Cahiers d’Asie centrale

19-20 | 2011 La définition des identités

Carole Ferret et Arnaud Ruffier (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/asiecentrale/1343 ISSN : 2075-5325

Éditeur Éditions De Boccard

Édition imprimée Date de publication : 12 décembre 2011 ISBN : 978-2-84743-041-7 ISSN : 1270-9247

Référence électronique Carole Ferret et Arnaud Ruffer (dir.), Cahiers d’Asie centrale, 19-20 | 2011, « La défnition des identités » [En ligne], mis en ligne le 24 décembre 2011, consulté le 06 mai 2020. URL : http:// journals.openedition.org/asiecentrale/1343

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Que signifie être Sarte, Kirghize, Tatar, membre de telle mahalla, de telle corporation, de tel lignage, originaire de telle vallée ou de tel aoul en Asie centrale contemporaine ? Ce numéro 19-20 des Cahiers d’Asie centrale consacré à la définition des identités tente de jeter un éclairage nouveau sur la question. Il analyse différents aspects de la construction identitaire dans plusieurs pays de la zone concernée : Ouzbékistan, , Kirghizstan, Tadjikistan, Turkménistan, mais aussi , Afghanistan, Azerbaïdjan, principalement au cours des XXe et XXI e siècles. Si le terme identité a été largement galvaudé ces dernières années, la question identitaire revêt une acuité toute particulière sur le terrain centrasiatique. Sur quels éléments se sont construits et se construisent encore les identités collectives en Asie centrale ? Comment ces éléments se combinent-ils entre eux ? Quel rôle y joue l’État ? Quelle place est réservée aux minorités ? L’identité est-elle essentiellement liée à l’appartenance à un territoire ? Comment certains artefacts culturels sont-ils exploités pour aiguiser la conscience identitaire ? À la recherche d’un équilibre entre les tenants de l’école soviétique, naguère adeptes d’une conception essentialiste de l’ethnos, et les chercheurs occidentaux, actuellement enclins à une position constructiviste, vingt chercheurs – occidentaux et centrasiatiques – tentent de répondre à ces questions, en démêlant les multiples composantes de l’identité et leur imbrication. L’ensemble du volume permet de comprendre que, sans être des créations ex-nihilo totalement artificielles, les identités collectives centrasiatiques, toujours multidimensionnelles, ont été manipulées et se sont construites par des processus de simplification et de modélisation, consistant à gommer certaines différences pour en accentuer d’autres et à remplacer des structures complexes et enchevêtrées par des structures plus simples et plus lisibles, juxtaposées ou emboîtées.

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SOMMAIRE

Transcription & translittération

Avant-propos Bayram Balci

Introduction Arnaud Ruffier

Éléments d’histoire identitaire de l’Asie centrale

Éléments d’histoire de quelques groupes ethniques de l’oasis du Zeravchan dans le contexte politique du khanat de Boukhara et de l’empire de Russie Valerij Germanov

Les habitants de Mindon du XVIIIe au début du XXe siècle Histoire d’une identité qui évolue Sergej Abašin

La construction des identités collectives d’après les chartes des corps de métier (risāla) en Asie centrale Jeanine Elif Dağyeli

Le rôle de l’État dans la construction des identités nationales

La production identitaire dans le Tadjikistan post-conflit : état des lieux Antoine Buisson et Nafisa Khusenova

Logiques de l’identification générées autour de la distribution de nourriture en Asie centrale : étude de la transformation d’un aspect du mode de légitimation du pouvoir politique Arnaud Ruffier

Au-delà de l’ethnicité et de la parenté en Afghanistan : une approche ethnographique des liens transversaux de coopération Alessandro Monsutti

Le fait minoritaire

Déplacements de populations et identités dans la vallée de Ferghana : les limites du paradigme ethnique Olivier Ferrando

Du soviétique tatar au Tatar kazakhstanais. Les voies multiples de la “tatarité” Yves-Marie Davenel

Les modalités de l’engagement dans le nationalisme azerbaïdjanais en Iran : de la tutelle soviétique à l’autonomisation progressive Gilles Riaux

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Politique identitaire et construction diasporique en Azerbaïdjan postsoviétique Bayram Balci

Les dynamiques locales d’identification

Vyjdem vse, kak odin! “Allons-y tous comme un seul homme !” Ethnographie d’un hashar national dans un quartier de , Ouzbékistan Christilla Marteau d’Autry

Identités et solidarités du quartier industriel des constructeurs aéronautiques de Tachkent Mathieu Lembrez

À propos de l’identité actuelle des pasteurs “nomades” de la région de Naryn Amantur Žaparov

Pouvoirs, identités et ressources : construction de la solidarité au Kirghizstan Boris Pétric

Artefacts culturels et identification communautaire

Tradition musicale, identité et nationalisme en Asie centrale Jean During

Chant du destin et identité nationale : la promotion du falak tadjik Ariane Zevaco

À chacun son cheval ! Identités nationales et races équines en ex-URSS (à partir des exemples turkmène, kirghize et iakoute) Carole Ferret

En guise de conclusion

L’identité, une question de définition Carole Ferret

Notes de recherche

L’identité ethnique et la politique d’intégration sociale au Kazakhstan Sanat Kuškumbaev

Identité nationale et gestion du fait minoritaire en Asie centrale : analyse des affrontements interethniques d’Och en juin 2010 Bayram Balci

Islam and Secular State in Uzbekistan: State Control of Religion and its Implications for the Understanding of Secularity Henrik Ohlsson

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Comptes-rendus de lecture

Pierre Leriche et Chakirjan Pidaev, Termez sur Oxus. Cité-capitale d’Asie centrale IFEAC, Maisonneuve et Larose [Publication AURORHE n° 3], 2008, 163 p. et XVI pl. Johanna Lhuillier

Sébastien Peyrouse, Turkménistan. Un destin au carrefour des empires Paris, Belin, La documentation française [Asie Plurielle], 2007, 184 p. Élise Luneau

Arne Haugen, The Establishment of National Republics in Soviet New York, Palgrave Macmillan, 2003, 280 p. Asal Khamraeva-Aubert

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Transcription & translittération

1) Les ethnonymes, les toponymes les plus courants, les noms des personnages historiques les plus célèbres ainsi que quelques mots usités dans les études centrasiatiques sont écrits en transcription simplifiée, éventuellement accordés en genre et en nombre. Nous avons opté de préférence pour une transcription francisée, sauf quand l’usage majoritaire était différent. 2) Les mots non usités, les toponymes plus rares, les noms de personnes et tous les noms d’auteurs sont écrits en translittération d'après les tableaux suivants. Les noms communs translittérés s'écrivent en italique et restent invariables. Ils peuvent être suivis, à la première occurrence, de leur traduction en français entre guillemets anglais. 3) Les mots des langues actuellement écrites en alphabet latin (ouzbek, azéri, par exemple) conservent, lorsque le contexte l’y autorise, leur orthographe en vigueur.

Table de translittération pour les caractères arabes, persans et turc tchagataï

Ce système correspond à la translittération Arabica (norme DIN-31635), à laquelle ont été ajoutées quelques lettres pour le persan et le turc tchagataï.

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Voyelles courtes

Table de translittération du cyrillique en alphabet latin

Ce système s'inspire de la norme ISO 9 de 1995, avec certaines simplifications pour les langues non slaves.

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alt. altaïen az. azéri bach. bachkir bou. bouriate iak. iakoute kal. kalmouk kar. karatchaï-balkar kara. karakalpak kaz. kazakh kha. khakasse kir. kirghize koum. koumyk nog. nogaï ouïg. ouïghour ouz. ouzbek tadj. tadjik tat. tatar touv. touva turkm. turkmène

Autres conventions

Les guillemets français (« ») encadrent les citations et les paroles en discours direct. Les guillemets anglais (“ ”) encadrent les traductions littérales des mots ou expressions en langue étrangère, les tours particuliers, familiers, jugés peu appropriés, avec lesquels l'auteur prend une certaine distance, ou encore ils se placent à l'intérieur d'une citation encadrée par des guillemets français. L'italique signale les mots laissés dans la langue originale, les mots qui se désignent eux-mêmes et les titres des ouvrages.

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Abréviations

Pour les archives :

CGA Central’nyj gosudarstvennyj arhiv respubliki Uzbekistan / O’zbek Respublikasi Markaziy RUZ Davlat Arxivi “Archives centrales d’État de la République d’Ouzbékistan”

RGVIA Rossijskij gosudarstvennyj voenno-istoričeskij arhiv “Archives d’État historiques et militaires de la Russie”

AVPRI Arhiv vnešnej politiki Rossijskoj imperii “Archives de la politique extérieure de l’empire de Russie”

f. fond “fonds”

op. opis’ “inventaire, registre”

d. delo “dossier ”

č. čast’ “partie”

l. list “folio”

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Avant-propos

Bayram Balci

1 Quand les Cahiers d’Asie centrale ont vu le jour en 1995 au sein de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale, l’édition et la publication de cette revue, la seule de langue française consacrée exclusivement à l’Asie centrale, étaient soumises à d’autres difficultés et aléas de réalisation que ceux d’aujourd’hui. Les mutations technologiques, la communication par email, Internet ont révolutionné notre façon de travailler à cette production scientifique entre Tachkent et la France. Les Cahiers d’Asie centrale ont su s’adapter et relever les défis technologiques, mais les « têtes chercheuses » ont conservé intacts leur soif de connaissance, leur enthousiasme à partager, leur esprit critique et analytique pour atteindre nos objectifs communs.

2 D’aucuns gardent en mémoire l’acharnement de Pierre Chuvin, fondateur et premier directeur de publication de notre revue, à transmettre les premiers articles par fax. Depuis, la révolution Internet nous a délivrés des caprices de la poste et du fax. Y compris dans les villages les plus reculés du fin fond de l’Asie centrale, le réseau mondial a libéré la parole et le dialogue social, tant au niveau des sociétés locales qu’internationales, et permet aujourd’hui aux chercheurs d’exercer leur métier avec plus de facilité et une plus grande réactivité. Les Cahiers d’Asie centrale ont suivi cette accélération de l’histoire et proposent les recherches de l’Institut en ligne, depuis avril 2009, grâce à Carole Ferret. Cette mise à disposition de nos travaux, sur revues.org, l’un des plus importants portails de revues francophones en sciences humaines et sociales, offre à notre revue une bien plus grande visibilité, avec une fréquentation croissante de 2 000 à 3 800 visiteurs par mois depuis mai 2009. L’objectif à moyen terme est d’intégrer au site internet de la revue les autres publications de l’IFEAC, notamment les dictionnaires ouzbek, kirghize et tadjik, ce à quoi s’emploie déjà Ulugbek Mansourov, notre administrateur du site et bibliothécaire chevronné de la maison.

3 En termes de champs d’études, tant géographiques que disciplinaires, les Cahiers d’Asie centrale ont également réussi à faire preuve d’ouverture et de pluralisme, au prix d’efforts constants. Ainsi, support accompagnateur de l’IFEAC dont l’espace de recherche s’étend des cinq républiques issues de l’URSS aux marges tatares, ouïgoures et afghanes de la zone, les Cahiers d’Asie centrale ont consacré des dossiers spéciaux à toutes ces régions, bien que de manière inégale. Depuis le premier numéro – consacré

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aux liens historiques, politiques et spirituels entre l’Inde et l’Asie centrale –, jusqu’au présent numéro, qui explore les identités, en passant par les volumes relatifs aux montagnards et aux Karakalpaks, la revue reste fidèle à sa vocation initiale : étudier l’ensemble de l’Asie centrale dans toutes ses différences et spécificités, depuis son lointain passé jusqu’à nos jours.

4 La pluridisciplinarité, ou plutôt l’interdisciplinarité, indispensable pour comprendre une région aussi complexe et aussi vaste que l’Asie centrale, constitue un des fils conducteurs de la ligne éditoriale de notre revue et de la stratégie du centre de recherche dont elle dépend. La lecture des tables de matières des vingt numéros déjà publiés montre toute la variété et la diversité des sciences humaines et sociales, qui ont été sollicitées pour donner un éclairage nouveau, à la fois solide et original des réalités de l’Asie centrale. Si certaines disciplines phares prévalent et mènent le jeu, notamment l’anthropologie et l’histoire, c’est moins le fait d’une politique éditoriale dirigée en ce sens que du besoin impérieux de combler des lacunes quant à notre niveau de connaissances antérieur de la zone.

5 Née dans les locaux de l’IFEAC, la revue est depuis toujours la voix de notre institut, dont elle demeure le principal support de publication. Cela ne nous a pas empêchés, chaque fois que possible, d’associer à sa réalisation et à sa gestion d’autres chercheurs et unités de recherche, en France et ailleurs, travaillant sur l’Asie centrale ou des espaces géographiques proches ou pertinents pour son étude : le monde russe, le monde turc, le monde iranien, le monde indien, et le monde musulman au sens large. C’est dans ce cadre d’ouverture que nous avons récemment réorganisé le comité de rédaction et le comité scientifique international. De même, c’est pour répondre à cet esprit d’ouverture que le numéro précédent, « Le Turkestan russe : une colonie comme les autres ? », a été confié pour tout le travail de coordination éditoriale à des chercheurs extérieurs à l’IFEAC. Nous espérons que cette tendance se confirmera dans l’avenir.

6 Le présent numéro, initié par Arnaud Ruffier, pensionnaire scientifique de l’IFEAC de 2006 à 2009, devait être un numéro simple, allégé, et non double, comme le sont la plupart des Cahiers d’Asie centrale. Toutefois, l’intérêt suscité par le sujet et la profusion de contributions reçues nous invitent à consacrer un numéro double (19-20) à la délicate question des identités, qui ne peut être réduite et doit s’exprimer dans sa globalité. Cette tâche ardue a été rendue possible grâce au travail collectif d’Arnaud Ruffier et Carole Ferret, notre actuelle rédactrice en chef. Le thème central de ce volume reste d’une permanente actualité dans toutes les républiques centrasiatiques qui ne cessent de s’interroger sur elles-mêmes, sur leur rapport au monde, à commencer par les États voisins, et sur la façon de concevoir leur place et leur rang dans un environnement de plus en plus mondialisé. Une fois encore, histoire et anthropologie éclairent un pan entier de la réalité centrasiatique, retraçant l’histoire des identités dans toute l’Asie centrale, expliquant le rôle des États dans leur construction tant durant la période soviétique que contemporaine, sans oublier l’observation du fait minoritaire et des différentes dynamiques qui participent à la construction et à l’évolution de ces identités.

7 Fidèle à sa tradition d’alternance entre monde ancien et monde contemporain, notre revue consacrera son prochain volume à une discipline fondamentale pour la compréhension de la formation de l’Asie centrale, l’archéologie. Ce numéro sera le reflet du dynamisme de la recherche archéologique française en Asie centrale, une

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réussite qui a bénéficié d’une longue coopération entre l’IFEAC, la commission des fouilles du Ministère des affaires étrangères et les missions archéologiques françaises présentes sur le terrain. Enfin, le volume suivant englobera le passé et le présent dans un dossier central qui examinera les conceptions centrasiatiques des âges de la vie.

AUTEUR

BAYRAM BALCI Directeur de l’IFEAC

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Introduction

Arnaud Ruffier

1 L’Asie centrale, espace de rencontre des grandes cultures indienne, grecque, persane, arabe, turque, mongole, chinoise et russe, ainsi que des religions zoroastrienne, bouddhiste, juive, chrétienne, musulmane et chamaniste, a développé au cours de son histoire une grammaire de civilisation spécifique, faisant dialoguer des éléments propres à ces différents héritages. Aujourd’hui, l’islam sunnite centrasiatique, concepteur du soufisme confrérique et de la tradition juridique d’al Boukhari, mais également la musique boukhariote du maqom, comme hier les grandes découvertes mathématiques, astronomiques et médicales d’Avicenne, d’Ulug beg et d’al Khorezmi, les sculptures gréco-bouddhiques du Gandhāra, les prodiges de l’architecture timouride, les merveilles de la miniature et des céramiques de Samarcande, portent un peu de cette culture de tolérance et d’ouverture à travers l’ensemble du monde. La richesse de cette civilisation métissée se retrouve derrière l’identité de chaque personne qui l’habite et respecte la diversité des héritages culturels, l’écoute de l’autre et l’acceptation de la différence. Ces caractéristiques ont pu être mises à mal au cours d’une histoire politique mouvementée, dans cette région qui a vu se succéder les invasions. D’où l’existence de périodes où se développe une certaine méfiance vis-à-vis de l’étranger. Cependant l’histoire récente des indépendances dans l’Asie centrale postsoviétique, malgré les dangers d’une terrible crise économique, la montée de mouvements extrémistes et la bien trop lente transition démocratique, a montré que ces sociétés pouvaient se prémunir contre les dangers de la guerre, qui a meurtri le Tadjikistan et ensanglanté l’Afghanistan voisin, victime d’une des plus désastreuses ingérences des puissances de la guerre froide.

2 Ce sont certaines facettes des identités centrasiatiques que nous nous proposons d’étudier. Les travaux réunis ici se placent dans une perspective (et une tentative) d’objectivisation des processus de construction de l’identité en Asie centrale. Une telle démarche, si elle n’est pas productrice d’identité, peut néanmoins entraîner, nous l’espérons, une dédramatisation des agencements identitaires, dans une phase d’intense construction des nationalismes par des États nouvellement indépendants. Démontrer les caractéristiques communes de la construction identitaire permet non seulement de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la construction des identités,

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mais également de rendre l’autre moins différent. L’histoire, et particulièrement l’histoire européenne, a montré que les nationalismes sans garde-fou étaient porteurs, au même titre que d’autres formes d’identification, de haine meurtrière. La construction européenne, mais également l’histoire interne de l’Union soviétique ou de l’Afghanistan avant la guerre ont fait la démonstration qu’il était possible d’échapper à ces haines lorsqu’un certain degré d’intégration culturelle, économique, politique et militaire pouvait être atteint. Une méta-identité commune pouvait même naître de cette intégration, sans toutefois nier les spécificités nationales ou ethniques minoritaires.

3 Une telle logique d’ouverture sur l’autre est, semble-t-il, non seulement rendu possible sur la base d’un principe idéel humaniste, mais aussi renforcé par la connaissance et le partage d’éléments culturels communs. Ces éléments – et l’histoire de la construction de l’identité en est un – sont autant d’interfaces qui rendent l’autre en partie semblable.

4 Cet ensemble d’articles présente l’intérêt de sortir le chercheur individuel de l’enfermement dans lequel l’entraîne son étude d’une culture et d’une société données, voire d’un seul aspect de celles-ci.

5 Connaissant l’impact des recherches en sciences sociales sur la construction identitaire des États-nations modernes, on ne peut que songer à l’urgence d’une telle démarche heuristique. Ainsi, notre étude de la formation des identités nous montre justement que celles-ci se construisent les unes par rapport aux autres, qu'elles sont le fruit d’histoires partagées et d'une coexistence plus ou moins pacifique. Si connaître une identité, c’est connaître une société, c’est également connaître les sociétés qui l’entourent et qui façonnent les différences et les similitudes mises en exergue dans la définition de soi par rapport à l’autre. Nous pouvons ainsi dresser une liste des modes d’identification par oppositions, portant sur telle ou telle forme d’artefacts culturels et d’archétypes comportementaux. Cette approche procède d’une méthodologie par tâtonnement et représente une étape dans la constitution d’un savoir scientifique sur la question.

6 Dans tous les cas de figure, la diversité des approches tout autant que des objets est là pour montrer que les méthodologies utilisées et les résultats obtenus se complètent et permettent de dégager certaines séries récurrentes et des conclusions sur la spécificité des identités centrasiatiques.

7 Chacune des sociétés étudiées est marquée par une phase de sortie du communisme qu'on peut appeler postsoviétisme. Une méta-identité soviétique et communiste (censée ne connaître aucune frontière) a laissé place à une diversité d’États, certes interdépendants dans les faits mais également indépendants dans leur forme, se donnant pour tâche de construire leur identité sur les bases d’un héritage propre, d’une culture et d'une histoire spécifiques, en rapport avec leur souveraineté. Il s’agit donc, pour ces États, de refonder un sentiment d’appartenance communautaire unificateur. Dans ce contexte, la définition essentialiste de l’identité nationale prévalant au sein de l’Union soviétique ne semble plus suffisante pour les États constructeurs d’identité, même si, dans les discours officiels, c’est encore elle qui domine.

8 Dans les sociétés postsoviétiques, l'idée essentialiste d’un ethnos (rus. ètnos) préexistant à la nation politique et justifiant ses frontières, se teinte du romantisme de l’âme nationale qu’il s’agit de faire vivre. Cette métaphore conçoit, dès lors, l’identité comme un donné vivant capable de se transformer. Le rôle historique de l’État est perçu

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comme un moteur de l’identification nationale, tout autant que les données culturelles qui, dans la doxa soviétique, faisaient de l’identité-ethnos une donnée quasi ahistorique et apolitique.

9 Les gouvernants aux commandes de la fabrique identitaire ne sauraient être habités par la seule foi identitaire nationaliste essentialiste, mais également par une téléologie de l’action de type constructiviste. Le débat entre constructivistes et ex-essentialistes semble donc, ici, bien creux et n’opposer finalement que des historiens objectivistes et rationalistes à leurs collègues tout autant si ce n’est plus objectivistes, mais habités par l’amour de leur identité et prompts, ce faisant, à engager le débat historique sur le terrain des sentiments. On ne trouve ainsi plus personne pour expliquer que la nation est née d’un processus économique et linguistique accompagné par la centralité soviétique. En revanche, des débats acharnés vont porter sur la date d’apparition du sentiment communautaire tel qu’il existe aujourd’hui et sur la forme de celui-ci. Pour certains, ce sentiment remonte à bien avant la soviétisation, pour d’autres, il lui coïncide. Un débat sur ces questions se fait jour au sein des instituts d’histoire, ainsi que parmi les chercheurs occidentaux.

10 Une confédération de tribus peut-elle être porteuse d’une identité nationale, d’un « vouloir vivre ensemble » comme le décrit Ernest Renan ? Certes, les anciennes divisions identitaires des confédérations tribales centrasiatiques en “centaines” ou “parties”, termes filant la métaphore militaire, peuvent paraître quelque peu éloignées de « l’âme de la nation » ou du « vouloir vivre ensemble ». Pourtant ces catégories n’ont-elles pas homogénéisé et soudé des identités communautaires politiquement centralisées autour de dynasties, tout autant que les identités basées sur l’écriture d’une histoire communautaire nationale, comme ce fut le cas dans les États-nations européens du XIXe siècle et ce, par des procédés techniques autres que la cartographie politique de la communauté et qui pouvaient être, par exemple, l’écriture d’épopées ?

11 On le voit, les formes identitaires ont été amenées à se transformer au cours des siècles, parfois très rapidement (lors de la révolution bolchévique ou après les indépendances), chaque âge réclamant sa période d’oubli, plus ou moins réussi, du type précédant et nourrissant ses propres contestations, basées sur les contradictions culturelles internes des typologies mises en œuvre et sur des luttes partisanes promptes à s’emparer de la discussion identitaire pour asseoir une légitimité.

12 C’est durant la période soviétique que l’idée d’ethnos put faire son chemin. Bien que paradoxalement émise par les artisans mêmes de la soviétisation, elle répondait à des communautés angoissées par la perspective de la dissolution de leur identité dans l’ensemble soviétique. L’ethnos faisait sens pour des partisans de la défense d’une identité portée par des communautés, elles-mêmes en partie dessaisies de l’État et de son appui idéologique et matériel constructiviste. Cette idée d’ethnos constituait une protection face à la disparition dans l’ensemble soviétique. Ainsi, s'il existait un ethnos national, celui-ci ne pouvait pas disparaître !

13 Certains traits culturels étaient valorisés, d’autres dévalorisés, au regard de la “modernité soviétique”. Seuls les artefacts culturels considérés comme compatibles avec l’ethnos soviétique étaient autorisés à se développer. Par ailleurs, en sacralisant certains motifs anciens, l'ethnos empêchait ceux-ci de se transformer, proposant comme alternative la pratique du “saut” par l’adoption de la modernité soviétique. La mise en place d’un ethnos soviétique s’inscrivait donc en articulation avec la

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construction des ethnos nationaux centrasiatiques tout en leur restant, pour partie, étranger.

14 Après les indépendances, les stratégies de construction identitaire ne seront pas les mêmes selon les États. Certains ont choisi de rompre avec le passé commun soviétique. D’autres ont conservé plusieurs de ses emblèmes. L’indépendance s’avère correspondre à une phase commune de reconstruction de soi sur la base d’une différenciation poussée à l’extrême avec le voisin. Les stéréotypes de la différenciation sont souvent mis en avant, en oblitérant les éléments d’identité culturelle communs. Des processus de surenchère nationaliste ont pu être remarqués dans l’ensemble de ces pays, aboutissant parfois à une phase d’isolation presque totale de la société à l’égard du reste du monde et des pays voisins.

15 La redéfinition des types identitaires soviétiques a, par ailleurs, conduit à une transformation du choix des artefacts culturels manifestant les identités nationales. Si la langue et les éléments de folklore sont restés importants dans la caractérisation du “nous”, des pans d’histoire nationale ont été réécrits avec la mise en avant de héros tutélaires, la valorisation de nouvelles séquences historiques permettant d’exalter le patriotisme communautaire, autant d’éléments constitutifs d’une identité nationale. Certains ont réévalué l’importance de développer une culture nationale issue de la modernité technologique et historique (cinéma, poésie ou musique) afin d’échapper à la folklorisation des artefacts culturels nationaux qui avait prévalu lors de la période soviétique. Pour autant, un passé culturel national et soviétique est également accepté comme faisant partie de l’héritage, même si celui-ci fait l’objet d’un tri méticuleux et peut être parfois totalement remis en cause.

16 Tandis que la langue est restée pour toutes les nations le socle de l’identité, les Ouzbeks ont, eux, revalorisé leur patrimoine architectural tandis que les , les Kirghizes et les Turkmènes ont développé le sentiment et la fierté de l’appartenance à une culture nomade et tribale. Ce mode de différenciation, quelque peu arbitraire, existait déjà durant la période soviétique.

17 Dans cette redécouverte de soi et de son histoire, une première phase a débouché sur un travail intense visant à se différencier, à se distinguer de son voisin. Une deuxième phase, qui ne fait que commencer mais est la conséquence logique de la première, met en lumière une histoire et un patrimoine culturel communs. Tous ces peuples ont connu un brassage et perçoivent dans leur culture des éléments plus ou moins forts du passé nomade et tribal. Tous sont réunis par la même religion, l’islam sunnite. Les musiques et les cuisines semblent se jouer des frontières, même si elles dessinent dans leurs nuances des ensembles assez homogènes.

18 En choisissant un héros tutélaire de l’identité nationale non ouzbek, le barlas1 Amir Timour (Tamerlan), le gouvernement ouzbek met l’accent sur une ascendance turcique et mongole commune aux peuples nomades centrasiatiques. Si ce choix peut sembler contestable à cause du caractère belliqueux du personnage, il représente néanmoins, pour les Ouzbeks, un moyen de sortir d’une identification au seul confédéralisme tribal, sur un territoire où celui-ci est loin de regrouper l’ensemble de la population. De même, en relevant un monument du patrimoine timouride, le mausolée de Turkestan, les Kazakhs retrouvent une “racine” architecturale, politique et religieuse commune avec leurs voisins sédentaires ouzbeks et tadjiks. Après s’être disputé le maqom, Samarcande et Boukhara, les Ouzbeks et les Tadjiks en feront peut-être des objets de fierté et d’appartenance commune. Les clivages linguistiques et les différends issus d’une

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histoire de conflits parfois douloureuse sont ici surmontés, car ils ne sont plus considérés comme indépassables. L’identité soviétique, ou du moins certains de ses éléments est également remise au goût du jour par les acteurs de la construction identitaire quand il s’agit de retrouver un langage commun, celui de la non confrontation et de l’alliance. Fête de la victoire, fête des femmes, jours du concours KVN2 etc., sont autant de signaux identitaires de ralliement. Des célébrations replacées au premier plan du calendrier festif, comme celle de Navrouz, rassemblent également les peuples d’Asie centrale et les assimilent à la culture de leurs voisins afghans ou iraniens.

19 La liste des artefacts de l’héritage commun est sans fin, et seuls certains traits distinctifs propres peuvent permettre la distinction. Par ailleurs, l’industrialisation et l’urbanisation atténuent les clivages culturels profonds séparant nomades tribalisés et sédentaires détribalisés. Enfin, si les ouzbèkophones se rapprochent volontiers des persanophones sédentaires, certains maîtrisent également parfaitement des éléments de la culture nomade, étant eux-mêmes issus de peuples nomades ou semi-nomades.

20 La connaissance, voire la redécouverte de ce passé va poser une question au moment des indépendances et de l’abandon de l’identité soviétique : comment développer une nouvelle identité compatible avec la modernité sans retomber dans un passé datant de plus d’un siècle, antérieur, pour cette zone, à la révolution industrielle ? Il s’agit bien là d’un travail de redécouverte de soi, d’une réécriture globale, progressive et méticuleuse, et d'une réinterprétation de la tradition dans une terminologie compatible avec la modernité des nouveaux États. Des traditions anciennes ne sont plus conçues comme représentant le passé, mais se remettent à vivre dans l’imaginaire sous des formes modernes. Certaines n’avaient été conservées que dans la mémoire des anciens : tel pèlerinage, telle musique, tel manuscrit enfermé et caché.

21 Ce processus ne va pas sans susciter des inquiétudes profondes de la part des gouvernants et des populations elles-mêmes. Peut-on réellement rendre compatibles des éléments identitaires qui avaient jusqu’alors été soigneusement distingués et opposés par la matrice identitaire soviétique, tels modernité et culture populaire indigène, féminisme et religion, mouvements de résistance anticoloniaux et bolchévisme ?

22 Ce phénomène de reconstruction de soi concerne l’ensemble de l’ex-URSS et peut-être, au premier chef, les Russes. On voit toute une gamme de comportements apparaître, des partis pris issus tout autant des think tanks présidentiels que des discussions du commun, réévaluer, remettre au goût du jour tel ou tel élément de la culture partagée.

23 Dans les zones de brassage ethnique que constituent les régions frontalières ou les grandes capitales, une lingua franca identitaire commune se doit de rassembler pour ne pas opposer, laissant apparaître des cultures métisses. Les interactions entre les formes culturelles valorisées par le pouvoir, l’actualité internationale, les stratégies partisanes de chacun font bouger les frontières du comportement et de l’identification.

24 Enfin, une donnée non négligeable du contexte de transformation identitaire est celui de la crise économique et de l’état de la société à la fin de la période soviétique. Sur ce plan, on a assisté à une très forte anomie sociale aux niveaux national et communautaire, consécutive aux différentes formes de dépérissement de l’État de droit soviétique et postsoviétique, compensée par une très forte valorisation des comportements et échanges en réseau. Chacun survalorise un réseau par rapport à son groupe de voisins. Une véritable peur de l’autre existe, qui sans doute a trouvé sa

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source dans un système de délation étatique plus ou moins arbitraire et dans un mode de survie grâce à l’économie parallèle.

25 L’État construit sur un usage intensif d’une propagande non réaliste a produit un effet en retour de désillusion face au réel communautaire. La présentation de la réalité n’étant pas la réalité, les fruits du communisme tardant à arriver pour tous à égalité, les individus se sont mis à ne plus croire les discours de l’État sur l’État et la communauté nationale.

26 Avec les indépendances, un travail de reconstruction du fait communautaire a dû se mettre en place et sans doute a-t-on conservé une certaine forme de propagande dans la mise en scène du bien-être communautaire apporté par l’État. Cette réinvention de la croyance communautaire à laquelle on assiste passe à la fois par une pratique plus équilibrée du discours, par des réalisations apportées par la communauté à l’individu et, en même temps, par une revalorisation dans le discours officiel des pratiques individualistes, marchandes et de réseau.

27 Certaines études du présent volume (particulièrement celles d’Ariane Zevaco, Amantur Žaparov, Bayram Balci, Carole Ferret, Antoine Buisson et Nafisa Khusenova) montrent également, malheureusement, que ce travail de reconstruction identitaire réalisé par les États indépendants et certains des acteurs politiques de ces pays revêt parfois des formes qui pourraient s’avérer extrêmement dangereuses : ce sont celles, bien connues, des régimes racistes. Ainsi, certains promoteurs de l’identité ont employé, au nom d’arguments pseudo-scientifiques, des notions de pureté et de supériorité du groupe ethnique à travers des séquences sémantiques portant sur de prétendues races (voir les articles qui évoquent “l’aryanité” des Tadjiks ou l’identification aux races de chevaux). Dans la même logique, une prétendue pureté des styles musicaux dits nationaux a été associée à la “pureté religieuse et sentimentale” dont ces artefacts sont porteurs. “Pureté de la race”, “pureté des sentiments”, “pureté des styles musicaux” ont donc quelquefois été associées, mélangées dans la fabrique identitaire pour disqualifier l’autre, la minorité, la rabaisser au rang de “sous-culture” ou de culture “impure”. Comme le montre la recherche en cours de Bayram Balci, ce type de construction identitaire niant les droits des minorités n’est peut-être pas étranger à la tragédie des pogroms anti-ouzbeks qui ont eu lieu dans la ville d’Och au printemps 2010.

28 À travers ces études, en plaçant les processus en cours dans une perspective historique, nous tenterons de répondre à la question suivante : quelles furent les conséquences de la disparition de l'URSS sur les identités des individus et des groupes centrasiatiques, étant donné que sa fin s'est accompagnée de plusieurs mutations dans le domaine des pratiques politiques, religieuses, économiques et culturelles ? Prolongeant la tradition impériale russe, l’URSS a favorisé le développement de quatre niveaux d’identification communautaires imbriqués, que nous essayerons de décrire plus précisément : • le niveau ethnique national (la nation), • ethnique minoritaire (toute ethnie est une minorité au sein de l’ensemble soviétique), • infra-ethnique (religieux, linguistique, corporatiste, local), • supra-ethnique (appartenance soviétique, religieuse, partisane).

29 Il existe, chez les acteurs en interaction, un jeu permanent entre ces différents niveaux d’identification, dont certains se recoupent partiellement. Cette imbrication identitaire correspond à un imaginaire qui nous est en partie étranger. En quoi se rattache-t-il à l’inclusion au sein d’un empire, à une tradition soviétique et communiste d’ingénierie sociale ? Cet imaginaire est-il en train de se modifier avec les indépendances, les

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tentatives de passage à l’économie de marché, la fin du parti unique ? Existe-il des formes d’identification occultées par les doctrines officielles ?

30 Il s’agira, dans ce cadre, de comprendre l’évolution des formes d’identification à travers l’histoire. Pour ce faire, nous essayerons, dans un premier temps, de reconstituer certaines formes d’identification. L'article de Valerij Germanov porte, ainsi, sur les interactions identitaires au sein de l’émirat de Boukhara ; celui de Sergej Abašin, sur un village de la vallée de Ferghana avant la soviétisation. Et Jeanine Daǧyeli décrit la constitution d’identités basées sur le métier, en étudiant les chartes d’artisans centrasiatiques.

31 Une deuxième partie traite des conséquences des politiques étatiques de soviétisation et de désoviétisation sur la construction identitaire aux niveaux collectif, national et minoritaire. Ces articles portent sur l’analyse du rôle de l’État dans la construction des identités et examinent les stratégies mises en œuvre par cet acteur. Nous tenterons ainsi de comprendre dans quelle mesure la transformation des formes d’organisation et de légitimation de l’État joue un rôle dans la fabrication des identités, au niveau tant de la communauté nationale que des groupes minoritaires. Le rôle joué par les États sur les modes d’identification sera ainsi envisagé à travers les exemples tadjik (Antoine Buisson et Nafisa Husenova) et ouzbek (Arnaud Ruffier).

32 Les modalités de cette transition seront examinées sous l’angle de la promotion et des choix identitaires. Peut-on voir une coïncidence entre les discours nationalistes, les agencements identitaires internes aux nations indépendantes et différentes formes de légitimation ? Existe-t-il une continuité ou des divergences par rapport à la période soviétique ?

33 Nous verrons que l’indépendance n’implique pas nécessairement une amplification du nationalisme, l’identité nationale pouvant être remise en cause du fait même de cette indépendance au profit d’identités locales partisanes. Ces désintégrations du fait identitaire national devant des identités communautaires locales partisanes ou des seules solidarités en réseau peuvent avoir pour triste conséquence le risque de guerre civile. Elles semblent être le fruit tant d’une faiblesse de la construction identitaire nationale que de l’absence de principes pouvant fonder le sentiment d’appartenance commune au sein d’un État de droit.

34 Alessandro Monsutti étudie ainsi les conséquences de la guerre civile et de la déliquescence de l’État en Afghanistan sur l’émergence de nouvelles identités, issues des interactions entre acteurs locaux et internationaux. Assiste-t-on alors à la disparition des identités antérieures et à la construction d’identités de guerre ? Ces identités sont-elles neutres dans le conflit qui se joue, ou engagent-elles plus avant la société dans la violence ? Seront plus particulièrement examinées dans ce cadre les solidarités en réseau construites au sein de la communauté hazara.

35 Dans une troisième partie, nous analyserons les identités sous l’angle de la transformation du statut des minorités en Asie centrale. Olivier Ferrando traite de la question minoritaire dans la vallée de Ferghana, à partir de deux exemples croisés de déplacements de populations, dans les années 1950 et 1990, à l’intérieur de cette vallée partagée entre trois pays, où cohabitent Ouzbeks, Tadjiks et Kirghizes. Yves-Marie Davenel aborde le cas de la minorité tatare du Kazakhstan. À titre comparatif, Gilles Riaux examine l’histoire de l’identification des Azéris d’Iran et Bayram Balci étudie les

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conséquences identitaires de la politique de l’État azéri vis-à-vis de ses communautés expatriées.

36 Nous envisagerons ensuite la question des transformations identitaires sous un angle plus local. Cette démarche nous permettra d’évaluer l’effectivité des politiques mises en œuvre au vu de la résistance du tissu social local. Ces politiques créent des effets de retour ou “effets de boucle” – où l’acteur joue avec les catégorisations en place – tels que ceux décrits par Ian Hacking. Ainsi seront appréhendées des pratiques visant à promouvoir une identité collective de quartier dans la ville de Samarcande (Christilla Marteau D’Autry), la situation d’un quartier lié à un complexe industriel en reconversion : l’usine aéronautique de Tachkent (Mathieu Lembrez), l’évolution des formes d’identification des pasteurs nomades de la vallée de Naryn (Amantur Žaparov), les dynamiques d’un réseau de solidarité politico-économique au Kirghizstan (Boris Pétric).

37 Pour finir, nous scruterons le rôle des artefacts culturels dans l’élaboration des identités communautaires ou nationales. Deux articles portant sur la production musicale en Asie centrale, écrits par Jean During et Ariane Zevaco, qui analyse plus précisément l’inscription d’un répertoire musical (le falak) dans l’identité nationale tadjike, nous permettront d’envisager la musique comme un facteur puissant d’identification, susceptible de se modifier dans le temps et dont les logiques de développement peuvent correspondre aux logiques politiques étatiques de promotion identitaire. Enfin Carole Ferret montre que la construction des ethnies peut parfois s’accompagner d’attributs inattendus, tels que l’invention de races de chevaux, à partir des exemples kirghize, iakoute et turkmène.

38 Les questions identitaires sont particulièrement aiguës dans la zone étudiée, car le pouvoir soviétique a développé une pratique singulière, rattachant les identités nationales à une culture matérielle déterminée, renvoyant à des critères précis voire exclusifs. Cette conception ressort au paradigme qui voit l’identité comme un processus ayant sa logique propre, sans prêter attention à la dimension relationnelle, pourtant au cœur de la construction identitaire.

NOTES

1. Barlas : tribu n’appartenant pas à la confédération politique ouzbèke, mais culturellement proche d’elle. 2. KVN (Klub vesëlyh i nahodčivyh) : concours d’humour populaire à base de sketches, blagues et improvisation, principalement parmi les étudiants, créé dans les années 1960 en URSS.

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Éléments d’histoire identitaire de l’Asie centrale

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Éléments d’histoire de quelques groupes ethniques de l’oasis du Zeravchan dans le contexte politique du khanat de Boukhara et de l’empire de Russie1 Aspects of the history of some ethnic groups in the Zeravshan oasis in the political context of the Khanate of Bukhara and the Russian Empire

Valerij Germanov Traduction : Vanessa Balci et Carole Ferret

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du russe par Vanessa Balci et Carole Ferret

1 L’oasis du Zeravchan s’étire, depuis le village de Širin-Hatyn, sur toute la longueur du fleuve Zeravchan et même au-delà puisque, englobant les territoires de Boukhara, elle va jusqu’au lac de Karakul, dans lequel se jetait autrefois le fleuve. Celui-ci arrose les arrondissements de Pendjikent, Samarcande et Kattakurgan dans le district de Zeravchan et, dans les possessions de Boukhara, les principautés des beys de Hatynšin, Kermin et huit tumen “districts”, Boukhara et ses environs, le district de Ziuddin et les localités de Karakul. L’oasis du Zeravchan couvre près de 83,17 miles carrés [133,8 km²]. L’île de Miankal, qui est située au point de bifurcation du fleuve entre l’Ak-Daria et le Kara-Daria et mesure 95 verstes sur 10 [soit 101 km sur 11], est l’endroit le plus fertile de la vallée. Sur son cours supérieur et certains de ses affluents, le Zeravchan permettait aux montagnards de cultiver le blé, mais de manière limitée en raison de ses berges rocailleuses et de l’étroitesse de la vallée (Kostenko, 1880, pp. 5-6).

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2 L’oasis du Zeravchan abrite depuis près de trois siècles le plus puissant État d’Asie centrale, le khanat de Boukhara2. Ce dernier émerge des ruines de l’État des Timourides, conquis, au tournant des XVe et XVIe siècles, par des tribus turcophones venues des steppes du nord et appelées Dachti Kiptchak. Au cours des siècles, plusieurs vagues d’envahisseurs, turcs ou mongols turcisés, se sont déversées dans la steppe. Ces peuples, qui nomadisaient au nord du Syr-Daria dans les grands espaces situés entre les fleuves Oural et Irtych, faisaient partie du royaume du petit-fils de Genghis Khan, Chaybani, et étaient appelés Ouzbeks. Son descendant, Muhammad Chaybani, fut au pouvoir de 1499 à 1510. Il conquit le Khorassan et le Mawarannahr en évinçant les Timourides. La dynastie des Chaybanides se maintint au Mawarannahr tout au long du XVIe siècle.

3 Au début, les Chaybanides établirent leur capitale à Samarcande. Puis ils la transférèrent à Boukhara et leur État commença à porter le nom de khanat de Boukhara. Les conquérants nomades ouzbeks se heurtèrent là à une population sédentaire, divisée en deux groupes : des “Tadjiks”3 et des turcophones, arrivés dans la région bien avant les Ouzbeks et dont le mode de vie était basé sur l’agriculture sédentaire. Une fois installés au sein de la population locale, les conquérants ouzbeks l’ont en partie supplantée, en se mêlant à elle par des mariages mixtes. Une partie significative de la population locale adopta la langue ouzbèke. Après leur arrivée dans le Mawarannahr a commencé un processus de sédentarisation qui se prolongea jusqu’au début du XXe siècle. Abdullah Khan, souverain chaybanide qui régna dans la seconde moitié du XVIe siècle, réussit pour la première fois à unifier dans un seul État le Mawarannahr, le Khorassan, le Khorezm, Tachkent et le Badakhchan. Mais ses conquêtes ne devaient pas durer. Son fils et successeur, Abdulmumin, échoua à maintenir son contrôle sur l’État dont il avait hérité et il fut bientôt assassiné, ce qui mit fin à la dynastie des Chaybanides.

4 Dinmuhammad, de la dynastie des khans gengiskhanides d’Astrakhan, fut proclamé khan. Après la prise d’Astrakhan par Ivan le Terrible, son père et lui avaient trouvé refuge à Boukhara. C’est là que lui-même, descendant de Djötchi, s’était apparenté aux Chaybanides, si bien qu’au début du XVIIe siècle, la dynastie, nouvellement établie, des Astrakhanides régnait sur Boukhara. C’est seulement sous le troisième khan astrakhanide, Imamkuli Khan, que les querelles cessèrent. Cependant, ce dernier avait dû se résigner à perdre des territoires importants comme le Khorezm et une partie significative du Khorassan. Restait encore à lutter contre les nomades au nord de Tachkent.

5 Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, le pouvoir central des Astrakhanides s’écroula. Dans la vallée de Ferghana et dans le bassin du Syr-Daria s’était renforcé le pouvoir des souverains de Kokand, des khodjas locaux avaient affirmé le leur à Tachkent et les régions situées au-delà de l’Amou-Daria tombaient sous le contrôle de l’État rétabli depuis peu en Afghanistan. Le dernier Astrakhanide, Abulfaïzkhan, nomma à la tête de la capitale, au titre d’atalyk4, Muhammedhakimbia, issu de la tribu Mangit, à qui revint en vérité la gestion du khanat. Muhammedrahim, le fils de ce dernier, assassina Abulfaïzkhan et s’assit sur le trône en adoptant le titre d’émir de Boukhara, donnant naissance à la nouvelle dynastie des Mangit.

6 Après sa mort en 1756, le trône revint à son oncle Danialbi. Son règne et celui de son fils et successeur Shah Murad (1785-1800) coïncidèrent avec le renforcement de l’émirat de Boukhara. Shah Murad sortit vainqueur des guerres contre l’Iran et l’Afghanistan. Mais

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l’émir suivant, Khaïdar (1800-1826), échoua à poursuivre la politique de son père. Le règne de l’émir Nasrullah (1826-1860) fut marqué par des guerres incessantes contre les khanats de Khiva et Kokand – qui s’était reconstitué – pour le contrôle de Merv, Tchardjoou, Ura-Tûbe et Khodjent. Nasrullah réussit à soumettre la région de Chakhrisabz, au bout de la 32e campagne. Au milieu du XIXe siècle, les possessions de l’émirat de Boukhara se réduisaient à la seule vallée moyenne et inférieure du fleuve Zeravchan.

7 Durant la quasi-totalité du XVIIe et une large moitié du XVIIIe siècle, sous le règne des Astrakhanides gengiskhanides, le pays demeura morcelé et en proie aux troubles. La paralysie du pouvoir central facilita l’invasion persane, avant l’arrivée de la dynastie ouzbèke des Mangit. La consolidation du pouvoir central fut l’œuvre des seuls représentants de cette dynastie, qui aspiraient à briser l’aristocratie nomade, et elle eut pour résultat que les émirs de Boukhara « durent se priver de certains éléments de démocratie, qui caractérisaient, par exemple, les khans de Khiva, originaires de la tribu ouzbèke des Kungrat, si bien que leurs sujets avaient tendance à les déifier, comme c’était le cas en Perse pour les détenteurs du pouvoir suprême » (Semënov 1954, p. 21). On rétablit la tradition pluricentenaire du culte de la personnalité du souverain, telle qu’elle existait dans la vallée du Zeravchan, autant qu’en témoignent les inscriptions du mont Mug à l’époque sogdienne (Smirnova 1962).

8 Ce phénomène, qui caractérise l’État de Boukhara au XIXe siècle, s’explique par l’importance de la population tadjike dans l’émirat5, ainsi que par la présence d’un grand nombre de Persans chiites, esclaves ou paysans et citadins déportés depuis le nord du Khorassan. Cette composante ethno-confessionnelle iranienne de l’émirat fut ainsi instrumentalisée par le pouvoir central afin de consolider sa propre puissance.

L’arrivée des Persans

9 Les premiers témoignages de la pénétration persane dans la région datent de l’époque achéménide. Ils arrivèrent avec les troupes d’Alexandre le Grand, puis se mélangèrent à celles des conquérants arabes et les suivirent en campagne. Richard Frye rapporte que « dans l’armée de Kutayba ibn Muslim, on comptait beaucoup de Perses, qui s’étaient installés avec des Arabes à Boukhara, Samarcande et dans d’autres villes. Après la chute des Sassanides, ils avaient cherché refuge en Asie centrale pour fuir des Arabes » (1972 [1963], p. 329).

10 La migration des Persans en Asie centrale se poursuivit sous les dynasties samanides et timourides. Alors qu’il était en campagne en Inde, Tamerlan appela de nombreux Persans, qui s’installèrent principalement dans l’oasis du Zeravchan. Il s’agissait pour la plupart de savants, d’astronomes, de poètes, de calligraphes, de musiciens et d’architectes. Tamerlan sut parfaitement utiliser les talents de chacun pour renforcer son pouvoir. Des maîtres d’œuvre éminents, venus de Chiraz et d’Ispahan, participèrent aux grands travaux de l’époque, comme la construction de l’Ak Saraï ou du Gour Emir, monuments dont l’envergure impériale impressionna les contemporains. Ayant quitté l’Iran de façon volontaire ou forcée, les savants et les artistes, une fois définitivement installés dans l’oasis du Zeravchan (ainsi que leurs descendants, qui poursuivirent et développèrent leur œuvre), ont contribué au prestige de l’État qui était devenu leur nouvelle patrie.

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11 En 1740, l’oasis du Zeravchan, au sein des khanats de Boukhara et de Khiva, fut conquise par Nadir Shah, rattachée à l’Iran et beaucoup de Persans s’y installèrent alors. Ultérieurement, un grand nombre de Persans, faits prisonniers ou déplacés de Merv vers Samarcande et Boukhara, se dispersèrent dans toute la vallée. Les déportations se poursuivirent tout au long du XVIIIe siècle et, au début du siècle suivant, Nasrullah Khan créa une armée d’infanterie composée de Persans, d’Afghans et de Tadjiks (Alieva 2001, pp. 123-128).

12 S’appuyer sur des groupes ethniques allogènes est donc une tendance qui, selon l’historien boukhariote du XIXe siècle, A. Doniš, existait du temps de l’émir Nasrullah (1828-1860) qui, à des fins de « consolidation de l’État..., força les chefs de tribus à rester définitivement sur ses terres » (1967, p. 39). Sous les règnes des émirs suivants, Muzaffar (1860-1885) et Abd al-Ahad (1885-1910), les esclaves persans et les khodjas de Džujbar fournissaient au pouvoir le gros des cadres de l’appareil administratif (Semënov 1954 p. 66), alors que « l’élite clanique [ouzbèke] n’était que faiblement représentée dans l’appareil officiel du khanat de Boukhara, en raison de la méfiance qu’elle inspirait à l’émir » (Ivanov 1937, p. 26).

Qui sont les “Ouzbeks” ?

13 Les travaux historiques des premières décennies du XIXe siècle et les archives disponibles montrent que le terme ouzbek, à Boukhara comme dans le khanat de Khiva, n’était utilisé que dans les cas où un Ouzbek était opposé à un représentant d’une autre nationalité comme, par exemple, un Tadjik ou un Karakalpak. Dans tous les autres contextes, le mot ouzbek était remplacé par le nom du segment clanique auquel appartenait la personne en question (Mangit, Kiptchak, Iouz, etc.).

14 Dans les premières décennies du XIXe siècle, le “clan” (rus. rod) ouzbek dans le khanat de Boukhara était une unité non seulement socio-économique, mais également administrative et politique. Parmi les Ouzbeks, le contrôle des impôts, la distribution des privilèges et le recrutement dans l’armée se faisaient exclusivement sur la base de critères claniques. Quelle que fût son importance, chaque clan avait un territoire propre, dans les limites duquel il disposait de tous les avantages économiques possibles. Certains possédaient même des forteresses, pour se protéger des voisins, mais aussi parfois du pouvoir central de l’émir (Ivanov 1937).

15 L’aristocratie tribale ouzbèke formait alors certainement le noyau fondamental de la classe dirigeante mais l’émergence, au sein de l’élite politique, de représentants de minorités nationales, religieuses, de personnes de basse extraction sociale et a fortiori d’esclaves faisait la spécificité de cet État. La centralisation, qui s’y développa relativement rapidement, ne s’accompagna pas d’une lutte contre le féodalisme tribal, centré sur Chakhrisabz, “la rebelle”, patrie des tribus Kenege qui, « pour la plupart, sont restées nomades jusqu’au XVIIIe siècle » (Akhmedov 1985, p. 116) et menaçaient constamment l’ordre établi de Boukhara, “la Noble”.

16 L’absolutisme, le culte de la personnalité du monarque et « l’incroyable centralisation du pouvoir aux mains de l’émir » (Semënov 1954, p. 29), l’emportait à Boukhara sur la tradition tribale turque, plus démocratique. Le besoin impératif de réprimer le séparatisme des nomades féodaux et la méfiance des émirs Mangit à l’égard des élites

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tribales ouzbèkes ont conditionné la composition de l’armée de Boukhara au milieu du XIXe siècle.

17 Cette armée, composée majoritairement de Persans chiites, dirigée par des généraux favoris de l’émir, était hostile à la majeure partie de la population locale, qui n’éprouvait, elle non plus, aucune sympathie à son égard et entretenait en conséquence de bien mauvaises relations avec l’institution et le service militaires. Les “tribus ouzbèkes” qui formaient des cavaleries irrégulières, considéraient comme honteux de servir sous le commandement d’esclaves, ce qui précipitera les défaites écrasantes de l’émirat dans les guerres contre la Russie, en 1866 et 1868.

La conquête coloniale et ses identités fantasmées

18 Bien que le processus de centralisation eût favorisé des conditions propices au développement économique – qui avait débuté à la fin du XVIIIe siècle –, au renforcement de l’État et plus particulièrement du pouvoir central de l’émir, le facteur idéologique revêtait une importance considérable. Le rôle de la religion et de la spiritualité s’était accru de façon extraordinaire et l’islam pesait désormais dans la balance. Certaines élites du khanat se méfiaient de toute innovation importée des civilisations non musulmanes, ce qui entravait l’essor du pays et encourageait une tendance au repli sur soi et à l’isolationnisme. L’émir mangit Muzaffar (1860-1885) fut témoin et partie prenante de l’opposition à l’avancée des Russes au Turkestan. Or cette conquête fut rapide et victorieuse. Au début, elle se concentra sur le khanat de Kokand. Les villes de Turkestan, Aulie-Ata et Tchimkent furent prises en 1864, puis Tachkent en 1865, après d’âpres combats. Les actions militaires qui opposaient les khanats de Kokand et de Boukhara entre eux contribuèrent à la victoire des Russes en Asie centrale, et notamment à la prise de Khodjent et d’Ura-Tûbe. La conquête de ces villes et de Djizak par les Russes en 1866 déclencha le conflit entre le khanat de Boukhara et l’empire russe. Au printemps 1868 débuta une bataille décisive et, en mai, les Russes prirent Samarcande et Kattakurgan.

19 Après la défaite de l’armée boukhariote à Zerabulak, la Russie et Boukhara signèrent, le 23 juin 1868, un accord de paix plaçant le khanat sous protectorat russe. Il stipulait que Boukhara cédait à la Russie les villes de Samarcande et de Kattakurgan ainsi que leurs environs et s’engageait à payer une compensation militaire d’un montant de 500 000 roubles. Il convient ici de noter que, dès le début, l’empire russe a su jouer de l’hétérogénéité ethnoculturelle de l’Asie centrale pour affaiblir l’adversaire.

20 V. V. Radlov, l’un des orientalistes les plus célèbres de l’époque dont les jugements influencèrent directement la politique de l’administration russe, expliquait de façon éloquente : Nous assistons en Asie centrale à une rivalité entre deux éléments : le peuple turk et les musulmans arabo-persans. Malheureusement, les seconds ont pris le dessus et menacent le développement de l’ensemble du pays. Le progrès ne pourrait être possible ici qu’à la seule condition que l’élément turk reçoive le soutien de la civilisation européenne, qui paralyserait la prédominance des musulmans. Cette aide doit venir sans attendre, tant qu’un vent populaire souffle encore dans les steppes. De la même façon qu’en Turquie, le Grec rusé, débrouillard et énergique résiste au Turc malhonnête, paresseux et passif, en Asie centrale, le Persan rusé et actif s’oppose au Tatar lent et inerte. Comme l’a remarqué Vambery, les Tadjiks de Boukhara forment une partie importante et influente de l’appareil administratif de

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l’émirat. À la suite de métissage avec l’élément persan, la population turque des villes s’est, à bien des égards, rapprochée du caractère tadjik (1989 [1893], p. 567).

21 Les Tadjiks qui vivaient dans l’émirat de Boukhara et au Turkestan russe (dans les vallées du Zeravchan et de Ferghana) ont effectivement joué un rôle essentiel dans les sciences, la religion, la jurisprudence, le droit et, en partie, dans l’administration. Pour V. V. Radlov, la prédominance spirituelle des Tadjiks a certes enrichi les cultures païennes des premiers Turks mais a aussi, simultanément, bloqué leur potentiel créatif propre. La promotion par les Tadjiks des valeurs aryennes et musulmanes a réprimé tout sentiment d’originalité nationale chez les Turks. Tout Turk ne connaissant pas le farsi était de fait exclu de la sphère culturelle persane et demeurait, jusqu’au début du XXe siècle en Asie centrale, un « homme de second rang », un « pèquenaud mal dégrossi» (Šukurov & Šukurov 1999).

22 C’est ce schéma d’inégalité culturelle que le pouvoir russe a instrumentalisé pour mener sa politique. À la suite de Radlov, l’administration russe voyait les Turks comme un “peuple” non encore “gâté” par l’islam et les Tadjiks, comme un joug fanatique et réactionnaire, prenant le “peuple” à la gorge. La logique des fonctionnaires tsaristes est facile à saisir. Par “fanatisme” de l’élément ethnique persan, il faut ici comprendre la solidité de sa structure, de ses traditions, sa stabilité contre les tentatives de manipulations extérieures, toutes caractéristiques qui faisaient des Tadjiks un allié improbable pour la construction d’un système administratif russe en Asie centrale.

23 La pression des Russes sur les représentants de l’ètnos turk prit différentes formes. Les Turks furent d’abord massivement embauchés dans l’administration coloniale. Ils furent les premiers objets de la russification et de l’européanisation. Pour modifier la situation ethnoculturelle dans la région, les Russes incitèrent fortement les Turks nomades à se sédentariser. Cependant, il faut souligner que cette attitude des Russes envers les Turks ne prit pas, à l’époque, la forme d’une politique ethnique discriminatoire aux dépens de la population tadjike. Elle ne le deviendra que par la suite, après l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks.

24 N. S. Trubeckoj écrivait : Le Turk aime la symétrie, la clarté et la stabilité de l’équilibre ; mais il aime que tout soit fixé, et non en suspens, car c’est ce que lui dicte l’inertie de sa pensée, son comportement et son mode de vie. Rechercher et élaborer les thèmes fondamentaux sur lesquels construire sa vie et sa conception du monde est toujours pénible pour le Turk, car cette recherche est inévitablement liée à un sentiment d’absence de clarté et de stabilité. C’est pourquoi les Turks ont toujours volontiers accepté les schémas élaborés par d’autres et adopté des croyances étrangères. Mais, bien évidemment, toutes les conceptions du monde ne sauraient être acceptables pour un Turk. La leur doit être fondée sur la clarté, la simplicité et, surtout, ce doit être un schéma commode, capable d’englober le monde entier dans toutes ses manifestations concrètes. Une fois convaincu par une conception du monde, l’ayant promue au rang de loi subconsciente déterminant chaque geste et ayant ainsi atteint un état d’équilibre stable, le Turk se repose sur ce schéma clair et s’attache à ses croyances. Le Turk, dans sa conception du monde comme un équilibre spirituel et terrestre inébranlable, fait preuve d’immobilisme et de conservatisme obstiné. La foi chez les Turks se fige inévitablement et se cristallise, car elle est perçue comme le centre de gravité inamovible garantissant un équilibre stable (1925).

25 Transcrivant ses jugements ethno-psychologiques en termes d’analyse politique, N. S. Trubeckoj remarque que :

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En ce qui concerne les valeurs sociales et culturelles du type psychologique touranien, il ne faut pas manquer d’en reconnaître les aspects positifs. La psychologie touranienne communique à la nation stabilité et force, affirme sa continuité historique et culturelle, et crée des conditions propices au développement économique de ses forces nationales, favorables au progrès (cité par Klâštornij 1995, pp. 195-196).

La présence arménienne

26 L’arrivée des Arméniens dans l’oasis du Zeravchan date du IXe siècle de notre ère. Ayant conquis l’Arménie, la dynastie perse des Sassanides déplaça de nombreux Arméniens en Iran, dont une partie d’entre eux se retrouvèrent au Zeravchan. En 599, le Shah de Perse avait nommé un Arménien, Smbata Bagratuni, général en chef de l’armée arméno-perse et il l’avait envoyé combattre en Asie centrale. Après quelques victoires, celui-ci s’était installé sur place et certaines sources attestent de la création d’une ville arménienne à cette époque.

27 En 1386, les armées de Tamerlan conquirent à leur tour l’Arménie, dont ils emmenèrent à Samarcande des hommes, des femmes et des enfants. Au milieu des prisonniers se trouvait un prêtre, Karapet Džugaeci, qui devint l’évêque des chrétiens arméniens de Samarcande. Sous le règne d’Oulougbek, quelques-uns se convertirent à l’islam, mais la majorité resta chrétienne. Au XIVe siècle, les implantations arméniennes se sont multipliées dans la région. Suite au partage de l’Arménie entre la Turquie et la Perse en 1555, une partie de la population migra à travers l’Afghanistan vers l’Asie centrale. Réinstallés dans la région et plus particulièrement dans l’oasis du Zeravchan, ils se consacrèrent au commerce, avec l’Iran mais aussi les pays du Proche-Orient et la Chine. Les premiers Arméniens installés en Chine descendaient d’Arméniens du Zeravchan. Lors de la deuxième campagne de Tamerlan au sud-ouest de l’Arménie, la quasi-totalité de la population fut déplacée à Samarcande.

28 Au milieu du XIXe siècle, des ressortissants d’Arménie originaires de Zangezur, du Karabakh, de l’ouest arménien, arrivèrent dans l’oasis en même temps que les conquérants russes. À partir des années 1870, certains Arméniens, surtout des hommes, seuls ou en groupe, traversèrent la mer Caspienne et prirent la direction de l’Est, suivant les troupes militaires. Ces migrants s’établirent principalement dans l’oasis du Zeravchan, ce qui peut s’expliquer par la vivacité du commerce, l’existence de chemins de fer, d’entrepôts, de ponts, d’autres voies de communication et de maisons. La plupart d’entre eux étaient maçons, charpentiers, menuisiers ou couvreurs.

29 En 1895, la région de Samarcande comptait 750 511 habitants, dont 10 458 Russes et 167 Arméniens. À Sarmacande vivaient 161 Arméniens, dont 153 hommes. En 1909, il y avait 748 Arméniens à Samarcande, 8 à Kattakurgan, 12 à Djizak, 2 à Khodjent, 4 dans les villages, soit 774 Arméniens au total. Ces Arméniens se divisaient en deux groupes sociaux. Le premier rassemblait les travailleurs des chemins de fer, les typographes, les ouvriers du bâtiment, les artisans, les enseignants, le personnel médical, les ingénieurs. Le second était constitué par la bourgeoisie citadine et rurale.

30 Le coton centrasiatique s’exportait depuis longtemps en Russie et représentait un facteur majeur du développement de l’industrie textile russe. Des 9 000 pouds6 de coton brut importés de Boukhara par la Russie en 1899, 800 provenaient des entrepôts des frères arméniens, A. et M. Kalustov. Au début du XXe siècle, la situation économique de

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la diaspora arménienne installée dans l’oasis du Zeravchan, s’était nettement améliorée. Depuis 1899, il existait une maison de prière arméno-grégorienne à Samarcande et en 1903 fut construite l’église arménienne Notre-Dame. On trouvait aussi dans l’oasis des écoles paroissiales arméno-grégoriennes, où l’enseignement, à l’exception du catéchisme, était dispensé en langue russe.

La minorité indienne

31 L’arrivée de migrants indiens dans l’oasis du Zeravchan s’étire sur plusieurs siècles, et plus particulièrement entre le Ie et IIIe siècles de notre ère, lorsque le Gandhara fut rattaché à l’empire Kouchan.

32 Au début du XIXe siècle vivait à Boukhara toute une colonie indienne, appelée Alam- hana-kao. Environ 5 000 Indiens, principalement originaires de Peshawar y occupaient un quartier entier, où ils avaient leur propre chef. Ils étaient commerçants, mais surtout usuriers, et cette situation perdura jusqu’à la chute de l’émir. À Samarcande, plaque tournante du commerce entre l’Inde et la Chine, la communauté indienne était ancienne et elle s’étendait en petites colonies à travers toute l’oasis du Zeravchan.

33 Au XVIIe siècle, le contrôle par les puissances européennes du commerce maritime avec l’Inde favorisa le développement du transport caravanier et l’essor de colonies indiennes en Asie centrale. L’immigration indienne dans la région se composait d’entrepreneurs, d’usuriers, mais aussi d’artisans et d’agriculteurs. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’oasis du Zeravchan accueillit aussi des immigrés indiens beaucoup plus pauvres, notamment à Kattakurgan.

34 Par l’intermédiaire des migrants indiens, un grand nombre de produits en provenance d’Inde furent introduits dans l’oasis du Zeravchan : thé, épices, indigo, bois de santal, pierres semi-précieuses, châles en cachemire, mousselines, brocarts et bien d’autres choses encore.

35 Le commerce le plus important était celui du thé qui, à Boukhara dans la seconde moitié du XIXe siècle, était monopolisé par les Indiens, empêchant toute concurrence en provenance de Russie. C’est la raison pour laquelle l’une des premières mesures prises par l’administration russe après la conquête fut d’inclure la région dans l’union douanière de l’empire russe, ce qui pénalisa sérieusement les commerçants indiens.

36 Dans les années 1880, les importations en gros de produits indiens ne concernaient plus que le khanat de Boukhara. En 1887, la ville comptait une dizaine de grossistes, qui fonctionnaient avec leur propre réseau, ainsi qu’avec de grandes firmes indiennes. Les ressortissants indiens ne limitaient d’ailleurs pas leurs activités à l’importation, mais ils faisaient aussi du commerce à l’intérieur du khanat.

37 Dans les années 1870, beaucoup d’entre eux vendaient du pain. Dans le seul district de Kattakurgan, il n’y avait pas moins de 23 boulangers indiens. Leurs revenus annuels pouvaient s’élever entre 600 et 800 roubles, et certaines années atteindre 1 400 ou 1 500 roubles. À la fin du XIXe siècle, la vente du pain restait une activité emblématique de la communauté indienne dans l’oasis du Zeravchan. Les Indiens développèrent aussi le crédit destiné aux entreprises agricoles du blé et du coton. Ils rachetaient celui-ci pour le revendre dans des usines de traitement ; ils étaient également présents dans le commerce de la laine, des tissus, des fils.

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38 Quelques-uns se consacrèrent à l’agriculture. D’autres à la joaillerie, ouvrant des petits ateliers de taille et polissage de pierres semi-précieuses. Ils avaient importé d’Inde la cornaline, avec laquelle ils fabriquaient des sceaux, gravés de différents motifs ou de sourates du Coran. D’autres étaient relieurs, fabricants de cosmétiques, tisserands, ou encore cuisiniers, boulangers, pâtissiers, coiffeurs ou même enseignants.

39 Dans la mesure où les Indiens formaient une couche importante de la population locale, ils faisaient l’objet d’un contrôle secret. Un fonctionnaire spécial, appelé “âsaul7 des Indiens” était, quant à lui, chargé de leur contrôle direct : observer leurs activités, le montant de leurs revenus et capitaux. Les Indiens étaient privés du droit d’héritage : après leur mort, tout leur patrimoine revenait à l’émir. Veillant tout particulièrement au respect de cette règle, le âsaul des Indiens accordait une attention spécifique aux mourants et aux malades, de façon à ce qu’ils ne donnassent pas leurs biens à leurs descendants avant de décéder. À Boukhara, les Indiens ne jouissaient pas de la liberté de religion : ils ne pouvaient ni pratiquer, ni construire des temples, ni sculpter des idoles, ni organiser des processions religieuses.

40 Les Indiens faisaient l’objet de toute une série de discriminations. Il leur était interdit de circuler à cheval dans l’enceinte de la ville, de s’installer dans d’autres lieux que ceux qui leur étaient assignés, d’épouser des musulmans ou encore d’acquérir des esclaves. Ils étaient mêmes soumis à un code vestimentaire particulier.

41 Dans les années 1870, les Indiens occupaient une place à part du fait de leur rôle dans l’économie de l’oasis du Zeravchan. Beaucoup d’entre eux étant usuriers, le pouvoir colonial russe établit des normes juridiques à leur encontre. Le 27 octobre 1877, une circulaire publiée par le général-gouverneur du Turkestan, K. P. Kaufman, traitant « De la paralysie de la population indigène par les ressortissants indiens » inaugurait la lutte contre les usuriers. Elle interdisait aux Indiens d’acquérir, par rachat de dettes, le patrimoine foncier de la population locale. Seul le patrimoine mobilier pouvait désormais l’être, et les débiteurs insolvables n’étaient pas menacés d’arrestation, mais seulement contraints de rembourser leur dette échelonnée à hauteur d’un tiers de leurs revenus annuels. En outre, afin de miner la position des usuriers indiens, l’interdiction d’acquérir du patrimoine foncier était rétroactive, ce qui obligeait les Indiens à revendre les terrains déjà acquis.

42 L’introduction de ces règles limitant l’usure servit de justification à des actions arbitraires de la part des autorités locales de la province du Turkestan, qui avaient compris la circulaire du général-gouverneur Kaufman comme une loi anti-indienne en général. Et cette interprétation engendra des répressions. Certains exigèrent de priver les Indiens de toute propriété immobilière. K. P. Kaufman fut contraint de produire une nouvelle circulaire, datée du 10 juin 1878, confirmant le droit des Indiens à acquérir des biens immobiliers en ville. Les démarches entreprises pour forcer certains à vendre leurs biens devaient être abandonnées immédiatement.

43 Les terres que certains Indiens possédaient à la campagne ne leur furent pas retirées par expropriation, mais contre un remboursement d’égale valeur. Un règlement des autorités régionales fixa une date afin de laisser aux Indiens le temps de revendre leurs terres. Et si leur situation n’était pas régularisée, leurs terres étaient mises à la vente d’office par l’administration et leur bénéfice amputé des frais de vente.

44 Au départ, les restrictions administratives à l’égard des usuriers indiens devaient être temporaires. Mais en 1886, elles furent reconduites par le Conseil d’État de la Russie et

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transformées en loi. Après la révolution de 1917, une partie des Indiens d’Ouzbékistan retourna dans sa patrie, une partie se dispersa et le reste s’assimila complètement8.

Les Juifs de Boukhara

45 Jusqu’en 1843, les Juifs boukhariotes vivaient éparpillés à Samarcande et dans les différents guzar “ruelles” de Čoh-Kaš (dans le voisinage des Tsiganes), Čaraga, Novadoi, et surtout Košhauz (parmi les Tadjiks, les Ouzbeks et les Iraniens), sans constituer une communauté unie.

46 À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIX e, un afflux de populations diverses fit rapidement augmenter le nombre d’habitants à Samarcande. De nouveaux guzar apparurent. En même temps, la croissance de la population juive incita à la création d’un quartier juif spécifique, la Mahalla-i Âhudien.

47 Alors que la région de Samarcande faisait partie intégrante du khanat de Boukhara, des années 1530 à 1868, des pourparlers continuels entre les leaders de la communauté juive boukhariote et la dynastie Mangit (1753-1920) trouvèrent une conclusion heureuse en 1843, avec la signature d’un accord entérinant la vente d’un lot foncier aux Juifs de Samarcande. En effet, quand il était émir de Samarcande, avant de prendre le pouvoir à Boukhara, Nasrullah s’était rapproché des communautés juives de Samarcande, Kattakurgan, Hatyrči et Ângi-Kurgan, pour s’assurer de leur aide financière. Ensuite, à la fin des années 1830, une grave crise financière secoua le khanat de Boukhara et l’émir eut besoin d’argent. Enfin, il s’était engagé depuis 1837 à créer une armée régulière, avec des bataillons d’artillerie (tunči), qui avaient également un prix. Tous ces éléments exigeaient de renflouer les caisses du trésor.

48 Cette situation et les nombreuses sollicitations des dirigeants juifs boukhariotes auprès de l’émir poussèrent ce dernier à leur céder officiellement une parcelle de terre en 1843. Depuis lors, dans la Mahalla-i Âhudien, partie indépendante de la ville de Samarcande, s’installèrent des Juifs boukhariotes de Kattakurgan, Hatyrči, Pandšanbe, Dagbit, Karman, Chakhrisabz et Boukhara. À partir des années 1860, ils vinrent d’Afghanistan (Kaboul et Balkh), d’Iran (Kashan, Mashhad ou Hamadan) et même du monde arabe. Ainsi, la Mahalla-i Âhudien à Samarcande devint un centre important de la communauté juive d’Asie centrale. Les Juifs y conservaient leurs liens traditionnels ; ils fixaient leurs normes de vie commune et d’entraide collective (Abramov 1993, p. 84).

49 Étant donné que le commerce du coton se trouvait entre les mains des Juifs de Boukhara, le gouvernement russe aspira à se rapprocher d’eux et à obtenir leur appui, alors qu’il instrumentalisait les rivalités entre khanats centrasiatiques pour les jeter les uns contre les autres. Durant la conquête de l’Asie centrale (1864-1884), les Juifs de Boukhara adoptèrent une position pro-russe.

50 La chute de Samarcande provoqua un choc parmi la population de Boukhara et un fort mécontentement vis-à-vis de l’émir. À la tête des mécontents se trouvait le propre fils de l’émir, Abul-Malik (Katta-Tûrâ), auquel Džurabek de Chakhrisabz et ses détachements armés vinrent prêter main-forte. Džurabek commença par imposer aux Juifs une contribution à hauteur de 40 mille tanga.

51 Le 23 juin 1868, la Russie et Boukhara signaient un accord de paix, par lequel Boukhara cédait Samarcande, Khodjent, Ura-Tûbe, Pendjikent et Kattakurgan à la Russie. Ainsi toute une série de localités peuplées de Juifs boukhariotes passèrent aux mains des

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Russes et furent incluses dans le gouvernorat général du Turkestan, lui-même intégré à l’empire russe. Le règlement du 12 juin 1886 sur l’administration du Turkestan accorda aux Juifs boukhariotes les mêmes droits que la population locale. Certains articles spécifiques du traité de paix de 1868 garantissaient aux Juifs la liberté de domicile à l’intérieur des frontières de la Russie, le libre exercice du commerce, le droit à la propriété foncière et immobilière sur tout le territoire de la Russie.

52 En 1872, les droits des Juifs demeurant à Boukhara, Khiva et Kokand furent réaffirmés, notamment celui de prendre la citoyenneté russe après titularisation à la guilde des marchands. Les marchands et les manufacturiers juifs boukhariotes, bons connaisseurs de la conjoncture locale, devinrent les rivaux des colons commerçants et des capitalistes russes nouvellement arrivés. Dans les années 1870-1880, les Juifs bou- khariotes formaient un groupe économiquement puissant, qui maitrisait une part importante du commerce du coton, des manufactures et des joailleries (Abramov 1993).

53 Jusqu’au début du XXe siècle, nombre de marchands juifs boukhariotes possédaient leurs propres maisons et entreprises, et menaient des échanges commerciaux avec l’étranger (outre la Russie, ils vendaient en Europe occidentale mais aussi en Iran, en Afghanistan, en Inde, en Chine et en Kachgarie). Ces conditions incitèrent de nombreux Juifs en provenance de Perse et d’Afghanistan à venir s’installer au Turkestan.

54 Les Juifs boukhariotes parlaient un dialecte particulier de la langue tadjike. Ils vivaient dans trois grands faubourgs de Boukhara : Mahallaji kuhna, Mahallaji nau et Amirobod, occupés successivement au fur et à mesure de la croissance de la population juive de Boukhara.

55 Certains Juifs boukhariotes s’étaient rapprochés des autorités coloniales russes, perçues comme les promoteurs d’une certaine égalité entre groupes religieux et ethniques, et quelques-uns leur servirent d’agents de renseignement. En témoignent plusieurs rapports tels que, par exemple, une missive envoyée le 29 août 1886 par la chancellerie du gouvernorat général du Turkestan à l’état-major militaire du district du Turkestan9.

56 Un des accompagnateurs de la mission diplomatique menée en 1820 à Boukara par le baron E. K. Mejendorf remarquait : Difficile de trouver des gens plus renfermés et moins diserts sur tout ce qui les concerne, eux et leur patrie, que les Boukhariotes […] Si vous voulez réussir à connaître quelque chose de la vie à Boukhara, c’est vraisemblablement des Juifs que vous l’apprendrez, qui sont très nombreux ici et sont privés de tout droit politique et citoyen (Kazënnyj turist 1864, p. 105).

57 Cette mission avait effectivement fait appel aux services des Juifs de Boukhara pour rassembler des informations sur la situation des prisonniers russes devenus esclaves sur place. Nous n’avons pas de données sur le nombre d’esclaves russes retenus ici. Les uns parlent de 600 hommes, d’autres affirment qu’il y en a incomparablement plus, des deux sexes, y compris des enfants. Leur sort est terrible et mérite la plus grande pitié. Hormis quelques-uns, ils mènent tous une vie pénible, subissant la cruauté de leurs maîtres, qui les frappent à coups de bâton ou leur donnent des coups de poignard par caprice ou par colère. Quelques-uns ont été affranchis, mais ils sont dans l’incapacité de repartir dans leur patrie. D’autres, après avoir servi leurs bourreaux depuis plus de 25 ans, traînent encore leur joug de souffrance. Au moment de notre arrivée, ils étaient gardés à la campagne, car leurs maîtres craignent quelque exigence de rachat. Ils ont conservé la foi de leurs pères. Un messager a été envoyé pour négocier le rachat de certains ou la libération d’autres. Si notre entreprise est couronnée de succès, nous regarderons les difficultés

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indicibles de notre démarche comme un capitaine regarde une tempête qui s’éloigne. Mais à la vérité, les esclaves sont innombrables et leur accablement inspire une indicible tristesse (Vesti ot russkih... 1821, p. 257, 268). Tout Boukhariote aisé possède des esclaves, qu’il achète sur le bazar. Ils viennent de Perse, d’Inde, de Kokand et certains sont russes, faits prisonniers par les Kokandois. La femme a plus de valeur que l’homme, elle peut coûter entre 10 et 20 pièces d’or. Les hommes s’apprécient en fonction de leur musculature, les femmes en fonction de leur beauté et de leurs formes (Kazënnyj turist 1864, p. 111). Au marché aux esclaves, on vend des hommes et des femmes de toutes les nationalités, y compris des musulmans. Les Persans, qui sont ici considérés comme de grands hérétiques, peuvent valoir des milliers d’unités. Ils sont amenés à Boukhara par des Turkmènes qui font souvent des raids dans les provinces perses. L’agriculture à Boukhara est la tâche exclusive de ces esclaves persans (Èversmann 1824, p. 36).

Les Farsi (Ironi) de la capitale de l’émirat

58 L’appellation Fors (Farsi) date des événements de 1910 (cf. infra). Suite aux heurts entre sunnites et chiites à Boukhara, les anciennes appellations Ironi et Marvi se sont teintées d’une nuance péjorative. C’est pourquoi a été adopté le nouveau nom de Fors, qui s’est imposé dans la vie quotidienne à Boukhara.

59 Tous les Farsis de Boukhara étaient tadjikophones et, dans leur langue comme dans leur type physique, ils se distinguaient nettement des Ironis turcophones de Samarcande, descendants des Kizilbaši, dont l’installation à Samarcande – comme celle des Farsi à Boukhara – est attribuée à l’émir Shah Murad, à la fin du XVIIIe siècle.

60 Une grande partie de ces Farsis vivait dans le sud-ouest de la ville – à Džujbar, formant la quasi-totalité de la population des quartiers Čakar, Čukur-mahallâ et Vakf (Vahm), une majorité dans le guzar de Tahti Čorbog et une minorité dans les autres guzar de Džujbar. Les Farsi vivaient dans des quartiers dispersés autour de l’avenue Hiobon (Volida-honi-šahid et autres), qui constituaient la frontière orientale de ce groupe ethnique. Dans la partie sud de l’avenue, la frontière allait un peu plus à l’est, jusqu’au quartier Morkuš où se trouvait un lieu de culte chiite (husajniâ).

61 Un autre groupe farsi était dispersé à l’extrémité nord-ouest du Chakhristan10, dans le quartier Tuphon, représentant presque 60 % de sa population.

62 Un troisième groupe, composé de 28 familles apparentées, vivait dans le quartier de Dust-čurogosi, à l’ouest de l’Ark11. Ce groupe, selon la légende colportée par ses membres, descendait d’Ibrahim, un artisan de la soie venu d’Iran cinq générations auparavant, vers la fin du XVIIIe siècle, Vivant près des communautés boukhariotes sunnites, séparés des autres Farsis de la ville, ce groupe se convertit au sunnisme et fut presque entièrement assimilé par la population environnante, avec laquelle il conclut beaucoup de mariages mixtes. Des Farsis vivaient également dans quelques villages aux alentours de la ville (Kum-rabot, Totor-mahallâ, Džujbori-berun, etc.), dont la population était très liée à la ville et exerçait, comme beaucoup de citadins, le métier de tisserand.

63 L’origine des différents groupes farsis est donc variée. Les uns descendaient des Persans déplacés depuis Merv par l’émir Shah Murad ; d’autres, d’esclaves affranchis par contrat avec le gouvernement russe et amenés à Boukhara depuis l’ensemble du Khorassan et du nord de l’Afghanistan ; les troisièmes, enfin, de Persans arrivés de leur

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plein gré à différentes époques. Ces migrations en provenance d’Iran se sont prolongées jusqu’à la Révolution d’Octobre. Les migrants les plus récents étaient appelés Mašadi “originaires de Mashhad”. Parmi eux, il y avait beaucoup de femmes, car il n’était pas rare que les riches Farsis boukhariotes allassent chercher des épouses en Iran.

Les Arabes de Boukhara

64 Des Arabes tadjikophones habitaient également à Boukhara, dans deux quartiers Arabon de la ville, l’un dans le centre, au nord de l’Ark, l’autre dans sa périphérie sud, près de la porte Salohhana.

65 L’origine de ces deux groupes est sans aucun doute différente, mais il est difficile de dater leur apparition à Boukhara à partir des données ethnographiques. On peut toutefois supposer que le second groupe s’est installé ici récemment car ils ont conservé des liens avec les Arabes de la steppe du khanat de Boukhara. Ces derniers, quand ils sont arrivés en ville, se sont installés chez les Arabes de ce quartier, puis ils ont développé leurs activités, notamment le commerce des peaux de karakul, transformant le quartier en marché de karakuls. L’établissement des Arabes de ce groupe à la périphérie de la ville, près du dernier mur d’enceinte, tend à prouver qu’ils ne vivaient pas à cet endroit longtemps avant sa construction.

66 En revanche, les Arabes qui formaient un groupe compact dans le centre-ville étaient vraisemblablement installés là de très longue date. Il est difficile d’affirmer avec certitude qu’il s’agit de descendants des premiers conquérants arabes venus répandre l’islam, mais c’est une possibilité qu’on ne peut exclure totalement. Le quartier qu’ils occupent se trouve à l’extérieur de la vieille ville – le Chakhristan –, tout en étant proche du lieu où Kutayba12 avait installé les Arabes. Comme l’a écrit Narchakhi au Xe siècle, et vraisemblablement son traducteur et co-auteur Abunasr-Akhmad Kubbavi au XIIe siècle, les demeures des Arabes se trouvaient devant les portes du Chakhristan, dites “portes de la citadelle”, que, pour notre part, nous situons, en précisant des localisations antérieures, en face des secondes portes de l’Ark.

Heurts entre chiites et sunnites

67 À Boukhara coexistaient les deux groupes confessionnels musulmans : sunnites et chiites, qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, luttaient pour le contrôle du pouvoir dans le pays. En mars 1877, par deux fois, Iraniens d’un côté, Ouzbeks et Tadjiks de l’autre s’affrontèrent dans un bain de sang13, organisé en signe de protestation contre le rapprochement du pouvoir des féodaux chiites favorisé par l’émir Muzaffar. Ces événements firent de nombreuses victimes et 315 blessés14. Mais les sunnites n’obtinrent rien et les chiites furent maintenus à leurs postes. Après 1905, toutes les hautes fonctions de l’appareil gouvernemental central et une partie des forces de l’ordre étaient aux mains des chiites15. La prédominance des chiites dans le pays provoqua le profond mécontentement des sunnites, qui aspiraient à prendre le pouvoir et qui, avec le soutien des religieux, prévoyaient en 1909 une épreuve de force.

68 Il y avait encore à Boukhara des esclaves persans, vendus par les Turkmènes, qui effectuaient les travaux ingrats dévolus aux “hérétiques” chiites. L’arrivée des Russes dans la province mit officiellement fin à l’esclavage, mais il ne disparut pas

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véritablement. La population méprisait les Persans, considérés comme des parias, qui étaient obligés de se vêtir différemment des autres Boukhariotes.

69 L’émir Abd al-Ahad, dont la mère était persane, fut le premier à protéger les Persans. Il nomma même l’un d’entre eux, Astanakul, à la fonction de qush-begi16. Commença alors à Boukhara une période de domination des Persans, qui appauvrit définitivement le pays et s’acheva par des heurts sanglants entre sunnites et chiites. Occupant de facto le poste de dirigeant du pays, Astanakul comprit qu’il n’obtiendrait jamais la sympathie du peuple boukhariote, qui le méprisait en tant qu’ancien esclave. Il comprit également que, pour renforcer son pouvoir, il devait s’entourer de Persans haïssant les Ouzbeks et les Tadjiks. En s’appuyant sur l’appareil d’État, on pouvait opposer la force à la haine des Boukhariotes, en nommant à tous les postes-clés de l’émirat des fonctionnaires persans fidèles à l’émir. La mise en œuvre de ce plan lui permit d’asseoir quelque peu son influence sur l’émir. Ses contemporains tentèrent d’expliquer son emprise soit en affirmant que l’émir, en tant que fils d’une persane, était solidaire de leur cause, soit en le reliant aux “aspects intimes” de la vie du palais de l’émir de Boukhara. Astanakul nomma des Persans à des postes à responsabilité. Les esclaves d’hier, devenus supérieurs aux Ouzbeks et aux Tadjiks, se mirent à spolier la population.

70 La première décennie du XXe siècle vit une montée de l’islam à Boukhara. Les relations commerciales avec les pays voisins se développèrent. Mais les Boukhariotes, comparant leur situation avec celle de l’Iran et de la Turquie, supportaient de moins en moins la tyrannie des fonctionnaires. Ils se préparèrent alors à affronter l’émir. La rébellion, planifiée pour mai 1909, fut reportée au voyage de l’émir à Saint-Pétersbourg, afin de profiter de son absence. Mais en fait, elle eut lieu avant, spontanément, lors des fêtes chiites en l’hommage de Hussein dites “Šahsej-Vahsej”17 (Cviling 1910).

71 L’empire ottoman rivalisait avec l’empire russe pour asseoir son influence politique et culturelle sur le Caucase et l’Asie centrale. Après la révolution turque de 1908, des émissaires turcs furent envoyés dans l’émirat de Boukhara, déguisés en marchands, en mollahs ou en derviches18. À Boukhara, ils trouvèrent refuge chez les mudarris19, les ishān20 et autres personnages religieux21. Les émissaires turcs considéraient les chiites iraniens du Zeravchan comme les agents de l’influence russe à Boukhara22. Les turcophiles et le clergé sunnite menèrent campagne contre l’émir Abd al-Ahad auprès de la population, rappelant constamment que sa mère était iranienne et que son héritier, Saïd Alim, faisait ses études parmi les chrétiens à Saint-Pétersbourg23.

72 À Boukhara, les festivités chiites de Šahsej-Vahsej avaient toujours été interdites et les chiites persans les célébraient en secret. Cependant, l’influence du qush-begi Astanakul sur l’émir était si forte qu’elles furent finalement autorisées. Le 9 janvier 1910, quand les chiites se rassemblèrent devant les portes de Samarcande pour célébrer Šahsej- Vahsej en se flagellant et en se mutilant à l’aide de poignards, l’émotion gagna toute la population. Les sunnites s’offusquèrent de l’autorisation accordée par l’émir et commencèrent à se moquer des prières chiites. Les Persans indignés, interrompirent leur rituel et, armés de poignards et de couteaux, se jetèrent sur les mollahs sunnites. L’un d’eux mourut immédiatement sous les coups. Quelques chiites furent arrêtés et transférés aux autorités boukhariotes24.

73 La foule des sunnites prit le chemin de la citadelle où se trouvait le qush-begi Astanakul, qui ordonna qu’on arrêtât la délégation. La population sunnite se rassembla sur la grande place du Registan, au pied du palais du qush-begi, formant une foule de plus en plus compacte et exigeant la libération de la délégation. Le qush-begi ordonna qu’une

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salve fût tirée sur la foule réunie des sunnites. La foule enragée s’en prit alors aux soldats, tua l’un d’entre eux et en blessa plusieurs autres.

74 Les mollahs appelèrent leurs fidèles à prendre les armes pour massacrer les Persans. Puis ils condamnèrent à mort le mollah le plus respecté des chiites, considéré par certains comme un prophète, Mušteid. Quand la nouvelle se répandit, les Persans s’armèrent à leur tour de poignards, de couteaux, mais aussi de massues et se précipitèrent dans la vieille Boukhara pour venir en aide à Mušteid. Ils furent bientôt dix mille.

75 Les sunnites, mal armés, lancèrent des pierres sur les sarbaz “soldat” depuis le toit des maisons. Un soldat fut tué et quatre blessés25. Le 10 janvier dans l’après-midi, les mollahs menacèrent les citoyens de la Russie, diffusèrent des « proclamations antigouvernementales appelant au renversement de l’émir Abd al-Ahad »26, en faveur d’un de ses frères, partisan de la Turquie et hostile à la Russie, ainsi qu’au remplacement des Persans par des Ouzbeks et des Tadjiks dans les structures du pouvoir.

76 Le 13 janvier, des subdivisions militaires russes furent déplacées de la nouvelle à la vieille ville de Boukhara27, décision qui eut un grand impact psychologique. Des Boukhariotes sunnites entrèrent dans le quartier juif et, menaçant la population, ils exigèrent des armes. Les Juifs s’attendaient de longue date à un pogrom que, peut-être, seule la présence des militaires russes avait empêché jusqu’alors. Ils obéirent sans discuter.

77 Le colonel Panov annonça par la suite au ministère de l’Armée qu’il avait dispersé avec son unité un attroupement sunnite de près de 5 000 hommes28. Le 14 janvier, les forces russes réussirent sans le moindre coup de feu à mettre fin aux massacres29. La paix fut conclue. Les officiers et soldats russes furent récompensés et décorés par l’émir30. Et bientôt les subdivisions militaires quittèrent le territoire de l’émirat de Boukhara.

78 Quelques jours plus tard, le calme était, semble-t-il, revenu. Mais des revendications se faisaient encore entendre, exigeant l’expulsion de tous les Persans. Certains remarquaient que les victimes chiites avaient été moins nombreuses que les sunnites et qu’il fallait se venger par le sang. Des réunions furent organisées dans les madrasas. Seuls les commerçants se réjouissaient de la répression des troubles.

79 La population était persuadée que, sans l’ingérence russe, les réformes nécessaires auraient été menées et que même si, cette fois, les Russes ne s’étaient pas attiré les foudres des Boukhariotes, à leur prochaine intervention, il en serait définitivement fini de leur prestige. Des rumeurs parvenaient à l’administration coloniale, selon lesquelles les citoyens de l’émirat ne s’apaiseraient pas tant que les Persans ne seraient pas déchus de leurs fonctions et que la modernisation de l’appareil d’État ne serait pas mise en œuvre. Tous ceux qui connaissaient bien Boukhara s’accordaient à dire que l’accalmie n’était que temporaire et superficielle. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’à la moindre provocation, la violence ne s’enflammât de plus belle, avec l’appui de la Turquie et de la Perse.

80 La Russie s’inquiétait de la sécurité des citoyens russes à Boukhara. Les événements de janvier avaient montré que les Russes de Boukhara vivaient dans un environnement dangereux. Si l’armée russe n’était pas intervenue pour arrêter aux portes de la ville une foule de plusieurs dizaines de milliers de Persans, d’Ouzbeks et d’Arabes, il est fort probable qu’elle se serait ruée dans la vieille ville et livrée à un massacre. Aurait-elle

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alors fait la différence entre Boukhariotes et Européens ? Les Juifs de Boukhara étaient aussi menacés et, s’ils n’avaient pas cédé leurs armes aux Boukhariotes, le pogrom tant redouté aurait peut-être eu lieu (Germanov 2007).

Conclusion

81 Ainsi dans l’émirat de Boukhara, les groupes ethniques et les nationalités occupaient, au sein de l’État, des lieux d’implantation qui leur étaient propres. Ils constituaient dans les kichlaks “villages” et les aouls “quartiers urbains” des noyaux de population et formaient certaines niches dans la vie politique, économique et culturelle. En outre, ils étaient utilisés selon les circonstances par les autorités de Boukhara puis de l’Empire russe pour défendre des intérêts étatiques et géopolitiques. Les bolcheviks conservèrent cette façon de faire quand ils entreprirent l’étude scientifique des relations interethniques dans la région du Zeravchan.

82 En mars 1921 fut créée, au sein du Sovnarkom de la République du Turkestan, une commission scientifique pour l’étude de la vie quotidienne de la population locale, dont le premier objectif fut de dresser des cartes ethnographiques du Turkestan. Des expéditions permirent de découvrir, par exemple, que dans la région de Samarcande vivaient des Arabes et des Turkmènes qui n’avaient pas été enregistrés comme tels dans le recensement de 1920, probablement parce que le critère de l’appartenance ethnique était la langue et que ces populations parlaient ouzbek. Les résultats obtenus par les chercheurs, tels M. S. Andreev, servirent pour le tracé des frontières nationales et étatiques de 1924, qui fit apparaître les États modernes d’Asie centrale.

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NOTES

1. Pour cette publication, nous avons bénéficié de l'aide du programme européen INTAS 826, projet « Samarcande », ainsi que du soutien de l’IFEAC. 2. À partir de l’instauration du pouvoir des émirs Mangit (1753-1920) sur le territoire du khanat de Boukhara, cet État devrait plus justement se dénommer émirat. Néanmoins les Russes continuent d’employer, dans leur correspondance officielle ainsi que dans la littérature scientifique, le terme khanat. 3. Le terme Tadjik est utilisé par les explorateurs et orientalistes européens pour désigner les persanophones sunnites. 4. Atalyk : haut dignitaire, gouverneur de province ou maire du palais à Boukhara (NdT). 5. Boukhara était le seul lieu en Asie centrale où un Tadjik pouvait encore se vanter de ses origines d’après Vamberi (1865, p. 183). 6. Un poud équivaut à 16,38 kg (NdT). 7. Âsaul ou essaoul : chef cosaque (NdT). 8. Bajkova 1956 ; Bajkova 1964 ; Dmitriev 1962 ; Dmitriev 1963 ; Dmitriev 1964a ; Dmitriev 1964b ; Dmitriev 1964c ; Dmitriev 1965 ; Dmitriev 1967a ; Dmitriev 1967b ; Nizamutdinov 1977 ; Nizamutdinov 1978 ; Nizamutdinov 1980 ; Nizamutdinov 1981 ; Pugačenkova 1982 ;Rustamov 1956 ; Rasul’-Zade 1968. 9. Rossijskij gosudarstvennyj voenno-istoričeskij arhiv (RGVIA), f. 1396, op. 2, d. 2209, l. 22-23 ; voir aussi l. 24, 25-28, 29. 10. Chakhristan : centre de Boukhara, correspondant à la vieille ville et ceint d’une muraille (NdT). 11. Ark : ancienne citadelle de Boukhara (NdT).

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12. Kutayba ibn Muslim : gouverneur du Khorassan de 704 à 715, lors de la conquête musulmane (NdT). 13. Central’nij gosudarstvennij arhiv respubliki Uzbekistan (CGA RUZ), f. I-1, op. 28, d. 208, l. 3 ; op. 34, d. 371, l. З. 14. CGA RUZ, f. I-1, op. 29, d.208, l. 3 ; op. 34, d. 371, l. 3. 15. RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 300, d. 133, l. 6, 16. 16. Qush-begi : équivalent du premier ministre (NdT). 17. Correspond à l’Achoura, qui célèbre, pour les chiites, la mémoire de l’imam Hussein tué à Kerbala en 680 (NdT). 18. CGA RUZ, f. I-1, op. 27, d. 1600-а, l. 2 ; f. I-3. op. 2, d. 52, l. 10, 12, 17 ; RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 300, d. 133, l. 4, 65, 82, 87 : CGA RUZ, f. I-3, op. 2, d. 157, l. 1, 2 ; d. 172, l. 8 ; op. 1, d. 519, l. 19. 19. Mudarris : enseignant dans une madrasa (NdT). 20. Ishān : “maître” soufi, ayant pour disciples des murid (NdT). 21. CGA RUZ, f. I-3, op. 1, d. 705, l. 75, 76 ; f. I-3, op. 2, d. 177, l. 24-25. 22. RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 300, d. 133, l. 6-7. 23. CGA RUZ, f. I-3, op. 2, d. 150, l. 1. 24. RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 300, d. 133, l. 8 ; Arhiv vnešnej politiki Rossijskoj imperii (AVPRI), f. Sredneaziatskij stol, d. 295, l. 183. 25. AVPRI, f. Sredneaziatskij stol, d. 295, l. 184-185 ; RGVIA URSS, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 296, d. 11, l. 138, 139. Rapport du général-gouverneur du Turkestan Samsonov au ministre de l’Armée intitulé « Les émeutes à Boukhara en janvier 1910 », 4 avril 1910, n° 204, l. 135-145. 26. CGA RUZ, f. I-2, op. 2, d. 399, l. 78 ; RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 296, d. 11, l. 135-145. 27. RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 296, d. 11, l. 135-145. 28. AVPRI, f. Sredneaziatskij stol, d. 295, l. 192 ; RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 300, d. 133, l. 9. 29. AVPRI, f. Sredneaziatskij stol, d. 295, l. 192 ; RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 300, d. 133, l. 9, 192-193 ; Džidžihiâ 1910, p. 221. 30. RGVIA, f. 400, op. 262/912-915, 1910, sv. 296, d. 11, l. 143.

RÉSUMÉS

L’article retrace l’histoire de la vallée du Zeravchan, et plus particulièrement du khanat de Boukhara entre le XVIe et le début du XXe siècle, du point de vue des communautés nombreuses et variées qui s’y étaient établies, dont il dégage le cheminement de la définition identitaire. Les minorités indienne, arménienne, juive, arabe, parfois dotées d’un statut particulier, occupaient chacune des espaces propres et avaient des activités spécifiques. L’auteur décrit le jeu des oppositions entre turks et iraniens, chiites et sunnites, et il montre que les autorités de l’émirat de Boukhara puis de l’Empire russe, jouèrent sur ces antagonismes pour gouverner.

The article traces the history of the Zeravshan valley, and particularly the Khanate of Bukhara between the sixteenth and early twentieth centuries, with reference to the numerous communities who had moved there, and maps the evolution of their definition of identity. The Indian, Armenian, Jewish, Arab minorities have sometimes a special status, each of them

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occupying specific territories and having specific activities. The author describes the many-sided conflicts between Turks and Iranians, Shiites and Sunnis, and he shows that the authorities of the Emirate of Bukhara and the Russian Empire played on these antagonisms in order to govern.

INDEX

Keywords : Zeravshan, Khanate of Bukhara, minorities, identity, Indians, Armenians, Jews, Arabs, Iranians, Mots-clés : Zeravchan, khanat de Boukhara, minorités, identité, Indiens, Arméniens, Juifs, Arabes, Iraniens, Ouzbeks

AUTEURS

VALERIJ GERMANOV Historien, chercheur à l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences d’Ouzbékistan.

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Les habitants de Mindon du XVIIIe au début du XXe siècle Histoire d’une identité qui évolue The inhabitants of Medon from the eighteenth to the early twentieth century. The history of a changing identity

Sergej Abašin Traduction : Vanessa Balci et Carole Ferret

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du russe par Vanessa Balci et Carole Ferret

1 Mindon est un kichlak [ouz. qishloq] “village” situé dans la vallée de Ferghana, province de l’Ouzbékistan, et placé sur la frontière avec le Kirghizstan. À l’heure actuelle, sa population est considérée comme ouzbèke. Et il ne s’agit pas là d’une inscription formelle dans le passeport, mais d’une identité réelle ressentie par ses habitants. Or, il y a un siècle, la situation était tout autre. Comment se fait-il que la conscience identitaire de ces villageois ait ainsi évolué au cours de cette période ?

2 En 1875, le khanat de Kokand tombe aux mains des Russes et, en 1876, il est intégré au gouvernorat général du Turkestan, au sein de l’empire russe. Au départ, le village de Mindon est rattaché à l’uezd “district” de Čimion (rebaptisé Isfarin en 1879), dans l’ oblast’ “région” de Ferghana. Puis, quand ce district fut dissous, Mindon passa dans celui de Margilan, à l’intérieur de la même région. À la fin des années 1870, le village comptait 317 foyers1. Ce chiffre reflète, selon toute vraisemblance, la situation au moment de la conquête russe, dans la mesure où l’administration impériale utilisa, pour le recensement de la population des territoires soumis, les daftar, livres de comptes fiscaux établis par le pouvoir précédent. Après la conquête, la population du village chute d’un quart. Dans les années 1880, Mindon ne compte plus que 244 foyers2 et, en 1890, 245 foyers et 1 264 habitants3. La même année sont recueillies les premières

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données statistiques sur la composition ethnographique du village : la population de Mindon comptait alors 1 014 Tadjiks, 153 Kachgars, 80 Sartes et 17 Kirghizes (ibid.).

3 Cette baisse dans les années 1870-1880 fut suivie, au tournant des XIXe et XXe siècles, d’un accroissement fulgurant de la population, si bien qu’en 1909, Mindon comptait 562 foyers et 3 077 habitants (Spisok 1909, p. 77). Dans le registre statistique de 1909, en face de « Mindon », le tableau donne pour « nationalité dominante » le nom « Sartes ». En 1917, le registre indiquait 645 foyers et 3 714 habitants4, toujours qualifiés de « sartes ».

4 D’après les renseignements des enquêtes statistiques menées dans les années 1920, la population de Mindon a évolué de la façon suivante : 744 foyers et 3 385 habitants en 1925 (Spisok 1925, p. 72) ; 977 foyers et 4 151 habitants en 1926 (Materialy 1927, p. 5) 5. Ces années-là, les habitants figurent dans le registre sous la dénomination « Ouzbeks ». En outre, le recensement général de 1926 ne fixe pas de « nationalité dominante », comme cela avait été le cas dans les enquêtes de 1909, 1917 et 1925, mais donne une répartition des groupes ethniques vivant dans le village, comme en 1890. Contrairement à 1890, Mindon est alors recensé comme un village à 100 % ouzbek. En d’autres termes, tous les habitants de Mindon sont désormais identifiés comme ouzbeks, les deux notions (« habitant de Mindon » et « Ouzbek ») se confondent6.

5 Ainsi, en l’espace d’une génération (soit 36 ans), de 1890 à 1926, si l’on en croit les données officielles, la population du village de Mindon a changé deux fois de dénomination. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les anciens « Tadjiks », « Kachgars », « Sartes » et « Kirghizes » sont tous devenus « Sartes » avant d’être rebaptisés « Ouzbeks » au début des années 1920.

6 Or, ces changements de dénomination ne correspondent pas à un changement réel de la population du village. Le quadruplement du nombre d’habitants au cours de cette période résulte d’un boom démographique, observable dans toutes les régions de l’Asie centrale conquises par les Russes. Il n’y eut aucune migration massive d’autres groupes vers ces régions, si ce n’est celle, lente et négligeable, des mêmes groupes qui vivaient déjà au village. Alors si la population de Mindon est restée inchangée au cours de cette période, cela signifie qu’il s’est produit quelque chose dans la conscience identitaire de ses habitants. Quelles explications à ce phénomène peuvent apporter les théories actuelles de l’ethnicité ?

7 Pour construire une typologie de ces théories, nous nous appuierons sur l’ouvrage de l’anglais Anthony Smith, Nationalism and modernism (2004 [1998]). Il estime qu’une des théories fondamentales de l’ethnicité est le “modernisme”, selon lequel Les nations sont un phénomène exclusivement contemporain – c’est-à-dire ayant émergé récemment, après la Révolution française, et dont les composantes sont essentiellement nouvelles et appartiennent à l’époque moderne. Les racines des nations ne se perdent pas dans la profondeur des siècles, mais résultent des bouleversements révolutionnaires qui ont permis le passage à l’époque moderne (Smith 2004, pp. 55, 62, 217).

8 Une variante radicale de ce modernisme est le “constructivisme”. Les constructivistes considèrent la nation comme une pure invention, aucunement liée au passé, et réfutent en principe l’existence de toute communauté ethnique et de toute relation interethnique dans le passé (ibid., pp. 220-265).

9 À l’inverse, les partisans du “pérennialisme” estiment que La nation est une fatalité, un phénomène qui se répète et s’enracine dans les siècles, pour ne pas dire les millénaires.

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Pour les “pérennialistes”, le lien avec l’héritage des ancêtres et une culture originale sont les principes fondateurs de l’existence de la nation (ibid., pp. 56-57, 292-311).

10 La version radicale de ce point de vue est le “primordialisme”, dont les partisans voient dans chaque nation une continuité directe avec des groupes ethniques anciens, représentés comme des « phénomènes naturels », enracinés dans l’histoire, la culture, la conscience et le comportement : « la nation disparaît derrière les groupes ethniques » (ibid., pp. 277, 269-283).

11 Smith voit néanmoins des possibilités de « rapprochement théorique partiel » entre ces deux positions : des “modernistes” reconnaissent que l’existence de communautés ethniques et de « liens ethniques » dans le passé a pu être l’un des facteurs de l’émergence des nations modernes, tandis que des “pérennialistes” reconnaissent que l’époque moderne, en transformant des éléments de la culture précédente, a créé les nations modernes et les nationalismes, ainsi qu’il a permis leur diffusion dans le monde entier (ibid., pp. 409-410). Dans ce cas, les points de vue radicaux des “constructivistes” et des “primordialistes” sont naturellement rejetés. Smith démontre, en particulier, la possibilité d’un tel rapprochement par le fait que nombre d’historiens et anthropologues qui se consacrent à l’étude du caractère moderne des nations et des nationalismes ne réfutent pas l’existence passée de certaines « cultures », « groupes ethniques », voire même « protonations ».

12 Examinons maintenant comment ces différentes théories peuvent s’appliquer au cas concret du village de Mindon, qui reflète manifestement des processus à l’œuvre dans l’ensemble de l’Asie centrale.

13 Il me paraît évident que le cas étudié ici s’inscrit totalement dans la ou les théorie(s) du “modernisme”, qui insiste sur l’influence des fonctionnaires, des politiques et des intellectuels dans l’élaboration de l’idée nationale, sur le rôle de la culture européenne et de l’État colonial dans la diffusion de cette idée nationale, sur l’importance du développement économique capitaliste, de l’alphabétisation, et de la diffusion du livre dans l’enracinement de cette idée nationale, etc. La “sartisation” d’une partie conséquente de la population sédentaire d’Asie centrale au début du XXe siècle, puis son “ouzbékisation” dans les années 1920, ont indéniablement été des processus pour une grande part artificiels, engagés et orientés au départ par les Russes, puis par les autorités soviétiques et plus ou moins soutenus par les élites “indigènes”.

14 Une question délicate demeure : existait-il des communautés ethniques (des “protonations”) en Asie centrale avant l’arrivée des militaires et des savants russes et, si oui, lesquelles ? Peut-on, par exemple, qualifier de “groupes ethniques” les « Tadjiks », « Kachgars », « Sartes » et « Kirghizes », tels qu’ils apparaissent dans les registres de 1890 ? Le fait que certaines de ces dénominations – comme Tadjiks ou Kirghizes – soient devenues par la suite l’appellation officielle de ces nationalités, semble aller dans ce sens. Aux sceptiques qui arguent que Sartes et Kachgars sont absents de la nomenclature des nations centrasiatiques, les optimistes répondront que ces deux groupes ont changé de nom – devenant respectivement Ouzbeks et Ouïgours – au début des années 1920, mais qu’ils n’ont pas changé en tant que communautés ethniques. Dans ce cas, la conception “pérennialiste” fonctionnerait parfaitement.

15 Essayons de voir si l’on peut remplacer les termes anciens Tadjiks, Kachgars, Sartes et Kirghizes par les dénominations Tadjiks, Ouïgours, Ouzbeks et Kirghizes dans leur acception actuelle et si, de manière générale, on peut qualifier ces entités de groupes

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ethniques ? Peut-on considérer ces dénominations présentes dans les sources écrites comme des ethnonymes ? Peut-on parler sans ambiguïté de l’appartenance linguistique de tel ou tel groupe ? Peut-on considérer tel ou tel trait culturel comme un marqueur ethnique ?

Les Sartes

16 Mindon se situe au sud de la vallée de Ferghana, dans une région placée depuis fort longtemps dans l’orbite de la vieille ville de Margilan. Avant la conquête russe, Mindon appartenait au territoire du bey de Čimion, que le bey de Margilan avait légué à son fils. Conformément à la légende locale, à l’endroit actuel du guzar de Mindon, c’est-à-dire au centre du village, s’étaient établis cinq foyers appartenant à des tribus et des peuples différents : kirghizes, ouzbeks, tadjiks, kachgars et kalmouks. On estime qu’à l’origine, la bourgade ne comptait pas plus de neuf ou douze habitants. Une autre version raconte que, revenant de Kachgar (dans l’actuel Xinjiang chinois) avec les troupes de Gengis Khan, sept frères s’installèrent ici, construisirent une forteresse et se mirent à voler du bétail dans les villages voisins. La population de Mindon descendrait de ces premiers habitants.

17 Le nom Mindon apparaît, d’après les habitants du village, à la fin du XVIIIe siècle et son émergence serait liée au poète et religieux Huwaydā Ishān. Il s’agit d’un personnage historique réel, dont le père, Ghāyib Naẓar Sufi, a vécu d’abord à Och (dans le sud-est de la vallée de Ferghana) avant de s’établir à Čimion, gros village voisin de Mindon et futur chef-lieu, où il enseignait les sciences de l’islam. Huwaydā Ishān (ou Khwāža Naẓar) vécut également à Čimion jusqu’à sa mort en 1780-1781 (Gavrilov 1927 ; Ŭzbek sovet… 1980, vol. 14, p. 463). Aujourd’hui encore, la tombe du poète mystique est un lieu sacré. D’après les récits des habitants du village, le poète, s’étant disputé avec des gens de Čimion, aurait été obligé d’abandonner sa maison et de s’établir ailleurs (l’un de nos informateurs avance même la date précise de 1774). La nouvelle localité lui aurait tant plu qu’il aurait proclamé en ouzbek « bir doning ming don bolsin » “que d’un épi [de blé] naissent mille épis”. L’expression ming don “mille épis” aurait ainsi donné son nom au village, selon l’étymologie populaire.

18 Il semble plus probable que ce mot vienne d’un ancien terme persan, déformé à une époque ultérieure7. Il est possible qu’à l’emplacement de Mindon ait existé, dans l’Antiquité, un point de peuplement dont les habitants parlaient une langue iranienne appartenant au groupe de l’Est. D’après les renseignements recueillis par V. A. Parfent’ev auprès de la population locale au début du XXe siècle, il existait là « avant l’islam » une grande ville, qui fut détruite par les « Mougols » (un mélange des termes mug8 et moghol), vaincus à leur tour par les troupes arabes menées par le petit- fils du prophète Mahomet (1904, pp. 59-60). D’ailleurs, on retrouve des légendes semblables dans presque toutes les grandes localités de la région.

19 Selon une autre version, des migrants auraient donné son nom au village. En effet, dans le haut Zeravchan, non loin de Pendjikent au Tadjikistan, il existait un village du nom de Mindona. À ce propos, un des habitants du village du Ferghana dit que ses lointains ancêtres auraient été originaires de Samarcande, centre historique de la vallée du Zeravchan. Tout spontané qu’il soit, ce témoignage voit sa valeur s’affaiblir par son caractère isolé. Néanmoins, une série de données supplémentaires étayent cette version. D’après V. A. Parfent’ev, au début du XXe siècle, dans le village voisin de

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Vuadyl’, une légende disait que les Min’ (ou Ming) étaient venus là de la région de Samarcande au début du XVIIe siècle avec 12 beys (ibid., p.59). Il existe à ce propos une autre étymologie populaire du terme Mindon : ming-dan signifierait littéralement “[de la tribu] des Ming”. Or, nous savons que les souverains du khanat de Kokand, qui exista du XVIIIe au XIXe siècle, ainsi que les dirigeants de la bourgade d’Urgut, aux environs de Samarcande, étaient originaires de cette tribu. Il est possible que la légende rapportée par Parfent’ev ait confondu les deux : la tribu des Ming et la migration depuis la région de Samarcande. Quoi qu’il en soit, c’est plus tard, dans la première moitié du XVIIIe siècle, qu’eurent lieu des déplacements massifs de population entre Samarcande et le Ferghana. Dans les années 1710-1740, suite aux guerres intestines, aux dégâts causés dans les champs par les criquets et à l’invasion des troupes persanes, l’ancienne capitale de l’empire de Tamerlan était pratiquement vide : d’après les sources écrites, douze mille Samarcandais avaient quitté la ville pour l’Inde et quelques milliers étaient partis à Kokand en 1717 (Bejsembiev 1987, p. 7, 9 ; Ahmedov 1988, p. 316).

20 Nous n’avons pas d’information digne de foi sur la langue que parlaient les habitants de Mindon au XVIIIe siècle. V. P. Nalivkin écrit que les migrants en provenance de Samarcande « étaient pour la plupart Ouzbeks ». L’ethnographe S. S. Gubaeva fait remarquer que « la population de ce rajon9 [...] se composait dans une large mesure de Tadjiks, originaires de Samarcande » (1987, p. 92). On peut supposer que les habitants de Mindon étaient alors au moins bilingues et maîtrisaient autant la langue turque (l’ouzbek) que la langue iranienne (le tadjik). L’un des miracles attribués à Huwaydā Ishān, connu de presque tous les habitants de Mindon, confirme cette hypothèse. Il rapporte que Huwaydā aimait à se reposer près du point d’eau situé au centre du village et qu’un jour, assourdi par le bruit des grenouilles, il leur interdit de coasser, après quoi elles gardèrent le silence. L’ordre du saint homme, dont la poésie est en langue turque, fut prononcé ce jour-là en farsi (tadjik).

21 On ignore également quelle était l’auto-appellation des habitants de Mindon, en particulier de ceux qui venaient de Samarcande et des villages alentours. On peut supposer que, s’ils portaient un nom particulier au moment de leur exode vers le Ferghana, celui-ci avait disparu deux ou trois générations plus tard, au tournant des XVIIIe-XIXe siècles. Ils étaient devenus des “Mindonais”, dénomination qui pouvait indiquer leur origine quand ils se trouvaient dans les villages voisins, mais qui n’évoquait rien dans les endroits plus éloignés, où ils pouvaient s’appeler “Tchimionais” (du nom du plus gros village du district, Čimion) ou “Margilanais” (du nom de la grande ville voisine, Margilan, capitale du territoire du bey, d’où s’était détaché celui de Čimion). Au-delà du Ferghana, ils pouvaient être appelés ou surnommés “Ferghaniens” ou “Kokandois” (d’après le nom de la capitale du khanat de Kokand), ou “Andijanais” (du nom de l’ancienne capitale du Ferghana, comme on appelait encore au XIXe siècle à Kachgar, les habitants du Ferghana), ou encore “Boukhariotes” (d’après le nom de la plus célèbre des villes d’Asie centrale, capitale des dynasties Chaybanides et Astrakhanides), nom donné par les Russes à tous les habitants de la région au début du XIXe siècle.

22 Pour qualifier la culture (non la langue) et le mode de vie de toute la population sédentaire du Ferghana, on utilisait souvent le nom de “Sarte” (sartiâ dans les sources écrites), par opposition aux nomades et semi-nomades, les “Èlates” (èlatiâ) (Bejsembiev 1987, p. 78, note 56). L’histoire et le sens du premier terme font depuis longtemps l’objet d’âpres polémiques entre ethnographes et historiens10. Dans le cas qui nous

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intéresse, deux questions se posent : 1) le terme Sarte était-il une auto-appellation de la population sédentaire – ou au moins d’une partie de celle-ci ? 2) comment se combinait-il avec les autres noms et appellations ? Il ne saurait y avoir de réponse catégorique à l’une ou l’autre de ces questions.

23 Des sources nombreuses et variées rapportent que “Sarte” était moins une auto- appellation qu’une dénomination extérieure pour désigner la population sédentaire. En outre, le terme a une nuance péjorative, que l’on retrouve dans une étymologie populaire très négative du mot, qui dériverait de sary it “chien roux”. Plusieurs auteurs notent que cette nuance péjorative apparaît quand ce sont des représentants des autres groupes, nomades ou semi-nomades (Kazakhs, Kirghizes, Karakalpaks et Ouzbeks), qui parlent des Sartes. Selon I. V. Vitkevič, qui séjourna à Khiva et Boukhara en 1836, « les Kaïssaks [Kazakhs, NdA] qualifient avec mépris les Khiviens de “Sartes” quand ceux-ci ont le dos tourné mais, en face d’eux, ils les gratifient de Oragdy ou Urgândži [habitants d’Ourgentch, NdA] » (Halfin 1983, p. 87). A. D. Grebenkin, dont les écrits sont un peu postérieurs, écrit : « Les Ouzbeks disent eux-mêmes : nous appelons les Tadjiks “Tadjiks” quand nous mangeons avec eux, mais “Sartes” quand nous les vilipendons » (1872, p. 2). De nombreuses autres sources vont dans ce sens et attestent qu’un terme aussi péjoratif ne pouvait vraisemblablement pas servir d’auto-appellation.

24 Néanmoins, le terme Sarte est aussi très souvent employé dans un sens totalement neutre. Du XVIe au XIX e siècles, maints auteurs, vivant au Ferghana, parlent des « Sartes », sans y conférer de nuance péjorative. Au début du XVIe siècle, le souverain timouride Babur, natif lui-même du Ferghana, écrivait : « Les habitants de Marghinan [Margilan, NdA] sont des Sartes », « tous les habitants d’Isfara sont sartes » (Baburname, p.30, 31). Cela donne à penser que ce nom pouvait être une auto-appellation. Certes, le terme Sarte n’a jamais prétendu décrire une réalité “ethnique”, comme on dirait de nos jours ; il n’a jamais été l’unique appellation de la population sédentaire du Ferghana. Différents groupes de la région ont pu adopter ou rejeter ce nom fourre-tout, dont les multiples significations variaient en fonction du contexte.

25 Selon toute vraisemblance, le terme Sarte a toujours coexisté avec une série d’autres appellations et autodéfinitions. Au milieu du XIXe siècle, L. F. Kostenko note qu’à Khodjent : « si vous demandez à quelqu’un ce qu’il est : sarte ou tadjik, il vous répondra qu’il est sarte (par son mode de vie) et tadjik (d’origine) » ; à Tachkent en revanche, les habitants rejettent parfois l’appellation Sarte, et se définissent eux-mêmes comme Toškentlik “Tachkentois” (1871, pp. 79-80). Un peu plus tard, N. P. Ostroumov précise que « les indigènes sédentaires s’appellent habituellement par le nom de leur lieu d’habitation […] mais, quand on demande expressément à quelqu’un s’il est sarte ou kirghize [kazakh dans ce contexte, NdA], alors il répond qu’il est sarte et non kazakh » (1890, p. 1).

26 Manifestement, dans certains cas, le souvenir de l’origine prime dans la définition de soi (surtout si le nom, d’une façon ou d’une autre, permet de se distinguer de son entourage, a fortiori positivement), dans d’autres cas, où le nom d’origine est moins prestigieux, il est vite oublié au profit d’un nouvel identifiant et dans d’autres cas encore, divers noms coexistent et sont utilisés indifféremment pour se définir.

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Les Kachgars

27 Comme nous l’avons déjà mentionné, le village de Mindon date du début du XVIIIe siècle. Dans la seconde moitié de ce siècle et au début du suivant, sa croissance se poursuit grâce à la migration de Kachgars, originaires de la région de Kachgar, qui porte différentes appellations dans la littérature : « Kachgarie », « Mongolie », « Turkestan oriental », « petite Boukharie » ou « Xinjiang ».

28 Un habitant de Mindon, A. Ahmadaliev, né en 1920, établit sa généalogie comme suit : son père s’appelait Ahmadali, son grand-père Mumin, son arrière-grand-père As’ër, son arrière-arrière-grand-père Matmusa, dont les ancêtres étaient des natifs de Kachgar. Le père d’Umar, un autre habitant de Mindon, né vers 1950, s’appelait Abdullo, son grand- père Asadullo, son arrière-grand-père Sams et son arrière-arrière-grand-père Maraim. Matmusa et Maraim s’établirent à Mindon probablement dans la première moitié du XIXe siècle (si on compte 30 ans pour une génération). Des légendes recueillies par V. A. Parfent’ev auprès des habitants du village voisin, Vuadyl’, confirment indirectement cette migration de Kachgars dans la région. Ils racontent que, parmi leurs ancêtres, figurent des Hina, partis de Kachgar après l’insurrection menée par Džahangir Tura contre les Chinois dans les années 1840 (Parfent’ev 1904, p. 59).

29 Il convient de rappeler qu’au cours des XVIIIe et XIXe siècles, il y eut plusieurs vagues de migrations depuis la Kachgarie. L’une des plus importantes eut lieu au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, quand la dynastie au pouvoir en Mongolie, les Tchagataïdes, se trouva affaiblie par d’incessantes guerres intestines d’une rare violence, qui permirent à l’empire djoungar de s’emparer de la région. Au milieu du XVIIIe siècle, ce dernier tomba sous la pression de l’empire des Tsing, ce qui provoqua une nouvelle vague de migrations. Ces populations musulmanes trouvèrent principalement refuge dans la vallée de Ferghana. On raconte qu’à la fin des années 1750, 9 000 familles avaient migré de Kachgar vers le Ferghana, soit près de 40 000 Kachgars et Kalmouks (Tarih-i Badahšani 1997, pp. 46, 48-49). Au début du XIXe siècle, leurs descendants étaient déjà considérés comme des natifs du Ferghana et, à en juger par les sources, ils avaient déjà effacé de leur mémoire leur origine kachgare (Gubaeva 1991a, pp. 86-88 ; Gubaeva 1991b, pp. 82-91).

30 La migration massive des Kachgars en Asie centrale se prolongea tout au long du XIXe siècle. Les guerres qui opposèrent les populations musulmanes aux Chinois se soldèrent invariablement par des défaites pour les premiers et des départs plus ou moins massifs en 1816, 1820, 1826-27, 1830, 1847, 1857-58 et 1877 (Grigor’ev 1861, p. 36 ; Valihanov 1962, p. 220 ; Valihanov 1987, p. 156). D’après Valihanov, environ 50 000 Kachgars (ou familles kachgares) vivaient dans les villages avoisinant Andijan, Šahrihan et Karasu au milieu du XIXe siècle (1987, p. 190). Il avance aussi, pour la même époque, le chiffre de 300 000 réfugiés ayant quitté la Kachgarie pour la vallée de Ferghana (1962, p. 172). Il convient d’ajouter qu’un certain nombre de ces Kachgars se sont installés dans d’autres régions d’Asie centrale : d’après les sources écrites et ethnographiques disponibles, on en trouvait à Tachkent, Kanibadam, Khodjent, Samarcande et ses environs, Boukhara, Karategin, Darvaz, Gisar, ainsi qu’au Khorezm et ailleurs (Mallickij 1927, p. 113 ; Rešetov 1989, p. 195 ; Аbramov 1989, p. 34 ; Karmyševa 1976, p. 166 ; Kislâkov 1954, pp. 38, 89 ; Kislâkov & Pisarčik 1966, p. 55 ; Valihanov 1962, p. 222).

31 Mais la Kachgarie a toujours entretenu des liens particuliers avec la vallée de Ferghana. Les Kachgars et les “Ferghaniens” (nous désignons par ce terme la population

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sédentaire de la vallée de Ferghana) ont migré depuis des siècles du Ferghana à Kachgar et vice-versa. Il est impossible de savoir quel fut le nombre de migrants dans un sens ou dans l’autre et encore moins de distinguer entre Kachgars et Ferghaniens tant les deux groupes sont mêlés. De plus, leur proximité linguistique et culturelle a favorisé, lors des migrations, l’éloignement et l’oubli de la patrie précédente pour faciliter la transformation des Kachgars en Ferghaniens et des Ferghaniens en Kachgars et ce, autant de fois que l’histoire l’exigea. Le voyage en lui-même, de la Kachgarie à la vallée de Ferghana, ne représentait pas non plus un choc culturel. Aussi la migration des Kachgars ne laissa aucune trace. Par exemple, d’après des renseignements datés des années 1840, « la ville de Šegerihan […] et ses environs étaient presque exclusivement peuplés de Kachgars. On estimait leur nombre à 20 000 foyers » (Obozrenie… 1849, p. 196). En 1890, les autorités russes ont comptabilisé 600 Kachgars sur une population de 4 200 âmes dans le volost’ de Šahrihan11.

32 Quelques-uns de ces Kachgars ont fait partie de l’élite du khanat de Kokand et ont conservé leur surnom de toġliq “montagnard” ou Kašġarlyq “habitants de Kachgar”. Au début du XIXe siècle, ces toġliq composaient un détachement militaire spécial (Bejsembiev 1987, p. 80, note 64). Ûsuf Mingbaši Kašgari (ou Ûsuf Taglik) était un conseiller influent d’Umar Han et avait donné sa fille en mariage à Madali Han (ibid., p. 80, note 64, p. 105). Des personnalités religieuses, dont plusieurs centaines de khodjas kachgars, jouèrent également un rôle important à la cour des khans de Kokand (Valihanov 1987, pp. 188-190 ; Papas 2005). L’une des épouses de Hudoâr Han était également la fille d’un Kachgar (Alibekov 1903, p. 93). Ûnus Taglik, commandant militaire, Isa Avliâ, influent haut fonctionnaire à la cour de Hudoâr Han (Nalivkin 1886, p. 205), ainsi que Dukči Išan, l’instigateur du soulèvement contre les Russes en 1898, descendaient aussi de Kachgars. Cependant, l’identité kachgare de ces hauts personnages était si peu affirmée qu’elle n’est pas consignée dans toutes les sources historiques.

33 Dans leur patrie, les Kachgars n’avaient pas de conscience collective et ils ne se définissaient pas eux-mêmes comme Kachgars. Le voyageur M. V. Pevcov rapporte : « Le peuple de Kachgar n’a pas d’appellation propre … » (1949, p. 113). La population de Kachgarie était très hétérogène du point de vue de sa culture, de sa langue et de son mode de vie ; elle était composée de différents groupes et couches sociales, ayant chacun ses propres noms et surnoms. Valihanov, qui séjourna dans le pays en 1858-1859, écrit : « Les indigènes de Petite Boukharie [Kachgarie, NdA] n’ont pas d’appellation propre et se nomment d’après la ville qu’ils habitent : Kachgarlyk à Kachgar, Khotanlyk à Hotan, Komoullyk à Komul’, etc. ou alors tout simplement erlik “indigène”… » (1987, p. 167). Les Tchalgourtes constituaient un autre groupe important, « une race mélangée, issue d’étrangers et de femmes indigènes », qui « par leur langue et leur habitat, appartiennent à la Petite Boukharie et sont tous de loyaux patriotes » (ibid., pp.168-169). On y trouvait aussi des Lobnoriens, descendants des anciens Ouïgours, sur les berges du lac Lobnor, ainsi qu’une tribu de semi-nomades, les Nûgejt ( ibid., pp.167-168). Dans plusieurs districts vivaient également des Dolons, groupe de Mongols turcisés, ou de Kazakhs ou Kirghizes sédentarisés (ibid., p. 167 ; Čvyr’ 1992, p. 410). Enfin, en Kachgarie habitaient quelques groupes persanophones (Sarykols, Vakhanis et autres), proches des montagnards du Pamir occidental (ibid., pp. 419-424).

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34 Ce n’est qu’à l’extérieur, en Asie centrale, qu’on parlait de la Kachgarie, région appelée « Petite Boukharie » par Valihanov. De même, on qualifiait tous les Turkestanais orientaux de Kachgars, bien que cette appellation ne fît référence qu’à l’une des régions, correspondant à la ville de Kachgar. Mais ce n’était pas leur seul nom. Comme nous l’avons déjà mentionné, ceux qui venaient de Kachgarie pouvaient se faire appeler Hin, c’est-à-dire “Chinois” ou “originaire de Chine”. Les ressortissants de Kachgarie étaient désignés comme taglik (toġliq) “montagnard” à la fin du XVIIIe siècle (Valihanov 1987, p. 186) et ahun à la fin du XIXe12. Par ailleurs, les habitants de différentes régions de Kachgarie déportés par les Chinois dans le bassin du fleuve Ili étaient appelés “Tarantchis”. Enfin, on qualifiait également les Kachgars de “Sartes” (Âvorskij 1889, pp. 364-365).

Les Tadjiks

35 D’après les données de 1890, le plus grand groupe d’immigrés à Mindon était représenté par les “Tadjiks”, qui venaient des montagnes du sud de l’actuel Tadjikistan (Karategin, Darvaz, etc.) et du nord de l’Afghanistan.

36 L’un des habitants de Mindon, H. Soliev, né en 1942, raconte que son père s’appelait Soli, son grand-père Dadaboj, son arrière-grand-père Buvaboj. Ce dernier avait quitté Karategin pour Mindon dans les années 1880-1890 (d’après le nombre de générations). La généalogie d’un autre habitant de Mindon, T. Goziev, né en 1904, s’établit comme suit : son père s’appelait Gozi, son grand-père, Abdurahmon, était originaire de Karategin et s’est vraisemblablement installé à Mindon dans les années 1860-1870. Beaucoup d’habitants de Mindon rapportent des généalogies semblables. De plus, il existe d’autres signes d’une influence méridionale sur la culture locale de Mindon. Des traces notables de persan se retrouvent dans la phonétique et le lexique du dialecte ouzbek local, qui contient un nombre inhabituel de mots tadjiks et une prononciation accentuée du “o” caractéristique.

37 Dans le sud du Ferghana, la plupart de ces Tadjiks viennent de Karategin, comme l’atteste A. P. Fedčenko qui, à la veille de la conquête russe, séjourna près de Vuadyl’ : « des sédentaires sont récemment venus habiter la localité. La plupart sont des ressortissants de Karategin » (1950, p. 339). C. E. Ujfalvy, scientifique français13 qui, en 1877, traversa cette partie du Ferghana et notamment les villages de Kaptarhana, Vuadyl’, Šahimardan et Uč-Kurgan, écrivait qu’habitaient là de nombreux Tadjiks, de type « purement » iranien, à en juger par les dizaines de commerçants tadjiks qu’il avait rencontrés à Vuadyl’, venant de la frontière de Darvaz et Gissar (1878, p. 68). L’ethnographe S. S. Gubaeva relate des faits similaires (1987, pp. 87-88, 90-91 ; 1991a, pp. 78-79 ; 1991b, p. 61). Il est également avéré que, dans le village d’Uč-Kurgan, non loin de Vuadyl’ et de Mindon, vivaient au XIXe siècle des représentants des dynasties régnant à Darvaz et Karategin, que des guerres intestines avaient forcés de quitter leur patrie.

38 Aux XVIIIe et XIX e siècles, les migrants en provenance de Karategin et des autres régions montagneuses de l’actuel Tadjikistan étaient appelés Galtchas (ġalča)14 ou Kouhistanis (kūḩistonī), ce qui signifie littéralement “montagnards”, ou encore Tadjiks. Ce dernier terme, qui apparaît dans le recensement de 1890 à Mindon, mérite une attention particulière.

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39 À partir de la fin du XIXe siècle, tous les peuples persanophones d’Asie centrale sont qualifiés de « tadjiks » dans la littérature historique et ethnographique, terme auquel on accole une signification ethnique. Pourtant, comme l’écrivait V. V. Bartol’d, au XIXe et même au début du XXe siècle, « la population elle-même faisait un usage inégal du terme Tadjik » (1963, II-1, p. 470). Un autre grand spécialiste de la région, M. S. Andreev, écrivait à ce sujet : « on remarque une irrégularité dans l’interprétation de qui est tadjik et qui ne l’est pas, dans les différentes régions de l’Asie centrale » (1925, p. 156). Ainsi, à Khodjent, ville du Ferghana de l’Ouest, les vieux se disent “Sartes” et « ont tendance à définir comme les “vrais Tadjiks” les montagnards (de Mača ou de Darvaz, par exemple)… » (ibid., p. 157).

40 Ces renseignements recueillis par des historiens et des ethnographes correspondent aux données trouvées dans les sources écrites du khanat de Kokand, selon lesquelles, avant l’arrivée des Russes, seuls les ressortissants des montagnes du sud du Tadjikistan et du nord-est de l’Afghanistan actuels étaient appelés “Tadjiks” (Bejsembiev 1987, p. 27). Au début du XIXe siècle, « les gens originaires des montagnes du Tadjikistan […] et leurs descendants […] forment traditionnellement une caste militaire… » (ibid., p. 17) et notamment, un détachement particulier dans l’armée de Kokand, fort de 5 à 6 000 hommes (ibid., pp. 80-81). Parmi les personnalités du khanat de Kokand, on trouve de ces montagnards, comme le Chitralien15 Laškar Kušbegi, Rağab Kušbegi Kūḩistonī et son fils Bava Raim Inoq, originaires de Chitral (région au nord du Pakistan actuel), Šodi Mingboši et des commandants militaires tels que Zinat Šah, Qanoat Šah Toğik et son frère Davron Bek Dodhoḩ, mais aussi des personnalités religieuses comme les Vakhanis16 Muḩammad Nur Hoğa Išon et son fils Mumin Hoğa Toğik (ibid., p. 82, 101 ; Nalivkin 1886, p. 106, 116, 157). Enfin, parmi les épouses des khans de Kokand, on retrouve les filles de divers dirigeants de Karategin, Darvaz et Šugnan (Alibekov 1903, p. 93 ; Korytov 1902, p. 21).

41 Les groupes locaux persanophones qui vivaient depuis plus longtemps dans la vallée de Ferghana n’étaient apparemment pas désignés comme “Tadjiks”. Le récit d’A. Kun, qui visita le khanat de Kokand dans les années 1870, en parle indirectement. Il écrivait, en se fondant sur le comportement des fonctionnaires à qui il eut affaire : « les Tadjiks peuplent exclusivement les parties sud et ouest du khanat, et forment rarement des villages séparés » (1876, p. 63). Le cosaque Maksimov dit à peu près la même chose, après plus de onze années passées à Kokand : « au Sud de Kokand vivent les Goltchis et les Karatyguines, un peuple de montagnards musulmans parlant une autre langue, le “tadjik” » (Potanin 1860, p. 67). Ces deux auteurs excluent du groupe “tadjik” les populations persanophones vivant dans toute une série de gros bourgs dans l’ouest et le nord du Ferghana (comme Rišton, Kanibadam, Pangaz, Ašt, Čust, Kasan et autres). Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les sources russes estiment le groupe “tadjik” à pas plus d’une centaine de milliers d’individus dans la vallée de Ferghana (Buškov & Zotova 2004, pp. 110-137).

42 Le nom “Tadjik”, donné aux ressortissants des districts montagneux du Tadjikistan, de l’Afghanistan et du Pakistan actuels, n’était pas leur auto-appellation. Ceux qui habitaient au nord du Tadjikistan se définissaient d’abord selon leur appartenance régionale à telle ou telle principauté : comme Karateguinais à Karategin, Darvazais à Darvaz, Kouliabois à Kulâb, Matchaïs à Matču, etc. Dans le Pamir occidental, on trouve également quelques groupes persanophones ismaïliens : Chougnani, Vakhani,

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Rouchani, Ichkachimi et autres, dont les langues appartiennent à la branche orientale des langues iraniennes.

43 Pour les montagnards, il était important d’indiquer l’origine (comme pour renforcer le statut des individus) : ainsi à Karategin vivaient des gens venant de Samarcande, Boukhara, Kachgar, des Ouzbeks, des Kirghizes, des Darvazais et autres (Kislâkov & Pisarčik 1966). Tous ces groupes locaux se distinguaient les uns des autres, parfois de façon assez substantielle, mais au-delà des frontières de leur lieu d’appartenance, ils étaient souvent perçus comme faisant partie d’une même communauté.

44 Dans la vallée de Ferghana aux XVIIIe et XIXe siècles, le nom Tadjik pouvait signifier “montagnard”, “chiite”, “personne parlant le farsi” ou “sauvage”, en fonction du contexte. En outre, il n’était pas unique et venait en complément d’autres dénominations caractérisant les différents groupes de migrants. Comme c’était le cas pour les Sartes ou les Kachgars, la catégorie de la population centrasiatique, régulièrement ou épisodiquement désignée comme “tadjike”, ne formait pas une communauté, dotée d’une culture spécifique (voire d’une langue unique), d’une histoire partagée et, a fortiori, d’un sentiment d’unité et de parenté.

Les migrations dans le Ferghana et l’évolution de l’identité

45 Ainsi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la population de Mindon se composait des trois groupes principaux présentés plus haut. Un survol de l’histoire de l’Asie centrale et de la vallée de Ferghana nous a permis de définir pour chacun la date et les circonstances de leur arrivée. Les ressortissants de Samarcande arrivèrent les premiers, au début du XVIIIe siècle, suivis par les Kachgars, dans la première moitié du XIX e siècle, eux-mêmes talonnés par les Tadjiks, dans la seconde moitié du XIXe siècle.

46 Il en fut de même dans toute la vallée de Ferghana. Les “troubles” des XVIe et XVIIe siècles, quand la vallée subit les invasions ouzbèkes et kazakhes en provenance du Nord et de l’Ouest, ainsi que les campagnes mongoles et darvazo-karateguines en provenance du Sud et de l’Est, ne prirent fin qu’au XVIIIe siècle. Les chefs des Ming, tribu ouzbèke, ont su renforcer leur pouvoir, vaincre leurs rivaux, et unir leurs forces pour créer un nouvel État centralisé. Une stabilité relative (alors que les voisins connaissaient des conflits incessants), favorisa la croissance de la population du Ferghana, notamment grâce à l’afflux de migrants. La nature de ces migrations, à l’échelle de la vallée, coïncide avec celle qui fut observée à Mindon. Au début du XIXe siècle, la dynastie régnante, issue de la tribu ming, adopta le titre de “Khan” et donna ainsi naissance à un nouvel État, le khanat de Kokand. Ses dirigeants réussirent à soumettre Tachkent, Khodjent, Ura-Tûbe, Karategin, Darvaz, les régions montagneuses du Tian-Chan et à avancer jusqu’en Kachgarie. Dans la vallée, des travaux de grande envergure furent entrepris pour la construction de réseaux d’irrigation et la mise en valeur de terres arables (Batrakov 1955). La population de la vallée continua de croître rapidement, toujours grâce aux migrations.

47 Dans la vallée de Ferghana, la composition de la population sédentaire variait suivant les lieux. À Mindon, d’après les données de 1890, la plupart des habitants étaient tadjiks. Dans d’autres villages, le groupe majoritaire pouvait être constitué de Kachgars ou de nomades sédentarisés. Aucune étude n’a encore été consacrée aux groupes de

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migrants du Ferghana. On peut cependant faire quelques remarques préliminaires à partir des données disponibles.

48 Que conclure de ce qui vient d’être exposé ? Étant donné que la population du Ferghana, telle qu’elle fut fixée dans les sources de la fin du XIXe siècle, s’est étoffée au cours des XVIIIe et XIXe siècle par des vagues d’immigration, il convient d’interpréter avec prudence la terminologie qui était utilisée pour l’auto-identification de ces migrants. Divers types de sources montrent que toutes les dénominations de ces groupes étaient davantage des désignations par des tiers que des auto-appellations. Elles indiquaient d’où venait tel ou tel groupe : les Kachgarlyk, de Kachgarie ; les “Tadjiks”, des montagnes. Mais, dans leur patrie, les individus ne les utilisaient pas pour parler d’eux-mêmes. Ainsi, chez lui, un “Tadjik” de Karategin ou de Darvaz pouvait être considéré comme un descendant de “Kirghize” ou de “Turk” (Zapiska... 1991), un “Tadjik” du Pamir comme un “Chougnani” et un Kachgar comme issu de “Kirghize” ou de “Ferghanien”. Dans la vallée où s’installèrent ces migrants originaires de diverses régions, toutes ces différences s’estompèrent progressivement jusqu’à devenir imperceptibles.

49 Certains de ces migrants ont adopté le nom reçu à leur arrivée dans le Ferghana. Avec le temps, ces termes se sont renforcés et transformés en auto-appellations. Ce processus a été encouragé par une structure d’État, qui répartissait les fonctions, les impôts et les privilèges suivant l’appartenance à telle ou telle autre catégorie au statut reconnu. Comme l’a écrit M. A. Varygin au sujet du khanat de Boukhara, « les postes à Boukhara ne sont pas distribués en fonction des compétences ou du mérite, mais en fonction de l’appartenance à une lignée connue ou à une famille de dignitaires... » (1916, p. 796). Et ceci n’était pas seulement valable pour quelques individus, mais pour la société tout entière. Si tel ou tel groupe se distinguait des autres par son nombre, sa force économique ou militaire, alors il se voyait automatiquement attribuer un statut autonome ; ses représentants étaient nommés à des postes importants et, soucieux de souligner leur indépendance, les membres de ce groupe utilisaient un nom spécifique pour se définir. À l’inverse, si un groupe était numériquement faible, son influence insignifiante, alors il intégrait un groupe plus large et plus puissant qui l’assimilait et dans lequel se diluait son identité première. C’était un processus constant d’ascension des uns et de déclin des autres.

Conclusion

50 Pour conclure, nous rappellerons que le recensement de 1890 a enregistré quatre groupes à Mindon : les « Sartes », descendants des anciens habitants du village ; les « Tadjiks », originaires de Karategin et d’autres régions montagneuses du Tadjikistan actuel ; les « Kachgars », venant de Kachgarie ; et les « Kirghizes », qui vivent aujourd’hui dans un village séparé, Kyrgyz, aux environs immédiats de Mindon.

51 Peut-on qualifier ces communautés de “groupes ethniques” ou de “proto-nations” ? La réponse à cette question exige d’abord que l’on définisse ce qu’est un groupe ethnique, quels sont les attributs attestant de son existence ou, au contraire, de son absence. Il existe plusieurs définitions qui, chacune, mettent l’accent sur un trait particulier (ce qui d’ailleurs compromet la possibilité de décrire l’histoire en terme “ethniques”).

