexités de l’harmonie vocale tout en suggérant quelques modifications dans les parties originales. Le lundi suivant (4 août 1969), les chanteurs recouchèrent leurs parties à deux reprises de manière à créer l’équivalent électronique d’un chœur à neuf voix3. Dans le livre Here, There, and Everywhere : My Life Recording the Music of the Beatles, l’ingénieur du son Geoff Emerick décrit l’attention portée à l’enregistrement des voix : John, Paul et George avaient chacun leur propre micro, mais ils étaient tous enregistrés sur la même piste, donc j’étais concentré sur l’équilibre. Pour garder la pureté du son, j’avais décidé de ne toucher au signal d’aucune manière – pas de processeur ou de limiteur. Cela signifiait que je devais manuellement contrôler les potentiomètres pour adoucir les crêtes et les creux – en montant et en descendant les potentiomètres pendant l’enregistrement – en suivant avec attention la dynamique de chaque mot, de chaque syllabe. Heureusement, j’avais eu tout le loisir de réviser ces mouvements durant les longues heures de répétitions vocales. (2006 : 293)

16 À l’instar de plusieurs morceaux d’Abbey Road, « Because » est remarquable pour son utilisation du synthétiseur Moog. Pendant les dernières séances d’overdub du morceau, le 5 août 1969, George Harrison enregistra le Moog sur les deux pistes restantes pour doubler l’ostinato de clavier et de guitare de la section B (« Love is all, love is new »), ainsi que pour créer une forme d’onde distincte lors de la répétition de la ligne mélodique principale que l’on entend dans la coda de la chanson (Lewisohn, 1988 : 185). L’utilisation du Moog dans ce morceau est remarquable par sa saveur et sa retenue. Plutôt que d’exploiter la nouveauté des effets exotiques de l’instrument, les Beatles et leurs collaborateurs ont préféré l’utiliser comme un membre à part entière de l’ensemble.

17 « Because » fut mixé le 12 août 1969 pour être inclus dans l’album Abbey Road. Le producteur George Martin supervisa le mixage en collaboration avec les ingénieurs du son Geoff Emerick, Phil McDonald et John Kurlander. La séance eut lieu dans la régie du

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Studio Deux d’Abbey Road (Ibid. : 187). En se basant sur les informations fournies par Mark Lewisohn dans The Beatles Recording Session (1988), il est possible de reconstituer la composition de la bande master 8 pistes utilisée pour cette séance de mixage (figure 2).

Figure 2 : « Because » : prise 16, 5 août 1969

Piste 1 Basse (McCartney)

Piste 2 Clavecin électrique Baldwin (Martin)

Piste 3 Guitare électrique (Lennon)

Piste 4 Voix (Lennon) ; Voix (McCartney) ; Voix (Harrison)

Piste 5 Voix (Lennon) ; Voix (McCartney) ; Voix (Harrison)

Piste 6 Voix (Lennon) ; Voix (McCartney) ; Voix (Harrison)

Piste 7 Synthétiseur Moog (Harrison)

Piste 8 Synthétiseur Moog (Harrison)

Lewisohn, 1988 : 184-185

Phénoménologie de l’enregistrement multipiste (le fond).

18 L’objectif de la phénoménologie est de rencontrer un artéfact ou une œuvre d’art dans son immédiateté, sans passer par des symboles intermédiaires. La phénoménologie cherche à offrir l’opportunité de se lancer dans un travail analytique qui évite les présupposés et les hypothèses, inhérentes aux méthodes formelles. Dans son livre Listening and Voice : Phenomenologies of Sound*, Don Ihde indique que : l’examen du son commence avec une phénoménologie. Elle est de ce type de pensée qui concentre un examen intense de l’expérience à partir de ses multiples facettes, de ses formes complexes et essentielles. (2007 : 17)

19 Dans L’Idée de la phénoménologie, Husserl écrit que « la phénoménologie procède en élucidant par la vision, en déterminant le sens et en distinguant le sens […] Tout cela dans le cadre de la vision pure. […] Elle est à son terme où la science objective commence » (1970 : 83). L’approche husserlienne constitue une tentative de retour aux modes de connaissance présocratiques (non écrits), c’est-à-dire aux modes de connaissance guidés par le langage préthéorique du logos.

20 Le débat sur l’organisation de « Because » s’est concentré sur le modelage des sons au sein du procédé d’enregistrement. En termes perceptifs, cela a correspondu à une rencontre avec la figure comme séparée de son décor, ou de son fond. En termes acoustiques, le fond correspond à l’environnement spatial dans lequel les sons existent. Comme le fond, subliminal, se situe toujours au-delà de la perception, la section suivante emploiera la phénoménologie descriptive d’Edmund Husserl en essayant d’établir ce que les différents sons (la figure) peuvent nous dire de l’espace dans l’enregistrement (le fond). Il s’agit donc d’une tentative d’accéder au fond (l’espace) par la figure (le son).

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21 Un silence obscur, et pourtant attirant, est soudainement révélé par un motif sonore sinueux qui arrive par la gauche. Ce son est étrange, terreux. Sa régularité évoque le battement des tempes. Il est bientôt rejoint par une ombre sonore plus soutenue qui fait son entrée par la droite. Cette entrée fait que le motif original se développe et révèle progressivement une expansion nouvelle dans l’environnement spatial. Après une courte pause (une respiration), un chœur de voix se joint aux sons précédents. Ce faisant, une résonance émerge de derrière, assurant à l’auditeur que tout est normal.

22 Les voix paraissent entourer ce qui était là auparavant, baignant l’espace entier d’une intensité lumineuse qui fait songer à l’océan, ou à la vie elle-même. Les différents éléments semblent à présent former un tout tandis que les voix entonnent un texte qui essaie de créer une expression métaphorique à la résonance de l’existence. La causalité se fait désormais de glaise tandis que les différents effets tournoient en sortant pour révéler l’unité fondamentale de l’existence. Les voyelles que forment les voix se dissolvent fréquemment en des ululements sans paroles, ou des soupirs qui offrent une réponse adéquate à une totalité que l’on ressent plus que l’on ne la voit.

23 Mais bientôt un nouveau son fait son entrée et s’associe à l’ensemble. Il est vraiment insolite, tant par sa forme que par sa longueur. Après cette étrangeté initiale, il entreprend de se lancer dans une danse délicate avec les voix qui, de leur côté, abandonnent le texte pour retrouver la grammaire fondamentale du son. La raison se dévoile comme faisant partie du tout, tandis que les différents sons retournent avec grâce dans les ténèbres. Il n’est plus besoin de séparation, de résolution ou de conclusion. Tout est un.

24 Ce qui ressort de cette description phénoménologique de « Because » est une sensation de fluidité. Le morceau représente un environnement spacieux dans lequel les différents sons fluent et refluent. Les mouvements de ces sons permettent la révélation d’un espace mythique, de ceux qui se caractérisent par la renaissance et le renouveau. Ainsi, l’auditeur est à même d’appréhender la chanson « Because » comme un environnement dynamique, fertile – sans doute une métaphore de la création elle- même.

Interprétation de l’enregistrement multipiste

25 Le premier niveau de cette approche mosaïque a consisté à présenter l’organisation du son (de la figure) dans le morceau « Because ». Dans un second temps, la phénoménologie descriptive a permis d’approcher les propriétés spatiales remarquables de l’œuvre (le fond au travers de la figure). Dans les deux cas, on a essayé d’examiner figure et fond séparément. À présent, nous pouvons tenter d’aborder l’interaction dynamique entre son (figure) et fond (espace) en utilisant les lois des médias de Marshall McLuhan.

26 Les lois des médias (la tétrade) sont un ensemble de questions vérifiables qui touchent à quatre procédés simultanés : l’intensification, la désuétude, la récupération et le renversement. Ces questions peuvent être appliquées à n’importe quel artéfact technologique afin d’établir ses effets finaux et de rééquilibrer figure et fond. Dans le livre Laws of Media : The New Science (1988), chacune de ces questions est clarifiée, mise en relation avec le travail de McLuhan sur les distinctions perceptives entre figure et fond4.

27 Qu’est-ce qu’un artéfact amplifie ou intensifie ? L’intensification consiste à amplifier certains aspects d’une situation, à étendre un sens ou une configuration sensorielle, dans la transformation d’un élément du fond

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en figure ou dans l’intensification d’un élément qui était déjà dans la figure. (McLuhan, 1988 : 227) Qu’est-ce qu’il érode ? Que rend-il désuet ? L’obsolescence consiste à rendre une situation précédente impuissante par un déplacement : la figure retourne dans le fond. (Ibid. : 227) Qu’est-ce qu’il récupère et qui avait été précédemment rendu désuet ? La récupération est le procédé par lequel une chose tombée depuis longtemps en désuétude est remise en service, revigorée, une maladie éteinte rendue bénigne ; le fond devient la figure par la nouvelle situation. (Ibid. : 228) Qu’est-ce qu’il inverse ou renverse une fois poussé à l’extrême de ses capacités ? (McLuhan, 1989 : 9) L’inversion implique une double action simultanée, la figure et le fond échangeant leur position pour se placer dans une configuration complémentaire. C’est le paroxysme de la forme, provoqué en quelque sorte par une surcharge. (McLuhan, 1988 : 228)

28 Comme tous les enregistrements multipistes, « Because » améliore l’espace dynamique par l’empilement vertical de moments temporels (des « maintenant ») successifs. Des tranches de temps linéaire sont superposées verticalement dans le mixage final afin de créer un espace-son virtuel, ou un « super-espace ». (L’espace est-il fait de temps5 ?) À cet égard, le chœur à trois voix est particulièrement significatif, dans la mesure où trois interprétations vocales enregistrées à trois moments différents sont entendues simultanément dans le mixage multipiste. Au cours du procédé, l’identité humaine cesse d’être une figure sur une ligne temporelle pour devenir résolument spatiale, transcendant ainsi le besoin de définition qui accompagne si souvent les frontières temporelles.

Figure 3 : La tétrade de « Because »

29 Au même moment, « Because » rend obsolète le moment présent, en le transformant en l’un des éléments d’une série d’événements individuels se produisant sur le plan

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temporel. Les lignes de temps linéaires peuvent maintenant être vues comme des contours, des gestes totaux créés de la main de l’homme. Le musicologue Wilfred Mellers, dans son livre Twilight of the Gods : The Music of The Beatles, dit au sujet de « Because » que, dans ce morceau, « la causalité est libérée et qu’il n’est plus d’avant ni d’après » (1974 : 118). Le monde de « Because » peut ainsi être vu comme un endroit dont le temps s’est retiré. Peut-être, comme on l’a proposé au paragraphe précédent, a- t-il changé de fonction, afin de devenir la matière d’un nouvel espace dynamique.

30 « Because » récupère (ou fait ressurgir) un monde acoustique à la résonance inter- structurelle. Dans cet environnement dynamique, la figure (le son) et le fond (l’espace) se façonnent mutuellement. Ce faisant, le son retrouve sa fonction humaine originelle d’outil d’exploration de l’environnement. Le logos – les mots en tant que sons – redevient un agent actif de la curiosité humaine. Toutefois, l’exploration par le logos fait également émerger des motifs récurrents qui permettent de transformer un espace dynamique en environnement cartographié, fixé. Ainsi, lorsqu’on le pousse à l’extrême limite de sa puissance, le monde simultané de « Because » se renverse (s’inverse) dans le séquentiel. La multitude redevient un, recouverte par une couche de paperasse, contenue dans un espace collectif.

31 En tant qu’œuvre sonore enregistrée, « Because » fonctionne comme un contre- environnement qui permet à l’auditeur de considérer à plusieurs égards les bénéfices et les dangers liés aux changements rapides engendrés par les technologies électriques. Dans Pour comprendre les médias, Marshall McLuhan souligne qu’au vingtième siècle : « le mécanique commence à céder le pas à l’organique sous la pression des conditions des vitesses électriques [...]. Par la bande électrique, on peut synchroniser un nombre n d’actes différents pour les rendre simultanés. » (1964 : 141) Dans leurs enregistrements multipistes – dont « Because » est sans conteste un sommet –, les Beatles ont employé la technologie électrique de façon organique pour parler d’une époque que cette même technologie était en train de transformer.

Poétique

32 Dans le développement précédent, on a employé une approche mosaïque afin de générer une compréhension plus profonde du morceau « Because » sur l’album Abbey Road. On a conçu cette approche afin de comprendre l’œuvre enregistrée selon ses propres modalités, et ainsi échapper au biais inhérent aux méthodes d’analyse conventionnelles basées sur l’écrit. Nombre d’idées fascinantes ont découlé de cette entreprise. Toutefois, une question a perduré tout du long : cette entité particulière (« Because ») est-elle trop spécifique ? On peut légitimement se demander si des éléments du médium ne peuvent pas transcender des enregistrements spécifiques pour devenir des caractéristiques définitoires du procédé en lui-même. Dans cette optique, nous allons essayer à présent de clarifier les résultats du développement précédent en appliquant la tétrade de McLuhan au procédé d’enregistrement multipiste lui-même.

33 L’enregistrement multipiste améliore la composition musicale en permettant le modelage de sons en mouvement. Ce faisant, le rôle du compositeur commence à fusionner avec ceux de l’ingénieur du son et du producteur. L’enregistrement multipiste rend obsolète la notation musicale, c’est-à-dire les symboles du son musical dans la technologie de l’imprimerie. La figure retourne dans le fond des possibilités. En outre, l’enregistrement multipiste récupère l’espace dynamique, créant ainsi la

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possibilité d’une participation et d’un engagement profonds. Le logos (le son comme résonance) redevient un agent actif de découverte, les praticiens et les auditeurs étant invités à explorer l’espace dynamique créé par le mixage multipiste. Par là, ils deviennent des chasseurs-cueilleurs, à la recherche de données dans le champ auditif. Toutefois, une fois poussé à l’extrême limite de sa puissance, le procédé d’enregistrement se renverse en œuvre fixée, soit l’interprétation définitive.

Figure 4 : La tétrade de l’enregistrement multipiste

Une tétrade pour les Beatles

34 Depuis des décennies, les critiques et les auditeurs se sont demandé pourquoi les Beatles s’étaient séparés. Beaucoup ont attribué la faute à McCartney, sous prétexte qu’il s’est chargé d’annoncer la rupture du groupe en avril 1970 en même temps que la sortie de son premier album solo (Sounes, 2010 : 265-266). Cette annonce irrita évidemment Lennon qui, en tant que membre fondateur du groupe, estimait être le seul à pouvoir décider de sa séparation. La colère de Lennon était en outre accentuée par le fait qu’en septembre 1969, il avait lui-même annoncé à McCartney, Harrison et Starr qu’il quittait le groupe avant de consentir à garder sa décision secrète tant que la négociation d’un nouveau contrat avec Capitol Records n’avait pas abouti (Lewisohn, 1992 : 340). Quant à George Harrison et à Ringo Starr, ils avaient déjà quitté les Beatles des mois auparavant avant de se laisser persuader de revenir (Ibid. : 306-307).

35 En dépit de ces tensions, il semble que les Beatles auraient pu mener à bien leurs projets personnels tout en se réunissant périodiquement pour enregistrer de nouveaux morceaux. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Des témoins de l’activité du groupe dans les années 1960 décrivent une alchimie indéfinissable qui émanait des Beatles lorsqu’ils étaient tous les quatre réunis (Lewisohn, 1988 : 174). Dans Revolution in the Head, Ian MacDonald a décrit comment « les Beatles, entre leurs vingt et trente ans, ont agi comme une espèce de phalange sensorielle, en récoltant les faits, les impressions, et en les mettant en commun » (2008 : 247).

36 Rétrospectivement, il semble bien que les Beatles aient été capables de fonctionner comme une totalité. À leur meilleur, ils représentaient une entité collective équilibrée

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dont les personnalités individuelles pouvaient émerger comme autant de points d’attention (figure), avant de retourner à l’identité collective de groupe (le fond). De là provient cette remarquable richesse d’expression qui a pu initialement sembler infiniment renouvelable. Lorsque cette identité collective a commencé à se déliter, à la fin des années 1960, les personnalités individuelles de Lennon, McCartney, Harrison et Starr commencèrent à émerger comme des figures qui auraient été abstraites de leur fond originel. Cette affirmation est confirmée par l’application de la tétrade de McLuhan aux Beatles en tant que groupe.

37 Les Beatles, en tant que groupe, intensifient l’identité collective – la tribu « électrique ». La dynamique de groupe estime que la figure découle toujours du fond. Ce faisant, en tant que groupe, les Beatles rendent désuet le point de vue individuel créé par l’alphabétisation et l’imprimerie. Le moi privé se replie dans le collectif, qui est à son origine. Les Beatles, en tant que groupe, récupèrent la culture non écrite, corporatiste, coopérative, et collaborative. Cependant, une fois poussés à l’extrême limite de leur puissance, les Beatles s’inversent (se renversent) et retournent à l’individu séparé du groupe. John Lennon, avec Yoko, commence à faire de l’ombre aux Beatles. Paul McCartney retient ensuite l’attention des médias en quittant le groupe. Le groupe original se dissolvant, chaque figure (Lennon, McCartney, Harrison et Starr) se met à générer ou à faire partie d’un nouveau champ d’action (fond).

Figure 5 : La tétrade des Beatles

38 Quand ils étaient réunis, les Beatles, comme tous les artistes, prenaient à tâche de témoigner de leur monde culturel. Tandis que nous étions trop occupés à contempler et à essayer de vivre dans les environnements passés, basés sur l’imprimé, les Beatles nous parlaient déjà de l’émergence d’une ère de la post-alphabétisation, d’un âge acoustique dans lequel tout se passe en même temps. Aujourd’hui, cinquante ans après qu’ils nous ont livré leur dernier témoignage de ce changement, nous commençons à peine à en ressentir les répercussions culturelles. Comment réagirons-nous ? Dans « The Invisible Environnement : The Future of an Erosion », Marshall McLuhan écrit : Les “Beatles” nous regardent fixement, en délivrant d’éloquents messages qui parlent de modes sensoriels qui ont changé pour notre population entière. Et pourtant, les gens ne se rendent pas compte combien cela est saugrenu, bizarre,

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grotesque. Les Beatles, par l’anti-environnement qu’ils présentent, essaient de nous dire combien nous avons changé, et de quelles façons. (1967 : 163-167)

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NOTES

1. Certains éléments de cet article apparaissent déjà dans mes livres (MacFarlane, 2007 ; 2012). Ils ont été remaniés ici dans le cadre de l’application de l’approche mosaïque à la chanson « Because », extraite de l’album Abbey Road (1969). 2. Paru sous le titre Let It Be (1970). 3. Le compte rendu du procédé par Geoff Emerick diffère de celui proposé par Mark Lewisohn, car dans son souvenir, toutes les prises de voix ont eu lieu le 4 août 1969. *. Une note de lecture de cet ouvrage a paru dans Volume ! vol. 10, no 1, 2013, p. 304-305. [NdT] 4. Dans cette section, j’ai intercalé une citation des Laws of Media après chaque question de la tétrade. Bien que peu orthodoxe, cette démarche a pour but de faciliter la compréhension du lecteur du procédé tel qu’il s’applique à notre analyse. 5. Je voudrais adresser une note de remerciement spéciale aux étudiants de Music Theory IV (MPATC-UE 38) et de The Performing Arts in Western Civilization (MPATC-UE 1505), qui ont exploré les effets esthétiques de l’enregistrement multipiste lors d’un cours et de débats au deuxième semestre 2015 à la Steinhardt School of Culture, Education and Human Development de New York University. Dans ce cadre, Nathaniel Picard-Busky, Rebecca Blackwell et Al Altman méritent une mention spéciale.

RÉSUMÉS

En septembre 1969, les Beatles publient leur dernier album, Abbey Road, qui vient parfaire leur approche unique et innovante de l’enregistrement multipiste. Après une présentation générale du disque visant à souligner la cohérence structurelle de son medley, cet article propose une approche mosaïque de « Because » qui permet de saisir l’œuvre enregistrée selon ses propres modalités. En s’inspirant des recherches de Marshall McLuhan sur les effets culturels des médias

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électroniques, l’auteur s’intéresse plus particulièrement à la façon dont « Because » crée un récit vivant au sein d’un espace acoustique. Les implications de ce récit sont examinées à la lumière du rapport étroit des Beatles à la technologie électrique et de la façon dont cette relation a modelé les environnements médiatiques du XXIe siècle.

In September 1969, The Beatles released their final recorded work, Abbey Road, an album that perfects their unique and innovative approach to multi-track recording. Following an overview of the album that stresses the structural coherence of the Abbey Road Medley, the following discussion will consider the Abbey Road track “Because” using a mosaic approach designed to meet the recorded work on its own terms. Guided by Marshall McLuhan’s probes into the cultural effects of electronic media, this discussion will pay particular attention to the ways in which “Because” creates a living narrative in acoustical space. The implications of that narrative will then be examined in light of the Beatles’ engagement with electric technologies and the ways in which that engagement portends the media environments of the twenty-first century.

INDEX

Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain Mots-clés : analyse musicale, cassette / bande magnétique, compositeur / composition / partition, création / créativité, disque / vinyle, écoute / auditeur, enregistrement / montage / production, expérience, groupe, ingénieur son / monteur, médias, médiations, phénoménologie, réception, sens / sensibilités / émotions, studios / home studios, technologies / dispositifs, théorie Index chronologique : 1960-1969, 1970-1979 nomsmotscles Beatles (the), Emerick (Geoff), Harrison (George), Lennon (John), Martin (George), McCartney (Paul), Starr (Ringo) Keywords : analysis (musical), band, composer / composing / score, creation / creativity, disc / vinyl / phonograms / analog recordings, experience, listening / auditor, media, mediations, phenomenology, reception, recording / editing / production, senses / sensibilities / emotions, sound engineer / editor, studios / home studios, technologies / devices, tape (magnetic), theory

AUTEURS

THOMAS MACFARLANE

Thomas MACFARLANE a été invité à donner des conférences à l’Université de Leeds, à l’Université de Glamorgan et à l’Université Paris-Sorbonne. Professeur de solfège et de composition musicale à New York University (Steinhardt School of Music), il a soutenu une thèse de doctorat sur le conditionnement du style compositionnel des Beatles par l’enregistrement. Il en a tiré un livre, The Abbey Road Medley : Extended Forms in Popular Music, paru chez The Scarecrow Press en 2007. Dans son livre suivant, The Beatles and McLuhan : Understanding The Electric Age, il s’appuie sur les idées de Marshall McLuhan pour approfondir sa compréhension des implications esthétiques et ontologiques de l’enregistrement multipiste.

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A Mosaic Approach to Abbey Road Une approche mosaïque d’Abbey Road

Thomas MacFarlane

Swan Songs & Extended Forms

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IN THE TWO YEARS THAT PRECEDED the release of Abbey Road1, The Beatles, had been going through hard times. The personal acrimony that had characterized the sessions for their double LP The Beatles (1968) had steadily increased during the recording of Get Back in early 1969. In the months that followed, a series of low intensity recording sessions took place as The Beatles carefully pondered their next move. Finally, Paul McCartney contacted producer George Martin about the possibility of working together again on one last album. Martin himself described the sequence of events: I think we all knew that Abbey Road would be their swan song …We had been very unhappy during Let It Be […] So I was quite surprised when Paul rang me up and asked me to produce another record for them. He said, “Will you really produce it?” and I said, “If I’m really allowed to produce it I’ll really produce it. If I have to go back and accept a lot of instructions which I don’t like, then I won’t do it.” But Paul said they wanted me to produce it as I used to, and once we got back in the studio it was nice. (Buskin 1999: 64) As compared with Get Back2 sessions, the sessions for what was to become Abbey Road were relatively magnanimous. Individual egos were subsumed for the sake of the music, and for the first time since the glory days of 1966-67, all four Beatles are featured playing on nearly every track. Following a set of varied and impressive songs like “Come Together,” “Something,” and “Oh! Darling,” Abbey Road concludes with a series of fragments that constitute the bulk of the LP’s second side. Although listed as discrete tracks in the liner notes, one can readily detect musical elements that suggest the presence of organic unity. It is this perception of unity that has resulted in the sequence being unofficially dubbed the Abbey Road Medley.