52 Selon l’une de ces définitions (présente, notamment, dans la théorie russo-soviétique de l’ètnos), le groupe ethnique est une communauté dotée d’un nom propre, d’une

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langue (ou d’un dialecte), d’un corpus de traditions ou de coutumes culturelles, vivant sur un territoire compact, voire même endogame. Û. V. Bromlej l’a formulé de la façon suivante : L’ètnos […] peut être défini comme un ensemble historique et durable d’individus regroupant sur un territoire défini plusieurs générations, possédant non seulement des traits communs, mais aussi des spécificités culturelles et psychologiques relativement stables (dont la langue), une conscience de soi distincte de celle des autres groupes et fixée par une auto-appellation (ethnonyme) (1983, pp. 57-58).

53 L’hérédité biologique, en ce qu’elle fixe des frontières “naturelles” – donc infranchissables – entre les groupes ethniques, joue un rôle plus ou moins important dans la définition de cet ètnos.

54 Une deuxième définition du groupe ethnique, proposée par le chercheur norvégien F. Barth, insiste sur le fait que la « culture commune », caractéristique du groupe ethnique est une implication « extérieure résultante, plutôt qu’une caractéristique primaire et définissante » (1969, p. 11). Les particularités du groupe ethnique ne sont pas constituées de « la somme des différences “objectives”, mais seulement de celles que les membres du groupe eux-mêmes, les acteurs, considèrent comme significatives… » (ibid., p. 14). Pour comprendre ce qu’est un “groupe ethnique”, Barth propose non tant de rechercher tel ou tel trait qui permettrait de décrire une communauté ethnique, que d’explorer les frontières du groupe ethnique, comme moyen de décrire les “nôtres” et les “autres”.

55 A. Smith, dont nous avons déjà parlé, a tenté de trouver un compromis entre ces deux conceptions opposées. Parmi les signes distinctifs des groupes ethniques, il ajoute la mémoire collective des événements et des étapes essentiels de l’histoire de la communauté (libérations, migrations, âges d’or, victoires, défaites, héros, saints et sages) ainsi que les symboles collectifs (gerbe, hymne, fêtes, lieux d’habitation, coutumes, codes langagiers, lieux sacrés). Ce sont précisément ces symboles et cette mémoire collective qui évoquent le destin et la culture de la communauté ethnique. Par conséquent, la définition de Smith s’énonce ainsi : une communauté ethnique est « un groupe de personnes portant un nom déterminé, partageant un mythe d’origine, une histoire et une culture, lié à un territoire défini et possédant un sentiment de solidarité » (1998, p. 350). Cette définition comprend également une “frontière ethnique”, mais loin d’être liée à une hérédité physique, elle dépend des représentations et des perceptions, ce qui la rend – de même que la conscience de soi – plus élastique17.

56 J’estime qu’aucune de ces trois définitions ne peut s’appliquer au cas de Mindon : ni celle de Bromlej, ni celle de Barth, ni le compromis de Smith. Ce qui ne fonctionne pas ici, c’est la notion commune à toutes ces théories de “frontière ethnique”, qu’elle soit interprétée comme “objective”, “physique”, limitant la diffusion de telle ou telle norme ou artefact culturels, ou “subjective”, comme un sentiment de proximité ou d’étrangeté existant seulement dans l’esprit des individus. Dans la société qui nous intéresse, toute frontière est absente, ce qui rend difficile la caractérisation de chaque groupe comme “ethnique”.

57 Les Sartes, les Tadjiks, les Kachgars ne formaient pas des communautés. Rien ne les réunissait en un ensemble unifié : ni une culture, ni une langue, ni un sentiment de solidarité, ni un mythe ancestral sur une origine et une histoire communes, ni un territoire. D’une région à l’autre et d’un village à l’autre, des groupes qui pouvaient

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porter le même nom occupaient des niches sociales parfaitement distinctes, ils avaient leur propre statut et adoptaient la culture et la langue de la population environnante. Ces relations entre les groupes ne sauraient être qualifiées d’assimilation, puisqu’il n’y a dans cette histoire ni assimilateurs ni assimilés, ni même de nette distinction entre deux parties, deux cultures, deux communautés. On peut tout au plus parler de fusion, de cristallisation et de désagrégation, de changements dans les formes culturelles et dans l’identité.

58 Il existait pourtant, dans la société centrasiatique, beaucoup de frontières. Mais elles ne se correspondaient pas entre elles, elles étaient hiérarchisées et se chevauchaient. Ces frontières – entre sédentaires et nomades, entre Sartes et Kachgars, entre turcophones et persanophones et suivant les villages et les régions –, étaient physiquement et mentalement perméables. Toutes les différences susmentionnées (et les noms correspondant à chacune) ne s’opposaient pas fondamentalement les unes aux autres. Toutes ces oppositions variaient selon le contexte et c’est la raison pour laquelle les différences entre “Sartes” et “Kachgars”, entre “Sartes” et “Tadjiks”, et entre “Kachgars” et “Tadjiks ”, réelles dans certains cas, n’avaient, en d’autres lieux ou d’autres temps, aucun sens, puisque le “Kachgar” pouvait être en même temps “sarte” ou “tadjik” et le “Tadjik”, “kachgar” ou “sarte”. Entre toutes ces positions, il y avait une multitude de formes et de situations intermédiaires, ce qui confère une grande originalité à la société centrasiatique.

59 Bien sûr, avant même l’arrivée des Russes, certains tentèrent d’imposer une identité forte à tel ou tel groupe de la population centrasiatique. Cependant, ces initiatives émanaient de centres trop nombreux : communautés locales, organes d’État ou personnalités charismatiques. Dans un tel contexte de concurrence et d’absence de moyens puissants pour asseoir l’identité, les résultats étaient infimes. Seule l’identité confessionnelle (« Nous, les musulmans ») était plus ou moins stable. Sur ce point incontesté régnait un relatif accord dans la société. La description la plus fidèle de cette réalité centrasiatique revient, une fois encore, à V. V. Bartol’d : Le sédentaire d’Asie moyenne se perçoit en tout premier lieu comme musulman et ensuite, comme un habitant d’une ville ou d’une localité déterminée ; l’idée d’appartenance à un peuple déterminé n’a pour lui aucun sens.

60 Mais l’orientaliste russe ajoute : Aujourd’hui, sous l’influence de la culture européenne (par le truchement de la Russie), a apparu une aspiration à l’unité nationale [chez la population d’Asie centrale, NdA] (1964, II-2, pp. 527-529).

61 La Russie a réduit la concurrence entre les différents centres d’ancrage des identités et elle a donné aux élites locales des instruments plus efficaces pour les imposer aux populations. C’est précisément avec l’arrivée des Russes en Asie centrale qu’ont émergé des identités plus ou moins durables, pour le soutien desquelles de gigantesques moyens furent mobilisés. Non seulement furent fixées des catégories (des noms), mais aussi l’interprétation ethnique de ceux-ci, ce qui impliquait une homogénéité, une continuité et autres attributs. Bien évidemment, on ne peut affirmer que ces identités, grâce aux efforts du nouveau pouvoir, se sont tellement renforcées qu’elles ont définitivement perdu leur caractère équivoque et contextuel, mais elles sont, sans aucun doute, devenues beaucoup plus fixes et plus durables – du point de vue des acteurs du “jeu” identitaire.

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62 La définition proposée par Bartol’d correspond dans une large mesure à la théorie “radicalement moderniste” ou “constructiviste”, telle que la définit A. Smith. En effet, l’extension de l’empire russe en Asie centrale a suscité d’incessantes expériences de classification des ethnies et des nations qui, avec l’avènement de l’Union soviétique, ont abouti à la création presque imposée de nations, auxquelles on attribua frontières, culture et langue, tous éléments pour une bonne part artificiels et réinventés. Par ailleurs, le fait que les chercheurs ne puissent trouver dans le passé l’équivalent de ce qu’il conviendrait d’appeler des “groupes ethniques” ou des “communautés ethniques” parle aussi en faveur du constructivisme.

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NOTES

1. Central’nij gosudarstvennij arhiv respubliki Uzbekistan (CGA RU), f. 19, i. 1, d. 28098, f. 26. 2. CGA RU, f. 19, i. 1, d. 635, f. 27 ; d. 1178, f. 9. 3. CGA RU, f. 23, i. 1, d. 532, ff. 237-238. 4. D’autres données font état, cette année-là, de 661 foyers et 3 595 habitants (CGA RU, f. 19, i. 1, d. 10082, f. 37). 5. La croissance rapide de la population en l’espace d’une année civile s’explique par le départ massif d’une partie des habitants du village pendant la guerre civile et leur retour tout aussi massif sur leur lieu d’habitation d’origine un an plus tard. 6. Comme en témoignent les données statistiques ultérieures, en 1951, le village soviétique de Mindon (comprenant le village lui-même et quelques petits lieux-dits voisins) comptait 831 foyers et 5 061 habitants, dont 4 879 Ouzbeks, 29 Tadjiks, 76 Kirghizes et 77 « relocalisés spéciaux » (jusque dans les années 1980 y vivaient des Turcs Meskhets déportés de Géorgie en 1944). 7. En yaghnobi, majn ou men signifie “village” (Mirzozoda 2002, p. 106). La terminaison -don “eau” se retrouve dans nombre de vieux toponymes. 8. Montagne du Tadjikistan (NdT). 9. Il s’agit aujourd’hui de l’arrondissement de Ferghana, dans la région de Ferghana, où se trouve le village de Mindon (NdA). 10. Pour une définition plus détaillée, voir l’article « Sart », in Bartol’d 1964, II-2, pp. 527-529. 11. CGA RU, f. 23, i. 1, d. 532, ff. 231-233. 12. Ahun ou ohun est le nom donné en Kachgarie aux religieux musulmans mais, dans la vallée de Ferghana, le terme désigne tous les Kachgars à partir du Moyen Âge. 13. Charles-Eugène Ujfalvy de Mező-Kövesd (1841-1904), linguiste d’origine hongroise ayant voyagé en Asie centrale entre 1877 et 1881 (NdT). 14. Ġalča en tadjik signifie “trapu” ou encore “borné” (NdT). 15. Ou Kho, minorité ethnique du nord du Pakistan, habitant la vallée de Tchitral (NdT). 16. Peuple du Pamir qui tire son nom du Vakhan-Daria, affluent de l’Amou-Daria (NdT). 17. Smith distingue les groupes ethniques « horizontaux » et « verticaux ». Les premiers sont des communautés au sein desquelles “l’ethnicité” est propre à la seule élite, tandis que, chez les seconds, les liens “ethniques” impliquent un plus grand nombre de strates et de couches sociales (ibid., p. 352).

RÉSUMÉS

Dans cet article sont analysées des données historiques et ethnographiques sur les habitants du village de Mindon, dans la vallée de Ferghana, actuellement situé en Ouzbékistan. Entre 1890 et 1926, l’appellation de ces habitants a changé deux fois dans les recensements. Si la population

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était autrefois divisée entre “Tadjiks”, “Kachgars” et “Sartes”, elle devint ensuite entièrement composée de “Sartes” puis, au début des années 1920, d’“Ouzbeks”. Ces dénominations désignaient-elles des groupes ethniques ? Existait-il des communautés ethniques, des “protonations” en Asie centrale avant l’arrivée des militaires et des savants russes dans la région ? Examinant les différentes définitions des groupes ethniques (selon Û. Bromlej, F. Barth et A. Smith), l’auteur en vient à montrer qu’aucune d’entre elles ne convient au cas centrasiatique, en raison de l’absence, dans cette société, de frontières délimitant des groupes qui pourraient être qualifiés d’ethniques.

The article is concerned with an analysis of historical and ethnographic accounts related to the inhabitants of the village of Medon situated in the Ferghana Valley in present-day Uzbekistan. According to state censuses, local population changed its denomination twice between 1890 and 1826. Initially it had been divided into “Tajiks”, “Kashgaris” and “Sarts”, who were then all registered as “Uzbeks” in the beginning of the 1920s. Should we consider these categories kinds of ethnic groups? Did ethnic communities of “proto-nations” exist in Central Asia before the Russian militaries and scholars appropriated the region? By asking these questions, the author argues that none of the well-known definitions of an ethnic group proposed by Yu. Bromley, F. Barth and A. Smith fits the Central Asian society, that lacks the very boundaries required to delineate such groups as “ethnic”.

INDEX

Keywords : nation, ethnicity, identity, cultural borders, Ferghana, Uzbeks, Tajiks Mots-clés : nation, ethnie, identité, frontières, Ferghana, Ouzbeks, Tadjiks

AUTEURS

SERGEJ ABAŠIN

Docteur en sciences de l’histoire, Sergej Nikolaevič Abašin travaille à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de la Fédération de Russie.

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La construction des identités collectives d’après les chartes des corps de métier (risāla) en Asie centrale1 The construction of collective identities according to Central Asian professional statutes (risāla)

Jeanine Elif Dağyeli

1 Dès lors qu’on s’intéresse à l’origine des identités en Asie centrale, on est amené à examiner la base sur laquelle les différents groupes sont constitués. La question de l’ethnicité a suscité l’intérêt de plusieurs chercheurs (voir, par exemple, Schoeberlein- Engel 1994 ; Finke 2006). C’est un fait bien établi qu’à l’époque présoviétique, la source première de constitution des identités collectives dans la région n’était pas l’ethnicité, mais plutôt la localité, l’appartenance “tribale” ou la profession (Baldauf 1991 ; Chvyr 1993 ; Bellér-Hann 2008, pp. 50 sq. et 55). De quoi se compose le discours identitaire dans le milieu des artisans ? La remarque suivante d’Arnaud Ruffier à propos de Samarcande vaut dans un contexte plus général : Ces grandes lignes de la composition identitaire ethnique régionale ne peuvent être comprises au sens européen substantialiste du terme d’ethnie. Il convient mieux de se référer à la notion de communauté définie par un sentiment d’appartenance commune des acteurs à un contexte social donné, plus que par des caractéristiques objectives (2007, p. 24).

2 Malgré l’insistance répétée sur le fait que la profession, et plus encore l’appartenance à un corps de métier, servent communément de fondement à l’identité, les mécanismes par lesquels se manifestent de tels marqueurs identitaires restent peu connus. C’est aussi vrai dans le cadre d’analyse de contextes sociaux donnés, comme pour les études portant sur la formation des identités professionnelles et leur rôle dans la vie quotidienne. Il existe très peu de travaux sur la structure des groupes professionnels centrasiatiques et leur construction conceptuelle (voir néanmoins Peŝereva 1960 ; Pétric 2002, p. 167 sq. ; Dağyeli 2011 ; Djumaev 2008 pour quelques aspects). Les

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nombreuses “chartes de corps de métier” (risāla-yi kasb en persan, kasb risālasi en turc oriental et, de manière abrégée dans ce qui suit, risāla) dont nous disposons fournissent pourtant quantité de données relatives à la mythologie et aux normes morales de certains corps de métier de la région (sur les risāla voir Centlivres-Demont 1997 ; Atadžnova 2008 ; Dağyeli 2011, ainsi que leurs bibliographies). La formation d’une identité professionnelle collective dans l’Asie centrale présoviétique présente un parallèle évident avec la formation des identités basées sur des descendances réelles ou imaginaires. Nous verrons que la cohésion d’un groupe professionnel est fondée, au moins idéalement, sur la revendication d’une appartenance à une lignée imaginaire de maîtres ancestraux pour chaque corps de métier.

3 L’origine des métiers et des activités professionnelles est expliquée dans les risāla par une demande divine faite à un prophète, une figure mystique ou un autre personnage vénéré depuis des temps immémoriaux. En effet, les artisans d’un même corps de métier se désignaient sous l’appellation de hampīr, littéralement “[personne] affiliée à un même pīr”, se référant ainsi à figure sainte ancestrale (pīr) commune2. Cet article se propose, après avoir brièvement analysé les conceptions indigènes liées à l’exercice d’activités professionnelles (kasb), d’explorer plus particulièrement les formes de construction identitaire propre aux communautés d’artisans. L’étude est basée sur l’analyse d’environ deux cents de ces chartes de corps de métier. Les sources manuscrites mises à contribution couvrent essentiellement les régions sédentaires du Turkestan occidental et oriental, dans les périodes précoloniale et coloniale (les textes datant surtout des XIXe et XXe siècles), et proviennent majoritairement des archives de l’Institut d’Orientalisme Beruni de Tachkent, du musée de l’Art à Boukhara, de l’Institut des manuscrits (Merosi hattī) à Douchanbé de la Bibliothèque d’État à Berlin, la bibliothèque de l’Université Lund en Suède, mais aussi de collections privées en Allemagne, en Ouzbékistan et au Tadjikistan. De plus, certains exemplaires de risāla déjà publiées ont été consultés, ainsi que les résultats d’enquêtes ethnologiques de terrain réalisées par l’auteur en Ouzbékistan et au Tadjikistan, en 2006 et 2007.

La notion de “métier” (kasb)

4 Avant d’analyser la construction d’une identité basée sur l’activité professionnelle, il faut s’interroger sur les conceptions relatives aux différents types d’activités professionnelles liées à l’exercice du métier d’artisan (ce qu’on appellerait aujourd’hui “artisanat”, si ce n’était la connotation particulière qui y est attachée) en Asie centrale présoviétique. Selon le spécialiste d’anthropologie économique Stephen Gudeman, la subsistance (production, distribution et consommation) constitue un modèle culturel (1986, p. 37), une « construction du monde » (ibid., p. 28), associée à des particularités liées à une culture donnée, que ce soit par ses représentations cosmologiques, religieuses, culturelles ou quotidiennes.

5 Quant à l’approche en termes de modèles locaux, préconisée lors de l’analyse de communautés de taille et de composition variées, elle s’applique surtout pour sortir de la perception usuelle de l’Asie centrale précoloniale comme un bloc homogène sur le plan de l’organisation économique et sociale. Le modèle local centrasiatique appliqué à l’activité professionnelle se manifeste par des constructions socio-professionnelles spécifiques comme, par exemple, un mythe créateur de convictions communes.

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6 Il est clair que le concept de kasb “profession ou métier”, au sens d’activité économique de production et de statut social associé à cette activité, ne recouvre pas exactement toutes les significations du terme “travail”, au sens large du terme. Dans l’Asie centrale présoviétique, il existait trois zones d’activités qui n’étaient pas clairement séparées : les occupations rémunératrices, l’entretien des instruments de travail et les services spirituels. On observe deux formes de travail : les activités exécutées par l’individu et celles effectuées par la communauté, dont l’exemple le plus connu est le hašar (sur les travaux de type hašar, voir Thurman 1999, p. 51-62 et l’article de C. Marteau-d’Autry dans le présent volume). Cette division est néanmoins artificielle car, dans les régions rurales par exemple, les artisans cultivaient la terre, élevaient du bétail ou travaillaient comme journaliers en même temps qu’ils se livraient à leur métier (Skallerup 1990, pp. 7 sqq ., 14 sq. ; Bellér-Hann 2008, p. 141 ; Dağyeli 2011, pp. 228 sqq., 270). Pour désigner les occupations rémunératrices dans les langues d’Asie centrale, on utilise surtout le mot kasb.

7 En raison des limitations imposées à cet article, il n’est pas possible d’examiner toutes les conceptions du travail en Asie centrale présoviétique. Dès lors, nous nous concentrerons sur celles utilisées dans les différents types de risāla. Chaque risāla, adressée en premier lieu à des actifs masculins, est un texte écrit pour un milieu professionnel précis, correspondant à un métier qualifié de kasb. Comment pouvons- nous alors esquisser le modèle local de kasb en Asie centrale ?

8 Dans son sens arabe originel, le mot kasb signifie “acquisition”, “gain” ou “bénéfice” ; on peut donc le traduire par “activité lucrative” ou “occupation professionnelle rémunératrice”. Désignant un métier, kasb correspond plutôt à “l’artisanat” dans les langues européennes. Mais le langage des risāla révèle lui-même le caractère profondément circonstanciel de la sémantique du mot kasb. En effet, kasb ne comprend pas seulement des professions artisanales, mais aussi l’agriculture, l’élevage, les activités commerciales et les services. Pour être considérée comme kasb, une occupation doit avoir été acquise de façon formelle par l’apprentissage, elle doit contribuer à la subsistance et comporter en proportion notable un effort physique, une activité corporelle, si ce n’est matérielle. Les données ethnographiques de la région observée montrent qu’avoir un pīr est une condition nécessaire mais non suffisante à l’exercice d’un kasb. Il convient bien entendu de noter que même la définition locale de kasb est loin d’être claire et cohérente. Il n’y a, du moins aujourd’hui, plus de critères immuables pour démarquer le kasb des autres formes de travail. La difficulté réside alors dans la variabilité de ce terme, dont l’extension est toujours négociable. Ce qui est un kasb pour quelqu’un n’en sera pas nécessairement un pour quelqu’un d’autre. Selon l’ethnographe ouzbek Adhamjon Ashirov, il n’est pas possible de déterminer précisément dans tous les cas si une activité est un kasb ou pas. Lors de nos discussions, il a d’abord considéré que la position de mullah ne relevait pas d’un kasb (d’un “métier”, au sens strict d’activité productive et rémunératrice) mais, un peu plus tard, il est revenu sur sa position, arguant cette fois que la position et l’exercice de l’activité d’un mullah assure une subsistance à ce dernier. Ainsi, le critère principal pour définir un kasb serait la subsistance. Mais un autre interlocuteur a, lui, plutôt valorisé la production et les revenus tirés de la vente. Dans ce cas, la position de mullah ne serait pas un kasb, car elle est rémunérée par des dons et non par un salaire. Ici, le kasb en tant que métier s’oppose à la fonction tenue, comme celle du juge ou de l’administrateur, dont l’activité leur assure tout de même une subsistance. Il s’oppose

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aussi au mardikorčilik “travail journalier”, car le journalier ne produit pas de façon indépendante, il n’est pas formellement qualifié et ne vend rien d’autre que sa force physique.

9 On voit donc que le kasb suppose une activité productive et que c’est selon le fruit que l’on en tire qu’il est possible de dire si une occupation donnée relève d’un kasb (d’un “métier” donc) ou non. Le tissage en offre une belle illustration. L’activité d’une personne formée à la fabrication des tissus, qu’elle soit faite sur commande ou destinée à la vente sur le marché, est considérée comme un kasb. En revanche, la même activité exercée exclusivement pour satisfaire des besoins domestiques ne l’est pas.

Risâla de l’agriculture, jaquette. Fin du XIXe siècle

Acquisition à Boukhara, 2006 Photographie de l’auteur

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Risâla d’un barbier. Fin du XIXe siècle

Acquisition à Boukhara, 2007 Photographie de l’auteur

La risāla, texte sacré au sein du kasb

10 Nous disposons malheureusement de très peu de sources permettant de faire l’histoire des conceptions indigènes et de l’organisation des corps de métier (kasb) en Asie centrale présoviétique. Comme c’est généralement le cas des groupes subalternes, le monde des artisans centrasiatiques a laissé peu d’écrits. Hormis quelques rares contrats d’apprentissage, voire des contrats de vente et de don, la risāla est le seul type de texte original issu du milieu artisanal lui-même dont nous disposions3. C’est un récit écrit en langue vernaculaire (turkī, ouzbek, persan-tadjik, ouïgour, pachto), entrecoupé de prières en arabe, qui retrace le fondement d’un groupe professionnel. Texte unificateur, il crée un esprit de fraternité entre les membres d’une même corporation.

11 Il repose sur une conception de la piété propre à ces communautés. Le texte des risāla s’adresse à tout homme exerçant un kasb précis et ayant été reconnu par son pīr, maître et saint patron. Il est néanmoins vrai que parfois, pour une même profession, comme par exemple celle des boulangers, divers pīr étaient mentionnés dans les différentes versions de leur risāla4. Dans ce cas, le texte propre à un groupe local particulier établissait l’héritage ancestral de cette communauté. C’est précisément ce respect porté à une lignée imaginaire ascendante de maîtres-ancêtres commémorés et vénérés lors d’occasions rituelles et immortalisés par la risāla qui consolide l’union d’un tel groupe. Les membres, qui disposent ainsi d’un récit sur l’origine imaginaire de la tradition technique et d’un code moral de référence, s’adressent mutuellement le titre de hampīr. Les artisans pratiquant un métier (kasb) donné, et de ce fait affiliés à une même figure tutélaire, peuvent profiter d’une certaine solidarité de leurs frères corporatifs. Alors que la participation aux rituels dédiés aux saints patrons était limitée aux maîtres

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artisans indépendants, propriétaires de leurs ateliers et ayant les moyens nécessaires pour financer des festivités chacun à leur tour, la risāla s’adresse à tous les membres de la communauté professionnelle en question, qu’ils soient maîtres, compagnons ou apprentis.

12 Les trois éléments-clés de la risāla sont la légitimation religieuse de l’activité professionnelle, le transfert du savoir spirituel et l’évocation d’une affiliation identitaire. La risāla fait une nette distinction entre les maîtres artisans qui exercent leur kasb sans posséder une copie personnelle de la risāla ou sans se conformer à ses directives et ceux qui l’exercent en étant affiliés aux pīr de la profession grâce à une risāla. Ignorer le pīr fondateur de sa profession et refuser de se conformer aux directives de la risāla rend l’exercice et le produit de l’activité professionnelle souillée, illégitime au sens religieux du terme, ḥarām : S’occuper d’agriculture est ḥarām pour tout agriculteur qui ne connaît pas ses pīr et les directives de sa risāla (MS INV.7287, f° 358a). Les récoltes d’un agriculteur sont ḥarām et peu abondantes si celui-ci ne reconnaît pas les quatre [pīr, c.-à-d. Ādam, Nūḥ, Ibrāhīm et Muḥammad, distingués entre 2 700 ancêtres agriculteurs] (MS JED 1, f° 20a).

13 Le caractère illicite de l’exercice d’un métier, lorsqu’on ne reconnaît pas l’affiliation nécessaire, s’étend à tous les fruits du « mauvais maître » : Le travail de l’artisan tisseur le plus habile et la subsistance qu’il en tire sont ḥarām dès lors que celui-ci ne reconnaît pas les quatre guides spirituels (muršid). Alors tous les pīr le détestent et, au jour de résurrection, le maudiront (MS Prov. 2-3, f° 39a-b).

14 Dans l’ordre des risāla, il est religieusement illicite (ḥarām) de même simplement prétendre « faire œuvre de maître artisan », c’est-à-dire de pouvoir en revendiquer le titre, avoir des apprentis et en tirer subsistance, sans connaître le récit d’origine que ces risāla proposent et sans accepter les normes morales qu’elles défendent. Le produit du travail de tout boucher qui, dans l’exercice de son métier, ne se conforme pas à la risāla et qui ne garde pas [près de lui] la risāla et qui pourtant vend de la viande est tout autant ḥarām que la viande de porc (MS Prov. 271-2, f° 2a- b).

15 Les textes affirment clairement que tout artisan exerçant une profession donnée ne fait pas nécessairement partie du corps de métier (kasb) dont cette profession relève. D’après les risāla, l’évocation du pīr et le respect qui lui est porté sont des éléments déterminants pour rendre une profession ḥalāl, légitime au sens islamique. Les risāla définissent explicitement ce qui relève du licite (ḥalāl) et de l’illicite (ḥarām) dans le monde des artisans. Elles affichent une prétention à servir de texte religieux de référence, où est énoncé tout ce dont un artisan a besoin pour exercer son métier de manière noble, honnête et en accord avec les règles de piété, en un mot, légitime.

16 Le peu d’intérêt qu’a porté la communauté scientifique aux risāla est probablement dû à leur caractère ambigu, difficilement classable, et à leur origine modeste, ce dont témoigne notamment le style et l’usage d’un registre de langue vernaculaire non standardisé. Certains chercheurs soviétiques et postsoviétiques ont cherché à réduire les risāla à de simples témoins des pratiques du passé. Plus qu’une description de la réalité sociale, elles mettent en scène les idées et représentations de l’ordre social normatif devant s’imposer moralement et religieusement au milieu des artisans. Ce faisant, elles expriment un point de vue partagé les acteurs eux-mêmes. Les récits de filiation spirituelle des lignées d’artisans et les énumérations des noms des maîtres

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tutélaires nous intéressent ici au premier chef parce qu’ils expriment clairement les signes par lesquels se manifeste l’identité collective.

Maître fabricant de berceaux

Boysun, Ouzbékistan 2006 Photographie de l’auteur

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Chaîne des ateliers à Boukhara

Photographie de l’auteur

Les filiations spirituelles des artisans

17 Le fait d’être kāsib, c’est-à-dire d’exercer d’un kasb, procure un sentiment d’appartenance qui distingue des autres couches sociales, dont l’activité ne ressort pas d’un kasb. Quel que soit le degré de valorisation ou la rentabilité de la profession, l’exercice d’un métier dans les règles (affiliation à un patron tutélaire, respect du code de conduite dicté par la risāla) garantit une respectabilité et une légitimité certaines, par conformité aux règles d’une morale à caractère religieux : évocation de Dieu par la prière durant l’exercice de l’activité, bonnes manières (adab). Toutefois, plus que le fait d’être un maître artisan, c’est l’appartenance concrète à un corps de métier donné (forgerie, boulangerie, art textile, etc.) qui fonde l’identité liée à une corporation.

18 Les traditions véhiculées dans les risāla et les histoires de tradition orale du milieu artisanal transmettent le récit de l’institution d’un métier par Dieu et les accomplissements du premier artisan fondateur de la lignée du corps de métier, qui est, selon la profession et le récit concerné, soit un prophète, soit un soufi de renom, soit tout autre personnage célèbre de légende. Le récit signale le début d’un âge d’or pour une profession. Les mythes présents dans les textes de risāla relèvent d’une idéologie collective fondatrice : la totalité des membres d’une profession partage le même ancêtre spirituel, premier maître du corps de métier. Ce faisant, ils se perçoivent comme disciples du maître et comme frères les uns envers les autres.

19 Dans les langues centrasiatiques, deux termes désignent la descendance par lignée : šaǧara et silsila. L’affiliation à une lignée ancestrale est à la base des revendications d’héritage, qu’il s’agisse d’une transmission de biens, de rang, de privilèges, d’affiliation

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spirituelle ou de légitimité religieuse. La šaǧara renvoie à une filiation consanguine ; la silsila, à une filiation spirituelle. Dans la šaǧara, le discours généalogique lie des parents par la descendance, de type dynastique ; dans la silsila, il lie des personnages saints selon une chaîne de transmission spirituelle, au sein d’un courant de type mystique. Texte rassemblant les membres d’une même profession autour de valeurs morales communes, la risāla évoque l’appartenance à une silsila – celle d’une lignée spirituelle de maîtres artisans légendaires – et valorise les rapports de loyauté et de solidarité. La figure du compagnon du Prophète (ṣaḥāba) est, dans les risāla, le modèle de la loyauté et de la bonne conduite face à l’adversité.

20 Deux autres termes, d’usage courant mais absents des risāla, désignent, dans le monde des corps de métier, un groupe de descendance référant à la parenté : qawm et awlād. Selon les contextes, qawm désigne divers groupes de solidarité. Ceux-ci sont fondés, par exemple, en allant ici du plus général au plus particulier, soit sur une appartenance “tribale” (à un groupe de descendance signifiant politiquement), soit sur la famille étendue et ses réseaux, soit sur l’affiliation à un corps de métier. On parle ainsi parfois de qawm pour les membres locaux d’un corps de métier, mais paradoxalement pas pour tous, le groupe des potiers ne formant pas, contrairement aux forgerons, un qawm5. Lors d’une conversation, l’historien tadjik Said Marofiev a groupé l’ensemble des orfèvres (zargarān) du quartier dit des orfèvres de la ville de Khodjent sous le terme de awlād, littéralement “progéniture, descendants”.

21 La mémoire collective propre au milieu des artisans d’Asie centrale ayant trait à l’origine du métier et à sa transmission en ligne de descendance spirituelle obéit à deux logiques complémentaires : l’une se rapporte aux maîtres-ancêtres fondateurs, dont la mémoire est fixée dans la risāla ; l’autre renvoie à la mémoire familiale de l’artisan et s’exprime à travers l’histoire des parents, grands-parents et arrière-grands-parents artisans. De manière surprenante, le premier type de récit mémoriel, celui de la risāla, s’interrompt à l’évocation des pīr soufis du XVe siècle. Quant à la mémoire familiale, elle remonte rarement à plus de trois et presque jamais au-delà de cinq générations. L’espace manquant entre le temps du récit mythique lointain et celui du récit familial proche ressort de ce que l’ethnologue Jan Vansina appelait fort justement un « floating gap », dû au fait que la mémoire se déplace avec le cours des générations et ne retient que les ancêtres les plus récents. Elle s’appuie sur des généalogies imaginaires qui sont constamment reformulées au cours du temps en fonction des contraintes du moment et se présentent, du moins en partie, comme réalité historique. Alors que la mémoire des ancêtres immédiats est privée, propre à la famille de l’artisan, celle des maîtres artisans fondateurs des risāla s’appuie sur une identité collective professionnelle.

22 Dans une risāla de l’agriculture ( risāla-yi dehqānčiliq), la généalogie fondatrice de l’identité de groupe est énoncée comme suit : Sache que, du début du monde jusqu’à sa fin, il y eut 1 700 agriculteurs ceints6 [...]. Dix-huit d’entre eux étaient la fierté de Dieu (šaraf-i Allāh), meilleurs parmi les meilleurs (afḍal) et sages (dānā) [...]. Si quelqu’un demande : qui sont ces dix-huit parmi les meilleurs ? [Ce sont] 1. cAbdurraḥmān Mašriqī, 2. cAbdurraḥmān Šimālī, 3. cAbdulkarīm Maġribī, 4. cAbdulcazīz Ǧanūbī, 5. Zaynuddīn Saraḫsī, 6. Nūruddīn Samarqandī, 7. Faḍluddīn Kūlābī [sic], 8. Yār Muḥammad Hormūzī [sic], 9. Nī cmatullāh Qūndūzī [sic], 10. Lutfullāh Hissārī, 11. cAbdullāh Kāšqarī, 12. cAynuddīn Andiǧānī, 13. cAbdulwāhid Hamadānī, 14. Muḥammad Tāškandī, 15. Ḫwāǧa Muḥammad Turkistānī, 18. [sic] Ḫwāǧa Šamsuddīn Tabrīzī, 17. [sic] cAlī Muḥammad Ḫurāsānī, 16. [sic] Kūǧak Ādam ṣafī Allāh (MS 8o1656, pp. 62-66).

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Généalogie du forgeron Usto Shokir présentée dans son atelier

Boukhara Photographie de l’auteur

Détail de la généalogie du forgeron Usto Shokir

Photographie de l’auteur

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Le pīr comme artisan idéal

23 Il a été dit précédemment que les artisans d’un corps de métier se désignaient par l’appellation hampīr, qui se traduit littéralement par “[gens] de même pīr”, “[gens] de même affiliation professionnelle et spirituelle”. Les pīr, les prophètes et les hommes d’honneur, à qui le lien d’ascendance supposée au prophète Muḥammad, l’affiliation à un ordre mystique ou encore les exploits miraculeux procurent une aura de sainteté, sont considérés comme les premiers artisans civilisateurs auxquels on doit les corps de métier. Leur prestige se retrouve dans la littérature, l’orature et est profondément ancré dans les croyances populaires locales présoviétiques. Un métier est donc avant tout un héritage légué par un personnage saint. Aujourd’hui, les artisans considèrent toujours leur profession comme un héritage (merās) issu de générations d’ancêtres.

Maître-forgeron au travail

Boysun, Ouzbékistan 2006 Photographie de l’auteur

24 Les ṣaḥāba “compagnons du Prophète” jouent, comme nous l’avons vu, un rôle modèle en termes de loyauté, de solidarité et de piété. D’autres catégories de personnes considérées comme des pīr ont cette fonction. Parmi les “gens de la maison” du prophète Muḥammad (ahl-i bayt) particulièrement vénérés, cAlī, son gendre et quatrième calife, premier des imâm pour les chiites est considéré comme pīr fondateur par un nombre important de corps de métier, notamment par les teinturiers (čīdgar) et les laveurs de morts (murdašūy, ġassāl ou ūlik yuġūwči). Mais, bien que la descendance du Prophète Muḥammad jouisse d’un grand prestige dans les milieux sunnites et chiites, les risāla attribuent l’origine de nombreux métiers aux prophètes précédant Muḥammad : Dawūd, pour les forgerons, Nūḥ pour tous les métiers du bois et Ādam

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pour diverses professions, dont l’agriculture, la fabrication des peignes, les métiers de la cuisine, le travail des couvreurs. Ces prophètes des temps anciens sont omniprésents, tant dans les textes que dans les discours des artisans d’aujourd’hui. À cela il faut ajouter des mystiques célèbres d’ordres soufis (par exemple, Bahāuddīn Naqšband pour les tailleurs de pierre), des héros de légendes populaires (par exemple, Aḥmad-i Zamǧī et Pahlawān Ismacīl Rūmī pour les fusilleurs) et des figures vénérables de l’histoire locale.

Maître-sculpteur de peignes avec son fils-apprenti

Istaravshan, Tadjikistan 2006 Photographie de l’auteur

25 Une catégorie particulièrement intéressante de pīr est celle des maîtres-fondateurs liés à des cultes professionnels anciens, dont la figure la plus connue est Bābā-yi Dehqān, le patron de l’agriculture (voir Krasnowolska 1998, pp. 121-128 ; Naymark 2001, pp. 349-356 ; Snezarev 2003, pp. 166-172 ; Dağyeli 2011, pp. 86 sqq. et 177 sqq.). Il y a d’autres pīr encore dont le nom est tout aussi explicite, comme Bābā-yi Pāradūz, littéralement “le [grand-]père rapiéceur”, patron de tous les métiers travaillant avec une aiguille (voir Dağyeli 2011, pp. 178 sq .), et Bābā-yi Nānbāy, littéralement “le [grand-]père boulanger”, patron des métiers de boulangerie (voir Dağyeli 2011, p. 181). Le pīr des voleurs, exemple un peu marginal parmi les pīr éponymes d’un métier ou d’une activité, invite à se demander si le vol a pu être perçu en Asie centrale précoloniale comme un métier en soi, c’est-à-dire relevant d’un corps professionnel. Il porte le nom de Laylā, qui est aussi un prénom féminin d’origine arabe très courant et dont l’étymologie renvoie à l’idée de “nuit”, ce qui ne serait pas sans seoir au vol comme activité plutôt nocturne. Les matériaux disponibles ne permettent pas de décider entre une figure masculine ou féminine. Relégués à l’arrière-plan culturel après l’islamisation de la région, les pīr locaux se retrouvent souvent en position de second

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rôle, leurs noms se sont perdus ou bien leurs traits les plus caractéristiques ont été repris par des figures relevant directement de l’islam et de ses textes canoniques.

26 Bien que les pīr soient des figures très hétérogènes, ils ont en commun d’être toujours les premiers artisans d’un métier donné et de représenter, dans l’imaginaire des gens du métier, un idéal exemplaire. De toute évidence, le besoin d’intercéder avec le monde des esprits afin de s’assurer du soutien des pīr et des maîtres anciens était présent dans toute la zone centrasiatique et pour une majorité écrasante de professions. Qu’est-ce qui qualifie le pīr comme artisan idéal ? Les pīr incarnent l’obéissance et la confiance en Dieu (tawakkul), concept-clé du monde soufi et de celui des corps de métier. Personnages à l’intégrité morale exceptionnelle, ils relèvent d’un âge d’or et disposent des facultés qui manquent aux artisans des époques suivantes, dites “dégénérées”. Ils peuvent être vus comme des héros culturels, ainsi que l’a proposé très justement Ol’ga Suhareva (1984, p. 208).

Le Gour-Émir à Samarcande

Sa cour intérieure était un lieu de réunion pour les potiers de la ville jusqu’à l’époque soviétique Photographie de l’auteur

27 La risāla prescrit des pratiques dévotionnelles dans lesquelles l’artisan est enjoint à réciter des prières consacrées au pīr, voire à organiser une récitation complète du Qur’ān (ḫatm-i qur’ān) avec les gens de son corps de métier. Quelques textes veulent qu’avant le labour, l’agriculteur allume un cierge à la mémoire de Bābā-yi Dehqān et qu’il “fasse monter un arôme” (īs čiqarmāq) (MS Inv. 7287, f°358b). L’arôme est celui d’une huile bouillante dans laquelle on a fait frire des balles de pâte (bo’g’ursak). Alors que les hommes assemblés mangent les bo’g’ursak, les esprits des ancêtres (uzb., tadj. arwāḥ) se nourrissent de l’arôme de l’huile brûlante. Ce rituel se pratique couramment dans la parenté et le voisinage pour honorer les ancêtres ; avec cette prescription, la risāla institue les pīr dans l’ordre des ancêtres.

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28 Les textes des risāla demandent rarement d’allumer un cierge pour le pīr. C’est, semble- t-il, plus fréquent dans les descriptions, malheureusement peu nombreuses, des pratiques rituelles et sociales des milieux d’artisans centrasiatiques. Pierre Centlivres cite un forgeron afghan convaincu de la nécessité de mettre des cierges sur l’enclume chaque jeudi soir (1972, p. 168). Un manuscrit d’un mullah, Mollā cAbdulqādir, originaire de Yarkand, décrit les congrégations artisanales vers 1930 : Dans quelques lieux, les artisans invitent leurs hôtes l’été, dans des jardins, en honneur à leur pīr, ils y allument des cierges, font une récitation de la risāla et une récitation complète du Qur’ān (ḫatm-i Qur’ān). Chacun parle avec tous les autres et prie (MS Prov. 464, f° 27).

29 Une congrégation comparable, réunie, cette fois, autour d’un potier, est décrite par Mihajl Andreev pour la ville de Ura-Tepa. D’après les informations recueillies auprès du maître, tous les potiers locaux s’assemblaient une fois par an en automne, dans le cimetière de Sagsiyān. Là, ils préparaient un repas et récitaient le Qur’ān à tour de rôle (Andreev 1926, p. 5). L’auteur décrit les artisans se relayant pour la récitation, ce qui laisse à penser, bien qu’Andreev ne soit pas explicite sur ce point, qu’il s’agissait là d’un ḫatm-i Qur’ān. Toutefois, les potiers ne désignaient pas cet événement par le terme de ḫatm-i Qur’ān mais par celui de hampīra-yi kulālhā, c’est à dire “congrégation de tous les potiers (kulāl) se référant au même pīr”.

Maître-potier dans son atelier

Village de Rishton, Ouzbékistan 2007 Photographie de l’auteur

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Groupes professionnels, groupes solidaires ?

30 Le rôle de la filiation spirituelle dans les conceptions du kasb (activité rémunératrice au sein d’un corps de métier) en Asie centrale nous amène à examiner de plus près l’organisation des groupes de solidarité formés par l’exercice d’un tel métier. Quelle était la nature des liens de solidarité et d’appartenance qui unissaient les artisans d’un même corps, voire de tous les corps de métier ?

31 Les langues centrasiatiques désignent les associations professionnelles solidaires par les termes de ṣinf, pluriel aṣnāf (mot d’usage plus fréquent en Afghanistan ; voir Centlivres 1972, p. 164 ; Strathmann 1980, p. 318 ; Centlivres-Demont 1997, p. 84), kasaba (Tursunov 1972, p. 112 ; Skallerup 1990, p. 82 ; Muminov et al. 2007, p. 179 facsimilé WT-HA-13) et, au Khorezm, ulpatgar (Džabbarov 1971, p. 81). Le mot ṣinf est d’origine arabe et signifie “genre, ordre, classe, catégorie”. Kasaba correspond littéralement à l’ensemble des maîtres (kāsib) d’un même kasb – tous mots issus d’une même racine arabe. Ulpatgar enfin vient du mot ulfat signifiant “amitié”. Les groupements professionnels autour d’un même métier étaient des associations hiérarchiquement organisées, mais dont les membres jouissaient, du fait de leur état, d’une certaine égalité.

32 Les risāla ne font jamais usage des termes ṣinf, kasaba ni ulpatgar, ce qui n’a rien de surprenant, puisque les textes sont axés sur les questions religieuses et morales, non sur l’organisation sociale des groupes. La documentation disponible est malheureusement peu diserte sur le déroulement des assemblées des congrégations ni sur les rapports interpersonnels au sein des corps de métier.

33 La littérature soviétique et occidentale consacrée à l’Asie centrale a tendance à considérer que les groupes de métier de la région forment des “guildes”, analogues à celles de l’histoire occidentale. Certains chercheurs ont cependant émis des réserves face à une trop rapide généralisation, arguant que les données descriptives sur l’organisation des groupes professionnels centrasiatiques correspondent mal au phénomène occidental des guildes : trop rudimentaires et lâches dans leur organisation, ils ne seraient, en Asie centrale, qu’un phénomène de second ordre (Gavrilov 1928, p. 210 ; Tursunov 1972 ; Centlivres 1972, p. 164). Il est de fait plus fructueux, au-delà de toute velléité de comparaison, de considérer les groupes professionnels centrasiatiques pour eux-mêmes et de les analyser à l’aune de leur place et de leur fonction dans l’ensemble de la société.

34 L’organisation des artisans au XIXe siècle révèle une différenciation basée à la fois sur la localisation territoriale (dans tel ou tel quartier) et sur la spécialisation (dans telle ou telle activité), différentiation qui s’ajoute à une autre, plus générale, fondée sur des rapports de hiérarchie entre artisans et entre professions. Deux villes de la vallée de Ferghana au tournant du XXe siècle, Khodjent et Margilan, également renommées pour la fabrication des tissus et de la soie, en fournissent une bonne illustration. À Khodjent, l’ensemble des artisans spécialisés dans les tissus et la soie était organisé en deux associations locales de direction séparée : une conduite par les artisans du quartier Qal’a-yi Naw et des villages alentour, l’autre par ceux du quartier Razzāqa. De l’avis de N. Tursunov, ce phénomène de différentiation spatiale est récent et ne date que du XIXe (1972, p. 116). En revanche, à Margilan, la différenciation est fondée sur la spécialisation professionnelle. Au lieu d’une seule association pour les tisserands de soie – métier-clé de la ville – il y avait, au début du XXe siècle, une association pour

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chaque spécialité de la fabrique des tissus, celles de šāhībāfī, dārāibāfī, parčabāfī, alačabāfī et ḫāsabāfī, chacune se référant à une technique et à des matériaux particuliers (ibid., p. 116). Il apparaît ainsi clairement que les artisans avaient à l’époque, en milieu urbain, plusieurs modes d’organisation.

35 Le rôle des risāla comme élément constitutif d’une identité commune – objet du présent article – est particulièrement lisible dans les rituels collectifs. En particulier dans ceux qui sont connexes à l’activité de production et sont effectués, soit à l’occasion de l’entretien des outils et moyens de production, soit lors des rassemblements collectifs pour partager repas et célébrations commémoratives. Les assemblées d’artisans lors des fêtes religieuses étaient l’occasion de renforcer les réseaux sociaux de chacun et son sentiment d’appartenance grâce, entre autres, à la récitation d’un texte, celui de la risāla, signe de l’identité partagée. Par ailleurs, comme le montre l’exemple des forgerons du nord de l’Afghanistan, les travaux d’entretien des outils peuvent assumer, de manière plus profane, la même fonction. Généralement, chaque maître travaillait avec ses compagnons et apprentis dans son propre atelier, sans avoir beaucoup de contacts avec les autres maîtres artisans. Mais, dès que les enclumes devaient être réparées, tous les forgerons de la ville se réunissaient dans ce but et, à cette occasion, le texte de la risāla était récité durant le travail (Jasiewicz 1991, p. 178). La réparation des enclumes répondait à une nécessité d’ordre à la fois économique, en assurant l’entretien des moyens de production, et social, en affirmant rituellement l’affiliation à des valeurs communes et en renforçant les liens interpersonnels.

36 La solidarité dans un groupe professionnel n’était pas restreinte aux occasions festives. Elle se manifestait dans l’organisation du travail lui-même selon des rapports hiérarchiques. La soumission de l’apprenti au maître répond à la soumission du maître au pīr. En même temps, ainsi que l’exprime une risāla des forgerons, tous sont envisagés comme les éléments d’un vaste et même ensemble : Si on [te] demande combien de coins a une enclume ? Réponds : quatre. Le premier [est] le “saint patron tutélaire” (pīr) ; le deuxième, le “confrère” (hampīr) ; le troisième, le “maître” (ustā) ; le quatrième, l’“apprenti” (šāgird) (MS Inv. 890, 5b).

37 Bien que le discours égalitaire ait été parfois déconstruit dans la littérature scientifique comme une illusion masquant les intérêts des puissants (Vermeulen et Govers 2000 [1994], p. 60), plusieurs mécanismes garantissaient au sein des groupes professionnels centrasiatiques un certain degré de solidarité entre tous les membres. Ainsi, un jeune artisan cherchant à s’établir était aidé par le groupe local et les artisans itinérants avaient droit à un minimum de protection pour la rémunération et les conditions de travail. De même, si un artisan du groupe local violait le règlement, il était rappelé à l’ordre, voire exclu de la vente au marché ou encore, il lui était interdit de travailler dans son propre atelier. Toutes les sanctions étaient décidées en public dans les assemblées d’artisans.

38 Malheureusement les risāla, notre source première d’information, sont muettes sur tous les autres acteurs relevant d’activités de production que le code des artisans rejette comme extérieures au kasb. Le monde extérieur est rarement mentionné ; dans la risāla d’un métier donné, on ne trouve bien souvent de références qu’à ce métier-ci et à ses artisans (kāsib), voire à ceux d’un métier voisin, et le kasb qu’elle célèbre est nécessairement le plus noble de tous. Le texte des risāla, comme élément rituel et vecteur d’une idéologie et d’une mythologie communes, est destiné aux membres d’un corps de métier et se confine dans ce cercle-là.

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Manuscrits non publiés

— MS cote Inv. 8°1656, risāla-yi dehqānčiliq “risāla de l’agriculture”, Bibliothèque d’État de Berlin – Preußischer Kulturbesitz, département oriental, collection de Martin Hartmann.

— MS cote Inv. 7287, risāla-yi dehqānī “risāla de l’agriculture”, Institut d’orientalisme Abu Rayhan Beruni de l’Académie des sciences de la République d’Ouzbékistan.

— MS cote Inv. 890, risāla-yi āhangarī “risāla de la forgerie”, Institut d’orientalisme Abu Rayhan Beruni de l’Académie des sciences de la République d’Ouzbékistan.

— MS JED 1-2, risāla-yi dehqānīčiliq “risāla de l’agriculture”, Halle, collection privée de Jeanine Dağyeli.

— MS cote Prov. 464, Bibliothèque de l’Université de Lund, collection de Gunnar Jarring.

— MS cote Prov. 2-3, risāla-yi bāfandalik “risāla du tissage”, Bibliothèque de l’Université de Lund, collection de Gunnar Jarring.

NOTES

1. Je souhaite remercier la fondation Volkswagen, la fondation Gerda-Henkel et le Graduate School de Halle pour leur soutien financier. Je suis aussi redevable envers l’Institut Beruni et l’ IFEAC à Tachkent, l’Institut Merosi hattī à Douchanbé, ainsi qu’à tous mes interlocuteurs centrasiatiques, sans lesquels cette étude n’aurait pas été possible. Enfin, mes remerciements vont à Ömer Akakça et Olivier Faucher pour leur relecture de la version française de mon article. 2. Au sens strict, l’islam rejette la notion de saint, comme voie vers le paganisme ( širk, littéralement “associer à Dieu d’autres [divinités]”). Seules les figures considérées “proches, amies de Dieu” (awliyā en ouzbek et tadjik), sont admises. Selon les conceptions populaires, les awliyā rendent les prières plus effectives grâce à cette proximité. 3. Pour un bref aperçu des travaux scientifiques traitant des risāla-yi kasb ou kasb risālasi, voir Atadjanova 2008, p. 7 pour les auteurs soviétiques et Dağyeli 2011, pp. 16 sq. 4. Dans quelques kasb, notamment la boulangerie ou la boucherie, il y a de grandes disparités en ce qui concerne le pīr fondateur du kasb. En revanche, les textes de risāla des forgerons, tisserands et agriculteurs sont beaucoup plus unifiés. 5. Je remercie Sophie Roche d’avoir attiré mon attention sur le propos de cet informateur. 6. Allusion à un rite de passage où les maîtres enserrent d’une ceinture la taille des apprentis afin de signaler leur nouvel état.

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RÉSUMÉS

Cet article se propose d’explorer les formes de construction identitaire propres aux communautés d’artisans des régions sédentaires du Turkestan occidental et oriental, dans la période précoloniale et coloniale (XIXe et XXe siècles). Malgré l’insistance répétée sur le fait que la profession, et plus encore l’appartenance à un corps de métier, servent communément de fondement à l’identité, les mécanismes par lesquels se manifestent de tels marqueurs identitaires restent peu connus. L’étude est basée sur l’analyse d’environ deux cents “chartes de corps de métier” (risāla), seul type de texte original issu du milieu artisanal lui-même dont nous disposions. Nous verrons que la cohésion d’un groupe professionnel est fondée, au moins idéalement, sur la revendication d’une appartenance à une lignée imaginaire de maîtres ancestraux pour chaque corps de métier.

This article deals with the construction of collective identity among craftsmen in the predominantly sedentary regions of Western and Eastern Turkestan during pre-colonial and colonial times (nineteenth and twentieth centuries). Although it has been widely acknowledged that profession and especially affiliation to a professional group serve as a source for the construction of identity, we do not know much about the precise mechanisms through which these identity markers operate. This study is based on the research of about two hundred “crafts’ statutes” (risāla), the only kind of text originating in the craftsmen’s milieu proper which we possess. We see that the cohesion of a professional group rests largely, at least ideally speaking, on the perception of an imagined shared ancestry for each professional group.

INDEX

Mots-clés : groupes professionnels, risāla, identité professionnelle collective, travail : conception, descendance imaginaire Keywords : professional groups, risāla, collective professional identity, conceptions of work, imaginary descent groups

AUTEUR

JEANINE ELIF DAĞYELI Jeanine Elif Dağyeli est boursière postdoctorale auprès de la Fondation Gerda Henkel. Domaines de recherche : anthropologie et histoire sociale du travail en Asie centrale, artisanat, anthropologie de la mort, médecine populaire.

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Le rôle de l’État dans la construction des identités nationales

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La production identitaire dans le Tadjikistan post-conflit : état des lieux The construction of identity in post-conflict Tajikistan: an overview

Antoine Buisson et Nafisa Khusenova

Introduction

1 Avec la proclamation de son indépendance le 9 septembre 1991 et l’implosion de l’URSS au mois de décembre suivant, le “pays des Tadjiks” fait son apparition sur la scène internationale et décline son identité. Sa cohésion fera long feu puisque le Tadjikistan sombre dès mai 1992 dans une guerre civile dont l’enjeu est éminemment politique et économique : l’accès au pouvoir et aux richesses que se disputent différentes factions politiques. Il faut attendre juin 1997 pour que des accords de paix soient signés et encore quatre années pour que la stabilité revienne à Douchanbé. Est-ce là le symptôme d’une crise identitaire ?

2 L’échec du nationalisme tadjik (Akbarzadeh 1996), ou du moins la faiblesse du sentiment identitaire, est souvent présenté comme un élément explicatif de ce conflit fratricide. Les causes sont, bien sûr, plus complexes et doivent notamment être cherchées du côté du positionnement de différents groupes d’acteurs dans un contexte de type colonial1. Au moment de l’indépendance, trois facteurs fragilisent le sentiment d’appartenance à une identité tadjike, qui bénéficiait d’une revalorisation depuis la fin des années 1970 par l’intelligentsia littéraire républicaine. Le premier est la prégnance du localisme : le lieu de naissance, la région d’origine servent de référent identitaire majeur, au détriment d’une affiliation primordiale à la nation. Le second facteur est une conception transnationale de l’identité, qui inclut des références aux centres culturels historiques tadjiks en Ouzbékistan (Samarcande et Boukhara), à la langue et à la culture iraniennes (englobant l’Iran et l’Afghanistan), aux Tadjiks vivant en dehors du pays dans les autres Républiques d’Asie centrale et en Afghanistan. Le troisième facteur tient

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à ce que les minorités nationales – ouzbèkes, kirghizes, tatares et russes notamment – peinent à se reconnaître dans un discours identitaire fondé sur le critère ethnique tadjik. La société de la fin des années 1980 reste, de fait, fractionnée, laissant d’autant plus de place au localisme.

3 La guerre civile, au bilan humain catastrophique2, aggrave cette situation en compromettant la volonté de vivre ensemble dans le cadre du nouvel État indépendant et en renforçant le localisme identitaire au détriment du sentiment national. Sur la base des accords de paix, le gouvernement doit toutefois s’atteler à la reconstruction de l’État et de la nation, soit de la communauté politique, afin de légitimer son pouvoir. Cela passe par un nouveau projet identitaire et politique, censé combler le vide idéologique laissé par l’effondrement de l’Union soviétique et donner un sens nouveau, solide et cohérent, à l’État-nation. Autrement dit, il lui faut dépasser les trois obstacles du localisme, du hiatus entre références transnationales et territoire hérité en 1991 et du primat donné à l’ethnie dominante dans une société multiethnique.

4 Reprenant les principes ethnique et linguistique élaborés par les Soviétiques, la stratégie identitaire du gouvernement mise sur un nationalisme ethnique qui inclut les Pamiris et s’efforce d’intégrer les minorités nationales par l’appartenance citoyenne. Elle tente en outre d’ancrer l’identité dans les limites des frontières érigées en 1924-1929, tout en préservant les références paniraniennes. Cette orientation permet de se démarquer de l’influence turcique par une recherche d’ancienneté et, en combinant laïcité, zoroastrisme et aryanisme, a également pour but d’empêcher que l’islam ne tienne une place exclusive ou trop importante dans l’identité nationale. Cette stratégie s’accompagne de la constitution d’un patrimoine culturel commun qui exige d’identifier les grands ancêtres, de fixer la langue nationale, d’écrire et d’illustrer l’histoire nationale, de décrire et de peindre le paysage national, de muséographier le folklore, de composer les musiques nationales, dans la continuité de la période soviétique.

5 Dans quelle mesure la redéfinition officielle de l’identité nationale au Tadjikistan est- elle opératoire et représente-t-elle un facteur d’intégration et de cohésion efficace ? Répondre à cette question requiert de confronter la théorie à la réalité, le discours aux pratiques, la conception identitaire des autorités aux représentations identitaires des citoyens. Nous verrons alors que de nombreux décalages et paradoxes apparaissent.

6 Cette étude se structure en deux parties. Réalisée au cours d’un séjour au Tadjikistan entre mars et juin 2006, elle s’appuie sur des enquêtes menées auprès d’intellectuels (académiciens, historiens, philologues, écrivains), d’artistes (poètes, peintres), d’étudiants de l’Université nationale d’État de première et deuxième années, de Pamiris et de membres de minorités nationales (, Ouzbeks), sous forme d’entretiens personnalisés et de questionnaires3.

Entre continuité soviétique et innovations, un équilibre identitaire difficile à trouver

7 La mise en place d’une stratégie de (re)construction de l’identité nationale demande du temps, d’abord en raison du contexte général d’instabilité politique chronique qui perdure jusqu’en 20014, et de crise économique, mais aussi en raison des hésitations concernant l’héritage idéologique soviétique, âprement discuté au sein de

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l’intelligentsia. Ainsi, la formulation de l’identité nationale a varié en fonction du recrutement des élites intellectuelles par le pouvoir. Dans un premier temps, l’intelligentsia des linguistes et philologues issue en grande partie du mouvement Rastokhez5 jouit d’une grande influence et donne au gouvernement une orientation paniranienne. Elle est toutefois progressivement concurrencée par une intelligentsia plus politique et nationaliste, ainsi que par une élite islamiste, incluse pendant un temps dans le gouvernement suite aux accords de paix (Šozimov 2003, pp. 166-167).

8 Cette coexistence des intelligentsias paniranienne et nationalo-politique dans les cercles de conseil du gouvernement explique peut-être au moins en partie la tension qui existe dans la définition de la “tadjikité”, en tant que fait identitaire et politique, entre deux tendances, l’une ethnique et l’autre territoriale6. Culturellement, linguistiquement et ethniquement, l’identité dépasse le territoire actuel et inclut l’héritage iranien. Politiquement, elle se limite au territoire du Tadjikistan.

Une conception identitaire politiquement centrée sur le territoire

9 Dans leur entreprise de construction nationale, les autorités tentent un glissement entre le concept soviétique de nacional’nost’ (“nationalité” en russe) et celui de nation au sens européen du terme. L’identité nationale est toujours fondée sur la langue et sur l’ethnie, comme elle l’était dans la conception européenne des XVIIIe et XIXe siècles (Thiesse 1999, p. 67)7, même si cette base est complétée par d’autres critères culturels, à savoir les traditions, les coutumes et le patrimoine culturel. Ainsi, la nation tadjike repose aujourd’hui, comme la “nationalité” à l’époque soviétique, sur une équation de quatre éléments : Un peuple, une langue, un territoire, un État, sublimés par un élément déterminant de différenciation, celui de vocation ou d’esprit national, de Volksgeist, qui aura tendance à diverger autant que possible d’une “nation” à l’autre (Dudoignon 1993, p. 90).

10 La reprise de la conception soviétique ethnique de la nation est rendue possible d’abord et avant tout par l’homogénéisation ethnique de la République, qui permet de fonder la nation sur la “nationalité” titulaire. Cette homogénéisation a commencé à la fin de l’époque soviétique et s’est accélérée avec l’indépendance et la guerre civile, qui ont précipité le départ des populations slaves et européennes. Les Tadjiks constituent ainsi la majorité ethnique du pays dès 1989 (62 % d’après le dernier recensement soviétique)8 et représentent presque 80 % de la population totale d’après le recensement de 2000 (CIMERA 2004, p. 5). Un second facteur explicatif réside dans le fait que les élites dirigeantes ont été éduquées à l’époque soviétique et qu’elles conservent la culture politique et les représentations identitaires de cette époque (Roy 1994, p. 117).

11 Or la langue et l’ethnie ne coïncident pas avec le territoire. Du fait de la délimitation territoriale des années 1924-29, 25 % des Tadjiks vivent lors de l’indépendance en dehors des frontières nationales de leur “pays” (stan)9. Cependant, les élites politiques respectent le principe d’intangibilité des frontières ; compte tenu des risques politiques que cela comporterait, elles ont abandonné tout irrédentisme, même diffus, et n’évoquent jamais le rêve de pouvoir réunir tous les Tadjiks dispersés hors des frontières nationales10. La “tadjikité” doit s’inscrire obligatoirement au sein du territoire délimité par les frontières héritées de la période soviétique : « le Tadjik authentique est celui qui parle la langue tadjike et qui est né au Tadjikistan »11.

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12 Pour rendre la “tadjikité” opératoire, le gouvernement s’efforce de faire coïncider la genèse de l’État avec celle de la nation. Ceci ne serait pas possible en prenant 1924 ou 1929 comme date de naissance de l’État tadjik. Il faut donc le doter d’une tradition beaucoup plus ancienne, en innovant par un discours sur la gosudarstvennost’ “tradition étatique” ou “fait étatique”. Apparu progressivement dans la seconde moitié des années 1990, ce discours cherche à établir une continuité historique de l’État et de la nation tadjiks, à affirmer leur ancienneté et leur renouveau tout en suscitant la fierté populaire, en un mot à mettre sur pied un nationalisme territorial (Fourniau 1997, p. 25).

13 Cette idéologie postule que, de tous temps, il aurait existé des formes d’organisation politique sur le territoire de la République actuelle. Elle ignore toutefois la réalité historique puisque l’ethnonyme tadjik, comme ceux de tous les peuples centrasiatiques à l’exception peut-être des Kazakhs, est historiquement né en dehors de son territoire actuel. Les idéologues de l’identité recourent alors à l’ethnogenèse soviétique pour dépasser ce paradoxe. En reprenant le concept d’ètnos12, ils procèdent à une “ethnicisation” systématique de l’histoire selon laquelle le peuple fait le territoire. Un nationalisme ethnique se greffe donc sur le nationalisme territorial de deux façons : par un travail historique de sélection – voire de réinterprétation – des valeurs et mythes fondateurs, ainsi que par l’appropriation de figures historiques et culturelles, comme Ismoil Somoni, Sadriddin Ajni et Bobodžon Gafurov, utiles à la construction de l’État et de la nation tadjiks.

14 Le rôle des Soviétiques (et de Lénine) se trouve occulté, alors que « dans l’historiographie soviétique du Tadjikistan, c’est la révolution d’Octobre qui mettait fin pour les Tadjiks à un millénaire de domination turque » (Dudoignon 1993, p. 109). À la place, c’est la période samanide (864-1005) qui est considérée comme étant celle de la formation de l’ètnos des Tadjiks. L’État tadjik indépendant, avec ses frontières, est ainsi présenté comme l’héritier direct de l’État des Samanides, pourtant disparu en 999. Revenir aux Samanides permet de rétablir une continuité historique entre le Xe et le XXe siècle. Le discours officiel insiste, bien sûr, sur le fait que cette renaissance de l’État tadjik n’a pu être possible que grâce au retour de la paix et de l’unité permises par le Président de la République, Èmomali Rahmonov13.

15 La “tadjikité” repose en définitive sur, d’une part, une théorie de l’ètnos, définie par l’ouvrage Les Tadjiks – rédigé par le premier secrétaire du PC tadjik entre 1946 et 1956, Bobodžon Gafurov – qui retrace l’historicité de cet ethnonyme et, d’autre part, la notion d’indigénéité qui sert à lier l’ethnonyme au territoire par l’intermédiaire de la langue. Il est ainsi “prouvé” que le peuple tadjik a toujours habité le territoire actuel du Tadjikistan car il est possible d’y trouver des persanophones dans les périodes historiques les plus reculées.

16 Reste à combiner, du point de vue politique, cette ethnogenèse et la présence sur le territoire de minorités nationales désignées à l’époque soviétique comme autant de “nationalités”. C’est ici que l’on mesure le décalage entre “nationalité” et citoyenneté, du fait de l’identification entre nationalisme et ethnie dominante.

17 La question se pose d’abord à propos des Pamiris du Badakhchan, qui représentent 1,2 % de la population en 200314, mais ont joué un rôle majeur dans l’opposition durant la guerre civile. La volonté officielle est de les intégrer dans la “tadjikité”, en insistant justement sur leur présence ancienne sur le territoire actuel du Tadjikistan. Ce choix s’inscrit dans la continuité de la politique soviétique de consolidation de la nation

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tadjike. Il n’allait pourtant pas de soi puisque la langue maternelle des Pamiris n’est pas le tadjik et que leur culture est sensiblement différente. Pamiri, tadjik et yaghnobi sont trois langues distinctes appartenant à la branche orientale des langues indo- iraniennes15. La culture des Pamiris se distingue également par la religion, ismaélienne et non sunnite. Toutefois, l’ethnogenèse tadjike les inclut en tant que peuple de souche iranienne vivant “depuis toujours” sur le territoire actuel du Tadjikistan. Pour résoudre la question de la différence confessionnelle, le gouvernement ne mentionne pas explicitement le critère religieux dans la définition administrative de la “tadjikité”, ce qui permet d’éluder le distinguo entre sunnisme et chiisme. Les Pamiris continuent ainsi d’être identifiés comme “Tadjiks” depuis 1937, date à laquelle ils ont cessé d’être considérés comme une nationalité à part (Blum & Gousseff 1997, cf. en particulier l’annexe D sur les Tadjiks).

18 En revanche, les 128 nationalités que compte le Tadjikistan en 1989 (137 en 2000) ne rentrent pas dans la définition de la “tadjikité”16. Comme il était inconcevable de refuser la citoyenneté à près d’un tiers de la population (plus de 30 % en 1991), il a fallu logiquement recourir au concept de citoyenneté “tadjikistanaise” sur le modèle européen. Elle fut accordée systématiquement à tous les habitants recensés du Tadjikistan17 et mentionnée dans les nouveaux passeports, comme dans ceux de tous les États multiethniques issus du bloc communiste. L’article 6 de la Constitution du 6 novembre 1994 stipule que « les habitants du Tadjikistan sont les citoyens de la République du Tadjikistan sans tenir compte de leur ethnicité »18. Cependant l’appartenance politique formelle ne garantit pas une pleine intégration des minorités nationales à la nation, surtout lorsqu’elles sont culturellement exclues de l’identité nationale. Le cadre juridique contraste donc avec la pratique réelle de l’État et des autorités, qui insistent sur l’ethnicité dans leur définition de la “tadjikité”. Ceci a des incidences directes sur la vie en société, que nous analyserons dans la seconde partie.

19 L’État des Tadjiks s’inscrit historiquement dans un contexte géoculturel et géopolitique particulier, qui pousse à affirmer la centralité de la “tadjikité” et donc à dépasser culturellement le territoire. Seule République persanophone d’une Asie centrale turcophone, le Tadjikistan craint l’encerclement et se méfie du panturquisme. Ce sentiment est grandement renforcé par la politique extérieure conduite par l’Ouzbékistan depuis 199219. La “tadjikité” repose par conséquent sur deux piliers. Le premier est la référence à la civilisation persane et musulmane de Transoxiane, qui permet de dresser l’universalité de cette culture contre tous les particularismes religieux et régionaux, ainsi que de se reposer sur l’Iran au niveau linguistique et culturel (Roy 1993, p. 126). Il devient ainsi possible de s’approprier l’héritage sogdien20 et samanide, constitutif du second pilier identitaire de la “tadjikité”.

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Carte physique et administrative du Tadjikistan

Carte du Tadjikistan issue des représentations des personnes interviewées

L’orientation universelle de l’identité culturelle tadjike

20 La définition de la culture tadjike puise dans le fonds culturel iranien par le biais d’un paniranisme reposant sur la langue. En même temps, une recherche d’ancienneté vise à assurer une profondeur historique et la continuité avec de grands ancêtres, en se distinguant de l’influence millénaire turque. P. Šozimov qualifie ces références transnationales à la culture tadjiko-persane d’« orientation universelle » (2003, p. 169)21 et O. Roy parle de « l’universalité de cette culture » (1997, p. 191).

21 Après l’indépendance, la langue demeure au centre de la question identitaire. Les linguistes et philologues paniraniens – très souvent anciens membres du Rastokhez – continuent la lutte qu’ils ont commencée dans les années 1980 afin de rétablir la langue littéraire tadjiko-persane. Il s’agit de revenir aux sources culturelles de l’identité en se rapprochant (à ce niveau culturel seulement) de la sphère iranienne. Un premier

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objectif a été atteint par la loi sur la langue du 22 juillet 1989 : la promotion du tadjik (farsi) en tant que langue d’État. La seconde étape est de purifier la langue de toute autre influence linguistique (russe en particulier) et de revenir à l’alphabet arabo- persan. Si la réalisation de ce projet est soumise aux variations de la politique identitaire gouvernementale22, le cap semble bel et bien donné et une approche graduelle décidée.

22 Tout remplacement brutal de l’alphabet cyrillique par l’alphabet arabo-persan est écarté pour deux raisons principales. La première est politique et concerne les relations entre le Tadjikistan et la Russie, qui risquent fort de se détériorer si les autorités décidaient de se rapprocher de la sphère d’influence iranienne. La seconde raison relève du bon sens. Les autorités craignent une hausse de l’illettrisme, surtout dans un contexte marqué par la baisse de la qualité de l’enseignement scolaire ; une telle décision nuirait au processus, déjà difficile, de reconstruction et de transformation de l’économie nationale23. De plus, la langue tadjike est structurellement faible : elle seule a le statut de langue d’État, alors qu’elle n’a pas été développée comme langue scientifique ; il n’existe pas encore de bons dictionnaires en tadjik. Le russe demeure donc indispensable pour la science et pour l’ouverture à la culture mondiale24. Il conserve d’ailleurs le statut constitutionnel de langue de communication interethnique.

23 Il ne semble toutefois pas y avoir de stratégie claire ni surtout de moyens suffisants pour revenir à l’alphabet arabo-persan dans le court terme. Certes, l’enseignement est passé progressivement en langue tadjike et une chaire de langue et de littérature tadjikes a été ouverte dans toutes les universités25. L’alphabet arabo-persan a été enseigné dans les écoles26, mais plus tardivement : alors qu’il l’était de la première à la troisième classe (de 7 à 10 ans) dans les années qui suivirent l’indépendance, il ne l’est plus qu’à partir de la quatrième classe (et jusqu’à la septième) depuis septembre 200627. À l’Université, cet enseignement a été obligatoire dans toutes les facultés de 1989 à 2002 puis, devant le manque de professeurs qualifiés et la désorientation des étudiants, il a été réservé à certaines facultés (histoire, langues et civilisations orientales, philologie, journalisme)28.

24 Le critère de la langue permet aux intellectuels de rattacher la “tadjikité” à un héritage tadjiko-persan, afin de mieux se démarquer d’une influence turcique dénoncée comme oppressive. Ils considèrent que les foyers historiques et culturels tadjiks ne se limitent pas à Samarcande et Boukhara, mais comprennent Balkh, Hérat, Merv, Nichapour, un périmètre géographique délimitant ce que Muhammadžon Šakuri appelle « le grand Tadjikistan historique ». Sans Balkh, Samarcande et Boukhara –ses foyers de naissance –, la langue tadjike n’existerait pas. Pour Šahboz Kabirov, « l’héritage culturel est le même pour tous », ainsi du Shah Nameh de Firdawsi, des romans de Saadi, des quatrains de Hafez et de Nizomi Gandžavi (né en Azerbaïdjan), de la science d’Avicenne…

25 Cette démarche amène à définir la place de la culture, voire de la civilisation tadjike par rapport à la civilisation persane : la première est-elle postérieure, identique, ou antérieure à la seconde ? Bien que le débat ne soit pas tranché, les autorités semblent accorder leur préférence à l’antériorité, dans une logique politique recherchant à accentuer l’ancienneté de la “tadjikité”29. Cette posture, qui va jusqu’à étendre le champ identitaire tadjik à la civilisation aryenne comme nous le verrons plus loin, permet de conjuguer références extraterritoriales et recentrage de la “civilisation

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tadjike” sur le territoire, en insistant sur l’ancienneté de lieux de peuplement comme Khodjent, Kulob30, Qurġonteppa et Pendjikent. Quant à la capitale, Douchanbé, les autorités s’efforcent de transformer ce qui n’était en 1929 qu’une bourgade en véritable centre culturel des Tadjiks. Cela passe, outre la concentration des activités politiques et économiques, par l’organisation de conférences régionales et mondiales présentant le Tadjikistan comme le pays unique et idéal des Tadjiks du monde entier.

26 C’est également dans le fonds historique tadjiko-persan que l’intelligentsia des linguistes et des philologues – au sommet de son influence, dans les années 1989-92 – a déniché les ancêtres pour élaborer un Panthéon national. Certains, tels Mirzo Tursunzoda, Sadriddin Ajni et Bobodžon Gafurov, cadrent avec le territoire actuel ; mais ce n’est pas le cas d’Ibn Sino et d’Ismoil Somoni31. Ce dernier, né à Boukhara, régna de 892 jusqu’à 907 sur une aire plus large que le Tadjikistan actuel, la Transoxiane. Il a néanmoins été érigé en père fondateur du pays, en tant que souverain ayant fondé la première dynastie musulmane iranienne (perçue comme tadjiko-iranienne) issue de Transoxiane et non de Perse, et initiateur du processus de consolidation de la nation tadjike dans l’espace de l’État samanide (Šozimov 2003, p. 176). Son choix en tant que héros national fondateur de l’État tadjik, fut tardif et s’explique par le « remplacement de l’élite linguistique [paniranienne] par une élite politiquement orientée [plus nationaliste] et composée d’hommes politiques et d’historiens », souhaitant résolument donner à l’identité nationale une dimension politique et étatique (ibid., p. 172)32.

Statue de Lénine à Khodjent

Photographie de l’auteur, 8 août 2009

27 Par ailleurs, paniranisme et recherche d’ancienneté permettent aux autorités de recourir aux thèmes du zoroastrisme et de la civilisation aryenne pour trouver un fondement identitaire dépassant l’islam, tout en se démarquant clairement de l’influence turcique.

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La place non exclusive de l’islam dans l’identité tadjike

28 L’État tadjik se construit juridiquement sur le principe de la laïcité (article 1 de la Constitution de 1994). C’est dans cet esprit que les accords de paix de 1997 ont abouti à la légalisation, en 1999, du Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT) et à l’inclusion de ses représentants dans les structures étatiques. Toutefois, le rôle de mobilisation politique joué par l’islam dans la guerre civile – et non dans sa genèse, avant tout marquée par des dynamiques politiques et économiques (Dudoignon 1994b) – pousse le gouvernement à perpétuer la technique russe et soviétique du contrôle de la religion sous la forme d’un islam officiel, c’est-à-dire approuvé par les autorités, surveillé par les services de sécurité et fonctionnarisé (Roy 1997, pp. 228-230).

29 Culturellement, les autorités ne peuvent pas écarter la dimension religieuse, d’abord parce que la quasi-totalité de la population est musulmane et ensuite en raison du véritable “revivalisme” islamique qui s’est exprimé à la faveur de la perestroïka et de l’indépendance. Loin d’être une importation étrangère, ce mouvement manifestait la résistance du peuple face aux politiques de russification et de soviétisation, par la perpétuation de l’islam et de ses traditions. Ces dernières faisaient donc déjà partie du sentiment identitaire populaire dans les années 1980. Bien que demeurées auparavant discrètes, elles réapparaissent au grand jour dès 1989, doublées d’une réislamisation de la société permise (mais contrôlée) par l’État (Roy 2001). Les autorités se méfient cependant de la pression du PRIT et cherchent à éviter l’écueil du confessionnalisme. Faire de l’islam un des critères identitaires fondamentaux de l’identité poserait inévitablement la question des Pamiris ismaéliens chiites dans un pays où plus de 90 % des Tadjiks sont des musulmans sunnites hanafites. Or, nous avons vu que les Pamiris étaient officiellement compris dans la “nationalité” tadjike. Les autorités intègrent donc l’islam dans la définition de la “tadjikité” comme un élément certes très important mais non exclusif ni suffisant. Le but est de conserver un équilibre entre les valeurs nationales et religieuses (Šozimov2003, p. 168, 195) au travers d’une sorte de syncrétisme religieux, tout en recherchant une ancienneté historique dans le passé préislamique (du zoroastrisme à l’aryanisme).

30 L’islam est ainsi reconnu comme une partie de l’héritage culturel national et, à ce titre, les fêtes islamiques – telle celle de la fin du ramadan, Eid-i-Ramazon (ou Aïd al-Fitr) et celle qui suit un mois plus tard, Eid-i-Kurbon (ou Aïd al-Adha) – sont déclarées fêtes nationales. Il fait partie de la vie quotidienne (par le biais notamment de rites de passage musulmans comme la circoncision) et son éthique – l’ensemble des enseignements et valeurs contenus dans l’adab – est considérée comme très utile pour l’éducation populaire. S’il n’est pas dit officiellement qu’un Tadjik est forcément musulman, cette corrélation reste implicite. Il s’agit d’une appartenance culturelle qui n’implique pas obligatoirement la pratique religieuse.

31 Cependant, l’islam n’occulte pas d’autres héritages religieux, comme le zoroastrisme. Le gouvernement a ainsi tenté, entre 1997 et 2000, sous l’influence d’intellectuels tels que N. Negmatov, de faire de cet héritage préislamique le fondement religieux premier de l’identité nationale tadjike (ibid., p. 173, 194)33. Cela aurait idéalement permis d’autonomiser cette dernière par rapport à l’islam et d’éluder le problème du schisme entre chiisme et sunnisme impliqué par les références à la civilisation persane. C’est

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pour cette raison que deux symboles du drapeau national, la couronne et les sept étoiles, ont été dotés d’une signification zoroastrienne. La couronne, ou todj, indique que les Tadjiks sont un peuple majestueux et élu, donc pourvu d’un grand destin historique. Bobodžon Gafurov a donné une interprétation étymologique du mot tadjik à partir de la racine todj et en la reliant à far qui, dans la tradition irano-zoroastrienne, signifie “élu” (ibid., p. 75). Sept étoiles placées au-dessus de cette couronne sont censées représenter les sept régions du peuple aryen décrites dans l’Avesta, le livre sacré du zoroastrisme. Cette tentative zoroastrienne a toutefois échoué et a été remplacée par la référence à la civilisation aryenne34.

32 La mobilisation du thème de l’aryanisme apparaît comme la dernière innovation identitaire en date. L’objectif n’est pas d’y trouver un fondement religieux à la “tadjikité”, comme avec le zoroastrisme, mais de dépasser chronologiquement l’islam tout en insistant sur l’ancienneté de la civilisation tadjike par rapport à l’influence turcique. Le peuple tadjik est ainsi présenté comme une des plus anciennes branches du peuple aryen, lequel remonterait à 8 000 ans (Negmatov 2003). Cette idée est attribuée au Président Rahmonov, qui l’a exposée officiellement pour la première fois en 2000 dans son livre Les Tadjiks dans le miroir de l’histoire : des Aryens aux Samanides. Le Président a mobilisé les intellectuels tadjiks sur ce thème et décrété le 12 septembre 2003 que 2006 devait être célébré comme « l’année de la civilisation aryenne »35. Le but stratégique était de créer une année phare de la promotion de l’identité nationale en célébrant le même jour, le 9 septembre 2006, les quinze ans de l’indépendance, les 2 700 ans de Kulob et l’année de la civilisation aryenne.

33 Les publications, discussions, chants et slogans se sont multipliés dans les médias, surtout depuis le 27 juin 200636. Le message principal de cette propagande était d’expliquer aux Tadjiks pourquoi ils peuvent (et doivent ?) se sentir “aryens” : ils sont de souche indo-européenne car ils parlent tadjik, une langue de la famille indo- européenne ; or les Indo-européens sont historiquement liés avec la civilisation aryenne ; le critère génétique n’est pas oublié par certains intellectuels qui soulignent que le visage des Tadjiks ne porte aucun trait turco-mongol.

34 Ce projet est toutefois hautement controversé. Il suscite en premier lieu les inquiétudes et la désapprobation des ambassades occidentales, surtout devant la reprise du symbole du svastika par les autorités tadjikistanaises. Ces dernières opposent plusieurs arguments pour légitimer leur décision. Le premier, concernant le svastika, consiste à dire qu’il est traditionnellement présent dans les broderies tadjikes et que les Tadjiks ne sont pas responsables du fait que « les Allemands ont malheureusement détourné ce symbole au XXe siècle »37. Un autre argument avance qu’il s’agit d’inciter au « dialogue avec le monde extérieur » sur le thème de l’humanité et de l’humanisme38, et non de présenter les Tadjiks comme des êtres « fiers et supérieurs par rapport aux autres peuples »39 ou encore « racistes et nazis » 40. Les historiens comme Rahim Masov précisent d’ailleurs que les Aryens ne sont pas les ancêtres des seuls Tadjiks, mais d’une quarantaine de peuples (Volkov, Buhari-Zade & Černogaev 2006). Ainsi, même si cette idéologie n’est pas acceptable pour certains peuples (en Europe et évidemment en Israël), l’aryanisme est présenté comme un thème identitaire valable et bon pour tous, pas seulement pour les Tadjiks, un thème dont il serait aujourd’hui possible de réhabiliter l’authenticité.

35 Cette idée fait de toute évidence partie d’un projet politique qui constitue le troisième argument. Il s’agit d’attirer l’attention de la communauté internationale sur le

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Tadjikistan, pays très peu connu dans le monde, en démontrant « l’apport des Aryens dans l’histoire de la civilisation mondiale » (Negmatov 2003). Mais surtout, les Tadjiks étant dispersés, « il s’agit de les rassembler et de les faire se soutenir par un thème identitaire commun »41. Le peuple tadjik doit connaître son histoire pour avoir conscience de son unité. Selon Muhammadžon Šakuri, à l’époque soviétique, le peuple a considéré son passé comme maudit. Or la conscience et la fierté nationales exigent la connaissance et la reconnaissance du passé. À ce titre, les jubilés de Firdawsi, Nosir Hisrav, Somoni sont essentiels mais pas suffisants. La mobilisation du thème de l’aryanisme répond à ce manque selon Šakuri : « l’aryanisme est intéressant pour la construction de la conscience nationale puisqu’il permet de revisiter l’histoire et les relations avec les autres peuples ». Ce thème identitaire devrait donc s’inscrire dans un projet d’éducation des nouvelles générations.

Promotion et médiatisation de l’identité nationale

36 Les autorités tadjikistanaises ont ainsi lancé – ou plutôt prolongé – la première phase de la construction de l’identité nationale, celle de « la découverte de la culture nationale par les lettrés »42. Une fois définie, l’identité nationale devait être enseignée et promue auprès de la population par les intellectuels et les médias pour faire émerger un sentiment d’appartenance à la nation.

37 Ce projet se concrétise avec la réécriture des manuels et la refonte des programmes scolaires, surtout concernant l’histoire et la langue (sans oublier la géographie, indispensable pour faire rentrer la carte du pays dans l’imaginaire des nouvelles générations). Toujours en cours au sein des ministères, parmi les intellectuels et certaines organisations non gouvernementales comme le Fonds international pour la langue tadjiko-persane43, ce processus de révision a abouti en 2001-2002 au changement de la majorité des manuels littéraires. Le ministère de l’Éducation a donné, en avril 2006, une liste de recommandations de deux pages, destinées à renforcer l’identité nationale et l’amour de la patrie chez les jeunes44. Il s’agit, entre autres, d’apprendre des poèmes des grands auteurs, de renforcer l’enseignement de l’histoire nationale (négligée à l’époque soviétique au profit de l’histoire russe) et l’apprentissage de l’alphabet arabo-persan pour se connecter à l’héritage persan commun. Remarquons que la civilisation de l’aryanisme n’est pas encore incluse comme thème identitaire dans les programmes et les manuels, même si des références historiques relatives aux peuples aryens sont mentionnées dans les programmes d’histoire.

38 Il s’avère cependant qu’à l’examen, le contenu des “nouveaux” manuels de littérature et d’histoire45 a peu changé et qu’il n’y a pas encore d’idéologie spécifique (au sens de programme ou de vision d’ensemble) pour renforcer l’identité nationale. Les manuels de littérature sont les mêmes qu’à l’époque soviétique, excepté que les auteurs « soviétiques » du XXe siècle sont aujourd’hui « tadjiks ». Les manuels d’histoire sont un peu plus novateurs au premier abord. Les programmes aujourd’hui intitulés « Histoire du peuple tadjik » et non plus « Histoire de la RSS du Tadjikistan » montrent dans leurs premières pages la carte, le drapeau et l’emblème du pays indépendant, sans oublier le Président. Mais leur contenu reste très similaire, les seules modifications concernent le XXe siècle. Par exemple, l’analyse des années 1970-80 varie : elles sont présentées comme une période difficile de stagnation économique, mais s’il est dit dans les manuels soviétiques que la RSS du Tadjikistan a tout de même pu s’en sortir grâce à la

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construction de quelques usines, à la culture du coton et à la force et la fierté des bons travailleurs tadjiks soviétiques, les manuels contemporains affirment au contraire que ces efforts n’ont pratiquement rien apporté. D’autre part, la renaissance de l’État tadjik, celui des Samanides, est annoncée par le Président mais, curieusement, ce dernier est remplacé en photos par Lénine pour donner des conseils aux écoliers (comme celui de bien étudier). Dernière remarque, la guerre civile est très peu abordée (sur moins de deux pages) et n’est expliquée que par des raisons économiques (la crise provoquée par l’effondrement de l’URSS), une thèse exposée dans le livre du Président.

39 Parallèlement à la réécriture des manuels scolaires, les autorités tadjikistanaises essaient de lancer une entreprise de propagande de la “tadjikité”. Cette « agitation patriotique »46 met en scène une poignée d’intellectuels engagés par le gouvernement (poètes et écrivains), elle est orchestrée par la télévision, relayée par des chants patriotiques et les fêtes nationales.

40 Poètes et écrivains apparaissent comme les hérauts de l’identité nationale telle que définie par le pouvoir. Leur mission est d’enseigner et de communiquer l’amour de la patrie, la fierté et l’honneur d’être tadjik – et donc “aryen” – sur la base d’un message de paix et de fraternité entre les peuples. Par leurs écrits (poèmes, paroles de chansons) et lors de leurs émissions radiophoniques et télévisées, ces intellectuels vantent la richesse de l’héritage culturel paniranien, les qualités du peuple tadjik, pacifique et hospitalier, les ressources (nature, eau), et les perspectives du développement du pays. L’accent est mis sur l’unité retrouvée après la guerre civile et sur son architecte, le Président Rahmonov. L’islam est évoqué en tant qu’héritage religieux, mais sans oublier le zoroastrisme et dans un esprit de laïcité. En tant que seul “pays des Tadjiks”, le Tadjikistan est ainsi présenté comme le centre idéal et fédérateur, l’espoir, le rêve de tous les Tadjiks47.

41 Le support principal de cette entreprise de propagande est la télévision. Les deux chaînes nationales, TV Safina (TVS) et Pervyj Kanal Toǧikiston (ex-TVT), diffusent régulièrement des émissions abordant, directement ou indirectement, le thème de l’identité nationale. Certaines mettent en scène les intellectuels, poètes et écrivains, dans le cadre d’interviews personnalisées ou lors de fêtes comme celles des femmes (8 mars), de Navruz (21 mars) et le “jour de l’unité” (27 juin). Viennent ensuite les spectacles de musique et de danse traditionnelles, souvent mis en scène dans des décors bucoliques. Au détriment des concerts de shash-maqom48, les chanteurs populaires occupent le devant de la scène en mixant chants traditionnels et musique pop avec plus ou moins de réussite. D’autres émissions, peu fréquentes, utilisent le concept russe du concours interuniversitaire pour aborder les thèmes patriotiques lors de sketches et de chants interprétés par les étudiants49.

42 À côté des émissions télévisées, “l’agitation” identitaire revêt la forme de spots publicitaires destinés à provoquer l’identification et à susciter la fierté nationale. Les plus nombreux, diffusés entre différents programmes télévisés ou en tant que clips de chansons populaires, offrent une présentation romantique de la terre nationale au travers de ses paysages montagneux, de sa flore, de ses rivières et de leur eau pure. L’année 2006 a vu fleurir de tels spots sur le thème de l’aryanisme : deux en particulier, très modernes, méritent l’attention. L’un, appelé orëiâm (“je suis aryen” en tadjik), diffusé tous les jours par TVS et Kanal Toǧikiston comme clip d’une chanson patriotique, fait appel à différents symboles et métaphores : noblesse et puissance représentés par un bel étalon et un aigle majestueux (en écho à la couronne todj),

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racines culturelles aryennes évoquées par le livre sacré du zoroastrisme, l’Avesta, et par les svastikas trouvés lors de fouilles archéologiques, formation historique de la nation et de l’État, symbolisée métaphoriquement par le travail du potier et débouchant sur le Président actuel, en passant par Somoni (évoqué par son mausolée à Boukhara) et Bobodžon Gafurov. L’autre, vu sur Kanal Toǧikiston, insiste sur le livre sacré Avesta tout en diffusant une voix scandant « je suis cent fois aryen ».

43 En dehors de la télévision, l’imaginaire identitaire des citoyens est mobilisé par des chansons populaires patriotiques contemporaines, surtout à l’occasion des rituels publics. La nation se doit en effet de célébrer la « terre des héros » et le « culte des grands ancêtres » (Thiesse 1999, p. 133). Les chansons populaires à texte sont un bon moyen de véhiculer des messages identitaires. Elles sont fréquemment diffusées à la radio, à la télévision et lors de concerts très appréciés par les jeunes (notamment dans la plus grande salle de concert de Douchanbé, Kohi Vahdat). Les rituels permettent de célébrer les dates anniversaires, d’inaugurer des statues, d’organiser le culte des héros disparus et des grandes figures nationales (comme Somoni, Firdawsi, Hamadoni, Ajni…) nécessaires à la promotion de la fierté nationale. Les autorités insistent sur la centralité de l’identité nationale en organisant des colloques ainsi que des festivités nationales. Un premier colloque sur les Samanides et Ismoil Somoni s’est tenu en septembre 1999. Un autre a été organisé en septembre 2006, sur la civilisation de l’aryanisme. De plus, le gouvernement met un point d’honneur à célébrer les fêtes nationales, qu’elles soient républicaines50, populaires (8 mars, 1er mai, 9 mai) ou religieuses (islamiques et zoroastrienne, le nouvel an zoroastrien donnant lieu à des spectacles retransmis pendant plusieurs jours à la télévision).

44 Selon Anne-Marie Thiesse (1999, p. 20), la nation naît d’un postulat et d’une invention. Les dirigeants tadjiks ont proclamé l’indépendance et la création de leur nation. Ils ont enclenché les première et deuxième phases du mouvement national, celle de la découverte de la culture nationale par les lettrés et celle de l’agitation patriotique. Mais pour que cette nation fonctionne pleinement, le peuple qui vit sur son territoire est censé adhérer en masse à cette idée. Or cette adhésion ne semble pas totale.

Résonance et dissonances du discours identitaire officiel dans la société

Méthodologie de l’enquête de terrain et résultats généraux

45 Afin d’évaluer la résonance du discours identitaire officiel au sein de la population, trois groupes-cibles ont été sélectionnés lors de notre enquête de terrain, menée de mars à juin 2006 à Douchanbé : les “hérauts” de l’identité nationale, chargés de sa promotion, mais dont le discours peut parfois s’avérer en contradiction avec la version officielle ; les étudiants – la génération active de demain – formés avec les nouveaux manuels ; le citoyen de la rue, plus âgé et éduqué à la période soviétique, qui a vécu l’indépendance et la guerre civile, et dont la perception de l’identité peut différer de celle de la génération suivante. Il faut ajouter un quatrième ensemble de personnes, appartenant aux minorités nationales. Cette évaluation du discours identitaire ne vaut donc que pour le milieu urbain, celui de la capitale, et mérite d’être confrontée à des travaux plus larges, à Douchanbé, dans les autres villes, et dans les villages (d’autant

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que la population rurale représente les trois quarts de la population totale : 73,5 % en 2000)51.

46 La méthode d’enquête choisie a été adaptée à chaque groupe-cible. Les conceptions identitaires des hérauts de l’identité nationale (comme des membres de minorités nationales) furent décryptées au travers d’entretiens personnalisés et structurés par un questionnaire ; celles des étudiants grâce à des questionnaires QCM ; celles des citoyens ordinaires par des conversations quotidiennes tout au long de notre séjour. Les questions ont été adaptées suivant les interlocuteurs mais portaient toutes sur la façon dont ces personnes concevaient l’identité tadjike, l’importance de la langue, du lieu de naissance, de la culture et de la religion, la différence entre nationalité et citoyenneté, la place des minorités nationales, sans oublier le nouveau thème de la civilisation aryenne.

47 Faute d’un accord du ministère de l’Éducation, nous n’avons pas pu sélectionner des écoliers et des étudiants de différentes écoles et universités afin de les interroger comme initialement prévu. Grâce à un contact personnel dans une université, nous avons toutefois pu récolter 95 QCM (rédigés en tadjik et comportant quinze questions) d’étudiants de première et deuxième années dans les facultés d’histoire, de lettres, de langues étrangères et de fiscalité. L’âge de ces étudiants varie généralement entre 18 et 26 ans, même si certains peuvent avoir plus de 30 ans.

48 Les résultats des enquêtes indiquent deux problèmes auxquels se voit confrontée l’identité nationale : sa cohérence et sa portée intégratrice52. La définition de la “tadjikité” donnée par les hérauts de la nation, par les jeunes étudiants et par les citoyens tadjiks de la capitale reproduit les tensions existant entre ethnie et territoire dans la version officielle, mais elle s’en démarque à propos de la place de l’islam ; elle ne manifeste pas non plus d’enthousiasme pour le thème de l’aryanisme, excepté chez ses promoteurs. Elle reflète donc un manque de cohérence dans la conception de l’identité nationale, même si l’on constate un attachement certain à la langue tadjike et au père fondateur, Ismoil Somoni. Ensuite, il s’avère que les Pamiris sont plutôt considérés comme une minorité nationale que comme une partie intégrante de la “tadjikité“. Si la référence au local, au lieu de naissance, semble diminuer chez la nouvelle génération, sa persistance indique tout de même un problème d’intégration dans une société qui reste divisée et bouleversée par la guerre civile. Commençons par l’analyse de cet aspect, pour ensuite aborder la question de la cohérence identitaire.

Quelle intégration ? Pamiris et minorités nationales en marge de la société

49 On peut s’interroger sur l’efficacité de la politique identitaire du gouvernement en constatant que deux groupes restent manifestement en marge, voire exclus, de la “tadjikité” : les Pamiris et les minorités nationales.

50 Rappelons qu’officiellement, les Pamiris ne constituent pas une minorité nationale mais sont des Tadjiks à part entière. Ce n’est pourtant pas ce qui transparaît dans les réponses des étudiants : seulement 11 personnes sur 93 considèrent les Pamiris comme des Tadjiks et 28 les catégorisent comme tadjikistanais. En quoi les Pamiris ne sont-ils pas pensés comme une partie intégrante du peuple tadjik ? Le critère du mariage est un bon indicateur. Les familles tadjikes renâclent à donner une fille, et plus encore un fils, en mariage à une famille pamirie. Un tel mariage est catégoriquement refusé par un des

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hérauts de l’identité nationale interviewé, malgré l’amour éprouvé par son fils pour une Pamirie, et sans pour autant pouvoir (ou vouloir) donner de raison claire. La différence religieuse entre ismaéliens et sunnites ne paraît pas être explicative pour certains de nos interlocuteurs tadjiks, d’autant que des Tadjiks se marient avec des étrangers d’autres confessions, mais d’autres (les Pamiris surtout) soutiennent le contraire. Il semblerait que la raison réside pour une bonne part dans l’animosité, héritée de la fin de l’époque soviétique et aggravée par la guerre civile, entre la région du Pamir d’une part et celle de Kulob et de ses alliés d’autre part53. Cette animosité recoupe une différence religieuse et culturelle. La question religieuse représente un obstacle dans la mesure où il est très rare qu’un homme d’obédience sunnite (qu’il soit ouzbek, tadjik ou autre) épouse une femme pamirie, car il ne pourrait alors pas organiser les sacrifices et cérémonies habituels dans sa maison, sa femme chiite étant considérée comme impure par les sunnites. D’autre part, les traditions et l’éducation des filles sont plus libres au Pamir. Ces deux éléments expliqueraient le refus de fonder une famille mixte, mais témoignent aussi, en tout état de cause, de la fragilité du processus de réconciliation et de la faiblesse de l’identité nationale.

51 La plupart des Pamiris rencontrés se sentent vus comme un groupe à part, voire discriminés par les Tadjiks. Cela vient du fait qu’ils ne parlent pas tous le tadjik ou alors avec un accent qui se repère immédiatement. Surtout, ils sont systématiquement identifiés comme chiites et appelés très fréquemment kofir “infidèles” ; ils ne sont donc pas considérés comme de vrais musulmans. Une amie pamirie a illustré ce point de vue par une phrase repérée dans un article de journal sur les ismaéliens : « c’est horrible, les femmes et les hommes vivent dans la même pièce chez les Pamiris, les mères envoient leur filles à l’étranger pour faire des études, ils ne sont pas de vrais musulmans… ».

52 Il n’est alors pas très étonnant que les Pamiris s’identifient uniquement comme tels et non comme tadjiks. Les jeunes Pamiris venant à Douchanbé pour étudier ou travailler cachent leur identité pamirie54. Selon un ami pamiri, « ce n’est pas du tout à la mode d’être Pamiri, surtout aujourd’hui […], la pression est forte »55. Il ajoute : « à force de nous distinguer et de nous désigner comme “Pamiris”, on finit par croire qu’on est vraiment des Pamiris. D’une certaine manière, les Tadjiks nous poussent à nous sentir pamiris alors que ce sentiment n’existe pas au départ ». Cette différenciation identitaire existe aussi dans l’autre sens puisqu’au Pamir, toujours selon cette source, les Pamiris considèrent les Tadjiks venant travailler dans cette région comme un groupe à part, celui des “Tadjiks”.

53 Si leur assimilation en tant que Tadjiks semble compromise, du moins à court terme, les Pamiris tentent néanmoins de trouver leur place dans la société tadjikistanaise. Les élites pamiries persistent à s’identifier comme Tadjiks en mettant en avant leur culture commune avec les Iraniens et en s’appuyant sur certains travaux scientifiques, qui démontrent que les Pamiris sont des Tadjiks parlant une langue est-iranienne56. Plus généralement, les Pamiris considèrent faire partie de la société politique et se pensent comme “Tadjikistanais”. La dénomination citoyenne présente l’avantage d’englober toutes les ethnies dans le peuple national, comme à l’époque soviétique. Les Pamiris s’efforcent aussi de trouver une niche économique dans le réseau de la fondation Aga Khan57, ainsi que dans les organisations internationales, les ONG et les ambassades.

54 Centrée sur une vision ethnique, l’identité nationale ne permet pas non plus la pleine et entière intégration des minorités nationales. Elle existe sur un plan politique, mais pas

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socioculturel. L’appartenance politique et les droits des minorités sont définis et garantis par la Constitution de 1994 car il est vital de faire coexister les différentes “nationalités”. Les minorités disposent de représentants réunis au sein d’un “conseil de la société”, siégeant au Parlement, de magasins, de journaux et d’écoles58. Est-ce suffisant pour affirmer, comme certains de nos interlocuteurs, chantres de la politique identitaire étatique, que les minorités nationales ont toute leur place dans la société tadjikistanaise contemporaine ? À en juger d’après les pratiques et les opinions des intéressés, la réponse est négative.

55 L’attachement à la définition ethnique de l’identité est clairement visible dans les discours des acteurs sociaux mobilisant les concepts de nationalité et de citoyenneté, au détriment d’une conception politique de l’identité. Par exemple, dans les journaux et à la télévision, on parle toujours de « Tadjiks » (toǧikon en tadjik et tadžiki en russe) et seulement de « Tadjikistanais » (toǧikistonī en tadjik et tadžikistancy en russe) quand le sujet de discussion fait intervenir les minorités nationales. Dans leurs réponses aux QCM, les étudiants n’attribuent jamais l’identité « tadjike » aux autres nationalités minoritaires, sans pour autant les ranger dans la catégorie « tadjikistanaise » pour les deux tiers d’entre eux59. Cela montre bien que la compréhension de la différence entre nationalité (ethnique) et citoyenneté (politique) n’est pas tout à fait claire60. Apparemment c’est le concept de citoyenneté politique qui pose problème, puisque seuls 49 étudiants répondent que les Tadjiks sont aussi des Tadjikistanais. Les intellectuels s’élèvent généralement contre l’idée d’assimilation et plaident pour une stricte distinction entre nationalité et citoyenneté61, qui leur permet de défendre et valoriser l’identité tadjike tout en assurant que la culture des minorités nationales est une source de richesse pour la communauté tadjikistanaise et que leurs droits sont respectés.

56 Les personnes appartenant à une minorité nationale ont parfaitement conscience de ne pas faire partie des Tadjiks, selon la définition ethnique de la “tadjikité” donnée par le gouvernement62. À côté de leur identité ethnique, elles se définissent comme « tadjikistanaises », terme qui remplace en fait aisément pour elles la citoyenneté soviétique. Si elles disent, en général, se sentir bien intégrées dans la société tadjikistanaise en dépit de cette exclusion du champ identitaire tadjik, des bémols transparaissent très rapidement dans leur discours, même involontairement.

57 Ces personnes mettent d’abord l’accent sur le fait qu’elles ont reçu la citoyenneté tadjikistanaise sans aucun problème après l’indépendance et que leur patrie est le Tadjikistan, pays où elles ont toujours vécu. Elles précisent qu’elles jouissent des mêmes droits que les Tadjiks d’après la Constitution et soulignent dans la foulée que les Tadjiks sont accueillants63.

58 Toutefois, la théorie juridique ne résiste pas à l’examen de la réalité : les minorités nationales restent en marge de la société. Certes, les mariages mixtes existent64. L’accès à l’éducation, à la santé et au logement est garanti à l’égal des autres65. Mais des inégalités, plutôt que de véritables discriminations, pointent dans les domaines de l’éducation, du travail et de la vie politique. Il arrive que les élèves non tadjiks soient moins bien notés à l’école et à l’université… même s’ils peuvent toujours s’en sortir, comme tout le monde, en achetant finalement leur diplôme. Les minorités nationales sont peu représentées dans les échelons élevés des secteurs politique, administratif, économique et éducatif : les postes à responsabilités sont toujours occupés par des Tadjiks (souvent de la région de Kulob). Cependant, très rares sont ceux qui, d’après nos

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conversations, pensent que la politique pourrait apporter des corrections à cet état de fait. Ils préfèrent privilégier des solutions pratiques, en se consacrant à d’autres créneaux tels que le commerce, pour les Ouzbeks, qui contrôlent de larges secteurs de cette activité à Douchanbé66, Khodjent et Qurġonteppa. Le débouché qu’offrent les organisations étrangères et les ambassades est également une option souvent saisie, par les Ouzbeks et les Tatars notamment.

59 La société reste donc fragmentée puisque les Pamiris comme les minorités nationales ne sont pas réellement intégrés à la nation. Soulignons toutefois qu’une évolution positive vers une meilleure intégration au sein des Tadjiks eux-mêmes se fait sentir dans les nouvelles générations : l’identification primordiale des étudiants (de 18-26 ans) interrogés ne se fait quasiment plus selon la règle du localisme, mais par rapport à l’identité ethnique67. Cette donnée converge en partie avec le constat établi par Pulat Šozimov, selon lequel il existe une tendance au dépassement des loyautés infrarégionales et régionales parmi les « jeunes d’aujourd’hui, qui n’ont pas connu la guerre civile et surtout qui reçoivent une éducation occidentale »68. Il faut toutefois rester prudent puisque, quand ils sont entre eux, les Tadjiks se distinguent toujours par leur région ou leur lieu d’origine, alors qu’ils s’identifient automatiquement comme Tadjiks par rapport aux autres nationalités du Tadjikistan.

60 En tout état de cause, identité à dominante ethnique et fragmentation de la société démontrent le difficile passage à une conception politique de l’identité, correspondant à l’abandon du terme Tadjik pour le terme Tadjikistanais, qui permet d’englober toutes les ethnies de la nation. Les autorités ne semblent pas encore prêtes à régler cette question, bien qu’elle révèle un problème de cohérence interne pour la conception de l’identité nationale.

Quelle cohérence ? Tensions à propos du territoire et de la place de l’islam

61 Le critère de l’appartenance politique et nationale est largement minoritaire parce qu’intellectuels, étudiants et citoyens tadjiks sont attachés à une compréhension ethnique de l’identité, fondée sur la langue et la culture, mais dépassant le territoire, héritage de la politique des nationalités de l’époque soviétique. La discordance entre ethnie et territoire est flagrante. On retrouve ici l’ambiguïté de la politique officielle : une insistance sur l’appartenance politique territorialisée qui n’évacue pas complètement la solidarité ethnique entre Tadjiks et la douleur de voir Samarcande et Boukhara au sein du territoire ouzbékistanais. Tous les intellectuels (même s’ils observent un respect du “politiquement correct” dans leurs œuvres) et tous les citoyens interviewés ont rappelé ce fait avec une grande tristesse (plutôt qu’avec amertume). Seuls 28 étudiants estiment important d’être nés sur le territoire actuel du Tadjikistan. Les autres conservent une compréhension ethnoculturelle de l’identité69 et n’excluent pas les Tadjiks nés en dehors des frontières nationales (notamment en Ouzbékistan et en Afghanistan). Les citoyens tadjiks définissent comme tadjiks ceux qui parlent la langue tadjike et qui connaissent la culture tadjike, quel que soit l’endroit où ils vivent (en Ouzbékistan, en Afghanistan ou en Russie). La différence entre nationalité et citoyenneté n’est pas toujours comprise parmi les étudiants, et le terme tadjikistanais très rarement utilisé dans leurs discours.

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62 En miroir de la conception identitaire officielle, on retrouve chez les trois groupes le souci de singulariser la culture et la civilisation tadjikes tout en faisant référence à la civilisation persane70. Toutefois la confusion règne quant à la différence entre les deux. Les avis sont partagés chez les intellectuels : la civilisation tadjike est, en effet, tantôt considérée comme équivalente à la civilisation persane – ce qui ne prend donc pas en compte le schisme religieux du XVIe siècle – tantôt comme une branche de celle-ci, tantôt comme antérieure à elle. Les opinions des citoyens sont plus tranchées puisqu’elles la considèrent généralement comme une branche de la civilisation persane. 29 étudiants (pour la plupart en faculté d’histoire) sont du même avis, 43 pensent que ces deux civilisations sont identiques et 14 que la civilisation tadjike est plus ancienne. La deuxième incohérence concerne la place de l’islam dans l’identité. Officiellement, il n’est pas dit explicitement qu’un Tadjik est forcément musulman, et les autorités s’efforcent de présenter l’islam comme un marqueur identitaire parmi d’autres (comme le zoroastrisme et l’aryanisme). Il en va tout autrement dans les représentations de nos trois groupes-cibles qui considèrent que la religion musulmane tient une place essentielle dans l’identité. La plupart des écrivains et poètes interviewés – tout comme les simples citoyens tadjiks – ont du mal à concevoir un Tadjik non musulman. Il semble que l’héritage religieux, difficilement sauvegardé pendant la période soviétique, ait été transmis à la nouvelle génération puisqu’il en va de même pour les étudiants (seules trois personnes n’ont pas d’opinion). Si 36 étudiants seulement estiment qu’être tadjik signifie être musulman, une écrasante majorité (83 personnes) trouve qu’il est important d’être musulman pour se sentir tadjik. Seuls huit étudiants pensent que ce n’est pas important et ils comptent parmi les plus âgés (plus de 28 ans). Par extrapolation, il apparaît donc que l’enjeu identitaire sera de taille dans les années à venir, pour les autorités qui tentent de contenir la pression du PRIT en faveur de la réislamisation de la société71.

63 En dépit de ces deux contradictions internes, il faut toutefois souligner deux résultats positifs de la politique identitaire du gouvernement : la promotion de la langue tadjike et, dans une moindre mesure, l’attachement à la figure d’Ismoil Somoni.

64 À l’époque soviétique, la langue la plus communément parlée par les étudiants de Douchanbé72, à l’université et parfois à la maison, était le russe. Dix-sept ans après que le tadjik a été proclamé officiellement langue d’État, le tadjik est véritablement devenu la langue parlée par tous à Douchanbé, principalement du fait du départ massif des populations allogènes (Russes, Allemands, Coréens…) et de l’arrivée de nombreux Tadjiks en provenance des différentes régions du pays, suite à la guerre civile73. Preuve en est que 85 étudiants disent rêver en tadjik et 88 le parler à la maison. Le russe est beaucoup moins usité : 51 étudiants disent le parler dans la vie courante et 30 à l’université.

65 Toutefois, cette dernière langue conserve un rôle véhiculaire et scientifique74, même si elle est beaucoup moins utilisée et beaucoup moins bien maîtrisée par les enfants de l’indépendance. La culture russe reste très influente, en raison de la faiblesse des médias75 et des productions culturelles tadjiks (émissions télévisées et films notamment). Ainsi 76 personnes regardent la télévision et les films en russe ; 63 écoutent la musique en russe. 51 étudiants disent aussi lire la presse en russe (remarquons que les deux journaux les plus réputés pour la qualité de leurs informations et analyses, Aziâ-plûs et Biznes i Politika, des hebdomadaires, sont en langue russe). De plus, beaucoup d’étudiants préfèrent apprendre le russe en priorité plutôt

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que l’anglais (39 contre 25). Cela peut se comprendre dans la mesure où 600 000 Tadjiks officiellement – et vraisemblablement plus d’un million – ont émigré en Russie pour trouver du travail. Reste que l’influence et l’attrait de l’anglais se font sentir chez les jeunes, surtout s’ils veulent obtenir un emploi au sein des organisations étrangères très présentes au Tadjikistan.

66 D’autre part, le mythe de Somoni semble fonctionner puisque 64,4 % de la population y adhéreraient (Šozimov 2003, p. 176). Les Tadjiks aiment se faire photographier devant son monument, inauguré en 2000 sur la place rebaptisée du même nom, devant le Parlement – bien que son accès soit rendu assez difficile du fait de la proximité de l’avenue Rudaki et de la présence policière. Aussi Somoni pourrait-il paraître moins populaire au Tadjikistan que ne l’est Tamerlan en Ouzbékistan76. Outre sa plus faible célébrité historique, il reste en concurrence, de fait, avec un certain Lénine. Alors que toutes les statues de Lénine ont été enlevées en Ouzbékistan, Somoni doit encore souvent partager l’espace visuel avec le père de la Révolution ; ce n’est plus vrai à Douchanbé depuis septembre 2008, mais cela reste particulièrement saisissant à Khodjent.

67 Si le bilan de la politique identitaire étatique n’est pas aussi brillant que ne l’espéraient ses promoteurs, c’est aussi parce que la mobilisation des esprits est freinée par la conjoncture économique et le manque de moyens engagés par le gouvernement.

Statue de Roudaki dans le nouveau parc central

Douchanbé, novembre 2010. Photographie de l’auteur

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Statue de Somoni

Douchanbé, novembre 2010. Photographie de l’auteur

La difficile mobilisation des esprits

68 La question de l’identité nationale est loin d’être prioritaire dans la société tadjikistanaise contemporaine. « Tout est éteint », déplore un ancien activiste de l’identité tadjike, exprimant ainsi l’indifférence qui règne actuellement pour le thème de l’identité nationale et de la langue, a contrario de ce qui avait émergé dans les années 1980.

69 Les raisons de la faible résonance de la thématique identitaire chez les citoyens sont d’abord politiques et économiques. La méfiance envers le pouvoir est grande, surtout depuis la guerre civile. Les gens savent bien qu’elle s’explique par la lutte pour les richesses et le pouvoir entre factions politiques. Après la fin du conflit, les élites dirigeantes ont paru surtout soucieuses de défendre des intérêts particuliers et ont été perçues comme corrompues. De plus, les difficultés économiques auxquelles fait face le pays depuis 1991 représentent un obstacle majeur à la reconstruction de l’identité nationale. La guerre civile a entraîné des pertes économiques très importantes : toutes les usines ont arrêté de fonctionner, les gens se sont retrouvés sans travail et obligés de partir en Russie. La préoccupation principale est de survivre au quotidien. Gagner de l’argent est plus important que de penser à son identité. Comme le souligne tristement Muhammadžon Šakuri, « l’identité nationale, le niveau de conscience sociale, la fierté nationale sont très faibles aujourd’hui, à cause de la guerre civile. Du coup, les gens pensent aujourd’hui d’abord à leur famille et à leur prospérité ». Certains77 sont même totalement désabusés et avouent que leur patrie se trouve là où ils peuvent gagner leur vie… même s’ils restent attachés à leur sol natal.

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70 Par conséquent, les citoyens ne peuvent guère être sensibles aux spots publicitaires télévisés censés susciter la fierté nationale en montrant un développement économique qui serait en marche (production de coton, compagnie aérienne…) ainsi que la beauté des paysages nationaux (montagnes, rivières, flore), mais qui n’apportent rien ou si peu en réalité aux Tadjikistanais. L’ironie et le mépris pour cette propagande sont de mise. Dans ces conditions, on comprendra également que le thème de la “civilisation aryenne” ait peu de prise sur les esprits. Pour l’heure, l’enseignement de cette thématique ne touche pas encore des générations entières, les gens ne voient pas en quoi elle pourrait changer leur quotidien et ne se sentent pas du tout aryens78. Il est d’ailleurs légitime de s’interroger à ce propos sur la sincérité de certains hérauts de l’identité, alors que leurs conditions de vie dépendent des subsides obtenus du gouvernement, notamment lorsque des poètes affirment que le thème de l’aryanisme entre pleinement dans leur conception identitaire, qu’ils se sentent pleinement « Aryens » et même qu’ils sont, par exemple, « fille d’un Aryen, mère et grand-mère d’Aryens ». Dépendance vis-à-vis du pouvoir et engagement patriotique ne vont que trop bien ensemble, et l’audience n’est pas (toujours) dupe.

71 Le manque de soutien administratif et financier de la part de l’État pour illustrer l’histoire nationale, décrire et peindre le paysage national, muséographier le folklore, composer les musiques nationales, manifeste également la relative faiblesse de sa politique identitaire. Faute d’investir davantage de fonds, les autorités se contentent souvent de slogans, disposés sur le bord des routes ou diffusés à la télévision. Ils vantent la qualité du climat, de l’air et de l’eau (alors que, de la plupart des robinets, celle-ci coule brunâtre et qu’elle apporte souvent des maladies comme le typhus et la tuberculose), l’unité retrouvée et l’engagement sur la voie du progrès. Cette habitude de recourir aux slogans est un héritage de l’époque soviétique et dénote la croyance qu’il suffit de décréter quelque chose pour que cela soit79.

72 La lenteur de la réécriture des manuels scolaires, dont les auteurs sont choisis par concours parmi les intellectuels et professeurs spécialisés80, s’explique en partie par l’insuffisance des financements. En effet, les auteurs ne peuvent pas toujours se consacrer pleinement à cette tâche : leur salaire et le système de prime accompagnant la mission spéciale confiée par le gouvernement s’avèrent insuffisants. De manière analogue, les artistes manquent de soutiens officiels et financiers. Les peintres, sculpteurs et écrivains subissent parfois des entraves administratives dans leurs activités. Ils doivent rechercher des financements étrangers. Ceci empêche la représentation, la description et l’illustration du paysage national, si importantes dans le processus de construction identitaire. C’est aussi un obstacle à la constitution d’une littérature populaire vivante, enracinée dans le sol national (Thiesse 1999, p. 133), qui devrait venir compléter les œuvres anciennes comme l’épopée du Shah Nameh écrite par Firdawsi entre la fin du Xe et le début du XIe siècle.

73 L’insuffisance de moyens financiers se ressent également dans la faible activité des conservatoires d’art dramatique, des théâtres nationaux, des opéras et des musées, autant de lieux prestigieux dont la culture nationale a besoin pour s’exprimer (ibid., p. 189). La vie culturelle reprend difficilement son cours depuis la fin de la guerre civile et cherche sa voie entre héritage russo-soviétique et contenu “national”. À Douchanbé, des pièces de théâtre sont irrégulièrement jouées dans les théâtres Maïakovski, Lahuti et Padida. Il est vrai qu’il faut du temps pour renverser quelques tabous culturels, former une nouvelle génération d’acteurs et de danseurs, masculins et féminins.

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L’Opéra national propose, néammoins, de plus en plus de concerts et de spectacles de danse. La muséographie est presque inexistante et les musées très peu nombreux, en dehors du célèbre musée des Antiquités, rénové depuis 2001, qui dispose d’un fonds archéologique plutôt riche et dont le clou est le Bouddha allongé81.

74 Enfin, l’architecture nationale est trop limitée pour constituer un véritable patrimoine commun médiéval (ibid., p. 146), du fait de la rareté de ces monuments et du manque de fonds pour les restaurer. Il y a bien des mausolées, des mosquées et des forteresses construits entre le XIe et le XVIe et disséminés dans plusieurs villes du pays comme Khodjent, Šaḩrtuz, Ūrateppa, Ajni et Isfara, Vose et Ḩisor mais beaucoup ne sont que des vestiges ou sont en mauvais état. Tous les monuments modernes datent de l’époque soviétique82. À la différence de l’Ouzbékistan (musées et galeries d’art, nouveau Parlement dans le style néo-timouride), il n’y avait pas, jusqu’à récemment, de construction de nouveaux édifices publics pouvant s’inscrire dans l’héritage patrimonial. C’est toutefois l’ambition du Palais des Nations à Douchanbé, dont les travaux se sont achevés en 2008, et de la nouvelle bibliothèque nationale dont la réalisation a commencé en 2010.

Palais des nations

Douchanbé, novembre 2010. Photographie de l’auteur

Conclusion

75 L’État et la nation au Tadjikistan ne coïncident pas. Le décalage est évident entre “nationalité” et citoyenneté, même si la mise en avant de l’ethnie dominante n’est inscrite dans aucun texte juridique. La question de la cohérence et de la capacité intégratrice de l’identité nationale est bel et bien posée. La conception ethnique et les références transnationales entrent en contradiction avec le territoire et l’appartenance citoyenne. Alors que le gouvernement cherche à éluder la composante musulmane de

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l’identité tadjike (Šozimov 2003, p. 194), l’islam apparaît à la population comme un marqueur identitaire fondamental. A contrario de la version officielle, les Pamiris et les minorités nationales n’appartiennent que formellement à la nation et restent de fait en marge de la société. Ces réalités ne se traduisent pas, pour l’instant, par des tensions sociales et politiques dans une société encore traumatisée par la guerre civile et dont les priorités restent la survie et le développement économiques.

76 La réussite du projet de réconciliation nationale et de reconstruction de la communauté politique est néanmoins en jeu. La légitimité du pouvoir politique également. Aucune réconciliation nationale ne pourra vraiment fonctionner sans l’inclusion réelle des Pamiris. Aucune société politique homogène ne pourra non plus apparaître sans l’inclusion réelle des minorités nationales. L’assimilation de ces groupes, qu’ils soient “musulmans” ou a fortiori “européens”, ne semble toutefois pas être envisagée par les autorités. Ces dernières mettent l’accent sur la réécriture des manuels et des programmes scolaires, la politique linguistique, la valorisation des ancêtres et des héros nationaux, tout en n’y allouant que de faibles financements. Le succès de l’entreprise de reconstruction de la communauté politique, souhaité par les agences d’aide présentes au Tadjikistan depuis les années 1990, dépendra également de la reprise de l’économie, d’une juste répartition des richesses et de l’évolution du régime politique. En effet, autoritarisme, factionnalisme et clientélisme encouragent le repli communautaire. La croissance des inégalités économiques et des injustices politiques fait, quant à elle, le lit non seulement de la réislamisation de la société mais aussi de la contestation islamiste.

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ANNEXES

Intellectuels interviewés

BOBOBEKOVA Mehriniso, poétesse, interviewée à Douchanbé le 17 avril 2006. BOBOMURODOVA Bahriniso, écrivaine membre de l’Union des écrivains, interviewée à Douchanbé le 8 mai 2006. HAJDAROV Rustam, sociologue, directeur de la Fondation Friedrich Ebert Stiftung à Douchanbé, interviewé le 24 mai 2006. HOMID Ojša, philologue, vice-directrice de la Fondation de la langue, interviewée à Douchanbé le 23 avril 2006. KABIROV Šahboz, philologue, directeur des chaires de langues et de littératures de l’Université, interviewé à Douchanbé le 26 avril 2006. ŠAKURI Muhammadžon, sociolinguiste, académicien et ancien membre du mouvement Rastokhez, interviewé à Douchanbé le 18 avril 2006. ŠOZIMOV Pulat, directeur de recherche à l’Institut de Philosophie, interviewé à Douchanbé le 30 mai 2006. ÂKUBOVA Muhiba, professeur, chaire de biochimie à l’Université nationale d’État, interviewée à Douchanbé le 16 mai 2006.

NOTES

1. Pour une discussion à ce sujet, cf. Dudoignon (1994b). 2. Le nombre de victimes oscille, selon les estimations, entre 60 000 et 100 000 personnes, quelque 600 000 (un dixième de la population) ont été déplacées et 80 000 nationaux ont fui le pays (International Crisis Group 2001). 3. La méthodologie sera précisée dans la deuxième partie de l’article. 4. Après la signature des accords de paix, la situation militaire et politique reste instable dans le pays pendant plusieurs années. Rahmonov, président depuis 1994, réussit à éliminer les menaces militaires directes émanant de chefs de guerre de son propre camp et à se faire réélire en 1999. Mais le gouvernement central ne contrôle pas encore tout le territoire, même après les élections parlementaires de 2000 qui mettent fin à la période de transition, coïncidant avec un gouvernement de coalition, prévue par les accords de paix. Les derniers chefs de guerre de l’Opposition tadjike unifiée (OTU) réfractaires aux accords, Mullo Abdullo et Rahmon Sanginov, sont neutralisés en 2000 et 2001 ; les groupes paramilitaires ne disparaissent des rues de Douchanbé qu’en 2001 (d’après nos observations personnelles). 5. Le mouvement populaire Rastokhez, dont le nom persan signifie à la fois “résurrection” et “renouveau”, fut fondé le 14 septembre 1989 par l’économiste Toher Abdudjabbor Nekzod (d’Ašt, au sud de la province de Leninabad) et le journaliste et homme politique Otahon Latifi (de Pendjikent). Il posa les prémices d’une opposition organisée au Tadjikistan en s’efforçant de

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fédérer les divers clubs et associations apparus à la faveur de la perestroïka autour de sentiments nationalistes et anti-nomenklaturistes. Il s’engagea ainsi pleinement dans la revalorisation de l’identité tadjike et la promotion de réformes politiques et économiques. Sa survie politique fut compromise par les manifestations de février 1990 qui, après avoir été violemment réprimées par le gouvernement, entraînèrent un schisme parmi l’intelligentsia d’opposition et la défaite du mouvement aux élections parlementaires de mars 1990 (Dudoignon 1994a, p. 138 ; Dudoignon 1994b, p. 89). 6. Pulat Šozimov, directeur de recherche à l’Institut de philosophie, interviewé à Douchanbé le 30 mai 2006. 7. Des philologues nous ont ainsi déclaré : « le critère linguistique reste un élément primordial de l’identité nationale » (Muhammadžon Šakuri, interviewé le 18 avril 2006) ; « la langue est la base de chaque nation » (Šahboz Kabirov, interviewé le 26 avril 2006). 8. Roy (1997, pp. 137-138). En 1991, la population du Tadjikistan s’élève à 5,4 millions d’habitants. 9. D’après le recensement soviétique de 1989 (Roy 1997, p. 138). 10. Ces tendances existent toujours chez certains intellectuels ex-membres du Rastokhez mais sont marginalisées et exclues du discours politique officiel. 11. Šahboz Kabirov, philologue, directeur des chaires de langues et de littératures de l’Université, interviewé à Douchanbé le 26 avril 2006. 12. Selon Û. Bromlej, directeur de l’Institut d’ethnographie de l’Académie des sciences, l’ètnos est un invariant social et culturel qui se maintient à travers l’histoire tout en pouvant évoluer suivant le stade économique et politique. 13. C’est ce qui transparaît tout au long du livre signé par le Président (Rahmonov 2000-2002). 14. Voir Tadjikistan – Jumhurii Tojikiston, http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/asie/tadjikistan.htm. La population totale du Haut-Badakhchan, incluant notamment des Kirghizes, représente 3 % de la population totale (Hauser 2004). 15. La langue pamirie se divise en plusieurs sous-groupes : iškašemi, šugno-rušan, vahi et âzgulemi. Tadjikistan – Jumhurii Tojikiston, http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/asie/tadjikistan.htm 16. D’après le recensement de 2000, on trouve à côté de 4 898 382 Tadjiks (79,94 % de la population totale), 936 703 Ouzbeks (15,28 %), 68 171 Russes (1,11 %), 65 515 Kirghizes (1,07 %), 20 217 Turkmènes (0,33 %), 18 939 Tatars (0,30 %), 14 450 Arabes (0,23 %), les autres ethnies représentant 1,74 % de la population (6 127 493 habitants). Cf. CIMERA (2004, p. 5). 17. Au moment de l’indépendance, le dernier recensement date de 1989. 18. La Constitution de la République du Tadjikistan fut publiée le 30 novembre 1994 dans Leninabadskaâ Pravda (Khodjent, Tadjikistan) sous la référence FBIS-SOV-94-243. Pour une version en russe : cf. http://www.tajik.gateway.org/index.phtml?lang=ru&id=874. Pour une version en anglais : cf. http://www.osi.hu/ipf/fellows/Zaripova/Constitution.htm. 19. L’Ouzbékistan est effectivement intervenu dans les affaires intérieures tadjikes, aux côtés des forces russes, pour rétablir les Khodjentis et les Koulabis au pouvoir ; il aurait également menacé la stabilité politique du Tadjikistan en soutenant les troupes commandées par Mahmud Hudoberdiev en 1996, 1997 et 1998 (Horsman 1999). 20. Sogd a été une satrapie est-iranienne. C’est en référence à la Sogdiane que la région de Leninabad a été renommée Suġd en 2000. 21. Et, dans la même page, l’auteur emploie le terme « universaliste ». 22. Avec la perte d’influence de l’intelligentsia paniranienne au moment de la guerre civile, la mention « (farsi) » a disparu de la Constitution du 6 novembre 1994. Son article 2 mentionne effectivement que « la langue officielle du Tadjikistan est le tadjik ». Cette modification témoigne encore une fois du changement de stratégie gouvernementale et de la volonté de faire se correspondre l’aire culturelle tadjike avec le territoire du Tadjikistan contemporain (Šozimov 2003, pp. 169-170).

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23. Rustam Hajdarov, sociologue, directeur de la fondation Friedrich Ebert Stiftung à Douchanbé, interviewé le 24 mai 2006. 24. Il ne faut pas « s’isoler et conduire le peuple dans une impasse », selon Ojša Homid, philologue, vice-directrice de la Fondation de la langue, interviewée à Douchanbé le 23 avril 2006. 25. « À l’époque soviétique, cette chaire n’existait pas dans toutes les universités et tout était écrit en russe », relève Šahboz Kabirov, interviewé le 26 avril 2006. 26. L’alphabet arabo-persan était enseigné à l’époque soviétique dans le secondaire et à l’Université (Ojša Homid, interviewée le 23 avril 2006). 27. « Car il est trop difficile pour les enfants de tout assimiler en même temps avant l’âge de 11 ans » [« tout » désignant l’alphabet arabo-persan et l’alphabet cyrillique dans lequel les autres matières sont enseignées], selon Šahboz Kabirov, interviewé le 26 avril 2006. 28. Šahboz Kabirov, interviewé le 26 avril 2006 et Muhammadžon Šakuri, socio-linguiste, académicien et ancien membre du mouvement Rastokhez, interviewé le 18 avril 2006. 29. L’identité des deux cultures ou civilisations, en dépit de leur proximité culturelle, est rejetée en raison du schisme religieux survenu au XVIe siècle avec les Safavides (Pulat Šozimov, interviewé le 30 mai 2006). 30. Le gouvernement a ainsi célébré en grande pompe, le 9 septembre 2006, les 2 700 ans de Kulob. 31. Ces ancêtres figurent sur les billets de la nouvelle monnaie introduite en 2000, le Somoni, et servent souvent à rebaptiser les rues du pays. Par exemple, l’avenue principale de Douchanbé, anciennement « Vladimir Illitch Lénine », fut renommée « Rudaki », symbole du lien entre les Tadjiks et la culture iranienne (Šozimov 2003, p. 169). 32. Cela donna lieu à une curieuse “valse de statues” : la grande statue de Lénine, symbole sacré de l’Union soviétique, fut d’abord remplacée à l’indépendance par celle de Firdawsi qui, originaire du Khorassan, faisait figure de symbole parfait pour l’identité tadjiko-persane. Elle céda la place en 2000 à celle d’Ismoil Somoni. On remarquera cependant que les statues de Lénine n’ont pas disparu du paysage tadjikistanais. On en trouve dans de nombreux villes et villages, notamment à Khodjent, qui arbore la plus grande statue de Lénine d’Asie centrale. La dernière statue de Lénine à Douchanbé, située dans le parc central de la capitale, à une cinquantaine de mètres de Somoni, a été remplacée en août 2008 par la statue de Rudaki (Zairov 2007 ; Kondrašova 2008). 33. Remarquons qu’un “néo-zoroastrisme” avait déjà été utilisé par les milieux officiels à la fin des années 1980 (Dudoignon 1994b, p. 85). 34. Entre-temps, l’État s’est efforcé de faire correspondre les symboles culturels nationaux avec l’espace socioculturel du Tadjikistan contemporain. Ainsi, il fut finalement décidé en 2000 que les sept étoiles du drapeau représentaient les sept centres socioculturels du pays et non sept régions zoroastriennes (Šozimov2003, p. 171). 35. Décret du Président de la République du Tadjikistan, Èmomali Rahmonov, « O gode arijskoj civilizacii » [À propos de l’année de la civilisation aryenne], en date du 12 septembre 2003, cité dans Negmatov 2003. 36. Le 27 juin étant la date anniversaire de la signature des accords de paix de 1997 et célébrant l’unité et la concorde nationales. 37. Muhiba Âkubova, professeur, chaire de biochimie à l’Université nationale d’État, interviewée à Douchanbé le 16 mai 2006. Muhammadžon Šakuri précise qu’après la Seconde Guerre mondiale, « on a même essayé de dissimuler le symbole de la svastika présent sur la façade de la madrasa Tilla Kari à Samarcande, alors qu’il vient d’une histoire millénaire ». 38. Mehriniso Bobobekova, poétesse, interviewée à Douchanbé le 17 avril 2006. 39. Bahriniso Bobomurodova, écrivaine membre de l’Union des écrivains, interviewée à Douchanbé le 8 mai 2006. 40. Ojša Homid, interviewée le 23 avril 2006.

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41. Šahboz Kabirov, interviewé le 26 avril 2006. 42. Selon l’historien tchèque Miroslav Hroch, cité par Thiesse (1999, p. 156), tout mouvement national présente trois phases qui se succèdent chronologiquement. La phase A est celle de la découverte de la culture nationale par les lettrés. Suit la phase B de « l’agitation patriotique ». Vient enfin l’émergence d’un mouvement de masse en phase C. Rappelons que la première phase avait été initiée au Tadjikistan pendant la perestroïka. 43. Le Fonds international pour la langue tadjiko-persane fut la première ONG créée au Tadjikistan, en 1989, d’après sa vice-directrice, Ojša Homid. 44. Cette directive fut élaborée sur la base de la proposition faite au Président Rahmonov par des intellectuels lors d’une réunion en décembre 2005, d’après Šahboz Kabirov, interviewé le 26 avril 2006. 45. Selon une étude comparée de six manuels de littérature (tadj. adabiët) – trois de l’époque soviétique (1978) et trois de l’époque contemporaine (2004) correspondant aux classes 8, 9 et 10 (4e, 3e et 2nde en France) – et de six manuels d’histoire – trois de l’époque soviétique (1986 et 1991) et trois contemporains (2001, 2002 et 2005) correspondant aux mêmes classes. 46. La phase B théorisée par l’historien Miroslav Hroch, cité plus haut. 47. Même si le pays idéal des Tadjiks est à construire après le tumulte causé par l’implosion de l’URSS et la guerre civile, selon Ojša Homid, interviewée le 23 avril 2006. 48. Shash-maqom : art musical classique, originaire des cités centrasiatiques, dont Boukhara et Samarcande, mêlant chants et musique instrumentale. 49. Émission diffusée sur la chaîne Toǧikiston en juin 2006. Sont alors invariablement mis en exergue le drapeau national et les qualités de la patrie (vatan). 50. Les fêtes républicaines sont souvent célébrées en grande pompe, précédées de la réfection des routes et des façades des principaux immeubles. Il s’agit de la fête de l’indépendance nationale le 9 septembre, de l’unité nationale (27 juin), de la réconciliation nationale (9 novembre) et de la constitution (6 novembre). 51. La population rurale est d’ailleurs en progression depuis 1989, date à laquelle elle représentait 67,5 % de la population totale. Cf. Rowland 2005. 52. Sur les 95 questionnaires retournés, toutes les réponses obtenues ne furent pas exploitables, en raison le plus souvent du non-respect des consignes et parfois d’incohérences manifestes. Par conséquent, il fut impossible d’élaborer des pourcentages. À défaut, seul le nombre de réponses par catégorie de choix est précisé dans l’analyse des résultats qui suit. 53. Au moment des attaques lancées par Moscou (Andropov, puis Gorbatchev) contre la corruption entachant les Républiques cotonnières d’Asie centrale, dans les années 1980, le KGB tadjik est tenu par des Pamiris (promus par Moscou), qui mettront beaucoup de zèle à poursuivre les élites économiques issus de Kulob. Ceci n’a pas été sans conséquences, comme l’ont illustré les affrontements entre Pamiris et Koulabis pendant la guerre civile. 54. Parmi les réponses des étudiants aux QCM, une personne a indiqué parler la langue pamirie à la maison et rêver dans cette langue, mais se considérer Tadjik. 55. Il évoque alors les « problèmes » qu’auraient eus des Pamiris à Douchanbé sans donner plus de détails, tout en affirmant qu’il n’a jamais été personnellement victime de discrimination. 56. Pulat Šozimov, interviewé le 30 mai 2006. 57. Aga Khan est le titre héréditaire porté par les imams des ismaéliens Nizarites qui affirment être les descendants directs du prophète Mahomet par le biais de son cousin et gendre Ali et de sa fille Fatima, et également les descendants des imams de la célèbre tribu des Assassins. Le prince Karim Aga Khan IV (né le 13 décembre 1936 à Genève) est devenu en juillet 1957 le leader des 10 millions d’ismaéliens et le 49e imam de la communauté ismaélienne. Karim Aga Khan dirige un groupe d’institutions (Aga Khan Development Network, AKDN) dont la mission est d’améliorer les conditions de vie et permettre le développement des pays en voie de développement. Dans quelques pays, officiellement sans discrimination d’origine ni de religion (ce qui est parfois

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contesté), ces institutions couvrent divers domaines, comme l’architecture, l’éducation et la santé, mais aussi des entreprises privées très rentables. Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/ Aga_Khan, http://fr.wikipedia.org/wiki/Karim_Aga_Khan_IV, et http://www.iis.ac.uk/ view_article.asp?ContentID=103468. 58. La possibilité pour les minorités nationales d’avoir leur propre école dépend de leur importance relative (du pourcentage de la population totale qu’elles représentent). On trouve ainsi des écoles russes, ouzbèkes, kirghizes et turkmènes, les écoles russes étant réputées pour avoir le meilleur niveau (comme à l’époque soviétique). Soulignons que l’écrasante majorité des élèves dans les écoles russes aujourd’hui sont des Tadjiks. 59. Parmi les minorités nationales, sont identifiées comme tadjikistanaises : les Ouzbeks pour 31 personnes, les Kirghizes pour 27, les Russes pour 29, les Turkmènes pour 27, les Coréens pour 27 et les Arméniens pour 26. Six personnes n’ont pas du tout pu répondre à la question et seulement un tiers des étudiants a donné une réponse pour toutes les ethnies. 60. En effet, si 67 personnes ont bien conscience que Tadjik fait référence à la nationalité et Tadjikistanais à la citoyenneté, 22 ne voient pas de différence entre les deux et 4 ne savent pas répondre. Ce qui équivaut tout de même à plus du quart des étudiants. 61. Une des intellectuelles interviewées s’est néanmoins contredite en affirmant d’abord qu’Ouzbeks, Kirghizes, Russes, nés et vivant au Tadjikistan, ne pouvaient pas être Tadjiks puis, quelques minutes plus tard, qu’ils étaient tous des Tadjiks car connaissant la culture et étant restés au Tadjikistan malgré la guerre civile. 62. Une amie ouzbèke tadjikistanaise a ainsi renoncé à faire mentionner « tadjike » dans son passeport, comme le font beaucoup d’Ouzbeks du Tadjikistan pour s’intégrer plus facilement. La raison est que, selon elle, les Tadjiks ne la « prendront jamais pour une Tadjike » et qu’elle « ne correspond pas à l’identité tadjike », d’un point de vue ethnique et linguistique. 63. Certains rappellent néanmoins les pressions subies par différentes minorités au début des années 1990, mais en précisant qu’elles ont ensuite disparu. 64. La situation est contrastée. Les Tatars, par exemple, hommes et surtout femmes, semblent se marier facilement avec des Tadjiks. Les mariages entre Ouzbeks et Tadjiks sont assez nombreux dans la région de Sughd, mais plus rares entre Ouzbeks et Tadjiks koulabis. Les Ouzbeks de la région de Kulob ont pourtant soutenu les Koulabis pendant la guerre civile, avant d’être progressivement marginalisés et exclus des structures politiques et économiques d’État (même si l’un des conseillers présidentiels actuels est un Ouzbek). Les soulèvements répétés du colonel Hudoberdiev, soutenu par Tachkent, y sont certainement pour quelque chose. 65. On remarquera cependant que le niveau du système de santé est très bas et que l’accès à la santé n’est garanti qu’à ceux, Tadjiks comme Tadjikistanais, qui peuvent payer. 66. Beaucoup de marchands du grand bazar “vert” de Douchanbé (rus. zelënyj bazar) sont des Ouzbeks. 67. 9 étudiants seulement s’identifient à leur lieu de naissance. 50 étudiants se sentent en premier lieu tadjiks et deux fois moins (24) tadjikistanais, ce qui reflète encore une fois la supériorité de l’ethnique sur le politique. 68. Pulat Šozimov, interviewé le 30 mai 2006. 69. La filiation biologique (« avoir des ancêtres tadjiks ») apparaît comme le facteur le plus important pour 67 étudiants. Viennent ensuite le critère de la langue (55 personnes) puis celui de la culture et des traditions tadjikes (44 personnes). 70. 82 étudiants déclarent que l’on peut tout à fait parler de « civilisation tadjike » et pas seulement de civilisation persane. 71. Ces deux stratégies opposées – sécularisation et réislamisation de la société – sont au cœur de la reconstruction de l’État, selon Pulat Šozimov, interviewé le 30 mai 2006.

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72. Cette particularité a son importance car la capitale était très cosmopolite et russifiée, tout comme la ville principale du Nord, Khodjent (ex-Leninabad), ce qui n’était pas le cas des autres villes de province (ni évidemment des campagnes). 73. Remarquons qu’il s’agit ici du tadjik “de la rue” et non pas du tadjik moderne élaboré par Sadriddin Ajni. Cette langue-ci (et a fortiori le tadjik littéraire) n’est pas comprise par le peuple en général, en raison du faible niveau d’instruction, déjà à l’époque soviétique (comme le souligne Guissou Jahangiri) et surtout depuis l’indépendance, à cause de la baisse des moyens et du manque de personnel qualifié. Pour la période soviétique, cf. Jahangiri 1995. 74. Comme nous l’avons vu, le tadjik n’a pas encore été développé comme langue scientifique. Aussi le russe est-il toujours utilisé dans les facultés de science à l’université (pour les cours, dissertations et soutenances de mémoire), d’après Muhiba Âkubova, interviewée le 16 mai 2006. Šahboz Kabirov, interviewé le 26 avril 2006, remarque néanmoins que les livres, les revues et les journaux scientifiques viennent aujourd’hui surtout d’Iran. 75. Sur les quatre chaînes télévisées, deux sont en russe et deux en tadjik (Toǧikiston et TV Safina, qui était autrefois en russe). Les radios passent souvent au tadjik. Hormis la radio d’État (en tadjik), il existe quatre radios privées : Aziâ-Plûs est à moitié en russe et à moitié en tadjik, Vatan et Ozodī sont en tadjik, une autre radio est en russe. 76. En Ouzbékistan, le monument de Tamerlan se situe au milieu d’un parc agréable et n’est pas gardé (du moins pas visiblement). Les jeunes mariés se font systématiquement photographier devant. 77. C’est ce qu’affirme un écrivain rencontré à Douchanbé, ayant autrefois joué un rôle politique et souhaitant garder l’anonymat. 78. Les étudiants sont officiellement censés étudier la “civilisation aryenne” en histoire. Parmi les étudiants interrogés par QCM, 85 en ont entendu parler et 63 l’étudient effectivement en cours d’histoire. 79. Rustam Hajdarov, interviewé le 24 mai 2006. 80. Šahboz Kabirov a ainsi été choisi par le gouvernement avec trois autres collègues pour écrire le manuel d’enseignement de l’alphabet arabo-persan destiné aux classes 4 à 7. 81. Le contraste est fort avec la grande pauvreté du musée d’histoire Behzod. On peut mentionner le petit musée Gurmindj, tenu par des Pamiris, qui présente la plus grande collection d’instruments de musique traditionnelle et organise de nombreux concerts de qualité. 82. À Douchanbé, ils sont répartis sur l’avenue Rudaki : l’Union des écrivains, l’Académie des sciences, la bibliothèque nationale Firdawsi, la Čojhona Rohat, le Parlement et le Palais présidentiel...