Composing to Tape

The advent of recording technology has granted the listener unique access to the inner workings of compositional process. Alternate takes and mixes of recorded works allow one to hear how music can evolve over successive recording sessions. These alternate takes and mixes are similar to the preliminary sketches used by classical composers, and in many ways constitute the true “score” of a recorded work. In The Beatles as Composers: The Genesis of Abbey Road, Side Two (1995), Walter Everett points out that the recording method typically employed by the late-period Beatles (3-4 instruments plus guide vocal as basic track) resembles “…Mozart’s habit of writing a particella draft for an opera or concerto—the structural solo and bass lines would be committed to paper first, after which the inner parts would be composed and assigned instrumentation…” (Marviin & Hermann 1995: 174) Recorded works can thus be seen to function simultaneously as art objects and important documents of a creative process. How then should one structure an analysis of such a work? In the past, there’s been an inclination to employ conventional methods of music analysis, but such approaches

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inevitably circumvent the recorded work’s essential aesthetic properties. In The Beatles’ Abbey Road Medley: Extended Forms In Popular Music (MacFarlane 2007), I attempted to respond to this problem by adapting an “eclectic method” as formulated by Lawrence Ferrara in the book, Philosophy and the Analysis of Music (1991). Within the context of a multi-layered approach that explored elements of sound, form, and reference, I also chose to include relevant data on recording technique. The resulting study provided evidence that the Abbey Road Medley is not a medley at all; rather, it is an extended form in three movements:

Example 1: Model for Structural Analysis of the Abbey Road Medley

Prelude Because

You Never Give Me Your Money Movement I Out of College/That Magic Feeling One Sweet Dream

Sun King-Mean Mr. Mustard Movement II Polythene Pam-She Came In Through The Bathroom Window

Golden Slumbers-Carry That Weight Movement III The End

Postlude Her Majesty

The creation of this model was predicated on the presence of directed, tonal motion towards structural goals, as well as various connective threads evident throughout the text. The use of the terms Prelude and Postlude in reference to the tracks “Because” and “Her Majesty” was intended to foreground the role that each of those songs played in bracketing the inner movements of the work. The term “movement” is used in reference to the three large sections that constitute the main body of the Abbey Road Medley, and is not intended to imply any overt connections with the traditions of Western musical practice. My adaptation of Ferrara’s method was promising. It had foregrounded elements of organic unity present in the Abbey Road Medley, and had also provided evidence that this unity was rooted in a compositional strategy made possible by the medium of multi-track recording. However, it should also be noted that the foundation for this study was a full score transcription of the Abbey Road Medley. Although such transcriptions are a necessary aspect of conventional music analysis, the underlying emphasis on a printed artifact ultimately privileged an approach that was poorly suited to an exploration of recorded sound.

Yesterday’s Tools For Today’s Problems

Conventional methods of music analysis focus exclusively on the printed score. As Ferrara points out in Philosophy and the Analysis of Music (1991), the strength of such methods lies in the fact that musical elements such as “ […] progressions,

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retrogressions, structure and thematic development can be shown […] by pointing to the score. Thus, the correctness of a formal analysis can be measured by its correspondence with the score.” (Ferrara 1991: xiv) However, as with alphabetic writing and print, which abstract from human speech, a printed score abstracts from musical sound. Thus, a traditional analysis of a printed score is not an analysis of musical sound; rather, it is an analysis of the abstract symbols for musical sound. The inherent limitations of conventional analysis when applied to recorded works can be traced to the method’s roots in alphabetic writing and print, each of which engenders a strong bias towards the visual. Like the printed book, a musical score creates what media philosopher Marshall McLuhan described as “… a visual enclosure of non-visual spaces and senses […] an abstraction of the visual from the ordinary sense interplay.” (McLuhan 1962: 43) It plays to the sense of sight exclusively, and thereby compels sounds to conform to the logic of visual space. McLuhan describes visual space as “…the only form of space that is purely mental: it has no basis in experience because it is formed of abstract figures minus any ground, and because it is entirely the side-effect of a technology.” (McLuhan & McLuhan 1988: 40) In a biography of Marshall McLuhan published in 2003, W. Terence Gordon addresses the importance of figure/ground: The figure–ground distinction is highly important evidence for the dynamic character of perception. Figures tend to be complete, coherent and in front of ground, which is seen as less distinct, is attended to less readily, and is often seen as floating behind the figure. When figure and ground share a contour (as they commonly do), then the contour is usually seen as belonging to the figure. (Gordon 2003: 15) Within visual space, resonant sound becomes redefined as static figure, isolated from its environmental context (ground). Thus, conventional methods of analysis focus exclusively on figure, and in that way position the recorded work as a figure minus a ground. Such methods are inherently incapable of exploring the dynamic interplay between figure (sound) and ground (space). Multi-track recordings do not create visual enclosures for musical sound; rather, they facilitate the perception and manipulation of musical sound without the use of intermediary symbols. With their added emphasis on sound-space, they also possess unique qualities with regard to the perception of time. Through the stacking of parallel tracks in synchronization, time is not a solely linear phenomenon; it is also decidedly spatial. It can be argued that printed musical scores also allow for the perception of simultaneous time via multiple parts arranged on the vertical. However, as previously noted, the medium of print is purely visual, and thus necessitates the abstraction of simultaneity. Sound-space is abstracted to become tonal space. By way of contrast, multi-track recording, while partially visual in its means of representation also allows for the active exploration of simultaneous musical sounds in a manner that is decidedly tactile. It thereby encourages interplay between the senses as opposed to print-based scores, which reduce sound to a purely visual phenomenon. According to McLuhan, electric technologies like multi-track recording have initiated a cultural return to the resonance of acoustic space. In Laws of Media: The New Science (1988), McLuhan and his son and collaborator Eric described the perceptual implications of visual and acoustic space: Acoustic space […] is spherical, discontinuous, non-homogeneous, resonant, and dynamic. Visual space is structured as static, abstract figure minus a ground;

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acoustic space is a flux in which figure and ground rub against and transform each other.” (McLuhan& McLuhan 1988: 33) As a relatively new art form, multi-track recording facilitates the exploration of sound space, which William Moylan terms the Perceived Performance Environment: “The perceived performance environment (or the environment of the sound stage) is the overall environment where the performance (recording) is heard as taking place. This environment binds all the individual spaces together into a single performance area.” (Moylan 2007: 54) The multi-track recording thus makes possible an engagement of figure (sound) and ground (space), as well as the dynamic interplay that exists between them.

A Mosaic Approach to the Recorded Work

Multi-track recordings bypass the visual enclosure of alphabetic writing and print, and allow for an engagement of figure (sound) and ground (space) as well as their dynamic interplay. If such interplay lies beyond the scope of conventional methods of musical analysis, we can once again ask how one should approach the recording medium in a manner that is appropriate and effective? In the book, Experiments in Hearing (1960), biophysicist Georg von Bekesy describes one such option: It is possible to distinguish two forms of approach to a problem. One, which may be called the theoretical approach, is to formulate the problem in relation to what is already known, to make additions or extensions on the basis of accepted principles, and then to proceed to test these hypotheses experimentally. Another, which may be called the mosaic approach, takes each problem for itself with little reference to the field in which it lies, and seeks to discover relations and principles that hold within the circumscribed area. (Von Békésy 1960: 4) In The Gutenberg Galaxy, Marshall McLuhan concurred with von Bekesy’s assessment stressing that, “the mosaic approach is not only “much the easier” in the study of the simultaneous which is the auditory field; it is the only relevant approach.” (McLuhan 1962: 42) In keeping with these recommendations, the following analysis will be structured in terms of a mosaic intended to meet the recorded work on its own terms. In the process, it will attempt to make possible a consideration of the above-mentioned interplay between figure and ground: 1) Organization of the Multi-Track Recording (Figure); 2) Phenomenology of the Multi-Track Recording (Ground Through Figure); and 3) Interpretation of the Multi-Track Recording (Figure/Ground Interplay). I first explored this approach in the book, The Beatles and McLuhan: Understanding the Electric Age (MacFarlane 2012). Since my analysis of the Abbey Road Medley had preceded the creation of that study, this mosaic approach will now be applied to the song “Because.”

Organization of the Multi-track Recording (Figure)

In the first level of the mosaic approach to the recorded work, narrative accounts of recording process will be explored in an effort to gain insight into the organization of sound (figure). The basic track of “Because,” which consisted of Baldwin spinet electric harpsichord played by George Martin, electric guitar played by John Lennon, and bass guitar played by Paul McCartney, were all recorded on 1 August 1969. George Martin describes the arrangement and recording process:

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Between us we created a backing with John playing a riff on guitar, me duplicating every note on an electronic harpsichord, and Paul playing bass. Each note between the guitar and harpsichord had to be exactly together, and as I’m not the world’s greatest player in terms of timing I would make more mistakes than John did, so we had Ringo playing a regular beat on hi-hat to us through our headphones. (Buskin, 1999: 64-65) Onto this basic track, John Lennon, Paul McCartney, and George Harrison added a lush three-part harmony vocal, which recalled earlier Beatle efforts such as “This Boy” (1963) and “Yes It Is’ (1965). Martin guided the group through the intricacies of the vocal harmony and evidently suggested alterations and additions to the various parts. On the following Monday (4 August 1969), the singers recorded their three-part harmony twice more in order to create the electronic equivalent of a nine-part choir.3 In the book, Here, There, and Everywhere: My Life Recording the Music of the Beatles (2006), engineer Geoff Emerick described the care that went into the recording of the vocals: John, Paul, and George Harrison each had his own mic, but they were all being recorded on a single track, so I was focused on doing the balance. To keep the purity of the sound, I had decided to use no signal processing whatsoever – no compressors or limiters. That meant that I had to manually “pot” the sound to smooth out the peaks and valleys—moving the faders up and down as it was being recorded – carefully following the dynamics of each word, each syllable. Fortunately, I’d had plenty of time to learn those moves during the long hours of vocal rehearsals. (Emerick & Massey 2006: 293) As with many of the tracks on the Abbey Road album, “Because” is notable for its use of the Moog synthesizer. During the final overdubbing sessions for the song on 5 August 1969, George Harrison recorded the Moog on the two remaining tracks to parallel the keyboard/guitar ostinato in the B section (“Love is all, love is new.”) and to create the distinctive waveform for the restatement of the main melodic line that is heard in the song’s coda. (Lewisohn 1988: 185) The use of the Moog here is particularly noteworthy for its taste and restraint. Rather than exploiting the novelty of the instrument’s exotic effects, The Beatles and their collaborators choose instead to view it as a full-fledged member of the ensemble. “Because” was mixed on 12 August 1969 (Ibid.: 184-185) for inclusion on the Abbey Road LP. Producer George Martin supervised the creation of the mix in collaboration with engineers Geoff Emerick, Phil McDonald and John Kurlander. The session took place in the control room of EMI Studio Two. On the basis of the recording information provided by Mark Lewisohn in the book, The Beatles Recording Sessions (1988), it is possible to extrapolate a diagram of the 8-track master tape that was used for this mixing session:

Example 2: Because: Take 16, 5 August 1969

Track 1 Bass (McCartney)

Track 2 Baldwin Electric Harpsichord (Martin)

Track 3 Electric Guitar (Lennon)

Track 4 Vocal (Lennon); Vocal (McCartney); Vocal (Harrison)

Track 5 Vocal (Lennon); Vocal (McCartney); Vocal (Harrison)

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Track 6 Vocal (Lennon); Vocal (McCartney); Vocal (Harrison)

Track 7 Moog Synthesizer (Harrison)

Track 8 Moog Synthesizer (Harrison)

Taken from Lewisohn 1988: 184-185

Phenomenology of the Multi-track Recording (Ground)

The goal of phenomenology is to engage an artifact/artwork in its immediacy without the use of intermediary symbols. Phenomenology seeks to provide an opportunity to engage a work in a manner that avoids the pre-suppositions and assumptions that are a necessary feature of formal methods. In his book, Listening and Voice: Phenomenologies of Sound, author Don Ihde points out that: “The examination of sound begins with a phenomenology. It is this style of thinking which concentrates an intense examination on experience in its multifaceted, complex, and essential forms.” (Ihde 2007: 17) Phenomenology seeks to provide an opportunity to engage a work in a manner that avoids the pre-suppositions and assumptions that are a necessary feature of formal methods. In The Idea of Phenomenology, Edmund Husserl write that, “Phenomenology carries out its clarifications in acts of seeing, determining, and distinguishing sense […] it does all this in the act of pure seeing […] it ends where objectifying science begins.” (Husserl 1999: 43) Husserl’s approach constitutes an attempt to return to pre-Socratic (pre-literate) ways of knowing, i.e., ways of knowing guided by the pre-theoretical language of logos. The organizational discussion of “Because” focused on the shaping of the sounds within the recording. In perceptual terms, this corresponded to an engagement of figure as bracketed away from its background, or ground. In acoustical terms, ground corresponds to the spatial environment in which sounds exist. Since ground is subliminal and always beyond perception, the following section will employ the descriptive phenomenology of Edmund Husserl in an attempt to ascertain what the various sounds (figure) can tell us about space on the recording (ground). It will thus constitute an attempt to access ground (space) through figure (sound)… Silence that is dark, yet inviting, is suddenly revealed by a winding pattern of sound that enters left. This sound is quaint and earthy with a regularity that evokes the temporal. It is soon joined by a more sustained shadow sound that enters on the right. With this entrance, the original pattern develops and gradually reveals a new expansiveness in the spatial environment. After a brief pause (breath), a chorus of voices joins together with the previous sounds. As they do, a deep resonance emerges from below, assuring the listener that all is as it should be. The voices seem to surround what came before, bathing the entire space with a luminous intensity that evokes the ocean, or life itself. The various elements now seem as one as the voices begin to intone a text that attempts to create metaphoric expression for the resonance of being. Causality now becomes clay as the various effects circle back to reveal the fundamental unity of existence. The vowels shaped by the voices frequently dissolve into wordless ululation, or sighs that offer an appropriate response to a totality that is more felt than seen.

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Soon, a new sound enters that connects with the ensemble. This new sound is decidedly unusual in both shape and size. Following an initial awkwardness, it proceeds to engage in a delicate dance with the voices that now discard text in favor of the fundamental grammar of sound. Reason is revealed to be a part of the whole as the various sounds recede gracefully into the darkness. There is no longer a need for separation, resolution or conclusion. All is one. What emerges from this particular phenomenological engagement of “Because” is a sense of fluidity. This track constitutes a spacious environment in which the various sounds ebb and flow. The motion of the sounds helps reveal a mythic space, one that is characterized by rebirth and renewal. Thus, the listener is able to experience the track “Because” as a dynamic, fertile environment – arguably, a metaphor for creation itself.

Interpretation of the Multi-track Recording (Figure/Ground Interplay)

The first level of this mosaic approach presented the organization of sound (figure) in the track, “Because”. In the second level, descriptive phenomenology was employed in an effort to engage the unique spatial qualities of the work (ground through figure). In each case, an attempt was made to engage figure and ground in isolation. Having done this, we can now attempt to access the dynamic interplay between sound (figure) and ground (space) by using Marshall McLuhan’s Laws of Media. The Laws of Media (Tetrad) are a set of testable questions concerning four simultaneous processes: enhancement, obsolescence, retrieval and reversal. These questions may be applied to any technological artifact in order to ascertain its ultimate effects and to bring figure and ground back into balance. In the book, Laws of Media: The New Science (1988), each of these questions is clarified in relation to Marshall McLuhan’s work on the perceptual distinctions between figure and ground:4 What does any artifact amplify or enhance? Enhancement consists in intensifying some aspect of a situation, of extending a sense or configuration of senses, of turning an element of ground into figure or of further intensifying something already figure. (McLuhan & McLuhan 1988: 227) What does it erode or obsolesce? Obsolescence refers to rendering a former situation impotent by displacement: figure returns to ground. (Ibid.) What does it retrieve that had been earlier obsolesced? Retrieval is the process by which something long obsolete is pressed back into service, revivified, a dead disease now made safe; ground becomes figure through the new situation. (Ibid. 228) What does it reverse or flip into when pushed to the full limit of its potential? (McLuhan & Powers, 1989: 9) Reversal involves dual action simultaneously, as figure and ground reverse position and take on a complementary configuration. It is the peak of form, as it were, by overload. (McLuhan & McLuhan 1988: 228) As will all multi-track sound recordings, “Because” enhances dynamic space via the vertical stacking of successive temporal (‘now’) moments. Successive slices of linear time are stacked vertically in the finished mix to create a virtual sound-space, or “super-space.” (Space is made of time?)5 In this regard, the three-part vocal chorus is particularly significant in that three different vocal performances in three distinct temporal moments are heard simultaneously via the multi-track mix. In the process, human identity ceases to be figure on a timeline and becomes decidedly spatial,

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thereby transcending the need for definition that is typically associated with temporal boundaries.

Example 3: Tetrad for “Because”

At the same time, “Because” Obsolesces the present moment as one in a series of discrete events occurring on the temporal plane. Linear timelines can now be seen as contours, total gestures created by human hands. Writing about “Because” in Twilight of the Gods: The Music of The Beatles (1974), musicologist Wilfred Mellers stressed that on this track, “Causality is released and there is no before and no after…” (Mellers 19784: 118) The world of “Because” can thus be seen as a place in which time itself has been displaced. Perhaps, as suggested in the previous paragraph it has been repurposed to become the stuff of a new dynamic space. “Because” retrieves an acoustical world of inter-structural resonance. This is a dynamic environment in which figure (sound) and ground (space) inform and are informed by each other. In the process, sound takes on its original human function as environmental probe. Logos (word as sound) now returns as an active agent of human inquiry. However, exploration via logos also engenders the emergence of recurring patterns that transform dynamic space into a mapped, fixed environment. Thus, when pushed to the limits of its power, the simultaneous world of “Because” reverses into the sequential. The many become one via the overlay of bureaucracy and are enclosed in a collective space. As a work of recorded sound, “Because” functions as a counter-environment that allows listeners to consider and reconsider the benefits and dangers associated with the rapid cultural changes engendered by electric technologies. In Understanding Media: The Extensions of Man (1964), Marshall McLuhan points out that in the twentieth century, “… the mechanical begins to yield to the organic under conditions of electric speeds […] [by] electric tapes, synchronization of any number of different acts can be simultaneous.” (McLuhan 1964: 141) In their multi-track recordings of which “Because” is a clear highpoint, The Beatles organically employ electric technology to report on an era being transformed by that self-same technology.

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Poetics

In the preceding discussion, a mosaic approach was employed in an attempt to generate a deeper understanding of the track “Because” from the album, Abbey Road. This approach was designed to meet the recorded work on its own terms and thereby circumvent the biases inherent in conventional, paper-based methods of analysis. Many fascinating insights about the recording process emerged from this endeavor, but a thought that lingered throughout was whether or not this particular instance (“Because”) was too specific. One begins to wonder about elements of the medium that may well transcend specific multi-track recordings and thus become defining characteristics of the entire process. With that in mind, we can now attempt to clarify the results of the preceding discussion by applying McLuhan’s Tetrad to the process of multi-track recording itself. Multi-track recording enhances music composition by allowing for the shaping of sounds in motion. In the process, the role of the composer begins to merge with that of the recording engineer and producer. Multi-track recording obsolesces music notation, i.e., the intermediary print-based symbols for musical sound. Figure now returns to the ground of possibilities. Additionally, the multi-track recording retrieves dynamic space thereby creating the possibility of deep participation and involvement. Logos (resonant sound) returns as an active agent of discovery as practitioners and listeners alike are invited to explore the dynamic space created by the multi-track mix. In the process, they become hunter-gatherers foraging for data in the auditory field. However, when pushed to the limits of its power, the process of multi-track recording reverses (flips) into the “fixed” work, i.e., the definitive interpretation

Example 4: Tetrad for Multi-track Recording

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A Tetrad for The Beatles

For decades, the question asked by critics and listeners alike is, “Why did The Beatles break up?” Some have placed the blame on McCartney, who announced the breakup of the band in April 1970 in conjunction with the release of his first solo album, McCartney. (Sounes 2010: 265-266) This action infuriated Lennon who, as The Beatles’ founding member, believed that only he could break up the band. Lennon’s anger was evidently compounded by the fact that in September 1969, he himself had told McCartney, Harrison and Starr that he was leaving, but was asked to keep quiet about it until an ongoing contract negotiation with Capitol Records could be finalized. (Lewisohn 1992: 340) By this point, George Harrison and Ringo Starr had each already quit The Beatles, but were subsequently persuaded to return. (Ibid.: 303-7) In spite of these tensions, it seems that The Beatles could easily have pursued individual solo projects, yet still come together periodically to record new material. Why didn’t they? Witnesses to the group’s activities in the 1960s describe a certain indefinable chemistry that seemed to emerge whenever all four Beatles were together. (Lewisoh, 1988: 174) In the book, Revolution In The Head, author Ian MacDonald described how “…The Beatles advanced through their twenties as a sort of sensory phalanx, picking up facts and impressions and pooling them between each other.” (MacDonald 2008: 247) In retrospect, The Beatles seemed to be able to function as total field. At their best, they achieved a balanced collective entity from which individual personalities could emerge as points of focus (figure), before receding back into the collective group identity (ground). This led to a remarkable richness of expression that initially seemed infinitely renewable. When this collective identity began to fragment in the late 1960s, the individual personalities of Lennon, McCartney, Harrison, and Starr each began to emerge as figures abstracted from the original ground. This assessment is supported by an application of McLuhan’s Tetrad to The Beatles as a group. The Beatles as a group enhances collective identity – the “electric” tribe. The group dynamic consistently asserts that ground is always the source of figure. In the process, The Beatles as a group obsolesces the individual viewpoint created by phonetic literacy and print. The private self recedes back into the collective that is its source. The Beatles as a group also retrieves the pre-literate, the corporate, the cooperative, and the collaborative. However, pushed to the limits of its power, The Beatles as a group reverses (flips) into the individual abstracted from the group. John Lennon, with Yoko, gradually begins to overshadow The Beatles. Paul McCartney then takes the spotlight by leaving the band. The original ground dissolves as each figure (Lennon, McCartney, Harrison, and Starr) generates, or becomes a part of, a new field of action (ground).

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Example 5: Tetrad for The Beatles

When they were together, The Beatles, like all artists, were in the business of reporting on their cultural world. While we were busy contemplating and attempting to live in the print-based environments of the past, The Beatles were offering us an account of the emergence of a post-literate present, an acoustic age in which everything happens at once. Now, nearly fifty years after they filed their final report on that shift, we are just beginning to feel its cultural effects. How will we respond? In “The Invisible Environment: The Future of an Erosion,” Marshall McLuhan writes… The Beatles’ stare at us with eloquent messages of changed sensory modes for our whole population, and yet people merely think how whimsical, how bizarre, how grotesque. The Beatles are trying to tell us by the anti-environment they present just how we have changed and in what ways. (McLuhan 1967: 163-7)

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Elements from this discussion originally appeared in my books (MacFarlane, 2007 ; 2012). They have been combined and adapted here as part of an application of the mosaic approach to “Because” from the album, Abbey Road (1969). 2. Ultimately released as Let It Be (1970). 3. Geoff Emerick’s account of the process differs from the one provided by Mark Lewisohn in that he remembers all recordings of the vocal tracks taking place on 4 August 1969. 4. In this section, I have interpolated a quote from Laws of Media: The New Science (1988) so that it follows each individual question of the Tetrad. Although somewhat unorthodox in its presentation, the intention is to facilitate the reader’s understanding of the process as applied to the analysis that follows. 5. I would like to extend a special note of thanks to the students of Music Theory IV (MPATC-UE 38) and The Performing Arts in Western Civilization (MPATC-UE 1505) who explored the aesthetic effects of multi-track recording in class discussions during the spring 2015 semester at NYU Steinhardt. In connection, special commendations go to Nathaniel Picard-Busky, Rebecca Blackwell, and Al Altman.

ABSTRACTS

In September 1969, The Beatles released their final recorded work, Abbey Road, an album that perfects their unique and innovative approach to multi-track recording. Following an overview of the album that stresses the structural coherence of the Abbey Road Medley, the following discussion will consider the Abbey Road track “Because” using a mosaic approach designed to meet the recorded work on its own terms. Guided by Marshall McLuhan’s probes into the cultural effects of electronic media, this discussion will pay particular attention to the ways in which “Because” creates a living narrative in acoustical space. The implications of that narrative will then be examined in light of the Beatles’ engagement with electric technologies and the ways in which that engagement portends the media environments of the twenty-first century.

En septembre 1969, les Beatles publient leur dernier album, Abbey Road, qui vient parfaire leur approche unique et innovante de l’enregistrement multipiste. Après une présentation générale du disque visant à souligner la cohérence structurelle de son medley, cet article propose une approche mosaïque de « Because » qui permet de saisir l’œuvre enregistrée selon ses propres modalités. En s’inspirant des recherches de Marshall McLuhan sur les effets culturels des médias électroniques, l’auteur s’intéresse plus particulièrement à la façon dont « Because » crée un récit vivant au sein d’un espace acoustique. Les implications de ce récit sont examinées à la lumière du rapport étroit des Beatles à la technologie électrique et de la façon dont cette relation a modelé les environnements médiatiques du XXIe siècle.

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INDEX

Geographical index: Grande-Bretagne / Great Britain Keywords: analysis (musical), band, composer / composing / score, creation / creativity, disc / vinyl / phonograms / analog recordings, experience, listening / auditor, media, mediations, phenomenology, reception, recording / editing / production, senses / sensibilities / emotions, sound engineer / editor, studios / home studios, technologies / devices, tape (magnetic), theory Mots-clés: analyse musicale, cassette / bande magnétique, compositeur / composition / partition, création / créativité, écoute / auditeur, enregistrement / montage / production, expérience, groupe, ingénieur son / monteur, médias, médiations, phénoménologie, réception, sens / sensibilités / émotions, studios / home studios, technologies / dispositifs, théorie, disque / vinyle Chronological index: 1960-1969, 1970-1979 nomsmotscles Beatles (the), Emerick (Geoff), Harrison (George), Lennon (John), Martin (George), McCartney (Paul), Starr (Ringo)

AUTHOR

THOMAS MACFARLANE

Thomas MACFARLANE a été invité à donner des conférences à l’Université de Leeds, à l’Université de Glamorgan et à l’Université Paris-Sorbonne. Professeur de solfège et de composition musicale à New York University (Steinhardt School of Music), il a soutenu une thèse de doctorat sur le conditionnement du style compositionnel des Beatles par l’enregistrement. Il en a tiré un livre, The Abbey Road Medley: Extended Forms in Popular Music, paru chez The Scarecrow Press en 2007. Dans son livre suivant, The Beatles and McLuhan: Understanding The Electric Age, il s’appuie sur les idées de Marshall McLuhan pour approfondir sa compréhension des implications esthétiques et ontologiques de l’enregistrement multipiste.