RÉSUMÉS

Cet article propose un état des lieux de la production identitaire dans le Tadjikistan ex- soviétique. La guerre civile qui ensanglanta le pays entre 1992 et 1997 conduit à s’interroger sur les fondements de la communauté politique au Tadjikistan, tant sur ceux hérités de la période soviétique que sur ceux que les gouvernements successifs s’efforcent de (re)créer et renforcer. Comment se décline le projet identitaire et politique national ? Dans quelle mesure représente-t- il un facteur d’intégration et de cohésion efficace dans une société multiethnique, marquée à la fois par le localisme identitaire et des référents identitaires transnationaux, et où l’islam se pose comme marqueur identitaire fondamental ? Cet article répond à ces questions en confrontant la

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conception identitaire des autorités aux représentations identitaires des citoyens, recueillies à partir d’entretiens personnalisés et de questionnaires.

This article presents an overview of the construction of identity in post-Soviet Tajikistan. The civil war that brought bloodshed to the country between 1992 and 1997 leads to a questioning of the very foundations of the political community in Tajikistan, those inherited from the Soviet period as much as those that successive governments have striven to (re)create and foster. What are the grounds of the national political and identity project? To what extent is it a factor for integration and effective cohesion in a multiethnic society characterized by identity localism and transnational identity referents and in which Islam figures as a key identity marker? This article addresses these questions by comparing the identity construct of authorities with the identity representations of citizens collected on the basis of personalized interviews and questionnaires.

INDEX

Mots-clés : identité nationale, État, nation, nationalisme, minorités nationales, islam, aryanisme, Tadjikistan Keywords : national identity, state, nation, nationalism, national minorities, Islam, Aryanism, Tajikistan

AUTEURS

ANTOINE BUISSON Doctorant en sociologie politique à l’EHESS Paris, Antoine Buisson a notamment publié « Tadjikistan. Ismoil 1er et la dynastie des Samanides, des mythes fondateurs » (Le courrier des pays de l’Est n° 1067, 2008) et «State-Building, Power-Building, and Political Legitimacy: The Case of Post-Conflict Tajikistan» (The China and Eurasia Forum Quarterly vol. V n° 4, 2007).

NAFISA KHUSENOVA Nafisa Khusenova est diplômée de l’Institut français de géopolitique et de l’EHESS (niveau Master) et s’est spécialisée sur les questions de l’identité nationale et de la migration de travail au Tadjikistan. Elle a publié « Migrations de travail du Tadjikistan en Russie et leur féminisation » (in Dynamiques migratoires et changements sociétaux en Asie centrale, Paris, Pétra, 2010), article actuellement sous presse en anglais.

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Logiques de l’identification générées autour de la distribution de nourriture en Asie centrale : étude de la transformation d’un aspect du mode de légitimation du pouvoir politique1 Aspects of identity in the charismatic legitimation of power through the distribution of food in Central Asia

Arnaud Ruffier

Introduction

1 En Asie centrale, et particulièrement dans la société ouzbèke, la distribution et l’échange de nourriture possèdent un rôle particulièrement important dans les pratiques de légitimation des figures de pouvoir, non seulement dans la sphère familiale, mais aussi, plus largement, à chaque niveau d’exercice de l’autorité. Quelle est la logique politique de la distribution de nourriture dans cette société où, plus que dans d’autres, celle-ci contribue à définir le pouvoir ? Ce sont quelques-unes des raisons du lien entre nourriture et pouvoir que nous allons examiner.

Rapports entre pouvoir, identité et nourriture en Asie centrale

2 À la faveur de ma participation à des to’y2, des bayram3 ainsi qu’à quelques ziyofat4, j’ai pu me rendre compte de l’importance de cette correspondance entre l’exercice du

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pouvoir et la distribution de nourriture au sein de la société ouzbèke. C’est à partir d’observations participantes que j’aborderai les symboliques d’affirmation de l’autorité qui se manifestent en ces occasions.

3 Les symboliques portées par la nourriture sont d’un type particulier puisqu’elles ne font pas que nourrir un imaginaire, mais également le corps humain. Leurs fonctions économiques et matérielles ne sauraient donc être négligées. Ces logiques symboliques véhiculées par la nourriture, sa distribution ou son échange, sont de plusieurs ordres et se rattachent toutes aux notions de pouvoir ou d’identité. Leur étude nous donne donc également l’occasion d’envisager les rapports entre pouvoir et identité. En effet, au vu des exemples analysés, il apparaît que la distribution de nourriture, outre sa fonction légitimatrice d’autorité, permet de tracer des frontières entre les groupes, d’affirmer et de renforcer des croyances qui les distinguent.

4 Je me contenterai d’évoquer ici un exemple illustrant cette idée : celui des mères de lait. Dans la société ouzbèke, toute femme qui a donné le sein à quelqu’un est considérée par lui comme une seconde mère. Selon cette idée, les enfants de cette femme ne peuvent se marier avec les autres personnes qu’elle a allaitées. Dans ce cas, un acte nourricier, l’allaitement, est fondateur non seulement d’un attachement, mais également d’un imaginaire de la parenté et des interdits qui le régissent. Il confère un rôle social à la personne qui le réalise. Laquelle, incluse dans le rapport de parenté le plus proche qui soit, acquiert une des autorités morales les plus fortes qui puisse s’exercer sur une personne. Il s’avère ainsi que des croyances se rattachant à l’acte de nourrir génèrent un rapport affectif et normatif reliant l’émergence d’une identité commune à l’exercice d’une autorité.

5 Il s’agit ici de processus qui se placent à la jonction entre, d’une part, un phénomène d’ordre physiologique et cognitif général, l’attachement et le respect pour la personne qui nourrit et, d’autre part, un phénomène culturel, chaque société locale développant autour de la nourriture une grammaire des pratiques d’identification et des exercices de l’autorité qui lui est spécifique.

6 Certains aliments5 et certaines personnes nourricières portent donc les croyances fondatrices des modes de régulation de l’autorité et de l’échange, ainsi que de l’identification. En effet, le fait de se nourrir de la même substance et d’être nourri par la même personne rapproche les gens et crée un ensemble de dettes, lesquelles génèrent ensuite l’obligation d’échange réciproque entre donateur et receveur, et parfois de compétition entre les différentes personnes qui doivent partager le don. Aussi la to’y, lieu de distribution de nourriture par excellence, est réputée pour provoquer des bagarres entre jeunes. Un proverbe ouzbek dit qu’il est nécessaire de venir à une to’y avec de vieux vêtements (sous-entendu : à cause des bagarres)6. Le don de nourriture semble être une des conditions de l’échange et des conflits potentiels qu’il peut susciter. De même, aujourd’hui, en France, les hommes d’affaires partagent un repas avant de signer un contrat.

7 C’est sans doute dans ce fondement cognitif propre à l’effet de dette ressenti lors du don de nourriture qu’il faut chercher l’existence, chez les humains, d’une capacité d’échange. L’autorité du donateur ne se base pas ici sur l’usage de la force, de la contrainte, mais sur le bon vouloir de chacun et sur la capacité distributive de nourriture générant un effet de dette légitimant l’autorité du donateur. Les formes du don et du contre-don7 traduisent elles-mêmes différentes façons d’exercer cette

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autorité. La distribution de nourriture se trouve donc à l’origine du sentiment d’identification et de reconnaissance d’une autorité.

8 Ainsi on remarque que c’est lors des changements de statut d’un individu dans sa communauté que sera distribuée la nourriture aux personnes qui devront admettre ce changement. De même, dans les périodes de transformation des identités collectives ou de changement de régime politique, on distribue de la nourriture pour renforcer le sentiment d’adhésion à une identité politique et aux pratiques nouvelles. C’est ainsi qu’au début du régime soviétique, des images d’abondance et de distribution de nourriture ont été projetées au cinéma. Ce fut aussi le cas au début de la troisième République, lors de la généralisation du banquet républicain en France (Ilh 1996). De même, dans le contexte de la campagne référendaire sur la constitution européenne, une timide initiative de « pique-nique du oui à la constitution » a été lancée en France.

9 On retrouve cette notion de la force contraignante du don de nourriture s’opposant à la violence dans la morale d’un proverbe ouzbek qui dit : « à celui qui te frappe avec une pierre il faut donner le osh »8. Il s’agit ici d’opposer dans les termes deux types d’exercice de l’autorité, l’un par la violence, l’autre par le don.

10 Si la distribution de nourriture est au cœur de ces processus cognitifs d’identification et de légitimation, les conditions matérielles et écologiques de production de la nourriture vont elles-mêmes jouer un rôle non négligeable dans l’émergence d’un type d’identité et d’un type d’organisation des rapports politiques. L’identification se rapporte alors au groupe nourricier, lequel peut être organisé pour produire de la nourriture comme dans le cas d’entités collectives rurales de production9. De telles formes d’organisation ancestrales de la production agricole peuvent dicter leur imprimatur à une société toute entière, fût-elle en partie urbanisée et industrialisée. En effet, les modes de production peuvent se transformer plus rapidement que l’univers des valeurs morales, qui est beaucoup plus stable et se perpétue malgré nombre de mutations socio-économiques et techniques.

11 Ainsi on remarquera que la morale de la to’yjh propre aux peuples centrasiatiques, en tant qu’espace-temps ouvert de distribution de nourriture, reste valable aujourd’hui parmi les populations les plus diverses : éleveurs nomades, agriculteurs ou urbains sédentaires. Elle n’a pas été remise en cause par la création des kolkhozes, leur dissolution formelle ni l’industrialisation, et elle existe également chez les citadins qui n’ont plus aucun rapport avec le monde rural. Il s’agit là manifestement d’un indicateur culturel transhistorique, profondément ancré dans les pratiques sociales et dans les représentations de l’autre.

12 Cependant, l’apparition de nouvelles pratiques culinaires peut elle-même signaler des transformations des rapports économiques et sociaux, comme le montre Jack Goody (1984) à propos de la différenciation des cuisines dans les sociétés où se développent des classes sociales.

13 En Asie centrale, les populations urbaines ont instauré un système de double cuisine lors des to’y, l’une à l’usage de l’entourage familial et amical immédiat, qui peut être consommé aujourd’hui dans des restaurants, l’autre à l’usage du groupe d’invités plus étendu formé par les connaissances, les connaissances de connaissances et le voisinage. Lors de consommation dans un cercle familial et amical restreint, les plats servis sont plus raffinés. Lors des repas dans un cercle plus étendu, il s’agira de plats plus simples à préparer, qui ne se différencient pas des menus quotidiens. Cette distinction entre deux types de cuisines servies dans les des to’y est beaucoup moins sensible dans le monde

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rural, où la richesse et le statut social ne se signalent pas par la nature des plats, mais par la quantité de nourriture distribuée. Il apparaît en effet qu’à la campagne, les rapports d’autorité dans la production se constituent à l’intérieur même d’ensembles familiaux élargis, alors qu’en ville, l’autorité au sein de la famille est le plus souvent séparée de la sphère productive.

14 Dans ce contexte socio-économique, le “nourrissage” devient moins central dans sa fonction d’élaboration des identités collectives et de légitimation politique. En effet, la fonction centrale du chef politique n’est plus de donner les moyens de produire de la nourriture par l’allocation d’un territoire agricole et sa défense vis-à-vis de communautés extérieures. Cependant, même dans les États modernes industrialisés, on retrouve des traces de cette fonction impartie au chef politique dans la symbolique du pouvoir, telles que le rituel de la visite présidentielle au salon de l’agriculture en France.

Pouvoir politique, nourriture et homogénéité identitaire

15 Les religions et les nations modernes ou certains groupes sociaux ont utilisé la nourriture comme un marqueur identitaire. Cette fonction de la nourriture n’a pas échappé au pouvoir politique dans les États-nations modernes, qui s’appuient sur ces singularités culinaires pour renforcer les éléments identitaires nationaux ou régionaux. Cette utilisation au niveau collectif de la cuisine comme marqueur identitaire fondateur d’un imaginaire de la structure communautaire et, au niveau individuel, d’appétences identificatoires gustatives semble relativement récent dans le cas des communautés politiques qui nous occupent.

16 Ainsi en Asie centrale, la consommation de palov10 ne saurait distinguer les Tadjiks des Ouzbeks, tant ces deux nations se nourrissent volontiers de ce plat. Il en va de même pour le kumiz11 et le beshbarmak12 entre Kazakhs et Kirghizes. On remarquera que les Turkmènes réputés pour leur esprit d’indépendance farouche sont les seuls à avoir développé un interdit alimentaire spécifique relatif à la viande de cheval. Aujourd’hui, le palov reste considéré comme un plat national à la fois par les Tadjiks et les Ouzbeks, même si ce sentiment est peut-être plus prononcé chez les Ouzbeks. La consommation de beshbarmak symbolise, elle, davantage l’identité nationale kazakhe. Les Kirghizes, quant à eux, pour se démarquer des Kazakhs, se sont rabattus sur le kumiz et ne revendiquent pas le beshbarmak comme un plat national, alors même qu’ils en mangent en grande quantité. Enfin en Ouzbékistan, aujourd’hui, les ensembles régionaux se caractérisent par des recettes spécifiques de palov.

17 Ces exemples montrent que ces plats nationaux sont caractéristiques d’un territoire et d’un type distinct d’agriculture. Le riz est produit par des agriculteurs sédentaires en Ouzbékistan et au Tadjikistan ; la viande et le lait de jument, par des éleveurs anciennement nomades au Kazakhstan et au Kirghizstan. Cependant, on trouvera des populations ouzbèkes et tadjikes d’éleveurs pour qui kumiz et beshbarmak constituent également un aliment de base. On notera par ailleurs que le palov de Tachkent, zone de contact et de mélange traditionnel entre Ouzbeks, Tadjiks et Kazakhs s’agrémente de kasi13, plat à base de viande de cheval considéré comme typiquement kazakh. Les Tachkentois boivent également volontiers le kumiz produit à la périphérie de leur ville.

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De même, on remarquera que le palov est consommé par les Kazakhs, les Kirghizes et les Turkmènes (sans saucisson de cheval), pour lesquels ce plat fait partie de l’univers culinaire ordinaire, au même titre que le lagman14 pour tous les peuples centrasiatiques, bien qu’il soit d’origine ouïgoure.

18 En dehors de ces logiques identitaires culinaires récemment instrumentalisées par les États modernes à des fins de renforcement des identités politiques nationales, il existe une autre logique de “nourrissage” propre à l’ensemble des peuples centrasiatiques et qui ne saurait, elle, les distinguer si nettement : il s’agit du mode de distribution de nourriture ouvert à tous lors des to’y. Cette ouverture de la to’y transparaît, par exemple, dans le proverbe ouzbek qui prévient « qu’il faut aller à une to’y le ventre plein ». En effet, l’hôte ne pouvant prévoir le nombre d’invités, il arrive parfois que la nourriture vienne à manquer.

19 Dans chacune des sociétés centrasiatiques, la to’y est justement l’occasion de distribuer à l’ensemble des invités le plat national : palov pour les Ouzbeks, lagman pour les Ouïgours, kumiz et beshbarmak pour les Kirghizes et Kazakhs.

20 Auparavant et aujourd’hui encore, la distribution de nourriture lors des to’y sert des logiques politiques autres que celle de définir des frontières nettes entre les identités nationales ou locales, chacune caractérisées par une cuisine nationale. Au contraire, le mode de distribution ouvert de la nourriture se prête à l’élargissement constant de l’appartenance communautaire et à l’établissement de frontières perméables entre groupes voisins, de langues et de dialectes différents. Ainsi, l’ouverture d’une to’y organisée par des ouzbèkophones avec des populations voisines tadjikophones et kazakhophones intègre ces dernières à l’identité culinaire du to’y egasi15. Le phénomène vaut également pour les to’y ega’si kazakhs producteurs de beshbarmak invitant des ouzbèkophones et tadjikophones consommateurs de palov. De même, dans les zones d’irrigation urbanisées jouxtant des zones d’élevage nomade, l’invitation faite lors des to’y entre ces deux groupes ayant des modes de vie différents leur faisait partager une culture culinaire commune. C’est l’ouverture de la to’y sur le voisinage proche et lointain qui permettait le maintien d’un sentiment d’appartenance communautaire commun, par-delà des différences linguistiques et économiques relativement importantes.

21 La to’y, organisation festive partagée par les nomades et les sédentaires, a donc eu une fonction unificatrice dans les sociétés centrasiatiques marquées par cette dichotomie entre les cultures des sociétés d’oasis et celles vivant du pastoralisme nomade. En dépit de leurs différences, ces deux cultures ont été amenées à se côtoyer et parfois à partager les mêmes espaces sociaux et politiques. On peut même aller jusqu’à considérer que la culture des populations sédentaires, ayant connu une longue domination des nomades, s’est elle-même construite en intégrant de nombreux éléments de l’organisation sociale de ces derniers, rendant ces différents groupes socialement compatibles.

22 L’organisation de la fête (l’ouverture de la to’y) peut elle-même être vue comme une forme d’adaptation de la société lui permettant de surmonter une division culturelle et imaginaire liée à l’écologie. L’opposition entre ces deux univers sociaux semble s’être renforcée en Ouzbékistan et au Tadjikistan, lors de la sédentarisation des nomades ouzbeks et avec la construction d’une identité nationale fondée sur la sédentarité, à partir de travaux méconnaissant les usages culturels propres aux deux types de populations. Outre les habitus culinaires et cérémoniels communs, on pourrait citer la

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participation aux mêmes jeux sportifs, comme le kurash16 et le kupkare17, dans ce processus tendanciel d’unification identitaire des peuples centrasiatiques “nomades” et “sédentaires”.

Préparation du sumalak, plat festif confectionné en grande quantité à l’occasion de Navruz, à base de blé germé, d’huile et de farine

Samarcande, place du Régistan, printemps 2007 Photographie de l’auteur

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Marché à Osh, août 2008

Photographie de l’auteur

Forme de distribution de nourriture et légitimation du pouvoir politique

23 Avant la soviétisation, cette forme de légitimation par distribution de nourriture est étroitement liée à un contexte économique, écologique et sociopolitique spécifique : les populations concernées sont des tribus de pasteurs nomades vivant parmi des sédentaires et des semi-nomades pratiquant la culture irriguée, dispersés dans un archipel d’oasis. Ces différents groupes sont rassemblés autour de la figure de l’émir, représentant une tribu dominante répartie dans l’ensemble de ces territoires. C’est en partie l’organisation festive des to’y qui a permis la mise en symbiose politique de ces différents groupes. Par ailleurs, ce type de pratiques festives ouvertes légitimant le pouvoir politique est lié au maintien des formes charismatiques de légitimation correspondant aux logiques d’organisation de l’aristocratie dans le système politique des confédérations tribales. Dans ce système social, les hiérarchies politiques s’organisent entre tribus et au sein des tribus dans un réagencement permanent, évoluant au gré des changements de rapport de force et d’alliance.

24 Le système politique centrasiatique est ainsi caractérisé par une coalition de chefs tribaux locaux réunis au sein de l’umaro18 dans la capitale, mais également présents dans les provinces par le biais de représentants de l’émir et de chefs de tribus charismatiques qui lui sont alliés. Pour les bek19 ainsi que leur communauté tribale, l’allégeance à l’émir est une garantie de sécurité, celui-ci jouant le rôle d’arbitre dans les conflits intertribaux20. Ils peuvent fournir un contingent d’hommes pour grossir les

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troupes de l’émir, ainsi qu’un certain nombre de richesses par le biais d’impôts et de cadeaux. Ces différentes figures du pouvoir sont donc à la fois des chefs politiques de leur patriclan et des délégués de l’émir dans leur communauté. Ils jouent un rôle double, celui de représentant de l’autorité centrale dans leur communauté et celui de représentant de leur communauté auprès de ce même pouvoir.

25 Ces deux fonctions qui vont de pair s’acquièrent au mérite et ne sont pas automatiquement héréditaires. Il arrive fréquemment que les groupes de solidarité autour de l’émir se transforment. Par ailleurs, les alliances interindividuelles, même lorsqu’elles se reproduisent au sein d’une fratrie ou de génération en génération, doivent être réaffirmées lors des transmissions de statut vis-à-vis de l’ensemble de la société. C’est le rôle des to’y que de sanctionner ces passations de pouvoir au sein d’un ensemble où les formes de solidarités interindividuelles priment et forment des méta- identités regroupant différents groupes aux identifications plus fixes, comme la lignée ou le voisinage.

26 Dans les passations de pouvoir plus ou moins volontaires, les nouveaux partenaires doivent réaffirmer l’alliance partisane interindividuelle de façon symbolique, afin de se rassurer sur la réalité de la bonne entente. Lors des to’y, le mécanisme du don de nourriture accompagné de contre-dons (bétail, vêtements, argent, vaisselle, tapis, voiture), impliquant eux-mêmes un contre-don différé légèrement supérieur, est un moyen d’engager ou de réaffirmer ces alliances dans le temps. Plus le lien est étroit entre les alliés, plus les dons et contre-dons sont élevés. Il ne s’agit plus de réunir une communauté où chacun doit inviter chacun à tour de rôle, en rendant la pareille en matière d’échange de nourriture, mais d’engager une relation en réseau affirmant des solidarités actives. Ici on assiste à une véritable mise en scène de la symbolique du réseau de solidarité, par un système inflationniste de dons et de contre-dons.

27 Cependant dans le cas des to’y, ces deux types de dons (au sein de la communauté et au sein du réseau de solidarité) ne sauraient être distingués si nettement, même s’ils le sont quelque peu arbitrairement dans certaines théories anthropologiques. Le terme ouzbek to’yona est le même qu’il s’agisse du don (presque) équivalent symbolisant la solidarité infra ou extracommunautaire ou du contre-don exprimant par la surenchère l’accroissement de la solidarité en réseau (interne et externe à la communauté). Cette dernière observation semble conforter l’approche de Mauss qui, sous la catégorie potlatch et bien que celle-ci puisse constituer l’archétype d’une cérémonie mettant en scène une phase d’échanges agonistiques, n’en réunit pas moins des exemples d’échanges cérémoniels que l’on peut considérer comme non agonistiques.

28 Sur ce point de débat central de l’anthropologie, nous soulignerons l’évolution dans le temps des lectures de Mauss, en commençant par celle de Lévi-Strauss, depuis son introduction à l’œuvre du maître jusqu’à son ouvrage Paroles données, où il réduit le potlatch, d’une part à une catégorie de don purement agonistique, d’autre part, dans la réalité kwakiutl, à la mise en scène symbolique d’une lutte qui n’est en réalité qu’une simple passation de pouvoir. Notre lecture se rapprochera davantage de celle de Florence Weber, dans son introduction à l’Essai sur le don (2007), bien qu’elle continue à vouloir ériger une catégorie indigène, le potlatch, ouverte sur plusieurs types d’échanges, situés entre alliance et rivalité, en catégorie théorique fermée tendant vers la seule relation de rivalité politique. Sans doute, pour régler définitivement cette question, faudrait-il demander à ces Indiens comment ils nomment le don qui symbolise l’alliance. Or, comme le note Mauss, ils utilisent le même terme : potlatch !

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Peut-être doit-on considérer que c’est en opposition à la guerre permanente que se joue la mise en alliance dans ces sociétés, par l’acceptation d’une certaine rivalité limitée aux échanges de don et une capacité plus ou moins forte à l’exprimer. Dans ce cadre de pensée indigène, l’échange à égalité peut signifier le minimum d’alliance et le maximum de rivalité sous-jacente. À l’inverse, les dons agonistiques, bien qu’exprimant une rivalité sur fond de hiérarchisation, seront également la base de l’alliance, voire du sentiment communautaire.

29 Nous ne suivrons que partiellement l’analyse de Maurice Godelier (1996), qui caractérise la mise en scène d’une appartenance communautaire se voulant sacrée par la transmission d’un objet que l’on ne peut rendre, ni échanger. Le potlatch agonistique ouvert est-il seulement une forme tardive d’enchère générateur de sentiment communautaire pour des Indiens décimés par la colonisation ? Si l’égalité et la surenchère de dons constituent des rapports d’alliance et de hiérarchisation réversibles au sein et à l’extérieur d’un ensemble communautaire sacré, défini en partie par la transmission (le don sans retour), une lecture orthodoxe de Mauss nous oblige à voir le potlatch comme un acte social total. Il doit donc exprimer également symboliquement ce sentiment communautaire. Faut-il suivre Lévi-Strauss et considérer que le don agonistique propre au potlatch est un acte purement symbolique de transmission créant une communauté ? Pour notre part, étant donné que toute chose peut avoir un début et que la fixité de l’appartenance communautaire n’était peut-être pas celle que l’on connaît aujourd’hui, nous aurions plutôt tendance à penser qu’il y a véritablement, dans l’échange agonistique, une rivalité, mais que celle-ci doit trouver une fin si ce n’est définitive, du moins temporaire, dans le rituel du potlatch. Il s’agit d’ailleurs, dans ce rituel, de détruire les biens (couvertures et autres cuivres sacrés) qui ont servi à l’obtention des sacra suprêmes. C’est bien là, semble-t-il, en toute logique symbolique et pratique, le meilleur moyen de mettre un terme à une rivalité fondée par leur échange ! Par cet acte, le possesseur du cuivre suprême restant acquiert les pouvoirs que l’objet lui confère sur la société et il devient le symbole porteur de sa cohésion sacrée. Cet acte est intégré à un système d’échange faisant acte social total (une représentation totale de la société par elle-même et pour elle-même) qui n’est pas une transmission. Il peut donc intégrer dans un espace social de sacralité et lors du temps cérémoniel, celui de la durée du potlatch, les acteurs et les groupes qu’ils représentent, acceptant les règles de la compétition dans l’échange et son caractère faisant sacralité communautaire.

30 Dans le cas centrasiatique, nous remarquerons que le to’yona, don offert par l’invité à la to’y, ne sert pas à payer un repas mais à financer les frais occasionnés par le banquet. L’hôte devra rendre le don lors d’une prochaine invitation pour à son tour financer le banquet de son invité. Son don de nourriture peut donc être vu comme un contre-don (pour une partie) du don financier (ou autre) qu’il a reçu précédemment de l’invité. Parfois les échanges s’équilibrent entre le to’yona reçu et le contre-don immédiat en nourriture. Mais, généralement, le to’yona est supérieur et crée une dette qui réclame un retour avec légère surenchère.

31 La réciprocité à égalité de l’échange de nourriture (partie du contre-don fait à l’avance par l’hôte en retour du to’yona) semble, ici, être le point de départ d’un rapport n’engageant qu’une faible solidarité de type communautaire. Cependant, on remarquera qu’il existe, pour les organisateurs, une représentation quasi mécanique du processus inflationniste du contre-don. C’est donc que les to’yona sont bien conçus comme des mises en dette de l’hôte que le contre-don de nourriture n’annule pas. De

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même, celui qui offre de la nourriture s’attend à ce que les dons d’argent couvrent le prix du repas sauf s’il veut manifester son autorité au sein de la communauté. Dans ce dernier cas, il semble que l’hôte n’attende pas de retour, mais qu’il mette en dette la communauté qu’il invite et, plus généralement, qu’il dirige. Il attendra juste une contre-invitation à venir, à laquelle il se rendra, offrant un to’yona qui lui n’attendra pas, implicitement, de retour à équivalence, quand il sera offert à des personnes sur lesquelles il exerce une autorité. En revanche, si ce sont des alliés égaux, alors le contre-don se fera avec une légère plus-value, créant une surenchère dans le temps de type quasi agonistique.

32 On peut donc distinguer deux types de dons : ceux qui créent une solidarité entre égaux (avec surenchère et à égalité) et ceux qui posent une autorité (déséquilibrés ou équilibrés, se limitant à un échange de nourriture). Dans le premier cas, la rapidité de l’accroissement de la surenchère est corrélée au renforcement du rapport de solidarité. Les déséquilibres qui peuvent apparaître à terme dans ces échanges signaleront des mises en dette et des hiérarchisations. Par ailleurs, ce qui distingue le leader au sein d’une communauté, ce n’est pas seulement ce qu’il offre ou comment il l’offre, mais également le fait de pouvoir inviter tous les membres de la communauté. Dans ce cas, il arrive même qu’il reçoive en retour plus qu’il n’a dépensé, mais il aura montré sa capacité à préfinancer ce grand banquet. C’est cela qui fonde sa spécificité, outre le fait que, pour les personnes sous son autorité, il fait montre d’une générosité qui, implicitement, n’attend pas de retour à équivalence.

33 Dans ce processus, l’échange de nourriture avec retour à égalité n’est pas une catégorie de don. Il n’existe pas en tant que tel mais accompagne les différentes figures symboliques du don et du contre-don. Cette caractéristique peut expliquer un type d’état social dans lequel aucune forme sociale n’est totalement vécue comme devant rester fixe dans le temps. Cependant les formes d’échange qui se rapprochent d’un don n’attendant pas de contre-don, ou juste un don à équivalence, mettent bien en scène, pour une partie des participants, un état social de type communautaire relativement fixe. En effet, ils impliquent pour la personne invitante donatrice du repas l’espoir d’un retour par une invitation à un repas équivalent et un don légèrement supérieur.

34 Dans le cas centrasiatique, ces deux types de dons ne sont pas distingués, la relation engagée lors d’un échange de repas ne pouvant laisser présager de la suite. L’appartenance communautaire peut se transformer en rapport de solidarité en réseau et vice-versa.

35 L’échange de nourriture avec retour est un élément essentiel de la mise en scène sans lequel il est difficile, dans la société centrasiatique, d’imaginer une relation sociale quelle qu’elle soit – en excluant le cas de l’aumône, qui ne demande pas de retour, qui ne fonde ni solidarité ni identité (si ce n’est religieuse), et n’exprime pas non plus un rapport d’autorité. À l’opposé, accepter la mise en dette personnelle ou la soumission à la dette vis-à-vis de la communauté génère toujours un rapport identitaire spécifique.

36 Pour maintenir un effet de dette dans le temps, il ne suffit pas d’échanger un repas contre un autre repas, ce qui reviendrait à annuler la première dette ; il faut ajouter à chaque échange un surplus de don. Ainsi peut-on interpréter le rôle joué par le tortuk (Andreev & Čehoviš 1972, p. 96-98), cadeau fait à l’émir chaque année par les bek- hokim21, qui oblige l’émir à se sentir engagé envers ses alliés politiques locaux. Il réactive l’effet cognitif de la dette. Ici, point de retour puisqu’il y a mise sous protection de l’émir par l’octroi d’un territoire et de charges administratives. À l’inverse, les

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leaders politiques locaux qui aspirent au pouvoir sans encore l’avoir vont chercher à s’attirer les bonnes grâces d’alliés dans leur communauté en distribuant des cadeaux aux personnes importantes. Il convient de montrer à l’autorité centrale, l’émir ou le khan22, que l’on possède le soutien de la communauté, de même que pour obtenir le soutien de sa communauté, il faut montrer que l’on reçoit le soutien de l’émir. Ce sont les deux conditions d’acquisition d’un capital de légitimité, outre le fait d’être un bon musulman. Il s’agit donc de s’attirer les bonnes grâces de la population et de ses différents leaders en les endettant par le don. La communauté verra que l’on reçoit des dons de l’émir ou de ses alliés et représentants locaux. Don de nourriture, don de biens matériels, de musique et autres divertissements sportifs.

37 Donner à ses dépendants et recevoir des cadeaux de prix de la part de grands personnages proches de l’émir génère, pour les figures de pouvoir intermédiaires, un capital de confiance, de sympathie et de solidarité politique au sein de leur communauté segmentée (locale ou clanique). De même, la venue lors des to’y des communautés locales autour des figures de pouvoir montre à l’émir que ses alliés locaux ou ses représentants ont la sympathie de la population, que ce sont de bons chefs. C’est pour l’émir une assurance de la qualité de ses alliances. La to’y peut être donc considérée comme un test de l’effectivité des réseaux de solidarité d’un homme politique, ainsi qu’un moment de réalisation de cette solidarité par l’effet de dette du don. En dehors d’une légitimité sacrée de type religieux, aristocratique ou de caste, le don permet aux alliances partisanes de se forger et à l’identité communautaire de ceux qui partagent le même repas de s’affirmer. La figure du distributeur est placée au centre de cette mise en scène, de façon à engranger un capital de reconnaissance qui fondera une part de sa légitimité charismatique. Cette légitimité s’appuie et se conforte par une validation de la capacité distributive de l’hôte organisateur de la fête. C’est une forme de rapport politique où l’autorité est considérée comme négociée, puisqu’il y a toujours une possibilité de refuser l’échange et donc de montrer son opposition à une autorité invitante.

38 Aujourd’hui, bien évidemment, le pouvoir politique ne se légitime plus tout à fait de la même façon. Cependant il est resté de tradition, chez les Ouzbeks, de partager un repas pour affirmer une solidarité, chaque chef23 devant faire la démonstration de ses capacités distributives à intervalle régulier, que ce soit au sein d’une administration, d’une entreprise ou lors d’un mariage. Ces pratiques se sont recomposées dans les nations centrasiatiques modernes. Cette façon de pratiquer la solidarité constitue une des facettes de l’héritage culturel des sociétés d’Asie centrale, pour lesquelles aucune forme d’autorité s’exerçant dans la recherche du consensus ne saurait se concevoir sans un don de nourriture appelant un contre-don.

Éléments de définition de la légitimité charismatique et rapport identitaire communautaire

39 Ces formes distributives se sont déployées dans des cadres institutionnels et partisans redéfinis au cours de la période soviétique et ne sont donc plus exactement ceux qui prévalaient dans le cadre du confédéralisme tribal présoviétique. Est-on pour autant passé au mode d’identification des « communautés imaginées » telles que les définit Benedict Anderson (1996) ? Si tel est le cas, pour quelle raison s’est maintenu un mode d’identification basé sur une solidarité interpersonnelle ? Pourquoi le personnel

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politique et administratif recherche-t-il une légitimité charismatique et ne met-il pas simplement en scène un rapport de légitimation basé sur la spécialisation des compétences et l’entretien d’identités communautaires imaginées ? N’existerait-il pas un mode d’identification et de légitimation dual dans lequel les deux formes s’articuleraient ?

40 Comme nous l’avons vu, on ne peut réduire la fonction de distribution de nourriture à la seule symbolique du pouvoir politique, bien que celle-ci entre dans une logique de construction des rapports et des valeurs politiques communautaires. Or le pouvoir politique se désinvestit progressivement d’une légitimité charismatique établie en partie sur la dette pour développer une légitimation centrée sur la compétence administrative et le maintien d’un ordre socio-économique capitaliste24. Cependant dans le cas centrasiatique, on observe non tant un remplacement d’un mode de légitimation par un autre qu’une articulation des légitimités déplaçant progressivement la fonction de redistribution de l’individu charismatique vers l’institution. Le pouvoir du distributeur se conjugue avec le pouvoir de gérer la redistribution ou d’arbitrer celle-ci à l’intérieur de l’institution et en son nom. On assiste à une double pratique, où l’homme de pouvoir incarne le pouvoir de l’État tout en étant son serviteur.

41 Dans la perspective de cette transformation, les échanges de dons agonistiques entre acteurs politiques tendent à disparaître de la sphère publique pour ne plus subsister que dans le domaine privé ou sous forme d’actes de charité. La “compétence” logico- administrative ou sacrée devient l’argument légitimant, et non plus le fait même de donner. On retrouvera dans la sacralisation de l’institution prétechnicienne un aspect relevant du charisme : la croyance selon laquelle le leader politique est un élément essentiel au bon fonctionnement de la nature, laquelle dispensera la nourriture au peuple. Dans l’Asie centrale présoviétique, ces croyances s’articulent sans se contredire, il existe toujours cependant une confusion entre la légitimité du leader politique et celle de l’institution. L’émir est ainsi à la fois le chef d’une administration, un chef militaire, un descendant d’une lignée sainte censée porter chance et un redistributeur direct de richesses.

42 L’acteur politique qui abandonne cette légitimité charismatique au profit de l’institution n’est plus celui qui centralise les dons et contre-dons ni le détenteur de la “baraka” pour la communauté, mais il devient le gestionnaire d’une administration. Il se pose en spécialiste, détenteur d’un savoir-faire mis au service de la communauté, et peut être élu pour cette seule qualité. Le but de sa fonction reste le même : le bien-être général, mais il tire sa légitimité d’une fonction purement technicienne, celle de gestionnaire. Dans ce processus de spécialisation, ce ne sont plus des biens mais des symboles qui sont échangés, telles des voix électorales, dans un rapport impersonnel de reconnaissance de la solidarité partisane. Le bien-être résultant du choix politique doit aller d’abord à la communauté, et non à l’individu qui apporte son soutien.

Les cas centrasiatique et soviétique

43 Dans le cas ouzbek, une des évolutions les plus flagrantes du rapport entre nourriture et politique a été, avec la soviétisation, l’abandon de la mise en scène officielle du pouvoir charismatique lié à la distribution de mets par des autorités avec, en même temps, le maintien de formes distributives directes dans un domaine privé qui, par sa

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dimension, acquiert un caractère public lors des to’y. Il s’est donc créé une double pratique de légitimation, que l’on peut corréler à l’existence de deux niveaux d’identification.

44 Durant la soviétisation, une véritable mystique de la dette a été érigée en faveur de l’institution étatique, pourvoyeuse de travail et de pain. En dehors du don de sa force de travail à l’État, tout autre comportement d’échange marchand a été dévalorisé. L’État et ses entreprises forment, dès lors, la matrice où prennent sens le comportement et les valeurs des individus, dans une logique holiste à laquelle n’échappent que les rapports “désintéressés” établis au sein de la parenté et du groupe d’amis. La redistribution vers le donneur est assurée par le collectif, et non par une série d’actions individuelles. De ce fait, l’État soviétique a créé une véritable mystique qui, dans sa transparence technicienne et planificatrice, n’en a pas moins établi une forme d’opacité proche du religieux. Cette opacité vaut pour le commun : c’est le mystère qui entoure les planificateurs, dont le savoir sur la machinerie sociale échappe à l’entendement.

45 Cette forme d’organisation transforme certes le travailleur en héros d’un système de production, mais également le réduit à sa seule force de travail, au service d’une institution dont les choix politiques lui échappent. Le planificateur doit lui-même entretenir un rapport de spécialiste à sa fonction, qui vise à accroître la richesse et le bien-être collectifs. L’entrepreneur individuel ou familial est exclu comme figure d’identification. La figure valorisée du travailleur est construite autour de la compétence et de l’acharnement individuel au travail. Mais dans la pratique, c’est l’entregent, la capacité à se mouvoir au sein de “la grande tuyauterie” administrative et économique tout autant que le travail lui-même qui permettent aux individus d’acquérir une amélioration de leur niveau de vie. On pourrait ainsi dresser un repère orthonormé indiquant des points d’accumulation des formes de capital culturel, social et économique déterminant dans les stratégies individuelles de promotion au sein du système soviétique. En dépit de pénuries récurrentes et de nombreuses formes de limitation de la liberté individuelle, ce système a sensiblement élevé le niveau de vie de l’ensemble de la population dans la région étudiée, lui faisant atteindre une hauteur très satisfaisante, aujourd’hui regrettée du fait de la crise économique qui suivit sa disparition.

46 Une des caractéristiques de ce système est d’avoir induit une reconnaissance par la dette qui s’est incarnée dans l’institution et parfois dans la représentation de ses dirigeants. La figure stalinienne du “père des peuples” est en cela exemplaire. Staline avait d’ailleurs pu cumuler cette légitimité de centre redistributeur avec celle de défenseur de la communauté vainqueur du nazisme, ou encore celle d’homme omniscient, grâce à une véritable logique de déification de la figure du chef politique appelée “culte de la personnalité”.

47 Par ses vertus morales revendiquées, le communisme pose sa supériorité sur tout autre système social. Le stalinisme a, lui, dans sa mise en scène, institué la figure du chef comme celle d’une force bienfaisante, mère et source des richesses et donc de la nourriture. Ce culte de la personnalité n’est pas uniquement, comme on aurait trop facilement tendance à le penser, basé sur la multiplication des portraits, mais également sur une multiplication des pains, grâce aux effets de la propagande cinématographique et ce, dans un contexte de grande famine. Cette mise en scène entend dépasser les inégalités produites par le système et reléguer au second plan les

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différences linguistiques ou culturelles, les rabaissant au rang de reliquats folkloriques voués à disparaître. Un jour adviendra où l’homme nouveau ira contempler son image passée dans les musées. Quel sera cet homme ? On ne sait trop mais son image est gérée par le pouvoir totalitaire pour contrer toute forme déviante. Cette nouvelle identification passe par la reconnaissance éprouvée envers les institutions du système soviétique et les individus qui les personnifient. L’effet de dette géré par les institutions et cantonné en leur sein soude les individus autour d’un État qui se définit comme une famille regroupée autour d’un père et d’une mère, réunis dans la figure du despote. Les pouvoirs institutionnalisés sont vus comme encastrés en matriochka ou en cercles concentriques dépendant d’un centre unificateur, et aucunement comme devant s’équilibrer les uns avec les autres. Cette logique concentrique de légitimation autour de la figure du leader s’oppose à la notion même de séparation des pouvoirs et de contre-pouvoir. Ce dernier n’apparaît plus que lorsque l’exécutif sacrifie une partie de ses prérogatives, laissant aux autres secteurs une part d’autonomie dans la gestion de leur activité et des arbitrages intersectoriels.

48 Dans le cadre soviétique, les logiques de distribution individuelle de nourriture ont une double fonction. Ils peuvent être un des moyens de casser l’effet de dette envers le chef suprême et d’entretenir envers le pouvoir un rapport de défi. De tels phénomènes sont bien compris par le pouvoir qui, parfois les combat, parfois les tolère à titre de reliquat d’un folklore sympathique (ce qui revient au même) et dont on se moquera gentiment comme d’autres coutumes moyenâgeuses25. Mais ils peuvent aussi être temporairement instrumentalisés, certaines catégories de personnes étant autorisées à redistribuer de la nourriture et devenant de ce fait des micropouvoirs représentant le centre intégrateur charismatique. L’individu distributeur est le président de kolkhoze, l’apparatchik apportant des biens rares et inaccessibles au commun. Il ne fait ici qu’introduire une dimension parallèle aux échanges légitimés, se plaçant dans une marge semi-officielle, interface entre les institutionnels et ceux qui se livrent à plein temps au marché noir. Une duplicité s’instaure légalement dans le système communiste : une double pratique et un double langage où chacun semble trouver son compte, mais générant dans les faits de profondes inégalités.

49 Ces formes comportementales perdurent jusqu’à la période de glasnost qui, devant sauver un régime politique, l’amènera rapidement à sa perte. En effet, la lutte contre la corruption entraîne des pénuries qui rendent impossible la vie des individus dans le système d’économie collective, d’autant que beaucoup ont été dépossédés de certains moyens d’existence. Cet équilibre entre structures économico-administratives étatiques et marchés parallèles sera ensuite à nouveau rompu, penchant cette fois en sens inverse, au profit des structures privées de solidarité et d’échange, sans toutefois déboucher sur l’émergence d’un véritable marché à l’échelle nationale. Cette évolution du rapport de force sera désastreuse pour la société, provoquant un enrichissement de certains individus au détriment de la grande majorité, et une perte de légitimité des élites, perçues comme corrompues et mafieuses. Cette crise profonde liée à une baisse du niveau de vie et une montée des violences arbitraires ne pourra être compensée que par le progressif rétablissement d’un État de droit et l’établissement de rapports économiques régulés.

50 Les pays des marges caucasiennes et centrasiatiques avaient développé ce type d’insertion de micropouvoirs charismatiques dans un schéma de légitimation logico- administratif à des niveaux surprenants, du fait du maintien des liens de solidarité

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centrés sur la parenté élargie. Ils ont été particulièrement touchés par les pratiques répressives et de virulentes attaques dans la presse y ont dénoncé les phénomènes de corruption au moment de la glasnost. La relation de domination entretenue avec le centre moscovite a été particulièrement mal vécue et a suscité une vague de contestation d’ordre nationaliste. Un rapport de symbiose s’était en effet établi entre le système soviétique et une culture locale de l’échange de nourriture et de dons agonistiques. L’un et l’autre pouvaient apparemment se tolérer et fonctionner de pair sans se contredire. Le rejet de l’échange élargi de nourriture et de richesses autour d’une figure de pouvoir s’attaquait non seulement à des pratiques jugées illicites par certains, mais également à un élément de la culture locale. Jusqu’alors, le pouvoir soviétique ne s’en était pas vraiment pris à ces pratiques, bien qu’il les jugeât idéologiquement condamnables, et il semble qu’il les ait même encouragées, volontairement ou non, en donnant aux apparatchiks accès à certains biens afin de leur permettre d’atténuer les effets des pénuries.

Imaginaires et rapports de dette

51 Il convient de considérer, dans le cadre de la relation d’autorité, deux types d’identités : les unes imaginées, les autres basées sur une relation de dette interindividuelle. Cependant, il serait erroné de les opposer, car elles se renforcent quelquefois, dans certains régimes politiques, notamment prédémocratiques.

52 Dans les systèmes de castes ou les aristocraties, les chefs n’ont pas à se plier au jeu du don et du contre-don pour légitimer leur pouvoir. Ils le tiennent d’une essence divine, d’une différence de nature, qui peut être celle du “sang” ou de l’“os” et qui les place en position de pourvoyeurs d’ordre. Dans ce cas, l’identité est imaginée dans le sens où elle ne se base plus sur un échange de dons direct. Elle peut également se passer d’une territorialisation ou d’une ethnicisation car ce qui est primordial, c’est le maintien de la croyance dans la pérennisation d’une forme d’ordre social considéré comme transcendant (s’appuyant généralement sur une religion). Ces systèmes peuvent valoriser la coexistence des minorités culturelles en les regroupant au sein d’une méta- identité commune.

53 Dans les États revendiquant un nationalisme d’ordre ethnique, la carte acquiert une valeur sacrée et la défense de l’identité du peuple devient un des principaux arguments de légitimation du pouvoir politique. Il est dès lors possible, si ce n’est nécessaire, d’envisager un transfert d’une partie de la souveraineté politique des élites dirigeantes vers le peuple, qui peut ou non s’accompagner de rapports interindividuels de dette.

54 En Asie centrale présoviétique, le mode d’organisation de l’aristocratie dirigeante de type tribal semble se transformer au gré des évolutions politiques : empire sous domination d’une confédération, confédération regroupée sur un territoire homogène ou morcellement tribal. Des éléments imaginés et à tendance sacralisante se sont toujours conjugués à des facteurs d’interaction et des dettes interindividuelles. On observe une alternance de situations d’empire, où une confédération tribale homogène subsume des groupes culturels très différents, et de périodes où ces confédérations homogènes se replient sur un territoire propre. Des identités imaginées protonationales apparaissent par le biais d’épopées unificatrices, d’une idéologie communautaire du droit du sang, ainsi que d’un processus d’homogénéisation culturelle parmi les chefs de segments tribaux réunis autour du khan. Mais cette

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homogénéité identitaire d’une confédération n’excluait pas l’intégration de minorités ou d’autres éléments eux-mêmes de type confédéré lorsque les territoires conquis s’étendaient.

55 Au sein de l’Union soviétique, ce système dual n’a fait que se maintenir (Roy 2007), accordant aux élites dirigeantes le rôle double d’administrer une communauté nationale imaginée pluri-ethnique et de relayer la légitimation charismatique du centre soviétique. Seule la fin de l’URSS et de la croyance en son système socio-économique intégrateur a conduit à la prévalence de l’identité nationale imaginée sur toutes les autres formes d’identification dans le discours des États. L’identité soviétique subsistait cependant dans le vécu individuel malgré la disparition de l’union politique.

Conclusion

56 L’identité imaginée naît quand le pouvoir perd une partie de son caractère charismatique et qu’émerge une caste aristocratique, ou encore lorsque le pouvoir est, pour reprendre les termes de Jean-Pierre Vernant, « déposé dans un centre vide » (2004), où il devient (potentiellement) une image en miroir du tout communautaire. L’individu personnifiant le pouvoir et centralisant les dettes peut ou non faire écran aux identités homogénéisantes imaginées et aux liens uniformes de personne à personne établis au sein d’une communauté politique imaginée. Lorsque c’est le cas, les groupes constitutifs de l’ensemble tendront à développer chacun des spécificités et des appartenances communes diverses, sans passer par le centre unificateur et homogénéisateur. Le centre jouera plus aisément le rôle d’homogénéisateur identitaire dans la mesure où il ne se concevra plus comme une partie de l’ensemble par nature hétérogène, mais comme devant constituer lui-même l’étalon de toute la communauté. On trouve de telles situations au sein des confédérations tribales centrasiatiques.

57 L’identité peut perdre ce caractère imaginé lorsque l’aristocrate ou l’élu du peuple se transforme en despote redistributeur, faisant ainsi écran aux pratiques d’homogénéisation communautaire.

58 Le territoire national et l’identité nationale se forgent donc par la mise en œuvre d’un imaginaire lié à l’apparition de communautés pour lesquelles l’homogénéité culturelle interne devient un élément dominant de l’identification politique. Ces éléments de cohérence commune constituent un facteur de l’interaction légitimante en miroir entre le pouvoir et les individus qui composent la communauté imaginaire.

59 Les communautés liées à un système de caste, comme celles s’identifiant à un territoire ou à un élément commun d’appartenance culturelle de type ethnique sont toutes également des communautés imaginées. Les épopées représentent des ciments identitaires imaginés dans la constitution des identités tribales à pouvoir charismatique tout aussi puissants que les cartes pour les États-nations. Le culte du chef dans les États fascistes montre que les techniques modernes d’information ont pu amplifier autant l’identification à un territoire que la relation de dette interpersonnelle entre un leader politique et une communauté. L’identité imaginée n’est donc pas propre à la modernité technique des États-nations et n’exclut pas la dette interpersonnelle. Ce qui est propre à ces derniers, c’est l’apparition d’un appareillage cartographique et statistique qui a permis de développer une identification renforçant l’adéquation entre la carte, le territoire et la communauté, appelant, quand le droit des minorités n’est pas respecté, à autant de redécoupages qu’il existe de critères de

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définition de l’ethnie titulaire du pouvoir, et à autant de réinventions du lien communautaire commun.

60 L’identité communautaire politique est donc conditionnée tant par les artefacts symboliques qu’elle produit que par le type de dette qu’elle crée. Soit celle-ci génère un rapport communautaire impersonnel et homogénéisant, fait de cohérence commune hors de la dette due au leader ; soit elle entretient, par sa mise en scène symbolique, la distinction des groupes et la spécificité de leur rapport au pouvoir.

61 Dans le premier cas, il s’agit généralement d’une identification de type national démocratique. Dans le second cas, celui des imaginaires de caste, impériaux ou fascistes, des rapports interpersonnels de dette sont entretenus entre le pouvoir central et les individus ou des groupes d’individus qu’il gouverne, sans générer symboliquement un ensemble communautaire homogène. L’adhésion des habitants du territoire politique se porte sur l’organisation sociale, culturelle ou religieuse que le rapport de dette interpersonnel aux leaders génère et entretient.

62 Il semble que le mode électif puisse faire passer les sociétés qui le pratiquent de cet état à celui précédemment décrit. Par sa symbolique, il casse le rapport de dette personnel et spécifique entretenu par l’individu avec le pouvoir. Le don de voix n’attend pas de retour matériel immédiat mais un retour qui devrait advenir de la communauté. Cette croyance est alors fondatrice d’une relation communautaire imaginée impersonnelle.

63 Parmi les sociétés tribales centrasiatiques, on peut distinguer deux types d’organisation (pouvant parfois fonctionner de pair). D’une part, celles où des confédérations sans caste ni aristocratie fixe et culturellement relativement homogènes réunissent autour du khan une assemblée de chefs tribaux représentative des différents groupes segmentés composant la confédération. Alors, dans ce cadre, se développe un imaginaire communautaire qui se rapproche de celui des communautés nationales, même s’il n’est pas cartographié et si le rapport de dette interpersonnel reste très fort. D’autre part, celles où se développe un imaginaire de “caste” où l’élite d’une confédération dominante, ayant conquis nombre d’autres groupes, se mue en aristocratie. Alors, le soutien politique et la dette interpersonnelle n’impliquent plus une assimilation culturelle complète des différents groupes où s’exerce l’autorité de la confédération dominante. Mais dans les deux cas, en l’absence de cartes et de moyens modernes de communication, l’organisation festive et l’échange cérémoniel de nourriture permettent à ces communautés, par sa souplesse, de créer une identité communautaire partagée.

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VERNANT Jean-Pierre 2004 Entre mythe et politique. 2. La traversée des frontières, Paris, Le Seuil [La librairie du XXIe siècle].

NOTES

1. Cet article est la synthèse de deux interventions réalisées lors de deux colloques de l’IFÉAC. Le premier, organisé à l’initiative du professeur Rémy Dor, portait sur les pratiques de distribution de nourriture dans le monde turcophone. Le second, organisé par l’auteur, réunissait sur la question des identités en Asie centrale nombre des participants à ce numéro des Cahiers. 2. To’y: fête de mariage et de circoncision. Dans cet article, nous utiliserons l’orthographe latine des mots ouzbeks actuellement en vigueur. 3. Bayram : fête nationale ou religieuse. 4. Ziyofat : banquet organisé à l’occasion de célébration. Pour une typologie des célébrations en Ouzbékistan, cf. Ruffier 2007. 5. L’os à moelle et les bons morceaux de viande sont réservés, chez les Ouzbeks, aux participants les plus importants d’un banquet, à l’hôte organisateur le plus âgé et ses voisins invités de tablée. 6. Dans certains milieux ruraux, la bagarre est considérée comme faisant partie de la fête, même si elle se déroule plutôt en marge et entre hommes jeunes, ce qui rend ces pratiques tolérables. C’est, semble-t-il, une occasion pour les jeunes gens de se mesurer physiquement. Cet aspect est ritualisé et formalisé en milieu urbain, lors d’un combat pour un morceau de tissu censé porter bonheur et présager un mariage pour ceux qui s’en emparent. Dans les campagnes, les fêtes s’accompagnent également de lutte ou de bozkashi. On peut y voir l’expression régulée d’une

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rivalité maîtrisée et tolérée au sein du groupe, lors des temps de répartition de ses richesses symboliques et matérielles. 7. Les contre-dons de nourriture lors des fêtes ouzbèkes signalent généralement une passation de pouvoir (le fils offre à son père une to’y de jubilée lorsqu’il prend sa succession dans l’univers du travail) ou rétablissent un rapport d’égalité entre membres d’une même famille, amis et collègues. Ceux-ci se sentent obligés de rendre les invitations, tout en maintenant un écart de dette minime mais inflationniste. L’absence de contre-don à égalité ou petite plus-value signifie en revanche le maintien d’un écart d’autorité entre donateur et receveur. L’identité commune revendiquée sous forme de parenté ou d’amitié se symbolise par l’intensification et l’accroissement de la valeur des échanges, mais non par un type particulier d’échange. 8. Osh : repas. 9. Cf. Goody 1984. Il s’agira alors d’un village, d’une parenté étendue travaillant les mêmes terres. 10. Palov : plat à base de riz et de viande cuit dans l’huile et le gras de mouton. Tous les noms de plats sont écrits à la manière ouzbèke actuelle. 11. Kumiz : lait de jument fermenté. 12. Beshbarmak : plat à base de viande. 13. Kasi : saucisson de cheval. 14. Lagman : soupe composée de pâtes, de viande et de légumes. 15. To’y egasi : organisateur de la fête. 16. Kurash : lutte traditionnelle. 17. Kupkare : nom ouzbek du bozkashi. 18. Umaro : assemblée des chefs tribaux réunie autour de l’émir. 19. Bek : chef tribal. 20. Cf. les différentes caractéristiques du charisme politique – dont celle d’arbitrage entre corps sociaux – recensées par Luc de Heusch (2003). 21. Bek-hokim : représentant de l’émir dans une région. 22. Khan : chef politique d’une région souveraine (khanat de Kokhand ou de Khiva). 23. À moins de guerre ouverte : on remarquera que la guerre civile en Afghanistan a brisé ces relations d’invitations généralisées et cycliques, qui donnaient un sens à la notion même de société dans la culture centrasiatique, si ce n’est, voire tout autant, que les loya jirga, shura ou élections. Cet aspect a été omis des plans occidentaux de reconstruction du pays. Dans la plupart des cas, le don est présenté comme une aumône locale et non comme un instrument de reconstruction de l’organisation politique globale. 24. Cette idée est envisagée par Marcel Mauss : « ce principe de l’échange-don a dû être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la “prestation totale” (de clan à clan, de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée » (1968, p. 227, c’est M. Mauss qui souligne). Ils complètent les travaux de Max Weber concernant les différents modes de légitimation politique. 25. Par exemple, dans le film La Prisonnière du Caucase.

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RÉSUMÉS

Cet article appréhende, dans le cas de l’Asie centrale, les relations qui existent entre les transformations, d’une part, des modes de légitimation du pouvoir politique et, d’autre part, des identités communautaires. Un aspect central de cette corrélation sociopolitique concerne les distributions de nourriture par le pouvoir et vers le pouvoir au sein des confédérations tribales puis dans les régimes politiques qui ont suivi. Ces pratiques, par la spécificité de leur mise en œuvre et leur valorisation morale, représentent une donnée culturelle commune à l’ensemble de cette aire géographique. Leur évolution ainsi que leur maintien sous d’autres formes caractérisent la transformation des régimes politiques, tout en impliquant une modification des identités communautaires dans cette région, passée dans l’empire russe, puis intégrée par l’identité soviétique avant d’être divisée en nations indépendantes.

This paper explores, in the case of Central Asia, some aspects of the relationship that exists between the transformations in the modes of legitimation of political power, on the one hand, and those in communitarian identities, on the other. A central aspect of this socio-political correlation is the distribution of food organized by political powers and toward the power inside tribal confederations and later by other political regimes. By virtue of the specific way in which these distributions are organized and their moral valorization, these practices characterize a transversal cultural data in this particular area. The evolution of these practices and their continuation in other forms characterize different ways of political government but also implicate some transformation in identity among these communities, which had been under the rule of the Russian empire, therefore, later integrated to the Soviet Union, and finally became independent nations.

INDEX

Mots-clés : nourriture, pouvoir politique, identité, communauté, légitimité, don, charisme Keywords : food, political power, identity, community, legitimacy, gift, charisma

AUTEUR

ARNAUD RUFFIER Arnaud Ruffier est docteur en anthropologie sociale et culturelle, ancien élève de l’EHESS, boursier puis pensionnaire de l’IFEAC. Contact : [email protected]

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Au-delà de l’ethnicité et de la parenté en Afghanistan : une approche ethnographique des liens transversaux de coopération1 Beyond ethnicity and kinship in Afghanistan: an ethnographic approach to transversal ties of cooperation

Alessandro Monsutti

Guerre et ethnicité en Afghanistan

1 Plusieurs facteurs sont régulièrement invoqués pour expliquer la prolongation de la guerre en Afghanistan : la dissolution de l’État afghan, les énormes bénéfices liés au trafic de drogue, l’essor du fondamentalisme religieux et la présence des réseaux terroristes, l’ingérence des puissances régionales, les maladresses de l’intervention de la communauté internationale, ainsi que le tribalisme et les tensions ethniques. Les analyses mettent tour à tour l’accent sur les facteurs internationaux ou internes. Il est indéniable que les enjeux géopolitiques ont pesé et pèsent toujours très lourdement : jadis le projet soviétique d’atteindre les mers chaudes, aujourd’hui l’accès aux richesses en hydrocarbures de l’Asie centrale, la recrudescence des tensions au Pakistan, la volonté américaine d’isoler l’Iran et de mener une lutte globale contre le terrorisme. Pourtant, ces éléments, aussi déterminants soient-ils, ne suffisent pas à rendre compte de la complexité de l’imbroglio afghan.

2 Rappelons brièvement quelques dates. En 1973, Mohammad Daoud renverse le roi, son cousin, et instaure la république. Il est assassiné lors d’un violent coup d’État mené par les communistes afghans en avril 1978. Très vite, le pays entre en rébellion, ce qui conduit l’URSS à intervenir en décembre 1979. Incapable de s’imposer, l’Armée rouge se retire en 1989, mais le gouvernement prosoviétique se maintient au pouvoir jusqu’en avril 1992, date à laquelle les combattants de la résistance entrent dans Kaboul. De

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graves tensions ne tardent pas à éclater et le pays s’enlise dans une lutte sans fin entre les différentes factions, dont le recrutement semble se faire de façon croissante sur des bases ethniques. Les talibans apparaissent dans la région de Kandahar à la fin de l’année 1994. Ils prennent le contrôle de la capitale en septembre 1996 et étendent leur emprise sur le centre et le nord de l’Afghanistan en 1998. On assiste à une polarisation du conflit, qui oppose dès lors les talibans, qui recrutent essentiellement parmi les Pachtounes, à une alliance bien fragile de groupes qui se sont combattus dans le passé et dont les principaux leaders sont tadjiks, ouzbeks ou hazaras.

3 L’intervention américaine qui suit les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington a abouti à la victoire des forces opposées aux talibans. Depuis, l’Afghanistan connaît un processus politique inédit, mené sous l’impulsion de la communauté internationale : deux (juin 2002 et décembre 2003-janvier 2004), puis les premières élections présidentielles libres de toute l’histoire du pays (octobre 2004) et des élections législatives (septembre 2005). L’avenir du pays demeure toutefois incertain. Après les moments d’espoir qui ont suivi la chute des talibans – dont le mouvement a d’ailleurs prouvé sa capacité de résistance dans ses bastions du sud de l’Afghanistan (Giustozzi 2008) –, la situation se dégrade à nouveau et l’insécurité croît.

4 L’ethnicisation – toute relative – que la société afghane semble connaître à partir des années 1990 est plus le résultat que la cause de la guerre2. La dimension ethnique est instrumentalisée par certains acteurs politiques, mais les relations effectives de solidarité suivent une logique complexe, où de nombreux niveaux se superposent. Ainsi, la grille de lecture ethnique ne permet pas de rendre compte de la complexité des changements d’alliance entre 1992 et 2001 ni des résultats des élections présidentielles et parlementaires. Il existe une multitude de lignes de fracture : villes/campagnes, sunnites/chiites, Afghans établis en Occident/Afghans de l’intérieur et réfugiés au Pakistan ou en Iran ; élites de la diaspora/commandants, royalistes/nationalistes/ progressistes/islamistes, milieux religieux/militants des droits humains… La fragmentation extrême de la société afghane est telle que la cohésion nationale semble difficile à atteindre, mais elle a paradoxalement eu comme effet positif d’empêcher la constitution de grands blocs antagonistes qui aurait pu conduire à la partition du pays.

5 Il semble nécessaire d’aller au-delà d’une lecture centrée essentiellement sur l’appartenance ethnique. Il est plus fécond d’appréhender les groupes sociaux comme des arènes politiques où différents acteurs sont en compétition pour le pouvoir, et non comme des communautés au sein desquelles on pourrait trouver un niveau quasi naturel de solidarité et où les intérêts de tous convergeraient. Une telle perspective permet de rendre intelligibles certains actes de violence et de considérer celle-ci comme un fait social. Les événements ont démontré que la chute des talibans et le retour à une certaine normalité n’ont pas conduit à la fin de toute forme d’insécurité et de conflit.

6 L’Afghanistan, à l’instar de bien des sociétés du Moyen-Orient, connaît des changements constants d’alliances et d’affiliations politiques. Les liens de solidarité, qu’ils soient fondés sur la parenté, le voisinage, l’appartenance ethnique, religieuse ou sociale, sont toujours fragiles et peuvent se métamorphoser en conflits, comme l’exprime le terme pachto tarbur, qui signifie “cousin paternel”, mais aussi “ennemi”3. Pour faire face à l’insécurité et diminuer les risques, les membres des groupes domestiques ont développé une logique de diversification non seulement des relations sociales, mais aussi des activités économiques et des affiliations politiques. Le

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factionnalisme est dès lors un élément constitutif du paysage politique afghan. Le cas traité dans cet article, celui des Hazaras, dont certains leaders ont pourtant développé tout un discours de revendication ethniciste, n’échappe pas à cette logique segmentaire inhérente à l’anthropologie politique de l’Afghanistan.

Identités et conflits

7 L’anthropologie classique a – selon l’anthropologue norvégien Fredrik Barth (1995) – défini l’identité culturelle en se fondant sur une double prémisse : la variation culturelle est discontinue ; la diversité culturelle est maintenue par l’isolement géographique et social. L’ethnie tend, dès lors, à être conçue comme un groupe qui se perpétue biologiquement (donc relativement fermé et durable), qui constitue un espace de communication et d’interaction (ce qui implique une langue commune et, bien souvent, un territoire délimité), qui est composé d’un ensemble de personnes qui partagent des valeurs culturelles ainsi que des pratiques sociales différentes de celles de leurs voisins et qui s’identifient et sont identifiés par les autres comme constituant une catégorie que l’on peut distinguer des catégories de même ordre. Cette perspective a plusieurs conséquences : les groupes ethniques sont définis par la présence ou l’absence de certaines caractéristiques, autrement dit par l’inventaire de traits objectivement observables ; on analyse les cultures et leurs contenus ; les contacts et les relations entre groupes sont décrits en termes d’acculturation (processus par lequel certains groupes empruntent ou transmettent à d’autres des traits culturels, qu’ils soient matériels ou idéels). L’approche de l’anthropologie classique implique ainsi que le maintien des différences n’est pas en soi problématique et découle simplement d’une absence de contact. Le monde est pensé sous la forme d’une mosaïque constituée par des populations distinctes ayant chacune sa propre culture, sa propre langue et son territoire.

8 La critique de Barth se fonde sur un constat empirique : certaines frontières persistent en dépit du flux de personnes qui les franchissent, autrement dit les catégories ethniques se maintiennent malgré les changements d’appartenance qui peuvent marquer les histoires personnelles. D’une part, des relations sociales stables perdurent entre membres de groupes ethniques différents, d’autre part, les contacts interethniques et l’interdépendance qui peut exister entre les groupes (car ils occupent bien souvent des niches écologiques complémentaires) ne font pas disparaître les distinctions culturelles. Il s’ensuit que les frontières ethniques ne sont pas le résultat d’une absence de mobilité et de contact, mais découlent de processus sociaux d’inclusion et d’exclusion qui dépendent à leur tour d’un contexte social, économique et politique toujours changeant.

9 Selon Barth, il est donc erroné de définir les groupes ethniques par un ensemble de traits culturels objectifs, car il s’agit plutôt d’une « forme d’organisation sociale » où ce ne sont pas les différences objectives qui sont déterminantes mais ce que les acteurs eux-mêmes considèrent comme significatif (1995, pp. 210-211). Barth en vient ainsi à proposer une nouvelle définition des groupes ethniques qui insiste sur le sentiment d’appartenance et sur les processus d’attribution (ascription) : « les groupes ethniques sont des catégories d’attribution et d’identification opérées par les acteurs eux-mêmes et ont donc la caractéristique d’organiser les interactions entre les individus » (1995, p. 205).

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10 L’identité est alors conçue comme une construction sans cesse renouvelée et renégociée, un processus politique et non un donné culturel. Les frontières sont maintenues par un certain nombre d’emblèmes, voire de stéréotypes, qui sont autant de marqueurs de la différence qui oppose les groupes les uns aux autres. Ils rendent manifestes les appartenances et les exclusions en puisant dans différents registres : affiliation religieuse, occupation socioprofessionnelle, apparence physique, habillement, alimentation, habitat, etc. Il est dès lors vain de vouloir dresser une typologie des groupes ethniques, car les emblèmes ne sont pas de simples contenus culturels dont on pourrait fournir une liste descriptive. Il est plus fructueux d’adopter une démarche générative, qui explore les différents processus impliqués dans la création et le maintien des identités ethniques. Pour ce faire, il ne faut pas étudier la constitution interne et l’histoire des groupes considérés séparément, mais se pencher de façon prioritaire sur la genèse des frontières ethniques (qui sont des frontières sociales et non géographiques). Il faut se demander comment les distinctions émergent et comment elles sont entretenues dans une aire donnée. L’ethnicité est un processus en constante redéfinition, un type d’organisation sociale et non l’héritage d’une histoire immémoriale. L’identité n’est pas une cage qui enferme les personnes.

11 Les acteurs sont ainsi susceptibles de changer d’identité (et donc d’emblèmes, de marques distinctives) en passant la frontière de leur groupe social et en s’agrégeant à un nouveau groupe. À ces stratégies individuelles s’ajoutent les manipulations politiques. Barth souligne le rôle des agents du changement, des entrepreneurs culturels et des nouvelles élites. Il s’agit souvent des personnes les plus en contact avec les biens, les services et les organisations des sociétés industrialisées. À des fins de mobilisation politique et de promotion sociale, ces agents du changement s’efforcent de contrôler la codification des idiomes identitaires ; ils sélectionnent et promeuvent certains marqueurs et en occultent d’autres par toutes sortes de stratégies : invention ou réinvention des traditions au cours de meetings politiques, commémoration de héros ou de martyrs, célébration de certaines fêtes, consommation de certains mets ou port de vêtements jugés typiques (Hobsbawm et Ranger 1983). On arrive à une situation apparemment paradoxale : alors que les caractéristiques organisationnelles des différents groupes en présence tendent à devenir de plus en plus similaires, notamment dans leur dimension socio-économique, les appartenances ethniques se politisent et deviennent un moyen d’expression des conflits.

12 Cela s’accompagne d’une territorialisation des référents de l’ethnicité que traduit la notion d’ – expression empruntée à Appadurai (1991) – dont parle Schetter (2005). Pour le premier, il s’agit de l’éparpillement dans l’espace globalisé des communautés ethniques ; le second utilise ce terme pour désigner la territorialisation de la mémoire ethnique, sur le modèle de l’État-nation, dont l’existence même est liée au contrôle exercé sur un territoire précisément délimité (en opposition aux entités politiques plus anciennes, qui se définissaient d’abord par une série de relations de loyauté et d’allégeance personnelles).

13 Les situations de conflit constituent le cadre privilégié de l’émergence et du renforcement des distinctions ethniques. Certains « agents du changement », les « nouvelles élites », se réfèrent à l’identité ethnique pour asseoir leur pouvoir sur un segment de la société (Barth 1995, p. 241). En effet, les logiques de confrontation pour le contrôle des ressources naturelles et économiques deviennent prépondérantes, tandis que les anciennes complémentarités socio-économiques s’estompent. La division du

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travail suivant les groupes ethniques, la répartition en niches écologiques et économiques distinctes disparaissent. En outre, les espaces idéaux des différentes entités ethniques auxquels se réfèrent certains dirigeants politiques se chevauchent. Leur rhétorique développe des visions concurrentes du passé de chaque groupe et de son ancrage territorial. Cette guerre des mots occasionne des conflits sur le terrain pouvant aller jusqu’au nettoyage ethnique (Schetter 2005).

14 Dans le cas qui nous occupe, le renforcement progressif de la référence identitaire ethnique et l’écho qu’il trouve auprès de la population hazara sont le résultat d’un processus socio-historique lié à deux conflits : d’une part, la campagne de soumission menée par le pouvoir de Kaboul à la fin du XIXe siècle ; d’autre part, la guerre qui ravage l’Afghanistan depuis maintenant trente ans. Mais ce n’est que depuis la fin des années 1980 que les discours de certains leaders politiques mettent en avant la dimension ethnique, dans un contexte où l’échiquier politique, aux niveaux national et international, se modifie rapidement.

L’unification de l’Afghanistan

15 Héritier d’une entité politique créée au milieu du XVIIIe siècle par l’impulsion militaire des tribus pachtounes, à un moment où les grands empires régionaux – safavide en Iran, moghol en Inde, chaybanide en Asie centrale – avaient perdu leur éclat, l’Afghanistan moderne voit le jour à la fin du XIXe siècle. C’est alors que ses frontières sont fixées par les puissances coloniales russe et britannique, qui en font une zone tampon entre leurs possessions respectives en Asie centrale et dans le sous-continent indien4. Abdur Rahman consacrera son règne (1880-1901) à unifier par le fer et par le feu le territoire qui lui est imparti et à substituer une administration nationale centralisée aux relations d’allégeance personnelle qui prédominaient jusqu’alors.

16 Depuis cette période, la vie politique du pays est caractérisée par une tension entre le gouvernement central et les loyautés locales ou tribales. Avant le coup d’État communiste de 1978, certains observateurs de l’Afghanistan avaient souligné la faiblesse du lien national et avaient mis en évidence deux niveaux identitaires : le niveau supranational, l’umma, c’est-à-dire la communauté islamique des croyants, et le niveau infranational, le qawm (Centlivres et Centlivres-Demont 1988, pp. 34-35). Par sa polysémie, ce dernier terme exprime bien la complexité de la réalité sociale afghane. Le plus souvent traduit par “groupe de solidarité” (Canfield 1973, pp. 34 ; Roy 1985, p. 23), il renvoie au groupe de parenté agnatique, mais son niveau de référence varie selon les contextes : il peut signifier tour à tour “famille élargie”, “lignage”, “tribu” ou “groupe ethnique”. Une telle richesse sémantique exprime le fait que l’ethnie n’est qu’un registre identitaire parmi d’autres. Certes, au cours des événements les plus récents, l’Afghanistan a connu l’émergence progressive de la dimension ethnique (Roy 1993) mais, de façon générale, les coalitions politiques fonctionnelles ont rarement été d’ordre ethnique dans l’histoire du pays (Canfield 1986). Les étiquettes religieuses sont d’ailleurs très saillantes et recouvrent souvent les appellations ethniques (Canfield 1973, pp. 4-5, 12).

17 La corrélation entre identités ethnique et confessionnelle est particulièrement prononcée chez les Hazaras, originaires du centre du pays. Chiites pour la plupart, leur religion les distingue de la majorité sunnite. Dans les discours et les représentations populaires des sunnites afghans, les termes chiites et Hazaras sont le plus souvent

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interchangeables (Tapper 1988, p. 28). Cette étiquette s’accompagne de lourdes connotations négatives : hétérodoxie religieuse, marginalité politique, isolement géographique, arriération culturelle et pauvreté. En effet, si la soumission du Hazaradjat (1891-1893) par l’émir de Kaboul contribue à la consolidation de l’État afghan, elle entérine aussi ce dernier comme institution sunnite et accentue la fusion des identités religieuses et politiques en créant deux blocs séparés par une ligne confessionnelle, les sunnites du côté de l’orthodoxie religieuse, les Hazaras dans la dissidence (Canfield 1973, p. 109).

18 Le XXe siècle est une période difficile pour les Hazaras, considérés comme des citoyens de seconde zone par un appareil d’État qui étend progressivement son emprise jusqu’à la sphère locale (Canfield 1971). À la veille de l’invasion soviétique, on peut distinguer quatre catégories sociopolitiques parmi les élites hazaras (Roy 1985 ; Harpviken 1996) : outre les mir (les leaders tribaux, les grands propriétaires terriens), il y a les sayyed (les descendants du Prophète, qui forment une sorte d’aristocratie religieuse largement endogame), les sheykh (les personnes ayant suivi un enseignement religieux supérieur ; on parle aussi, presque indifféremment, de ruhâni ou d’akhund) et les intellectuels laïques. Comme l’a remarqué K. B. Harpviken, ces catégories peuvent être situées le long de deux axes : séculier-religieux et local-régional-global. Les bases du pouvoir des mir sont tribales, autrement dit séculières et locales (un groupement de villages, une vallée ou au maximum un district) ; les intellectuels tiennent un discours marxisant et antireligieux, ils insistent sur la nécessité d’un partage du pouvoir entre groupes ethniques et préconisent le démantèlement des inégalités sociales ; les sayyed s’appuient sur des réseaux régionaux à coloration religieuse regroupant leurs fidèles (pouvant provenir de larges secteurs du Hazaradjat) ; les sheykh enfin, avec leur sensibilité supranationale et religieuse, pensent le politique au niveau de l’umma et orientent leurs références vers les grands centres intellectuels chiites de l’Iran et de l’Irak (Harpviken 1996, pp. 28-31).

19 La guerre va être le cadre d’une profonde restructuration du pouvoir – tant aux niveaux local, régional que national – et d’une nouvelle construction politique et identitaire.

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Iconographie pieuse chiite

Hazaradjat, août 2004. Photographie de l’auteur

Une période de luttes intestines

20 En avril 1978, les communistes du PDPA (People’s Democratic Party of Afghanistan) prennent le pouvoir. Le Hazaradjat est l’une des premières régions à entrer en rébellion. Des soulèvements locaux éclatent au printemps 1979 et, dès l’été suivant, la région se libère de l’emprise gouvernementale. En septembre 1979, une grande réunion aboutit à la création de la Shura-ye enqelabi-ye ettefaq-e islami-ye Afghanistan “Conseil révolutionnaire de l’alliance islamique d’Afghanistan”. Un dignitaire religieux, Sayyed Ali Beheshti, est élu à sa direction. Cette apparente unité cache de graves tensions. La Shura est divisée en trois tendances antagonistes : un pôle laïque, avec les mir et les intellectuels de gauche ; un pôle islamiste, avec les sheykh influencés par la révolution iranienne alors en cours ; un centre traditionaliste, contrôlé par les sayyed (Roy 1985, p. 197). Alors que les mir ont pris l’initiative des premières révoltes, les sayyed, alliés avec les islamistes, prennent vite le contrôle des opérations. Mir et intellectuels laïques sont brutalement évincés de la scène politique (certains sont tués, d’autres prennent la voie de l’exil).

21 Dominée par les sayyed, la Shura met en place un système calqué sur celui du gouvernement. Très vite, cette lourdeur administrative et fiscale lasse la population et offre prise à l’action des islamistes (Roy 1985, pp. 197-199). À partir de 1982, avec le soutien de l’Iran, ceux-ci jouent leur propre carte politique et militaire. Ils finissent par s’imposer et prennent le contrôle de la plus grande partie du Hazaradjat au printemps 1984. La prééminence des islamistes consacre un processus de modernisation politique. Souvent d’origine modeste, ils sont partisans d’un islam réformé, en contradiction avec les pratiques traditionnelles des sayyed. Alors que mir et sayyed évoluent dans un réseau

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clientéliste, à caractère tribal et local pour les uns, religieux et régional pour les autres, les sheykh insistent sur le libre choix d’un guide spirituel pour chaque croyant. Aux liens verticaux précédemment prépondérants se substituent des relations horizontales. Cette conception offre le cadre d’une restructuration des rapports sociaux, d’un élargissement des solidarités et des bases de recrutement. En outre, les considérations religieuses des sheykh se doublent d’un projet de réforme sociale (Grevemeyer 1988, p. 215). Ils entendent lutter contre les inégalités avec un langage qui est intelligible à l’ensemble de la population hazara. Les religieux parviennent ainsi à briser le pouvoir des anciennes élites grâce à un discours qui allie les références à la religion avec les appels à la libération des masses opprimées (les mustaz’afin, les “déshérités”, pour reprendre un terme cher à Khomeyni).

22 Deux mouvements bien distincts et souvent concurrents se partagent la scène : le Sazman-e nasr “Organisation de la victoire” et le Sepah-ye pasdaran “Armée des gardiens”. Sous le radicalisme islamiste, des nuances idéologiques ne tardent pas à poindre et iront en grandissant : si le Nasr tient à son indépendance face à l’Iran et se montre sensible à la question de la discrimination ethnique (Harpviken 1996, p. 88), le Sepah est partisan de l’instauration d’un État islamiste sur le modèle khomeyniste.

L’unité hazara : de l’islamisme au discours ethnique

23 En 1989, l’Armée rouge se retire d’Afghanistan. On s’attend à ce que le régime communiste dirigé par le président Nadjibullah s’écroule rapidement. Pourtant, il se maintient jusqu’en avril 1992, profitant des dissensions qui règnent entre les différentes factions de la résistance et bénéficiant d’un important soutien logistique extérieur jusqu’à l’implosion de l’Union soviétique. Sans que cela ne transparaisse dans leur idéologie explicite, le caractère ethnique du recrutement des principaux partis se renforce : tous cherchent à se saisir du pouvoir en se rapprochant des élites communistes de même ethnie.

24 Les pourparlers de paix balbutient, mais ils ont tous un point commun : menés sous l’égide du Pakistan, ils négligent la composante chiite de la population afghane. Devant cette menace d’exclusion, cette dernière prend conscience de la nécessité de dépasser les fractures internes. Vu les déchirements récents, l’unité ne peut se construire que sur un terrain idéologique nouveau, celui de l’identité hazara. Avec l’appui actif de l’Iran, les principales factions chiites s’efforcent de dépasser leurs différends et s’accordent pour former un vaste mouvement unitaire, le Hezb-e wahdat-e islami-ye Afghanistan “Parti de l’unité islamique d’Afghanistan”. Les rênes du pouvoir restent dans les mains des ruhâni5, mais le nouveau parti incorpore également de nombreux intellectuels laïques – y compris d’anciens marxistes et maoïstes (militaires, ingénieurs, médecins, enseignants, etc.)6 (Roy 1998, pp. 206-207). En marge de ce courant dorénavant dominant, on retrouve les islamistes qui sont restés fidèles au modèle de l’État khomeyniste et refusent le virage ethniciste (surtout des membres du Sepah), ainsi que les chiites non hazaras (regroupés au sein du Harakat-e islami “Mouvement islamique”).

25 Comme au début de la guerre, la majorité des Hazaras est regroupée en un seul mouvement. Mais les conditions sociologiques, politiques et militaires ont fondamentalement changé. Les anciennes élites tribales et religieuses ont été éliminées et les enjeux ne sont plus les mêmes : il s’agit maintenant de faire reconnaître les

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Hazaras sur le plan national et de leur assurer une participation politique équitable. Bien que pour la plupart issus des partis islamistes – tout particulièrement du Nasr –, les dirigeants du Wahdat adoptent un discours à caractère résolument ethnique, même si la référence au chiisme n’est pas totalement abandonnée.

26 Après la chute du gouvernement de Nadjibullah, le pays se fragmente de façon durable. Il est difficile de dégager une analyse cohérente des retournements d’alliance incessants et imprévisibles qui s’ensuivent. Au moment de l’apparition des talibans dans le sud du pays, en automne 1994, deux coalitions mènent une lutte acharnée à Kaboul : d’un côté l’alliance dominée par le Jamiat-e islami de Rabbani et de Massoud, des Tadjiks qui se sont arrogé les signes extérieurs du pouvoir étatique ; de l’autre, les forces de Dostam, le Hezb-e islami de Gulbuddin Hekmatyar, un Pachtoune, et le Hezb-e wahdat. La complexité du tissu sociopolitique afghan et sa profonde fragmentation empêchent une réelle polarisation ethnique.

27 Les succès des talibans changent l’équilibre des forces. Ils recrutent essentiellement parmi les Pachtounes et leur idée de l’islam est très marquée par leurs origines tribales et rurales. Les discours de leurs dirigeants ne mettent pas en avant la dimension ethnique, mais leurs conceptions font peur aux élites urbaines et aux minorités. Alors que de très nombreux commandants pachtounes de la résistance se rallient aux talibans, la chute de Kaboul, en septembre 1996, oblige les anciens ennemis à se coaliser. On retrouve dès lors dans le même camp des Tadjiks (Rabbani et Massoud), un Ouzbek (Dostam) et les Hazaras du Wahdat. Comme Hekmatyar ne joue plus qu’un rôle secondaire sur la scène politico-militaire, les Pachtounes ne sont plus représentés de facto que par les seuls talibans. Pour la première fois, on assiste véritablement à une polarisation à base ethnique : d’un côté les Pachtounes, de l’autre, une union bien fragile des groupes minoritaires (Maley 1998).

28 L’intervention d’une coalition menée par les États-Unis à la fin de l’année 2001 provoque la chute des talibans. Un gouvernement central soutenu par la communauté internationale s’installe dans la capitale et le calendrier d’un processus démocratique est défini. Si le mouvement des talibans reprend vite de la vigueur dans le sud du pays, en capitalisant le sentiment, partagé par de nombreux Pachtounes, selon lequel ils n’auraient pas reçu une part suffisante du pouvoir, le jeu des alliances politiques à Kaboul se complexifie à nouveau et ne peut être réduit à la variable ethnique.

L’importance des liens transversaux

29 Comme nous l’avons vu, les situations de conflit constituent un cadre favorable à l’émergence et au renforcement des distinctions ethniques, par l’action soit des membres de l’ancienne élite qui font face à l’érosion de leur pouvoir, soit des nouveaux leaders qui cherchent ainsi à légitimer leur ascension. Il faut toutefois insister sur le fait que cette évolution est plus le résultat de la guerre que sa cause. En outre, ces discours de légitimation et de mobilisation politiques en termes ethniques n’empêchent pas la permanence de subtiles relations sociales transversales.

30 En Afghanistan, les groupes ethniques tendent à être conçus comme de vastes groupes de parenté agnatique ; chaque segment tribal est censé être issu d’un ancêtre, lui-même apparenté aux ancêtres des branches collatérales. Un tel système segmentaire, fondé sur un emboîtement d’oppositions structurelles, n’épuise toutefois pas le jeu des alliances et des conflits. Il existe en effet une ambiguïté fondamentale dans la société

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afghane : une indéniable solidarité familiale et communautaire coexiste avec un niveau élevé de compétition interne. De façon plus générale, les sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont traversées par des tendances à la fusion et à la fission qui dépendent du rapport que le groupe considéré entretient avec l’extérieur, « l’insécurité fournissant un principe de cohésion négatif capable de suppléer à la déficience des principes positifs : “Je hais mon frère mais je hais celui qui le hait” » (Bourdieu 1972, p. 123). Une description fine des pratiques sociales conduit à relativiser la primauté de la parenté et à prendre en considération d’autres aspects, en particulier le voisinage et l’amitié (Monsutti 2004).

31 En Afghanistan, les obligations morales et le respect qui découlent de la parenté s’accompagnent souvent d’un rapport hiérarchique et d’un certain formalisme. Comme le remarque Richard Tapper (1979, p. 126) pour les Shahsevans du nord-ouest de l’Iran, la répartition statutaire peut être assez stricte au sein des familles. L’hostilité entre frères est rarement déclarée et se déplace souvent vers les relations entre épouses. Les tensions entre cousins paternels du premier degré sont en revanche aiguës. Among male agnates, three different categories have been distinguished: full brothers who are bound by duty and authority patterns into a relation of cooperation; first cousins, equals and striving for independence from each other, the proto-typical rivals; and agnates in general who are linked into a lineage corporation by common interests in honour, responsibility and [...] control of marriages (Tapper 1979, p. 131).

32 Les termes de parenté agnatique impliquent le respect, mais l’idée de compétition et de jalousie n’est jamais très éloignée. C’est en effet au niveau des descendants d’un même ancêtre que se situent les enjeux les plus décisifs : héritage de la terre, usage de l’eau, obtention d’une aide militaire ou humanitaire extérieure, etc. De grandes obligations impliquent de grandes tensions. D’une façon qui n’est paradoxale qu’en apparence, le cercle de la solidarité est aussi celui où la violence est la plus courante.

33 L’attitude d’une personne est souvent moins affectueuse et détendue envers ses proches parents patrilatéraux qu’envers ses agnats éloignés, ses parents matrilatéraux et ses alliés. Les liens de parenté matrilatéraux n’impliquent pas le même degré de contrainte et de formalisme. D’une façon générale, les relations entre affins et entre parents utérins se caractérisent par une plus grande liberté et complicité. Les termes bâja (les époux de deux sœurs) et bola (les enfants de deux sœurs) sont tous deux symétriques. À bien des égards, ces relations sont privilégiées, car elles sont dépouillées des obligations et des préséances inhérentes à la parenté agnatique. Elles s’apparentent dès lors à l’idée d’amitié. On peut oser un parallèle entre le domaine de la parenté et celui de l’ethnicité : si la société afghane est caractérisée par l’intensité des relations au sein des lignées paternelles et des différents groupes ethniques, le poids des relations transversales ne doit pas être négligé.

34 Plusieurs auteurs ont reconnu l’importance des liens qui unissent des individus n’appartenant pas au même cercle de parenté et ont souligné la fonction de l’amitié dans les sociétés tribales du Moyen-Orient. Ainsi, les nomades entretiennent souvent des relations dyadiques, à caractère individuel, avec des personnes de la société sédentaire. Ces relations ont une dimension pragmatique et économique marquée. D’abord ambiguës et fluides, elles peuvent devenir amicales avec le temps (Barth 1961, pp. 93-100 ; Tapper 1979, pp. 147-152). L’amitié naît du partage d’expériences joyeuses ou douloureuses. Elle est vécue comme désintéressée et gratuite, même si elle impose des obligations. Dans l’idéal, c’est une relation qu’aucune source de rivalité, de jalousie

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ou de ressentiment ne vient troubler. Dans les faits, toute dimension hiérarchique et instrumentale n’en est pas exclue. Souvent formalisée et ritualisée (parenté de sang, parenté de lait, etc.) et consolidée par un code d’honneur, elle permet à un homme, mais aussi à une femme, de créer des alliances plus ou moins durables avec des personnes extérieures à son groupe. La sociabilité est entretenue par des dons et des contre-dons ; les marchandises sont investies culturellement et objectivent les relations sociales. Gardiennes du foyer, les femmes tiennent une place importante dans ce système d’invitations et de services. Bien que leur rôle soit publiquement sous-évalué par les hommes, elles exercent une influence considérable sur la vie sociale et interviennent dans les processus de décision qui concernent l’unité domestique.

35 Dans le contexte afghan, deux possibilités existent pour consolider l’amitié. Elle peut tout d’abord être convertie en relation d’alliance (par exemple, deux amis marient leurs enfants, ou un homme épouse la sœur de son ami). Cela comporte toutefois un danger, car des tensions peuvent naître des tractations préliminaires ou de la cohabitation. Certains préfèrent donc recourir à la pseudo-parenté. L’amitié peut alors être assimilée à une relation de parenté qui unit en général – mais pas toujours – des hommes de même âge et de statut socio-économique similaire (parfois, une relation de ce genre existait déjà entre leurs pères) : on parle alors de “frères jurés”. Parmi les chiites, elle peut être formalisée rituellement devant un mullah qui déclare deux hommes “frères religieux”7. Comme les frères de lait (, ), les entrent dans le cercle de l’intimité familiale, celui du , constitué des personnes entre lesquelles le mariage est prohibé. Dès lors, chacun peut voir sans voile le de l’autre, c’est-à-dire les femmes dont un homme est responsable et dont le comportement détermine son honneur : épouse, fille, sœur, mère (Spooner 1965). Dans certains cas, un homme peut recevoir un bien immobilier du père de son , qui lui reconnaît ainsi un droit symbolique à une part de l’héritage.

36 Les Hazaras ont un système de parenté relativement souple, qui coexiste avec une pluralité de registres de solidarité, mis à contribution en cas de conflit et de migration forcée. L’unité politique et l’indivision économique entre frères sont valorisées symboliquement, mais la séparation est souvent plus rentable d’un point de vue économique. Les relations entre agnats peuvent être marquées tour à tour par la solidarité et par la compétition. Le poids des lignages et des segments tribaux peut difficilement être méconnu. Lieux des solidarités les plus fortes, ils sont aussi le cadre de conflits intenses. Autrement dit, les relations de confiance et de méfiance se chevauchent le plus souvent et sont plus vives que dans des sociétés où l’État se porte garant du respect des contrats et, plus généralement, de la sécurité.

37 Les relations interpersonnelles sont donc toujours ambiguës et évolutives : l’hostilité peut se résorber, comme la proximité peut dégénérer en conflit. Lindholm (1982) souligne les fortes tensions qui règnent parmi les Pachtounes de la vallée pakistanaise du Swat. Dans un tel contexte social, enchaîne-t-il, les individus ressentent un profond besoin affectif qui, bien souvent, se porte sur l’étranger, car il est extérieur aux hiérarchies sociales, à la compétition pour la terre, les femmes ou le prestige. Pourtant, cet élan tourné vers l’extérieur est inévitablement frustré, car il concerne une personne qui se trouve hors des liens effectifs de solidarité. L’amitié reste un idéal difficile à réaliser. La société afghane connaît, elle aussi, cette ambivalence des sentiments interpersonnels (Anderson 1985). Il existe, d’une part, un mélange complexe de compétition et de solidarité internes, d’autre part, une chaleur humaine

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qui n’a pas manqué de séduire de nombreux voyageurs, mais qui ne peut suffire à contrebalancer le poids des familles. Tout en étant ouverts à l’extérieur, les Afghans sont pris dans un jeu contraignant d’obligations mutuelles qui les lient aux membres de leur parenté.

38 Les relations de parenté – plus particulièrement agnatique – ne sont pas choisies. Elles sont formelles (elles excluent toute allusion à la sexualité par exemple) et marquées par la rivalité. Par contraste, l’amitié est librement assumée et désintéressée, elle permet, voire prescrit, une grande liberté de ton et implique en théorie une absence de compétition. L’amitié tend pourtant à reproduire la consubstantialité propre aux relations de parenté et peut être consacrée par un rituel. La relation ainsi établie n’est toutefois jamais assimilée totalement à un lien de parenté, car elle est investie d’une fonction complémentaire.

39 Chez les Hazaras, deux stratégies coexistent : soit la diversification des activités des membres d’une même famille et la coopération avec des personnes extérieures au lignage ; soit le repli sur des groupes domestiques très intégrés. Certains préfèrent diversifier leurs types de sociabilité en établissant des relations durables en dehors du cercle des proches agnats, alors que d’autres tiennent à renforcer la cohésion du groupe de frères, voire de cousins paternels, en favorisant une intégration des sphères domestiques et économiques. Il existe une tension entre ces deux pôles : si « au sein des familles au sens large, les choix politiques ont été, délibérément ou par la force des choses, diversifiés », « le lien communautaire et familial en revanche, reposant sur un fort principe de filiation et sur un fort sentiment d’appartenance commune, s’avère extrêmement solide et stable » (Centlivres et Centlivres-Demont 1998, p. 223). Autrement dit, le fait que les membres d’un même groupe de parenté aient des affiliations partisanes opposées n’empêche pas la permanence de forts liens de solidarité. Plus encore, cette diversification politique est vue par les membres du groupe comme une assurance en cas de dégradation des conditions de sécurité : comme le disait un informateur hazara en commentant les différentes appartenances politiques de ses frères, « quelle que soit la faction qui va prendre le dessus, l’un de nous en fera partie ». En revanche, le seul fait d’être apparenté n’implique pas toujours l’entraide ni la coopération. Il est donc indispensable de contextualiser les comportements pour en rendre compte.

Au-delà de la parenté et de l’ethnicité

40 Longtemps occulté par le gouvernement monarchique comme sous la présidence de Daoud, le fait ethnique est devenu progressivement plus visible à partir du retrait soviétique en 1989 (Roy 1993). Si la politique des nationalités menée par le gouvernement communiste sur le modèle soviétique a probablement joué un rôle dans ce processus (Centlivres 1991)8, il a été particulièrement prononcé depuis la chute de Nadjibullah en 1992 (Centlivres 1994 ; Roy 1993 ; Glatzer 1998).

41 En raison de leur histoire particulièrement douloureuse et du fait que le chiisme les distingue de la majorité de la population afghane, les Hazaras semblent avoir été les premiers à développer explicitement des revendications ethniques. Nous avons vu qu’en 1979, les premières révoltes s’organisent au Hazaradjat autour des mir. Très vite pourtant, des conflits internes apparaissent : les sayyed, appuyés par les sheykh, se dressent contre le pouvoir des mir. Une polarisation entre les forces laïques et

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religieuses en découle, et les courants islamistes les plus radicaux (Nasr et Pasdaran), s’inspirant de la révolution iranienne, prennent le dessus. On assiste à l’islamisation de la résistance et à la transformation des membres du clergé en leaders politiques aux dépens des anciennes élites. À la fin des années 1980, avec le départ des Soviétiques et l’émergence de nouveaux enjeux sur la scène nationale, les dirigeants hazaras comprennent qu’il est nécessaire de faire taire leurs antagonismes et de s’unir : cela aboutit à la naissance d’une nouvelle formation, le Hezb-e wahdat, dont les leaders vont tenir un discours très ethnique, tout en adoptant un compromis entre les pôles laïque et religieux. Cet événement consacre la fin du processus révolutionnaire islamiste au profit d’une politique pragmatique. La guerre a été le cadre d’une remise en question des cloisonnements sociaux. Des ascensions et des déclassements spectaculaires ont été possibles et les anciennes élites ont perdu leur prééminence. La disparition de ces pouvoirs intermédiaires s’est accompagnée d’un élargissement des références identitaires et des sphères d’action. Cela a abouti à une certaine ethnicisation de la société afghane et des débats politiques.

42 Toutefois, cette évolution ainsi que le poids persistant des relations de parenté ne doivent pas conduire à négliger la prégnance des liens transversaux de solidarité qui peuvent se développer entre voisins, camarades de classe ou collègues. Les groupes ethniques comme les groupes de parenté sont loin d’être des acteurs collectifs homogènes. Ils constituent à la fois des arènes où la rivalité politique se déploie et des réserves où l’on va puiser des relations de confiance. Les relations sociales quotidiennes suivent des logiques complexes. Pour faire face à l’insécurité et gérer les risques, les Afghans s’efforcent de diversifier leurs liens effectifs de solidarité, leurs activités économiques ainsi que leurs affiliations politiques. La fragmentation sociale et le factionnalisme politique apparaissent dès lors comme des éléments structurels qui tendent à un certain équilibre des entités en présence, alors que l’ethnicisation est le résultat d’un processus particulier qui doit être situé dans son contexte historique9.

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NOTES

1. Cet article se fonde sur diverses recherches de terrain menées en Afghanistan, au Pakistan et en Iran depuis 1993, grâce au soutien financier de la Direction du développement et de la coopération (Berne), de la MacArthur Foundation (Chicago), de la Mellon Foundation (New York)

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et de l’Agence nationale de la recherche (Paris). Certains thèmes présentés ici ont également été abordés dans d’autres publications (Monsutti 1999, 2000, 2004, 2007a, 2007b, 2008). 2. Sur la question générale de l’ethnicité en Afghanistan, voir Schetter (2003). 3. La relation entre cousins paternels et, plus généralement, entre agnats ( tarburwali), qui partagent des droits sur les terres de leur grand-père, est de façon inhérente ambivalente et ambiguë ; elle se caractérise tout à la fois par l’égalité et la rivalité, par l’entraide et la jalousie (Ahmed 1976, pp. 43-45 ; Atayee 1979, p. 95). 4. Schetter (2005) mentionne d’ailleurs que ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le terme Afghanistan s’est définitivement imposé pour désigner cet espace politique. 5. Comme l’écrit K. B. Harpviken, « the new unity party was not a result of a change in elites, rather it was a strategic decision taken by established elites in a changed situation [...] the Hazara nationality formed the core of Wahdat, and it was that, not Islamism, that gave the partners to the unity a common platform [...] Wahdat accommodate formerly conflicting groups around a common core of ethnicity, dominated by the Islamic leaders » (1996, pp. 99-100). 6. Ils cherchent à se rendre indispensables en fondant des ONG qui prennent en charge la santé publique, l’instruction, la construction de routes, etc. 7. D’autres expressions existent, comme qawl-e berâdari “promesse de fraternité” ou berâdar-e qorâni “frères coraniques”, car l’engagement pris est parfois inscrit dans un Coran. 8. Le régime prosoviétique de Kaboul désignait les nationalités par le terme arabo-persan melliat (Centlivres 1994, p. 165). 9. Comme l’écrit Olivier Roy, « ethnicity is an achievement, not a given fact; it is one of the levels of identity, not the identity; but it increasingly came to be the relevant reference pertaining to political alignment » (1998, p. 206).

RÉSUMÉS

La persistance du tribalisme et les tensions ethniques sont régulièrement invoquées pour expliquer la prolongation de la guerre en Afghanistan. Le cas des Hazaras traité ici illustre la logique segmentaire inhérente à l’anthropologie politique de l’Afghanistan. L’émergence progressive de la dimension ethnique sur la scène politique afghane ainsi que le poids persistant des relations de parenté ne doivent pas conduire à négliger la prégnance des liens transversaux de solidarité qui peuvent se développer entre voisins, camarades de classe ou collègues. Les relations sociales quotidiennes suivent des logiques complexes. Pour faire face à l’insécurité et diminuer les risques, les Afghans tendent à diversifier leurs relations sociales, mais aussi leurs activités économiques et leurs affiliations politiques. La fragmentation sociale et le factionnalisme politique apparaissent dès lors comme des éléments structurels qui tendent à un certain équilibre des entités politiques en présence.L’ethnicisation de la scène politique afghane est située dans son contexte historique ; elle apparaît dès lors comme le résultat plus que la cause de la guerre.

The persistence of tribalism and ethnic tensions are regularly invoked to explain the prolongation of the war in Afghanistan. The case of the Hazaras, treated here, illustrates the segmentary logic inherent in the political anthropology of Afghanistan. The gradual emergence of the ethnic dimension on the Afghan political scene and the lasting weight of kinship must not lead us to overlook the significance of transversal ties of solidarity, which can develop between

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neighbors, classmates or colleagues. Everyday social relations follow complex patterns. To cope with uncertainty and reduce risks, the Afghans tend to diversify their social relations as well as their economic activities and political affiliations. Social fragmentation and political factionalism therefore appear as structural elements that tend to keep a balance between political blocks. The ethnicization of the Afghan political scene is situated in its historical context; it appears thus to be the result more than the cause of the war.

INDEX

Mots-clés : Afghanistan, Hazaras, conflit ethnique, factions, parenté, amitié, coopération Keywords : Afghanistan, Hazaras, ethnic conflict, factions, kinship, friendship, cooperation

AUTEUR

ALESSANDRO MONSUTTI Alessandro Monsutti est professeur adjoint à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Genève).Thèmes de recherche et d’enseignement : migrations, réfugiés, transnationalisme, parenté et ethnicité, aide humanitaire. Principales publications : Guerres et migrations : Réseaux sociaux et stratégies économiques des Hazaras d’Afghanistan (2004) ; The Other Shiites: From the Mediterranean to Central Asia (édité avec Silvia NAEF et Farian SABAHI, 2007) ; Le Monde turco-iranien en question (édité avec Mohammad-Reza DJALILI et Anna NEUBAUER, 2008). Contact : [email protected]

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Le fait minoritaire

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Déplacements de populations et identités dans la vallée de Ferghana : les limites du paradigme ethnique1 Population displacement and identity in the Ferghana valley: assessing the concept of ethnicity

Olivier Ferrando

1 L’un des aspects les plus fascinants de l’Asie centrale est le caractère bigarré de sa société. Les analystes présentent souvent ce pluralisme ethnique et culturel comme le résultat de deux phases historiques successives. Avant l’arrivée des Russes, les identités dites autochtones se sont façonnées avec les conquêtes et les vagues migratoires qui ont jalonné l’histoire millénaire de l’Asie centrale, véritable zone de passage le long des routes caravanières. La population précoloniale apparaît ainsi caractérisée par une kyrielle de traits culturels issus des influences iraniennes, turques et mongoles, et d’une conscience musulmane, encore largement empreinte de rites préislamiques. Dans une seconde phase, la colonisation russe puis l’instauration du régime soviétique ont entraîné un afflux massif de migrants essentiellement européens : administrateurs, militaires, colons slaves et tatars qui accompagnèrent l’annexion de la région à l’Empire russe ; technocrates, ingénieurs et instituteurs slaves après la révolution bolchevique ; peuples déportés d’Extrême-Orient, d’Europe orientale et du Caucase au cours de la Seconde Guerre mondiale.

2 Cette présentation de l’histoire du peuplement centrasiatique, articulée autour de la colonisation russe, passe sous silence un phénomène majeur : les déplacements internes de populations. En effet, dès les années 1920, le pouvoir soviétique développa une politique de transfert des populations autochtones afin de répartir la force de travail en priorité dans les plaines cotonnières. Plusieurs centaines de milliers de personnes furent ainsi déplacées entre 1925 et 1970, de manière plus ou moins forcée, et contribuèrent, dans l’anonymat de leur tragédie, à transformer les steppes arides de

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la région en champs de coton de l’Union soviétique. À la dissolution de l’URSS, l’irruption d’une guerre civile au Tadjikistan provoqua de nouveaux mouvements massifs de populations dans la région : des centaines de milliers de civils furent en effet contraints de fuir les zones de combat pour trouver refuge dans des régions plus sûres.

3 Ces deux périodes de l’histoire contemporaine de l’Asie centrale n’ont a priori aucun lien. Dans le premier cas, ce sont les autorités administratives qui planifièrent le déplacement des populations tandis que, dans le second cas, il s’agit d’un exil pour fuir la guerre. Nous nous risquons pourtant, dans cet article, à développer une analyse comparée des deux épisodes, dans la mesure où ils illustrent un processus riche d’enseignements pour la compréhension des relations sociales en Asie centrale. Notre étude porte sur la partie occidentale de la vallée de Ferghana, aujourd’hui partagée entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan (voir carte infra). Outre le fait que cette région forme un véritable microcosme de l’Asie centrale, elle constitue une édifiante illustration des deux tragédies.

4 Dès la mise en place de la politique de transfert de populations, la vallée densément peuplée de Ferghana fut un réservoir de main-d’œuvre, notamment pour les régions en développement du Tadjikistan central et méridional. Elle constitua également l’un des principaux pôles d’intensification de la culture du coton en Asie centrale, à l’image de la construction, dans les années trente, du grand canal du Ferghana, dont le creusement mobilisa quelque 170 000 travailleurs forcés. Mais c’est après la Seconde Guerre mondiale que les planificateurs soviétiques mirent en culture les zones les plus arides de la vallée et développèrent un vaste programme de déplacement des populations montagnardes des pourtours du Ferghana vers les plaines steppiques de la vallée. C’est cet épisode tragique des années cinquante que nous proposons d’étudier dans une double perspective, historique et sociologique.

5 D’un point de vue historique, nous nous efforcerons de comprendre le processus et les conditions des transferts en nous fondant sur les rares écrits des historiens soviétiques, mais aussi et surtout sur des témoignages recueillis entre 1998 et 20072 auprès des derniers survivants de cette époque. D’un point de vue sociologique, il s’agira de comprendre comment s’est déroulée, dans la vallée, la rencontre entre deux identités : l’une, celle des déplacés, les montagnards ayant vécu jusqu’alors dans une société agropastorale traditionnelle et conservatrice ; l’autre, celle des accueillants, les agriculteurs de plaine déjà largement influencés par la modernité soviétique.

6 La vallée constitue également un terrain d’étude privilégié de l’exil des populations civiles lors de la guerre qui déchira le Tadjikistan au début des années 1990. Elle fut, en effet, le lieu de refuge d’une grande partie des populations qui fuyaient les zones de combat. Les témoignages recueillis auprès d’anciens réfugiés et de familles hôtes, au nord du Tadjikistan, en Ouzbékistan et au Kirghizstan, permettront de comprendre, là aussi, le processus de rencontre entre populations déplacées et populations d’accueil. Nous porterons une attention toute particulière aux schémas de représentation et aux éléments de mobilisation de l’imaginaire des deux groupes.

7 Cette comparaison entre les deux événements, proches dans leur forme (l’exil de populations civiles), mais différents dans leur contexte, permet de souligner la continuité de destin des populations. En effet, malgré le chaos de la guerre, la destination des réfugiés du Tadjikistan répond, dans une large mesure, à une logique d’origine ethnique et territoriale : les réfugiés des années 1990 se révèlent être, pour l’essentiel, les descendants des Ferghanais déplacés vers le sud et le centre du pays dans

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la première moitié du XXe siècle. L’exil prend donc la forme d’un retour à la région d’origine.

8 Par ailleurs, l’analyse comparée de ces deux confrontations permet d’apporter un éclairage nouveau sur un paradigme omniprésent dans les travaux sur la vallée de Ferghana en particulier, et sur l’Asie centrale en général, celui du clivage ethnique. Les auteurs présentent souvent ces deux épisodes comme la rencontre entre Tadjiks des montagnes et Ouzbeks des plaines dans le premier cas, et entre réfugiés tadjiks et populations tadjikes, ouzbèkes ou kirghizes dans le second cas. Pourtant cette catégorisation dichotomique des déplacés et de leurs hôtes est loin de restituer la pluralité des identités – linguistiques, religieuses, culturelles et sociales – des populations en présence. Nous tenterons donc de décrypter la rencontre entre ces populations, qu’elles soient culturellement très différentes, dans le cas des transferts forcés des années cinquante, ou au contraire proches par leurs origines, dans le cas du retour sur leur terre des réfugiés du Tadjikistan.

1953-1960 : le transfert forcé des populations de la haute vallée du Zeravchan

Aux origines, un impérieux besoin de main-d’œuvre pour les plaines cotonnières

9 Contrairement aux idées reçues, la vocation cotonnière de l’Asie centrale est relativement récente. Le coton y était cultivé avant la colonisation, mais de manière extensive. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que la culture irriguée du coton fait son apparition, à la suite de l’introduction par les colons russes de variétés américaines plus productives (Leroi 2002, p. 40). L’instauration du régime soviétique poursuivit cette politique cotonnière avec le lancement de vastes chantiers visant à étendre la surface agricole. La construction de canaux d’irrigation permit en effet de transformer les anciennes steppes impropres à l’agriculture en autant de nouveaux champs de coton3. Mais si les techniques soviétiques firent gagner des terres sur la steppe, l’absence de populations sédentaires limitait grandement leur exploitation. Aussi les planificateurs furent-ils rapidement confrontés à la question des moyens humains nécessaires à leur mise en valeur. Ils envisagèrent dès lors le transfert de populations (rus. pereselenie) comme le moyen le plus rapide et le plus efficace de répondre au besoin de main- d’œuvre dans les nouvelles plaines cotonnières.

10 Au Tadjikistan, cette solution fut officiellement adoptée pour la première fois lors du Congrès fondateur de la République socialiste soviétique (RSS) autonome tadjike en 19254, dans l’objectif d’assurer la mise en valeur du sud du pays. Respectant une décision prise à l’échelon national, les autorités des districts densément peuplés d’Asie centrale, qu’ils fussent urbains, ruraux ou montagneux, se mobilisèrent pour regrouper et transférer les candidats, nombreux à croire en un avenir meilleur. Au cours de la période 1925-1939, le nombre de personnes ainsi réinstallées vers le sud du pays s’éleva à 400 000 (Buškov 1994, pp. 20-21). Ces premiers arrivants, originaires des régions de Garm5 (centre), Pendžikent (ouest) et Ura-Tûbe (nord) mais également, pour près du quart d’entre eux, de la partie ouzbèke du Ferghana et d’autres RSS, s’installèrent, tels des colons intérieurs, dans les vallées du Vahš au Sud (régions de Kurgan-Tûbe et

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Kulâb) et du haut Surhan-Dar'â à l’Ouest (région de Gissar) (Abulhaev 1988, pp. 152-153).

11 Suspendue pendant la Seconde Guerre mondiale, la valorisation des terres agricoles fut réactivée par le quatrième plan quinquennal (1946-1950), qui apportait deux évolutions à cette politique migratoire. La première résidait dans l’organisation des déplacements, qui ne pouvaient plus se limiter à un appel au volontariat. Il fallait désormais motiver des transferts collectifs, à l’échelle d’une brigade de kolkhoze voire d’un kolkhoze entier (ibid., p. 155). Cette approche présentait alors un double intérêt : en abandonnant le traitement individuel pour une mobilisation collective, les transferts pouvaient toucher un plus grand nombre ; en outre, le maintien de la structure socioprofessionnelle du groupe permettait de transposer les dynamiques existantes et de faciliter ainsi l’intégration de chaque individu à son nouveau cadre de travail. Mais cette gestion collective éludait le droit au refus et les récalcitrants n’avaient guère d’autre possibilité que celle de suivre le groupe. Cette pression directe ou indirecte sur le choix individuel illustre la dérive coercitive que prit, à partir de cette période, la politique de transfert.

12 La seconde nouveauté du plan quinquennal fut soulignée par le Comité central du PC tadjik qui mentionna, pour la première fois d’une manière aussi explicite, le besoin d’intensifier « les transferts des districts de montagne vers les plaines » (Abulhaev 1983, p. 19). Si jusqu’ici, les transferts avaient concerné sans distinction toutes les régions surpeuplées, seuls les districts de montagne en feraient désormais l’objet. Sur la période 1946-50, ce ne sont pas moins de 108 kolkhozes de moyenne et haute montagne qui furent transposés dans la plaine. Au total, 18 000 foyers kolkhoziens originaires des pourtours montagneux de Leninabad (nord), Garm (centre) et Kulâb (sud) furent ainsi déplacés respectivement dans le fond des vallées du Syr-Daria, du haut Surhan-Dar'â et du Vahš (Abulhaev 1988, pp. 160-161).

13 Un éclairage sur cet intérêt soudain des autorités tadjikes pour les districts de montagne fut apporté en 1948, lors du VIIe Congrès du PC tadjik. Motivant leur décision de poursuivre les transferts, les membres du Congrès se justifiaient ainsi : « c’est l’un des principaux moyens d’améliorer le niveau de vie (rus. èkonomika) et de culture (rus. kul’tura) des districts de moyenne et haute montagne de la République. […] Par ailleurs, le transfert fournit de la main-d’œuvre aux districts de plaine et accélère le processus de mise en valeur des nouvelles terres » (Abulhaev 1983, p. 22). L’ordre des motivations ne faisait dès lors aucun doute : si les populations montagnardes constituaient un réservoir de main-d’œuvre non négligeable, leur transfert vers des zones en plein développement économique permettait avant tout de rompre leur isolement et de reprendre en main une population traditionnellement défiante à l’égard du pouvoir central6.

14 Les années 1950 marquèrent une nouvelle étape dans cette course au peuplement des plaines cotonnières. La province nord de Leninabad faisait à son tour l’objet de vastes aménagements. En 1953 fut lancée la construction des réservoirs de Kajrakkum et de Farhad, destinés à réguler le débit du Syr-Daria et à dévier une partie de ses eaux vers des terres jusqu’ici non irriguées : il s’agissait, au sud du fleuve, des districts de Nau et Proletarsk et, au nord, des terres arides du Dal’verzin, extension la plus orientale de la célèbre steppe de la Faim (Asimov 1974, pp. 175-183). La mise en valeur de ces terres ne présentait cependant pas le même enjeu. Les districts de Nau et Proletarsk étaient déjà organisés en kolkhozes et disposaient d’une force de travail locale. Un appoint de main-

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d’œuvre suffisait donc à y intensifier la culture du coton. En revanche, la steppe du Dal’verzin était vierge de tout peuplement et nécessitait de lourds investissements et un apport considérable de population.

Le processus de transfert de la population montagnarde de Matča (1951-1960) : de l’appel au volontariat à la dissolution du district

15 Dès 1951, dans l’ensemble de la province de Leninabad, des réunions de propagande (rus. agitaciâ) furent organisées par les directeurs de kolkhoze et les organes locaux du parti. Vantant les bienfaits du coton sur le développement économique et culturel des kolkhozes, les agitateurs cherchaient à motiver des candidats au volontariat. En 1953, la création à Leninabad d’une section du bureau central des transferts (rus. otdel pereseleniâ) permit l’adoption d’un premier plan provincial : 675 familles des districts montagneux de Matča, Ura-Tûbe et Ašt se portèrent volontaires pour migrer vers les kolkhozes des districts de Nau et Proletarsk. Mais leur nombre ne suffisant pas à satisfaire les besoins des kolkhozes, il fut décidé d’organiser un premier transfert collectif forcé en 1955, comme l’explique Ḩoğibobo Mirov, 78 ans, jeune kolkhozien à l’époque7 : Mon père faisait partie des rares volontaires de Matča qui s’installèrent à Nau en 1953. Je me souviens qu’au cours du premier hiver, nous avons reçu la visite du procureur de Matča, Bobohon Hamdamov. Il cherchait à savoir comment s’était déroulée notre installation. Les conditions de travail étaient difficiles et les dirigeants du kolkhoze lui firent savoir que la main-d’œuvre était insuffisante pour réaliser le plan de récolte. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque l’année suivante, de nouvelles familles furent débarquées par camions entiers.

16 Au cours de l’été 1955, les villages les plus isolés du district de Matča8, dans la haute vallée du Zeravchan, furent ainsi vidés de leurs habitants : les familles de Vodif, Dehava et Dehisor (kolkhoze Švernik) furent transférées vers le district de Nau et celles de Ârm, Samğon et Hudgif (kolkhoze Andreev) vers le district de Proletarsk9. D’après le discours officiel, 450 familles s’étaient portées volontaires (rus. dobrovol’cy) pour mettre en valeur les nouvelles terres gagnées dans ces deux districts (Abulhaev 1988, p. 172). Mais les récits du transfert apportent une autre version des faits. Ainsi, Maḩmatūsmon Boqiev, à l’époque responsable de l’unique magasin d’État du village de Samğon, raconte : Personne n’était volontaire ! Ce sont les autorités du district qui nous ont forcés à partir. Leur méthode était simple. Un jour de mai 1955, ils ont ordonné la fermeture des magasins d’alimentation. Nous sortions à peine de l’hiver et la plupart des familles avaient consommé tout leur stock de blé. Sans magasin, il leur était impossible de continuer à vivre dans le village. Du coup, nous avons tous été contraints de quitter Samğon sans montrer d’opposition. Nous avons chargé nos effets personnels sur des camions. Les hommes et les jeunes, comme moi à l’époque, avons fait une partie du trajet [120 km] à pied jusqu’au district de Proletarsk.

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Ḩoğibobo Mirov et son neveu

Village de Ângiabad, district de Spitamen, Tadjikistan Photographie de l’auteur

17 Si ces premiers transferts forcés avaient bénéficié aux districts de Nau et Proletarsk, la mise en eau effective, dès 1956, du réservoir de Farhad et l’irrigation consécutive des steppes du Dal’verzin entraîna un besoin de main-d’œuvre estimé à 4 500 foyers kolkhoziens pour cette région. Les villages submergés par la montée des eaux des deux barrages pouvaient fournir, tout au plus, 2 400 familles (ibid., p. 167). Il fut ordonné, pour la première fois dans l’histoire de la politique des transferts, de procéder au déplacement, non plus d’un village ou d’un kolkhoze, mais d’un district tout entier, celui de Matča.

18 La décision fut prise le 12 septembre 1956 par les organes du Parti et le Comité exécutif de la province de Leninabad. Au cours des trois années qui suivirent, les 48 villages du district furent méticuleusement vidés de leurs habitants. Seules quelques familles, triées sur le volet, furent autorisées à rester pour entretenir les bâtiments qui seraient utilisés pendant l’estivage10. Au total, entre 1956 et 1960, 3 400 foyers furent transférés vers le Dal’verzin. La dissolution du district fut alors décrétée et la steppe du Dal’verzin prit le nom évocateur de district du Nouveau Matča. La migration forcée des kolkhoziens s’accompagna donc, pour la première fois, du déménagement de toutes les administrations publiques et de leurs employés. Le territoire de l’ancien Matča fut divisé et les pâturages attribués aux différents districts de la province.

19 De plus, cette perte de lien familial et administratif avec le territoire d’origine fut sanctionnée d’une interdiction de retour, dont l’application était confiée aux autorités kolkhoziennes11. Les déplacés perçurent cette assignation à résidence comme une grande injustice car leurs prédécesseurs n’y avaient pas été soumis12. La dissolution autoritaire du district, si elle entrait dans le cadre de l’aménagement du territoire et du nécessaire équilibrage économique entre montagnes et plaines13, semblait donc poursuivre un objectif corollaire autrement plus politique : celui de réduire le poids de la tradition et de couper les Mastčoḩī d’un mode de vie peu conforme à l’idéologie soviétique14.

20 Dans les années 1980, à la faveur de la perestroïka, les Mastčoḩī furent autorisés à se réinstaller dans leurs anciens villages. Le gouvernement du Tadjikistan indépendant

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restaura en 1994 le statut du district sous le nom de Kūḩistoni Mastčoḩ “Matča des montagnes” pour le distinguer du district cotonnier de Mastčoḩ15.

Famille mastčoḩī du village de Ângiabad, district de Spitamen, Tadjikistan

Photographie de l’auteur

Tadjiks vs Ouzbeks : aux origines de la catégorisation identitaire

21 Le transfert du district de Matča s’est donc déroulé en deux étapes successives : une minorité des habitants (2 kolkhozes, 450 foyers) fut envoyée vers les districts de Nau et Proletarsk pour fusionner, par petits groupes, avec des kolkhozes déjà fonctionnels, tandis que la majorité d’entre eux (7 kolkhozes, 3 400 foyers) ainsi que toutes les administrations du district furent déportées dans la steppe du Dal’verzin. Les premiers furent intégrés à des kolkhozes existants tandis que les seconds arrivèrent dans un milieu dépourvu de tout peuplement sédentaire. Notre étude portera donc sur les conditions du transfert vers Nau et Proletarsk, dans la mesure où cet épisode offre une illustration originale de la rencontre entre deux populations aux traits identitaires singuliers : d’un côté les montagnards persanophones, qui se nomment eux-mêmes Mastčoḩī, en référence au nom historique de leur contrée (Mastčoḩ en tadjik) ; de l’autre, les habitants de la vallée, majoritairement turcophones, ouverts sur la ville et la modernité soviétique. Conformément à la rhétorique officielle, les historiens soviétiques présentent la rencontre entre les deux groupes comme une confrontation ethnique entre les Tadjiks des montagnes et les Ouzbeks de la vallée, supposant ainsi que le clivage ethnique prédéterminait l’identité de chaque groupe16.

22 À l’époque précoloniale pourtant, le concept d'ethnonyme était étranger aux populations d’Asie centrale. Elles disposaient de différents registres identitaires qu’elles mobilisaient en fonction de leur situation : l’attache à un territoire permettait d’identifier l’origine géographique de l’interlocuteur ; le corps de métier indiquait sa fonction dans la société ; les pratiques religieuses traduisaient son identité spirituelle. La structure de la société reposait, quant à elle, sur des réseaux de solidarité17 dont les membres partageaient une conscience commune, qu’elle fût familiale, villageoise, lignagère, clanique, tribale ou territoriale.

23 Dans la haute vallée du Zeravchan, les Mastčoḩī étaient parvenus à préserver leur unité linguistique et culturelle grâce à un isolement géographique qui les avait tenus à l’écart

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des grandes invasions et vagues de peuplement de l’époque précoloniale18. Les relations sociales y étaient régies par des liens de parenté au sein de lignages (tadj. hejš dans le vocable des Mastčoḩī) et des liens de voisinage entre ces lignages. Dans chaque famille, le patriarche restait entouré de ses descendants de ligne mâle. Les filles rejoignaient le foyer de leur belle-famille tandis que les garçons restaient chez leur père avec femme et enfants19. Au niveau du village, chaque famille était rattachée à un hejš, c’est-à-dire à l’ensemble des membres du lignage, vivants et morts, partageant un ancêtre commun. Ainsi, dans la société montagnarde mastčoḩī, parenté et voisinage coïncidaient largement, puisqu’un hejš couvrait un quartier, parfois un village tout entier. Tous les voisins appartenaient au même lignage. Cette superposition sociale et géographique faisait du hejš le principal critère identitaire des Mastčoḩī : les membres du même lignage exerçaient ensemble leurs pratiques religieuses, partageaient un même lieu de culte et un même cimetière, dans lequel ils se recueillaient sur la tombe de l’ancêtre commun (tadj. mazor) (Buškov 1991, p. 80).

24 Bien qu’isolés entre les chaînes montagneuses du Turkestan au Nord et du Zeravchan au Sud, les Mastčoḩī entretenaient des liens économiques avec la vallée de Ferghana20. Ils alimentaient les marchés de Voruh, Čorku, Isfara et Kokand en animaux et s’y approvisionnaient en produits alimentaires et manufacturés21. Ces liens économiques se doublaient parfois d’alliances matrimoniales exogamiques, comme l’explique Azamğon Boqiev, kolkhozien du village de Zaravšan, dans le district de Proletarsk : Notre famille est originaire du village de Samğon, mais j’ai de nombreux cousins à Kokand, dans la vallée. […] C’était à une semaine de marche de notre village. Mon arrière-grand-père y allait plusieurs fois par an car on pouvait y vendre les animaux à un meilleur prix qu’au marché de Voruh, situé à seulement deux jours de marche. C’est à Kokand qu’il trouva un mari pour sa fille et qu'il envoya celle-ci s’installer. Depuis cette union, nous avons donné beaucoup de nos kelin [belle-fille en tadjik] à la ville de Kokand.

25 Dans la plaine située à l’est de Khodjent, qui correspond aux districts de Nau et Proletarsk, l’habitat sédentaire est plus récent. Entre le XVIIIe et le XIX e siècle, des guerres répétées opposaient le khan de Kokand à l’émir de Boukhara sur le contrôle de cette bande de terre stratégique, située à l’embouchure de la vallée de Ferghana. Le khan fit alors construire plusieurs avant-postes fortifiés (tadj. qal″a ou qūrġon)22 et encouragea l’installation de nouveaux habitants, qui affluèrent de différentes localités de la région. En 1870, on comptait tout au plus, pour chaque futur district, une dizaine de villages regroupant un total de 700 familles, soit deux fois moins que le territoire de Matča à la même époque (voir annexe 1).

26 Parmi ces villages, Saidkurgan (littéralement “forteresse de Saïd”, également connu sous le nom de Qūrġonča en tadjik) occupe un site privilégié en bordure du Syr-Daria. Les premiers habitants s’y installèrent à la fin du XVIIe siècle, en provenance de la région de Tachkent, alors soumise aux raids répétés des Kazakhs. La construction d’un fort au début du XIXe siècle attira de nouvelles familles des villages turcophones environnants et des villes de Khodjent et Ūroteppa, majoritairement persanophones.

27 Le village d’Andarsaj (“entre les rivières” en tadjik) était, quant à lui, situé à l’intérieur des terres, à une quinzaine de kilomètres au sud de Saidkurgan. La plus ancienne forteresse de la région formait le cœur du village. Sa population était composée d’agriculteurs céréaliers originaires de Khodjent, d’éleveurs turcophones et d’anciens nomades kirghizes sédentarisés. Les habitants partageaient un même cimetière, à l’exception des Kirghizes, qui inhumaient leurs morts près d’un lieu saint plus distant

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et selon des rites funéraires qui leur étaient propres. Le village d’Uzbekkišlak, mentionné dès le XVIIIe siècle sous le toponyme Hitoj-reza, était célèbre pour son immense mur de fortification, justifié par sa position stratégique entre Khodjent et la chaîne du Turkestan. En 1888, on y comptait 74 familles originaires des environs mais également de Khodjent, Kokand et Matča (Tursunov 1991, pp. 165-166, 179-180 et 187-188). Les persanophones d’origine urbaine, minoritaires, avaient fini par adopter le parler turc local et s’étaient assimilés au groupe turcophone.

28 La période russe puis soviétique, caractérisée par l’arrivée de populations slaves et européennes, affecta peu la composition ethnique des zones rurales de la vallée car les colons s’installèrent essentiellement dans les centres urbains. L’établissement du régime soviétique entraîna en revanche un bouleversement dans la construction des identités. Entre 1924 et 1936, le découpage territorial de l’Asie centrale en cinq républiques nationales fédérées à Moscou s’accompagna de la « fabrication de nations » 23 socialistes. La politique soviétique des nationalités s’efforça, en effet, de regrouper et de figer les identités locales, traditionnellement plurielles, en catégories nationales sur la base de critères homogènes (langue, religion, mode de vie). F. Hirsch explique cette démarche d’homogénéisation ethnique par la volonté de Moscou de « moderniser des peuples arriérés » (2000, pp. 208-209). C’est ainsi que les Mastčoḩī furent assimilés aux Tadjiks, nouvelle nationalité soviétique qui regroupait sans distinction les montagnards sédentaires et les persanophones urbanisés. De même, tous les habitants turcophones de la plaine occidentale du Ferghana furent définis par l’ethnonyme “Ouzbek”, sans considération de l’histoire du peuplement de chaque village. La rencontre soudaine et forcée, dans les années 1950, des deux populations offre donc une occasion rare pour analyser la pertinence ou non du critère ethnique dans leurs relations sociales.

Maḩmatūsmon et Azamğon Boqiev

Village de Zaravšon, district de Ğabbor-Rasulov, Tadjikistan. Photographie de l’auteur

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L’arrivée dans les familles d’accueil : premier contact entre les déplacés “tadjiks” et leurs hôtes “ouzbeks”

29 Lorsque les Mastčoḩī furent débarqués à Nau et Proletarsk, les kolkhozes avaient pris du retard dans l’aménagement des zones d’accueil. Les déplacés furent répartis dans des familles hôtes, où ils résidèrent parfois plusieurs années. Le village de Saidkurgan dans le district de Nau, accueillit des familles de Vodif, Dehava et Dehisor, tandis que ceux de Ârm, Samğon et Hudgif furent hébergés dans le village d’Uzbekkišlak, dans le district de Proletarsk (voir carte infra). Le contact entre les déplacés et leurs hôtes se fit donc, non pas dans un cadre public ou professionnel, mais avant tout dans l’intimité de la vie familiale. Or, les deux groupes présentaient peu de traits identitaires communs. Les Mastčoḩī étaient tadjikophones24, héritiers d’une société agropastorale restée largement en marge des réformes socioéconomiques orchestrées par le régime soviétique et ils avaient gardé de fortes attaches à leur territoire d’origine, leurs traditions et leurs pratiques religieuses. Les habitants de la vallée étaient, quant à eux, ouzbèkophones, pour la plupart employés de kolkhozes cotonniers ou céréaliers intégrés au système économique régional et, de ce fait, ils habitaient un espace ouvert à la circulation des biens, des personnes et des idées de progrès.

30 Dans un premier temps, le clivage entre les deux groupes apparut flagrant, comme l’explique Maḩmatūsmon Boqiev, l’ancien magasinier : À notre arrivée à Uzbekkišlak, les autorités nous ont répartis au sein de foyers d’accueil ouzbeks. Chaque famille s’est retrouvée isolée, face à des gens qu’ils n’avaient jamais vus, avec lesquels ils avaient du mal à converser mais qu’ils accompagnaient dans tous les gestes du quotidien, du lever au coucher. […] Moi, j’avais appris le russe en travaillant au magasin d’État mais ça a été plus difficile pour ma femme. Elle n’était jamais sortie de Matča et ne parlait que le tadjik. Pour les enfants, c’est allé plus vite. Ils jouaient ensemble dans la rue. En quelques mois, ils étaient tous bilingues [sourire].

31 La langue a été, sans aucun doute, le facteur le plus déterminant dans ce clivage. Mais tous les témoignages s’accordent sur un point : malgré la barrière linguistique, les Mastčoḩī et leurs familles d’accueil ont surmonté cette période difficile avec une grande complicité et sans heurt, à l’instar d’Azizmo Boâkova, arrivée à l’âge de 10 ans dans le district de Nau : Lorsque nous sommes arrivés à Saidkurgan, nous avions pour seul bagage un gros baluchon de linge. Mais notre famille d’accueil fut formidable. Nous avons part8agé la maison, les tapis, les matelas et même les vivres qu’ils s’étaient réservés pour l’hiver. Ils possédaient une seule vache mais elle nous a nourris pendant les deux années où nous sommes restés. Après notre installation à Ângiabad nous avons gardé contact et continuons aujourd’hui encore à nous inviter à chaque festivité.

32 Du côté des familles d’accueil, les souvenirs sont également restés vivaces et marqués par l’extrême dénuement de leurs invités. Abdužalil Hasanov, jeune kolkhozien à l’époque, vivait à Uzbekkišlak, dans une petite maison avec ses parents, sa femme et leurs deux enfants : Je me souviens qu’un an avant leur arrivée, un comité est passé dans chaque maison pour recenser les familles qui avaient la capacité d’héberger les nouveaux arrivants. Ils nous ont demandé de libérer une chambre. […] Lorsque les camions ont vidé leur cargaison, nous avons immédiatement compris que ces familles vivaient un moment difficile. […] J’ai hébergé un couple et ses trois enfants pendant leur premier hiver. Ils sont arrivés avec très peu d’affaires. Nous avons partagé ce que

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nous avions à leur offrir : du bois de chauffage, du pain et quelques vêtements, comme le veut la tradition musulmane. Les Mastčoḩī ne comprenaient pas l’ouzbek. Mais nous, nous avions appris le tadjik à force de nous rendre à la ville. Šarifğon, le père de famille, a intégré ma brigade de kolkhoze avec d’autres hommes. Nous avons ainsi travaillé plusieurs années avant qu’un nouveau kolkhoze soit créé à Zaravšan et qu’ils aillent s’y installer définitivement. Un demi-siècle a passé, mais je suis toujours en contact avec lui. Nous nous considérons comme des frères et nous invitons mutuellement. […] L’année dernière, nous avons uni nos deux familles : ma petite-fille a épousé leur petit-fils.

33 Malgré leurs différences, les deux groupes parvinrent donc rapidement à mettre en œuvre des mécanismes de solidarité. Loin de considérer ces arrivants comme un fardeau, les familles d’accueil endossèrent avec dignité la défaillance du kolkhoze et firent preuve d’une grande générosité, à une époque où la vie était pénible pour tous25. La tradition musulmane et la culture centrasiatique semblent avoir joué un rôle central dans l’acceptation de l’autre et son intégration à la communauté. Ayant pris conscience du sort de leurs invités, les familles d’accueil furent guidées, sinon par le précepte du zakat, troisième pilier de l’islam, du moins par la règle coutumière de l’hospitalité (tadj. meḩmondūstī), qui font, tous deux, partie du bagage culturel de la région. En partageant intimement la tragédie des Mastčoḩī, les familles d'accueil furent aussi leurs plus proches confidents. Le sentiment de victimisation que ceux-là éprouvaient trouva un écho chez leurs hôtes, à l’instar d’Ūsmonali Norboboev, un agronome de Saidkurgan aujourd’hui à la retraite : Je n’étais qu’un enfant lorsque les Mastčoḩī se sont installés dans notre maison. Mais leur présence a eu pour nous et de nombreuses autres familles d’accueil de Saidkurgan une grande valeur symbolique. En 1957, au moment où ils nous quittaient pour s’installer dans leur nouveau kolkhoze à Ângiabad, nous avons commémoré ensemble la mort de mon grand-père, qui avait été déporté vingt ans plus tôt. C’était en 1937, pendant la politique de collectivisation. Non content de lui avoir confisqué ses terres, le pouvoir soviétique l'avait réquisitionné de force avec tous les autres propriétaires du village pour aller creuser des canaux d’irrigation dans la steppe de la Faim. Il n’en est jamais revenu [silence]. Alors nous étions bien placés pour comprendre ce que les Mastčoḩī enduraient. Ils étaient aussi des victimes du système, mais grâce à Dieu, ils s’en sont mieux sortis.

L’organisation sociale des Mastčoḩī au sein du kolkhoze : mixité ou résurgence des rivalités lignagères

34 Après ce séjour dans les familles d’accueil, les Mastčoḩī furent installés dans leur nouveau kolkhoze. Dans le district de Nau, les déplacés quittèrent Saidkurgan pour Ângiabad (“nouveau village” en ouzbek). À Proletarsk, ils déménagèrent d’Uzbekkišlak pour Zaravšan. La principale différence réside dans le fait qu’à Zaravšan, les Mastčoḩī s’installèrent seuls, tandis qu’à Ângiabad, ils furent rejoints par un nombre équivalent de kolkhoziens du village voisin d’Andarsaj. Le mélange des deux communautés y fut d’autant plus réel que les autorités du kolkhoze menèrent une politique de mixité : ils distribuèrent les lopins de terre en prenant soin d’intercaler systématiquement les Mastčoḩī et les Ouzbeks d’Andarsaj sur le modèle d’un échiquier et organisèrent des brigades mixtes de travail. Cet aménagement planifié eut deux conséquences directes sur l’organisation sociale des Mastčoḩī qui, nous l’avons vu, reposait sur la superposition du voisinage et du lignage (hejš). L’alternance des lopins de terre

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empêcha la transposition dans la plaine des solidarités de voisinage qui existaient dans les villages d’origine et modelaient leur identité.

35 Par ailleurs, l’immixtion soudaine d’une population étrangère – les Ouzbeks – dans le voisinage direct des Mastčoḩī offrait une nouvelle altérité, différente de celle du hejš, autour duquel s’articulait jusqu’ici l’essentiel des allégeances locales. Face aux Ouzbeks d’Andarsaj, le sentiment d’appartenance à un hejš ou à un village commun ne pouvait que s’effacer au profit d’une identité supra-lignagère, qu’elle fût régionale (mastčoḩī) ou linguistique (tadjike).

36 L’institution scolaire, principal vecteur de la politique des nationalités, contribuait également au développement du clivage entre Ouzbeks et Tadjiks. L’unique école, située au centre du village, accueillait tous les enfants, mais ceux-ci ne s’y côtoyaient pas car ils étaient scolarisés dans des groupes linguistiques différents. Les lieux de culte et les cimetières étaient, en revanche, communs et témoignaient d’une proximité entre les deux communautés dans l’exercice de leur religion.

37 De même, les pratiques matrimoniales des Mastčoḩī, jusqu’alors fortement marquées par l’endogamie, se libéralisèrent au contact des Ouzbeks et les mariages mixtes se multiplièrent. Il est cependant intéressant de noter que tous ces mariages mixtes, sans exception, célébraient l’union d’un Mastčoḩī et d’une Ouzbèke et jamais l’inverse, ce qui assurait le maintien de la lignée mastčoḩī chez tous les descendants26.

38 Lors des phases ultérieures d’extension du village, les autorités du kolkhoze maintinrent scrupuleusement leur politique de mixité, comme en témoigne Majramğon Karimova, une Tadjike installée dans le village depuis 1990 : J’ai rencontré mon mari à Tachkent pendant nos études de médecine. Nous nous sommes installés à Ângiabad en 1990 et avons construit notre maison sur ce lopin de terre. Dans la rue, toutes les familles sont mélangées et les gens sont tous bilingues. Lorsque nous célébrons un mariage, nous bloquons la rue, installons l’estrade au milieu et tous les voisins sont conviés et dansent ensemble. […] Vous savez, j’ai beau être tadjike, je n’ai pas plus d’affinité avec les Mastčoḩī qu’avec les Ouzbeks. Si un jour j’ai besoin d’aide, je m’adresserai au premier voisin que je trouverai dans la rue.

39 Si la mixité a été la règle à Ângiabad, la situation était différente à Zaravšan, où les Mastčoḩī se sont retrouvés entre eux. Est-ce l’absence d’un groupe tiers ou le laxisme des autorités, le fait est que les déplacés s’installèrent à Zaravšan en transposant leur structure villageoise lignagère. Ainsi, le kolkhoze se composait de trois quartiers distincts, portant le nom des villages d’origine de leurs habitants : Ârm, Samğon et Hudgif. Certes, les enfants se côtoyaient dans l’unique école, de langue tadjike. Mais les adultes perpétuaient des pratiques religieuses et funéraires séparées, chaque quartier disposant de son propre lieu de prière et de son propre cimetière. Azamğon Boqiev témoigne de ce clivage : Au début, les quartiers étaient même séparés par des espaces vides, comme si les gens refusaient d’avoir un voisin de l’autre village. Et puis les mariages avaient lieu à l’intérieur d’un quartier car il était impensable de marier sa fille ou son fils avec un jeune originaire du village voisin. Au fil des ans, les familles se sont étendues, les espaces vides se sont comblés, les jeunes se sont installés dans de nouveaux lopins et ont fini par se mélanger. Aujourd’hui l’habitat est mixte et les mariages ne tiennent plus systématiquement compte de l’origine villageoise.

40 Les relations sociales ont donc fini par transcender les clivages entre hejš d’origine. Un incident illustre néanmoins la vivacité des identités lignagères. En septembre 1955,

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quelques mois après leur transfert à Uzbekkišlak, les Mastčoḩī furent rejoints par une quarantaine de nouvelles familles, déplacées du village de Lânglif. Également accueillis au sein de familles ouzbèkes, ces villageois ne tardèrent pas à entrer en conflit avec ceux de Samğon, comme l’explique Maḩmatūsmon Boqiev, l’ancien magasinier, lui- même originaire de Samğon : Peu de temps après leur arrivée, ceux de Lânglif ont commencé à s’attaquer à nous. Au début, c’était des bagarres entre jeunes, comme il y a toujours eu entre les deux camps. Mais à Matča, chacun rentrait dans son village et on n’en parlait plus. Là, c’était des voisins qui se battaient. Ça s’est très vite envenimé et Uzbekkišlak est devenu le terrain d’une guerre ouverte. Il y a eu deux morts et de nombreux blessés. Sans l’intervention de la police, ils se seraient tous entretués.

41 Sur décision des autorités, toutes les familles de Lânglif furent transférées vers le district de Zafarabad, vingt kilomètres plus loin, où ils vivent encore aujourd’hui. Si les sources mêmes du litige restent obscures, le processus par lequel les tensions ont dégénéré en heurts violents semble clair. Dans les montagnes de Matča, la distance géographique entre les quartiers, les hameaux ou les villages, limitait les cas de conflit entre des hejš différents. Le respect du lignage passait par le respect du territoire. À Uzbekkišlak, la dispersion des membres d’un même lignage dans différentes familles d’accueil a entraîné la rupture de l’équilibre de voisinage. Hébergés par des Ouzbeks avec lesquels ils n’avaient aucun antécédent conflictuel, les Mastčoḩī se sont en revanche retrouvés voisins de lignages concurrents, au hasard de la redistribution des familles dans le village d’accueil. Les conflits latents, du fait même que leurs protagonistes vivaient à distance, ont donc éclaté au grand jour dès lors que ces mêmes protagonistes se retrouvèrent en contact. Le clivage ethnique entre Tadjiks des montagnes et Ouzbeks de la plaine apparaît donc peu opératoire pour expliquer les relations sociales dans les villages d’accueil. L’ethnicité est largement concurrencée par la réalité d’une organisation infra-ethnique, représentée ici par le hejš. Ce n’est donc pas entre groupes ethniques mais entre lignages que s’est articulé l’unique conflit communautaire qu’aient connu les districts de Nau et Proletarsk.

42 À Zaravšan, dans un environnement “mono-ethnique”, les relations sociales restaient largement déterminées par l’identité lignagère. En revanche à Ângiabad, l’agencement de l’habitat a joué un rôle majeur dans la recomposition sociale des Mastčoḩī. Ce contact quotidien avec les Ouzbeks a atténué leur identité infra-ethnique – lignagère ou régionale (mastčoḩī) – tout en mobilisant un nouveau registre identitaire, essentiellement véhiculé par la langue. Comme l’écrit F. Barth, « les groupes ethniques n’existent que les uns par rapport aux autres. […] Ils se définissent les uns par rapport aux autres par un ensemble de différences et de similarités culturelles » (1995 [1969] pp. 213-214). À Ângiabad, c’est donc bien l’irruption soudaine de cet autre – l’Ouzbek – dans le quotidien des Mastčoḩī et l’interaction des deux communautés qui a contribué à construire l’identité tadjike des Mastčoḩī. Celle-ci leur est apparue en miroir, face aux traits identitaires affichés par les Ouzbeks. Mais ces glissements d’identités : lignagère, régionale ou ethnique ont toujours eu lieu sans jamais s'effacer mutuellement ni promouvoir un sentiment d’appartenance par rapport à un autre.

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Carte du Tadjikistan occidental

Zoom sur les districts de Matča, Nau et Proletarsk

1992-1997 : l’exil des réfugiés de la guerre civile du Tadjikistan

Un exil déterminé par l’origine ethnique et territoriale

43 À la veille de son indépendance, le Tadjikistan était composé d’une population de cinq millions d’habitants, dont la moitié au moins descendait de familles déplacées27. Ces transferts de populations avaient répondu, nous l’avons vu, à un double impératif : d’une part, le besoin de main-d’œuvre pour contribuer au développement économique du pays ; d’autre part, dans le cas particulier des populations montagnardes, la volonté de sortir de leur isolement des communautés restées marquées par des mœurs conservatrices. Les kolkhozes cotonniers apparaissaient comme autant de relais capables de diffuser auprès de ces populations des idées de progrès et de modernité.

44 Mais cet endoctrinement se fit sans jamais parvenir à rompre l’identité de chaque groupe car, dans leur besoin impérieux de force de travail, les autorités avaient privilégié les transferts collectifs, consistant à transposer dans la plaine des brigades, des villages ou des kolkhozes entiers. Les districts cotonniers de la vallée du Vahš et de la plaine de Gissar apparaissaient ainsi comme une juxtaposition de communautés d’origines diverses. En termes ethniques, la province de Kurgan-Tûbe, qui couvrait l’essentiel de la vallée du Vahš, abritait en 1989 un million d’habitants, dont 59,0 % de Tadjiks, 31,9 % d’Ouzbeks, 3,8 % de Slaves, 1,7 % de Turkmènes, 0,9 % d’Allemands, 0,6 % de Kazakhs et 0,3 % de Kirghizes (Nacional’nyj sostav, 1991, p. 132). À l’exception de rares communautés autochtones, la majorité des habitants de la vallée du Vahš descendait

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des populations transférées entre 1925 et 1960 et avait donc des territoires d’origine différents.

45 Ces transferts permirent à des communautés, jusqu’alors restées isolées les unes par rapport aux autres, de se côtoyer. Mais chacune conservait un habitat homogène et de solides liens intra-communautaires, véhiculés par des pratiques linguistiques et culturelles communes et une forte attache – réelle ou mythifiée – au territoire d’origine. En comparaison, le village de Ângiabad, au nord du pays, apparaissait comme un exemple rare de mixité.

46 C’est dans ce contexte que le Tadjikistan nouvellement indépendant connut, au début des années 1990, un conflit civil dont les origines idéologiques se superposaient à des clivages régionaux. Les affrontements se concentrèrent dans le centre et le sud du pays et leur violence atteignit une rare intensité, notamment dans les zones rurales, où chaque communauté était assimilée au clan politique de sa région d’origine. L’objectif n’est pas ici d’analyser les causes et le développement de la guerre28, mais de s’attacher à l’un de ses corollaires, l’exil des civils vers des zones d’accueil. Les combats provoquèrent en effet le déplacement de près d’un million de personnes (le cinquième de la population), dont 250 000 trouvèrent refuge dans les pays voisins (US Committee for Refugees 1998 « Tajikistan », p. 1). La soudaineté du conflit s’accompagna d’une incapacité des pouvoirs publics du jeune Tadjikistan à secourir une population civile prise au piège de la guerre. Les réseaux personnels se substituèrent donc à l’État défaillant et, en dépit du chaos ambiant, la destination des réfugiés fut largement déterminée par leur origine ethnique et territoriale. Ceux qui avaient maintenu des liens familiaux, malgré le temps et l’éloignement, purent bénéficier d’un accueil au sein de la famille élargie, dans la région d’origine de leurs parents ou grands-parents.

47 Peu d’études ont été consacrées aux réfugiés de la guerre civile tadjike, à une époque où les déplacés se comptaient par millions, de la Yougoslavie au Caucase. Les conditions d’exil et d’accueil des populations déplacées pendant le conflit peuvent être analysées en lien avec les déplacements forcés des années 1950, et ce pour deux raisons. D’une part, cet exil apparaît comme un retour aux sources pour des populations qui avaient été déracinées au cours des deux générations précédentes. Le parallèle entre la politique des transferts à l’époque soviétique et l’exil des réfugiés prend ainsi toute sa signification : les réfugiés des années 1990 faisaient le chemin inverse de celui qu'avaient parcouru leurs parents ou grands-parents, ces “déplacés du coton”, qui avaient rejoint le sud et le centre du pays, désormais sous le feu des armes. D’autre part, à la différence des déplacés mastčoḩī qui, dans les années 1950, avaient été accueillis dans un environnement socioculturel qui leur était étranger et où l’autre était incarné par l’Ouzbek de la plaine, les réfugiés du Tadjikistan retournaient sur la terre de leurs ancêtres et se retrouvaient en contact avec des membres d’une même famille, d’un même lignage ou d’un même groupe ethnique. Nous proposons donc de suivre ce retour aux sources des exilés de la guerre civile tadjike et d’analyser, de manière comparée, les perceptions identitaires des réfugiés et de leurs hôtes dans trois cas de figure : au Tadjikistan, le retour des déplacés du nord du pays dans leur région d’origine ; en Ouzbékistan et au Kirghizstan, l’exil des réfugiés, respectivement ouzbeks et kirghizes, vers leur république éponyme.

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Famille de réfugiés kirghizes du Tadjikistan

Village de Čet-buloq, district de Batken, Kirghizstan. Photographie de l’auteur.

Au Tadjikistan, la prééminence des identités territoriales

48 S’il n’existe aucune donnée précise sur la répartition des déplacés internes de la guerre, estimés à plus de 700 000 au niveau national, la province septentrionale de Leninabad constitua une zone privilégiée d’accueil, dans la mesure où la région, isolée du reste du pays par de hautes montagnes, était parvenue à se maintenir à l’écart des combats. Elle accueillit ainsi nombre de civils fuyant les zones de guerre. Il s’agissait majoritairement de Tadjiks et d’Ouzbeks29 descendant d’anciens “déplacés du coton”. À l’exception d’une minorité, qui ne disposait d’aucun lien familial dans la province et fut hébergée dans des hôtels d’État et des logements réquisitionnés pour l’occasion, la plupart des réfugiés purent bénéficier de conditions meilleures en allant chez des proches, à l’instar de Zulfiâ D.30, une Tadjike née à Douchanbé : Lorsque la guerre a éclaté à l’automne 1992, nous avons réussi à prendre nos affaires et à gagner Khodjent par la montagne avant que le col ne soit bloqué par la neige. Nous nous sommes installés en ville, dans l’appartement d’un oncle maternel avec lequel nous avions toujours gardé contact. Mon fils a été scolarisé dans l’école du quartier et la famille a pris soin de nous pendant tout notre séjour, qui dura presque deux ans.

49 En zone rurale, les réfugiés jouissaient également d’un accueil chaleureux et d’un soutien de leur entourage, lorsqu’ils décidaient de s’ancrer dans la région, à l’instar de Mamadraḩim T., un Ouzbek né à Šaartuz, près de la frontière afghane : Lorsque les combats ont commencé, nous avons décidé de nous réfugier temporairement dans la famille de ma femme, qui était originaire de Nau. Avec trois enfants, c’était difficile mais la famille nous a été d’un grand secours. Ils nous ont hébergés pendant deux ans. Puis nous avons décidé de nous installer

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définitivement. Avec l’aide des voisins, nous avons construit notre maison en quelques semaines. […] Le plus dur a été de trouver un travail. Mais la situation économique était la même pour tout le monde. Avec un cousin de ma femme, nous avons loué deux hectares de terre au kolkhoze pour cultiver des oignons. Cela fait plusieurs années maintenant que nos deux familles vivent des revenus de cette terre.31

50 Les témoignages recueillis auprès des réfugiés et de leurs hôtes semblent pourtant diverger sur un point. Pour ceux qui vivaient en zone rurale, l’éloignement géographique et le temps écoulé pendant la période de séparation ne semblent pas avoir créé de clivage identitaire majeur entre les réfugiés et leurs hôtes. Les liens familiaux et surtout le partage d’une culture rurale ou kolkhozienne, peu différenciée entre le Nord et le Sud, paraissent transcender les spécificités que chaque groupe a pu développer pendant l’épisode de séparation. En revanche, les relations entre les réfugiés d’origine urbaine, tout particulièrement entre les réfugiés de Douchanbé et leurs hôtes de Khodjent étaient souvent plus difficiles, comme l’explique Bahtiër B., chauffeur de taxi né à Douchanbé : Quand j’étais enfant, je passais tous mes étés à Khodjent, chez des cousins. J’ai gardé de bons souvenirs de cette époque. […] Lorsque je m’y suis installé définitivement, au début de la guerre, je me suis rendu compte que les gens d’ici ne me considéraient pas comme des leurs. Ils me faisaient remarquer, par exemple, que j’avais un accent différent. Mais l’accent, c’est eux qui l’ont, pas moi. Pour comprendre le tadjik de Khodjent, il faut connaître l’ouzbek car ils mélangent souvent les deux langues. À Douchanbé, le tadjik est plus pur.

51 Et Zulfiâ D. de rajouter : À Khodjent, la vie continuait comme si de rien n’était. Les jeunes allaient à l’école, les adultes au marché. Cela m’a beaucoup perturbé de voir combien la vie ici s’écoulait paisiblement alors que le reste du pays s’entredéchirait. Comme si les gens de Khodjent ne se préoccupaient pas du sort de leur pays.

52 De fait, alors que la guerre faisait rage dans le reste du pays, la province de Leninabad jouissait encore, pendant les premières années d’indépendance, d’une certaine prospérité économique. Le nord du Tadjikistan était en effet traditionnellement lié aux autres pays de la vallée de Ferghana et concentrait 70 % de l’activité économique du pays. À ce déséquilibre structurel entre le Nord et le Sud, s’ajoutait une rivalité entre Khodjent, ville à l’histoire millénaire mais réduite au statut de capitale provinciale, et Douchanbé, jeune métropole du Tadjikistan soviétique. L’afflux des réfugiés venus de la capitale se faisait donc sur fond d’une rivalité régionale, comme l’explique Ilḩom Ġ., professeur d’anglais à l’université d’État de Khodjent et natif de la ville : La rivalité entre Khodjent et Douchanbé ne date pas de la guerre. Pendant toute l’histoire du Tadjikistan, notre ville a été le poumon économique et politique du pays. Alors, quand la guerre a éclaté, nous avons d’abord pensé à nous. Certains nous le reprochent aujourd’hui, nous traitent d’égoïstes car, soi-disant, nous n’étions pas solidaires des autres régions32. Mais que pouvions-nous faire ? [silence]. De toute façon, il faut reconnaître que les gens de Douchanbé se comportaient de manière hautaine lorsque nous les avons accueillis. Ils avaient beau se dire Huğandī [descendants de Khodjent et par extension originaires de la province de Leninabad, par opposition au reste du pays], rien ne leur convenait : il y avait toujours trop de vent dans la région, l’eau du robinet était trop salée et le thé imbuvable. À les entendre, Douchanbé était un paradis sur terre. […] Ils n’ont vraiment rien fait pour s’intégrer.

53 Bien que s’affichant comme des Huğandī, une identité territoriale héritée de leurs ancêtres, les réfugiés de Douchanbé avaient en réalité développé une identité

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territoriale vécue, celle de la capitale, où ils avaient grandi. Celle-ci se matérialisait vis- à-vis de leurs hôtes par un accent différent et des attitudes jugées méprisantes. La rencontre forcée entre ces réfugiés de Douchanbé et leurs hôtes de Khodjent révèle donc que la multitude de traits communs dans l'origine des deux groupes –familiale, ethnique, territoriale (huğandī) ou socioculturelle (urbaine) – a échoué à transcender leur clivage identitaire, fruit de leur vie dans deux villes rivales.

54 Un événement allait pourtant contribuer au rapprochement des deux groupes. En novembre 1994, Emomali Raḩmonov, leader de la faction sudiste des Kulâbī, était élu à la présidence de la République. Afin d’asseoir son pouvoir à tous les échelons du pays, il nomma des Kulâbī aux postes-clés de l’administration et des forces de sécurité. Dans la province de Leninabad, jugée rebelle par le pouvoir central, la plupart des hauts fonctionnaires furent ainsi remplacés par des hommes du président, fraîchement débarqués de leur sud natal.

55 Des schémas de représentation d'autrui se développèrent rapidement dans les deux camps. Les Kulâbī percevaient les nordistes comme des lâches qui n’avaient pas daigné s’impliquer dans le conflit armé, tandis que les Huğandī voyaient les sudistes comme des usurpateurs de pouvoir, sans aucune éducation (rus. bezkul’turnye). Au-delà de clichés simplistes qu’il ne s’agit pas ici d’analyser, il est intéressant de noter que ce rejet unanime des Kulâbī mobilisa l’ensemble des nordistes autour d’un sentiment identitaire commun. Tous les clivages communautaires qui existaient jusqu’ici dans la province, entre Tadjiks et Ouzbeks, citadins et paysans, natifs et réfugiés, s’estompaient désormais au profit d’une identité régionale construite dans ce contexte historique particulier.

56 Or il est clair que cette fusion des appartenances communautaires singulières en une identité huğandī unique n’a été rendue possible qu’en réaction à un autre, perçu si différent qu’il a fait l’objet d’un rejet unanime. Ce changement d’allégeance identitaire est une illustration éloquente de la renégociation permanente des identités, phénomène mis en évidence par F. Barth. Ainsi, Zulfiâ D. et Ilḩom Ġ. se perçoivent dans leur identité urbaine vécue (Douchanbé pour la première, Khodjent pour le second) et non pas en fonction de racines territoriales communes. Mais devant la menace des Kulâbī, ils mobilisent dans un élan commun leur identité régionale huğandī. Aucune autre expression identitaire ne saurait faire sens dans ce contexte de confrontation régionale entre le Nord et le Sud.

En Ouzbékistan, une politique officiellement hostile aux réfugiés

57 À défaut de chiffres précis sur les déplacés internes du Tadjikistan, nous disposons de données officielles sur les réfugiés qui s’exilèrent dans les pays voisins. À la fin de l’année 1996, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) en dénombrait 30 000 en Ouzbékistan, 20 000 au Turkménistan, 18 900 en Afghanistan, 16 700 au Kirghizstan et 6 000 au Kazakhstan. La Fédération de Russie enregistrait au même moment l’arrivée sur son territoire de 200 000 réfugiés ou migrants forcés en provenance du Tadjikistan (US Committee for Refugees 1998 « Tajikistan », p. 1).

58 À l’exception de l’Afghanistan, les données collectées par le HCR indiquent que la plupart des réfugiés appartenaient au même groupe ethnique que la majorité de la population du pays d’accueil. Ainsi en Ouzbékistan, la plupart des 30 000 réfugiés étaient des Ouzbeks du Tadjikistan. Si l’on compare ce chiffre au nombre d’Ouzbeks qui

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résidaient dans les zones de combat avant la guerre – 400 000 dans la vallée du Vahš et 300 000 dans la région centrale, dont 62 000 à Douchanbé (Nacional’nyj sostav, 1991, pp. 130-133) –, il apparaît que moins de 5 % des Ouzbeks directement menacés par la guerre s’exilèrent effectivement en Ouzbékistan. Mais ces chiffres sont à considérer avec la plus grande prudence, dans la mesure où ils rendent compte seulement des réfugiés qui firent la démarche de s’enregistrer auprès du HCR. Ils passent sous silence les familles, nombreuses, qui trouvèrent refuge anonymement chez leurs proches. La plupart des Ouzbeks du sud du Tadjikistan étaient en effet les descendants des familles de déplacés qui, dans la première moitié du XXe siècle, avaient quitté leur Ouzbékistan natal pour les kolkhozes cotonniers du sud et du centre du Tadjikistan.

59 Les témoignages des réfugiés s’accordent sur les bonnes conditions d’accueil dont ils bénéficièrent en Ouzbékistan, comme l’explique Saddridin S., un journaliste ouzbek né à Douchanbé : Lorsque la guerre a éclaté, nous nous sommes installés dans la famille de ma femme, qui est originaire de Tachkent. Au début, nous estimions être chanceux car nous étions bien accueillis par la famille. En plus, la ville nous était familière, nous parlions l’ouzbek. Dans la rue, personne ne pouvait voir que nous étions des réfugiés. C’était très confortable pour nous.

60 Si les proches, et la population en général, accueillaient, sinon avec chaleur du moins sans entrave ni méfiance, ces nouveaux arrivants, il n’en fut pas de même de la part des autorités. En effet, Tachkent refusa immédiatement de délivrer aux réfugiés des permis de résidence permanente (rus. propiska), qui étaient indispensables pour s’installer sur le territoire national et obtenir la citoyenneté ouzbèke. Les autorités ne faisaient aucune distinction entre les réfugiés tadjiks, minoritaires, et le grand nombre de réfugiés ouzbeks, dont l’attache à l’Ouzbékistan pouvait difficilement être contestée33. Le gouvernement refusa également de signer la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié. Les civils qui fuyaient la guerre étaient autorisés à traverser la frontière dans le cadre d’un accord régional34, mais leur séjour en Ouzbékistan ne pouvait excéder quarante-cinq jours. Une fois ce délai écoulé, ils n’avaient d’autre choix que de quitter le pays ou de passer dans l’illégalité, en prenant le risque d’être arrêtés et reconduits à la frontière (Alimov 2001) ou emprisonnés35. Dans les faits, si les cas de harcèlement policier étaient fréquents, les expulsions et emprisonnements restaient exceptionnels. Bien qu’il s’opposât à leur légalisation, le gouvernement ouzbek tolérait la présence des réfugiés, dans la mesure où leur nombre était limité, par rapport à une population de plus de vingt millions d’habitants à l’époque, et où leur charge était finalement assumée par leurs proches ou par le HCR et n’incombait donc pas à l’État.

61 Le destin de ces réfugiés connut un revirement à partir de 1995, lorsque le gouvernement introduisit le nouveau passeport ouzbek, destiné à remplacer le passeport soviétique. Au terme d’une période de transition, tous les anciens passeports furent retirés de la circulation. Les réfugiés du Tadjikistan se retrouvèrent apatrides, puisque leur passeport soviétique, le seul document en leur possession, n’avait plus de valeur légale. Ils étaient désormais encadrés par la Loi sur la citoyenneté, qui reconnaissait le statut d’apatride (rus. lico bez graždanstva) à toute personne « ne pouvant justifier de sa citoyenneté » (article 11), et leur assurait un minimum de garanties dans l’éducation et l’accès aux soins. Mais en contrepartie, la reconnaissance de ce statut interdisait strictement à son titulaire l’ouverture d’un dossier de naturalisation (HCR 2002, p. 4), comme l’explique Saddridin S. :

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En 1998, les autorités nous ont reconnu le statut d’apatride pour une durée de cinq ans. Cela a permis de scolariser les enfants, mais nous nous sommes vite rendu compte que c’était un piège car ce statut ne nous autorisait pas à demander la citoyenneté ouzbèke. Des amis qui étaient restés illégalement ont pu obtenir un passeport ouzbek en payant des pots de vin, mais nous, nous étions coincés. En 2003, notre statut n’a pas été renouvelé. Nous avons donc dû nous résoudre à rentrer au Tadjikistan après avoir vécu plus de dix ans à Tachkent.

62 Cette attitude du gouvernement ouzbek illustre la politique – ou plutôt l’absence de politique – mise en œuvre à l’égard des Ouzbeks de l’étranger et ne saurait être détachée du processus global de construction de l’État. En effet, après avoir joué un rôle actif dans la guerre civile tadjike36, le gouvernement ouzbek considérait les réfugiés comme une menace à son intégrité nationale. En matière de politique étrangère, l’Ouzbékistan développait et véhiculait une conception civique et territoriale de l’État. Ce qui importait pour Tachkent, c’était avant tout l’unité de ses citoyens et la stabilité de l’État à l’intérieur des frontières, plutôt qu’une approche régionale visant à rassembler l’ensemble des Ouzbeks d’Asie centrale37, comme en témoigne Saodat Ġ., retraitée ouzbèke née à Tachkent et mariée à un Tadjik de Khodjent : En 2001, je suis allée à Tachkent pour l’enterrement de mon frère aîné. Au passage de la frontière, malgré mes habits de deuil, les gardes ouzbeks m’ont demandé un télégramme certifiant que j’allais bien à un enterrement. J’ai dû longuement palabrer avant qu’ils ne daignent me laisser passer. C’était une humiliation car je portais le deuil d’un être cher. […] Lorsque je suis arrivée sur place, j’ai retrouvé des parents que je n’avais pas eu l’occasion de revoir depuis l’époque soviétique. Un cousin qui habitait Douchanbé s’était réfugié à Tachkent. Il m’a expliqué qu’il travaillait depuis neuf ans mais qu’il n’arrivait pas à obtenir la nationalité. L’an dernier, j’ai appris qu’il a quitté le pays avec sa famille. Ils essaient de reconstruire une nouvelle vie en Russie.

63 En refusant l’intégration en Ouzbékistan d’Ouzbeks venant de l’étranger, le gouvernement se protégeait de possibles réactions en chaîne dans un environnement multiethnique jugé dangereux pour la stabilité des jeunes États d’Asie centrale38. Les autorités ouzbèkes observaient également avec beaucoup d’intérêt le jeu politique qui se déroulait au Tadjikistan, où l’opposition islamique avait été intégrée au gouvernement d’union nationale. Les idées dissidentes que des réfugiés, tout ouzbeks qu'ils fussent, pouvaient potentiellement introduire en Ouzbékistan, étaient jugées comme une menace pour la sécurité de l’État. Les réfugiés ouzbeks du Tadjikistan firent les frais de cette politique et de la perception négative qu’elle générait. Ils se retrouvèrent déchirés entre l’attache qu’ils éprouvaient pour leur pays d’accueil, dont ils étaient territorialement originaires, et leur citoyenneté tadjike, qui générait la méfiance voire l’hostilité des autorités ouzbèkes. La plupart des réfugiés furent donc finalement contraints de quitter l’Ouzbékistan et de rentrer au Tadjikistan ou de rejoindre une nouvelle destination d’exil, au premier rang desquelles on trouvait la Russie et le Kazakhstan.

Au Kirghizstan, l’appel de la patrie sur fond d’intolérance populaire

64 Si les autorités ouzbèkes n’ont montré aucune solidarité à l’égard des Ouzbeks de l’étranger, le président du Kirghizstan, Askar Akaev, développa en revanche une politique d’aide au retour des Kirghizes vivant hors des frontières du pays. Comme au Kazakhstan, cet appel de la patrie visait l’objectif, à peine voilé, d’accroître le poids de la nation titulaire au sein du pays. À leur indépendance, les Kirghizes représentaient en

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effet seulement 52,4 % de la population du Kirghizstan, estimée à 4,2 millions d’habitants, aux côtés de nombreuses minorités, notamment les Russes (21,5 %) et les Ouzbeks (12,9 %). À l’extérieur des frontières, on dénombrait alors près de 200 000 Kirghizes en Chine, 174 907 en Ouzbékistan, 63 832 au Tadjikistan et 14 112 au Kazakhstan (Nacional’nyj sostav, 1991, pp. 92, 102, 126, 130). L’immigration vers le Kirghizstan de ces minorités de l’étranger pouvait donc accroître de manière significative la proportion des Kirghizes dans la population nationale et assurer une légitimité incontestable à la nation titulaire. Le gouvernement kirghize simplifia la procédure de naturalisation et s’engagea à accorder aux immigrants les mêmes avantages qu’aux natifs du pays. Ces mesures attirèrent de nombreux Kirghizes du proche étranger, à l’instar d’Akim A., retraité : Je suis né à Šurab [petite ville de la province de Leninabad, à la frontière du Kirghizstan]. J’y ai travaillé toute ma vie, à l’usine chimique. À partir de 1991, mes enfants ont commencé à s’installer un à un à Kyzyl Bel [village kirghize de l’autre côté de la frontière]. Après avoir hésité, je les ai finalement suivis en 1996. J’ai tout de suite obtenu un permis de résidence puis, un an plus tard, un passeport kirghize. Lorsque le kolkhoze de Kyzyl Bel a été privatisé, tous les habitants du village, même nous qui n’y avions jamais travaillé, avons reçu un lopin de terre constructible et une parcelle agricole de plus d’un hectare.

65 La directrice de l’école de Kyzyl-Bel confirme cette arrivée massive des Kirghizes du Tadjikistan : Nous tenons un registre avec le lieu de naissance des écoliers. Figurez-vous que plus du tiers des enfants scolarisés dans l’école sont nés au Tadjikistan. En fait, le choix des parents était souvent conditionné par leur souci pour l’avenir des enfants. Il reste très peu d’écoles de langue kirghize au Tadjikistan. Alors plutôt que d’inscrire leurs enfants dans une école tadjike, les parents ont préféré s’installer à Kyzyl-Bel et leur assurer une scolarité en kirghize. […] Toutes ces familles sont une aubaine pour nous. Le village s’est dynamisé et il y a suffisamment de main-d’œuvre pour cultiver la terre.

66 Les familles arrivées à la faveur de la politique du président Akaev semblent donc avoir bénéficié de très bonnes conditions d’installation et d’un accueil positif de la part de la population locale. L’intégration des Kirghizes originaires de la province de Leninabad dans leur société d’accueil, au Kirghizstan, a été d’autant plus aisée que ces immigrants habitaient près de la frontière. Ils avaient donc évolué dans un environnement socioculturel proche et avaient pu maintenir des liens étroits avec leurs futurs hôtes.

67 Mais la majorité des Kirghizes du Tadjikistan résidaient au centre et au sud du pays39, loin de la terre de leurs ancêtres, comme l’explique Abdusattor Z., Kirghize de Âvan : Mes grands-parents étaient originaires des montagnes de Dara [sud du Kirghizstan]. Ils se sont installés à Âvan [district cotonnier de la vallée du Vahš] dans les années 1930 car les conditions de vie y semblaient meilleures. C’est là que je suis né en 1951. J’ai été scolarisé, en tadjik, puis j’ai rejoint la ferme expérimentale du kolkhoze. Mes collègues de travail étaient russes, ouzbeks, allemands. Mon chef était un Tadjik de Leninabad. C’est dans ce contexte cosmopolite que j’ai vécu pendant quarante ans. […] Au travail ou dans la rue, je parlais indifféremment russe, tadjik ou ouzbek, mais dès que je passais le seuil de la porte, mes parents exigeaient que je m’exprime en kirghize. Ils ne voulaient pas que l’on perde l’usage de notre langue maternelle.

68 Au début des années 1990, les Kirghizes qui habitaient les zones de guerre quittèrent en masse le Tadjikistan et se réfugièrent dans la région d’origine de leurs ancêtres, à l’instar d’Abdusattor Z. :

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Lorsque la guerre a éclaté, nous avons compris que tout allait s’effondrer. Les Russes ont été les premiers à partir. Avec quarante autres familles kirghizes, nous avons pris la direction du Kirghizstan et sommes arrivés à Batken. Le raïs [chef] du district nous a attribué un terrain, au sud de la ville. Chaque famille a pu y construire une maison. […] Le HCR a installé une ligne électrique dans notre village, a construit une école et a creusé un canal pour irriguer nos champs.

69 En 1996, le HCR dénombrait au Kirghizstan 16 700 réfugiés originaires du Tadjikistan, dont 83 % se définissaient comme des Kirghizes (US Committee for Refugees 1998 « Kyrgyzstan », p. 1). Cette même année, Bichkek ratifia la Convention de Genève, ce qui permit aux réfugiés de disposer d’un ensemble de garanties sociales. Parallèlement, ils étaient invités à engager une procédure de naturalisation, qui aboutissait dans la plupart des cas. La politique d’accueil à l’égard des Kirghizes de l’étranger s’appliquait donc sans discrimination aux réfugiés. Très vite pourtant, les aides apportées par les autorités et le HCR furent ternies par l’attitude hostile de la population locale, comme l’explique Abdusattor Z. : Dès notre arrivée, les villageois kirghizes des environs nous ont regardés de travers. Entre eux, ils nous appelaient “les Tadjiks”, sans doute en raison de notre accent ou parce que nous portions le tupi [calotte de toile noire, portée par les Tadjiks et Ouzbeks] plutôt que le kalpak [chapeau de feutre blanc, porté par les Kirghizes]. […] Initialement, l’école construite par le HCR devait accueillir les enfants du village voisin. Mais ils ne sont jamais venus. Nous avons même dû organiser une salle de prière à part, car ils refusaient de prier avec nous. […] En 2000, toute la région a souffert de la sécheresse. Au lieu de discuter pour que l’on s’accorde sur un partage de l’eau, nos voisins ont bloqué le canal que le HCR avait creusé et dévié toute l’eau vers leurs champs. Il a fallu que les autorités interviennent pour les ramener à la raison.

70 Si en Ouzbékistan, les réfugiés furent éconduits par un gouvernement qui leur était hostile, au Kirghizstan, ils bénéficièrent d’une politique gouvernementale plus favorable, mais ils se heurtèrent à l’hostilité d’une partie de la population locale. Bien qu’appartenant au même groupe ethnique que leurs hôtes, les réfugiés venaient d’une société multiculturelle, au contact de laquelle leur identité kirghize s’était enrichie de nouvelles connaissances linguistiques, de nouvelles habitudes vestimentaires et de nouvelles pratiques religieuses. Dans le même intervalle, les Kirghizes de Batken vivaient dans un environnement ethnique homogène et leurs traits identitaires étaient restés inchangés. Ces deux groupes entrèrent en contact à la suite de la guerre civile tadjike, dans un contexte particulier de compétition pour l’accès à la terre et à l’eau. Les tensions semblent s’être cristallisées autour de ce que les acteurs percevaient et rapportaient comme des incompatibilités culturelles, au point que les hôtes se refusaient à reconnaître les réfugiés comme des Kirghizes à part entière. Pour la population locale, ces étrangers empreints de mœurs tadjikes ne pouvaient être appelés autrement que “Tadjiks”. Comme cela était le cas, nous l’avons vu, entre les réfugiés de Douchanbé et leurs hôtes de Khodjent, l’origine ethnique et territoriale que les réfugiés et leurs hôtes avaient en commun ne parvenait donc pas à transcender, dans ce contexte de compétition pour les ressources, un clivage territorial vécu, caractérisé par la stigmatisation des différences culturelles.

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Conclusion

71 Cette étude comparée de deux exils tragiques – d’un côté, les déplacés de Matča vers la plaine cotonnière et de l’autre, les réfugiés du Tadjikistan de retour sur leur terre d’origine – apporte donc un éclairage nouveau sur les relations sociales en Asie centrale. Le paradigme ethnique, omniprésent dans la société et dans le discours relatif aux deux épisodes, montre en effet ses limites pour expliquer, à lui seul, les relations entre les exilés et leurs hôtes. Dans le cas des Mastčoḩī, l’approche en termes “Tadjiks vs Ouzbeks” ne permet pas de rendre compte de la complexité des identités mobilisées, ni des dynamiques de solidarité qui se sont développées entre populations déplacées et populations d’accueil. Ce sont les appartenances lignagères qui ont constitué le terreau social des déplacés, au point d’exacerber les conflits latents. Dans une même logique, si la guerre civile tadjike a provoqué des flux migratoires largement déterminés par l’origine ethnique et territoriale des réfugiés, ce retour sur la terre des ancêtres, dans un environnement social ethniquement homogène, s’est rapidement heurté, tantôt à un rejet officiel (Ouzbékistan), tantôt à l’hostilité d’une partie de la population d’accueil en raison de clivages identitaires infra-ethniques (Tadjikistan et Kirghizstan).

72 Cet article contribue donc à déconstruire l’approche ethnique, qui apparaît dans les deux cas insuffisante pour comprendre une réalité sociale, sur laquelle d’autres mécanismes interviennent, notamment l’allégeance à une identité locale. Chez les Mastčoḩī, la superposition des identités de voisinage et d’appartenance au hejš donne au localisme une double dimension, à la fois géographique et lignagère. C’est bien en raison de ce localisme que la confrontation soudaine entre les jeunes de Samğon et de Lânglif a dégénéré en guerre de clans. À Ângiabad en revanche, l’immixtion d’un autre – l’Ouzbek – dans l’environnement social des Mastčoḩī a réduit le poids des identités locales infra-ethniques. L'identité tadjike des Mastčoḩī est apparue en miroir, face à l’altérité offerte par le voisinage ouzbek. Dans le cas des exilés de la guerre civile tadjike, le localisme s’est illustré par l’identité territoriale vécue, que les “déplacés du coton” ont développée dans leur nouveau lieu de vie jusqu’à l’irruption de la guerre. Ce localisme a été la principale cause de tension entre les réfugiés et leurs hôtes, malgré des origines ethniques et territoriales communes. C’est le cas entre les réfugiés de Douchanbé et les habitants de Khodjent, ou entre les Kirghizes du sud du Tadjikistan et ceux de Batken.

73 Mais dès lors qu’un autre apparaît dans l’espace social, le localisme est concurrencé par différents registres identitaires et s’efface au profit de solidarités mobilisées dans un cadre de référence régional (huğandī), ethnique ou national. Ainsi, l’identité puise à des sources plurielles, mouvantes et sans cesse renégociées. Qu’il repose sur une unité de filiation (l’appartenance au hejš) ou sur une unité géographique (l’identité territoriale vécue), le localisme apparaît comme un élément fort d’identification et d’allégeance. Il se superpose à de nombreux autres registres identitaires : appartenance nationale, régionale, religieuse, linguistique et bien sûr ethnique.

74 Reste enfin à savoir si les autorités tadjikes ont tiré les leçons de l’histoire mouvementée des populations de leur pays. Vraisemblablement pas. En novembre 2006, Douchanbé lançait un nouveau plan visant à transférer un millier de familles des pourtours montagneux de Kulâb (dans le Sud) vers le district cotonnier de Tursunzade (Ouest), à la frontière de l’Ouzbékistan (Nazriev 2006, p. 5). Les responsables justifiaient cette décision par le besoin de main-d’œuvre dans les plaines au fort potentiel de

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développement agricole. Et les journalistes et analystes de critiquer cette politique de “tadjikisation” d’un district majoritairement peuplé d’Ouzbeks, où la création d’un cordon ethnique tadjik le long de la frontière avec l’Ouzbékistan, défendrait les « intérêts de la sécurité nationale » (IWPR 2006). L’histoire semble donc se répéter. Et le paradigme ethnique reste plus que jamais un outil de mobilisation et de légitimation politique en Asie centrale.

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ANNEXES

Annexe 1 : Population et composition ethnique des districts étudiés de la province de Leninabad (1870-2000)

Matča Nau Proletarsk Province de Leninabad

1870 9 130 4 690 3 345 143 368

13 647 13 761 12 252 1926 360 777 (99,2 % de Tadjiks) (99,2 % d’Ouzbeks) (93,5 % d’Ouzbeks)

1959 7 334 31 345 33 710 665 360

1970 3 201 44 191 46 713 940 209

8 186 78 364 79 914 1989 1 554 145 (82,6 % de Tadjiks) (84,7 % d’Ouzbeks) (78,3 % d’Ouzbeks)

2000 16 490 97 226 97 553 1 871 979

Sources : pour 1870-1926, Buškov 1995 ; pour 1959, Itogi 1963 ; pour 1970, Itogi 1973 ; pour 1989, Nacional’nyj sostav 1991 ; pour 2000, Nacional’nyj sostav 2003.

Annexe 2 : Transcription des noms propres à l’époque soviétique et aujourd’hui, en russe (R) et en tadjik (T)

Époque soviétique Aujourd’hui

Province Leninabad (R) / Leninobod (T) Sogd (R) / Suġd (T)

Matča (R) / Mastčoḩ (T)

Gornââ Matča (R) / Kūḩistoni Mastčoḩ (T)

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Nau (R) / Nov (T) Spitamen (R/T)

Districts Proletsarsk (R) / Proletar (T) Ğabbor-Rasulov (R/T)

Zafarabad (R) / Zafarobod (T)

Gissar (R) / Hissor (T)

Garm (R) / Ġarm (T)

Leninabad (R) / Leninobod (T) Khodjent (R) / Huğand (T)

Ura-Tûbe (R) / Ūroteppa (T) Istaravšan (R/T)

Villes Pendžikent (R) / Panğakent (T)

Kurgan-Tûbe (R) / Qūrġonteppa (T)

Kulâb (R) / Kūlob (T)

Saidkurgan (R) / Saidqūrġon (T)

Villages Andarsaj (R) / Andarsoj (T)

Uzbekkišlak (R) / Ūzbekqišloq (T)

Ângiabad (R) / Ângiobod (T)

Réservoirs Kajrakkum (R) / Qajroqqum (T)

Farhad (R) / Farhod (T)

Annexe 3 : Liste des personnes interviewées

Prénom NOM (date de naissance, lieu de naissance), affiliation ethnique, profession, village/ville, district, pays de résidence, date de l’entretien

Azizmo BOÂKOVA (1946, Vodif, Matča, Tadjikistan), Tadjike, kolkhozienne, Ângiabad/ Ângiobod, district de Spitamen, Tadjikistan, 25 novembre 2006. Azamğon BOQIEV (1958, Samğon, Matča, Tadjikistan), Tadjik, kolkhozien, Zaravšon, district de Ğabbor-Rasulov, Tadjikistan, 4 novembre 2006.

Maḩmatūsmon BOQIEV (1928, Samğon, Matča, Tadjikistan), Tadjik, magasinier à la retraite, Zaravšon, district de Ğabbor-Rasulov, Tadjikistan, 4 novembre 2006. Abdužalil HASANOV (1930, Uzbekkišlak, Nau, Tadjikistan), Ouzbek, kolkhozien à la retraite, Uzbekkišlak, district de Ğabbor-Rasulov, Tadjikistan, 26 novembre 2006. Majramžon KARIMOVA (1953, Kanibadam, Tadjikistan), Ouzbèke, pédiatre, Ângiobod, district de Spitamen, Tadjikistan, 25 novembre 2006.

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Ḩoğibobo MIROV (1929, Vodif, Matča, Tadjikistan), Tadjik, directeur de kolkhoze à la retraite, Ângiobod, district de Spitamen, Tadjikistan, 25 novembre 2006. Ūsmonali NORBOBOBEV (1948, Saidkurgan, Nau, Tadjikistan), Ouzbek, agronome à la retraite, Saidkurgan, district de Spitamen, Tadjikistan, 25 novembre 2006. Abdusattor Z. (1951, Âvan, Tadjikistan), Kirghize, agriculteur, Čet-buloq, district de Batken, Kirghizstan, septembre 1999 et 26 octobre 2006. Akim A. (1941), Kirghize, ouvrier à la retraite, Qyzyl-Bel, district de Batken, Kirghizstan, 27 octobre 2006. Bahtior B. (1969, Douchanbé, Tadjikistan), Tadjik, chauffeur, Khodjent, Tadjikistan, mai 1999.

Ilḩom Ġ. (1973, Khodjent, Tadjikistan), Tadjik, professeur d’anglais, Khodjent, Tadjikistan, mars 1999.

Mamadraḩim T. (1959, Šaartuz, Tadjikistan), Ouzbek, agronome, Nau, district de Spitamen, Tadjikistan, 25 novembre 2006. Saodat Ġ. (1937, Tachkent, Ouzbékistan), Ouzbèke, retraitée, Khodjent, Tadjikistan, 22 novembre 2006. Saddridin S. (1965, Douchanbé, Tadjikistan), Ouzbek, journaliste, Khodjent, Tadjikistan, 28 novembre 2006. Zulfiâ D. (1968, Douchanbé, Tadjikistan), Tadjike, employée d’une organisation internationale, Douchanbé, Tadjikistan, mars 1999.

NOTES

1. Une première ébauche de cet article a été présentée à la conférence « Histoire, politique et culture des identités en Asie centrale », organisée les 2 et 3 mai 2007 à Bichkek par l’IFEAC, en partenariat avec l’Ambassade de France au Kirghizstan et l’Université Arabaev de Bichkek. 2. Les travaux de terrain ont été conduits à l’occasion de plusieurs séjours dans les trois pays de la vallée de Ferghana, en 1998, 1999-2001, 2006 et 2007, les deux derniers grâce au soutien financier du ministère français de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et de l’IFEAC. Les témoignages et récits de vie ont été recueillis en russe lors d’entretiens semi-directifs. 3. Entre 1925 et 1960, la surface des terres irriguées de la RSS tadjike passa de 105 000 à 390 000 hectares et la récolte annuelle de coton brut de 8 400 à près de 400 000 tonnes (Asimov 1974, pp. 179-181). 4. La RSS autonome tadjike était à l’époque rattachée à la RSS ouzbèke. Elle deviendra un sujet à part entière de l’Union soviétique en 1929. C’est à cette occasion que le district ferghanais de Khodjent (rus. Hodžentskij okrug), future province de Leninabad, lui est rattaché (ibid., pp. 108-110). 5. Les noms des villes, districts et provinces ayant fait l’objet de nombreux changements au cours du XXe siècle, nous utiliserons dans cet article la forme existant à la période décrite (forme soviétique pour les années 1950, forme tadjike pour les années 1990). Leurs transcriptions sont présentées en annexe 2. Les noms propres présents dans Le Petit Larousse illustré (édition 2002) sont écrits sous leur forme francisée.

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6. Les montagnes du Tadjikistan ont en effet souvent été un lieu de refuge pour les populations fuyant les répressions de la plaine. Citons pour mémoire la révolte provoquée en 1916 par la décision du tsar Nicolas II de soumettre les Turkestanais à la conscription pour les travaux d’arrière, et surtout la résistance des Basmatchis après la liquidation de l’Autonomie de Kokand (novembre 1917-février 1918). Le pouvoir soviétique ne parvint à mettre fin à la guérilla que dans les années trente, alors que les rebelles avaient trouvé refuge dans les montagnes de Garm et Kulâb. 7. La liste des personnes interviewées est présentée en annexe 3. 8. Le district de Matča fut créé à l’époque soviétique sous le nom de Madruškat, et le village de Matča en était le centre administratif. Mais tous les habitants de la région désignaient le district par son nom historique de Matča/Mastčoḩ, appellation officieuse que nous retiendrons donc pour cet article. 9. L’histoire ne dit pas pourquoi le choix se porta sur ces deux kolkhozes. La raison la plus probable serait que le procureur, lui-même originaire du village de Ârm, était au courant du sort réservé au district et qu'il voulut épargner ses proches d’un transfert vers les steppes inhospitalières du Dal’verzin. 10. Estimées à un total maximum de 500 (Buškov 1995, p. 105), ces familles ont joué un rôle important dans l’entretien des cimetières et lieux saints de Matča. 11. Afin de limiter l’exode rural, Moscou obligeait tous les kolkhoziens à déposer auprès du président du kolkhoze leurs documents d’identité, sans lesquels tout déplacement était impossible (Radvanyi 2000, p. 71). 12. Par exemple, lors du quatrième plan quinquennal, parmi les 2 772 foyers kolkhoziens des régions de Garm et Leninabad qui avaient accepté de s’installer dans la vallée du Vahš, 450 familles, y compris certaines de Matča, finirent par rebrousser chemin et réintégrer leur ancien kolkhoze et ce, sans jamais être inquiétées (Abulhaev 1988, pp. 156-157). 13. Les autorités ont légitimé le transfert par le calcul des revenus annuels du district. Ainsi, l’ancien district de Matča, qui produisait seulement du lait, de la viande et de la laine, avait généré, en 1953, 4,5 millions de roubles. Les premières récoltes de coton du Nouveau Matča ont permis d’élever ce revenu à 43 millions de roubles en 1958 (ibid., p. 207). 14. Notons que, si les Mastčoḩī payèrent sans conteste le plus lourd tribut (entre 1953 et 1960, ils représentaient 80 % des déplacés de la province de Leninabad et près du tiers des mouvements à l’échelle nationale), ils ne furent pas les derniers à subir un transfert coercitif de masse : le 27 février 1970, prétextant une sismicité dangereuse, les autorités provinciales ordonnèrent le transfert des habitants de la vallée du Âġnob, affluent du Zeravchan. Plus de 3 000 Âġnobī furent transférés en trois vagues successives (1970, 1974 et 1975) dans les districts cotonniers de Zafarabad, du Nouveau Matča et dans la région de Douchanbé (Gunâ 2003, p. 167). 15. Les Mastčoḩī ne furent pourtant jamais officiellement réhabilités par le gouvernement et leur district d’origine reste l’un des plus pauvres du pays. Les infrastructures routières et les bâtiments administratifs (mairies, écoles, cliniques), édifiés pour l’essentiel dans les années trente, ont été laissés à l’abandon pendant une génération et sont aujourd’hui dans un état de délabrement avancé (observations personnelles en mars 2000). 16. Par exemple Abulhaev (1988), Buškov (1994 ; 1995) et Tursunov (1991). 17. Ces réseaux de solidarité ont été étudiés notamment au Tadjikistan par V. Buškov, qui utilise le terme d’avlod (Buškov 1991), et en Afghanistan par O. Roy, qui fait référence au qawm (Roy 1991). 18. La présence d’un peuplement sédentaire dans la haute vallée du Zeravchan est attestée par des écrits anciens. Babur mentionne, par exemple, le village d’Obburdon lors de son passage dans la région, en l’an 907 de l’hégire (rapporté par Buškov 1995, p. 65). 19. À l’origine, ce système de continuité de la ligne mâle au sein du foyer évitait un trop grand morcellement de la propriété foncière (terres arables et pâturages). Jusqu’au début du XXe siècle,

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les parcelles avaient ainsi pu être maintenues, d’autant plus que la croissance démographique était alors limitée par les maladies et la forte mortalité infantile (Buškov 1991, pp. 74-76). 20. En effet, bien que la vallée du Zeravchan s’écoulât naturellement vers la région de Samarkand à l’Ouest, les Mastčoḩī étaient plus près des centres urbains du Ferghana, qu’ils pouvaient rejoindre en quelques jours de marche. Tout au long de son histoire, la haute vallée du Zeravchan avait donc développé des liens sociaux et économiques avec la partie occidentale de la vallée de Ferghana (Tursunov 1991, p. 51). 21. Pour une très bonne analyse de l’économie agropastorale des zones de montagne en Asie centrale, cf. Cariou 2003. 22. Au milieu du XIXe siècle, on ne compte pas moins de douze citadelles fortifiées dans cet étroit territoire (Tursunov 1991, p. 44). 23. Expression empruntée à O. Roy (1997, pp. 8-10). 24. Les termes tadjikophone et ouzbèkophone sont des néologismes désignant les locuteurs du tadjik et de l’ouzbek, deux langues devenues des idiomes nationaux après leur codification dans les années 1920 par les linguistes soviétiques. 25. En effet, les grands progrès techniques et la mécanisation arrivèrent dans ces villages seulement dans les années 1960. Par ailleurs, pendant la mise en œuvre des grands travaux d’irrigation, les kolkhozes ne disposaient plus de liquidité pour payer leurs employés. Jusqu’en 1963, les salaires furent versés en nature, de manière irrégulière et inégale suivant les kolkhozes. 26. La filiation étant patrilinéaire, les Mastčoḩī veillaient à marier leurs filles à un homme du même groupe. 27. En 1937 déjà, le tiers de la population du Tadjikistan avait fait l’objet d’un transfert (Buškov 1994, p. 21). À cela, il faut ajouter au moins 250 000 nouveaux déplacés entre 1946 et 1960, soit 15 % de la population de l’époque (Abulhaev 1983, p. 24 ; 1988, pp. 162, 177). 28. Parmi les nombreux travaux existants, lire par exemple l’article très complet de S. Dudoignon (1994). 29. La province héberge en effet deux tiers de Tadjiks, concentrés majoritairement dans les villes et les districts de montagne, et un tiers d’Ouzbeks dans les districts de plaine. 30. À la différence des témoins des années 1950, dont les récits portent sur une période révolue, nous avons conservé l’anonymat des réfugiés des années 1990, dans la mesure où leurs propos restent sensibles dans un contexte social parfois encore instable. 31. Il est intéressant de noter que, dans ces deux témoignages, les déplacés ont trouvé refuge au sein de la famille élargie de la mère ou de la femme, pourtant d'un autre lignage. Les liens effectifs de solidarité ne reposent donc pas uniquement sur le lignage mais également sur des logiques d’alliance (je tiens à remercier Alessandro Monsutti pour cette précision). 32. Au plus fort de la guerre, les autorités provinciales de Leninabad envisagèrent, un court instant, de faire sécession pour se rattacher à l’Ouzbékistan. Ils ne passèrent jamais à l’acte, mais l’image des nordistes sécessionnistes et peu solidaires de leurs compatriotes reste vive, tout particulièrement auprès de ceux qui ont vécu la guerre de près. 33. En effet, non seulement les passeports soviétiques mentionnaient le groupe ethnique, ouzbek dans ce cas, mais les actes de naissance indiquaient aussi clairement le lieu de naissance du titulaire ainsi que celui de ses parents, prouvant le lien au territoire lorsque l’un des deux au moins était né en Ouzbékistan. 34. L’Accord de Minsk sur la liberté de mouvement au sein de la Communauté des États Indépendants (CEI), adopté en octobre 1992, autorisait l’entrée et le séjour des citoyens de toute la CEI, y compris donc ceux du Tadjikistan, dans la limite de quarante-cinq jours. 35. Le Code pénal de 1994 rendait en effet passible de trois à cinq ans d’emprisonnement toute personne entrée illégalement sur le territoire national (article 223). 36. Dans un premier temps, le gouvernement ouzbek joua un rôle central en contribuant à rassembler les belligérants autour de la table des négociations. À partir de 1994 et surtout des

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accords de paix de 1997, à la suite desquels l’opposition islamique entra au gouvernement, les relations entre Tachkent et Douchanbé furent de plus en plus tendues (Akiner 2001, pp. 8-10). 37. Sur cette notion d’État civique, lire M. Fumagalli (2007). 38. Le gouvernement ouzbek se méfiait notamment des nationalistes tadjiks, au Tadjikistan mais également dans la communauté tadjike d’Ouzbékistan. Dès l’ouverture permise par la perestroïka, ces derniers n'ont pas cessé de remettre en cause le découpage des frontières des années 1920, qui avait maintenu hors de leur République les deux tiers des Tadjiks d’Asie centrale et notamment les villes historiques de Samarkand et Boukhara, considérées comme le berceau de leur civilisation (Choukourov 1994, pp. 145-165). 39. En 1989, on comptait 18 084 Kirghizes dans la province de Leninabad et 10 756 dans le massif du Pamir, à l’est du pays. Dans les régions qui seraient bientôt directement affectées par la guerre, on dénombrait 973 Kirghizes dans la ville de Douchanbé, 3 230 dans la vallée du Vahš et 30 789 dans le district montagneux de Džirgital, mitoyen de Garm, au centre du pays (Nacional’nyj sostav, 1991, pp. 130-132).

RÉSUMÉS

Cet article explore deux périodes-clés de l’histoire contemporaine de l’Asie centrale : dans les années 1950, la politique soviétique de transfert des populations de montagne vers les kolkhozes cotonniers de la vallée de Ferghana et, dans les années 1990, l’exil des réfugiés de la guerre civile tadjike vers le nord du Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. S’appuyant sur une démarche à la fois historique et sociologique, l’article analyse les conditions d’accueil des populations déplacées dans leurs lieux de destination et propose de déconstruire le concept d’ethnicité, omniprésent dans les sources écrites de ces deux périodes. En effet, une lecture exclusive par le prisme ethnique ne permet pas de percevoir la complexité des allégeances identitaires – nationales, régionales, lignagères, religieuses ou linguistiques. Le concept même d’ethnicité est donc insuffisant pour rendre compte des dynamiques sociales d’une région, où l’identité puise à des sources plurielles, mouvantes et sans cesse renégociées.

This article explores two key moments of the contemporary history of Central Asia: in the 1950s, the Soviet politics of forced displacement of mountainous people down to cotton kolkhozes in the Ferghana valley; and in the 1990s, the exile of refugees from the Tajik civil war to Northern Tajikistan, Uzbekistan and Kyrgyzstan. From both a historical and sociological perspective, the article analyzes how the displaced population was received in the areas of destination. It sheds light on the concept of ethnicity, in the sense that these migrations were earlier most often analyzed in ethnic terms. This approach does not allow for the apprehension of a complex range of identities based on a nation, a region, a lineage, a religion or a language. The concept of ethnicity seems therefore to limit our understanding of the social dynamics of a region where identity appears to be multiple, changing and constantly renegotiated.

INDEX

Mots-clés : identité, ethnicité, lignage, localisme, transferts de population, réfugiés, Ferghana Keywords : identity, ethnicity, lineage, localism, population displacement, refugees, Ferghana

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AUTEUR

OLIVIER FERRANDO Olivier Ferrando, doctorant en sociologie politique à Sciences Po Paris, chargé de cours en relations internationales à l’Institut d’études politique de Lille. Ses recherches portent sur la construction nationale en Asie centrale et les phénomènes de recomposition identitaire et de mobilisation des minorités ethniques de la vallée de Ferghana, en particulier les Ouzbeks, les Tadjiks et les Kirghizes. Contact : [email protected]

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Du soviétique tatar au Tatar kazakhstanais. Les voies multiples de la “tatarité” From Soviet Tatar to Kazakhstani Tatar: multiple aspects of contemporary “tatarness”

Yves-Marie Davenel

1 Parler aujourd’hui des Tatars en tant que catégorie nationale nécessite au préalable de s’arrêter sur la relation qui unit un groupe humain et un ethnonyme. Le terme tatar est un mot ancien qui remonte vraisemblablement au VIIIe siècle. Les Chinois l’utilisaient alors pour désigner des populations turciques du nord de la Chine, dans la région de l’actuelle Mongolie. Il se répandit ensuite dans l’ensemble eurasien lors des conquêtes de Gengis Khan au XIIIe siècle. Durant la période de domination turco-mongole de la Horde d’Or (XIIIe-XVe siècles) sur la Rus’, le terme tatar supplanta celui de mongol et se développa dans les chroniques russes. Avec le début de l’expansion de la Moscovie vers l’Est, suite aux conquêtes des khanats de Kazan (1552) et d’Astrakhan (1556), ce nom en vint à désigner les non-Russes nouvellement soumis et intégrés à l’empire. Il devint alors un terme générique, ce dont atteste son usage par les historiens occidentaux et les missionnaires jésuites qui désignent comme “Tartares” tous les peuples orientaux « disséminés de la Volga à la Chine et au Japon, au sud du Tibet à travers l’Asie jusqu’à l’océan arctique » au XVIIIe siècle (Karimullin 1989, p. 18).

2 Dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe, des intellectuels musulmans de Kazan posèrent les bases théoriques d’une nation tatare, en en faisant l’héritière des populations turciques et musulmanes de la région Volga-Oural. Plusieurs qualificatifs étaient alors en concurrence pour désigner cette nation en devenir : non seulement tatar, mais aussi musulman et bulghar1. Il semble que l’adoption définitive du terme tatar pour désigner la population turcophone musulmane de la Moyenne-Volga du gouvernorat de Kazan s’ancra définitivement avec la création en 1920 de la République socialiste soviétique autonome tatare. L’ethnologue tatar Damir M. Išakov explique de façon laconique l’adoption généralisée du terme tatar, au détriment des autres

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ethnonymes existants, par son enracinement historique dans la région ainsi délimitée (2004, pp. 10-14).

3 Lors du premier recensement soviétique de 1926, plusieurs groupes tatars furent reconnus au sein de catégories autonomes (Tatars de Sibérie, Krâšen, Mišar, etc.2). Dès le recensement suivant, en 1939, la plupart d’entre eux furent inscrits sous une catégorie unique appelée tatare. Parallèlement à une volonté de simplification, la proximité linguistique et culturelle de ces groupes favorisa leur réunion au sein d’une seule catégorie. Les Tatars de Crimée furent également incorporés dans celle-ci en dépit de fortes différences linguistiques et culturelles. Ils ne furent à nouveau comptés séparément que lors du dernier recensement soviétique de 1989.

4 On compte aujourd’hui environ 6,6 millions de Tatars dans le monde, dont 5,5 millions en CEI. Parmi ces derniers, seuls 30 % résident dans la république du Tatarstan. Les Tatars forment également de petites minorités dans de nombreux États (en Turquie, en Chine, aux États-Unis, etc.).

5 Les Tatars du Kazakhstan, aujourd’hui disséminés dans toute la République, sont issus de différentes vagues de migration, en provenance de la région Volga-Oural majoritairement, mais aussi de Sibérie. Les migrations massives de populations tatares ont commencé au XVIIIe siècle pour s’achever dans la seconde moitié du XX e siècle. Elles n’ont pas connu de développement continu, ni homogène. Elles ont été le fait, au départ, de déplacements autorisés et organisés par le pouvoir tsariste, qui créa les infrastructures nécessaires à l’installation des colons. Mais elles ont aussi résulté d’initiatives privées, de fuites. Les motivations étaient diverses, mêlant souvent des considérations sociales, religieuses, économiques et familiales.

6 La relation des Tatars à la steppe et aux populations kazakhes peut être lue de multiples façons. On peut, à la suite de John A. Armstrong, qualifier ce groupe de « diaspora mobilisée ». Cette expression désigne des diasporas occupant « une position fonctionnelle spéciale dans une société en cours de modernisation ». Ces diasporas sont fortement urbanisées, éduquées, mobiles et font preuve d’une grande souplesse linguistique (1992, p. 231). À l’époque tsariste, les Tatars s’étaient spécialisés dans un certain nombre de fonctions très utiles au régime, que ne pouvaient pas remplir les Russes, groupe ethnique dominant. De par leur connaissance de la langue kazakhe et une certaine proximité religieuse, les Tatars servirent d’intermédiaires entre les Russes et les Kazakhs, en qualité de marchands, entrepreneurs, usuriers, médecins et diplomates. Cette position particulière est aujourd’hui exprimée dans les écrits des auteurs tatars kazakhstanais, qui décrivent les Tatars migrants comme des musulmans turcophones propagateurs de l’islam, entretenant des liens anciens et amicaux avec le peuple kazakh. Ces lectures n’épuisent évidemment pas la diversité des relations entre populations tatares et populations kazakhes, qui ont varié selon les époques et les régions.

7 Durant la période soviétique, les Tatars ont connu un fort processus de russification et de soviétisation. La langue ainsi que nombre de traits culturels ont été très affectés et n’ont subsisté que sur un mode résiduel. Cependant, les sentiments d’appartenance antérieurs n’ont pas totalement disparu.

8 Avec l’effondrement de l’URSS, l’identité soviétique a perdu son fondement politique et idéologique. Dans le même temps, la reconnaissance d’une république du Tatarstan au

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sein de la Fédération de Russie ainsi que l’accession à la souveraineté du Kazakhstan ont influé sur la redéfinition du groupe tatar.

9 Depuis 1991, chacun des États centrasiatiques fonde la légitimité de la nation éponyme sur sa profondeur historique et son inscription sur un territoire bien défini. L’identité est perçue sur un mode essentialiste. Dans ce contexte politique, comment les minorités nationales se positionnent-elles politiquement et culturellement face à ces nouvelles contraintes ? Quelles sont les stratégies d’autodéfinition développées par le groupe tatar ? Ces dernières sont-elles propres aux Tatars ou empruntent-elles aux stratégies de légitimation développées par les Kazakhs ?

10 À partir d’une étude ethnologique portant principalement sur les associations culturelles tatares des villes de Semipalatinsk et d’Almaty (dans l’est et le sud du pays), on montrera quelles sont les grandes lignes qui définissent aujourd’hui la reformulation de leurs appartenances et de leurs affiliations3. On verra également comment celles-ci s’inscrivent dans un dialogue permanent du passé et du présent, du privé et du public, du local et du global4.

Les Tatars du Kazakhstan : définitions du groupe

11 Lors du recensement de 2009, la catégorie statistique tatare comptait 203 300 personnes, soit 1,3 % de la population totale du Kazakhstan, un chiffre en recul constant depuis le dernier recensement soviétique de 1989. Héritées de la période soviétique, les catégories ethniques structurent aujourd’hui encore fortement les identités individuelles et collectives. Catégories objectivées et intériorisées, elles sont actualisées au quotidien par les stéréotypes, les blagues mais aussi les documents officiels, en particulier la carte d’identité. Imposée par l’État, cette catégorisation ne prend jamais en considération le sentiment d’appartenance des personnes ainsi définies. Il en va de même pour les militants tatars. Ceux-ci estiment la population tatare en s’appuyant sur une connaissance plus ou moins précise des données statistiques officielles afin d’établir le poids de la nationalité tatare au sein de l’ensemble multiethnique kazakhstanais. Ils alimentent ainsi ce que Stéphane Dufoix appelle l’« illusion de la communauté » (2003, p. 64).

12 À côté de la statistique, d’autres facteurs influent sur la définition des frontières ethniques du groupe tatar. La religion est ainsi, pour certains auteurs, un paramètre d’inclusion-exclusion. Dans l’un des ouvrages tatars les plus diffusés au Kazakhstan, A. G. Hamidullin, militant tatar kazakhstanais, énumère les différentes composantes de cette population dans le pays : Tatars dits “de Kazan”, majoritaires, originaires de la région de la Volga (Povolž’e) et des contreforts de l’Oural (Priural’e), Mišar originaires des anciens gouvernorats de Saratov et Nižegorod, Kasim5, Tatars de Sibérie et Tatars de l’Ili ou dits “de Chine”6 (1997, p. 15). L’auteur précise que, dans ce qui peut sembler un ensemble hétérogène, il existe une unité culturelle et que « tous [les Tatars] sont unis par une langue et une croyance unique, des traditions et des coutumes uniques avec quelques minces différences » (ibid.). Hamidullin minimise à dessein les différences entre les groupes tatars afin de construire la « communauté » tatare kazakhstanaise la plus large possible. Cette présentation n’englobe pas, sous l’appellation tatare, exactement les mêmes groupes que le discours dominant sur la nation tatare en république du Tatarstan. Ainsi, cet auteur exclut les Krâšen, qui professent une confession différente (orthodoxie), de la « communauté » tatare du Kazakhstan. Il ne

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les considère pas comme tatars, alors même que les Krâšen sont enregistrés sous l’unique catégorie statistique tatare lors des recensements au Kazakhstan, contribuant ainsi au poids effectif de cette catégorie au sein de la population kazakhstanaise.

13 Ces subdivisions sont connues des individus résidant au Kazakhstan et parfois mises en avant pour souligner certaines spécificités religieuses ou culinaires. Elles n’en constituent pas pour autant un facteur de distinction interne pouvant conduire à l’élaboration de groupes autonomes, à la différence de ce qu’on observe au Tatarstan7. Cet état de fait s’explique par les conditions historiques de l’installation de personnes originaires de la région Volga-Oural au Kazakhstan, ainsi que par les processus d’homogénéisation sociologique et linguistique que ce groupe a connus durant la période soviétique.

14 Les critères d’inclusion au sein du groupe tatar varient selon les personnes interrogées. Certaines personnes ne reconnaissant pas les Krâšen comme de “vrais” Tatars alors que d’autres les considèrent comme des Tatars à part entière, en se basant sur la communauté de langue. Il existe en outre des variables régionales. Ce type de discours est, par exemple, absent chez les militants tatars que j’ai rencontrés dans le nord et l’est du pays. Les Tatars de Crimée, comptés séparément lors des recensements postsoviétiques au Kazakhstan, et au demeurant très peu nombreux (1 006 personnes en 1999), sont considérés par les militants comme un groupe autonome. Ils ne sont pas inclus dans notre étude.

15 La grande majorité des Tatars kazakhstanais n’a pas de position explicite concernant son assignation nationale. C’est dans la confrontation aux autres, aux non-Tatars, qu’un individu peut être amené à jouer sur des marqueurs considérés comme ethniquement distincts (plats nationaux, pratiques cultuelles, etc.) ou sur des stéréotypes attachés aux Tatars. Ces marqueurs font généralement l’objet d’une « reproduction résiduelle »8.

16 On peut cependant distinguer schématiquement trois types de positionnements face à l’assignation nationale : l’absence de discours sur soi en termes d’appartenance nationale ; la reprise telle quelle de discours sur la nationalité tatare diffusés par les médias (discours des militants qui rejoint celui des autorités sur l’existence d’une communauté tatare représentée par ses centres culturels et ses manifestations dans l’espace public) ; ou bien encore une prise de position contre le discours dominant véhiculé par les militants. En réalité, les personnes se déclarant de nationalité tatare possèdent des conceptions variées de ce qu’est la nation tatare. Le groupe national est en effet revendiqué par différents acteurs, dans différents contextes. Son unité est relative et situationnelle. En outre, à l’exception des Tatars “de Chine” et de certains cercles de militants, les liens d’interconnaissance et de solidarité (au sein du groupe de parenté et en dehors de lui) sont relativement faibles. Même s’ils produisent des discours sur la “communauté” tatare, cela ne signifie pas que la majorité des Tatars, non militants, en fait partie autrement que par leur assignation nationale. C’est la raison pour laquelle il est impropre de parler de communauté tatare au Kazakhstan, si on entend par communauté un groupe humain exprimant un sentiment d’appartenance explicite et de solidarité entre ses membres.

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Une zone ancienne de peuplement tatar : la ville de Semipalatinsk et sa région

17 La ville de Semipalatinsk partage avec quelques autres villes du nord et de l’ouest du pays (Ouralsk, Petropavlovsk, par exemple) la particularité d’avoir été une terre d’implantation ancienne des Tatars, parfois établis ici depuis huit ou neuf générations. Elle a également préservé dans sa structure urbaine les traces vivantes d’un quartier tatar, appelé encore de nos jours Tatarka.

18 Cette inscription longue dans l’espace et dans le temps sous-entend une continuité des échanges avec, d’une part, les colons russes et cosaques et, d’autre part, les Kazakhs nomades. Cette ancienneté des interactions a conduit à des processus d’acculturation réciproque qui influent aujourd’hui sur la façon de penser la relation des Tatars aux Kazakhs et aux autres populations.

19 Le faubourg tatar, fondé en 1798, après le déplacement des habitations de l’île du Colonel sur l’Irtych à la rive droite du fleuve, était à l’origine composé majoritairement de Tatars, mais aussi de marchands musulmans boukhariotes et tachkentois dits sartes, dont le nombre ira décroissant.

20 Ce n’est qu’en 1824 que les quartiers russe et tatar de la ville furent unifiés, suite à leur extension territoriale respective. Cette réunion ne donna pas lieu à un mélange des populations. D’après les témoignages de plusieurs Tatars âgés, l’homogénéité ethnique et religieuse du quartier perdura jusqu’au lendemain de la “Grande guerre patriotique” (1941-1945), en dépit des municipalisations de propriétés privées dans les années 1920 et du départ ou de l’expulsion de riches familles marchandes et/ou industrielles tatares.

21 Dans les années 1930, les changements de politique en matière culturelle et religieuse reléguèrent l’expression d’un sentiment de “tatarité” au domaine privé et familial. Deux phénomènes corrélés y contribuèrent. Premièrement, la russification de l’enseignement provoqua une rupture des liens entre les générations. La dernière école dispensant des cours en langue tatare fut fermée en 1941. Les Tatars du Kazakhstan subirent les mêmes changements d’alphabets que leurs co-nationaux de la région Volga-Oural, ce qui les priva eux aussi de l’accès aux productions littéraires antérieures. Deuxièmement, à l’instar de nombreuses autres victimes de la dékoulakisation, toutes nationalités confondues, beaucoup de familles tatares dissimulèrent leur passé, coupant ainsi leurs enfants de la mémoire du groupe.

22 Pourtant, quelle qu’ait pu être l’intensité de ce processus volontaire d’oubli, et en dépit du mélange de populations qui débute véritablement dans les années d’après-guerre, le quartier tatar va conserver, tout au long de la période soviétique, une coloration culturelle tatare forte, principalement portée par les réseaux familiaux et par l’islam. Une des mosquées de la Tatarka continuera à fonctionner malgré une fermeture entre 1937 et 1941. Mais c’est surtout un personnage qui, par son existence même, souligne le mieux la continuité de la pratique religieuse et de la culture tatare. Šakiržan Sabitov, dit Kari abzyj9 (1913-2001), a fait l’objet, au moment de son décès en 2001, de plusieurs articles hagiographiques dans la presse locale sous la plume d’une militante tatare.

23 Elle raconte que, aveugle et orphelin dès sa plus tendre enfance, Kari abzyj fut formé à la connaissance du Coran dans une madrasa de Semipalatinsk, puis étudia auprès d’un professeur religieux, connaisseur de l’arabe et du turc ancien, fusillé en 1935. Devenu à

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son tour professeur de religion, son handicap lui épargna la répression. Fin connaisseur de l’islam, philosophe, il assura sa vie durant le rôle de chef spirituel de la population tatare et musulmane de la ville. Connu et reconnu par tous, il était sollicité à l’occasion des rites de passage (naissance, circoncision, mariage, enterrement) et invité à prononcer la bénédiction. Après 1991, il prit part, en tant qu’homme public, aux festivités religieuses et profanes tatares telles que le Sabantuj (littéralement “fête de la charrue”)10, ainsi qu’à des émissions télévisées et radio. Ce personnage, considéré aujourd’hui presque à l’égal d’un saint, a représenté un des fils rouges de la perpétuation de la religion musulmane et de la culture tatare à Semipalatinsk.

24 Toutefois, malgré l’existence de guides spirituels durant l’époque soviétique, à aucun moment la connaissance et la pratique de la religion ne retrouvèrent leur niveau d’avant les répressions. Si cette dernière était tolérée par les autorités soviétiques locales, cela ne signifiait pas pour autant la perpétuation et le respect de l’orthodoxie musulmane11, pas plus que le droit d’exprimer publiquement un quelconque sentiment national.

25 L’ouverture, en 1959, d’un cercle tatar près le Palais de la culture de la ville en constitue un bon exemple. Ses promoteurs essuyèrent d’abord un refus violent de la part des autorités, qui les qualifièrent de « nationalistes ». Le cercle amateur ne put voir le jour qu’après des demandes réitérées à Almaty, Saint-Pétersbourg et Moscou. Sa création doit davantage être comprise comme la possibilité donnée à un groupe amateur de chanter, danser et jouer une musique nationale participant à l’élaboration d’une culture soviétique, plutôt que comme un précurseur des mouvements de renaissance nationale auxquels on a assisté à la fin des années 1980 en URSS.

26 En effet, en dépit de l’existence de ces quelques fils rouges, la population tatare a subi une russification en profondeur tant de sa langue que de son mode de vie, même si l’islam constitue encore un de ses traits identitaires majeurs. Ce type d’affiliation n’est pas propre aux Tatars. Au Kazakhstan, l’association entre appartenance ethnique et confession religieuse demeure prégnante en dépit d’une pratique faible et d’une individualisation de la foi. La majorité des Tatars, s’ils se déclarent musulmans, ont une connaissance limitée des canons de l’islam et fréquentent peu les mosquées. Si l’islam est considéré par beaucoup comme un trait constitutif de l’identité tatare, il fait aujourd’hui l’objet d’un réapprentissage, à l’image de ce que l’on peut observer chez d’autres groupes nationaux.

27 Parmi les minorités nationales kazakhstanaises, la population tatare occupe une place particulière. Elle a le taux de mariages exogames le plus élevé parmi les groupes nationaux résidant au Kazakhstan. D’après les données de l’Agence nationale de statistique, en 2004, 85 % des Tatars des deux sexes ont contracté un mariage en dehors de leur groupe d’appartenance, avec des coreligionnaires ou non. Par leur taux de natalité et leurs pratiques matrimoniales, les Tatars s’apparentent aux populations slaves et européennes (à l’exception des Russes). Dans le même temps, ils partagent nombre de points communs, culturels et linguistiques, avec les populations musulmanes et centrasiatiques : ils sont majoritairement musulmans et parlent une langue turcique de la même famille que le kazakh.

28 Ces spécificités constituent, aux dires d’un certain nombre de militants du renouveau culturel, autant de menaces à la perpétuation d’une identité tatare au Kazakhstan.

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Le renouveau tatar depuis la fin des années 1980

29 Le président du Centre social tatar (CST) de Semipalatinsk me confiait en 2006 : Nous avons subi pendant soixante-dix ans un processus de russification et depuis quinze ans, un processus de kazakhisation. Si nous ne réagissons pas, nous pouvons disparaître car les langues tatare et kazakhe sont très proches et nous sommes tous deux des peuples musulmans.

30 De même beaucoup de Tatars rencontrés lors de mes séjours au Kazakhstan exprimaient de l’inquiétude quant à leur devenir dans ce pays. Indépendamment de considérations économiques, ils étaient tiraillés entre la peur de l’assimilation et la volonté d’intégration dans le nouvel État kazakhstanais, intégration elle-même hypothétique du fait de la nationalisation de la société au profit de l’ethnie éponyme, un phénomène appelé “kazakhisation”.

31 La possibilité d’une reformulation d’un sentiment de “tatarité”, apparue dès la fin de l’époque soviétique dans le cadre légal offert par la politique culturelle, semble constituer une troisième voie. La loi du 22 septembre 1989 Sur les langues de la RSS kazakhe a ainsi constitué le déclencheur légal de la réalisation des aspirations nationales. Elle stipulait que : La RSS kazakhe fournit les garanties légales à toutes les langues employées dans la république et défend le droit imprescriptible de tout citoyen, quelle que soit sa nationalité, au développement de sa langue et de sa culture.

32 À la suite de la promulgation de cette loi, prolongée par la juridiction actuelle du Kazakhstan indépendant, le mouvement tatar s’officialisa. Un centre social tatar fut créé en mars 1990, à l’initiative d’un professeur d’économie politique, membre du parti communiste et de la société Znanie “le savoir”. Il s’est donné dès l’origine pour mission la renaissance (rus. vozroždenie) et le développement de la langue, de la culture, des rites et traditions tatars. Ce faisant, il ne faisait que s’insérer dans une vague de renouveau culturel national qui affectait toutes les régions d’Union soviétique en ces années de perestroïka. Issu d’un mouvement local, autonome et bénévole, le centre social tatar (CST) s’affilia très vite à l’Association des centres sociaux et culturels tatars et tataro-bachkirs12, créée en 1990 à Almaty. Les relations avec le Tatarstan se développèrent également. Les responsables des centres socioculturels tatars du Kazakhstan furent invités à la première assemblée (tat. kurultaj) du peuple tatar, qui se tint à Kazan en 1990.

33 Ces liens, tissés à la toute fin de l’époque soviétique, se prolongèrent dans le cadre des nouveaux États indépendants. Le Tatarstan et le Kazakhstan, après une période de refroidissement diplomatique, développent aujourd’hui des partenariats économiques importants. La venue du président tatar, Mintimer Chaïmiev, en 1996, marqua le renouveau des échanges entre les deux États et la reconnaissance officielle des Tatars du Kazakhstan, ce qui facilita et renforça les réseaux personnels et familiaux existant entre les deux pays.

34 Si le centre social tatar joue aujourd’hui un rôle actif dans la promotion de la culture et de la langue, il ne fut cependant pas créé pour répondre à un besoin qui aurait été exprimé par la majorité des Tatars de Semipalatinsk. Beaucoup ne comprirent pas immédiatement l’intérêt d’un tel centre13. Cette précision permet de comprendre que l’expression publique d’un sentiment de “tatarité” n’est pas l’apanage d’une institution officielle, représentée par le CST. Une des militantes du CST m’expliquait, à partir de

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son propre exemple, qu’à l’époque soviétique, elle ne se pensait pas comme tatare, mais comme membre du peuple soviétique, bien qu’elle fût née dans un village à forte population tatare et maîtrisât la langue tatare. Cette assertion révèle la complexité des affiliations et des appartenances et leur évolution dans le Kazakhstan postsoviétique.

35 On assiste ainsi aujourd’hui à un réinvestissement et non à une reconstruction d’un moi individuel et collectif. On entend ici par réinvestissement le fait pour un individu d’opérer consciemment le choix de s’investir à nouveau dans une appartenance, révélée dans l’altérité, qui avait pu, comme ce fut le cas durant la période soviétique, être reléguée au second plan, voire déniée, mais jamais totalement oubliée. Ce processus consiste à remettre au premier plan cette appartenance, qui va souvent de pair avec une assignation administrative, et à investir celle-ci d’un contenu culturel, politique, linguistique et symbolique. La reconstruction identitaire, qui peut être un des aspects du réinvestissement dans une identité, consiste, à nos yeux, en la formulation d’une appartenance à partir d’un passé idéalisé, voire mythifié, mais qui ne repose sur aucun fil rouge faisant le lien entre un individu donné et une mémoire collective. En cela, l’existence du CST et les actions des militants tatars facilitent la redécouverte et la transmission d’une mémoire et de pratiques collectives.

36 Confinés jusqu’alors dans le cadre étroit de certains cercles familiaux et détenus généralement par les babuški “grands-mères”, un certain nombre de marqueurs de l’identité tatare, notamment les plats nationaux, sont dorénavant reconnus et transmis. Cette transmission s’appuie également sur des publications en provenance de Kazan14 ou édités au Kazakhstan. De la même manière, les costumes “traditionnels”, s’ils restent uniquement réservés à un usage festif (ils sont portés par les membres des collectifs artistiques amateurs), n’en font pas moins l’objet d’un réel engouement.

37 L’action du centre social tatar passe également par la promotion de l’enseignement du tatar, dispensé, à titre facultatif, dans trois écoles de la Tatarka. Le choix de cet enseignement est souvent conditionné par la présence de grands-parents (généralement les grands-mères) au sein de familles où les parents eux-mêmes ne maîtrisent pas forcément cette langue. Les élèves sont majoritairement des čistye tatary “Tatars purs”, expression par laquelle les Tatars désignent les enfants dont le père et la mère sont tatars. Elle renvoie à une vision essentialiste de l’individu, dans laquelle le sang détermine l’appartenance culturelle. On y compte également des enfants dont l’un des parents seulement est tatar, ainsi que des enfants d’autres nationalités. Une anecdote racontée par une enseignante de l’école à propos d’un enfant de père kazakh et de mère tatare illustre bien la relativité des affiliations. Cet enfant, désireux d’apprendre la langue tatare, demandait ainsi à son père : « Papa est-ce que je peux être tatar deux fois par semaine ? Et le reste du temps, je serai kazakh ».

38 Cependant, le niveau d’enseignement est faible, de l’aveu même des professeurs, parmi lesquels un seul possède une formation spécialisée. Le matériel pédagogique est rare et difficile d’accès. La république du Tatarstan fournit bien des livres aux professeurs, mais seulement lorsque ceux-ci se rendent à Kazan. Compte tenu des conditions économiques, cela limite fortement les possibilités réelles. Cette aide ne suffit pas à unifier et à améliorer le niveau de l’enseignement dispensé. En plus de l’apprentissage de la langue proprement dit, les élèves sont initiés à l’histoire, aux chansons et aux poèmes populaires tatars. Ils participent également au Sabantuj et aux autres festivités organisés par le CST.

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39 Cet ensemble de mesures, destinées principalement à un public tatar, va de pair avec différentes manifestations publiques telles que les jubilées de poètes ou de héros nationaux, ouvertes à la communauté tatare. La célébration tatare majeure, le Sabantuj, a ainsi été remise au goût du jour dès 1991 et constitue le temps fort de l’expression publique d’un sentiment de “tatarité”. Elle est aussi le symbole de l’unité de la nation tatare puisque y prennent part non seulement un nombre important de Tatars de Semipalatinsk, mais aussi des invités (représentants de centres culturels tatars, amis, parents) venus d’autres villes ou régions du Kazakhstan. L’édition 2006 du Sabantuj a ainsi accueilli des représentants du centre culturel d’Oust-Kamenogorsk et de villages alentours. Cet échange de bons procédés (les membres dirigeants du CST de Semipalatinsk se rendent régulièrement à Oust-Kamenogorsk, Pavlodar, Astana ou Almaty), limité par des contraintes d’ordre financier, souligne l’existence de réseaux dynamiques entre les différentes régions du Kazakhstan.

40 L’indéniable réussite du CST doit beaucoup à deux facteurs : les réseaux d’interconnaissance de la population tatare dans la ville de Semipalatinsk d’une part, et la figure du président du CST d’autre part. Le centre bénéficie en effet du charisme de son président et tire sa légitimité du fait que ce personnage incarne le visage public des Tatars. L’actuel président du CST, musicien de formation et directeur de l’école tatare des arts15, la seule existant hors de la république du Tatarstan, est une personnalité connue de la ville16. Il est, en outre, membre de l’Assemblée du peuple du Kazakhstan et a reçu le titre d’“acteur culturel émérite de la république du Tatarstan”.

41 L’inscription culturelle la plus visible des Tatars dans la sphère publique se fait par le biais de deux ensembles artistiques amateurs ayant reçu en 1991 la qualification narodnyj “populaire” qui, en-dehors de sa fonction honorifique, permet aux deux dirigeants de chacun de ces ensembles d’être rémunérés sur le budget de la ville. Reconnu en 2006 comme l’un des trois centres nationaux les plus dynamiques de la ville (sur onze), le CST, à l’inverse des centres socioculturels allemand et russe, ne bénéficie d’aucun soutien financier direct de sa patrie historique, la république du Tatarstan17. Il doit donc user de toutes les dispositions légales pour assurer le financement de ses activités (aucun membre n’étant rémunéré directement par le CST). Le soutien des sponsors tatars privés s’avérant insuffisant, le CST dépend étroitement de ses relations avec les autorités locales.

42 Cela se manifeste au moment de la célébration du Sabantuj, qui fournit l’occasion de renouveler les allégeances envers les autorités politiques de la ville et de l’État, qui y sont conviées tous les ans. Lors du choix de la date du Sabantuj 2006, une militante me disait ainsi : « Comment peut-on organiser le Sabantuj sans l’akim [le maire] ? C’est une fête de la ville. Notre fête lui plaît18 ». Cette réflexion souligne l’enjeu de la représentation publique de la culture tatare. Inviter l’akim de la ville n’est bien sûr pas anodin. On lui offre à cette occasion un tûbeteke (coiffe masculine tatare), expression de respect envers la personne et l’autorité qu’elle représente. Peu après, à l’occasion du rituel des toasts lors d’un repas réservé aux personnalités de la ville, on signifie explicitement à l’akim l’ancienneté de l’implantation des Tatars dans la ville et leurs bonnes relations avec les Kazakhs. Autrement dit, si le pouvoir séculier est éphémère, la présence des Tatars est au contraire pérenne, ce que l’akim doit prendre en considération. De cette manière, les Tatars se définissent comme une composante à part entière de la ville de Semipalatinsk et, plus largement, de l’ensemble politique et géographique kazakhstanais.

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43 On touche ici un des points essentiels de la mise en forme et des contraintes rencontrées par l’expression d’un sentiment identitaire : sa reconnaissance par autrui, qui conditionne pour partie sa survie grâce au financement de son expression publique. Celle-ci est destinée tout autant à un autrui comprenant l’ensemble de la population kazakhstanaise, qu’aux Tatars eux-mêmes. Nombre de ces derniers, dépossédés de leur mémoire collective par les aléas de l’histoire, délaissent cette appartenance culturelle en manifestant d’autres préférences, notamment un goût certain pour l’Occident. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter le zèle déployé par le directeur du CST pour participer avec les ensembles artistiques amateurs tatars à toutes les manifestations organisées par la ville : les fêtes étatiques, celles de la ville et des autres nationalités, ainsi qu’à des émissions de télévision, afin de montrer la culture tatare au plus grand nombre tout en la valorisant par une dimension ludique. Enfin, au-delà de la transmission de la culture, les activités du centre sont implicitement destinées à réunir les gens et, partant, à assurer la continuité culturelle et physique du groupe.

Renouveau culturel et reproduction du groupe

44 Selon mes interlocuteurs, deux faits constituent une menace pour la reproduction du groupe : la forte exogamie tatare et la dispersion géographique sur le territoire kazakhstanais, ainsi qu’au sein des villes. Une des réponses apportées, tant à Semipalatinsk qu’à Almaty, par les militants tatars est l’organisation d’événements (soirées, sorties) destinés explicitement à faire se rencontrer les jeunes gens (entre 18 et 25-30 ans). Ainsi que me l’expliquait Nadžiâ, jeune militante de 24 ans du centre tatar d’Almaty : Nous voulons ouvrir un club de rencontres pour que les jeunes gens et les jeunes filles puissent se fréquenter. Il y a beaucoup de jeunes gens qui demandent à pouvoir rencontrer des jeunes filles pour établir des relations sérieuses avec elles.

45 Lorsque je lui demandai s’il est difficile pour les jeunes de trouver des conjoints de la même nationalité, elle me répondit sans hésiter : Bien sûr. C’est peut-être d’ailleurs cela qui les attire au centre tatar. Ce qui est intéressant, c’est que beaucoup de gens fréquentent le centre, y étudient, et une fois qu’ils ont trouvé un(e) conjoint(e) et se sont mariés, ils disparaissent. On ne les voit plus qu’occasionnellement lors du Sabantuj et c’est tout.

46 L’intérêt des jeunes gens se porte donc davantage sur le choix d’un conjoint de même nationalité que sur l’acquisition de la langue et/ou de la culture tatares.

47 À Almaty, le centre socioculturel tatar, par son école du dimanche, constitue un des pôles essentiels de la culture tatare. En tant que lieu de rencontres, il est aussi un élément important dans la reproduction du groupe. Le discours du président de l’Association des centres sociaux et culturels tatars et tataro-bachkirs est en ce sens révélateur et sans équivoque. Il prêche en effet pour la conservation d’un ètnofond “fonds ethnique”, terme qui renvoie à l’approche essentialiste présentée plus haut.

48 À côté du discours officiel, l’enquête ethnographique révèle l’existence de différences générationnelles dans le rapport à la nationalité tatare. On peut distinguer schématiquement trois groupes auxquels correspondent des comportements spécifiques : la jeune génération (16-25 ans) qui n’a pas ou très peu connu la période soviétique, la génération active (25-55 ans), la génération âgée (55 ans et plus). Le sentiment d’appartenance de ces trois catégories au groupe tatar est différent. Alors

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que la génération active est relativement peu impliquée dans sa nationalité en dehors du phénomène de « reproduction résiduelle », la jeune génération et la génération âgée expriment davantage leur affiliation à l’identité tatare. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la fréquentation des lieux de la culture tatare (fêtes, centres culturels). On trouve davantage de membres de ces deux générations parmi les militants.

49 Cette inclination à la perpétuation de la culture tatare se retrouve aussi dans les attitudes face aux mariages interethniques. Ainsi, on observe une aspiration nouvelle aux unions avec des partenaires tatars chez ces deux groupes. Pour la génération âgée, l’exogamie constitue un état de fait, accepté ou non, qui était considéré par la société soviétique comme étant la norme et donc favorisé. Pour la jeune génération, le choix d’un partenaire de même nationalité est compris comme un acte de loyauté envers sa nation face à un risque, réel ou fantasmé, de perte identitaire. On trouve ici un écho, plutôt qu’une réponse, à l’appel à la conservation d’un ètnofond lancé par le président de l’Association des centres sociaux et culturels tatars et tataro-bachkirs. Aujourd’hui, le discours de ces deux générations converge vers une promotion de l’endogamie ethnique et confessionnelle, surtout dans les familles où les grands-mères sont encore présentes. Toutefois, même au sein de la jeune génération, cette tendance, au vu du nombre de mariages interethniques, semble pour l’instant rester minoritaire.

50 D’autres décalages existent entre les générations dans l’appréhension de la nation tatare et de son devenir. À Almaty, ces perceptions différentes ont un temps incité les jeunes militants tatars à vouloir créer leur propre centre. Ils reprochaient à leurs aînés d’être trop attachés à la langue tatare et à une conception conservatrice de la culture. Ils déploraient également les clivages entre Tatars de “Chine” et “locaux” quand, eux, prônaient l’unité. Nadžiâ précisait : Nous voulons créer notre propre organisation, mais dans le même temps, nous ne voulons pas nous séparer des adultes. Nous les informerons obligatoirement de nos projets, pour avoir leur accord.19

51 La rupture ne fut donc pas consommée. Cependant, si l’objectif affiché est le même, à savoir la perpétuation de la nation tatare, les moyens employés sont plus pragmatiques et prennent acte de la situation contemporaine. Il s’agit, par exemple, de créer des réseaux d’entraide dans les affaires ou la recherche d’emploi basés sur l’appartenance ethnique, ce qui constitue un fait nouveau pour les Tatars. Ce mouvement de jeunesse tatar qui se développe actuellement use aussi des possibilités nouvelles fournies par Internet pour doubler des liens d’interconnaissance personnelle au Kazakhstan et en CEI. La constitution de ce réseau est pour partie le résultat de l’action du Tatarstan. Les Forums mondiaux de la jeunesse tatare tenus à Kazan en 2004, 2006 et 2008 ont en effet permis à des jeunes Tatars kazakhstanais venus de toutes les régions de la république de se rencontrer pour la première fois. Cette rencontre les a incités à créer une organisation de jeunesse tatare à l’échelle du pays.

L’inscription dans le territoire : quels enjeux ?

52 Un autre enjeu majeur du renouveau tatar est la (re)découverte d’une histoire commune permettant d’asseoir la légitimité de la présence tatare au Kazakhstan. À Semipalatinsk, le musée tatar, ouvert en 1996 et rattaché au CST, est animé par trois retraités bénévoles qui collectent et organisent des éléments matériels et immatériels

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(récits de vie enregistrés) auprès des Tatars de la ville. À partir de ces éléments de la vie quotidienne, c’est tout un pan de la culture tatare que l’on cherche à faire sortir de l’oubli. Un autre dessein, plus ambitieux, vise à exhumer un passé dévoilant l’action “civilisatrice” et “progressiste” des Tatars de Semipalatinsk et de sa région parmi la population kazakhe. Cet aspect est présent dans le discours de tous les Tatars rencontrés, aussi bien à Semipalatinsk, qu’à Almaty.

53 L’occultation de ce pan de l’histoire est ressentie comme un acte délibéré de l’historiographie russe puis soviétique, que la liberté d’expression actuelle permettrait de combler. Pourtant, ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990, à l’occasion de la première réunion du Congrès mondial des Tatars qui se tint à Semipalatinsk en 1998, que débute la parution d’articles et d’ouvrages traitant de ce thème. Précisons qu’aucun de leurs auteurs n’est un historien professionnel. Certains font néanmoins autorité et ces écrits, malgré des tirages très limités, sont connus aux quatre coins du pays. Ils sont diffusés sous forme imprimée et via les sites Internet tatars plus spécifiquement fréquentés par les jeunes. Ainsi, G. T. Hajrullin, professeur en pédagogie, poète et militant, est l’auteur d’une Histoire des Tatars (1998) et de livres sur la culture et le folklore tatars. Ses ouvrages sont utilisés pour l’enseignement de l’histoire dans les écoles où est dispensé un enseignement du tatar et dans les écoles du dimanche de différentes villes du pays.

54 Dans ces écrits, l’expression d’un sentiment de “tatarité” est indissociable de l’insertion des Tatars dans un contexte plus large : kazakh d’abord, puis soviétique et enfin postsoviétique. Les auteurs proposent ainsi une lecture de leur propre histoire dans leur relation aux Kazakhs, toujours présentée sous le meilleur jour. Ils occultent les aléas de leur relation mutuelle, que soulignent, au contraire, certains de mes interlocuteurs kazakhs20, et dénoncent la politique exercée à leur encontre par l’Empire tsariste.

55 De l’avis de plusieurs historiens et politologues kazakhs21, c’est là un procédé classique et purement conjoncturel de renversement des allégeances politiques, suite au changement de régime et au remplacement de la nation dominante par une autre aux commandes de l’État. Ce processus est toutefois à sens unique. L’histoire des Tatars est absente des manuels kazakhstanais, en dépit des discours et des fêtes officiels faisant l’éloge de la diversité ethnique et culturelle du pays. L’action “civilisatrice” et “progressiste” des mollahs, instituteurs et industriels tatars est occultée, comme l’illustre un exemple, souvent repris par mes interlocuteurs : si certains Kazakhs reconnaissent en privé que le premier littérateur kazakh, Abaï Kounanbaïev22 a reçu son éducation primaire d’un mollah tatar, le fait est dissimulé dans la sphère publique.

56 La revalorisation du patrimoine tatar se cantonne au niveau local. La réouverture en 2006 de la mosquée Musin23 (du nom d’une dynastie de riches industriels tatars) dans la Tatarka de Semipalatinsk, permet ainsi, par le biais d’une inscription dans la ville, de rendre aux Tatars une part de leur prestige passé. C’est cependant un imam kazakh qui y officie, aidé dans sa tâche jusqu’en 2006 par un imam-khaṭīb24 tatar kazakhstanais, formé au Tatarstan.

57 L’emphase mise sur la relation au sol kazakhstanais cherche à redonner aux Tatars un sentiment de fierté par rapport à un passé brillant et à les inscrire dans le temps long de l’histoire de la steppe. Cette insistance sur l’ancienneté du peuplement pousse certains à prétendre à l’autochtonie, à l’instar d’autres populations turcophones

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centrasiatiques (ouzbèke, ouïgoure et kirghize), ainsi qu’à remettre en cause le terme de diaspora25.

Conclusion

58 Dans un contexte d’affiliations potentielles multiples, un individu opte pour l’une d’entre elles suivant différentes pressions émanant de son environnement social et familial. Le choix d’une affiliation nationale assumée, si elle peut paraître une évidence, n’en constitue pas moins une réponse possible parmi d’autres. C’est particulièrement visible dans le cas des enfants issus de mariages mixtes, pour lesquels le choix de la nationalité, opéré à 16 ans, est le fruit d’une négociation au sein de la famille et ne découle pas toujours automatiquement de la nationalité du père.

59 Les personnes interrogées dans le cadre de cette étude gravitent presque exclusivement, de près ou de loin, autour des institutions du “renouveau” tatar, plus directement observable. Toutefois, la grande majorité des Tatars du Kazakhstan appréhendent leur assignation nationale de manière mécanique, sans aucun investissement culturel, linguistique ou symbolique.

60 Cette étude montre que c’est bien à un réinvestissement dans une identité et non à une reconstruction identitaire qu’on assiste aujourd’hui. Celui-là relève d’un choix, souvent perçu par les promoteurs du “renouveau” tatar comme un devoir, devant le péril que constitue à leurs yeux l’assimilation.

61 Cette reconquête d’un soi, à partir de bases fragmentaires que l’on sélectionne et dont on manipule le récit, est, on l’a vu, conditionnée par de multiples facteurs. La comparaison de la situation des Tatars à Semipalatinsk et à Almaty nous révèle qu’il est difficile de parler d’une communauté tatare, même lorsque les marqueurs à partir desquels les individus définissent leur identité sont les mêmes.

62 L’exemple de cette minorité nationale souligne l’influence du milieu environnant : les Tatars cherchent, à l’instar des Kazakhs, à légitimer leur place au Kazakhstan par le biais de l’affirmation d’une inscription longue sur un territoire. Il montre par ailleurs la difficulté à vouloir appréhender le phénomène de “renouveau” national dans un état postsoviétique de manière non différenciée. Si tous les groupes nationaux évoluent a priori dans un même cadre juridique, on ne peut pas dégager de modèle ni de forme de développement unique.

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NOTES

1. Le terme bulghar fait référence à l’État bulgare de la Volga (Xe-début XIIIe siècle). 2. Les Krâšen sont des Tatars baptisés et convertis à l’orthodoxie. L’origine du groupe mišar est imprécise. Il semblerait qu’il soit le résultat de la turcisation d’un groupe de langue finno- ougrienne appelé meŝer. Au XVIe siècle, une partie de ce groupe se serait russifiée, tandis qu’une autre aurait fusionné avec les Tatars. Les Mišar appartiennent à l’ensemble des Tatars de la Volga et de l’Oural, mais possèdent un dialecte (dit de l’Ouest) et un mode de vie propres selon l’ethnographe D. M. Išakov (1993).

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3. Je reprends ici les concepts d’appartenance et d’affiliation dans l’acception qu’en donne Jean Cuisenier : « L’appartenance est reçue parce qu’on nous l’a donnée, par naissance et par tradition familiale, et parce que les autres nous connaissent et nous reconnaissent à travers ce don. L’affiliation est choisie par l’effet de notre volonté et de notre libre engagement, indépendamment de notre appartenance et parfois contre elle » (Aghulon & Cuisenier 1997, p. 318). 4. Cet article s’appuie sur trois enquêtes de terrain menées auprès des Tatars du Kazakhstan d’octobre 2004 à mai 2005, de mars à juillet 2006, puis de mai à juin 2007, effectuées principalement dans les villes d’Almaty et de Semipalatinsk. 5. Le terme Kasim, qui a par la suite donné son nom aux Tatars de Kasim ou Kasimovcy, provient du nom d’un prince de la Horde d’or victorieux d’une armée russe à qui le prince défait, Vasilij Temnyj, octroya en apanage une ville et sa province en 1445. Cette province, connue dans les sources historiques sous le nom de « Terre meŝer » (meŝerskaâ zemlâ), avait pour capitale la ville de Meŝer, qui fut dès lors appelée Kasimov, tout comme le khanat qui fut instauré. Cette ville se trouve aujourd’hui dans l’oblast’ de Riazan. Les Tatars de Kasim appartiennent au groupe des Tatars de la Moyenne-Volga et de l’Oural ; ils parlent le dialecte tatar de Kazan (dialecte du centre) (Šarifullina 1991). 6. Ce terme désigne des groupes tatars originaires de la région Volga-Oural s’étant installés à partir du XIXe siècle dans le Xinjiang ouïgour et ayant rejoint l’Union soviétique entre 1954 et 1965. 7. Le recensement de la population de la Fédération de Russie en 2002 a ainsi donné lieu à la constitution de nouvelles catégories (en réalité déjà présentes dans le recensement de 1926) remettant en cause l’unité proclamée de la nation tatare. De nombreux intellectuels et hommes politiques tatars y ont vu et dénoncé un procédé visant, de la part des Russes, à diviser et donc à affaiblir la nation tatare. 8. La « reproduction résiduelle » telle que la définit Renan Le Coadic dans une étude sur la « renaissance » culturelle en Bretagne renvoie à un état de fait où seuls quelques éléments sont préservés et/ou reproduits sans que cela ne fasse l’objet d’une démarche explicite et volontaire. Il en est ainsi de la transmission de la langue, mais plus certainement encore des pratiques alimentaires (plats nationaux, prohibitions), la langue ayant souvent subi de fortes altérations (2003, pp. 373-379). 9. Kari désigne un déclamateur professionnel maîtrisant la lecture psalmodiée du Coran et respectant les règles de lecture et de discipline coraniques. Abzyj est un terme d’adresse tatar utilisé envers un homme plus âgé que soi. 10. Le Sabantuj est une ancienne fête profane liée aux rites agraires, qui se tenait au printemps en région Volga-Oural. Elle a lieu aujourd’hui le plus souvent au mois de juin. Elle mêle concours sportifs (lutte tatare), spectacles de danse et concerts de musique tatars. Au Kazakhstan, des ensembles musicaux d’autres nationalités sont souvent invités à s’y produire. 11. L’unique imam tatar de Semipalatinsk m’expliquait ainsi l’absence de connaissance religieuse de ses ouailles minée par soixante-dix ans de pratiques antireligieuses soviétiques. 12. L’association de ces deux nationalités au sein d’un même mouvement est le fait des intéressés eux-mêmes et non pas une catégorisation administrative. Elle est présentée par mes interlocuteurs comme résultant de la proximité linguistique et culturelle des Tatars et des Bachkirs, ainsi que par la relative faiblesse numérique de ces derniers (23 225 personnes lors du recensement de 1999). 13. D’après les propos du président du centre social tatar de Semipalatinsk. 14. C’est le cas, notamment, de la revue Suûmbeke éditée à Kazan qui propose, entre autres, des patrons de couture de costumes tatars. 15. L’école, créée en 1992, a reçu cette appellation en 1996, suite à la visite du président Chaïmiev. En dépit de sa dénomination nationale, cette institution, financée par le ministère de

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l’Éducation de la république du Kazakhstan, est ouverte aux enfants et aux professeurs de toutes nationalités et dispense un enseignement général, auquel s’ajoute l’apprentissage de chansons et danses populaires tatares. 16. C’est une exception, la plupart des présidents de centres culturels et/ou sociaux tatars étant des entrepreneurs ou appartenant aux professions intellectuelles. 17. Le directeur du CST de Semipalatinsk, à l’instar d’autres militants d’Almaty, n’exprimait aucun grief à ce propos et déclarait au contraire que ce devait être aux Tatars de la diaspora d’aider la patrie, en raison de la situation politique de cette dernière. 18. L’akim de Semipalatinsk est le seul du Kazakhstan à avoir été officiellement invité aux festivités liées à la commémoration des 1000 ans de Kazan en 2005. 19. Bien que la plupart des élèves du centre d’Almaty ait dépassé l’âge de la majorité (fixée à 18 ans), ils utilisaient constamment le terme adulte pour désigner les responsables des centres et leurs aînés au cours de nos discussions informelles. Cette différenciation entre adultes “jeunes” et adultes “mûrs” semble être un héritage du découpage générationnel présent dans la société soviétique (notamment au sein des Komsomol, où la limite d’âge était fixée à 28 ans). En outre, il semble que l’état matrimonial de la personne, et davantage encore le fait d’être parent, constitue un marqueur entre la “jeunesse” et l’âge “adulte”. Cette catégorisation entre “jeunes” et “adultes” sous-entend des capacités de réflexion, d’organisation et de décision diverses, renvoyant à des degrés de responsabilité différents. 20. Entretien avec l’historien Rustem Kadyržanov. 21. Entretiens avec le politologue Nurbulat Masanov et l’historien Rustem Kadyržanov. 22. Abaï Kounanbaïev (1845-1904) est né et a vécu dans la région de Semipalatinsk. Homme politique, poète, compositeur et traducteur, il fut un des premiers à introduire la culture russe dans les steppes kazakhes. Il est aujourd’hui considéré comme le père de la littérature kazakhe. 23. Construite en 1908-1910 par l’architecte stambouliote Gabdulla Efendi, grâce au financement de l’industriel Latif Musin, sur l’emplacement d’une mosquée en bois emportée par les flammes en 1902, elle fut transformée à l’époque soviétique en entrepôt. Sa rénovation a été financée exclusivement sur les deniers des fidèles. 24. Ce titre est porté par un imam ayant le droit d’exercer la prédication et l’enseignement. Pour une définition plus approfondie, voir l’article Khaṭīb dans l’ Encyclopédie de l’Islam (1978, pp. 1141-1142). 25. J’utilise ce terme dans son acception vulgarisée, qui désigne toute population non autochtone. Introduit au début des années 1990 au Kazakhstan dans le milieu scientifique et les mass-média, ce terme n’a pas de contenu scientifique spécifique et est utilisé, tant par les administrations que par les personnes interrogées, comme un synonyme de “minorité nationale”. Sa portée idéologique est forte puisqu’il réserve de facto la prétention à l’autochtonie au seul peuple kazakh. Sur ce sujet, voir Davenel 2009a.

RÉSUMÉS

Installés depuis la fin du XVIIIe siècle sur le territoire de l’actuel Kazakhstan, les Tatars kazakhstanais ont conservé jusqu’aux années 1930 un mode de vie traditionnel dans lequel l’islam jouait un rôle important. Durant la période soviétique, les Tatars ont subi un processus d’homogénéisation socioculturelle et linguistique qui a très fortement affecté la langue et la culture tatares. Depuis la fin des années 1980, on assiste à un renouveau culturel qui s’est traduit

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par la création de centres socioculturels destinés à faire revivre la culture et la langue tatares. Ce phénomène n’est pas uniforme et touche différemment les personnes se déclarant de nationalité tatare, suivant des distinctions générationnelles et des différences d’insertion dans des réseaux d’interconnaissance. Promu par les militants, le renouveau culturel vise l’affirmation d’un soi collectif et la légitimation à résider au Kazakhstan.

Kazakhstani Tatars are living on the territory of present-day Kazakhstan since the late 18th century. Until the 1930s, they preserved a traditional way of life where Islam played an important role. During the Soviet time, the Tatar traditional way of life suffered from the russification policy of the Soviet regime. Since the end of the 1980s, a cultural revival is under way. Socio-cultural centres have been created all over the country and work for the revival of Tatar language and traditions, but also for the preservation of the Tatar ethnic group and their legitimacy to live in Kazakhstan. Yet, this process is multiform and affects people differently according to age and personal solidarity networks.

INDEX

Mots-clés : Kazakhstan, minorités, Tatars, identité nationale Keywords : Kazakhstan, minorities, Tatars, national identity

AUTEUR

YVES-MARIE DAVENEL Yves-Marie Davenel est anthropologue, docteur de l’EHESS, chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales au sein de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (LAIOS-IIAC), Paris. Thèmes de recherche : associations, citoyenneté, construction nationale, groupe de sociabilité. Contact : [email protected]

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Les modalités de l’engagement dans le nationalisme azerbaïdjanais en Iran : de la tutelle soviétique à l’autonomisation progressive Nationalist mobilizations in Iranian : From Soviet tutelage to progressive autonomization

Gilles Riaux

1 L’Iran est l’héritier d’un empire multiethnique à l’histoire plurimillénaire, où les persanophones de naissance représentent moins de la moitié de la population. Suite aux progrès de la scolarisation dans la deuxième partie du XXe siècle, la langue persane s’est diffusée dans la population et le bilinguisme constitue aujourd’hui une des caractéristiques de l’Iran contemporain. Le dynamisme du persan par rapport aux autres langues parlées en Iran, s’il atteste d’une plus grande intégration nationale, transforme les interactions que les membres des groupes minoritaires entretiennent avec le reste de la société. Dans ces conditions, il convient de s’intéresser aux turcophones qui forment le second groupe linguistique du pays.

2 À l’intérieur de ce groupe, les locuteurs du turc azéri sont les plus nombreux : ils représentent près d’un quart de la population iranienne, qui atteint 72 millions d’habitants en 20081. Ces turcophones vivent principalement dans le nord-ouest de l’Iran, dans la grande province historique d’Azerbaïdjan. Aujourd’hui divisée en plusieurs circonscriptions administratives2, elle est située à la frontière des républiques de Turquie, d’Azerbaïdjan et d’Arménie. À la suite d’importantes migrations, les turcophones se sont installés dans tout le pays et plus spécialement à Téhéran, où ils représenteraient un tiers de la population. Ils sont chiites, confession majoritaire en Iran, devenue religion d’État depuis la fondation de la république islamique en 1979. Bien qu’ils soient souvent appelés Azéris par les orientalistes, on préfèrera ici les désigner comme Turcs, terme plus communément employé en Iran3. Reconnus pour leur bonne intégration dans la société iranienne, ils ont compté plusieurs des

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principaux promoteurs du nationalisme iranien ou des dirigeants de la république islamique dans leurs rangs.

3 Pourtant, certains turcophones de la province d’Azerbaïdjan ont pu remettre en cause le système de hiérarchisation ethnique iranien et, à travers celui-ci, le système politique du pays. Cette remise en cause a pris la forme d’un engagement dans le nationalisme azerbaïdjanais. Ce dernier peut être envisagé comme une idéologie et un mouvement politique (Jaffrelot 2006) d’opposition à la domination des champs intellectuel et politique par le nationalisme iranien. Pour étudier le nationalisme azerbaïdjanais, les outils théoriques de la sociologie des mouvements sociaux permettent de se départir d’une approche fondée sur le degré d’intégration dans la société, pour privilégier une approche fondée sur la mobilisation de ressources. Elle permet de rendre compte du rôle décisif que jouent les “entrepreneurs de cause”, issus des classes moyennes éduquées, dans la construction idéologique de l’“azerbaïdjanité” (Riaux 2008).

4 Reste posée la question des relations du nationalisme azerbaïdjanais avec l’extérieur et, en particulier, celle de l’influence de la république d’Azerbaïdjan sur la situation dans le nord-ouest de l’Iran. Le débordement des frontières étatiques résulte souvent d’acteurs marginaux dont les multiples pratiques circulatoires tissent la trame d’un espace régional au Moyen-Orient (Bozarslan 1997). La dimension transfrontalière de nombreux groupes ethniques explique ainsi la dimension régionale des conflits au Moyen-Orient, dimension à laquelle sont attentives les grandes puissances (Binder 1999). Ainsi l’Union soviétique n’a pas hésité à jouer la carte des minorités pour promouvoir ses intérêts stratégiques dans la région (Ter Minassian 1997). Tous ces éléments soulèvent la question de l’articulation entre le cadre étatique et le cadre régional pour penser les recompositions des propriétés structurelles des collectivités sociales, dans le sens de Giddens (2005, pp. 65-77). En s’intéressant à celles-ci, il est possible d’analyser les modalités de l’engagement dans le nationalisme azerbaïdjanais pour rendre compte d’une progressive autonomisation des acteurs locaux par rapport à la tutelle soviétique. Ainsi, on met en évidence le rôle des acteurs sociaux disposant d’un important capital culturel dans le processus de construction d’une nation azerbaïdjanaise en Iran. Ce rôle est facilité par le soutien proposé par les institutions soviétiques de la RSS d’Azerbaïdjan. Ce soutien s’avère de moins en moins décisif avec l’émergence d’une nouvelle génération d’“entrepreneurs de cause”, qui deviennent actifs sous la république islamique.

5 Avant de procéder à cette étude, il convient de faire un bref rappel historique sur les relations entre l’Iran et la Russie, et l’enjeu qu’a représenté l’Azerbaïdjan. Le territoire actuel de la république d’Azerbaïdjan a longtemps fait partie de l’Iran, jusqu’à ce que le Tsar Alexandre Ier ne s’empare du Caucase au début du XIX e siècle. Téhéran n’avait alors pas les moyens de s’opposer aux troupes russes. Les traités de Golestān et Torkmanč āy, respectivement signés en 1813 et 1828, entérinent la défaite de la Perse, qui cède à la Russie ses territoires situés au nord de la rivière Araxe4. Malgré les traités, Saint- Pétersbourg continue d’exercer une pression considérable sur la Perse, obligeant l’Angleterre à soutenir Téhéran. Une fois la frontière fixée, les échanges entre la Perse et ses provinces perdues de Transcaucasie ne s’arrêtent pas, d’autant que le formidable développement de Bakou, dû à l’exploitation pétrolière, attire de nombreux Iraniens à la fin du XIXe siècle5. Ces flux intenses de population permettent de faire circuler des

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idées politiques nouvelles entre l’Iran et le Caucase, qu’elles soient socialistes (Chaqueri 2001) ou nationalistes (Bennigsen ; Lemercier-Quelquejay 1964).

6 La création de l’URSS ne constitue pas une véritable rupture6 : Moscou conserve ses ambitions sur la Perse et les idées continuent de circuler. Mais entre-temps, pendant la guerre civile russe, la Transcaucasie a gagné une indépendance, certes éphémère, et a vu la création de trois républiques indépendantes. La proclamation de la république démocratique d’Azerbaïdjan, le 28 mai 1918, entérine l’existence légale d’un second Azerbaïdjan. Après cette intégration dans le giron soviétique, le dédoublement du concept géographique d’Azerbaïdjan est exploité par Moscou. En effet, l’URSS avance ses pions en Iran au nom d’une hypothétique communauté entre les deux Azerbaïdjan. Celle-ci deviendra le motif revendiqué par Moscou pour intervenir dans le nord-ouest de l’Iran et développer le nationalisme azerbaïdjanais conformément à l’approche soviétique des nationalités.

Le nationalisme azerbaïdjanais sous la tutelle soviétique

7 Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’URSS est massivement présente en Iran, et plus spécialement en Azerbaïdjan iranien, où elle déploie, par l’intermédiaire de la RSS d’Azerbaïdjan, une intense propagande. Celle-ci consiste à développer la conception soviétique des nationalités par l’intermédiaire de thématiques à peine acculturées, empruntées à la RSS d’Azerbaïdjan. Elle trouve une expression institutionnelle en Azerbaïdjan iranien, sous la forme du gouvernement national d’Azerbaïdjan, entre 1945 et 1946. Durant cette période, marquée par les modifications des propriétés structurelles liées aux nouvelles ressources et règles propres à l’“azerbaïdjanité”, le pouvoir soviétique encadre les modalités de l’engagement dans le nationalisme azerbaïdjanais en Iran.

L’occupation soviétique de l’Azerbaïdjan iranien : la modification des propriétés structurelles

8 En juin 1941, l’Allemagne lance ses divisions à l’assaut de l’URSS, qui doit mobiliser toutes ses ressources pour contrer l’offensive nazie. Afin d’obtenir la contribution à l’effort de guerre des différentes nationalités qui composent l’URSS, la propagande soviétique appelle à un sursaut patriotique de tous les peuples. Orchestrée par l’Institut d’orientalisme de Leningrad, temporairement déplacé en Ouzbékistan, la campagne glorifie les héros de chaque nationalité, les chansons populaires et toutes formes de productions louant la patrie et la résistance à l’envahisseur. Pour des motifs stratégiques, la propagande est particulièrement attentive à l’Azerbaïdjan, un des objectifs majeurs de la Wehrmacht pour ses puits pétroliers. Bakou est convié à manifester sa loyauté à l’égard de Moscou et à participer à l’effort de guerre soviétique. La propagande tourne à plein régime et la communauté scientifique est aussi enrôlée dans l’effort de guerre. Comme le souligne un historien reconnu en RSS d’Azerbaïdjan, « la guerre, qui a conduit à une restructuration du travail de toute notre industrie, de notre agriculture, de nos institutions culturelles, a amené de nouvelles et importantes questions pour les historiens d’Azerbaïdjan » (Sumbatzade 1987, p. 100). L’historiographie officielle commence à mettre l’accent sur les batailles livrées par le

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peuple d’Azerbaïdjan et à exalter son esprit de résistance contre des envahisseurs extérieurs.

9 D’autre part, l’attaque allemande entraîne la formation d’une grande alliance entre la Grande-Bretagne et l’URSS, rejointe par les États-Unis. Dès lors, le territoire iranien devient un enjeu essentiel en tant que voie de transit la plus pratique et la plus sûre pour l’acheminement du matériel militaire occidental à destination de l’URSS. Or Téhéran a noué d’étroits contacts avec l’Allemagne, dont de nombreux experts, présents sur le territoire iranien, participent à l’effort de modernisation économique. Sommé de rejoindre les alliés, Reza Shah hésite à chasser les ingénieurs allemands, craignant une victoire nazie dans le Caucase. Ne pouvant accepter de telles tergiversations, les Britanniques et les Soviétiques s’accordent pour se débarrasser du monarque iranien. Le 25 août, ils envahissent simultanément le pays sans rencontrer de véritable résistance. Le Shah est contraint d’abdiquer en faveur de son fils, Mohammad Reza, le 16 septembre 1941. Pour légaliser l’occupation du pays, la Grande-Bretagne, l’URSS et l’Iran signent un traité tripartite en janvier 1942. Il stipule que les puissances occupantes doivent respecter l’intégrité territoriale de l’Iran et se retirer six mois après la fin du conflit. Une zone, dont est exclue l’armée iranienne, est occupée par l’Armée rouge ; elle comprend tout le nord de l’Iran, c’est-à-dire l’ensemble de l’Azerbaïdjan jusqu’à Qazvin, les régions de la Caspienne et une partie du Khorasan.

10 L’URSS envoie d’importantes troupes d’occupation, dont les effectifs varient entre 20 000 et 60 000 pendant la durée du conflit. Ces troupes sont très majoritairement composées de turcophones, mais aussi d’Arméniens. Un diplomate britannique souligne que des soldats présents sont accompagnés de leur famille (Swietochowski 1995, p. 137). L’Armée rouge ne vient pas en Azerbaïdjan iranien uniquement pour protéger une voie vitale pour son ravitaillement, mais aussi pour faire passer dans sa sphère d’influence un territoire d’une importance stratégique7. Ainsi, l’occupation soviétique entraîne une modification des propriétés structurelles pour permettre une accumulation de règles et de ressources ayant trait à l’“azerbaïdjanité”.

La propagande soviétique en Azerbaïdjan iranien : l’accumulation de règles et de ressources liées à l’“azerbaïdjanité”

11 Environ six mois après le début de l’occupation, une délégation du Comité central du parti communiste et de l’Académie des sciences de la RSS d’Azerbaïdjan se rend à Tabriz invité par l’Armée rouge. Après sa venue, une unité spéciale, dépendante de l’administration pour la propagande politique de l’Armée rouge, est créée pour établir et développer les contacts entre la population iranienne et les troupes d’occupation. Dès lors se met en place une propagande qui vise à éveiller la conscience nationale des Turcs d’Iran et à démontrer les vertus du système soviétique pour circonscrire l’influence anglaise.

12 Son principal vecteur est le journal Väṭän Yolūnda “Sur le chemin de la patrie”, publié à Tabriz. Rédigé en turc, il est d’abord censé s’adresser aux troupes d’occupation, mais est aussi destiné à la population locale. La biographie de son éditeur en chef, Mirzā Ibrahimov, permet d’éclairer quelques points sur les objectifs du journal. Né en 1911 en Iran, il émigre avec son père à Bakou en 1918 pour des raisons économiques. Il commence à y travailler très jeune, mais a la possibilité de suivre des cours du soir. Il entre au Parti communiste en 1929, juste avant d’entamer une carrière littéraire. Elle

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lui ouvre les portes de plusieurs journaux en RSS d’Azerbaïdjan, et celles de l’Institut d’orientalisme de Leningrad, un lieu central pour la formation des diplomates et des espions envoyés au Moyen-Orient. L’occupation soviétique du nord de l’Iran lui donne l’occasion de retourner dans son pays de naissance pour y exercer d’importantes responsabilités. Pendant la guerre froide, Mirzā Ibrahimov devient un des principaux promoteurs d’une politique soviétique spécifique en direction des Turcs d’Iran. Rétrospectivement, il décrit son action pendant la Seconde Guerre mondiale de la manière suivante : Pour les Azéris du Sud, qui se sont vu interdire les écoles, la presse, la littérature dans leur propre langue et qui furent exposés à l’oppression et à la persécution par le déni de leur identité, de leur nationalité, de leur histoire, de leur culture, de leur langue sous la sévère et nationale tyrannie du despotisme de Reza Shah, Väṭän Yolūnda a brillé comme une lumière dans les ténèbres (cité par Nissman 1987, p. 32).

13 Ce journal sert de modèle pour d’autres publications qui apparaissent en Azerbaïdjan iranien et sont dirigées par des opposants au régime impérial des Pahlavis. Parmi elles, on peut citer Āzarbāyğān qui commence à paraître dès novembre 1941, en langue turque. Sa ligne éditoriale s’articule autour de la critique du régime des Pahlavis, la promotion de la culture azerbaïdjanaise et la reconnaissance de l’autonomie régionale, en demandant la formation d’assemblées provinciales, prévues par le code constitutionnel. Il est l’organe de Āzarbāyğān ğam’iati “La société d’Azerbaïdjan”, dirigé par Mirzā ‘Ali Šabestari. Ce dernier a participé à la révolte de Sheikh Ḫyābāni, avant de fuir à Bakou8. Dans la mouvance du journal de Téhéran, Mardom “Le peuple”, des comités anti-fascistes essaiment en Azerbaïdjan iranien et font de la propagande pour soutenir les Alliés dans leur guerre contre les forces de l’Axe. Le comité de Tabriz est à l’origine d’un journal en azerbaïdjanais, Yūmūrūq, “Le poing”, qui se développe aussi à Ardebil (Atabaki 2000, p. 89).

14 Dans ces publications se trouvent pêle-mêle articles politiques et historiques, poèmes, nouvelles et critiques littéraires. Politique et culture sont intimement mêlées, comme le veut la propagande soviétique. Les thèmes récurrents sont les héros soviétiques, avec des portraits de courageux soldats de l’Armée rouge, d’infatigables ouvriers stakhanovistes ou d’agriculteurs exemplaires dans leur labeur. L’histoire et la culture nationale de l’Azerbaïdjan ne sont pas en reste. La thématique historique doit exalter l’amour de la patrie et la fierté nationale, tout en rompant avec l’identité musulmane. Les journalistes et littérateurs présents en Azerbaïdjan iranien ont pour mission de diffuser les thèmes patriotiques afin d’éveiller la conscience nationale des Turcs d’Iran.

15 Le poème collectif Āzarbāyğān écrit par l’association des poètes de Tabriz apparaît comme une improbable tentative de relier des figures historiques aux événements contemporains. Bâbak ou Javân-šir sont dépeints avec des caractéristiques habituellement attribuées à Staline, tandis que Zarathoustra, « le noble fils d’Azerbaïdjan », est comparé aux gigantesques derricks de Bakou. Véritable manifeste autant stylistique que politique, il est dédicacé au Gouvernement national d’Azerbaïdjan en tant qu’histoire de la lutte de l’Azerbaïdjan. L’influence soviétique est omniprésente : elle impose leurs thèmes aux poètes qui saluent copieusement les événements et fêtes nationales de l’URSS, et tous les progrès de l’Azerbaïdjan iranien. Sakina Berengian décrit ce type de poésie comme « une mixture de nombreux éléments. À l’imaginaire traditionnel et aux caractéristiques rhétoriques de la littérature persane furent additionnés la culture populaire locale et les nouveaux éléments du social-réalisme soviétique » (1988, p. 149).

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16 À partir de 1944, alors que la victoire contre l’Allemagne nazie se profile à l’horizon, la propagande redouble avec l’ouverture de la Maison de la culture soviétique à Tabriz. Des troupes de théâtre, d’opéra, de ballet ou des groupes de musique viennent régulièrement de la RSS d’Azerbaïdjan pour s’y produire. Grâce à toutes ces activités culturelles s’accumulent des ressources symboliques et matérielles. Ainsi, les différents thèmes développés par les Soviétiques constituent peu à peu un ensemble de références liées à l’“azerbaïdjanité”, tandis que les organisations impliquées dans la propagande fournissent des biens et des services, mais aussi des opportunités professionnelles pour les Iraniens. Mais tout ce travail de propagande génère aussi un ensemble de règles liées à la conception soviétique des nationalités et aux institutions engagées dans leur définition. Ces ressources et ces règles façonnent les modalités de l’engagement nationaliste.

Le soutien soviétique au Front démocratique d’Azerbaïdjan : la première modalité de l’engagement nationaliste

17 Comme l’écrivent Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard, l’arrivée de troupes étrangères apporte : Paradoxalement à beaucoup d’Iraniens comme un sentiment de soulagement : les prisonniers politiques étaient libérés, la censure levée, les femmes sortaient sans crainte dans la rue en tchador et les mollâs en turban prêchaient ouvertement contre l’irréligion, le laïcisme et le communisme (1996, p. 98).

18 Surtout elle entraîne l’abdication de Reza Shah, dont les dernières années de règne ont été particulièrement autoritaires. Le vent de liberté qui souffle un temps sur l’Iran amène une effervescence politique, avec la création de nombreux partis, journaux et syndicats. D’autre part, avec le départ de Reza Shah, le nationalisme centralisateur, la base idéologique de la monarchie des Pahlavis, s’effrite. En outre, la présence militaire étrangère facilite l’autonomisation de champs politiques régionaux dans les différentes zones d’occupation.

19 Dans ce nouvel environnement, des entrepreneurs politiques profitent des ressources accumulées par les Soviétiques pour se lancer dans le nationalisme azerbaïdjanais. Ils sont membres ou proches du Tūdeh, le parti communiste iranien, mais restent tenus à l’écart des instances dirigeantes pour des raisons qu’a brillamment décrites Ervand Abrahamian (1970, pp. 291-316). Son analyse est largement reprise ici pour expliquer les modalités de l’engagement dans le nationalisme azerbaïdjanais avec le parrainage soviétique. Le leadership du Tūdeh, très homogène, est constitué par une jeune intelligentsia téhéranaise, assez peu préparée à s’intéresser à la situation de l’Azerbaïdjan iranien : Occidentalistes, ils associaient modernisation à centralisation. Intellectuels persans, ils défendaient l’extension rapide du système d’éducation étatique. Marxistes orthodoxes, ils voyaient la société à travers une perspective de classe, ils méprisaient la dimension communautaire. Par conséquent, les questions régionales et linguistiques étaient ignorées de leurs trois principales déclarations politiques formulées dans les premières années de vie du parti (ibid., p. 301).

20 Une telle solidarité générationnelle, géographique et intellectuelle les oppose aux militants communistes plus âgés. Ces derniers proviennent principalement d’Azerbaïdjan et se sont frottés au marxisme, version léniniste, à travers leurs engagements dans les diverses épisodes révolutionnaires qui secouèrent la

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Transcaucasie et le nord de l’Iran dans la première partie du XXe siècle. Leur marxisme, appris dans l’action, reste marqué par l’appartenance communautaire et l’expérience du caractère embryonnaire du prolétariat en Iran. Ces militants de gauche plus âgés voient la société en termes de lutte des classes, mais reconnaissent aussi l’importance des liens communautaires.

21 La composition de la première section du Tūdeh, créée en Azerbaïdjan iranien, montre bien la différence entre leurs trajectoires militantes et celles de la jeune garde téhéranaise. Cette première section, formée au début de l’année 1942, rassemble les effectifs de trois clubs de Tabriz : le premier est constitué d’Arméniens, le second d’intellectuels et le troisième d’émigrés revenus d’URSS (Abrahamian 1982, p. 389). Les membres du parti ont alors tendance à se diviser en deux camps, opposant les locaux aux émigrés ayant vécu en URSS. Après les purges et les rapatriements forcés de 1937, de nombreux Iraniens, implantés depuis de nombreuses années en URSS, doivent revenir en Iran. Finalement l’appartenance ethnique apparaît être un critère moins déterminant que la socialisation dans l’opposition entre le leadership téhéranais du Tūdeh et les militants sensibles à la dimension communautaire.

22 Cette ligne de fracture ne tarde pas à provoquer des frictions au sein du parti communiste iranien. Les organisations syndicales proches du parti peinent à juguler les affrontements intercommunautaires qui éclatent sporadiquement au sein de la classe ouvrière dans différentes provinces du pays – principalement à Téhéran, au Gilān, au Māzandarān et au Khuzestan. Lors de la première conférence provinciale du Tūdeh, des délégués admettent l’existence de ces frictions entre le comité central et les branches locales, surtout en Azerbaïdjan. Les mêmes remarques reviennent lors du Congrès d’août 1944. Sur les 168 délégués, 43 représentent l’Azerbaïdjan. Au moins 34 autres représentants sont turcophones, même si nombre d’entre eux appartenaient à l’intelligentsia téhéranaise (Abrahamian 1970, pp. 301-303). L’incapacité de certains de ces délégués à s’exprimer en persan oblige à mener les débats en deux langues. Cette réalité d’un Iran, où une partie importante de la population ne parle pas persan, apparaît incongrue aux yeux d’une intelligentsia modernisatrice, qui n’est que peu disposée à l’accepter. Elle est la rançon du succès d’une formation politique qui, pour la première fois en Iran, réussit à recruter en dehors de son groupe social. La pression croissante des délégués provinciaux sur le leadership du Tūdeh oblige au moins ce dernier à prendre en compte la question ethnique. Le programme officiel du parti demande : Des droits sociaux égaux pour tout le peuple de la nation iranienne, sans distinction de religion ou de race [… et] une liberté complète en matière religieuse et éducative pour les minorités (ibid.).

23 Le caractère vague de cette déclaration ne répond pas aux attentes pressantes des délégués provinciaux, en particulier ceux d’Azerbaïdjan. Le statut de nation n’est reconnu que pour l’Iran, alors qu’au même moment, la propagande soviétique exalte la nation azerbaïdjanaise à Tabriz. À la question des minorités, le Tūdeh ne fournit pas de réponse à la hauteur des enjeux d’un pays multiethnique et partitionné. Cela ouvre la voie au Front démocratique d’Azerbaïdjan, issu de la branche azerbaïdjanaise du Tūdeh.

24 Voyant la victoire contre l’Allemagne se profiler à l’horizon, les Soviétiques multiplient les pressions pour assurer des sièges parlementaires à des candidats en lesquels ils ont toute confiance. En outre, la présence supposée de ressources pétrolières dans le nord- ouest de l’Iran ne fait qu’aiguiser leurs convoitises. À Tabriz, les Soviétiques

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soutiennent notamment Ja’far Pišavari, qu’ils avaient déjà chargé d’éditer le journal Āžir à Téhéran, depuis mai 1943, avec des fonds provenant de Moscou (Lenczowski 1949, p. 265). Élu en deuxième position, il voit son élection invalidée pour cause d’irrégularités. Alors que son accréditation est toujours en discussion, Pišavari critique de plus en plus la stratégie du Tūdeh et insiste sur la nécessité de prendre en compte la question nationale pour élargir le recrutement. Dans un article d’Āžir daté du 13 juin 1944, il écrit : Dans des pays comme l’Iran qui ne sont pas avancés […] il est impossible pour un parti politique de classe, dans son acception complète, de devenir une réalité. Même si une telle organisation existe, elle serait nécessairement faible. Et c’est grâce à la solidarité de classe que la plupart des partis politiques dans les pays avancés ont réussi à devenir des mouvements nationaux de masse.

25 Une fois son élection définitivement rejetée, le 13 juillet 1944, Pišavari se transforme en champion de la nation azerbaïdjanaise. Cette évolution surprenante s’explique par le changement de contexte : alors que les propagandistes soviétiques redoublent d’activité pour exalter la nation azerbaïdjanaise, la ligne de fracture au sein du Tūdeh se fait de plus en plus saillante. Lors du premier congrès provincial du Tūdeh, tenu à Tabriz, le 11 janvier 1945, la question du statut de la langue turque est soulevée ; certains représentants demandent sa reconnaissance comme langue officielle de l’Iran. La situation devient encore plus tendue lors de la deuxième conférence du parti à Téhéran, en août 1945, lorsqu’un délégué d’Azerbaïdjan refuse de s’adresser au public en persan (Swietochowski 1995, p. 138). Au même moment, à la conférence de Postdam, Staline annonce que l’URSS maintiendra ses troupes plus longtemps que prévu en Iran. Elles partiront, non pas six mois après la fin de la guerre avec l’Allemagne, mais six mois après la reddition du Japon qui, à l’époque, n’est pas encore signée.

26 De plus en plus marginalisé sur la scène nationale, Pišavari quitte Téhéran pour se rendre à Tabriz en compagnie de Mirzā’Ali Šabestari, un des principaux contributeurs du journal Āzarbāyğān. L’absence d’unité territoriale pendant la période d’occupation, la solide implantation du Tūdeh et des syndicats dans le nord-ouest de l’Iran font de l’Azerbaïdjan une base parfaite pour conquérir le pouvoir. À Tabriz, ils discutent avec Ṣādeq Pādagān, qui dirige le Comité provincial d’Azerbaïdjan pour le Tūdeh. Ils s’accordent pour fonder un nouveau parti où la question nationale prendrait le pas sur la lutte des classes. Ils choisissent de reprendre le nom du parti fondé en 1921 par Sheikh Ḫiābāni, Ferqe-ye Demokrât-e Āzarbāyğān “Le Front démocratique d’Azerbaïdjan”. En plus d’assumer la filiation historique, le qualificatif démocrate rappelle les expériences similaires de front national ou patriotique en Europe de l’Est, qui rassemblent différentes forces politiques dominées par les communistes.

27 Le 3 septembre 1945 est publiée à Tabriz la première déclaration du Front, en persan et en turc. Rappelant l’attachement à l’indépendance de l’Iran et à son intégrité territoriale, elle appelle à la reconnaissance de l’autonomie culturelle et de la “liberté interne” de l’Azerbaïdjan. Ensuite, les choses se précipitent. Le 7 septembre, par l’entremise d’un leader syndical, Mohammad Biriya, le Front démocratique d’Azerbaïdjan s’empare de la branche azerbaïdjanaise du Tūdeh qui, sans réelle consultation de la base, rejoint le nouveau parti. En une journée, le parti passe de 50 membres à 65 750 et la fusion reçoit plutôt un bon accueil en Azerbaïdjan iranien (Atabaki 2000, p. 107). Le 2 octobre, un congrès est convoqué à Tabriz pour poser les fondements du Front démocratique d’Azerbaïdjan. Il affirme l’existence d’une “nation”

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d’Azerbaïdjan – au lieu du “peuple” –, qui justifie la déclaration d’autonomie faite le 20 novembre 1945.

28 Après la déclaration d’autonomie, les leaders du Front démocratique d’Azerbaïdjan disposent pendant plus d’une année de moyens pour institutionnaliser la nation azerbaïdjanaise dont ils viennent d’affirmer l’existence. Par les nouvelles institutions qu’ils créent, ils imposent une nation azerbaïdjanaise dont le contenu est fortement influencé par la conception soviétique des nationalités, à travers l’exemple de la RSS d’Azerbaïdjan.

Le gouvernement national d’Azerbaïdjan (1945-1946) : institutionnaliser la nation

29 Le 20 novembre 1945, 724 délégués se rassemblent à Tabriz pour le Congrès national d’Azerbaïdjan. Dès le lendemain, ils s’autoproclament Assemblée constitutionnelle d’Azerbaïdjan et décident des bases légales de la future autonomie. La lettre qu’adresse la nouvelle assemblée aux autorités iraniennes montre le contexte dans lequel s’inscrit leur action : Le peuple d’Azerbaïdjan, du fait d’innombrables causes historiques et de grands événements qu’il est impossible de détailler ici, possède sa propre nationalité, sa langue, ses manières et coutumes, et d’autres caractéristiques spéciales qui lui sont propres. Ces qualités particulières lui donnent le droit, tout en respectant l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Iran, d’être libre et capable de déterminer son propre destin, en accord avec le traité Atlantique, comme toutes les autres nations du monde (cité par Atabaki 2000, p. 113).

30 Conformément à la conception soviétique, l’Azerbaïdjan est présenté comme une nation légitime car elle dispose de qualités particulières, qui doivent être reconnues dans le monde de l’après-guerre. Il est prévu d’organiser, dès le 27 novembre, des élections pour l’Assemblée nationale d’Azerbaïdjan. Elles reposent sur le suffrage universel, mais les candidats doivent être alphabétisés en turc et ne pas s’opposer aux objectifs du Front démocratique d’Azerbaïdjan. Elles sont facilement remportées par ce dernier, dont les leaders occupent les principales fonctions au sein de la nouvelle entité. La première session ouvre le 12 décembre et élit pour Président Mirzā ‘Ali Šabestari. Elle entérine rapidement la création d’un pouvoir exécutif qui prend le nom de Gouvernement national d’Azerbaïdjan. Il est composé de dix ministères : intérieur, armée du peuple, agriculture, culture, santé, finance, justice, route-poste-télégraphe- téléphone, commerce et économie, travail, auquel s’ajoute un poste de Premier ministre, occupé par Ja’far Pišavari. L’absence de ministère des Affaires étrangères montre que la souveraineté, aussi étendue soit-elle, n’est pas complète car certaines attributions restent du domaine de l’État central. Néanmoins les leaders du Front démocratique d’Azerbaïdjan accordent à leur gouvernement certains attributs traditionnellement réservés à l’État-nation pour donner une forme institutionnelle à la nation azerbaïdjanaise.

31 Le gouvernement de Pišavari place au cœur de sa politique la question de la langue. Le décret sur la langue du 6 janvier 1946 proclame l’azéri langue officielle de l’Azerbaïdjan. L’ouverture de très soviétiques institutions culturelles, telles l’École des Beaux-Arts, le Théâtre d’État et l’Université d’État, fournit l’occasion de festivités exaltant la langue nationale et les nouveaux domaines où son usage se répand. Mais l’Azerbaïdjan iranien reste largement dépendant de la RSS d’Azerbaïdjan, d’où

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proviennent troupes de théâtre, manuels et autres ouvrages qui sont transcrits en alphabet arabe. La présence soviétique, avec ses nombreux littérateurs et autres artistes, influence le caractère que prend l’affirmation culturelle. La campagne de purification de la langue s’attaque surtout aux éléments persans, tandis que nombre de mots inspirés de la langue de Bakou, voire du russe sont introduits. Les liens avec la RSS d’Azerbaïdjan sont affirmés, tandis que ceux existant avec l’Iran sont minimisés. Dans le manuel scolaire en six volumes, Väṭän dil, “La langue de la patrie”, publié lors de l’été 1946, une seule référence est faite à l’Iran, en tant que concept géographique, dans le quatrième tome. De plus, les journaux publiés en Azerbaïdjan iranien, qui étaient en majorité bilingues, sont de plus en plus souvent uniquement rédigés en turc, comme Āzarbāyğān, l’organe du Front démocratique et le titre le plus influent de la province.

32 La politique nationaliste menée par Pišavari est de courte durée. Devant la pression des puissances occidentales, Moscou annonce un retrait des troupes soviétiques d’Iran pour la fin mars 1946. Celui-ci est effectif dès les premiers jours de mai. Le gouvernement central en profite pour reprendre la main en Azerbaïdjan iranien. Des troupes sont envoyées dans le nord-ouest du pays. N’essuyant que quelques escarmouches, elles progressent rapidement. Tabriz tombe le 12 décembre 1946, mettant fin à l’expérience d’une souveraineté élargie en Azerbaïdjan iranien.

33 Malgré sa courte existence et sa fin peu glorieuse, le gouvernement de Pišavari sert de référence centrale. Grâce au soutien soviétique, un gouvernement ouvertement nationaliste a imposé à l’État iranien ses revendications et défini les contours d’une nation azerbaïdjanaise en Iran, inspirée de la RSS d’Azerbaïdjan.

L’autonomisation progressive du nationalisme azerbaïdjanais

34 Après la Seconde Guerre mondiale, l’URSS n’est plus militairement présente en Iran. Moscou continue cependant d’entretenir la cause à travers les institutions culturelles de la RSS d’Azerbaïdjan. Un travail de consolidation du nationalisme azerbaïdjanais est entrepris pour servir de socle idéologique aux militants iraniens. Celui-ci sera repris pendant la révolution iranienne. Néanmoins, à cette époque émerge un groupe d’entrepreneurs identitaires beaucoup moins dépendant de l’Union soviétique et qui formule un projet nationaliste différencié, ce qui contribue à l’autonomisation progressive des modalités de l’engagement nationaliste.

La nostalgie de Tabriz en RSS d’Azerbaïdjan : l’institutionnalisation de la question de l’Azerbaïdjan du Sud

35 Avec l’arrivée des troupes iraniennes en décembre 1946, de nombreux leaders et militants du Front démocratique d’Azerbaïdjan prennent la route de l’exil. L’URSS ouvre ses frontières et accueille environ 15 000 personnes qui transitent par Jolfa. Mais elle se montre excessivement méfiante face à cet afflux de réfugiés, notamment politiques. En juillet 1947, Pišavari trouve la mort dans un accident de voiture aux circonstances étranges. Biriya est envoyé dans les geôles soviétiques, où il passe vingt- deux ans de sa vie.

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36 En revanche, l’accueil des hommes de lettres s’avère beaucoup plus cordial. Dès le 27 décembre 1947, l’Union des écrivains d’Azerbaïdjan et la Société azerbaïdjanaise des relations culturelles avec les pays étrangers organisent une rencontre où sont discutées les avancées de la littérature de l’Azerbaïdjan du Sud9 pendant la Seconde Guerre mondiale (Nissman 1987, p. 42). Des manifestations similaires se tiendront jusqu’à nos jours. Il faut dire que de nombreuses personnes sont prêtes à y participer. Il y a les écrivains et poètes, nés et ayant vécu en Azerbaïdjan iranien, actifs pendant la Seconde Guerre mondiale et réfugiés en RSS d’Azerbaïdjan. Mais les Soviétiques restent les plus prolifiques. Dès leur retour d’Iran, ils s’attèlent à raconter leur expérience, n’hésitant pas à utiliser des formes bien plus variées que leurs collègues iraniens. Le dramaturge Änvär Mamadḫanli, dans sa pièce Od ičinde “Dans le feu”, met en scène la lutte du peuple azerbaïdjanais d’Iran, tout en insistant sur la dimension zoroastrienne de sa culture. Sūleyman Rūstäm publie un recueil de poésies, Iki Sahil “Les deux rives”, qui présente les impressions personnelles d’un Soviétique en Azerbaïdjan iranien. Le titre évoque les deux rives de la rivière Araxe, qui marque la frontière entre l’ URSS et l’Iran. L’année suivante, il publie un poème épique, Tabrizda giš “L’hiver à Tabriz”, qui décrit son expérience dans cette ville (Akpinar 1994, pp. 484-485).

37 L’ancien éditeur de Väṭän Yolūnda, Mirzā Ibrahimov, est encore en première ligne pour exalter la nation azerbaïdjanaise et la faire correspondre aux attentes du nouveau positionnement stratégique de l’URSS. Dans son roman Geleğek Gun “Le jour à venir”, il présente explicitement le Front démocratique d’Azerbaïdjan comme un mouvement de libération nationale. Décrivant le gouvernement de Pišavari de l’intérieur, Ibrahimov se fait le héraut de la cause nationale des Turcs d’Iran, tout en ayant l’intelligence d’intégrer cette lutte dans la rhétorique de libération nationale que commence à développer l’URSS. Dans l’Histoire de la littérature de l’Azerbaïdjan soviétique, il en est fait explicitement état à propos du comportement du héros du roman : Firidun ne se bat pas seulement pour la libération des Azéris, mais aussi pour la libération des autres peuples vivant en Iran. Mais son peuple, avec sa grande culture et son esprit révolutionnaire, a éveillé un sentiment de fierté chez Firidūn. Sa conscience nationale, son internationalisme et son humanisme sont renforcés par sa compréhension des événements politiques et sociaux et par son expérience de l’attitude de supériorité des chauvinistes persans à l’égard de la langue et de la culture du peuple d’Azerbaïdjan (cité par Arif 1967, p. 103).

38 Publié en 1949, Geleğek Gun est traduit dès l’année suivante en russe.

39 Très significative de l’intérêt des autorités est la réédition d’un roman écrit par Mämäd Ordūbadi en 1934 et alors passé presque inaperçu. Dumanli Tabriz “La brumeuse Tabriz” décrit le personnage de Satār Ḫān et son rôle lors de la révolution constitutionnelle. Présentée au début du roman comme celle d’un homme politique incorruptible et totalement dévoué à la cause révolutionnaire, la personnalité de Satār Ḫān se fait plus nuancée par la suite, révélant ses contradictions et ses faiblesses. De telles subtilités ne correspondent pas aux canons de la propagande soviétique pour décrire le leader d’un mouvement national. Elles sont gommées dans la traduction russe du roman, publiée après guerre, où Satār Ḫān devient un héros infaillible, seulement porté par l’idéal révolutionnaire.