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Hey Maths ! Modèles formels et computationnels au service des Beatles Hey Maths! Formal and Computational Models in the Service of the Beatles

Moreno Andreatta, Mattia G. Bergomi et Franco Fabbri

1 LA MUSIQUE DES BEATLES représente un cas intéressant non seulement pour le musicologue computationnel, mais encore, plus généralement, pour l’analyste s’intéressant aux articulations entre musique savante et musique populaire1. En effet, longtemps avant de devenir un objet d’étude pour les chercheurs travaillant dans ce qu’on appelle traditionnellement la Music Information Retrieval, cette musique a fasciné les compositeurs issus de la tradition savante. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux arrangements pour voix soliste et ensemble (jusqu’à neuf instruments) de Louis Andriessen et Luciano Berio2 ou aux transcriptions pour guitare de quatre chansons des Beatles par Tōru Takemitsu3. Comme l’a récemment montré un colloque organisé sous l’égide de la Société Française d’Analyse Musicale4, on pourrait même ajouter à ces quelques exemples les nombreuses autres formes d’articulation entre démarche savante et pratiques compositionnelles caractéristiques du répertoire populaire (dont les Beatles sont l’un des représentants). Parallèlement à une typologie basée sur le « triangle axiomatique » de Tagg, dans lequel la popular music est, avec la musique folklorique (ou traditionnelle) et la musique classique (ou savante), l’un des trois types (kinds) de musique (Tagg, 1982), il est intéressant d’aborder la notion complexe de genre en considérant les objets musicaux comme des « faits » et des

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« événements ». Ces derniers sont caractérisés par un ensemble de propriétés que l’on peut regrouper dans des familles d’ordre supérieur appelées des « types » (Fabbri, 2007 ; 2014). Dans le cas des chansons des Beatles, une approche par « types » conduit, en premier lieu, à s’intéresser au problème de la modélisation de la forme comme l’a initialement envisagé Fabbri (1996 ; 2012a). Un rappel de la terminologie qui sera utilisée dans ces pages peut s’avérer utile. • Refrain : section d’une chanson dans laquelle la musique et les paroles sont répétées à l’identique tout au long de la pièce, les paroles faisant apparaître le titre de la chanson ; • Chorus : section d’une chanson dans laquelle la musique est répétée à l’identique tandis que les paroles varient. Certaines lignes du texte (dont le titre de la chanson) sont, cependant, elles aussi répétées ; • Verse : section d’une chanson dans laquelle la musique est répétée à l’identique tandis que l’ensemble des paroles varie ; • Bridge : section d’une chanson qui se positionne après les chorus et dont elle diffère par le caractère harmonique et mélodique.

2 Une analyse systématique des chansons des Beatles révèle que la majorité d’entre elles utilise la forme AABA (ou chorus-bridge5). C’est par exemple le cas de « From Me to You », dont le schéma formel est donné dans la figure 16.

Figure 1 : Schéma de la chanson « From Me to You »

3 On retrouve le même schéma, quoique légèrement étiré dans le temps, dans « A Hard Day’s Night » (figure 2).

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Figure 2 : Schéma de la chanson « A Hard Day’s Night »

4 Ce type formel s’oppose à la forme verse-refrain ou verse-chorus7, que l’on trouve dans d’autres chansons, comme « Penny Lane » (figure 3) ou « Let It Be » (figure 4).

Figure 3 : Schéma formel de la chanson « Penny Lane »

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Figure 4 : Schéma formel de la chanson « Let It Be »

5 Selon Fabbri (1996), les types AABA et verse-refrain (ou verse-chorus) représentent deux modèles antagonistes en termes de stratégie rhétorique. Dans le cas d’une forme AABA (ou chorus-bridge), on a affaire à un modèle soustractif, qui possède un caractère non- téléologique. À l’inverse, dans une forme verse-refrain (ou couplet-refrain), le caractère narratif et directionnel est typique, par exemple, de la « chanson à texte ». Dans le premier cas, le caractère exclamatif découle du fait que le centre d’intérêt (le hook) se trouve en début de section, alors que dans le second, la narration impose un aspect additif (d’où le positionnement du hook en fin de section8).

6 L’approche formelle évoquée ci-dessus repose sur des segmentations qui dépendent de connaissances musicologiques préalables. Autrement dit, c’est au musicologue et à l’analyste qu’il appartient de repérer, dans un flux audio, les segments qui correspondent aux parties codifiées dans la structure des chansons – refrain, verse, chorus, bridge. Cela étant, il est aussi envisageable de réaliser une analyse plus fine en segmentant le signal sonore en blocs plus petits dont l’assemblage permet ensuite de retrouver les parties plus traditionnelles de la chanson. Le modèle « système- contraste », développé par Frédéric Bimbot et son équipe à l’IRISA de Rennes (Bimbot et al., 2012), peut s’avérer ici d’une grande utilité. Inspiré de la linguistique, ce modèle permet d’annoter des fichiers sonores avec une granulosité plus ou moins importante. La figure 5 fournit un exemple de ce qu’il donne appliqué à la chanson « Come Together ».

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Figure 5 : Segmentation de « Come Together »

Avec indexation des différentes parties selon les conventions utilisées par les auteurs du modèle « système-contraste ».

7 Comme nous allons le voir, cette façon d’annoter les segments d’une pièce constitue, lorsqu’elle est combinée avec des techniques d’alignement des séquences de symboles, une nouvelle approche dans l’analyse des bases de données et dans la classification stylistique automatique. Avant de présenter les résultats de cette approche computationnelle, commençons toutefois par évoquer un modèle géométrique qui permet d’ajouter à l’information formelle une information harmonique, condition nécessaire pour raffiner les techniques de recherche de similarité entre les pièces d’un même auteur (dans le cas présent, le corpus de chansons des Beatles qui figurent dans la base de données Quaero9), mais aussi entre les pièces de deux groupes appartenant à des répertoires stylistiques différents (en l’occurrence, les Beatles et Buena Vista Social Club).

Un outil conceptuel pour l’analyse musicale : le Tonnetz

8 L’utilisation de l’informatique pour analyser les musiques actuelles est étroitement liée à la question de la représentation symbolique des structures et des processus musicaux (Lalitte, 2014). Le Tonnetz (ou « réseau tonal »), représentation à la fois mathématique et musicale, est à la base de l’analyse néo-riemannienne – une branche formelle de la musicologie dont le domaine d’application a largement dépassé le cadre initial de la musique savante pour inclure, de plus en plus, le rock, le jazz et la musique pop (Capuzzo, 2004 ; Hascher, 2007 ; Briginshaw, 201210). À la différence de la plupart des musicologues qui se sont déjà penchés sur le sujet, nous aimerions insister ici sur le potentiel computationnel du Tonnetz, c’est-à-dire sur sa capacité à être utilisé dans le cadre d’une analyse musicale assistée par ordinateur (Bigo & Andreatta, 2014 ; 2015). Le Tonnetz peut être défini comme un espace géométrique engendré par des transformations musicales qui s’appliquent à des accords consonants (majeurs et

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mineurs). Chaque accord du Tonnetz est représenté sous la forme d’un triangle, lequel est entouré par trois autres triangles qui correspondent aux accords avec lesquels il entretient une relation de « parallèle » (via l’opérateur indiqué par la lettre P, qui transforme par exemple un accord de do majeur en un accord de do mineur), de « relatif » (via l’opérateur indiqué par la lettre R, qui transforme par exemple un accord de do majeur en un accord de la mineur), ou de « leading tone », soit de « sensible » (via l’opérateur indiqué par la lettre L, qui transforme par exemple un accord de do majeur en un accord de mi mineur). Ces trois opérations sont les seules opérations qui permettent de passer d’un accord parfait majeur à un accord parfait mineur ayant deux notes en commun avec lui (figure 6).

Figure 6 : Le Tonnetz engendré par les deux axes

Les deux axes correspondant aux intervalles de tierce majeure et de tierce mineure ainsi qu’à l’aide des trois transformations néo-riemanniennes (P, R, L).

9 Prenons l’exemple du refrain de la chanson « Shake the Disease » du groupe Depeche Mode (figure 7). Ce refrain est constitué de quatre accords qui se répètent de façon cyclique en déployant de multiples symétries (Capuzzo, 2004). Une première transformation, indiquée par la flèche ascendante, relie les accords de ré mineur et de fa mineur, qui ont la note fa en commun. Cette transformation n’appartient pas à la famille des transformations élémentaires néo-riemanniennes que nous venons d’évoquer, mais elle peut être interprétée comme la combinaison d’une transformation R (de ré mineur à fa majeur) et d’une transformation P (de fa majeur à fa mineur), d’où l’indication « RP ». Une transformation similaire relie les deux accords

suivants (réb majeur et sib majeur), qui ont eux aussi la note fa (F) en commun. La transformation indiquée à l’aide d’une double flèche (entre le deuxième et troisième accord) est quant à elle une transformation élémentaire, puisqu’elle correspond à l’opérateur L. À noter qu’elle permet en outre de revenir à l’accord de départ, ce qui contribue à la nature cyclique du refrain.

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Figure 7 : L’enchaînement harmonique du refrain de « Shake the Disease »

Représentation géométrique de l’enchaînement harmonique à la base du refrain de « Shake the Disease » (Depeche Mode) à l’aide du Tonnetz.

10 Un enchaînement harmonique plus complexe est utilisé par Frank Zappa dans la partie instrumentale d’« Easy Meat » (voir Capuzzo, 2004). Cet enchaînement peut être décomposé en quatre cellules de quatre accords, pour un total de seize accords. Chacune de ces cellules reproduit la cellule précédente à la tierce mineure inférieure

(T-3), déployant ainsi la même succession de transformations néo-riemanniennes : P, R et L (les quatre parcours correspondants sont représentés dans le Tonnetz en figure 8).

Figure 8 : Représentation d’un enchaînement harmonique à l’aide du Tonnetz

Représentation d’un enchaînement harmonique engendré par la « translation spatiale » (ou transposition) d’une même cellule de quatre accords à l’aide du Tonnetz.

11 Une technique compositionnelle similaire est à la base de la chanson « Madeleine » de Paolo Conte où, cette fois, une même cellule de quatre accords est transposée à la tierce mineure supérieure (figure 9).

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Figure 9 : L’enchaînement harmonique à la base de la pièce « Madeleine »

Représentation de l’enchaînement harmonique à la base de la pièce « Madeleine » (Paolo Conte) à l’aide du Tonnetz.

12 La figure 10 offre un dernier exemple d’utilisation des techniques d’analyse néo- riemanniennes appliquées à la chanson française. L’impression de symétrie que l’on peut ressentir entre les accords qui composent les quinzième et seizième mesures des couplets des « Filles de l’Aurore » de William Sheller se voit confirmée par la représentation géométrique de l’enchaînement harmonique correspondant – il va sans dire qu’une analyse fonctionnelle classique aurait été incapable de rendre compte de la logique musicale éminemment « spatiale » d’un tel enchaînement.

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Figure 10 : L’enchaînement harmonique des couplets des « Filles de l’Aurore »

Représentation de l’enchaînement harmonique des mesures 15 et 16 des couplets des « Filles de l’Aurore » (William Sheller) à l’aide du Tonnetz.

Outils informatiques pour l’analyse des chansons des Beatles

13 À l’aide des informations harmoniques fournies par le Tonnetz (ou d’autres modèles du même type, comme le Spiral Array11), il est possible d’affiner la technique d’alignement « par paires » des séquences symboliques utilisée par l’un des auteurs dans l’analyse de corpus musicaux (Bergomi & Esling, 2014). On peut ainsi parvenir à un nouveau système de classification automatique des styles musicaux, l’analyse de bases de données et le tri automatique de chansons en fonction de leurs auteurs intéressant les musicologues computationnels au plus haut point.

14 Pour en revenir à la base Quaero (et plus particulièrement aux chansons des Beatles qui figurent dans cette base), la technique d’alignement des séquences symboliques dérivées des segmentations issues du modèle « système-contraste » permet, lorsqu’elle est appliquée à un tel répertoire, d’obtenir les dendrogrammes circulaires représentés dans les figures 11 et 12.

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Figure 11 : Catégorisation stylistique de la base de données Quaero

Le dendrogramme offre une première catégorisation stylistique de la base de données Quaero.

Figure 12 : Dendrogramme : les Beatles et trois pièces du Buena Vista Social Club

Ce dendrogramme met en évidence la façon dont les chansons des Beatles se séparent automatiquement de trois pièces du Buena Vista Social Club.

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15 Représentation arborescente de type circulaire, le dendrogramme est basé sur la prise en compte des accords qui, dans une chanson donnée, peuvent être interprétés comme les degrés d’une même tonalité. Les séquences de symboles correspondant à chaque chanson sont ensuite alignées comme des séquences génétiques, la distance entre deux séquences étant proportionnelle à la qualité de leur « alignement » (la longueur des segments reliant deux chansons entre elles est, quant à elle, équivalente à leur distance en termes d’alignement). Le dendrogramme de la figure 12 démontre ainsi que les chansons des Beatles sont « structurellement » différentes de celles de Buena Vista Social Club12.

16 Considérant que, dans le modèle « système-contraste » utilisé pour annoter les fichiers audio de la base de données Quaero, aucune compétence musicologique préalable ne permet de définir (et de repérer) dans le flux sonore des parties comme le refrain, le verse ou le bridge, quelles conclusions pouvons-nous tirer des lignes précédentes ? L’analyse automatique de la forme se fait à partir de petits segments et de leur indexation à l’aide d’un système de symboles. C’est ce système qui est ensuite interprété dans une démarche d’alignement de séquences qui fait apparaître ou non les similarités structurelles entre la famille des chansons des Beatles et d’autres pièces contenues dans la base de données Quaero (dans le cas présent, trois chansons du Buena Vista Social Club). Une analyse plus poussée du dendrogramme précédent s’avère donc nécessaire pour mettre en lumière l’existence de deux familles nettement séparées au sein même des chansons des Beatles contenues dans la base de données Quaero. Et les résultats de cette analyse pourraient même être complétés grâce aux techniques issues de la reconnaissance de pattern, ces dernières permettant, selon Joe George et Lior Shamir, d’établir un modèle computationnel capable d’analyser des similarités stylistiques entre différents albums d’un même groupe et de les classer par ordre chronologique de façon automatique (George & Shamir, 2014).

Conclusions et perspectives

17 Les pages précédentes proposent un rapide aperçu de ce à quoi permet d’aboutir l’utilisation de modèles formels et computationnels dans les musiques populaires en prenant pour exemple les chansons des Beatles. Ce type de démarche s’inscrit dans l’axe de recherche transversal « Math’n Pop » de l’équipe Représentations musicales de l’Ircam, qui fait usage de modèles géométriques de l’espace d’accords (Tonnetz, Spiral Array), mais aussi de modèles informatiques issus de la Music Information Retrieval (comme le modèle « système-contraste ») ou de techniques d’apprentissage automatique (alignement multiple ou « par paires » de séquences symboliques). Une telle approche ouvre des perspectives nouvelles en matière de classification automatique des styles musicaux. L’une des pistes les plus prometteuses pour les recherches futures concerne probablement l’articulation entre approche symbolique et approche basée sur le signal audio, cette question faisant actuellement l’objet d’une thèse (Bergomi, 2015a). En effet, plusieurs faiblesses subsistent dans la structure du Tonnetz « symbolique » que l’on utilise pour analyser la musique à partir de fichiers MIDI. Au premier chef, on peut noter son caractère « isotrope », c’est-à-dire le fait que tous ses éléments (notes, accords, etc.) ont a priori le même poids. Cette structure géométrique ne permet donc pas, par exemple, de différencier une gamme de tous ses modes associés. La prise en compte du caractère consonant/dissonant des différents

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intervalles, à partir d’études psycho-acoustiques ou de données issues de la psychologie expérimentale (Purwins et al., 2007/2008) permet d’obtenir, à partir du Tonnetz, un espace anisotrope dont les objets n’ont pas tous le même poids. Un exemple de Tonnetz « déformé » est donné en figure 13.

Figure 13 : Exemple de Tonnetz « déformé »

Tonnetz déformé à l’aide, dans ce cas particulier, d’une fonction consonance basée sur l’accord de do majeur.

18 Ces nouvelles structures géométriques, plus souples que les structures traditionnelles, pourraient ainsi compléter la palette des outils dont dispose l’analyse musicale computationnelle, en particulier dans l’articulation qu’elle semble de plus en plus rechercher entre les approches symboliques et les démarches basées sur l’analyse du signal audio. Les chansons des Beatles, loin de représenter un simple cas d’étude, constitueront, à n’en pas douter, un terrain de recherche particulièrement fertile dans ce domaine.

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NOTES

1. Tout au long de l’article, nous emploierons le terme de « musique populaire » au sens de popular music, dont on peut donner deux définitions complémentaires. En effet, si certains auteurs (Frith, 1998 ; Julien, 2010) considèrent cette catégorie comme étroitement liée à la « tradition phonographique », d’autres auteurs (Scott, 2009 ; Fabbri, 2012) assimilent la popular music à un type de musique qui émerge depuis le début du XIXe siècle dans un espace qui échappe

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à la fois à la tradition de la musique classique (ou savante) et à celui de la musique traditionnelle (ou folklorique). Les concepts mêmes de musique « classique » et de musique « folklorique » sont d’ailleurs apparus au début du XIXe siècle. 2. Ces arrangements, réunis sous le titre Beatles Songs, ont été réalisés entre 1965 et 1967. Ils comprennent notamment « Michelle I » (pour mezzo-soprano et deux flûtes ou flûte – ou hautbois – et clavecin), « Ticket to Ride » (pour mezzo-soprano et flûte, hautbois, trompette clavecin, violon, alto, violoncelle, contrebasse), « Yesterday » (pour mezzo-soprano et flûte, clavecin et violoncelle), « Michelle II » (pour mezzo-soprano et flûte, clarinette, harpe, violon, alto, violoncelle, contrebasse) et « Michelle II » (version transposée pour flûte, clarinette, harpe, violon, alto). Voir Meehan (2011). 3. Il s’agit des Twelve Songs For Guitar (1974-1977), parmi lesquelles on trouve des chansons comme « Here, There and Everywhere », « Michelle », « Hey Jude » ou « Yesterday ». 4. Nous faisons ici référence aux Journées d’Analyse Musicale consacrées à la question de l’articulation entre la musique savante et les musiques actuelles (JAM 2014). Le programme ainsi que les enregistrements vidéos des communications sont accessibles en ligne à l’adresse suivante : http://repmus.ircam.fr/jam2014/home. 5. Voir, entre autres, « Love Me Do », « Please Please Me », « Ask Me Why », « I Saw Her Standing There », « Do You Want to Know a Secret », « From Me to You », « Thank You Girl », « I’ll Get You », « I Want to Hold Your Hand », « You Can’t Do That », « And I Love Her », « I Should Have Known Better », « A Hard Day’s Night », « I’ll Cry Instead », « I’ll Be Back », « Any Time at All », « Things We Said Today », « I Don’t Want to Spoil the Party », « No Reply », « Eight Days a Week », « I Feel Fine » ou « I’ll Follow the Sun » (pour ne citer que quelques exemples). 6. Dans ce schéma, comme dans ceux qui suivent, l’axe des abscisses indique le temps mesuré en secondes. 7. Pour une discussion détaillée de la forme verse-refrain ou verse-chorus, se reporter à Covach (2005 ; 2006). 8. D’autres exemples ont été évoqués par Franco Fabbri à l’occasion de la soirée « Math’n Pop » organisée dans le cadre des JAM 2014. La vidéo est disponible en ligne sur le webmagazine de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou : http://webtv.bpi.fr/fr/doc/4101/ Math’n+Pop. [01-08-2015]. 9. La base Quaero contient 159 morceaux de musique appartenant au répertoire pop, chaque fichier sonore ayant été annoté manuellement par l’équipe de l’IRISA (Bimbot et al. 2012). http:// www.quaero.org/ [01-08-2015]. 10. L’approche néo-riemannienne n’est évidemment pas la seule possible dans l’analyse des musiques populaires. En plus de celle-ci, on citera notamment les démarches formelles basées sur les théories schenkeriennes (Moore, 1995), sur la théorie des vecteurs harmoniques de Nicolas Meeùs (Cathé, 2010) ou encore sur les théories modales (Biamonte, 2012). Pour une analyse critique des différentes approches analytiques de la forme dans la musique rock, se reporter à Nicole Biamonte (2011). 11. Modèle hélicoïdal conçu par Elaine Chew, Spiral Array a été particulièrement utile dans le cadre de la présente étude. Pour une description détaillée de ce modèle, se reporter à Chew (2014). 12. Pour une interprétation de ces résultats dans le cadre d’une démarche d’analyse computationnelle de la musique folk, voir Bergomi & Andreatta (2015).

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RÉSUMÉS

Cet article livre quelques réflexions sur les modèles formels et computationnels dans et pour les musiques populaires tout en mettant l’accent sur les chansons des Beatles. Après une présentation rapide des approches systématiques dans l’analyse de la forme, mais aussi des outils théoriques à la base de la représentation géométrique des structures et des processus musicaux (Tonnetz, constructions issues de la tradition analytique néo-riemannienne), les auteurs évoquent les questions que soulève l’analyse d’une collection de chansons des Beatles dès lors qu’on les envisage d’un point de vue formel et computationnel. En effet, si la forme et la structure des chansons des Beatles peuvent être étudiées sans recourir à des outils mathématiques, la modélisation informatique du processus de segmentation d’une pièce de musique, ainsi que les techniques issues du Music Information Retrieval, permettent d’approcher ces chansons d’un point de vue computationnel tout en posant la question de leur singularité par rapport à d’autres musiques elles aussi qualifiées de « populaires ».

This article proposes some thoughts on formal and computational models in and for popular music by focusing on Beatles songs. After a brief presentation of some systematic approaches in the analysis of musical form and of some theoretical tools used in the geometric representation of musical structures and processes (the Tonnetz and other Neo-Riemannian constructions), the authors deal with the questions raised by the analysis of a collection of Beatles songs once they are studied either from a formal or a computational viewpoint. Even though the form and the structure of Beatles songs can be studied without using mathematical tools, the computer-aided modelling of the segmentation process of a musical piece, as well as the techniques belonging to the field of Music Information Retrieval, allow to give a quantitative, computational-oriented interpretation of Pop songs. At the same time, this approach opens the question of the singularity of this repertoire with respect to other popular music pieces.

INDEX

Index chronologique : 1960-1969 Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain, Cuba, États-Unis / USA, Europe, France, Italie Thèmes : rock music, pop music, savante / classique / art music, chanson française / French chanson Mots-clés : forme / structure, modélisation, informatique / ordinateurs, mathématiques, analyse musicale, style, Tonnetz (réseau tonal), timbre / ton / tonalité nomsmotscles Beatles (the), Depeche Mode, Buena Vista Social Club, Conte (Paolo), Sheller (William), Zappa (Frank) Keywords : form / structure, analysis (musical), pattern / model, style, computing (music), Tonnetz (tonal network), key / tone / tonality

AUTEURS

MORENO ANDREATTA

Moreno ANDREATTA est chercheur CNRS à l’Ircam, où il coordonne, depuis 2001, les activités de recherche sur les rapports entre mathématiques et musique.

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MATTIA G. BERGOMI

Mattia G. BERGOMI est actuellement doctorant à l’IRCAM, où il prépare une thèse sur la mise au point d’outils dynamiques et topologiques pour l’analyse musicale sous la direction de Goffredo Haus et de Moreno Andreatta (cotutelle Laboratoire d’Informatique Musicale de Milan-Université Pierre-et-Marie-Curie).

FRANCO FABBRI

Franco FABBRI enseigne les musiques populaires et les sound studies à l’Université de Milan et au Conservatoire de Parme (Italie). Ses travaux portent sur l’histoire des musiques populaires, sur les cultures musicales et sur la notion de genre musical, qu’il a envisagée sous l’angle de son conditionnement par les médias et la technologie. Parmi ses nombreuses publications, on peut mentionner Il suono in cui viviamo (Feltrinelli, 1996, 3e édition, il Saggiatore, 2008), Around the Clock. Una breve storia della popular music (Utet, 2008) et, plus récemment, Made in Italy : Studies in Popular Music (édité avec Goffredo Plastino, Routledge, 2014).

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La nostalgie chez les Beatles : vers une application de la théorie des vecteurs harmoniques à la musique pop The Beatles’ Nostalgia: Towards an Application of Harmonic Vectors Theory to Pop Music

Philippe Cathé

1 « ANALYSER L’HARMONIE DES CHANSONS POP EST SANS INTÉRÊT. » Combien de fois avons- nous entendu cette affirmation sans fondement ? « Cette musique est faite avec trois accords ! Concentrons-nous sur autre chose. » Tout ceci est évidemment faux, mais quand bien même : quelqu’un a-t-il jamais prétendu que les œuvres de Roy Lichtenstein étaient inintéressantes sous prétexte que le peintre utilise essentiellement les trois couleurs primaires ? À l’exception de quelques auteurs, la question des accords dans la pop music a été mal posée. Plus que le nombre des accords, c’est en fait la nature de leurs relations qui compte. Trois mêmes accords peuvent être enchaînés de différentes manières selon les époques et révéler ainsi le style musical de leurs auteurs. Les vecteurs harmoniques sont un outil formidable pour le comprendre : fondée sur la classification des distances entre fondamentales, cette théorie permet l’étude de l’ensemble des musiques harmoniques, sans distinction de style ni d’époque.

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À partir d’une étude des influences progressivement à l’œuvre dans la musique des Beatles, nous développerons une brève réflexion sur la nature même de leur musique et la distance qu’elle entretient avec le monde tonal, à rebours des efforts parfois développés par certains analystes pour l’en rapprocher coûte que coûte.

Les vecteurs harmoniques

2 Les études harmoniques s’intéressant aux accords plutôt qu’à la tonalité ont été renouvelées durant les deux dernières décennies par la théorie des vecteurs harmoniques de Nicolas Meeùs, théorie brièvement rappelée ici sans les développements théoriques nécessaires, auxquels on renvoie par ailleurs1. Dans un système diatonique, six mouvements sont possibles d’une fondamentale à une autre. La théorie de Nicolas Meeùs a tiré d’une éclipse prolongée les recherches autour de ces progressions en regroupant les mouvements les plus utilisés de la musique tonale. Reprenant des conceptions ramistes, il propose deux groupes : les trois progressions les plus courantes de la musique tonale sont appelées vecteurs dominants (VD) et les trois autres vecteurs sous-dominants (VS), un vecteur désignant simplement la succession de deux fondamentales, quels que soient la position ou le renversement des accords considérés. Les VD sont les progressions de tierces descendantes et de quartes et de secondes ascendantes, les VS sont celles de quartes et de secondes descendantes et de tierces ascendantes (Exemple 1). Un moyen simple de se les remémorer est de penser au premier Prélude du premier volume du Clavier bien tempéré de Bach : les trois VD sont les seules progressions que l’on y rencontre.

Exemple 1 : Progressions des fondamentales des vecteurs dominants (VD) et des vecteurs sous- dominants (VS).

3 Un survol de la musique harmonique des cinq siècles passés fait apparaître que les proportions vectorielles sont très stables à l’intérieur d’un même style ou pour une génération donnée. Depuis le XVIIe siècle inclus, les VD ont toujours dominé les progressions d’accords. Ils représentent communément 60 à 70 % des progressions au début du XVIIe siècle, dans les œuvres de Byrd ou Dowland. Durant la deuxième moitié du siècle, ce pourcentage augmente jusqu’à atteindre 90 % dans les œuvres de Lully ou de Corelli. À partir de cette époque, les VD se maintiennent (à de rares exceptions près) à un peu plus de 90 % jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, tout en culminant autour de 95 % dans les œuvres de Couperin, Rameau, Bach, Mozart ou Beethoven. Ils commencent à perdre de leur importance pendant la période romantique, le déclin étant dans l’ensemble progressif, mais particulièrement marqué en dehors de la sphère

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d’influence germanique – voir, par exemple, les œuvres de Berlioz ou de Rimski- Korsakov (figure 1).

Figure 1 : Les résultats vectoriels du XVIe au XXe siècle

Vue d’ensemble très simplifiée des résultats vectoriels du XVIe au XXe siècle fondés sur l’analyse de plus de six cents œuvres et de près de 60 000 vecteurs. La courbe donne une idée du pourcentage moyen de VD.

4 Plus hétérogène, le XXe siècle est plus difficile à décrire. Pour autant, comme le note Brian Hyer, « l’intérêt culturel pour la musique tonale n’a jamais faibli » (Hyer, 2002 : 746). Ainsi les VD constituent-ils l’essentiel des progressions rencontrées dans les ragtimes de Lamb ou de Joplin, dans les chansons et les opérettes européennes ou dans les comédies musicales de la Tin Pan Alley dans la première moitié du siècle. Entre la seconde moitié du XIXe et la fin du XXe siècle, une évolution se produit à plusieurs reprises. Quoique diverse dans le détail, elle présente à chaque fois des caractéristiques identiques : les compositeurs se mettent progressivement à utiliser davantage de VS et moins de VD. Dans la musique savante, cette évolution a lieu entre le Romantisme et l’avènement de la musique française moderne – elle est particulièrement évidente dans l’œuvre de Gabriel Fauré et de plusieurs de ses contemporains. On en trouve comme une réplique un peu plus tard dans l’opérette, en particulier dans les œuvres d’André Messager ou de Claude Terrasse, qui apparaissent en rupture avec les générations précédentes.

Premiers résultats

5 Dans l’harmonie de la pop music, le même phénomène a lieu, précisément, au milieu des années 1960. Ce phénomène général, qui excède notre propos, peut être appréhendé de la meilleure des façons par l’étude du groupe phare de cette décennie : les Beatles. Au sommet de ce que les Américains appellent la British Invasion (l’arrivée massive de groupes anglais créatifs sur une scène américaine à la fois fermée, difficile à conquérir et autosuffisante) se trouvent les Fab Four, qui cristallisent d’abord les influences de leur génération avant d’exercer, en retour, une domination sur les évolutions en cours. Durant la première période, le groupe a maîtrisé ce qui lui a été donné ; à partir de 1966, sa recherche constante et confiante d’originalité dans la production de chefs-d’œuvre de studio allait pousser les autres acteurs du monde de la musique rock à revoir leurs buts de fond en comble. Les Beatles ne seraient plus vus par leurs pairs comme les producteurs d’un style qui demandait à être imité avant de

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passer de mode, mais comme des visionnaires, capables de convaincre l’establishment que chaque nouvel album rock pourrait introduire un ensemble de règles fondamentalement différentes et que ces règles seraient dictées par les artistes. (Everett, 1999 : 5)

6 La présente étude se limite aux chansons que les Beatles ont à la fois écrites et interprétées. Sont donc exclues les reprises de chansons d’autres artistes qui figurent sur leurs premiers disques ainsi que les chansons qu’ils ont écrites pour d’autres artistes sans les avoir eux-mêmes interprétées. Les résultats donnent une idée des changements à l’œuvre dans le swinging London, dont le tableau 1 donne un aperçu. Les chansons ont été essentiellement rassemblées par année d’enregistrement. À noter, toutefois, que « Love Me Do » et « P.S. I Love You », bien qu’initialement parues en 45 tours le 5 octobre 1962 (Everett, 2001 : 128), ont été regroupées avec les chansons de l’année 1963, c’est-à-dire celles qui figurent sur Please Please Me et With the Beatles, paru plus tard la même année. À noter également que l’album Let It Be, paru le 8 mai 1970 (Everett, 1999 : 277), a en réalité été enregistré en 1969, soit avant Abbey Road (paru quant à lui le 26 septembre 1969 – Everett, 1999 : 214). L’étude des enchaînements d’accords utilisés par les Beatles révèle que leur évolution harmonique est très rapide si on la compare, par exemple, à celle des compositeurs baroques. De plus, un examen détaillé des changements présents à partir du milieu de leur carrière suggère un impact particulier de différentes influences qu’ils intègrent et qui sont d’abord des influences extérieures à leur style.

7 Les résultats montrent que les Beatles ne partent pas du même univers que les musiciens du XVIIIe siècle (Tableau 1). L’argument mentionné plus haut au sujet de la prétendue inutilité de l’analyse de leurs chansons, au motif que leurs accords seraient les mêmes que ceux de Mozart, ne tient pas, car la manière de les utiliser est, en réalité, très différente. En effet, les progressions des Beatles entretiennent une plus grande proximité avec celle des compositeurs de la fin de la Renaissance qu’avec celle des compositeurs de la période classique. Les Beatles sont plus proches de Susato, Gervaise, Gastoldi ou d’autres musiciens de la même période, mais aussi de Fauré, de Debussy ou de Koechlin que des Viennois de l’époque classique. Qui plus est, ils ont en commun avec la musique du tournant du XXe siècle de suivre une évolution qui va vers moins de VD. De 1963 à 1966, la baisse, presque régulière, est de 10 points. Cela peut sembler peu, mais l’accroissement des VD durant l’ensemble de la période baroque a été, en moyenne, d’un point tous les six ans. Le déclin des VD chez les Beatles est donc vingt fois plus rapide. En apparence, la suite de l’évolution est plus chaotique, mais une analyse plus fine permet d’en comprendre la raison.

Tableau 1 : Pourcentages de VD par année dans les chansons des Beatles

vecteurs Année dominants

1963 70,5%

1964 65,7%

1965 64,8%

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1966 60,4%

1967 61,5%

1968 66,0%

1969 60,5%

8 Au début de leur carrière, les Beatles sont très influencés par les groupes en vogue et, en particulier, par les « groupes à guitares » comme les Shadows, qui dominent la scène rock. Lors de leur audition pour Decca, début 1962, ils seront d’ailleurs impressionnés de découvrir que la séance est produite par le batteur Tony Meehan, qui venait alors de quitter les Shadows (Miles, 2004 : 105). Pourtant, avec les Beatles, on est tout de suite loin des 100 % de VD qui caractérisent un titre comme « Apache ». Dès les premières années de leur carrière, ils s’affirment comme des compositeurs de plus en plus originaux. George Martin, qui doutait à l’origine de leurs talents d’auteurs, révise son jugement : Ils m’ont étonné par leur créativité. Au début, leurs idées étaient plutôt frustes, mais ils ont développé leur talent d’écriture très rapidement ; les contre-chants et les chansons elles-mêmes sont devenus plus habiles d’un bout à l’autre de l’année 1963. (Everett, 2001: 118)

9 La suite de leurs enregistrements fait apparaître une personnalité de plus en plus accusée, fortement liée, jusqu’en 1966, à la baisse progressive de la proportion de VD, ce qui n’est pas sans rappeler la manière dont Fauré ou Debussy se sont éloignés d’un monde ancien, presque un siècle auparavant. Puis, étrangement, la courbe s’inverse en 1967 et 1968. Ce qui explique la remontée des VD est l’apparition dans leurs chansons d’influences étrangères au rock. De l’album Magical Mystery Tour à Abbey Road, quelques chansons suffisent à inverser la tendance forte qui s’était manifestée jusque- là.

La nostalgie

10 Avec un pourcentage de VD aussi faible dans les chansons des Beatles, la présence de quelques chansons très tonales comme on les écrivait pour Tin Pan Alley par exemple, et utilisant donc presque exclusivement des VD, donne une place plus grande aux VD dans les résultats globaux. Alors que les premières années de leur carrière sont presque exclusivement tournées vers l’avenir, à mi-chemin, les Beatles commencent à regarder plus loin et à se tourner vers le passé pour enrichir leur palette. À partir de là, la nostalgie apporte avec elle son lot d’écriture ancienne et, dans le domaine de la chanson, de progressions harmoniques plus orientées vers les VD. Le premier des titres dans lequel transparaît cette évolution est « Penny Lane » (1967), la chanson dans laquelle Paul McCartney décrit le quartier de son enfance et de son adolescence, où il donnait rendez-vous à John Lennon. La même année, « When I’m Sixty Four » (1967), explicite dès le titre, lui emboîte le pas. Mais l’influence la plus marquée et la plus ancienne est celle du music-hall, que l’on trouve à partir de « Your Mother Should Know » (1967). Paul McCartney se souvient à son propos :

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Je l’ai écrite à Cavendish Avenue sur l’harmonium de la salle à manger. Ma tante Jin, mon oncle Harry et deux autres membres de ma famille étaient chez moi, et j’ai joué plusieurs heures pour eux. J’imagine qu’en raison de cette atmosphère familiale, le titre “Your Mother Should Know” […] m’est venu naturellement. C’est une chanson qui sonne très music-hall d’antan, sans doute parce que ma tante Jin était là. (Miles, 2004 : 375-376)

11 L’année suivante, avec « Honey Pie » (1968), McCartney va encore plus loin dans cette voie : John et moi avions tous les deux un grand amour pour le music-hall, que les Américains appellent “Vaudeville”. J’avais beaucoup écouté cette musique, ayant grandi avec le “Billy Cotton Band Show” à la radio… J’étais aussi un grand admirateur de Fred Astaire. L’une de mes chansons préférées de lui est “Cheek to Cheek”, du film Top Hat, dont j’avais le 78 tours ! J’aimais vraiment beaucoup ce style crooner, cette voix suave bizarre qu’ils prenaient […]. C’est l’une de mes chansons-fantasmes. On a mis un filtre sur ma voix pour la faire sonner comme celle d’un vieux disque tout rayé. Ce n’est pas une parodie, c’est plutôt un clin d’œil à la tradition du music-hall, dans laquelle j’ai été élevé. (Miles, 2004 : 524-525) Dans cette même veine du « music-hall d’antan », McCartney chante « Martha, My Dear » – toujours sur l’Album Blanc (1968) – et, l’année suivante, « Maxwell Silver’s Hammer » – sur Abbey Road (1969).

12 L’inspiration musicale de Lennon n’est que rarement comparable à celle de McCartney, et seul « Being for the Benefit of Mr. Kite ! » (1967) s’inscrit dans cette même veine. Si Lennon évoque son passé, comme dans « Strawberry Fields Forever » (1967), c’est, sur le plan musical, d’une manière psychédélique, qui ne regarde pas en arrière. Lorsqu’il le fait, c’est plutôt pour évoquer les princes et les princesses – « Cry Baby Cry » (1968).

13 Étant donnée la place importante des VS dans la musique des Beatles, les retours en arrière stylistiques dans la pop de ces années-là donnent automatiquement une majorité de VD. C’est encore le cas avec « Lady Madonna » (1968), que McCartney décrit en ces termes : Lady Madonna », c’est moi jouant un boogie-woogie bluesy. Ma main gauche fait un boogie-woogie qui monte, et ma main droite une ligne descendante. […] En gros, c’est ce qui fait la chanson. Elle me faisait un peu penser à Fats Domino, alors je l’ai chantée en l’imitant. (Miles, 2004 : 474) Walter Everett écrit quant à lui qu’« I Me Mine » (1969) d’Harrison lui rappelle le blues « Saint James Infirmary » (1929) de King Oliver (Everett, 1999 : 233).

14 L’année 1968 est marquée par une autre influence, qui disparaît aussi vite qu’elle était apparue : la ballade typique du Far West américain, dans laquelle le rapport entre VD et VS est très en défaveur des VS. Dans cette veine, l’Album Blanc (1968) comprend « The Continuing Story of Bungalow Bill » de Lennon et « Rocky Raccoon » de McCartney. Everett écrit à propos de cette dernière qu’il s’agit d’« un genre de ballade acoustique de l’Ouest sans loi dont on trouve aussi un exemple avec “John Wesley Harding” de Dylan » (Everett, 1999 : 186), la chanson précédente s’apparentant, selon lui, à « un portrait comique plutôt qu’[à] une satire sociale » (Everett, 1999 : 169). Le comique favorise aussi grandement les VD dans cette autre pochade qu’est « You Know My Name » (1968), au sujet de laquelle Lennon a déclaré : « C’était un morceau inachevé et j’en ai fait un disque comique avec Paul. » (Lennon, 1982: 148-149)

15 Une dernière chanson atypique mérite d’être signalée, « Octopus’s Garden » (1969), l’un des premiers essais de composition de Ringo Starr, bien qu’il ait été aidé par George Harrison pour le pont. Comme le rapporte le batteur,

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George était toujours formidable, dans le sens où j’écrivais la chanson et je la lui donnais, parce que je ne savais jouer que trois accords. Il me montrait ensuite qu’il faudrait en fait sept accords pour jouer la chanson. (Cité dans Everett, 1999 : 254) Dans cette chanson réussie « de débutant », faut-il s’étonner de trouver 100 % de VD ? À vrai dire, un style propre ne se construit pas en un instant. Les trois autres Beatles en avaient d’ailleurs fait l’apprentissage depuis leurs premières compositions.

16 En répétant les calculs du tableau 1 après avoir retiré ces treize chansons (sur les 182 du corpus), on obtient les résultats de la figure 2. Le tracé noir matérialise les résultats réels des chansons des Beatles, et le gris celui des résultats obtenus après que les treize chansons évoquées ci-dessus ont été retirées. Le résultat global montre l’évolution virtuelle et uniquement pop-rock des Beatles, qui n’aurait évidemment pas été complète sans la dimension music-hall, country, comique ou boogie-woogie des musiciens. Dit autrement, la partie située entre les deux tracés correspond à la part de déviation vectorielle imputable à toutes ces influences, qui sont de plus en plus importantes dans la deuxième moitié de leur carrière.

Figure 2 : Pourcentages des VD par année dans les chansons des Beatles

Avec et sans les chansons les plus influencées par des styles étrangers à la pop music et au rock.

17 Précisons bien que toutes les chansons qui tendaient du côté des VD n’ont pas été supprimées afin de valider coûte que coûte une hypothèse abstraite. Seules celles pour lesquelles des témoignages des protagonistes ou de spécialistes comme Walter Everett ou Barry Miles étayaient l’idée qu’elles étaient le fruit d’influences particulières ont été écartées, « pour voir ». L’auteur n’est pas parti des résultats pour tenter de disqualifier des chansons qui le gênaient mais, une fois l’hypothèse posée et semblant avoir une réelle consistance, des chansons elles-mêmes quels que soient les résultats qu’elles donnaient et l’influence qu’elles avaient sur la tendance générale. En particulier, tout un versant compositionnel typique du groupe a été intégralement conservé : les ballades, dont il faut remarquer pourtant qu’elles utilisent globalement des progressions dominantes à l’intérieur d’enchaînements le plus souvent fonctionnels, de « Here, There and Everywhere » (1966 – 86 % de VD) à « I Will » (1968 – 89 %) ou « The Long and Winding Road » (1969 – 85 %), sans compter « The Fool on the Hill » et ses

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100 % de VD (1967). D’ailleurs, d’autres chansons utilisent exclusivement les VD, par exemple « Rain » ou « I Want to Tell You », en 1966, ou encore « Don’t Let Me Down » et « The Ballad of John and Yoko », en 1969, le style des Beatles étant fait de ces contrastes, d’un morceau à l’autre. Ce qui a été mis en évidence ici est simplement la déviation vectorielle provoquée par les influences nouvelles.

Tonalité ?

18 La présence de plusieurs logiques harmoniques chez les Beatles est particulièrement importante pour comprendre leur langage. Lorsque celui-ci entretient une proximité avec la musique de la Renaissance ou du début du XXe siècle français, il ne faut pas s’étonner que certaines théories explicatives trop directement issues du modèle tonal fonctionnel montrent leurs limites, voire leur totale inadéquation. Prenons pour exemple la discussion qui resurgit régulièrement autour de la coda de « Hey Jude » (19682). Comme nombre d’auteurs, Walter Everett évoque les « 19 exécutions d’une double cadence plagale3 » (Everett, 1999 : 192), ce qui n’explique rien… d’autant que les mots vont alors manquer pour décrire la transition entre le pont et le dernier couplet de « A Day in the Life », où les Beatles enchaînent deux fois DO, SOL, RÉ, LA, MI. Faut-il alors pousser le ridicule jusqu’à parler de quadruple cadence plagale ? À vrai dire, Walter Everett ose à moitié, lorsqu’il parle d’une « (quadriplagal ?) progression » (Everett, 1999 : 117-118). Mais les parenthèses et le point d’interrogation indiquent suffisamment que l’auteur lui-même ne croit pas que sa belle trouvaille verbale ait un sens musical. N’importe quel musicien est obligé de réfléchir pour comprendre où il arrive après un pareil trajet quadriplagal et la notion plagale, sur le plan fonctionnel, est complètement usurpée, seule la dernière progression correspondant effectivement à une véritable cadence plagale, dont la fonction tonale – s’il lui en reste une – a été en grande partie obscurcie par la succession des accords de DO, SOL et RÉ qui la précèdent sans faire partie du ton.

19 C’est ici que les vecteurs harmoniques apportent une compréhension nouvelle en montrant qu’une logique de progressions est à l’œuvre à tous les niveaux. On l’aperçoit à la fois dans la manière dont l’œuvre se situe par rapport aux œuvres qui l’ont précédée et aux styles savants, sans oublier la manière dont le style propre des Beatles évolue, année après année, parfois en parallèle avec la tonalité, d’autres fois en s’en détachant, comme c’est le cas ici. On pourrait trouver une fonction et une explication à chacun de ces accords, mais on passerait définitivement à côté d’un point essentiel en ne remarquant pas qu’ils sont en progression de quarte descendante (ce que ne fait pas Walter Everett, pourtant très sensible à cet aspect) et en ne prenant pas conscience de cette logique vectorielle qui particularise le style des Beatles, tous les auteurs restant tributaires d’une logique tonale qui les empêche d’en apercevoir une autre. Pour toutes les cadences soi-disant bi-, tri- ou quadri-plagales du monde, de même que pour toutes les progressions faisant intervenir uniquement des VS, la logique fonctionnelle atteint sinon sa limite d’usage, du moins celle où elle véhicule du sens alors que la logique vectorielle, en revanche, continue d’en avoir, ne se montrant pas spécialement affectée par le nombre ou la direction des progressions.

20 Ces accords ne sont pas là parce qu’ils provoquent une quadruple progression plagale imaginaire. Ils n’ont pas de fonction tonale au sens où on l’entend habituellement. Ils ne remettent pas en cause la polarité générale du passage autour de mi. Mais ils font

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entendre des séries de VS parce que les Beatles (et les autres musiciens pop et rock de leur temps), non seulement, n’ont aucune prévention scolastique contre ces progressions, mais encore, ils les recherchent pour la simple raison qu’elles font partie de ces éléments qui contribuent à renouveler leur langage en s’opposant à celui de la « tonalité ancienne » et aux progressions vectorielles dominantes qui font encore florès dans la chanson de cette époque – il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter dans « Puppet on a String », que l’Angleterre envoyait précisément pour la représenter au concours de l’Eurovision l’année même où paraissait « A Day in the Life » !

Un langage harmonique

21 L’émergence de deux logiques harmoniques montre la distance qu’entretient le langage des Beatles à la tonalité et la nécessité d’utiliser des outils appropriés pour mieux le comprendre. Les outils de l’analyse tonale sont souvent opératoires mais les vecteurs harmoniques, qui s’intéressent au fonctionnement harmonique de la musique sans cette référence obligée à la tonalité, apportent d’utiles précisions et montrent que le langage, ici, est certes harmonique, mais pas toujours tonal. Pour saisir le sens des résultats vectoriels, il faut avoir présent à l’esprit l’idée qu’un partage homogène VS/VD n’est pas la norme. Au contraire, durant le cœur de la période tonale, il n’y a quasiment que de VD, les VS étant totalement marginaux. Pour les styles populaires occidentaux, cela est valable jusqu’au jazz ultra-majoritairement inclus. La situation des Beatles et de la pop des années soixante est donc tout à fait particulière en ce qu’elle voit la part des VS – et la surprise harmonique, puis le style harmonique qu’ils imposent – augmenter d’une manière très importante en très peu de temps et s’imposer dans la pratique musicale. C’est dans ce contexte très particulier que la remontée soudaine des VD est mise en relation, d’abord, musicalement, avec les influences des musiques des générations précédentes, principalement le jazz et le vaudeville et, ensuite, avec l’idée de nostalgie contenue dans le geste compositionnel qui les pousse à s’intéresser à la musique d’une période qui les a précédés.

22 C’est ainsi que la nostalgie a sa part dans l’évolution créatrice des Beatles. Elle transparaît dans l’élargissement non seulement des thèmes poétiques, mais encore de l’instrumentarium rock qui caractérisait le groupe à ses débuts. Plus important encore, cette nostalgie colore les progressions harmoniques employées par les Beatles et modifie donc au plus profond les rapides évolutions des équilibres vectoriels mis au jour. A contrario, on constate que l’évolution pop-rock du groupe a été d’une régularité d’horloge et qu’une logique de progressions contient un fort potentiel explicatif des choix harmoniques successifs des compositeurs, en dehors d’une référence trop serrée à la tonalité fonctionnelle.

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BIBLIOGRAPHIE

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EVERETT Walter (1999), The Beatles as Musicians : Revolver through the Anthology, Oxford & New York, Oxford University Press.

EVERETT Walter (2001), The Beatles as Musicians : The Quarry Men Through Rubber Soul, Oxford & New York, Oxford University Press.

HYER Brian (2002), « Tonality », in CHRISTENSEN Thomas (ed.), The Cambridge History of Western Music Theory, Cambridge, New York & Melbourne Cambridge University Press, p. 726-752.

LENNON John (1982), Les Beatles, Yoko Ono et moi, traduit de l’anglais par Francesca Dandolo, Paris, Générique.

MEEÙS Nicolas (2003), « Vecteurs harmoniques », Musurgia, vol. X, no 3-4, p. 7-34.