40 Le groupe des anciens activistes fait fructifier la mémoire de leur expérience commune par des œuvres comme celles qui viennent d’être présentées, mais aussi en l’ancrant dans une histoire plus ancienne, ce qui correspond à ce que David Nissman appelle la « littérature de la nostalgie » (1984, pp. 197-207). Non seulement celle-ci évoque la

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période bénie du gouvernement national, mais elle tente aussi de renouer avec une ancienne tradition azerbaïdjanaise de dévotion à la patrie, qui se serait estompée après des siècles d’exposition à la culture persane. Deux thématiques obsèdent les hommes de lettres de la RSS d’Azerbaïdjan. La première est celle des grands personnages de l’histoire nationale, dont l’évocation et l’adoration doivent renforcer les liens unissant les Azerbaïdjanais. On y trouve Bābak, Satār Ḫān, Sheikh Ḫiābāni, présentés de manière anachronique comme des héros de la libération nationale. À côté des héros nationaux, une autre symbolique, paysagère et naturaliste, fait sa réapparition : la montagne Sabalān, symbole de la permanence de l’Azerbaïdjan ; la rivière Araxe, métaphore de la division de l’Azerbaïdjan ; l’aube, celle du mouvement national qui doit enfin sortir des ténèbres ; la route, celle initiée par Väṭän yolūnda pour libérer la patrie.

41 Les milieux littéraires qui s’intéressent à l’Azerbaïdjan iranien s’institutionnalisent peu à peu, avec le soutien des autorités soviétiques. L’Association des écrivains d’Azerbaïdjan est l’organisation la plus en pointe, comme le montrent les nombreux articles publiés sur “l’Azerbaïdjan du Sud” dans sa revue Ädäbiyat vä Inčäsänät “Littérature et Beaux-Arts”. Beaucoup d’écrivains qui se trouvaient en Iran pendant l’occupation soviétique en sont membres. Cette association adosse une structure institutionnelle au réseau nationaliste de la Seconde Guerre mondiale. Elle lui donne des moyens matériels et un caractère officiel, chose essentielle en URSS. En 1976, au sein de l’Institut de littérature Nizami, qui dépend de l’Académie des sciences de la RSS d’Azerbaïdjan, est créée une section pour « étudier et publier la littérature de l’Azerbaïdjan du Sud » (Nissman 1987, p. 46). À sa tête on retrouve l’infatigable Mirzā Ibrahimov. En 1977, il est encore nommé directeur du Comité soviétique de solidarité avec les pays asiatiques et africains. Cette nomination, qui prouve ses liens avec la hiérarchie du PCUS, offre une tribune à la question de l’Azerbaïdjan du Sud.

42 Au niveau académique, la production de travaux sur l’Azerbaïdjan iranien est fortement encouragée. En 1955, dans une de ses résolutions, le Praesidium de l’Académie des sciences de l’URSS transforme la section d’histoire des pays du Proche- Orient de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de la RSS d’Azerbaïdjan en un centre majeur d’études iraniennes, appelé Institut d’études orientales. Il devient l’Institut des peuples du Proche et Moyen-Orient à partir de 1965. Parmi ses objectifs figurent l’étude des mouvements révolutionnaires de libération nationale et l’évaluation du rôle des personnages historiques dans ces mouvements. De nombreux travaux y sont menés : sur le rôle de la classe ouvrière dans la région, l’impérialisme américain en Iran, les relations irano-soviétiques et la lutte de libération nationale en Azerbaïdjan iranien. À partir de 1983, une section traite exclusivement de “l’Azerbaïdjan du Sud”. Au niveau historiographique, l’approche soviétique impose des choix, mais aussi des relectures de l’histoire iranienne. Dans la réinterprétation des causes de la révolte de Tabriz de 1909 dominent démesurément les thèmes de la libération nationale et de la domination iranienne et point l’idée d’une unification des deux Azerbaïdjan : D’une part, la révolution du peuple d’Iran consistait en une libération de l’oppression du régime despotique du Shah. D’autre part, elle était une tentative pour obtenir la liberté de l’Azerbaïdjan du Sud, en le délivrant de la domination iranienne et en créant un Azerbaïdjan indépendant qui conduirait éventuellement à l’abolition de la frontière de Torkmančāy (Jafar 1966, p. 140).

43 Idéologiquement, le nationalisme azerbaïdjanais acquiert une double dimension : il est une lutte contre l’oppression despotique et contre la domination persane.

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44 Si la question de l’Azerbaïdjan du Sud permet une accumulation importante de ressources symboliques liées à l’“azerbaïdjanité” et l’émergence d’une syntaxe politique propre au nationalisme azerbaïdjanais, elle reste confinée aux cercles universitaires et littéraires car les intérêts stratégiques de l’URSS en Iran ne sont plus les mêmes. Il est vrai que les relations entre Téhéran et Moscou se sont considérablement améliorées. L’Union soviétique offre une expertise technique à l’Iran, qui en a besoin pour son développement. La situation change après la révolution de 1979.

La révolution de 1979 : une occasion de mobiliser la question de “l’Azerbaïdjan du Sud”

45 La révolution iranienne de 1979 bouleverse la donne dans la région. Elle fournit l’occasion pour l’URSS de reprendre l’avantage dans un Moyen-Orient auparavant verrouillé par les États-Unis. Comme durant la Deuxième Guerre mondiale, la RSS d’Azerbaïdjan est un puissant relais d’influence en Iran. La machine de propagande soviétique est remise en marche, ainsi que la politique de soutien aux activistes d’Iran.

46 Le travail de propagande est confié à la Société azerbaïdjanaise pour l’amitié et les relations culturelles avec les pays étrangers, qui est en charge des relations entre l’Iran et la RSS d’Azerbaïdjan. Elle est supervisée par le Département des relations extérieures du Comité central du PC d’Azerbaïdjan, auquel elle sert de bureau de liaison avec l’étranger. Une des fonctions de la Société est de maintenir des contacts avec l’Azerbaïdjan iranien. Elle publie deux magazines : Soviet Āzarbāyğān, rédigé en plusieurs langues, et Odlar Yūrdū “Le pays des feux”, en turc , qui s’adresse spécifiquement aux turcophones d’Iran. La Société coordonne aussi les activités des différentes organisations ayant un rôle à jouer en Iran et le traitement médiatique de l’Azerbaïdjan iranien. Radio Bakou, qui depuis plus de deux décennies émet des programmes spécifiques pour l’Azerbaïdjan iranien, est aussi mise à contribution. Selon le responsable de l’Azerbaïdjan iranien à la radio, après la révolution iranienne, Le renouveau littéraire dans le Sud et le travail des écrivains vivant là-bas forment le cœur des programmes [conçus pour l’Iran]. La séparation, la nostalgie, l’amour de la patrie, chanter les idées de liberté et appeler le peuple au bonheur constitue la part la plus importante des poèmes que nous sélectionnons (ibid., p. 71).

47 Les studios de cinéma sont à nouveau appelés à la rescousse. Deux films aux thématiques nationalistes sont produits : Od ičinde,qui reprend l’œuvre d’Änvär Mamadḫanli et Bābak, qui présente la lutte héroïque de l’opposant au califat arabe (Kazimzadä 2003, vol. 1, p. 101).

48 La révolution en Iran doit permettre de resserrer les liens existants entre la RSS d’Azerbaïdjan et l’Azerbaïdjan iranien, liens que la prise de Tabriz par les troupes iraniennes en décembre 1946 aurait brisés. On retrouve une fois de plus Mirzā Ibrahimov en première ligne pour exalter l’Azerbaïdjan du Sud et sa libération de l’oppression des Pahlavis. Dans son article « Renouveau au Sud », il présente les différents mouvements et personnalités participant au renouveau de la culture azerbaïdjanaise en Iran, en faisant la part belle aux tendances les plus proches des Soviétiques. Son texte illustre l’approche en vigueur en RSS d’Azerbaïdjan à l’époque. La révolution est interprétée comme la soustraction des minorités ethniques à la tyrannie des Pahlavis.

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Les Azéris, comme les autres peuples d’Iran, voyant se lever la lumière d’une aube révolutionnaire après une nuit sombre de cinquante ans de tyrannie, gravissent joyeusement les premières marches du chemin de l’ascension éducative, culturelle, spirituelle et sociale. Longtemps interdites, les aspirations du peuple commencent à fleurir et c’est, par-dessus tout, dans les belles-lettres qu’elles trouvent leur expression (Ibrahimov 1980, p. 36).

49 Assez rapidement, ce chemin tend à adopter une nouvelle aspiration : l’unité de l’Azerbaïdjan.

50 Alors que la république islamique impose peu à peu son emprise sur la société iranienne, en RSS d’Azerbaïdjan se renforce la thématique déjà ancienne de la séparation, forgée par le poème Iki Sahil “Les deux rives”. Les espoirs évanescents d’un rapprochement des deux Azerbaïdjan incitent plusieurs poètes à reprendre cette symbolique. La rivière Araxe devient le symbole déchirant de l’unité perdue du pays. La thématique de la séparation est explorée de manière encore plus explicite au théâtre, avec la pièce Ḫuršidbanu Natävan, montée à l’automne 1981 à Bakou. Elle décrit les tourments de la fille du dernier seigneur du Karabagh, très affectée par la perte de l’unité nationale de l’Azerbaïdjan, aujourd’hui divisé. Lors de la conférence sur la littérature de l’Azerbaïdjan du Sud, à l’occasion du 60e anniversaire de l’URSS, Sūleyman Rūstäm assure : « les discussions qui reviennent dans les pages de notre presse sur l’Azerbaïdjan uni et sa littérature unie sont un événement extrêmement joyeux » (cité par Nissman 1987, p. 74).

51 L’URSS ne se contente pas de suivre avec intérêt la situation de l’Azerbaïdjan iranien, elle offre son soutien à des nationalistes azerbaïdjanais d’Iran dépourvus de ressources dans leur pays. Plusieurs Iraniens, exilés en URSS après la chute du gouvernement de Pišavari, reviennent en Azerbaïdjan iranien. C’est le cas du vétéran de la cause nationaliste, Mohammad Biriya. Mais il est rapidement arrêté et meurt en détention. Mohammad Zehtabi connaît un sort plus heureux et deviendra un personnage déterminant dans l’enrichissement idéologique du nationalisme azerbaïdjanais en Iran. Lui aussi s’est exilé en RSS d’Azerbaïdjan après la chute du gouvernement de Pišavari. Il poursuit des études à Bakou, où il devient un linguiste renommé et sera un des professeurs d’Äbulfäz Elčibäy (Tahirzadä 2003, p. 365). Durant son exil, il gravite dans les cercles culturels intéressés par la question de l’Azerbaïdjan du Sud. Leur manque d’activisme le pousse à rejoindre l’Irak dans les années 1970, pour se rapprocher des milieux contestant le régime du Shah. À la faveur de la révolution, il regagne l’Iran où il pense se faire le héraut du “renouveau” azerbaïdjanais10. De par sa carrière académique et ses activités culturelles à Bakou, il bénéficie d’atouts incomparables pour exercer une influence déterminante dans les cercles nationalistes en reformation. Sa maîtrise du russe et du turc azéri rédigé en alphabet cyrillique lui a donné accès à l’ensemble de la production soviétique concernant l’Azerbaïdjan iranien. Il est à même de l’introduire facilement en Iran, ce qu’il fera par ses nombreuses publications qui paraissent durant cette période (1979 ; 1980 ; 1981).

52 Les Soviétiques accordent aussi leur soutien à des militants nationalistes plus jeunes. C’est le cas de Hoseyn Ṣādeq, né en 1945. En 1979, il fonde à Tabriz Āzarbāyğān Yaziğilar va Ša’irler ğam’iati,qui rassemble des hommes de lettre proches des milieux de gauche. D’après lui, les objectifs de l’association sont les suivants : d’abord, il faut « défendre l’honneur de notre héritage littéraire, qui a été presque détruit par les prédations du régime Pahlavi » et « préparer des textes en langue maternelle pour les écoles », objectifs classiques pour un mouvement qui définit l’identité sur des critères

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linguistiques. Il faut aussi « que les associations régionales et provinciales de la période constitutionnelle soient réactivées d’une manière moderne et progressiste et que l’État accorde de l’autonomie à l’Azerbaïdjan ». Ensuite, il est nécessaire de « communiquer avec d’autres écrivains et organisations progressistes dans le monde », ce qui place d’emblée l’association dans le giron soviétique. Enfin, il faut « étendre le concept de classe au sein du peuple », ce qui donne aux entrepreneurs de cause la fonction d’avant-garde révolutionnaire chère au léninisme et confère aux minorités ethniques le rôle du prolétariat11. Hoseyn Ṣādeq participe activement à trois publications successives qui rencontrent des difficultés chroniques pour subsister : Yoldaš “Camarade”, Enqelāb yolunda “La voie de la révolution” et Yeni Yol “Nouvelle voie”. Elles ont en commun une ligne éditoriale prosoviétique et une dénonciation de l’oppression dont auraient été victimes les Turcs sous l’ancien régime. En parallèle, il publie plusieurs ouvrages pétris de l’idée d’un renouveau national à venir (1979 ; 1982) et des recueils de poésie (1980 ; 1981). En 1982, Hoseyn Ṣādeq est invité en RSS d’Azerbaïdjan, parmi un groupe d’écrivains, pour une conférence organisée à l’occasion du 60e anniversaire de l’URSS par la Société azerbaïdjanaise pour l’amitié et les relations culturelles avec les pays étrangers (Nissman 1987, p. 73).

53 La RSS d’Azerbaïdjan fournit aussi un soutien matériel. La Société que nous venons de citer, par exemple, met en place, entre l’Iran et la RSS d’Azerbaïdjan, des livraisons de livres et des systèmes d’abonnement aux revues. De nombreux ouvrages édités en RSS d’Azerbaïdjan sont transcrits ou traduits pour être publiés en Iran : des manuels scolaires, des chants révolutionnaires, mais aussi des livres d’histoire comme L’Histoire de l’Azerbaïdjan, de l’Académie des sciences d’Azerbaïdjan. Des films réalisés à Bakou sont projetés à Tabriz, tandis que des artistes de RSS d’Azerbaïdjan viennent se produire dans le nord de l’Iran (Swietochowski 1995, p. 190).

54 Mais les petits cercles de nationalistes azerbaïdjanais, dépendants du soutien soviétique, doivent faire face à la mise au pas de la société iranienne par les islamistes. Les vendeurs de journaux en langue turque se font harceler par les miliciens islamistes. Les représentations théâtrales sont interdites au nom de l’islam. À partir du moment où la guerre contre l’Irak est déclarée, la situation devient de plus en plus difficile. Il est presque impossible de se procurer du papier, tandis que le régime réprime sévèrement toute voix discordante. Peu à peu, les nationalistes azerbaïdjanais sont contraints de cesser leurs activités. Finalement, leur échec souligne l’incapacité de l’Union soviétique à faire avancer ses intérêts stratégiques en Iran12.

55 Seule reste l’idée d’une unité perdue de l’Azerbaïdjan, de l’existence d’une seule nation injustement séparée par une frontière entre deux États. Elle n’est reprise que par les dissidents nationalistes de la RSS d’Azerbaïdjan, dans les années qui précèdent et suivent l’indépendance. Alors que la contestation contre le système soviétique monte à partir des années 1980, le rêve de l’unité est repris par les opposants à Moscou. Le programme du Front populaire d’Azerbaïdjan fait explicitement référence à l’Iran : Tout en reconnaissant la nature indiscutable des frontières entre l’URSS et l’Iran, le Front populaire d’Azerbaïdjan soutient la réunification ethnique des Azéris vivant des deux côtés de la frontière. Le peuple azerbaïdjanais devrait être reconnu comme une entité unie13.

56 Peu à peu, Moscou perd prise sur le nationalisme azerbaïdjanais, dont la référence à “l’Azerbaïdjan du Sud” devient un registre de mobilisation en Transcaucasie. Il connaîtra une éphémère heure de gloire sous la présidence d’Äbulfäz Elčibäy

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(1992-1993), qui appellera les Turcs d’Iran à se joindre à la république d’Azerbaïdjan nouvellement indépendante.

Autour de la revue Varliq : une modalité nouvelle d’engagement nationaliste en Iran

57 Avec la révolution apparaît une forme nouvelle d’engagement en faveur des Turcs d’Iran. Elle est le fait d’un groupe d’individus rassemblés autour de la revue Varliq “Présence”. Ils présentent une forte homogénéité sociale, malgré des différences d’âge notables. D’abord, ils ont fait des études secondaires, voire supérieures, et se sont orientés vers des carrières intellectuelles, libérales ou ont dirigé une entreprise. Ils sont installés à Téhéran, même s’ils sont majoritairement originaires de Tabriz. Ces purs produits de la classe moyenne éduquée sont bien intégrés dans la société iranienne et bénéficient des ressources nécessaires pour s’imposer comme des entrepreneurs de la cause azerbaïdjanaise sans dépendre des Soviétiques. En 1978, ils fondent à Téhéran l’ Anjoman-e Āzarbāyğān “La Société d’Azerbaïdjan”, espace de réflexion qui les conduit à se retrouver chez les uns et les autres pour des réunions régulières.

58 Leur principale initiative est la publication d’une revue trimestrielle, Varliq, dont le premier numéro sort en avril 1979. Cette revue culturelle bilingue en persan et en turc sera le principal support de leur action. Elle traite en premier lieu des langues et littératures turques d’Iran, de l’histoire des Turcs, des questions de linguistique contemporaine, mais aussi des problèmes culturels et de société intéressant les Turcs d’Iran. La grande spécificité de Varliq au sein des nombreuses autres revues et journaux nationalistes est son extrême longévité. Alors que la plupart d’entre eux disparaissent du fait de la censure ou de problèmes chroniques de financement, Varliq maintient une publication régulière depuis la révolution de 1979. Or les trois décennies qu’a dû affronter la revue n’ont pas été de tout repos : la répression qui a suivi la révolution, les années de guerre, les pénuries de papier, la vague de fermeture de journaux au début des années 2000 auraient pu en avoir eu raison. Mais tel n’a pas été le cas.

59 Une telle longévité s’explique par les multiples ressources dont dispose un membre éminent de la revue : Javād Hayāt14. Il l’a dirigée depuis ses débuts et il y assure la cohésion du groupe. Né en 1925, il vient d’une famille aristocratique. Son père était en charge de la Direction des affaires juridiques sous les Pahlavis. Après des études élémentaires et secondaires à Tabriz, il s’inscrit à la faculté de médecine de Téhéran, avant de rejoindre celle d’Istanbul, puis de Paris pour se spécialiser en cardiologie. De retour à Téhéran, il travaille à l’hôpital Hedayat, où il entame une brillante carrière médicale, réalisant la première opération à cœur ouvert effectuée en Iran. Il rédige plus de 80 articles en persan et une vingtaine en anglais et en français dans des revues médicales (Anon 2003). Après la révolution, il occupe des fonctions universitaires, devient professeur de chirurgie à l’Université libre et publie trois manuels de chirurgie. Il écrit aussi des livres sur l’histoire et la langue de l’Azerbaïdjan (1979a ; 1979b). En 1983, il participe à la première conférence d’études turques de l’Université d’Indiana aux États-Unis, où il fait une communication sur la langue et la littérature azérie avant et après la révolution (Hayāt 1983). En outre, il est le médecin personnel de ‘Ali Khamene’i alors que ce dernier était président de la République15.

60 Cette rapide biographie indique que Javād Hayāt bénéficie d’un large capital, sous les diverses formes où l’entend Pierre Bourdieu. Grande figure de la communauté médicale

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iranienne, il est aussi reconnu à l’étranger par ses publications scientifiques, mais aussi à Ankara pour ses travaux en turcologie. Ce positionnement multiple lui assure un capital culturel incomparable par rapport aux autres membres de la revue. L’exercice de sa profession lui garantit de confortables revenus, qui viennent compléter la fortune familiale. Ce capital économique lui permet de financer une revue non rentable à la direction de laquelle il s’impose naturellement. La longévité de la revue est aussi due au capital social de Javād Hayāt, lié à son milieu familial et conforté pendant sa carrière médicale. Ses connections avec des membres de l’élite politique de la république islamique d’Iran ont permis à la revue de passer à travers les mailles de la censure, même pendant les périodes les plus répressives. L’histoire de Varliq est donc indissociable de celle de Javād Hayāt, dont il représente la figure centrale.

61 Grâce à leurs multiples ressources, les contributeurs de Varliq peuvent mener une stratégie autonome, totalement indépendante de l’URSS. Elle vise à la reconnaissance de droits pour les Turcs d’Iran, au nom de leur existence en tant que nation et de leur communauté de destin avec l’Iran révolutionnaire. D’abord il leur faut affirmer l’existence d’une nation, à partir d’une description méliorative et compréhensive des différentes composantes de l’identité turque, exercice auquel s’adonnent les figures intellectuelles gravitant autour de la revue. De nombreux ouvrages sont publiés en fonction de la spécialité de chacun : Hayāt s’intéresse à l’histoire des Turcs d’Iran, Mohammad ‘Ali Ferzānehpublie une grammaire, ainsi que des contes traditionnels (1979a ; 1979b ; 1983) ; Hassan Mağidzādeh rédige un livre d’histoire (1980). Ensuite, il leur faut s’inscrire dans le registre légitime de l’engagement au moment de la révolution. Ceci a pour préalable la nécessité d’affirmer la communauté de destin avec l’Iran, tout en précisant la spécificité azerbaïdjanaise, comme l’annonce l’éditorial du premier numéro de Varliq : Chaque peuple du monde a le droit historique et légal de préserver sa culture, son identité et sa langue nationales, quelle que soit la durée de ses liens historiques et culturels avec d’autres peuples à travers l’histoire. Le peuple d’Azerbaïdjan, avec les autres peuples vivant en Iran, a partagé un destin commun et contribué à créer une culture commune, mais a conservé une identité et un caractère national, et une langue maternelle (Varliq n° 1, 1979, p. 3).

62 Ensuite, il faut agréger cette communauté de destin à la geste révolutionnaire de l’époque. L’ancien régime, accusé de tous les maux, est aussi coupable d’avoir mené une politique de répression culturelle contre les Turcs d’Iran. Pour Yashar, dans un article publié dans le premier numéro de Varliq, les « chauvinistes bourgeois-féodaux » du régime Pahlavi sont à l’origine d’une situation où : Était interdite au peuple d’Azerbaïdjan une existence où il aurait pu faire usage de sa langue maternelle, de ses spécificités régionales, de sa conscience nationale et de sa culture (ibid.).

63 La révolution est donc censée porter en elle le renouveau de l’Azerbaïdjan. On retrouve la double nature du nationalisme azerbaïdjanais, à la fois combat contre le despotisme et la domination persane.

64 De là, il devient possible de revendiquer des droits pour les Turcs d’Iran. L’objectif est de peser dans le débat constitutionnel qui se prolonge jusqu’à la fin de l’année 1979. Aussi, dans le premier numéro de la revue, qui fait office de manifeste de l’Anjoman-e Āzarbāyğān, est demandée :

65 La reconnaissance de la langue et la culture nationales de l’Azerbaïdjan, la création d’écoles dès l’année prochaine et développement de moyens de communication en

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langue turque, ainsi que la reconnaissance de la langue maternelle dans les tribunaux et les administrations (ibid.).

66 Hamid Notqi précise les principales revendications dans la livraison suivante de la revue : Jusqu’à la quatrième année de scolarisation, l’enseignement doit se faire dans la langue maternelle, ensuite en langue maternelle et en persan […]. La radio, la télévision et l’ensemble des moyens de communication doivent servir au développement des cultures ethniques, locales et nationales (Varliq n°2, 1979, pp. 12-13).

67 Ces revendications-ci seront garanties par la nouvelle Constitution, principalement dans son article 1516.

68 La stratégie des contributeurs de Varliq apparaît totalement indépendante de Moscou, même si elle reste soumise à son influence idéologique. Elle marque une autonomisation de la cause azerbaïdjanaise par rapport à la tutelle soviétique et l’apparition de formes nouvelles d’engagement nationaliste en Iran.

Conclusion

69 Au XXe siècle, l’URSS instrumentalise l’identité azerbaïdjanaise pour étendre son influence en Iran grâce au relais de la RSS d’Azerbaïdjan. Moscou s’appuie sur deux méthodes : la conception et la diffusion d’une propagande nationaliste en Iran, inspirée par la RSS d’Azerbaïdjan, et le parrainage d’acteurs politiques, parfois nouvellement versés dans la cause azerbaïdjanaise. Cette diffusion de règles et de ressources, en reconfigurant les propriétés structurelles de l’espace social, transforme les modalités de l’engagement à lutter contre la domination des champs intellectuel et politique par le nationalisme iranien. Moscou est à même d’exercer une influence décisive en mettant en place un gouvernement autonome en Azerbaïdjan iranien pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les décennies qui suivent, de telles occasions ne se représenteront plus, malgré la mise en forme symbolique et matérielle du nationalisme azerbaïdjanais par les institutions soviétiques. En Iran émergent des “entrepreneurs de cause” qui ont moins besoin de l’aide de Moscou. En RSS d’Azerbaïdjan, le discours sur “l’Azerbaïdjan du Sud” est capté par des intellectuels dissidents. La dislocation de l’URSS ne fera qu’entériner ce processus. Cependant, la politique soviétique laisse des traces. Outre les ressources qui ont permis à des “entrepreneurs de cause” de se lancer dans le nationalisme azerbaïdjanais, les Soviétiques ont apporté des règles quant à la conception de la nationalité. Celles-ci impriment toujours leur marque sur le nationalisme azerbaïdjanais, dont les discours et les pratiques restent encore empreints de références à “l’Azerbaïdjan du Sud”. Finalement, le legs de la politique soviétique des nationalités ne se limite pas aux anciennes républiques (Roy 1997), mais s’étend au- delà des frontières de l’Union pour toucher l’Iran.

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NOTES

1. Les données sur les statistiques ethniques sont issues d'une enquête menée en 2002 par le Centre de statistique d’Iran et l’équipe CNRS Monde iranien. Elle constitue le plus important travail de récolte de données effectuées sur les groupes ethno-linguistiques à l’échelle nationale (Centre statistique d’Iran, Monde iranien, Enquête sur les caractéristiques socio-économiques des ménages iraniens, 2002, Tableau 2, http://www.ivry.cnrs.fr/iran/Archives/archiveRecherche/ statistique/Tableaux-pdf/Tab02.pdf). 2. Au cours du XX e siècle, la province d’Azerbaïdjan a été divisée en plusieurs ostan (circonscription administrative plus ou moins équivalente du département) : Azerbaïdjan occidental, Azerbaïdjan oriental, Ardebil, Zanjān, ainsi qu’une partie de la province de Qazvin. 3. Le qualificatif azéri possède une connotation politique depuis le travail effectué sur la langue ancienne de l’Azerbaïdjan par l’intellectuel nationaliste iranien, Ahmad Kasravi (1993). En rattachant la langue ancienne de l’Azerbaïdjan, l’azéri, aux langues iraniennes, cet auteur veut affirmer l’iranité et récuser la turcité des turcophones de l’Azerbaïdjan iranien. 4. Pour préserver l’unité dans la translittération, l’écriture en langue persane est privilégiée. 5. 312 000 visas ont été délivrés par le consulat de Russie à Tabriz entre 1891 et 1904, auxquels doivent être ajoutés les migrants illégaux (Swietochowski 1995, p. 21). 6. Même si les relations sont plus limitées entre les deux pays, suite à la fermeture des frontières et à la mise en place de politiques d’indépendance économique. 7. À partir des archives soviétiques, Hasanli (2006) a montré que les choix soviétiques en Azerbaïdjan iranien répondaient à une logique établie pour faire passer le nord de l’Iran dans la sphère soviétique. 8. Pour une présentation de Āzarbāyğān, voir Berengian (1988, pp. 177-182). 9. Azerbaïdjan du Sud est le nom donné en RSS d’Azerbaïdjan à l’Azerbaïdjan iranien. Il possède une forte connotation politique, en impliquant une idée de séparation. Il faut souligner que c’est le mot persan ğanūb qui est utilisé pour “Sud”. Dans les années 2000, le qualificatif turc (de Turquie) guney le remplacera. 10. D’après des entretiens effectués avec des personnes ayant côtoyé Mohammad Zehtabi à Tabriz, Bakou et Paris en 2004-2005. 11. À partir d’entretiens avec Hosseyn Ṣādeq et un de ses collaborateurs. Téhéran, Karaj, février 2006. 12. Rappelons que l’Armée rouge est alors lourdement engagée en Afghanistan. 13. Programme du Front populaire d’Azerbaïdjan, p. 9. 14. Hamid Notqi, qui lui aussi a été un des principaux contributeurs de la revue, a un parcours assez comparable à celui de Javād Hayāt. 15. Information recueillie auprès de plusieurs sources, Téhéran, Paris, 2004-2005. 16. L’article 15 stipule que « l’usage de langues locales ou tribales dans la presse et les moyens de communication de masse, ainsi que pour l’enseignement de la littérature de ces langues dans les écoles est autorisée à côté du persan ». Les mesures concernant l’enseignement et la diffusion des langues locales n’ont cependant jamais été mises en œuvre en Iran.

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RÉSUMÉS

Cet article analyse les modalités de l’engagement dans le nationalisme azerbaïdjanais en Iran pour rendre compte de sa progressive autonomisation de la tutelle soviétique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique, relayée par la RSS d’Azerbaïdjan, met en place une propagande nationaliste en Azerbaïdjan iranien et soutient des acteurs politiques locaux. Par cette politique se diffusent des règles et des ressources qui, en reconfigurant les propriétés structurelles, transforment les modalités de l’engagement à lutter contre le nationalisme iranien. Dans les décennies suivantes, malgré la mise en forme symbolique et matérielle du nationalisme azerbaïdjanais par les institutions soviétiques, l’Union soviétique n’est plus en mesure d’exercer une telle influence. Ceci permet à la cause azerbaïdjanaise de s’autonomiser de la tutelle soviétique, avec l’émergence d’entrepreneurs de cause qui ont moins besoin de l’aide de Moscou en Iran et la captation par les intellectuels dissidents du discours sur “l’Azerbaïdjan du Sud” en RSS d’Azerbaïdjan.

This article examines the commitment to Azerbaijani nationalism in Iran to demonstrate its progressive autonomization from Soviet tutelage. During the Second World War, the Azerbaijan SSR, backed by Moscow, developed a nationalist propaganda in Iranian Azerbaijan and provided support to local political actors. This policy has given birth to rules and resources, which, while reconfiguring structural relations, have led to a transformation in the forms of commitment against Iranian nationalism. However, in the following decades, in spite of the fact that the Soviet institutions in Baku designed both symbolically and concretely the Azerbaijani nation, the Soviet Union did not get the opportunity to strongly influence the Iranian situation anymore. This helps to understand how the Azerbaijani movement had gained autonomy from Soviet tutelage through two processes: the emergence of new nationalist actors in Iran who rely less on Soviet backing, and the appropriation of the “South Azerbaijan” discourse by intellectual dissidents in the Azerbaijani SSR.

INDEX

Mots-clés : nationalisme, ethnicité, mobilisation, Iran, Azerbaïdjan, URSS Keywords : nationalism, ethnicity, mobilisation, Iran, Azerbaijan, USSR

AUTEUR

GILLES RIAUX Gilles Riaux est chargé d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire et chercheur associé au laboratoire du CNRS Mondes iranien et indien (UMR 7528). Il a notamment publié : « Être jeune militant nationaliste azéri en Iran », CEMOTI n° 38, 2004, pp. 205-233 ; «The Formative Years of Azerbaijani Nationalism in Post Revolutionary Iran», Central Asian Survey vol. 27 n° 1, 2008, pp. 45-58. Sa thèse, soutenue en 2008, est consacrée à la construction identitaire et aux mobilisations ethniques en Azerbaïdjan iranien. Contact : [email protected]

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Politique identitaire et construction diasporique en Azerbaïdjan postsoviétique Identity policy and the construction of diaspora in post-Soviet Azerbaijan

Bayram Balci

Introduction

1 Depuis son accession à l’indépendance, l’Azerbaïdjan s’est engagé dans un processus politique (interne et externe) complexe visant à renforcer le nouvel État issu de l’ex- empire soviétique. Dans cette politique, qui s’inscrit dans le débat théorique sur le state-building, les communautés azéries, azerbaïdjanaises de l’extérieur ou “coethniques” occupent une place primordiale. Appelés successivement soydaş “de même race”, vetendeş “de même patrie” ou plus couramment “diaspora azerbaïdjanaise”, ces communautés installées en dehors du territoire de l’actuel Azerbaïdjan méritent une attention particulière de la part du chercheur qui veut comprendre ce jeune État, tout juste remis de ses convulsions postsoviétiques.

2 Avant d’entrer dans les détails des relations entre l’État azerbaïdjanais et les Azéris de l’étranger, il convient de définir la diaspora, terme qui est au centre de tous les débats en Azerbaïdjan dès qu’il s’agit de liens avec les “frères” de l’extérieur. Les définitions – plurielles tant les situations sont différentes, selon que l’on se trouve chez les Azéris de Géorgie, de Russie, d’Iran, d’Europe, d’Amérique du Nord ou de Turquie – sont d’autant plus importantes qu’elles nous permettent de saisir les objectifs réels de l’État dans sa tentative de construction d’une politique diasporique.

La diaspora : cadre théorique

3 Le dictionnaire rappelle que le terme diaspora désignait à l’origine « une dispersion à travers le monde antique de Juifs exilés de leur pays et, par extension, la dispersion

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d’une communauté ou l’ensemble des membres dispersés d’une communauté ». Il s’agit là de l’acception la plus large. Chez Michel Bruneau (1995), le terme diaspora sert à désigner toutes sortes de phénomènes résultant de migrations de populations dans plusieurs pays, à partir d’un pays ou foyer émetteur.

4 En science politique, Gabriel Sheffer précise que « les diasporas modernes sont des minorités ethniques de migrants dans des pays d’accueil mais conservant des liens affectifs et matériels forts avec leur pays d’origine » (1986, pp. 1-15). Toute diaspora résulte d’une migration, qu’elle soit ou non volontaire, mais toute minorité ethnique n’appartient pas nécessairement à une diaspora. Cette définition nous paraît la plus pertinente, car elle insiste sur trois caractéristiques essentielles : • la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ; • l’existence de contacts, réels ou imaginaires, avec le pays d’origine ; • l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé.

5 De ces définitions, il résulte que la diaspora est une construction sociale visant à établir et à maintenir des liens entre des populations migrantes qui se croient issues d’une même origine, réelle ou mythique, présentant de ce fait des caractéristiques propres qui les différencient des sociétés d’accueil. Les notions d’espace et de territoire de diaspora doivent être appréhendées d’abord dans les pays d’accueil, où le lien communautaire joue le rôle essentiel, puis dans le pays d’origine, pôle d’attraction, à travers une mémoire ; enfin par les relations qui relient ces différents pôles (Bruneau 1995).

6 Cette notion étant définie, il convient à présent de constater que la politique de l’État pour la diaspora azerbaïdjanaise vise en réalité deux catégories distinctes de population : les Azéris et les Azerbaïdjanais qui sont présents dans plusieurs pays du monde. Certaines de ces populations sont originaires du territoire de l’actuel Azerbaïdjan, d’autres ont une parenté ethnique ou linguistique avec les Azerbaïdjanais, d’autres encore, à peine conscientes de leur proximité ethnique ou linguistique avec les Azerbaïdjanais d’aujourd’hui, sont pourtant perçues comme coethniques par les autorités azerbaïdjanaises postsoviétiques. Ainsi, la définition retenue par les autorités officielles est-elle pour le moins extensive, puisque sont considérés comme faisant partie de la diaspora azerbaïdjanaise les Azéris de l’ex-URSS (notamment ceux vivant en Russie et en Ukraine), d’Iran, de Turquie, des États-Unis et d’Europe. Or chaque communauté entretient un rapport différent à l’État d’origine, en raison notamment de ses particularismes sociopolitiques.

Un intérêt croissant pour la diaspora azerbaïdjanaise

7 En Azerbaïdjan comme partout en Union soviétique jusqu’à la perestroïka, il était difficile de manifester un quelconque intérêt, encore moins d’établir le moindre lien, avec les groupes ethniques “frères” établis à l’étranger (Kerimli 2001). Il en était ainsi envers les Azéris installés notamment en Europe, Turquie et Iran. Les rares contacts attestés entre Azéris soviétiques et Azéris d’Iran résultaient de tentatives d’instrumentalisation par Moscou des groupes ethniques iraniens (Nissman 1987) dans le but d’affaiblir Téhéran (Hasanli 2006). De manière générale, l’image des pays qui abritaient des “minorités” (qui représentaient néanmoins, en Iran, la majorité des Azéris) était plus que déplorable. La Turquie était, par exemple, perçue par le régime de Moscou comme un pays dangereux, car susceptible de constituer un modèle pour les

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Azéris ethniquement proches des Turcs anatoliens, et, par conséquent, présentée par la propagande officielle comme le lieu de toutes les perditions et de toutes les débauches.

8 La perestroïka rendra possible la relation avec les compatriotes installés à l’étranger. Comme ce fut souvent le cas dans l’histoire de l’Union soviétique, la première rupture a lieu à Moscou, avant de provoquer des ondes de choc dans la périphérie. Même s’il est difficile de la dater, la naissance de la fondation Rodina à Moscou, active dans la recherche de parents soviétiques (ou plutôt russes) à l’étranger, a une influence primordiale sur les peuples de la périphérie et leurs relations avec leurs “frères” de l’étranger. Ainsi, en Ouzbékistan et au Kazakhstan, un vif intérêt se fait jour pour les communautés coethniques installées à l’étranger – pas seulement dans les États voisins ex-soviétiques, mais aussi dans des pays plus lointains, comme l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Europe ou les États-Unis. En Ouzbékistan, des initiatives tant publiques que privées établissent des liens avec les Ouzbeks immigrés en Arabie Saoudite au lendemain des répressions staliniennes (Balci 2003, pp. 23-44). De la même manière, les Ouzbeks installés en Europe ou en Turquie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale suscitent l’intérêt des médias et des officiels du pays nouvellement indépendant. Parallèlement, les minorités kazakhes de Turquie, de Mongolie et de Chine exercent une fascination sur la société kazakhe, et les nouveaux dirigeants du pays cherchent à les placer au centre de leur politique de construction nationale.

9 En Azerbaïdjan, on voit émerger dès 1987 un intérêt pour les frères de l’étranger. Il semblerait que l’initiative des recherches sur les “compatriotes” ait été lancée par le gouvernement de l’époque. Le poète Elčin fonde très tôt une association visant au rétablissement des liens avec les Azéris installés à l’étranger. Nommée Veten “Patrie”, celle-ci se dote d’un organe de presse très actif qui mobilise des milliers de personnes. La revue Odlar Yurdu “Terre de Feu”, appellation qui rappelle l’héritage zoroastrien de l’Azerbaïdjan, est créée à la fin des années 1970 (Nissman 1987). Publiée chaque mois en écriture tantôt cyrillique, tantôt arabe ou latine, la revue s’exporte à l’étranger parmi les communautés azérophones, notamment en Turquie, en Europe, en Iran et, dans une moindre mesure, aux États-Unis.

10 Même si la revue a cessé de paraître, Odlar Yurdu constitue un précieux outil d’analyse de ce que furent les relations entre l’Azerbaïdjan et les diasporas azéries à l’étranger entre la perestroïka et la déclaration d’indépendance. Une lecture de ses colonnes permet de constater que de nombreux articles et dossiers ont été consacrés aux communautés azéries vivant à l’étranger, notamment celles installées dans des pays occidentaux. La très faible minorité azérie installée en France a fait l’objet de reportages réguliers. C’est en France en effet que certains des pères fondateurs de la première république d’Azerbaïdjan s’étaient exilés en 1920, alors qu’ils y effectuaient une mission diplomatique. De même, de larges études ont été consacrées à des sujets mettant en valeur le patrimoine culturel et intellectuel azéri. Des penseurs condamnés par la propagande soviétique furent réhabilités et remis au goût du jour grâce aux journalistes d’Odlar Yurdu. Chaque numéro était aussi l’occasion de faire paraître les très nombreuses petites annonces envoyées à la rédaction par des Azéris du monde entier désirant retrouver leurs proches.

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Le tournant de l’indépendance

11 L’indépendance du pays a donné une nouvelle impulsion au développement des liens entre l’État et les groupes azerbaïdjanais de l’étranger. La fondation Veten poursuit ses activités jusqu’en 2002, date à laquelle elle cesse d’exister pour laisser place à un organisme doté d’un budget plus important et aux prérogatives élargies : le Comité d’État pour la coopération avec les Azerbaïdjanais de l’étranger. S’apparentant à un véritable ministère, ce comité est confié à un ancien ambassadeur, connu pour ses actions “d’unification” de la diaspora azerbaïdjanaise en Ukraine, à l’époque où il était en poste dans ce pays. Ce comité se subdivise en plusieurs sections qui correspondent chacune à un pays ou un ensemble de pays où vivent d’importantes communautés azérie1. Lors de nos fréquentes visites, nous avons eu la possibilité de nous entretenir avec les responsables des sections Géorgie, Russie, Europe occidentale et États-Unis. Parallèlement à ce comité, un organisme en principe privé mais de fait financé par l’État, l’Association pour le développement des liens avec la diaspora azerbaïdjanaise, a été fondé. De même, pour encourager les recherches sur les Azéris de l’étranger, une chaire (kafedra) a été créée à l’Académie des sciences. Mais cette dernière est bien peu active, sans doute par manque de moyens. Cela ne signifie nullement que les recherches sur le sujet font défaut ; elles existent mais sont souvent menées par des personnes isolées, sans liens particuliers avec l’Académie des sciences.

Les diasporas azéries : véritable enjeu de politique extérieure

Des conditions précaires en Russie

12 La communauté azérie de Russie occupe une place primordiale dans la politique azerbaïdjanaise de défense de ses minorités de l’étranger. Du temps de l’Union soviétique, il existait déjà une importante communauté azérie installée dans la capitale russe et dans quelques grandes villes industrielles du pays. Au lendemain de l’indépendance, en raison des difficultés économiques, beaucoup d’Azéris se sont expatriés en Russie pour y trouver du travail et nourrir leurs familles restées au pays. On estime qu’à l’heure actuelle, plus de deux millions d’entre eux y vivent toujours. Très segmentée et divisée (progouvernementaux contre fidèles de l’opposition), cette communauté rassemble différents individus allant des intellectuels partis vivre en Russie après la dislocation de l’Union aux vendeurs de fleurs et de fruits et légumes expatriés à cause de la récession économique.

13 Bien perçue pendant la période soviétique, la communauté azérie de Russie souffre depuis le début des années 1990 de la montée de la xénophobie dans la société russe, qui s’exerce à l’encontre de toutes les populations ex-soviétiques issues du Caucase ou d’Asie centrale. Des Azéris sont souvent agressés, voire assassinés, dans les grandes villes de la Fédération par des groupes criminels organisés. Par le biais de son comité d’État et de son ambassade, l’Azerbaïdjan tente d’aider cette communauté en l’encourageant à créer des associations (qui font l’objet de contrôle de la part des autorités, tant azerbaïdjanaises que russes).

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14 Bakou accorde une importance cruciale à l’intégration de sa diaspora en Russie. Une détérioration de la situation obligerait cette dernière à rentrer au pays et mettrait fin aux envois de fonds qui font artificiellement survivre la fragile économie azerbaïdjanaise. C’est aussi pour cette raison que l’Azerbaïdjan est parfois obligé de céder à certaines exigences de la diplomatie russe.

Une adaptation problématique dans la Géorgie postsoviétique

15 Les Azéris de Géorgie présentent un intérêt particulier pour Bakou. Depuis le XVIIe siècle, quand Shah Abbas permit à des tribus turques du plateau iranien de migrer vers le Caucase et de s’installer sur le territoire de l’actuelle Géorgie, une importante communauté turco-azérie vit en Kvemo Kartli, notamment dans les villes et environs de Bolnisi, Marneuli et Dmanisi. Si, pendant la période soviétique, elle ne rencontra aucune difficulté majeure d’intégration du fait de ses particularités ethniques et linguistiques, elle connaît, depuis l’éclatement de l’URSS, de nombreux problèmes pour s’adapter aux nouvelles réalités sociopolitiques de la Géorgie. Elle jouit des mêmes droits citoyens et ne subit pas de réelle discrimination politique, mais ses droits de propriété ont été quelque peu bafoués au lendemain des privatisations qui ont suivi l’effondrement soviétique. Craignant une revendication sécessionniste de la part des minorités ethniques dans les zones frontalières (où se trouvent les villes et les villages azéris), Tbilissi a restreint la privatisation des terres de façon discriminatoire pour les Azéris (Serrano 1999, pp. 231-251). En outre, du fait de leur très faible connaissance du géorgien, langue officielle du pays depuis l’indépendance, les Azéris se trouvent marginalisés et exclus des emplois administratifs où la connaissance de la langue est indispensable2.

16 Pour améliorer le sort de cette communauté, l’État azerbaïdjanais déploie différents moyens souvent coordonnés par le Comité d’État pour la coopération avec les Azerbaïdjanais de l’étranger. Régulièrement, des demandes sont formulées auprès des autorités géorgiennes pour qu’elles s’efforcent de résoudre les problèmes que rencontrent les Azéris. À chaque visite officielle, la situation des Azéris de Géorgie fait partie des principaux dossiers de discussion entre Tbilissi et Bakou. La Direction des affaires spirituelles de Bakou, structure religieuse, est utilisée par l’État pour aider (et surveiller) leurs frères de Géorgie. Comme il est officiellement prévu par les législations azérie et géorgienne, le cheikh-ul-Islam, Allah Shukur Pachazadeh, principale autorité religieuse officielle en Azerbaïdjan, est également l’autorité islamique suprême en Géorgie. De ce fait, il est responsable de la nomination des mollahs et des akhund (l’équivalent de l’imam chez les chiites). En réalité, ce contrôle de Bakou ne s’effectue pas toujours avec l’efficacité escomptée, puisque l’islam des Azéris de Géorgie, notamment dans les villes de Marneuli et Dmanisi, est relativement autonome et subit même une forte influence iranienne. Des émissaires religieux venus d’Iran ont inauguré deux madrasas et une fondation qui, indépendamment des souhaits de Bakou et de son Cheikh-ul-Islam, propagent le message de leurs maîtres installés à Qom ou à Machad. Depuis l’Iran, le guide de la révolution islamique et mujtahid Ali Khamenei (guide religieux influent parmi les chiites et modèle spirituel pour les simples fidèles) et deux autres mujtahid, Fazil Lenkerani et Ali Sistani, bénéficient chacun de représentants au sein de la communauté azérie de Géorgie.

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17 Les autorités azerbaïdjanaises se montrent compréhensives vis-à-vis de la politique de Tbilissi. Partenaire économique privilégié dans la région et unique voisin qui entretient des relations cordiales avec Bakou, la Géorgie bénéficie de l’aide de l’État azerbaïdjanais pour éventuellement contrôler la communauté azérie du Kvemo Kartli. Ainsi, dès les débuts de l’indépendance, quelques associations aux visées sécessionnistes ont vu le jour au sein de la communauté azérie, mais leur ardeur nationaliste fut très rapidement calmée par les autorités azerbaïdjanaises qui ne voulaient pas entrer en conflit avec le voisin géorgien (Serrano 1999).

Le cas particulier des Azéris d’Iran

18 La question des Azéris d’Iran est autrement plus complexe et délicate. Il ne s’agit pas pour l’État et les organisations azerbaidjanaises de mettre en place une politique d’aide comme dans les cas russe et géorgien. En Iran, les Azéris se trouvent chez eux et ne constituent pas une communauté expatriée de son pays d’origine, comme le sont les Azéris de Russie et d’Europe. Plus de vingt millions d’Azéris vivent en Iran, notamment dans les régions du Nord, à Tabriz, Erdebil, Ourmiyeh et Téhéran, qui est sans doute la plus grande ville azérie du monde. Sans faire l’historique des relations entre les deux Azerbaïdjan, du Nord et du Sud, qui autrefois faisaient partie du même Empire séfévide, rappelons que, depuis la fin de l’Union soviétique, des franges de la droite nationaliste et panturquiste, dont le représentant le plus illustre fut l’ancien président Ebulfeyz Elçibey, ont cherché à alimenter le débat et à mener une politique de rapprochement avec les Azéris du Sud (Adiguzel 2000). Un des objectifs d’Ebulfeyz Elçibey et de son parti politique, le Front Populaire, était alors de réunifier les deux Azerbaïdjan pour ne former qu’une seule entité politique ethnique, linguistique et culturelle, régie par les principes de la solidarité panturquiste3.

19 En 1993, lorsque Heïdar Aliev arrive au pouvoir et met son pays sur les rails d’un certain réalisme politique, ce discours irrédentiste a totalement disparu des cercles officiels de l’État, même si quelques individus rêvent encore d’un Grand Azerbaïdjan qui ne serait plus divisé par l’Araxe. Pourtant, certains milieux proches du pouvoir ont parfois des attitudes et des propos qui montrent leur attachement à leurs frères du Sud. Des partis politiques, des fondations privées et des cercles intellectuels sont à l’écoute de ces discours de solidarité pan-azérie, tels les partis Musavat “Égalité” ou Milli Dirjelish “Renaissance nationale”. Leur action consiste à soutenir, moralement ou matériellement, les représentants des Azéris du Sud réfugiés en Azerbaïdjan. Par exemple, le GAMOH (Guney Azerbaycan Milli Oyanış Hareketi “Mouvement de renaissance nationale de l’Azerbaïdjan du Sud”) possède à Bakou, au moins jusqu’en 2006, une représentation semi-officielle4. Malgré les protestations de Téhéran, le GAMOH est toujours actif en Azerbaïdjan et ses représentants bénéficient d’un titre de séjour tout à fait légal accordé par le gouvernement azerbaïdjanais.

20 Une autre organisation azérie créée par des Azéris d’Iran, la DAK(Dünya Azerbaycanlilari Kongresi “Congrès international des Azerbaïdjanais”), connue pour ses activités “panazerbaïdjanistes” dans le monde et très mal perçue par le régime iranien, poursuit ses activités à Bakou. Son représentant local, Ferej Quliev, coordonne les activités de l’organisation en Azerbaïdjan tout en dirigeant le Milli Dirjelish Partiyasi “Parti du renouveau national”, groupuscule aux idées très panturquistes.

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21 L’attitude officielle de l’État azerbaïdjanais par rapport aux Azéris du Sud et aux organisations qui les soutiennent est plus qu’ambivalente. Officiellement, et pour ne pas compliquer davantage les relations déjà difficiles avec le voisin du Sud, Bakou se refuse à toute ingérence dans les affaires intérieures de l’Iran et exprime constamment son attachement au respect de l’intégrité territoriale de son voisin. Néanmoins, par le biais des organisations non-gouvernementales qu’il contrôle ou influence, le gouvernement azerbaidjanais œuvre pour les Azéris du Sud. L’État multiplie les contacts pour que les organisations de la diaspora travaillent ensemble activement au rapprochement des Azéris. Le Comité d’État, tout en respectant les consignes du pouvoir, qui impose une stricte courtoisie vis-à-vis de l’Iran, met tout en œuvre pour que les relations culturelles entre les Azéris du Sud et ceux du Nord expatriés en Occident soient plus intenses.

Les Azéris d’Occident, une diaspora fictive mais choyée par l’État azerbaïdjanais

22 Même s’ils demeurent minoritaires et parfois peu conscients de leur identité azérie, les Azéris vivant en Occident suscitent un vif intérêt au sein de l’État azerbaïdjanais qui, depuis une quinzaine d’années, déploie beaucoup d’énergie pour faire de ces “frères” des promoteurs de l’Azerbaïdjan. Pendant la période soviétique, l’émigration vers l’Europe fut minime. Entre 1915 et 1920, seuls quelques étudiants ont poursuivi des études en Europe (Abutalibov 2004), la plupart envoyés par l’éphémère République démocratique (1918-1920), dont une partie du corps diplomatique est d’ailleurs restée sur le vieux continent. Ils ont œuvré pour la promotion de la culture azérie en Europe et, parfois, pour la chute de l’Union soviétique. Entre la Turquie et les capitales européennes, ces intellectuels, à l’instar de Hüseyin Resulzade, de Jeyhun Hacibeyli ou d’Ali Merdan Topchubashi, ont diffusé la culture azérie dans leur pays d’exil (Imanov 2003). Ces immigrés ont ensuite été rejoints par les conscrits azéris de l’Armée soviétique, faits prisonniers pendant la Seconde Guerre mondiale (Abutalibov 2004).

23 Au lendemain de l’implosion de l’Union soviétique, de nombreuses recherches ont été effectuées en Azerbaïdjan pour retrouver ces intellectuels et analyser leur production culturelle, artistique et scientifique, afin de montrer au peuple d’Azerbaïdjan et au monde entier que le pays avait formé de grands intellectuels et fortement contribué aux progrès de la civilisation. Ces recherches se poursuivent et elles sont très activement soutenues par les autorités officielles, notamment par le Comité d’État pour la coopération avec les Azerbaïdjanais de l’étranger5. Récemment, des centaines de jeunes Azéris sont venus en Europe poursuivre leurs études. L’État a cherché à les encadrer, à les organiser et à les mettre au service d’une politique de promotion de l’Azerbaïdjan à l’étranger. Primordiales pour l’avenir des relations entre l’État et les Azéris de l’étranger, les initiatives gouvernementales méritent une attention particulière.

24 En dépit des estimations officielles de la diaspora faites par le Comité, les Azéris vivant dans les pays occidentaux sont très peu nombreux. Ainsi, pour la France, l’État azerbaïdjanais fournit le chiffre de 70 000 individus, qui englobe probablement les Azéris originaires d’Iran installés en France au lendemain de la révolution islamique de 1979, mais aussi les Turcs originaires des régions orientales (Kars, Ardahan et Igdir), linguistiquement très proches des Azéris. L’estimation selon laquelle un million

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d’Azéris vivraient aux États-Unis est probablement surévaluée et correspond, en grande partie, aux Azéris d’Iran ayant fui la révolution islamique. Les exagérations sont tout aussi spectaculaires quant au nombre d’Azéris vivant en Allemagne (300 000) et au Royaume-Uni (170 000)6. Au-delà de ces chiffres, il convient de s’interroger sur l’identité azérie de cette population expatriée et sur son sentiment de solidarité, très faible en réalité, avec la République d’Azerbaïdjan.

Les multiples facettes de l’identité des Azéris de Turquie

25 D’après les données officielles fournies par Bakou, plus de trois millions d’Azerbaïdjanais vivraient en Turquie. En langue azérie, le terme utilisé est Azerbaycanlilar “Azerbaïdjanais” et non “Azéri”, autrement dit les personnes qui ont un lien avec le territoire historique de l’Azerbaïdjan comprenant l’Azerbaïdjan iranien. Or les enquêtes menées dans les provinces de Turquie considérées comme azerbaïdjanaises indiquent la présence d’Azéris et non d’Azerbaïdjanais. En effet, les Azéris vivant en Turquie n’ont jamais vécu sur le territoire de l’actuel Azerbaïdjan et, pour eux, la notion d’Azerbaïdjan en tant qu’État et nation est somme toute récente et reste intimement liée à la politique soviétique des nationalités (Swietochowski 2004). Il serait plus exact de considérer ces “Azerbaïdjanais” de Turquie comme des Turcs azéris chiites, dont l’implantation dans les provinces de Kars, Igdir, Ardahan et Tuzluca est un héritage de la rivalité séculaire entre l’Empire ottoman et l’Empire séfévide, respectivement sunnite et chiite, une confrontation à base confessionnelle dont les traces sont encore perceptibles de nos jours dans la région. Des entretiens menés avec des Azéris de ces provinces orientales de la Turquie montrent que ceux-ci se considèrent tout d’abord comme Turcs, mais ils s’empressent d’ajouter qu’ils sont de religion chiite, comme les Azéris d’Iran. Autrement dit, le sentiment religieux joue un rôle fédérateur entre les Azéris de Turquie et ceux d’Azerbaïdjan. Il convient cependant de préciser que, dans leur quête de savoir et d’enseignement religieux, les Azéris chiites de Turquie ne se tournent pas vers l’Azerbaïdjan, mais vers l’Iran, dont les centres religieux sont bien plus prestigieux. Ainsi, les Azéris de Turquie, s’identifient-ils d’abord à la Turquie, ensuite à l’Iran et, accessoirement, à l’Azerbaïdjan postsoviétique. Si telle est la façon dont se définissent les Azéris de Turquie, qu’en est-il de leur perception par l’État azerbaïdjanais ? Comment celui-ci cherche-t-il à intégrer cette population dans son discours et dans sa politique, qui vise à renforcer, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le sentiment national azerbaïdjanais ?

La politique diasporique de l’Azerbaïdjan

26 L’utilisation du terme diaspora témoigne de la manipulation dont font preuve les autorités azerbaïdjanaises vis-à-vis des communautés azéries de l’étranger. Définie brièvement au début de la présente étude, la diaspora au sens moderne doit être comprise comme une minorité ethnique de migrants vivant à l’étranger et conservant des liens affectifs et matériels forts avec leur pays d’origine.

27 Dans le cas des Azéris vivant hors de l’Azerbaïdjan, le terme dans son acception stricte n’est que peu ou pas pertinent, suivant le groupe dont il est question. Les Azéris de Géorgie et d’Iran ont une histoire commune liée à l’Iran des Safavides, même s’ils ont des peuplements différents : les premiers sont installés sur les territoires où le pouvoir

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impérial les a déportés ; les seconds vivent sur les terres où leurs ancêtres se sont sédentarisés. Dans les deux cas, ils résident dans des lieux qu’ils considèrent comme les leurs. Les Azéris d’Iran ne constituent pas une diaspora puisqu’ils demeurent sur le territoire de leurs ancêtres et qu’ils n’ont jamais été déportés ou chassés. Quant aux Azéris de Russie, d’Ukraine et d’Asie centrale, leur installation n’est pas le résultat d’un cataclysme, d’une contrainte qui les aurait éloignés du pays natal. Enfin, les Azéris d’Europe et d’Amérique du Nord forment de minuscules communautés dont Bakou aime à amplifier l’importance. En réalité, il serait plus correct de parler de communautés expatriées ou immigrées plutôt que de diaspora azerbaïdjanaise. Les seuls groupes azéris qui ont dû quitter brutalement leur terre natale sont ceux d’Arménie et du Karabakh, mais leur pays de refuge ayant été l’Azerbaïdjan, on ne peut parler de diaspora à leur propos. L’utilisation du terme relève donc d’une instrumentalisation des Azéris de l’étranger par un jeune État soucieux de se renforcer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières nationales.

La diaspora comme instrument de politique étrangère

28 L’État azerbaïdjanais accorde une grande importance à la coopération avec les communautés azéries expatriées pour des raisons politiques évidentes. Il s’agit avant tout de montrer et de rappeler aux Azerbaïdjanais du pays qu’ils constituent un grand peuple, présent sur les cinq continents et que, de ce fait, ils peuvent et doivent être fiers de leur identité. Le même phénomène a été observé chez les autres peuples turcophones, en Asie centrale, où le processus de construction nationale consiste à convaincre le peuple qu’il forme une grande nation. Les théoriciens du nouvel État ont ainsi cherché à montrer, en insistant sur les qualités intellectuelles des migrants azéris et en rappelant l’ascendance azérie de tel grand penseur, poète ou écrivain installé à l’étranger, que le peuple azéri est l’un des architectes de la civilisation mondiale. On retrouve cette même rhétorique affirmant « nous avons participé à civiliser notre monde » en Turquie, où la République kémaliste avait, et a toujours dans une certaine mesure, pour coutume d’insister sur la grandeur des Turcs (Copeaux 1997, pp. 210-225), et en Asie Centrale, où les nouvelles républiques, plus particulièrement l’Ouzbékistan, ne cessent d’organiser des jubilés commémoratifs de penseurs qui ont contribué à la civilisation7. Des États comme le Maroc ou l’Algérie ont aussi souvent utilisé leur communauté expatriée à des fins nationalistes. Le vif intérêt porté aux communautés coethniques permet à un jeune État comme l’Azerbaïdjan de dépasser les limites de son territoire national et de rêver à une certaine grandeur sur la scène internationale. Enfin, des avantages économiques (rapatriement de fonds, investissements dans le pays d’origine) et politiques (soutien à la politique étrangère du pays d’origine) peuvent motiver un État à tisser des liens forts avec ses ressortissants installés à l’étranger. En cela, l’Azerbaïdjan ne fait qu’imiter d’autres États qui ont fait de leur diaspora une ressource politique.

La diaspora comme moyen d’affirmer sa grandeur nationale

29 L’autre désir, sans doute le plus important – même s’il n’est jamais exposé de façon explicite –, est de transformer les communautés azéries installées à l’étranger en groupes de pression susceptibles de soutenir le pays dans sa lutte politique contre le grand rival arménien, notamment pour faire pression sur la question du Karabakh et

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des territoires occupés. L’Arménie occupe une place de poids sur la scène internationale car elle bénéficie de l’appui du lobby que constitue sa diaspora présente sur les cinq continents.

30 Les autorités azerbaïdjanaises ont donc cherché à fédérer les différentes communautés expatriées, entre elles mais aussi avec l’État. Des partenariats ont été développés par les autorités et les organismes privés avec des associations de migrants turcs à l’étranger. En Europe et aux États-Unis en particulier, les mouvements associatifs turcs et les associations créées par des étudiants azerbaïdjanais sont très proches. Il s’agit là d’un phénomène constant : les groupes associatifs ou les partis politiques turcs se sont toujours portés volontaires pour aider leurs “frères du monde turc” à défendre leurs intérêts. Par exemple, les organisations nationalistes ouïgoures qui luttent contre le régime de Pékin pour la libération du Turkestan oriental ont souvent bénéficié des aides théoriques et logistiques de certains mouvements panturquistes.

31 Enfin, il convient de souligner que le travail de mise en réseau des organisations azerbaïdjanaises à l’étranger avec l’État azerbaïdjanais est souvent l’œuvre des ambassades azerbaïdjanaises, où officie toujours un représentant du Comité d’État pour la coopération avec les Azerbaïdjanais de l’étranger. Celui-ci a pour fonction d’inciter les étudiants à créer des associations et à s’intégrer dans l’univers associatif du pays de résidence. Il doit également veiller à ce que la communauté azerbaïdjanaise ne soit pas utilisée par les partis politiques de l’opposition, qui trouvent souvent un plus grand espace de liberté à l’étranger qu’à l’intérieur des frontières nationales.

Conclusion

32 Il existe un lien fort entre la volonté manifestée par Bakou pour mettre en place une politique diasporique et la situation de sortie d’empire (soviétique) dans laquelle se trouve le pays depuis son accession à l’indépendance. Dans toutes les républiques ex- soviétiques, la dislocation de l’URSS a conduit à porter un regard nouveau sur les “frères” de l’extérieur et, au cours du temps, à mettre en place une politique publique pour gérer les relations avec eux. En Azerbaïdjan, pendant les dix premières années de l’indépendance, si les discours de solidarité avec les communautés coethniques ont abondé, peu d’actions concrètes ont été menées pour développer les liens entre l’État et les Azerbaïdjanais de l’extérieur. La création du Comité d’État pour la coopération avec les Azerbaïdjanais de l’étranger, principal jalon d’une prise en charge politique de la diaspora, n’intervient qu’en 2002. De surcroît, elle a été à l’initiative du président le moins panturquiste de tous ceux qu’a connus l’Azerbaïdjan postsoviétique, Heïdar Aliev.

33 La construction de l’État à laquelle Bakou a dû s’atteler après la dislocation de l’empire a poussé les autorités à s’intéresser davantage aux communautés coethniques, celles-ci faisant partie du processus de construction nationale, au même titre que la réécriture de l’histoire ou la conception de nouveaux manuels scolaires présentant la nouvelle idéologie nationale. À l’intérieur des frontières, il est important de donner au peuple un sentiment de fierté en lui montrant qu’il est grand, qu’il dispose de représentants dans de nombreux pays étrangers et que certains ont brillamment réussi. Au niveau international, ceux-ci peuvent permettre de trouver des alliés et procurer des appuis au jeune État à peine libéré du joug soviétique.

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34 Bien qu’il soit prématuré d’établir un bilan, les résultats de cette politique sont mitigés. L’idée d’une diaspora azérie et d’un lobby pro-azéri organisé à partir de l’étranger reste à construire. Le principal obstacle à sa mise en place vient du fait que l’État azerbaïdjanais applique une politique similaire avec chacune des communautés azerbaïdjanaises de l’étranger, alors que celles-ci n’ont pas la même façon de définir leur “azerbaïdjanité” et ne sont pas confrontées aux mêmes problèmes dans leur pays de résidence. Les exemples de la Turquie et de l’Iran témoignent des divergences d’intérêts au sein de ces communautés. Les Azéris de Turquie ont été turquifiés, voire “anatolisés”, et ont adopté une attitude favorable à Ankara qui ne correspond pas toujours aux intérêts de Bakou. Quant aux Azéris d’Iran, qui ont souvent quitté le pays au lendemain de la révolution islamique, ils ne sont pas toujours sensibles aux préoccupations de l’Azerbaïdjan postsoviétique. Bien souvent, leur militantisme s’affirme dans le cadre de l’immigration iranienne et s’inscrit dans la lutte contre le régime des ayatollahs. Même si leur langue les rapproche, Azéris du Nord et du Sud ne défendent pas les mêmes causes et ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Ainsi, au sujet du conflit avec l’Arménie, les Azéris du Nord peinent à mobiliser leurs frères du Sud qui vivent en bon voisinage avec Erevan, comme avec la communauté arménienne d’Iran.

35 La dimension temporelle est souvent insuffisamment prise en compte par les acteurs et les analystes de la diaspora. Les Azerbaïdjanais, outre leur faiblesse numérique, ne possèdent des communautés expatriées que depuis une période récente. Celles d’Europe – vivant depuis seulement une dizaine d’années sur le vieux continent – sont les plus sensibles aux préoccupations de Bakou. Les Azéris de Turquie et d’Iran, expatriés depuis les années 1970 et 1980, sont eux à peine conscients de leur identité azérie. Seuls les étudiants récemment envoyés à l’étranger par Bakou – quelques dizaines – sont réellement engagés dans un militantisme pro-azerbaïdjanais, mais leurs discours n’ont que très peu d’impact sur leur société d’accueil. La construction d’une diaspora et d’un groupe de pression sont des processus de longue haleine, qui exigent une bonne intégration dans les sociétés d’accueil, ce qui n’est pas le cas des communautés azerbaïdjanaises.

36 En outre, pour être efficace, un groupe de pression doit être basé dans un pays qui possède une certaine influence sur la scène internationale. Or les Azerbaïdjanais expatriés sont trop peu nombreux à vivre en Europe et aux États-Unis, où se prennent des décisions qui peuvent intéresser l’avenir de leur pays. Enfin, alors que la religion joue souvent un rôle crucial dans l’organisation des liens entre la diaspora et l’État d’origine, les Azerbaïdjanais de l’étranger ne possèdent pas d’Église ou de structure religieuse qui pourrait leur donner corps (et âme), les aider à se structurer et à se mobiliser pour le pays. D’une part, l’État comme les groupes diasporiques sont séculiers ; d’autre part, le clivage chiite/sunnite qui traverse le pays empêche toute union et toute solidarité fondée sur le sentiment religieux.

37 Bakou cherche à organiser sa diaspora en un groupe de pression sur le modèle du lobby arménien, dont il surestime le pouvoir, pour sensibiliser la communauté internationale à la question du Karabakh et afin de contraindre Erevan à négocier. Cependant, la conviction qu’un groupe de pression peut être constitué par décret ou par simple volonté politique apparaît très naïve.

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— Comité d’État pour les Azerbaïdjanais vivant à l’étranger : www.diaspora.az

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— Site semi-officiel des Azerbaïdjanais vivant à l’étranger : http://azerbaijan.az

— European Azerbaijan Society: https://www.t-e-a-s.eu

— Association des Azerbaïdjanais de France : http://www.maisondelazerbaidjan.fr

— Congrès mondial des Azerbaïdjanais (Dünya Azerbaycanliar Kongresi, DAK) : www.dak.org

— Agence de presse azerbaïdjanaise : www.azworld.org

NOTES

1. Voir le site de ce comité d’État : www.diaspora.az (dernière consultation le 20 octobre 2010). 2. Entretien avec Suleyman Suleymanov, responsable de l’association Azerbaycan, Tbilissi, juin 2005. 3. Voir l’article de Gilles Riaux dans le présent volume. 4. Le siège de cette représentation a subi un incendie ravageur en mai 2003 mais il existe toujours (cf. le site du GAMOH, http://www.gamoh.biz consulté le 20 octobre 2010). 5. Vagif Arzumanli et Abid Tahirli sont les deux académiciens qui, ces dernières années, ont le plus travaillé sur des questions liées à l’immigration azerbaïdjanaise (cf. Arzumanli 2001, ouvrage très éclairant à ce sujet). 6. Ces chiffres officiels relatifs au nombre d’Azerbaïdjanais vivant à l’étranger sont fournis par la revue Diaspora (n° 4, 2004) éditée par le Comité d’État des Azerbaïdjanais de l’étranger. 7. Ainsi de grandes figures de la civilisation musulmane comme Avicenne, Biruni ou Oulougbek font l’objet d’un culte particulier en Ouzbékistan.

RÉSUMÉS

Comme la plupart des pays de l’ex-URSS qui, dès leur accession à l’indépendance, se sont mis à s’intéresser à leurs ressortissants ou “coethniques” situés en dehors des frontières nationales, l’Azerbaïdjan a, dès le milieu des années 1990, mis sur pied une politique visant à créer des relations fortes avec les Azéris disséminés partout à l’étranger. Ainsi, l’État azerbaïdjanais soutient les associations azerbaïdjanaises en Russie, en Europe occidentale, aux États-Unis en les incitant à se fédérer et à travailler avec lui. L’objectif est de faire en sorte que ces associations se transforment en groupes de pression dans leur pays de résidence. Même s’il n’est pas clairement avoué, l’objectif de cette politique est de former un lobby pro-azerbaidjanais, sur le modèle du lobby pro-arménien, et de faire contribuer ainsi les ressortissants expatriés au rayonnement international de l’Azerbaïdjan. Politique ambitieuse, elle se heurte à plusieurs difficultés car elle oublie qu’un groupe de pression se crée sur le long terme, et rarement sur décret présidentiel.

Like most of the other former Soviet republics when they gained their independence, Azerbaijan became interested in the fellow countrymen and co-ethnics living outside the new national boundaries. In the mid 1990s, the state drew up a special policy to develop contacts with Azeri people abroad, to encourage and support Azeri associations in Russia, Western Europe, the United States, so as to develop cooperation. The main objective, although it was not confessed, was to turn these organizations and associations into lobbying groups, on the model of the

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Armenian lobby groups of the diaspora and have expatriated compatriots to contribute to the international influence and reputation of independent Azerbaijan. However, this ambitious policy faces several difficulties as the state tends to forget that lobby groups emerge in the long run within a diaspora and can hardly be created from scratch by presidential decree.

INDEX

Mots-clés : Azerbaïdjan, diaspora, identité, Azéris, groupes de pression Keywords : Azerbaijan, diaspora, identity, Azeri, lobby

AUTEUR

BAYRAM BALCI Bayram BALCI, directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale de 2006 à 2010, travaille sur le renouveau islamique dans toute la sphère ex-soviétique. Ses recherches portent également sur les questions migratoires et les mutations politiques dans la même aire. Contact : [email protected]

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Les dynamiques locales d’identification

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Vyjdem vse, kak odin! “Allons-y tous comme un seul homme !” Ethnographie d’un hashar national dans un quartier de Samarkand, Ouzbékistan Vyjdem vse, kak odin! “Let us go together, as one!” Ethnography of a national hashar in a neighbourhood of Samarkand, Uzbekistan

Christilla Marteau d’Autry

1 Le 7 mars 2007, un bandeau sur fond noir titre en première page du journal russophone Samarkandskij Vestnik “Le messager de Samarcande” : « Les 10 et 11 mars, hashar national de bienfaisance. Allons-y tous comme un seul homme ! ». Le terme hashar, construit sur la racine arabe hšr “rassemblement, regroupement, foule”, désigne, en ouzbek et en tadjik, une pratique de travail collectif caractérisée par une mobilisation importante et bénévole de main-d’œuvre. À l’échelle domestique, les hashar bénéficient à une unité domestique et l’inscrivent dans un système d’entraide bilatérale avec chacun des participants ; à l’échelle des mahalla “quartiers”, ils bénéficient à ces dernières et s’apparentent à une pratique de coopération communautaire ; à l’échelle nationale, ils représentent une forme de travail imposé au bénéfice de l’État. Les hashar nationaux sont l’équivalent des rus. subbotnik soviétiques. Néanmoins, à l’heure actuelle, lorsque les médias ouzbèkophones, tadjikophones et russophones de Samarcande, ville en situation de trilinguisme, relaient l’ordonnance du cabinet des ministres de la république d’Ouzbékistan sur l’organisation d’un hashar national, ils utilisent le terme hashar et rarement celui de subbotnik.

2 Depuis l’indépendance du pays en 1991, l’État ouzbek décrète chaque année une à deux journées de hashar national à la veille des festivités officielles de Navro’z, le Nouvel An d’origine zoroastrienne, célébré le 21 mars, lors de l’équinoxe de printemps. Il en délègue l’organisation au niveau local à toutes les administrations et institutions

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publiques, par le biais des ministères et des hokimiyat “préfectures” régionaux et municipaux. Tous les citoyens, hommes, femmes et enfants, sont invités à participer à l’effort national de bienfaisance au sein de collectifs divers (professionnels, institutionnels ou territoriaux). Les fonctionnaires qui travaillent ces jours-là contribuent au hashar en nettoyant les espaces publics proches de leur lieu de travail. Devant les hôpitaux, le personnel médical, en blouse blanche, blanchit à la chaux les troncs d’arbres. Dans les cours d’école et devant les universités, instituteurs et professeurs encadrent les élèves et les étudiants qui plantent des arbres, balaient les rues ou repeignent les bordures des trottoirs. Les fonctionnaires versent, de plus, une journée de salaire au profit de la Fondation des mahalla.Outre à nettoyer leur pas de porte, les institutions privées sont invitées à verser des dons au profit de cette même fondation. L’argent recueilli est destiné à financer des projets liés à la protection sociale des populations les plus démunies, l’année 2007 ayant été décrétée « année des médecins et de la protection sociale ». Les habitants, quant à eux, sont invités par le responsable local de leur mahalla à participer à l’entretien des espaces communs (voirie, équipements publics, cimetières) et à l’aménagement des espaces verts. À l’issue de ces hashar, les institutions et les administrations rendent compte au hokimiyat des travaux réalisés et du nombre de participants.

3 Les discours officiels insistent sur le volontariat de la participation, qui n’est pas juridiquement obligatoire. Les individus parlent plutôt de rus. dobrovol’noe prinuditel’noe učastie “participation volontaire imposée”. Fonctionnaires et élèves évoquent la pression du collectif, en mesure de mettre un individu au ban du groupe, ou celle de la hiérarchie, menaçant de sanctions officieuses. Les habitants de la mahalla où j’ai mené mes recherches pendant plusieurs mois1 expliquent qu’ils participent « à ce hashar parce que c’est un [rus.] vsenarodnyj subbotnik “ subbotnik national” », reprenant la terminologie de l’époque soviétique. Cette pratique existait en effet avant que l’Ouzbékistan ne devienne indépendant. En précisant rus. vsenarodnyj “national”, ils soulignent que tous les citoyens sont concernés. Ce n’est pas uniquement la tâche à accomplir qui les mobilise car force est de constater que les travaux effectués à l’issue des hashar sont souvent inachevés. Ils participent car « tout le monde participe. C’est comme ça depuis toujours ». C’est à la fois la contrainte du groupe et celle de l’habitude. En se mobilisant dans et au bénéfice de leur mahalla en tant que membres de cette dernière, ils manifestent leur appartenance à cette communauté et réactualisent ce lien aux yeux de tous.

4 Comment la participation à un hashar national à l’échelle d’une mahalla renforce-t-elle l’appartenance communautaire ? Dans un premier temps, l’étude du lien entre les subbotnik soviétiques et les hashar nationaux ouzbeks permettra de comprendre comment les individus perçoivent cette pratique. Dans un deuxième temps, la description de la mahalla permettra d’en dégager les spécificités et d’en mettre à jour l’importance dans la vie locale. Enfin, l’étude ethnographique du hashar national des 10 et 11 mars 2007 au sein de la mahalla, c’est-à-dire l’étude de l’organisation des tâches, du statut des personnes présentes et des modalités de leur participation, montrera comment cette pratique de travail collectif contribue au sentiment d’appartenance communautaire et à la construction d’une identité locale.

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Des subbotnik soviétiques aux hashar nationaux ouzbeks

5 Dans l’espace ouzbèkophone et tadjikophone, le hashar est une pratique de travail collectif organisé pour des travaux d’irrigation, de construction ou des champs. De tels hashar perdurent dans les campagnes. Ils étaient encore répandus en ville, notamment à Samarcande, jusque dans les années 1970. Avant l’utilisation de la tôle pour couvrir les toits des maisons, ces derniers, qui étaient en terre, devaient être régulièrement imperméabilisés et les voisins s’entraidaient chaque année pour les enduire avec une nouvelle couche d’argile. De même, avant l’arrivée de l’eau courante, ils participaient ensemble à l’entretien des canaux d’irrigation, dont ils utilisaient l’eau pour leur consommation. Ces temps de travail collectif se terminaient par des repas festifs. À l’heure actuelle, ces hashar se sont raréfiés en contexte urbain, suite aux modifications de l’habitat, aux bouleversements économiques et aux transformations sociales, les individus recourant de préférence à des artisans professionnels et à des ouvriers journaliers. Néanmoins, certaines situations qui nécessitent la présence d’une nombreuse main-d’œuvre non qualifiée sont comparées à des hashar. La mobilisation de plusieurs dizaines de personnes, parents et voisins, hommes et femmes, tous âges confondus, lors de la préparation des mariages, par exemple, est souvent décrite « comme un hashar ». Les individus associent tout acte de coopération spontanée et conviviale, à l’échelle domestique, au profit d’un des leurs et à charge de revanche, à des hashar.

6 La pratique des hashar s’est maintenue en ville au sein des mahalla et au profit de ces dernières. Des hashar sont organisés pour réaliser des travaux spécifiques, tels que la restauration ou la construction de divers équipements communautaires : de choyxona “maison de thé”, véritables lieux de réunion des hommes de la communauté locale, de locaux administratifs, de terrains de sport, voire de commerces de proximité. Après l’indépendance, de nombreuses mosquées de quartier ont été construites de cette manière, à l’initiative et aux frais des habitants. Le terme hashar désigne alors un type de coopération communautaire, volontaire, au bénéfice de la mahalla.

7 En revanche, lorsque l’État décrète l’organisation d’un hashar national, les individus parlent plutôt de subbotnik, terme qui leur rappelle l’époque soviétique. Initiés par Lénine pendant la guerre civile, les subbotnik étaient répandus dans toute l’Union soviétique. La population était mobilisée pour participer à des journées de travail gratuit, dans l’intérêt général du pays. Les hashar nationaux s’inscrivent dans la continuité de ces derniers.

8 Islam Karimov, régulièrement réélu à la présidence de la République d’Ouzbékistan depuis 1991, a déclaré souhaiter accompagner le pays dans sa phase dite « de transition » –politique et économique – d’une république soviétique vers une république indépendante en s’appuyant sur le tissu social ouzbek (Karimov 1996). Ancien premier secrétaire du Parti communiste de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan, il cherche désormais à inscrire la légitimité du nouvel État dans une rupture d’avec le passé soviétique sans toutefois en faire table rase (Ruffier 2007). Pour ce faire, l’État donne par exemple un contenu ouzbek à d’anciennes institutions soviétiques. Les manifestations officielles et festivités populaires organisées à l’occasion de l’importante fête soviétique du travail, célébrée le 1er mai, le sont dorénavant à l’occasion de Navro’z, le 21 mars. La fête du travail était précédée d’un rus. vsesoûznyj

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subbotnik “subbotnik de toute l’Union soviétique”, organisé aux alentours du 22 avril, date de naissance de Lénine. De même, Navro’z succède à un rus.obŝenarodnyj blagotvoritel’nyjhašar “hashar national de bienfaisance”. Dans un communiqué de presse, Islam Karimov justifie par ailleurs l’organisation d’un hashar national en mars, et non plus en avril, par le fait qu’en Ouzbékistan, le printemps est plus précoce qu’en Russie mais surtout parce que « nos ancêtres faisaient ainsi » (« Creation and Holidays » 2005). De plus, il préfère utiliser le terme hashar, censé désigner une « coutume traditionnelle d’entraide » (Société ouzbèke d’amitié 1966) et refléter le « caractère national ouzbek » (Ğabborov 1994, p. 197), aux deux néologismes soviétiques, ouz. shanbalik et tadj. šanbegi, construits sur le mot shanbe “samedi” pour traduire textuellement le terme russeconstruit sur rus. subbota “samedi”. Ainsi, en renommant explicitement hashar les subbotnik, Islam Karimov marque une rupture avec le passé soviétique et inscrit cette pratique contemporaine dans la tradition ouzbèke. Pour les individus, le hashar est une pratique d’entraide volontaire à la différence des subbotnik qui sont organisés par l’État.

Une mahalla de Samarcande

9 En 2007, pour la deuxième année consécutive, j’assiste au « hashar national de bienfaisance » qui précède les festivités de Navro’z, dans une des 192 mahalla de Samarcande. Ville historiquement tadjikophone, elle était divisée à l’époque soviétique en plusieurs parties qui se distinguent encore aujourd’hui par l’urbanisme et l’habitat : la vieille ville tadjike avec ses ruelles sinueuses longées de murs aveugles, la ville coloniale russe avec ses larges rues rectilignes bordées d’arbres et la ville pluriculturelle soviétique avec ses avenues et ses immeubles à plusieurs étages. À sa périphérie se trouvaient des kolkhozes qui ont été progressivement rattachés à la ville dès la fin des années 1980, suite à la croissance démographique et au développement urbain. Les terres cultivables ont alors été transformées en parcelles constructibles. Dans ces nouveaux quartiers, de type semi-rural semi-urbain, l’habitat est constitué de hovli, vastes cours entourées de bâtiments, généralement de plain-pied, et fermées sur l’extérieur. Au centre de ces cours bordées de vérandas, potagers, arbres fruitiers, poulaillers et abris pour bétail, moutons, vaches et parfois chèvres, fournissent aux habitants nourriture ou revenus. Les chemins en terre battue sont régulièrement empruntés par les animaux qui sont menés à paître.

10 La mahalla étudiée présente un caractère périphérique. Elle est située au nord-ouest de la ville, dont elle est séparée par la colline d’Afrosyab. Elle est délimitée par la rivière Syab qui longe la colline, par un cimetière local et par trois autres mahalla. Toutes faisaient partie d’un même kolkhoze. Situé sur les pourtours de ce dernier, ce quartier était appelé tadj. kunğak “le coin perdu” ou “bout du monde” par les kolkhoziens. C’est une mahalla résidentielle, sans distinction particulière. Elle ne possède qu’un local administratif et une choyxona. Aucun équipement public ne s’y trouve : ni mosquée, ni école, ni dispensaire, ni aire de jeu, ni commerce. La vie sociale locale s’étend au-delà des limites du quartier, lesquelles résultent d’un découpage arbitraire, et les habitants se reconnaissent d’un espace plus vaste, qui englobe plusieurs mahalla.

11 Cette mahalla est peuplée d’un peu moins de deux mille habitants, qui forment plus de cinq cents ro’zg’or “foyers” répartis dans environ deux cent cinquante hovli “cours”. Beaucoup descendent de familles originaires de la vieille ville tadjike qui, dès la fin du XIXe siècle, venaient, pour fuir la chaleur estivale, s’installer pendant l’été sur ces

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terres, où elles disposaient de jardins et de vergers, parfois de tanneries ou de moulins à eau. Dans cette société patri-virilocale et patrilinéaire, la maison paternelle revient au fils cadet. Les fils aînés construisent leur maison sur le terrain familial qui est alors parcellisé. Lorsque l’espace est saturé, ils doivent le quitter et en trouver un autre. Au XXe siècle, certains fils se sont définitivement installés sur ces terres périphériques lorsqu’elles ont été intégrées dans le kolkhoze. Quelques décennies plus tard, lors de la dissolution de ce dernier, en 1987, les champs, devenus terrains constructibles, ont été attribués en priorité à ces mêmes fils afin qu’ils y construisent leur maison. Aujourd’hui encore, beaucoup d’habitants sont originaires de cette mahalla. Ils y sont nés et y ont grandi. Ceux qui s’y sont installés par la suite sont encore aujourd’hui appelés tadj. ḩ amsoâḩoi nav “nouveaux voisins”. Une des caractéristiques qui les distingue des natifs est de ne pas avoir d’ancêtres enterrés dans le cimetière local. Néanmoins nombre d’entre eux ont marié leurs enfants avec ceux des natifs de la mahalla. Beaucoup de foyers sont donc liés par des liens de parenté, qu’ils soient de consanguinité ou d’alliance, avec d’autres foyers de la mahalla.

12 À l’heure actuelle, tout comme à l’époque soviétique, est inscrite dans le passeport des citoyens ouzbeks, outre leur rus. graždanstvo “citoyenneté” ouzbèke, leur rus. nacional’nost’ “nationalité”, qui indique leur appartenance à l’une des “nations” recensées : ouzbèke, tadjike, russe, juive, coréenne, allemande ou autre. Les habitants de cette mahalla, bien qu’étant des citoyens ouzbeks en grande majorité de nacional’nost’ ouzbèke d’après leur passeport, sont tadjikophones et se disent tadjiks. Cette mahalla se situe d’ailleurs dans une périphérie de la ville connue pour être spécifiquement tadjike.

13 Suite à la dissolution de l’URSS et à la fermeture consécutive des usines, une grande partie de la population de la mahalla a perdu son emploi. Dans la plupart des foyers, un ou plusieurs membres, le plus souvent masculin, est parti travailler à l’étranger pour subvenir aux besoins de la famille. Dans de nombreuses cours, les grands-parents, souvent secondés de leurs brus, éduquent leurs petits-enfants avec l’argent envoyé de l’étranger. Cette migration économique revêt plusieurs formes. Selon les conditions d’accueil dans le pays d’arrivée, elle peut être saisonnière ou de longue durée. Ceux qui se rendent sur les chantiers de construction en Russie reviennent généralement l’hiver. Ceux qui “font des affaires” sont continuellement en mouvement. Ils s’approvisionnent à l’étranger et revendent leurs marchandises dans les marchés et les magasins de Samarcande. Certains ont obtenu la green card et se rendent aux États-Unis, où ils s’installent parfois avec leur famille. D’autres obtiennent des visas de travail pour la Corée, les États-Unis, l’Europe ou ailleurs, et reviennent quand ils le peuvent pour leurs congés. Beaucoup se retrouvent dans des situations de clandestinité et ne retournent en Ouzbékistan que lorsqu’ils sont expulsés. La mahalla vit aujourd’hui au rythme des départs et des retours de ses habitants.

14 Le terme mahalla désigne à la fois une communauté sociale de voisinage, aux contours flous, et la plus petite circonscription administrative, aux limites bien définies. Un comité en gère la vie quotidienne et joue un rôle non négligeable d’intermédiaire entre l’État et les citoyens. C’est l’organe du pouvoir central à l’échelle du quartier. Il est dirigé par un chef dont la candidature est proposée par une commission électorale interne au quartier, puis approuvée par le hokimiyat municipal et enfin confirmée par les habitants. Le chef de la mahalla est secondé par trois personnes qui, comme lui, sont salariées : la secrétaire, la maslahatchi, responsable de la vie sociale locale et des questions féminines, et le posbon, gardien de proximité garant du maintien de l’ordre.

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Le chef actuel de la mahalla étudiée a été élu en 2006 par un vote à main levée lors d’une assemblée générale à laquelle une centaine d’hommes, les chefs de famille de la mahalla, s’est rendue pour représenter les membres de leurfoyeret parfois ceux des cours voisines. Les deux autres candidats qui avaient été proposés et approuvés se sont démis au moment du vote. L’élection, qui résulte de concertations préalables, est consensuelle. Le chef sert d’interface entre la communauté locale et l’État. Il représente les intérêts de la mahalla face au pouvoir central, malgré les éventuelles dissensions internes. Il est secondé par un conseil, qui est composé d’une dizaine d’hommes, tous bénévoles, qu’il choisit. Ce sont des personnes influentes par leur âge, leur religiosité, leur profession ou leur statut social, réputées de bon conseil et respectées localement. Afin d’assurer la continuité dans la gestion de la vie de la mahalla, le chef actuel a maintenu dans leur poste la plupart des membres des précédents comité et conseil. Dans cette mahalla, l’importance accordée au consensus permet de limiter l’ingérence des instances gouvernementales.

15 Les locaux du comité de mahalla se trouvent dans une enceinte clôturée par un mur de parpaings. Près du portail d’entrée, un salon de coiffure pour hommes est en construction. À l’intérieur de l’enceinte, à côté d’une cour avec quelques arbres fruitiers, deux bâtiments de plain-pied encadrent un petit bassin. Ils abritent les locaux administratifs, constitués de l’accueil, pièce exiguë où travaille la secrétaire, et du bureau des archives de la mahalla, ainsi que la choyxona, qui comporte une véranda, une salle de réception pour les grandes occasions, une petite pièce conviviale pourvue de tapis et de coussins, une cuisine et des toilettes. Comme le périmètre du comité de quartier abrite la choyxona, il est communément dénommé par cette appellation.

16 Chaque jour se retrouvent dans la choyxona, dans la petite pièce chauffée ou sous la véranda selon la saison, des hommes du quartier, quel que soit leur âge. Retraités et inactifs, rejoints par les migrants de retour ou de passage, les travailleurs saisonniers et les ouvriers journaliers, viennent boire le thé, jouer aux cartes, échanger des nouvelles, demander conseil ou débattre de sujets afférents à la vie du quartier. C’est là que certains disent passer leur ennui. «Que faire ? Je n’ai pas de travail. Je m’ennuie chez moi », me dit l’un d’eux. C’est aussi là que, tous les samedis soirs en hiver et jusqu’à Navro’z, les hommes influents de la mahalla se réunissent pour leur tadj. gaštak, un repas collectif qu’ils organisent et prennent en charge deux par deux à tour de rôle. Ces réunions conviviales, exclusivement masculines, leur permettent de se retrouver régulièrement pour discuter des affaires de la communauté. En faire partie, c’est participer à la vie politique officieuse du quartier. C’est enfin dans la cour de la choyxona que la veille de Navro’z, tous les garçons et les hommes de la mahalla, du plus jeune au plus âgé, se retrouvent jusque tard dans la nuit pour battre la tadj. ḩalisa, sorte de rillettes à base de blé et de viande, dont la préparation dure presque vingt-quatre heures. Le lendemain, le jour même de Navro’z, ils s’y retrouvent tous pour partager ce plat et accueillent collectivement les représentants des mahalla adjacentes, ceux des instances municipales et leurs invités de marque. La choyxona est un espace de sociabilité masculine.

17 Les femmes pénètrent rarement dans l’enceinte du comité de mahalla. Elles s’y rendent pour des démarches administratives, lors de réunions d’information féminines ou lors des festivités de Navro’z, auxquelles elles sont conviées pour partager la ḩalisa. Mais seules les aînées, parfois accompagnées d’une de leurs kelin “belles-filles”, sont habilitées à participer à ce repas. Ce sont des femmes qui ont donné des enfants à la

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mahalla, de préférence des garçons, et qui ont ainsi assuré la perpétuation de la communauté. Elles ne sont invitées à s’y rendre qu’une fois la cérémonie des hommes terminée. Aucun événement, tel que la préparation de la ḩalisa, ne rassemble la communauté féminine locale. Les femmes ne fréquentant pas collectivement l’espace public de la mahalla, elles ne prennent pas non plus part aux hashar communautaires. Elles ne participent pas à titre collectif à la vie de la communauté, qui est une affaire d’hommes. Les représentants à part entière de la communauté locale sont les hommes, qui y sont nés pour la plupart, y installent leur épouse, s’y perpétuent dans leurs enfants mâles et y sont enterrés.

18 Suite à l’annonce du hashar national, je me rends au comité de mahalla le 8 mars 2007. Ce matin-là, le responsable local discute sous la véranda avec plusieurs hommes. Il raconte la réunion hebdomadaire des chefs de quartier à laquelle il s’est rendu au centre ville. Lors de ces réunions, les autorités municipales traitent de sujets afférents à la vie dans les mahalla et transmettent les directives gouvernementales. Ce jour-là, elles portaient sur l’organisation du hashar national à l’échelle des mahalla.

19 Le chef de la mahalla, qui n’a à lui seul aucun pouvoir décisionnaire, consulte les membres du conseil pour fixer les détails de l’organisation du hashar. Dans la société locale, toute action est entreprise après avoir demandé conseil auprès de personnes connues pour leur ancienneté, leur expérience, leurs compétences ou leur sagesse. Un conseil n’exige pas d’être suivi, mais le solliciter est une marque de respect.

20 Les présents reprennent le programme prévisionnel qu’ils avaient envoyé en début d’année pour approbation au hokimiyat et dans lequel ils avaient indiqué les travaux à réaliser lors du hashar de Navro’z. Ils décident de nettoyer les allées et le bassin du vieux cimetière, qui comprend des sépultures anonymes, quelques pierres tombales, un mausolée récemment restauré et les fondations d’une mosquée en construction, puis de poursuivre dans le nouveau cimetière. Ils envisagent ensuite de bêcher un espace en friche, qu’ils souhaitent transformer en terrain de sport, et de le délimiter par une rangée de peupliers blancs. Ils prévoient aussi quelques travaux de rénovation dans la choyxona, la peinture du mur d’enceinte et du salon de coiffure, afin de rendre le lieu plus avenant. Les projets du comité de mahalla pour le hashar de 2007 entrent dans le cadre des travaux d’aménagement du territoire et des espaces verts prévus à l’échelle nationale.

Le hashar national de 2007 dans une mahalla

21 C’est en leur qualité de citoyens que les individus sont sollicités à participer aux hashar nationaux et en tant que membres d’une même communauté territoriale qu’ils sont mobilisés par leur chef de mahalla. Le temps de la coopération, la communauté locale fait l’expérience d’un “travailler ensemble”, auquel les participants concourent non pas à titre individuel mais en tant que membre d’une unité domestique, c’est-à-dire qu’ils représentent leur foyer et parfois leur cour. Les différentes modalités de la participation leur laissent une grande marge de manœuvre et dénotent leur implication dans la vie locale.

22 Ce hashar se déroule conformément aux descriptions de la littérature ethnologique soviétique (Džahonov 1989 ; Ismailov 1990 ; Kislâkov 1936 ; Pisarčik 1954 ; Rassudova 1971 et Troickaâ 1968). Il compte plusieurs moments-clés : l’annonce publique pour

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avertir la communauté, la mise en commun des forces de travail et un repas pour clore la journée.

Coopérer : compétences techniques, valeurs communautaires et savoir social

23 La veille du hashar, le chef de la mahalla demande au facteur d’aller prévenir l’ensemble de la communauté. Émissaire de toutes les nouvelles de la mahalla, annonçant aussi bien les to’y (grandes réceptions pour célébrer les mariages, les circoncisions et tout autre événement important, réunissant plusieurs centaines d’invités, dont les membres de la mahalla) que les décès2, le facteur, originaire du quartier, va de porte en porte annoncer l’organisation du hashar. Il invite la population féminine à bien nettoyer les rues devant chez elle ; il annonce à la gente masculine l’heure et le lieu du rendez-vous ainsi que les travaux collectifs prévus. Il insiste sur l’importance de la participation de chacun et demande que chaque unité domestique délègue au moins une personne, implicitement de sexe masculin, quel que soit son âge.

24 Le matin même du hashar, vers 8 heures, une quinzaine d’hommes, en habits de travail et munis chacun d’un outil : râteau, hache, pelle ou tadj. kaland “lourde bêche” typique de la région, attend dans la choyxona le chef de la mahalla. À son arrivée, ils se rendent au vieux cimetière où le plus âgé récite une prière, la tadj. duoi fotiḩa “prière de la fatiha ”, première sourate du Coran. Prononcée avant d’entamer une action, un travail ou un voyage important, elle est souvent suivie de l’évocation des défunts et de la requête que l’action à venir se déroule favorablement. Le chef de la mahalla indique ensuite le travail à faire. Les hommes se dispersent entre les deux cimetières. Ils ratissent les feuilles mortes, élaguent les arbres, arrachent les mauvaises herbes, creusent des sillons, ramassent les déchets, nettoient le bassin. Ils sont rejoints par des enfants qui reproduisent leurs gestes ou s’attèlent à des tâches annexes. Quelques hommes âgés, conseillers et notables viennent sans outil apporter leur soutien moral aux participants. Des voisins offrent une collation, du thé et des sucreries. Le chef de la mahalla note le nom des présents. Une fois le travail dans le cimetière achevé, une bénédiction est prononcée. Certains se dirigent alors vers le terrain en friche. Ils déterrent un vieux container métallique à moitié enseveli, nettoient une rigole, plantent une rangée de peupliers, irriguent, déblaient et bêchent le terrain. Les jeunes garçons enlèvent les cailloux et brûlent le bois mort.

25 Tout au long de la matinée, une cinquantaine de personnes passe sur le lieu du hashar. Elles travaillent, s’interpellent, se relaient, plaisantent, s’interrompent, discutent et boivent du thé. Pendant ce temps, cinq hommes œuvrent dans la choyxona, trois artisans professionnels et deux aides. L’un répare des bancs, l’autre installe l’électricité et le troisième fait des travaux de peinture. Vers 13 heures, les présents, désormais au nombre d’une vingtaine, sont conviés dans l’enceinte de la choyxona à partager un repas. Le travail reprend une heure plus tard, jusqu’à 16 heures. Des garçons rivalisent à qui ramassera le plus de bois pendant que quelques rares adultes continuent de bêcher. À partir de 18 heures, les hasharchi “participants au hashar” sont invités à se rendre au gaštak, le repas hebdomadaire des hommes, dans la choyxona. Le lendemain, une quinzaine de personnes, principalement des enfants, poursuit le déblayage du terrain tandis que le travail continue dans la choyxona. Le hashar s’achève en début d’après-midi, lorsque les travaux de peinture sont terminés.

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26 Le hashar bat au rythme des allées et venues des uns et des autres : enfants, adultes et hommes âgés. Les participants œuvrent en petits groupes, rarement seuls. Parfois, ils exécutent simultanément une même action, lorsqu’ils bêchent le terrain ; parfois ils coopèrent pour mener à bien une tâche, et déterrent par exemple ensemble le container ; parfois, l’un manie un outil pendant que d’autres l’entourent. C’est le cas lorsqu’un adolescent grimpe à un arbre pour l’élaguer et que des hommes l’encouragent. Souvent les participants s’interrompent dans leur tâche pour échanger quelques paroles.

27 Le hashar est un temps de travail et de convivialité pendant lequel des savoir-faire, des valeurs communautaires et un savoir social sur la communauté sont transmis. Les aînés enseignent aux enfants des compétences techniques. L’un montre le maniement de la kaland. L’autre explique comment procéder de manière méthodique pour creuser une rigole. Un autre encore, assis à boire du thé, signale à deux jeunes qu’ils n’enfoncent pas assez profondément les plans de peupliers. Il les invite à tout recommencer, ce qu’ils font sans mot dire car la parole d’un aîné est respectée et ne se conteste pas. Les adultes, pour leur part, mettent en commun leurs connaissances. Toute action procédant d’une concertation collective et non d’une décision individuelle, chacun fait des propositions sur la meilleure façon d’élaguer un arbre ou de déterrer le container. Les hommes âgés participent peu aux travaux mais ils les supervisent et prodiguent leurs conseils. Retirés de la vie active, ils contribuent à la vie locale avec leur expérience tandis que les adultes, plus ou moins jeunes et actifs dans la vie professionnelle, exécutent les tâches et que les jeunes se forment auprès de leurs aînés. La répartition des tâches sur le lieu du travail collectif reproduit en partie l’organisation sociale selon les catégories d’âge.

28 Le hashar est aussi l’occasion de situer les individus dans la communauté. Un homme taquine un petit garçon effarouché qu’il ne reconnaît pas. « Que fais-tu ici ? Tu es une fille ou un garçon ? Montre-nous voir ce que tu as [dans ton pantalon], lui demande-t-il. Tu es le fils de qui ? Qui est ton grand-père ? ». Dans le cimetière, les participants se remémorent les défunts qui y sont enterrés. Ils évoquent le rôle important que le précédent choyxonachi “responsable de la choyxona” a joué dans la vie de la mahalla, se souviennent de son caractère conciliant et racontent des anecdotes à son sujet. « Ma’rifat, c’était la mère de qui ? », s’interroge quelqu’un devant une autre tombe. Chacun y va de ses souvenirs pour relier cette femme aux membres de la communauté. Le précédent chef du quartier me montre la tombe d’un de ses ancêtres. Bien qu’anonyme, elle se distingue par sa taille et c’est la seule à être entourée d’une grille. Il retrace sa généalogie, énumère les descendants qui vivent dans la mahalla et me désigne ceux qui participent au hashar. Par leurs récits, les participants transmettent aux plus jeunes et aux “nouveaux voisins” l’histoire généalogique de la mahalla, retracent les liens de parenté entre les différents membres et réactualisent la hiérarchie sociale. Les hashar communautaires ont donc une dimension sociale tout aussi importante, si ce n’est plus, que leur dimension technique.

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À chacun son outil

Tous ensemble

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Le thé

Au fond, le chef du quartier enregistre les présents

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La coopération

La participation des enfants

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Les artisans professionnels

Samarcande, mars 2007 Toutes les photographies sont de l’auteur

Az heši dur ḩamsoâi nazdik beḩ “Mieux vaut un voisin proche qu’un parent éloigné”

29 La communauté de voisinage conserve une grande importance dans la société urbaine contemporaine. Un professeur d’université m’explique qu’entre une réunion à l’université et une tadj. ma’’raka “cérémonie, banquet” dans son quartier, il privilégie la seconde parce qu’au quotidien, la mahalla sera toujours là pour le soutenir. Auparavant, lorsque les to’y “réceptions” avaient encore lieu dans les cours, les voisins participaient à l’organisation de l’espace, aidaient à la préparation des festivités et veillaient au bon déroulement de la fête. Aujourd’hui encore, ce sont eux qui forment le gros des cortèges funéraires en accompagnant les corps jusqu’au cimetière. Les liens de voisinage, dans la gestion de la vie locale courante, prévalent souvent sur les autres liens.

30 « Le hashar, c’est quand tout le monde se réunit pour le bien de la société », me dit une adolescente, en appuyant sur « tout le monde ». Les médias insistent sur le nombre important de personnes mobilisées. Au lendemain du hashar, un article paru dans le Samarkandskij Vestnik du 14 mars 2007 rapporte des chiffres impressionnants par leur ampleur : Dans la région [de Samarcande], 1 210 000 personnes ont participé au subbotnik [sur une population estimée à presque 2,5 millions en 2005], dont 106 540 en ville [sur environ 500 000]. 1 988 hectares ont été aménagés dans la région (dont 248 en ville), 3 505 tonnes de déchets ont été ramassés (dont 155 en ville), 1 463 kilomètres

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de canaux et de canalisations ont été nettoyés (dont 71 en ville) et 3 043 000 arbres ont été blanchis à la chaux (dont 77 000 en ville) (Slanova 2007).

31 Comment expliquer une telle mobilisation ?

32 Tout le monde participe au hashar car « c’est une question de [rus.] sovest’ “conscience” », affirme la secrétaire du Comité. Les individus ne sont soumis à aucune obligation, mais ils subissent la pression sociale du collectif. En voyant les hasharchi réunis sur le terrain en friche, un homme qui se rendait en ville s’arrête, emprunte une kaland et retourne la terre. Peu de temps après, il la rend à son propriétaire et poursuit son chemin. « Cela n’aurait pas été convenable », dit-il, de ne pas prendre le temps de participer. Un migrant, rentré de l’étranger après plusieurs années pour faire renouveler son passeport, consacre une journée de son bref séjour à participer au hashar. L’unique vétéran de la Seconde Guerre mondiale, vêtu de son veston décoré de médailles, se rend sur les lieux du hashar, bien qu’il se déplace avec difficulté. Un homme, connu pour son penchant pour l’alcool, remarque en arrivant sur le lieu du hashar : « Ça y est, toute la mahalla est là. Tout le monde, du [rus.] mentolog “flic” au [rus.] bormotolog “poivrot” ». Par mentolog, néologisme formé sur rus. ment “milicien” en argot, il désigne un ancien haut gradé dans la milice et par bormotolog, formé sur rus. bormotuha “piquette”, il se désigne lui-même. Un homme âgé et malade est venu malgré sa grande fatigue, afin qu’on ne puisse pas lui reprocher de ne pas participer, me dit-il en montrant du regard le responsable local. Le chef de la mahalla, aidé du posbon, enregistre en effet le nom des présents. Il m’explique que, lors des assemblées générales du quartier, il cite le nom des foyers qui ne se manifestent pas. Un natif de la mahalla raille un “nouveau voisin”, installé dans le quartier depuis une vingtaine d’années, qui s’active dans le cimetière. Il fait remarquer : « Mais qu’est-ce qu’il fait là, lui ? Ses morts ne sont pourtant pas enterrés ici. Il croit peut-être qu’il va pouvoir se faire accepter ! ». Par leur présence au hashar, les participants marquent leur appartenance et leur attachement à la mahalla. Certains évoquent la nécessité d’y prendre part pour ne pas se mettre en marge de la communauté. Le hashar, en tant que manifestation communautaire, concourt à l’intégration des individus dans la société locale.

33 Beaucoup disent que participer au hashar est une action savob “charitable”. L’un me dit que « le hashar, c’est comme le subbotnik, c’est pour la communauté ». Un autre justifie sa présence parce que « c’est un subbotnik écologique, pour la protection de la nature ». D’autres évoquent la fête de Navro’z : « Pour que la nouvelle année soit bonne, on doit l’accueillir dans la propreté. Sinon, elle sera mauvaise ». Ils présentent leur participation comme un dû à la communauté, qui va de soi et qui bénéficie aussi à la personne qui l’accomplit.

34 La phase du hashar qui mobilise le plus de personnes correspond à l’entretien du cimetière où sont enterrés les ancêtres agnatiques. Par la duoi fotiḩa, prière qui débute et clôt les travaux, m’explique un participant : On apaise les âmes de nos ancêtres. On leur montre qu’on s’occupe d’eux, qu’on ne les oublie pas. On leur demande de nous protéger et de nous venir en aide.

35 Un autre ajoute : On vient par respect pour nos ancêtres et tous ceux qui sont enterrés là. Ḩammaro ḩ amin roḩ “c’est le même chemin pour tout le monde” [en tadjik]. C’est là que tout le monde finit. On s’y retrouvera tous. Si on ne nettoie pas le cimetière, si on ne respecte pas nos morts, qui viendra sur nos tombes ? Qui se souviendra de nous ?

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36 Cette tâche réactualise le lien entre les vivants et les morts et rassemble la communauté dans un hommage à ses défunts.

37 La majorité des individus se rend au hashar uniquement le samedi matin et reste une heure ou deux. Seuls quelques enfants y participent les deux jours, envoyés par leurs parents. Ils disent avoir hâte que le terrain de sport soit terminé. Les habitants évaluent eux-mêmes le temps qu’ils souhaitent consacrer à la communauté. À moins de perdre sa crédibilité ou de se les mettre à dos, le chef de la mahalla ne peut pas les forcer. C’est pourquoi le précédent chef, personnage très respecté, avait conseillé au nouveau « de ne pas prévoir deux jours de subbotnik » et de ne s’en tenir qu’à un seul. À l’annonce des deux journées, un habitant très agacé s’exclame en effet : « Il veut faire le hashar sur deux jours ? Un subbotnik, ça ne dure qu’une heure ou deux ! Il compte peut-être nourrir tout le monde ? ». De fait, le responsable a du mal à convaincre les participants de poursuivre le travail après le repas, malgré l’importance des moments de commensalité, corroborée par l’adage maintes fois répété « après le hashar, le oshar3 ! », qui peut s’interpréter comme « après avoir trimé ensemble, trinquons ensemble ». La réunion des participants met en scène une communauté qui affiche un partage d’intérêts communs, indépendamment du statut de chacun et des conflits potentiels.

38 Parfois la participation au hashar prend d’autres formes qu’une contribution au travail collectif. Le chef de la mahalla demande aux artisans qualifiés du quartier de mettre leurs compétences professionnelles au service de la communauté. Ainsi, un menuisier, un électricien et un peintre en bâtiment travaillent dans l’enceinte de la choyxona. Leur contribution au hashar prend fin le dimanche après-midi, lorsqu’ils ont terminé la tâche qui leur incombe. Leur travail n’est pas rémunéré mais les matériaux, et parfois les outils, leur sont fournis par la mahalla.

39 Quelques membres de la mahalla contribuent à l’effort collectif financièrement (généralement à hauteur de 4 à 5 000 so’m, la monnaie locale, ce qui équivaut à la rémunération journalière d’un mardikor “ouvrier journalier” ou au prix d’un kilo de viande). L’argent est utilisé en priorité pour le hashar : pour l’achat des plants de peupliers, par exemple, ou pour les frais des repas. D’autres fournissent des matériaux nécessaires à l’exécution des travaux, comme des pots de peinture.

40 Les hashar nationaux organisés au sein des institutions publiques telles que les universités ou les hôpitaux ne se terminent pas par un repas. Néanmoins, le chef de la mahalla sait pertinemment que les participants, tous habitants de la mahalla et voisins, ne resteront pas s’ils ne sont pas nourris. Dans le cas de ce hashar-ci, un habitant saisit l’occasion d’une naissance dans sa famille pour offrir un ziyofat“banquet” à une trentaine de personnes, au déjeuner de samedi. Partager un heureux événement en offrant un ziyofat à la communauté est considéré comme une action savob. Le samedi soir, ceux dont c’est le tour d’organiser le gaštak invitent les hasharchi à se joindre à leur compagnie. Le repas du dimanche midi est en partie pris en charge personnellement par le chef de la mahalla et en partie financé par l’argent récolté pour le hashar.

41 Par le choix de leur mode de participation, les unités domestiques expriment la relation plus ou moins étroite qu’elles entretiennent avec la communauté locale. Certaines, qui ne peuvent pas se faire représenter par des hommes car ils sont décédés ou à l’étranger, ravivent le souvenir de leurs défunts ou rappellent l’existence des absents en contribuant malgré tout au hashar. Elles marquent ainsi leur attachement à la vie de la mahalla. D’autres, au contraire, marquent une distance, en payant leur dû à la

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communauté sans envoyer personne. Elles ne sont pas représentées sur les lieux du hashar et ne se joignent pas à l’effort collectif physiquement mais elles contribuent financièrement en donnant l’équivalent d’une journée de travail d’un manœuvre. Leur participation demeure invisible à l’ensemble de la communauté mais elles ne marquent pas pour autant de rupture avec elle. D’autres enfin cherchent à se distinguer du lot. Leur contribution ostentatoire, par un don important d’argent ou de matériaux par exemple, manifeste alors une distinction sociale. Toutes concourent, chacune à sa manière, à la vie de la communauté.

À chacun sa place

42 Lorsque, sur les lieux du hashar, le chef consigne le nom des présents, il fait perdre à la foule son anonymat. Elle apparaît comme une association d’individus, présents en tant que représentants des différents foyers de la mahalla.Les hashar jouent un rôle tout autant fédérateur que différenciateur. Le mode de participation, laissé au bon vouloir de chacun, varie selon les personnes et les unités domestiques. Il a une portée sociale intelligible pour tous les membres de la mahalla.

43 Lors de ce hashar, le chef de la mahalla comptabilise plus de soixante-dix participants, tous âges confondus, représentant environ un tiers des cours. Tout en affirmant que la participation « n’est pas obligatoire, mais volontaire », il encourt néanmoins, en tant que représentant des membres de sa mahalla, des réprimandes publiques lors des réunions de chefs de mahalla si ses résultats sont faibles. Il exhorte donc les habitants à participer au hashar afin de ne pas attirer les critiques des autorités municipales. Mais tous savent que les chiffres transmis au hokimiyat sont grossis et ils attachent peu d’importance à ces incitations. Le tenancier d’une petite échoppe explique ainsi ne pas participer au hashar car il entretient son pas de porte et une partie de sa rue tout au long de l’année. Il ne veut pas se soumettre à la pression nationale et estime payer son dû à la mahalla. Certains refusent de participer à ce hashar national, qu’ils vivent comme une ingérence de l’État dans la vie locale. La non-participation peut tout autant manifester une résistance passive que résulter d’un calcul, chacun mesurant son investissement dans cet aspect de la vie communautaire à l’aune de ce qu’il espère en recevoir.

44 Mais le hashar national n’est qu’un hashar parmi d’autres dans la vie locale. Certaines personnes contribuent à d’autres hashar, décidés et organisés à l’échelle de la mahalla, pour mener à bien différents projets. Les artisans peuvent être sollicités à tout moment de l’année pour divers travaux. Les notables participent souvent au financement de projets spécifiques. Certains fournissent des matériaux, tels que gravier, ciment, briques ou poutres, ou mettent à la disposition de la mahalla des camions pour les transporter et parfois de la main-d’œuvre. D’autres apportent d’importantes contributions financières, parfois sous forme de dons offerts lors de fêtes religieuses.

45 Certains prennent l’initiative d’un projet au bénéfice de la communauté. Ils en assument la responsabilité, en supervisent les travaux et le financent parfois en partie. Le muret du cimetière a ainsi été construit par la collectivité à l’initiative d’un habitant qui a fourni les pierres. L’un d’eux a, pour sa part, proposé la construction d’une mosquée attenante au mausolée. Il souhaite en faire un lieu de pèlerinage et faire sortir la mahalla de son isolement géographique. Les fondations ont été creusées lors d’un hashar. D’autres hashar sont prévus pour poursuivre l’édification du bâtiment. Les

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matériaux ont été promis par certains habitants. Les murs seront élevés par des artisans professionnels, rémunérés avec l’argent récolté. Des projets de telle ampleur octroient à leur organisateur un statut particulier au sein de la mahalla. Ils n’en demeurent pas moins communautaires car, d’une part, ils doivent recevoir l’approbation des membres de la mahalla et, d’autre part, ils sont réalisés lors de hashar. Une participation élevée témoigne du soutien des habitants à l’initiateur du projet et assied la notoriété de ce dernier. Les porteurs de projets concourent ainsi activement à la vie locale tout en affirmant leur individualité.

46 Sur les lieux du hashar, la majorité des participants vient en habits de travail, pantalons de survêtement et vieux pulls, un outil sur l’épaule. Ils contribuent à l’effort collectif par leur force de travail et forment un groupe indifférencié. Les hommes âgés, quant à eux, manifestent par leur présence leur soutien aux hasharchi. Les notables se rendent peu sur les lieux du hashar. Certains y font une brève apparition, plusieurs envoient un enfant. Le chef de la mahalla, pour sa part, intervient avec papier et stylo. En habits de ville, il se distingue de la masse des participants. Son rôle, pendant toute la durée du hashar, consiste à encadrer et contrôler. L’observation détaillée du hashar met à jour diverses manières d’agir qui révèlent des distinctions sociales.

47 L’ancien chef de la mahalla, par exemple, me demande quel outil j’ai apporté. Je réponds par une boutade en disant que j’ai mon appareil photo. Il me montre en souriant son sécateur, dissimulé dans la poche intérieure de son veston. Il m’emmène ensuite en voiture jusqu’au cimetière situé à moins de cinq cents mètres de là. Là, il répartit les tâches. Par sa ponctualité au rendez-vous matinal, par sa participation outillée, il manifeste son appartenance à la communauté au même titre que les autres. « Il ne se sent pas supérieur », disent de lui les habitants de la mahalla. Néanmoins, son outil léger et discret, son déplacement en voiture et son rôle dans la répartition des tâches le distinguent du collectif. Fils d’un ancien responsable local qui a géré la vie de la communauté pendant de nombreuses années, il a lui-même été chef de la mahalla après avoir pris sa retraite d’un poste à responsabilité et partage actuellement son temps entre l’étranger et la mahalla. À chacun de ses retours, il fait symboliquement bénéficier la communauté de sa réussite sociale en offrant un banquet. C’est un homme qui a du rus. avtoritet “ascendant”. Sa participation active au hashar réitère son engagement dans la vie locale, bien qu’il n’en soit plus le chef.

48 Les hashar mettent en scène les distinctions sociales qui prévalent dans la mahalla. Ils reproduisent la division selon le sexe, la catégorie d’âge et le statut social. À chaque sexe correspondent des tâches, à chaque génération une manière de prendre part au travail et à chaque couche sociale ses responsabilités envers la société. La place des convives lors des repas reproduit ces distinctions. La bienséance veut que les personnes les plus respectées soient assises tadj. bolo ba “en haut” de la pièce, c’est-à-dire le plus loin possible de la porte. Mulla “mollah”, tadj. xoğa “personne qui a effectué le pèlerinage à la Mecque” et par extension “personne respectée”, aînés de la mahalla et conseillers, précédents et actuel chefs de la mahalla ainsi que quelques notables, dont un chef d’entreprise, un médecin et un directeur de magasin, s’asseyent à la table “la plus haute”. Les autres participants s’installent aux autres tables et les enfants sont placés dans une autre pièce. Prennent part au repas non seulement des personnes qui ont œuvré pendant le hashar, mais aussi d’autres qui n’y ont pas contribué physiquement.

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49 Les différentes modalités de la participation relèvent de stratégies individuelles de positionnement, d’intégration ou de différenciation dans la mahalla. Ainsi chaque individu a sa place dans la société locale, une place qu’il reçoit par sa position dans la généalogie et parmi les générations, mais aussi une place qu’il se forge lui-même.

Le hashar : empreinte spatiale et inscription temporelle de la communauté

50 À l’échelle locale, hashar nationaux et hashar communautaires, c’est-à-dire décidés par et pour la mahalla, se succèdent. Ils font partie intégrante de la vie sociale locale. Pendant la durée du hashar, la communauté masculine se déplace en groupe d’un lieu à un autre et centralise son énergie en un même endroit. En occupant ainsi l’espace de la mahalla, elle en prend possession. Un hasharchi, le regard posé sur des arbres qui s’élèvent haut dans le ciel, se souvient : « Avant, ici, c’était un champ. On a planté ces arbres voilà sept ans, lors d’un précédent hashar. Regardez comme ils sont beaux maintenant ». Un autre désigne les fondations de la mosquée : « Nous les avons creusées l’année dernière, pendant un hashar ». La présence d’ouvrages achevés ou en cours rappelle quotidiennement aux habitants de précédents hashar. Les réalisations, telles que la délimitation du terrain et les travaux dans la choyxona, révèlent une communauté qui, en défendant ses terrains collectifs et en rénovant son centre administratif, voire son cœur symbolique, s’approprie l’espace en y laissant son empreinte.

51 Certains travaux s’inscrivent dans un cycle de hashar, tels que ceux pour l’entretien du cimetière, organisés plusieurs fois par an. Ils ancrent la communauté dans la durée. D’autres, comme la plantation de peupliers, dont le bois servira à des projets de construction ou sera vendu au profit de la mahalla, la projettent dans l’avenir. D’autres encore nécessitent l’organisation d’une suite de hashar. L’aménagement du terrain de sport et l’édification de la mosquée, par exemple, sont des projets à long terme. D’un hashar à l’autre, les participants poursuivent le travail entamé et entreprennent des tâches qui en suggèrent d’autres. Chaque hashar en rappelle et en appelle d’autres. De la sorte, ils inscrivent les membres de la communauté dans une temporalité commune.

52 Les hashar, par l’inscription de la communauté dans un espace délimité par ses frontières administratives, contribuent au développement d’une identité territoriale propre. Les résidents, et tout particulièrement ceux qui sont devenus adultes après la dissolution de l’URSS, commencent à se reconnaître dans cette mahalla spécifique, aux contours définis. Leur appartenance à la mahalla devient une des constituantes de leur identité.

53 La régularité et la plasticité des hashar – ce ne sont pas les mêmes individus qui participent à chaque fois bien que les mêmes foyers soient représentés – contribuent à l’actualisation des liens communautaires, liens d’autant plus distendus que de nombreux membres sont à l’étranger. Par la présence simultanée de plusieurs générations masculines, les hashar constituent des moments de transmission qui assurent la continuité sociale de la communauté tout en reproduisant ses divisions internes.

54 La vie dans la mahalla est ponctuée de nombreux événements communautaires dont les hashar font partie. Ces derniers sont donc à analyser dans le contexte plus large de la

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vie sociale à l’échelle locale. L’étude ethnographique d’un hashar national dans une mahalla de la ville de Samarcande permet de dégager, au-delà de sa relative efficacité technique, l’efficacité sociale de cet acte de coopération. En effet, l’identité des individus est multiple et en constante redéfinition. Par leur participation à un hashar national au sein de leur mahalla, les individus, tout en se positionnant comme citoyens du nouvel État-nation qu’est l’Ouzbékistan, manifestent et consolident leur sentiment d’appartenance communautaire constitutif de leur identité sociale. Ces hashar renforcent ainsi la cohésion de la communauté masculine locale face à la société nationale, tout en mettant en scène une organisation sociale hiérarchisée, selon les catégories d’âge, l’ancienneté dans le quartier et le statut social. C’est une pratique de travail collectif à la croisée de deux logiques sociales de construction identitaire : l’une de reproduction du groupe, face au monde extérieur, car chaque hashar est un événement re-créateur du lien communautaire et l’autre de différenciation individuelle car chaque hashar re-situe les individus dans la hiérarchie sociale.

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SLANOVA Ž. 2007 « Potrudilis’ na slavu. 10 i 11 marta v oblasti, kak i po vsej respublike prošel vsenarodnyj hašar » [On a bien travaillé. Les 10 et 11 mars, dans la région et dans toute la république s’est déroulé un hashar national], Samarkandskij Vestnik, mercredi 14 mars 2007, n° 20 (17772), p. 1.

Société ouzbèke d’amitié et de relations culturelles avec les pays étrangers1966 Épanouissement des traditions et coutumes nationales du peuple ouzbek, Tachkent.

TROICKAÂ Anna Leonidovna 1968 Katalog arhiva kokandskih hanov XIX veka [Catalogue des archives des khans de Kokand au XIXe siècle], Moskva, Nauka.

NOTES

1. J’ai mené des recherches dans ce quartier de février à mai 2006 et les poursuis depuis septembre 2006. 2. Tous les hommes adultes se doivent de participer aux funérailles en portant à tour de rôle le cercueil du défunt, homme ou femme, jusqu’au cimetière. 3. Néologisme créé pour rimer avec hashar, le terme oshar, formé sur le mot osh, qui désigne le palov, plat national à base de riz, de viande et de carottes, évoque par extension le repas festif qui clôt le hashar et qui est généralement accompagné de vodka.

RÉSUMÉS

L’étude ethnographique d’un hashar national organisé à l’échelle d’une mahalla montre comment cette pratique de travail collectif permet aux participants de renforcer leur identité

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communautaire en mettant en scène la (relative) cohésion sociale de leur communauté de voisinage tout en redéfinissant leur place individuelle au sein de cette même communauté. Le hashar s’avère alors être à la croisée de deux logiques sociales de construction identitaire : l’une de reproduction du groupe et l’autre de différenciation individuelle.

The ethnographic study of a national hashar organized at a mahalla level shows how this practice of collective labour allows participants to strengthen their communal identity by showing the (relative) social cohesion of their neighbourhood, as well as to simultaneously redefine their individual places within this same community. The hashar appears to be at the intersection of two social logics of identity construction: one of group reproduction and the other of individual differentiation.

INDEX

Mots-clés : Ouzbékistan, Samarcande, hashar, mahalla, coopération, identité Keywords : Uzbekistan, Samarkand, hashar, mahalla, cooperation, identity

AUTEUR

CHRISTILLA MARTEAU D’AUTRY Doctorante en anthropologie, associée au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Christilla Marteau d’Autry mène des recherches sur les pratiques de sociabilité au sein d’une mahalla de Samarcande, Ouzbékistan. Contact : [email protected]

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Identités et solidarités du quartier industriel des constructeurs aéronautiques de Tachkent Identity and solidarity among the aeronautic builders of the industrial area of Tashkent

Mathieu Lembrez

1 Nous nous proposons ici d’illustrer quelques dynamiques de l’édification des identités et solidarités à l’œuvre au sein de populations d’un quartier industriel de Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan.

2 Ces observations, originales de par la spécificité du terrain et des perspectives adoptées, mettent en lumière les processus de recomposition identitaire des populations urbaines, ethniquement et culturellement mixtes de l’Asie centrale depuis la perestroïka et les indépendancesdes États de la région. Les citadins font moins souvent l’objet d’études que les communautés rurales ou les membres de la nationalité titulaire. Cela tient sans doute au fait que les mouvements de traditionalisation et de (re)islamisation ont, par leur amplitude, leur caractère ostentatoire, leur rapidité et leurs conséquences – immédiates ou potentielles – sur les comportements politiques et sociaux, très tôt attiré l’attention des gouvernements, des chercheurs et des organisations internationales.

3 Cette recherche, menée entre 2004 et 2008, ambitionne, au-delà de la documentation monographique,de saisir des constructions idéologiques et des pratiques répandues non seulement au sein de populations urbaines liées à l’industrie soviétique, mais également dans de larges sphères des sociétés centrasiatiques.

4 Le quartier des constructeurs aéronautiques de Tachkent compte plus de 30 000 habitants. Il est situé dans le hokimiyat “municipalité urbaine” Hamza, le plus industriel de la capitale ouzbèke. Si le hokimiyat dans son ensemble présente les plaies de la désindustrialisation consécutive à la rupture des liens économiques soviétiques, le quartier des constructeurs aéronautiques en est particulièrement emblématique. Essentiellement composé de grands ensembles d’habitation, construits dans la seconde

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moitié des années 1960 autour de “la plus grande usine aéronautique de l’Union”, appelée Tchkalov, il était destiné, conformément au modèle soviétique courant, à loger le collectif de travail et, au-delà, à impulser une urbanisation étroitement associée à une activité de production.

5 La mobilité résidentielle étant très limitée, il abrite, aujourd’hui encore, une majorité de personnes liées, de près ou de loin, à l’usine aéronautique. En ce sens, aviasozlar shaharshaci (l’appellation officielle de ce quartier en ouzbek) reste dominé par une mono-industrie en crise1.

6 C’est pourquoi l’examen des identités ne peut se passer de celui de l’évolution du rapport entre les populations du quartier et l’usine aéronautique, rapport où s’inscrivent également les positionnements vis-à-vis de l’industrie, du savoir, de l’URSS et de la Russie, qui façonnent de nouveaux clivages au sein de l’espace urbain.

Déstabilisation d’une identité plurinationale fondée sur le travail, l’usine et l’URSS

7 Le trait dominant de ce quartier est d’abord le caractère plurinational (au sens soviétique, encore en cours, des “nationalités”2) de la population, dont le destin est intimement lié à l’histoire de l’Union soviétique.

8 Fleuron de l’industrialisation stalinienne, et fruit du déménagement fondateur de l’usine depuis la région de Moscou vers Tachkent, devant l’avancée des troupes nazies, en 1942, il s’est nourri de l’effort de guerre et de l’afflux de main-d’œuvre lors de la reconstruction d’après-guerre et a relevé les défis de la reconversion, puis s’est développé de manière continue, bénéficiant jusqu’à la perestroïka de la politique de mobilité des spécialistes soviétiques. Chaque fois, l’usine fut le médiateur privilégié entre la République ouzbèke, pays d’accueil, et ses salariés, pour la plupart nés dans d’autres Républiques de l’Union et constituant de fait le noyau dur des habitants du quartier.

9 En conséquence, les solidarités locales sont ici moins fonction des lignées familiales ou de la terre d’origine que de l’appartenance, actuelle ou passée, au collectif de travail. Le rôle de l’usine dans l’identité des habitants et dans les solidarités qui émaillent les relations quotidiennes reste prépondérant, survivant dans une certaine mesure à la détérioration du cadre salarial.

10 Nous verrons que cette relation forte perdure symboliquement, fondée sur une communauté de destin et une certaine identité des trajectoires familiales : l’enracinement en Ouzbékistan ou, plus exactement, à Tachkent s’est opéré via l’entreprise qui fournissait travail, logement, services culturels, médicaux, structures scolaires, sportives et, surtout, agissait en véritable médiateur social et politique. La relation de dépendance vis-à-vis de l’entreprise a ainsi survécu à l’Union soviétique, bien que l’entreprise elle-même ait été maintenue administrativement moribonde depuis l’indépendance. La paralysie industrielle qui frappe l’Ouzbékistan depuis l’indépendance a fortement affecté une population profondément liée à ce secteur.

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Paupérisation et déclassement des populations industrielles

11 Dans le contexte de crise engendrée par la rupture des liens politiques, économiques et industriels soviétiques, les populations ouvrières ont subi collectivement une paupérisation sans précédent et une diversification professionnelle forcée3. Reposant parfois sur des compétences techniques acquises à l’usine (travaux de bâtiment, plomberie, réparation de machines, manufacture de pièces de rechange, etc.), mais le plus souvent totalement déconnecté de la profession (taxi, gardien), ce type de reconversion professionnelle n’est pas vécu comme tel mais considéré comme une solution honteuse de survie, dont la disparition de l’Union soviétique et les dirigeants du pays devenu indépendant sont systématiquement jugés responsables.

12 À l’appauvrissement et à la chute du prestige social, à la déprofessionnalisation et à la déqualification, s’est ajouté un sentiment de relégation et d’exclusion des réseaux d’entraide, dont on juge qu’ils reposent désormais sur la corruption et les passe-droits.

13 Alors que les réseaux d’entraide s’activent habituellement sur des bases familiales, d’autres se sont ici spécifiquement développés sur la base de l’interconnaissance au sein du collectif aéronautique, par le biais, cette fois, du travail. Cette entraide fondée sur l’appartenance passée au collectif de travail prend d’ailleurs quelquefois la forme de l’organisation d’une petite production artisanale ou de sous-traitance (en lien avec l’activité de l’usine ou non), mobilisant le capital humain, et parfois matériel, de l’entreprise aéronautique.

14 Les sentiments d’exclusion dominent cependant et renforcent par la négative l’identité des “Tchkaloviens”, même pour ceux qui ne travaillent plus à l’usine, ou pour les jeunes qui n’y ont jamais mis les pieds.

Individualisation et morcellement des collectifs

15 L’application brutale des rapports de marché à l’ensemble de la vie sociale se traduit, dans la sphère du travail, par la précarisation et l’individualisation des contrats de travail, dont l’idée même perd sa pertinence, tant la place croissante prise par le travail informel et/ou secondaire est écrasante. Elle se reflète également dans la restructuration de l’entreprise elle-même. Cette tendance à l’“informalisation” du travail est d’autant plus sensible et saillante dans les entretiens que le régime salarial préexistant semblait stable. Une fois cette frontière entre formel et informel estompée, une banalisation des pratiques clientélistes, sorte de “formalisation de l’informel” s’est instaurée, se traduisant notamment par une extension des relations de dépendance contractées sur le lieu de travail à toutes les autres sphères où évolue l’individu, y compris dans sa famille.

16 La dynamique d’individualisation des relations de travail, issue du paternalisme, fut accélérée par un morcellement du collectif à la fois interne, au sein de l’entreprise elle- même, et externe, par la multiplication des PME autour de l’usine, qui se sont développées rapidement grâce aux ressources humaines et matérielles de celle-ci.

17 En effet, l’entreprise fut, en 1995, transformée en société par actions, dont la majorité des avoirs devait rester propriété de l’État, en raison du caractère stratégique de son activité. Dans la foulée, elle a été réorganisée, en l’occurrence fragmentée, afin d’autonomiser financièrement chacune de ses branches avec l’objectif de pouvoir, à

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terme, lui attribuer une valeur marchande permettant les transferts de propriété et la privatisation. Concrètement, cela s’est traduit par l’éclatement de l’usine en ateliers, placés chacun sous une direction autonome.

18 La fragmentation d’une grande entreprise unifiée soviétique en une multitude d’unités, autorisées à passer des contrats directement avec les clients (entreprises comme particuliers), chacune à la recherche de son équilibre budgétaire, a eu, outre des résultats économiques médiocres, des conséquences désastreuses sur les solidarités du collectif de travail.

19 La visibilité de celui-ci s’est estompée, alors que les effectifs chutaient (de près de 90 % dans certains ateliers) et que les “spécialistes”, frustrés de la pauvreté des commandes et de l’insignifiance de leurs salaires (moins de 50 dollars par mois), démissionnaient en masse, renforçant ainsi le sentiment d’une décadence brutale de l’usine.

20 Bien que son impact ait été limité par un maintien “instinctif” de l’essentiel des rouages administratifs préexistants face à l’incertitude pesant sur l’avenir de l’entreprise, cette restructuration contribue à l’isolement des membres du collectif, ou du moins au recentrage des solidarités sur les relations directes, de vis-à-vis, qui se recréent quotidiennement au sein du seul atelier.

21 Ces transformations ont eu lieu sans débat, sans choix possible. Elles se sont réalisées de fait, parce que la situation économique (rareté des commandes) et politique (autoritarisme et corruption) interdisait toute autre voie. Elles sont alors vécues et décrites comme une sorte de spirale, déplorable mais irrésistible, conséquence de l’effondrement du monde soviétique et de l’avènement du capitalisme.

Absence de médiatisation des conflits sociaux

22 Les solidarités professionnelles de type syndical sont très limitées en raison de l’absence de syndicat indépendant de la direction. Tout conflit sortant du cadre consensuel (négociations entre le syndicat d’entreprise et la direction) étant légalement exclu, les solidarités entre les membres du collectif pour la défense de leurs intérêts sont réduites à la portion congrue. Cette carence est (mal) compensée par une multitude de microconflits, ou de constructions idéologiques les révélant : dénigrement systématique des cadres et des dirigeants de l’État et de l’entreprise depuis la perestroïka, mépris envers les traditions ouzbèkes (de la part des Russes, mais aussi des Ouzbeks eux-mêmes) ou encore vivacité des “conflits par procuration” – valorisation de figures “ennemies des ennemis”, telles que les victimes de la répression des manifestations d’Andijan en 2005 (contre l’ordre présidentiel actuel), les combattants irakiens ou les États jugés aptes à résister à la politique étasunienne (Iran, Russie).

23 Les grèves existent pourtant, mais n’éclatent qu’à la suite de drames, généralement des suicides causés par des injustices dans le cadre du travail ou des retards de salaires. Si la question salariale est hégémonique, elle ne fait que coiffer un ensemble de mécontentements, liés à l’emploi, la discipline ou la hiérarchie, l’arbitraire, les passe- droits, les inégalités croissantes des revenus et de l’accès aux ressources, etc.

24 Par ailleurs, ces “conflits de proximité” n’ont, jusqu’à présent, jamais franchi les portes de l’atelier. Celui-ci constitue manifestement la cellule de base de solidarité des travailleurs du collectif. L’isolement est tel que les membres de l’entreprise aéronautique dans son ensemble sont rarement informés de l’existence d’une grève en

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son sein. Pourtant, les grèves s’avèrent très efficaces à court terme : les revendications sont presque toujours rapidement contentées, car la direction cherche avant tout à préserver l’image de paix sociale de l’entreprise, laquelle reste une référence pour le monde du travail dans le pays.

25 Ce type de conflit est habituellement géré par la hiérarchie intermédiaire. Mais dans cette entreprise aéronautique, étroitement encadrée par le pouvoir présidentiel, le moindre conflit frappe directement au cœur du système politique et, en premier lieu, dans ce qui en est la figure locale, accessible et symbolique, la direction. Les parties prenantes de cette lutte accusent donc leur faiblesse de part et d’autre. La direction et l’encadrement s’occupent davantage du maintien de l’ordre dans l’entreprise que de l’organisation du travail. Les salariés, de leur côté, ne parviennent pas à formuler leurs revendications, qui leur semblent d’emblée irréalisables dans le contexte postsoviétique.

Quartier des constructeurs aéronautiques

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Fresque, quartier aéronautique

Tachkent, juillet 2007 Photographies de l’auteur

Image d’un bastion soviétique devenu enclave : glissement de l’identité professionnelle vers une identité résidentielle fondée sur l’entreprise

26 Vestige soviétique, l’entreprise Tchkalov fait figure de refuge pour les principaux perdants de l’indépendance : « les ouvriers, les savants, les femmes et les vieux »4. Avant, les citoyens ordinaires avaient des interlocuteurs auprès desquels ils pouvaient se plaindre et insister en espérant obtenir ce qu’ils voulaient. Les gens comprenaient le fonctionnement du système.

27 Le rythme de transformation des règles et des pratiques au sein de l’entreprise, plus lent que celui des réformes affectant, par exemple, les administrations publiques, fut un des principaux motifs pour rester membre du collectif durant la première décennie de l’indépendance. Les repères soviétiques s’y sont maintenus ou ont évolué de manière graduelle, permettant aux Tchkaloviens d’en conserver une certaine maîtrise. Ce faisant, les liens d’attachement et d’intégration au collectif se sont resserrés, mais sur la base, spatialisée (c’est-à-dire centrée sur le quartier des constructeurs aéronautiques), d’une communauté d’exclusion plutôt que sur celle de la production elle-même, qui n’apparaît plus que comme un arrière-fond hérité, vestige local d’un passé béant.

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28 C’est encore par le biais des biens et services locaux reçus en héritage de l’entreprise que perdure une identité de la cité des constructeurs aéronautiques et que se cimentent, aujourd’hui encore, les solidarités de ses habitants.

L’usine aéronautique, référent symbolique d’un quartier en cours de normalisation

Logements

29 Le mode d’attribution des logements, obtenus en pleine propriété ou en usufruit (au cours des premières années de l’indépendance dans la plupart des cas), est le premier garant d’une communauté de voisinage vigoureuse. Celle-ci prolonge dans l’espace résidentiel, au-delà des activités liées à la production industrielle auxquelles la plupart des habitants ne prennent plus part, les relations d’entraide et de coopération qui prévalaient au sein du collectif. Chacun réactive son métier, son statut au sein de l’entreprise et de l’atelier ou sa position passée vis-à-vis des hiérarchies de l’entreprise, du parti ou du syndicat dans le cadre de son immeuble et de son quartier. Cet ordre importé du collectif de travail soviétique est considéré comme un facteur de stabilité dans un environnement incertain perçu comme hostile et les habitants, malgré le sentiment de paupérisation et d’abandon des services publics, affirment être attachés à leur lieu de vie, relativement moins délabré que la pauvreté ambiante ne le laisserait craindre.

Un espace emblématique : le Palais de la culture des constructeurs aéronautiques

30 Les figurations et mises en scène de l’entreprise de production aéronautique sont d’autant plus éclatantes que l’identité du collectif industriel est menacée et que le travail à l’usine est en perte de vitesse.

31 Le Palais de la culture des constructeurs aéronautiques, grand bâtiment central du quartier, est le point névralgique des événements qui rythment le temps. C’est un espace de réunion où se déroulent les banquets des différentes associations et clubs locaux. Son esplanade continue d’accueillir les kermesses, parades, etc., ou encore le grand sapin décoré à la fin de l’année. Lieu où se croisent les générations et les populations, le complexe du Palais de la culture affiche son lien organique avec l’usine, signalé par des pancartes, des badges ou des brassards portés par les organisateurs bénévoles qui encadrent ces manifestations. Le calendrier culturel et politique dans son ensemble est maintenu sous le signe de l’entreprise, promue garante d’une continuité avec le passé et d’une certaine stabilité, illusoire mais rassurante5.

32 Carrefour et articulation de la cité aéronautique, le Palais éclipse ainsi, par son rayonnement, la plupart des autres institutions locales, privées comme publiques6, à l’exception du bazar, qui en constitue en quelque sorte le pendant “moderne”7.

Services locaux

33 Les services culturels, médicaux, éducatifs, malgré leur rétrécissement drastique depuis l’indépendance, demeurent des repères relativement fiables et stables. Les personnes inscrites sur la liste des salariés de l’entreprise aéronautique (qu’elles soient ou non effectivement actives), ainsi que leur famille, bénéficient encore de l’accès aux soins

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médicaux dans la polyclinique de l’usine, bien que celle-ci ait déjà largement entamé la privatisation ou le transfert de ses activités au hokimiyat. Cependant, l’étendue des biens de l’entreprise est telle que cette dernière reste incontournable pour tout projet d’une certaine ampleur, notamment immobilier, envisagé au sein du quartier. Ainsi, une clinique de soins oculaires privée continuait jusqu’il y a peu à fournir aux salariés des traitements à tarifs avantageux (généralement complétés par l’entreprise), en échange d’un loyer modique pour la fourniture des locaux, qui appartiennent à l’entreprise. Ces “avantages” offerts par l’entreprise ne sont donc plus gratuits, mais échappent néanmoins aux mécanismes standards du marché. Ce faisant, ils contribuent au maintien d’un statut de salarié, alors même qu’il n’y a plus de salariat au sens classique du terme8.

34 De même, le Palais des pionniers propose des activités culturelles et artistiques tous les jours, sous forme d’ateliers animés par des professionnels ou des étudiants. Il offre aux enfants un espace ouvert et gratuit, dont les parents ont eux-mêmes bénéficié dans leur enfance. Il illustre la tentative de refondre les institutions liées à l’entreprise dans une structure spatialisée plus large : bien que situé dans le cœur historique de la cité aéronautique, animé et fréquenté majoritairement par ses habitants, il est cependant désormais géré par le hokimiyat de Hamza et est ouvert à tous les enfants de la circonscription.

TAPOICH (Taškentskoe aviacionnoe proizvodstvennoe ob’’edinenie imeni V.P.Čkalova “Union de production aéronautique de Tachkent V. P. Tchkalov”), entrée principale

Tachkent, juillet 2007 Photographie de l’auteur

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Navruz au Palais de la culture des constructeurs aéronautiques

Tachkent, mars 2006 Photographie de l’auteur

Fonction intégrative de l’usine et restructuration de l’ordre local par sa politique de recrutement

35 Désormais incapable de fournir les ressources monétaires nécessaires à l’entretien quotidien de la population, l’entreprise a vu son rôle fortement décliner depuis le début des années 1990. De fait, elle a perdu le monopole de l’organisation des solidarités entre les habitants du quartier aéronautique au profit des solidarités familiales. Cependant elle demeure un créateur direct de lien social.

36 Outre le fait que les hiérarchies et catégories issues de l’usine structurent encore largement, comme nous l’avons vu, les identités à l’échelle du voisinage, mobilisant des références communes liées à la spécialité, l’atelier, l’année d’entrée à l’usine ou de départ à la retraite, etc., il apparaît que la politique de formation et de recrutement de l’entreprise, se fondant sur ses liens avec l’aviakollež “lycée aéronautique” et l’Institut national aéronautique d’État de Tachkent, a conservé sa vitalité, et même connu une croissance depuis quelques années. Ces institutions ont, par ailleurs, la réputation d’être moins corrompues que beaucoup d’instituts et universités de la capitale.

37 Pourtant, la promotion intergénérationnelle propre à une telle structure, et qui représentait un modèle de paternalisme, a perdu son attrait. Le réseau familial reste un mode primordial de recrutement à l’usine, mais celle-ci n’assure plus comme auparavant la médiation privilégiée avec le parti et l’État.