MILES Barry (2004), Paul McCartney : Many Years From Now, traduit de l’anglais par Meek, Paris, Flammarion.

NOTES

1. Seuls les vecteurs simples sont présentés ici. De nombreux autres outils existent (paires vectorielles de niveau 1, 2 ou 3, pendules vectoriels, prise en compte de la nature exacte des accords, étude des corrélations de matrices, répartition décilaire des paires vectorielles, composition des pendules, etc.). Pour un exposé de cette théorie, on se reportera à Meeùs, 2003 et, pour celui d’une partie des outils développés dans son sillage, à Cathé, 2010. 2. Par exemple sur le forum de discussion de la Society for Music Theory (SMT). 3. Everett utilise l’expression à plusieurs reprises, notamment à propos de « Lovely Rita » (Everett, 1999 : 114).

RÉSUMÉS

Cet article propose une synthèse partielle du style des Beatles. La régularité de leur évolution harmonique jusqu’en 1966 amène à trouver la cause des changements postérieurs dans les influences de musiques plus anciennes qu’ils acceptent alors. En retour, cette dichotomie stylistique suggère que leur style n’est pas entièrement tonal et plaide pour une compréhension harmonique partiellement détachée de la référence aux théories de degrés ou de fonctions tonales.

This article provides a partial synthesis of the Beatles’ musical style. The regularity of their harmonic evolution till 1966 leads to find the cause of subsequent changes in the influences of earlier music that they welcomed then. In turn, this stylistic dichotomy suggests that their

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harmonic practice is not entirely tonal and pleads for a harmonic understanding partially freed from reference to scale-degree or tonal function theories.

INDEX

Mots-clés : analyse musicale, écriture, harmonie, mémoire / nostalgie / rétro, style, théorie, timbre / ton / tonalité Keywords : analysis (musical), harmony, memory / nostalgia / retro, style, theory, key / tone / tonality, writing Index chronologique : 1700-1799, 1800-1899, 1900-1909, 1910-1919, 1920-1929, 1930-1939, 1940-1949, 1950-1959, 1960-1969 nomsmotscles Beatles (the), Dylan (Bob), Lennon (John), McCartney (Paul), Shadows (the) Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain Thèmes : country / western / bluegrass, opérette, pop music, rock music, savante / classique / art music, ragtime

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Tribune : enseigner les Beatles Forum: Teaching the Beatles

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Le Master The Beatles, Popular Music and Society Ou comment rapprocher l’université et l’industrie du tourisme liée aux Beatles The Beatles, Popular Music and Society MA: Linking Academia with the Beatles Tourism Industry

Michael Brocken

1 EN MARS 2009, les médias du monde entier rapportèrent la création d’un nouveau master à la Liverpool Hope University. Conçu par l’auteur de ces lignes, ce master, intitulé « The Beatles, Popular Music & Society », attira l’attention du public et de la presse. Il faut dire qu’il s’agissait du premier cursus qui, tout en s’inscrivant dans le cadre interdisciplinaire des popular music studies, plaçait les Beatles et Liverpool au centre de ses préoccupations. Au cours des 20 années qui avaient précédé, tout un corpus de travaux s’était attaché à faire entrer l’étude des musiques populaires dans un cadre universitaire alors en construction. Toutefois, si des milliers de livres et d’articles avaient été consacrés aux Beatles durant cette période, peu d’entre eux étaient de nature universitaire, et parmi ceux qui l’étaient, un certain nombre employait encore des méthodes d’analyse littéraire et musicale désuètes. Le besoin d’un programme universitaire adapté se faisait d’autant plus ressentir. Le but d’un tel programme serait donc d’offrir aux étudiants les outils adéquats pour analyser les écrits sur les origines et l’émergence des Beatles, l’importance de ces artistes phares (et de la ville de Liverpool)

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dans la vie contemporaine (y compris la vie économique), ainsi que leurs liens avec les concepts-clés dans l’étude des musiques populaires.

2 Depuis longtemps, il semblait souhaitable que l’on étudiât la relation de la ville de Liverpool avec les Beatles et leur musique. Plusieurs textes universitaires portant sur les musiques populaires et sur leur rapport à l’espace et à l’identité proposaient bien sûr des analyses solides et exhaustives de la complexité de ces musiques. Mais le nouvel enseignement proposé, dans le cadre des popular music studies, s’attachait à examiner un terrain plus spécifique : la géographie culturelle de Liverpool et son lien avec les musiques populaires des années 1960. De véritables questions de recherche se posaient : comment le discours sur la localité s’est-il rapidement instauré autour de Liverpool et des Beatles ? Comment certains récits locaux des musiques populaires ont- ils été marginalisés, voire ignorés ? Pourquoi de nombreuses publications « locales » – et souvent à compte d’auteur – sur les Beatles ont-elles vu le jour ? Comment les problématiques du tourisme lié aux Beatles qui touchent à la localité, au lieu et à l’endroit sont-elles hiérarchisées ? Toutes ces questions (et bien d’autres encore) nécessitaient une recherche plus poussée1. Le but de ce programme était donc de proposer une compréhension universitaire des mondes d’où les Beatles ont émergé. Il s’agissait également de saisir comment la créativité, le statut et la présence des Beatles et de leur musique réfléchissaient ces mondes, tout en les discutant, en les confirmant ou en les infirmant. Ainsi, on proposerait aux étudiants d’enquêter et de soutenir des travaux sur des sujets intégrant toutes ces questions. On leur demanderait de s’intéresser à des sujets comme le lieu, la musique dans la vie quotidienne ou le tourisme musical dans la ville. Ils devraient également examiner la pratique des musiques populaires à Liverpool et dans ses alentours en portant sur elle un regard historique. Ce faisant, ils poseraient les bases d’une recherche sur laquelle pourraient s’appuyer de futurs universitaires.

3 Au second semestre de 2009, après sa validation (au terme d’un processus extrêmement rigoureux) par la Liverpool Hope University, la presse commença à relayer des informations sur le cursus. Pendant plus de deux mois, l’attention manifestée par les médias pour ce nouveau programme créa même une certaine agitation dans le Département de musique de l’université. La plupart des intervenants, quand bien même ils avaient une compréhension modique de la complexité de la culture populaire, apportèrent leur soutien au master. Mais quelques-uns s’y refusèrent, montrant au passage leur ancrage dans une culture bourgeoise issue des Lumières et leur ignorance quant à la façon dont un sujet d’étude, quel qu’il soit, mais pourvu qu’il soit significatif, peut amener un chercheur ou un étudiant à développer une véritable expertise.

4 L’estimation des contenus du programme par Ray Connoly était exacte. Dans son article pour le Daily Mail, on trouvait la déclaration suivante : Étrangement, on sous-estime souvent l’influence subliminale du Light Programme de la BBC sur la musique des Beatles. La BBC avait peut-être peu de temps à consacrer au rock ’n’ roll dans les années 1950 (il fallait écouter Radio Luxembourg pour en entendre), mais elle permit à la nation d’entendre une grande variété de musiques populaires, depuis les airs d’opéras de Puccini au jazz, en passant par les airs de comédies musicales – particulièrement le programme du dimanche, “Two Way Family Favorites”, écouté par le pays entier. Pour un garçon aussi passionné de musique que l’était Paul McCartney, ces diverses influences allaient être à l’origine de plus d’une dizaine de classiques des Beatles, qu’il s’agisse de “Yesterday”, de “When I’m Sixty-Four”, d’“Eleanor Rigby”, de “Penny Lane”, de “Lady Madonna” ou de “Let It Be”. De fait, ce qui rendait les Beatles si exceptionnels (et en même temps

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si britanniques) était l’étendue des styles qu’ils allaient employer tout au long des années 1960, de l’imagerie surréaliste du Goon Show aux calypsos, des valses aux sons de fêtes foraines de la vielle à roue. Ainsi, une autre partie de mon cours consistera à montrer comment les Beatles ont pris le rock ’n’ roll américain et l’ont soudé à l’expérience britannique avant de le revendre à l’Amérique et au monde entier pétri d’images de Liverpool. On attendra des étudiants qu’ils fournissent des exemples. (Connoly, 2009)

5 Le biographe des Beatles, Hunter Davies, observa pour sa part : Je ne sais pas pourquoi la Liverpool Hope University a attendu aussi longtemps. Des études sérieuses, universitaires sur les Beatles existent depuis plus de 30 ans dans les universités du monde entier. Au tout début, il s’agissait de petits campus au fin fond des États-Unis, qui se contentaient de proposer des modules sur les Beatles. Mais, par la suite, des endroits de plus en plus grands et de plus grande qualité les suivirent. (Davies, 2009)

6 Ces remarques (comme tant d’autres) prouvaient que, pour beaucoup, la culture populaire, avec son dynamisme inégalé, était digne d’études sérieuses. Les musiques populaires représentent un horizon spatial au sein duquel des affiliations et des désaffiliations peuvent advenir : c’est pourquoi il faut se rapprocher d’un ensemble de critères pour savoir comment l’on doit étudier la culture éponyme. Ce faisant, on peut observer la façon dont les significations données à la musique évoluent dans l’espace et le temps.

Les attentes et le programme du master Beatles

7 En 2007, j’avais repris un poste à temps plein au Département de musique de la Liverpool Hope University, et je m’attelais à remodeler leur offre pédagogique en matière de musiques populaires. En conséquence, j’avais mis fin à mon poste à mi- temps à la BBC Merseyside. Deux ans plus tard, j’écrivais et je commençais à enseigner dans le premier master dédié aux Beatles : « The Beatles, Popular Music & Society ». Ce master était conçu pour incorporer différentes expériences d’apprentissage (voyages de terrain, professeurs invités, approches différentes de l’espace et du lieu, journées de cours, etc.), car la compréhension ne peut avoir lieu qu’à travers différents types d’interactions (Long, 1983, 1996 ; Swain, 1995, 2005 ; van Lier, 2000 ; Walsh, 2003). Les étudiants, en interagissant les uns avec les autres, trouvent la possibilité de concevoir de nouvelles significations, d’interroger les idées établies et de développer une pensée critique. Ils peuvent ainsi s’approprier un métalangage adéquat qui permet de rendre la recherche plus intéressante et plus pertinente. Par cette approche « donnant- donnant » (Barnes, 1976), j’ai essayé de m’assurer que la grande variété d’étudiants locaux et internationaux attirés par le master pourraient bénéficier d’enseignements adaptés.

8 Il me paraissait vital que les étudiants du master soient confrontés à des intervenants invités qui maîtrisaient leur sujet. De tels professionnels pourraient même leur indiquer des « débouchés professionnels ». Mais la perspective de n’inviter que des experts locaux des Beatles et des personnes dont chacune avait sa petite histoire à raconter me rendait perplexe. Des années de recherche m’avaient fait connaître de près ces personnes d’autorité, et je pensais qu’en menant un travail de terrain ethnographique, les étudiants pourraient déconstruire ce type de propos. C’est pour cette raison que des voyages sur le terrain furent entrepris et, bien que ceux-ci ne

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fussent pas « innovants » en tant que tels, ils se révélèrent utiles à un apprentissage interactif. La visite de 2012 aux studios d’Abbey Road permit d’enrichir les connaissances contextuelles des étudiants – mais aussi celles des collègues – quant au développement du son enregistré. Un autre effet fut le renforcement du lien entre l’équipe éducative et les étudiants. Les journées de recherche passées en 2013 et 2014 à l’attraction touristique Beatles Story se sont également montrées utiles. Des échanges de savoirs importants ont eu lieu, les étudiants se trouvant directement immergés dans des espaces liés à l’industrie du patrimoine des Beatles. Toutes les visites impliquaient d’encourager les recoupements pédagogiques des espaces, des lieux, des artefacts, etc. (le public étant également proche). La qualité des travaux des étudiants au retour des visites témoignait de l’influence bénéfique que peut avoir cette façon d’envisager l’expérience pédagogique. En retour, les membres de l’équipe de Beatles Story ne sont pas restés indifférents à la présence d’étudiants, et certains ont rejoint le master, ce qui eut dans l’ensemble un impact universitaire intéressant sur leurs formations (jusque-là surtout professionnelles).

9 Le master avait été créé en premier lieu pour s’intégrer au projet d’un groupe de recherche d’étudiants de master et de doctorat sur les musiques populaires autour des Beatles, mais aussi du tourisme lié au groupe et à Liverpool. Cet environnement de recherche se situe au sein du nouveau bâtiment de la Liverpool Hope University (The Capstone), qui a coûté près de 11 millions d’euros et qui se trouve sur le campus d’Everton. C’est dans ces locaux qu’ont lieu les activités de recherche et de direction de thèse. On y enseigne les bases de la participation aux conférences et aux colloques. Ce programme coordonné a permis l’organisation d’une conférence de troisième cycle en partenariat officiel avec The Beatles Story, qui à son tour a donné lieu à la conférence sur l’industrie des Beatles [« Business of the Beatles Symposium »] et à la publication de ressources universitaires liées aux Beatles, issues de recherches de master en cours. Par conséquent, le programme de master, qui, en 6 ans, avait vu 48 étudiants obtenir le diplôme, est à présent devenu une communauté de recherche de troisième cycle sur les musiques populaires. Je suis (en 2015) directeur d’étude et directeur de recherche, responsable des avancées, de la coordination, de la supervision et du développement de la recherche de troisième cycle. Cela m’a permis de concevoir un centre de ressources sur les musiques populaires, au sein du Capstone Building, qui a ouvert ses portes au début de l’année universitaire 2015-2016. La première soutenance d’un doctorat que j’avais dirigé s’est tenue en 2013-2014. L’étudiante concernée, Veronica Skrimsjo, est aujourd’hui membre à temps partiel de l’équipe et j’ai pu avoir une influence positive sur ses expériences d’apprentissage et d’enseignement. D’autres diplômés du master ont ensuite travaillé dans l’enseignement supérieur – c’est par exemple le cas d’Alex Germains (enseignant à la Liverpool John Moores University), de Mary-Lu Zalahan (enseignante à Toronto) et de Karen Kosinski (qui travaille aujourd’hui dans la formation des adultes dans le Colorado).

10 J’ai été en mesure de développer ce cursus en l’inscrivant dans une communauté créative. De surcroît, mon expérience extra-universitaire me permettait de m’assurer que mes propres recherches scientifiques et pédagogiques (ainsi que mes pratiques scolaires et professionnelles) étaient étayées par celles des autres, à la fois au sein de l’université et à l’extérieur (au sein du programme, de nombreuses recherches concernent l’économie de la musique et le tourisme du patrimoine). Mon intérêt pour les enseignements et les apprentissages du master a également eu tendance à se faire le reflet de mes valeurs en terme de spécialisation post-diplôme. Mon impression est que

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les programmes de master généralistes n’aident pas les étudiants en arts et en humanités ; l’équipe pédagogique et les étudiants devraient pouvoir enseigner et apprendre des spécialités basées sur la recherche. Je crois profondément aux communautés de pratiques qui se développent généralement autour d’une myriade d’aires de recherches différentes. Les taught MA (masters professionnels) peuvent permettre d’établir des espaces d’interactions, les collègues et les étudiants apprenant les uns des autres. De telles communautés de pratique sont utiles pour faire émerger des participations valables de la part de chacun, car le dialogue peut faire progresser les universitaires. Selon Jean Lave et Étienne Wenger (1991, 1998), chaque groupe ayant en commun un art ou une profession peut évoluer en une communauté organique, en ce sens qu’ils partagent des intérêts dans un domaine particulier. C’est par le processus de partage d’information et d’expérience que les membres d’un groupe peuvent apprendre les uns des autres, ce qui leur permet de se développer à la fois personnellement et professionnellement. La spécialisation conduit à la créativité et permet d’ouvrir la communauté de pratique.

11 Une des incidences de l’esprit collaboratif qui a émergé du master « Beatles, Popular Music & Society » a été l’écriture d’un texte de référence plaçant les méthodes de recherche au cœur de cette expérience d’enseignement et d’apprentissage. Cette ressource textuelle récente consiste en une bibliographie annotée, la première au monde à s’intéresser à l’historiographie des Beatles et du Merseybeat. Je l’ai écrite en collaboration avec l’une de mes premières complices parmi les étudiants du master, Melissa Davis, avocate et enseignante qui vit aujourd’hui dans le Colorado. Ce travail est le résultat direct d’une collaboration universitaire de troisième cycle au sens premier du terme : comment l’apprentissage, l’enseignement et l’expérience étudiante peuvent- ils être mis au centre de la pratique universitaire ? De quelle façon peut-on interagir dans un cadre universitaire ? Ce projet montre également comment une bibliographie peut devenir nécessaire à l’industrie du tourisme lié aux Beatles à Liverpool. Ce travail a été d’une aide précieuse – bien au-delà de la Liverpool Hope University – en fournissant une source de recherche complète et essentielle, contribuant directement aux ressources de l’industrie du tourisme du patrimoine de la ville de Liverpool (mais aussi dans le monde). En tant que tel, ce travail s’inscrivait dans le dossier du département de musique de 2013-2014 pour le REF (Research Excellence Framework).

12 À la Liverpool Hope University, les étudiants et les collègues intéressés par la recherche sur les musiques populaires ont trouvé cet ouvrage (ainsi que son supplément de 2014) utile. Au lieu de se contenter de lire des textes liés aux Beatles, les étudiants et les chercheurs peuvent à présent différencier les types de documents grâce à nos annotations. Nous avons reçu de nombreuses questions : d’où peuvent provenir des sources aussi intéressantes ? Quelles intentions particulières soulignent-elles ? Quelles personnes constituent une communauté de savoir sur les Beatles ? Les étudiants et les collègues ont de plus posé des questions touchant à l’histoire locale : quels auteurs locaux, se sentant peut-être exclus de l’histoire, s’en sont remis à des publications à compte d’auteur ? Qu’en est-il des guides et des histoires des lieux de concerts du Merseybeat et des Beatles ? Qu’en est-il de l’histoire des habitants noirs de Liverpool et des musiques populaires dans la ville ? La bibliographie annotée a ainsi proposé au chercheur une série de questions et d’ambiguïtés historiographiques à examiner au sujet des écrits concernant les Beatles et le Merseybeat.

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13 Avant 2007, j’avais passé plusieurs dizaines d’années à parcourir la littérature existante sur les Beatles, aussi, j’avais pu compiler une bibliographie pour ma propre recherche sur la critique rédactionnelle de l’historiographie des musiques populaires. La critique rédactionnelle suppose de porter un regard informé sur le contexte, les partis pris et les discours dominants qui président à l’écriture et la publication d’un texte. On peut par exemple observer plusieurs changements dans la littérature consacrée aux Beatles après la mort de John Lennon en 1980. Cette recherche allait de pair avec l’inclusion croissante de l’étude des musiques populaires au sein de l’université. En 2009, je renforçais mon analyse historiographique par des notes détaillées (qui aboutirent à une nouvelle publication) tout en poursuivant un projet d’annotation de longue haleine (ce dernier étant encore en cours). D’autres publications ont paru, des collaborations extérieures ont eu lieu, et les programmes pédagogiques ont été améliorés. Cette recherche a reçu une reconnaissance internationale et abouti à l’organisation d’expositions et de conférences importantes.

14 Convaincu de l’utilité des communautés mentionnées plus haut, j’ai pu faciliter l’existence d’une communauté de pratique de chercheurs de troisième cycle, ce qui a permis d’améliorer à la fois l’enseignement et l’apprentissage des collègues comme des étudiants. Par exemple, Dori Howard, Susan Williams et Natasha Dowd se sont toutes trois inscrites en doctorat à l’issue du master, grâce à l’action de la communauté pédagogique du département de musique. Dori Howard a donné des cours au sein du master, et les deux autres ont dirigé des séminaires. En raison de sa précision historique, la bibliographie a joué un rôle important dans le procédé de direction des recherches menées par les étudiants. Plus important encore, les étudiants et les collègues reconnaissent que ce travail provient de leur propre communauté de recherche. De fait, on peut espérer que le prochain complément de cette bibliographie sera exclusivement constitué de contributions d’étudiants de troisième cycle.

15 Après avoir été examinateur externe pour le master pendant cinq ans, Ian Inglis, l’éminent spécialiste des Beatles de Northumbria University, a décrit la bibliographie comme un guide bienvenu, et attendu depuis longtemps, au sein de ce corpus de littérature, florissant et parfois étouffant, qui continue à se saisir des Beatles […]. Les étudiants et les professeurs qui travaillent sur le groupe et sa musique bénéficieront grandement de la sortie de l’ouvrage exhaustif de Brocken et Davis, dont le projet est de présenter un catalogue logique et cohérent de textes pertinents. Les annotations sont objectives et pleines d’informations, les références croisées sont d’une grande aide, et l’usage de la bibliographie est aisé. The Beatles Bibliography : A new Guide to the Literature permettra aux universitaires d’aujourd’hui et aux historiens de demain de s’approcher de ce panorama en toute confiance. (Inglis, 2012)

16 Cet ouvrage est également devenu essentiel à l’industrie du tourisme lié aux Beatles. L’attraction Beatles Story a fait de ce manuel un outil privilégié pour ses guides et son équipe. Le site touristique le plus en vue de la ville, clicLiverpool.com, a également accueilli cette publication chaleureusement, la décrivant comme un complément nécessaire au tourisme du patrimoine des Beatles. Ce travail aura ainsi – et ce, presque dès sa publication – contribué à faire évoluer les points de vue, en fournissant une recherche essentielle et exhaustive d’une grande qualité scientifique pour les années à venir, tout en contribuant directement au tourisme du patrimoine dans la ville de Liverpool grâce à son utilité pour l’industrie.

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17 Alors que l’on approche de la fin de la sixième année universitaire (et ainsi de la sixième promotion), le succès du master Beatles paraît évident. Mais comment évaluer un tel succès ? En se battant pour réussir selon les critères fixés par d’autres, on peut gagner l’admiration générale. Pour autant, cela en fera-t-il une réussite personnelle ? La plupart des diplômés du master Beatles s’épanouissent dans leur carrière après la fin de leurs études. Les étudiants des trois premières promotions publient et écrivent, conçoivent des cours et enseignent, produisent de la musique, se consacrent (ou envisagent de se consacrer) à un doctorat, ou se spécialisent dans les cours pour adultes. Évidemment, d’un point de vue strictement économique, on peut se demander si la forte somme d’argent investie dans n’importe quel programme de master en valait la peine, mais si l’on regarde la situation depuis la perspective des diplômés, cette expérience a bel et bien changé leur vie. Peut-être ce master Beatles a-t-il été une réussite au moins à un autre point de vue : créer un espace éditorial au sein du panthéon de la littérature sur les Beatles.

18 Les problèmes logistiques n’ont cependant pas manqué de se présenter. Par exemple, le master n’a bénéficié de presque aucune publicité. Rien d’inhabituel à cela, l’absence de travail de publicité au sein de la plupart des universités britanniques étant proverbiale, ces dernières préférant adhérer à l’idée selon laquelle si l’on construit quelque chose, les étudiants finissent par arriver. On pourrait ainsi dire que sans le relais de l’Associated Press en 2009 (lui-même dû à l’intérêt d’un guide touristique professionnel), le reste du monde aurait pu passer à côté de ce programme. De surcroît, le cursus a été contraint d’exister sans véritable budget durant les cinq premières années, ce qui impliquait qu’en tant que directeur, je devais constamment m’attirer les faveurs de l’université pour pouvoir faire venir des intervenants extérieurs et les professeurs invités. Inutile de préciser que ces difficultés ne semblent pas près de s’atténuer.

19 Les raisons pour lesquelles un étudiant s’inscrit en master sont nombreuses. Les plus communes peuvent être la simple envie de poursuivre son parcours universitaire, le désir de se rapprocher d’une certaine carrière professionnelle, d’approfondir ses connaissances, ou simplement de retarder le moment d’entrer dans la vie active. Tout master offre à un étudiant la possibilité d’enrichir sa connaissance d’un sujet, de développer de nouvelles compétences, de multiplier ses chances d’embauches ou d’amorcer un changement de carrière. Cela étant, dans le cas du master Beatles, trouver des étudiants aussi dynamiques dans leurs recherches s’est avéré plus délicat, le procédé de sélection ayant lui-même été extraordinairement complexe. Les deux premières années, parmi la centaine d’étudiants candidats, une bonne partie souhaitait d’abord faire la fête à Liverpool et accessoirement suivre un master. Ce master étant particulièrement exigeant, cela se révéla difficile pour quelques inscrits, en particulier les trois premières années – c’est pourquoi une poignée d’entre eux quitta le master. Si la communauté de recherche espérée s’est matérialisée comme objectif légitime, cette réalité était en outre tempérée par le fait que nous attirions avant tout des fans des Beatles plutôt que des chercheurs.

20 À l’été 2011, le nombre de candidatures avait déjà chuté, ce qui peut s’expliquer de plusieurs façons. La plus évidente des raisons était la récession économique. Une autre raison était que, par le biais d’internet, l’idée selon laquelle le cursus était difficile avait commencé à se répandre, si bien que cela avait aussi découragé les fêtards potentiels. C’était sûrement une bonne chose, mais cela a peut-être malgré tout refroidi ceux qui

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avaient l’impression que le cursus menacerait leur amour des Beatles, la légitimité de ceux-ci ainsi que la pertinence de leurs propres compétences musicales ou de leur paradigme d’authenticité. Peut-être la poursuite à long terme du programme dépend- elle moins de sa rigueur académique que de la représentation de l’espace qu’est Liverpool et de ce phénomène historique que sont encore les Beatles. Après tout, comment doit-on s’y prendre pour étudier la réalité ? Si c’est le but de nombreux chercheurs universitaires, il semble qu’avec les fans des Beatles, ce type de pensée critique reste rare, une fois sur le terrain.

Le Master Beatles et Beatles Story

21 En 2011, une série de rencontres a été programmée entre Shelley Ruck et Hillary Swerdlow – responsables de la pédagogie de Beatles Story – et moi-même. À ce point, elles avaient déjà manifesté leur intérêt pour le master. Après plusieurs mois de discussions, un partenariat pilote de trois ans fut finalement conclu entre Beatles Story et la Liverpool Hope University. Comme l’expliquait le communiqué de presse en septembre 2012 : ces dernières années [Beatles Story] a continué d’étendre son offre de pédagogie informelle en proposant une zone de découverte interactive, récompensée par plusieurs prix. Les ressources créatives au sein de Beatles Story permettent aux enseignants de décider comment développer leur propre pédagogie sur les Beatles – qui font depuis longtemps partie du National Curriculum – ainsi que de la manière dont l’étude des Beatles peut être abordée par le biais de matières aussi différentes que l’histoire, la musique, l’art, les TIC, et la littérature. Désormais, grâce à son partenariat avec le département de musique de la Liverpool Hope University, Beatles Story est en mesure d’offrir un échange dans le cadre de la formation continue : le personnel de Beatles Story pourra rejoindre le cursus au niveau Master tandis que le département pédagogique de Beatles Story accueillera des enseignements professionnels pour les étudiants de licence en musique et en pédagogie à la Liverpool Hope University. (Ruck, 2012)

22 Nous voulions créer, entre les deux structures, un lien universitaire qui soit susceptible d’améliorer l’offre éducative tant pour le personnel de Beatles Story que pour les étudiants de la Liverpool Hope University. Selon les prévisions de ce projet pilote, on peut naturellement espérer que le partenariat se poursuivra et s’inscrira dans le long terme. Depuis les premiers mois de l’année universitaire 2011-2012, nous avons travaillé ensemble afin de mettre au point une maquette pédagogique qui puisse : 1) offrir de nouveaux débouchés professionnels au personnel de Beatles Story en les inscrivant comme étudiants au niveau master ; et 2) permettre aux étudiants de licence de la Liverpool Hope University d’enrichir leurs expériences pédagogiques au contact de la « zone de découverte » du département pédagogique de Beatles Story. En combinant les deux points de vue, ce partenariat avait pour objectif de s’attaquer à la problématique de l’authenticité, que l’on retrouve, à Liverpool, dans la pertinence d’étudier les musiques populaires comme discipline universitaire, mais aussi dans l’assertion selon laquelle le tourisme lié aux Beatles est une forme valide et valable de revenus pour la ville. Il semblait en outre nécessaire d’offrir aux employés de Beatles Story une chance d’enrichir leur curriculum au sein d’une industrie du patrimoine en constante évolution. Les étudiants de licence de la Liverpool Hope University, de leur côté, ne pouvaient que bénéficier de ces expériences pédagogiques informelles auprès du département pédagogique de Beatles Story.

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23 Ainsi, au désir de montrer l’utilité de la Liverpool Hope University au sein de l’industrie du tourisme patrimonial répondit une volonté, de la part de Beatles Story, d’enrichir les connaissances de leur personnel au sein d’un marché de l’emploi toujours plus compétitif, sous la forme d’une inscription au niveau master. L’idée était de construire un partenariat à deux sens, afin que tous les étudiants puissent bénéficier des expériences acquises. Quelques mois plus tard, nous présentions au personnel de Beatles Story les possibilités d’apprentissage qui s’offraient à eux. Des réunions ouvertes et des exemples de cours furent organisés pour permettre au personnel de s’approprier l’offre librement, sans préjugés. Afin de mesurer le niveau universitaire des candidats, on organisa aussi des entretiens informels. Pendant ce temps, à la Hope University, on proposait des postes aux étudiants dont la troisième année comprenait un stage. Ils furent invités à un entretien informel avant de trouver leur poste aux environs du Nouvel An 2013.

24 Nous espérons évidemment que le partenariat pourra se prolonger au-delà de la durée de cinq ans pour laquelle il a déjà été reconduit, ce qui permettrait à la fois aux étudiants de la Liverpool Hope University et au personnel de Beatles Story d’avoir accès aux meilleures opportunités pour développer leur apprentissage. Cela devrait aussi être profitable pour les visiteurs de l’attraction, qui pourraient ainsi bénéficier de conférences sur des sujets précis et d’offres de formation de terrain. Une autre option envisagée était de relier les cours de présentation sur les Beatles pour les étudiants en première année, les étudiants envisageant de s’inscrire à des cours autour des Beatles pouvant visiter l’attraction Beatles Story avant d’assister à des conférences à l’université. Des dates furent proposées au premier semestre de l’année 2013-2014, mais elles ne trouvèrent pas preneur. Le développement d’un programme d’apprentissage informel à destination des écoles, par le biais d’activités conçues en partenariat, reste toutefois une priorité. Shelley Ruck, Nick Hale, son adjoint, et moi-même, souhaitons lancer un projet d’histoire orale locale basé sur la mémoire, qui devrait débuter en janvier 2016. Au cours de l’année 2012-2013, les deux membres du personnel de Beatles Story ont validé leur cursus et ont ainsi obtenu leur diplôme de la Liverpool Hope University. L’une d’elles a exprimé le souhait de continuer ses études jusqu’au master, qu’elle a obtenu en janvier 2015. La première promotion d’étudiants de licence de la Liverpool Hope University a grandement bénéficié du stage auprès de Beatles Story, les deux tiers de ceux qui ont effectué leur stage ayant évolué vers des cursus de master ou des diplômes d’enseignement.

25 La communication entre l’université et Beatles Story pouvait certes s’avérer difficile en raison des divergences d’emploi du temps et de calendriers. Ces problèmes étaient toutefois relativisés par la volonté des deux partenaires de collaborer de façon constructive. C’est à ce moment que Hillary Swerdlow partit à la retraite. La deuxième année, Shelley Ruck partit en congé maternité, sans pour autant affecter les liens construits, Nick Hale reprenant le dossier. Le colloque co-organisé en juin 2014 dans le cadre de l’International Festival of Business fut l’une des autres conséquences de ce partenariat. Il fut parfois difficile aux employés de Beatles Story de mêler travail à plein-temps et études supérieures, mais leur travail était, dans l’ensemble, de bonne qualité, les problèmes rencontrés ayant le plus souvent à voir avec leur manque de confiance en eux – ce qui est à vrai dire commun à de nombreux cursus de master. Réussir à inclure des stages professionnels dans un emploi du temps de licence déjà bien chargé fut d’abord difficile, mais cela finit également par porter ses fruits.

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NOTES

1. Par exemple : comment une zone de Liverpool a pu paraître avoir produit ce groupe ? Comment une autre zone de la ville a pu paraître exploiter les récits historiques autour du groupe ? Mais aussi, comment, par le biais d’activités entrepreneuriales spécifiques, le tourisme lié aux Beatles s’est-il développé ?

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RÉSUMÉS

Au Royaume-Uni, les frais d’inscription ont tellement grimpé que les masters sont à présent inabordables pour de nombreuses personnes. Partant de ce constat, l’auteur de cet article s’est attaché à créer des ponts entre le master The Beatles, Popular Music & Society et l’attraction touristique Beatles Story. Les qualifications acquises par de nombreux guides professionnels (qu’ils possèdent le Blue Badge ou le Green Badge) ainsi que par des travailleurs de l’industrie des Beatles inscrits dans ce programme leur a ainsi permis d’améliorer leur sort. On a souvent dit des fans des Beatles qu’il leur était difficile d’obtenir un « retour sur investissement ». L’expérience relatée dans ces pages tend pourtant à démontrer que ce n’est pas une fatalité.

In Britain, fees rose to such an extent that MAs are now beyond many people’s budgets. This writer turned his attention towards linking the The Beatles, Popular Music and Society MA programme with The Beatles Story tourist attraction. This MA was constructed to include Post Grad Certificate and Diploma awards as developmental rather than as “exits”. Such qualifications are now helping to upgrade local Blue Badge Guide and Beatles industry workers. So far, one Blue Badge and one Green Badge guide have graduated. It has been suggested that thus far, in Beatles fan circles, a return on investment is extremely difficult to bring to fruition. As far as serious Beatles researchers and industry are concerned, The Beatles, Popular Music and Society MA is clearly in accord with students’ return on investment.

INDEX

Thèmes : pop music, rock music Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain nomsmotscles Beatles (the), Emerick (Geoff), Harrison (George), Lennon (John), Martin (George), McCartney (Paul), Starr (Ringo) Index chronologique : 1960-1969, 1970-1979, 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009, 2010-2019 Keywords : autobiography / biography, bibliography, career / profession / professionalization, researchers, urban cultures, cultural economy, education / pedagogy, public spaces, exhibit / museum, fans / fandom, age / generation, music / recording industry, institutionalization, marketing / communication / advertising, heritage (material / immaterial), audience / spectators, stars / icons, tourism, studies / students Mots-clés : carrière / profession / professionnalisation, chercheurs, cultures urbaines, économie de la culture, éducation / pédagogie, espaces / lieux publics, exposition / musée, fans / amateurs, industrie du disque / musicale, institutionnalisation, marketing / communication / publicité, tourisme, public / spectateurs, stars / icônes, autobiographie / biographie, bibliographie, études / étudiants

AUTEUR

MICHAEL BROCKEN

Titulaire d’un doctorat en Popular Music Studies de l’IPM (Institute of Popular Music de l’Université de Liverpool), Michael BROCKEN est aujourd’hui Senior Lecturer en Popular Music Studies à Liverpool Hope University, où il a développé le premier programme de master jamais consacré aux Beatles et à leur impact sur la musique et la société. Il a également travaillé pour

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la BBC Merseyside (où il a animé sa propre émission de radio, « Brock ’n’ Roll », de 1999 à 2007) et créé l’un des plus anciens labels indépendants de Liverpool, Mayfield, dont il est aujourd’hui le seul propriétaire.

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Hommage à Sheila Whiteley Sheila Whiteley

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Sheila, Take a Bow Chapeau bas, Sheila

Derek B. Scott, D. Ferrett, Ian Inglis, Nicola Spelman, Christian Lloyd, Deborah Finding, Simon Warner, Shara Rambarran, Tom Attah and Gérome Guibert

Sheila Whiteley

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Derek B. Scott

1 This is a sad and trying occasion for us all. I am here to pay tribute to Sheila, but she was not someone any of us can talk about merely in terms of admiration and respect— she was a person we loved. What I would like to do is to give an idea of the impact Sheila’s life had on others. In speaking of such a full and active life, I have no option but to be selective. First, I must mention her work as a teacher at the University of Salford. She was one of a group of lecturers who set up the UK’s very first degree in popular music at in the early 1990s. At the time, many saw it as an outrageous development, but Sheila was never afraid of outrage. This degree set the standards for the academic study of popular music at undergraduate level and was soon being imitated elsewhere in higher education. Sheila was, herself, an inspirational teacher, as any student who attended her lectures on style and genre will confirm. At postgraduate level, she showed exceptional generosity in the time she devoted to supervision and mentoring.

2 Sheila was not only a dedicated teacher, but she also had a social conscience and a keen sense of social commitment. She played a key part in setting up and ensuring the success of Freeflow, a project designed to showcase the talents of young musicians. She worked on two major projects funded by the European Social Fund, examining conditions and job opportunities for women working, or seeking to work, in the creative industries. She reached out to involve industry bosses and leading politicians, and brought each project to a successful conclusion.

3 Sheila published prolifically as an academic, so I am forced to be even more selective in my comments on this aspect of her career. Her first book, The Space Between the Notes (1992), was the first attempt to provide an analysis of the representation of drug- induced hallucinogenic experience in the rock music of the counterculture. The originality of the book is that, unlike much sociological works on this topic, it focused on the music and on what particular musical devices signified in the context of psychedelia. For her next book, Sexing the Groove (1997), she put together a collection of essays in which she and other scholars demonstrated the links between music and sexuality. This was a topic that she continued to investigate throughout her academic career.

4 Another work I will single out is her book on child stars, Too Much, Too Young (2005), which led her into so many copyright problems that she became a leading campaigner for the “fair use” of quotation in criticism and review. There was always a provision in law for this, but many publishers were worried about being prosecuted by wealthy rights owners. Sheila was instrumental in persuading publishers that they should use the opportunity allowed by law. If they did not, it would mean that scholars could not publish critical work on any music that was in copyright.

5 I will mention just two more publications. One is her essay on Jimi Hendrix’s performance of “The Star-Spangled Banner” at . In a detailed comparison of the lyrics of the anthem and the techniques used by Hendrix she once again enlightens us concerning the workings of representative devices in music. This essay is, to my mind, the single most informative account of Hendrix’s legendary performance. And so, lastly, I turn to Women in Popular Music (2002), which enjoys what might be called “classic status” among Sheila’s books. It appears on just about every college and

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university reading list for courses that deal with music and gender issues. This book alone will ensure that Sheila is remembered in the world of academia.

6 There are, however, unwritten memories I have of Sheila that will never die. So, let me end with some recollections of Sheila at academic conferences. Like Sheila, I am someone who doesn’t fully waken until later in the morning. For this reason, it was always pleasant when we met at breakfast, because neither of us felt any need to make an effort to be sociable. Unfortunately, at a conference in London, an enthusiastic delegate joined us at our table and began speaking excitedly about the day’s forthcoming events. Sheila cast a bleary eye in his direction and said, “I don’t mean to be rude, but Derek and I don’t speak at breakfast.”

7 I remember Sheila causing me pain on two separate occasions at a conference in Jyväskylä, Finland. First, she hit me hard on the neck, claiming to have killed a mosquito. I was unable to thank her—in fact, I was unable to talk at all for some time. The second incident involved an intoxicated philanderer in a bar. Sheila was a beautiful woman, whose charms frequently attracted the attentions of the “wrong kind of man.” The first I knew of it on this occasion was when I felt a kick to my shin. I chose not to make a fuss. Then I felt an even sharper kick, and looking at Sheila I saw that she was trying to remove a man’s arm from her shoulder. At this point, I responded with some rather overdue chivalry and extricated her from his grasp.

8 Finally, I will never forget Sheila’s paper on vinyl albums, given at a conference in Birmingham. She played a Dusty Springfield song from an LP she had bought at a Manchester market. Some of the younger delegates had never heard such loud and intrusive vinyl crackle, and they must have been wondering why she didn’t play a digital recording instead. Sheila then went on to explain that only a vinyl album provided evidence of the songs someone really loved. She had found a novel way of establishing which songs meant most to young women in the 1960s and 1970s by examining the worn-out tracks on the albums they owned. It was this kind of originality that made Sheila Whiteley into that rare mixture of warm, sensitive human being and insightful academic. Like those of you who have gathered here today, and many who could not attend this service, I will never stop missing her.

9 Postscript: I presented this tribute with the aid of very brief notes. I knew that it would be easier to control my emotion if I forced myself to think about what I was going to say, and not simply to read a pre-prepared text. One thing I regret not saying was that most scholars of popular music (myself included) find that they begin to have less grasp on more recent popular developments as they get older. That was never the case with Sheila. Her body may have aged, but in her mind she never became old.

Dr D. Ferrett

10 The first time I met Professor Sheila Whiteley in person was the first time I met Professor Derek B. Scott in person. The two of them were sitting behind Derek’s desk in his office where I rather trepidatiously entered for my PhD Viva examination. What struck me, as well it might, was how surprisingly friendly they both were. They were incredibly lively, animated, vibrant, jovial—which, for whatever reason, I hadn’t expected. In a word they were bright. Academia needs brightness, and Sheila was certainly shining. To my dismay, I also noticed that Sheila had, what looked to be an extremely well read copy of my PhD thesis, complete with as many post-it notes as I

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had, as well as a long list of written points she wished to discuss. Nothing quite prepares a PhD candidate for the moment they are face-to-face with the scholar whose words have had such a radical influence on them and yet, despite my initial fears, Sheila proceeded to conduct an encounter with my thesis that was thorough, attentive, generous, challenging and funny. Since then, I have drunk with Sheila and conversed about many peculiarities and wonders including performing “as a woman” on stage, fairy tales, witchcraft, and the gentleness of male metal fans (a resounding memory). Once you’ve spent time with her, you want to spend more time with her. Sheila exuded the radiance of someone who loved music, who’d accomplished a smooth flow of generous being and whose words beat with a dedicated social consciousness. Her talk given in 2011 on Morrissey was so wrapped up in love, sexuality and pop that I felt as though I was witnessing a very moving and musical performance: she had the ability to touch on that “ineffable” stuff. At conferences, I watched the woman who’d opened the door and let herself in, proceed to invite everyone she thought was missing to the conversation. Sheila’s words, her academic presence, her legacy, is a particular kind of generosity that will continue to shine on.

Ian Inglis

11 I first met Sheila Whiteley at, I think, a conference in Birmingham. I’d been using her books for some years on my Popular Music Studies option at the University of Northumbria, and I was glad of the opportunity to tell her how useful they’d been to me and how popular they were with the students. We moved on to other subjects, and I was flattered to learn that she’d recently read one of my articles about the music of the Beatles. Within a few minutes, we were enthusiastically debating the constraints and opportunities of writing about the group and its songs, the Beatles’ place in popular music history, the work of other scholars in the field, and a variety of loosely related topics—the 1960s, fashion, literature, film, travel, and so on. She told me of a forthcoming conference in Finland where she was speaking, and suggested I should apply to give a paper there.

12 At that conference, and at many subsequent others, we continued to exchange ideas and information, and her questions often clarified and always improved the validity of my own research. Although best known for her pioneering work on gender and sexuality, Sheila had a huge range of interests within popular music: the chapters she contributed to two of my edited books considered the performative style of , and the musical soundtrack of Dad’s Army! And she would indignantly defend the Rolling Stones from any criticisms I dared to make of them!

13 I was always delighted to be in her company. She possessed none of the pomposity or pretentiousness that sometimes accompanies international reputations. Regardless of who she was with, she was relaxed, inquisitive, encouraging, and charming. Earlier this year, I read her novel Mindgames (published in 2006) and several short stories based on episodes in her early life. Like Sheila herself, they were honest and compelling, brimming with ideas and insights.

14 In the months before her death, she refused to allow her illness to restrict her academic work and was co-editing a forthcoming volume on music and virtuality. I’d co-written

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one of the chapters and was, as always, hugely impressed by the extent of her knowledge, and very grateful for her comments. As part of a separate research project, I’d hoped that she might be able to attend a planned event in Paris. While her absence will diminish that event, my continued appreciation of the contribution she made to many careers, to the growth of IASPM, and to the development of Popular Music Studies generally, will be as evident as ever.

Dr Nicola Spelman

15 Sheila was an inspirational teacher and mentor. I benefitted from her expert tuition on the renowned Popular Music & Recording degree at Salford University, and had the subsequent pleasure of working alongside her as a fellow lecturer there from 1995 until her retirement in 2008. Sheila’s frank and detailed analysis of popular music’s relationship to gender and sexuality meant her undergraduate classes were always extremely popular. She relished the opportunity to uncover and explore the musical details that inform our interpretations of particular songs, and in so doing inspired countless innovative dissertations from her final year students (“This Love is Different Because It’s Us: Morrissey and his Fans ” and “Trent Reznor, DJ superstars and Coldplay’s reputation: What role does spurious credit play in the popular music industry?” to name just two of the many hundred she supervised).

16 Sheila’s impeccable attention to the historical, cultural and social context of popular music texts had a significant and enduring impact on the development of popular musicology during the 1990s and 2000s. Her research and teaching were indelibly linked; Sheila’s books served as key texts on the modules she delivered, and the resulting seminar discussions provoked new avenues for investigation (Sheila continually acknowledged how much she learnt from her students, in particular their introduction to new artists and musical scenes).

17 Her love and knowledge of the visual arts was apparent in her cultural studies classes. Students were encouraged to explore the symbolism of Pre-Raphaelite paintings, the ideologies of romantic love, Christmas and the family. I later discovered much of this was inspired by her time as a tutor for the Open University’s Popular Culture summer school, and Sheila’s continued interest in such topics informed her later works Christmas, Ideology and Popular Culture (2008) and “Dad’s Army. Musical Representation of a Nation at War” (2010).

18 For the majority of Sheila’s students, her classes provided the first opportunity to engage in critical discussions of popular music. I have fond memories of team teaching Popular Music Style & Genre classes with Sheila in which the identification of stylistic characteristics was highlighted by comparing original and cover versions in contrasting styles: ’s “Higher Ground” covered by the Red Hot Chili Peppers; Chuck Berry’s “Johnny B. Goode” covered by Jimi Hendrix, and so on. We encouraged students to engage with the musical text—its structures, styles, performance—and to use transcribed examples alongside recorded extracts to illuminate their observations about the significant rhythmic, melodic and harmonic features (not to discuss lyrics in isolation!). Of course, there were occasional instances where a student’s efforts to transcribe would prove counter-productive (the opening vocal melody of Elvis’s “Heartbreak Hotel” written as straight quavers on a single pitch

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in 4/4 time) but, on the whole, this method of teaching proved effective since it focused attention on the recording as the primary text and prompted students to identify elements of artistic influence and innovation.

19 Sheila loved to play her own vinyl records in lectures (the Stones, , the Doors, Pink Floyd) and her enthusiasm and passion for the music was abundantly clear since she would often sway and nod her head appreciatively when playing excerpts to students. While the music itself was always at the forefront of class discussion, she couldn’t resist the occasional aside: “Ah, the beautiful David” following a blast of Bowie’s “Moonage Daydream” or “Life on Mars,” and those present found this quality endearing; testament to her genuine enthusiasm for the subject.

20 Sheila’s strong desire to help students achieve their academic potential, to make informed critical and analytical observations, was evident in the vast amounts of written and verbal feedback she provided when assessing their work. Her comments were incredibly detailed and facilitated on-going learning with numerous suggestions for future improvements, further reading and listening. Students could see that she took their work seriously, and this in turn spurred them on to submit essays worthy of such meticulous attention. Sheila instilled the benefits of this thorough approach in the numerous staff she mentored, and this aspect of her work was always highly commended by senior colleagues and external examiners.

21 Sheila’s many illustrious publications will continue to educate and inspire all those with an interest in popular music discourse. Her influence, support and friendship were integral to my own academic development, and I know there are many others who feel similarly grateful and privileged for having known and worked alongside her. Between us we will endeavour to sustain the philosophy and approach to the study of popular music that Sheila so successfully pioneered.

Christian Lloyd

22 Professor Sheila Whiteley was a strange combination of erudition, kindness, and mischief. When we appointed her as a visiting scholar at my institution, I well knew the impact she would have on our students. Whether Sheila spoke to them in groups or individually, I could sense their amazement at her up-to-date knowledge of all types of music, and her subtle satirising of academic pomposity. Sheila could be deadly serious and forthright when the discussion warranted it, or funny and ironic by turn. She changed my academic life (and so my life more broadly), and I suspect she did the same for many others. I can never write anything again without mentally running it by her to see if it is up to scratch. I miss her very much.

Dr. Deborah Finding

23 Ten years ago, I was a relatively new PhD student at LSE’s Gender Institute, just getting stuck into my project on sexual violence narratives in popular music. In examining the existing literature, it didn’t take long before I discovered Sheila’s edited collection “Sexing The Groove,” and then her other work on gender, sexuality and popular music. I’d found my people, and it was clear that Sheila—the UK’s first professor of pop (and a grandmother!)—was Queen.

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I was attending a conference in Salford, where Sheila was working at the time, so I emailed her, hesitantly outlining my work, and asking if there was any chance that she could spare half an hour for a coffee with me. She responded that it all sounded very interesting, and asked if I’d like to come to her house instead. I couldn’t wait to meet her.

24 I was enthusiastically hugged on arrival, and ushered into a low-lit, hazy, velvety room where both the music playing in one corner and the live-in lover sitting in another were introduced with equal warm insouciance. The overall effect was surprisingly sexy, and images of my own tea, telly and Dairy Milk-loving granny were speedily banished as I realised that Sheila was much, much cooler than I was.

25 We talked and talked, and I was quickly convinced of two things: firstly, that Sheila was very obviously a kindred spirit, and secondly, that she was the perfect person to be my PhD external examiner. Because of this, we didn’t talk too much while I was writing my thesis, but once I had passed my viva (with my six week old daughter in tow) we were in much closer contact. In those early-baby days, time away was precious and rare, but one of the first things I did was come down to Brighton to visit Sheila. We ate Italian food and walked along the beach as I slowly remembered, with her quick brain challenging my recently sluggish one to keep up as we threw ideas around, what it felt like to be myself again.