38 Les “spécialistes”, ingénieurs et ouvriers qualifiés formés à l’école soviétique, et dont la carrière se caractérise souvent par une mobilité géographique importante, se voient

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confier la charge de la formation des jeunes en apprentissage. En l’absence de travail productif régulier, cette réduction à la fonction de formateur est présentée comme un moindre mal. Elle permet d’échapper à la figure rampante de “l’inutile”, du chômeur, du travailleur “superflu”. Les dirigeants et responsables politiques peuvent alors mettre en avant l’image du bon spécialiste expérimenté et aguerri, qui transmet généreusement (quasi-gratuitement) un métier par amour de celui-ci, une relation digne, honnête – voire héroïque – au travail, assurant ainsi le lien entre l’époque soviétique et actuelle. Cet échange est possible grâce à l’attachement commun à la patrie, surtout basé, il est vrai, pour les constructeurs aéronautiques, sur les restes d’une fidélité envers l’Ouzbékistan soviétique.

39 Avec la réactivation du patriotisme et la mise en scène de la transmision des savoir- faire entre générations et entre nationalités, les ruptures s’estompent, le temps est évincé. Et, dans le même temps, la détérioration des conditions de travail et de vie attachées à l’usine.

40 Si l’adhésion effective à cette mythification est limitée, elle est néanmoins acceptée par nombre de “spécialistes”, qui attendent de cette façon leur départ à la retraite, et par les apprentis qui, souvent recrutés à l’extérieur de Tachkent et issus de familles rurales, y voient un moyen de gagner une formation dans l’industrie, aussi peu valorisée soit- elle, et, surtout, une place légale dans la capitale9. Les logiques de l’honneur professionnel continuent donc de se transmettre, mais en pointillé et hors des canaux “dynastiques” de la famille.

41 En fin de compte, il s’agit bien d’un échange mutuel de dignité, conférant une utilité, une “employabilité” aux travailleurs âgés de l’industrie et une certaine autonomie, une perspective de progrès social et culturel aux jeunes recrues, souvent ouzbèkes : l’usine est perçue par ces dernières comme un moyen de desserrer l’étau des contraintes sociales, notamment familiales, d’ouvrir et d’élargir leurs cercles de solidarité, et est parfois décrite comme une enclave étrangère (les portes de l’usine ne sont-elles pas appelées les “douanes” ?) à leur portée. Ils développent d’ailleurs très vite un niveau élevé de familiarité et d’identification avec l’entreprise10, qui semble toujours jouer à plein son rôle intégrateur.

42 Si la transmission du savoir et de la tradition professionnels est effective, elle ne remet pas en cause la mise à mal de l’ordre territorial soviétique, se traduisant par la dissociation programmée des identités résidentielles et professionnelles. Les recrutements se font désormais essentiellement à l’extérieur du quartier aéronautique (et souvent même à l’extérieur de Tachkent) et n’offrent plus d’accès privilégié aux logements de celui-ci. L’imposition d’une comptabilité distincte entre les ressources industrielles et immobilières a amené l’entreprise à éponger ses passifs par la privatisation (vente ou don) de son parc immobilier et foncier.

Les prémices d’une ségrégation sociale ?

43 Le paysage urbain est relativement stable depuis les années 1960, partagé entre quelques mahalla de maisons traditionnelles, peuplées majoritairement d’Ouzbeks, et les grands ensembles habités par une population mixte. Occupant une position centrale, à la fois démographiquement11 et symboliquement, la mahalla Aviasozlar, qui s’étend du quartier historique de la cité des constructeurs aéronautiques (Dubovaâ) et

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du Palais de la culture des constructeurs aéronautiques au bazar, constitue le cœur de cet ensemble urbain.

44 Une nouvelle ligne de fracture apparaît, sociale. En effet, les postes de direction au sein de l’entreprise ont permis de bénéficier des meilleurs lots immobiliers lors des privatisations. Les enrichissements rapides qui s’en sont suivis se sont traduits par l’apparition de poches de richesse dans l’espace urbain, sous la forme de maisons plus cossues, à plusieurs étages, éparpillées dans les mahalla ou regroupées en lotissements. À l’opposé, les obŝežitie, logements collectifs de neuf étages destinés originellement à accueillir les nouveaux salariés en attente d’un logement, se sont délabrés. Ils hébergent des familles rurales pauvres, et généralement sans propiska (enregistrement légal à Tachkent), donc soumises à l’arbitraire des autorités locales, patrons et forces de l’ordre.

45 L’association entre le quartier et le monde industriel n’en est pas moins quasiment naturalisée. Les élections de mai 2006 illustrent un phénomène fréquent : le transfert de référents identitaires entre les sphères résidentielles, professionnelles et sociales, et la confusion qui en découle. Alors que cette campagne locale concernait une circonscription géographique, les interventions lors des débats se sont très vite portées sur les conditions sociales dégradées des “Tchkaloviens” et le candidat à la présidence de la mahalla Aviasozlar s’adressait aux électeurs sur le ton paternaliste du responsable syndical.

46 La disparition du travail industriel conduit à la recomposition d’une identité sociologique et résidentielle, reposant à la fois sur l’appartenance à un collectif d’habitation et sur la relégation de la figure du travailleur industriel, autrefois valorisé – et privilégié – mais désormais confronté à la fois à la pauvreté, au manque de possibilité de reconversion et exclu des réseaux d’entraide dont les Ouzbeks sont censés disposer. En effet, les réseaux familiaux des populations urbaines industrielles sont généralement peu étendus, particulièrement dans le cas, fréquent, des familles originaires d’autres républiques. Par ailleurs, les Ouzbeks eux-mêmes installés depuis longtemps dans le quartier (dont le parcours professionnel est donc lié à l’usine) soulignent souvent que leurs liens avec leur famille élargie sont assez ténus, l’essentiel ayant été tissé avec leurs amis et connaissances lors de leurs études, à l’usine ou dans le voisinage.

Le report de l’URSS sur la Russie, ou l’identité imaginaire des Tchkaloviens ethnicisée

De la stigmatisation de l’URSS à celle des Tchkaloviens : l’émergence d’une identité négative

47 L’expérience de cette relégation, issue de la disqualification du monde industriel et du déclassement de sa main-d’œuvre, induit un rapport spécial et finalement une dépendance vis-à-vis du passé soviétique, caractérisé par le statut privilégié dont bénéficiait le triptyque usine-industrie-production.

48 Le secteur industriel, notamment lorsqu’il est spécialisé et reconnu comme stratégique, a été étroitement associé au destin de l’Union soviétique elle-même. L’effondrement de

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l’un et de l’autre, ainsi que du statut de ceux qui y travaillaient, a profondément altéré des repères et des représentations ancrés de longue date.

49 L’appartenance commune au monde technique et industriel est désormais vécue comme une stigmatisation, faisant l’objet d’un mépris généralisé, conforté par des salaires honteusement bas et distribués avec retard (il n’est pas rare que les salariés n’aient rien reçu depuis six mois ou plus).

50 En outre, l’humiliation subie au travers du travail fait écho à celle, politique, de la perte de toute valeur en tant que citoyen. Le monde industriel étant perçu comme “russe” et la légitimité des Russes dans la sphère publique de l’Ouzbékistan étant questionnée, les salariés et anciens salariés souffrent d’un manque de légitimité politique. Celui-ci, par extension, affecte l’ensemble des habitants de longue date du quartier aéronautique, ainsi que les Ouzbeks dont le passé industriel attire des soupçons de “russification”, avec ses conséquences sociales et morales supposées (pauvreté, alcoolisme, mœurs légères, etc.).

51 Les différentes scènes sociales tendent aujourd’hui à la parcellisation, bien que l’espace résidentiel, tout comme l’usine, constituent encore une référence centrale pour les individus. En effet, la communauté de destin de cette population s’est trouvée confortée par la catastrophe qu’a représenté pour eux la disparition de l’URSS. En premier lieu, les habitants se sont découverts apatrides, car ils étaient d’abord soviétiques. Les flambées nationalistes en essor depuis la perestroïka ont renforcé, par contraste, ce trait. Cette population se caractérise donc par son défaut d’“ouzbékité”, son passé industriel soviétique l’éloignant des valeurs traditionnelles supposément attachées au peuple ouzbek.

52 Ce phénomène est accentué par la proportion, relativement plus importante que dans le reste de Tachkent, de populations d’origine non ouzbèke. Mesurant le fossé réel existant entre leur vécu et celui de leurs compatriotes restés sur le sol d’origine (souvent en Russie), tout en ressentant avec violence leur exclusion au sein du nouvel État national, ces enfants et petits-enfants d’immigrés ont été contraints au repli sur les identités collectives resserrées du quotidien. Les populations issues du collectif de travail se trouvent dans une position douloureuse d’exclusion vis-à-vis à la fois de l’Ouzbékistan indépendant et de la Russie – une certaine lucidité ne pouvant leur permettre d’ignorer les difficultés d’installation en Fédération de Russie12.

53 L’impossibilité d’adhérer au programme officiel de l’indépendance, basé sur une transition progressive, non discriminante mais autoritaire vers la démocratie et le libéralisme économique (tous deux très limités dans les faits), incite à se centrer sur la stricte sphère économique, le souci de l’ascension individuelle ou familiale.

54 Mais la prédation des appareils administratifs et politiques corrompus, le manque de protection et de recours, notamment juridique13, face à ceux-ci dépriment le développement par “niches” ethniques ou sociales, souvent observé ailleurs dans des contextes de minorités discriminées, et ce malgré les flux d’argent envoyé par des proches travaillant en Russie. Cela explique que, dans les faits, la ségrégation et la segmentation du collectif sur une base ethnique et économique sont limitées.

55 Le mouvement de repli sur l’usine aéronautique de ses collectifs de travail et d’habitation est patent. L’usine est perçue comme un « morceau de l’Union Soviétique au cœur de l’Ouzbékistan indépendant »14. Les valeurs partagées du travail digne, productif, associées à la solidarité et à la coopération, sont opposées avec dédain à la

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valeur marchande, au commerce et aux services. « L’usine, “l’intelligence” [le savoir technologique], c’était l’affaire des Russes ; les Ouzbeks, eux, marchandent au bazar ». Ce type de discours est extrêmement fréquent, y compris de la part de personnes extérieures au collectif et au quartier.

56 Dans ce contexte, on note un glissement de plus en plus manifeste en faveur d’une réactivation de l’origine comme premier identificateur mobilisé dans la définition de soi. Il est particulièrement sensible pour les populations “russes” (ce terme renvoyant à l’ensemble des non-Turks et non-musulmans)15. Dès lors que la Russie s’impose comme principal héritier de l’URSS, tant symbolique que matériel et politique (dans la configuration internationale notamment), l’origine russe est mobilisée comme facteur d’identité rebelle aux pénuries et perversions de l’Ouzbékistan indépendant, qui apparait construit contre l’URSS.

57 Le recours à la “soviéticité” et/ou à la “russité” – la seconde constituant une simplification rapide de la première – dans l’auto-identification provient également d’une tentative visant à redorer un statut social brutalement rabaissé, les membres du collectif étant passés du rang d’élite de la production et d’avant-garde politique à celui de minorité superflue et improductive.

58 En outre, la pénurie de représentants locaux ou professionnels laisse une place vacante offerte à l’influence et aux capitaux russes, appelés à reprendre en main le destin de l’usine et de ses collectifs face à des autorités politiques et administratives ouzbèkes discréditées.

Trajectoires de la Russie et de l’Ouzbékistan postsoviétiques : une communauté de destin par-delà l’URSS

Malgré son autoritarisme et son hostilité aux valeurs occidentales [...], le “communisme” soviétique est à ce jour “l’idéologie de la modernité” la plus efficace que l’histoire russe ait connue (Kagarlitsky 2004).

59 La profondeur et l’étendue des transformations opérées en Asie centrale en 70 ans de participation à l’Union soviétique révèlent à quel point cette remarque de B. Kagarlitsky est plus pertinente encore pour l’Ouzbékistan.

60 La normalisation du capitalisme russe est censée passer par la mise en place d’un nouveau management, la dépersonnalisation des entreprises, un durcissement du code du travail. On assiste en Russie à un processus d’éviction des oligarques, d’anonymat des corporations, qui sont cogérées par des institutions bureaucratiques étatiques. Une reprise en main par l’État est également revendiquée en Ouzbékistan, où au moindre prétexte s’opère un transfert du contrôle des entreprises depuis les mains des oligarques de la première génération (les dirigeants de la perestroïka) vers celles des proches ou alliés du Président16 et favorisant, accessoirement, de nouveaux entrepreneurs et des firmes avérées ou potentiellement multinationales.

61 En Russie comme en Ouzbékistan plane la figure ambiguë, à la fois rassurante et détestée, du président. Ni les politiques du président, ni même son nom, n’ont tellement d’importance. Ce qui compte, c’est sa présence immuable. Il est installé au Kremlin et va y rester, que cela nous plaise ou non. Comme le climat ou le paysage qui nous entoure, c’est une donnée objective, à prendre ou à laisser. C’est ce qu’on appelle le patriotisme. Et au fond, c’est assez rassurant. Quand la démocratie est impossible, mieux vaut aimer ses dirigeants (Kagarlitsky 2004).

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62 La fonction du président est de se maintenir au-dessus de la mêlée, veillant à la stabilité du système. La corruption généralisée légitime finalement la fonction pérenne du président : la stabilité d’une figure forte de l’exécutif doit garantir l’ordre et l’État, puisque l’anarchie et le chaos doivent être évités à tout prix.

63 Le détour traumatisant de la “thérapie de choc” dans le domaine économique distingue pourtant la configuration russe de celle de l’Ouzbékistan. En Russie, une structure politique institutionnelle a favorisé le jeu des alliances entre les différents groupes sociaux sous la forme partisane, alors que l’Ouzbékistan a développé des pratiques plus feutrées, basées sur les réseaux de connaissance, régionaux, d’administrations ou d’institutions. Au-delà de ces différences, certes majeures, on assiste, en Ouzbékistan comme en Russie, à un phénomène de dépouillement, d’épuration des clivages idéologiques dans le jeu politique institutionnel.

64 En outre, participant de l’inflation nationaliste et patriotique, intimement lié à la menace du terrorisme (tchétchène en Russie, wahhabite en Ouzbékistan), le culte de l’État fort s’explique aussi par l’histoire récente des pays de l’Union soviétique : le processus de pourrissement de l’État s’est accéléré à l’époque de la perestroïka, puis a pris une tournure dramatique au fur et à mesure que l’Union soviétique disparaissait. L’affaiblissement de l’État est donc associé, dans les esprits, aux conséquences désastreuses de la chute de l’Union et aux désordres de tout ordre. Un État fort, même “mauvais” (corrompu et autoritaire), semble alors la seule ambition réaliste pour une majorité de la population.

65 La Russie, comme de nombreux États issus de l’URSS, apparaît en ce sens partager avec l’Ouzbékistan un modèle de gouvernance postsoviétique que ce dernier assume de longue date et sans complexe. L’autoritarisme et la distance toujours croissante entre une oligarchie et le “peuple” engendrent d’importantes contradictions avec les discours patriotiques et nationalistes, et ils semblent de plus en plus difficiles à tenir. Comme le remarque le jeune fils, actuellement au chômage, d’un couple d’ouvriers aéronautiques à la retraite : Les dirigeants nous parlent de l’économie nationale, de la croissance ; mais tout ce qu’ils font, c’est utiliser le capital [de l’État] pour acheter des produits de mauvaise qualité en Chine et les revendre ici. Ils spéculent par le commerce et coulent notre industrie.

66 La Russie et l’Ouzbékistan entretiennent également des rapports différents vis-à-vis des investissements occidentaux. En Russie, ceux-ci bénéficient d’une image favorable depuis la croissance économique des années 2000, alors que le déséquilibre entre les capacités des investisseurs et l’économie nationale est jugé trop important en Ouzbékistan, qui perçoit les participations majoritaires dans les secteurs-clés comme un danger.

67 Pour l’Ouzbékistan, l’accession au marché mondial passe donc de plus en plus par une ouverture aux capitaux étrangers via la Russie. Celle-ci est supposée faire office de filtre, amortissant le choc et l’influence du marché mondial. En outre, alors que l’Ouzbékistan a joué, au moment de l’indépendance, la carte étasunienne contre l’hégémonie structurelle russe, les critiques venant des États-Unis à propos des violations des droits de l’homme et la menace des révolutions de couleur ont soudainement glacé les relations entre l’Ouzbékistan et l’Occident dans son ensemble. Un rapprochement avec la Russie, puissance à même de protéger des courroux américains et de négocier plus habilement, est alors apparu incontournable.

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68 À Tchkalov, le désengagement partiel de l’État, en faveur notamment de l’Union des constructeurs aéronautiques (OAK), institution créée par la Russie afin de restructurer les réseaux de l’industrie aéronautique altérés par la dislocation de l’Union soviétique, représente pour le collectif l’unique, bien que vague, espoir d’une unité retrouvée face aux fragmentations que nous avons évoquées. Cependant, la réalisation d’un tel projet pourrait, dans les années à venir, être porteuse de déconvenues pour les membres du collectif.

69 En effet, seuls les ateliers et les sections rentables, ou occupant une place justifiée dans la chaîne de production transnationale modelée par la Russie, pourront subsister. Étant donné (et cela est largement admis) que leurs capacités de production n’égaleront jamais celles de l’Union soviétique, de nombreux ateliers, doublons d’autres unités de production, seront jugés superflus et condamnés. Les prémices de ce partage sont déjà visibles, entre les ateliers directement liés à la production aéronautique, dont les revenus et les débouchés sont internationalisés, et les autres, strictement recentrés sur le marché national, voire très local (parfois guère au-delà de la région de Tachkent).

70 En outre, la création de l’OAK est la première étape d’une stratégie beaucoup plus étendue, visant à réunir les industries stratégiques ex-soviétiques, principalement liées à la défense, en holdings contrôlées par l’État et les administrations russes. Ainsi, si la restructuration du secteur doit répondre, comme proclamé, à une logique « stricte de marché », il n’en reste pas moins qu’« en période de transition, les mécanismes administratifs se justifient, précisément afin d’établir ces liens économiques »17. Afin de répondre aux impératifs du marché, la restructuration sera donc pilotée par les administrations russes. Cela constitue une sérieuse perte d’autonomie pour les directions des entreprises concernées et celles-ci se montrent, face à ce projet, beaucoup plus prudentes, voire réticentes, que la masse des salariés, enthousiasmée par la perspective d’un rapprochement avec la Russie et bercée de la promesse du retour des “spécialistes” russes.

71 De fait, en février 2007 a été officialisée la décision du transfert sur le sol russe, à Oulianovsk, de la production des différents modèles de l’IL-76, activité principale et traditionnelle de l’entreprise de Tachkent. Ni la Russie, ni l’Ouzbékistan, ni l’OAK n’ayant l’intention de soutenir sérieusement la mise en place d’un plan de reconversion de la main-d’œuvre18, le coup de butoir risque d’être fatal à l’identité du collectif de travail, à moins que celui-ci ne trouve dans ces épreuves les ressources pour exprimer et défendre ses intérêts et son existence. Le mouvement de réorientation pourrait alors catalyser la tendance à rechercher, une fois de plus, des modèles et des solutions aux problèmes vitaux du côté de la Russie.

72 De leur côté, les investisseurs et les partenaires potentiels de l’entreprise aéronautique s’accommodent du rôle d’intermédiaire de la Russie, qui semble plus fiable et rassurante que les interlocuteurs ouzbeks. Les figures présidentielles reflètent également ce schéma : Poutine n’apparaît-il pas comme « le seul allié des capitalistes occidentaux qui, arrivés en Russie pour y créer une nouvelle économie de marché, se sont sentis perdus au milieu d’une foule de tyrans corrompus »19, tandis que Karimov symbolise à lui seul l’arbitraire “oriental” ?

73 En laissant la sous-traitance et la complexité des négociations politico-commerciales aux partenaires russes, meilleurs connaisseurs des réseaux et des pratiques locales, les Occidentaux espèrent limiter les risques et faire des économies. Le rôle de “grand frère” ressurgit donc dans le contexte même du tumulte de la globalisation, révélant

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une échelle symbolique de “civilisation” dont la Russie serait le pôle européen et l’Ouzbékistan, le pôle oriental.

74 L’insertion de la Russie dans le marché mondial lui confère un rôle de tuteur et de modèle pour l’Ouzbékistan, même et y compris sur le plan de la conscience et de la lutte sociales. Cette modernité sociale vient appuyer la perception essentialiste de Russes plus “civilisés” et plus combatifs que les “Orientaux”, telle qu’elle s’exprime dans le quartier des constructeurs aéronautiques.

Clivages entre l’ancienne population soviétique et les Ouzbeks provinciaux

75 À Tchkalov en effet, le clivage se creuse de plus en plus entre les anciens salariés installés depuis longtemps par le biais de l’entreprise, descendants de véritables dynasties ouvrières, et les nouveaux venus ouzbeks, souvent d’origine rurale, travaillant fréquemment dans le secteur informel des petites entreprises commerciales, du bâtiment, ou au bazar Aviasozlar, pôle d’activité opposé à la fois spatialement et symboliquement à celui de l’usine.

76 Les migrations, à l’époque soviétique puis après l’indépendance, ont renforcé l’idée d’une supériorité, d’un degré plus élevé de “civilisation” des populations liées à l’industrie, éduquées et modernes, plus ouvertes à la mobilité et au monde que les ruraux, de fait moins russifiés. La sédentarité (entendue comme enracinement au sein du quartier), garante traditionnelle des solidarités locales, ne va plus de soi. Elle a non seulement perdu ses vertus positives, mais est même devenue un handicap, un frein à l’ascension sociale et au développement personnel.

77 L’ampleur du mouvement d’émigration dans les années 1990 confère cependant aux populations déjà installées à ce moment-là un capital social plus étendu, susceptible d’être mobilisé pour quitter le pays. L’hypothèse de l’émigration devient envisageable, chacun ayant au moins un parent ou une connaissance à l’étranger, la plupart du temps en Russie20, mais aussi parfois aux États-Unis, en Europe ou en Israël. Alors que les enfants et petits-enfants des “anciens” de l’usine, liés à la production et à l’URSS, cherchent à quitter l’Ouzbékistan, des ruraux ouzbeks tentent de gagner Tachkent, y compris via le recrutement de l’usine.

78 Un clivage se confirme donc sur une base ethnique, favorisant l’apparition d’interprétations à connotations racistes21. De ces représentations, il ressort que “l’Oriental”, “l’Asiatique”, est désespérément voué aux activités commerciales et agricoles, et la valeur de l’entreprise aéronautique lui échappe totalement. Par extension, la mobilisation du passé mythique local de l’usine aéronautique et de ses collectifs tend à contredire celle du passé lui aussi mythique, mais répondant à une temporalité tout autre, de l’Ouzbékistan indépendant, placée sous le signe de Tamerlan.

79 Cependant, les deux catégories de population actuelles du quartier des constructeurs aéronautiques, les “autochtones”, dont l’installation est directement liée au travail à l’usine aéronautique, comme les nouveaux arrivants d’origine rurale, partagent une même représentation de leur société opposant le “peuple” aux “dirigeants”, auxquels sont nécessairement associés les riches. Cette dichotomie forte tempère le clivage fondamental entre urbains et ruraux, salariés de l’industrie et kolkhoziens, russophones et ouzbèkophones. Abordant ce thème des identités différenciées au sein

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du quartier, de nombreux interlocuteurs insistent sur ce fait, comme soucieux de ne pas induire le chercheur occidental en erreur : Bien sûr, les Ouzbeks ont leur propre mentalité, et la vie au kishlak est très différente de celle que nous avons connue en travaillant ici, à l’usine. Mais ils travaillent dur aussi et comme nous, ils se demandent à chaque fois comment ils vont pouvoir finir le mois. Le peuple souffre de l’injustice et les autres s’enrichissent de plus en plus par le vol.

80 Ces paroles d’une femme ingénieur de l’usine aéronautique à la retraite se reflètent dans le discours d’un homme d’une trentaine d’année, Ouzbek originaire de la région de Tachkent et installé dans le quartier depuis six ans : Les Musulmans savent travailler avec cœur, ils ne peuvent pas voler, ni se mettre de l’argent dans les poches. Ceux qui agissent ainsi, qui exploitent le peuple, ne sont pas des Musulmans, quoi qu’ils en disent. […] Les Russes qui travaillent à l’usine sont aussi des gens bien, mais ils ne devraient pas boire22.

81 Le rôle de l’entreprise est central : c’est en son sein que les populations ont pu se rencontrer, qu’elles ont associé leurs efforts, collaboré. Leur mixité (ethnique, sociologique, linguistique), voire leur métissage, est désormais perçue comme un élément de clivage, en regard des “vrais” Russes comme des “vrais” Ouzbeks. Elle accroît les possibilités d’émigration, obsession d’une société qui se ressent enclavée et recherche en permanence des portes de sortie.

82 L’idéologie officielle de l’Ouzbékistan indépendant attribue aux populations issues de l’immigration soviétique une image de “colons” qui légitime de manière tacite leur déclassement social. Celui-ci est, en retour, assimilé au “sabordage”, voire au “sabotage” de l’Union, de l’usine et du travail productif lui-même. Dans cette perspective, le travail conserve la valeur sacrée que lui conférait l’idéologie soviétique, puisqu’il permett(r)ait le maintien d’une harmonie à la fois économique et sociale, et constitu(er)ait une base rationnelle de coopération entre les différentes fonctions professionnelles et les différentes nationalités.

Conclusion L’histoire indissociable de l’entreprise, de l’URSS, de l’Ouzbékistan et des solidarités locales

83 L’entreprise Tchkalov est encore source de sens commun. Pour la majeure partie de la population du quartier aéronautique, elle demeure le baromètre de l’économie et de la société dans son ensemble : à l’image de l’usine, le “pays” (aussi bien l’URSS que l’Ouzbékistan) aurait été livré au pillage et à l’incurie de dirigeants autochtones corrompus, promus à la tête de l’État. C’est à l’aune de ce qui s’est passé dans l’entreprise que sont interprétés l’effondrement de l’URSS et ses prolongements catastrophiques. En elle se rencontrent l’histoire vécue et les affres de la grande histoire, plus insaisissable.

84 Il ne fait aucun doute que, pour la majorité des intéressés du quartier aéronautique, cette intime relation entre l’URSS, l’Ouzbékistan, leurs trajectoires personnelles et l’usine perdure. Si l’entité symbolique du quartier devait s’éteindre, entraînant la perte de son autonomie et la condamnation à se lancer dans une compétition anonyme avec

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d’autres espaces pour attirer ressources et activités, le quartier serait bien mal armé de sa dignité perdue.

85 La reconfiguration du jeu des identités mobilisables se fera en tout état de cause dans un contexte marqué à la fois par des phénomènes de dissociation des collectifs de travail et d’habitation, d’affirmation et de tension identitaires, sur fond de confinement sociopolitique en Ouzbékistan, contrastant avec les perspectives d’accès accru au marché mondial, à d’autres modèles de développement, de coopération et d’organisation via la Russie.

86 Dans ce paysage où s’entremêlent identités “nationales”, culturelles, résidentielles et professionnelles, les enjeux sont immenses. Le destin de l’entreprise apparaît donc, une fois encore, déterminant non seulement pour ses collectifs, réels et imaginaires, mais aussi pour l’Ouzbékistan et l’espace postsoviétique dans leur ensemble.

BIBLIOGRAPHIE

KAGARLITSKY Boris 2004 La Russie aujourd’hui : néo-libéralisme, autocratie et restauration, Paris, Parangon.

LAMENNAIS Félicité Robert de 2009 [1839] De l’esclavage moderne, Paris, Le Passager clandestin.

NOTES

1. Soulignons d’emblée que, dans un tel contexte de dégradation sociale, les nouvelles classes d’âge ne cherchent pas à représenter un groupe, mais à accéder à une forme de reconnaissance individuelle. Si le groupe ne “se dit” plus, il n’en continue pas moins d’exister, mais ne sort du mutisme que dans la familiarité. C’est à ce niveau, souvent périlleux d’un point de vue méthodologique, que doit alors se situer la recherche. 2. Rappelons que, dans la conception soviétique, la nationalité se distingue de la citoyenneté et renvoie à une origine ethnoculturelle, voire religieuse. En l’occurrence, le quartier et l’usine restent considérés comme “russes”, mais ce terme englobe en fait l’ensemble des nationalités non-ouzbèkes et non-musulmanes. 3. Les effectifs de l’entreprise aéronautique s’élevaient à plus de 30 000 salariés avant la perestroïka, contre « quelques milliers » y travaillant régulièrement aujourd’hui, ce qui ne signifie pas nécessairement quotidiennement : une importante masse flottante de salariés, en effet, n’est plus sollicitée qu’en fonction des commandes et de l’activité industrielle de l’association, ou plus précisément de tel ou tel atelier (Source : direction de l’entreprise). 4. Selon les termes d’une ouvrière de l’usine à la retraite. Ouvrière, femme, retraitée, ayant un fils encore à sa charge, qu’elle a élevé seule, elle se considère faire partie de ces « faibles » (jeunes, retraités, infirmes, malades, etc.) qui subissent de plein fouet l’effondrement des systèmes de protection sociale et l’affirmation d’un ordre patriarcal dit “traditionnel”. Cette idée est récurrente dans les entretiens et présentée comme une évidence.

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5. Outre les fêtes soviétiques encore maintenues (le 1er mai ayant été évincé) : jour des anciens combattants, jour de l’armée de terre, de l’air, journée de la femme, les fêtes propres à l’Ouzbékistan indépendant sont désormais intégrées au calendrier, comme la fête de l’indépendance, le 1er septembre. 6. Ici en effet, les bâtiments des comités de mahalla, tout comme les postes locaux de police, auxquels ils sont fréquemment associés, sont discrets, et leur nombre réduit au strict minimum. 7. Le bazar Kadišev a été construit durant les premières années de l’indépendance. Il se trouve à l’extrémité opposée de l’usine, sur une ligne droite traversant le quartier aéronautique, et dont le Palais de la culture serait le centre. Réputé pour ses prix, la qualité de ses primeurs et une spécialisation en produits textiles importés d’Asie du Sud-Est et de Turquie, il concurrence l’usine en tant que référence du quartier. 8. À cause de l’effondrement de l’activité de production, mais aussi, pour la minorité qui continue à travailler (dont certains occasionnellement, au fil des commandes), en raison du très faible salaire. Celui-ci, associé à la disparition ou à la faible qualité des services et “privilèges” offerts par l’entreprise, ne permet tout simplement pas de vivre dignement. En ce sens, le contrat salarial, tombé en désuétude, peut être considéré comme rompu. 9. Le droit de résider et de travailler à Tachkent est soumis à autorisation, cette réglementation ayant pour but de juguler la croissance urbaine. 10. Les boutades, parfois acérées, de la part des jeunes recrues à l’égard des faiblesses de l’usine constituent bien une prise de distance ressentie comme vitale, mais masquent mal un attachement réel et une connaissance poussée de son histoire. 11. Selon le président de la mahalla Aviasozlar, celle-ci compte actuellement 9 200 habitants, mais « au moins un habitant sur dix n’est pas enregistré », ce qui porte le nombre d’habitants de la mahalla à plus de 10 000, chiffre bien supérieur au plafond légal, ce qui la rend difficile à gérer. C’est pourquoi il demande la création d’une seconde mahalla. 12. Des contacts sont conservés avec ceux qui ont tenté l’émigration ; certains sont d’ailleurs revenus, ne trouvant ni profession ni statut satisfaisant en Russie. 13. Le sort de 80 ouvriers d’une usine de meubles du quartier a, par exemple, fait grand bruit : non payés depuis plus de huit mois, ceux-ci ont menacé de faire grève. Ils ont été licenciés sans recevoir quoi que ce soit, le directeur leur conseillant de « porter plainte, ou, mieux, d’écrire directement au Président ». Cette histoire revient souvent dans les entretiens, illustrant « l’absence totale de loi, sauf pour les riches ». 14. Selon l’expression d’un directeur d’atelier de l’usine, mais souvent entendue, à la fois au sein et en dehors du collectif. 15. Le terme “Russe” ainsi étendu, est plutôt utilisé par les Ouzbeks eux-mêmes ; cependant, la même distinction est opérée par les différentes minorités, qui tendent elles aussi à opposer l’ensemble des diverses origines soviétiques non centrasiatiques aux “Ouzbeks”, voire aux “Turks” dans certains cas. 16. L’ancien directeur général de l’usine Tchkalov, V. Kučerov, issu de la “vieille école” de l’aéronautique soviétique, a ainsi été démis de ses fonctions en janvier 2007 et remplacé par U. Sultanov, ex-premier ministre et proche du Président. 17. Selon les termes de Boris Alešin, directeur de l’Agence fédérale russe pour l’industrie Rosprom, avril 2007. 18. Dans le cadre de cette restructuration de la production, un premier “plan social” prévoit le licenciement de 2 000 salariés. 19. Washington Post, 26 février 2004, p. 14. 20. Cette vague d’émigration concerne surtout les salariés les plus qualifiés, ainsi que les Russes, Coréens, Allemands, Juifs, Tatars, etc., tous largement russifiés. 21. Celles-ci s’expriment jusque dans la relation à l’enquêteur : la fréquentation, même occasionnelle, d’un Français représente un décloisonnement et une occasion de mise en valeur

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personnelle. Un jeu permanent de mise en relief de la proximité et de la distance entre les deux interlocuteurs s’instaure, toujours en référence à un “autre”, que ce soit “le Russe”, “l’Ouzbek” ou “l’Américain”. 22. On ne peut s’empêcher de penser aux socialistes romantiques du XIXe siècle, dont les pensées se caractérisaient par une fusion socio-éthique entre morale, politique et, bien souvent, religion dans la protestation contre les capitalistes, l’injustice et l’arbitraire. Félicité Robert de Lamennais, par exemple, oppose ainsi « la race égoïste de l’intérêt pur », poussée par « l’intérêt personnel, étroit et sec », qui « étouffe au fond de l’âme les mouvements généreux », « abaisse et pousse sur la pente des convoitises brutales » à « la race sympathique du devoir et du droit » (2009 [1839], p. 57 sqq). Comme sous la plume de Lamennais, le mot désordre est récurrent dans les entretiens pour qualifier la période de crise qui débute avec la perestroïka. Le système économique et politique, injuste, est considéré comme une injure à la volonté divine ou, plus souvent, aux valeurs ancrées de longue date que légitimait l’État soviétique, notamment celles du travail et du savoir.

RÉSUMÉS

Cet article illustre quelques dynamiques de l’édification des identités et solidarités dans un quartier industriel de Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan. Les observations dégagées mettent en lumière les processus de recomposition identitaire des populations mixtes et urbaines de l’Asie centrale, depuis la perestroïka et les indépendances des États de la région. Dans le contexte de crise industrielle engendrée par la rupture des liens soviétiques, les populations ouvrières ont subi collectivement une paupérisation sans précédent et une diversification professionnelle forcée, déstabilisant une identité “plurinationale” fondée sur le travail, l’usine et l’URSS. À mesure que le collectif de travail s’affaiblissait s’est opéré un glissement de l’identité professionnelle vers une identité résidentielle, faisant du quartier des constructeurs aéronautiques une figure emblématique de l’Ouzbékistan soviétique déchu. Depuis les années 1990, le paysage démographique a, en outre, été modifié : tandis qu’une partie importante des populations russophones liées à l’entreprise émigrait, de nombreux Ouzbeks ruraux, dans leur tentative d’accéder aux ressources de la capitale, venaient s’installer dans le quartier, entraînant un clivage sensible entre ces deux populations. Or la fonction intégrative de l’usine, mise à mal, peine à compenser les prémices d’une ségrégation sociale et ethnique. Le report de l’URSS sur la Russie intervient alors comme une tentative pour sortir de l’ornière ; et l’intégration programmée de l’entreprise dans une structure industrielle aéronautique postsoviétique (OAK) mise en place par la Russie fait écho au prestigieux passé soviétique.

In this article, we intend to illustrate some of the identity and solidarity-building dynamics at work among the inhabitants of one of the major industrial areas of Tashkent, the capital of Uzbekistan. These observations shed light on the process of reconstitution of identity among the composite and urban population of Central Asia, since the perestroika and independence. In the context of massive industrial crisis generated by the breaking of economic ties with the Soviet Union, industrial labour underwent an unseen and collective impoverishment, and were forced into a professional diversification – or deprofessionalization – while destabilizing a “multinational” identity based on industrial work, the factory and the USSR.

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As the industrial ties weakened, the locality of the aeronautic builders has experienced a transition from a profession-based to a residence-based identity, which has become emblematic of a fallen erstwhile Soviet territory. Moreover, the demographic composition altered profoundly during the 1990s: while a large part of the population formerly linked to the aeronautical factory strove for emigration, many originally rural Uzbek-speaking new inhabitants, attracted by resources and opportunities of the capital, settled in the relatively affordable aeronautic locality. This trend resulted in a cleavage, and provided the grounds for an ethnic and social segregation, against which the traditionally integrative functions of the factory appeared to be matchless. Under such circumstances, a transition of the USSR into the present Russian Federation is noticeable, which seeks to come out of this precarious situation by implementing a project to integrate the aeronautic factory in an overall post-soviet aeronautical industrial structure (OAK), thus echoing the prestigious soviet past.

INDEX

Mots-clés : Ouzbékistan, Tachkent, Industrie, Aéronautique, URSS, identités postsoviétiques, OAK Keywords : Uzbekistan, Tashkent, Industry, Aeronautic, USSR, Post-soviet identities, OAK

AUTEUR

MATHIEU LEMBREZ Mathieu Lembrez est doctorant, participant au projet ANR “Caucase et Asie centrale postsoviétiques : un autre Sud ?” (Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre- européen – École des hautes études en sciences sociales). Thèmes de recherche : Développement, pauvreté, flux migratoires dans l’espace postsoviétique. Contact : [email protected]

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À propos de l’identité actuelle des pasteurs “nomades” de la région de Naryn About the current identity of the pastoral “nomads” in the Naryn area

Amantur Žaparov Traduction : Kirill Kuzmin et Carole Ferret

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du russe par Kirill Kuzmin et Carole Ferret

1 Lors d’études de terrain effectuées dans l’oblast’ “région” de Naryn, dans le cadre d’un projet de recherche international intitulé « Nomadisme : ethnicité, identité, espaces et pouvoirs locaux »1, nous avons relevé des circonstances naturelles et historiques spécifiques, qui ont conditionné la vie de plusieurs générations d’éleveurs nomades. Ces derniers ont parfaitement su adapter l’élevage des différentes espèces de bétail à l’écosystème local. Il nous a semblé intéressant de voir dans quelle mesure les traditions anciennes se sont conservées au sein de la société actuelle et quelle est leur influence sur la formation de l’identité des groupes sociaux à différents niveaux, en examinant la composition ethnique et démographique de la population locale, ainsi que son taux d’urbanisation. En outre, nous voudrions mieux comprendre le rôle des processus économiques, sociaux, culturels et politiques contemporains sur la conscience identitaire. Enfin, en se basant sur l’analyse des données récoltées sur le terrain, nous tenterons d’évaluer les difficultés et les obstacles rencontrés par un jeune État en train de fonder une citoyenneté sur la base de valeurs communes à toute la population.

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Le facteur naturel et les traditions économiques

2 L’oblast’ de Naryn occupe la partie centrale et sud-orientale de la république du Kirghizstan. Elle a une frontière commune avec la république populaire de Chine. Sa superficie est de 45 200 km². Elle se divise en cinq rajon administratifs : Ak-Talaa, At- Bašy, Žumgal, Kočkor et Naryn. Sur son territoire passe la route internationale Bichkek-Torugart, qui relie le Kirghizstan à la Chine, et le fleuve Naryn, qui a une importance stratégique pour l’économie du pays, notamment dans la production d’électricité (Naryn oblusu… 1998, p. 50 ; Issyk-Kul’ Naryn 1991, p. 33, 115). Au 1er janvier 1997, la région comptait 263 100 habitants et en 2008, 269 400 (Kyrgyzstan v cifrah 2008).

3 Les particularités naturelles et climatiques de la région tiennent à l’éloignement des mers et à la présence de hautes montagnes. La majeure partie de l’oblast’ se situe à plus de 2 000 mètres d’altitude. Ces facteurs, entraînant un climat très continental et sec, expliquent la prédominance de l’élevage parmi les activités économiques de la population locale2. Les pâturages représentent environ 90 % des terres agricoles de la région. Les alpages, tels que ceux d’Arpa, Ak Saj, Soŋ köl, Kara Kužur ou Sarala Saz, constituent une des ressources essentielles du pays.

Le col de Moldonun beli

4 Durant des siècles, ses habitants ont mené une vie de pasteurs nomades. Bien que l’agriculture ait toujours été toujours présente dans la structure de l’économie traditionnelle, l’élevage restait le mieux adapté aux conditions géographiques locales. Il permettait à la population de profiter au mieux des richesses du milieu naturel et d’engranger une expérience précieuse dans l’exploitation des particularités de l’écosystème.

5 L’élevage a continué de dominer l’économie de l’oblast’ de Naryn durant toute l’époque soviétique. Les conditions naturelles et climatiques bénéfiques au développement de cette activité ont été prises en compte pour la régionalisation de la production

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(Problemy razvitiâ … 1969), ainsi que le savoir-faire accumulé dans ce domaine par la population locale pendant des siècles.

Sur les alpages, à plus de 3 000 m d’altitude

Photographies de l’auteur, juillet 2008

6 Dans l’économie actuelle de la région, qui tend vers le modèle du marché, l’élevage des différentes espèces de bétail conserve un rôle primordial. Il est cependant à noter qu’au début des années 1990, la crise économique a grandement affecté le niveau de vie de la population, le bétail a quelque peu perdu de son importance et le métier d’éleveur, de son prestige d’antan. Le cheptel, notamment ovin, a brusquement diminué.

7 Après la désagrégation de l’économie collective, un grand nombre d’individus, qui n’ont pas su s’adapter rapidement aux conditions nouvelles, ont été privés de source stable de revenu. Les propriétaires des troupeaux privatisés ont vendu à bas prix leur bétail à des commerçants privés, ou l’ont échangé de façon inéquitable contre des vivres ou d’autres biens de consommation courante. Beaucoup ont choisi de devenir cultivateurs ou commerçants, en négligeant la principale richesse de la région. Les habitants croyaient que ces activités économiques alternatives étaient plus rentables que l’élevage.

8 Cependant, certains d’entre eux, conscients des particularités naturelles et climatiques locales et capables de s’adapter aux changements, ont commencé à accumuler des ressources matérielles, notamment des terres, des véhicules et des machines agricoles, ainsi que du bétail3. Au début des années 2000, la situation des zones rurales a commencé à s’améliorer, ce qui s’est traduit avant tout par un accroissement progressif du cheptel, nécessitant la remise en valeur du savoir-faire des éleveurs.

9 D’après nos recherches de terrain, la population rurale de Naryn a été un moment dépassée par la crise économique et elle s’est alors convertie aux nouvelles activités, ou

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elle a migré vers la capitale, Bichkek. Pourtant, quelques années plus tard, les habitants de Naryn ont retrouvé leur identité de nomades oubliée à l’époque de la crise et le métier d’éleveur est redevenu aussi prestigieux que lors des périodes pré- et soviétique. Nous avons rencontré plusieurs jeunes ménages revenus au village après avoir constaté les difficultés qu’ils avaient rencontrées pour s’adapter au milieu urbain. De retour dans leurs contrées natales, ils ont vite repris leur activité d’éleveur et ont reconstitué leurs troupeaux. Les habitants que nous avons interrogés affirment avoir mieux compris la valeur de l’élevage après avoir dû trouver d’autres moyens de subsistance et avoir enduré la dureté de la ville. Ce détour les a incités à une réflexion identitaire qui a renforcé leur sentiment d’être des descendants de nomades. Grâce à leur principale activité économique, ils ont développé une capacité d’adaptation à l’écosystème des montagnes. En effet, toute personne ayant grandi dans l’oblast’ de Naryn a, depuis son enfance, accès à un ensemble de connaissances spécifiques et à un savoir-faire minimal dans le domaine de l’élevage.

10 Lors d’une expédition dans le rajon de Kočkor en été 2006, nous avons cherché à savoir si les éleveurs aimeraient s’installer en ville, à condition qu’on leur propose des postes à la mesure de leurs compétences, des logements gratuits et des salaires plusieurs fois supérieurs à ce qu’ils gagnaient sur place. Les entretiens ont été menés avec six éleveurs âgés de 35 à 40 ans sur les plus belles pâtures subalpines de Kaška-Suu. Ils ont tous affirmé ne pas vouloir changer de métier : ils se sentent à l’aise dans leur village natal, où habitaient leurs ancêtres. Ils connaissent tous les environs et la société locale leur est familière. Nos interlocuteurs voient leur terre comme sacrée. Ils se considèrent comme des pasteurs qui perpétuent les traditions économiques et culturelles de leurs ancêtres nomades.

11 Les résultats sont identiques avec des éleveurs transhumants de la tranche d’âge 25-30 ans, que ce soit à Kaška-Suu ou dans la vallée de haute montagne du Soŋ köl.

12 Durant la période postsoviétique, une partie de la population s’est mise à cultiver la terre, en particulier dans la région de Kočkor. Néanmoins, en plusieurs autres endroits, cette activité conserve un caractère secondaire par rapport à l’élevage. La possession de bétail demeure, dans la région, l’étalon de la richesse, le moyen d’améliorer le statut social individuel et d’élargir le réseau des liens sociaux. C’est pour cette raison que, même ceux qui ont commencé à faire de l’agriculture – avec un succès variable –, hésitent toujours à s’identifier comme des cultivateurs.

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Bâtiments d’une ferme d’élevage à Kaška Suu

Photographie de l’auteur

Le facteur généalogique

13 L’organisation sociale des nomades était autrefois basée sur l’appartenance à une lignée agnatique. De nos jours, l’identification des individus en dépend également. Il est d’usage de connaître les noms de ses ancêtres jusqu’à la septième génération, afin de conserver une mémoire sociale, mais aussi de préserver l’identité clanique.

14 Depuis le XVIe siècle, les Kirghizes sont l’ethnie prépondérante du Tian-Chan, dans le territoire actuel de l’oblast’ de Naryn. Leur organisation sociale et politique se caractérisait jusqu’à récemment par un système clanique constitué de plusieurs cercles sociaux concentriques hiérarchisés4. Il s’agissait d’un type particulier de communauté ethnique, basé avant tout sur des liens généalogiques patriarcaux. L’intégration des personnes et des groupes de parenté passait par le fait d’avoir un ancêtre légendaire commun. Cependant, ce lien pouvait être réel ou imaginaire. La reconnaissance d’une origine patrilinéaire commune à tous les nomades aidait à structurer le réseau social et représentait un des facteurs idéologiques essentiels – même s’il n’était pas toujours visible – assurant, dans une certaine mesure, sa stabilité et durabilité.

15 L’analyse de la diffusion des nomades sur le territoire de la région montre l’importance de ce facteur. Chaque tribu nomadisait dans des territoires bien précis. Par exemple, l’actuel rajon d’At-Bašy était le lieu de résidence de grandes tribus, telles que les Moŋoldor, Čerik ou Sarybagyš. Les Saâk étaient majoritaires dans les rajon de Žumgal et d’Ak-Talaa, et les Sarybagyš dans celui de Kočkor5. L’appartenance tribale était décisive pour s’installer dans tel ou tel espace géographique.

16 Cela ne veut pas dire que les liens territoriaux étaient parfaitement immuables et solides. Dans les localités en question étaient dispersés ou encore résidaient de façon compacte des représentants d’autres tribus. Dans l’ensemble, cette répartition

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territoriale est restée identique jusqu’à nos jours, malgré les flux migratoires et les changements économiques et sociaux.

17 D’après les résultats de nos recherches de terrain, cette forme d’identité est demeurée vivace dans les rajon d’Ak-Talaa, At-Bašy et Kočkor par le biais d’une transmission intergénérationnelle, particulièrement active dans les années 1990. À cette époque, beaucoup se sont intéressés aux légendes généalogiques appelées sanžyra. De nombreux hauts fonctionnaires se sont penchés sur l’histoire de leur clan. Turdakun Usubaliev, ancien Premier secrétaire du Parti communiste de la RSS kirghize, évoquait ainsi volontiers, parmi ses ancêtres, Kalygul Baj uulu, célèbre penseur et représentant du courant littéraire Zaman6 (Usubaliev 2003).

18 Dans chaque clan, des idéologues prennent soin de glorifier leurs ancêtres, parmi lesquels ils révèlent l’existence de personnalités historiques marquantes ou d’hommes d’État dont les jubilés sont célébrés pompeusement, avec la participation de fonctionnaires de différents échelons. Les personnes qui s’identifient à tel ou tel clan acceptent de supporter la charge financière liée à l’organisation de ce genre de festivités – même si, ces dernières années, on constate une baisse d’activité dans ce domaine.

19 En novembre 2007 s’est tenue à Bichkek une conférence sur Čoko baatyr. Ce membre de la tribu Sarybagyš qui vivait sur le territoire de l’actuel rajon d’At-Bašy jouissait d’une grande autorité auprès de l’ensemble de la population de Naryn. Cette conférence, initiée par plusieurs personnalités qui se considèrent comme des descendants directs de Čoko, s’est déroulée dans la grande salle de conférences de l’Université nationale kirghize, sous le patronage de la faculté d’histoire. Elle a été financée par quelques leaders du clan, dont un homme d’affaires prospère travaillant dans le transport de passagers et un gros éleveur disposant d’un vaste réseau de connaissances. Ce dernier, Abdymamyt Sadykov, âgé de 84 ans, réside depuis son enfance dans le rajon de Kočkor. Il a toujours entretenu de bonnes relations avec ses proches d’At-Bašy, localité pourtant bien éloignée du village où il habite avec sa famille.

20 L’entraide collective et la solidarité entre familles ayant les mêmes racines continuent d’être de mise. Elles manifestent et entretiennent la réalité de la dimension généalogique de l’identité. L’expression la plus visible de cette solidarité a lieu lors des funérailles. Les agnats se chargent de tous les travaux nécessitant des efforts physiques liés au déroulement du rituel d’enterrement et de deuil. Et il est d’usage qu’ils s’accordent sur le montant de l’aide financière à apporter. Par exemple, dans le village de Kara-Suu du rajon d’At-Bašy, les membres du clan Žarban se divisent en six branches. Le montant récolté lors de l’été 2007 pour aider la famille d’un défunt représentait 18 000 soms (environ 360 euros). Dans ce cas, l’une des personnes interrogées, Mali Imanaliev (né en 1927, deux enfants mariés), a donné 500 soms (10 euros). L’idéologie de la proche parenté est incommensurablement plus prégnante dans les situations liées à la mort que dans les autres circonstances de la vie. Cependant, sous l’influence des nouvelles relations économiques et du développement de la conscience individualiste, les cercles de solidarité et d’entraide collective deviennent de plus en plus restreints.

Urbanisation et identité

21 Dans cette région, le faible taux d’urbanisation peut expliquer le fait que les normes comportementales et la culture traditionnelles se sont plutôt bien conservées. La

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superficie de l’oblast’ de Naryn dépasse celle des autres régions du pays mais sa population est la moins nombreuse et sa densité la plus faible ; 5,5 hab./km² en 1999 (5 en 1990).

22 Une autre particularité de la région est son homogénéité ethnique : à côté de petites minorités russe, ouzbèke, ouïgoure et doungane à l’effectif très réduit, 98,7 % de la population se déclare kirghize en 1999 (97,1 % en 1989).

23 La seule ville de l’oblast’ est sa capitale, Naryn. Les petites villes Dostuk et Miŋ-Kuš ont été désertées en raison des problèmes économiques et écologiques. De nombreux habitants sont partis vivre dans des villages ou dans des centres urbains plus développés, principalement dans la vallée de la Tchou. Dans la région de Naryn, la majorité de la population continue actuellement de vivre à la campagne, ce qui se répercute sur sa conscience identitaire. Ce faible taux d’urbanisation est lié au goût pour l’élevage, mais aussi à l’absence d’entreprises industrielles et de centres urbains aux infrastructures développées. Malgré certains progrès, les technologies de l’information et de la communication ne sont pas encore accessibles à tous. Dans ces conditions, essentiellement rurales, l’identité des individus et des groupes se construit sous la forte influence des traditions économiques, culturelles, ethniques et sociales.

24 Les recherches sur le terrain, dans les villages de Togolok Moldo et Kadyraaly dans le rajon d’Ak-Talaa, Kara-Suu dans le rajon d’At-Bašy et Tölök dans le rajon de Kočkor, ont montré que les habitants étaient avides de connaître leur histoire et désireux de respecter les traditions culturelles de leurs ancêtres. La transmission du savoir se fait presque toujours en kirghize. Les gens préfèrent regarder et écouter les émissions d’information et de variété dans cette langue. Les générations nouvelles héritent de leurs pères et grands-pères une riche culture matérielle et des normes comportementales spécifiques, malgré l’influence de la mondialisation et du nouveau système économique. Ainsi, les jeunes ne peuvent grandir sans ressentir leur rattachement aux Kirghizes nomades des montagnes ni sans se définir par rapport aux patrilignages.

25 Pour les habitants des oblast’ de l’Ysyk köl et de la Tchou, ce sont les Kirghizes de Naryn qui ont le mieux préservé la culture originale de leurs ancêtres nomades, en particulier les traditions des fêtes, des funérailles, les réseaux d’entraide et l’organisation de festins, avec une façon particulière de servir la viande et de distribuer les meilleurs morceaux. Pour ces “étrangers”, les gens de Naryn sont plus proches des “vrais nomades”.

Identité locale et identité citoyenne

26 L’ancrage sur un territoire représente une des bases de la formation des autres niveaux, régional et citoyen, de l’identité7. Le fait que plusieurs générations d’ascendants aient résidé au même endroit revêt une importance considérable. Ils ont partagé la même terre durant des siècles, ils y sont nés et y ont grandi. Le pays natal est pour eux leur mère et leur nourrice. Le culte de la terre natale était aussi développé que celui des ancêtres (Suverennyj Kyrgyzstan 1999, p. 35).

27 Aujourd’hui à Naryn, la construction de l’identité locale demeure liée à la connaissance des paysages et des lieux. Lors de plusieurs missions, nous avons constaté que la majorité des habitants du village Tölök, dans le rajon de Kočkor, a une bonne mémoire

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toponymique. Même les enfants d’âge scolaire nous ont décrit les particularités de la vallée, en nommant les gorges, les montagnes, les rivières, les sources, etc.

28 Depuis la création de la région Karakol-Naryn dans les années 1920, son organisation administrative et territoriale a été modifiée à plusieurs reprises. Cependant, les éleveurs de Naryn ont toujours eu conscience d’être des représentants de cette région kirghize de haute montagne. Il convient d’ailleurs de préciser que, dans la conscience populaire, ne sont reconnus comme “gens de Naryn” que les personnes qui résident au- delà du col de Dolon (situé à 3 030 m d’altitude), qui sert de frontière avec le rajon de Kočkor. Cette représentation a cours non seulement parmi les habitants des rajon de Naryn et d’Ak-Talaa, situés au-delà du col, mais aussi en deçà, parmi les habitants du rajon de Kočkor. Ici, c’est la chaîne montagneuse qui marque le début de la région et influence la formation de la conscience régionale. En outre, les habitants de la région s’identifient également nettement au rajon dont ils proviennent, par exemple celui de Žumgal ou d’At-Bašy.

29 Les événements politiques qui ont eu lieu au Kirghizstan en 2005 ont relancé le sentiment d’appartenance régionale. L’État ayant échoué à mieux consolider l’ensemble de la société, le régionalisme s’est développé. Les habitants de Naryn ont soudain commencé à se rattacher aux gens du Nord, de manière assez artificielle. L’identité citoyenne se forge avec difficulté, mais les gens s’identifient de plus en plus souvent comme les citoyens de ce nouvel État indépendant qu’est le Kirghizstan, même après les événements tragiques de juin 2010. Jusqu’à une époque relativement récente, ils se considéraient comme les citoyens du puissant pays qu’était l’URSS. Sa désagrégation a engendré une satisfaction pour quelques-uns, et une rupture psychologique pour beaucoup. La construction de ce jeune État s’accompagne de phénomènes négatifs et souvent irrationnels, tels que localisme, régionalisme et enclavement, qui entravent le développement du sentiment d’appartenance citoyenne.

L’identité, un instrument politique

30 D’après nos recherches, les politiciens, au niveau tant local que national, exploitent habilement les sentiments identitaires locaux et claniques, principalement lors des élections locales et législatives, y compris au Žogorku Keneš, l’Assemblée nationale kirghize (cf. Asankanov 1997). Lors de ces campagnes, les candidats et leurs états- majors jouent la carte de l’appartenance clanique et locale afin d’attirer davantage de voix. Ce procédé est efficace auprès de certaines personnalités de leur clan et de leur région, qui leur offrent une aide des plus actives et mènent propagande parmi leurs proches, motivés par l’envie irrépressible de promouvoir les “leurs”, indépendamment des programmes électoraux et des qualités humaines, intellectuelles et professionnelles des autres candidats.

31 Les élections au Žogorku Keneš de 2005 ont été marquées, dans le district électoral numéro 32 d’At-Bašy, par la lutte entre deux hommes politiques connus originaires de la région : l’ancien gouverneur de l’oblast’ d’Och, Naken Kasiev, de la tribu Moŋoldor, et le gouverneur de l’oblast’ de Naryn, Askar Salymbekov, de la tribu Azyk, généalogiquement assez proche des Sarybagyš8. Bien avant le vote, il était clair qu’un des critères de choix des électeurs serait l’appartenance clanique des candidats. Selon nombre de nos interlocuteurs, le résultat dépendrait largement du vote des Čerik, une des trois tribus les plus nombreuses, mais non représentée à ces élections. Dans les

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villages, une grande partie des électeurs soutenait le ressortissant de leur clan. L’envie de prendre le dessus a entraîné une compétition à peine voilée, et parfois bien visible, basée sur l’idée suivante : « pourquoi eux, et pas nous ? », soumettant les intérêts individuels aux intérêts collectifs.

32 Depuis ces dernières années, beaucoup mettent l’accent sur leur appartenance clanique, notamment lors des élections aux organes de gestion locale, ou pour les mandats de députés des conseils locaux, comme nous avons pu l’observer dans le village Togolok Moldo du rajon d’Ak-Talaa.

33 Le sentiment d’appartenance clanique joue effectivement un certain rôle lors de ces élections, sans pourtant être déterminant. Selon nous, certains chercheurs et hommes politiques ont tendance à surévaluer l’importance de ce facteur. Notons que l’identité a été instrumentalisée par des politiciens à divers niveaux et qu’elle sert leurs ambitions sans avoir de réelles répercussions sur le niveau de vie. Dans la vie quotidienne, nous n’observons pas de rupture entre les gens suivant des considérations politiques. Les liens basés sur l’amitié, le mariage, une activité économique commune ou autre jouent tout autant. De plus, la composition clanique de nombreuses localités est extrêmement hétérogène. Aujourd’hui, les gens de Naryn font partie intégrante de la société kirghize qui, dans son dynamisme, essaie de suivre l’esprit et les normes de la civilisation contemporaine, en développant l’esprit critique et la culture politique.

Portrait d’un éleveur

34 Pour finir, nous souhaiterions dresser le portrait d’une personne afin d’éclairer de manière plus concrète les différents aspects de la question identitaire. Cette approche, basée sur la méthode de l’observation participante, à laquelle nous avons consacré beaucoup de temps ces cinq dernières années, nous semble la plus appropriée. Présenter l’exemple d’un éleveur particulier peut nous amener vers une réflexion plus large sur les liens entre différents types d’identité, afin de comprendre leurs influences mutuelles.

35 Notre homme s’appelle Kubanyčbek Mambetov. Il a 69 ans et habite le village de Togolok Moldo, dans le rajon d’Ak-Talaa de l’oblast’ de Naryn9. Il est père d’une grande famille, ancien gardien de troupeaux de chevaux, député du conseil local et retraité.

36 Il est né dans un des six kolkhozes du rajon et il y a passé son enfance. Avant la réunion des petits kolkhozes en grandes unités qui eut lieu à la fin des années 1950, les habitants de la région vivaient au sein de petites communautés isolées, dans les localités de Kara-Oj, Kölmö, Kök-Oj, Čoŋ-Aryk, Kara-Buluŋ et Kyzyl-Èmgek.

37 Jusqu’à aujourd’hui, bien que tous les habitants de l’endroit vivent dans le même bourg depuis plus d’un demi-siècle, les personnes âgées s’identifient encore comme les représentants d’un des six kolkhozes mentionnés. Les noms de ces kolkhozes n’étaient pas liés aux anthroponymes, mais les gens s’y sont installés en fonction du critère patronymique. Cela a influencé la conscience de Kubanyčbek, qui savait bien depuis son enfance à quelle communauté, à quel clan et à quelle localité il appartenait.

38 Son père, Mambet, était un gardien de chevaux bien connu de tous les éleveurs de la région. Ses bons résultats lui ont valu le titre de héros du travail socialiste. Kubanyčbek a poursuivi l’activité de son père et a consacré toute sa carrière à l’élevage des chevaux. Les villageois associent son image à cette activité, pratiquée par toute la dynastie et

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perpétuée par les enfants de Kubanyčbek, ce qui représente un exemple de continuité. Certains de ses petits-enfants, malgré leur jeune âge, possèdent déjà le savoir-faire minimal qui permet de conduire un troupeau et de surveiller les diverses espèces de bétail. Sa petite-fille, Nuržan, a commencé à monter à cheval avec sa mère avant même l’âge d’un an, lors des transhumances saisonnières. Elle a maintenant neuf ans et elle est capable de se promener toute seule à cheval aux alentours.

Nuržan, petite-fille de Kubanyčbek regardant un papillon et une fleur posés sur sa main

Photographie de l’auteur, juillet 2008

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Fabrication du feutre

Photographie de l’auteur, juillet 2008

39 Le personnage de Kubanyčbek représente un lien entre le passé, le présent et le futur pour assurer la continuité des traditions et de la mémoire populaire. En même temps, il influence l’identification des membres de sa famille, y compris de ses enfants adultes qui vivent indépendamment, en participant à l’éducation de ses enfants et petits- enfants, en partageant avec eux des souvenirs de ses parents, de son enfance et de sa vie ultérieure.

40 Sa socialisation s’est effectuée au sein d’une famille et d’une société qui ont préservé les traditions dans la vie quotidienne, la culture et les relations sociales. Son enfance s’est déroulée dans une niche écologique où dominaient les activités d’élevage. Presque toute sa vie durant, il est resté sur sa terre natale, assimilant les usages économiques et culturels de ses ancêtres, faisant siens leurs goûts et leurs normes comportementales.

41 Dans nos conversations, Kubanyčbek dit se considérer comme un montagnard dont la vie est fondée sur l’élevage extensif. Et c’est de la même manière qu’il voit l’essentiel de la population de l’oblast’ de Naryn. Il insiste sur l’altitude élevée comme une spécificité de la région. L’élevage y demeure la base de l’économie et emploie la grande majorité des habitants qui peuvent, de ce fait, être considérés comme des pasteurs descendants de nomades.

42 Kubanyčbek lui-même s’implique activement dans le cycle annuel de production. Suivant la saison, il participe aux transhumances et au gardiennage du bétail, même si la plupart des travaux reste à la charge de ses enfants mariés. Durant la transhumance, ils continuent d’utiliser des chameaux pour le transport des ustensiles et biens domestiques sur les trajets où les autres moyens de transport ne passent pas. Dans les villages de Togolok Moldo et de Kurtka, une vingtaine de chameaux sont encore utilisés comme animaux de trait.

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Kubanyčbek Mambetov avec son chameau

Photographie de l’auteur, septembre 2006

43 Sa famille est passionnée de chevaux, une caractéristique commune à beaucoup de nomades et de semi-nomades des steppes et des montagnes de l’Eurasie. Les gens ont conscience que c’est à cet animal qu’ils doivent leur statut social. Ils comprennent parfaitement le rôle économique et culturel du cheval dans la vie des nomades. Ils possèdent tout l’équipement nécessaire à l’élevage équin et le harnais pour l’équitation. Ici, le kir. kymyz, boisson à base de lait de jument, se fait non dans un tonneau en bois, mais dans un récipient traditionnel en cuir appelé saba, d’une capacité de 160 litres. Dans la cour de l’habitation, un yštyk sert au fumage de ce récipient.

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Saba “outre à kumys” suspendue dans la tente

Photographie de l’auteur, juillet 2008

44 À ce propos, notons une certaine influence sur la conscience ethnique des éleveurs itinérants exercée par les participants au projet Kyrgyz aty “Le cheval kirghize”, dirigé par la Française Jacqueline Ripart, dont le but est de favoriser l’élevage d’une race de cheval la mieux adaptée aux conditions climatiques locales et au terrain accidenté de la montagne. Organisant des courses de chevaux et autres fêtes, les participants de ce projet distribuent des dépliants et des brochures, également diffusés auprès des administrations des villages de l’oblast’ de Naryn. En même temps, ils étudient les chevaux sur place, en cherchant les caractéristiques correspondant aux standards de ladite race (endurance, récupération, frugalité et autres qualités).

45 Nous avons déjà remarqué que la connaissance de la toponymie du lieu de résidence joue un rôle important dans la formation de l’identité locale. Kubanyčbek est très à l’aise dans ce domaine. Il connaît parfaitement le paysage et peut expliquer non seulement les noms des montagnes, piémonts, gorges, rivières et pâturages saisonniers, mais également leurs caractéristiques et leurs différences, les spécificités de la composition de la flore et de la faune. Durant un demi-siècle environ, il s’est déplacé chaque année avec son bétail sur les itinéraires de transhumance pour atteindre les pâturages saisonniers, faisant parfois des virées en montagne pour chasser, ce qui lui a permis de bien étudier le milieu naturel. Ces connaissances se sont enrichies par le savoir des générations précédentes, notamment grâce à son père, Mambet. Il a aussi puisé des informations dans des livres et des revues, ainsi que dans des émissions de radio et de télévision. La mémoire toponymique locale est mieux développée chez ceux qui pratiquent l’élevage mobile que chez les sédentaires.

46 La personne que nous avons présentée ici connaît bien l’histoire de son pays. Il parle avec entrain des mérites de grandes personnalités telles que Tajlak baatyr10 ou Togolok

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Moldo11 et se présente lui-même comme leur apparenté et leur compatriote. Les mausolées de Tajlak baatyr et de Togolok Moldo, inscrits sur la liste des monuments historiques du pays et protégés par l’État, se situent sur le territoire du village. Ces deux personnages sont largement connus au niveau local et national. Les festivités organisées à l’occasion du bicentenaire de Tajlak baatyr, dans la vallée du Soŋ köl en haute montagne, peuvent d’ailleurs être considérées comme la manifestation d’une forme de recherche identitaire à différents niveaux (local, régional et national).

47 Les jeux équestres et les attractions qui se déroulent à l’initiative des notables locaux et annoncent le début de la saison estivale, ne sont pas que de simples fêtes. Elles permettent aux jeunes de s’identifier aux autres membres de la communauté. Au début de l’automne, des festivités similaires sont organisées pour les enfants d’âge scolaire.

Préparation du plat national, l’olobo (à base de poumons de mouton)

Photographie de l’auteur

48 Durant la saison froide, Altyn, l’épouse de Kubanyčbek, prépare le bozo, une boisson alcoolisée traditionnelle à base de blé. Une fois, en nous en offrant, elle a souligné que le bozo local est meilleur que tous les autres, à tel point qu’on essaie souvent de faire passer celui des autres régions pour le véritable bozo d’Ak-Talaa. Selon nous, le bozo constitue un véritable emblème local pour les habitants, un trait spécifique de leur culture matérielle.

49 Député du conseil local, Kubanyčbek participe aux discussions sur les questions sociales, économiques, culturelles et politiques. Dans le cadre de son travail, il est tenu de suivre l’actualité locale, régionale et nationale, et de satisfaire, autant que possible, aux requêtes des électeurs. Il exprime une certaine fierté d’avoir été, en son temps, citoyen de l’Union Soviétique.

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50 Nous avons été témoins des changements survenus dans la vie des éleveurs tels que Kubanyčbek. Non loin de son campement à Tepši, près du lac Soŋ köl, en haute montagne, se trouvent un bâtiment de la société Šoro, qui achète du lait de jument aux éleveurs pour fabriquer du kymyz industriel, et, trois kilomètres plus loin, un centre de tourisme pour les étrangers. L’élevage est maintenant devenu une activité plus commerciale et certaines personnes entreprenantes ont choisi de vivre de la revente du bétail. L’introduction de nouvelles formes de propriété s’est accompagnée du développement de l’individualisme, du rétrécissement des cercles de solidarité clanique et communautaire. Parmi tous ceux qui, jusqu’à une époque récente, ne faisaient que de l’élevage, nombreux sont ceux qui se sont mis à la culture céréalière ou potagère, ou à d’autres activités complémentaires. C’est surtout là que se manifestent, dans la population, les conséquences de la transition et de la globalisation.

51 Dans nos conversations avec Kubanyčbek, nous avons perçu à quel point l’éloignement des centres urbains et des principales artères, la rigueur de l’hiver avec ses neiges abondantes ont influencé le caractère des gens d’Ak-Talaa. Pour sa part, il attribue à ces facteurs le fait que “les gens du coin” soient accommodants, travailleurs, persévérants, dénués de toute ruse, mais aussi moins adaptés à l’économie de marché, en comparaison avec les habitants des autres rajon. À l’extérieur, ils sont identifiés comme des descendants de Čoro Saâk, même si, en réalité, plusieurs tribus cohabitent de longue date, fait caractéristique de la dualité de l’organisation ethno-politique des Kirghizes.

52 Ainsi, les données empiriques présentées à partir de l’exemple d’une personne pratiquant l’élevage mobile en haute montagne dans la région de Naryn permettent de dégager les facteurs qui exercent une influence sur la formation de l’identité des individus et des groupes. En même temps, elles nous aident à cerner la figure du pasteur contemporain, qui s’adapte à des conditions changeantes tout en essayant de préserver les traditions des nomades épris de liberté.

53 La conscience identitaire des gens de Naryn possède à la fois des traits communs à l’ensemble de la population du pays et des traits spécifiques. Même si la construction de valeurs nationales a bien avancé, de nombreux obstacles demeurent, qui pourraient être surmontés par une politique raisonnable de l’État.

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NOTES

1. Les recherches ont été conduites principalement sur le territoire à gestion autonome Togolok Moldo du rajon “arrondissement” d’Ak-Talaa, ainsi que dans d’autres arrondissements de la même région. 2. Voir à ce sujet Rakitnikov 1936 ; Lâŝenko 1955 ; Vyhodcev 1956 ; Rakitnikov 1960 ; Râzancev & Pavlenko 1960 ; Nazarevskij 1973. 3. L’état de l’élevage à cette époque a été étudié, avec la participation de l’auteur, dans le cadre d’un projet international intitulé « Influence des réformes économiques sur l’élevage en Asie Centrale », coordonné par l’Université de Wisconsin, Madison, avec le soutien du Comité pour l’agriculture et la sécurité alimentaire du bureau global de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). 4. Pour plus de détails sur ce sujet voir, entre autres, Mokeev 1991, Žoldošov 2006 et Žaparov2004. 5. Sur la diffusion territoriale des tribus, voir Abramzon 1960. 6. Zaman “époque” est le nom d’un genre littéraire poétique du XIX e siècle, où l’époque contemporaine est décrite de façon négative, en regard d’un passé idéalisé. 7. Une recherche intéressante sur ce sujet a été menée à propos des citoyens de Russie par S. S. Savoskul (2005). 8. La lutte politique entre ces deux personnalités a été évoquée dans l’intervention de l’anthropologue français B. Pétric à la conférence sur les identités organisée par l’IFEAC en mai 2007, ainsi que dans son article du présent volume. 9. Les matériaux récoltés à Togolok Moldo ont servi de base à un article publié par les participants français de notre projet (Pétric, Jacquesson, Gossiaux & Bourgeot 2004). 10. Tajlak baatyr : héros national kirghize qui lutta contre les Chinois puis dirigea une insurrection contre le khanat de Kokand dans les années 1830. 11. Bajymbet Abdrahmanov (1860-1942), habituellement appelé Togolok Moldo, est un poète kirghize.

RÉSUMÉS

L’article est consacré à la question de l’identité actuelle des éleveurs de la région de Naryn au Kirghizstan. Il analyse une série de facteurs influençant la conscience identitaire des gens de la région : les particularités de l’environnement et du climat, les activités économiques traditionnelles, le rôle de la généalogie, des toponymes, le degré d’urbanisation, entre autres.

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L’étude de terrain menée par l’auteur montre l’importance de la transmission des traditions culturelles et l’instrumentalisation à des fins politiques de la question identitaire. Pour finir, le portrait d’un éleveur permet de mieux cerner la figure typique du pasteur contemporain.

The article is devoted to the issue of the current identity of the pastors in the Naryn area of Kyrgyzstan. It examines a range of factors influencing the self-consciousness of the people of this area: peculiarities of the environment and climate, traditional economic activities, role of genealogy, place names, urbanization rate, among others. The field study conducted by the author demonstrates the significance of transmission of cultural traditions and the use of the issue of identity for political ends. Finally, the portrait of a farmer helps to understand the typical figure of a contemporary stockbreeder.

INDEX

Mots-clés : Naryn, identité, nomades, éleveurs, généalogie, Kirghizes Keywords : Naryn, identity, nomads, stockbreeders, genealogy, Kirghiz

AUTEURS

AMANTUR ŽAPAROV Amantur Žaparov est ethnologue, chercheur à l’Académie nationale des sciences de la république du Kirghizstan et correspondant de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale à Bichkek.

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Pouvoirs, identités et ressources : construction de la solidarité au Kirghizstan Power, identities and resources: the building of solidarity in Kyrgyzstan

Boris Pétric

Introduction

1 C’est une rumeur, concernant la possible cession à la Chine d’une bande territoriale située au nord du pays, à la frontière sino-kirghize, qui déclenche une série de manifestations contre Askar Akaev en mars 2002. Le Président kirghize est soupçonné d’avoir signé un accord secret avec Pékin lui octroyant plusieurs milliers d’hectares. Paradoxalement, c’est dans le sud du pays que cette affaire déclenche un mouvement collectif contestataire. Il prend naissance dans l’oblast’ de Jalalabad ( rajon d’Aksy), région où l’accès au foncier est devenu problématique compte tenu du manque de terres arables au regard de la densité de la population. Quelques semaines auparavant, le député d’opposition de cette circonscription, Azimbek Beknazarov, a été arrêté. Il accuse le gouvernement de l’avoir interpellé car il s’apprêtait à dénoncer publiquement le prétendu accord qui aurait été obtenu sans consultation du Parlement. De sa prison, il parvient à appeler à manifester contre cet accord qu’il juge anticonstitutionnel. Des manifestations dans la ville de Kerben réclament la libération du député, le départ d’Askar Akaev et la conservation des terres. Ces événements se solderont par la mort de six manifestants et la démission du Premier ministre, Kurmanbek Bakiev.

2 La tragédie d’Aksy comporte d’emblée une dimension régionale opposant un président originaire du Nord et des manifestants majoritairement du Sud (Radnitz 2005). Ceux-ci expriment un sentiment de marginalisation dans l’accès aux ressources au sein de la société kirghize. Les critiques pleuvent contre le Président, qui est accusé de favoritisme, de népotisme (rus. mestničestvo) et de régionalisme, en privilégiant les Kirghizes du Nord.

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3 Déjà en 1989, un autre conflit violent démarre dans le sud du pays, dans la région d’Och, suite à un ensemble de rumeurs1 concernant les difficultés d’accès aux ressources foncières pour certains citoyens (Tishkov 1995). Dans un contexte de crise du logement, de chômage et d’exode rural, les tensions dégénèrent en émeutes interethniques entre Kirghizes et Ouzbeks. Elles éclatent au moment d’une recomposition politique et d’une redéfinition de l’accès aux ressources (terres, bazars, postes dans l’administration, etc.), dans un contexte général de montée du nationalisme en URSS. Une jeune élite kirghize crée deux organisations (Oš Ajmagy et Adolat) qui contestent publiquement le leadership économique des ouzbèkophones citadins. De l’autre côté, les ouzbèkophones se sentent sous-représentés politiquement et réclament une meilleure répartition des postes au sein de l’administration locale dominée par les Kirghizes.

4 Ces deux épisodes témoignent de l’importance de l’accès aux ressources dans les rapports sociaux. Les mobilisations politiques peuvent se structurer autour de références identitaires spatiales (localisme, régionalisme) ou ethnico-nationales (tribalisme, ethnicisme), mais elles s’articulent aussi sur une manière de concevoir un rapport singulier aux ressources.

5 La majorité des analyses se focalisent sur les dimensions identitaires pour décrire le fonctionnement de la vie politique au sein de la République kirghize, sans tenir véritablement compte de la question de l’accès aux ressources. L’usage des notions d’ ethnicisme, de tribalisme, de régionalisme, de clanisme suppose qu’il existe une forme singulière de concevoir l’identité dans cette société. La solidarité et la différence se construiraient essentiellement en fonction de formes identitaires se référant à une tradition n’ayant pas subi de transformations avec les vicissitudes de l’histoire.

6 Il faut souligner que le qualificatif kirghize renvoie à plusieurs réalités dans l’espace et dans le temps. Aujourd’hui, il fait référence à un territoire politique (un État-nation : la République kirghize), dans lequel vivent des citoyens que le système politique différencie en fonction de leur nationalité. Il y a donc un groupe national kirghize, mais aussi des citoyens d’autres nationalités (Russes, Kazakhs, Ouzbeks, Tadjiks, Coréens, Allemands, etc.) qui vivent sur ce territoire. L’usage de ce terme kirghize s’étend aussi à la classification de groupes qui vivent au-delà de ce territoire. On trouve des populations qui s’affirment ou sont identifiées comme kirghizes en République populaire de Chine, en Afghanistan (Shahrani 1979), mais aussi dans les anciennes républiques soviétiques (Ouzbékistan, Tadjikistan, etc.), en Iran et même en Turquie. Il ne s’agit pas ici d’établir ce qui constituerait l’identité commune entre ces différents “Kirghizes” mais, en se limitant au territoire kirghize, d’analyser l’héritage soviétique et de comprendre comment les citoyens de ce jeune espace politique utilisent différents critères pour se différencier et organiser la solidarité, dans un contexte de privatisation économique et de libéralisation politique.

7 L’identification résulte d’un double processus de stigmatisation et d’affirmation à travers des représentations. Celles-ci sont déterminantes car elles constituent un imaginaire qui légitime un rapport au monde. Il vient généralement justifier des relations singulières voire inégalitaires entre les citoyens et les groupes sociaux dans l’accès aux ressources et au pouvoir politique.

8 Ce rapport au monde s’est considérablement modifié depuis l’effondrement de l’URSS. Les pratiques matrimoniales, le travail, le droit sur la terre évoluent en fonction du nouveau contexte politico-social. La politique de thérapie de choc a conduit à la privatisation du cheptel et de la terre, entraînant un réaménagement du rapport entre

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ressources et détenteurs du pouvoir. Aujourd’hui, ce n’est plus l’organisation planifiée de l’élevage et de l’agriculture qui organise la vie sociopolitique. En quelques années, le commerce est devenu l’activité principale de cette République, dont la production, notamment en matière d’élevage, a considérablement chuté. La maîtrise du commerce devient un des principaux enjeux permettant de mobiliser des clientèles politiques et d’accéder indirectement à la position de député, charge très convoitée.

9 Il convient donc de penser l’identité sans la séparer de l’économie, en sachant que le rapport aux ressources peut changer radicalement avec le contexte historique. Malgré un discours valorisant l’importance de l’identité ethnico-tribale, d’autres principes de solidarité sont à l’œuvre aujourd’hui dans la société kirghize et y jouent un rôle tout aussi important. On peut l’observer plus particulièrement à travers les éléments mobilisés par des hommes politiques pour construire leur clientèle. Le réseau a la particularité d’être fondé sur des relations personnelles, mais ne répond pas à une seule logique (parenté, ethnicité, etc.). L’idée que la tribu, le clan, l’ethnie donnent des droits et des devoirs aux citoyens kirghizes ne permet pas de comprendre la multiplication des conflits dans la vie sociale. Plutôt que de clan et de tribu, il serait plus pertinent de parler de faction (Gullette 2002). En effet, la faction peut mobiliser des individus venant d’un lieu donné mais agissant en dehors de lui, et elle se compose autour d’hommes charismatiques sans que l’on puisse isoler un chef bien déterminé sur un territoire bien délimité.

Le poids de l’héritage soviétique

10 La notion d’identité a été très discutée en sciences sociales et recouvre des sens bien différents en fonction des écoles disciplinaires ou des divers champs théoriques. L’utilisation massive de ce terme entraîne un certain nombre d’ambiguïtés dans l’utilisation conceptuelle que l’on peut en faire. Il apparaît qu’elle pose finalement plus de problèmes à la connaissance des phénomènes sociaux qu’elle n’en résout. L’usage courant de ce terme consiste à penser que l’identité d’un groupe humain se réduit à un catalogue de traits culturels et de critères objectifs clairement identifiables. C’est d’ailleurs cette conception culturaliste de l’identité qui a prédominé dans les études centrasiatiques, notamment dans l’ethnographie soviétique. La théorie de l’ethnos (rus. ètnos) développée par l’ethnologue Û. Bromlej sert de canevas théorique à cette conception de l’identité. D’après P. Skalnik (1990), en Union soviétique, les ethnies ont été considérées comme des phénomènes objectifs agissant dans un monde réel, mais en réalité, le concept d’ethnos vise à faciliter l’exercice du pouvoir.

11 Cette conception de l’identité a eu non seulement des conséquences scientifiques, mais aussi des implications sur la gestion des rapports sociaux en URSS, et donc au Kirghizstan. Elle est le fruit d’une élaboration qui implique une division spécifique du travail : chaque ethnologue se consacre à un groupe bien identifié, qui s’étudie en soi, et chaque groupe identitaire a son ethnologue. Pour les Kirghizes, c’est S. M. Abramzon qui est chargé d’isoler les contours de l’identité kirghize (1951), en s’appuyant sur un catalogue cohérent de critères culturels objectifs et nettement distincts (une langue, un mode de vie, des croyances, une culture singulière, un système de parenté, etc.)2. Il est important de revenir sur ce savoir scientifique à double titre : premièrement, pour s’en démarquer dans notre approche des phénomènes identitaires contemporains étudiés

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ici et, deuxièmement, pour comprendre l’impact de cette façon de voir sur la politique soviétique et son héritage actuel.

12 Ces conceptions ont oublié en chemin que l’identité relève avant tout d’un rapport social, c’est-à-dire que les groupes identitaires n’existent que les uns par rapport aux autres, à travers une action concrète des hommes pour entretenir la frontière entre les groupes. Une identité ethnique ne peut exister en soi. S. M. Abramzon et les autres ethnologues soviétiques de l’Asie centrale n’étudient pas les relations interethniques, l’identité en interaction, mais ils décrivent les contours d’une identité de manière autonome. Pourtant, l’identité est un phénomène social. C’est un principe d’organisation sociale, une interaction humaine dans laquelle il y a un double processus d’affirmation et de stigmatisation (Barth 1969).

13 Une des difficultés vient du fait que ce processus se réalise au cours de différentes périodes historiques. En effet, l’usage d’un ethnonyme apparaît dans différentes situations. Si l’on revient à l’exemple kirghize, cette catégorie identitaire se construit à des moments singuliers d’interactions sociales, au contact de plusieurs groupes (Barthold 1929). On est ainsi contraint de tenir compte à la fois de l’histoire sociale et du contexte contemporain. Cependant, prendre l’histoire en considération ne signifie pas pour autant adopter une vision évolutionniste s’appuyant sur le concept d’ethnogenèse (rus. ètnogenez). L’idée d’ethnogenèse implique qu’un groupe ethnique connaît plusieurs étapes d’évolution et de maturation, que la nation est forcément l’horizon ultime à atteindre et qu’elle a inévitablement une origine ethnique. Cette conception de l’identité est une impasse scientifique pour comprendre l’identité contemporaine car on ne peut jamais établir une succession logique de faits historiques pour comprendre l’existence d’un groupe particulier.

14 Cela conduit l’ethnologie soviétique à lier, selon P. Skalnik, une forme spécifique d’organisation sociale à une forme économique spécifique correspondant à des stades successifs. On repense au modèle stalinien des cinq stades sous une forme évolutionniste (stade tribal, esclavagiste, nationalité féodale, nation bourgeoise puis nation socialiste). Par conséquent, la force de la nation est inéluctable (Skalnik 1990).

15 Il n’y a pourtant pas de rapport consubstantiel entre ethnie et nation. C’est souvent la formation de l’État qui préfigure la création d’une nation dans le sens moderne du terme (Anderson 1996).

16 Si l’on revient au cas kirghize, les premières traces de l’ethnonyme datent du contact avec l’empire ouïgour, en 840. Dans les sources chinoises, les Kirghizes sont décrits comme « grands, blonds, européens et turcisés» (Sellier 2002). À l’époque, cette population ne se pense pas comme une nation et il est difficile d’établir une relation intrinsèque entre ces “Kirghizes” du IXe siècle et la population qui vit actuellement dans la République kirghize.

17 La vision scientifique évolutionniste, impulsée par les Soviétiques, opère néanmoins ce type de liens pour penser les nations de l’Union. Cette conception est à l’origine de la mise en place d’institutions et de principes sociaux dans un nouveau contexte de domination.

18 Cette situation commence plus précisément à l’époque impériale, au moment où l’armée progresse et conquiert la région qui deviendra le Turkestan russe. L’administration impériale découvre les populations indigènes qu’elle va devoir administrer et contrôler. Pour cela, il est impératif de comprendre le fonctionnement

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de ces sociétés. Devant ce nouveau monde, un officier de l’armée coloniale russe, Nalivkine, évoque les formes d’identification que les « populations indigènes » utilisent pour se différencier. Il parle notamment dans son ouvrage des « Kirghizes » comme faisant partie du groupe des Ouzbeks, à cette nuance près que les premiers vivent dans les montagnes (1889). Nalivkine exprime ses difficultés à saisir les pratiques locales d’identification, à une époque où la société russe est très marquée par le romantisme allemand essentialiste – l’identité est alors souvent considérée comme relevant de l’inné, voire du naturel. Cet officier curieux de la réalité sociale du khanat de Kokand s’étonne de constater qu’« il n’est pas rare d’entendre dire que tel Kirghize s’est fait Sarte » (ibid., p. 44). En effet, l’identité kirghize est alors associée à l’occupation d’un espace (le milieu montagneux) et à la pratique de l’élevage. Le fait d’adopter un nouveau mode de vie peut donc impliquer un changement d’étiquette identitaire.

19 Dans le contexte social de l’époque, l’appartenance est souple et les changements d’un groupe à l’autre sont tout à fait envisageables. De plus, ces différentes identités (kirghize, ouzbèke, tadjike, sarte, kiptchak) s’élaborent dans un contexte social commun. Les individus peuvent passer d’un groupe à l’autre par le mariage, le mode de résidence, etc.

20 La complexité des agencements identitaires trouble la perception des autorités, obsédées par la nécessité de catégoriser et d’isoler les populations. Cela s’exprime notamment par une confusion au sujet du classement des différentes populations dans les recensements. C’est ainsi que, dans un premier temps, les populations vivant dans l’actuel Kirghizstan sont appelées Kara-Kirghizes “Kirghizes noirs”, et les populations vivant dans la steppe (actuel Kazakhstan) sont nommées “Kirghizes”. Cette confusion se reflète dans le découpage territorial de l’Asie centrale. L’actuel Kazakhstan est d’abord, en 1920, appelé “République autonome kirghize”.

21 La logique qui prévaut insiste sur la nécessité d’opérer une association étroite entre une identité et un territoire. En Asie centrale, ce principe aboutit, au terme d’un processus long et complexe, à la création, en 1936, de la République kirghize. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, une vision stable de l’Asie centrale s’impose. Désormais, chaque groupe est associé à un territoire particulier et à des traits culturels distinctifs.

22 Les Kirghizes se singularisent par un mode de vie fondé sur un semi-nomadisme vertical en zone montagneuse et par une mono-activité : l’élevage. Ils forment un groupe cohérent et distinct, ayant une culture propre, comportant une langue, des traditions et une histoire singulières. Ils se caractérisent aussi par des pratiques matrimoniales spécifiques et un système de parenté exogamique (Bennigsen 1958). La question de l’interaction entre les groupes est absente de cette vision de la réalité sociale. Cela conduit à une forme de nationalisation de l’identité, qui est du coup réifiée à travers une production intellectuelle qui pense la “kirghizité”.

23 Pour Ernest Gellner (1980), l’importance de l’ethnographie soviétique ne tient pas seulement à ses mérites sur le plan de l’anthropologie ou de la sociologie historique, mais aussi à la lumière qu’elle projette sur la pensée soviétique et sur la manière dont les problèmes sociaux et philosophiques sont conceptualisés en Union soviétique.

24 Cette vision scientifique a des répercussions politiques. Pour gérer une population et des espaces, l’administration a besoin d’une vision claire, simple et stable de la réalité sociale. Les savants cherchent alors à tout prix une cohérence culturelle, bien qu’ils soient confrontés à des contradictions et à l’agencement d’influences diverses et

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incohérentes. L’administration va utiliser ce savoir scientifique en le simplifiant pour mettre en place une politique des nationalités3.

25 En conséquence, le pouvoir politique joue aussi un rôle déterminant dans les processus d’identification – qui ne peuvent donc pas se réduire à un jeu d’interaction entre les groupes. L’administration et l’État contribuent à définir des groupes à travers des techniques de classement (statistiques, recensements), d’identification (passeports) et des politiques (quotas, politique discriminatoire). Dans le cas kirghize, l’État soviétique s’est nourri du savoir scientifique pour élaborer une vision de l’espace et des populations dans le cadre de la politique des nationalités (Pipes 1954). Le savoir qualitatif des ethnographes soviétiques a permis l’élaboration de recensements de l’identité ethnique ou nationale, mais aussi le découpage de l’Asie centrale en différents espaces politiques appelés républiques. Cette politique d’État constitue un héritage considérable dans la construction des identités et la manière d’envisager les rapports sociaux. The institutional crystallizations of nationhood and nationality in the Soviet Union were by no means empty forms or legal fictions, although this was how they were viewed by most Sovietologists. Institutionalized definitions of nationhood, I argue, not only played a major role in the disintegration of the Soviet state, but continue to shape and structure the national question in the incipient successor states (Brubaker 1994, p. 47).

26 En tant qu’espace politique spécifique, la République kirghize est ainsi devenue une arène dans laquelle les Kirghizes ont un accès privilégié au politique. Dans cette perspective, le pouvoir est pensé en termes de légitimité nationale : le pouvoir aux Kirghizes dans la république kirghize – pourtant composée d’une multitude de nationalités. C’est pour cette raison que la définition de la nation kirghize à l’époque soviétique occupe une place centrale. Elle a joué un rôle non tant comme entité réelle, que dans l’organisation de la compétition politique.

L’héritage de la planification

27 Par ailleurs, il ne faut pas oublier l’importance de l’économie pour le pouvoir soviétique. La République est aussi considérée comme un lieu de production. Il convient de tenir compte des activités prépondérantes et spécifiques de chaque territoire pour les intégrer progressivement à une économie soviétique rationalisée. Dans cette logique, il est décrété que la République soviétique kirghize doit occuper une fonction précise dans l’économie planifiée : contribuer à l’approvisionnement en laine pour l’industrie textile de l’Union. Ainsi, en Asie centrale, les Kirghizes sont considérés comme des éleveurs4 pratiquant un nomadisme pastoral de haute montagne 5. Si en effet, comme on l’a dit, il existe “traditionnellement” un rapport étroit entre l’identité kirghize et l’élevage, cette politique entraîne une forme de naturalisation de l’identité. Les activités d’élevage s’inscrivent dorénavant dans les institutions soviétiques (kolkhozes, sovkhozes, etc.) et le cheptel n’est théoriquement plus aliénable, c’est-à- dire qu’il n’appartient plus à une personne ou à un groupe familial, mais à la collectivité. De plus, l’élevage se rationalise et perd en diversité. On assiste à une spécialisation accrue des métiers, qui implique un changement du rapport entre l’homme et l’animal. La planification mise au service de l’industrie soviétique entraîne une uniformisation des troupeaux. L’élevage équin perd de son importance tandis que

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les races ovines lainières (type mérinos) sont favorisées au détriment de races locales, plus adaptées aux conditions écologiques de la haute montagne.

28 Au niveau local, cette politique entraîne une territorialisation des logiques sociales, dont le kolkhoze est une des principales expressions (Roy 1997). Ce n’est pas seulement une réalité administrative, mais aussi l’institution rurale centrale qui conditionne l’accès aux autres ressources au sein de la société. Tout le système social s’organise autour du kolkhoze, qui devient l’institution sociale incontournable, aux niveaux non seulement économique, mais aussi politique et social (Humphrey 1983). Dans cette configuration, le nord du pays6, qui se trouve au sein de la chaîne montagneuse du Tian-Chan, est tout particulièrement tourné vers ces activités d’élevage. La société est traversée par des réseaux de solidarité qui s’appuient sur des logiques spatiales dont le kolkhoze est l’expression locale. Le pouvoir se distribue par l’attribution des postes qui permettent de gérer ou de s’approprier temporairement des ressources. Celles-ci (cheptel, biens de production, terre, etc.) n’étant pas aliénables dans le système en vigueur, ce n’est pas leur propriété qui détermine le statut social et politique, mais la capacité à les manipuler.

29 Politiquement, c’est la faction régionale qui structure le rapport au pouvoir national. En deçà de l’appartenance unitaire au parti communiste, il existe un jeu politique subtil, qui oppose différentes factions régionales à l’intérieur du parti. Le pouvoir central moscovite apparaît comme un arbitre qui organise la circulation du pouvoir entre la faction du Nord et celle du Sud au sein de la République kirghize.

30 À l’intérieur des deux factions régionales (Nord et Sud), il existe des logiques sociales d’allégeance qui comprennent des éléments de filiation identitaires. Au nord, l’appartenance à une identité tribale (uruu “tribu”) paraît être un élément important dans la légitimité de ceux qui peuvent accéder au pouvoir politique, sans pour autant s’y réduire. Si des éléments identitaires touchant à l’appartenance tribale jouent un rôle dans les représentations de l’accès au pouvoir, il ne faut pas interpréter ces logiques sociales comme le résultat d’une permanence des identifications existantes dans le système politique “traditionnel” kirghize, mais plutôt comme une forme de mobilisation d’une ressource identitaire dans le contexte soviétique de valorisation de l’identité ethnico-nationale par l’État7. Outre l’appartenance tribale, la solidarité repose sur des principes beaucoup plus complexes comprenant d’autres registres (amitiés, réseaux professionnels, etc.). On ne peut en aucun cas parler de tribalisme au Kirghizstan. Les tribus n’ont pas de territorialisation repérable, pas de chef identifiable, pas de lieux de délibération ni de lieux sacrés spécifiques et pas non plus de pratiques sociales distinctives (commémorations, fêtes, signes de reconnaissance, etc.).

31 Dans la réalité, l’exercice du pouvoir repose toujours sur des réseaux qui incluent des membres originaires de différentes régions du pays. Dans ces circonstances, on ne peut d’aucune manière réduire ces factions régionales à des groupes objectivement constitués uniquement sur des critères identitaires, qu’ils soient spatiaux, ethniques ou tribaux. À l’époque soviétique, l’organisation du pouvoir s’inscrit cependant dans un rapport singulier entre l’identité, les ressources et l’espace.

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Le poids des nationalités : pouvoir et gestion des ressources après l’indépendance

32 Au moment de l’indépendance kirghize, l’héritage soviétique a permis d’élaborer une idéologie nationale qui, cette fois, a des répercussions directes sur la conception de la citoyenneté. En s’appuyant sur la vision soviétique de la définition de l’identité kirghize nationale, le pouvoir instaure un nouveau type de légitimité politique qui implique qu’une catégorie de la population a un accès privilégié au pouvoir politique : les Kirghizes.

33 La société kirghize est composée d’une variété ethnique et nationale où les Kirghizes représentent à peine 50 % de la population (d’après le recensement de 1989). La valorisation d’une identité ethnico-nationale kirghize détermine implicitement la suprématie économique et politique des Kirghizes ethniques. Cette conception ne date d’ailleurs pas de l’indépendance. En 1989, la montée du nationalisme en URSS engendre des émeutes interethniques entre Ouzbeks et Kirghizes dans le sud du pays (Tishkov 1995), alors qu’il est souvent difficile de distinguer les deux groupes. Il existe de très nombreux mariages mixtes entre ces deux populations. Au moment des émeutes d’Och en 1990, les acteurs sont obligés de réactiver des stéréotypes et des symboles – par exemple le port du chapeau, fondé sur l’opposition du kalpak (kirghize), et de la topa (ouzbèke) – pour identifier leur ennemi. La question ne se résume pas à une différence culturelle insurmontable mais renvoie beaucoup plus à la manière d’organiser l’accès aux ressources.

34 Dans le contexte inédit de l’indépendance, avec la disparition de l’instance politique supranationale que représentait l’Union soviétique, les citoyens qui ne peuvent pas se dire ethniquement “kirghizes” voient leur statut changer. Les russophones (russes, allemands, ukrainiens, juifs) comprennent qu’ils vont devenir des citoyens de seconde zone. Cette population essentiellement citadine quitte massivement le pays.

35 La situation des ouzbèkophones, très nombreux dans le sud du pays, est un peu différente. Ces citoyens sont considérés comme “autochtones”, donc légitimes sur ce territoire, mais leur singularité ethnique prend un sens nouveau dans le contexte de l’indépendance nationale kirghize. Soutenus par des organisations internationales et une multitude d’ONG, ils cherchent à obtenir un statut de minorité engendrant des droits politiques et culturels.

36 L’adoption d’un système politique prenant en compte le statut des “minorités” devient une norme internationale (Gossiaux 2002). En conséquence, l’État continue de contribuer à l’affirmation et à la stigmatisation identitaires, en collaboration avec des institutions internationales, des fondations étrangères et des ONG. Ces nouvelles institutions jouent un rôle de premier plan dans la catégorisation des personnes et des groupes, en produisant un savoir scientifique inédit (livres, statistiques, rapports), mais aussi en participant à l’élaboration du recensement et en faisant pression sur les gouvernements pour adopter une forme d’organisation politique reconnaissant les minorités nationales. C’est ainsi que tout un ensemble de programmes de développement a contribué à renforcer une approche culturaliste des rapports sociaux au Kirghizstan. Cela s’est particulièrement matérialisé avec l’émergence d’une minorité politique ouzbèke dans le sud du Kirghizstan, revendiquant des droits politiques et culturels spécifiques. Cette situation se reflète actuellement par la naissance d’un parti politique (Rodina “patrie”) ayant une forte connotation ethnique.

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37 C’est donc à la fois l’héritage soviétique et le nouveau contexte international qui placent l’identité ethnico-nationale (Gossiaux 2002) au cœur du processus politique. Le régime soviétique a transmis aux différents États qui lui ont succédé une profonde structuration suivant l’appartenance ethnique. Les élites, en tant qu’elles représentent leur nation éponyme, se voient comme la propriété de la nation dominante et les populations minoritaires ont également intériorisé ce rapport (Brubaker 1994).

38 Dans ce contexte, les formes identitaires deviennent un principe d’organisation sociale. Les hommes bâtissent et entretiennent des frontières sociales entre les groupes à l’aide de représentations, de discours et de pratiques.

39 Ce processus s’opère de différentes manières et par le truchement de plusieurs types d’acteurs sociaux. Les intellectuels et les hommes politiques jouent un rôle particulier dans la construction d’une idéologie identitaire, par les discours qu’ils font et les symboles qu’ils créent, visant à établir une cohérence pour se distinguer et se reconnaître. Ils entretiennent tout un ensemble de stéréotypes pour s’affirmer et stigmatiser l’autre. Ces représentations et ces pratiques sociales sont au cœur des formes de solidarité et de différenciation sociale qui caractérisent la logique d’une société. Elles déterminent bien souvent les principes de participation au pouvoir politique et l’accès aux ressources naturelles.

40 L’indépendance et l’orientation politique choisie par le gouvernement d’Akaev créent une situation nouvelle et entraînent un changement dans les rapports qu’entretiennent les figures du pouvoir avec les ressources et l’espace.

Le Kirghizstan indépendant : réorientation des flux de personnes, de biens et d’idées

41 Devenu un État indépendant, le Kirghizstan opte pour une ouverture de sa société. Ses institutions sont donc amenées à jouer un rôle différent que celui qui leur était dévolu dans le système soviétique. L’État n’encadre plus de manière étroite la circulation des personnes, des biens et des idées. Cela entraîne un mouvement paradoxal d’ouverture et de fermeture. Les liens se distendent avec l’ex-URSS et de nouveaux échanges se développent avec le reste du monde. Le nouveau Président, Askar Akaev, décide d’ouvrir massivement son pays à la coopération internationale pour compenser la perte des subsides reçus de Moscou à l’époque soviétique. On assiste alors à un véritable déferlement de chancelleries diplomatiques, d’organisations internationales, d’ONG et de fondations étrangères, pour prendre en charge les réformes du pays dans tous les compartiments de la société. Le Kirghizstan est encouragé à mettre en œuvre une thérapie de choc, à procéder à des ajustements structurels et à libéraliser son système politique. L’accès aux ressources se modifie radicalement. Une partie des ressources matérielles c’est-à-dire les marchandises, la terre, le cheptel, l’immobilier, devient aliénable. En outre, le Kirghizstan s’ouvre aux marchandises et aux idées venant de l’extérieur. Les produits importés peuvent faire l’objet d’une captation, mais aussi des ressources plus immatérielles, comme les idées (religieuses ou politiques) ou les nouvelles conceptions sociales qui pénètrent la société kirghize.

42 Tous ces éléments qui interviennent dans la construction de l’identité, ne relèvent plus seulement du strict encadrement de l’État et se complexifient. Cela se traduit notamment par la réislamisation du pays, fortement encouragée par les fondations

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saoudiennes, ou par le prosélytisme protestant ; mais aussi par une diversification politique qui se manifeste dans de nombreux programmes de démocratisation du pays. L’argent du prosélytisme religieux et de l’aide au développement fait aussi l’objet de captation.

43 Mais revenons avant tout aux ressources matérielles. L’État se désengage, entame la liquidation de l’économie planifiée (Pomfret & Anderson 2001) et lance un programme de privatisation. En 1994, les nombreux kolkhozes d’élevage sont démantelés. La vallée de Naryn pâtit considérablement de cette réorientation des activités économiques. L’élevage s’effondre et le cheptel passe en quelques années de douze millions de têtes à un peu plus de deux millions. On assiste alors à une prédation des ressources qui permet à certains anciens apparatchiks de créer des nouvelles conditions de domination sociale. En effet, désormais, les ressources disponibles dans la société sont privatisées donc aliénables. Le Kirghizstan vit donc une réorientation radicale des flux de personnes, de biens et d’idées. L’option de la libéralisation prise par le gouvernement entraîne une multiplication des possibilités d’échange avec le reste du monde.

44 En 1994, la thérapie de choc est enclenchée et se traduit par la liquidation des fermes collectives et du cheptel. En 1998, plus de 1,5 million d’hectares de terres arables est distribué, dans un contexte d’encadrement international des réformes qui pousse à la privatisation (Bloch 2002). Cependant, le gouvernement kirghize met en place un système qui entraîne l’impossibilité de constituer de grandes propriétés terriennes, en distribuant des lopins d’un demi-hectare par kolkhozien et en limitant la possibilité de les vendre. L’État garde un contrôle important sur la terre à travers la création d’un fonds d’État (Gosfond), qui consent des baux emphytéotiques sur une partie des terres qui ne sont pas distribuées aux agriculteurs. Redoutant les conséquences d’une privatisation sauvage, le gouvernement établit un moratoire pour limiter la privatisation des terres arables jusqu’en 2004. La possibilité de vendre et d’acheter des terres reste très floue. Par ailleurs, les pâturages et les forêts, désormais gérés au niveau local du rajon, sont loués aux producteurs ou éleveurs qui souhaitent les utiliser. Les forêts restent dans le domaine public. L’exploitation de ces ressources dépend de structures contrôlées par l’État, notamment pour le bois et la cueillette (noix, champignons, etc.) (Fisher & al. 2004).

45 Dans ce contexte, l’élevage et l’agriculture deviennent des activités de type familial. La privatisation des terres et du cheptel n’a pas entraîné l’apparition de grandes propriétés ou exploitations agricoles. L’agriculture et l’élevage se cantonnent dans une économie de subsistance. Ce sont d’autres ressources qui jouent un rôle fondamental dans la constitution de nouveaux liens sociaux et politiques.

46 Deux phénomènes voient le jour. D’une part, beaucoup d’anciens kolkhoziens au chômage et sans terre sont contraints de venir s’installer dans les faubourgs des villes, à la recherche d’un travail dans le bâtiment, entraînant une “kirghizification” croissante de l’espace urbain. D’autre part, certains sont candidats à l’émigration et travaillent au gré des saisons sur les marchés ou dans le bâtiment, en Russie ou au Kazakhstan. Ce phénomène s’est considérablement amplifié dans la mesure où les citoyens disposent de la liberté de circulation. On assiste à la naissance de « territoires circulatoires »8 où se déplacerait plus d’un million de Kirghizes. D’après un rapport de la banque mondiale, les flux financiers de ces migrants représenteraient 27 % du PIB du

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pays9. Les centrasiatiques deviennent le nouveau prolétariat dans le secteur du bâtiment et des marchés en Russie.

47 L’État n’intervient plus sur le choix du lieu de résidence. L’effondrement du système planifié a eu des conséquences sociales catastrophiques dans la société kirghize. Les individus se retrouvent confrontés à une crise sociale majeure, liée à la disparition du cheptel et à la raréfaction des terres. Dans ce contexte, la conception de la solidarité et de la différence se recompose de manière tout aussi radicale, que ce soit au niveau local, régional ou national.

48 Au niveau local, avec la disparition de cet espace de solidarité qu’était le kolkhoze, on assiste à un phénomène de déterritorialisation et à l’émergence d’un principe inédit de différenciation sociale (Pétric, Jacquesson, Gossiaux & Bourgeot 2004). Les activités pastorales diminuent considérablement et les familles se replient sur les productions agricoles de subsistance. Le long des routes apparaît une multitude de petits commerces vendant principalement des produits chinois. De nombreux anciens kolkhoziens se lancent dans le commerce avec la Chine. Dans les villages, l’ancien magasin d’État se transforme en kiosque privé. Les relations avec la Chine restent néanmoins très encadrées. Ce n’est pas l’activité de trabendo10 qui structure le commerce, mais le négoce en gros, organisé dans les bazars qui entourent la capitale.

49 L’oblast’ de Naryn est assez emblématique à cet égard. À l’époque soviétique, cette région était considérée comme le fer de lance de l’élevage. D’une certaine manière, elle faisait figure de berceau de la “kirghizité”, avec ses pâturages et ses bergers. Elle était aussi perçue comme un espace éloigné des activités modernes, dans une région enclavée du fait de la fermeture hermétique de la frontière chinoise. Si la position géographique de la vallée de Naryn représentait un handicap à une période où la Chine était inaccessible, la situation change du tout au tout avec l’ouverture de la frontière chinoise. L’unique route menant au gigantesque marché chinois devient une opportunité majeure pour la région de Naryn. Certes, la Chine ne peut pas proposer un marché alternatif, compensant l’effondrement de l’économie textile soviétique car la laine kirghize ne trouve pas preneur sur le marché chinois. En revanche, la route Bichkek-Naryn-Torugart-Xinjiang permet d’étendre les formes de prédation induites par le démantèlement de l’économie planifiée. Il se développe alors une “route du fer”, pour exporter vers la Chine la ferraille récupérée sur les cendres des multiples kolkhozes et sovkhozes à l’abandon. Dans le sens Chine-Kirghizstan, cette route va permettre d’inonder la société kirghize et les autres sociétés centrasiatiques des multiples produits chinois bon marché, dans une économie qui ne produit plus grand- chose. Loin d’être un obstacle comme à l’époque soviétique, la frontière devient alors une opportunité pour la région de Naryn, placée au centre du développement du commerce avec la Chine.

50 Les logiques de captation de ressources à l’extérieur de la société entraînent une déterritorialisation du village, qui ne concentre plus l’organisation d’une production locale. L’apparition de ces nouveaux flux caractérise l’éclatement du jeu politique “traditionnel” kirghize organisé sur une base régionale, un phénomène confirmé par la “Révolution des Tulipes”. Les formes de déterritorialisation et/ou de reterritorialisation des ressources entraînent des conséquences politiques sur la manière de concevoir la solidarité dans la nouvelle société kirghize du gouvernement de Bakiev.

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L’exemple de la vallée de Naryn : commerce et politique

51 Un jeune responsable politique, Askar Salymbekov, originaire de Naryn, va bénéficier de ce contexte. Il illustre l’émergence d’une nouvelle figure du pouvoir dans la société kirghize, liée au développement de l’économie de marché. A. Salymbekov est actuellement considéré comme l’un des hommes d’affaires les plus riches du pays, grâce à son entreprise commerciale Dordoj Associaciâ11, qui possède près de vingt-cinq sociétés, dont un supermarché (Dordoj Plazza) et l’immense bazar Dordoj12 dans la capitale. Après l’indépendance, entre 1991 et 1993, cet ancien responsable national des komsomols dirige le comité chargé des bazars pour la ville de Bichkek. Sous la protection du maire de la capitale, Amangeldi Muraliev, il obtient, en 1993, au moment de la privatisation, des terrains dans la banlieue de Bichkek pour construire le premier bazar privé du Kirghizstan. Comprenant que le bazar va devenir un des lieux stratégiques de la nouvelle économie kirghize, il rachète une usine de pelleterie en faillite pour la transformer en marché. Dans un premier temps, il utilise ses relations au sein de l’espace postsoviétique et fait principalement du commerce avec un partenaire de la région d’Odessa, avant de s’orienter vers la Chine. Son marché devient le lieu d’accueil de ces nombreuses fourmis kirghizes qui organisent l’essor du commerce dans la nouvelle société de marché.

52 C’est bien évidemment sa position au sein des structures de l’État qui lui a permis d’être un des précurseurs en matière de commerce privé. En 1998, il consolide son influence au sein de l’administration en devenant gouverneur (gubernator) de la région de Naryn et il en profite pour rationaliser ses activités commerciales avec la Chine. Parallèlement, il poursuit ses affaires privées, s’appuyant sur son cercle familial pour les gérer. Il confie à l’un de ses trois frères, Imanbaj, ancien vétérinaire dans un kolkhoze d’At-Bašy, dans la région de Naryn, la direction du bazar Dordoj, tandis qu’un autre frère, Mamytbaj, s’occupe du marché Alemedin. Sa fonction politico- administrative de gouverneur lui permet de renforcer son réseau local et d’asseoir son contrôle sur l’unique route permettant d’accéder à la Chine, par le col de Torugart, qui devient dès lors d’une importance cruciale. Les produits manufacturés et les biens de consommation chinois qui ont envahi le marché kirghize transitent majoritairement par cette route et sa holding Dordoj Associaciâ. Ses deux fils, issus de deux mariages différents, sont associés aux affaires familiales. L’aîné, Urmat, après des études en Europe, dirige le Dordoj Plazza.

53 Sa capacité à nouer des liens à l’extérieur de la société a cependant joué un rôle non moins déterminant. Lors d’un voyage en Chine, à la fin des années 1980, dans la région d’Artux (Xinjiang), il se lie d’amitié avec un citoyen chinois. Lors d’un de mes voyages, j’ai rencontré un Kirghize de Chine… euh enfin, vous savez, un Ouïgour… Nous sommes devenus amis et nous avons commencé à faire du commerce ensemble… Plus tard nous avons marié son fils avec la fille de mon frère… Désormais nous sommes de la même famille.

54 Cette ascension sociale s’est construite sur différents registres. Sa position au sein des structures d’État (komsomol, municipalité de Bichkek, etc.) s’est affermie après l’indépendance, dans une proximité avec la nébuleuse qui entoure le président Akaev13. La légitimité d’un responsable politique se construit néanmoins dans une forte référence à un ancrage territorial. Pour être légitime, il faut représenter une localité et le retour dans la région natale apparaît comme un élément incontournable. Son expérience de gouverneur de la région intervient à un moment où cette position est

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encore prisée par l’élite politique. Elle offre une protection politique majeure pour poursuivre des activités de commerce dans une société en pleine transformation. Cette position ambiguë de businessman et de gouverneur constitue une forme d’échange entre le pouvoir central et le pouvoir régional. D’un côté, pour Salymbekov, c’est un gage d’allégeance au pouvoir central qui permet, de l’autre côté, de poursuivre le développement d’activités privées dans une société en pleine libéralisation.

55 Au moment des élections législatives de mars 2005, A. Salymbekov se réclame, comme la plupart des candidats, de la majorité présidentielle. Dans sa circonscription d’At- Bašy, où il est né, il affronte plusieurs notables appartenant aussi à des partis politiques proches du Président. Il s’oppose notamment à Naken Kasiev, fondateur du parti Elet14, qui peut, comme lui, revendiquer une légitimité politico-administrative (il est gouverneur régional de l’oblast’ d’Och). Celui-ci est également originaire de la région d’At-Bašy et a gardé des liens étroits avec sa région d’origine. La lutte oppose donc deux anciens hauts fonctionnaires ayant un capital politico-administratif important et un ancrage local indéniable. Ce qui les différencie essentiellement, c’est que l’un d’eux maîtrise des ressources-clés privatisées pendant les premières années de l’indépendance. Le processus de démocratisation entraîne un développement du clientélisme car les candidats doivent s’assurer le soutien de supporters. La construction de ces liens s’opère de manière complexe à différents moments et dans différents espaces (amitiés, relations familiales, alliances matrimoniales, liens professionnels, etc.).

56 Il est admis que l’homme qui prétend avoir une position de pouvoir doit impérativement redistribuer. La construction d’un réseau de solidarité ne peut s’appuyer uniquement sur la valorisation d’une appartenance identitaire tribale15. La démocratisation de la vie politique renforce des pratiques de clientélisme qui témoignent de la vitalité de groupes informels et de réseaux de solidarité. L’ancrage local est une condition incontournable pour avoir des chances de gagner, mais il faut aussi posséder d’autres qualités pour construire une clientèle politique. Les deux candidats avaient un profil relativement identique. Si Salymbekov a finalement gagné avec 63 % des voix, on peut l’expliquer grâce à sa capacité de redistribution.

57 Salymbekov a pu offrir des emplois, labourer le terrain de sa circonscription, favoriser certains projets (réfections de routes, constructions de ponts, etc.) pendant qu’il était gouverneur de la région16 et maîtriser l’accès aux services de l’État. Il dispose aussi de nombreux relais familiaux, dont un cousin, propriétaire de l’unique bazar d’At-Bašy. Avant de quitter son poste de gouverneur, il a participé au choix de son successeur et disposait donc de ce que l’on appelle communément dans l’espace postsoviétique des “ressources administratives” (administrativnye resursy). Son influence économique se manifeste au sein de sa circonscription par l’importance de ses activités familiales. Sa puissance politique tient avant tout à ce qu’il a su capter une ressource extérieure à sa société en maîtrisant une grande partie du commerce avec la Chine dans la capitale. Dans son bazar Dordoj travaillent des centaines de jeunes originaires d’At-Bašy. À l’approche de l’hiver, quand prennent fin les travaux agricoles, nombreux sont ceux qui cherchent un emploi en ville, en s’appuyant sur les hommes de pouvoir de leur région.

58 Un ancien député du Soviet Suprême, Šombet Bajgazakov, originaire d’At-Bašy, déclare au moment des élections de mars 2005 : Il est clair qu’aujourd’hui, les élections sont devenues une véritable surenchère. On parle de l’achat d’un vote à 1 000 soums. On a l’impression que tout s’achète… De

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mon bureau, je vois défiler par la fenêtre des camions remplis de charbon, des camions citernes pour donner de l’essence aux paysans, des chargements de vodka, du riz, du thé… C’est absurde et totalement irrationnel.

59 Loin des hauts pâturages et des villages, les relations politiques se tissent dans des espaces extérieurs à la localité, tout en continuant à s’inscrire dans une référence à un territoire local ou régional.

60 Ces réseaux forment des « territoires circulatoires » qui conditionnent la vie politique locale, bien qu’ils ne soient pas apparents dans la réalité du village. Les principales figures du pouvoir sont absentes de la vie quotidienne rurale car elles sont parties en quête de ressources qui font défaut à la société locale. Askar Salymbekov illustre la montée en puissance des nouveaux personnages politiques, souvent issus de l’économie du bazar, les bazarkom. Dans la région de Naryn, très peu de candidats d’opposition se sont présentés et ces élections ont vu le triomphe de ces nouvelles figures du pouvoir. C’est autour d’une marque, Dordoj, qui renvoie implicitement à un individu et à une région, que des principes de solidarité se mettent en place. C’est ainsi que l’on peut voir, sur la route menant à Naryn, une forme d’enseigne publicitaire « Naryn-Dordoj » peint à la chaux sur les collines bordant la route reliant Bichkek à Naryn.

61 Un certain nombre de critères d’éligibilité sont nécessaires, mais ce qui importe avant tout, c’est la capacité à redistribuer des biens. Dans la conception locale des électeurs, le député est une figure de pouvoir qui peut arbitrer localement la répartition des ressources (emplois, biens, etc.)17. Pour ce faire, il doit être apte à construire un réseau bien au-delà de sa propre société.

Campagne électorale et captation de richesse

62 Le parcours d’un autre député de la circonscription de Naryn, Karganbek Samakov, illustre aussi l’importance d’aller capter des ressources à l’extérieur. Cet homme était responsable, à l’époque soviétique, de l’entretien des routes dans la région de Naryn et plus particulièrement de celle du col de Torugart qui mène à la Chine.

63 À la fin des années 1980, il participe à un voyage officiel dans la région de Kachgar, en Chine. Il dit à ce sujet : J’ai fait la connaissance de Kirghizes de Chine, enfin plus exactement des Ouïgours avec qui on pouvait se parler. Nous sommes devenus amis et je me suis lancé dans les affaires. J’ai commencé en faisant du troc (barter) car, à cette époque, les kolkhozes ne savaient pas quoi faire de leurs produits. J’apportais des poulets et je revenais avec des chemises, puis des télévisions… J’ai commencé avec une charrette, puis une voiture et ensuite des camions.

64 Il s’enrichit et devient un intermédiaire incontournable dans sa localité. Il explique son entrée en politique par l’attitude de son entourage : Je suis venu par hasard à la politique. Un jour, j’assistais à un enterrement et j’ai rencontré un aveugle qui m’a demandé de l’aide pour se faire opérer de la cataracte. Je me suis renseigné et j’ai trouvé une solution pour l’opérer à Bichkek. Ensuite la rumeur s’est propagée et c’est finalement 40 personnes à qui j’ai payé l’opération… Ensuite des gens sont venus me voir et m’ont demandé de me présenter.

65 La question de l’appartenance identitaire à un uruu particulier ne joue qu’un rôle marginal selon lui :

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Dans mon cas, l’uruu a joué un rôle très limité. Cela compte un peu dans mon village mais après, il faut surtout avoir la capacité d’aider les gens, de s’occuper d’eux et de leurs problèmes.

66 Ces nouvelles figures de pouvoir s’imposent donc en offrant des services, en redistribuant, en facilitant l’accès à des ressources qui ne sont plus contrôlées par l’État. K. Samakov développe son réseau au sein du Parlement et profite de sa position dans la commission des affaires étrangères pour l’élargir. Il déclare qu’au moment des élections, ses relations amicales ont joué un rôle de premier plan dans sa campagne : Je suis ami avec un cheikh saoudien qui est un passionné de chasse au vol. Il vient de temps en temps au Kirghizstan. Avant les élections il m’a donné 250 000 dollars pour financer ma campagne. Cela a été déterminant pour moi car la campagne m’a coûté 500 000 dollars.

67 Dans le nouveau contexte social kirghize, les relations de pouvoir à l’intérieur de la société se concrétisent aussi par la capacité à nouer des liens à l’extérieur. Le fils de Samakov travaille chez Gazprom, à Moscou, entreprise avec laquelle il a ouvert des stations essence au Kirghizstan.

68 Ces nouvelles figures de pouvoir se dissocient progressivement d’un État devenu modeste, qui n’a plus la capacité de redistribuer des ressources, tout en gardant cependant un rapport avec lui, étant donné l’importance des douanes et des différents services encadrant les activités commerciales.

69 L’épisode suivant, la Révolution des Tulipes, montre néanmoins à quel point ces nouvelles figures sont contestées dans l’oblast’ de Naryn.

Nurlan Motuev : charbon et tribu Saïak

70 Il faut signaler l’émergence d’une nouvelle figure politique, assez étrange, qui ne correspond pas du tout à ce modèle. C’est à l’occasion d’une série d’articles parue dans le quotidien d’opposition Respublika en 2003, que Nurlan Motuev, jeune intellectuel originaire de Naryn, critique l’ouvrage récemment publié par la fille du président, Bermet Akaeva. Il y fustige la traduction proposée par la jeune femme du nom de la tribu saïak, qui signifierait “vagabond”. Nurlan Motuev y voit une offense et propose une traduction alternative : “voyageur solitaire”. Enjoignant l’éditeur de publier des excuses et de corriger le livre, il menace de mobiliser tous les aksakal offensés. L’éditeur obtempèrera. N. Motuev se présente donc désormais comme le porte-parole des Saïaks. Il est entré subitement dans le débat public à partir d’une question touchant à la définition de l’identité. Il crée par la suite un mouvement politique, Žoornat, et participe à la contestation du pouvoir présidentiel au moment de la Révolution des Tulipes, en mars 2005.

71 En juin 2006, N. Motuev prend la tête d’une fronde qui conteste la manière dont les ressources ont été distribuées après l’effondrement de l’URSS. Ce raisonnement le conduit à prendre possession d’une partie des mines de Kara-Keče surnommées Beš- Sary. Ces mines de charbon se situent dans sa région natale de Naryn (arrondissement de Žumgal) et appartiennent depuis la privatisation à un député, K. Žoldošbaev, originaire de Bichkek. Ce dernier est propriétaire du bazar Beš-Sary dans la capitale, au sein de sa circonscription. Contestant les conditions de la privatisation des ressources au Kirghizstan, N. Motuev réclame une révision et propose une meilleure répartition des ressources, organisée sur un principe “ethniciste”. Les mines de Naryn, par

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exemple, doivent appartenir à la population locale c’est-à-dire aux Saïaks. Affublé du surnom médiatique “Le roi du charbon”, N. Motuev est arrêté en mars 2006, jugé, puis condamné. Il a séjourné un an en prison avant d’être libéré en 2007.

72 Dans cet épisode, la mobilisation identitaire s’appuie sur un rapport singulier à la gestion des ressources. La parenté (kir. tuugančylyk) ou l’identité tribale (kir. uruučulduk ) ne sont pas les seuls critères. L’amitié, les relations professionnelles (rus. administrativnye resursy) sont des facteurs tout aussi importants.

Conclusion

73 La société kirghize a connu de profonds changements depuis la fin de l’URSS. Au-delà du poids de l’héritage soviétique dans tous les domaines, le manque de ressources au niveau local entraîne la nécessité d’adopter des logiques de captation pour assurer la reproduction de la vie sociale. Cela implique de construire des rapports de solidarité bien au-delà de son espace local. Dans ce contexte, les conceptions de l’entraide et de la différence dans la société kirghize actuelle se sont profondément transformées. La privatisation économique, la libéralisation politique et l’ouverture de la société font naître de nouvelles formes de solidarité. Celles-ci se matérialisent avec l’apparition de territoires circulatoires traversant les frontières du pays et avec l’émergence de figures politiques qui construisent leur légitimité politique en allant capter des ressources au- delà de leur espace social traditionnel.

74 Cette logique de captation demeure fragile car elle dépend en grande partie de l’attitude des pays voisins. La fermeture de la frontière chinoise, la mise en place d’un régime de visas avec le Kazakhstan ou la Russie auraient immédiatement des répercussions sur la société kirghize aux niveaux économique et politique. Les Kirghizes ont intégré la mobilité comme moyen de lutter contre l’enclavement et créé une société de trafic qui tire sa force de sa capacité à construire un rapport très plastique à son environnement en fonction des contingences historiques. Aussi les stratégies identitaires se réorientent suivant les grands bouleversements sociopolitiques qu’a connus le pays.

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À propos de Nurlan MOTUEV Consulter les articles datés des 12.09.05, 10.01.06 et 28.11.06 sur le site Ferghana.ru, ainsi que le quotidien Respublica (mars, avril 2003).

NOTES

1. Ces affrontements opposent les habitants du kolkhoze Lénine à de nouveaux arrivants ayant réclamé un accès à la terre. 2. Ce type d’approche a nourri de nombreux travaux bien au-delà des sociétés centrasiatiques et il serait intéressant de faire une analyse comparative entre le savoir scientifique des premiers ethnographes et le pouvoir colonial. 3. Ce constat pourrait s’étendre à la critique faite à l’ethnologie dans ses rapports avec les entreprises coloniales en général, cf. Amselle & M’Bokolo (1985). 4. S’il est indéniable que l’élevage était l’une des activités principales, il ne faut pas négliger la chasse et le commerce, qui ont considérablement diminué à l’époque soviétique, compte tenu de leur encadrement et de la fermeture de la frontière sino-soviétique. 5. Les Ouzbeks et les Tadjiks sont, eux, considérés comme des agriculteurs sédentaires, tandis que les Kazakhs sont vus comme des éleveurs nomades de la steppe. 6. L’oblast’ de Naryn est le plus vaste : il représente 25 % du territoire du Kirghizstan, mais ne compte que 240 000 habitants (soit 6 % de la population), essentiellement ruraux. 7. Dans la même perspective, Benedict Anderson (1996) considère que les découpages coloniaux administratifs ont fini par créer une réalité sociale. C’est l’État qui produit la nation et non l’inverse. 8. Je reprends ici le concept opératoire proposé par Alain Tarrius (2002) pour décrire les réseaux transnationaux qui organisent une économie souterraine entre l’Europe du Sud et l’Afrique du Nord. Ces migrants jouent un rôle déterminant dans la vie sociale de leur village, notamment par l’argent qu’ils envoient. 9. Kyrgyz Poverty Assessment: Growth, Employment and Poverty, Labor Market Dimensions of Poverty, World Bank, Bishkek, sept. 2007. 10. Terme dérivé du mot contrebande, utilisé pour désigner le petit commerce de valise entre l’Europe et l’Afrique du Nord. 11. Cette holding a aussi des activités dans le domaine bancaire et le tourisme. Le Dordoj Plazza, un Mall center à l’américaine, construit en 2003, regroupe un supermarché, une galerie marchande et des bureaux. Cet immense magasin au centre de Bichkek a été construit avec l’aide d’un investisseur hongrois anonyme, cf. ICG Report, Bruxelles, n° 84, 2004, www.crisisgroup.org

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12. Dordoj est le nom du grand père de Salymbekov. Dordoj Salymbek, grand commerçant et éleveur (bey), aurait été victime de la répression soviétique dans les années 1930, puis déporté avec sa famille dans la région d’Orenbourg. Avant l’instauration du pouvoir soviétique, il faisait du commerce entre la Chine et Namangan, au moment où la ville d’At-Bašy accueillait un grand marché sur la route de la soie. 13. Salymbekov a été membre du parti présidentiel Alga Kirghizstan lors des élections de mars 2005, puis de celui de Kurmanbek Bakiev. 14. Pour une présentation exhaustive de l’ensemble des partis, cf. ICG Report, Bruxelles, n° 84, 2004, www.crisisgroup.org 15. Pour une critique de la notion de tribalisme dans la vie politique kirghize, cf. Gullette (2002). 16. On pourrait parler aussi de sa relation avec la fondation Aga Khan et de la construction de la toute nouvelle université à Naryn. Le projet de cette fondation est une forme de captation de ressources extérieures. 17. Au moment de la campagne, E. Bajsalov a d’ailleurs promis de créer une centaine d’emplois en construisant une usine de brique à Čaek. Il s’est engagé aussi à approvisionner en essence à prix modéré sa ville natale.

RÉSUMÉS

L’article s’interroge sur la manière d’envisager la solidarité dans la société kirghize postsoviétique. La construction de l’identité d’un groupe de solidarité ne se résume pas à une affiliation tribale traditionnelle mais repose sur des liens complexes, à l’intérieur et au-delà de la parenté, permettant d’accéder aux ressources. L’effondrement de l’élevage et de l’agriculture a des conséquences sur la définition de l’identité. Dans un contexte de libéralisation et d’ouverture des frontières, le rôle du commerce devient majeur dans la constitution d’un pouvoir économico- politique. Des acteurs sociaux s’imposent par des stratégies de captation de ressources à l’extérieur de leur société. Ce changement s’illustre politiquement à travers l’émergence d’une figure de pouvoir inédite, celle du “député-bazarkom”.

The article deals with the question of solidarity in the post-Soviet Kyrgyzstan. The construction of the identity of a solidarity group is not related to an objective tribal affiliation, but is based on complex ties, internal to and beyond parentage, which allow access to resources. The collapse of stock-breeding and agriculture has implications in the definition of identity. In the context of liberalization and the opening of the country, trade is becoming a major issue in the constitution of a politico-economic power. Social actors try to capture resources outside their own society through appropriate strategies. This change is illustrated by the emergence of a new political actor - a Member of Parliament who is generally also owner of a bazar.

INDEX

Mots-clés : pouvoir, transnationalisme, Kirghizstan, ONG, transition, factionnalisme Keywords : power, transnationalism, Kirghizstan, NGO, transition, factionalism

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AUTEUR

BORIS PÉTRIC Boris PÉTRIC est anthropologue, chercheur au CNRS au sein du Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS-ILAC). Ses recherches portent essentiellement sur les questions de pouvoir, de présence internationale en Asie centrale postsoviétique. Après avoir travaillé longuement sur l’Ouzbékistan, il a notamment publié un ouvrage (Pouvoirs, don et réseaux en Ouzbékistan post-soviétique, Paris, PUF, 2002). Il travaille depuis 2001 sur le Kirghizstan et s’apprête à publier Le Kirghizstan ou la naissance d’un bazar transnational, Paris, Autrement, 2011. Contact : [email protected]

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Artefacts culturels et identification communautaire

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Tradition musicale, identité et nationalisme en Asie centrale Musical tradition, identity and nationalism in Central Asia

Jean During

La musique comme marqueur identitaire

1 Les marqueurs de l’identité qui retiennent l’attention des sociologues sont couramment les appartenances ethnique, territoriale, religieuse et linguistique. On cite rarement la musique, probablement parce que, dans l’Occident contemporain et à l’heure de la World music, les musiques sont davantage liées aux classes sociales qu’aux nations. En outre, le besoin de se doter d’une image sonore symbolique est propre aux nations jeunes ou sujettes à de profondes transformations. Ce fut le cas, par exemple, de l’Afghanistan à la fin du XIXe siècle, de la Turquie post-kémalienne, de l’État d’Israël ou de Trinidad. Paradoxalement, beaucoup de musiques perçues comme traditionnelles ou “authentiques” ne sont que pour partie issues du terroir et, de fait, résultent de synthèses d’apports divers1.

2 En Asie intérieure, où le brassage des peuples et des genres musicaux est moins profond qu’en Europe occidentale, la musique et la langue participent davantage du sentiment identitaire et communautaire. À l’issue d’un concert de musique traditionnelle, et d’autant plus s’il touche une diaspora, les auditeurs reconnaissent qu’ils se sont sentis « vraiment ouzbeks », « vraiment afghans », ou autre. Ce sentiment a sa source dans la musique même, en ce qu’elle a de singulier et de familier à la fois. Il est aisément utilisable à des fins politiques.

3 Deux chaînes sémantiques convergent vers le concept de nation, l’une allant de l’individu à la collectivité, l’autre de l’environnement naturel à l’espace géopolitique. À chaque niveau, la musique est solidement ancrée dans un discours sur la tradition, lui- même souvent relayé par le discours politique. Les exemples ne manquent pas, mais on s’en tiendra ici à une représentation schématique de ces deux chaînes sémantiques, où

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chaque notion est susceptible d’un glissement de sens conduisant finalement, par deux voies différentes, à une forme de nationalisme : 1. lien avec la nature, le milieu (« les airs sont dans l’air »), le climat, la terre → le natal, le territoire → la patrie, la nation → le territoire politique → nationalisme ; 2. musique maternelle, langue maternelle → disposition génétique (« avoir le rythme dans le sang ») → appartenance ethnique (proverbe : « celui qui n’est pas bouleversé (tarab) [par la musique] ne fait pas partie des Arabes ») → appartenance à une communauté symbolique → nationalité, Nation → nationalisme.

4 Ce mouvement du particulier au général est parallèle à l’élaboration du sentiment identitaire, qui va de l’individualité à la collectivité, du je au nous et, plus loin encore, du nous au nous autres, jusqu’à la négation de l’autre.

Les bardes du pouvoir

5 En Asie intérieure, la politisation du sentiment identitaire, de l’appartenance régionale ou tribale et finalement nationale, est traditionnellement l’apanage des bardes, notamment parmi les peuples turciques dont la revendication nationaliste est particulièrement forte, même en dehors du contexte politique. D’où la place réservée au chant épique, avec des héros comme Manas, Alpamyš, Köroğlu, et des ennemis tels que les Kalmouks.

6 Une spécificité de l’identité turcique est qu’elle ne se cherche pas dans le pathos d’un passé douloureux, à la différence de certaines autres nations (juive, arménienne ou même iranienne), dont l’éthos musical spécifique est considéré comme l’expression des blessures de l’histoire. Les Soviétiques ont également voulu voir, dans le sentiment de nostalgie dont est empreint le chant ouzbek ou tadjik, l’écho de la souffrance du peuple sous l’oppression féodale. Or, bien entendu, la source de la nostalgie, dans ces cultures, est tout autre : elle est mystique, érotique (amoureuse), ou encore une fusion des deux, comme l’attestent, entre autres, la poésie persane ou tchaghataï. En Occident, le chant, ainsi qu’un style mélodique et rythmique expriment parfois la contestation tout en étant des marqueurs identitaires de groupes humains, de minorités ou de classes sociales marginales : on pense au blues, au reggae, au rebetiko grec.

7 Cet usage subversif de la musique est rare en Asie intérieure, où les musiciens, par tradition, sont du côté du pouvoir. Tout en étant la voix du peuple, ils n’en sont pas les porte-parole. S’il y a trouble ou contestation, ce n’est pas par les chansons qu’ils s’exprimeront clairement. Ainsi les grands bardes sont, d’un côté, lesreprésentantsdu peuple – lequel n’a rien à dire, à part affirmer son existence et donc son identité – et, de l’autre, les enfants choyés du pouvoir. L’aqyn kazakh, champion du verbe chanté ou déclamé, troubadour des thèmes lyriques, représente sa tribu comme le ferait un champion de lutte. Dans les grandes rencontres intertribales, sa victoire dans la joute qui l’oppose à l’aqyn de la tribu rivale n’ajoute pas tant à sa gloire personnelle qu’à celle de toute la tribu. Un trait remarquable de la culture musicale d’Asie centrale, trait peut-être d’origine turcique, est, lors des rencontres (comme les toy), la mise en compétition implicite de deux bardes, deux chanteurs dont l’un, au terme de la fête, sera implicitement jugé meilleur. L’idée est de créer une tension et donc une démarcation entre les deux groupes (clans ou réseaux de solidarité) que ces artistes représentent. Ici encore, c’est le “nous autres”qui se constitue symboliquement et pacifiquement, face à “eux, les autres”.

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8 Dépassant l’opposition identitaire clanique ou tribale, statutairement au-dessus de l’ aqyn, se situe un autre barde, le žyrau (en kazakh). Par son répertoire épique, il est le dépositaire de la mémoire du peuple kazakh tout entier et, par son répertoire de sagesses (les termes), il est aussi le gardien des valeurs morales et de l’éthique. À ce double titre, il siégeait à la droite du khan. De nos jours encore, il est fréquent de voir un grand barde promu conseiller du Président ou accéder à des fonctions politiques. C’est arrivé récemment au Tadjikistan et au Kazakhstan.

9 Avec le temps, les grandes épopées sont appelées à disparaître ou à ne survivre que dans leur transcription. En Turquie, le dernier chanteur-narrateur de Köroğlu, Kır Ismail, cessa de chanter il y a plus de soixante ans, après avoir été enregistré par Bela Bartok. Au Karakalpakstan, le dernier grand barde žyraŭ (en karakalpak), Žumabaj Bazarov, ne détenait qu’une partie du répertoire de ses maîtres, et ses jeunes successeurs se contentent d’un répertoire plus restreint encore. Les épopées des baxši (en ouzbek) Khirmandaly, Shahsenem, Gharib Ashyq, disparaissent progressivement et il n’en subsiste plus que les séquences chantées sur des poèmes lyriques. La représentation de l’histoire sous forme d’aventures guerrières et romanesques a fait place à une réécriture officielle avec des figures (Amir Timour pour les Ouzbeks, Ismaïl Samani pour les Tadjiks), qui ne sont plus célébrées par des chants et des poèmes, mais par des statues et des biographies reflétant de nouveaux mythes.

10 Malgré tout, la musique n’a pas perdu son double rôle d’ornement symbolique du pouvoir et d’expression d’un esprit du peuple. Cette dernière doit se comprendre dans le sens où le peuple s’écoute chanter, mais pas comme une voix exprimant une opinion. Le barde, en effet, ne s’adresse jamais aux détenteurs du pouvoir autrement que pour les flatter et les rassurer. Peut-être en était-il autrement dans le passé (on pense aux plus anciens poètes arabes, redoutés pour le tranchant de leur langue) mais de nos jours, l’agressivité par l’éloquence reste contenue dans les compétitions de bardes (kaz. ajtys, az. deyişme). Au contraire, certains bardes sont critiqués pour louer avec obséquiosité le chef de l’État, tandis que l’on respecte ceux qui, en leur temps, n’ont jamais chanté pour la gloire de Lénine, de Staline ou pour la cause idéologique (sans pour autant le reprocher à ceux qui l’ont fait). À part les héros légendaires aux attributs pourtant bien humains, les seules figures “politiques” qui peuvent sans restriction faire l’objet de glorification chantée sont le Prophète et, pour les chiites, l’imam ‘Ali. Ces expressions de la dévotion signalent aussi un dépassement des cadres politiques contingents dans l’idée d’une nation globale et idéale que constitue la ‘umma. Or célébrer un président dans le style des odes au Prophète va de pair avec une sacralisation de l’État-nation qui n’est pas du goût de tous, notamment des musulmans convaincus. Il y a donc un risque à aller trop loin dans cette direction, mais il existe, pour le pouvoir, d’autres façons d’utiliser la musique.

11 Dans l’Antiquité, les grands concerts de cour rassemblant de nombreux musiciens et danseuses (en Chine notamment) étaient destinés à exalter la gloire du souverain ou à déployer sa pompe face aux visiteurs, en leur offrant un divertissement (on en a des témoignages concernant Istanbul, Ispahan et Téhéran). Les derniers spectacles de ce genre furent les ta’zie persans, gigantesques opéras religieux développés au milieu du XIXe siècle avec, entre autres, l’intention d’impressionner les délégations étrangères2.

12 À notre époque, ces grands rassemblements, fêtes ou célébrations, ne s’adressent plus au prince, mais sont instrumentalisées par le pouvoir qui s’offre ainsi l’image d’une caution populaire. Ces manifestations sont présentées aux masses comme une

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émanation de la liesse patriotique, alors que, plus elles sont grandioses, plus elles sont sous l’autorité et le contrôle des hautes instances gouvernementales et exigent la soumission à tous les niveaux.

13 La fête, avec ses chants, ses danses et ses costumes régionaux est une mise en scène de la force de l’État incitant le peuple à l’exaltation du patriotisme, à la fidélité au pouvoir central et au dépassement du sentiment d’appartenance à une minorité. Les célébrations officielles de Navruz en Ouzbékistan en sont un bon exemple. Les trois ou quatre cents participants sont réquisitionnés pour les répétitions un mois à l’avance, ce qui ne les empêche pas d’être apparemment contents de jouer le jeu. Peut-être croient- ils réellement représenter leur province, leur ethnie ou leur ville (le Sourkhandaria, le Khorezm, Boukhara, les Kazakhs, les Karakalpaks…), mais leurs chants et danses témoignent surtout de leur allégeance à l’État ouzbek fédérateur siégeant à Tachkent. L’illusion entretenue par ces représentations festives repose sur l’amplification et l’orchestration d’une tendance spontanée des masses à exprimer leur sentiment national par des hymnes que l’on chante debout la main sur le cœur, par des refrains spontanément entonnés sur les terrains de football pour encourager l’équipe nationale ou régionale ou encore, dans les campagnes, par des danses ou des bals.

14 Au Tadjikistan, des concerts-ballets sont organisés selon le même principe, mais également comme divertissement en circuit quasi fermé, sur invitation. Dans toutes les bourgades et banlieues des environs de la capitale, on réquisitionne les plus modestes enseignants de danse ou de chant qui émargent à un ministère pour un salaire dérisoire, on les fait répéter durant deux semaines, on leur fait sortir leurs plus beaux vêtements ou on leur demande d’en emprunter. Les participants ne sont pas rémunérés, mais semblent contents et fiers de se retrouver dans ces fêtes somptueuses qui sont diffusées à la télévision. On est fort loin de l’économie du show-business, mais au centre d’un système symbolique.

15 L’instrumentalisation de la fête va beaucoup plus loin avec le Nouvel an chinois, où les cinquante-trois minorités du pays défilent dans la capitale en chantant et dansant sur leurs propres airs traditionnels. Expression des identités, peut-être, mais dans des limites habilement définies : quelle que soit la langue de la minorité (tibétain, ouïgour, sibo, mongol ou tatar), les chants sont tous en mandarin.

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Musiciens de Turpan réquisitionnés pour une occasion officielle

Photographie de l’auteur

Fête ouïgoure au Xinjiang

Photographie de Muqaddas Mijit

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Faire chanter pour faire taire

16 Avec l’exemple de la république populaire de Chine, un grand pas est franchi vers la liquidation du devenir identitaire des minorités, par l’utilisation, entre autres, d’un appareil de contrôle de la musique, qui a été mis en place il y a près de deux millénaires, mais dont les fondements sont plus anciens encore. Selon les chroniques, au Ve siècle avant notre ère, le duc Zha, en mission dans les provinces, écouta les chants du pays de Zheng et déclara : « C’est beau, mais c’est déjà trop complexe, le peuple ne le supportera pas. Je vois par là que le royaume de Zheng sera le premier à s’effondrer ». Il passa ainsi en revue la musique de cinq autres principautés, établissant chaque fois un diagnostic politique d’après ce qu’il avait entendu (Watson 1989, pp. 149-153). Ainsi, durant des siècles, les agents de l’État parcouraient les provinces pour évaluer, à travers les textes des chansons et même les mélodies, l’état moral du peuple, afin de prévenir les risques de soulèvement.

17 À notre époque, ce dispositif extrêmement hiérarchisé (du canton à la région, puis à la province, enfin à Pékin) est utilisé à des fins similaires. Si la musique est le reflet de l’état d’une communauté, c’est que celle-ci s’y contemple comme dans un miroir. Selon cette logique, le pouvoir central chinois a œuvré pour transformer ce reflet en manipulant la musique des peuples, afin que ceux-ci y voient une image un peu différente d’eux-mêmes, une image qui convienne mieux aux attentes de l’État. Platon disait qu’on ne peut toucher aux modes (aux maqām pourrait-on dire) sans menacer la stabilité de l’État3. Inversement, pour les Chinois, modifier les mélodies des minorités (par exemple les muqam ouïgours) dans le sens approprié, c’est atténuer le risque de sécession et d’insoumission. Pourquoi, dans ce cas, ne pas plus brutalement supprimer leurs mélodies ancestrales pour faire marcher au pas ces ethnies et ces nations sur d’autres airs ? Parce que le même résultat peut être atteint sans violence apparente, grâce à une acculturation progressive, largement facilitée de nos jours par le contrôle des médias, et surtout parce que, dans les grands systèmes idéologiques, il convient de préserver une apparence de différence et d’altérité pour renforcer l’universalité du système. Bien entendu, il s’agit alors d’une identité adaptée et dosée.

18 C’est ainsi qu’à l’ère moderne, les chansons des cinquante-trois minorités de Chine sont constamment collectées, puis arrangées selon les normes stylistiques chinoises hans et communistes, pour être ensuite réintroduites dans leur pays d’origine. L’acculturation forcée ne touche pas seulement les textes (depuis longtemps expurgés), mais aussi les mélodies et les rythmes. Dans le cas de la musique ouïgoure, qui est extrêmement riche et subtile, l’appauvrissement est désolant.

19 Ce dispositif, qui dépend toujours du ministère des Armées, a servi à mettre en œuvre la politique artistique maoïste, prônant un mouvement allant du Parti vers le peuple afin de re-populariser dans la bonne direction ses productions artistiques. C’est dans cette dialectique qu’il faut situer tout le courant de folklorisation ou de « traditionalisme d’État »4, qui consiste en une mise en scène officielle mais s’adressant au peuple, de sa propre culture musicale. L’affaire n’est pas dramatique lorsqu’elle tourne au sein d’une même nation : des cadres politiques décident de la mise en forme et de la contextualisation du patrimoine national, en fonction des besoins scéniques. On aboutit par exemple à des orchestres de quarante personnes pour des musiques conçues pour trois ou quatre, ou encore à des adaptations chorégraphiques ou des

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opéras, mais d’une façon ou d’une autre, les masses y trouvent quelque avantage, comme ce fut le cas dans les pays de l’Europe de l’Est et du bloc soviétique.

20 Certes, l’idéologie communiste a porté un coup à certaines traditions spécifiques, comme les répertoires et les rites marqués par la religion ou l’animisme. Ainsi, en Ouzbékistan, au milieu des années 1950, les musiques ancestrales et nationales furent en principe interdites afin d’être remplacées par des formes hybrides, dites tehničeskij, selon les recettes de composition du néofolklorisme du XIXe siècle. Les subtilités des intervalles musicaux ont été perdues dans le processus d’ “industrialisation” esthétique imposé dans les conservatoires. Une tendance générale des régimes forts ou autoritaires est d’imposer les normes de l’ethnie dominante. Aux États-Unis, la musique “nègre” s’est pliée au goût et aux standards des Blancs pour donner au jazz un look américain, tandis que le marché mondial ne fait que reformater les musiques locales selon le cahier des charges de la World music. Ànoter aussi que, malgré l’effondrement du communisme, cette musique survit toujours dans sa platitude5 à l’ombre des conservatoires d’Asie centrale, ce qui suggère que ses fondements reposaient davantage sur une certaine idée de la modernité que sur une idéologie politique.

21 En République populaire chinoise, il en va tout autrement qu’en Asie centrale soviétique car, au-delà de l’intention de réforme idéologique des productions artistiques, le système han vise à diluer les différences locales pour faire entrer toutes les minorités dans son moule. Dans ces conditions, le simple fait de perpétuer les anciens styles de chant ou de danse ouïgours peut se comprendre comme un acte de résistance implicite (Trébinjac 2004, p. 244) et le sera de plus en plus, notamment depuis que la langue du Qutadghu Bilig (1069) a été privée, il y a quelques années, de son statut d’idiome académique et scolaire. Une conséquence frappante en est que les transcriptions des répertoires de muqam de Qumul ou de Turpan ne comportent plus une ligne d’ouïgour : même les noms de muqam sont en chinois, avec toutes les distorsions phonétiques que cela entraîne.

22 Les Ouïgours se sentent encore plus ouïgours lorsqu’ils chantent, dansent ou déclament des poèmes ; ils entrent dans un nous-mêmes qui n’est pas seulement celui d’une appartenance à leur communauté, mais aussi un nous autres, sous-entendu « nous qui ne sommes pas comme les autres », à savoir les Hans. Toute affirmation identitaire est un je qui se cherche dans un nous, et se réclamer de ce nous peut être une façon de nier l’autre.

23 Pour neutraliser ce dispositif culturel séditieux, le pouvoir central est en train de recourir à une ruse de guerre déjà appliquée il y a environ deux mille ans à l’encontre des Barbares de l’Ouest. En ce temps-là, les Hans parvinrent à obtenir les hymnes guerriers de leurs ennemis et à les chanter lors du face à face qui opposait les deux armées. Il s’agissait probablement de tourner à leur avantage la magie de ces mélodies, et plus subtilement, de décontenancer les Barbares en les dépossédant de leurs chants de ralliement. Ce type de brouillage identitaire est actuellement en phase de réactualisation. Dans un premier temps, la plupart des mélodies, ainsi que les danses “chinoises” illustrant les annonces des Jeux Olympiques de Pékin en 2008 ont été prises aux Ouïgours. Les musiciens bien informés prévoient que l’étape suivante sera l’adaptation des chants du répertoire canonique monumental, le on ikki muqam, sur des poèmes chinois, sans considération de l’incompatibilité totale entre le turc oriental (métrique quantitative) et le chinois (langue à tons). Quant à l’interprétation instrumentale, elle poursuivra vraisemblablement le processus de sinisation qui, depuis

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plusieurs décennies, altère ses tempos, ses inflexions, son ornementation, son flux et son éthos. Les plus naïfs croiront peut-être que leur musique nationale a atteint un certain degré d’universalité, mais pour les autres, il est clair qu’à terme, les Hans auront symboliquement réussi la sinisation du Turkestan (toponyme qu’ils honnissent) en mettant à leurs normes le bien culturel le plus cher à ses habitants : les chants et la danse.

La consécration d’un monument musical

24 Derrière ces quelques faits frappants fonctionnent néanmoins des rouages plus fins. Tout d’abord, les Ouïgours sont flattés que leurs chansons montent à la capitale pour redescendre chez eux en inondant le pays. À tous les niveaux de la sinisation, se trouvent des non-Hans qui, d’une manière ou d’une autre, participent au processus, à commencer par la plupart des musiciens qui ne font pas la différence entre les airs anciens et les produits du « traditionalisme d’État ». Face à ces attitudes paradoxales, S. Trébinjac avance les notions d’ambivalence ou de double mémoire (2004). La capacité de faire coexister différents plans de représentation de la réalité se trouve également chez les “autres”, avec qui les Ouïgours cohabitent tant bien que mal. On peut arguer que, symétriquement aux manipulations des Hans, les musiciens évoluent implicitement sur deux plans, l’ancien et le nouveau.

25 Entre plusieurs exemples, nous relèverons celui-ci : en même temps que le pouvoir central retire aux Ouïgours les emblèmes de leur identité –l’accès à la connaissance se faisant désormais par le chinois –, il a présenté à l’UNESCO la candidature du muqam ouïgour au rang de patrimoine immatériel de l’humanité. La proclamation qui a suivi a été largement répercutée au Xinjiang. La motivation fondamentale reste encore à analyser, mais le processus opère sur plusieurs niveaux à la fois, dont les plus évidents nous semblent les suivants. Considérant que la musique et la danse étaient inoffensives, il convenait de donner quelque compensation aux Ouïgours, après avoir retiré leur langue des cursus scolaires et après les coups portés à la culture religieuse depuis des décennies. L’exaltation de ce patrimoine serait un moyen de circonscrire la revendication identitaire dans les limites de quelques pratiques folkloriques offertes comme objets exotiques aux touristes chinois, très nombreux au Xinjiang6. Après le « traditionalisme d’État » (S. Trébinjac), se développe, dans de nombreux pays, un traditionalisme touristique. À l’approche des Jeux Olympiques, il fallait faire oublier aux visiteurs l’écrasement systématique de certaines minorités difficilement assimilables. L’interprétation la plus cynique émise par les Ouïgours est qu’il s’agit de mettre en relief le stéréotype où est enfermé ce peuple de cigales occupant son temps à ripailler, chanter et danser, de réduire leur culture et leur potentiel intellectuel à ces activités futiles. De fait, des esprits éclairés avaient protesté contre l’image réductrice que donnait leur peuple en se livrant avec passion au chant et à la danse mais, après la proclamation dont le muqam fut l’objet, ils furent obligés de baisser le ton.

26 Le procédé est d’autant plus habile que, dans presque tous les cas, les monuments musicaux sont édifiés ou entretenus par des pouvoirs politiques forts, si bien que, devant l’exaltation du muqam, on pourrait avoir l’illusion que le Xinjiang est une province véritablement “autonome”7.

27 C’est un souci constant des nouveaux pouvoirs en place de se doter, par le biais d’une musique spécifique, d’un symbole d’identité immédia-tement saisissable et touchant la

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corde sensible de tout individu. Les changements profonds de statut politique sont concomitants à des glissements identitaires et sont suivis de l’adaptation des musiques dominantes. À l’époque moderne, ces renversements politiques s’accompagnent fréquemment de réformes de l’écriture qui, généralement, vont de pair avec les tentatives de réforme des systèmes musicaux, en particulier les gammes et les intervalles8. Citons, entre autres, les cas de l’Azerbaïdjan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan, ainsi que du Xinjiang, dont les monuments musicaux (mugam, šašmaqom, on ikki muqam) sont autant d’expressions de la domination du pouvoir central sur les traditions locales et mineures.

28 Un autre exemple, très récent, de construction d’un patrimoine emblématique reposant sur des bases musicales fragiles mais structuré par un très fort sentiment national, est celui du falak tadjik, dont la genèse et les ambiguïtés sont décrites dans l’article qui suit.

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TRÉBINJAC Sabine 2000 Le pouvoir en chantant. I. L’art de fabriquer une musique chinoise, Nanterre, Société d’ethnologie. — 2004 « Le savoir musical des Ouighours : et s’il s’agissait d’ambivalence de la mémoire ? » in Stéphane A. DUDOIGNON (ed.), Devout Societies vs. Impious States? Transmitting Islamic Learning in Russia, Central Asia and China, through the Twentieth Century, Berlin, Klaus Schwarz Verlag, pp. 243-54.

WATSON Burton 1989 The Tso chuan: Selections from China’s Oldest Narrative History, New York, Columbia University Press.

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NOTES

1. C’est précisément le cas des cultures citées plus haut : l’apport européen et oriental pour Israël, l’apport indien pour l’Afghanistan, le pot-pourri pour Trinidad mais, dans ces deux cas, avec des orchestres très typés. 2. Le ta’zie a été tout récemment promu au rang de patrimoine immatériel mondial par l’UNESCO. 3. « Car nulle part les modes de la musique ne sont ébranlés sans que ne soient ébranlés par le fait même les lois politiques les plus élevées, comme l’affirme Damon, et c’est aussi ma pensée » (La République IV-424 c, p. 222). 4. Selon la formule de Sabine Trébinjac (2000, p. 376). 5. Cette appréciation, qui vise spécialement l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, peut sembler dure, mais elle reflète le jugement sévère des autorités culturelles soviétiques dans les années 1940-50, à l’égard des compositeurs sous-qualifiés de ces républiques, qui ne se sont guère distingués depuis(cf. Tomoff 2004, p. 238). 6. Beaucoup de jeunes Ouïgours sont poussés à devenir musiciens, car un des rares emplois qu’on leur propose en dehors du Xinjiang consiste à apporter une touche folklorique dans des restaurants ouïgours dont les patrons sont Hans. 7. Cet article a été rédigé et présenté sous forme de communication bien avant les tragiques événements de juillet 2009, qui ont exacerbé la vindicte des Hans contre les Ouïgours. Pourtant un an plus tard, la patrimonialisation du répertoire dansé et chanté des Mäshräp avait été ratifiée en une seconde phase du programme UNESCO qui avait déjà consacré le on ikki muqam. 8. On pense aussi au cas de la Turquie et au retour aux anciennes gammes qui s’est opéré en Azerbaïdjan après l’indépendance et le passage de l’alphabet cyrillique au latin. Voir à ce sujet During 2005, p. 142 sq. et Abou Mrad 2005.

RÉSUMÉS

La musique est un puissant marqueur identitaire, notamment dans les nouveaux États d’Asie centrale. Les empereurs chinois marquaient leur accès au trône par un changement de diapason, à une époque où les Pythagoriciens considéraient que les changements affectant les modes avaient nécessairement des répercussions sur les lois de l’État. Cet article examine les pratiques musicales collectives instrumentalisées par le pouvoir dans le but d’exalter un sentiment d’appartenance nationale en absorbant les particularismes régionaux et en promouvant la patrimonialisation selon des stratégies habiles.

Music is a powerful identity marker, especially in the new Central Asian states. The Chinese emperors celebrated their access to the throne by a general change of pitches at a time when the Pythagoreans were convinced that modifying the modes would necessarily have an impact on the laws of the state. This article examines how governments use collective musical practices in order to exalt a sense of national allegiance in absorbing regional idiosyncrasy and promoting the patrimony process according to clever strategies.

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INDEX

Mots-clés : musique, festivals, identité, Ouïgours Keywords : music, festivals, identity, Uyghurs

AUTEUR

JEAN DURING Jean During est directeur de recherche au CNRS (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Centre de recherche en ethnomusicologie). Spécialiste des cultures musicales des mondes iraniens et turcs orientaux, il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages et d’une quarantaine de CD. Cf. www.crem-cnrs.fr/membres/j_during.php

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Chant du destin et identité nationale : la promotion du falak tadjik1 The song of destiny and national identity: the promotion of Tajik falak

Ariane Zevaco

1 Falak est un mot arabe polysémique qui, dans sa première acception, signifie “sphère” et plus particulièrement, comme c’est le cas dans le Coran, “sphère céleste”2. Dans son usage courant, le mot désigne en effet la voûte céleste, mais aussi la fatalité, le destin. C’est enfin, au Tadjikistan, un genre musical “populaire”3. Dans ce cas, le mot falak désigne un répertoire de chants interprétés par un ḩofiz4 s’accompagnant parfois d’un instrument. Ces chants expriment souvent la douleur d’une séparation et sont adressés au falak, désignant alors Dieu (Hudo). Ce sont des poèmes d’amour, de deuil, mais aussi des poèmes mystiques.

2 Dans le Tadjikistan contemporain, comme dans la plupart des républiques de l’Asie centrale ex-soviétique, le domaine musical participe amplement des processus de revalorisation, revendication ou reconstruction d’une identité nationale. Pour cette raison, il n’est pas possible de séparer une étude de la pratique actuelle du falak des discours d’escorte qui en font l’emblème d’une identité revendiquée : ceux, politiques, de l’État ; ou ceux que tiennent les musiciens. Depuis une dizaine d’années, en effet, les sphères culturelles officielles réfèrent au genre musical falak en tant que répertoire national, qui serait partagé par l’ensemble de la population.

3 Ce qui est en jeu ici, c’est la re-création d’une “culture nationale”, dans le prolongement de la conception soviétique de l’identité. La musique, en tant qu’elle constitue un symbole de culture, devient un enjeu d’identification sociale, culturelle et politique. Pour autant, le mouvement à l’œuvre n’apparaît pas ex nihilo. Le processus actuel possède son histoire, et cette histoire est celle de l’identité d’une culture, d’une société, d’une nation, l’histoire de la fabrication permanente, et changeante, de marqueurs identitaires.

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4 Une certaine unanimité semble aujourd’hui se dégager pour faire du falak l’emblème d’une musique tadjike, la face audible d’une identité nationale. Cette étude, conduite au contact des sphères musicales tadjikes5, fait apparaître que cette unanimité est celle d’une construction culturelle et politique. Ce travail vise ainsi à montrer ce que met en jeu la définition de marqueurs identitaires, lorsqu’il est pourtant difficile de tracer des lignes de démarcation claires entre des pratiques qui entrent nécessairement en interaction. En effet, les musiciens s’influencent, dans des échanges réciproques que les discours de la singularité culturelle ou de l’identité politique feignent parfois d’ignorer.

Falak : un genre musical “populaire”

5 De façon courante, dans les milieux musicaux, on parle aujourd’hui de musiqii falak “la musique de falak”, ce qui suppose une définition avérée. Mais les musiciens parlent aussi de sabki falak le “genre” autant que le “style” falak, les appellations étant encore diverses et non fixées.

6 Pour comprendre ce que recouvrent les nouvelles définitions du genre falak, il est nécessaire de chercher ce qu’il représente dans les cadres de jeu non institutionnalisés, c’est-à-dire en tant que musique populaire, produit (et productrice) de vécu social et délimitée par des lieux sociaux d’exécution précis. Néanmoins, il serait simplificateur d’envisager le répertoire dans son actualisation “populaire” séparément des autres contextes d’exécution. De même, le processus de revalorisation ne peut être compris uniquement en termes de chronologie, suivant une ligne historique qui définirait idéalement un “avant” (falak populaire) et un “après” (falak officiel).

7 Expressions de la douleur du deuil, de l’exil, du chagrin et de la nostalgie, les chants falak sont dévolus à des contextes d’exécution divers, publics et privés. Ils accompagnent les cérémonies funéraires (au Badakhchan notamment), les fêtes rituelles tuī6, les hudoi7, certaines ma’raka8, les rituels de séparation de façon générale9, et constituent aussi un répertoire intime d’expression de la souffrance. C’est alors chez soi, seul ou en famille, que l’on adapte des poèmes populaires à une douleur individuelle, pour dire sa peine à Dieu. Ce sont des moments de création autant que “d’adéquation” à la tradition, que l’on soit musicien professionnel ou non.

8 Ces productions “sociales” du falak, non institutionnelles, sont celles qui sont considérées comme an’anavi “traditionnelles”, et elles mobilisent toujours aujourd’hui les musiciens professionnels. Par contre, elles ne font l’objet d’aucun discours : si les musiciens font la distinction entre ce qui est falak et ce qui ne l’est pas – en se basant sur le sens des poèmes ou en mentionnant, par exemple, « ceci est un falak que je chante pour ma mère » – ils n’en donnent pas d’élément de définition précis, si ce n’est qu’il s’agit de « dire sa souffrance à Dieu ». En outre, les chants falak ne constituent qu’une partie du répertoire populaire qui compte également, entre autres, des na’t, des monojot ou des chants de mariage10.

9 Par ailleurs, le répertoire change suivant les régions : les pièces sont organisées différemment, les rythmes ne sont pas les mêmes, les lignes mélodiques ne sont pas structurées de la même façon. Enfin, ce genre musical n’est pas présent dans les régions du nord du pays (Khodjent, Isfara).

10 Pour faire du genre falak un répertoire musical national, des changements référentiels ont donc dû être opérés, afin que cette musique puisse symboliser une nation, et non

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plus des régions, des faits rituels ou des événements privés. Ce processus de construction a été initié il y a une dizaine d’années, tout d’abord par la médiatisation du répertoire à travers ses meilleurs chanteurs professionnels, puis par une progressive “classicisationˮ de celui-ci. 11 L’arrivée au pouvoir en 1997, après la guerre civile, de l’actuel président Èmomalī Raḩmon [Rakhmonov], originaire de la région de Kulob (Hatlon, sud du Tadjikistan), entraîna une promotion de la culture kulobi au sein de la politique culturelle nationale et une médiatisation des chanteurs du Hatlon au niveau national. Leur reconnaissance, déjà effective au sein du milieu musical par le biais des fêtes tuī11, fut institutionnalisée dans les cadres officiels. Le meilleur exemple en est le barde Davlatmand Holov12, qui prit en charge les musiques populaires à la radio-télévision nationale, pour devenir ensuite le directeur de l’ensemble national Falak. La promotion des musiques populaires dans les sphères officielles correspondait à une volonté de s’éloigner du šaš- maqom (répertoire savant partagé avec l’Ouzbékistan) pour promouvoir une culture spécifiquement tadjike13. Si le šaš-maqom a depuis été réintégré au sein de la culture officielle comme musique nationale, la valorisation du répertoire falak a suivi un processus de classicisation, visant à le rendre apte à concurrencer les musiques savantes ou classiques.

Un symposium pour le falak : classicisation, folklorisation et persanité

12 Le symposium-festival Falak, organisé en 2004 à Douchanbé à l’initiative du ministère de la Culture et de la Fondation Soros/Open Society14, a jeté les bases de la classicisation du genre. Outre des concerts étalés sur quatre jours et présentant une cinquantaine de musiciens majoritairement tadjiks, des conférences ont rassemblé des chercheurs en musicologie, en littérature et en ethnographie, venant d’Asie centrale et d’Iran. L’ambition de cette manifestation était de faire un état des recherches sur le genre falak, au Tadjikistan et dans les pays environnants, principalement persanophones. Ainsi, les répertoires de dubaīti chantés au nord du Khorassan iranien et les chants falak du Badakhchan afghan15 ont fourni des perspectives directement comparatistes et servi d’exemples pour asseoir l’importance du genre musical au sein de la culture persanophone. Cette confrontation s’est aussi étendue au Kazakhstan, par la tentative de trouver des parentés mélodico-rythmiques entre le dumbra tadjik et le dombra kazakh16. Il est difficile de ne pas voir dans ces discours une recherche d’universalité choisie et valorisée – bien que le rapprochement soit légitime, dans le cas de l’Iran et de l’Afghanistan. Par exemple, l’évocation d’une parenté possible entre le genre falak au Tadjikistan et le répertoire savant des dastgāḥ iraniens, malheureusement étayée sur peu d’arguments, manifestait un choix évident de la part des spécialistes d’affirmer la persanité du genre falak.

13 Parmi ces exposés de recherche, la place des deux musiciens tadjiks invités à parler de “leur” musique était ambiguë. Il s’agissait de Davlatmand Holov, déjà cité, et de Umar Temur, également musicien kulobi, connu pour son interprétation de falak et ayant suivi une formation de musicologue. Ils exprimèrent un point de vue intérieur, qui mettait en valeur la puissance émotionnelle et spirituelle du répertoire17, mais cette attitude leur fut reprochée en coulisses par les musicologues, car jugée « non scientifique ». Ces deux musiciens sont des familiers des cercles étatiques de la culture

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au Tadjikistan. Leur présence s’expliquait par la volonté des organisateurs d’opérer un « partage de savoir », pour que les savants ne semblent pas monopoliser le discours scientifique. Cependant, le symposium étant initié par les cercles savants, le dialogue entre musiciens et musicologues n’eut pas lieu, et l’analyse intuitive de la musique proposée par ces musiciens fut finalement laissée de côté. Cette perception trop « populaire » (selon les musicologues) n’aurait pas pu servir de base à un échafaudage savant selon l’optique qui fut privilégiée. D’ailleurs, si la majeure partie du symposium- festival fut consacrée à des concerts, ces derniers consistaient essentiellement en un catalogue de musiciens professionnels.

14 Diverses publications dédiées au genre falak18 ont vu le jour à la suite de cet événement, dont les principaux thèmes sont les suivants : 1. Construction des origines : d’où vient ce genre musical ? de quelle région ? et à quelle activité est-il “originellement” réservé ? Classement fonctionnel du répertoire poétique (de funérailles, de séparation, d’exil, amoureux, patriotique, etc.). 2. Partage du genre musical avec l’Iran et l’Afghanistan. 3. Particularités de la forme musicale falak (et de ses deux principales subdivisions : falaki dašti et falaki roġi) et recherche du “vrai” falak19. Rythmes et cheminements mélodiques, instruments utilisés pour le jeu du répertoire.

15 En réponse à ces questions, certains canons ont été établis, qui définissent le falak « authentique », selon les participants au symposium. Le falaki dašti (littéralement “ falak de la steppe”) trouverait son origine dans les chants de deuil (Badakhchan et Hatlon) et peut-être dans certains chants de bergers (Hatlon). Le falaki roġi est, lui, sujet à controverse20, mais il est généralement considéré comme une évolution contextuelle du falaki dašti. Concernant les textes, il a été décidé que les poèmes populaires (anonymes) devaient être privilégiées pour le chant falak, bien plus que la poésie classique persane.

16 Pour la forme musicale, une norme a également été définie. Elle serait tout d’abord non mesurée (dašti), puis évoluerait en rythme à cinq temps (souvent appelé falak désormais par les musiciens) pour se terminer par un ufar (aujourd’hui traduit par “rythme de danse”) en quatre temps21 pour le roġi22, cette dernière partie étant en général un poème chanté pour danser. Concernant l’aspect mélodique, il est désormais question de avğ “apogée” et de nimi avj “demi-apogée” pour désigner les mouvements ascendants du chant, et de nola “plainte” pour les ornementations vocales ou la tenue de la voix qui intervient en général à la fin d’un vers (dans le chant des quatrains, à la fin du deuxième vers). La nola est considérée comme l’un des éléments caractéristiques du falak. Tous ces termes de qualification musicale (sauf celui de nola) sont vraisemblablement empruntés au vocabulaire du šaš-maqom23.

17 L’instrument de prédilection avec lequel s’accompagne le ḩofiz est le dumbra, mais d’autres sont également utilisés : le ġiğak (vielle à pique), les tambours (tablak, et daf au Badakhchan), la flûte nay pour le falaki dašti et, au Badakhchan, le rubobi badahšoni24.

18 Les caractéristiques ainsi établies se basent très largement sur le travail des musicologues et ethnographes tadjiks, à partir d’enregistrements collectés depuis les années 1960, notamment de chants25, et sur leurs analyses.

19 Tous ces traits spécifiques constituent effectivement des éléments musicologiques récurrents du répertoire. Ce qui m’intéresse ici n’est pas de chercher si ces éléments sont toujours respectés dans les diverses interprétations (la réponse est non), mais

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plutôt en quoi leur établissement comme configurations normatives musicales représente un enjeu dans l’institution du genre national falak.

20 Le genre falak est ainsi doté de caractéristiques musicales établies et d’une histoire (origines et contextes d’exécution) déterminée. Il s’agit bien d’une inscription dans l’histoire d’un répertoire oral jusque-là éphémère, selon deux mouvements clairement identifiés et liés. D’une part, les musicologues s’efforcent de rendre le genre classique (ainsi seront par la suite établis des modes définissant différentes exécutions) en construisant et en systématisant un ensemble de règles musicologiques auquel le genre est soumis – c’est-à-dire auquel il doit désormais correspondre pour être considéré comme falak –, ainsi qu’en établissant une classification du répertoire, opération de taxinomie visant à fonder une science de la musique. D’autre part, et parallèlement, le répertoire est folklorisé, par l’ethnographie des contextes “traditionnels” de jeu, qualifiés d’historiques et d’originels (et donc jugés plus ou moins dépassés). Il devient ainsi possible de sortir le genre musical de son exécution populaire, forcément imprécise voire sortant des cadres théoriques établis, et de le faire entrer dans un modèle classique.

21 D’une certaine façon, les participants à ce symposium ont cherché à établir les lettres de noblesse du genre, de manière à le rendre apte à concurrencer les répertoires classiques (šaš-maqom et classique occidental) en usage dans la région. À partir de là, certains ont même pu affirmer que le répertoire n’est plus pratiqué dans son exécution populaire, écartant les pratiques privées ou non professionnelles et opérant ainsi une folklorisation définitive.

22 Ces affirmations mènent naturellement à valoriser le professionnalisme des musiciens populaires. Si le falak n’était auparavant qu’un genre musical parmi d’autres au sein du répertoire des musiciens, il devient nécessaire d’en établir des musiciens “spécialistes“ dès lors que son statut devient plus savant (de la même façon que l’on passe d’un “style” à un “répertoire musical”). Ainsi sont désormais reconnus des musiciens professionnels du falak, fait sanctionné par la création d’une nouvelle appellation : falak-hon, littéralement “chanteur de falak”. Ceux-ci sont généralement connus au sein des structures culturelles étatiques – et mettent aujourd’hui en avant ce savoir devenu spécifique. De la même façon, la notoriété d’un chanteur peut être modifiée post-mortem et de ustod “maître”, il deviendra ustodi musiqii falak, ce qui permet de créer une généalogie du falak.

23 Dans une sorte de synthèse qui mêle expression populaire et savante, nous retrouvons les cadres de pensée artistique hérités de la période soviétique, pour la construction d’une identité nationale tadjike. L’ancrage de la musique falak dans le vécu musical populaire, par son origine et ses contextes traditionnels d’exécution, garantit l’authenticité nécessaire au discours identitaire national et le processus de folklorisation rappelle les orchestres folkloriques des républiques soviétiques. Mais, en suivant l’héritage soviétique de valorisation du classique et du savant, il est aussi indispensable de donner des cadres théoriques musicologiques pour rendre crédible une musique nationale. On peut donc désormais écrire le falak26 et ce passage de l’oralité à l’écriture27 est tout à fait symptomatique de la volonté d’en faire une musique savante. De populaire, le répertoire devient donc savant, dans la mesure du possible. Le fait que les compositeurs classiques tadjiks s’en soient inspirés est souvent rappelé, dans la même optique. En outre, le travail des orchestres (Orchestre national des instruments nationaux, orchestre et chœurs de l’opéra-ballet Ayni) sur le falak, au

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moyen de pièces composées ou arrangées, et parfois avec la collaboration des musiciens (D. Holov a notamment chanté un falaki dašti avec les chœurs de l’Opéra), rappelle très fortement les pratiques musicales soviétiques de l’académisme28.

24 Seulement, au-delà de ces cadres, il faut un élément pour fabriquer la spécificité tadjike. Car pour être tadjike, une œuvre d’art se doit aujourd’hui d’être persane : le Tadjikistan aime à revendiquer son héritage persan, unique en Asie centrale, et souvent souligné lors des comparaisons avec son voisin ouzbek. C’est ainsi que le falak est présenté avec insistance comme un héritage partagé avec l’Afghanistan (au Badakh- chan) et avec l’Iran, dans la même ligne académique qui met aujourd’hui Zarathoustra et Borbad à l’origine de la culture tadjike. De même, le chant de la poésie classique persane au Tadjikistan est souvent valorisé, façon d’insister sur le caractère persan, pour faire d’un art une revendication identitaire. Ainsi faisant, le discours officiel marque l’ancrage du genre dans la culture persane, donc sa qualité tadjike, et établit une musique nationale capable de concurrencer le šaš-maqom.

25 Enfin, dans cette construction “nationale”, la question du régionalisme occupe une large part. Les débats du symposium de 2004 avaient d’ailleurs mis en relief l’importance de cette question, toujours problématique au Tadjikistan, dans la définition du genre falak. D’une part, le répertoire devenu “national” permet une collusion entre les régions du Badakhchan (y compris le Darvoz), du Hatlon et du Karategin (les trois régions où l’on chante le falak), et évacue la région du nord (Khodjent), peuplée en partie d’Ouzbeks et adversaire majeur du Président pendant la guerre civile. Le cas du Zeravchan pose problème, car situé entre le nord et le sud du pays, donc à la frontière, mais doté d’une culture particulière, et sans falak clairement identifié. Mais un falaki zeravšon fut rapidement découvert, ou re-créé. L’ensemble national Falak de la radio nationale respecte ce rassemblement régional en employant des chanteurs et musiciens de toutes ces régions. Toutefois, les différences régionales du répertoire ont été présentées par les musicologues comme formant différentes branches29 d’un tout national.

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L’ensemble Falak de la radio-télévision nationale tadjike en répétition au Théâtre Lohuti

Douchanbé, 25 décembre 2005 Photographie de l’auteur

Chanter le falak aujourd’hui : entre dire et faire

26 Ce processus de nationalisation du genre falak, opéré par les instances officielles dans le cadre d’un discours de revendication identitaire, est appréhendé par les musiciens de façon plurielle. La grande force du falak, qui a permis au discours officiel de trouver une légitimité dans les pratiques musicales les plus diverses (musiciens professionnels traditionnels, compositions classiques, pop) vient de son origine populaire, liée à des contextes d’exécution traditionnels et privés.

27 C’est pourquoi je crois nécessaire de clarifier les liens entre les différentes sphères d’activité et de discours. La distinction entre les espaces de représentation “populaire” et/ou non professionnelle, et officielle – c’est-à-dire relayant les politiques culturelles étatiques –, n’induit pas que l’un ou l’autre soit plus ancré dans la tradition : c’est surtout le discours qui change. Ainsi, pour les musiciens professionnels familiers des cercles culturels officiels, il n’y a pas de rupture entre la vision “officielle” et la vision “populaire” (que l’on serait tenté de considérer comme plus traditionnelle) de la musique comme véhicule du patrimoine et de la culture.

28 Ceci tient essentiellement au fait que même les musiciens parvenus au plus haut niveau de reconnaissance par l’État ne se sont pas coupés des contextes d’exécution populaire. Davlatmand Holov continue à se produire dans les tuī, même de façon sporadique, et pas uniquement pour les personnages officiels (là où son statut l’y oblige). Bien entendu, cette participation dépend plus d’une contrainte d’appartenance communautaire30 que d’une volonté spécifique de continuer à chanter dans les fêtes

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rituelles. Mais cela montre bien que, justement, le répertoire musical n’est pas (encore) envisagé par les musiciens “officiels” séparément du vécu social et émotionnel qu’il transporte et dont il émane.

29 Les discours sont donc à distinguer clairement des actes. Si les musiciens relaient le discours officiel national sur le falak, c’est-à-dire son histoire et ses caractéristiques musicales telles qu’énoncées plus haut, c’est pour montrer qu’ils sont reconnus officiellement comme professionnels de cette musique. Ce discours intervient en général lors de prestations officielles, ou bien lorsqu’ils pensent qu’il est bon d’énoncer ainsi les choses31. Par contre, et l’impact de ce processus de nationalisation est alors bien visible, si l’observateur demande quelles sont les musiques du Tadjikistan, la réponse sera souvent « le šaš-maqom et le falak », ou encore « le falak » pour parler des musiques populaires en général. Le falak fonctionne alors comme un emblème des musiques populaires, lorsqu’il n’est pas censé les englober entièrement.

30 Là se situe l’ambiguïté. Si Davlatmand Holov chante pour la télévision nationale un chant patriotique (surudi vatani)32 dans le “style” falak, c’est-à-dire selon les caractéristiques musicales aujourd’hui établies, ce chant est perçu par le public comme un falak. Or D. Holov ne dira pas qu’il s’agit d’un falak, mais plutôt : « Je suis un chanteur de falak, donc je le chante ainsi ». En privé, il ajoutera peut-être qu’il le chante ainsi parce que c’est un chant national, et ce, même s’il ne s’agit pas de falak. Ainsi, il n’est pas coupé de la tradition musicale, il l’adapte si nécessaire.

31 Ces problèmes dans la négociation du “national” par les musiciens proches du pouvoir se manifestent dans le fonctionnement de l’ensemble national Falak de la radio- télévision tadjike. Le groupe est dirigé par Davlatmand Holov (chanteur, joueur de dumbra et de ġiğak principalement) et comprend neuf musiciens originaires du Hatlon, deux du Badakhchan, et deux ou trois d’autres régions (Karategin, Zeravchan). Le Hatlon est donc très clairement surreprésenté, sous l’influence directe de D. Holov et des cercles présidentiels en amont, et son style domine la création musicale. Les autres musiciens sont respectés mais n’ont pas de pouvoir décisionnel dans le choix des pièces, sauf si Holov leur demande de proposer une mélodie. Il n’y a pas vraiment de rivalité entre les musiciens, car tous savent à quoi s’en tenir. Ils ne travaillent qu’à mi- temps pour l’ensemble, de façon à gagner de l’argent ailleurs (dans les fêtes ou, pour certains, en exerçant un autre métier). Cependant, plus de quatre ans après la fondation du groupe, les musiciens ont parfois le sentiment « de ne plus jouer de falak ou de musique populaire » mais « des arrangements de falak », c’est-à-dire des adaptations faites par Holov ou surtout par des compositeurs-musicologues locaux. L’un des musiciens hatloni me disait, au printemps 2007 : « Maintenant voilà, on fait du falaki begona [falak étranger], ce n’est plus du falak et je ne sais pas trop si c’est de la musique populaire ». Néanmoins tous les musiciens construisent une part de leur notoriété via l’ensemble. Lors de leurs prestations, en concert ou pour la télévision, un chanteur de chaque région chantera quelques vers, pour que chaque style régional soit représenté.

32 Finalement, l’identité musicale régionale est réduite au “style” (le falak lui-même étant passé du statut de style à celui de répertoire), alors qu’elle est essentielle dans l’appréhension même de la musique, puisqu’elle correspond à des rituels différents33 selon les régions. L’identité nationale du falak est alors davantage une combinaison de styles, très marquée par celui du Hatlon, plutôt qu’un syncrétisme. Pour les enregistrements et les concerts, des instruments de l’orchestre oriental (ud, čang)34 sont

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rajoutés, pour souligner une inscription revendiquée dans l’espace musical oriental global.

33 Ainsi, au-delà des discours de revendication identitaire, les pratiques montrent les négociations menées par les musiciens en fonction de leur place, du lieu social dans lequel se tient leur discours, de l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes, et surtout de la façon dont ils considèrent leur rapport à la tradition.

34 Les musiciens professionnels dans leur ensemble ne relaient pas le discours historique et folkloriste officiel autour du répertoire falak, même s’ils valident les caractéristiques musicologiques du genre et les privilégient dans la pratique : il semble qu’ils aient, d’une certaine façon, “redécouvert” le falak et une autre façon de le jouer. Les conséquences de la nationalisation du genre s’observent alors directement. Ainsi, les musiciens joueront souvent en cinq temps (lorsque certaines pièces étaient habituellement jouées en six ou sept temps), avec un cheminement mélodique respectant le schéma avğ/nimi avğ/nola.

35 Pour autant, il ne s’agit pas là uniquement d’un engouement suscité par l’extérieur : attachés à leurs traditions populaires, les musiciens ont plutôt vu dans ce mouvement de revendication identitaire celui de la revalorisation des répertoires populaires dans leur ensemble, lesquels avaient été stigmatisés comme “féodaux” pendant la période soviétique. À partir de là, peu importe finalement qu’il s’agisse de falak, ou de monojot, de chants de bienvenue ou de mariage : l’important est que la culture et la tradition musicale dont les musiciens sont issus, et dont ils sont les dépositaires, puissent aujourd’hui être valorisées et qu’ils soient en mesure de participer à ce mouvement. 36 Abdulloḩ Nazri35 disait ainsi : Les compositeurs maintenant parlent de avğ, ou de nimi avğ pour le falak, et cela n’existe pas dans les musiques populaires, on n’est d’ailleurs pas censé effectuer ce genre de choses. Bon, c’est aussi comme cela que les traditions se maintiennent en vie, il y a différentes voies, il faut aller de l’avant.

37 Il insistait sur le fait que ce sont les compositeurs qui ont introduit le vocabulaire classique dans les musiques populaires. En effet, les compositeurs sont aussi les musicologues au Tadjikistan, et cela montre bien l’influence de la sphère musicale classique sur les musiques populaires.

38 Les musiciens chantent fréquemment, aujourd’hui, des na’t ou des ghazal soufis dans le genre falak, en modifiant le rythme et en arrangeant le cheminement mélodique. Et s’il leur est plus commode, pour des raisons d’intégration dans la communauté musicale professionnelle et officielle, de dire qu’il s’agit de falak, ils le font. Le genre musical n’est pas suffisamment structuré musicalement pour que l’on puisse aisément critiquer l’appellation falak, car c’est un répertoire autant musical que poétique (le sens des poèmes étant l’un des critères distinctifs du falak). Les musiciens initient ainsi un élargissement du répertoire falak, basé sur des critères relativement flous, qui définissent autant un “style”.

39 Dona Bahrom, un maître de musique relativement âgé, originaire du Darvoz, m’a dit un jour : « Je ne sais pas trop pourquoi il y a toujours ce tapage à propos du falak. D’où est- ce qu’il est sorti, ce falak ? ». Lui-même ne se dit pas spécialiste du falak ; il continue à jouer et surtout à enseigner les répertoires populaires tels qu’ils lui ont été transmis. Mais il reconnaît que sa position, en tant que musicien professionnel populaire, est de fait confortée par le mouvement général de revalorisation du falak.

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40 D’ailleurs, l’établissement d’une histoire du falak, de son répertoire musical et poétique, permet aux musiciens qui le souhaitent de se prévaloir d’un statut savant, en tant que détenteurs d’un savoir historique. Le changement de statut du répertoire peut donc modifier le statut du musicien. Si les musiciens se définissent néanmoins toujours comme ḩofizi halqi “chanteur populaire”, quelques-uns (intégrés dans les structures étatiques) ont cherché à se prévaloir de ce “savoir savant”, se déclarant les mieux placés pour parler du falak. De manière paradoxale, ils se sont appropriés le savoir constitué par les musicologues et les compositeurs, dont ils décrient pourtant les théories aujourd’hui. Davlatmand Holov et Umar Temur disent toujours détenir la clé de la compréhension du falak et seraient chacun en train d’écrire un livre d’analyse du « véritable falak »36. Davlatmand Holov avait même initié l’institution d’une Akademii Falak “Académie du falak” calquée sur le modèle de l’Académie du šaš-maqom mise en place il y a quelques années par Abdulvali Abdurašidov. Le projet a échoué37.

41 Si ces initiatives restent rares, le processus de nationalisation est moins anodin dans le domaine de l’enseignement. Au Conservatoire de Douchanbé, qui rassemble depuis quelques années la plupart des grands musiciens pour les musiques populaires, les préceptes musicologiques du symposium de 2004 concernant le falak sont aujourd’hui appliqués, et surtout transmis comme une norme. La transmission38 est bien sûr une condition sine qua none de l’institution à long terme du falak comme tradition nationale.

42 Les musiciens pop ont aussi, dans une certaine mesure, profité de la promotion du genre falak pour créer des chansons respectant les critères musicaux admis, cherchant ainsi à asseoir leur position en se fabriquant une image ancrée dans le traditionnel, même sans avoir suivi d’apprentissage idoine. Pour ceux qui sont passés des contextes d’exécution traditionnels aux contextes pop, ou qui partagent leur activité entre les deux, le falak est pensé comme une expression de l’authenticité de leur musique. Pour les autres, il ne s’agit que d’un argument marketing.

43 Ainsi, dans l’analyse de la société musicale professionnelle du Tadjikistan, suivre les différentes actualisations du genre falak permet de rendre compte des gestions différentes de la tradition.

L’émotion nationale

44 Il n’y a pas de discours homogène sur le falak en particulier, ni sur la tradition en général. Les musiciens savent aussi que le falak est utilisé à des fins de revendication identitaire, et cherchent paradoxalement à se démarquer du discours officiel (qu’ils relaient pourtant) pour valoriser une idée indépendante de la tradition, enracinée dans l’émotion et dans le vécu social.

45 Les musiciens non professionnels39 occupent une place importante dans les discours actuels des musiciens professionnels tadjiks sur le falak. Vus comme des garants de l’authenticité, leur connaissance d’un répertoire ancien (qadim) est mise en avant, surtout concernant les poèmes. En effet, ces musiciens qui ne fréquentent pas les circuits officiels connaissent un répertoire poétique qui n’a pas été reformaté par les politiques culturelles. En particulier, ils n’ont pas intégré les changements opérés dans la poésie populaire par les autorités soviétiques, qui avaient mené à la production d’une poésie “soviétique” (še’ri šuravi)40.

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46 Ces musiciens non professionnels, c’est-à-dire ceux qui ne vivent pas de la musique, sont souvent des personnes âgées détenant un savoir traditionnel qu’ils ont transmis à leurs enfants. Ils ne tiennent pas de discours qui puisse définir le répertoire. Si on leur demande ce qu’est le falak, ils diront : « ce sont les chants qu’on chante à Dieu pour exprimer sa douleur », puis ils joueront une pièce, qui ne sera pas forcément conforme aux critères du falak “national”, par exemple uniquement dans un rythme à quatre temps. Certains musiciens professionnels diront que c’est là une erreur, et prendront ce prétexte pour juger leur falak plus « vrai » –ce qui est surtout une façon de se définir comme professionnel et comme connaisseur. Un glissement s’opère alors dans la légitimité du savoir musical : elle ne serait plus fondée par l’actualisation de ce savoir dans les lieux sociaux traditionnels, mais par l’institutionnalisation de cette tradition41. Néanmoins, la plupart des musiciens diront : « C’est cela le vrai falak [celui des non professionnels] ». Finalement, en réaction à l’institutionnalisation du genre falak, la plupart des musiciens cherchent la légitimité de l’authenticité dans l’expression émotionnelle et font pour cela des musiciens non professionnels, ainsi que des grands musiciens du passé, les parangons de la tradition.

Saīdali Sabzov, chant et dumbra, Qurġonteppa, 6 mai 2005

Saīdali est un chanteur non professionnel, venu ce jour-là montrer son savoir au musée d’histoire de Qurġonteppa Photographie de l’auteur

47 Du reste, il y a sur ce discours de valorisation du passé et du non-professionnalisme un quasi-consensus des musiciens, au-delà des différences régionales et des conflits de pouvoir. Dans une position en réalité bien plus “nationale” que celle que cherche à faire émerger les revendications identitaires initiées par l’État sur le falak, tout le monde s’accorde sur l’“unité” des musiques populaires. Finalement, le falak fonctionne comme référent identitaire uniquement parce qu’il est compris par les musiciens en tant que

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symbole des musiques populaires dans leur ensemble. La façon dont les musiciens valorisent le passé est une manière de louer les qualités d’un bon chanteur populaire, c’est-à-dire son rôle dans l’expression de l’émotion collective lors des rituels sociaux.

48 Zulfiqor Ismo’il est un grand chanteur et joueur de setor badakhchanais42 du village de Toğikobod (région du Karategin), très connu à l’époque soviétique mais qui ne joue presque plus aujourd’hui en raison de son âge et de sa santé. Un jour du printemps 2006 où je retournais le voir, je lui appris le décès de Abdulloḩ Nazri, survenu un mois plus tôt. Il en fut bien sûr chagriné et entreprit de me conter comment, dans les années 1970, il avait chanté avec Abdulloḩ Nazri et Odina Ңošim dans des fêtes, et combien ils se comprenaient sur le plan musical, combien l’appartenance régionale n’avait pas d’importance dans ces moments-là.

49 En outre, Z. Ismo’il louait les événements culturels du Tadjikistan soviétique car ils ne produisaient pas de régionalisme43 – même s’il déplorait la faible part accordée alors aux musiques populaires. L’identité tadjike aujourd’hui reconstruite ne serait-elle pas donc une simple transposition de l’identité tadjike soviétique sur des référents similaires, mais naturellement réadaptés à une situation politique différente ? Les musiciens, eux, continuent simplement à défendre leurs traditions et adhèrent au processus (sans en reprendre le discours pour la majorité d’entre eux), parce qu’il manifeste la reconnaissance de l’existence de ces traditions. 50 Abdulloḩ Nazri me disait, un an auparavant, en parlant de ces questions : Depuis des temps anciens, chaque district, chaque région, possède un style, se différencie des autres et distingue les chansons classiques et les chansons populaires. Mais finalement, il y a peu de différence entre elles [ces régions]. Il y a certains endroits, en partie le Pamir, le Badakhchan, qui possèdent une spécificité. Par exemple, les gens de Samarcande, Boukhara, centres de la science et de la culture, eux, sont très classiques, ils prennent appui sur le classique44. Et ces régions [du Tadjikistan] ont pris quelque chose de cette culture savante, classique. Par exemple, si on parle du Darvoz (moi je suis originaire du Darvoz), mon avis est que le Darvoz a pris des choses de toutes les régions. Ainsi, comparé à d’autres régions, au Darvoz, le “diapason” est plus ouvert, dans la mélodie, il y a plus de différences. Parce que les maîtres ont laissé des traces. Chaque poème, chaque chanteur, chaque joueur qui, du Darvoz par exemple, a été amené à Boukhara, a laissé ses traces. Là-bas ils ont étudié, ils ont écouté45. Cette différence a été partagée, maintenant c’est difficile de dire ce qui vient de quelle région, où est-ce que le style est plus fort, ou moins fort…

51 Il insistait donc sur le fait que, s’il existe des styles régionaux, il ne faut pas nier les interpénétrations musicales ; la tradition a, selon lui, plus à voir avec le travail des musiciens qu’avec une musique nationale. En outre, ces paroles mettent en relief le caractère “partagé” du répertoire poétique des musiques populaires (même si certaines sont caractéristiques d’une région), qui est en majeure partie anonyme et peut donc être considéré comme “national” si l’on cherche à le qualifier ainsi.

52 En cela, le traitement de la musique falak comme musique nationale et la manière dont les musiciens relaient ce discours identitaire ne peut être compris sans prendre en compte le fait que le répertoire falak constitue, avant tout, la référence à un vécu musical traditionnel toujours présent et l’expression d’émotions qui structurent la vie quotidienne et sont la base de la tradition musicale. Les musiciens, professionnels ou non, ne relatent jamais leur parcours dans les cadres institutionnels – à moins qu’on ne le leur demande –, mais font plutôt référence à un « don » (divin en général) et à un apprentissage qui leur a permis de devenir les dépositaires de la tradition qu’ils se

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doivent de perpétuer. En ce qui concerne le cas spécifique du falak, avant tout considéré comme l’expression de souffrances et de douleurs, le rôle de ces musiciens est d’autant plus important qu’il s’agit d’exprimer une émotion et de la tourner vers Dieu. Presque toujours, quand ils cherchent à définir le falak, les musiciens en viennent à parler de leur vie et d’événements personnels, la mort d’un proche par exemple, pour expliquer pourquoi ils le chantent, et pourquoi ce poème en particulier.

53 De la sorte, à travers le chant falak, le musicien exprime une identité à la fois individuelle et collective, et se trouve exactement dans le rôle qui est le sien traditionnellement. Aussi les référents émotionnels du répertoire falak ont permis une large assise du discours identitaire officiel46. Un autre musicien fameux de Douchanbé est très clair à ce sujet : « Moi, je ne suis pas dans tout cela [les discours de revendication identitaire], Somoni47, tout cela, ça ne m’intéresse pas, je chante pour les gens ».

54 De façon révélatrice, la plupart des musiciens professionnels associent aujourd’hui le genre falak à l’expression soufie 48. Sans qu’il y ait de véritable connexion entre un répertoire proprement soufi et le genre falak, nombreux sont les musiciens qui se disent soufis parce qu’ils chantent le falak. Bien sûr, maints poètes mystiques soufis (tels que Ḥāfiẓ, Bīdel, ‘Attār) sont chantés par les musiciens populaires, notamment dans le genre falak. Mais cela n’est pas suffisant pour que ces derniers se qualifient de soufis, et ce n’est d’ailleurs pas la connexion poétique qui est invoquée par les musiciens. Cette question est aussi liée à l’engouement pour le soufisme, dans la pratique musicale centrasiatique, au sortir de la période soviétique. En effet, les musiciens ont été privés d’une expression libre des chants à caractère spirituel, lorsque nombre d’entre eux ont commencé leur formation en chantant le Coran. Mais surtout, il s’agit d’une valorisation extrême du registre de l’émotion, bien révélatrice de leur ressenti musical du falak. Ce soufisme populaire, qui était finalement, malgré sa clandestinité, plus présent dans la vie musicale à l’époque soviétique qu’aujourd’hui, donne une identité spirituelle à la musique, au même titre que l’expression de la “nostalgie”49, pour faire du falak les « chants de la destinée », selon l’expression d’un chanteur. Dès lors, un discours officiel qui valorise le caractère traditionnel et authentique d’un tel répertoire ne peut être que bien reçu et développé, mais aussi engendrer des contradictions pour les musiciens, dès lors qu’ils font sortir le répertoire de son champ social.

55 Les termes qui, dans les propos des musiciens, reviennent le plus souvent pour qualifier le falak sont les suivants : an’ana “la tradition”, san’at “l’art” et irfon “la spiritualité”. Ils sont bien emblématiques du statut actuel du répertoire, du point de vue des musiciens : ancré dans la tradition, considéré comme un art et expression d’une spiritualité. Et c’est à partir de ces bases qu’il faut apprécier la manière dont les musiciens vont s’adapter à un discours officiel qui valorise leur art, mais le déconnecte en pratique de la spiritualité, lorsque les trois éléments sont liés.

56 La notion de milieu, ou d’environnement, telle que l’envisage John Dewey, peut ici aider à penser le lien entre le musicien, les lieux de la musique falak et son expressivité. La position philosophique de Dewey sur « l’art comme expérience » définit cette dernière comme : […] l’interaction de l’organisme avec son environnement, lequel est tout à la fois humain et physique, et inclut les matériaux de la tradition et des institutions aussi bien que du cadre de vie local (2005, p. 290).

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57 L’environnement tel qu’il le décrit ici peut être rapporté non seulement aux différents contextes d’exécution du falak, mais aussi aux cadres de transmission du savoir musical autant qu’à son contenu émotionnel et spirituel. La façon dont le musicien envisage le rapport de la musique falak à cet environnement nous éclaire également sur les représentations qu’elle transporte. Réfléchissant sur la relation entre l’œuvre d’art et son milieu, Dewey affirme encore : Une fois qu’un produit artistique est reconnu comme une œuvre classique, il est en quelque sorte isolé des conditions humaines qui ont présidé à sa création et des conséquences humaines qu’il engendre dans la vie et l’expérience réelles (2005, p. 21).

58 Ainsi en est-il du processus de classicisation du falak : sorti de son environnement, il ne porterait plus que les formes de l’émotion, véhiculant d’autres représentations (savante, nationale, patriotique).

Fragilité de l’édifice identitaire tadjik

59 La construction de l’histoire du genre musical falak et de ses normes “traditionnelles” constitue indubitablement une édification identitaire, puisqu’elle mène à l’établissement d’une musique aujourd’hui considérée comme nationale. Le tracé des limites du répertoire, tant géographiques qu’historiques ou musicales, définit sa différence : ce n’est pas une musique ouzbèke mais persane, pas un répertoire savant mais populaire. Cela ne ferme pas la porte à des redéfinitions futures : populaire certes mais en passe d’être “classique”, le falak est progressivement intégré à des représentations “savantes” de la musique. Il est enseigné en 2007, bien que dans une mesure fort restreinte, à l’Académie de šaš-maqom de Douchanbé.

60 Le processus de négociation de cette identité par les musiciens est compliqué et engendre pour eux, comme on a tenté de le montrer, nombre de discours et pratiques en porte-à-faux. Dans le travail d’analyse anthropologique d’un tel phénomène, d’autres contradictions apparaissent, qui mènent à une remise en cause de ce que l’on considère comme établi. Si un genre musical peut passer d’un statut populaire à un registre savant, quelle est la légitimité de ces concepts, au moment de l’analyse ? Nombre de questions se posent, qui nécessitent un travail de terrain ample et inscrit dans la durée, pour n’oublier aucun point de vue.

61 Au terme de ces questionnements, il devient difficile de juger de l’établissement d’une identité “tadjike”. L’histoire politique du Tadjikistan montre les difficultés de sa population à s’identifier comme nationale, à tel point qu’il est possible de s’interroger sur la validité de la conception d’une “identité tadjike”50, et encore plus délicat de parler d’une “tadjikité”, sauf si l’on veut désigner la volonté identitaire de la part de l’État. Il reste qu’aujourd’hui, comme le montre le cas du falak, une identité nationale formée sur le modèle de la culture nationale soviétique est voulue et construite par l’État, sans qu’on puisse encore juger de la pérennité de cette édification.

62 Néanmoins, le processus de “nationalisation” semble fonctionner, au moins dans une certaine mesure, et les repères nationaux du falak essaiment hors de la sphère officielle, pour diverses raisons qu’on a tenté d’analyser. La tradition, en musique, sert de base à la construction d’une identité culturelle que tout amateur de musique voudrait croire indépendante des processus sociopolitiques, lorsqu’elle les met justement en jeu. On peut bien sûr, et de façon légitime, choisir de privilégier le sens, l’expression

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émotionnelle, la spiritualité, pour définir – de façon presque aussi essentialiste que lorsque se construit un falak national – une authenticité, laquelle reste mouvante51.

63 Aujourd’hui, le répertoire falak est établi pour certains, mais pas pour tous : il faut du temps pour construire l’histoire d’une musique anonyme, non écrite, et qui n’offre pas de bases musicales structurées et aptes à la théorisation. Pourtant, Qurbon Qurbonion, musicien et musicologue du Conservatoire de Douchanbé, a publié la théorie du répertoire52. Il y décèle un système de modes nommés, sur le modèle du maqom, et dont il explique le fonctionnement. Pour la plupart des musiciens, ce livre est une théorie imaginée. Largement diffusé, il va néanmoins servir à l’enseignement de cette musique au Conservatoire.

64 À partir d’un répertoire poétique populaire s’est bâtie une musique obéissant à des modèles, à partir desquels on va juger de la légitimité d’une expression musicale : une construction de la tradition.

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2006 Falak: the Voice of Destiny. Traditional, Popular and Symphonic Music of Tajikistan, British Library Sound Archive/Topic Records, 2 CD. Enregistrements, texte et compilation de Federico SPINETTI.

NOTES

1. Je souhaite remercier, pour leurs soutiens qui ont rendu possible les recherches de terrain ayant mené à cette étude, l’IFEAC à Tachkent et Douchanbé, l’IFRI à Téhéran, l’Université Paris-X Nanterre ainsi que l’EHESS. Merci également à Jean During, Denis Laborde et Gilles Tarabout pour leurs relectures attentives de cet article. 2. Lewis, Pellat et Schacht (1965). 3. Au Tadjikistan comme dans tout le monde musulman, on fait la différence entre les répertoires savants (ceux du maqom, dénommés en russe klasiki “classsiques” au Tadjikistan) et populaires (halqi, littéralement “du peuple” en tadjik). Au Tadjikistan, cette distinction, qui date de l’époque soviétique, continue à fonctionner pour définir aussi bien les musiciens que les genres musicaux. 4. Ңofiz désigne “celui qui connaît le Coran par cœur”, ici le chanteur. Voir During (1998, p. 160). 5. Cela inclut les différents lieux de pratique et d’enseignement musical (publics, privés, officiels) et leurs acteurs musicaux (musiciens professionnels ou non, décideurs musicaux), mais également les sphères “scientifiques” : musicologues et compositeurs, ainsi que les acteurs politiques de la musique. 6. Tuī : cycle de fêtes rituelles, données en diverses occasions, notamment pour une naissance, une circoncision, un mariage. 7. Hudoi : fêtes ou rassemblements rituels intervenant pour un décès ou pour la célébration qui a lieu quarante jours après le décès, ou encore pour célébrer le défunt dans son village d’origine s’il a été enterré ailleurs. 8. Ma’raka : fêtes semblables aux banquets des tuī, mais à l’importance rituelle moindre, données pour un anniversaire, le retour d’une personne dans son village d’origine, ou simplement pour se réunir. 9. C’est-à-dire tous ceux qui mettent en scène la séparation. Ce peut être, dans le cadre des tuī-i arusi (fête de mariage), le moment où la jeune fille quitte la maison de son père pour celle de son mari, qui donne lieu à des chants et des prières particuliers, mais cela inclut aussi les funérailles et l’exil. 10. Les na’t sont des poèmes panégyriques du Prophète ou d’un saint. Les munojot “suppliquesˮ ou “confidences spirituellesˮ désignent en général les chants de ghazal (longs poèmes mystiques). Il y a encore beaucoup de chants populaires que l’on peut classer selon leur contexte d’exécution : chants de mariage (arusi), de bienvenue (huš omaded), de fiançailles, etc. 11. Comme Odina Ḩošim (aujourd’hui décédé, et considéré comme le plus grand chanteur du Hatlon), ou Gulčera Sodiqova, qui est la plus fameuse chanteuse du Hatlon aujourd’hui. S’ils avaient été reconnus officiellement (par le biais de titres honorifiques) à l’époque soviétique, leur

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popularité a énormément grandi avec le mouvement de revalorisation du falak. Sur le parcours de Gulčera Sodiqova, voir Spinetti (2005). 12. Né en 1950, il est originaire de la région du Hatlon (Muminobod) et est considéré comme le meilleur chanteur de falak kulobi. Proche du président Èmomalī Raḩmon, il a également assis sa notoriété par des concerts à l’étranger, notamment en France, à la Maison des cultures du monde et au Théâtre de la Ville à Paris. 13. Sur les problématiques de revendication de l’origine et de la propriété des répertoires musicaux par l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, en premier lieu dans le cas du šaš-maqom, et des politiques soviétiques d’ethnicisation dans les années 1950, voir notamment During (1998). Sur la question de la valorisation du šaš-maqom au Tadjikistan comme “répertoire national”, voir aussi Spinetti (2005). 14. Organisation très active dans plusieurs pays d’ex-Union soviétique, la Fondation Soros/Open Society a financé nombre de projets d’assistance culturelle au Tadjikistan. Elle se donne pour but de promouvoir la création de « sociétés ouvertes » et « démocratiques ». Aujourd’hui, plusieurs gouvernements d’Asie centrale ont mis fin à ses activités, par ailleurs dénoncées comme pro- américaines. 15. Sur le falak en Afghanistan, voir Sakata (1983). 16. Le dumbra (ou dutorče “petit dutor”) est l’instrument de prédilection des bardes tadjiks. C’est un petit luth à deux cordes en nylon (du “deux” en persan et tor “corde”). Long d’environ 80 centimètres, son manche (50 centimètres) est dépourvu de frettes. Il est fait dans du bois d’abricotier ou de mûrier, avec parfois un manche rapporté en noyer. Il est aussi utilisé par les bardes bahši en Ouzbékistan. Le dombra kazakh n’est pas de même facture. 17. Voir Holov Davlatmand « Čand suhane dar borai Falak » [Quelques mots à propos du Falak], in Hakimov (2004a, pp. 197-201) et Temur Umar « Falak. Taskini dil ast… » [Falak, ou l’apaisement du cœur…] (ibid., pp. 178-181). 18. Voir Hakimov (2004a et 2004b) et Rağabov (2004). 19. Falaki toza “pur” ou falaki durust “vrai”. 20. L’appellation roġi n’a pas été explicitée et demeure un mystère. Roġ signifierait en persan “plaine” et cela concorde avec la référence à un milieu géographique du dašti. Mais au Tadjikistan, roġi désigne aujourd’hui ce qui est afghan (peut-être par un glissement de “plaine” à “au-delà du fleuve”, i. e.l’Afghanistan). 21. Ou souvent sept, dans la pratique. 22. Comme le sens de roġ n’est pas avéré, il est difficile d’expliquer en quoi le moment roġi devrait toujours être mesuré (alors que pour dašti, on invoque les chants de bergers, seuls dans la montagne, sans instrument ou ne possédant qu’une flûte). Des musicologues tadjiks évoquent pour leur part un autre sens de roġ : “fissure”, qui expliquerait soit le passage du non mesuré au mesuré, soit un système d’intervalle précis, ce qui n’est pas significatif non plus. En effet, il n’y a pas de norme musicale régissant le genre (il paraît ainsi très peu probable que sa dénomination réfère à une caractéristique musicale fluctuante et aléatoire) et encore moins de système d’intervalles avéré. 23. During (1993) note déjà cette tendance à la classicisation, et le fait que certains musiciens œuvrent à élever la tradition des bardes en “maqomisant” les chansons, c’est-à-dire en les rattachant aux structures modales de la musique classique. 24. Ou rubobi pomiri, luth en abricotier à trois cordes dont deux doubles. Satable d’harmonie est faite en peau de cheval. 25. Karomatov et Nurğonov ont effectué un énorme travail d’enregistrement, dans tout le Tadjikistan et plus particulièrement au Pamir (1978 et 1986). 26. C’est-à-dire en proposer des modèles de pièces : partitions de transcriptions des plus célèbres falak des plus grands chanteurs de falak. Le premier ouvrage qui a tenté de systématiser le genre, en proposant une vingtaine de transcriptions musicales et poétiques (avec analyse des mélodies,

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des rythmes et de la versification) est celui d’Abdulloeva (2002). Mais les autres analyses proposées, et qui font école, sont de simples transcriptions. 27. Sur ce point et l’importance de l’écriture dans la valorisation d’un matériau culturel, voir notamment Goody (1994). 28. Sur la musique “académique”, voir During (1993) et Tomoff (2004). 29. À cet égard, la définition du répertoire falak dans le dernier volume de l’Enciklopediiai adabiiot va san’ati toğik, parue en 2004 après le Symposium est très explicite : elle présente les variantes régionales d’un même répertoire. Voir Temurzoda (2004). 30. Réseaux de parenté (élargie) et de pouvoir qui régissent le système social, et dont les tuī sont l’actualisation. Voir Ruffier (2007). 31. Là joue la position de l’observateur : le musicien se présentera comme bien plus proche des structures officielles (et semblera ainsi relayer leur discours) qu’il ne l’est en réalité, s’il pense donner ainsi une meilleure image de lui-même, ou que l’on attend une telle attitude de sa part. 32. L’introduction des chants patriotiques dans le répertoire officiel du falak a été justifiée par les chants d’exil – bien qu’un chant officiel de glorification du Tadjikistan n’ait évidemment rien à voir avec un poème d’exil. 33. Par exemple, le falak est chanté pour les cérémonies de deuil au Badakhchan et fait également partie du répertoire des maddoḩ (chanteurs panégyriques). Au Hatlon, le falak constitue plus une expression personnelle de la douleur, mais est également chanté à certains moments des fêtes de mariage, ou autres. 34. L’orchestre oriental ou takht est l’ensemble arabe traditionnel pour le jeu du maqām, le répertoire savant. Il comprend au moins le ud, la cithare qānun (remplacée au Tadjikistan par le čang), le kamanče (vielle à pique), parfois la flûte nay et une percussion. Ici, les musiciens ne prétendent aucunement imiter cette formation instrumentale mais, de même qu’en Iran, ils s’en inspirent pour donner une “couleur” orientale à la musique et à l’ensemble musical. 35. Fameux chanteur populaire originaire de la région du Darvoz, décédé en 2006. 36. Entreprises sans cesse remises… Cela dit, Holov compose des falak en utilisant les structures du šaš-maqom, ou du Dovozdaḩ-maqom (ancêtre du précédent). 37. Cette Académie du falak devait être financée par la Fondation Soros (l’Académie du šaš-maqom ayant été financée par la Fondation Aga Khan), et les musiciens de l’ensemble Falak de la radio avaient commencé à y donner des cours. Finalement, il n’y eut pas de suite. 38. On se reportera utilement à l’analyse de C. Choron-Baix sur l’importance du processus de transmission : « Composante active, consciente, de ce qui, de manière institutionnelle ou informelle, se communique à l’intérieur d’une communauté humaine, elle [la transmission] est indissociable, on le sait, des constructions idéologiques qui, dans toutes sociétés, fondent l’ordre social. […] Elle est aussi largement imprévisible quant à ses effets, surtout lorsqu’elle touche à la dévolution d’un patrimoine immatériel et moral, toujours soumis, dans sa translation d’une classe d’âge à une autre, à de potentielles déperditions, réinterprétations et recompositions » (2000, p. 357). Sur la place de la transmission dans la représentation du traditionnel, voir Lenclud (1987). 39. A noter que les musiciens non professionnels sont toujours désignés dans une opposition urbain/rural : on les qualifie de deḩoti “campagnard”, qišloqi “villageois” ou encore kuḩestoni “montagnards”. L’opposition ville (Douchanbé)/campagne, dans les termes de désignation, est donc bien plus importante que celle professionnel/non professionnel qui, de toutes façons, n’est pas toujours valable, car beaucoup de musiciens ont été professionnels une partie de leur vie, puis ont cessé de l’être (pour des raisons économiques en général), et ont parfois repris la musique comme métier. Ici, j’ai malgré tout choisi de parler des musiciens professionnels pour ceux qui le sont depuis longtemps et le resteront du fait de leurs relations avec les milieux officiels. L’opposition urbain/rural, quant à elle, traduit ainsi un jugement de professionnalité,

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bien plus qu’une origine sociale ou géographique (beaucoup de musiciens professionnels “urbains” sont originaires de la campagne). 40. Cette “poésie soviétique” remplaça, dans les répertoires poétiques populaire ou classique, les éléments religieux et mystiques par des éléments “soviétiques”, à savoir terrestres et correspondant à l’idéologie soviétique. 41. Ainsi Denis Laborde aborde le problème du traitement de l’émotion dans l’analyse musicale : « Mais comment ériger l’émotion en propriété intrinsèque de la structure musicale ? Ne serait-ce pas l’inverse : une émotion affichée qui permettrait d’administrer notre croyance en la structure musicale ? Car la structure musicale n’est jamais elle-même qu’une obsession de compositeur, un fantasme d’analyste. Elle focalise l’attention sur l’énoncé mais ne dit rien […] de l’énonciation musicale. Or c’est précisément là, dans le dispositif d’adresse, qu’une force émotive prend racine » (1995, p. 102). 42. Setor : très grand luth à manche long, en mûrier, le plus souvent à neuf cordes. 43. Néanmoins, son discours est naturellement orienté : originaire de la région du Karategin (capitale Ġarm), il est spécialement sensible aux problèmes régionalistes car la région de Ġarm est encore, dix ans après la fin de la guerre civile, stigmatisée comme non sûre et abritant des musulmans extrémistes. S’y mêle certainement une nostalgie de l’époque soviétique, que presque tous les Tadjiks regrettent aujourd’hui. 44. Il désigne le répertoire “savant”, le šaš-maqom. 45. Il fait référence au répertoire semi-populaire des maqom de Darvoz : chansons populaires jouées en suite, dont le style rappelle celui du šaš-maqom. 46. Comme le dit très bien Denis-Constant Martin : « Le façonnage politique de la musique à des fins de mobilisation tire en effet avantage de ce qu’elle recèle de sentiment d’appartenance, de mémoire collective, de fierté » (2001, p. 102). 47. Somoni est aujourd’hui, dans le discours étatique, plébiscité comme le “fondateur” de la nation tadjike. 48. La question de la place du soufisme dans le domaine musical a fait l’objet de nombreuses études. Le problème ici soulevé (la revendication d’une expression soufie au sein du genre falak) mériterait une analyse approfondie, qui déborderait largement du cadre de cet article. 49. Sur la nostalgie comme fondement de la tradition musicale, voir During (2004). 50. Voir Bergne (2007) et Dudoignon (1994). 51. Ainsi que le dit Edward Saïd, justement à propos du domaine musical : « De quoi parle-t-on quand on parle d’authenticité ? L’authenticité sert aussi à justifier le présent, en relation avec le passé. En d’autres termes, si je dis que là est l’authenticité, je dis que là est vérité. […] Il est faux de penser que la quête d’authenticité concerne le passé. Elle concerne le présent – comment le présent considère et construit le passé, et quel passé veut-il ? […] Il y a une part de reconstruction inévitable » (2003, pp. 161-162). Sur la question de la définition de l’essence et de ses changements dans la définition de l’identité, voir Lenclud (2008). 52. Voir Qurbonion (2006).

RÉSUMÉS

Au Tadjikistan aujourd’hui, les discours étatiques de revendication identitaire mettent en avant la culture populaire, notamment musicale. Cet article analyse le processus de revalorisation du

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genre musical falak en cherchant à comprendre ses enjeux et son appréhension par ses différents acteurs : institutions gouvernementales et académiques, musiciens. Une musique “populaire” est ici redéfinie et rendue savante pour s’insérer dans un discours politique qui cherche à gommer les différences régionales et à déterminer une spécificité nationale. Si l’ambition identitaire de l’État est bien visible, la portée effective de son discours est difficilement mesurable, car il est réinterprété par les musiciens. Ces derniers, tout en profitant d’un mouvement qui les met en valeur, préfèrent souvent y voir une reconnaissance légitime de leurs traditions musicales, tant artistique que spirituelle. Plus qu’une réinvention identitaire de l’histoire d’une musique à travers une vision idéalisée de la culture, c’est une musique comme symbole de mémoire qui resurgit ici. L’étude du mécanisme identitaire à l’œuvre par le biais de ce répertoire musical fait autant apparaître les difficultés à définir une musique comme “nationale tadjike” que les référents divers auxquels renvoie aujourd’hui la tradition musicale “populaire” au Tadjikistan.

In Tajikistan today, the state discourse on reclaiming identity emphasizes popular culture, particularly with regard to music. This paper analyzes the process of the enhanced prestige of the falak musical genre, trying to understand how various social actors – such as governmental institutions, academics and musicians – perceive it, and the stakes involved by this process. A “folk” music is redefined and made classical in order to be inserted into a political discourse, which seeks to erase regional differences and establish a national specificity. Although the state obviously aims at building a national cultural identity, the real impact of its discourse remains hardly measurable, as it is reinterpreted by musicians. Indeed, while taking advantage of this movement for their reputation, they prefer understanding it as a legitimate recognition of their musical tradition, artistic as well as spiritual. More than a reinvention of the history of music through an idealized vision of culture, the issue here is the one of music as a symbol of memory. The study of the identity mechanism at work through this musical repertoire reveals as much the difficulties of defining a music as a “national Tajik” one, as the variety of benchmarks from which the folk musical tradition in present-day Tajikistan draws.

INDEX

Keywords : music, folk, classical, identity, tradition, Tajikistan, falak Mots-clés : musique, populaire, classique, savant, identité, tradition, Tadjikistan, falak

AUTEUR

ARIANE ZEVACO Ariane ZEVACO est doctorante en anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et mène des recherches sur les dynamiques musicales au Tadjikistan, en Iran et en Afghanistan. Contact : [email protected]

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À chacun son cheval ! Identités nationales et races équines en ex- URSS (à partir des exemples turkmène, kirghize et iakoute)1 To each its own horse! National identities and horse breeds in former USSR (with examples from Turkmen, Kirghiz, and Yakut)

Carole Ferret

Introduction

1 Selon la célèbre définition donnée par Joseph Staline, La nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture. Avec cela, il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise à la loi du changement, qu’elle a son histoire, un commencement et une fin. Il est nécessaire de souligner qu’aucun des indices mentionnés ne suffit, pris isolément, à définir la nation. Bien plus : il suffit qu’un seul de ces indices manque pour que la nation cesse d’être nation (Staline 1974 [1913], pp. 15-16).

2 Parmi ces « indices » de l’identité nationale, plus (langue, territoire, Volksgeist) ou moins (musique, littérature, cuisine, etc.) admis et reconnus, on pourrait en ajouter un qui ne l’est pas du tout : le cheval ! En effet, l’histoire du XXe siècle (tant lors de l’expérience soviétique que par la suite) montre que l’équidé peut, lui aussi, se voir endosser un rôle de marqueur culturel pour certaines nations de l’Union et, ultérieurement, pour certains États nouvellement indépendants.

3 Durant l’ère soviétique, en même temps qu’un homme nouveau, il s’agissait de créer un cheval nouveau et c’est ainsi qu’on vit apparaître de nouvelles races équines, fruits du croisement de plusieurs chevaux originaires de différentes régions, tels le “Trait soviétique”, conçu pour être plus costaud qu’aucun autre – à ne pas confondre avec le

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“Trait russe” aux dimensions moins imposantes –, ou le “Budënnyj”, d’après le nom d’un général aux célèbres moustaches2. Après les indépendances, le cheval est, dans plusieurs pays, placé sur un piédestal pour servir de marqueur identitaire et exalter le sentiment national.

4 Mais quel rôle joue plus précisément l’instrumentalisation du cheval dans la définition des identités et quelle définition de l’identité favorise-t-elle ? C’est sur la création des races équines et la volonté de les faire coïncider aux découpages nationaux que ce travail entend se pencher, en étudiant plus particulièrement le cas des Turkmènes, des Kirghizes et des Iakoutes.

Le “cheval oriental”, devenu “akhal-téké” puis “cheval turkmène” : un emblème national

Chevaux et tribus du désert

5 Parmi les chevaux d’Asie intérieure, on distingue habituellement deux grandes familles : les chevaux des steppes, tels que les kazakhs ou les mongols, petits, poilus et frugaux, et les chevaux du désert – ou plus exactement des oasis –, naguère appelés argamak, racés et longilignes (Ferret 2009b, p. 220, 224-225). Ces animaux ne diffèrent pas uniquement par leur extérieur, mais également par le système d’élevage auquel ils sont soumis (Bogdanov 1882 ; Meserve 1990, p. 127). Les premiers sont élevés en troupeaux, au vert, de manière très extensive et utilisés de façon polyvalente : non seulement sous la selle, le bât, mais aussi mangés et traits (Ferret 2009a). Les seconds, nettement plus rares et chers, dont les akhal-tékés sont les plus dignes représentants, font l’objet de soins plus attentionnés, ils sont nourris au grain et servent exclusivement à l’équitation (Annanepesov 1985, p. 36).

6 L’existence de ces deux grands groupes de chevaux ne doit pas masquer la multitude de types équins présents en Asie centrale, relevés par différents observateurs, types dont les noms et les descriptions diffèrent selon les sources. Ainsi, I. Ibragimov (1874, pp. 158-159), repris par un auteur anonyme (Rody 1874), répertorie les types de chevaux suivants3 au sein du seul Khanat de Khiva : – Arabi : race importée d’Arabie par la Perse, a un bon galop, endurant, ne vieillit pas vite. – Argmak : ressemble à nos chevaux des haras, mais plus fin et ne convient pas pour les trajets dans le désert. – Kalâ : rassemble toutes les qualités, endurant et rapide à la fois. – Saz ou Tûrâbajnyn-sazy : fort et endurant, mais pas particulièrement rapide. – Nurniâz : cheval de l’Ahal, élevé par les Iomoutes Určukši, beau et fin, infatigable dans le désert. – Ak-blâk : élevé par les Iomoutes Ukuz, également beau et fin, convient pour les trajets dans le désert, la plupart sont de robe grise. – Kečemen-ata : élevé par les Iomoutes Ukuz, léger et endurant au galop. – Čarva : élevé par les Iomoutes Ukuz, cheval ordinaire, qui convient aux travaux agricoles. – Šašli : élevé les Iomoutes Salak, cheval hirsute aux crins longs. – Budan : élevé à Khiva, issu du croisement entre un étalon argmak et une jument kirghize, galopeur endurant.

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– Karačab : importé par les Tékés de Merv, beau cheval, élancé, vient de la race arabe, a un bon galop. – Kuda-baba : vient de Merv, très prisé des Tékés. – Ak-Sunkar : élevé par les Čaudyr, beau coursier, de robe souvent grise. Son nom, qui signifie “faucon blanc”, témoigne de sa force et de sa vitesse. – Uda-mergen : élevé par les Čaudyr, grand et fort, mais lourd. – Pustli : cheval de l’écurie du Khan, grand, fort et endurant, à la peau épaisse. – Kara-kuz : cheval de l’écurie du Khan, de la race des argmak, fin, extraordinairement beau, souvent de robe noire.

7 Cette multiplicité des types équins répond au foisonnement de la segmentation lignagère, caractérisée par plusieurs niveaux de subdivision. En effet, les mêmes auteurs présentent ensuite les ramifications des tribus turkmènes de la manière suivante dans la même région. Les Turkmènes de la région de Khiva se divisent en douze clans : Âumudy [Iomoutes], Èmraly, Čaudyr [Tchoudyrs], Garadašly, Guklen, Ala-ili, Arbači, Ata, Mehelli, Duâči, Itchdyr, Čandyr. Les Iomoutes ont cinq sections : Ukuz, Salak, Určukči, Ušak, Kužuk. Les Èmraly ont quatre sections : Garadašly, Karakumly, Berdy-hodža, Karatajly. Par ailleurs, le clan tukmène Tekè se divise en deux sections principales : Toktamyš et Otamyš. Les Toktamyš ont eux-mêmes six subdivisions : Amača, Kučki, Kungyr, Har, Kara, Karača. Et les Otamyš ont sept subdivisions : Bahši, Sultan-aziz, Burkas, Šyčmas, Karahmat, Parrâng, Tubaz. Le clan Saryk se divise en cinq sections : Sukši, Hurasanly, Bajraž, Èrzeke, Alača, qui ont chacune plusieurs subdivisions […] Le clan Er-sary se divise en deux sections : Kara et Bakaul. Parmi les Turkmènes, seuls les Iomoutes se marient parfois avec les Tchaoudyrs, les autres – Tekè, Saryk, Er-sary et Salyr – prennent toujours femme à l’intérieur de leur clan (Ibragimov 1874, pp. 134, 140-141, 143-144 ; Rody 1874).

8 Il existe encore d’autres ramifications et d’autres façons de recenser ces groupes4, selon des schémas généalogiques plus ou moins stables, dont la conformité ne sera pas discutée ici. Il suffit de retenir que les cinq principales tribus turkmènes reconnues aujourd’hui, représentées sur le drapeau du Turkménistan par les motifs de leurs tapis, sont les Tékés, les Iomoutes, les Ersarys, les Tchoudyrs et les Saryks – la sixième, celle des Salyrs, et la septième, celle des Goklanes, ayant été évincées5. L’ensemble des Turkmènes, en dépit de son indéniable hétérogénéité, est censé descendre d’Ogouz Khan, selon une filiation clairement revendiquée par le régime actuel (Niazov 2001, p. 49 sqq.)6. Comme dans d’autres sociétés pastorales centrasiatiques,

9 L’ensemble du corps social est ainsi conçu comme une extension de la parenté, en l’occurrence, donc de la filiation patrilinéaire. Il est embrassé dans une généalogie universelle […], et ce sont les sectionnements des branches de ce lignage universel qui donnent naissance aux segments des différents niveaux, qui se pensent comme des groupes de descendance liés par l’arbre généalogique commun (Bouchet 1991b, pp. 56-57).

10 Si en 1874, ces auteurs ne postulent pas une stricte homologie entre ces deux ensembles, celui des hommes et celui des chevaux – ce qui aurait été le cas si à chaque type de cheval avait correspondu une et une seule subdivision tribale – on ne peut manquer de déceler un certain parallélisme entre les deux découpages, celui des types équins et celui des ramifications tribales. En outre, leur démarche révèle, aussi bien

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pour les chevaux que pour les hommes, une volonté de recenser et classer pour mieux connaître et donc mieux maîtriser ces peuples et ces bêtes des territoires nouvellement conquis ou à conquérir7.

11 Les taxonomies usuelles sont généralement moins complexes. Pour A. Vambéry, les chevaux centrasiatiques se divisent en trois grandes familles : le « cheval turkoman », le « cheval özbeg » (un type qu’on pourrait qualifier d’intermédiaire) et le « cheval kazak »8. a. Le cheval turkoman : – ici une distinction principale subsiste entre les races tekke et yomut. Les premiers, dont les espèces les plus renommées sont les Körogli et les Akhal, ont pour caractère distinctif leur hauteur extraordinaire (de 16 à 17 palmes). Ils sont légers de charpente, leur tête est belle, leur allure imposante, leur vitesse merveilleuse, mais ils manquent de fond. Les seconds, ceux des Yomut, sont plus petits, remarquables par l’élégance de leurs formes, et au mérite de la vitesse joignent celui d’une force et d’une énergie sans pareilles*. En général, le cheval turkoman se distingue par ses dimensions élongées, sa queue mal fournie, la beauté de sa tête et de son encolure (dépouillée malheureusement de toute crinière), et par sa robe d’une finesse et d’un éclat particulier ; il doit cette dernière qualité à ce qu’on l’abrite, hiver comme été, sous plusieurs housseaux de feutre. Pour ce qui est de sa valeur, elle varie, selon sa bonté, de cent à trois cents ducats ; dans aucun cas il ne se payerait moins de trente. * J’ai vu de ces chevaux qui, montés par un Turkoman et l’esclave qu’il emmenait en croupe, ont couru jusqu’à trente heures de suite sans quitter le galop (Vambéry 1865, p. 375).

12 Ensuite, les observateurs allogènes caractérisent communément les chevaux par les noms des tribus auxquels ils appartiennent : Parmi les chevaux turcomans, ceux de la tribu de Teki tiennent le premier rang. Les seuls chevaux arabes de la tribu de Nedji leur sont supérieurs. Viennent ensuite ceux de la tribu de Jamoutz, dans les environs de Bastan, au-dessus d’Asterabad, enfin ceux de Koukoulans dans la même contrée. Ces chevaux se distinguent par la hauteur de la taille et la force des membres, ce qui les rend égaux à ceux du Khorassan, les plus élevés (Gamba 1826, II, p. 309).

13 Mais les Turkmènes eux-mêmes ne cartographient pas leurs chevaux de cette manière. Ils distinguent habituellement deux sortes de montures, suivant leur constitution et leur caractère : « džins-at » et « bedev-at », les premiers, plus fins et plus délicats, ayant pour particularité d’être indéfectiblement attachés à leur maître (Botâkov 1995, p. 128)9.

14 Tous ces chevaux furent d’abord appelés “turcomans” à l’étranger, qualificatif qui pouvait être complété ou remplacé, notamment pour les locuteurs plus proches du terrain, par un nom de tribu. Les chevaux des Tékés étant les plus réputés, cette dénomination a eu tendance à supplanter les autres. Ensuite, les Tékés s’étant établis dans la vallée de l’Ahal, ces chevaux sont devenus des “akhal-tékés” et ce nom, combinaison d’un nom de tribu et d’un nom de lieu, s’est définitivement imposé.

15 À l’époque soviétique ont été fixées deux races spécifiques à la république du Turkménistan : les akhal-tékés dans le Sud et les iomoutes dans le Nord, partition justifiée par le discours simplificateur suivant : « chacune de ces deux tribus élevaient ses propres chevaux : les Tékés des tékés et les Iomoutes des iomoutes » (Tehnologiâ 1989, p. 7), bien que la situation initiale ait été, on l’a vu, plus complexe que cela. Cette bipartition a été encouragée par le très fort antagonisme qui opposait Iomoutes et

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Tékés, les uns n’hésitant pas à collaborer avec le khanat de Khiva ou avec les Russes pour évincer les autres (Botâkov 2003 [2001], p. 66).

16 Il s’avère donc que, pour les races de chevaux comme pour les nationalités10, la modernité soviétique, en gommant certaines différences et en accentuant d’autres, a encouragé la discrimination d’un petit nombre d’unités discrètes au sein d’un ensemble aux contours flous11. En outre, elle a rattaché ces unités à un territoire donné. Dans l’un et l’autre cas, celui des races équines comme celui des nationalités, il ne s’agit pas de créations ex nihilo totalement artificielles, comme tendent à le penser certaines interprétations de travaux inspirés par un constructivisme radical, mais bien plutôt de phénomènes d’ascription tendant à produire des discontinuités au sein d’un continuum.

Le bel étalon akhal-téké Piada présenté à l’hippodrome d’Achgabat en avril 2009

Photographie de l’auteur

Portrait de l’animal

17 L’extérieur très particulier du cheval turcoman, à l’allure de lévrier, charme certains : Une tête petite et sèche, de grands yeux expressifs et étincelants, des oreilles effilées et mobiles, une longue encolure de cygne, courbée, mince et musclée, de grandes jambes fines sur des sabots solides, tout cela confère à l’akhal-téké une indicible beauté. Et son caractère exceptionnellement doux doublé d’un tempérament de feu ont de longue date conquis les cœurs (Tehnologiâ 1989, pp. 3-4).

18 Tandis que d’autres sont plus partagés, à la fois séduits et déconcertés par son étrangeté : Sa tête est légèrement busquée ; ses oreilles assez longues, mobiles et sèches, donnent de l’inquiétude à sa physionomie. Les muscles de son cou semblent gonflés par l’absence de crinière […] Le corps du turcoman est long, sa poitrine profonde et un peu serrée ; la croupe, assez courte, suit le dos en ligne droite ; l’attache de la queue est peu vigoureuse, et celle-ci peu fournie ; les jambes minces, et les sabots

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généralement défectueux ; les pieds n’ont pas l’élégance des autres formes sveltes et dégagées de ce cheval (Duhousset 1862). I do not think that any one accustomed to the symmetry of the Arab, or even the English horse, would consider them handsome; the impression they at first give is, that they are deficient in compactness; their bodies are long in proportion to their breadth and bulk of carcase, and they are not often well ribbed up; their legs are long, and might be thought deficient in muscle, generally falling off below the knee: they have narrow chests, nor is their general breadth at all remarkable: their necks are long, their heads large, heavy, and seldom well put on; nor does the general appearance give the spectator the idea of activity or fleetness (Fraser 1825, p. 269). As a rule, the Turcoman horse is very “leggy,” but extremely graceful of limb. His chest is narrow, but very long, as is his shoulder also. His head is usually handsome, but in the main rather large; and the neck, far from having the proud curve of the Arab horse, is not even straight. It is slightly concave from above, and gives to some otherwise elegantly formed animals a lamentable likeness to a strangely abnormal camel. At the point of junction with the head, the neck is usually very constricted, giving the animal a half-strangled appearance (O’Donovan 1882-1883, II, pp. 332-333).

19 Et d’autres enfin, sont totalement rebutés : Les qualités du cheval turcoman sont incontestables, mais sa laideur est horrible : qu’on se figure un grand cheval efflanqué, plus haut qu’aucun de nos carrossiers, ayant les quatre jambes fines comme des roseaux, supportant un corps de lévrier, et enfin une grosse tête busquée au bout d’un cou d’autant plus long qu’il n’a pas de crinière et vous aurez le portrait d’un de ces animaux (Rochechouart 1867, p. 164).

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Akhal-tékés dans la région d’Achgabat en octobre 1995 et avril 2009

Photographies de l’auteur

20 L’habitude de protéger constamment ces chevaux, été comme hiver, sous de grandes couvertures de feutre leur donne le crin rare et le poil fin, sur une robe aux reflets parfois métalliques.

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Le poulain reste couvert nuit et jour de pièces de feutre dont le nombre augmente avec son âge. […] L’épidémie et le poil, par suite de cet excès de couvertures, sont d’une finesse comme on ne les voit chez aucun autre cheval ; le poil luisant produit des robes invraisemblables, des alezans couleur bronze et vieil or, d’un effet surprenant au soleil. […] Par suite du frottement continuel des couvertures sur le cou, la crinière ne se développe que faiblement, ou pas du tout (Moser 1899, p. 23, 24).

21 Dans l’ensemble, au XIXe siècle, les Occidentaux appréciaient davantage sa sobriété et sa trempe, que son aspect physique qui s’écartait des normes établies. Le cheval turkmène est un grand animal osseux, plus remarquable par sa force et son endurance que par sa beauté et la symétrie de son corps. Son encolure est magnifiquement relevée12, mais, aux yeux d’un Européen, son extérieur pêche par un corps trop long. Il n’a pas la tête aussi petite ni le poil aussi luisant que le cheval de race arabe. Néanmoins ces quelques défauts de son apparence extérieure sont largement compensés par des qualités plus substantielles. L’utilité, voilà la plus belle des parures du cheval du Turkestan (Borns 1848-1849, III, pp. 373-374)13.

22 Quelle que soit leur appréciation, nombre d’auteurs soulignent l’endurance exceptionnelle de ces chevaux, qui pouvaient parcourir montés 600 km en moins d’une semaine, voire 1 000 km en cinq jours selon certaines sources (Botâkov 2002, p. 130). Ces chevaux […] ont plus de fierté, sont plus robustes, supportent mieux les fatigues, courent plus rapidement et plus longtemps que tous les chevaux connus. Ils sont remplis de feu et de courage, très-dociles quand ils sont bien dressés, et si sobres qu’ils peuvent marcher toute une journée en se contentant d’un peu d’orge et continuer leur voyage pendant plusieurs jours avec aussi peu de nourriture. Quelques personnes prétendent que ces chevaux pourroient fournir pendant vingt- quatre heures une carrière de cinquante farsangs (soixante-quinze lieues) [300 km] sans en être abîmés. Un des officiers attaché à l’ambassade de Gardanne, en Perse, à qui je dois cette notice, m’a assuré qu’il étoit de notoriété publique à Téhéran, que Feth-Ali-Chah, à la mort de son oncle, voulant se trouver à Ispahan assez à temps pour empêcher toute usurpation, s’y rendit de Schyras en vingt-quatre heures sur le même cheval turcoman, quoique la distance qui sépare ces deux villes soit de quatre-vingt-seize lieues [384 km] (Gamba 1826, II, p. 309). Le cheval téké n’a que deux allures, le galop et un pas qui tourne à l’amble ou au pas tierce ; c’est avec cette allure que le Turcoman fait ses grandes traites de huit jours, à raison de deux cents verstes en moyenne par jour, restant en selle vingt heures sur les vingt-quatre (Moser 1899, p. 26). Cet animal n’est pas fougueux ; à la course, il se fatigue d’abord facilement, mais sa vitesse augmente à mesure qu’il marche. Après avoir fait à peu près 5 verstes, le cavalier descend, fait faire à son cheval quelques centaines de toises au pas, puis remonte, et le cheval court plus vite qu’auparavant. C’est ainsi qu’on peut parcourir 100 verstes en 24 heures, et jusqu’à 400 verstes en 3 jours sans exténuer l’animal ; et si l’on veut ajouter foi aux récits des indigènes, les distances parcourues ainsi en peu de jours, sont quelquefois beaucoup plus considérables (Hagemeister 1839, p. 58)14.

23 Pourtant, à la différence des Iomoutes qui, comme les Kazakhs, avaient l’habitude d’organiser des courses hippiques de quelques dizaines de kilomètres (Ferret 2008), les Tékés faisaient, eux, courir leurs chevaux sur de très courtes distances. Lors des fêtes familiales célébrant une naissance, un mariage ou l’installation d’une nouvelle iourte, deux cavaliers s’affrontaient sur quelques centaines de mètres, mais ces duels se répétaient plusieurs fois au cours d’une même journée (Gorelov 1928, pp. 32-33). Malgré ses dons de sprinter, l’akhal-téké ne peut pas rivaliser en vitesse avec le pur-sang anglais.

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24 Pour A. Moser, les qualités de ce cheval se sont développées à l’usage, grâce au rôle que leur faisaient jouer les Turkmènes dans leurs razzias. Peut-être n’est-ce pas tant la race du cheval turcoman qui en fait la supériorité que le travail qu’on exige. L’alamane (razzia à main armée) a créé les chevaux tékés et développé leurs qualités merveilleuses ; quand les alamanes deviendront impossibles et que les Tékés ne dresseront plus leurs chevaux pour ces longues expéditions, ils tomberont au-dessous de ceux des Yemralis, qui offrent un type plus parfait à nos yeux (Moser 1899, p. 28)15.

25 Le succès des alaman “raid de pillage” 16 dépendait étroitement de la condition des chevaux, c’est-à-dire des qualités intrinsèques des montures, autant que d’un entraînement adapté qui, chez les Turkmènes, était principalement basé sur des privations de fourrage et d’abreuvement, en évitant absolument tout aliment humide17. Dans ces raids fulgurants, la réussite dépend de la vitesse des chevaux et c’est pourquoi les Turkmènes y accordent tout le soin possible (Borns 1848-1849, III, p. 59 ; voir aussi Gorelov 1928, p. 4).

26 Plusieurs auteurs rapportent que, lors d’éprouvantes expéditions, seuls les chevaux turkmènes convenablement entraînés, c’est-à-dire suffisamment “asséchés”, tenaient le coup, tandis que les montures plus en état et plus en muscles s’écroulaient en route.

27 Renommés pour leurs qualités guerrières développées lors de ces entreprises, les cavaliers turkmènes et leurs montures furent parfois employés comme mercenaires (Meserve 1990, p. 130, 135-136). On raconte même que ces chevaux étaient dressés à attaquer l’ennemi en le mordant et qu’ils parvenaient à le désarçonner de cette manière18.

28 Réputés et appréciés, les chevaux turcomans faisaient l’objet d’un commerce d’exportation vers le Proche-Orient, l’Inde (Szuppe 1996), la Russie et l’Europe, et quelques spécimens étaient offerts en signe d’hommage aux chefs d’État, jusqu’à l’époque actuelle19.

Arabe ou turc ?

29 Les hippologues occidentaux classaient le cheval turcoman parmi les chevaux dits orientaux (Duhousset 1862), avec le cheval arabe. L’animal le plus soigné et le plus estimé par les Orientaux est le cheval. Deux races distinctes et presque également nobles s’y rencontrent ; celle que possèdent les Turcomans et celle qui appartient aux Arabes. En se croisant elles ont donné naissance à la race de Perse et aux plus beaux chevaux turcomans nommés Arghamaks (Hagemeister 1839, pp. 57-58).

30 Quant aux rôles respectifs des chevaux turcomans et arabes et à leur influence réciproque, deux points de vue s’opposent, qui ont varié suivant les époques et les aires géographiques (Meserve 1990, pp. 127-129). Dans l’ensemble de la littérature hippologique occidentale, le cheval arabe est considéré comme le premier “cheval de sang”, l’ancêtre de toutes les races dites nobles20, à la suite de Buffon qui affirme, dans son Histoire naturelle, que les chevaux arabes « sont, sans contredit, les premiers et les plus beaux chevaux du monde » (1753, IV, p. 237), de C. Bourgelat21 : « Les arabes sont, de l’aveu général, les premiers chevaux ; cette race s’est étendue dans une infinité de contrées » (1832 [1766-1769], p. 352) ou encore de E. Hoüel dans son Histoire du cheval chez tous les peuples de la terre, depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours :

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Il nous semble résulter des recherches auxquelles nous nous sommes livrés que la race des chevaux arabes, originaire d’Arabie, est aussi ancienne que le monde ; que cette race, mentionnée depuis Job par tous les historiens, répandue par tout l’univers à la suite de migrations infinies, s’est conservée dans son pays natal avec son cachet primitif ; et qu’on peut ajouter foi au double fait de son existence et de sa conservation, attesté par les preuves concordantes tirées de sa notoriété, des qualités et de la conformation comparée (1848-1852, II, p. 2)22.

31 Cette opinion de la supériorité et de la primordialité du cheval arabe est également partagée plus à l’Est, notamment par le comte polonais W. S. Rzewuski, neveu de Jan Potocki, parti en 1817 acquérir des chevaux chez les Bédouins du Nedj pour assurer la remonte (Impressions d’Orient ; Lizet 2004, p. 91). Elle est également présente dans des manuels d’hippologie publiés ultérieurement en langue russe, mais sous nette influence française ou allemande (Simonov & Merder 1895, p. 17 ; Urusov 1902, I, pp. 28-30). Même K. Gorelov, zootechnicien soviétique spécialiste de l’akhal-téké, relate une légende expliquant la différence de conformation des chevaux tékés et iomoutes par le fait qu’un Téké et un Iomoute, partis ensemble dérober des chevaux arabes, se seraient emparés, pour le premier, d’un cheval à l’encolure fine et aux longues jambes et, pour le second, d’un petit cheval plus épais (1928, p. 3).

32 Aussi la majorité des auteurs du XIXe siècle pense le cheval turcoman issu du cheval arabe23. Certains interprètent les défauts du turcoman (encolure trop frêle, épaules trop étroites, jambes trop longues) comme un signe de “dégénérescence” de cette race, processus que seul pouvait stopper le croisement avec l’arabe car « nulle part dans le monde, n’existe une race supérieure de chevaux dont les qualités ne proviennent pas de l’arabe » (Turkestanskaâ 1877, pp. 86-87, 89).

33 Aux antipodes de cette conception dominante en Occident, V. O. Vitt24, proposait, en 1937, un renversement radical de perspective. Dans un article sur « Le rôle du cheval turkmène et du cheval arabe dans l’histoire de l’élevage équin en Russie et en Europe occidentale entre le XVIe et le XIXe siècle », il remarque que les sources occidentales des XVe-XVIIIe siècles (par exemple, Newcastle en 1667, ou La connaissance parfaite des chevaux en 1712) louent les chevaux “turcs” mais restent muets sur les chevaux arabes, dont la renommée est plus récente. Le changement daterait de la seconde moitié du XVIIIe siècle, période où la moindre accessibilité des chevaux turcomans aurait stimulé l’arabomanie et poussé à désigner comme “arabes” des chevaux qui étaient en réalité turcomans. Vitt souligne également le rôle des chevaux “turkmènes” dans la constitution des races de selle occidentales, tel Turkmen-Atti pour les trakheners, importé dans le Brandebourg en 1791 (1937a, p. 31 ; 1937b, p. 37), ou même Byerley Turk, voire Darley Arabian, considérés comme les ancêtres fondateurs du pur-sang anglais (ibid. p. 44 ; Karaev 1979, p. 7). Et l’auteur de conclure : Entre les mains de l’Union soviétique et des républiques centrasiatiques se trouve un cheptel équin d’une valeur incomparable, un fonds génétique qui n’existe nulle part ailleurs, les dernières gouttes d’un sang pur, source de l’élevage de selle du monde entier (Vitt 1937a, p. 32).

34 D’autres arguments viennent appuyer cette thèse. La présence de chevaux en Arabie n’est signalée par aucun auteur de l’Antiquité avant Ammien Marcellin, en 353 ap. J.-C. (Duhousset 1862) et elle reste longtemps modeste, les Arabes ne devenant de grands éleveurs de chevaux qu’après, précisément, la conquête de l’Asie centrale (Vitt 1937a, pp. 26-27). Par ailleurs, A. N. Sitnikov remarquait en 1928 qu’« il est tout à fait impossible d’imaginer que le petit arabe aux formes rondes et à la petite tête ait pu

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produire un animal aussi grand, osseux, au chanfrein busqué » (cité dans Tehnologiâ 1989, p. 7).

35 Autre exemple de fluctuation : si pour les Russes, le cheval karabaïr est issu du croisement d’argamak et de chevaux “kirghizes”, en Europe, on le dit provenant de chevaux mongols et arabes (Meserve 1990, p. 131). L’ensemble des hippologues partage un même découpage des races chevalines en races “nobles” et races communes, mais les Occidentaux, peu familiers des chevaux orientaux, ont tendance à étiqueter tous les représentants des premières comme “arabes” et tous les représentants des secondes comme “mongols”.

36 Le point de vue de Vitt est repris par plusieurs auteurs soviétiques, dont l’archéologue V. B. Kovalevskaâ, auteur d’une histoire de l’équitation (1977). Il met du temps à cheminer de l’autre côté du rideau de fer. Les chevaux akhal-tékés eux-mêmes sont exportés au compte-gouttes mais, à partir des années 1980, la race commence timidement à être connue en Occident. Des associations d’éleveurs se créent dans plusieurs pays. En 1991, au moment de la disparition de l’URSS, J.-L. Gouraud m’a chargée de l’aider à organiser un colloque international sur l’akhal-téké à Paris, réunion où participèrent, entre autres représentants d’associations, T. Râbova, responsable des akhal-tékés à l’Institut russe de l’élevage équin à Riazan, A. Klimuk, zootechnicien en chef du haras de Stavropol, et Y. Annaklyčev, directeur de l’association turkmène de l’akhal-téké à Achkhabad.

37 En France, les Haras nationaux, qui se sont longtemps cantonnés à une liste réduite de races de selle, condamnant au rôle de “souffleur” les étalons exotiques (barbes par exemple) qui échouaient dans leurs écuries (Gouraud 2009, p. 147), reconnaissent officiellement l’akhal-téké en 2004 et ils admettent désormais que « les chevaux turcomans participèrent au XVIIIe siècle à la création de la race du Pur-sang anglais et à celle du Trakhener » (Les Haras nationaux / Association Akhal-Téké France 2009).

38 Ce débat sur la prééminence des chevaux turcomans ou arabes montre la versatilité des jugements zootechniques, susceptibles de s’inverser selon les époques, influencés par des modes (arabomanie, anglomanie ou turcomanie), et enclins à souscrire à une doctrine monogéniste, recherchant un cheval premier, dont tous les autres seraient issus – une quête d’origine à laquelle tous n’adhéraient pas (Sanson 1867, p. 71), mais avec laquelle renoueront vigoureusement certaines nouvelles républiques de l’ex-URSS à la fin du XXe siècle.

Heurs et malheurs de l’akhal-téké

39 L’opinion courante veut que l’akhal-téké ait été sauvé par une poignée d’enthousiastes, tels V. P. Šamborant ou M. D. Čerkezova25, qui surent braver ou contourner la volonté des autorités soviétiques désirant éradiquer cette race. Sans minimiser la portée de ces initiatives, il convient d’admettre que, si cette politique délétère avait été aussi unanime et cohérente qu’on l’affirme, il est probable qu’elle aurait abouti et que ce cheval aurait aujourd’hui disparu sans laisser de trace.

40 Bien avant la période soviétique, dès la fin du XIXe siècle, les observateurs notent une baisse, tant qualitative que quantitative du cheptel. La fin des alaman est souvent invoquée, mais il faut également songer aux exportations incontrôlées, aux pertes liées à la colonisation puis à la guerre civile, au développement de l’agriculture et à une

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demande accrue en alaša, chevaux d’un autre type, aptes aux travaux agricoles (Obzor 1897, pp. 179-180 ; Gorelov 1928, p. 7).

41 En outre, il convient de souligner que le cheptel équin des Turkmènes n’a aucune commune mesure avec celui des Kazakhs ou des Mongols. En 1910, le nombre de chevaux turkmènes était estimé à 50 000 en Transcaspie et à Khiva (Gorelov 1928, p. 8)26, tandis qu’on comptait 4,8 millions de chevaux sur le territoire de l’actuel Kazakhstan et 16 millions en Mongolie (Holevinskij 1923, p. 29) ! En 1980, les Soviétiques ne recensaient plus que 2 100 akhal-tékés – et 6 650 demi-sang (Barmincev & Koževnikov 1983, p. 39). Actuellement, le pays baigne dans une telle opacité qu’il est dépourvu de statistiques fiables et la reprise de l’élevage équin, comme l’augmentation de la population, n’est vraisemblablement pas aussi vigoureuse qu’annoncée. Selon les estimations de la FAO, le Turkménistan ne compte en 2008 qu’un cheval pour 309 habitants, alors qu’il y a un cheval pour 12 habitants au Kazakhstan ; un pour 1,2 habitant en Mongolie. Pour les Turkmènes, le cheval était et demeure un animal de luxe, réservé à la selle et choyé, qui n’a pas grand-chose à voir avec les bêtes à tout faire des steppes. Ses effectifs ont certes chuté au XXe siècle, mais comme partout ailleurs.

42 Il est plausible que le général Budënnyj ait conçu de l’animosité pour cet animal, utilisé par les basmatchis27, mais tous les spécialistes soviétiques n’étaient cependant pas assez obtus pour penser que la boucherie était la destination la plus appropriée de l’akhal- téké, à laquelle ne le prédestinait ni son format singulièrement élancé, ni ses effectifs également maigres, ni ses usages traditionnels. Au sein de l’administration aussi, l’akhal-téké comptait quelques défenseurs.

43 Il est vrai qu’après la Seconde Guerre mondiale et le tremblement de terre de 1948, le haras et l’hippodrome d’Achkhabad ont été provisoirement fermés ; le ministère des Sovkhozes de la RSS turkmène a conduit une politique de métissage, mais ces mesures étaient controversées et ouvertement condamnées par certains (Nečiporenko 1956). Des publications zootechniques reconnaissaient les qualités exceptionnelles de ce cheval et exprimaient la nécessité de le sauvegarder. Dans les années 1960, suite à la mécanisation, l’élevage soviétique a privilégié les animaux dits productifs, qualificatif qu’il faut entendre comme “fournisseurs de viande et de lait”. Il est avéré que l’état de l’élevage équin de la république de Turkménie laissait à désirer (Ânborisov 1987b). Mais seule une étude plus approfondie des archives permettrait d’évaluer la réalité de cette volonté délibérée d’éradication.

44 En tout état de cause, le culte de l’akhal-téké, emblème du peuple turkmène et en même temps cheval universel, n’est pas né après l’indépendance – même si celle-ci lui a donné une impulsion inédite.

45 Dès 1582, Ivan le Terrible affiche son goût pour les argamak (Vitt 1937b, p. 38) 28. Quelques spécimens présentés dans les expositions universelles des années 1869-1882 attirèrent l’attention des visiteurs et des artistes peintres : le gris Aad, peint par Sverčkov ou l’alezan doré Sardar, par Villeval’de. Au moment de la conquête de l’Asie centrale, les autorités impériales sont conscientes de la valeur de ce cheval et affichent leur volonté de le préserver. À cette fin, le général A. N. Kuropatkin, commandant des troupes de Transcaspie et futur général-gouverneur du Turkestan, fonde une station de monte à Achkhabad en 1898 (Ferret 2009b, p. 214, 225-226).

46 Après la révolution, en 1927-28, K. I. Gorelov mène un travail d’enregistrement des chevaux akhal-tékés et de leur généalogie, qui conduit, en 1932, à la création du premier stud-book. En 1935, des cavaliers turkmènes participent à un grand raid

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Achkhabad-Moscou, parcourant 4 300 km en 84 jours, expérience répétée en 1985 (Gračev & al. 1987).

47 En 1956, G. Nečiporenko insiste sur l’ancienneté des akhal-tékés, les identifiant aux montures des Massagètes et des Parthes, et il les qualifie de dragocennaâ poroda “race précieuse”. En 1969 est publié à Achkhabad un livre intitulé Ahaltekinskaâ lošad’-gordost’ turkmenskogo naroda “Le cheval akhal-téké, fierté du peuple turkmène”. Des articles sont régulièrement consacrés à l’akhal-téké dans la revue Konevodstvo i konnyj sport “Élevage équin et sport hippique” et tout un dossier en juin 1982. Une brochure sur les soins à prodiguer aux poulains akhal-tékés souligne éloquemment : Non seulement les chevaux turkmènes représentent une richesse nationale et un sujet de fierté justifié, mais ils sont aussi indissolublement liés au développement de la culture, des arts, de l’artisanat, des coutumes et des mœurs (Tehnologiâ 1989, p. 3). Le cheval akhal-téké, par ses qualités racées, a toujours surpassé les autres races de chevaux de selle à toutes les étapes de l’histoire du développement de l’élevage équin et il répondait pleinement aux exigences non seulement des guerriers dans leurs diverses campagnes, mais aussi des amateurs de sports et de jeux équestres. C’est ce qui explique que de nombreuses races cultivées de chevaux, élevées depuis plusieurs siècles dans notre pays et à l’étranger, ont été créées sous l’influence directe des chevaux turkmènes (Tehnologiâ 1989, p. 8).

Armoiries du Turkménistan avec l’étalon akhal-téké Yanardag

48 Après l’indépendance du Turkménistan en 1991, ce culte du cheval prend une ampleur nouvelle, l’animal étant promu comme l’incarnation de l’identité nationale. « Akhal Teke horses are the defining icon of Turkmen culture » (Maslow 1997, p. 10). Au centre de l’emblème actuel du pays trône l’étalon Yanardag, champion du monde 1999 des étalons akhal-tékés. Un “jour du cheval” est créé, en avril, et cette semaine-là, la

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télévision diffuse en boucle des images de coursiers. Cas unique, l’association Turkmen atlary “Chevaux turkmènes” a un statut équivalent à celui d’un ministère.

49 Les idéologues du régime multiplient les superlatifs à son égard. Autrefois, on disait que, parmi tous les êtres créés par Dieu, les plus merveilleux sont l’homme et le cheval. Or le plus merveilleux cheval du monde, c’est, sans conteste, l’akhal-téké. […] Les chevaux célestes akhal-tékés ne font pas simplement la fierté et la gloire du peuple turkmène, ils représentent aussi un présent inestimable offert par les Turkmènes à l’humanité toute entière (Durdyev 1994).

50 Une des multiples statues dorées du président S. Niazov le représente flattant l’encolure d’un akhal-téké, à l’entrée de l’hippodrome d’Achgabat. Son successeur, G. Berdymukhammedov, a signé un livre intitulé L’akhal-téké, notre fierté et notre gloire et se montre lui-même complaisamment à cheval (sur un akhal-téké, mais harnaché d’une selle américaine), comme j’ai pu le voir en avril 2009, lors de la fondation d’un nouvel hippodrome près de la capitale.

Le Président du Turkménistan, G. Berdymukhammedov, à cheval

Hippodrome d’Achgabat en avril 2009 Photographie de l’auteur

51 Mais au Turkménistan, il ne fait pas bon avoir de trop beaux chevaux, signe de prestige susceptible de faire ombrage au président. Les purges n’ont pas épargné le milieu de l’élevage. G. Kârizov, ancien directeur général de Turkmen atlary, vice-président du MAAK, l’association internationale de l’élevage akhal-téké (le président étant alors S. Niazov) en a fait les frais, emprisonné de 2002 à 200729.

52 Le Turkménistan, « one of the most bizarre cases of ideological research » (Horak 2005), sévèrement meurtri par l’absurdité du régime du Président Niazov, est devenu le parangon de la pseudo-histoire, interdisant toute activité scientifique indépendante de la propagande30. L’identité nationale enfle démesurément, à telle enseigne que tout est “turkménisé”. Tous les hommes célèbres à partir de Noé s’avèrent turkmènes, tous les bons chevaux deviennent akhal-tékés. Ainsi, découvre-t-on, dans un de ses nombreux panégyriques, que la race compte non seulement le fameux Absent “Absinthe”, médaillé en dressage aux Jeux Olympiques, mais aussi Bucéphale, le cheval d’Alexandre le Grand,

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ou encore Dancing Brave, le vainqueur du Prix de l’Arc de triomphe 1986, pourtant notoirement pur-sang anglais31.

53 Ovez Gundogdyev, vice-directeur de l’Institut d’archéologie et d’ethnographie du Turkménistan et auteur d’une thèse sur Le rôle du cheval chez les Turkmènes (1994), mettait en doute, par exemple, la date de 1881 – trop récente à ses yeux – retenue par les historiens pour marquer la fondation d’Achgabat. Qu’à cela ne tienne : il la recule d’abord au IVe siècle avant notre ère (Gundogdyev 2004) puis, en juin 2010, une expédition archéologique sous sa direction découvre à Akdépé, sur le site de l’actuelle capitale, des poteries du Néolithique et des restes de toutes les époques intermédiaires, ce qui lui permet, avec un peu d’audace, de reculer de quelque huit millénaires la fondation de la ville32.

54 De manière similaire, le cheval turkmène acquiert un âge plus que vénérable. Les archéologues et les historiens ont prouvé que le cheval a été domestiqué sur le territoire du Turkménistan il y a au moins 5 000 ans (Gundogdyev 2005). Il ne fait aucun doute que les Turkmènes sont non seulement les plus anciens agriculteurs du monde, les plus anciens fabricants de tapis, mais aussi les plus anciens éleveurs de chevaux. Le Turkménistan a été et demeure non seulement le centre de l’élevage des akhal-tékés mais aussi la patrie de l’élevage équin en général (Gundogdyev 2005).

55 Postuler l’ancienneté du cheval turkmène revient à prouver l’ancestralité du peuple du même nom, suivant un raisonnement dont la logique est clairement exposée dans le Ruhnama, écrit par le “prophète” Turkmenbashi. Pourquoi le Turkmène est un grand peuple ? […] Le Turkmène est grand car il fait dire33 à ses historiens et aux historiens étrangers qu’il existe depuis cinq mille ans. Le Turkmène est grand car il est un peuple qui crée des valeurs. Ces valeurs sont très vite entrées parmi les valeurs de l’espèce humaine. Parmi ces valeurs, il y a les valeurs morales et matérielles. Les valeurs matérielles de notre peuple qui frappent à l’œil sont ses blés blancs, le mouton de Sarica, les chiens de Alabay, ses ornements, [le] dutar (instrument de musique), son tapis et son cheval. [….] Les spécialistes autant que les personnes ordinaires savent que ces valeurs datent de plusieurs milliers d’années. Le blé blanc existait il y a cinq mille ans. Le cheval Akhal Teke des Turkmènes, le chien, le tapis des Turkmènes remontent à la même période. Nous pouvons en déduire une importante conséquence : ces valeurs peuvent être présentées comme preuves aux personnes refusant de croire que le peuple Turkmène a un passé de cinq mille ans. C’est pourquoi notre fierté incommensurable n’est pas une chose à prendre à la légère. Notre fierté nationale a une base aussi solide que la terre Turkmène (Niazov 2001, I, pp. 39-40).

56 Dans ce contexte, il est compréhensible que le Turkménistan qui, en Asie centrale, est l’État portant le jugement le plus sévère sur la période coloniale russe et soviétique (Laruelle 2009), accepte difficilement de voir lui échapper la maîtrise du pedigree de “son” cheval. En effet, le stud-book akhal-téké se trouve au VNIIK, l’Institut russe de l’élevage équin, localisé à Riazan. Et les tensions sont perceptibles, les Russes reprochant aux Turkmènes d’admettre des animaux ayant trop de sang anglais ou de ne pas leur communiquer les informations en temps voulu (Râbova & Abramova 2001). La définition de la “pureté” de la race fait d’ailleurs l’objet d’un débat fort animé parmi les zélateurs de l’akhal-téké34. En dehors du pays, les éleveurs disent que les plus beaux spécimens ne se trouvent pas au Turkménistan, mais dans le Caucase ou au Kazakhstan35. Et même au Turkménistan, certains osent regretter que « tous les bons akhal-tékés sont partis, il n’en reste plus ici »36.

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57 En soulevant la question de l’héritage de l’URSS à propos du stud-book, le discours justificateur du VNIIK montre à quel point le cheval peut représenter un enjeu politique et diplomatique. Il existe plusieurs versions de l’origine de la race akhal-téké, aussi ce ne sont pas que les Turkmènes qui peuvent la considérer comme un sujet de fierté nationale, mais aussi les Ouzbeks, les Kazakhs, les Altaïens et les Russes. Néanmoins cette race s’est conservée dans sa pureté sur le territoire du Turkménistan, dans l’oasis de l’Ahal, qui lui a donné son nom. […] Nous avons appris que la Turkménie veut avoir son propre stud-book et nous ne nous y opposons absolument pas. Cependant, il convient de ne pas oublier que c’est désormais la Russie qui s’occupe des affaires de l’ex-URSS. […] C’est pourquoi la continuation des anciens stud-books mis en œuvre par la Russie et par l’URSS est une obligation, un honneur et un droit indéfectible qui revient à la Russie et au VNIIK (Râbova & Abramova 2001).

58 Au moment de l’indépendance du Turkménistan, l’exportation de chevaux est totalement stoppée afin de renflouer les effectifs (Krause 1993). Mais la politique de l’élevage ne témoigne pas d’une grande cohérence car en 2000, l’insémination artificielle est interdite, mesure qui n’encourage pas la croissance du cheptel. En 2009, après des années de fermeture du pays, les spécialistes de la race sont conviés à une conférence internationale à Achgabat et le 14 août 2010 est créée une nouvelle association internationale de l’élevage akhal-téké, présidée par G. Berdymukhammedov.

59 Du point de vue du rapprochement entre races équines et identité nationale, il est significatif de constater que si, partout ailleurs, c’est le nom akhal-téké qui s’est imposé, dans la patrie de cet animal, en revanche, on parle désormais, depuis l’indépendance, de “cheval turkmène” (turkmen at). De la même manière que le Président Niazov, lui- même issu de la tribu dominante des Tékés, ne tenait pas à souligner son appartenance tribale, afin de mieux affirmer son rôle unificateur de père de la nation turkmène (Horak 2005)37, de même, l’appellation de ce cheval ne doit pas mettre l’accent sur une tribu en particulier. Emblème de l’identité nationale, ce cheval doit être celui de tous les Turkmènes.

Trop petit ou trop grand, le cheval kirghize ?

60 Lors de la conquête de l’Asie centrale, les Russes ont remarqué un autre cheval, qu’ils appelaient alors “kirghize”, regroupant sous cette dénomination les actuels kazakhs et kirghizes38. Espérant l’utiliser pour la remonte de l’armée impériale, ils lui reconnaissaient maintes qualités – endurance à toute épreuve, frugalité exceptionnelle, solidité des sabots dispensant de ferrure même en montagne –, mais lui reprochaient un défaut principal, souvent rédhibitoire : sa petite taille. Maints écrits spécialisés de la fin du XIXe siècle se focalisent sur cette question, discutant archines (0,71 m) et verchoks (4,4 cm), les unités de mesure alors utilisées (Ferret 2009b). Cette obsession de la taille n’a rien d’original et rejoint le concert des reproches faits habituellement aux races de bétail locales, rustiques mais chétives39.

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Travail zootechnique au Tadjikistan

Prise des mesures (tour de canon) d’un cheval lokaï. Album sur le haras n° 41 de la RSS tadjike

61 Le cheval “kirghize” n’avait pas grand-chose à voir avec l’argamak : « the stout Khirgese, which latter closely resembles an overgrown and extra-shaggy Shetland pony » (O’Donovan 1882-1883, I, p. 84). Et son prix n’était pas le même40. Il est pourtant légèrement plus grand que le cheval mongol, avec un profil plus droit, une tête qui peut sembler un peu lourde, mais sèche, une encolure attachée bas, courte et musclée, comme l’est le dos, un rein solide, une poitrine profonde, des membres assez courts et secs (Zujtin & Vojtâckij 1930, pp. 22-86).

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Cheval kirghize attaché à un poteau sur un estivage

Sud de l’Issyk-koul, juin 1994 Photographie de l’auteur

62 Pour remédier à ce manque de format, deux solutions se présentent : l’amélioration “en soi” (rus. ulučšenie v sebe), en sélectionnant les reproducteurs et en intensifiant le nourrissage, avec un affouragement complémentaire au pacage ; ou l’amélioration par croisement avec d’autres races de plus grande taille, selon des dosages divers, suivant que les métis sont à leur tour accouplés avec des représentants de race “noble” ou de race locale. Ces dosages vont de “l’instillation de sang” (prilitie krovi), où le type local reste prépondérant, au croisement continu, dit “absorbant” en russe (poglotitel’noe skrešivanie), où le type local tend à disparaître. Mais cette dernière solution est généralement écartée car elle enlève toute rusticité à l’animal, qui n’est plus capable de vivre en troupeaux. Et certains, ayant constaté la meilleure capacité de récupération après l’effort des chevaux kirghizes, restent même opposés à toute idée de croisement (Dmitriev 1914, p. 12).

63 Le général-gouverneur du Turkestan, A. N. Kuropatkin (1848-1925), préconisait, pour sa part, de croiser les chevaux “kirghizes” avec des étalons métis kirghize-iomoute ou kirghize-karabaïr41. En 1907, V. A. Pânovskij crée un petit haras privé à Prževalsk (ex et futur Karakol), transformé en établissement public en 1912. Après la révolution, il est nommé commissariat à l’élevage équin local et revient à la pépinière de Prževalsk en 1918 pour tenter de la sauver du désastre42. En effet, lorsque K. Čackin est nommé à la tête de l’administration des haras turkestanais, en 1919, beaucoup d’exploitations ont été détruites, des chevaux ont péri, des éleveurs ont fui à l’étranger. J’estime que le risque de disparition des races équines indigènes utiles et la perte d’un immense matériau brut qui constitue une richesse nationale inestimable nous placent dans l’obligation morale de soutenir l’élevage équin du Turkestan avec toute l’énergie possible43.

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64 Après avoir traversé les régions de Tachkent, Aulié-Ata, Pichkek (Bichkek), Prževalsk et rencontré de nombreux éleveurs, gros et petits, V. A. Pânovskij dresse le constat suivant : Où que j’aie été, j’ai entendu « aidez-nous, nous allons disparaître ! Nous nous faisons voler notre bétail et nos chevaux par des voyous irresponsables ! Nous n’avons pas de quoi les nourrir car on nous a pris nos réserves de foin.

65 Il en conclut qu’il est indispensable de conserver l’élevage privé et envisage de multiplier les expériences pour l’amélioration des chevaux kirghizes, notamment par des croisements avec des chevaux de trait et des trotteurs, afin de créer un animal apte aux travaux agricoles. La priorité est désormais d’avoir un cheval de travail, pour la selle et le trait, et non plus un cheval de guerre44. Pour K. Čackin, l’objectif à atteindre est : La conservation des précieuses races indigènes et la création d’un type de cheval polyvalent, répondant au besoins locaux ; […] transformer l’élevage sauvage et semi-sauvage du cheval en un élevage de haras, en créant un type unique de cheval amélioré à partir d’une race indigène et en sauvant cette dernière d’un processus de dégénérescence déjà bien enraciné45.

66 Pânovskij est considéré comme un « pionnier de l’élevage “cultivé”46 au Turkestan » grâce à sa pépinière de Prževalsk, présentée comme l’exemple à suivre47. Mais il propose aussi, ce qui est plus original, d’améliorer en même temps l’existence des nomades. L’amélioration massive du cheval kirghize peut être atteinte par un autre moyen, peut-être plus sûr que l’amélioration en soi ou le métissage : c’est l’amélioration des conditions de vie du nomade éleveur de chevaux, par une juste répartition des pâtures, la distribution de prés à foins afin de constituer des réserves obligatoires pour l’hiver, la rénovation des routes de transhumance, la lutte contre les épizooties qui déciment le cheptel et bien d’autres mesures destinées à améliorer la vie de l’éleveur lui-même48.

67 Les destins de l’homme et du cheval sont donc liés49. Bêtes et gens doivent s’engager ensemble sur la voie d’un progrès qui verra l’amélioration simultanée de leur mode de vie.

68 Le parallèle entre la discrimination des races équines et l’organisation sociale, toutes deux marquées par une dichotomie entre individus nobles et individus communs, est parfois faite explicitement. Ainsi, le représentant plénipotentiaire du Commissariat du peuple à l’agriculture (NKZ) constatant qu’en 1920, « la révolution n’a toujours pas été faite dans les haras », marqués par le caractère bourgeois de leur objectif militaire, un mépris pour l’organisation rationnelle, scientifique, technique et économique, l’absence de contact avec les organes de pouvoir locaux et avec les organes centraux du Commissariat à l’agriculture, prône, quant à lui, une rupture avec la période impériale et l’adoption d’une méthode d’amélioration “en soi”, la question du nourrissage étant, à ses yeux, plus cruciale que celle du “sang”. En effet, il estime que l’administration tsariste s’est rendue coupable d’avoir mené une propagande forcée pour l’amélioration du cheval kirghize par une instillation de sang anglais afin de le sauver d’une prétendue dégénérescence, alors qu’elle savait pertinemment que cette entreprise était vouée à l’échec, du fait de l’insuffisance des effectifs pur-sang anglais. Aussi serait-il opportun, plutôt que d’anoblir le sang, de “cultiver” le système d’élevage. Mon propos n’est pas ternir la réputation du pur-sang ni de refuser d’admettre l’importance du sang noble. Je la reconnais, mais pas autant que ne le voudraient ceux qui sont habitués à diviser les gens eux-mêmes entre “os noir” et “os blanc”50.

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69 L’auteur de cette diatribe dirigée contre Pânovskij fait allusion à la distinction ayant traditionnellement cours chez les Kazakhs entre “os blanc”, à savoir les nobles, qui étaient principalement les descendants de Gengis-Khan, d’autres khans célèbres ou des disciples de Mahomet – toutes personnes qui étaient classées à part et n’étaient pas intégrées dans la généalogie –, et “os noir”, à savoir les gens ordinaires (Krader 1963, pp. 202-203).

70 Dans la logique de ce parallélisme entre hommes et chevaux, les tenants de l’amélioration par croisement, soulignant l’importance essentielle des races “nobles”, auraient une conception aristocratique de la société, tandis que les promoteurs de l’amélioration “en soi” défendraient une organisation sociale égalitaire. Cependant, cette position apparaît trop simpliste quand on songe au fait que les seconds développeront une conception de la “pureté” du sang qui exclut implicitement les “impurs”.

71 Et de fait, on ne peut manquer de constater que, finalement, au Kirghizstan, c’est sous un régime socialiste qu’a été pleinement appliquée cette politique de croisement par instillation de “sang noble”. En 1926 est fondé le haras de l’Issyk-koul et en 1927, celui de Naryn. De nombreux chevaux d’autres races furent importés, qui représentaient, avec les métis, 17 % du cheptel des kolkhozes et des sovkhozes de Kirghizie en 1949 (Čaškin & Pačenko 1951, p. 27). Des expériences comparatives furent menées pour évaluer les résultats auxquels pouvaient conduire les deux méthodes (amélioration en soi ou par apport de sang) et il fut décidé51 de créer une nouvelle race, appelée novokirgiz, en croisant des chevaux kirghizes avec des pur-sang anglais52 et des chevaux du Don.

72 Dans les années 1940, la zootechnie soviétique préconisait l’hybridation de variétés géographiquement éloignées, suivant la méthode de l’agronome I. V. Mičurin, invoquée à propos de la création des races équines Vladimir, Budënnyj et Terskij (Za mičurinskuû 1948, pp. 1-2). Or les thèses de Mičurin avaient été reprises par T. D. Lysenko, qui jouissait alors d’un pouvoir démesuré, réduisant à néant la génétique soviétique53 (Kotek & Kotek 1986). Mais l’amélioration “en soi”, par intensification du nourrissage, pouvait, elle aussi, se prévaloir de l’idée mitchourienne du primat de l’environnement sur l’hérédité (Kaštanov 1948, p. 10).

73 Selon I .N. Čaškin, principal acteur du projet novokirghize : Le travail pour la constitution de la race équine novokirghize se mène par le biais de croisements complexes entre les races kirghize, pur-sang et du Don, puis par la sélection des métis du type souhaité qui sont ensuite élevés “en soi” (Čaškin & Pačenko 1951, p. 31).

74 Une fois le “type” souhaitable trouvé et consolidé, les chevaux novokirghizes font l’objet d’un nourrissage “cultivé en troupeaux” (avec pacage toute l’année, sevrage et alimentation complémentaire). Les deux méthodes peuvent donc être combinées, mais le métissage donne plus rapidement des résultats tangibles (Zujtin & Vojtâckij 1930, p. 95).

75 La création de la race novokirghize a ceci de particulier qu’elle ne vise pas une spécialisation de l’animal, comme c’est généralement le cas, mais, à l’inverse, une polyvalence la plus étendue possible (Tûlegenov 1975 ; Tursunov 1979, p. 9). Le novokirghize sera rapide sous la selle, puissant entre les brancards, il fournira du lait et

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de la viande en abondance ; en somme, tout ce que faisait déjà le kirghize, mais mieux que lui, étant plus grand et plus fort. Les novokirghizes conservent les qualités propres aux kirghizes, tout en étant plus “secs”, mieux bâtis, plus grands et surtout plus rapides54 (Bobilev 1977 [1976], p. 130).

Modèle de cheval novokirghize : l’étalon Banket né en 1946, vainqueur d’un raid de 500 km en terrain montagneux, champion de l’exposition agricole de 1955

Album sur les races agricoles

76 La race novokirghize a été approuvée en 1954 et ses membres enregistrés dans un stud- book (Gosudarstvennaâ 1981). La taille moyenne du novokirghize était au départ de 143-151 cm au garrot, puis s’éleva à 155 cm, alors que celle du cheval kirghize était de 133-137 cm. Les chevaux novokirghizes sont divisés en plusieurs types (de base/léger/ lourd/originel ou encore de base/massif/de selle) et sous-types suivant leur constitution, et classés en catégories (classe élite/1ère classe/2 e classe) 55, tandis que précédemment, les chevaux kirghizes étaient distingués suivant un découpage géographique (kirghize de Naryn/de Turgen/de Talas/de l’Alaj) (Zujtin & Vojtâckij 1930, p. 92).

77 En 1980, étaient recensés 114 000 chevaux novokirghizes (Barmincev & Koževnikov 1983, p. 50), qui représentaient en 1979 53 % du cheptel équin de la RSS kirghize et 84 % des chevaux porodnyh “de race” ( Kirgizskaâ 1982). Il est d’ailleurs à noter que la catégorie “cheval kirghize” disparaît des statistiques à partir de l’implantation du novokirghize, qui est censé prendre sa place56.

78 Ce ne fut pas exactement le cas. Quand j’ai visité le haras n° 53 de Naryn en mai 1994, le vétérinaire m’a dit qu’il comptait 500 chevaux57, pour moitié novokirghizes et pour moitié mestnye “locaux”. Il est symptomatique de constater que, sur le terrain, les acteurs ne qualifient pas nécessairement ce cheval de kirghize et que, par ailleurs, ils ne se préoccupent guère de la race des chevaux qu’ils montent tous les jours. Les typologies indigènes discriminent plus volontiers les animaux en fonction de caractéristiques individuelles qui ne sont pas toujours héréditaires, telles que leurs allures et leur aptitude à la course (Ferret 2009a, p. 201-202 ; Ferret 2009b, p. 221) ou leur constitution physiologique déterminant un mode d’entraînement particulier

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(cheval “à viande rouge” ou “à viande noire”) (Ferret & Toqtabaev 2010, § 21-25). Un phénomène analogue s’observe à propos des peuples : bien des ethnonymes sont des appellations allogènes et non des auto-appellations.

79 Après l’indépendance de 1991, on assiste à un singulier renversement : celui qui était sans nom, sans race, banni des chiffres, devient čistokrovnaâ kyrgyzskaâ lošad’ “pur-sang kirghize” et focalise l’attention. Tous les acteurs ne tiennent cependant pas le même discours, car dans le programme officiel de développement de l’élevage équin pour 2003-2010, c’est le novokirghize qui demeure otečestvennaâ poroda “race nationale”.

80 Au Kirghizstan, l’élevage équin a souffert de la privatisation des années 1990, mais moins que celui des autres espèces (Žaparov 2010)58, car l’équidé demeure l’animal favori des Kirghizes. C’est lui qui incarne le mieux le mode de vie nomade antérieur. Avec la iourte, la musique et l’épopée Manas, il fait partie du patrimoine national. Naguère, la richesse se mesurait au nombre de chevaux possédés. Aujourd’hui, la possession de chevaux demeure un signe de prestige.

81 En revanche, les haras d’État, dépossédés d’une grande partie de leurs terres et endettés, ont périclité59. Aussi S. Omurzakov, responsable du département d’élevage équin à l’Institut kirghize de l’élevage et des pâturages, élève d’I. Čaškin, lance-t-il un cri d’alarme, disant que « la meilleure race locale, la novokirghize, se trouve dans une situation catastrophique » (Hodykina 2009). Le programme de développement de l’élevage équin, qui prévoyait d’augmenter l’aide financière de l’État octroyée aux haras en leur donnant un statut d’“entreprise du patrimoine génétique national” (Gosudarstvennaâ 2003) n’a guère été suivi d’effet.

82 En devenant novo-, le cheval kirghize a gagné de la taille, du poids, de la force de trait et de la vitesse, mais perdu une part de sa rusticité et de sa remarquable adaptation au milieu montagneux. Un sellier rencontré à Bichkek en 1994 déclare qu’il « n’aime pas la race novokirghize car on a mélangé tout et n’importe quoi ». Un autre dit en 2009 : « on a tant croisé les kirghizes avec des chevaux du Don et des trotteurs qu’il n’en reste presque plus ». En outre, l’initiative de ces croisements, auxquels la population locale semble avoir été plutôt réticente (Sitnânskij 1998, p. 152 ; Ferret 2009b, p. 215), est venue des Russes puis des Soviétiques. Aussi au moment de l’indépendance, le novokirghize a-t-il été délaissé, en tant que legs de l’histoire coloniale.

83 Quelques particuliers ont donc entrepris de reconstituer des troupeaux de “vrais” chevaux kirghizes, à partir de spécimens dénichés ici ou là, dans les régions reculées du pays. Leur objectif est de sauvegarder un patrimoine vivant, icône de la culture nationale kirghize. Leurs discours témoignent néanmoins d’une étrange conception de la zootechnie. « Les gènes du cheval kirghize sont tellement plus forts que, même chez les métis, les traits caractéristiques du kirghize prédominent » selon Almazbek Akunov, président de Žolčoro, association de développement de la culture nationale kirghize et auteur d’un projet intitulé « Sauver les derniers des mohicans : les chevaux de race kirghize », déposé en 2005 auprès du Fonds pour l’environnement mondial (GEF)60.

84 Une journaliste et cavalière française, Jacqueline Ripart, participe activement à ce mouvement. Pour promouvoir son projet de sauvegarde du cheval kirghize61, elle organise depuis 2005 des festivals dénommés At čabyš “course hippique” comprenant des courses d’endurance en terrain varié. En effet, les courses de chevaux sur de longues distances (variables selon l’âge des montures), naguère organisées lors des

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fêtes funéraires, puis des fêtes familiales, ont connu un vif regain d’intérêt depuis les années 1990 au Kazakhstan et au Kirghizstan (Ferret 1997 ; Ferret 2008).

Course hippique de longue distance au Kirghizstan (ici poulains de deux ans sur 12,5 km, précédant une course de 32 km pour chevaux adultes, région de Naryn, octobre 1994)

Photographie de l’auteur

85 Ce projet s’inscrit par ailleurs dans la volonté de développer l’écotourisme, une des ressources phares dont dispose le pays – moins pourvu que ses voisins dans les autres domaines –, avec ses splendides paysages d’altitude. Dans un tel cadre enchanteur, vie sous la iourte, randonnées à cheval, communion avec la nature sont à même d’attirer des touristes étrangers – même si une partie d’entre eux repartent déçus par le nomadisme de pacotille et le manque de respect pour l’environnement dont font preuve leurs hôtes (Pabion-Mouries 2010, pp. 206-228). Ce projet s’insère également dans le rejet de l’influence de la colonisation propre aux périodes postcoloniales, une victimisation des peuples ayant subi le joug soviétique largement reprise par les ONG présentes au Kirghizstan (Pétric 2008, p. 95).

86 Aux courses des festivals At čabyš ne sont autorisés à participer que des chevaux correspondant au standard établi par J. Ripart avec l’aide de zootechniciens kirghizes. La taille maximale permise est de 149 cm au garrot, la taille moyenne étant évaluée à 145 cm, donc bien supérieure à celle du cheval kirghize du XIXe siècle, mais un choix plus drastique sur ce point aurait vraisemblablement été trop restrictif. De tels coursiers ne sont déjà pas les plus rapides, même sur ces distances. Le règlement de ces compétitions est grandement inspiré de celui des courses d’endurance occidentales, quitte à s’écarter notablement des usages locaux (cavaliers adultes, contrôles vétérinaires, prix de la meilleure condition62), afin d’éviter que des chevaux ne périssent lors des épreuves, une éventualité acceptée en Asie centrale, mais inacceptable en Occident.

87 Il est frappant de voir le renversement qui s’est opéré, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXIe siècle, avec cette quête actuelle du petit cheval kirghize, alors que les colonisateurs russes cherchaient à tout prix à l’agrandir63. Dans les deux cas, il s’agit

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d’initiatives allogènes, venues de l’extérieur pour mesurer, évaluer, recenser et classer les chevaux locaux, selon leur propre conception de la race équine et des compétitions permettant de la sélectionner. Or sur le terrain, on constate que les Kirghizes eux- mêmes ne se soucient guère de la race ni de la taille de leurs chevaux64. On imagine le désarroi de ce cavalier à qui, mètre en main, on annonce qu’en dépit de ce qu’il croyait, il n’est pas monté sur un cheval kirghize car sa monture ne correspond pas au standard. I asked a man riding a horse whether it was a Kyrgyz horse. ‘No,’ he said. ‘Why not?’ I asked. ‘Because Jacqueline Ripart measured it and told me that it wasn’t,’ he replied. […] One responded: ‘I’ve been told by Jacqueline Ripart that it isn’t, but we are in Kyrgyzstan and it is a horse, so… yes, it is a Kyrgyz horse.’ (Cassidy 2009, p. 14). The classification that Ripart and her colleagues are establishing in Kyrgyzstan uses the conventional understanding and paraphernalia of breed management, and contrasts markedly with the ways in which Kyrgyz people describe their horses. Like the 18 th-century agriculturalist Robert Bakewell, breed enthusiasts like Ripart value individuals and objectify and measure phenotypic qualities. The Kyrgyz people we spoke to recognize function and growth in terms of number in the herd (ibid., pp. 14-15).

88 Ensuite, il n’est pas certain que ces cavaliers-nés à l’assiette si sûre que sont les Kirghizes ruraux apprécient qu’on vienne leur dire comment monter à cheval65. Enfin, tout regrettable qu’il soit pour la biodiversité, l’effacement des races locales et polyvalentes au profit de races plus spécialisées, performantes et artificielles est un phénomène général, qui ne se limite pas à l’aire d’influence soviétique66. Trop petit pour les uns, trop grand pour les autres, le cheval kirghize sied bien tel qu’il est à ceux qui le montent et le mangent.

Le cheval iakoute, une caution d’autochtonie

89 À l’extrémité nord-est de l’aire altaïque, en Sibérie orientale, un autre cheval s’est vu endosser le même rôle d’emblème national, bien que son aspect, son rôle et son exploitation diffèrent de ceux du kirghize et surtout du turkmène.

90 Les Iakoutes (ou Sakhas) sont des turcophones qui ont migré de la Sibérie méridionale vers le Nord, dans un milieu de taïga et de toundra caractérisé par un climat extrêmement continental. Là, ils se sont mêlés à d’autres peuples nord-sibériens, chasseurs et éleveurs de rennes, tout en demeurant eux-mêmes éleveurs bovins et surtout équins. Aussi cette activité constitua d’emblée un marqueur identitaire, par l’effet d’une association entre ethnies et espèces élevées (Ferret 2010b, § 76-82). Les Cosaques qui conquirent le territoire au XVIIe siècle qualifiaient les Iakoutes de « peuple cavalier », tandis que le renne était considéré comme un « bétail toungouze » (Seroševskij 1993 [1896], p. 141).

91 C’est pour cette raison que l’éventualité de Iakoutes éleveurs de rennes, pourtant défendue par l’ethnologue G. Ksenofontov (1992 [1937], pp. 269-275), était difficilement envisageable. Une fois forgée, parmi les scientifiques, la représentation traditionnelle des Iakoutes comme des éleveurs de bovins et de chevaux semi-sédentaires et une fois établie, parmi les Iakoutes, une image analogue d’eux-mêmes, il devenait difficile, pour les voyageurs qui visitaient les campements des Iakoutes septentrionaux, de

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relier ces éleveurs de rennes à la population iakoute, dont ils parlaient pourtant la langue67 (Gurvič 1977, p. 5).

92 Entre la langue et l’activité, quel élément doit primer pour définir l’identité ? Est-on davantage iakoute lorsqu’on parle la langue iakoute (ou, plus exactement, un de ses dialectes) ou lorsqu’on mène le mode de vie considéré comme caractéristique de ce peuple ? Ce genre de cas ébranle la solidité du socle de l’ethnos (ètnos), qui correspond à une conception selon laquelle les frontières linguistiques, économiques et culturelles sont censées coïncider.

93 Sur ce plan, il en va pour l’ètnos comme pour la nation68, tous deux définis de manière analogue, à ceci près que la nation est censée correspondre à un stade ultérieur de développement des sociétés. Tout groupe de personnes parlant la même langue, conscient d’être issu d’une même origine, possédant un ensemble de coutumes, un mode de vie particulier, des traditions conservées et spécifiques qu’il préserve des autres groupes, peut être appelé ethnos, tribu ou nationalité (narodnost’). C’est cette unité ethnique qui est l’objet de la science ethnographique69.