26 When my daughter was six months old, and I was desperate to do some work so that life didn’t just consist of sleep deprivation, I wrote to Sheila with an idea for an edited collection on fairy tales I’d been mulling for some time. I asked her about the process itself, and of course, whether she’d be interested in contributing. Her response was speedy and very typically Sheila, “Hi Deb. Great to hear from you. Sounds like your brain is challenging your tiredness! Sod the laundry. Sometimes you have to follow your instincts.” She took my tentative suggestions and gave them enthusiasm and momentum, saying the idea had given her “that familiar excited feel. Yummeeeee!!!” Of course she’d contribute, she said, and she’d already talked to an ex-Salford colleague, who was also interested. Five years later, at Sheila’s funeral I finally met that colleague. It was Nicola Spelman, who Sheila had accurately described in the email as “great— good sense of humour, very articulate and musically literate”. She had a wonderful knack for knowing when people would click, or work well together. Sadly, that project never got off the ground—I’d underestimated the extent to which new family life is simply all-consuming—but I never forgot how kind, helpful and enthusiastic she’d been, not just in this, but in everything we’d ever talked about.

27 I loved talking with Sheila. We had passionate, excitable conversations in which our brains would spin off into tangents and weave magnificent future projects. I always came away feeling that the world was more alive and full of possibilities than I had done before seeing her. There was no doubt in her mind that we could carry out these grand plans too. She was undoubtedly the real deal, and her confidence in me and my abilities was a great gift. I regret that I let the day to day minutiae of life get in the way of following through on some of those big ideas, and I feel very sad that I did not make more time to spend with Sheila in the last five years. I fully expected us to collaborate on something amazing “in the future,” and never considered that opportunity to be limited. But as one of her favourite quotes, from Kierkegaard, reminds me, “Life can only be understood backwards, but it must be lived forwards.”

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Of course Sheila meant a great deal to my work, and to my academic personal development, but I’m even more grateful to her for something much bigger: for demonstrating a life lived with true verve. That, and the advice to sod the laundry. Thanks, Sheila.

Simon Warner

28 Sheila Whiteley was not only the first professor of popular music in the UK, when she was appointed to that chair at Salford University, but she was also an ever lively, always friendly, colleague at the many conferences she attended and at which she spoke at home and abroad. Beyond her intellectual commitment to an impressive range of popular music areas—the Sixties counterculture and psychedelia, scenes, and, most particularly, the complex place of women in this field of study—lay a huge enthusiasm for the topics she was pursuing or discussing.

29 For her, the notion that we had finally been given the green light to explore these fascinating, but until so recently disallowed, themes, and at a serious intellectual level, was a source of tremendous pleasure to her and she encouraged and motivated several waves of younger scholars who had so often been brought to this world by her writing, pedagogy and collegiality. In fact, there will be few in the British Popular Music Studies community who did not benefit from her input and support at some stage.

30 I remember her giving the keynote at a Beatles conference I organised in Leeds in 2007, “A Day in the Life: Sgt Pepper at 40,” and she delivered a typically engaging, insightful and witty account. She encouraged my own work by suggesting I submitted articles to publications she was steering, and also provided constructive critical advice on areas I was exploring.

31 Further, she was willing to give support to undergraduate enquirers, particularly those considering matters of feminism and its relationship to popular music practices, an area of investigation which owes a huge debt to her innovative energies. I encountered perhaps her final piece of published work as I was recently reviewing Litpop: Writing and Popular Music (2014) for the journal Popular Music. The volume emerged from a 2011 conference in Newcastle, where she offered one of the keynotes. Her coda to the book, now issued by Ashgate, is quite brief but it displays that same curiosity and vitality that was so evident in this individual when you met her face to face.

Shara Rambarran

32 Sheila Whiteley was my PhD co-supervisor at the University of Salford, and she delightedly welcomed me when I met her for the first time. I did not have the pleasure of listening to her lectures as an undergraduate student, but as a postgraduate, I experienced the true sincerity of her talks. One talk that I will always hold close to my heart was Sheila’s keynote at IASPM (Birmingham, 2006). Her talk, “Goodbye to all that,” was about how women struggled and survived in hardship, battles, and trials in life. The way she presented her words and the music of Tracy Chapman and Joni Mitchell made me emotional, because as a woman, I could relate to her talk. Sheila also talked about her life as a mother, and showed an old photo of her carrying her baby, Bryony. The picture of a mother’s love for her daughter was very captivating, and I was

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trying so hard to hold back my tears. She concluded her talk with a fitting track and said, “listen to the amount of vinyl crackle on this track; it tells you how often this song was played by the person who owned the album, and how much it meant to them” (my thanks goes to Derek Scott for remembering these exact words), and it was a song by Dusty Springfield. I failed to hold back my tears, and I cried. I gave her a hug and she said to me “I wrote that with you in mind.” I will never forget those words.

33 Sheila was committed and passionate with music and work. After she retired, I still had the opportunity to learn from her, such as listening to her work advice and guest lectures. In 2012, we began working on The Oxford Handbook of Music and Virtuality, and I was still learning from her. I am sad that she will not see the book published, and I feel that I still need to learn more from her. Since her passing, I have met her acquaintances and they have shared their stories with me. I am comforted that through them, I am, still learning from her. I am proud to call her my academic mother. Her legacy will live on as Dusty Springfield once sang, “quiet please, there’s a woman on stage…she’s been honest through her songs…doesn’t that deserve a little praise?”

Tom Attah

34 When the news of Sheila’s passing came, I was in the middle of giving feedback on several hundred Cultural Perspectives essays from second-year pop music undergraduates. As I began to miss my friend and mentor, I noticed that my students had already found her. There she was in front of me, sparkling in the minds of the young, twinkling in their pages, informing and encouraging their thinking. She appeared, finally and completely transformed into something that can be shared and show the way, something that can give and that can grow, and that may travel forever without growing tired. Sheila, our wonderful teacher—is a way of seeing, a way of doing, a way of being—and that most precious of things—a way of thinking.

Gérôme Guibert, au nom du comité de rédaction de Volume !, Sheila Whiteley, ou l’esprit de la contre- culture

35 Au moment où j’ai appris avec tristesse la disparition de Sheila Whiteley, via la communauté IASPM, j’ai immédiatement pensé au bout de chemin que nous avions parcouru ensemble elle et nous, l’équipe de Volume !, autour de la thématique des contre-cultures dans les musiques populaires il y a quelques années. Impliquée dans la recherche en sciences humaines et sociales sur la musique, Sheila, nous en avions évidemment entendu parler avant même de la rencontrer, pour ses travaux sur les femmes dans les musiques populaires ou encore ses publications sur le mouvement hippie et la fin des années 1960. Plus largement, elle nous apparaissait comme un moteur des dynamiques pluridisciplinaires de recherche autour des cultures musicales populaires. Certains d’entre nous l’avaient déjà vue en conférence ou avaient lu sa production scientifique. Travaillant sur les scènes, je lisais pour ma part l’ouvrage Music, space and place qu’elle avait co-dirigé avec Andy Bennett au moment même où, au nom de Volume !, nous lui donnions rendez-vous pour la première fois, Emmanuel Parent, Matthieu Saladin, Jedediah Sklower et moi-même, le soir du 21 septembre 2011

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en terrasse d’un café place de la Sorbonne. Elle était alors à Paris car elle venait d’intervenir au colloque de Sociologie de l’Art, « Le genre à l’œuvre » dans le cadre d’une conférence plénière intitulée « The Vision of Possibility : Popular Music and Feminity ». L’ambiance était électrique. Elle comme nous avions l’intuition que, de notre collaboration pourraient découler des résultats conséquents et des échanges prolifiques. Même si elle n’était pas francophone, on savait Sheila Whiteley francophile. Elle était d’ailleurs intervenue quelques mois auparavant au séminaire JCMP, porté par nos collègues de Paris IV-Sorbonne. Elle était également attentive aux nombreuses initiatives émanant des nouvelles générations de chercheurs sur les musiques populaires qui œuvraient pour la reconnaissance du champ, surtout celles d’origine spontanées, qui étaient en provenance directe du terrain. Un ensemble de choses qui l’avait amenée à développer une curiosité et une excitation envers Volume ! et la petite équipe qui l’animait. Cette entrevue, autour d’un verre, allait permettre de finaliser l’idée d’un appel à contribution, en français et en anglais, sur la question des musiques populaires et des contre-cultures pour la revue Volume !. Quel honneur pour nous, connaissant son travail et la connaissance compréhensive qu’elle détenait de la période (elle avait même connu personnellement Jimi Hendrix). Un appel à contribution qui allait nous amener à battre notre record de réception de proposition d’articles (près de 80). Le rôle de notre collègue Jedediah Sklower, franco-américain, bilingue et leader de ce projet fut décisif. À travers sa médiation avec Sheila, c’est lui qui rendit possible cette fructueuse collaboration, qui outre deux numéros de Volume ! donna lieu à la publication chez Asghate d’un livre important, Countercultures and Popular Music. Sheila fut très heureuse de cette contribution et proposa, suite à la coordination des deux dossiers contre culture, deux autres textes pour Volume ! Pour ce qu’elle était, pour son savoir scientifique mais aussi pour son enthousiasme, sa sympathie et son accessibilité, je voudrais à nouveau, au nom de l’équipe de Volume !, rendre hommage à Sheila.

ABSTRACTS

Professor Sheila Whiteley passed away on 6th of June, 2015. Sheila’s ground-breaking achievements in popular culture and gender studies, alongside her bright personal triumphs are celebrated by numerous obituaries from national and international media. Here, we present the tributes of Sheila’s students, colleagues and friends.

Sheila Whiteley nous a quittés le 6 juin 2015. Ses recherches pionnières sur la culture populaire et le genre, en plus de ses grands succès personnels, furent célébrés dans de nombreux médias internationaux. Nous vous présentons ici une série d’hommages de ses étudiants, collègues et amis.

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AUTHORS

DEREK B. SCOTT

Derek B. Scott is Professor of Critical Musicology and researches into music, culture and ideology. He has a special interest in the historical sociology of popular music and music for the stage. His musical compositions range from music theatre to symphonies for brass band and a concerto for Highland Bagpipe. He has also worked professionally as a singer and pianist on radio and TV, and in concert hall and theatre.

D. FERRETT

Dr D Ferrett is course leader for BA(Hons) Popular Music and a senior lecturer in Music. Since beginning her employment at Falmouth University in 2011, D has been instrumental in the development of the curriculum for music subject and has played a leading role in writing Falmouth's contemporary Popular Music degree course. She is a cultural theorist, writer and singer-. Her teaching and research interests are in voice studies, feminism, identity, subjectivity, music and politics, music and philosophy, critical musicology, live performance, mediated sound, creative writing, alternative cultures, DIY cultures, acoustic ecology, fairy tales/ mythologies and experimental songwriting. She is actively committed to addressing prejudicial hierarchies in music discourse and education through praxis, and has recently founded a music and sound art collective for women and LGBT students and graduates entitled 'Rhizome'.

IAN INGLIS

Ian INGLIS est chargé de cours à l’Université de Northumbrie, Newcastle upon Tyne (Royaume- Uni). Il a abondamment publié sur l’histoire, la description et la représentation des musiques populaires. Parmi ses dernières publications, on peut mentionner Popular Music and Television in Britain (Ashgate, 2010) et The Beatles in Hamburg (Reaktion, 2012). Son prochain ouvrage, The Beatles, paraîtra en 2016 chez Equinox.

NICOLA SPELMAN

Dr. Nicola SPELMAN is a Senior Lecturer in the School of Arts & Media and Programme Leader for the BA Music: Popular Music & Recording. I have contributed to the development of popular music education at Salford for many years, designing and developing modules in a range of subject areas. My key interests are popular musicology, popular music composition, music semiotics and representation, and music and madness. I have worked as an external consultant and examiner for other academic institutions, and currently fulfil the role of External Examiner for the BA (Hons) Popular Music Studies at Liverpool John Moores University.

CHRISTIAN LLOYD

Christian LLOYD is an artist and educator lecturing on BA (Hons) Contemporary Art and Illustration. As an educator, Christian helped run a degree in Visual Communication at Leeds College of Art (2003-12), been an External Examiner at Havering College in London (2008-10), worked for a variety of adult education organisations including The Open College of the Arts, and holds a PGCE in Online and Distance Education from the Open University. After graduating with a degree in Graphic Design (illustration pathway) from Chelsea School of Art & Design, he worked as a freelance and self-employed graphic designer specialising in print and web design projects within community, arts and education sectors. Christian maintains a diverse arts practice that has included performance, moving image, and painting. Currently he is involved in a collaborative project called Bristow & Lloyd (www.bristowlloyd.info) and is a member of the arts

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collective Black Dogs (www.black-dogs.org). In 2001 he undertook a Masters in Contemporary Fine Art Practice.

DEBORAH FINDING

Dr Deborah FINDING is a freelance brand consultant and strategic planner, specialising in cultural insight. She is particularly interested in positioning brands ethically as well as socially, having worked for several years for NGOs, including the POPPY Project and the Richmond Fellowship. Deborah holds a PhD from LSE's Gender Institute, and has written widely on popular culture, including two publications in IB Tauris's « Reading Cult Television » book series, as well as interviews and features for The Guardian, The Huffington Post, and DIVA magazine.

SIMON WARNER

Simon WARNER enseigne l’étude des musiques populaires à l’université de Leeds. Il travaille sur les liens entre les écrivains de la Beat Generation et la culture rock, l’objet de son livre Text and Drugs and Rock’n’Roll (Continuum, fin 2012). Il a dirigé la collection Howl for Now à partir de 2005, et a co-dirigé Summer of Love: The Beatles, Art and Culture in the Sixties (2008), et a participé aux ouvrages Remembering Woodstock (2004) et Centre of the Creative Universe: Liverpool and the Avant Garde (2007). Il rédige actuellement un ouvrage sur la scène punk de Manhattan des années 1970, New York, New Wave.

SHARA RAMBARRAN

Shara Rambarran is an academic who specializes in popular music, media and cultural studies. As well as teaching in higher education for over ten years, she is also a researcher, editor and writer in music, media and popular culture.

TOM ATTAH

Tom ATTAH est doctorant à l’Université de Salford, où il prépare une thèse sur les effets de la médiation technologique dans le blues. En tant que musicien, il s’est produit en solo, comme guitariste et comme chanteur, mais aussi en duo acoustique ainsi qu’avec un groupe électrique. Il a été applaudi dans d’importants festivals européens (Glastonbury Festival of Contemporary Performing Arts, Great British Rhythm & Blues Festival, Blues Autour du Zinc) et l’on a pu l’entendre sur de nombreuses radios locales et internationales. Associate Lecturer à l’Université de Salford, Visiting Lecturer à l’Université de Falmouth et à l’Université Queen’s (Canada), il a participé à des ateliers, à des séminaires et donné de nombreuses conférences sur le blues.

GÉROME GUIBERT

Docteur en sociologie, Gérôme GUIBERT est maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle (Université Paris III), à l’UFR Arts et Médias et chercheur au CIM-MCPN, EA n° 1484 (Médias Culture Pratiques Numériques). Spécialiste des musiques populaires, il est chercheur associé au GRANEM (UMR-MA n° 42, université d’Angers). Ses recherches en sociologie économique de la musique (et plus largement de la culture) abordent les notions d’économie solidaire et de scènes locales. Il travaille aussi sur les représentations associées aux genres musicaux en France à partir de la notion de sphère publique. Il a récemment dirigé une recherche pour le DEPS (ministère de la Culture) sur la filière de la musique live en France. Il est aussi co-fondateur et directeur de Volume ! et membre de l’IASPM-Bfe (International Association for Study of Popular Music).

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Notes de lecture Book reviews

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Simon CRITCHLEY, Bowie

Richard Mèmeteau

RÉFÉRENCE

Simon Critchley, Bowie, New York et Londres, OR Books, 2014, 192 p., ISBN 978-1-939293-54-1

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1 COMME LE TITRE l’annonce, ce livre parle de David Bowie. Il est écrit par un philosophe, spécialiste en esthétique, Simon Critchley. Une fois qu’on a dit ça, les frontières entre philosophie, analyse littéraire, hommage à Bowie ou autobiographie se brouillent et donnent simplement un beau livre. Qui se lit vite. L’une de ses particularités est le soin apporté à la maquette et aux illustrations. En plus de marquer comme une pause, une respiration pour le lecteur, ces dessins presque punk ajoutent de la chair, de la subjectivité à l’analyse. De toute façon, les fans de Bowie ne seront pas surpris qu’on fasse un peu attention à la maquette d’un livre qui parle de lui.

2 N’espérez pas pour autant rattraper vos cours de philo. Les références sont suffisantes mais forcément allusives. Une analyse minutieuse pour les textes ésotériques de Bowie aurait certainement neutralisé l’expérience pop elle-même. On est donc rassurés par une étude qui ne prétend être ni exhaustive ni définitive. Critchley n’utilise que quelques paroles de chanson, jamais l’intégralité. Le lecteur trouve un plaisir inattendu à retrouver les formules de Bowie et se surprend parfois à penser en faire un t-shirt. La systématicité n’apporterait rien. Le livre s’enrichit au contraire de liens avec des œuvres littéraires (Beckett, Celan…), philosophiques (Hume, Nietzsche, Heidegger…), de références à des interviews ou à des biographies. Simon Critchley dessine un nouveau paysage de la discographie de Bowie : la trilogie berlinoise n’en est plus le centre, les années 1980-1990 sont un désert (pas de grande analyse de Let’s Dance, ni d’explication queer de l’apparition de Bowie dans le film Labyrinthe…), l’auteur insiste au contraire avec raison sur deux des trois derniers magnifiques albums de Bowie, Heathen, Reality et Next Day.

3 Un survol si pertinent et synthétique n’est pas un hasard. Simon Critchley habite les chansons de Bowie parce que ces chansons l’ont traversé et traversent les thèmes de son propre univers philosophique (l’illusion, le rire, la mort). Parmi ces vingt-trois courts chapitres, on pourrait distinguer deux parties qui suivent aussi la chronologie des albums de Bowie. Critchley revient d’abord sur le Bowie des années 1970, obsédé par le rôle de l’illusion et de l’art dans la constitution de son identité. Puis on découvre un Bowie aux prises avec des thèmes bouddhistes, chantant le rien, le désir et la mort sans parvenir tout à fait à s’en consoler (dans les trois derniers albums).

4 Cette première partie d’une centaine de pages est théoriquement plus serrée, car elle recueille la cohérence thématique des premières chansons de Bowie. Tout commence par une très bonne comparaison avec l’esthétique de Warhol. Bowie comme Warhol se perçoit comme un acteur, détaché de la réalité, réduit à une image, une surface (« Si

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vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, regardez simplement à la surface de mes peintures, de mes films et de moi-même, et vous me verrez »).

5 Life on Mars ? prend un sens nouveau dans ce contexte. Malgré les interrogations sur la possibilité d’une vie sur Mars ou le spectacle divertissant des marins qui se foutent sur la gueule, la chanson nous force à éprouver une sorte d’enfermement car « chacun devient acteur dans son propre film » (24). Redevenir l’acteur de sa propre vie est un mantra de développement personnel aussi bon marché et efficace qu’un stylo Bic, mais il y a aussi une mélancolie profonde dans ce jeu de miroir. Faut-il rappeler ces paroles de Life on Mars ? : « Mais le film est à mourir d’ennui, car je l’ai écrit dix fois auparavant, et il est sur le point d’être écrit encore. » Bowie est finalement ce chanteur qui vit l’inauthenticité à un niveau d’intensité jamais connu. Cette inauthenticité est la « leçon crasseuse de l’art » (filthy lesson). Elle est subversive et libératrice car elle dénonce « l’illusion de réalité dans laquelle nous vivons afin de mieux nous confronter à la réalité de l’illusion » (26). Pourtant, très vite, elle confine au vertige.

6 « Nous pouvons nous réinventer nous-mêmes parce que nos identités sont si fragiles et si inauthentiques. » (55) Derrière l’illusion se tient donc une vérité à laquelle on ne peut échapper : nous ne sommes rien. Et même si Bowie chante qu’il est sur le point de devenir un surhomme nietzschéen venu de l’espace, Critchley nous rappelle que l’existence de Ziggy Stardust dure à peine plus d’un an. « Tout ce que nous désirons avidement, c’est une chance de mourir. » (62) Bien sûr, il fallait sortir de l’ennui des années 1970, déjouer les normes d’identité dominantes, mais fatalement, l’illusion artistique se retourne contre elle-même. Critchley hésite au début et à la fin de l’essai, en laissant entrevoir une résolution plus pop, où ce « fantasme partagé » (18) finirait par jouer le rôle d’une réalité. Mais non. Les paroles de « Quicksand » tiennent toujours : « ne crois pas en toi, ne dupe pas grâce à la croyance » (Don’t believe in you, don’t deceive in belief).

7 Dans la deuxième moitié du livre, Critchley nous permet de comprendre pourquoi rétrospectivement, la machine à inventer des identités s’est enrayée. Car, malgré la discipline et l’obstination étonnante du chanteur, l’expérience du désir (yearning) ne cesse de le rappeler à l’inéluctabilité de la contingence de ce désir. Critchley repère une structure identique dans ses chansons d’amour. De Heroes à Survive, tout amour a sa date de péremption, tout meurt inexorablement. « Je peux sentir [le soleil] mourir », chante-t-il dans Heathen.

8 Simon Critchley dresse le portrait d’un Bowie plus sombre que ne laisse le souvenir de ses cheveux orange. À la conscience d’une réalité qui nous échappera toujours, on ne peut que rire, d’un rire tragique, comme celui qui explose au milieu de la chanson Reality. « C’est ce que Samuel Beckett appelle dans Watt le risus purus, le rire pur, le rire qui rit du rire. » (152) Là encore, les thèmes de Simon Critchley résonnent parfaitement avec la trajectoire de Bowie. « La lutte pour la réalité, ce qui est la façon dont Bowie décrit toute sa carrière, est présentée comme un naufrage. Il n’y a pas de réalité solide à part celle qu’on construit pour donner un sens au monde. Et plus on se bat avec elle, plus on s’approche du rien. » (154) Que reste-t-il, alors ? Justement, il ne reste que la musique de Bowie, purifiée. Pas de talk shows, pas de communication. À l’image de la pochette de son avant-dernier album : un carré blanc qui recouvre ce visage célèbre qui était le sien.

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INDEX nomsmotscles Bowie (David) Thèmes : glam rock, rock music, pop music

AUTEURS

RICHARD MÈMETEAU

Professeur certifié de philosophie, Richard MÈMETEAU est l’auteur de Pop Culture, Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités (Zones/La Découverte, 2014).

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Lee MARSHALL et Dave LAING (eds.), Popular Music Matters, Essays in Honour of Simon Frith

Jérémy Vachet

RÉFÉRENCE

Lee Marshall and Dave Laing (eds.), Popular Music Matters, Essays in Honour of Simon Frith, Farnham: Ashgate, 2015, 252 p. ISBN 978-1-4724-2179-1

LE ROCK ÉTAIT certainement important dans ma vie, mais dans ma vie privée et non pas dans ma vie publique. Le rock ne m’a pas poussé à être politique mais a plutôt confirmé mon sens du politique comme un fond sonore, une bande son permanente de colère, d’espoir et de joie1 (Frith 1984, cité in Marshall & Laing, 2014 : 104)

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1 Popular Music Matters, Essays in Honour of Simon Frith est un recueil de textes sur une figure emblématique des popular music studies qui aura mené jusqu’à aujourd’hui, une double vie. D’une part, celle d’un sociologue à la carrière respectable et de l’autre, celle d’« un journaliste critique rock semi-professionnel » (Frith, cité in Marshall & Laing, 2014 : 4). Décrire la complexité d’un personnage qui aura aussi profondément influencé les popular music studies n’est pas chose aisée. C’est pourtant l’objectif de ce livre composé à la manière d’un album « a tribute to ». Les deux éditeurs, Lee Marshall et Dave Laing, ont d’ailleurs comparé le choix des contributions à « l’agréable agonie » de faire une cassette de compilations.

2 Parmi ceux qui ont finalement contribué à cet ouvrage, plusieurs profils se croisent. Il y a les commentateurs, ceux qui ont connu Frith : les amis (Jon Savage), les collègues (Kevin Milburn, directeur du Mercury Prize) ou d’anciens étudiants (Sarah Thornton), livrant des détails croustillants qui intéresseront probablement certains admirateurs de Frith. Comme le fait qu’il rechigna presque, dans sa jeunesse de journaliste, à interviewer Mick Jagger et Keith Richards2, Frith souhaitait en effet interviewer Andrew Loog Oldham, manager et producteur des Rolling Stones. Les différentes générations de chercheurs « d’inspiration frithienne » sont ensuite représentées dans cet ouvrage et le lecteur comprendra bien ce que chacune d’elles apportent de particulier aux popular music studies. Enfin il y a ceux qui ont pris l’approche « frithienne » des popular music studies comme une profession de foi, décortiquant minutieusement un des aspects de l’apport de Frith pour en comprendre sa valeur et sa signification.