94 Cette définition élaborée par S. M. Širokogorov dans les années 1920, qui consistait à « naturaliser la culture » à partir d’une « théorie biosociale de l’ethnos issue de la pensée naturaliste allemande de la fin du XIXe siècle » (Sériot 2006, § 24, 32), a été partiellement reprise par Û. V. Bromlej70 dans les années 1960. Ce dernier a développé une conception essentialiste de l’ètnos, qui devint le socle de la discipline ethnographique en URSS et ne fut remise en question qu’à la fin des années 198071.

95 En janvier 2011, la République Sakha (de Iakoutie) compte 163 210 chevaux72. L’élevage équin, officiellement considéré comme un secteur traditionnel d’activité chez les Iakoutes, est encouragé par des subventions gouvernementales qui ont permis au cheptel de se redresser vigoureusement après le choc de la privatisation. Tout en pratiquant assez peu l’équitation, les Iakoutes s’identifient volontiers à ce petit73 cheval, véritable animal à fourrure, qui vit toute l’année dehors en totale liberté et gratte inlassablement la neige de ses sabots pour paître. Ainsi les armoiries de la République Sakha arborent la silhouette d’un cavalier kourykane, provenant d’un pétroglyphe de Šiškino74.

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Armoiries de la République Sakha (de Iakoutie)

96 La race du cheval iakoute a été officiellement reconnue en 1987. J’ai déjà évoqué dans d’autres travaux (Ferret 2009a, p. 55-62 ; Ferret 2010b, § 9-20) le débat scientifique, marqué par une idéologie nationaliste, qui eut lieu à propos de l’origine de ce cheval, les uns tentant de prouver l’extraordinaire ancienneté de cet animal, qui daterait du Pléistocène, les autres s’efforçant de démontrer son universalité, puisqu’il serait, par l’intermédiaire du tarpan, l’ancêtre de l’ensemble des équidés domestiques. Sans revenir sur le détail des arguments avancés, il convient de relever certaines des confusions qu’ils révèlent.

97 Assimilant indûment races équines et ethnies, plusieurs auteurs lient mécaniquement l’histoire des hommes à celles des chevaux. Ainsi I. P. Gur’ev associe les différents types de chevaux iakoutes à des vagues successives d’immigration humaine et passe allègrement de la génétique des chevaux à celle des hommes. Il confond également la diffusion des mots et des choses, estimant que l’origine turque de la terminologie iakoute du cheval suffit à démontrer que le cheval iakoute a une origine méridionale (Gur’ev 1983, p. 55 ; voir aussi Gogolev 1993, p. 114).

98 La formation de l’ethnie iakoute, de sa langue et de son cheval serait ainsi composée d’un même dosage, majoritairement turc et minoritairement mongol et toungouse75. Tout semble se passer comme si la part de chacun de ces trois groupes altaïques devait se retrouver à l’identique dans le lexique, les usages culturels ou dans le sang des populations. Dans cette confusion du biologique, du linguistique et du social se révèle l’influence de l’anthropologie physique soviétique76, pour laquelle il existe une « correspondance des types anthropologiques [physiques] avec les groupes linguistiques et ethnographiques »77.

99 Certains décèlent aussi dans ce dosage une portion indo-européenne. Ayant dressé une liste de mots iakoutes qui pourraient avoir une origine indo-iranienne, A. Gogolev

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(1999) explique ces coïncidences par des liens génétiques entre Iakoutes et Scythes, en se basant sur les travaux d’anthropologie biologique de V. V. Fefelova, qui entend démontrer que les ancêtres des Iakoutes étaient europoïdes et non mongoloïdes – une préoccupation partagée par les idéologues du Turkménistan, qui invoquent à ce propos la dolichocéphalie des Turkmènes (Durdyev 1991, pp. 15, 21 sqq.). Et pour affirmer la parenté entre Iakoutes et Huns, A. Gogolev n’éprouve visiblement aucune gêne à passer de la ressemblance des chevaux trouvés dans des tombes huns et iakoutes à la similitude de ces deux cultures (la fête iakoute de l’yḥyah, par exemple, aurait un équivalent hun).

100 Ce débat manifeste une focalisation sur l’ethnogenèse et la question des origines, déjà patente dans l’ethnographie soviétique (Laruelle 2004), mais qui a redoublé après la disparition de l’URSS, aussi bien dans les républiques autonomes de la Fédération de Russie ayant déclaré leur souveraineté, que dans les nouveaux États indépendants, qui doivent se construire une identité nationale propre. Tous ces discours relèvent de conceptions essentialistes de l’ethnie humaine et de la race animale. Si l’on admet, au contraire, que l’une comme l’autre correspondent à des notions récentes, qu’elles sont des entités construites, aux définitions floues et mouvantes, alors la question de leurs origines n’a plus guère de sens et perd l’essentiel de la pertinence qui lui était assignée.

101 Selon les historiens, les Iakoutes sont arrivés sur le territoire de l’actuelle Iakoutie entre le Xe et le XVe siècle – soit, selon cette dernière hypothèse, seulement deux siècles avant les Cosaques – et leur expansion dans plusieurs régions n’a fait que suivre la conquête russe. À la différence des ethnies minoritaires telles que Evenks, Evènes, Ioukaguirs, Tchouktches et Dolganes78, les Iakoutes ne peuvent donc pas revendiquer leur autochtonie ni tirer leur légitimité d’un long ancrage sur le territoire de la république qui porte leur nom. En démontrant que “leur” cheval occupait les lieux dès le Pléistocène, les Iakoutes s’offrent une caution d’autochtonie. Le raisonnement implicite est le suivant : certes, la venue de l’ethnie iakoute est récente, mais le cheval iakoute, “vieux comme le mammouth”, habite ici de très longue date. Et c’est ainsi qu’un cheval se voit attribuer un rôle de délégué du peuple du même nom.

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Cheval iakoute lors de son débourrage, Ust’-Aldan, mars 1994

Photographie de l’auteur

102 Présents dans les travaux scientifiques, de tels tours de passe-passe abondent a fortiori dans les discours politiques et permettent, par exemple, au vice-président du conseil de la Fédération de Russie, M. E. Nikolaev, de gommer la disjonction entre peuple sakha et territoire iakoute en soulignant le point commun qui les rassemble : les chevaux. Je suis certain qu’au troisième millénaire, la Iakoutie sera largement reconnue comme le centre le plus ancien de l’élevage équin et les Sakhas, comme le peuple cavalier et éleveur de chevaux de l’Asie septentrionale (Ustojčivoe 2008, p. 5).

103 Se retrouvent ici, comme chez les Turkmènes, la même quête d’ancestralité et la même aspiration à l’universalité par le truchement du cheval. Mais en Iakoutie, il n’y a point de stud-book et guère de race concurrente. L’identité entre race équine et territorialité est presque parfaite79.

104 Il y eut bien, là aussi, des expériences de croisements avec des races importées afin d’améliorer le cheval local, mais elles se soldèrent souvent par des échecs (Ferret 2009a, pp. 68-69). La politique soviétique visant à créer un cheval nouveau, un Equus sovieticus, par le biais de croisements entre différentes races de l’Union, fut relativement peu appliquée en Iakoutie – et notablement moins que dans la RSS kirghize – du fait de l’éloignement et du caractère extrême des conditions d’élevage. Constatant que les métis supportaient mal les rigueurs du climat (ils font moins de poil, se fatiguent plus vite, sont plus exigeants sur la nourriture, maigrissent et finissent par rapetisser après quelques générations80), les zootechniciens en revinrent, à partir de 1963, à la politique de l’amélioration “en soi” (Syrovatskij 1969, p. 9).

105 Dans les années 1990, les discours tenus sur l’élevage manifestent une opposition entre l’indigène, symbole de qualité, et le russe, ou plutôt le soviétique, symbole de quantité. Nombreux sont les éleveurs à déplorer qu’on ait, durant l’ère soviétique, sacrifié la qualité à la quantité pour produire toujours plus (plus de têtes de bétail, de viande, de

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lait, etc.). Le cheval iakoute représente désormais une race originale, dont il faut conserver la qualité et la pureté.

106 Si tous les chevaux de Iakoutie (ou presque) sont “de race iakoute”, il y en a qui sont “plus iakoutes” que les autres, car issus de lignées préservées de tout métissage. Les croisements, même limités, auraient déjà fait tant de ravages que la race iakoute est “un patrimoine génétique en danger” (genofond v opasnosti) (Ostrel’din 1993) qu’il faut sauvegarder avant qu’il ne disparaisse (Ferret 2009a, pp. 69-70). Dans cette perspective, les éleveurs privilégient l’emploi d’étalons reproducteurs venant de régions isolées, restées à l’écart du métissage. Certains se sont mis à traquer toute marque révélatrice “d’impureté” en éliminant systématiquement les chevaux de robe pie, ceux qui portent des listes ou des balzanes, car les marques blanches sont censées être révélatrices de croisements antérieurs.

107 Ces propos sur les races animales en péril font écho aux alertes lancées pour sauver des ethnies en voie de disparition – bien que la langue et la culture sakhas s’avèrent, en réalité, nettement moins menacées que celles des “petits peuples” minoritaires de Sibérie – dans un amalgame récurrent du social et du biologique. L’idée que le déclin des ethnies, outre ses causes sociales, politiques et économiques, est aussi un problème à la fois de pureté du sang et de santé des gènes occupe une place importante dans ces mouvements de renaissance (Le Berre- Semenov 2006, pp. 5-6 ; voir aussi Ibos 1999).

108 Aussi cette propagande pour une race équine “pure” accompagne, tout en le précédant, le développement du nationalisme iakoute et le réapprentissage institutionnalisé, dans les écoles, de la culture populaire et du folklore.

Races, ethnies et nations

109 La comparaison de ces trois cas (turkmène, kirghize et iakoute) révèle, au-delà de leurs spécificités, plusieurs caractéristiques communes : une même évolution du discours zootechnique, prônant d’abord les vertus du métissage avant d’opérer un renversement pour établir le dogme de la pureté de la race ; un même investissement du cheval en tant qu’icône nationale et, corrélativement, une identification du peuple avec le cheval qui le représente ; enfin, un curieux mélange des genres, fusionnant le social et le biologique.

Des vertus du métissage au dogme de la pureté

110 Affirmer les bienfaits des croisements n’est pas une invention des zootechniciens soviétiques, qui n’ont fait que suivre un mouvement engagé au XVIIIe siècle en Occident. Reprenant l’idée de Buffon selon laquelle seul le mélange de races venant de différents climats peut les préserver de la dégénérescence, C. Bourgelat élabore une doctrine « scientifique » du croisement des races, « seule conduite à tenir en matière d’élevage » et « loi générale applicable à tous les êtres vivants » (Mulliez 1983, p. 212). De tous les animaux transplantés ou non, le cheval est celui qui, sans contestation, semble dégénérer davantage, soit que l’on fasse plus d’attention à la beauté et aux qualités de cet animal qu’à celles des autres, soit qu’en effet, il s’altère plus sensiblement et plus promptement qu’eux, en communiquant sa forme et en se multipliant. Le premier moyen de parer à des dégénérations subites et infaillibles a été suggéré par le raisonnement, et confirmé par l’expérience ; on a pensé, avec

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raison, que le bon et le beau de tous les êtres animés étaient répandus par parcelles sur la surface du globe, et l’on a vu que la portion de beauté dans chaque climat dégénérait toujours, à moins qu’on ne la réunît avec une autre portion prise au loin. De là on a reconnu chez tous les peuples de la terre la nécessité absolue de mêler les races, et de les renouveler souvent par des races étrangères (Bourgelat 1832 [1766-1769], pp. 351-352)81.

111 Mais, en France comme en URSS, cette politique a connu des échecs entraînant parfois une dégradation des animaux au lieu de l’amélioration promise et, dans certains cas, l’élevage local n’a été préservé que grâce à quelques individus ayant pris l’initiative de ne pas appliquer cette politique de métissage, en dépit des directives officielles. L’élevage du cheval a très nettement progressé en qualité et en quantité, partout où les inspecteurs ont refusé délibérément d’appliquer les théories de la direction centrale. Parce qu’ils connaissent les réalités de l’élevage, qu’ils sont convaincus de l’excellence de la race, quel qu’en soit le modèle, qu’ils ont la charge de l’améliorer. Là où prenant le contre-pied de la science officielle, ils ont sélectionné les plus beaux représentants pour les livrer à la reproduction, les résultats ont été satisfaisants (Mulliez 1883, p. 325).

112 Dans l’ex-URSS, l’émancipation des nationalités qui devait accompagner souverainetés et indépendances a choisi, suivant un mouvement de balancier, d’aller à l’encontre de la politique soviétique antérieure dans plusieurs domaines. Et la construction de l’identité nationale s’est souvent engagée sur la voie d’une ethnicisation. Ces deux tendances se sont conjuguées pour se traduire, dans le domaine zootechnique, par la recherche de races “pures” correspondant à l’ethnie titulaire.

113 Cette obsession de la pureté, outre ses relents nauséabonds, témoigne d’une illusion selon laquelle chaque ethnie aurait existé de tout temps et aurait vécu isolée de tous et de tout, selon un mode de vie immuable, jusqu’à l’irruption de la modernité russe puis soviétique. Les historiographies nationales sont marquées par l’ancrage des discours culturalistes, fondées sur des présupposés primordialistes, qui font de la nation un donné de la nature existant depuis des temps immémoriaux, et acteur premier de l’histoire (Laruelle 2009, p. 30).

114 Or le découpage ethnique est relativement récent et mouvant. En outre, ces groupes étaient liés par des interactions, notamment entre nomades et sédentaires (Ferret 2011), qui entraînaient de fréquents échanges de chevaux de types divers (Barmincev 1958, pp. 65-68)82, échanges qui montrent toute l’absurdité de cette idée de pureté.

À chaque peuple son cheval

115 Suivant l’idée attribuant à chaque peuple un cheval qui lui correspond, se croisent fréquemment, dans la littérature, des associations préconçues entre le degré de développement des sociétés et les caractéristiques de leurs montures (cf. Sadovnikov 1891, entre autres). Par exemple, pour le naturaliste von Nathusius, les troupeaux de chevaux des steppes asiatiques sont plus semblables et uniformes qu’une écurie de hunters anglais, ce qui démontre le « bas niveau de culture de ces tribus » (cité dans Barmincev 1958, p. 5).

116 L’identification des hommes et des chevaux est telle qu’à la segmentation des uns répond celle des autres, parallèle dressé explicitement par A. Vambéry : Pour le Centro-Asiatique, le cheval est une espèce d’alter ego. Il en possède différentes races, distinguées par leurs qualités souvent supérieures. […] Les races

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et familles des chevaux turkomans sont presque aussi nombreuses que les tiges et ramifications de ces nomades eux-mêmes (1865, p. 375). J’ai toujours rencontré, dans les modes de répartition des races, une concordance parfaite entre ce qui concerne les types humains et ce qui se rapporte aux espèces d’animaux domestiques qu’ils ont entraînées à leur suite (Sanson 1869, p. 1025).

117 Les migrations des chevaux accompagnent celles des hommes et ces déplacements sont censés conduire aux mêmes métissages chez les populations humaines et équines. Le processus complexe d’hybridation des diverses tribus nomades s’accompagne d’une hybridation des animaux domestiques, dont les chevaux (Zujtin & Vojtâckij 1930, p. 92).

118 Cette identification des peuples et de leurs bêtes se manifeste également par un rapprochement entre les traits distinctifs des chevaux et le caractère national. Dans la littérature du XIXe siècle, russe ou occidentale, s’expriment volontiers des clichés sur le fier et belliqueux Turkmène, opposé au Kirghize un peu simple et fruste, toutes caractéristiques attribuées indistinctement aux hommes comme aux chevaux. Ainsi le journaliste anglais O’Donovan, voyageant dans l’oasis de Merv, souligne le fossé qui sépare les chevaux kazakhs des turcomans et relève les mêmes différences entre les deux peuples correspondants, qu’il qualifie de « races ». These Khirgese seem to me a race far inferior, morally and physically, to their more southerly brethren of the steppes, the Turcomans. It is a curious fact, too, that there exists a wide difference in the horses of these nomad races. Those of the Khirgese are short-legged, shaggy, and fat; those of the Turcomans tall, gaunt, and wiry (1882-1883, I, p. 84, 136).

119 L’assimilation des races humaines et animales est un phénomène général, qui paraît normal à l’époque. C. A. Piètrement, par exemple, intitule un chapitre de son livre « Les races humaines et chevalines en Syrie et en Égypte » (1883, pp. 459-507). Mais jusqu’où va l’alliance des races équines et des identités nationales dans le cas qui nous occupe ?

Races animales et races humaines

120 Contrairement au genre et à l’espèce, la race n’a pas de fondement scientifique. Il est usuellement admis que les animaux dont le croisement est absolument infécond appartiennent à des genres différents ; si leur croisement produit des êtres inféconds après quelques générations, ils appartiennent à des espèces différentes ; enfin si leur croisement produit des êtres indéfiniment féconds, ils peuvent éventuellement appartenir à des races différentes. Chaque genre regroupe donc plusieurs espèces et chaque espèce plusieurs races, mais celles-ci ne sont que des variétés d’une même espèce, sans qu’on puisse les définir par des critères infaillibles.

121 Appliqué aux êtres humains, le concept de race est, comme on le sait 83, à la fois inopérant84 et dangereux. Et même en zootechnie, où il n’a pas les mêmes connotations racistes ni les mêmes implications, il est désormais utilisé avec prudence (Denis 1982, p. 63). En ce qui concerne les chevaux, les anciennes classifications des races85, aujourd’hui jugées obsolètes, continuent néanmoins d’être partiellement utilisées.

122 Il convient de préciser qu’en dépit des propos rapportés supra, le rapprochement entre race animale et race humaine se fait moins spontanément en Asie centrale qu’en France puisque là, ce ne sont pas les mêmes mots qui sont utilisés dans les deux cas. La notion française de race se traduit en russe rasa quand il s’agit de race humaine, poroda pour la race animale86, ou encore rod dans le sens de “lignée, clan”. À partir du mot plemâ

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“tribu, peuple” est dérivé plemennoj qui qualifie le bétail issu d’un travail de sélection et bénéficiant de soins attentifs (qui peut par ailleurs être porodistyj “de race”, zavodskij “de haras” ou non)87.

123 De même on distingue, pour les langues turques qui nous intéressent, d’une part kir., iak. rasa “race (humaine)” calqué du russe88, turkm. ğyns “race (humaine)” à rapprocher de kir. žynys “lignée, sexe”, kir. nasil, kaz. näsìl “race, origine” et, d’autre part, turkm. tohum, kir. tukum, kaz. tůqym “graine, descendance, race animale”, iak. boruoda “race animale” transcription iakoute du russe poroda89. Une étude sémantique plus approfondie permettrait d’éclairer la notion de race dans ces langues et d’en déterminer la part importée.

124 Cependant, un parallèle entre humains et animaux se dessine dans l’emploi du qualificatif kir. kaz. asyl “noble, précieux”, qui s’applique autant aux chevaux “de race”, “pur-sang” ou parfois “améliorés” qu’aux personnes, afin de souligner leur origine noble (kaz. asyl tekti) (Syzdykova & Husain 2002, p. 77 ; Ûdahin 1965, p. 76). Et l’opposition faite entre les chevaux turkmènes asyl “pur-sang” et alaša “demi-sang” trouve un écho dans la distinction entre Turkmènes ig “pur-sang” et ârymča “moitié, demi-sang”, nom qui désignait les personnes issues de l’union d’hommes turkmènes avec des esclaves iraniennes (Botâkov 2001, p. 71 ; Jeangène Vilmer 2010, p. 20 ; Edgar 2005, p. 260).

Race et nation

125 Les lexiques russe et türk n’associent donc pas, comme le français, la race humaine et l’animale. En revanche, la définition de la nationalité s’avère moins éloignée de l’idée de race en URSS qu’en France. Plusieurs analystes ont signalé la proximité du concept soviétique d’ètnos avec celui de race (Bertrand 2002, p. 223 ; Laruelle 2008), et la vogue posthume qu’a connue L. N. Gumilev dans les années 1990 n’a fait que renforcer une conception de l’ethnie comme un organisme biosocial, doué d’une vitalité propre.

126 Si, en France, citoyenneté et nationalité sont souvent confondues, ce n’est pas le cas en ex-URSS (d’où la distinction entre Kazakhs et Kazakhstanais, Russes et Russiens, etc.) où, ce sont, au contraire, l’ethnicité et la nationalité qui tendent à fusionner, jusqu’à rendre les termes nation, peuple et ethnos quasiment interchangeables (Filippova 2010, p. 42).

127 L’historique des notions de race90 et de nation montre que leur signification actuelle ne s’est précisée que récemment, dans un mouvement parallèle qui a débuté au XVIIIe siècle et s’est amplifié au XIXe. La création des races animales, par un travail délibéré de sélection et d’enregistrement91, et la formation des États-nations sont deux phénomènes concomitants en Europe occidentale.

128 Le XXe siècle soviétique révèle plusieurs types de liens susceptibles de s’établir entre races animales et identités nationales, et plusieurs rôles joués par le cheval, en tant qu’emblème national (pour les Turkmènes notamment), caution d’autochtonie (pour les Iakoutes) ou expression d’une volonté allogène d’authenticité (pour les Kirghizes). En outre, cette référence animalière sanctionne et encourage indirectement une tendance à la naturalisation des identités humaines.

129 Il serait certainement abusif d’affirmer que chaque nationalité de l’Union soviétique était systématiquement affublée de son propre cheval. Il n’en demeure pas moins que la

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constitution et la manipulation des races équines reflètent une conception singulièrement réifiée de la nationalité et qu’en même temps, elles constituent un élément du dispositif de découpage des nationalités, tel qu’il a été conçu en URSS et consolidé après les indépendances.

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NOTES

1. Je remercie Marlène Laruelle pour la relecture de cet article et ses remarques pertinentes. 2. Une directrice d’école d’équitation s’occupant également d’élevage, que j’ai rencontrée dans les environs d’Irkoutsk en 1993, qualifiait l’invention du Budënnyj, officiellement créé en 1948, de grossier et simpliste mélange de deux races (pur-sang anglais et cheval du Don), par opposition au subtil et patient dosage ayant permis de produire, à partir de 1784, le trotteur Orlov, fleuron de l’élevage russe. 3. Nous avons conservé l’orthographe des noms adoptée par ces auteurs, translittérée de l’alphabet cyrillique. 4. Voir, entre autres, Burnes 1834, II, pp. 252-254 ; O’Donovan 1882-1883, II, pp. 159-160. 5. Le recensement de 1926 donne approximativement les chiffres suivants : 270 000 Tékés, 157 000 Ersarys, 104 000 Iomoutes, 36 000 Salyrs et 33 000 Saryks (Boucher 1991b, p. 59). 6. Ainsi que d’autres filiations, encore plus prestigieuses, pour le président S. Niazov lui-même, qui prétend compter dans son arbre généalogique aussi bien Mahomet qu’Alexandre le Grand (Peyrouse 2007, p. 85). 7. En 1874, au moment de la rédaction de ces textes, le protectorat russe vient d’être imposé à Khiva, depuis le 12 août 1873. 8. Cette division en trois groupes dont un intermédiaire est reprise par K. J. Ujfavy (1878-1880, II, p. 55).

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9. À rapprocher de turkm. ğyns “race” ; turkm. bedev at, kir. bedöö at “cheval de course” et kaz. bedeu at “cheval de course, pur-sang” (Ûdahin 1965, p. 122 ; Čaryârov & Altaev 1986-1987, II, p. 292, 391 ; Syzdykova & Husain 2002, p. 392). 10. Cette question a fait l’objet de nombreux ouvrages, parmi lesquels on citera, en français, Roy (1997) et Cadiot (2007). 11. C’est bien ainsi que Barmincev analyse la formation des races équines au Kazakhstan : à partir d’un vaste ensemble chaotique et indifférencié de chevaux tous indifféremment qualifiés de “kirghizes” (cf. infra), l’action des kolkhozes et des sovkhozes a consisté à créer des races distinctes (1958, p. 3). 12. L’auteur explique ce port de tête par l’habitude de placer les chevaux dans des écuries aux fenêtres haut placées, obligeant les chevaux à lever la tête pour regarder dehors (Borns 1848-1849, III, p. 382). 13. Voir aussi l’original en anglais, qui diffère légèrement : Burnes 1834, II, pp. 271-278. 14. Voir aussi Fraser (1825, pp. 270-271) ; le voyage d’Anthony Jenkinson relaté dans Morgan & Coote (1886, p. 89) ; O’Donovan (1882-1883, II, pp. 332-333). 15. G. Krivcov est du même avis, redoutant l’influence néfaste de la colonisation russe sur l’élevage équin turkmène car « seule une tribu de pillards et de brigands a besoin d’élever un tel coursier » (1873, pp. 241-242, cité dans Ferret 2009b, p. 235). 16. Pour une description plus détaillée des alaman, voir Borns (1848-1849, III, pp. 58-62, 93) ; Moser (1899, pp. 26-29) et la synthèse récente faite sur le sujet par un ethnologue de Saint- Pétersbourg (Botâkov 2002). 17. Sur les principes de l’entraînement centrasiatique des chevaux, basé sur l’opposition du chaud et du froid, du sec et de l’humide, voir Ferret (2004), Ferret & Toqtabaev (2010). Sur l’entraînement turkmène aux alaman, voir Fraser (1825, pp. 270-271) ; Borns (1848-1849, III, pp. 59-60, 375-376) ; Moser (1899, p. 24) ; Gorelov (1928, pp. 30-32). 18. Fraser 1825, p. 271 ; Annanepesov 1985, p. 37, citant K. Bode, Očerki turkmenskoj zemli i ûgo- vostočnogo poberez’â Kaspijskogo morâ, Saint-Pétersbourg, 1856, p. 458. 19. Depuis le premier des Romanov, Michel Fiodorovitch, qui reçut en 1625 plusieurs argamak d’une ambassade perse (Vitt 1937b, p. 38) jusqu’au superbe isabelle doré Mele-Kuš, accompagné d’un ourson et d’un cheval karabakh nommé Zaman, offert à la famille royale d’Angleterre en 1956, lors d’un voyage officiel de N. Krouchtchev et N. Boulganine (Strogov 1956). Dans les années 1990, le cheval akhal-téké offert par S. Niazov à F. Mitterrand fournit l’occasion de révéler l’existence de la fille de ce dernier (Gouraud 2005, pp. 128-149). 20. Pour un exposé des thèses contradictoires élaborées à propos de l’origine du cheval arabe, voir le chapitre 5 consacré à ce sujet par D. Bogros dans L’Arabe, premier cheval de sang (Blomac & Bogros 1978). 21. Claude Bourgelat (1712-1779) : écuyer du roi, fondateur de la première école vétérinaire de France à Lyon en 1761, puis à Alfort. 22. On pourrait multiplier les exemples de ces louanges chantées au cheval arabe par les hippologues du XIXe siècle : « Le cheval arabe pur de toute alliance hétérogène est le type achevé de la beauté plastique ou idéale dans son espèce. Nulle part ailleurs ne se trouve mieux réalisé l’ensemble harmonique de toutes les régions du corps. Le physique et le moral, tout est supérieur en lui » (Sanson 1867, p. 69) – bien que cet auteur rejette « la fable adoptée par tous les hippologues, qui fait du cheval arabe le premier-né de l’espèce, le cheval primitif, d’où tous les autres seraient issus » (ibid., p. 71). « Considéré avec raison comme le modèle achevé du cheval de selle et de guerre, le cheval arabe se distingue entre tous par son élégance, l’harmonie de ses formes, son énergie, sa résistance à la fatigue et aux privations. Nul autre cheval ne possède à un aussi haut degré que lui les qualités fondamentales de l’espèce. Dans son organisation, tout est au titre le plus élevé et dans un équilibre parfait. Pur de tout mélange, il est le type de la beauté

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artistique dans son espèce ; c’est une œuvre d’art » (Alix & Cuyer 1886, p. 597). Voir aussi Comminges (1910, p. 34), entre autres. 23. Borns 1848-1849, III, p. 374 ; O’Donovan 1882-1883, II, p. 333 ; Morgan & Coote 1886, p. 88 ; Moser 1899, p. 23. 24. Vladimir Oskarovič Vitt (1889-1964) : grand spécialiste soviétique du cheval, chef du département d’élevage équin à l’Académie Timiriazev des sciences agricoles de Moscou, auteur d’une histoire de l’élevage russe et du trotteur Orlov, mais aussi archéozoologue ayant analysé les restes équins trouvés dans les tombes scythes gelées de Pazyryk. 25. V. P. Šamborant (1909-1996), considéré comme « le meilleur sélectionneur d’akhal-tékés du XXe siècle » (Klimuk 1999), créa un haras d’akhal-tékés au Daghestan. Mariâ Danilovna Čerkezova (1918-2003), arrivée à Achkhabad en 1924, zootechnicienne, directrice de la station d’élevage d’Achkhabad, consacra également sa carrière aux akhal-tékés (entretien en octobre 1995 à l’hippodrome d’Achgabat ; Gouraud 2005, pp. 103-107 ; 123-124). 26. D’autres sources estiment le cheptel équin de la province de Transcaspie, toutes races confondues, à 78 000 en 1890 et 106 200 en 1895 (Obzor 1897, p. 175). 27. La révolte des basmatchis est un mouvement d’opposition à l’instauration du pouvoir soviétique au Turkestan au cours des années 1920. 28. L’incendie de 1737, qui détruisit les archives des Haras, ne permet pas d’établir la quantité de chevaux turcomans présents dans les écuries impériales lors des périodes antérieures. 29. Voir sur le site d’Amnesty international, qui a appelé à des actions en sa faveur jusqu’à sa libération. 30. Après avoir soumis l’ensemble des sciences humaines à la propagande officielle, le président Niazov a purement et simplement supprimé l’Académie des sciences en 1998 puis suggéré, en 2004, d’exclure les sciences humaines et naturelles de l’enseignement secondaire et supérieur pour les remplacer par l’étude des apports du Turkmenbashi “la tête des Turkmènes”, le surnom qu’il s’est donné, et la récitation du Ruhnama, nouvelle bible qu’il a voulu imposer à côté du Coran (Peyrouse 2007, pp. 108-110). 31. Voir les sites www.turkmens.com, www.ahalteke.net et www.turkmenistanembassy.org consultés le 5.1.2010. 32. « Arheologi utočnili vozrast stolicy Turkmenistana – 8 tys. let » [Les archéologues ont fixé l’âge de la capitale du Turkménistan à huit mille ans] article du 07.06.2010, en ligne sur http:// www.turkmenistan.ru/ru/node/34583 33. Il est étonnant de voir à quel point cette soumission de l’histoire à l’idéologie est clairement affichée sans la moindre tentative de dissimulation, puisque « le Turkmène fait dire à ses historiens… ». La version russe du Ruhnama n’est pas moins explicite : « Turkmeny potomu velikij narod, čto sumeli zastavit’ i svoih, i čužih istorikov priznat’ svoj vozrast – 5 tycâč let’ » “Les Turkmènes sont un grand peuple parce qu’ils ont su forcer leurs historiens et les historiens étrangers à reconnaître qu’ils sont âgés de 5 000 ans”. 34. Voir, entre autres, Baverstock (2009) ; www.akhalteke.info/purity-1-13-en.html 35. Enquête de terrain menée au haras de Lugovoe, au Kazakhstan, en octobre 1994. 36. Enquête de terrain menée à Achgabat en octobre 1995. 37. Cette volonté de préserver un semblant d’égalité entre les tribus était déjà présente au moment de la formation de la RSS turkmène, dans les années 1920 (Edgar 2001). 38. Au XIX e siècle, les Russes appelaient les Kazakhs actuels “Kirghizes-Kaïssaks”, ou bien simplement “Kirghizes”, et les Kirghizes actuels, “Kara-Kirghizes”. Tous les chevaux de ces populations étaient qualifiés de “kirghizes” – adjectif rarement accompagné d’une mention précisant “des steppes” ou “des montagnes”, qui correspond grossièrement à l’actuelle distinction entre chevaux kazakhs et kirghizes. Il convient donc de ne pas se laisser abuser par la dénomination “cheval kirghize” qui, dans la majorité des cas, faisait référence à l’actuel cheval kazakh.

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39. Pour la France, voir par exemple Moriceau (2005, pp. 106-110). 40. À la fin du XIXe siècle en Transcaspie, un cheval “kirghize” se vendait 30 roubles alors qu’un akhal-téké, beaucoup plus rare et cher, valait 400 à 600 roubles (Obzor 1897, p. 177). 41. Lettre du gouverneur général du Turkestan, A. Kuropatkin, au directeur des Haras, P. A. Stahovič, datée du 12.12.1916, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 1, l. 107. 42. Requête de V. A. Pânovskij auprès du commissaire militaire des Haras du Turkestan, Â. I. Udris, 1920, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 54, l. 507. 43. Renseignements sur l’histoire des haras au Turkestan, par le directeur des haras de Tachkent, K. Čackin, juin 1919, Tachkent, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 4, l. 4-5. 44. Lettre du commissaire pour l’élevage équin du Turkestan à la chancellerie du gouvernorat général du Turkestan, 21 janvier 1918, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 4, l. 154-155. Cette nouvelle orientation fit néanmoins l’objet de débats, d’autres acteurs souhaitant, à l’inverse, voir l’administration des haras passer de l’agriculture à la guerre (CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 74, l. 17-22). 45. Note explicative accompagnée de réflexions sur l’organisation des écuries d’État au Turkestan, signée par le directeur du sous-département à l’élevage équin, K. Čackin, 1919, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 54, l. 703, 705. 46. Les Russes qualifient de “cultivé” un élevage intensif ou un élevage extensif amélioré, comprenant une alimentation complémentaire au pacage. Les races équines qui bénéficient de ce type de nourrissage sont, elles aussi, dites “cultivées” (kul’turnye). 47. Réponse du commissaire militaire des Haras du Turkestan, Â. I. Udris, à la requête de V. A. Pânovskij datée du 20.10.1920, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 54, l. 508-515. 48. Exposé de V. A. Pânovskij, responsable du sous-département de l’élevage équin, adressé au Semireč’e afin d’établir un lien entre le centre et la province et d’expliquer les besoins de l’élevage, 25 mars 1919, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 4, l. 16-25. 49. P. Kušner remarque également que l’élevage joue un rôle si important dans la vie du nomade kirghize que les intérêts du bétail et ceux de la population sont indissociables, les hommes réglant leurs déplacements pour le bien-être de leurs animaux (1929, p. 29). 50. Note d’exposé du représentant plénipotentiaire du NKZ de la RSFSR, Evgenij Antonovič Poločanskij, au représentant du comité central exécutif des Soviets du Turkestan, 9.12.1920, CGA RUz, f. 184, op. 1, d. 54, l. 711-712. 51. Cf. « Sur les mesures visant à la création d’une nouvelle race améliorée du cheval kirghize dans la RSS kirghize », décret du conseil des ministres de la RSS kirghize du 10.10.1950, dont de larges extraits sont publiés par Čaškin & Pačenko (1951, p. 29). 52. Il est à noter qu’en russe, le pur-sang anglais est appelé “pur-sang de selle” (čistokrovnaâ verhovaâ), dénomination qui ne dénote pas l’origine étrangère de ce cheval. 53. Parmi les victimes du lyssenkisme, l’une des plus célèbres est le botaniste N. I. Vavilov, mort en prison en 1943. Mais V. O. Vitt se vit également reprocher son “morganisme” (Kaštanov 1948, p. 12) ou, plus exactement, l’importance accordée à la génétique dans son étude des lignées des trotteurs Orlov. 54. Lors de tests faits dans la région de Naryn en 1953, des chevaux novokirghizes ont transporté un chargement de 150 kg en terrain accidenté, sur une distance de 110 km, en 11h10 et le lendemain, après une course de 8 km, ils sont repartis à leur point de départ. Ils ont également parcouru 500 km en 54 h (Dergačev 1969, p. 15 ; Bobilev 1977 [1976], p. 130). Il est donc faux d’affirmer que les Soviétiques ne testaient ces chevaux que sur de courtes distances (Ripart & al. 2007, pp. 24-25). 55. Zujtin & Vojtâckij 1930, p. 22 ; Čaškin & Pačenko 1951, pp. 27-28, 31-32 ; Tûlegenov 1980, p. 3, 9-10 ; Barminev & Koževnikov 1983, p. 49. 56. Ne sont plus comptabilisés que le cheptel total et le nombre de chevaux “de race”, la différence entre ces deux chiffres représentant le nombre de chevaux kirghizes, désormais recensés comme “chevaux de travail”, sans race (entretien avec S. Omurzakov en juillet 1994 à

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Bichkek). Cette définition négative, selon laquelle est kirghize tout cheval de la RSS kirghize qui n’est pas d’une autre race, est symptomatique du mépris affiché pour le cheval local. Après l’indépendance, le kirghize réapparaît sous l’appellation mestnaâ kyrgyzskaâ ulučšenaâ “kirghize local amélioré” qui représente en 2002 39 % du cheptel (Gosudarstvennaâ 2003). Mais selon L. V. Klimenko, directrice de la chaire d’élevage équin à l’Institut agricole de Bichkek, le cheval kirghize tel qu’il existait autrefois ne représentait plus que 2 % du cheptel en 1994. 57. Le haras d’État de Naryn, qui comptait plus de 17 000 chevaux en 1931, n’en a plus que 117 en 2002 (Gosudarstvennaâ 2003). 58. Selon les chiffres officiels, le cheptel équin du Kirghizstan est passé de 313 000 têtes en 1990 à 360 100 en 2009 (Isaev 2009), avec un minimum à 299 000 en 1995 (d’après la FAO). 59. Le cheptel des haras d’État du Kirghizstan, qui s’élevait à 3 350 têtes en 1990 a chuté à 165 en 2009 (Hodykina 2009). 60. Cf. Propos relatés par D. Tatarkova sur http://tourismkg.org/ru/nasledie/71-culture- kochevnikov/71-loshad-–-krylya-kochevnika et évaluation du projet sur http://gef.undp.kg/newsappl9_r.htm consultés en janvier 2010. 61. Tout en étant prudente sur l’emploi de la notion de race et en s’abstenant de parler de “pur- sang kirghize”, la présentation de ce projet n’est cependant pas exempte d’inexactitudes. Tout d’abord, elle joue sur l’ambiguïté des appellations kirghize/kazakh (cf. supra) en dénombrant par exemple le cheval des steppes d’Orenbourg comme un cheval « kirghize » (qualifié par ailleurs de « pur produit de la montagne ») (Ripart & al. 2007, p. 10). Ensuite il n’est pas juste d’insinuer que le développement de l’hippophagie est dû aux Soviétiques, puisque cette pratique fait partie des usages traditionnels kirghizes. La viande de cheval est même goûtée et prestigieuse entre toutes, comme chez l’ensemble des turcophones d’Asie intérieure, à l’exception des Turkmènes (Ferret 2010a, p. 118). Enfin, dernière erreur, les courses de longue distance ne servaient pas autrefois à la sélection des reproducteurs, la majorité des coursiers étant castrés (Ferret 2008, p. 131). 62. Par exemple, les recommandations concernant le rafraîchissement des chevaux (Ripart & al. 2007, p. 32) ne respectent pas le principe centrasiatique de l’attache, qui impose une longue séparation entre effort et abreuvement (Ferret 2004). 63. Ce parallélisme se manifeste également dans d’autres domaines, tels que l’éducation à l’hygiène, prônée tant par les Soviétiques à partir des années 1920, que par les ONG comme Helvetas, soixante-dix ans plus tard (Pabion-Mouriès 2010, pp. 64-73). 64. C’est le cas des cavaliers ordinaires, mais aussi des spécialistes, tels que les entraîneurs de chevaux de courses de longue distance. Ainsi Obolbek Mamytov m’a dit choisir ses champions sans accorder d’importance à leur origine (entretien en juillet 1994 dans la région de Naryn). 65. La brochure bilingue russe-kirghize de l’association Kyrgyz Aty “cheval kirghize” de J. Ripart est illustrée par les recommandations de gestes à faire (kir. tuura “bien, correct”) et à ne pas faire (tuura emes “mauvais”). 66. À propos de la disparition du bidet breton par exemple, cf. Lizet (1982, pp. 51-53) ; Digard (2004, p. 164). 67. Ainsi, incapable de leur attribuer une autre identité, V. L. Seroševskij (1993 [1896]) appelait prudemment ces gens « les habitants de l’ulus Žiganskij ». 68. Cf. définition stalinienne de la nation citée en introduction. 69. S. M. Širokogorov, Mesto ètnografii sredi nauk i klassifikaciâ ètnosov, Vladivostok, Svobodnaâ Rossiâ, 1922, p. 4, cité par Bertrand 2002, p. 223. 70. Û. V. Bromlej, directeur de l’Institut d’ethnographie de Moscou de 1966 à 1989, définit l’ètnos comme « une communauté humaine stable, intergénérationnelle, historiquement constituée sur un territoire donné, possédant en commun des traits culturels (y compris la langue) et psychiques singuliers, mais aussi consciente de son unité et de sa différence par rapport à d’autres entités équivalentes (une conscience de soi figée dans un ethnonyme) » (Očerki teorii êtnosa, Moscou, Nauka, 1983, p. 58, traduit et cité par Filippova 2010, p. 43).

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71. Sur le concept d’ètnos, la littérature abonde. Il a fait l’objet de débats répétés dans la revue Ètnografičeskoe obozrenie et V. A. Tiškov, le successeur d’Û. V. Bromlej, lui a même composé un « requiem » (Rekviem po ètnosu. Issledovaniâ po social’no-kul’turnoj antropologii, Moskva, Nauka, 2003). En français, on citera par exemple Skalnik 1988 ; Cuisenier 1990 ; Berelowitch 1998 ; Bertrand 2002, p. 222 sqq. ; Sakhno 2006 ; Sériot 2006 ; Laruelle 2008 ; Bertrand 2008 ; Filippova 2010. 72. http://sakha.gks.ru/digital/region5/default.aspx consulté en janvier 2011. 73. La taille moyenne du cheval iakoute est de 131-140 cm au garrot pour un poids de 370-430 kg (Barmincev & Koževnikov 1983, p. 52). 74. Les Kourykanes de Cisbaïkalie, dépositaires de la culture dite des forgerons de Kurumčin (VIe-Xe siècles ap. J.-C.) sont considérés comme les ancêtres des Iakoutes. Šiškino est un site de la Haute Léna, étudié notamment par A. P. Okladnikov. Sur l’utilisation de ce pétroglyphe dans les armoiries de la République Sakha, voir Ferret (2009a, p. 71). 75. Après avoir étudié 1 748 racines de mots iakoutes, W. Radloff (1908, p. 2) en dénombre 32,5 % ayant une origine turque, 25,9 %, une origine mongole et 41,6 %, une origine inconnue – et, parmi ces dernières, 4 % au moins furent ultérieurement identifiées comme ressortissant à la branche toungouso-mandchoue. 76. En URSS, la discipline nommée antropologiâ est physique et non sociale, tandis que l’étude des peuples et de leur mode de vie, appelée ètnografiâ, fait partie des sciences historiques. 77. G. F. Debec, M. G. Levin & T. A. Trofimova, « Antropologičeskij material kak istočnik izučeniâ voprosov ètnogeneza », Sovetskaâ ètnografiâ n° 1, 1952, p. 24, cité par Laruelle 2008. 78. La part de ces ethnies est très faible dans la population actuelle de la République Sakha (de Iakoutie). Parmi ses 949 280 habitants, le recensement de 2002 donne la répartition suivante : Iakoutes 45,54 % ; Russes 41,15 % ; Ukrainiens 3,65 % ; Evenks 1,92 % ; Evènes 1,23 % ; Tatares 1,13 % ; Bouriates 0,77 % ; Dolganes 0,13 % ; Ioukaguirs 0,12 % (http://www.gks.ru). 79. En 1974, les spécialistes annonçaient que 99,93 % des chevaux de Iakoutie étaient de race iakoute (Alekseev, Andreev & Andreevna 1976, p. 173). 80. Entretiens de terrain menés en 1994 et 1995 dans les ulus d’Ust’-Aldan et de Verhoânsk. 81. Il en va de même du côté des hommes selon Michelet « dont on pourrait presque déduire tout Barrès […] par inversion des signes » (Todorov 1989, p. 288) puisque « le croisement des races, le mélange des civilisations opposées est l’auxiliaire le plus puissant de la liberté […] C’est là la supériorité de la France centrale sur les provinces, de la France entière sur l’Europe. Cette fusion intime des races constitue l’identité de notre nation, sa personnalité » (ibid. citant Michelet, Introduction à l’histoire universelle, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Flammarion, 1972 [1831], pp. 247-248). 82. C’est pourquoi les chevaux kirghizes de l’Ouest sont plus grands, vivant plus près des routes commerciales (Zujtin & Vojtâckij 1930, pp. 22-86). 83. Notamment grâce à l’exposition du Musée de l’homme « Tous parents, tous différents », ouverte en 1992. 84. En effet, « considérer comme race tout ce qui est génétiquement différent conduit à faire de chaque être humain, ensemble unique de gènes, une race en soi » (Hiernaux 1992, p. 611). 85. Dans la classification du vétérinaire et zootechnicien français A. Sanson (1826-1902), basée sur la crâniométrie, les chevaux kirghizes et turcomans font tous deux partie des espèces brachycéphales (à museau court) (1869, p. 1205). C. A. Piètrement reprend partiellement cette classification – en remplaçant le mot espèce par race –, tout en proposant de qualifier de « race aryenne » (Equus caballus aryanus) celle que Sanson appelait asiatique (brachycéphale au front plat) et de « mongolique » (Equus caballus mongolicus), celle que Sanson appelait africaine (brachycéphale au front bombé) – où il range aussi bien le « kirghise » du Turkestan septentrional que le « tékké » des Turcomans du Turkestan méridional – (1905, pp. 8-9, 18).

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86. La répartition entre poroda appliquée aux animaux et rasa aux humains n’a pas toujours été aussi nette en russe (cf. Dal’ 1880-1882, III, p. 319 ; IV, p. 59), mais elle est bien établie aujourd’hui. 87. En anglais, on a race “race (humaine), ethnie” et breed “race (animale)” qui donne purebreed “de race (pure)” et thoroughbreed “(cheval) pur-sang”. Mais l’anglais race signifie également “course”, une polysémie qui prend tout son sens avec la création du pur-sang anglais, taillé pour la course de vitesse (Blomac 1991, p. 100). 88. Rasa est ainsi absent du dictionnaire iakoute-russe de Pekarskij (1907-1930). 89. Cf. Ûdahin 1965, p. 283, 339, 553, 615, 764 ; Čaryârov & Altaev 1986-1987, II, p. 139, 292 ; Syzdykova & Husain 2002, p. 624, 841 ; Slepcov 1972, p. 76, 301. 90. Voir le numéro 29 de la revue Ethnozootechnie intitulé « Le concept de race en zootechnie » (1982). 91. En France, en dehors du pur-sang anglais, dont le stud-book a été créé dès 1833, les premiers livres généalogiques des races équines et bovines datent des années 1880-1920 (Bougler 1982, p. 72).

RÉSUMÉS

L’article traite de la manière dont les races de chevaux ont été utilisées pour construire et affirmer une définition essentialiste de l’ètnos dans plusieurs pays de l’ex-URSS. L’hypothèse principale est que l’existence d’une race équine “nationale” peut être considérée comme un critère de définition d’une communauté humaine, en même temps que la langue, le territoire et autres marqueurs culturels. À l’époque soviétique ont été créées de nouvelles races de chevaux, telles que le novokirgiz “nouveau kirghize”, en croisant plusieurs races originaires de différentes régions de l’Union afin de les “améliorer” (i.e. augmenter leur productivité). Il fallait produire un “cheval nouveau” pour un “homme nouveau”. Après la dislocation de l’URSS, plusieurs races équines dont on cherche à retrouver la “pureté” originelle, ont été érigées en emblèmes nationaux. Le cheval turkmène est censé être l’ancêtre de tous les pur-sang. La réinvention du cheval kirghize contribue au développement de l’écotourisme au Kirghizstan. Le cheval iakoute est utilisé comme garant de l’autochtonie des Sakhas. Mais jusqu’où va cette identification entre races équines et identités nationales ? L’article s’ouvre sur une réflexion générale au sujet de la notion d’identité qui clôt le volume.

This article deals with the different ways horse breeds have been used to build and reaffirm an essentialist definition of ethnos in several countries from the former USSR. The main hypothesis is that the existence of a specific horse breed can be viewed as an additional criterion of a human community, along with language, territory and other cultural markers. During Soviet times, new horse breeds were created, such as the “Novo-Kirghiz” by crossing existing breeds from different parts of the Soviet Union in order to “ameliorate” them (i.e. enhance their productivity). A “new horse” has to be produced for “the new man”. After the dislocation of the USSR, national horse breeds have been promoted as national emblems. Breeders are looking for originally “pure- blood” animals. Turkmen horse is supposed to be the ancestor of all thoroughbreds. The reinvention of the Kirghiz horse contributes to the development of ecotourism in Kyrgyzstan. Yakut horse may reaffirm autochthony for Sakha people. But how far are national identities identified with horse breeds? The article ends with general reflections on the concept of identity.

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INDEX

Mots-clés : Kirghizstan, Turkménistan, Iakoutie (Sakha), ethnos, nationalisme, identité, cheval, races animales Keywords : Kyrgyzstan, Turkmenistan, Yakutia (Sakha), ethnos, nationalism, identity, horse, animal breeds

AUTEUR

CAROLE FERRET Chargée de recherche au CNRS (Laboratoire d’anthropologie sociale), Carole Ferret a été chercheur à l’IFEAC en 2008-2010. Elle est l’auteur d’un livre (Ferret 2009), tiré d’une partie de sa thèse intitulée Techniques iakoutes aux confins de la civilisation altaïque du cheval. Contribution à une anthropologie de l’action (EHESS, Paris, 2006), ainsi que de plusieurs articles sur des sujets proches. Contact : [email protected]

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En guise de conclusion

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L’identité, une question de définition

Carole Ferret

1 Il est des mots qui connaissent des glissements sémantiques considérables en l’espace de quelques années, à la suite d’une vogue aussi subite que pernicieuse (ou prétentieuse, cf. Lévi-Strauss 1977, p. 9). Ainsi, le quartier, qui désigne une petite partie d’un centre ville connaissant une certaine homogénéité (historique, sociale, professionnelle, architecturale) s’est-il récemment déplacé vers les banlieues et devient aujourd’hui, souvent au pluriel, synonyme de zone urbaine aux conditions socio- économiques difficiles.

2 Tandis qu’elle se galvaudait, la notion d’identité s’est en même temps communautarisée, en glissant nettement d’une dimension individuelle à une dimension collective. Si je parle de “mon identité”, ce n’est pas seulement de moi, Carole Ferret, en tant qu’individu unique dont il est question, mais aussi en tant que membre de collectifs plus vastes : celui des Français, des ethnologues, des parisiens, des femmes, etc. En un mot, non tant “moi”, que “nous… et les autres” (cf. Todorov 1989), puisque chacun se définit aussi principalement par rapport à ceux qui ne font pas partie de son groupe.

3 Or ma carte d’identité, comme mon numéro d’immatriculation à la Sécurité sociale, réfère à moi et à moi seule (avec ma photographie d’identité, ma signature, mes empreintes digitales…), en deçà de ces diverses appartenances que je partage avec autrui tout en n’étant pas identique à lui.

4 Ce glissement de l’individuel au collectif n’apparaît encore que secondaire dans les dictionnaires, qui soulignent l’individualité de l’identité et n’évoquent l’identité collective que qualifiée à l’aide d’un adjectif (« identité culturelle »), pourtant généralement absent dans l’usage désormais courant. Dans son édition 2010, le Petit Robert distingue quatre significations du mot identité : 1. Caractère de deux objets de pensée identiques. 2. Caractère de ce qui est un.

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3. Psychol. Identité personnelle, caractère de ce qui demeure identique à soi-même. Identité culturelle : ensemble de traits culturels propres à un groupe ethnique (langue, religion, art, etc.) qui lui confèrent son individualité ; sentiment d’appartenance d’un individu à ce groupe. 4. Log. Relation entre deux termes identiques, formule énonçant cette relation.

5 Et il pointe d’emblée l’ambiguïté fondamentale de ce terme, qui recouvre à la fois un ensemble de caractéristiques et un sentiment d’appartenance, donc deux dimensions, l’une objective et l’autre subjective, que le russe discrimine en distinguant identičnost’ “identité” et samosoznanie “conscience de soi”.

6 Plusieurs paradoxes traversent la notion d’identité : comment concilier le fait d’être un et plusieurs à la fois ? Comment rester le même tout en changeant – jusqu’à perdre la totalité de ses constituants, tel le bateau de Thésée (Ferret 1996) ?

7 Indépendante de l’identité numérique (A=A) et distincte de l’identité spécifique (A est un canard) (cf. Aristote, Topiques, I-7), l’identité collective a ceci de particulier qu’elle est d’abord vécue et produite : « [L’homme] est un représentant, ou un exemplaire, de l’espèce humaine ; en revanche, il participe d’une nation ou d’une communauté de culture » (Lenclud 2008, p. 451).

8 Les textes réunis dans ce volume montrent à quel point, en Asie centrale, les identités sont multiples et multidimensionnelles. Nous nous trouvons ici non loin de l’Iran, qui a inspiré à F. Barth l’idée, maintenant largement acceptée, que les identités ethniques sont des constructions instables, résultant d’interactions entre les groupes1.

9 Sans renvoyer dos à dos essentialistes et constructivistes – ni opposer grossièrement deux camps, l’un occidental et l’autre postsoviétique, au sein des études centrasiatiques en général ou parmi les auteurs de ce volume en particulier –, il convient de constater que l’une et l’autre position sont difficilement tenables, envisagées dans leur radicalité. La première a déjà reçu une telle volée de bois vert qu’il est inutile d’insister. Mais la justice oblige à remarquer que, de l’autre côté, bien des auteurs qui condamnent les doctrines substantialistes de l’ethnos continuent néanmoins d’utiliser les mêmes catégories ethniques. Toutes imposées qu’elles aient pu être, ces identités n’en ont pas moins acquis une indéniable réalité.

10 Par ailleurs, la notion de frontière artificielle n’a guère de sens en géographie, ni dans sa généralité (pas plus que celle de frontière “naturelle”) ni dans son application un peu hâtive au cas du découpage de l’Asie centrale en républiques (Gonon et Lasserre 2003).

11 Si elles n’ont pas été créées de toutes pièces, les identités collectives centrasiatiques ont cependant été manipulées, de façon plus ou moins volontaire et par différentes voies : phénomènes d’attribution identitaire (ascription) ; substitution de structures imbriquées – où les différences, fondées sur les appartenances territoriales, généalogiques, religieuses, professionnelles, etc., ne se recoupent que partiellement et imparfaitement – par des structures emboîtées du type matriochka (telles que “clan”, “tribu”, “nation”), plus plaisantes à l’esprit. Dans cette perspective, il ne s’agissait pas uniquement soit de diviser pour mieux régner, soit d’unifier pour mieux pacifier, mais plutôt les deux à la fois, et aussi de modéliser pour mieux appréhender, quitte à simplifier, par un jeu sur les discontinuités consistant à tantôt accentuer les unes, tantôt gommer les autres.

12 L’ensemble de ce volume montre que ces déplacements des délimitations identitaires reflètent des changements dans la manière de définir l’identité. Quelle définition de

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l’identité emploie-t-on ? Comment les identités se définissent-elles les unes par rapport aux autres ? L’identité demeure une question de définition.

BIBLIOGRAPHIE

ARISTOTE 1967 Topiques 1 livres I-IV, Paris, Les Belles Lettres [traduit par Jacques Brunschwig].

BARTH Fredrick 1995 [1969] « Les groupes ethniques et leurs frontières », in P. POUTIGNAT & J. STREIFF-FENART, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF. C’est la traduction de : l’introduction de: Fredrick BARTH (dir.), Ethnic Groups and Boundaries, Boston, Little Brown and Co, 1969.

DIGARD Jean-Pierre (éd.) 1988 Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, Paris, CNRS.

FERRET Stéphane 1996 Le bateau de Thésée. Le problème de l’identité à travers le temps, Paris, Minuit.

GONON Emmanuel & Frédéric LASSERRE 2003 « Une critique de la notion de frontière artificielle à travers le cas de l’Asie centrale », Cahiers de géographie du Québec vol. 47 n° 132, pp. 433-461.

LENCLUD Gérard 2008 « Identité et identités », L’Homme n° 187-188, pp. 447-462.

LÉVI-STRAUSS Claude (dir.) 1977 L’identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, professeur au Collège de France, 1974-1975, Paris, PUF.

TODOROV Tzvetan 1989 Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Le Seuil.

NOTES

1. « Les groupes ethniques sont des catégories d’attribution et d’identification opérées par les acteurs eux-mêmes et ont donc la caractéristique d’organiser les interactions entre les individus » (Barth 1995 [1969], p. 205). Sur Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, voir Digard 1988.

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Notes de recherche

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L’identité ethnique et la politique d’intégration sociale au Kazakhstan1 Ethnic identity and social integration policy in Kazakhstan

Sanat Kuškumbaev Traduction : Vanessa Balci

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit du russe par Vanessa Balci

1 Les quelque quinze millions d’habitants que compte le Kazakhstan représentent près de 120 ethnos2 différents, dont 54 forment des groupes de taille relativement importante3. L’histoire de leur apparition sur le territoire de l’actuel Kazakhstan est disparate. Pour certains, comme les Kazakhs, mais aussi les Ouzbeks et les Kirghizes, vivant au Kazakhstan et dans ses régions adjacentes, elle résulte d’un processus d’ethnogenèse. D’autres groupes se sont installés là en grands nombres, de manière volontaire ou forcée, tels les Russes, les Ukrainiens ou d’autres, à la suite de migrations internes à l’empire russe, dont le Kazakhstan faisait alors partie. Leurs descendants vivent dans ce pays depuis plusieurs générations et ils le considèrent naturellement comme leur patrie. D’autres groupes encore, tels les Ouïgours ou les Dounganes, arrivés sur le territoire du Kazakhstan en raison de circonstances historiques particulières, y forment des groupes ethniques assez homogènes.

2 À l’époque soviétique, de nombreux Allemands, Coréens, Kurdes, Tchétchènes furent déportés au Kazakhstan. Certains sont retournés dans leur patrie d’origine après l’indépendance. Enfin, des vagues de population sont venues s’installer au Kazakhstan dans les années 1950 et 1960, à l’époque des grandes réformes agraires, pour la mise en valeur des terres vierges et l’industrialisation.

3 La république du Kazakhstan se distingue par le fait qu’elle a un temps servi de vitrine au régime soviétique pour ses programmes sociaux et économiques. Le terme Kazakhstanais a fait son apparition dès les années 1970-1980 dans le langage officiel,

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pour encourager un sentiment de fierté lié à la citoyenneté chez les habitants de cette république multiethnique originale.

4 Sous le régime soviétique, chaque citoyen de l’Union devait nécessairement appartenir à un groupe ethnique. En même temps, le système soviétique exigeait de chacun loyauté envers l’État dans son ensemble, et non envers un groupe ethnique particulier, cette dernière attitude étant taxée de nationalisme et condamnée (Olcott 2003, pp. 73). Depuis la chute de l’Union soviétique, les représentants des divers groupes ethniques présents au Kazakhstan s’intéressent davantage à leur identité ethnique. Depuis 1991 et l’accès du pays à l’indépendance, les questions liées à l’identité ethnique, civile et étatique sont largement débattues dans la société kazakhstanaise.

5 Dans une première phase qui suivit l’indépendance, beaucoup d’habitants non kazakhs de la république qui, auparavant, s’identifiaient autant à l’Union soviétique ou à la Russie qu’au Kazakhstan, ont ressenti un profond malaise psychologique. Nombre d’entre eux ne souhaitaient pas que leur appartenance ethnique soit précisée. C’est de cette période que datent les grandes vagues de départ du pays. Dans un contexte de perte des repères sociaux, l’identification ethnique a pris une importance croissante, ainsi que la réappropriation active de la culture, des traditions et des coutumes. Le besoin de s’identifier à un groupe ethnique a largement crû (Ahmetžanova 1998, p. 135).

6 Jusqu’en 1995, les dirigeants kazakhs ont progressivement introduit dans les textes le principe de la souveraineté de la république. Cette prudence était dictée par les risques réels d’ethnicisation des politiques économique et sociale, menace qui préoccupait les élites du Kazakhstan. C’est la raison pour laquelle les prétentions ethnonationales sur le pouvoir central furent, dès le départ, jugées irrecevables dans ce pays-ci. À la différence de plusieurs républiques postsoviétiques, comme par exemple l’Arménie ou le Turkménistan, le Kazakhstan était et resta après 1991 un État multiethnique. Le développement insuffisant de la société civile et son faible niveau d’activité ont creusé le fossé entre velléité et possibilité de former une nation kazakhstanaise unie. Les sondages d’alors reflètent le sentiment de l’opinion publique. En 1995, ils indiquaient que 22,9 % des interrogés étaient « fiers d’être Kazakhstanais », 40 % « satisfaits de leur citoyenneté » alors que, pour 30,6 % d’entre eux, cela leur était égal (Olcott 2003, p. 76-77).

7 Les dirigeants kazakhstanais estimaient que la question de l’intégration multiethnique était cruciale pour la politique intérieure. En effet, le pays ne pouvait devenir un État souverain si la loyauté de ses citoyens était sans cesse remise en cause.

8 Les groupes ethniques présents au Kazakhstan sont inégaux par leur taille, leur puissance économique et par bien d’autres aspects encore. C’est une des raisons pour lesquelles leurs intérêts divergent au sein de la société kazakhstanaise. Comme le montre A. Khazanov, ceux-ci touchent des domaines aussi variés que : la politique linguistique et éducative de l’État ; l’attitude face aux problèmes démographiques et migratoires ; les questions liées au développement régional et au contrôle des ressources économiques ; les avantages accordés aux minorités (et le débat sur leur nécessaire octroi) ; la représentation au sein des organes législatifs et exécutifs du pouvoir, et même la politique étrangère.

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Sur la voie d’une identité citoyenne

9 Au début des années 1990, un groupe d’experts avait pronostiqué l’éclatement du Kazakhstan selon des lignes de fracture ethniques et avait comptabilisé pas moins de 70 conflits ethniques potentiels dans le pays. Ces pronostics ne se sont pas vérifiés, notamment grâce à l’orientation que prit la politique nationale, encourageant activement la formation d’une identité nouvelle fondée sur la citoyenneté et non sur l’ethnicité. Si l’ètnos dominant avait tenté de faire correspondre ses intérêts communautaires avec ceux de l’État et visé une acculturation sociopolitique des minorités ethniques, la situation aurait été beaucoup plus conflictuelle.

10 Le support fondamental de la politique nationale au Kazakhstan est son accompagnement législatif. La Constitution adoptée en 1995 met l’accent sur l’identité citoyenne des Kazakhstanais. Les droits du citoyen et les droits de l’homme sont garantis par l’État. Toute discrimination selon « l’origine, la situation sociale, la richesse, le statut, la race, le sexe, la nationalité, la langue, la religion, les convictions, le lieu de résidence… » est interdite. La Constitution stipule également que chacun a le droit d’utiliser sa langue maternelle et sa culture, de choisir la langue dans laquelle il communique, reçoit son éducation et exprime ses goûts artistiques. Ces libertés ne sont limitées que dans le cas où leur expression menace la paix et l’ordre public, ou contrevient à la Constitution. Ainsi, par exemple, sont considérées comme inconstitutionnelles toutes les actions qui portent préjudice à « l’entente entre les nations ». Les associations « dont les objectifs ou les actions visent un changement par la force de l’ordre constitutionnel et attisent la haine sociale, raciale, nationale, religieuse, tribale ou encore la haine des classes sont interdites ». La liberté d’expression est règlementée de la même façon. Ces mesures de sécurité se révèlent justifiées et sont rendues nécessaires par la composition ethnique complexe de la population kazakhstanaise.

11 Cependant, la pratique politique ne correspond pas toujours à la théorie légaliste. L’élite politique kazakhstanaise s’efforce constamment de trouver un consensus afin de conserver et de raviver l’usage de la langue kazakhe et la culture kazakhe dans le cadre légal existant, tout en essayant de ne pas restreindre les intérêts des groupes ethniques non kazakhs (Èšment 1999).

12 Bien que les droits de l’homme soient garantis par la Constitution et par la loi, la société et l’État se trouvent confrontés à la question cruciale de la politique d’intégration multiethnique. Comment, aux côtés de l’identité ethnique, créer un modèle attrayant d’identité citoyenne pour la majorité de la population du pays ? La réalisation de cet objectif est entravée par l’apathie de la société civile, l’absence de classe moyenne et la faible politisation de l’opinion publique.

13 En 1996, une « Conception de la formation de l’identité étatique de la république du Kazakhstan » était adoptée, reflétant une certaine ambiguïté car elle stipulait que : « le développement de l’étaticité du Kazakhstan dépend de la résolution de questions fondamentales telles que l’intégration économique et humanitaire dans la société mondiale et l’intégration sociale dans l’État national ». L’aspiration à la consolidation de la société kazakhstanaise est conditionnée par la formation d’une nation unie. Le Kazakhstan a choisi comme modèle d’étaticité l’État-nation fondé sur une communauté de citoyens, alors que, dans un contexte multiethnique, l’identité ethnique reste un

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facteur important dans le processus de formation d’une identité citoyenne (Ahmetžanova 1998, pp. 132-134).

14 Il nous apparaît que les relations interethniques au Kazakhstan sont dénuées de caractère conflictuel, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elles sont exemptes d’autres problèmes. Alors que les différentes caractérisations sociales sont soumises à de fortes fluctuations, l’attribution ethnique s’avère beaucoup plus stable. C’est pourquoi elle participe à la construction d’un modèle optimal d’idée nationale, comme base du développement futur de la société kazakhstanaise. Dans la phase actuelle de la construction de l’État, l’idée nationale permettant de consolider la société n’a pas encore été trouvée. Outre les facteurs ethniques, d’autres confessionnels, culturels et économiques entrent en jeu dans la formation de cette idée nationale.

15 Par ailleurs, la pratique montre que “l’idée kazakhe” ne constitue pas une base solide dans l’identification citoyenne. Entre 1994 et 2003 inclus, à la question « quelle idée pourrait fédérer la nation ? », seuls 3 à 5 % des sondés ont répondu en faveur du rôle intégrateur de l’ètnos kazakh. Dans l’identification citoyenne, d’autres facteurs plus fondamentaux ont été invoqués, comme le territoire (pour 20 à 40 % des sondés selon les années) ou l’unité du peuple du Kazakhstan (pour 20 à 30 % des sondés). Les valeurs supra-ethniques priment. D’après les résultats de sondages effectués par l’Association kazakhstanaise des sociologues et politologues, le processus de construction d’un État- nation n’est pas ancré dans la conscience populaire, à cause principalement de l’absence de substrat idéologique. En 2003, entre autres idées caractérisant les représentations des Kazakhstanais quant à leur potentiel de consolidation nationale, ce sont l’indépendance et la souveraineté du Kazakhstan qui venaient au premier plan (pour 40,3 % en moyenne ; 53,4 % parmi les Kazakhs, 27 % parmi les Russes, 34,4 % parmi les autres groupes ethniques)4.

16 De même, la question de l’intégration sociale ne peut plus être reportée derrière d’autres priorités – bien qu’elle ne règle pas définitivement tous les problèmes de cette société multiethnique. La meilleure solution réside, à nos yeux, dans l’articulation constante de ces enjeux, mettant en œuvre des mécanismes légitimes, avec le soutien de la loi et de la Constitution. Les aspirations à l’égalité et à la justice sociale doivent être conditionnées par la prise en compte maximale des intérêts particuliers, le respect du principe d’égalité et de justice sociale entre les différents groupes ethniques, le respect de l’égalité dans toutes les sphères de la vie publique et du pouvoir étatique.

17 Ainsi apparaît-il indispensable de stimuler, de manière variée mais ininterrompue, le sentiment d’appartenance et de fierté citoyenne chez les minorités non kazakhes qui vivent et travaillent au Kazakhstan. Mais il importe également de mener une politique d’intégration interethnique indirecte, par des mesures économiques, sociales et culturelles.

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BIBLIOGRAPHIE

AHMETŽANOVA G. K. 1998 Graždanskaâ identifikaciâ i opyt nezavisimoj gosudarstvennosti. Gosudartsvo i političeskie partii: istoriâ i sovremennost’, Almaty, PNEK, KISI.

ÈŠMENT Beate 1999 « Problemy russkih Kazahstana: ètničnost’ ili politika ? », Diaspory n° 2-3, pp. 169-187.

OLCOTT M. B. 2003 Kazahstan: neprojdennyj put’, Moscou.

NOTES

1. Cette note de recherche reprend une communication présentée à une conférence internationale intitulée Histoire, politique et culture de l’identité en Asie centrale, organisée par l’IFEAC à Bichkek, les 2 et 3 mai 2007. 2. Pour la définition du concept soviétique d’ethnos (ètnos), voir, par exemple, les remarques de B. Pétric ou de C. Ferret dans le présent volume (NdT). 3. Dont 7,9 millions (53,4 %) de Kazakhs, 4,4 millions (30,0 %) de Russes, 547 000 (3,7 %) Ukrainiens, 353 000 (2,4 %) Allemands de la Volga, 249 000 (1,7%) Tatars. Les autres minorités ethniques constituent 8,8 % de la population, soit 1,4 million d’habitants. 4. B. Bekturganova, « Ideâ Kazahstana kak nacional’nogo gosudarstva i ee voploŝenie v žizn’ », consulté le 01.06.2004 sur http://www.navi.kz

RÉSUMÉS

Dans cette note de recherche, l’auteur aborde la question de la diversité ethnique du Kazakhstan, État où la nationalité (qui peut être soit kazakhe, soit celle d’une des nombreuses minorités présentes dans le pays) est distincte de la citoyenneté (kazakhstanaise) et il expose les principes de la construction d’une identité citoyenne.

In this research note, the author tackles the question of ethnic diversity in Kazakhstan, a state where nationality (either Kazakh or one of the numerous minorities which live in the country) is distinct from citizenship (Kazakhstani) and he outlines the principles of the construction of an identity based on citizenship.

INDEX

Mots-clés : Kazakhstan, minorités, citoyenneté, identité nationale Keywords : Kazakhstan, minorities, citizenship, national identity

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Identité nationale et gestion du fait minoritaire en Asie centrale : analyse des affrontements interethniques d’Och en juin 2010 National identity and minority issue in Central Asia: Analysis of ethnic clashes in Osh in June 2010

Bayram Balci

1 Considéré comme le pays le plus paisible de toute l’Asie centrale et érigé en modèle de transition vers la démocratie (Anderson 1999, p. 18), le Kirghizstan entretient les meilleures relations avec les pays occidentaux. Pourtant, il a été le théâtre de violents affrontements interethniques dans la ville d’Och et de Jalalabad, du 10 au 14 juin 2010. Ces combats ont provoqué la mort de plusieurs centaines de personnes et la destruction de nombreux quartiers, majoritairement ouzbeks (International Crisis Group 2010). Suivant le même scénario que les affrontements qui s’étaient déroulés dans la même région vingt ans auparavant, en juin 1990, ces tueries entre Ouzbeks et Kirghizes ont donné lieu aux interprétations les plus diverses, de la lecture purement ethniciste aux interprétations les plus invraisemblables, mettant en cause une hypothétique alliance entre Al Qaïda et plusieurs organisations islamistes locales pour déstabiliser le Kirghizstan et ses voisins.

2 Partant du postulat que la récente tragédie d’Och est avant tout le signe d’un échec de la construction nationale et citoyenne au Kirghizstan, notre recherche en cours poursuit des objectifs modestes : apporter quelques éclaircissements sur ces événements et, à partir de cette analyse, lancer des pistes de recherches ultérieures sur la construction de l’État-nation en Asie centrale et sur la gestion du fait minoritaire dans les cinq républiques ex-soviétiques, toutes confrontées au même dilemme de création d’un État-nation unifié dans un contexte multiethnique.

3 Ces violences, aussi subites que brutales, ne peuvent être appréhendées sans une analyse du contexte politique intérieur kirghize récent, notamment depuis la chute du

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président Kourmanbek Bakiev, en avril 2010. Par ailleurs, une description analytique des politiques identitaires menées par l’État kirghize depuis son indépendance et de la manière dont elles ont été perçues par la plus grande minorité ethnique du pays, la communauté ouzbèke, nous paraît indispensable pour une meilleure compréhension de la tragédie d’Och, qui marquera sans doute l’histoire de toute l’Asie centrale postsoviétique.

Enfant traversant la frontière kirghizo-ouzbèke, juin 2010

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Photographies de l’auteur

Chronologie et contexte des affrontements d’Och

4 Le 7 avril 2010, cinq ans après son arrivée au pouvoir, à la suite d’une “révolution” qu’il a d’emblée vidée de ses idéaux, Kourmanbek Bakiev a vu son régime s’effondrer pour les mêmes travers qui avaient eu raison du précédent, les mêmes causes produisant les mêmes effets (Hiro 2010). Accumulation de pratiques corruptives, népotisme et injustices économiques ont provoqué la rage désespérée et la colère revendicative d’une population qui s’est révoltée, semble-t-il spontanément, sans chef de file, sans plan de mobilisation ni objectif précis. Certains manifestants ont été eux-mêmes surpris des effets obtenus. A posteriori, il est facile de constater à quel point la chute du régime Bakiev était inhérente à sa pratique corrompue du pouvoir, dans une conjoncture politique et socio-économique inchangée.

5 Le premier facteur de contestation et levier de mobilisation est sans conteste l’aggravation des difficultés économiques, que le gouvernement n’a su ni juguler ni surmonter. La pénurie des produits de consommation et l’augmentation des prix des matières premières, d’autant plus pénibles en raison des deux derniers hivers, particulièrement longs et rigoureux, ont cristallisé les mécontentements. En outre, depuis plusieurs semaines, la télévision russe, très regardée dans tout le Kirghizstan (dont certaines régions ne captent même pas la chaîne nationale), n’a cessé de diffuser des documentaires et des reportages négatifs, mais ô combien réels, sur la corruption et le népotisme de la famille Bakiev, canalisant toute la rancœur d’un peuple en détresse.

6 En effet, dès son installation au pouvoir, la famille du président et notamment ses deux frères, Marat et Žaniš, se sont rendus maîtres des postes-clés de l’État. À Jalalabad, dans la région sud dont il est originaire, Bakiev plaçait amis et connaissances à des postes importants de l’administration locale et provinciale.

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7 Parallèlement, le musellement de la presse et de l’opposition, dont trois leaders ont été arrêtés le 6 avril 2010, a également précipité la chute du régime, en entraînant la contestation populaire dans le seul champ de la révolte violente. Durant les cinq ans qu’a duré le règne de Bakiev, plus de dix personnalités politiques importantes ont été assassinées dans des conditions jamais élucidées.

Magasin détruit à Och…

… en dépit du slogan Miru mir! ... “La paix pour le monde !”

Juin 2010. Photographies de l’auteur

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8 Dès la chute de Bakiev, un gouvernement provisoire s’est mis en place, sous la présidence de Roza Otunbaeva, diplomate expérimentée pour avoir représenté son pays aux États-Unis et en Grande-Bretagne durant les premières années de l’indépendance du Kirghizstan. Farouche opposante du président Bakiev, dont elle a toujours dénoncé les dérives autoritaires, elle a eu du mal à cacher la faiblesse de son gouvernement provisoire qui, et c’est essentiel pour comprendre la suite des événements, n’a pas su imposer son autorité dans l’ensemble du territoire national, notamment dans le Sud, fief du président déchu. En effet, même après le départ en exil au Belarus de l’ancien président, suivant une semaine de “résistance” dans son village natal, le gouvernement provisoire n’a pu empêcher des affrontements entre partisans et opposants de l’ancien régime, affrontements limités mais déjà annonciateurs de la tragédie du mois de juin.

9 Ainsi, le 13 mai, dans la ville de Jalalabad, des heurts entre les deux camps ont fait deux morts et 63 blessés. D’autres affrontements ont eu lieu au lendemain même de la chute de Bakiev, le 19 avril, dans le village de Maevka, à la sortie de Bichkek, quand des Kirghizes ont essayé de s’emparer de champs agricoles appartenant à des Meskhètes. Lors de ces incidents, le caractère ethnique des rivalités était déjà visible puisque l’origine des familles avait été indiquée par des inscriptions sur leurs maisons, sans doute par des Kirghizes décidés à s’emparer de terres qui ne leur appartenaient pas.

Les causes des affrontements : rivalités économiques et politiques sur fond de différend ethnique latent

10 Inutile d’attendre les résultats d’une hypothétique enquête internationale indépendante pour affirmer que les tueries d’Och étaient bien des pogroms visant la communauté ouzbèke, et non des affrontements interethniques, qui auraient supposé une participation à part égale ou du moins comparable des deux parties. Les témoignages, les documents sonores et visuels recueillis durant les événements, l’analyse des lieux attaqués presque exclusivement ouzbeks, le marquage des portes avec les indications « ouzbek » ou « kirghize » pour faciliter le travail des agresseurs et le faible nombre de victimes kirghizes ne laissent pas place au doute. De plus, malgré leur soudaineté, ces attaques avaient été organisées et planifiées avec le concours des forces de l’ordre locales : armée, police, et même autorités politiques et administratives (International Crisis Group 2010). Ainsi, les affrontements étaient bien des pogroms à caractère ethnique, en tout cas identitaire, même si d’autres facteurs, mafieux et/ou provocateurs liés à l’ancien régime ont contribué au déclenchement des hostilités. En d’autres termes, les événements d’Och démontrent l’échec du régime kirghize qui, depuis vingt ans, en dépit de toutes les apparences, n’a pas su fonder un État capable de réconcilier l’ethnie titulaire avec les autres communautés du pays.

11 Situées dans une zone frontière entre les peuplements nomades kirghizes et les centres urbains du khanat de Kokand, les villes d’Och et de Jalalabad abritent depuis longtemps une population ouzbèke. Proches par la langue et la religion, Ouzbeks et Kirghizes se différenciaient surtout par leur mode de vie et de production : sédentaire, fondé sur l’agriculture ou le commerce chez les Ouzbeks, et principalement pastoral, nomade ou semi-nomade chez les Kirghizes. L’annexion de ces territoires dans l’empire russe modifia peu à peu le mode de subsistance des populations, en particulier celui des Kirghizes, contraints de se sédentariser. Sous le régime soviétique, ce processus de

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sédentarisation s’accéléra mais les zones de peuplement kirghize demeurèrent encore largement les régions montagneuses, tandis que les centres urbains restaient très majoritairement ouzbeks (Fumagalli 2007, pp. 567-590). Cependant, de nouvelles villes soviétiques parfois presque exclusivement kirghizes furent fondées, comme Gulča, à 80 kilomètres d’Och.

12 En 1926 est créée la république socialiste soviétique autonome de Kirghizie. Dans le cadre de la politique soviétique de redéfinition des identités ethniques et territoriales en Asie centrale, la ville d’Och et ses alentours, historiquement inclus dans la sphère culturelle ouzbèke, sont intégrés à la jeune République soviétique kirghize, dont les caractéristiques agroclimatiques associées à la haute montagne, nécessitaient officiellement, aux yeux des autorités soviétiques nationales et centrales, l’attribution d’une région de plaines arables et de centres urbains au sud du pays (Roy 1997, p. 65). Durant toute la période soviétique, cette cohabitation entre Kirghizes et Ouzbeks est restée globalement paisible, grâce à des activités complémentaires qui préservaient la répartition des prérogatives économiques des uns et des autres : l’élevage aux Kirghizes, l’agriculture et le commerce aux Ouzbeks. Cette coexistence pacifique se trouvait surtout contrainte par la nature autoritaire du régime soviétique, qui imposait une idéologie transcendant les clivages ethniques et nationaux et un ordre social des plus coercitifs.

13 L’accès à l’indépendance et la rapide nationalisation “kirghizocentrée” de la République kirghize ont rompu cet équilibre. Ainsi, en juin 1990 éclatent de sanglants affrontements entre les deux communautés, suite à une vague rumeur concernant la redistribution des terres (Tishkov 1995, pp. 133-142).

14 Maîtrisé grâce à l’intervention de l’armée soviétique, le conflit est réprimé, du moins le croyait-on puisque, vingt ans plus tard, les mêmes atrocités se répètent, montrant l’actualité de ces problèmes, enfouis mais non résolus. Il est à noter qu’entre les deux conflits de 1990 et 2010, vingt ans de politique tendant constamment vers un plus grand nationalisme kirghize n’ont fait que renforcer les antagonismes entre le peuple titulaire et les autres minorités, au premier rang desquelles figurent les Ouzbeks.

15 Ainsi, les pogroms de juin 2010 ne s’expliquent ni par de prétendues provocations islamistes (tel que l’affirme le pouvoir officiel kirghize) ni par les agissements des partisans de l’ancien président (Dooletkeldieva 2010, Ferrando 2010), certes réels mais insuffisants pour expliquer un tel niveau de violence. Il nous paraît indéniable que ces événements découlent d’un vrai problème nationaliste kirghize, même s’il demeure des parts d’ombre dans leur déclenchement et leur exaspération.

16 À l’instar de toutes les autres républiques ex-soviétiques, le Kirghizstan s’est attaché à doter le pays d’une nouvelle historiographie et d’une nouvelle idéologie nationale pour remplacer l’idéologie et l’identité soviétiques (Tchoroev 2002, pp. 351-374).

17 La tâche n’était pas simple puisqu’il fallait créer une nouvelle identité nationale kirghize qui justifie les frontières de l’État et la prééminence du peuple titulaire, sans exclure les importantes minorités du pays, vitales pour son développement économique. Mettant à contribution tous les savants de l’Académie des sciences, le premier président, Askar Akaev, initiait cette nouvelle politique, fondée sur trois idées essentielles (Marat 2009, pp. 1123-1136). D’abord, afin de rassurer les populations non kirghizes du pays : Russes, Ouzbeks, Dounganes, Ouïgours, Caucasiens, le président, s’appuyant sur le slogan « Le Kirghizstan, notre maison commune », lança une politique de gestion de la diversité ethnique, incarnée par l’Assemblée des peuples du

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Kirghizstan, qui rassemblait en son sein les centres culturels de la plupart des minorités du pays. Bien que dépourvue de tout pouvoir réel et fonctionnant comme une chambre consultative au service de la politique présidentielle, cette institution avait le mérite de donner la parole aux représentants des minorités, qui avaient ainsi le sentiment d’être associés à la construction du nouvel État en tant que citoyens à part entière.

18 Parallèlement, l’État mettait l’accent sur plusieurs symboles identitaires, jugés indispensables à la formation, la consolidation et la légitimation d’une idéologie nationale kirghize. L’initiative ne pouvait que susciter le ressentiment des minorités du pays, qui ne s’y reconnaissaient pas. Parmi ces symboles, il convient d’en présenter brièvement trois, qui nous paraissent les plus caractéristiques de l’échec d’une politique nationaliste qui n’a pas su fédérer les différents peuples du Kirghizstan.

19 De la même manière que les Ouzbeks ont élevé au rang de héros national Tamerlan – et les Kazakhs, Abylaï Khan –, les autorités kirghizes ont choisi l’épopée de Manas, dont le héros est considéré comme l’ancêtre des Kirghizes. À partir de 1995, date du millénaire supposé de l’épopée, une vaste politique de communication est lancée à la mémoire de Manas, présenté comme un exemple de courage, de fraternité, de tolérance, mais aussi de combat pour la patrie contre les envahisseurs (Van der Heide 2008). L’instrumentalisation de Manas répond avant tout à un objectif politique : Askar Akaev veut démontrer à ses rivaux qu’il peut fédérer derrière lui toute la population dans un État authentiquement kirghize. Aussi ce choix s’inscrit davantage dans le cadre d’une stratégie politique, pour contrer les attaques de ses détracteurs, que dans une perspective purement nationaliste et chauviniste, mais le résultat est le même : il favorise l’émergence d’un nationalisme kirghize de plus en plus intolérant.

20 Outre la référence à Manas, qui a suscité l’indifférence et parfois l’inquiétude des populations non kirghizes, l’État s’est attaqué à deux autres chantiers identitaires : la commémoration des 2 200 ans du prétendu “premier État kirghize”, avec le jubilé de la ville d’Och. Confiée à une équipe d’archéologues et d’historiens de l’Académie des sciences, la mission a été couronnée de succès : une multitude de séminaires et de conférences, suivis de publications, ont montré que les nomades kirghizes étaient aussi des bâtisseurs d’État et que la République kirghize actuelle s’inscrivait dans la continuité de ce glorieux passé d’organisation politique et étatiste (Elebaeva & Nurbek 2000, pp. 343-349). Simultanément, comme dans les autres pays de la région, où l’on a multiplié les anniversaires des villes et des figures historiques des nouvelles nations pour démontrer l’ancienneté et la grandeur de leur civilisation, le Kirghizstan a célébré en 2000 les 3 000 ans de la ville d’Och, l’inscrivant ainsi dans la construction nationale kirghize, alors que la ville abrite de longue date une pluralité de peuples.

21 En réalité, ces symboles nationaux et identitaires n’ont pas atteint leur objectif d’unification de la nation kirghize, car le “clanisme” a perduré et la coupure entre Kirghizes du Nord et Kirghizes du Sud s’est renforcée. La gestion du pays, différentes mesures politiques et administratives quotidiennes ont participé au divorce et à l’affrontement entre Kirghizes et Ouzbeks dans la ville d’Och.

22 Élevé au rang de langue officielle dès l’indépendance, le kirghize –qui n’était pourtant pas maîtrisé par tous ceux qui ont voté cette loi – est devenu un outil de discrimination envers les non-kirghizophones et surtout les non-Kirghizes. La loi a servi d’outil pour assurer à tous les échelons la prééminence du peuple titulaire dans l’administration du pays. Face au mécontentement exprimé par les populations européennes et par souci

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de ne pas inquiéter la Russie, le gouvernement a accordé à la langue russe en 2001 le statut de deuxième langue officielle du pays. Si la solution a satisfait les Russes, elle n’a pas rassuré les Ouzbeks, qui représentent 14 % de la population totale, soit un peu plus que les Russes (Ferrando 2008, pp. 489-520). Pour les Ouzbeks, dont certains demandent un statut équivalent pour leur langue, la nouvelle politique nationale kirghize est aussi dénoncée en ce qu’elle exclut de l’État les non-Kirghizes. Dans le sud du pays, même si les Ouzbeks continuent d’avoir des écoles, des centres culturels et des médias dans leur langue, ils vivent très mal le fait d’être sous-représentés au parlement. Ils sont également peu nombreux dans l’armée, la police, les services de sécurité, au ministère de la Justice, y compris dans certains districts où ils sont pourtant majoritaires.

23 Moins enclin que son prédécesseur aux débats sur l’idéologie nationale et sur l’ancrage historique de la nation kirghize, Kourmanbek Bakiev a cependant poursuivi une politique nationaliste, désormais plus pratique que démonstrative. Ainsi, il a renoncé aux “grands-messes” autour de symboles nationaux comme Manas ou d’autres célèbres figures de l’histoire kirghize, Kurmanžan Datka ou Ishak Razzakov1. Il a délaissé l’Assemblée des peuples du Kirghizstan et peu tenu compte des revendications culturelles et identitaires de la communauté ouzbèke.

24 Largement dû aux échecs de la politique nationale et identitaire, l’antagonisme qui a conduit aux pogroms anti-ouzbeks à Och s’explique également par un enchaînement de circonstances et d’événements entre le 7 avril, chute de Bakiev, et le 10 juin, début des pogroms. Comme chaque crise politique majeure au Kirghizstan, celle-ci a vu la résurgence du clivage entre le Nord et le Sud, qui résulte de siècles d’histoire tourmentée.

25 Proche du khanat de Kokand, dont il subissait de manière récurrente la domination politique et culturelle, le sud du pays, qui compte les villes d’Och, Jalalabad et Batken, est plus conservateur, plus musulman et davantage marqué par le mode de vie sédentaire du fait de cette longue cohabitation avec les “Ouzbeks”, groupe dominant dans le khanat de Kokand2. Le Nord, c’est-à-dire les régions de la Čuj, de Talas, de Naryn, de l’Issyk-koul et de Bichkek, est plus nomade, entré plus tôt en contact avec la colonisation russe et en a ressenti davantage les influences culturelles. Pendant la période soviétique, ce clivage jouait un rôle important dans la vie politique du pays, si bien que les autorités centrales veillaient toujours à équilibrer le pouvoir entre les élites du Nord et celles du Sud. Avec l’accession du pays à l’indépendance, ce clivage n’a pas disparu, même s’il a tendance à s’effacer du fait de la mobilité et de l’exode rural vers Bichkek, où les offres d’emploi sont plus nombreuses. En réalité, ce clivage est d’abord inscrit dans les mentalités : les Kirghizes du Nord ont tendance à surestimer le caractère musulman et conservateur de leurs frères kirghizes du sud, qu’ils jugent même “ouzbékisés” à cause d’une longue cohabitation avec les Ouzbeks. De la même manière, les Kirghizes du Sud considèrent leurs frères du Nord trop “russifiés”. Ces incompréhensions mutuelles nourrissent la méfiance et la concurrence pour l’accès aux ressources, phénomènes constants de la vie politique dans les pays de l’ex-URSS.

26 La chute de Bakiev a ranimé la rivalité et même les hostilités entre les Kirghizes du Nord, incarnés par le gouvernement provisoire de Roza Otunbaeva, et les Kirghizes du Sud, partisans de l’ancien président Bakiev. Dans cette configuration duale, les Ouzbeks, soucieux de défendre leurs intérêts, ont rejoint les rangs du gouvernement provisoire installé à Bichkek et ont contribué à asseoir son autorité dans le sud du pays. En effet, durant les semaines qui ont précédé les pogroms, à trois reprises, à Jalalabad,

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Och et Batken, au moment où des partisans de l’ancien régime tentaient de s’emparer de certains bâtiments publics, ce sont non pas les forces de l’ordre, échappant au contrôle du gouvernement provisoire, mais des milices ouzbèkes privées qui ont permis de reprendre la situation en main.

27 La communauté ouzbèke du Kirghizstan est traditionnellement légitimiste afin de préserver ses intérêts, manifestant volontiers sa loyauté envers l’État et le pouvoir. Au moment de la crise, les leaders ouzbeks ont tout de suite affiché leur fidélité aux autorités centrales de Bichkek. Aussi quand, en mai, les milices du leader ouzbek, Qadyržan Batyrov, homme influent du Sud, ont prêté main-forte au gouvernement provisoire pour rétablir l’ordre, les relations se sont envenimées entre Ouzbeks et Kirghizes dans les villes d’Och et de Jalalabad. Cette “alliance” entre les Ouzbeks et les autorités centrales a éveillé une double méfiance au sein de la communauté kirghize du Sud, vis-à-vis du nouveau pouvoir qui avait destitué Bakiev et vis-à-vis des Ouzbeks “collaborateurs” du régime. Par ailleurs, à la veille de ces affrontements, certains responsables associatifs ouzbeks, dont Qadyržan Batyrov, avaient discrètement évoqué leur intention de demander à Bichkek un certain nombre de droits, voire une forme d’autonomie pour les Ouzbeks.

28 À cela s’ajoutent des actions de provocation et de déstabilisation orchestrées par des forces mafieuses et criminelles restées fidèles à l’ancien président, et on comprend comment rapidement, à la suite de simples rumeurs de viols et d’attaques menées par des Ouzbeks contre des Kirghizes, les quartiers ouzbeks ont été mis à feu et à sang par des bandes kirghizes, sans doute épaulées et guidées par certaines forces gouvernementales locales, motivées par le maintien ou l’accroissement de leur pouvoir dans le sud du pays.

29 Au lendemain de la tuerie, les analystes et observateurs se sont interrogés sur la manière de qualifier les événements d’Och et de Jalalabad. Conflit ethnique pour certains, lutte d’intérêts économiques et/ou politiques pour d’autres, le débat n’est pas clos car les recherches sur ces faits sont encore en cours et seul le recul permettra d’en mesurer toutes les conséquences. Présent à Bichkek depuis plusieurs mois, je suis arrivé sur les lieux des affrontements, à Och et Jalalabad, deux jours à peine après la cessation des hostilités et suis resté désemparé devant tant de violences et d’atrocités aussi inexplicables qu’injustifiables.

30 Toutefois, les observations sur le terrain, les témoignages recueillis auprès des deux communautés et l’attentisme des autorités de Bichkek, qui ont refusé de condamner explicitement les massacres anti-ouzbeks et ont fait le silence sur toute poursuite en justice des responsables, montrent que ces pogroms sont le résultat d’une crispation identitaire et d’une concurrence interethnique anciennes, exacerbées par la politique nationale sclérosante menée par les régimes successifs. Sans jamais avoir été remise en cause, celle-ci n’a eu pour résultat que de creuser davantage le fossé entre les deux communautés dans le sud du pays.

31 Le refus dans le camp kirghize, toutes tendances confondues, d’admettre la gravité des événements et l’ampleur des injustices commises envers la minorité ouzbèke se nourrit de fausses idées et de préjugés racistes. Beaucoup de Kirghizes continuent de voir dans les Ouzbeks des étrangers arrogants, inféodés au puissant voisin qu’est l’Ouzbékistan, trop riches, phagocytant les richesses nationales kirghizes. Les Ouzbeks considèrent leurs voisins Kirghizes comme des nomades sans culture ni religion, peu raffinés, pilleurs, paresseux, vandales, irrespectueux du travail et de l’ordre. Les Kirghizes, forts

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de l’idéologie nationale et nationaliste qui fait du Kirghizstan la patrie des seuls Kirghizes, considèrent, au mépris de la réalité historique, les Ouzbeks comme une population “invitée”, étrangère, tenue de respecter les coutumes et traditions de leur pays d’accueil. Ces perceptions et sentiments, déjà forts avant le conflit, ne font que se renforcer depuis les derniers événements tragiques.

32 Plus grave encore, l’attitude du gouvernement provisoire qui, depuis, échoue à rompre avec la spirale nationaliste dans laquelle il est pris pour asseoir sa légitimité, semble être de mauvais augure pour l’avenir du pays. En effet, la présidente par intérim, Roza Otunbaeva, paraît consciente de la gravité de la situation et des injustices perpétrées envers la minorité ouzbèke, mais également de la force du nationalisme populaire dans le Sud. Ce mouvement, incarné par le maire de la ville d’Och, Melis Mirzahmetov – accusé d’avoir pris part à l’organisation des pogroms, ou tout au moins d’avoir laissé faire (Pannier 2010) – oblige le gouvernement central provisoire, pour sa propre survie et pour éviter l’éclatement du pays, à composer avec lui à défaut de pouvoir le stopper. Ainsi, aujourd’hui, plus de trois mois après la tragédie, la présidente par intérim n’a toujours pas réussi à révoquer ce très controversé maire d’Och, soutenu localement par les nationalistes kirghizes, ni pu faire de geste de solidarité envers ses compatriotes ouzbeks, par crainte de réveiller les violences.

33 Preuve qu’une vraie vague nationaliste est en train d’envelopper le pays, les élections parlementaires du 10 octobre 2010 ont, ironie du sort, vu le parti le plus nationaliste, Ata Žurt “Patrie”, vitrine légale du Ak Žol, le parti politique du président déchu Bakiev, arriver en tête du scrutin. Dirigé par un duo (Kamčybek Tašiev et Nariman Tuliev) qui a mené campagne avec le slogan « La Kirghizie aux Kirghizes », ce parti obtient trente sièges dans le nouveau parlement (Gaüzère 2010), ce qui lui donne une sérieuse chance d’être l’élément central dans le prochain gouvernement de coalition. Et c’est dans le sud du pays que cette formation politique a obtenu les meilleurs scores. Dans ce contexte, les voix de la communauté ouzbèke se sont orientées vers les deux formations politiques les moins nationalistes : le SDPK, Parti social-démocrate du Kirghizstan d’Almazbek Atambaev, qui représente le gouvernement provisoire, et le parti Ar Namys “Honneur et Dignité” de Feliks Kulov, qui semble avoir achevé sa traversée du désert, avec une campagne axée sur la nécessité d’un régime politique fort, d’une alliance approfondie avec la Russie mais aussi un discours d’ouverture envers les minorités ethniques. En tout état de cause, le gouvernement qui est en train de se former, à l’heure où j’écris ces lignes, devra tenir compte des aspirations nationalistes, pour ne pas aggraver un clivage qui, à terme, pourrait provoquer une partition du pays.

34 En guise de conclusion, il nous paraît crucial d’apporter une nuance à l’analyse que nous venons d’exposer. Dans cette étude en cours, donc par définition inachevée, nous avons insisté sur le nationalisme kirghize que nous jugeons principal responsable des récentes tragédies d’Och. Néanmoins nous ne voulons nullement évacuer les autres causes, plus structurelles et impliquant la responsabilité de la communauté internationale dans l’évolution dramatique de ce pays, ancien modèle d’ouverture et de démocratie devenu subitement un contre-exemple à ne pas suivre pour les autres pays de l’ex-URSS. Depuis le début des années 1990, les politiques de développement tant économique que politique, suggérés par le FMI et les bailleurs de fonds internationaux, en privilégiant la “thérapie de choc” et en court-circuitant l’État au profit d’une multitude d’ONG prétendument représentatives de la société civile, ont affaibli les structures étatiques officielles qui, en période de crise, s’avèrent incapables de faire

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régner l’ordre et la stabilité (Pétric 2008, pp. 91-109 ; Pétric 2010). Elles n’ont pas su susciter la modernisation de l’État (Starr 2006, p. 13) qui, affaibli, est devenu plus perméable aux forces criminelles et mafieuses, surtout dans le Sud, où les milices privées inféodées à des potentats locaux utilisent les forces de l’État à des fins privées. En définitive, la lecture de la crise du Kirghizstan par l’impact du nationalisme ne doit pas se passer d’une combinaison avec les idéologies développementalistes qui ont eu cours en Asie centrale au début des années 1990.

Pour aller plus loin dans ces recherches

35 La récente crise d’Och montre l’échec de la construction ex nihilo d’un État-nation, pour une société qui se voulait démocratique et capable de rassembler de façon égalitaire des citoyens de différentes appartenances ethniques. Une étude plus approfondie devra vérifier les hypothèses évoquées ci-dessus, car il nous paraît primordial, pour une meilleure connaissance des sociétés centrasiatiques contemporaines, d’inclure ces dimensions dans l’observation des liens complexes entre identités nationales et fait minoritaire en Asie centrale.

36 Les autres États de la région, issus de la même trajectoire, construits politiquement de façon analogue et héritiers au même titre du pouvoir soviétique, ne sont pas à l’abri d’une dérive similaire. Le même problème de coexistence entre une ethnie titulaire majoritaire et des minorités s’observe dans les républiques voisines. Ainsi, au Tadjikistan, où prédomine le même modèle de construction nationaliste de l’État- nation, il n’est pas exclu que des affrontements éclatent entre Tadjiks majoritaires, soi- disant glorieux successeurs de la dynastie des Samanides, et la très forte minorité ouzbèke, qui représente le quart de la population du pays. En effet les rivalités dans l’accès aux ressources et les antagonismes régionaux existent tout autant au Tadjikistan. Le Kazakhstan semble à l’abri de ce genre de risques grâce à sa stabilité politique et à sa bonne santé économique... pour l’instant.

37 Par ailleurs, si l’instabilité politique liée à la chute de Bakiev fut un élément déclencheur des hostilités entre Kirghizes et Ouzbeks, il demeure essentiel de poursuivre une réflexion sur les liens entre le degré d’ouverture du pays, le niveau de démocratisation et le mode de cohabitation des différentes communautés ethniques. À la lumière de cette recherche, il sera plus aisé de comprendre si, dans les autres pays d’Asie centrale, la bonne cohabitation interethnique est le signe d’une politique nationale, citoyenne et identitaire réussie ou si, au contraire, l’harmonie n’est qu’une façade qui cache des tensions interethniques sous-jacentes, rendues invisibles par la nature autoritaire du régime politique.

38 Enfin, une autre piste de recherche analysera utilement la dissémination de la population ouzbèke en dehors de l’Ouzbékistan : au Tadjikistan, au Turkménistan et au Kazakhstan, où se trouvent d’importantes minorités ouzbèkes, pas toujours intégrées et associées à la gestion des affaires politiques et économiques. Au-delà de l’étude de chaque cas, il conviendra d’accorder une attention particulière aux relations entre ces Ouzbeks et l’Ouzbékistan. Bien que, jusqu’à présent, le président Islam Karimov n’intègre pas les communautés ouzbèkes de l’étranger dans sa politique régionale, il se pourrait que Tachkent finisse par les utiliser à des fins politiques d’influence régionale.

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NOTES

1. Ishak Razzakov, Premier secrétaire du parti communiste de la République socialiste kirghize de 1950 à 1961, est considéré par l’historiographie du Kirghizstan postsoviétique comme un héros national. Il a largement promu, durant son passage à la tête de l’État, l’enseignement de la langue et de l’histoire du peuple kirghize dans les écoles de la république. Quant à Kurmanžan Datka (1811-1907), elle est une héroïne de la région Alaï, dans l’actuel sud du pays, rendue célèbre pour avoir pris les armes et mené le combat contre l’annexion de sa région par la Russie impériale. 2. Il convient de préciser que le terme Ouzbek avait, à l’époque du khanat de Kokand, une acception polysémique désignant aussi bien des turcophones que des persanophones, des sédentaires urbains ou ruraux, ou des tribus de transhumants, et qu’il était concurrencé dans les villes par le terme Sarte. Ce dernier a été de nouveau utilisé durant les pogroms d’Och pour désigner, avec une connotation très péjorative, la population ouzbèke. On a pu constater que ce mot avait été inscrit sur des maisons et des commerces appartenant à des Ouzbeks, dans le but de faciliter le travail des agresseurs.

RÉSUMÉS

Perçu comme le plus ouvert et le plus paisible de tous les pays d’Asie centrale, le Kirghizstan a été le théâtre, en juin 2010, de très violents pogroms anti-ouzbeks dans la région d’Och et de Jalalabad. S’inscrivant dans un contexte d’instabilité politique qui a démarré avec la chute du président Bakiev deux mois auparavant, ces pogroms démontrent l’échec total de la politique identitaire nationale menée depuis l’indépendance du pays, qui a engendré un fort nationalisme kirghize incapable de composer avec certaines minorités ethniques du pays. Manipulé par les partisans du président déchu, ce nationalisme, sur fond d’État absent ou livré aux forces criminelles et mafieuses, a conduit à des événements tragiques qui marqueront à jamais l’histoire du Kirghizstan. Cette recherche en cours s’inscrit dans une étude plus large, qui analysera la

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gestion du fait minoritaire ethnique dans le cadre des politiques centrasiatiques de création d’États-nations.

Kyrgyzstan, the most open and peaceful country in central Asia, became in June 2010 the scene of deadly ethnic violence against the Uzbek community. These anti-Uzbek pogroms in the southern provinces of Osh and Jalalabad took place in a context of political instability two months after the president Bakiyev was deposed and they show how the national identity policy undertaken by the regime since independence failed to integrate minorities into the new nation-state. Kyrgyz nationalism soon became a tool in the hands of Bakiyev’s supporters and when the state receded to the benefit of criminal forces it provoked some of the most tragic events in recent Kyrgyz history. The present article is the first insight from a broader study in process, which will analyze management of ethnic minorities in the building of a nation-state.

INDEX

Mots-clés : Kirghizstan, nationalisme, Kirghizes, conflit ethnique, minorités, Ouzbeks, faillite de l’État Keywords : Kyrgyzstan, Kyrgyz, nationalism, ethnic conflict, Uzbek, minority, state failure

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Islam and Secular State in Uzbekistan: State Control of Religion and its Implications for the Understanding of Secularity Islam et laïcité en Ouzbékistan

Henrik Ohlsson

1 Since independence, religion, particularly Islam, has taken on an altogether new role in the nation-building process in Uzbekistan. The government now embraces Islam as a national heritage and a moral guideline. This has meant an upsurge in Islamic activity, but also, after a few years of tumult in the early 1990s, a tightening of government control of religious education and practice.

2 Islamic societies have historically, for the most part, lacked central canonizing bodies. But with the political developments of the last century, along with the emergence of radical revivalist currents in Islam, governments in Muslim countries have begun to feel a need for a more stringent central control of religion. As the title indicates, the aim of my study is to examine the official structures that control religion in contemporary Uzbekistan, and what this control means for an understanding of secularism. My central question can be put as follows: has a new form of canonization in Islam begun to take shape within the framework of the nation-state? And, more specifically, are the state institutions in Uzbekistan to be considered religious, and thus canonizing bodies, or are they part of the secular state structure? In this paper, I will present some of the basic problems one has to face in attempting to understand secularity in a post-Soviet society with a predominantly Muslim population, along with a brief account of the religious situation in present day Uzbekistan and the official structure that controls religion in the country.

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Defining secularity

3 First of all one has to define the basic meaning of the word secular. Initially, the simplest and widest possible definition will have to suffice; the word secular implies some degree of separation between political and religious authority. The definition of religion and state, and the exact delimitation of the two spheres are of course complicated questions which I will have to leave aside in this paper. Secondly, I want to distinguish between 1) secularity, that is, the quality, in a society, of being secular, 2) secularization,that is, the social process that makes a society increasingly secular, and 3) secularism, that is, the ideas that inspire the process of secularization.

4 The concept of secularity, as well as most of the theoretical treatment of the subject, is built on historical developments in predominantly Christian societies, and to simply assume that the same theories and models are automatically applicable to a society with a Muslim majority may be misleading. One of the problems is that Christianity usually takes the shape of tangible organizations, either as a central body, comprising (or with the ambition to comprise) society as a whole, or as denominations with a clearly specified membership. Islam has, for most of its history, lacked a central canonizing body and the different currents of thought which have emerged in Islam have rarely taken the shape of tangible organizations or denominations. Of course, the Sufi orders could be seen as tangible organizations or denominations, but only as long as the analysis is limited to those individuals involved in an active master-pupil relationship with a Sufi teacher. The much looser affiliation of a whole local society to a certain Sufi order, which has been a common scenario not least in Central Asia, does not comfortably fit into the same pattern. In most Islamic societies, religious authority has traditionally been localized, centred on charismatic individuals such as scholars of Islamic law, mullahs or Sufi masters.

5 One of the prominent scholars of the field, David Martin, has based his general theory of secularization solely on the historical experience of Christian Europe and the United States. The secularization process he describes and interprets has its roots in the European Enlightenment, but has developed quite differently in different countries depending on the religious situation. In Catholic countries, where the church has historically had something of a religious monopoly, the forces of secularization tend to find themselves in a direct confrontation with the church and to develop a strong antireligious sentiment. Religion as such becomes a matter of dispute. In Protestant countries some degree of pluralism of religion has often developed in parallel with the forces of secularization. The denominations in a Protestant society may be associated with different social classes and form alliances with different political forces. In this way the confrontation does not become as strong and religion as such never becomes a matter of serious dispute. The Russian historical experience is, in Martin’s understanding, quite similar to that of most Catholic countries: a religious monopoly is confronted violently by revolutionary forces with a strong antireligious sentiment (Martin 1978, pp. 17-23).

6 The different ways in which the process of secularization has proceeded in different societies have produced a variety of forms in which secularity may appear, as well as different interpretations of the concept of secularism in the policies of different governments. Ahmet T. Kuru has discussed this matter using the terms passive and assertive secularism. The two categories are described as follows:

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Passive secularism implies state neutrality toward various religions and allows the public visibility of religion. Assertive secularism, on the other hand, means that the state favours a secular worldview in the public sphere and aims to confine religion to the private sphere (2006, p. 137).

7 The prime example of passive secularism in his article is the United States, while Turkey exemplifies the assertive type. Another example of assertive secularism is the French laïcité. This ideological and legal construct fits right into Martin’s historical model where a religious monopoly has been confronted by an antireligious secularizing force. The French scholar Olivier Roy (2007) characterizes French laïcité as assimilationist, as opposed to the multiculturalism that prevails in most Protestant countries. This means that religion, race and ethnicity are expected to be left at home, in the private sphere, while in the public sphere the visibility of religion is minimized. The recent ban on headscarves and other religious symbols in public schools is an example of this ambition. The secularism that, since the 1920s, has been state ideology in Turkey (where the ban on headscarves in universities was recently abolished) is similar to the French laïcité in that it asserts the confinement of religion to the private sphere. An important difference from the French model, however, is the state control of religion in Turkey, where a state department regulates religious education and imams are state employees. In fact, in most Muslim countries today there is a degree of state control of religious education. In post- this is most definitely the case. This may be one of the most important differences between Christian and Muslim countries in general. Actually, as a rough generalization, one could say that the Christian world, ever since Reformation, has been moving from a situation of religious monopoly toward greater diversification, while the Islamic world, at least in the last century or so, has been moving in the opposite direction. Of course there are other factors, both external and internal, that have led to a greater diversification in Muslim countries as well, such as the emergence of new religions, the secularization of educated classes, etc. Still, I think this general tendency toward a greater degree of state control of religion in many Muslim countries is worth keeping in mind.

8 This brings us back to the question whether secularity, as it is generally understood, is a Christian phenomenon. In the contemporary debate the opinion is sometimes voiced that Islam is in essence all-encompassing and thus incompatible with the idea of a partition between state and religion. In Christianity, on the other hand, it is stated already in the Gospel of Matthew: “Render therefore unto Caesar the things which are Caesar’s; and unto God the things that are God’s” (Matt. 22:21). In this passage some have found a theologically based predestination in Christianity leading naturally to a secular form of society. The connection between theology and politics, however, is just not that simple. Olivier Roy, who discusses this problem in his book Secularism Confronts Islam, calls this move from the theological level to the political a methodological error and states that: When the church finally accepted the secular republic, this was not because a commission of theologians had spent years rereading the Gospels but because the Vatican drew the political lessons from the inescapable advent of the republic and adapted to it (commissions serve only to provide philosophical arguments to justify decisions already made for political reasons) (2007, p. 39).

9 The question whether the differences that can be observed between Christian and Muslim countries, as regards the relation between state and religion, are due to theological differences between the religions or to differences in political

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developments unrelated to, or at least not determined by, religion, is thus no simple matter. For one thing, much of the Islamic world has been subject to European colonialism. Obviously this has had a great impact on both the political and religious developments in these countries, not least on the way oppositional religious movements have been formed.

10 Post-Soviet Central Asia shares some experiences with other colonized Muslim countries, but, having been part of the Soviet Union for seven decades, the region also has some peculiarities that separates it from the rest of the Islamic world. The pre- Soviet situation in Central Asia had some traits in common with the typical protestant society as described by David Martin. First of all, as has been the normal situation in Muslim societies across the world, there was no religious monopoly. Secondly, the forces of reform – most prominently the jadids – expressed their vision in religious terms, as did, of course, the conservative ulama who opposed them. Religion as such was not a matter of dispute, but a certain degree of secularization nevertheless took place as the jadids introduced more worldly subjects into the educational system.

11 After the Russian revolution of 1917, however, the victorious side –the strongly antireligious Bolsheviks – exported, or superimposed, their version of secularism on Central Asia, creating – in many ways – a unique situation in thehistory of secularization. Soviet secularism was most definitely of the assertive category, even more so than the French or Turkish. The so-called “scientific atheism”, which was part of the Soviet state ideology, was not satisfied with just confining religion to the private sphere or putting it under state control. The ultimate aim was the complete eradication of religion from the minds of people, as religion created, in Marxist-Leninist terminology, a “false consciousness” which constituted an obstacle to socialist progress. Perhaps this should not even be defined as secularism, since the aim is not the separation of state and religion, but the eradication of one of them.

12 Naturally, even the Soviet state had to make compromises with reality and even though some serious attempts at abolishing religion altogether were made, especially in the first two decades after the revolution, it ultimately had to succumb to forming centralized organs to control it.

Religious revival in Uzbekistan

13 After independence, the Uzbek government has shown an ambition to resurrect and reconstruct their country’s Islamic traditions, but, constitutionally, Uzbekistan remains a secular state. The Uzbek constitution from 1992 provides that religious assemblies should be separated from the state and that the state should not meddle in their affairs. 1 At the same time the country has an elaborate official religious structure. The Spiritual Directorate for Central Asia and Kazakhstan (the SADUM of Soviet times) remains, but has been reformed and renamed the Muslim Board of Uzbekistan (MBU, in Uzbek: O’zbekiston Musulmonlari Idorasi).

14 It is clear that the developments in the post-independence period have forced all the former Soviet republics in Central Asia to rethink their religious policies to some degree. However, different countries have dealt with the emergence of Islamic extremism and the influx of ideas from the Middle East and Pakistan in somewhat different ways. In Tajikistan a civil war broke out in the 1990s, in which the Islamic

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Renaissance Party of Tajikistan (IRPT) played an important part. In the peace treaty that ended the war a power sharing agreement was included which gave some influence in the parliament to the IRPT. Thus, political parties based on religion are now permitted in Tajikistan, while banned in all the other former Soviet Central Asian countries.

15 After independence, the former Soviet republics of Central Asia had to reinvent themselves as nation states. A process of nationalization had indeed already begun in the Soviet era. In order to avoid a situation where the issue of nationality would stand in the way of socialism, a strategy was formed by the Bolshevik Party under the dictum: “national in form, socialist in content”. The national consciousness of the various peoples under the Soviet Union was boosted, but in a controlled way so as to avoid the emergence of aggressive forms of nationalism. One important issue in the Muslim dominated parts of the Soviet Union was probably to counter the emergence of pan- Turkism, which posed a threat to the unity of the Soviet state. According to the scholar Adeeb Khalid this policy was so effective that by the end of the Soviet era the reality was closer to a reversed version of the official dictum: “socialist in form, national in content” (Khalid 2007, pp. 94-95).

16 Thus, the groundwork for the formation of nation-states was made already long before independence, but with independence the nationalizing process naturally ascended to a new level. New constitutions were adopted, the languages of the titular populations were elevated to the status of official languages, and the religious issue suddenly took on a whole new importance. The latter appears to have come as something of a surprise to the governments of Central Asia, all of whom had just recently been part of the highly secular (or atheist) Soviet political structure. Left with a political map drawn in the 1920s under Stalin, in an area that had been multiethnic for many centuries, the formation of nation states was not without its complications. Although Uzbeks constitute the majority of the population of Uzbekistan there are several larger and smaller minorities, notably Tajiks, Russians and Karakalpaks, the latter of which have been granted a semi-autonomous region in the northwest of the country. There is also a widespread Uzbek-Tajik bilingualism, especially in the old cities of Bukhara and Samarkand. At the same time about 90% of the population in Uzbekistan are Sunni Muslims. Under those circumstances Islam became a natural rallying point for a new collective identity.

17 In the early 1990s scores of foreign Islamic proselytizers flocked to Central Asia in an attempt to seize the opportunity to bring these countries back into the community of Muslim nations, and the Muslim brethren, who had long suffered under an atheist regime, back on the true path. The largest groups of proselytizers came from Turkey and Saudi Arabia.

18 The Turkish missions included Sufis with the aim of rekindling the Sufi tariqats2 of Naqshbandiyya and Yasawiyyain the land of their origin, as well as so called nurçular, a movement with a moderate Islamist message led by Fethullah Gülen, once a pupil of Said Nursi, from whom the movement has its name. This movement is also inspired by Sufi ideas, but presents them in a modernized package, without the traditional pir- murid “master-pupil” relationship. Structurally it is a network of private enterprises ranging from media to trading. They have opened schools and commercial enterprises in all the former Soviet republics of Central Asia, though they were expelled from Uzbekistan after a few years.

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19 The Saudi Arabian missionaries propagated their strict Wahhabi interpretation of Islam which would often clash both with local Islamic traditions and with governmental policies. The Saudi mission included members of the ethnically Uzbek community in Saudi Arabia, which originated from two waves of migration from Central Asia in the 1930s and 1970s.

20 Having realized the importance of Islam in the formation of a new collective identity the Central Asian governments at first welcomed these foreign proselytizers. Soon, however, they became suspicious of the ultimate aims of the proselytizers and concerned about the risk of civil unrest caused by radical religious ideas. The Uzbek government took a particularly firm grip of the situation, urged partially by the disastrous turn of events in neighbouring Tajikistan, but also by certain developments on the home front. In 1992, in the town of Namangan in the Ferghana valley, a group of radical Islamist youth took over the local headquarters of the former Communist party. They urged president Karimov to come to Namangan, which he did, and listen to a number of demands, including the establishment of an Islamic state in Uzbekistan and the use of shari‛a as the only legal system. The militant youth organization Adolat “Justice” was formed under the leadership of young underground imam Tahir Yuldashev and former Soviet paratrooper Jumboi Hojiev, later to be known as Juma Namangani after his home town. Some of their members were educated at Islamic universities in Saudi Arabia and their ideology was clearly inspired by Saudi Wahhabism. The Islamist uprising spread all over the Ferghana valley – an area known even in Soviet times to be an Islamic stronghold. The leadership openly challenged the government, hoping the Karimov regime would soon fall. The regime, however, prevailed, and eventually struck down hard on the Islamic militants, many of whom saw fit to leave the country and join Islamist struggles in Tajikistan and Afghanistan. This marked the beginning of an era of strict government control of religious expressions. In 1992 and ‘93 some fifty Saudi missionaries were expelled from Uzbekistan. In 1994 the newspaper of the Turkish nurçular movement, Zaman, was banned. In 1999 their schools in Uzbekistan were closed down. The Sufi missionaries too have been forced to end their activities in the country. The official sympathy that the government professes for Sufism, as part of a national tradition, seems to be limited mostly to the intellectual level. The prospect of a re-emergence of actual tariqat is probably not particularly appealing to the Uzbek government; as such a structure could turn into a competing power base.

21 In the last few years the only foreign missionary work carried out in the open in Uzbekistan has been that of various evangelical Christian groups and so-called “new religions”. Lately the government has grown suspicious of those groups too, not so much out of fear that their ideas might lead to terrorism as concern that their sometimes quite aggressive proselytizing is upsetting to public morality. These groups are not considered part of the national culture in the same way as other minority religions such as Judaism and Russian Orthodox Christianity. Proselytizing is forbidden according to the “Law on Freedom of Conscience and Religious Organizations” adopted in 1998.

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Uzbekistan’s official religious structure

22 One of the problems I want to look into is whether the secularism of Uzbek governmental policy is to be understood as passive or assertive in Kuru’s terms. The constitution appears to promote state neutrality in religious matters, but since its adoption, other legal tools dealing with religious extremism, such as amendments to the penal code, have been developed. In order to get a firm grip of the religious activities in the country the government of Uzbekistan has built a thorough and, at least officially, all encompassing structure, partially based on pre-existing structures from Soviet times.

23 Directly under the Cabinet of Ministers (the government) has been formed a Committee for Religious Affairs (CRA), consisting of experts in various fields, which oversees all religious activities in the country. Apart from Islam there are 16 officially recognized faiths in Uzbekistan and more than 2000 registered religious organizations3, all of which have to answer to the Committee.

24 Islam, being the religion of 90% of the population, naturally has a privileged position. All mosques and Islamic education must be affiliated to the Muslim Board of Uzbekistan (MBU). The MBU was based on an old Soviet structure, the Spiritual Directorate for Central Asia and Kazakhstan (SADUM), founded in 1943 in a period of increased tolerance for religion during World War II. With independence SADUM was split into national bodies in all the five Central Asian Republics. The MBU is also responsible for the rebuilding and maintenance of mosques and sacred places such as the tombs and mausoleums of various Muslim saints. The official ideology of the MBU is Sunni Islam of the Hanafi School of Law (though it also encompasses a small minority of Ismaili Shiites). The MBU is headed by a mufti who is nominated by the Muslim Council of Uzbekistan (MCU), a representative body consisting of imams and elders from all regions of the country. The candidate must then be approved by the government.

BIBLIOGRAPHY

KHALID Adeeb 2007 Islam after Communism: Religion and Politics in Central Asia, University of California Press, London.

KURU Ahmet T. 2006 « Reinterpretation of Secularism in Turkey: The Case of the Justice and Development Party », in The Emergence of a New Turkey: Democracy and the AK Party, Salt Lake City, University of Utah Press.

MARTIN David 1978 A General Theory of Secularization, Oxford, Basil Blackwell.

ROY Olivier 2007 Secularism Confronts Islam, New York, Columbia University Press [English translation].

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NOTES

1. § 61, O’zbekiston Respublikasining Konstitutsiasi, “O’zbekiston” nashriyot-matb’aa ijodiy uyi 2008. 2. Tariqat : Sufi order. 3. State Committee of the Republic of Uzbekistan for Land Resources, Cartography and State Cadastre, Tashkent 2005.

ABSTRACTS

Secularity appears in a variety of forms shaped by different historical developpments as well as political and religious circumstances. The forms of secularity may be divided into categories such as the passive and the assertive. To understand the situation in present day Uzbekistan, or indeed any of the former Soviet republics in Central Asia, however, these categories are not completely sufficient. First of all the quite recent history of the region includes a form of anti- religiosity – the scientific atheism of the Soviet Union – which aimed not just to separate religion from the state, but to eradicate religion altogether and should therefore perhaps not be defined as secularism in the normal sense of the word. Secondly, present day Uzbekistan has traits that fit into both of the aforementioned categories. On the one hand Islam is celebrated as a national heritage and a moral guideline, and politicians are often seen in religious contexts. On the other hand there are laws against for example proselytizing, and thus restrictions on religious expressions in the public sphere. About the more fundamental question of the separation between state and religion, the factor of state control and what it means for religious authority cannot be overlooked. The situation in Uzbekistan appears in some ways as a one-sided entanglement rather than a separation; the state controls religion but religion is not allowed to affect the laws or the political structures of the country.

La laïcité revêt des formes variées suivant les contextes historiques, politiques et religieux, qui peuvent être regroupées en deux grandes tendances : laïcité passive et laïcité active. Néanmoins ces catégories ne conviennent pas exactement pour rendre compte de la situation actuelle en Ouzbékistan ni dans les autres républiques ex-soviétiques d’Asie centrale. Premièrement, l’histoire récente de ces pays comprend une forme d’anti-religiosité – l’athéisme scientifique de l’Union soviétique – qui visait non seulement à séparer la religion de l’État, mais aussi à éradiquer celle-là ; aussi ne peut-elle pas être réduite à la seule laïcité. Deuxièmement, l’Ouzbékistan d’aujourd’hui montre des traits qui relèvent de ces deux tendances. D’une part, l’islam est célébré comme un héritage national et un guide moral, les hommes politiques se montrent souvent dans des contextes religieux. D’autre part, des lois interdisent le prosélytisme et plusieurs restrictions limitent l’expression de la religion dans la sphère publique. Or la question du contrôle de la religion par l’État et de ses conséquences pour les autorités religieuses est fondamentale. À certains égards, la situation ouzbèke actuelle apparaît davantage comme une relation à sens unique que comme une séparation : l’État contrôle la religion, mais celle-ci n’est pas autorisée à interférer dans les lois ni dans les structures politiques du pays.

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INDEX

Mots-clés: Ouzbékistan, laïcité Keywords: Uzbekistan, secularity

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Comptes-rendus de lecture

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Pierre Leriche et Chakirjan Pidaev, Termez sur Oxus. Cité-capitale d’Asie centrale IFEAC, Maisonneuve et Larose [Publication AURORHE n° 3], 2008, 163 p. et XVI pl.

Johanna Lhuillier

RÉFÉRENCE

Pierre Leriche et Chakirjan Pidaev, Termez sur Oxus. Cité-capitale d’Asie centrale, IFEAC, Maisonneuve et Larose [Publication AURORHE n° 3], 2008, 163 p. et XVI pl.

1 Cet ouvrage s’articule en trois grands chapitres qui présentent l’histoire du site de Termez de manière chronologique, précédés par une introduction et complétés par plusieurs annexes. Il s’agit d’une synthèse qui rend compte non seulement des fouilles menées à Termez par les deux auteurs dans le cadre de la MAFouz (Mission archéologique franco-ouzbèke) de Bactriane du Nord à partir de 1993, mais aussi de fouilles antérieures, dès 1926, ainsi que de recherches sur les sites contemporains voisins (Dunya Tepe, Tchingyz Tepe, Kara Tepe). Ces résultats sont complétés par un apport des sources écrites antiques, chinoises et arabes.

2 Le premier chapitre décrit l’émergence et le développement de Termez. C’est à l’époque grecque (IIIe-IIe s. av J.-C.) qu’a été fondée Tarmita, que les auteurs identifient avec la plus grande prudence à Termez, située à la périphérie de la satrapie séleucide. S’il s’agit à l’origine d’une fondation militaire, la ville revêt, dès cette époque, deux fonctions supplémentaires : point de passage privilégié sur l’Amou-Daria grâce à sa position-clé et surtout centre religieux, qui se développeront par la suite. Si l’établissement hellénistique reste mal connu, les fouilles ont révélé l’existence, outre d’une puissante forteresse, d’un ensemble formé par un bâtiment religieux et une plate-forme cultuelle appartenant à la catégorie des temples dédiés à une divinité fluviale. Face à la menace

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des nomades, la ville est évacuée sans troubles vers 145 av J.-C., marquant ainsi la fin de cette période.

3 Dans le deuxième chapitre, les auteurs s’intéressent à Termez à l’époque des Yue-Tche (deuxième moitié du IIe s. av. J.-C.- Ier s. ap. J.-C.) et des Kouchans (fin du Ier s. ap. J.-C.- milieu du IIIe s. ap. J.-C.). Termez est d’abord le centre administratif de la région que contrôlent les Yue-Tche. Une partie de la population nomade se sédentarise, entraînant un important développement de la ville et de son territoire adjacent, ainsi que la naissance d’un art hybride, mêlant culture locale bactrienne, culture hellénistique et culture nomade. Au Ier s. ap. J.-C., lorsque les Yue-Tche fondent l’empire kouchan, la ville s’étend jusqu’à devenir l’une des plus grandes cités contemporaines, atteignant à la fin de la période 350 ha. Le creusement d’un nouveau canal et la puissance des fortifications indiquent l’existence d’un pouvoir fort, que les auteurs pensent pouvoir identifier comme royal, tout du moins tant que l’empire kouchan se limite à la Bactriane septentrionale. Le bouddhisme se développe de manière importante à Termez, mais aussi dans les monastères voisins de Kara Tepe, Fayaz Tepe et Zourmala, comme le montre la découverte de plusieurs édifices qu’accompagnent une riche iconographie de peintures murales et de sculptures de scènes bouddhiques, ainsi que de nombreux fragments de décors architecturaux. Termez participe à la diffusion de cette religion en Bactriane, puis même au-delà. Toutefois, au milieu du IIIe s., la domination kouchane perd de sa puissance et la ville passe brièvement sous domination sassanide avant de revenir dans le giron kouchan jusqu’au Ve s. Mais à la fin du Ve-début du VIe s, la ville est conquise par les Hephtalites, avant que ne débute une période d’instabilité qui va voir Termez, centre stratégique sur le fleuve, changer plusieurs fois de mains, entre les Sassanides, les Hephtalites et les Turcs, avec lesquels le pouvoir se stabilise à la fin du VIe s., la ville restant relativement indépendante bien qu’affaiblie, jusqu’à sa fin brutale due à une grave épidémie, au VIIe s.

4 Le troisième chapitre traite de Termez à la période islamique. Pillée en 676, la ville devient par la suite ponctuellement la capitale du Mawarannahr. Entre le VIIIe et le Xe s., elle passe successivement sous contrôle omeyyade, abasside, tahiride, samanide, ghaznévide, karakhanide, seldjoukide. L’apogée de la ville, entre le XIe s. et le début du XIIIe s., n’est connue que par l’archéologie et non par les textes, raison pour laquelle cette période est la plus développée dans l’ouvrage. La fouille et l’étude de la topographie du site ont permis à l’équipe de P. Leriche et Sh. Pidaev d’identifier un palais, des mosquées, des habitations, des zones commerçantes et même un quartier chrétien. Alors que se développe rapidement l’islam, la ville se construit autour d’un plan tripartite typique des villes centrasiatiques. La production artisanale, en particulier la céramique glaçurée, devient de plus en plus créative et est même exportée. Mais ce développement connaît une fin brutale en 1220, avec l’arrivée de l’armée de Gengis Khan, qui assiège Termez puis en massacre la population. La ville se déplace alors à proximité et renaît dès le XIVe s., inaugurant dans le cadre de l’État tchagatay une nouvelle phase de développement qui va durer jusqu’au XVe s. Elle est alors florissante, avec des constructions architecturales originales mais un artisanat limité aux besoins de la population. Cependant, dès le XVIe s. commence le déclin de Termez, à nouveau en proie à des guerres incessantes et à des luttes entre dynasties opposées, dont les principales sont les Timourides et les Chaïbanides. Ainsi, au XVIIIe s., Termez est en grande partie abandonnée. Rattachée à l’émirat de Boukhara au XIXe s., Termez passe en même temps que lui sous protectorat russe. Au début du XXe s., la construction d’une forteresse russe et l’implantation d’une petite colonie militaire vont

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donner naissance à une nouvelle ville, qui va croître jusqu’à devenir l’actuelle capitale du Sourkhandaria.

5 À mi-chemin entre publication scientifique et œuvre de vulgarisation, cet ouvrage englobe donc toute l’histoire de Termez. Les auteurs nous font revivre de manière éloquente et concise à la fois l’histoire de ce site majeur de Bactriane à travers ses différentes occupations, et principalement à l’époque islamique, plus largement traitée que les autres. Leur texte est agrémenté par d’abondantes illustrations de l’architecture et du matériel, en particulier pour les premières périodes de l’occupation du site, bien qu’une meilleure cohérence dans l’ordre des planches couleur et dans leur renvoi dans le texte eût été souhaitable. Termez, à la croisée des différents empires qui ont marqué l’histoire de l’Asie centrale, dans une alternance de périodes de guerre et d’accalmie, se révèle être un lieu de croisement d’influences multiples, un véritable carrefour des cultures. Ainsi, de manière plus générale, cet ouvrage dresse un bilan de l’histoire riche et mouvementée de l’Asie centrale et constitue également une excellente clé pour qui voudrait aborder l’histoire de l’Ouzbékistan.

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Sébastien Peyrouse, Turkménistan. Un destin au carrefour des empires Paris, Belin, La documentation française [Asie Plurielle], 2007, 184 p.

Élise Luneau

RÉFÉRENCE

Sébastien Peyrouse, Turkménistan. Un destin au carrefour des empires. Paris, Belin, La documentation française [Asie Plurielle], 2007, 184 p.

1 S. Peyrouse nous offre avec Turkménistan. Un destin au carrefour des empires un ouvrage synoptique sur un pays mal connu et très largement isolé de la scène internationale. L’à-propos de ce livre, première synthèse de ce type en langue française, tient notamment à sa réactivité parmi les premiers bilans effectués sur la situation politique, géopolitique, économique et sociale du pays, suite au décès du président autocrate Saparmurat Niazov, autoproclamé Turkmenbashi (le “Père des Turkmènes”), ayant dramatiquement régné sur le pays pendant quinze ans. L’accession au pouvoir du nouveau président, Gurbanguly Berdymukhammedov, a fait renaître des espoirs de liberté politique, d’améliorations sociales, ainsi que de nouvelles perspectives de développement.

2 Dans le cadre de la collection Asie plurielle destinée à un large public, ce livre est articulé autour de trois grands temps historiques. La première partie consiste en une présentation géographique, historique et culturelle générale. Les conditions géographiques peu favorables de ce pays sont ainsi évoquées, notamment la contrainte de l’eau, dont l’apport est nécessaire à l’agriculture. Remémorant les principaux bouleversements historiques qu’a connus le pays, l’auteur insiste particulièrement sur la période russo-soviétique, fondamentale pour comprendre la construction de la nation turkmène et la situation politique contemporaine. Il montre clairement le paradoxe selon lequel l’historiographie officielle condamne le colonialisme russe, tandis que la société turkmène moderne se trouve profondément marquée par la russification et la soviétisation. En effet, aussi bien la délimitation du territoire, les

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structures économiques – de type colonial – et étatiques, l’alphabétisation massive que la naissance du sentiment national turkmène prennent corps durant cette période. C’est bien au cours de l’ère russo-soviétique que le processus d’ethnicisation des populations d’Asie centrale a été mis en œuvre, ayant mené à la formation de plusieurs nations. Cependant, l’auteur ne néglige pas l’importance des hiérarchies anciennes et autres divisions claniques qui influent toujours sur les stratégies de concurrence pour le pouvoir.

3 La deuxième partie de l’ouvrage présente les divers aspects du système politique établi au Turkménistan depuis son indépendance. Il retrace les principaux événements ayant conduit à l’accaparement du pouvoir par S. Niazov. Le système peu à peu mis en place se caractérise par le maintien ou même le renforcement de procédés utilisés sous la période soviétique, tels que le contrôle idéologique et répressif de la population, ainsi que des mutations spécifiques de plus en plus radicales, conduisant à une totale subordination des pouvoirs législatifs et judiciaires au pouvoir exécutif, à la création d’une assemblée quasi plénipotentiaire (le Halk Maslahaty), présidée par Niazov lui- même et placée au-dessus de toutes les autres instances de pouvoir, ou encore à l’instauration d’un culte de la personnalité extrême. Ainsi, en décrivant de manière détaillée les mécanismes de la dictature et les diverses mesures prises, l’ouvrage met efficacement en avant les excès d’un président totalitaire, ayant entraîné dans sa folie tout un pays et son peuple vers une situation catastrophique.

4 Dans la troisième partie, S. Peyrouse aborde les enjeux de la période entamée par la présidence de G. Berdymukhammedov et s’attarde sur les perspectives de développement et d’intégration du Turkménistan sur la scène internationale. L’état réel de l’économie turkmène est difficile à établir. Il est cependant certain que le niveau de vie des habitants a considérablement chuté depuis l’indépendance, ce que prouvent indiscutablement le fort taux de chômage, l’inflation croissante ou le système sanitaire très dégradé. De plus, le Turkménistan doit faire face au surendettement, à un phénomène de ruralisation, à son manque d’autosuffisance alimentaire, à une très forte corruption, ou encore à de nombreux problèmes écologiques.

5 Dès lors, l’auteur se demande si la reprise affirmée depuis la chute de croissance au moment de l’effondrement de l’URSS est bien réelle. Les changements préconisés comme la privatisation du secteur agricole ont-ils des effets positifs ? Par ailleurs, S. Peyrouse montre que le pays se trouve confronté à de multiples enjeux, tels que la maîtrise de l’eau, mais surtout des hydrocarbures, qui suscitent la convoitise de nombreux partenaires commerciaux. Il nous livre ainsi un ensemble de réflexions sur les nouvelles perspectives géopolitiques et commerciales rendues possibles par l’ouverture relative du pays au sortir de la période Niazov. De l’exploitation à l’exportation, la politique des hydrocarbures mise en place par le nouveau gouvernement devrait, selon l’auteur, ouvrir une nouvelle phase du “Grand Jeu” commercial international. L’enclavement diplomatique et économique créé par la politique de “neutralité perpétuelle” de S. Niazov constitue un autre point d’interrogation. G. Berdymukhammedov se dit prêt à ouvrir un certain nombre de relations commerciales avec les pays voisins. Aussi le refus de participer aux structures internationales et à leurs différents programmes, ainsi que la fermeture du pays aux étrangers et les fortes restrictions imposées aux citoyens turkmènes pourraient évoluer vers davantage de pragmatisme.

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6 Par ces hypothèses, S. Peyrouse tente d’apporter une réponse, peut-être prématurée, à la question de savoir si la mort du dictateur, en décembre 2006, est à même de déboucher sur une normalisation du régime politique et de ses interactions avec le monde extérieur. Malgré un engagement du nouveau président se dessinant en faveur du maintien de la situation niazovienne, certains éléments amènent l’auteur à percevoir l’amorce d’une évolution dans le sens d’un assouplissement de la direction politique et d’une relative libéralisation dans les domaines scolaire, sanitaire et social. Reste que ce livre, publié peu après l’arrivée du nouveau président, ne pouvait être en mesure de préciser plus avant les évolutions futures du pays.

7 Parfois plus descriptif qu’analytique, le point de vue adopté révèle les difficultés d’une connaissance en profondeur des réalités turkmènes. Il est presque illusoire d’obtenir des informations fiables et convergentes sur ce pays, du fait de l’énorme propagande et de la falsification des chiffres officiels qui en découle, ainsi que de l’impossibilité d’un réel travail de terrain dans la durée ; l’ouvrage pêche néanmoins par une certaine faiblesse dans ses références aux sources, notamment statistiques. Toutefois, en proposant un bilan politique, économique et social du Turkménistan à l’heure de la disparition de S. Niazov, il met en place des clés de compréhension fort utiles de la situation actuelle et future du pays, au regard des différents défis qui lui sont posés, et s’interroge sur la possibilité de surmonter sa désastreuse histoire récente.

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Arne Haugen, The Establishment of National Republics in Soviet Central Asia New York, Palgrave Macmillan, 2003, 280 p.

Asal Khamraeva-Aubert

RÉFÉRENCE

Arne Haugen, The Establishment of National Republics in Soviet Central Asia, New York, Palgrave Macmillan, 2003, 280 p.

1 Le sujet principal de The Establishment of National Republics in Soviet Central Asia est la réorganisation ou plutôt, comme la nomme l’auteur, la délimitation nationale de l’Asie centrale au début des années 1920. Ce processus est traité selon une double approche : la vision de l’administration centrale soviétique basée à Moscou d’une part, et la vision des organes représentatifs à l’échelle locale d’autre part. L’auteur s’interroge sur le rôle des leaders communistes centrasiatiques, leurs motivations et leurs discours, et met en doute la maîtrise totale de Moscou sur le processus dynamique de la construction des républiques soviétiques d’Asie centrale. Cette hypothèse et sa démonstration constituent l’intérêt fondamental de cet ouvrage.

2 Arne Haugen s’appuie sur des documents issus des archives de Moscou, principalement des fonds d’archives du parti communiste de l’URSS et de son bureau centrasiatique (représentant du comité central du parti communiste fixé à Tachkent), dont les correspondances témoignent des interactions entre les régions et Moscou.

3 Dans son introduction, l’auteur ne manque pas de mettre en avant les différentes positions des historiographies occidentale et soviétique sur le sujet de la division nationale. Si ce rappel des divergences est désormais un lieu commun des publications récentes sur le monde soviétique, la démarche demeure indispensable et permet d’aborder le sujet dans toute la diversité de ses approches.

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4 L’opposition des discours soviétique et occidental montre la profonde politisation des deux pôles scientifiques pendant la guerre froide. Les Occidentaux sont attachés à la théorie du “diviser pour mieux régner”, dont l’objectif politique serait de rompre les solidarités panturquistes. Du côté soviétique, les arguments avancés servent à justifier la politique des nationalités, soutenue par un large travail ethnographique et statistique.

5 Les deuxième et troisième chapitres traitent des identités centrasiatiques avant la période soviétique. L’auteur s’arrête sur les dénominations Tadjik, Ouzbek et Sarte en tant que groupes nationaux à l’époque tsariste. Il analyse de façon historiographique leurs différences linguistiques, culturelles et socio-économiques, en s’interrogeant plus particulièrement sur les Sartes, qui ont progressivement disparu des recensements soviétiques au profit des Ouzbeks. Alors que les experts de l’Empire tentent de faire entrer les populations locales dans des cadres nationaux, celles-ci s’identifient en premier lieu comme musulmanes, avant de se référer à une zone territoriale et administrative.

6 Lié à l’identité musulmane, le mouvement des djadides occupe une place importante dans le troisième chapitre de l’ouvrage, sous l’influence des écrits d’Adeeb Khalid1. Pour ce mouvement, le nationalisme basé sur l’appartenance ethnique et le rattachement à un territoire fait partie du progrès social bien avant l’époque soviétique. Dans les discours des djadides, la conscience des origines et des racines culturelles est un élément essentiel de la vie d’un musulman. Leur représentation de l’islam liait indissociablement celui-ci à une base identitaire en connexion avec le millat “la nation” et la notion de territoire. Ainsi, le djadidisme peut être perçu comme un phénomène culturel autant que politique. Or, en Asie centrale, les cadres politiques locaux nommés par le gouvernement sovietique étaient très fréquemment issus des djadides. Ils ont considérablement influencé le processus de la création des millat et la formation d’une identité basée sur une histoire et un territoire commun, rôle qu’ils partagent avec les scientifiques soviétiques.

7 Arne Haugen affirme ensuite que les Soviétiques se sont lancés dans le processus de la formation des républiques nationales pour unifier volontairement des groupes antagonistes, et non pour les diviser. Leur but était d’éviter la fragmentation des territoires, d’instaurer une cohésion et de prévenir des conflits entre des peuples qui partageaient, désormais, le même cadre national.

8 Par ce découpage, les Soviétiques entendaient centraliser et, simultanément, décentrer les aspects conflictuels propres à l’Asie centrale. Le travail des organes politiques locaux – dont les plus importants sont évoqués dans l’ouvrage – a été considérable dans le domaine précis de la division administrative et territoriale. Cependant, les rivalités ne cessent pas et les discours se nationalisent. En 1923-1924, les conflits ouzbèko- kazakh, ouzbèko-turkmène ou encore kazakho-kirghize ont eu d’importantes répercussions sur les résultats du découpage national et territorial. Dans ce partage, Arne Haugen retient l’exemple du mécontentement des Kazakhs et des Turkmènes. Une sorte de nationalisme des minorités se développe parmi les communistes centrasiatiques. On assiste alors – et c’est le sujet principal des derniers chapitres de l’ouvrage – à la définition des groupes ethniques suivant une conception des nationalités défendue par l’ensemble des experts, des cadres politiques et des représentants locaux. À travers le recours des décideurs à des critères “nationaux” ou à des critères “économiques”, on observe qu’il n’y a pas de schéma défini dans le

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processus de territorialisation des nationalités. C’est pour cette raison que chaque litige frontalier constitue un cas spécifique et que les logiques selon lesquelles se font les rattachements sont variées.

9 Arne Haugen n’aborde pas l’histoire de la délimitation des frontières au-delà de l’année 1924 (date officielle de la restructuration des entités territoriales issues de l’époque impériale). En revanche, il analyse en détail quelques exemples concrets, notamment l’annexion de Tachkent à la RSS ouzbèke et le partage d’agglomérations dans la vallée de Ferghana.

10 L’ouvrage démontre que la délimitation des frontières centrasiatiques n’a pas été conçue à Moscou. Les nombreuses négociations menées entre les représentants de groupes nationaux ont considérablement influencé la nouvelle carte de l’Asie centrale soviétique.

11 Tout en restant dans le cadre classique des dates marquant de grandes ruptures dans l’histoire des républiques de l’Asie centrale au XXe siècle, Arne Haugen apporte des éléments de réflexion essentiels concernant les implications historiques et les conséquences des réformes soviétiques sur les identités en Asie centrale à plus long terme. The Establishment of National Republics in Soviet Central Asia est une source précieuse pour la compréhension des discours nationaux en Asie centrale et ouvre la voie à des recherches encore plus détaillées sur la délimitation nationale à l’échelle locale.

NOTES

1. Cf. Adeeb KHALID, The Politics of Muslim Cultural Reform: Jadidism in Central Asia, Berkeley, University of California Press, 1998.

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