3 Plus formellement, ce livre est structuré en trois grands pans représentant des aspects particuliers de son travail : Sociologie et industrie, Frith et sa carrière, Esthétique et valeurs3. La première partie, « Sociology and Industry », revient sur l’apport du marxisme dans le travail de Frith, tant par l’analyse en termes de classes sociales que par le questionnement des discours et valeurs sur l’authenticité dans la musique. C’est particulièrement le cas dans le chapitre écrit par Barbara Bradby qui revient sur les mythes et poncifs de l’authenticité au regard des classes sociales. La contribution de Sarah Baker quant à elle, par une étude de terrain en Islande, interroge les conditions de travail des musiciens et les interactions avec l’industrie de la musique locale et ce, dans un contexte de crise économique. L’analyse de l’industrie de la musique fut en effet d’un grand intérêt pour Simon Frith, comme le montre aussi la contribution de Michael L. Jones qui propose, en partant d’un de ces essais (Frith 2000), de changer de paradigme pour l’étude de l’industrie de la musique. Une proposition somme toute très stimulante mais dont les conclusions ne sont que peu surprenantes. Il rappelle que,

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malgré de profondes mutations dans l’industrie du disque et l’importance désormais primordiale des industries de l’information et de la communication, cette première reste un acteur clé dans la chaîne de valorisation de la musique (en donnant pour exemple le parcours de Justin Bieber et Ed Sheeran). Une idée qui se confirme dans le chapitre de Lee Marshall sur l’art de collecter des morceaux de musique sur des plateformes comme Deezer ou Spotify. Marshall interroge la signification de la collection et l’impact de l’abondance musicale sur les individus à un moment donné où l’accès « libre » à la musique va de soi sans que sa valeur et son coût de production ne soient interrogés.

4 La deuxième partie de l’ouvrage tente de décrire l’incroyable palette de compétences et contributions de Simon Frith. Cette partie permet de mieux comprendre ses influences intellectuelles, situées entre le marxisme (comme le développe Martin Cloonan) et l’interactionnisme symbolique (dans le chapitre de Peter J. Martin). Mais si les influences intellectuelles premières de Frith se situent dans ces deux champs, Frith rappelle, par une citation dans l’ouvrage, le caractère pluridisciplinaire des popular music studies qui accueille de nombreuses approches, des concepts variés et des méthodologies différentes (philosophie, sociologie, histoire, linguistique, études politiques, anthropologie). Cependant, ce constat d’une pluridisciplinarité ne doit nullement faire oublier que les popular music studies doivent rester accessibles 4 (Frith introduit l’idée d’une « Low Theory »). Frith est donc aussi présenté dans cet ouvrage comme un intellectuel exigeant qui a su ne pas s’isoler dans une tour d’ivoire en gardant un œil neuf et curieux sur le monde musical. En effet, sa contribution ne se limite pas au monde universitaire puisqu’il fut très actif en tant que journaliste, acteur décisionnel de l’industrie de la musique (via sa participation au Mercury Prize depuis sa création en 1992) et dans l’élaboration conjointe de politiques culturelles en Écosse.

5 La troisième partie de l’ouvrage, « Aesthetics and Values », traite des discours sur la musique populaire. L’apport de Frith présenté dans cette partie peut se résumer ainsi : si les individus considèrent une musique comme bonne ou mauvaise, les popular music studies doivent pouvoir intégrer ces jugements de valeur. C’est ainsi qu’Antoine Hennion questionne la manière dont les idées de performance dans la sociologie de la musique peuvent être utilisées, critiquant la tendance d’une certaine sociologie de l’art à traiter le travail artistique comme un objet fixe. Ce chapitre cherche aussi à tempérer les discours exagérant la dimension radicale de la nature participative dans la culture digitale (6). Enfin, la dernière contribution à cet ouvrage collectif, rédigée par Jason Toynbee, considère sérieusement l’hypothèse d’un « déclin » de la musique populaire qu’elle soit pop, rock ou soul. Toynbee développe l’idée en soi très « frithienne » que la culture dépend de la base économique, qu’elle lui donne forme, sans pour autant qu’elle ne puisse s’y réduire. Selon Toynbee, le rock’n’roll aurait ainsi été le symptôme annonciateur de tensions dans ce qu’il nomme l’ordre socio-culturel capitaliste. Il s’agirait d’un perpétuel mouvement de traduction (translation) des valeurs, de la base (les individus) vers l’industrie, perdant au passage son potentiel de contestation.

6 Cet ouvrage collectif a donc la tâche délicate de présenter les multiples facettes de Simon Firth : celle du journaliste musical influent, celle du chercheur exigeant, à la prose reconnue par un public (souvent large) de passionnés, et celle de l’enseignant attentionné et patient. En définitive, il ne s’agit pas d’un recueil de textes analysant le travail de Frith, mais une preuve de l’héritage de son travail dans la recherche des popular music studies. C’est un livre parfois léger, parfois dense, illustrant bien la

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complexité de l’apport de Frith dans le champ des popular music studies aujourd’hui. Le lecteur, pourra être surpris par une telle polyvalence dans le parcours de Frith. Pourtant, l’exemple de Frith est intéressant dans ce qu’il a de pluriel et il démontre qu’une fois de plus, les Anglais ne font pas les choses comme tout le monde.

BIBLIOGRAPHIE

FRITH Simon (1984), « Rock and the Politics of Memory », Social Text, no 9-10, p. 59-69.

FRITH Simon (2000), « Music Industry Research : Where Now ? Where Next ? Notes from Britain », Popular Music, vol. 19, no 3, p. 387-93.

FRITH Simon (2007), Taking Popular Music Seriously. Selected Essays, Aldershot, Ashgate.

NOTES

1. « Rock was certainly important to my life then, but to my private life not my public one. Rock didn’t cause me to be political but rather confirmed my politics as background music, as a permanent sound track of anger and hope and joy. » (Frith, 1984, in Marshall & Laing, 2014 : 104). 2. « I sat in his empty office for a while and then two different people came in (Mick Jagger and Keith Richards). “But I don’t want to talk to you,” I said. “Well you’ve got to,” they replied. » (citation de Simon Frith, in Laing : 76) 3. Traduit de l’anglais, « Sociology and Industry », « Frith and his Career », « Aesthetics and Values ». 4. « The key to an understanding of popular music was, I had come to realise, not high but low theory. » (Frith, 2007 : xi, cité in Laing 2015 : 85)

AUTEURS

JÉRÉMY VACHET

Jérémy VACHET poursuit un PhD à la School of Media and Communication de l’université de Leeds en Angleterre. Sa thèse de doctorat analyse les conditions de travail et de vie des travailleurs créatifs dont la construction individuelle est un projet réflexif lié à l’espoir d’une réalisation de soi par l’activité créative et le style de vie, et ce malgré l’injonction entrepreneuriale, la persistance des logiques de classe et la précarité. Il est le co-auteur de La Culture par les foules ? Le crowdfunding et le crowdsourcing en question (aux éditions MkF).

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Nick CROSSLEY, Networks of Sound, Style and Subversion: the Punk and Post-punk Worlds of Manchester, London and Sheffield, 1975-1980

Loïc Riom

RÉFÉRENCE

Nick Crossley, Networks of Sound, Style and Subversion : the Punk and Post-punk Worlds of Manchester, London, Liverpool and Sheffield, 1975-1980, Manchester, Manchester University Press, 2015, 268 p.

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1 NICK CROSSLEY EST professeur de sociologie à l’Université de Manchester. Depuis plusieurs années, il publie des recherches sur la musique et plus particulièrement le punk et le post-punk (voir notamment Crossley 2008a; 2008b; 2009 et Crossley et al. 2014). Networks of Sound, Style and Subversion reprend en partie ces travaux en s’intéressant à l’émergence du punk à Londres, sa diffusion dans le reste de l’Angleterre et son évolution entre 1975 et 1980 en ce qui fut appelé post-punk. L’auteur part du constat que si de nombreuses théories ont été proposées pour expliquer l’émergence du punk, aucune ne répond vraiment à la question de pourquoi il est apparu à Londres et pas ailleurs. Pour y répondre, Crossley mobilise les techniques de l’analyse de réseaux avec comme objectif de décrire quelles sont les caractéristiques des réseaux dans lesquels le punk est né, puis s’est transformé. Néanmoins, si le livre s’appuie en partie sur des mesures quantitatives caractéristiques de l’analyse de réseaux (centralité, densité, etc.), Crossley adopte également un approche relationnelle et alimente son analyse d’extraits d’archive qui permettent de comprendre la nature des relations entretenues par les différents acteurs. Ainsi, il évite ce qui peut parfois être un défaut de l’analyse de réseau : une tendance à homogénéiser les relations sociales.

2 Le livre commence donc par l’apparition du punk à Londres autour de figures comme Johnny Rotten ou Malcom McLaren, puis s’intéresse à son arrivée et son évolution dans trois villes du Nord de l’Angleterre : Liverpool, Manchester et Sheffield. Au cours de cette description, Crossley met en avant tour à tour les points clés de son analyse. Pour commencer, il souligne les différents éléments qui participent à la formation des réseaux, et notamment le rôle clé que jouent certains lieux – parfois éphémères – comme points de convergence pour des individus intéressés à produire une nouvelle forme de musique. L’auteur insiste, ensuite, sur la nécessité, pour que ces réseaux donnent lieu à une dynamique collective, qu’il ait, non seulement, assez d’acteurs impliqués, mais également qu’ils s’investissent et interagissent suffisamment. Ces interactions donnent naissance à ce que Crossley qualifie d’effervescence collective, c’est-à-dire une situation dans laquelle les individus s’influencent et se stimulent collectivement à travers, par exemple, de relations de coopération ou de rivalité (p. 80-81). Enfin, il relève l’importance du personnel renfort (managers, ingénieurs, disquaires, etc.), à la fois pour les ressources qu’ils apportent aux artistes et pour leurs rôles de connecteur entre les artistes et de gatekeeper qui influence la forme que prend la musique.

3 Toutefois, le livre présente deux faiblesses. Premièrement, il reste très focalisé sur les relations sociales et sur la production et la diffusion de la musique. Par conséquent,

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malgré quelques ouvertures à certains moments du livre, notamment sur les liens entre Londres et New York et sur l’influence des situationnistes sur les premiers punks, Crossley traite peu de la question de la réception. A mon avis, l’analyse serait renforcée par un plus grand intérêt pour d’autres formes d’expériences que les relations sociales et qui forgent – pour reprendre l’expression de Martuccelli (2006) – également les musiciens. Ceci permettrait aussi de dépasser la seule explication de concentration d’individu pour expliquer pourquoi les villes sont le berceau de nombreux courants artistiques. Deuxièmement, bien qu’à plusieurs reprises l’auteur fasse le constat que les acteurs n’avaient pas une conscience globale de ce qui se passait (par exemple p. 87-88), le livre a parfois une tendance à essentialiser le punk comme ayant un sens en soi et d’ainsi, réduire sa multiplicité et son hétérogénéité liée à son caractère décentralisé.

4 Malgré tout, le livre de Nick Crossley est un ouvrage précieux pour comprendre le punk et plus généralement les genres musicaux. A travers le concept de music world inspiré directement de celui de monde de l’art (Becker 1988), il offre une description très fine et détaillée qui permet de comprendre les dynamiques microsociales à l’origine du punk. De plus, l’auteur introduit l’analyse du réseau comme un outil puissant pour comprendre et décrire les dynamiques autour de la musique. Mais surtout, le principal mérite de ce livre est, même si Crossley ne le fait pas de manière explicite, d’abandonner la question de pourquoi le punk a émergé pour expliquer comment il l’a fait. En cela, Networks of Sound, Style and Subversion fournit un très bon exemple du chemin à suivre.

BIBLIOGRAPHIE

BECKER Howard S. (2010), Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 380 p.

CROSSLEY Nick (2008a), « Pretty Connected : The Social Network of the Early UK Punk Movement », Theory, Culture & Society, n° 25, p. 89–116.

CROSSLEY Nick (2008b), « Small-world networks, complex systems and sociology», Sociology, n° 42, p. 261–277.

CROSSLEY Nick (2009), « The man whose web expanded: Network dynamics in Manchester’s post/ punk music scene 1976–1980 », Poetics, n° 37, p. 24–49.

CROSSLEY Nick, McAndrew Siobhan & Widdop Paul (2014), Social Networks and Music Worlds, Oxon et New York, Routledge, 252 p.

MARTUCCELLI Danilo (2006), Forgé par l’épreuve: l’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 478 p.

INDEX

Thèmes : punk / hardcore punk, new / no / cold wave / post rock / post punk

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AUTEURS

LOÏC RIOM

Loïc RIOM est membre du Département de sociologie de l’Université de Genève. Ses domaines d’intérêt sont la ville et la culture. Actuellement, il travaille sur la circulation des genres musicaux, les pratiques des spectateurs d’une salle de musique classique, l’utilisation de l’espace public par les personnes âgées et prépare une thèse qui portera sur la place de la culture dans la construction de la ville.

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Deena WEINSTEIN, Rock’n America: A Social and Cultural History

Russel Reising

REFERENCES

Deena WEINSTEIN, Rock’n America: A Social and Cultural History, Toronto, University of Toronto Press, 2015, 368 p., ISBN 9781442600157

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1 WHILE THERE ARE quite a few excellent histories of rock‘n’roll (Palmer 1998), and even of American rock music (Altschuler 2004), Deena Weinstein essays to capture the specifically American story in Rock’n America: A Social and Cultural History. While most of the information Weinstein provides will probably be common knowledge for most readers over the age of about 40 or anybody with more than a passing interest in the history of rock and roll, her run through the important aesthetic, social, political, and economic trends within which rock emerged and matured might be of interest to younger students or casual fans of the genre.

2 Weinstein sets up a reasonable model for assessing the history of rock when she maps out the historically persistent interrelationships among artists, fans, and mediators (record companies, radio stations and DJs, etc.). However, while she pays attention to the synergy among these forces for about half of the book, this tripartite model is pretty much dropped for most of the second half, with the exception of her discussion of touring and fixed festivals. In fact, it’s in her attention to the music industry that Weinstein’s book offers occasional insights, whereas her commentary on the demographics of rock fans rarely rises above casual and unsubstantiated asides. Rock’n America reads more like patched together lecture notes than it does a coherent social or cultural analysis.

3 Puzzlingly incomplete and, at times, simply bizarre in its coverage, Rock’n America, spends important time establishing figures like Louis Jordan, “Big Mama” Thornton, and Amos Milburn as “rock’s precursors” and includes artists like Chuck Berry and Little Richard in its discussion of rock’s early days. However, imagine a book recounting the social and history of rock in America without a single mention of James Brown, Aretha Franklin, Lenny Kravitz, Tina Turner, Marvin Gaye, B. B. King, the Temptations, Stevie Wonder, , Smokey Robinson, , the Supremes, the Chambers Brothers, or Funkadelic! Prince is mentioned once, with reference to how his “look” and hair comported with MTV’s style sense. However narrowly one might define “rock,” “soul,” “R&B,” or any other genre, these exclusions detract from the book’s value. Evidently the Rock and Roll Hall of Fame and virtually every list of rock’s greatest songs, performers, and albums got it completely wrong! All this in a book that defines rock as “a mongrel, a hybrid offspring” of earlier musical forms and its roots in various forms of African-American musical styles and innovations. But the exclusions are not all of a racial nature. Weinstein devotes almost fifteen pages to Nirvana (either focused discussion or commentary with frequent reference to the group and Kurt Cobain) and yet only mentions (in passing) groups like the Grateful Dead, Jefferson Airplane, Creedence Clearwater Revival, the Ramones, and Simon and Garfunkel a few times, completely ignores Neil Young, Big Brother and the Holding Company, and the Velvet Underground. Weinstein does mention Phish once, but only to comment on the cleverness of their logo! No mention whatsoever of those

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so-called garage bands whose music filled so much radio air in the 1960s and have come to be regarded as a seminal element in rock’s lineage. Anybody familiar with the wonderful songs included in the influential Nuggets collection, regarded as seminal by virtually every rock critic, historian, and musician who has ever commented on it, will wonder what tradition(s) of rock Weinstein is familiar with! Granted, Rock’n America doesn’t pretend to address each and every important act or trend, but its elisions nevertheless point to fundamental flaws in its program.

4 Sometimes, Weinstein simply gets it wrong, or her opinions test one’s patience. For example, on Credence Clearwater Revival’s great song “Fortunate Son,” she remarks the words that repeat the song’s title and those in the first versa about red while and blue flag waving, are easy to discern and would lead you to think that “Fortunate Son” was a patriotic song (154). Perhaps it’s my problem, but I simply can’t imagine that being true. Perhaps, like John Fogerty, “I ain’t no fortunate one”! Moreover, when Weinstein compares Ronald Reagan and based on her assertion that “they appeared to be at one with what they were saying and doing. In the language of rock, they were ‘authentic’” (211), or when she suggests that Springsteen probably wouldn’t have become a superstar without MTV music videos (217), can anybody take her seriously? And, finally, Weinstein puzzlingly identifies Paul Revere and the Raiders as the group who made “Louie, Louie” famous. True, Paul Revere and the Raiders did record the song shortly after the Kingsmen recorded their version that remains, but their version had moderate success only in the far west and Hawaii! It’s the Kingsmen’s version that inspired Dave Marsh’s famous “three chords and a cloud of dust” remark, and it’s their version that remains, to this day, a hallmark of rock sensibility. Weinstein also repeats the common mistake that two Hell’s Angels knifed a man to death at Altamont during the Stones’ performance of “Sympathy for the Devil,” when it was actually during “Under My Thumb.” Moreover, Does anybody really need to be told that the Beatles’ hair cuts were significant, or that their “bowl cut” style “resembled the result of cutting hair along the rim of an overturned bowl on one’s head” (103)? Is it necessary to remark that “a record crossed over because it appealed to more than one market, more than one audience” (47).

5 Written in a monotonous, and unimaginative style, with journalistic paragraphs that rarely exceed a few sentences (one page on Chuck Berry has eight tiny paragraphs!), Rock’n America communicates almost nothing of rock’s excitement, impact, influence in any way, perhaps especially in the “social and cultural” historical fashion indicated in the subtitle. Even when she ventures beyond simple observations, Weinstein falls flat. In what way can Jimi Hendrix, Janis Joplin, and Jim Morrison be regarded as “a countercultural version of Dorothy’s pals in the Wizard of Oz, each one marching to their own drummer down a yellow brick road in Oz”? Furthermore, this book really needed an editor! Weinstein elaborates Sam Phillips recording “Rocket 88” at Chess studios in Chicago and notes that some regard it as the “first rock song” at least three times, each time as though it’s the first. Similarly, consider these three passages: The economic prosperity of the 1950s that allowed teenagers to stay in school, rather than go to work to help support their family, also allowed them to have discretionary income. Wages from part-time jobs or the allowances given to them by their parents could be used to fulfill desires rather than needs. (38) In various cities, DJs were discovering that their audience, especially at night, was composed mainly of teenagers. They programmed music to suit those listeners and

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attracted advertisers interested in this new teenage market with disposable income, thanks to allowances and part-time jobs. (50) Much of the cause of the generational divide was the post-World War II economic boom. Prosperity allowed families to live in larger homes where teenagers had their own rooms. It provided them with money that they could spend on entertainment rather than necessities. It also kept teenagers in school rather than entering the workforce. (70)

6 Rock’n America does conclude strongly, with an interesting discussion of the ways in which digital formats, downloading, and recent trends in demographics and Western economies have impacted rock for the artists, fans, and mediators that she purports to focus on. Overall, however, this is a pedestrian survey of some important issues and a fairly tedious rehearsal of many of rock’s great stories.

BIBLIOGRAPHY

ALTSCHULER Glenn C. (2004), All Shook Up: How Rock‘n’Roll Changed America, Oxford, Oxford University Press.

PALMER Robert (1998), Rock & Roll: An Unruly History, New York, Harmony Books.

INDEX

Geographical index: États-Unis / USA Subjects: rock music

AUTHORS

RUSSEL REISING

Russell REISING a obtenu son doctorat en littérature et en civilisation américaines à la Northwestern University. Il est Professor de civilisation américaine et d’études asiatiques à l’University of Toledo. Il a publié de nombreux textes sur la littérature américaine, la culture psychédélique, les musiques populaires et a dirigé Every Sound There is: The Beatles’ Revolver and the Transformation of Popular Music et Speak to Me: The Legacy of Pink Floyd’s. The Dark Side of the Moon, chez Ashgate. En ce moment, il est « Fulbright International Teaching Fellow » à l’université de Zagreb.

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Ryan EDWARDSON, Canuck Rock: A History of Canadian Popular Music

Craig Jennex

REFERENCES

Ryan Edwardson, Canuck Rock: A History of Canadian Popular Music, Toronto, University of Toronto Press, 2009, 432 p., ISBN 978-0802097156

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1 RYAN EDWARDSON’S CANUCK ROCK: A History of Canadian Popular Music is a well- researched and well-written text with a misleading title. Primarily, this book is about the music industry in English- speaking Canada, and readers looking for analysis of musical sound, the social and cultural significance of music performance, or any sustained attention to Québécois musicians and the thriving industry in Quebec will be disappointed. That said, what falls within Edwardson’s scope is meticulously detailed – animated by personal interviews with major figures in the industry, excerpts from mainstream Canadian media, music journalism and industry publications – and compellingly told. Throughout Canuck Rock, Edwardson works against the idea of “Canadian music,” refuting the claim that one can hear “Canadianness” in the music of certain artists (usually singer- like Neil Young, Joni Mitchell, Leonard Cohen, and Gordon Lightfoot). “Such nationalist narratives,” Edwardson writes, are “certainly not honest in the face of the multinational reality” (214) and are inspired by fans’ desires rather than the intentions of artists.

2 Edwardson’s ten chapters fall into two thematic clusters. Chapters one through five offer a slightly Canadianized version of the conventional post-WWII Western popular music narrative. Edwardson very briefly chronicles the emergence of rock’n’roll, the British invasion, the folk revival, and the counterculture, incorporating lesser-known Canadian artists and sensational reactions from Canadian media into the narrative. While his emphasis on certain performers – Rompin’ Ronnie Hawkins and Ian & Sylvia, for example – serve as useful Canadian correctives to the dominant history of Western popular music, the work of teasing out “Canadianness” in the popular music cannon is done elsewhere in greater detail. (See, for example, Starr et al., 2008.)

3 Chapters six through ten are essays on topics that cluster around Canadian content legislation and the music industry in Canada. In “Legislated Radio,” Edwardson begins with industry publication RPM’s ten-part series – the original call for Canadian content regulations for radio broadcasting – and subsequently reviews Canadian Radio and Television Commission (CRTC) hearings in the early 1970s, elucidating the beginning of “the ideological fusion of music and national identity” (158) that would intensify in the next few years. “Oh What a Feeling” explores the disparate ways Canadian artists understood the regulations as well as the burgeoning nationalist imperative that was breaking down regional isolation. (This chapter features Edwardson’s most developed work on Quebec nationalism and the role of musicians therein.) His subsequent chapter “The Nation’s Music Station” surveys the presentation of popular music on Canadian television from the early 1960s to the late 1990s. These three chapters – rich with details and told by a historian passionate about the events – are Edwardson’s best.

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4 Ultimately, though, what stands out about this text is an absence of female musicians and their work. Of the text’s thirty epigraphs, only four are quotes attributed to women (three of which are by Joni Mitchell). More striking, though, is the severe lack of female artists covered in a book that spans the mid 1950s to the early 2000s. , Shania Twain, Sarah McLachlan and , among others, are barely mentioned. When they are, they are incorporated in a list of artists or used to discuss another subject entirely. The book’s primary paragraph on Dion, for example, tells of her “rebuking” at the 1990 Association du disque, de l’industrie du spectacle québécois et de la vidéo, when she was named anglophone artist of the year. As Andrea Warner shows in her new book We Oughta Know: How Four Women Ruled the ‘90s and Changed Canadian Music, these four women are not only among the best selling artists within Canada – Dion – is first, followed immediately by Morissette and Twain; McLachlan is sixth, after and U2 – but are also responsible for transforming the pop music landscape internationally. This imbalance is intensified by the text’s attempt to rehash the development of popular music pre-Canadian content regulations: though subtitled “A History of Canadian Popular Music,” the book spills far more ink on the Beatles (index citations covering 23 pages) and Bill Haley (18 pages) each than on Morissette (5 pages), Twain (4 pages), Dion (3 pages), and McLachlan (2 pages) combined. This is not a clean break along gendered lines – Rush (3 pages) and April Wine (not in index) are also largely absent – but is a reminder that histories of Western popular music consistently remain histories of white male baby boomer Western popular music.

BIBLIOGRAPHY

EDWARDSON, Ryan (2009), Canuck Rock: A History of Canadian Popular Music, Toronto, University of Toronto Press, 336 p.

STARR Larry, WATERMAN Christopher and HODGSON Jay (2008), Rock: A Canadian Perspective, Oxford, Oxford University Press.

WARNER, Andrea (2015), We Oughta Know: How Four Women Ruled the 90s and Changed Canadian Music, Toronto, Eternal Cavalier Press, 170 p.

INDEX

Geographical index: Canada, Québec

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AUTHORS

CRAIG JENNEX

Craig JENNEX is a PhD Candidate in English & Cultural Studies at McMaster University in Hamilton, Ontario, Canada. In his recent work, which appears in Popular Music & Society, TOPIA: A Canadian Journal of Cultural Studies, and GUTS: A Canadian Feminist Magazine, he analyzes contemporary music performance with particular attention to temporality, rhythm, and politics of collectivity.

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